Upload
dinhdan
View
228
Download
1
Embed Size (px)
Citation preview
Le bonheur au cours de la vie. Sarah Flèche / Du confort au bon-
heur d’habiter. Yankel Fijalkow / Autour d’une société des affects
positifs.Thomas Seguin / Heureux pour combien de temps ? Com-
ment le capital social et la croissance économique nous informent
sur l’évolution du bien-être subjectif. Stefano Bartolini et Francesco
Sarracino / Sociologie positive et empathie appréciative : histoire et
perspectives. Neil Thin / L’environnement optimal d’apprentissage
: contribution de la recherche empirique sur les déterminants psy-
chologiques . Jean Heutte
Recherche et bonheur nouveaux enjeux II
Sciences&Bonheur
Sciences&Bonheur
Sciences&Bonheur
Sciences&Bonheur
Sciences&Bonheur
Sciences Bonheur&
Sciences Bonheur&
Sciences Bonheur&
Sciences Bonheur&
1 2
Eté 2017
02
Sciences et Bonheur
Directeur de la publication Gaël Brulé (Université Erasmus de Rotterdam, Université de Neuchâtel)
Comité de rédaction Pascale Haag (EHESS) Rémy Pawin (Lycée Louise Michel) Laurent Sovet (Université Paris Descartes, Université Sorbonne Paris Cité) Franck Zenasni (Université Paris Descartes, Université Sorbonne Paris Cité) Thibaud Zuppinger (Université d’Amiens)
Comité éditorial Ilona Boniwell Charles Martin-Krumm (Université de Bretagne Orientale) Thierry Nadisic (EM Lyon) Rebecca Shankland (Université de Grenoble Alpes)
Traducteurs Vincent de Coignac (EM Lyon) Charles Sellen (Sciences Po) Relecteurs extérieurs Nicolas Frémeaux (Université de Paris 2)
Vincent Mariscal (Université de Louvain)
Estefania Santacreu (EDHEC)
Olivier Thiery
Kaléidoscope Rémy Pawin (Lycée Louise Michel)
2
Sommaire
Sarah Flèche p. 5
Le bonheur au cours de la vie
Yankel Fijalkow p. 17
Du confort au bonheur d’habiter
Thomas Seguin p. 27
Autour d’une société des affects positifs
Stefano Bartolini et Francesco Sarracino p. 38
Heureux pour combien de temps ? Comment le capital social et la croissance
économique nous informent sur l’évolution du bien-être subjectif.
Neil Thin p. 59
Sociologie positive et empathie appréciative : histoire et perspectives
Jean Heutte p. 82
L’environnement optimal d’apprentissage : contribution de la recherche
empirique sur les déterminants psychologiques de l’expérience positive subjective
aux sciences de l’éducation et de la formation des adultes
Thiery Nadisic p. 100
Recension de l’ouvrage Well-being : challenging the Anglo-Saxon hegemony
Rémy Pawin p. 101
Kaléidoscope
3
Économie
Sociologie de l’habitat
Philosophie sociale
Économie politique
Sociologie théorique
Psychologie de l’éducation
4
5
Sarah Flèche
Le bonheur au cours de la vie1
RÉSUMÉ
Comment le bonheur évolue-t-il au cours de la
vie ? Quelle est l’influence des conditions
prévalant en début de vie sur le bonheur futur ?
Les études empiriques sur le bonheur ont mis
en avant plusieurs déterminants de la
satisfaction dans la vie : le revenu, l’état de
santé, les relations sociales, le statut dans
l’emploi, etc. Toutefois, la plupart des travaux
sur le sujet ont échoué à prendre en compte une
dimension de long terme. L’étude des données
de cohortes, qui assurent le suivi des mêmes
individus de leur naissance à l’âge adulte,
permet de fournir de premiers éléments de
réponse. L’analyse révèle que : 1) le bonheur à
l’âge adulte dépend significativement du
contexte familial prévalant dans l’enfance, 2)
l’influence des conditions de vie initiales sur le
bonheur à l’âge adulte ne s’estompe pas au
cours du temps et 3) la part de variance du
bonheur expliquée par les conditions prévalant
en début de vie reste relativement faible. Cet
article présente les principaux résultats de
l’ouvrage The Origins of Happiness, écrit en
collaboration avec Andrew Clark, Richard
Layard, Nattavudh Powdthavee et George
Ward.
MOTS-CLÉS
Satisfaction de vie; données de cohorte;
enfance ; milieu familial ; scolarité.
1. UN MODELE DU BONHEUR AU COURS
DE LA VIE
Comprendre les causes de long terme des
inégalités de bien-être à l’âge adulte apparaît
essentiel d’un point de vue éthique,
1 Cet article est inspiré de l’ouvrage The Origins of Happiness à paraître chez Princeton University Press,
économique et social. En effet, la communauté
universitaire et les décideurs publics ont
commencé à repenser les approches
traditionnelles de mesure du développement
humain pour reconnaître le besoin de mesurer
le bien-être, au-delà du seul revenu.
Parallèlement, l’économie commence à
reconnaître l’importance de la prise en compte
de concepts psychologiques, tels que le bien-
être, la confiance et la maîtrise de soi, ou encore
le capital humain au sens large. De facto, de
nombreux auteurs ont remis en cause la
pertinence des inégalités de revenus comme
unique mesure des inégalités sociales (par ex.
Veenhoven, 2005 ; Goff et al., 2016). Cette
perspective requiert un nouvel agenda pour la
recherche universitaire et la politique
publique : Comment mesurer le bien-être et
dans quelle mesure peut-on expliquer les
différences de bien-être observées entre
personnes, groupes et pays ? Comment
mesurer l’impact des politiques publiques sur le
bien-être des citoyens et comment les
politiques publiques peuvent-elles favoriser le
bien-être ?
Les études empiriques ont déjà mis en évidence
plusieurs déterminants du bien-être individuel,
mesuré par des indicateurs tels que la
satisfaction dans la vie. Les personnes
enquêtées sont interrogées comme suit : « Sur
une échelle de 0 à 10, quel est votre niveau de
satisfaction dans la vie en général ? ». L’étude
des données transversales a permis d’établir de
nombreuses corrélations entre la satisfaction
dans la vie à l’âge adulte et le revenu, le statut
dans l’emploi, le niveau d’éducation, la vie
maritale, le comportement, la santé physique et
mentale (par ex. Frey et Stutzer, 2002 ; Clark et
al., 2012 ; Clark et al., 2017). Mais en
s’intéressant uniquement aux déterminants à
l’âge adulte, la littérature a toutefois échoué à
écrit en collaboration avec Andrew Clark, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward.
6
prendre en compte une dimension de long
terme.
Quel est le rôle du bien-être dans l’enfance ?
Quelle est l’importance des performances
scolaires, de la santé émotionnelle et des
relations sociales entre 0 et 16 ans sur la réussite
à l’âge adulte ? Dans quelle mesure les
conditions prévalant en début de vie affectent
de manière directe et indirecte le bien-être à
l’âge adulte, à travers différents domaines de
satisfaction (emploi, revenu, éducation, vie
maritale, santé émotionnelle, santé physique et
relations sociales) ?
Parallèlement, la littérature sur les inégalités
intergénérationnelles s’est largement
développée en économie. Cette littérature s’est
intéressée aux liens entre caractéristiques des
parents, conditions de vie familiales,
événements de l’enfance, et développement à
l’âge adulte. Plusieurs travaux se sont
notamment intéressés à la transmission d’un
« capital santé » entre générations et l’influence
du contexte familial sur la santé et le succès à
l’âge adulte (par ex. Ahlburg, 1998 ; Case et al.,
2005 ; Contoyannis et Dooley, 2010 ; Currie,
2009 ; Currie et al., 2010 ; Frijters et al., 2010 ;
Mensah et Hobcraft, 2008 ; Salm et Schunk,
2011 ; Smith, 2009). D’autres travaux ont
analysé l’influence du milieu familial sur les
performances scolaires et le développement
d’un « capital humain » (Currie et Thomas,
1995, 1999 ; McLeod et Kaiser, 2004 ; Blanden et
al., 2007 ; Currie, 2011 ; Goodman et al., 2011 ;
Holmlund et al., 2011 ; Conti et Heckman, 2014).
Cependant, cette littérature a peu étudié le lien
entre les facteurs prévalant en début de vie et la
satisfaction à l’âge adulte (Frijters et al., 2014 ;
Layard et al., 2014).
Des programmes d’interventions ayant suivi les
mêmes individus sur le long terme ont aussi
2 Le Perry Preschool Program est une expérience randomisée qui a fourni une éducation préscolaire de qualité et un suivi régulier pour des enfants afro-américains issus de milieux défavorisés âgés entre 3 et 4
confirmé l’importance des conditions prévalant
en début de vie sur la réussite à l’âge adulte
(pour une revue de littérature, voir par exemple
Heckman et Kautz, 2014). Le succès du Perry
Preschool Program2 aux Etats Unis au début
des années 1960 est largement cité comme
preuve du bien-fondé des interventions dès le
plus jeune âge pour aider les enfants issus de
milieux défavorisés. Ce programme s’est révélé
bénéfique aussi bien pour l’amélioration des
performances scolaires des enfants concernés,
que pour l’amélioration de leur statut dans
l’emploi, de leur revenu, de leurs relations
sociales et conjugales, ainsi que de leur niveau
de santé futurs (par ex. Heckman et al., 2010).
Si l’on considère qu’un des objectifs des
politiques publiques est aujourd’hui de
favoriser le bien-être des citoyens, cela
nécessite de savoir à quel stade de la vie il est
possible et préférable d’intervenir :
• Les politiques publiques peuvent être
définies pour l’âge adulte – auquel cas,
cela requiert d’analyser quels sont les
déterminants de la satisfaction à l’âge
adulte, toutes choses égales par ailleurs
(c’est à dire en contrôlant pour
l’influence de l’enfance).
• Les politiques peuvent aussi vouloir
intervenir dès l’enfance – auquel cas, il
est important d’examiner quels sont les
déterminants du bien-être dans
l’enfance (milieu familial, milieu
scolaire, etc.) et leurs conséquences de
long terme.
Apporter des réponses à ces questions apparaît
aujourd’hui nécessaire si l’on veut identifier
quels sont les domaines clés où intervenir.
2. QUELLE EST L’INFLUENCE DES
CONDITIONS PRÉVALANT EN DÉBUT
ans. Après deux ans, tous les participants ont quitté le programme et ont rejoint la même école publique. Les données ont été collectées pour ces enfants et un groupe témoin jusqu’à l’âge de 40 ans.
7
DE VIE SUR LE NIVEAU DE BONHEUR
FUTUR ?
Pour décrire le développement du bien-être chez les enfants et pour examiner le lien entre celui-ci et l’état atteint à l’âge adulte, il est possible d’exploiter des données de cohortes. En particulier, les données du British Cohort Study (BCS) et National Child Development Study (NCDS) ont suivi plus de 10 000 individus depuis leur naissance (en 1970 et 1958, respectivement) jusqu’à l’âge de 42 et 50 ans. Elles nous permettent de fournir de premiers éléments de réponse.
Le principe est d’utiliser les informations fournies sur les circonstances en début de vie (milieu familial, performances intellectuelles, santé physique et mentale et comportements entre 0 et 16 ans) pour interpréter les écarts de satisfaction dans la vie observés à l’âge adulte (26, 30, 34, 42 et 50 ans). Ces données ont l’avantage d’être fondées sur des informations « en temps réel », lorsque les individus sont âgés de 5, 10, 16 ans et non pas sur des données « remémorées », où les individus décrivent a posteriori les états dans lesquels ils étaient en début de vie. Si cela comporte des avantages, il existe aussi des inconvénients. En effet, il est possible que les réponses formulées par les parents soient incomplètes ou influencées par le contexte au moment où ils ont répondu (Krueger et Schkade, 2008).
Ces données nous fournissent en particulier des informations sur 1) le comportement des individus entre 0 et 16 ans : à savoir, s’ils étaient impulsifs, plutôt appréciés par leurs camarades, avaient tendance à désobéir, à mentir, à chercher la bagarre, etc. 2) la santé émotionnelle entre 0 et 16 ans : les questions posées portent sur le degré d’anxiété, de stress, le manque de sommeil, les troubles de l’alimentation, une absence répétée du système scolaire. Enfin 3) les performances intellectuelles, qui sont mesurées à travers les résultats scolaires obtenus à l’école primaire et secondaire.
Dans un ouvrage à paraître, intitulé The Origins of Happiness, coécrit avec Andrew Clark, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward nous montrons à partir de ces données que : 1) les circonstances en début de vie expliquent significativement les écarts de satisfaction observés à l’âge adulte et que 2) la santé émotionnelle de l’enfant est un facteur déterminant pour expliquer la satisfaction dans la vie à l’âge adulte, plus encore que les performances scolaires. Je détaille ces résultats ci-après.
2.1 Bonheur et conditions prévalant en
début de vie
Nous avons étudié l’influence de différentes
caractéristiques du milieu familial sur le
bonheur déclaré à l’âge adulte (mesuré à 30-40
ans) : à savoir, le niveau d’éducation des
parents, la stabilité financière du ménage, le
statut dans l’emploi de la mère et du père, la
qualité des relations parent-enfants, la stabilité
maritale du couple et enfin, la santé
émotionnelle de la mère. Les résultats
suggèrent que la réussite à l’âge adulte est
significativement corrélée à la plupart de ces
facteurs.
En particulier, la santé émotionnelle de la mère
est un des facteurs les plus importants, plus
encore que l’influence des ressources
matérielles et financières de la famille pour
expliquer le bien-être des enfants. Son effet
est deux fois plus important que le revenu des
parents. La santé émotionnelle de la mère dans
ces données de cohortes est renseignée par la
mère elle-même et mesurée par une batterie de
questions issues du « malaise score », portant
sur le sentiment d’être déprimée, fatiguée,
anxieuse, d’avoir des difficultés à dormir, être
irritable, le sentiment d’être seule, l’expérience
de pertes d’appétits, etc. La santé émotionnelle
de la mère est cruciale pour la réussite de
l’enfant, et son influence ne s’estompe pas au
cours du temps, à 5, 10 et 16 ans. Elle est aussi
corrélée à d’autres facteurs qui s’avèrent être
importants pour le bien-être de l’enfant : par
8
exemple le statut dans l’emploi, la qualité de la
relation parentale, la qualité du temps passé
avec les enfants. Lorsque l’on contrôle pour
l’ensemble de ces facteurs, l’effet de la santé
émotionnelle de la mère reste significatif et très
important. Plus précisément, la réduction d’un
écart-type du malaise score de la mère accroit
les performances scolaires de l’enfant de 0.03
écart-type à 16 ans, sa santé émotionnelle
de 0.16 écart-type et la qualité de ses relations
sociales de 0.17 écart-type. De plus, cet effet est
non-linéaire. Au-delà du seuil généralement
admis pour diagnostiquer une dépression
légère, l’effet est encore plus important sur les
performances scolaires, la santé émotionnelle
et les comportements de l’enfant.
Plusieurs études ont déjà montré l’importance
de la transmission d’un « capital émotionnel »
entre générations (voir Johnston et al., 2013).
Powdthavee et Vignoles (2008) en utilisant les
données longitudinales du British Household
Panel Survey, montrent ainsi que l’expérience
d’une détresse émotionnelle par l’un des
parents affecte significativement la satisfaction
des enfants et leur développement entre 11 et 15
ans. L’avantage du modèle estimé ici est de
contrôler un ensemble de facteurs
potentiellement corrélés avec la santé
émotionnelle de la mère. Cela nous permet
d’isoler un effet résiduel ou direct de la santé
émotionnelle sur le bien-être de l’enfant.
La santé émotionnelle de la mère est
notamment corrélée à la qualité du temps passé
avec les enfants. Cette qualité du temps passé
par les parents avec leurs enfants est cruciale
pour leur réussite. Jouer, lire, discuter, chanter
avec son enfant lorsqu’il est petit, mais aussi
aller au musée, faire des activités en famille
lorsqu’il est plus grand, augmentent
significativement son bien-être (0.04), ainsi
que ses performances scolaires (0.02) et la
3 Les coefficients pour le revenu des parents sont respectivement : 0.14 pour les performances scolaires, 0.08 pour les comportements et 0.07 pour le bien-être.
qualité de ses relations sociales (0.05). Les
coefficients estimés sont entre parenthèses. Il
est important que l’enfant puisse développer un
sentiment d’attachement à ses parents et que
les parents s’engagent avec leurs enfants pour
son bien-être et sa réussite future. Ces résultats
font échos aux études réalisées par James
Heckman et ses coauteurs, analysant l’effet
d’interventions visant à inciter les parents à
passer davantage de temps avec leurs enfants.
Ces études ont notamment montré de larges
répercussions de ces interventions dès le plus
jeune âge à la fois sur les performances scolaires
mais aussi dans le long terme sur la probabilité
d’aller à l’université, l’emploi et les salaires des
enfants étudiés. Ceci est particulièrement vrai
pour les enfants issus de milieux défavorisés.
Parallèlement, le revenu et le niveau
d’éducation des parents jouent aussi un rôle
important dans la réussite scolaire et les
performances cognitives acquises durant
l’enfance (même lorsque l’on contrôle pour la
santé émotionnelle de la mère et la qualité du
temps passé des parents avec leurs enfants).3 Si
la mère travaille, les enfants réussissent en
moyenne mieux à l’école. En revanche, cela n’a
pas d’effet négatif sur leur bien-être. Enfin, il
apparait que si les parents ont une relation
conflictuelle, cela a des conséquences néfastes
sur les comportements (-0.14) et le bien-être (-
0.04) des enfants. Dans ce cas, l’effet d’un
divorce sur leur bien-être peut être bénéfique
(Clark et al., 2016)
On notera qu’il n’existe pas de différences
significatives entre filles et garçons quant à
l’influence de ces différents facteurs. Le revenu
des parents et le statut dans l’emploi sont
positivement corrélés au bien-être des filles et
des garçons. De même pour la qualité du temps
passé entre parents et enfants. On remarquera
toutefois que le coefficient attaché à l’effet de la
9
santé émotionnelle de la mère sur le bien-être
est légèrement supérieur pour les filles (0.20
contre 0.12 pour les garçons). Cela suggérait que
la santé émotionnelle de la mère est d’autant
plus importante pour les filles. Cela donne un
premier aperçu des domaines clés où les
politiques disposent de leviers pour améliorer
le bonheur de long terme des individus.
2.2 Compétences cognitives versus
compétences non-cognitives
Un autre résultat présenté dans cet ouvrage
« The Origins of Happiness », porte sur
l’influence respective des performances
scolaires, de la santé émotionnelle et des
relations sociales entre 0 et 16 ans, sur le
bonheur déclaré à l’âge adulte. Pour cela, nous
décomposons les mesures de satisfaction dans
la vie à 34 et 42 ans, en fonction 1) du niveau de
qualification obtenu, 2) d’un indicateur de
développement comportemental mesuré à 16
ans, à partir de 17 questions reportés par la mère
sur l’enfant, et 3) d’un indicateur de santé
émotionnelle à 16 ans, mesuré par 22 questions
reportées par la mère et 8 questions reportées
par l’enfant lui-même.
Nous montrons que le facteur le plus
significativement corrélé à la satisfaction à l’âge
adulte est la santé émotionnelle à 16 ans.
L’augmentation d’un écart-type de la santé
émotionnelle à 16 ans augmente la satisfaction
dans la vie à 34 et 42 ans de 0.10 écart type.
L’effet des performances scolaires et des
comportements sur le bonheur à l’âge adulte
est plus faible et significativement différent
(0.07 et 0.03, respectivement). (voir Figure 1)
Figure 1. Influence des performances scolaires, du
comportement et de la santé émotionnelle à 16 ans sur la
satisfaction dans la vie mesurée à 34 et 42 ans (British
Cohort Study) Source : Clark et al. (2017).
Note : Cette figure représente les coefficients estimés
d’une régression (OLS) de la satisfaction dans la vie
mesurée à 34 et 42 ans, sur le niveau d’éducation, la santé
émotionnelle à 16 ans, et les relations sociales à 16 ans, en
contrôlant pour le revenu des parents, leur niveau
d’ éducation, leur statut dans l’emploi, la qualité du
temps passé entre parents et enfants, le statut marital, la
sante émotionnelle de la mère, ainsi que le sexe de
l’enfant, son poids à la naissance, son ethnicité, l’âge de
la mère à la naissance et le nombre de frères et sœurs. Les
coefficients reportés sont des coefficients standardisés.
Ces résultats ont des implications importantes
en termes de politiques publiques. Cela signifie
que le premier prédicteur de la réussite à l’âge
adulte est le degré de bien-être ressenti
pendant l’enfance et non les performances
scolaires. Autrement dit, considérer le bien-
être des enfants au-delà de leur développement
intellectuel comme objectif de politique
publique parait essentiel si l’on veut réduire les
inégalités de bien-être à l’âge adulte.
Actuellement, dans beaucoup de pays, cette
dimension est encore secondaire.
Comment s’y prendre ? Le milieu familial, on l’a
vu, joue un rôle prédominant. Si on considère
l’influence de l’environnement scolaire et la
qualité de l’enseignement reçu, les études
révèlent aussi qu’ils constituent des facteurs
déterminants pour favoriser la santé
émotionnelle de l’enfant.
Dans les données de cohorte Avon Longitudinal
Study of Parents and Children (ALSPAC), il est
possible d’identifier précisément dans quelle
école (primaire et secondaire) l’enfant a été
0 0,05 0,1 0,15
Emotional health at 16
Behaviour at 16
Qualifications
10
scolarisé. À partir de ces informations, nous
montrons dans « The Origins of Happiness »
que les différences entre écoles expliquent une
part importante des différences en termes de
bien-être observées entre enfants. Le type
d’école fréquentée, la taille de la classe, les
caractéristiques des camarades, les pratiques
d’enseignements sont autant de facteurs qui
comptent pour expliquer les différences de
bien-être et de développement des enfants.
C’est aussi vrai pour l’explication des
différences de comportements et de
performances scolaires observées. Enfin, même
à 16 ans, on remarque que l’influence de l’école
primaire est toujours aussi importante et de
même ampleur que l’influence de l’école
secondaire sur le bien-être des enfants. L’effet
ne s’estompe pas.
Dans une étude publiée en 2017, à partir des
données de cohortes ALSPAC, j’ai aussi montré
qu’au sein de l’école, la qualité de l’enseignant
crée une grande différence en matière de bien-
être (Fleche, 2017). Suite au rapport Coleman
(1966), il était en effet considéré que le principal
facteur pour expliquer la réussite scolaire des
enfants était les caractéristiques du milieu
familial. L’école aurait un pouvoir limité sur les
performances intellectuelles des enfants.
Depuis, de nombreux travaux, en particulier
ceux réalisés par Eric Hanushek, ont montré
que l’école et en particulier les enseignants
peuvent jouer un rôle prédominant dans la
réussite. Dans cette étude, je montre que les
enseignants, par leurs pratiques
d’enseignement et les interactions créées au
sein de la classe, jouent un rôle clé dans le
développement et le bien-être des enfants.
L’approche standard pour mesurer l’effet d’un
enseignant est de considérer des modèles de
valeur ajoutée, où la note de l’élève est
expliquée par la note de l’élève l’année
précédente, ainsi que les caractéristiques de
l’élève, de la classe, de l’école et une variable
indicatrice pour l’enseignant assigné à l’élève
cette année-là (Chetty et al., 2014). Si on
réplique cette méthode en utilisant non pas les
notes de l’élève, mais une mesure de bien-être
(par exemple le Strengths and Difficulties
Questionnaire), on trouve que les enseignants à
l’école primaire ont un large impact sur le bien-
être de leurs élèves, et que cet effet est
comparable à l’impact des enseignants sur les
performances scolaires (voir Figure 2). Plus
précisément, un meilleur enseignant (d’un
écart-type) augmente en moyenne la santé
émotionnelle des élèves de 0.22 écart type et la
qualité de leurs relations sociales de 0.12 écart
type. L’effet est comparable à l’influence de
l’enseignement sur leurs performances
scolaires (0.14 écart type).
Figure 2. Effet enseignant (teacher value-added) sur les
performances scolaires, les comportements et la santé
émotionnelle à l’école primaire (ALSPAC) Source : Fleche
et al., 2017.
Note : Ces coefficients sont obtenus en régressant les
performances scolaires, les comportements, et la santé
émotionnelle de l’enfant à l’année t, sur ces différents
outcomes l’année précédente et en contrôlant pour les
caractéristiques de l’enfant, des parents, de la classe et de
l’école, ainsi qu’un effet-fixe enseignant. Ces effets-fixes
enseignants sont ensuite corrigés en utilisant la méthode
du bayesian shrinkage pour limiter les biais liés aux
erreurs de mesure (voir Chetty et al.,2014 pour une
description détaillée de la méthode).
3. EFFETS DE COURT TERME ET EFFETS
DE LONG TERME
3.1 Un effet qui ne s’estompe pas au cours
du temps
Un avantage des données de cohortes (BCS et
NCDS) est de fournir des informations sur la
satisfaction dans la vie à différents âges : 26, 30,
34, 42, et 50 ans respectivement. Il est ainsi
0 0,05 0,1 0,15 0,2 0,25
Math teacher VA
Emo teacher VA
Conduct teacher VA
11
possible d’analyser si, l’effet du milieu familial
et du milieu scolaire dans l’enfance sur la
satisfaction dans la vie future 1) s’estompe au
cours du temps ou si au contraire 2) il persiste
tout au long de la vie.
C’est d’autant plus important que la plupart des
études aujourd’hui sur ces questions ont
considéré la période de la vie adulte comme une
seule entité, en se focalisant soit sur une année
de la « vie adulte » soit sur une moyenne de
satisfaction au cours du temps, ne permettant
pas de tester le degré de persistance des
conditions prévalant en début de vie sur le
bien-être futur (Frijters et al., 2014 ; Layard et
al., 2014). L’hypothèse implicite derrière ce type
d’études est que les effets de l’enfance sur la
satisfaction adulte sont constants au cours des
âges. Est-ce vrai ?
Dans un travail réalisé en collaboration avec
Andrew Clark et Warn Lekfuangfu, nous avons
utilisé les données de cohortes anglaises (BCS
et NCDS) pour montrer que l’effet des
conditions prévalant en début de vie
s’estompait peu si l’on considérait la
satisfaction dans la vie à 26, 30, 34, 42 et 50 ans
respectivement (Fleche et al., 2017). Les
coefficients attachés au statut économique et
psycho-social du milieu familial, comme aux
compétences cognitives et non-cognitives
mesurées à 5, 10 et 16 ans ne varient pas
significativement, quelque soit l’âge auquel on
mesure leurs effets sur la satisfaction dans la
vie.
Cela signifie que les conditions prévalant en
début de vie ont une influence durable sur la
réussite à l’âge adulte. Si elles sont loin de
déterminer l’adulte que nous sommes (leur
pouvoir explicatif restant relativement faible
entre 5 et 30%), elles exercent néanmoins un
effet persistant à 20, 30, 40 et 50 ans sur la
satisfaction dans la vie. Ceci renforce l’idée
qu’intervenir durant l’enfance peut avoir des
conséquences bénéfiques durables tout au long
de la vie et réduire les inégalités de bien-être à
l’âge adulte.
C’est aussi ce que de nouvelles études réalisées
en économie démontrent : il existe des preuves
significatives que l’environnement familial
rencontré pendant l’enfance est un facteur
déterminant de la réussite à l’âge adulte et que
sur le long terme cet effet du milieu familial
reste aussi large que l’effet mesuré lors des
premières années de vie. Cela a été montré
notamment en économie de la santé et en
économie de l’éducation (voir Case et al., 2005 ;
Currie et al., 2010 ; Smith, 2009).
3.2 Des différences entre générations ?
Si les conditions prévalant en début de vie ont
un effet significatif sur le bien-être futur, il
existe toutefois des différences notables entre
générations. Les données NCDS ont suivi des
enfants nés en 1958, tandis que les données BCS
fournissent des informations sur des individus
nés en 1970. Il est ainsi possible de tester si les
influences du milieu familial et des conditions
prévalant en début de vie sont différentes que
l’on soit né en 1958 ou en 1970. Nous avons testé
aussi si les résultats décrits ci-dessus étaient
similaires avec les données de cohortes
ALSPAC et Millenium Cohort Study (MCS), qui
ont suivis, au Royaume Uni, des enfants nés
plus tard en 1991-1992 et 2000-2001,
respectivement.
Si l’influence du milieu familial et scolaire reste
relativement identique entre les deux cohortes
NCDS et BCS, on peut remarquer que le rôle des
performances scolaires est moindre dans BCS
(la plus jeune cohorte par comparaison avec
NCDS), alors que l’effet des compétences non-
cognitives sur la réussite à l’âge adulte est plus
élevé. De même, l’influence du milieu familial
apparaît moins importante dans BCS.
Ces observations concordent avec l’idée que ces
deux cohortes ont été confrontées à des
conditions macroéconomiques et sociales
12
différentes : la cohorte de 1958 est sortie du
système scolaire obligatoire en 1974 et est
entrée sur le marché du travail au tout début
d’une récession économique majeure. La
cohorte de 1970 a atteint l’âge minimum de
sortie du système scolaire en 1984, c’est à dire,
au pic de la crise. L’apparition des nouvelles
technologies a aussi changé le type de
compétences requises sur le marché du travail.
De même, un nombre de plus en plus
important d’enfants a pu bénéficier d’une
éducation supérieure, augmentant ainsi les
opportunités pour ceux issus des milieux
défavorisés et le niveau d’éducation moyen de
toute une génération. Parallèlement, la
comparaison des résultats avec les données
ALSPAC et MCS, c’est-à-dire des cohortes plus
récentes montre que les normes sociales et les
évolutions sociétales ont aussi influencé les
résultats : en particulier dans les données MCS,
avoir un travail pour une mère est sans
ambiguïté positivement corrélé avec les
performances scolaires, la santé émotionnelle
et les comportements des enfants, ce qui n’était
pas le cas dans les cohortes précédentes. Enfin,
l’effet négatif lié à une séparation parentale, est
nettement plus faible dans les données MCS,
alors que le divorce est devenu plus fréquent
parmi les parents de jeunes enfants dans les
dernières décennies.
4. DISCUSSION
Il existe un intérêt croissant non seulement
pour mieux cerner les déterminants du bien-
être à l’âge adulte, mais aussi les déterminants
de long-terme du bien-être, c’est-à-dire dans
quelle mesure les conditions prévalant en
début de vie expliquent les inégalités de bien-
être observées à 20, 30, 40 et 50 ans.
À partir de l’exploitation des données de
cohortes anglaises (BCS, NCDS, ALSPAC, MCS),
nous avons réalisé plusieurs travaux qui ont
apporté de premiers éléments de réponses à ces
questions. En particulier, les résultats obtenus
suggèrent que le milieu familial et le milieu
scolaire ont un rôle important dans le
développement du bien-être à l’âge adulte.
Toutefois, ces informations doivent être
analysées avec précaution. Tout d’abord,
lorsqu’on compare l’effet des conditions
prévalant en début de vie avec l’effet des
conditions contemporaines sur le bien-être,
l’effet de l’enfance reste relativement faible. En
effet, lorsque l’on contrôle dans les régressions
pour différentes caractéristiques
contemporaines à la satisfaction (revenu,
éducation, statut dans l’emploi, statut marital,
niveau de santé physique), les coefficients
attachés aux conditions prévalant dans
l’enfance diminuent de moitié. Cela suggère
que la moitié de l’effet mesuré sur la satisfaction
s’exerce indirectement à travers la réalisation
de ces différents outcomes à l’âge adulte
(revenu, éducation, emploi, etc.). L’effet direct
de l’enfance sur la satisfaction à l’âge adulte est
significativement plus faible (entre 5 et 30%).
Ensuite, les corrélations présentées se fondent
sur des individus relativement jeunes (jusqu’à
l’âge de 50 ans). Il serait intéressant de
reproduire ces résultats avec des cohortes plus
âgées. Il existe notamment les données English
Longitudinal Study of Ageing (ELSA) au
Royaume-Uni qui ont observées les mêmes
individus depuis l’âge de 50 ans et +, et qui ont
collectées des informations sur leur santé
mentale, mais aussi leur santé physique, leurs
relations sociales, leur bien-être et les
conditions économiques dans lesquelles ils se
trouvent. Enfin la « Douglas Cohorte » toujours
au Royaume-Uni, a suivi les mêmes individus
depuis 1946 et permettrait de reproduire ces
résultats sur plus longue période afin de les
comparer. De même il serait intéressant
d’explorer davantage les différences entre filles
et garçons – à la fois quant aux facteurs
prévalant en début de vie qui importent de
manière différente pour les filles et garçons,
mais aussi quant aux différences d’outcomes
observées.
13
Les résultats présentés dans cet article sont
obtenus dans un seul pays : le Royaume Uni. La
réplication de ce type de résultat dans d’autres
pays serait préférable avant de pouvoir
informer les politiques publiques sur les
déterminants du bien-être au cours de la vie.
On l’a vu, les conditions économiques, sociales,
et institutionnelles, ainsi que les normes
sociales, affectent significativement les
relations estimées et les conclusions que l’on
peut en tirer en termes de politiques publiques.
Enfin, ces résultats ne fournissent pas
d’information sur l’existence d’une quelconque
relation causale. Il faudrait avoir recours à des
expériences randomisées pour pouvoir
conclure sur la causalité de telles relations. Il
existe actuellement peu d’expériences de ce
type qui prennent en compte le bien-être des
enfants comme des adultes. Sans recourir à
l’expérimentation, on pourrait aussi exploiter
l’existence de réformes, telles que des réformes
scolaires ou des réformes de politiques
familiales, pour apporter de nouveaux éléments
de réponse (Paille et al., 2016).
Plusieurs avenues de recherche sont encore à
explorer et mériteraient davantage d’attention :
le rôle des normes de genre (au sein des
familles, à l’école et dans les institutions en
général) ou encore le rôle du voisinage et du
lieu de naissance. Par exemple, Chetty et al.
(2016) ont montré que les revenus d’enfants
dont les parents ont déménagé vers des
quartiers plus favorisés ont d’autant plus
augmentés qu’ils ont passé du temps dans ces
nouveaux quartiers. Cela s’explique par un
ensemble de facteurs clés pour la réussite à l’âge
adulte (moins d’inégalités, d’insécurité, de
meilleurs établissements, l’accès à des biens
publics de qualité, etc.). Observe-t-on la même
chose pour leur bien-être ?
5. CONCLUSION
Le bonheur est de plus en plus considéré par les
décideurs politiques comme un objectif valide
pour leur action. Cependant, jusqu’à présent,
les modèles cherchant à expliquer les
déterminants du bonheur ont échoué à prendre
en compte une dimension de long terme – c’est-
à-dire à considérer les déterminants de bien-
être au cours de la vie. Cet article fournit un
aperçu des recherches que nous avons réalisées
sur ces questions et des perspectives de
recherches futures.
BIBLIOGRAPHIE
Ahlburg, D. (1998). Intergeneration transmission of
health. American Economic Review, Papers and
Proceedings, 88, 265-270.
Blanden, J., Gregg, P. et Macmillan, L. (2007).
Explaining intergenerational income persistence:
Non-cognitive skills, ability and education.
Economic Journal, 117, 43-60.
Case, A., Fertig, A. et Paxson, C. (2005). The lasting
impact of childhood health and circumstance.
Journal of Health Economics, 24, 365-89.
Chetty, R., Friedman, J. et Rockoff, J. (2014).
Measuring the impacts of teachers I: Evaluating bias
in teacher value-added estimates. American
Economic Review, 104(9), 2593-2632.
Chetty, R., Hendren, N. et Katz, L. (2016). The
effects of exposure to better neighborhoods on
children: New evidence from the Moving to
Opportunity Project. American Economic Review,
106 (4), 855-902.
Clark, A.E., Layard, R. et Senik, C. (2012). The causes
of happiness and misery. In Helliwell, J., Layard R.
and Sachs J. (Eds.), the World Happiness Report.
Clark, A.E, Fleche, S., Layard R., Powdthavee N., et
Ward, G. (2017). The Origins of Happiness.
Princeton University Press.
Conti, G., et Heckman, J. J. (2014). Economics of
child well-being (p. 363-401). Springer Netherlands.
Contoyannis, P. et Dooley, M. (2010). The role of
child health and economic status in educational,
14
health and labor market outcomes in young
adulthood. Canadian Journal of Economics. 43, 323-
346.
Currie, J. (2009). Healthy, wealthy and wise:
Socioeconomic status, poor health in childhood,
and human capital development. Journal of
Economic Literature, 47, 87-122.
Currie, J. et Almond, D. (2011). Human capital
development before age five. Handbook of Labor
Economics, 4, 1315-1486.
Currie, J. et Thomas, D. (1995). Does Head Start
make a difference? American Economic Review, 85.
341-364.
Currie, J. et Thomas. D. (1999). Does Head Start
help Hispanic children? Journal of Public
Economics. 74, 235-262.
Currie, J., Stabile, M., Manivong, P. et Roos, LL.
(2010). Child health and young adult outcomes.
Journal of Human Resources. 45, 517-548.
Flèche S., Lekfuangfu W., et Clark A.E. (2017). The
long lasting effects of childhood on adult wellbeing:
Evidence from British cohort data. CEP mimeo
Flèche, S. (2017). Teacher quality, test scores and
non-cognitive skills: Evidence from primary school
teachers in the UK. CEP Discussion Paper.
Frey, B. et Stutzer, S. (2002). Happiness and
Economics. Princeton and Oxford: Princeton
University Press.
Frijters, P., Hatton, T. et Shields, M.A. (2010).
Childhood economic conditions and length of life:
Evidence from the UK Boyd Orr Cohort, 1937-2005.
Journal of Health Economics, 29, 39-47.
Frijters, P., Johnston, D.W. et Shields, M.A. (2014).
Does childhood predict adult life satisfaction?
Evidence from British Cohort Surveys, Economic
Journal, 124, 688-719.
Goff, L., Helliwell, J. et Mayraz, G. (2016). The
welfare costs of well-being inequality. NBER
working paper N21900.
Goodman, A., Joyce, R. et Smith, J.P. (2011). The long
shadow cast by childhood physical and mental
problems on adult life. Proceedings of the National
Academy of Sciences, 108, 6032-37.
Heckman, J. J. et T. Kautz (2014). Fostering and
measuring skills interventions that improve
character and cognition. In J. J. Heckman, J. E.
Humphries, and T. Kautz (Eds.), The GED Myth:
Education, Achievement Tests, and the Role of
Character in American Life, Chapter 9. (Chicago, IL:
University of Chicago Press).
Heckman, J. J., S. H. Moon, R. Pinto, P. A. Savelyev,
et A. Yavitz (2010). The rate of return to the
HighScope Perry Preschool Program. Journal of
Public Economics, 94, 114–128.
Holmund, H, Limdahl, M. et Plug, E. (2011). The
causal effect of parents’ schooling on children’s
schooling. Journal of Economic Literature, 49, 615-
651.
Johnston, D.W., Schurer, S. et Shields, M.A. (2013).
Exploring the intergenerational persistence of
mental health: Evidence from three generations.
Journal of Health Economics, 32(6), 1077-1089.
Krueger, A.B. et Schkade, D. (2008). The reliability
of subjective well-being measures. Journal of Public
Economics, 92 (8-9), 1833-1845.
Layard, R., Clark, A., Cornaglia, F, Powdthavee, N.
et Vernoit, J. (2014). What predicts a successful life?
A life-course model of wellbeing. Economic Journal,
124, 720-738.
McLeod, J. et Kaiser, K. (2004). Childhood
emotional and behavioural problems and
educational attainment. American Sociological
Review, 69, 636-58.
Mensah, F.K. et Hobcraft, J. (2008). Childhood
deprivation, health and development: Associations
with adult health in the 1958 and 1970 British
prospective birth cohort studies. Journal of
Epidemiology and Community Health, 62, 599-606.
Paille, A., Solaz, A. et To, M. (2015). The impact of
paternity leave on housework division between
spouses. Mimeo.
Powdthavee, N. et Vignoles A. (2008). Mental
health of parents and life satisfaction of children: A
within-family analysis of intergenerational
transmission of wellbeing. Social Indicators
Research. 88(3), 397-422.
15
Salm, D. et Schunk, D. (2011). The relationship
between child health, development gaps, and
parental education: Evidence from administrative
data. Journal of the European Economic Association,
10, 1425–1449.
Smith, J. (2009). The impact of childhood health on
adult labor market outcomes. Review of Economics
and Statistics, 91, 478-489.
Veenhoven, R. (2005). Inequality of happines in
nations. Journal of Happiness Studies, 6, 351-355.
16
À propos de l’auteure
Sarah Flèche est docteure en économie et
chercheuse à la London School of Economics
(Centre for Economic Performance). Ses
recherches se consacrent à l’étude de la
microéconomie, l’économie du travail, de
l’éducation et l’économie comportementale.
Elle est l’auteure de plusieurs articles portant
sur l’institution scolaire et ses effets sur le bien-
être, ainsi que le rôle des comparaisons et
normes sociales, ou encore la mesure des
inégalités de bien-être. Ses recherches actuelles
s’intéressent aux déterminants du bien-être au
cours de la vie, elle a notamment coécrit
l’ouvrage “The Origins of Happiness” publié en
2017 par Princeton University Press.
Summary
This article investigates the influence of early
years conditions on the happiness of adults. By
using British Cohort Study (BCS) and National
Child Development Study (NCDS), it shows that
the intellectual and non-intellectual skills
developed during childhood influence adults’
life satisfaction on the long run. Part of these
conditions directly influence their life
satisfaction, part of these influence it indirectly,
through income or education level.
17
Yankel Fijalkow
Du confort au bonheur d’habiter
RÉSUMÉ
Cet article se propose de déconstruire la notion
de confort à l’aune de celle, plus subjective, du
bonheur d’habiter. Dans une perspective socio-
historique, il s’attache à identifier les valeurs de
l’habitat de manière à les détacher de la
question des équipements domestiques et à
rendre compte des différentes situations de
vulnérabilité résidentielle vécues en France
aujourd’hui. De cette réflexion émerge un
élargissement des enjeux politiques de
l’habiter.
MOTS-CLÉS
Confort; Habiter; Equipement; Normes ;
Politique du logement .
1. INTRODUCTION
Comment les sciences sociales conçoivent-elle
le bonheur dans l’habitat ? Depuis Engels (1845)
ses fondateurs se sont plus souvent intéressé
aux besoins matériels qu’aux joies de l’habiter.
Parmi les chercheurs contemporains, les
philosophes et géographes Chris Younes,
Thierry Paquot et Michel Lussault (2007)
prolongent les réflexions de Lévinas (1961) sur
l’intériorité et de Perec (1974) sur la spatialité.
Ils s’inscrivent dans la continuité des écrits de
Gaston Bachelard, qui, dans sa Poétique de
l’espace, a illustré le sens de la hutte et la
dialectique du dedans et du dehors : « tous les
abris, tous les refuges, toutes les chambres ont
des valeurs d'onirisme consonantes. Ce n'est plus
dans sa positivité que la maison est
véritablement « vécue », ce n'est pas seulement
dans l'heure qui sonne qu'on en reconnaît les
bienfaits. Les vrais bien-êtres ont un passé. Tout
un passé vient vivre, par le songe, dans une
maison nouvelle” (1957: 33). Sa phénoménologie
a ouvert la voie aux enquêtes sociologiques sur
l’appropriation du logement montrant
l’importance pour les habitants de fonder leurs
traces et leurs marques afin d’ancrer leurs
identités et leurs modèles culturels dans la
matérialité bâtie (Lefebvre, 1974, Haumont,
2001).
Ces recherches, qui interrogent les orientations
des politiques du logement (en faveur de
l’habitat individuel ou collectif, du logement
social, des formes d’aide et d’intégration
sociale…) rejoignent les théories du bonheur
soucieuses des opportunités (life chances)
offertes par l’environnement (livabilility) et aux
capacités des personnes à s’en saisir (life-
ability), ce qui réhabilite l’acteur social
repositionné sur le plan théorique comme sujet
et permet de mieux comprendre le sens
subjectif de l’utilité de la vie et de la satisfaction
personnelle (Veenhoven, 1984).
Néanmoins, la qualité de l’habiter a trop
souvent été associée à la notion de confort qui,
depuis le milieu du XXème siècle justifie
l’action des constructeurs et des politiques. Or,
si la réponse équipementière à la question
sanitaire était alors adaptée, le bonheur
d’habiter contemporain s’inscrit dans une
perspective plus large. Dans les années 1950, la
notion de confort s’exprimait par la
construction de tours et de barres équipées du
confort moderne. Dans les années 1970 on
considérait que le chauffage central relevait du
confort. Aujourd’hui, celle-ci relève d’une
grande diversité d’équipements contrôlant les
ouvertures, l’énergie et les circulations. Que
signifie cette évolution pour les habitants ?
Cet article se propose de déconstruire la notion
de confort à l’aune de celle du bonheur
d’habiter. Dans cette perspective, il propose de
considérer aussi bien l’état de vulnérabilité
résidentielle des quatre millions de personnes
mal logées en France qui ne disposent pas de
18
l’équipement sanitaire minimal (Fondation
Abbé Pierre, 2016) que les aspirations des bien
logés à la recherche de leur bien-être individuel
comme les adeptes des maisons feng shui ou
hygge. Certes, l’un relève des nécessités de l’abri
alors que l’autre renvoie plus largement aux
relations sociales que le premier permet
(Fijalkow, 2011). Néanmoins, chacun sait que les
hommes préhistoriques décoraient leurs
grottes. Leur art rupestre s’inscrivait dans un
univers technique d’objets rendant possible
leurs rêveries (Leroi-Ghourand, 1964). Hier
comme aujourd’hui, la santé dans l’habitat est
un ensemble qui n’exclut ni les songes, ni les
besoins fondamentaux, ni la manière dont les
sociétés construisent, ce qui est habituellement
traité comme un « sujet technique
et économique ». C’est en effet en s’attachant à
la construction sociale de la notion de confort
qu’on peut comprendre combien le bonheur
d’habiter s’insère profondément dans les
équipements techniques…jusqu’à s’y perdre !
Retrouver ses significations masquées par la
technique nous permettra de montrer la
dimension politique du confort d’habiter qui ne
concerne pas seulement l’équipement du logis.
En effet la notion de confort, qui ne remplit pas
toutes ses promesses de bonheur d’habiter,
révèle tout de même d’invariants historiques.
Par exemple, la diversité des équipements
accumulés au fil des années dans les
appartements et les maisons sont l’expression
des politiques du logement qui se sont
succédées dans la vie des ménages. Il en est de
même des sens plus profonds qui renvoient aux
dimensions subjective de l’abri. Pour les
envisager, nous proposons dans cet article de
puiser dans une série d’entretiens non directifs
menés à l’occasion d’enquêtes sur le thème du
confort dans le cadre de recherches sur les
travaux d’aménagement et les équipements
domestiques dans le parc immobilier des
propriétaires occupants français. A cet
échantillon, non représentatif mais illustratif
d’une variété de situations urbaines,
périurbaines et rurales a été demandé de
« raconter son arrivée dans le logement et les
transformations qu’ils y ont opéré ». Cette mise
en récit, sans que le mot confort ou bien être ne
soit prononcé, nous a semblé assez riche pour
être mis en perspective historique.
Le confort hédonique : abri, santé et
sécurité
Pour beaucoup d’habitants, le confort a d’abord
une dimension hédonique fort éloignée de la
recherche d’équipements que certains acteurs
immobiliers présupposent. L’essentiel est
d’abord de « se sentir bien ». Ainsi, Madame
Etienne évoque pour parler de son confort d’un
sentiment de complétude intérieure et
d’ambiance sereine : « Le confort, c’est pouvoir
se ressourcer quand on est chez soi, ne pas être
importuné par du bruit. C'est se sentir bien, ne
pas être importuné par les voisins, notamment
les nuisances sonores ». Pour cette parisienne
déjà bien installée dans la vie, le confort est la
quiétude du chez-soi retrouvé après une
journée de travail. Depuis son refuge, l’habitat
lui permet de saisir les opportunités de sa vie
parisienne : courses, loisirs, rencontres et
contacts professionnels.
Comprendre vraiment cette citation un peu
banale évoquant le ressenti et les nuisances
nous conduit à remonter loin dans l’histoire. En
Occident, la fin du Moyen âge a sacralisé la
notion d’intérieur en mettant l’habitant à l’abri
des intempéries physiques, sociales et
sanitaires. Alors que les maladies contagieuses
obligeaient les villes à se doter de frontières et
de quarantaines (Delumeau et Lequin, 1987), la
« culture de l’intérieur » est devenue une
norme minimale préservant l’intimité de
l’individu et du groupe. Selon le modèle de
l’appartement bourgeois, émergeant à la fin du
XVème siècle en Europe, chaque foyer se devait
d’être un ménage, au sens propre comme au
sens statistique encore utilisé par l’Insee
aujourd’hui : « un ensemble de personnes
vivant sous le même toit ». Comme le verbe
19
italien apartamiento le suggère, l’action de
s’écarter impliquait un repli dans l’appartement
et une rupture avec la maison communautaire
des corporations du Moyen-âge.
Dès lors la sécurité résidentielle est devenue
individuelle, protégeant, dans l’espace
privatisé, les biens et les proches. Soucieuse de
défendre ses populations et son territoire des
épidémies, la Puissance publique protègera
volontiers l’habitant qui se pliera au devoir de
propreté, exprimant sinon un statut de
propriétaire du moins une pratique
d’appropriation. Sans ces déclinaisons du
propre on ne pourra guère parler de ménages
ayant véritablement droit de cité. Ainsi, avant
le XIXème siècle et l’hygiénisme, les logements
dits taudis et leurs habitants n’étaient pas des
objets de droit et d’intérêt. En définissant ce
qu’est un logement habitable par sa dimension,
son peuplement et ses équipements sanitaires ;
en règlementant et en démolissant ; en
poursuivant grâce à la loi de 1850 les marchands
de sommeil, l’hygiénisme a exclu les logements
insalubres du marché et de la ville. Comme le
montre Henri Sellier dans un article de 1943 sur
« le logement normal », la notion de logement
ordinaire, couramment utilisée par les
statisticiens, ne s’est construite que par
différence avec le mauvais habitat (Fijalkow,
1998). Dans cette architecture du bonheur, la
notion d’intimité y occupe une fonction
centrale, notamment la chambre à coucher qui
s’impose progressivement dans les
appartements des milieux populaires et le
logement social naissant.
Ainsi, la demande contemporaine de Monsieur
Hubert de contrôler les entrées dans le jardinet
qui entoure son pavillon n’est que la
conséquence de ce processus de
personnalisation de l’habitat. « Ce que je crains
c’est surtout les voleurs : le portail est ouvert,
tout le monde rentre comme ça. Avant-hier on a
eu le facteur, les éboueurs, ils rentrent
directement à la porte comme ça. J’aimerais une
caméra qui permette de voir la personne qui
sonne et que je puisse décider de la faire rentrer
ou non». Il n’est pas sûr que cet équipement lui
procure la satisfaction espérée. Cependant,
Monsieur Hubert n’envisage pas de pouvoir
protéger son identité et ses biens sans borner
son cadre de vie.
En apparence, ce type de propos contraste avec
le discours sur le partage résidentiel qui renait
ces dernières années malgré le souvenir
douloureux de l’appartement communautaire
imposé par Staline (Azarova, 2007). La réponse
pragmatique et individuelle à la crise du
logement est certainement un facteur décisif
pour les nombreux ménages obligés de partager
leur appartement, de le louer à des touristes ou
de proposer une chambre à un étudiant.
Cependant, n’est-ce pas là l’expression d’une
certaine vulnérabilité résidentielle ? La durée
moyenne des colocations est souvent plus
courte que celle des baux ordinaires. Comme
les habitants de bidonvilles et de taudis les
cohabitants souffrent de l’absence d’un abri
personnel permettant de s’approprier l’espace
durablement.
Être équipé, être aménagé : le confort
cognitif
L’équipement des logements a été la grande
bataille des Trente Glorieuses. Depuis 1950 et
par intervalle de cinq ans à chaque
recensement, l’Insee délivrait le pourcentage
d’appartements équipés de WC, d’installations
sanitaires et de chauffage central. La présence
d’un cabinet d’aisance séparé sortait le
logement d’avant-guerre de la statistique de
l’inconfort. La douche, ou mieux la baignoire,
symbolisait l’accès à l’eau, l’abondance
d’énergie électrique et l’arrivée des petits robots
dans la cuisine. Le réfrigérateur, une nourriture
toujours disponible et bien conservée.
Progressivement les statistiques ont montré
que les logements étaient de mieux en mieux
équipés. Cette victoire a consacré les
équipements qui, depuis un siècle, ont meublé
20
l’appartement et la maison d’instruments
délivrant des flux d’eau sanitaire et rejetant le
sale. Ils ont, en éclairant les logements à
l’électricité, donné de la lumière à volonté, sans
se soucier des rythmes naturels de
l’ensoleillement de rigueur à l’extérieur. Au
nom du confort, ils ont renforcé la cellule et la
croyance de l’habitant à être maître chez lui,
fier de ses équipements, témoins de sa réussite.
En effet, le confort est aussi ce qui conforte. Le « confort anglais », le « confort bourgeois », les « conditions de confort », toutes ces expressions renvoient aux dimensions de l’appartement et des équipements révélateurs de patrimoine et de fortune. Pour les hygiénistes des années 1880 préoccupés par le surpeuplement des appartements, la pauvreté des petits logements mal équipés était synonyme de fragilité financière et morale. Avec le démographe Jacques Bertillon ils désespéraient “qu’il existe a Paris un grand nombre de personnes qui vivent dans des logements beaucoup trop étroits. Sans même parler des malheureux qui vivent dans des garnis affreux ou la même chambre sert a plusieurs dizaines de personnes, il y a beaucoup de familles d'ouvriers et d'ouvriers aisés ou père, mère, garçons et filles vivent dans la même pièce. Il est aise de deviner les conséquences d'un tel entassement au point de vue de l'hygiène et de la morale" 1.
Ainsi, tout le XIXème siècle n’aura de cesse
d’expliquer que le confort pour tous égaliserait
les conditions de vie : « eau et gaz à tous les
étages », était-il écrit à la porte des immeubles
« modernes » de Paris. Sous la poussée des
épidémies, les pouvoirs publics ont imposé
l’installation des réseaux d’approvisionnement
en eau et le rejet des eaux usées. Les hygiénistes
et les ingénieurs se sont attachés à mesurer
1 Préfecture de la Seine Commission permanente de
statistique municipale de Paris. Compte rendus des debats 25 octobre 1881, p 5.
l’approvisionnement en eau potable,
l’évacuation des eaux usées, l’éclairement des
pièces et leur dimension vitale. Le confort
technique supposé préserver la santé humaine
devait se mesurer en termes d’équipements
sanitaires. Cependant, à la fin du XIXème siècle,
les premières statistiques et cartes sur les
logements mal équipés et surpeuplés ont
permis de diriger l’action du baron Haussmann
consistant à faire revenir la bourgeoisie dans
une Capitale apaisée et aménagée, comme
soixante ans plus tard, les bulldozers de la
rénovation urbaine. De même, entre 1950 et
1970 en France, la construction de logements
sociaux, soutenus par l’Etat se sont avérés à la
pointe du progrès, montrant la voie aux autres
types de logement. Dans les grands ensembles,
les milieux populaires ont découvert l’eau
potable, le vide ordure et l’ascenseur (LeGoff,
1994).
Cette vision ménagère du confort s’est
perpétuée dans les expressions courantes qui
commande l’usage des équipements. L’habitant
est devenu un utilisateur. Pour Catherine,
bientôt à la retraite, « le confort, C'est se sentir
à l’aise, avoir tout ce que vous avez envie d’avoir
comme produits ménagers, que tout soit facile,
la télécommande pour allumer la tv ou les
lumières, la facilité de la vie. Et aussi en essayant
de faire attention aux consos d’énergie, d’eau
etc. ». Seule l’énergie semble échapper aux
habitants : selon l’Insee 25% d’entre eux s’en
plaignent encore. Une partie d’entre eux (3,8
millions) seraient des « précaires
énergétiques » qui ne se chauffent pas ou mal,
faute d’équipements ou de pratiques adaptées.
21
Le confort conforme.
Tous les dispositifs techniques impliquent des
conduites de gouvernement des corps,
consolidant les disciplines à domicile
(Foucault, 2004). Fidèle au slogan de Le
Corbusier sur la « machine à habiter », la vie
HLM vit au rythme des équipements qui, de
l’ascenseur à l’eau courante en passant par le
vide ordure et la ventilation mécanique,
impliquent des usages respectueux des
mécaniques servant l’immeuble collectif.
Habiter c’est habiter les équipements
techniques et respecter leurs normes. Certes,
ceux-ci n’ont pas toujours raison des ruses
habitantes qui peuvent détourner leurs sens
pour aménager un confort discret (Dreyfus,
2000). Les personnes âgées qui refusent la
rénovation de leurs immeubles, préférant à
l’individualisation des sanitaires la vétusté de
l’équipement collectif, souhaitent pouvoir
veiller les unes sur les autres… Comme les
habitants des nouveaux logements durables qui
ouvrent leurs fenêtres plus de cinq minutes par
jour et inquiètent les bailleurs, elles refusent la
marche forcée vers le Progrès aveugle à leurs
arrangements personnels. Faut-il alourdir de
nouvelles dispositions le règlement
d’habitation ? Sélectionner encore le public des
logements sociaux ? Certes, la grande majorité
des Français font bonne figure face aux
injonctions aux bonnes pratiques d’économie
d’énergie : selon les sondages 80% font ce qu’il
faut et déclarent s’en mieux sentir2. Tous des
menteurs ? Le sociologue ne s’autorise pas de
jugements de valeurs. Par contre, il relève
volontiers que le discours normatif est
particulièrement attentif à l’éducation des
enfants : « On leur demande de faire attention.
On aère les chambres le matin, et mon fils à un
moment après avoir aéré, mettait le chauffage à
fond pour avoir chaud dans sa chambre et j’ai dit,
2 SOeS-Ipsos, Enquête sur les pratiques
environnementales des ménages, novembre 2010 - janvier
2011.
ça ne va pas être possible ! Ça veut dire expliquer
que ça augmente la facture d’électricité, donc il
faut trouver un autre endroit, je lui ai dit tu aères
ta chambre et tu vas t’habiller dans la salle de
bain. Ce sont des habitudes à prendre en fait. »
(Céline, 35 ans, propriétaire en pavillon).
Cet extrait d’entretien montre que le confort se
niche dans des habitudes et des pratiques
distinctives. Alors qu’en 2016, certains vont
chercher dans la rue de l’eau pour se laver, et
qu’il reste encore en France un million de
personnes dans des logements sans
équipement sanitaire, les nombreux services
qui proposent, au nom du confort, de
programmer la mise en marche des
équipements de chauffage, d’éclairage et
d’ouverture creusent les inégalités. Ceux-ci ne
sont pas très onéreux pourtant. Et ce qu’ils
promettent est démocratique : faire des
économies, réduire les dépenses superflues.
Pourtant les ménages qui se dotent de ces
équipements dans les magasins de bricolage et
ceux qui achètent les logements avec option
(comme les voitures d’ailleurs) acceptent de
vivre selon un modèle fondé sur la tranquillité,
la quiétude et la confiance à l’égard des
machines. Pour ne plus s’inquiéter des factures
et « vivre comme des bourgeois », ils chargent
les équipements techniques de réguler les
consommations excessives, les intrusions,
l’indiscipline des plus jeunes et la fragilité des
plus âgés. Pour obtenir ce calme de l’esprit dont
jouissent les possédants et qu’ils nomment
« confort », ils demandent des « maisons
programmées ». N’ayant plus peur que leur
maison brûle, soit inondée ou cambriolée,
pouvant surveiller les enfants qui rentrent de
l’école et leurs vieux parents, les personnages
rivés à leurs « objets connectés » ressemblent à
ces nobles de l’Ancien Régime décrits par Elias
(1985). Alors que ces derniers écrivaient leurs
22
tourments dans leurs journaux intimes, c’est
sur des tablettes informatiques que les ménages
d’aujourd’hui confessent leurs excès.
Droits à la ville et devoirs d’habiter, pouvoir
du symbolique
Si les équipements de confort n’ont pas de
fonction eudaimonique, le sens vient d’ailleurs :
lorsqu’habiter nous permet de comprendre le
monde qui nous entoure ; lorsque l’habitant est
porteur d’un récit lui permettant de
s’approprier son lieu de vie dans toutes ses
dimensions ; lorsque le logement donne à ses
habitants des chances de réussir. Face à telles
exigences on soulignera que le logement n’est
pas une coquille repliée sur elle-même et qu’il
n’est guère question d’équipements pour
l’ouvrir sur la cité.
Comme le montre une étude de l’Insee sur la
scolarité des enfants qui ont leur propre
chambre (Gouyon, 2006), l’insertion sociale et
professionnelle est souvent conditionnée par
l’habitat. Le confort relève aussi du droit à la
ville : se déplacer, avoir accès, pouvoir visiter et
être soi-même accessible, vivre dans un
quartier calme. La possibilité d’aller au centre-
ville ou de visiter un équipement comme celle
de pouvoir recevoir des amis ou de la famille est
ouverte à tous ceux dont l’habitat n’est pas
qualifié de « ghetto ».
Cependant, le droit au logement est assorti de
normes qui règlent les conduites et
conditionnent le fait d’être logé : tout
appartement ou maison implique des devoirs.
Ceux qui ne s’acquittent pas des contre dons
manifestant un respect des domaines privés et
publics courent le risque d’être exclus. Mais il
est plus facile de se conformer lorsque le
logement est bien équipé et doté d’une
localisation et d’un statut social enviable.
Comme le dit Damien : « ce logement, dans ce
quartier détérioré là, franchement, je ne ferai pas
de travaux car qu’est-ce que cela va me rapporter
au final». Hier encore, le positionnement
éthique de l’habitant à l’égard de tous les
devoirs d’habiter se confrontait aux mesures
hygiénistes sur la densité d’occupation, l’usage
des équipements, la propreté. Avant-hier,
l’habitant devait respecter les espaces
communs : balcons interdits à l’étendage du
linge, parkings hostiles à la réparation de
voitures, caves prohibées aux adolescents.
Aujourd’hui, il consiste à se plier aux
injonctions faites aux l’individu de préserver la
planète (trier ses ordures, économiser
l’énergie). Chacun négocie avec ces normes.
Habiter est en effet un long travail de
socialisation qui consiste « à faire sa place ».
« Prendre place » est un enjeu crucial pour ce
qu’on appelle indifféremment le « moi », et «
l’image de soi ». Les dimensions de l’identité de
lieu, de place identity (Proshansky, 1978)
s’avèrent fondamentales. Dis-moi où tu vis et je
te dirais qui tu es. Parce que l’appartement
comme la maison sont des unités signifiantes
qui expriment un usage de l’espace habité et
une personnalité (goût, statut social, modes de
vie…), les habitants ne se privent guère de
mobiliser, quand cela est possible, tout le
capital symbolique de leur maison : l’adresse, la
façade ainsi que toute la panoplie des
ornements et des décorations en leur
possession. Le succès des magasins de bricolage
en témoigne. Les nains de jardins, les entrées
fastueuses expriment la poésie et l’imaginaire
de chacun.
Ainsi, l’habitat, ressource symbolique et
matérielle du groupe domestique, se modèle à
son image. Comme l’a montré Bourdieu avec
l’habitat kabyle (1972), les liens entre l’ordre
social et la cosmogonie intègrent aussi les
rythmes de vie du ménage, ses ressources et son
modèle culturel. Le pavillon, qui distribue
méthodiquement les espaces des membres de
chaque couple et les fonctions (Haumont, 2001)
attribue des « coins » à chacun selon le genre et
l’occupation domestique. Mais cet ordre
symbolique n’est pas immuable. Au cours de
son cycle de vie, tel ou tel ménage peut modifier
l’aménagement de son appartement en
23
fonction de la présence des enfants et de leur
âge, des occupations et du type de travail des
cohabitants, et des équipements qui, comme
l’ordinateur, surgissent de notre modernité et
font de l’écran une nouvelle maison. Pourtant,
malgré tous ces changements, la maison est
aussi le lieu de la mémoire du groupe
domestique, comme le montre le film de
Guillaume Meigneux sur la rénovation des
appartements de la cité Bois le Prêtre3.
Comme le dit Bachelard : “Sans elle (la maison)
l’homme serait un être dispersé. Elle maintient
l’homme à travers les orages du ciel et les orages
de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le
premier monde de l’être humain. »
Pour une politique du bonheur d’habiter
De ce qui précède, on peut s’interroger sur le
recours systématique aux équipements pour
dispenser un confort dont le sens conditionne
l’appropriation de l’espace et limite la qualité de
l’habiter. N’est-il pas temps de développer un
véritable droit à l’habiter dans la continuité du
droit au logement décent ?
Pour illustrer notre propos prenons le
problème, souvent posé dans les sociétés
vieillissantes, de l’adaptation de l’habitat au
grand âge qui mobilise tant de techniciens et
d’architectes. Vouloir un appartement adapté
pour cette population consiste surtout à
conformer l’habitat à une manière de vivre
l’espace, propre aux intéressés et à leur
entourage. Le besoin d’adaptation révèle un
besoin de personnalisation de l’habitat au sens
large, ce que ne peuvent résoudre les
équipements supplémentaires, promus par les
professionnels comme la domotique. Il n’est
guère possible de réduire cette problématique
complexe à des questions de hauteur de
marche, d’escaliers et de baignoire accessibles.
Ainsi la volonté d’automatiser l’habitat, qui se
répand dans les médias et les milieux 3 https://vimeo.com/120580777
professionnels est le prolongement d’une vision
équipementière du confort, en contradiction
avec la demande de personnalisation des
ménages. On assiste aujourd’hui à une tentative
d’avancée de la technique pour programmer
nos modes de vie. Face au ralentissement de la
construction4, on préfère proposer aux
habitants, de s’outiller afin d’adopter des
comportements « adaptés » leur évitant de
déménager. L’Etat moderne qui a instauré
l’auto contrôle de soi (Elias, 1985), et le
gouvernement néo libéral qui responsabilise les
individus contribuent à cette dynamique qui
aliène les habitants les privant de lien avec leurs
lieux de vie.
Joelle Zask (2016) a bien montré par de
nombreux exemples comment le contact de la
terre et de la végétation pouvait rapprocher les
acteurs et faire progresser la démocratie.
Ainsi, le bonheur d’habiter n’est pas une
équation à résoudre en fonction de besoins
posés une fois pour toutes et auxquels les
architectes seraient sommés de répondre. Car si
le logement s’avère abriter correctement, s’il est
bien équipé, offre une économie d’usage, une
valeur sur le marché, une connectivité et une
adaptabilité optimales, rien ne dit qu’il offrira
une dimension hédonique, sera un tremplin
pour la vie sociale et que ses habitants sauront
se saisir de ses aménités. Non seulement les
critères du confort ne sont pas hiérarchisables,
mais ils sont modulables et négociables selon
les valeurs des individus et leurs contextes
sociaux.
Ainsi, la vulnérabilité résidentielle contemporaine ne se réduit ni à la pénurie de logement et à leur cherté, ni au manque d’équipements. Affranchir le bonheur d’habiter du confort nécessiterait de reconnaître l’appropriation de l’espace comme la dimension la plus synthétique de l’habitat résultant de rapports sociaux tendus entre
4 En France depuis plus de vingt ans le rythme de
renouvellement du parc n’est que de 1% par an pb police
24
voisins, propriétaires et locataire, copropriétaires et mitoyens. Quand, dans les villes denses, la crise du logement interdit aux plus pauvres de profiter complètement de l’espace où ils sont logés et de s’y installer symboliquement ; quand les habitants de bidonvilles et de taudis, locataires de chambres et d’hôtels meublés, cohabitants, ressentent des inquiétudes et des stress résidentiels considérables (Brummel, 1981); quand des ménages sont contraints par la précarité énergétique, quand les logements sont surpeuplés et inconfortables, ou situés dans des environnements hostiles, bruyants, pollués et incommodants, quand la pérennité d’une installation d’habitat est menacée, quand règne l’assignation à résidence, le bonheur d’habiter est menacé.
Celui-ci est donc une question politique. Face aux inégalités sociales et spatiales, l’habitat qui ne peut offrir par ses qualités et son inscription physiques des opportunités aux individus (Sen, 2008) les prive de mieux s’inscrire dans leurs localités, de trouver un emploi, de contrôler leur environnement, de développer leurs capabilités (Clapham, 2010, Coates, Anand, 2013). Les politiques du logement, fondées autrefois sur la promotion de la santé publique doivent aujourd’hui promettre beaucoup plus que des équipements supplémentaires pour promouvoir le Bonheur d’habiter.
BIBLIOGRAPHIE
Azarova, K. (2007). L'appartement communautaire
l'histoire cachée du logement soviétique, Paris,
Editions du sextant
Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, Bibliotheque de philosophie contemporaine. Bourdieu, P. (1972). Esquisse d'une théorie de la
pratique précédé de Trois études d'ethnologie kabyle,
Genève, Droz, 269 p.
Brummel, A.C. (1981). A method for measuring residential stress, Geographical analysis, 13(3), 248-261
Chombart de Lauwe, P.H (1959). Famille et
habitation, Sciences humaines et conceptions de
l’habitation, Presses Universitaires de France
Clapham, D. (2010). Happiness, well-being and
housing policy, Policy et Politics, 38(2), 253-67
Coates D., Anand, P. et Norris, M. (2013). Housing,
happiness and capabilities: a summary of
international evidence and models, International
Journal of Energy, Environment, and Economics,
21(3).
Delumeau, J. et Lequin, Y. (1987). Les malheurs des
temps : histoire des fléaux et des calamités en France.
Paris : Editions Larousse.
Dreyfus, J. (2000). La société du confort. Paris : l’Harmattan.
Elias, N. (1985). La société de cour. Paris : Flammarion.
Engels, F. (1845). La situation de la classe laborieuse en Angleterre. D’apres les observations de l’auteur et des sources authentiques. Paris : Editions sociales, 1960
Fijalkow, Y. (1998). La construction des îlots
insalubres, Paris, 1850-1945. Paris : l’Harmattan,
Habitat et Sociétés.
Fijalkow, Y. (2011). Sociologie du logement. Paris : Repères, La Découverte. Fondation Abbé Pierre, Etat du mal logement, Edition de 2016
Foucault, M. (2004). Sécurité, territoire, population (conferences 1977-78). Paris : Gallimard.
Gouyon, M (2006). Une chambre à soi :un atout
dans la scolarité ? INSEE, Données sociales
Haumont, N. (2001). Les pavillonnaires (première edition 1966). Paris : l’Harmattan.
Lefebvre, H. (1974). La production de l’espace. Paris : Anthropos.
25
Le Goff, O. (1994). L'invention du confort. Naissance
d'une forme sociale. Lyon : Presses Universitaires de
Lyon.
Leroi-Ghourand, A. (1964). Le Geste et la Parole. Paris : Albin Michel. Levinas, E. (1961). Totalité et infini. Paris : Le livre de poche. Paquot, T., Younes, C. et Lussault M. (2007). Habiter, le propre de l’humain. Paris : La Découverte. Perec, G. (1974). Espèces d’espaces. Paris : Editions Galilée. Proshansky, H. M. (1978). The city and self-identity,
Journal of Environment and Behaviour, 10, 57–83.
Sellier, H. (1943). Qu’est-ce que le logement normal,
Cahier du Musée Social, 5-13.
Sen, A.K. (2008), ‘The Economics of Happiness and
Capability’ in Bruni, Comim and Pugno (eds.)
Capability and Happiness. New York : Oxford
University Press.
Veenhoven, R. (1984). Conditions of happiness.
Dordrecht : Springer.
Zask, J. (2016). La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés. Paris : L’Harmattan
26
À propos de l’auteur
Après un parcours dans l’urbanisme
opérationnel, Yankel Fijalkow poursuit des
recherches sur « la ville qui va mal » et la
régulation des normes d’habitat. Professeur de
Sciences Sociales à l'ENSA Paris Val de Seine et
chercheur au Centre de Recherche sur l'Habitat
qu'il codirige, il a publié Sociologie des villes (5e
édition 2017), Sociologie du logement (2e
édition 2015), Dire la ville c'est faire la ville. La
performativité des discours sur l'espace urbain
(direction d'ouvrage en 2017).
Summary
The present article aims at going beyond the
notion of comfort of living to embrace a wider
notion of happiness of living. By interviewing
individuals on their ways of living, their
enjoyments and aspirations, the article
distinguishes several component of happy
living: a hedonic component, a cognitive
component, a conformity component and a
symbolic component. It concludes by pledging
for policy towards happy-living.
27
Thomas Seguin
Autour d’une société des affects positifs1
RÉSUMÉ
L’attention grandissante portée à la notion de
bien-être, et de bonheur, provient sans nul
doute d’une nouvelle conceptualisation de la
pensée de la croissance. Progressivement la
croissance post-matérialiste se substitue à la
croissance matérialiste en ce que les
déterminants qualitatifs et subjectifs de
l’individualité deviennent prépondérants.
Néanmoins, il ne faudrait pas non plus réitérer
une vision cumulative simplement
individualiste qui a été celle de la croissance
mesurée de manière matérialiste, il
conviendrait en effet de prendre en compte le
bonheur d’un individu pris dans un
environnement plus ample d’interactions
sociales.
Situer le bonheur individuel en fonction des
interactions sociales dans une réalisation du
bonheur collectif constitue probablement un
des défis majeurs d’une pensée du bonheur,
reposant ainsi la vieille thématique
sociologique de l’harmonie entre le milieu
social et l’individu, ou plus proche de nous celle
de l’émancipation. C’est en termes de
« rapport » que nous pouvons imaginer une
société du bonheur en suivant notamment les
enseignements de Spinoza, Deleuze et
Foucault.
L’individu n’existe en effet que dans un rapport
avec son environnement élargi. Mais comment
savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais dans
ces rapports aux êtres et aux choses ? Il s’agit de
cheminer par la théorie des affects vers une
adéquation ontologique du soi au rapport,
1 La réflexion de cet article est inspirée du dernier livre
de l’auteur Politiques de la vie. La Nature au prisme du social (L'Harmattan, 2017)
comme un pont entre l’ordre individuel, intime
et collectif. C’est ainsi que nous pouvons
délimiter les synergies ou notions communes,
qui sont autant d’indicateurs du politique et de
la régulation sociale.
Cette éthique du rapport nous aide à
conceptualiser les affects positifs, ferments
d’un sentiment de confiance. La connaissance
même des affects de joie et de tristesse permet
de transiter vers une définition du bonheur. Au
fond la nature même de cette définition
requiert de reposer la question de l’ontologie
humaine. Mais l’ontologie qui émergerait à
partir de tous ces ajustements relatifs ne saurait
correspondre à une conception absolue du
bonheur, elle donnerait cependant des clés
pour saisir sa dimension qualitative au plus
proche des relations humaines. Il importe donc
de tracer la méthodologie qui nous permette de
poser cette question dans une vision globale de
la société.
MOTS-CLÉS
Affect ; Positivité ; Spinoza ; Bonheur ; Société.
1. L’HUMAIN ET SON ENVIRONNEMENT
EXTERIEUR
Nous ne disposons plus aujourd’hui d’une
vision unique du bonheur. Les sociétés ont
évolué et en leurs seins nous avons différentes
définitions du bonheur. Le sociologue Bauman
a par exemple montré comment nous ne
pouvons plus définir une vie unitaire
considérée comme la vie bonne. C’est ce
qu’Anthony Giddens a pu appeler « la politique
de la vie » dans le sens de la relation
individuelle au milieu. Dans ce qu’il nomme la
société post-traditionnelle, les choix de vie se
sont ouverts pour l’individu. Celui-ci ne peut
28
plus faire reposer son mode de vie sur une
tradition forte. La politique de la vie concerne
la constitution de la trajectoire réfléchie et
organisée du sujet par rapport à son milieu
(Giddens, 1991). Cette politique renvoie à un
ordre de choix et/ou de classification des
possibilités individuelles par rapport à un
milieu donné. La politique de la vie définit alors
l’organisation stratégique de la vie, c’est-à-dire
le choix des actualisations de soi par rapport au
milieu, selon plusieurs modalités. Les manières
de vivres sont attachées à, et expriment,
certains milieux spécifiques d’action. Les choix
de vie sont des décisions qui sont immergées
dans ces milieux, au détriment d’autres
alternatives.
Giddens évoque ainsi une typologie des styles
de vie par rapport à des « secteurs » qui sont
des tranches d’espace et de temps parmi les
activités d’ensemble d’un individu. Il indique
que l’individu adoptera une série régulière et
ordonnée de pratiques à l’intérieur de ces
secteurs. Les formes des comportements sont
tributaires de ces tranches, leurs cohésions
perdurent dans le temps et l’espace à travers
une forme élective. Giddens utilise le terme de
« régime » pour définir ces secteurs dans le
cadre de la politique de la vie qui sont des
modes de discipline de soi mais, ne sont pas
simplement constitués par l’ordre des
conventions quotidiennes. Certes, ce sont des
habitudes personnelles organisées, en grande
partie, par les conventions sociales, et
cependant, ils sont aussi formés par des
inclinaisons et des dispositions personnelles.
Giddens remarque, par exemple, que le corps
n’est pas une entité en soi, mais il s’expérimente
plutôt comme un mode pratique de
reproduction des situations et des événements
extérieurs. Néanmoins, cette reproduction, ou
pas, reste relative à une certaine forme de
composition interne. Il y a dès lors, dans la
construction individuelle, une composition
fondamentale entre, d’une part, les influences
extérieures et, d’autre part, l’ordre interne (les
inclinaisons et les dispositions personnelles).
Ce que nous voyons plus précisément dans ces
orientations, c’est une pensée du rapport de
l’être à son extériorité. Nous ne devons pas
ériger une séparation trop hermétique entre le
sujet et son milieu, l’individu et son
environnement alors qu’il s’agit d’inclure
l’extériorité dans l’intériorité, à partir de la
notion de rapport. Nous faisons nôtres la
conception d’Elias de l’humain en tant que
homo aperti (Elias, 1970). L’homme est
d’emblée ouvert sur l’extérieur. Tous les
stimuli, tous les flux, toutes les interactions
qu’ils rencontrent, le modifient, le
transforment, et, en définitive, le convoquent
en tant qu’homme de raison, et homme sensitif.
Et c’est d’autant plus vrai dans un monde de
plus en plus interconnecté où les pouvoirs
diffus de toutes sortes pénètrent la sphère
intime.
Pour Comte, l’extériorisation de soi n’est pas
assimilable à une excentration de soi, car, il
semble qu’il faille, pour déterminer l’harmonie
entre l’extérieur et l’intérieur, entre le milieu et
soi, entre le monde et soi, se plonger dans une
introspection intérieure, profonde. Auguste
Comte cherchait à comprendre, dans les études
vitales, l’« exacte connaissance de l’harmonie
nécessaire entre l’être et le milieu » (Comte,
1851-1954, p. 663). Dans sa pensée, l’harmonie
entre le milieu social et l’individu correspond
au consensus des organes entre eux dans une
anatomie biologique tel que cela se produit
dans un organisme en bonne santé. Incorporer
les rapports extérieurs dans la constitution de
notre propre individualité et dans celle des
groupes, voilà ce que peut apporter la
sociologie du bonheur à cette question
ontologique.
29
2. L’AFFECT COMME REVELATEUR
L’objet du système positif de Comte qui permet
de définir les critères de l’harmonie, constitue
la théorie de l’affectivité et l’observation de ses
perturbations (Comte, 1951-1854, p.50). La
morale découle de cette étude en ce que le
sentiment représente le domaine essentiel de
celle-ci, tant théorique que pratique, puisqu’il
domine l’existence et dirige la conduite.
Simmel suppose lui aussi que la société peut
être regardée comme un réseau de phénomènes
déterminés qualitatifs (Simmel, 1910-1911). Les
relations individuelles à des états de choses se
forment à partir de perceptions qualitatives, qui
sont esquissées à même les êtres. Avant d’être
des dimensions cognitives, ce sont aussi des
motifs d’action. Jorion expose ainsi comment le
sentiment, et son ordre qualitatif, est le lieu
authentique de l’imbrication du collectif et de
l’individuel. Nous ne pouvons, explique-t-
il, faire l’économie du sujet humain et se
contenter de n’envisager celui-ci que de
manière "statistique" (statistique qui se résout
en Mécanique statistique) sous la forme
universelle de dispositifs au fonctionnement
uniforme chez des individus s’identifiant à des
machines "cognitives" » (Jorion, 1988). Il
convient plutôt pour lui de substituer au couple
Culture/cognition, le couple
Structure/Sentiment, c’est-à-dire celui qui allie
(et non "oppose") les ensembles collectifs
structurés mais dynamiques, et le vécu
singulier de ces structures par la personne
(Idem). Pour Jorion, le sentiment est
précisément l’émergence à la conscience du
sujet des effets de la structure qui le
constituent. En ce sens, il est une donnée
semble-t-il plus signifiante que les statistiques
sur le pouvoir d’achat. Outre le fait d’ancrer le
bonheur dans sa subjectivité, le sentiment est
de plus une variable dynamique. Deleuze
s’inspire fortement de Spinoza pour montrer
que l’individualité n’existe pas en propre. C’est
à partir de la notion d’une « psychologie des
états de consciences », ou ce que Deleuze
nomme à partir de Spinoza, une « typologie des
modes d’existence immanents » (Deleuze, 1981,
p. 34), que nous pouvons penser la relation
de l’individu au monde. Cette immanence au
sens deleuzien serait propre à un matérialisme
radical ; le plan correspondrait à l’ensemble des
subjectivités mises sur un même pied d’égalité
dans leurs définitions propres du bonheur et
dans leurs rapports concrets à leur
environnement matériel et social, sans volonté
a priori de les schématiser ou de leur donner
forme unique dans une synthèse irrémédiable.
Le devenir doit se comprendre comme un
mouvement, un processus dans lequel
l’individu « émerge », un individu dont il faut
analyser la concrescence, c’est-à-dire la faculté
de l’individu comme entité à s’actualiser en
fonction du milieu. L’étude de cette relation
permet à nos yeux de penser la concrescence de
l’individualité en termes d’individuation,
favorisant la compréhension de l’agrégation des
corps sociaux : c'est-à-dire de la constitution du
groupe.
En définitive, une telle démarche permet un
choix mieux informé sur les conditions de
l’adéquation entre le sujet et le milieu ; les
conditions de cet ajustement sont pour nous
relatifs à l’harmonie, telle que la pense Comte,
ou au bonheur.
3. L’ETHIQUE DU RAPPORT
Ce qui prévaut dans l’analyse, constate
Foucault, « n’est rien d’autre que le rapport lui-
même » (Foucault, 2001, p. 514). La notion de
rapport est la pierre angulaire de
l’herméneutique du sujet et de toute pensée du
bonheur. Elle constitue, selon nous, une
éthique essentielle qui va conditionner à la fois
les technologies du soi (individuel) mais aussi
le sens du politique (collectif).
Une grille de lecture se construit donc à travers
la composition du rapport entre les
30
phénomènes extérieurs et les perturbations du
soi. Cela concerne trois niveaux imbriqués
entre eux : l’étude du soi, la nature ou la cause
des phénomènes, et les effets extérieurs sur ce
soi. Nous accédons à la connaissance des causes
des phénomènes à partir de cette grille de
lecture. C’est par la notion de rapport qu’il est
possible de lier l’ordre individuel et intime
d’une part, et l’ordre collectif et objectif, d’autre
part, dans une détermination commune.
Par l’imbrication de l’intérieur (sujet) et de
l’extérieur (milieu), Foucault cherche à mettre
à jour « l’adéquation ontologique du soi au
rapport » (Idem). L’éthique politique est
déterminée à la fois par une praxis immanente,
mais aussi et surtout, par une théorie des
affections, qui permette d’aller vers la
« meilleure affection », c'est-à-dire le meilleur
rapport structure/sujet, collectif/individuel,
intime/réel. En cela, cette définition du rapport
peut se rapprocher de l’habitus et de la manière
dont les individus peuvent analyser les rapports
qu’ils entretiennent avec la structure des
champs sociaux, dans leurs individualités
mêmes et leurs socius (Bourdieu, 2002).
Cette tradition de pensée nous montre que
l’être est profondément relationnel, à la
différence de la tradition aristotélicienne qui
étudie un être substantiel. L’être n’existe pas en
soi, en propre. Dès lors il n’y a pas d’ontologie
de l’être inaltérable, mais l’ontologie relève
plutôt de l’ordre de la connaissance de soi, cette
connaissance de soi ne se constituant que dans
son rapport avec des phénomènes extérieurs, ce
qui relève de l’ordre de la connaissance des
effets.
La philosophie de Spinoza est un apport
déterminant à une politique philosophique qui
sache célébrer la vie et affermir le bonheur
parce qu’elle représente une philosophie qui
« dénonce tout ce qui nous sépare de la vie,
toutes ces valeurs transcendantes tournées
contre la vie » (Deleuze, 1981, p. 39). Cette
philosophie nous permet de penser l’individu
en rapport avec le système social et d’élargir la
compréhension du champ des interactions
entre la sphère individuelle et la sphère sociale,
afin de déterminer des éléments d’éthique.
La notion de « corps » recouvre ce qu’entend
Spinoza par individu, mais cette notion
comprend la dimension plus large de la
corporéité, qui peut constituer toutes sortes
d’acteurs humains et non-humains, des
éléments à la fois matériels et non-matériels
(psychique, idée, corporel, sensation).
Pour Spinoza, le corps en soi d’un individu
n’existe pas, ce corps existe toujours dans un
rapport qu’il s’agit d’étudier. Il est le produit
d’une interaction. Nous ne connaissons, dit
Spinoza, que les mélanges de corps. Nous ne
nous connaissons nous-mêmes que par l’action
des autres corps sur nous, et par les mélanges.
Ainsi, si nous étudions ces rapports, nous
découvrons notre identité, nous découvrons les
« bonnes » compositions de notre rapport qui
seront in fine les ferments de notre
individualité. L’affection représente une
affection du corps. C’est par sa prise en compte
que nous comprendrons ce que sont les
« meilleures » affections, c’est-à-dire les
compositions qui augmentent notre puissance
d’agir.
La puissance d’agir, ou force d’exister, c’est la
capacité de persister dans notre être. Nous
pouvons la comprendre comme une figure de
l’accomplissement, de l’émancipation ou de
l’épanouissement. Plus précisément, cela
recouvre « la disponibilité adaptative » qui
permet « l’ouverture des liens possibles entre
les instances de la scène de l’agir (entre
opérateur, acte, objectif, et horizon d’idéalité
ou d’altérité) » (Bertrand, 2008). Rappelons que
l’éthique de Spinoza, sa pensée du corps et de
ses rapports, « cherche à acquérir une
connaissance des puissances du corps pour
découvrir parallèlement les puissances de
31
l’esprit », il s’agit « d’une découverte de
l’inconscient, et d’un inconscient de la pensée,
non moins profond que l’inconnu du corps »
(Deleuze, 1981, p. 29).
4. LA VALENCE ECOLOGIQUE DE LA JOIE
Ce qui compte, nous explique Deleuze, c’est de
savoir de quoi un corps est capable. Jusqu’où
pouvons-nous être affectés, jusqu’à quel seuil ?
Comment pouvons-nous composer ces
rapports de l’extérieur avec notre moi intérieur,
en augmentant notre puissance d’agir, notre
bonheur ? Lorsque nous faisons une
« rencontre » avec un autre corps, ce corps
extérieur nous modifie, agit sur nous, se
combine avec notre propre rapport, avec le
rapport caractéristique de notre propre corps.
Que se passe-t-il, et comment envisager ce qui
est « bon » de ce qui est « mauvais » ? Deleuze
souligne que pour Spinoza, « nous éprouvons
de la joie lorsqu’un corps rencontre le nôtre et
se compose avec lui, lorsqu’une idée rencontre
notre âme et se compose avec elle » (Ibid., p.
30). Au contraire, nous éprouvons de la tristesse
« lorsqu’un corps ou une idée menacent notre
propre cohérence » (Idem). La conscience
représente le sentiment continuel de ce
passage, qui nous amène à être témoin des
variations, et à déterminer notre devenir en
fonction des autres corps et des autres idées.
Lorsque nous faisons une mauvaise rencontre,
cela veut dire que le corps qui se mélange au
nôtre détruit notre rapport constituant, ou tend
à détruire un de nos rapports subordonnés. Ce
corps étranger ne remplit que « notre pouvoir
d’être affecté, tout en nous séparant de notre
puissance d’agir, en nous maintenant séparés
de notre puissance » (Ibid., p. 41). Par
conséquent, dans le cas d’une mauvaise
rencontre, quand cela ne convient pas, que le
rapport ne se compose pas avec le nôtre, « tout
se passe comme si la puissance d’agir de ce
corps s’opposait à notre puissance, opérant une
soustraction, une fixation : on dit que notre
puissance d’agir est diminuée ou empêchée, et
que les passions correspondantes sont de
tristesse » (Idem).
Le mauvais, nous dit Deleuze en interprétant
Spinoza, « c’est quand des parties extensives
qui nous appartenaient sous un rapport sont
déterminés du dehors à entrer sous d’autres
rapports ; ou bien quand une affection nous
arrive qui excède notre pouvoir d’être affecté »
(Ibid. p. 59). Plus loin, il ajoute qu’il s’agit
toujours d’« un groupe de parties qui sont
déterminées à entrer sous d’autres parties et se
comportent dès lors en nous comme des corps
étrangers » (Ibid., p. 60). Ces affections de
l’essence, qui sont des phénomènes apparents
de destruction de soi « inhibent ou
compromettent l’effectuation de nos rapports »
(Ibid., p. 61). L’acte est associé à une image de
la chose avec laquelle il compose son propre
rapport : « Ce qui veut dire qu’un acte est
mauvais chaque fois qu’il décompose
directement un rapport, tandis qu’il est bon
lorsqu’il compose directement son rapport avec
d’autres rapports » (Idem). Voilà, en quelque
sorte, une définition de l’éthique de la reliance
(Morin, 2004) parce que l’étude du rapport lui-
même ne peut se départir d’une évaluation
éthique des conditions écologiques de
l’individuation individuelle et collective. La
reliance nous relie à ce qui est bon pour nous,
sinon elle nous avilie et nous décompose. Le
type de connexions que nous établissons doit
donc être éthiquement envisagé dans l’écologie
de nous-mêmes, et dans l’écologie de nos
rapports avec notre environnement social,
naturel, technique.
Deleuze distingue donc, avec Spinoza, deux
sortes d’affection, en lien avec notre discussion
sur l’adéquation ontologique du rapport au soi
et l’agencement des corps sociaux. Il y a, tout
d’abord, l’idée d’un effet qui compromet ou
détruit notre propre rapport caractéristique et
celui de la chose avec laquelle nous entrons en
rapport, et, à l’inverse, il y a l’idée d’un effet qui
32
se concilie ou favorise notre propre rapport
caractéristique, tout en favorisant les rapports
de la chose avec laquelle nous entrons en
contact. À ces deux types d’idées d’affection,
expose Deleuze, correspond deux mouvements
de variations de l’affect, dans un cas, ma
puissance est augmentée, j’éprouve un affect de
joie, dans l’autre cas, ma puissance d’agir est
diminuée et j’éprouve un affect de tristesse
(Deleuze, 1978).
5. LA CITOYENNETE DU BONHEUR
Deleuze explique que la variation continue sous
la forme d’augmentation-diminution de la
puissance d’agir ou de la force d’exister de
quelqu’un s’effectue d’après les idées qu’il a,
c’est-à-dire que la variation est déterminée par
la conscience de ce passage ou de cette
transition vécue. Cette conscience nous permet
alors de comprendre les intensités et les seuils,
pour nous comprendre en tant que corporéité,
et composer, dans le même temps, les
« meilleurs » rapports, ou les « meilleurs »
affections de notre corporéité.
L’intelligence est la symbolisation de ce passage
sensible. Si c’est en explorant les sentiments
dans des situations données que nous accédons
à l’économie de nos penchants en rapport avec
le monde, l’intelligence nous permet de
conscientiser la transition et de nous orienter
ainsi vers la joie, plutôt que la tristesse. Ainsi,
l’éthique de Spinoza conclut par cette maxime
de sagesse : « La connaissance du bien et du
mal n’est rien d’autre que l’affect de la Joie ou
de la Tristesse, en tant que nous en sommes
conscients » (Spinoza, 1677, p. 355). Il faut
comprendre que l’émergence de la conscience
de ces variations ouvre le chemin à une possible
définition de son bonheur pour l’individu. Bien
plus, un individu qui consciemment organise
ses affections avec son environnement va en
quelque sorte contribuer à une conscience
sociale et favoriser ainsi une écologie collective
des affections. C’est une sorte d’apprentissage
de soi qui est propre à la citoyenneté, mais c’est
aussi une citoyenneté en acte parce qu’elle peut
diffuser ou disséminer cette conscience des
affections et des bons rapports. En soi, on peut
parler de civilité comme le dit Etienne Balibar.
L’éthique de Spinoza est en effet également en
lien avec une approche du politique et de
l’ordre collectif. Un système démocratique doit
favoriser la puissance d’agir, et la connaissance
des effets, puis des causes. De la même manière
que Spinoza, Bergson insistait sur les émotions
créatives pour développer des morales ouvertes
dans une société démocratique. Spinoza en
appelle lui à une « joie active » qui nous
rapproche du point de conversion, du point de
transmutation d’un type d’affection qui
diminue notre puissance d’agir à un type
d’affection qui augmente notre puissance
d’agir. Mais ce type de mouvement n’est pas
sans lien avec sa conception politique de la
démocratie et des sociétés ouvertes.
En ce sens, la joie active permet de nouer
beaucoup plus de liens cognitifs et pratiques
avec une multiplicité de phénomènes mais
aussi une multitude de personnes. Ce
sentiment est en effet une sorte de figure de la
citoyenneté, dans la mesure où il symbolise
notre passage graduel à un degré de perfection
supérieur, plutôt que notre avilissement dans la
tristesse, et sa dissémination politique et
sociale. En un mot, la joie active nous permet
de choisir, et de composer, avec le monde,
notre propre individualité. Au contraire, la
tristesse est l’instrument du pouvoir car elle
constitue une dégradation de l’intellect et une
réduction de l’ouverture corporelle à une
certaine forme de socialisation.
Bien sûr, lorsque nous parlons de la « joie »,
nous ne parlons pas des joies et satisfactions
éphémères qui peuvent être l’objet de
l’instrumentalisation managériale ou du
marketing. Deleuze et Guattari déconstruisent
assez clairement la fausse joie créée par des
33
systèmes qui titillent l’individu, mais qui en fait
creusent son insatisfaction, parce que cette
fausse joie est vide, elle n’est pas faite de
l’intensité nécessaire pour que la joie perdure et
se lie à d’autres affects (Deleuze et Guattari,
1972). La fausse joie instrumentale gérée par
nos systèmes de gouvernance relève plutôt
d’une forme de soupape ou de compulsion,
quelque chose comme le déversement d’un
trop-plein dont on ne connaîtrait pas la cause.
Il faut savoir distinguer cette fermeture ou ce
recodage qui se déguise sous les habits de
l’ouverture et de la libération.
Mais nous pouvons aussi parler dans les
sociétés fermées d’une crispation cognitive,
linguistique, psychique et corporelle. Lorsqu’il
est affecté par la tristesse, l’individu se ferme
aux autres, aux autres idées et aux autres
personnes, il se ferme à l’ouverture de ses
possibilités de vie, il se ferme, en définitive, à
lui-même. Pour Deleuze, ce que veut dire
Spinoza est très simple, la tristesse ne rend pas
intelligent. C’est pour cette raison, selon lui,
que les pouvoirs ont besoin que les sujets soient
tristes. L’angoisse n’a jamais été un jeu de
culture et d’intelligence, nous révèle Deleuze
(Deleuze, 1978). Spinoza s’insurge ainsi contre
« l’homme aux passions tristes ; l’homme qui
exploite ces passions tristes, qui a besoin d’elles
pour asseoir sont pouvoir », il s’insurge contre
« ceux-là qui savent briser les âmes au lieu de
les fortifier » (Deleuze, 1981, p. 38).
L’instrumentalisation de la crainte et de la
culpabilité par la religion, de l’insécurité et de
l’angoisse par le pouvoir politique, il existe par-
là, affirme Deleuze, « un complot dans l’univers
de ceux qui ont intérêt à nous affecter de
passions tristes » (Deleuze, 1978).
D’une autre manière, Giddens stipule que
l’angoisse provient d’une peur qui a perdu son
objet à travers la formation inconsciente de
tensions émotives, exprimant ainsi des dangers
internes plutôt que des menaces externes
(Giddens, 1991, p. 44). Pour nous, la cohésion
individuelle repose sur la conscientisation de
cette tension émotive qui est produite par le jeu
complexe de l’individualité en propre et des
menaces externes, pensées comme agissant sur
elle. C’est parce que les individus n’ont pas les
capacités de conscientiser ces rapports qu’ils
éprouvent une angoisse croissante dans leur
propre individualité vis-à-vis du monde
extérieur.
Le rôle du politique est de contribuer à ce que
les individus retrouvent l’objet de leurs
tensions émotives, en rapport avec les
influences du milieu externe. Le politique doit
apporter aux individus la capacité de composer
leur individualité en adéquation avec le milieu.
Nous passons alors de l’angoisse à la confiance,
telle que la définit Giddens, c’est-à-dire un
certain sens créatif, un désir d’inconnu, une
préparation à embrasser de nouvelles
expériences (Ibid. p. 41).
La philosophie sociale et politique, inspirée par
Spinoza, n’est pas une méditation sur la mort,
mais une méditation sur la vie. La société ne
peut perdurer si elle se constitue en société de
la mort, car elle se décomposera alors dans des
mécanismes délétères. La politique doit
affirmer la vie, en instituant une forme
politique qui sache faire fleurir la vie, et non
l’instrumentaliser dans ses appareils de
pouvoir.
La société, pour Spinoza, est un état civil dans
lequel un ensemble d’hommes compose
ensemble leur puissance respective de manière
à former un tout de puissance supérieure. Le
contrat social est institué de telle sorte que les
hommes renoncent à leur puissance au profit
du Tout. Les hommes consentent à se laisser
« déterminer » par des affections communes.
Ce consentement n’a plus lieu d’être quand les
affections communes sont celles de la crainte,
de l’angoisse, de la tristesse. En effet, nous ne
pouvons justement pas établir le commun
lorsque nous consolidons la société sur des
34
affections qui décomposent nos propres
rapports, paralysant notre puissance d’agir. Là
est la définition de la confiance démocratique,
celle aussi sûrement du vivre-ensemble, une
cinétique sociale faite d’une certaine positivité
des sentiments dans la sphère publique (ou
plutôt l’impression qu’il vaut la peine de
projeter sa puissance d’agir dans celle de l’état
civil social).
Nous évoquons ici, certainement, la société de
la peur, angoissant les consommateurs sur la
pérennité de leur situation matérielle,
angoissant les citoyens sur leur sécurité
physique et la crainte du terrorisme. Le pouvoir
fait ainsi de la peur une stratégie politique, le
vecteur de sa politique sécuritaire et
matérialiste au sens socio-économique, point
d’ancrage vide de son éthique. Les systèmes
sociaux et politiques qui sont basés sur l’envie,
la jalousie et la colère (Rousseau) ou la peine, la
tristesse, l’angoisse et la crainte (Spinoza) ne
peuvent perdurer car ils installent, en leur sein,
les germes de la division.
Dans les esprits de telles sociétés, ancrées dans
des sentiments néfastes, nous observons non
seulement une insatisfaction quant aux
possibilités et opportunités sociales de vie, mais
également une psychologie politique collective
pessimiste, bloquant toute connexion ou
configuration nouvelles. Comment composer
et se lier aux autres si nous-mêmes nous nous
sentons décomposés, paralysés, impuissants à
nous comprendre, et donc impuissants à établir
des rapports avec les autres, pour se
comprendre en société ? Ces sociétés sont
caractérisées par le fait qu’elles ne sont pas
durables, elles ont, dans le même temps,
manifestant cette non-durabilité, de récurrents
problèmes de confiance.
6. LES RESONANCES DES NOTIONS
COMMUNES
La singularité ne s’oppose pas au système
social, elle en est la base, ce sont des
singularités qui communiquent et s’adaptent
entre elles pour fonder l’ordre collectif, pour s’y
projeter. Or, pour que les singularités
travaillent entre elles, trouvent des bases
communes, et se projettent dans un système
qui leur ressemblent puisqu’elles l’ont
construit, plusieurs dispositifs entrent en
compte.
Il nous semble que nous parvenons à cerner les
« meilleures » résonances sur lesquelles
construire le commun, si nous considérons le
« commun » d’après la philosophie spinoziste.
Les individus peuvent construire des notions
communes qui sont des indications majeures
sur le sens du politique et de sa régulation
sociale. Le processus de l’ontogénèse qui vise la
différence qualitative de la société décide du
sens du politique comme tel, et nous indique
les définitions du bonheur. En fin de compte, ce
que nous cherchons dans ce processus, c’est de
comprendre la nature même de ce que sera
l’ontologie dans l’émergence du commun à
partir des différences, à partir de toutes ces
définitions du bonheur.
Le concept spinoziste de « notion commune »
peut nous aider à saisir l’orientation de cette
nature. Une notion commune, souligne
Deleuze, est « l’idée de quelque chose de
commun entre deux ou plusieurs corps qui
conviennent » (Deleuze, 1981, p. 64). Ces corps
« composent leurs rapports respectifs selon des
lois, ils s’affectent conformément à cette
convenance ou composition intrinsèque »
(Idem). Si les notions communes partent du
niveau individuel, elles n’en sont pas moins
collectives, renvoyant toujours à une
multiplicité. Elles sont des notions qui ne sont
pas abstraites mais pratiques. Deleuze explique
ainsi que les notions communes sont le lieu
35
d’une association où la puissance est
augmentée, quand les rapports correspondant
à deux corps se composent, les deux corps
forment un ensemble de puissance supérieure,
un tout présent dans ses parties.
Au lieu de faire la sommation de nos tristesses,
Deleuze propose de prendre un point de départ
local sur une joie. On forme alors ensuite une
notion commune, on essaie de gagner
localement, d’étendre cette joie tout en
diminuant la portion respective des tristesses.
L’analyse se focalise sur la portion respective
d’une joie, en accumulant des notions
communes qui renvoient à des rapports de
convenance entre tel corps et tel autre. Il nous
faut appliquer ensuite la même méthode à la
tristesse, nous tenterons donc de former des
notions communes par lesquelles on arrivera à
comprendre de manière vitale en quoi tel et tel
corps disconvient et non plus convient.
Dès lors, il est possible d’établir la liste des
affects dont nous sommes capables. Les notions
communes définissent « les êtres par leur
pouvoir d’être affectés, par les affections dont
ils sont capables, les excitations auxquelles ils
réagissent, celles auxquelles ils restent
indifférents, celles qui excèdent leur pouvoir et
les rendent malades ou les font mourir » (Ibid.
p. 65). Il faut chercher ce qu’il y avait de
commun entre le corps qui m’affectait de joie et
le mien. Puis, il convient d’étendre au
maximum les notions communes vivantes,
celles de joie, et de redescendre vers la tristesse,
pour comprendre ce qui disconvient.
Les notions communes nous indiquent quels
sont les rapports qui conviennent aux corps. En
progressant par conglomérat de notions
communes, sur une base locale, il est possible
d’établir des notions communes pour la
construction de l’ordre collectif. Ces
conglomérats de notions communes sont
autant de leviers pour augmenter la puissance
d’agir individuel mais elles sont aussi les racines
de la fondation d’un système collectif. Elles
nous offrent la base sur laquelle penser un
système dans lequel l’individu désire s’inclure
et renonce à sa puissance au profit du Tout.
L’individu consent à se laisser « déterminer »
par les affections communes car il compose
avec les autres individus un Tout de puissance
supérieure, et se projette ses besoins et ses
intérêts dans ce nouveau collectif.
7. CONCLUSION
La politique de la vie laisse apparaître le
pouvoir constituant de l’affectivité, en tant qu’il
forme le collectif, en tant qu’il articule l’ordre
individuel et l’ordre collectif, l’ordre intime et
l’ordre réel. C’est ainsi que s’établissent les
notions communes, qui sont autant
d’architectures socio-psychique, socio-psycho-
biologique, socio-physico-politique de la
gouvernance de nos sociétés. Cela peut donc
être aussi un travail politique, un « travail de la
vie » diminuant la portion de tristesse et
augmentant la portion de la joie (Deleuze,
1978). Une émotion est toujours impliquée dans
une situation.
C’est à partir de l’étude des phénomènes, de
leurs effets, sur un corps social qui conscientise
ses affections, tout en conscientisant sa nature,
que nous pouvons définir les thèmes affectivo-
émotionnels comme physico-biologiques, qui
guideront les décisions concernant
l’adéquation de tel ou tel phénomène avec le
corps social, c’est-à-dire principalement d’après
ses réactions.
La formation des États doit être un processus
expérimental, parce que les conditions d’action
et d’investigation comme de connaissance
changent constamment, l’expérience doit être
constamment recommencée, l’État doit
toujours être « redécouvert ». Nous n’avons
aucune idée de ce que l’histoire nous apporte.
36
BIBLIOGRAPHIE
Bertrand, G. (2007). L’émotion éthique : de J.-J.
Rousseau à R. Antelme. Actes Sémiotiques [en
ligne], 110. URL
<http://epublications.unilim.fr/revues/as/2463>
Bourdieu, P. (2002). Questions de sociologie. Paris :
Minuit.
Comte, A. (1851-1854). Système de politique
positiviste, ou Traité de Sociologie instituant la
religion de l’humanité, Tome I, Paris : Au siège de la
Société positiviste, 1929.
Comte, A. (1851-1854). Système de politique positive,
Tome III, Au siège de la Société positiviste, 1929.
Cité dans Kremer-Marietti A. (1998). Auguste
Comte et l’éthique de l’avenir. Revue Internationale
de philosophie, 1, 7.
Deleuze, G. Guattari F. (1972). L’Anti-Œdipe,
Capitalisme et Schizophrénie, Tome I. Paris : Minuit.
Deleuze, G. (1978). « Spinoza 24/01/78», Site
Internet Le Terrier, Les cours et conférence de Gilles
Deleuze à l’Université de Vincennes. URL
<http://www.le-terrier.net/deleuze/01spinoza24-
01-78.htm>
Deleuze, G. (1981). Spinoza, Philosophie pratique.
Paris : Minuit.
Elias, N. (1970). Qu’est-ce que la sociologie ? La Tour
d’Aigues : L’Aube, 1991.
Foucault, M. (2001). L’herméneutique du sujet :
cours au collège de France, 1981-1982. Paris :
Gallimard.
Giddens, A. (1991). Modernity and Self-identity, Self
and Society in the Late Modern Age. Londres : Polity
Press.
Jorion, P. (1988). Les nervures du chaos ou une
physique sociale de Durkheim à Lacan. Synapse, 44,
30-40.
Morin, E. (2004). Éthique, La méthode, Tome VI.
Paris : Seuil.
Simmel, G. (1910-1911). How is Society Possible?
American Journal of Sociology, Vol. 16.
URL <
http://socserv.mcmaster.ca/econ/ugcm/3ll3/simm
el/society >
Spinoza, B. (1677). Éthique. Pairs : Flammarion,
1993.
37
À propos de l’auteur
Docteur en sociologie de l’université Paul
Valéry de Montpellier, Thomas Seguin est
également diplômé de l’Institut d’études
européennes de Bruxelles et de l’Institut
d’études politiques de Grenoble. Spécialiste du
courant de pensée postmoderne, il s'attache à
déployer cette théorie contemporaine dans ses
différents champs d’application philosophique,
sociologique et politique. Ses recherches
portent plus spécifiquement sur les
représentations véhiculées dans les théories
postmodernes et notamment dans quelle
mesure ces théories renouvellent la conception
de la modernité, et sa pratique.
Summary
This article taps into the philosophical heritage
of Spinoza and followers to understand the
political conditions of collective well-being.
Looking at the individualities as the basis of
collectivity, it pledges for a consequentialist
way of considering well-being, by evaluating
the affective results of political intervention.
38
Stefano Bartolini et Francesco Sarracino
Heureux pour combien de temps ?
Comment le capital social et la
croissance économique influencent le
bien-être subjectif1.
Traduit de l’anglais par Vincent de Coignac
RÉSUMÉ
Quels sont les éléments qui permettent de
prédire l’évolution du bien-être subjectif ? Dans
cet article, nous mettons en lien les évolutions
du bien-être subjectif avec celles du capital
social et du PIB. Nous montrons qu’à moyen
ainsi qu’à long terme, le capital social est un
bon prédicteur du bien-être subjectif. À court
terme, cette corrélation est moins évidente, les
variations du capital social ne permettent de
prédire qu’une faible partie de celles du bien-
être subjectif. Le PIB suit le mouvement
inverse, confirmant ainsi le paradoxe
d’Easterlin : le PIB est corrélé de façon plus forte
au bien-être à court terme qu’à moyen terme,
tandis qu’à long terme cette corrélation
disparaît.
MOTS-CLÉS
Capital social ; croissance ; paradoxe
d’Easterlin ; court-terme ; long-terme.
1. INTRODUCTION
Le début des années 1970 a vu émerger des
critiques de la croissance économique.
L’argument selon lequel l’augmentation des
émissions polluantes et l’exploitation des
1 Cet article est paru en 2014 sous le titre “Happy for
how long? How social capital and economic growth
ressources naturelles mondiales imposées par
l‘industrialisation n’étaient pas tenables sur le
long terme (Meadows et al. 1972) fur l’un des
point d’appui de ces critiques. À la même
période, est apparue une autre vague de
critiques de la croissance, initiée par des
économistes tels que Galbraith, Scitovsky,
Hirsch ou encore Hirschmann, qui mirent en
question le lien de cause à effet entre le revenu
et le bien-être. Cette vague de critiques n’eut
cependant pas une importance suffisante pour
l’inscrire durablement dans la théorie
économique.
Easterlin (1974) fonda sa théorie sur la (non)
relation entre croissance économique et bien-
être subjectif à partir de l’analyse de données
empiriques sur le bien-être subjectif
(‘Subjective Well-Being’ – SWB) ou bonheur.
Easterlin prouva que sur le long terme,
l’augmentation des revenus n’avait pas de
grande influence sur le bonheur. Cette théorie
a reçu une attention grandissante depuis les
années 1990 et a eu de façon plus générale un
impact majeur dans la refonte du paradigme
socio-économique, qui mettait
traditionnellement l’accent sur le revenu
comme condition principale du bien-être
humain. Si cette critique n’a pas reçu autant
d’écho que la critique environnementaliste, elle
a cependant contribué à la révision des
statistiques nationales qu’entreprennent de
plus en plus les instituts officiels.
L’absence de corrélation entre le revenu et le
bonheur moyens au cours du temps –
désormais connu sous le nom de paradoxe
d’Easterlin – s’explique notamment par les
théories du « tapis roulant positionnel » ou du
« tapis roulant hédonique ».
Selon les économistes, ces deux types de « tapis
roulant » conditionnent les aspirations
financières, qui, à leur tour, contrebalancent
relate to happiness over time” dans la revue Ecological Economics n°108 (p. 242-256)
39
l’effet positif des revenus en hausse (voir par ex.
Stutzer 2004). Ces théories présupposent que le
bien-être subjectif est négativement corrélé au
niveau d’aspiration salariale des individus. Ces
aspirations peuvent dépendre du groupe de
référence ou des revenus précédents de chacun.
La comparaison à un groupe de référence est
liée à la théorie du tapis roulant positionnel, qui
met en avant les comparaisons salariales et
statutaires entre individus dans les sciences
économiques et sociales (voir par ex. Veblen,
1899 ; Duesenberry, 1949). La comparaison aux
revenus précédents renvoie à la théorie du tapis
roulant hédonique, qui est en ligne avec la
théorie de l’adaptation (voir par ex. Frederick et
Loewenstein, 1999).
La théorie de l’adaptation présuppose que les
changements de conditions de vie (par
exemple, des conditions économiques) ont un
effet temporaire sur le bien-être. Ni une
prospérité grandissante ni un rapport prolongé
aux difficultés n’ont d’impact durable sur le
bien-être. Ce modèle s’applique également au
niveau macro, par exemple au niveau national
(Blanchflower, 2009).
Selon la théorie de la comparaison sociale, ce
qui compte en termes de satisfaction est la
position de l’individu au sein d’un groupe défini
de personnes considérées par l’individu comme
dignes de respect et sources d’inspiration. Ces
personnes constituent le « groupe de référence
» (voir par ex. Falk and Knell, 2004 ; Layard et
al., 2009 ; Di Tella et al., 2010 ; Ferrer-i
Carbonell, 2005 ; Diener et al., 1993). Ainsi,
l’amélioration globale des revenus induite par
la croissance économique peut conduire à une
augmentation négligeable du bien-être
subjectif moyen puisque les pertes et gains se
compensent. Un grand nombre d’études
menées à petite échelle accréditent la théorie
de l’adaptation aussi bien que celle de la
comparaison sociale (Clark et al. 2008).
Il convient de souligner que l’essence du
paradoxe d’Easterlin vient du conflit entre les
échantillons représentatifs et les séries
longitudinales. En effet, les données micro-
économiques montrent que les individus avec
un revenu plus élevé que les autres présentent
un niveau de bien-être subjectif plus élevé,
quelle que soit la période considérée. Les
analyses sectionnelles montrent également que
les pays avec un PIB plus élevé par habitant
enregistrent de plus hauts niveaux de bien-être
subjectif (Deaton, 2008 ; Stevenson et Wolfers,
2008 ; Ingleheart, 2010 ; Easterlin et Angelescu,
2009 ; Frey et Stutzer, 2002). Mais qu’en est-il
des séries chronologiques ? Ces dernières
méritent une attention particulière puisqu’elles
sont plus à même que les analyses sectionnelles
d’apporter une réponse à ce qui intéressent les
gens : « dans quelle mesure l’augmentation de
revenu (au-delà des niveaux de revenus déjà
atteints) peut-elle augmenter le niveau moyen
de bonheur ? C’est une question qui porte sur
les liens entre séries chronologiques » (Layard
et al., 2009, p.1). Le manque de relation entre le
revenu et le bonheur se trouve dans les séries
chronologiques.
Aujourd’hui, de nombreuses publications ont
démontré l’hétérogénéité des séries
chronologiques portant sur le bien-être
subjectif selon le pays où l’on se trouve.
(Stevenson et Wolfers, 2008 ; Inglehart, 2010).
Il est avéré que lors des dernières décennies, le
bien-être subjectif s’est accru dans certains pays
et a diminué dans d’autres, à des rythmes
différents. Par exemple, le bien-être subjectif a
augmenté dans les pays d’Europe de l’Ouest
alors qu’il a légèrement diminué aux États-
Unis. Le paradoxe d’Easterlin sous-tend que la
croissance économique ne prédit pas les
changements internationaux des séries
chronologiques du bien-être subjectif.
En résumé, le message principal qui ressort des
études sur le bonheur, l’absence d’influence de
la croissance économique sur le bien-être,
justifiée par des théories et de nombreuses
preuves empiriques, a contribué à une méfiance
grandissante quant à l’utilisation du PIB
40
comme indicateur du bien-être ou du progrès.
De plus en plus d’intellectuels pensent qu’il est
temps de concentrer les efforts que nos sociétés
contemporaines dédient au PIB à des politiques
de croissance économique basées sur « autre
chose », du moins en partie. De nombreux
candidats potentiels ont été mis en avant pour
endosser le rôle de cette « autre chose » : la
tolérance, la liberté politique, la religion, la
santé, le capital social, l’environnement
(Inglehart, 2010 ; Deaton, 2008 ; Vemuri et
Costanza, 2006 ; Abdallah et al., 2008 ;
Kahneman et al., 2004 ; OECD, 2011 ; Diener et
Tov, 2012).
Cependant, le fait d’ajouter ou pas des
indicateurs autres que le PIB (position
soutenue par exemple par l’OCDE et la
commission Sarkozy (Stiglitz et al., 2009)) voire
même le remplacer complètement (voir par ex.
Layard, 2005) demeure une pierre
d’achoppement, même si ces désaccords sont
confinés au sein d’un consensus émergeant
autour d’un rôle plus limité du PIB à l’avenir.
Cependant, certaines études remettent en
cause le message envoyé par les études sur le
bonheur. Dernièrement, le paradoxe
d’Easterlin a été remis en cause par deux
publications de Stevenson et Wolfers (2008)
ainsi que Sacks et al. (2010). Dans leurs
journaux, particulièrement suivis, ils ont utilisé
la même approche que celle d’Easterlin et ses
collègues, sur la base d’une analyse bivariée,
mais ils sont parvenus à des conclusions
opposées. Ils ont trouvé que PIB et bien-être
subjectif étaient positivement et
significativement corrélés au cours du temps.
Le désaccord entre Easterlin et ses collègues,
d’une part, et Stevenson et Wolfers d’autre part
provient essentiellement de l’horizon temporel
des études. L’échantillon choisi par Stevenson
et Wolfers incluait des séries à court terme et à
long terme. Selon Easterlin et Angelescu (2009)
et Easterlin et al. (2010), le désaccord découle
de la difficulté à faire la distinction entre le
court et le long terme. En effet, Easterlin et ses
collègues ont montré que le PIB influençait le
bien-être subjectif à court terme, mais que cette
corrélation disparaissait à long terme. Ce
résultat est en adéquation avec les études
précédentes affirmant que le bien-être subjectif
et le PIB suivent les mêmes évolutions durant
les périodes de croissance et de déclin (Di Tella
et al. 2001).
Lors d’une étude récente, Clark (dont nous
parlerons plus tard) (voir aussi Clark et
Georgellis, 2013) a mis en avant une seconde
critique du message traditionnel des études sur
le bonheur. Selon Clark, les alternatives
possibles au PIB pourraient également ne pas
être corrélées au bonheur sur le long terme.
Clark soutient que les chercheurs ont mis
l’accent sur le lien entre revenu et bien-être,
découvrant ainsi que l’adaptation et la
comparaison des revenus sont pertinents pour
expliquer cette corrélation. Au contraire, très
peu d’efforts ont été fournis pour comprendre
si les différences sociales et l’adaptation sont
pertinents dans les études portant sur le lien
entre bien-être subjectif et les alternatives au
PIB. Clark (voir suite) s’est penché sur les
quelques articles portant sur ce sujet et il en a
conclu qu’il existe des preuves de comparaisons
sociales et/ou d’adaptation en lien avec le
chômage, les mariages, divorces, veuvage,
naissance du premier enfant, licenciements,
santé, capital social et religion. Dans certains
cas, comme celui du capital social, ces preuves
paraissent faibles. Clark (voir suite) invite à une
certaine prudence et à davantage de recherches
avant de se précipiter vers « autre chose » que
le PIB sans s’assurer que cet « autre chose » ne
soit sujet aux mêmes limitations.
Pour résumer, les voix contestatrices actuelles
viennent semer le trouble sur le message
principal (à savoir les limites du PIB) envoyé
par les études sur le bonheur. En effet, s’il
s’avère que le PIB est un bon prédicteur du
bien-être subjectif et que les critères alternatifs
sont sujets à des limitations comparables, par
exemple l’adaptation et les comparaisons
41
sociales, alors tout cela pousserait à une
certaine prudence quant au remplacement
partiel ou total du PIB comme indicateur de
bien-être et de progrès.
Le présent article va au contraire dans le sens
du maintien du message traditionnel envoyé
par les économistes du bonheur, c’est-à-dire
une réaffirmation des limites du PIB comme
indicateur de progrès. Puisqu’il a été prouvé
que le bien-être subjectif est plus fortement
corrélé au capital social qu’au PIB, sur le long et
le moyen terme, cela suggère que la place
centrale occupée par le PIB doit être repensée
et que celle du capital social devrait s’accroître
(Helliwell, 2011 ; Rogers et al., 2010 ; Bartolini,
voir ensuite).
L’OCDE (2001, p.41) donne une définition du
capital social (CS) alignée sur celle de Putnam
(2000), comme étant « les groupes qui nous
unissent de par les normes communes, les
valeurs, et la compréhension facilitant la
coopération à l’intérieur des groupes ou entre
eux ». De nombreux articles scientifiques ont
apporté la preuve que le capital social est
intimement lié au bien-être subjectif dans les
analyses transversales (voir les études
pionnières de Helliwell (2001, 2006) et Helliwell
et Putnam (2004 ; voir aussi Bruni et Stanca,
2008, Becchetti et al., 2008 et Bartolini et al.,
2013). Becchetti et al. (2009) ont fait une étude
de causalité, à partir d’informations récoltées
en Allemagne, prouvant que le capital social
exerce une forte influence sur le bien-être
subjectif. La relation positive existant entre la
religiosité et le bien-être subjectif pourrait
provenir du capital social, comme le suggère
Lim et Putnam (2009), qui ont trouvé que les
personnes croyantes sont plus satisfaites de
leur vie parce qu’elles ont régulièrement
l’occasion d’assister à des cérémonies
religieuses et de tisser des liens au sein de leurs
congrégations.
Cependant, l’existence d’un lien transversal
n’implique pas l’existence d’une corrélation à
travers le temps. Après tout, le contraste entre
les analyses transversales et les séries
chronologiques à long terme constitue
l’essence même du paradoxe d’Easterlin.
Comme l’a noté Clark à juste titre, on pourrait
retrouver ce contraste pour n’importe quel
facteur influençant le bien-être subjectif.
Cependant, la persistance du lien entre le bien-
être subjectif et les facteurs qui l’influencent
demeure l’une des questions à éclaircir. Et plus
particulièrement, à notre connaissance, le seul
corrélat du bien-être auquel ont été appliquées
les techniques utilisées par Stevenson, Easterlin
et ses compères pour mettre en relation les
séries chronologiques est le PIB. En ce qui
concerne le capital social, nous tentons de
combler ce fossé.
Nous apportons la preuve du lien entre le bien-
être subjectif et le capital social en étudiant leur
corrélation à court, moyen et long terme. En
utilisant des séries chronologiques provenant
du WVS/EVS et ESS, nous appliquons la même
méthodologie bivariée qui a été utilisée pour
prouver la relation entre le bien-être subjectif
et la croissance (Stevenson et Wolfers, 2008 ;
Sacks et al., 2010 ; Easterlin et Angelescu, 2009
; Easterlin et al. ,2010). Le résultat est que les
variations du capital social prédisent en grande
partie celle du bien-être subjectif à moyen et
long terme, et que ce lien faiblit à court-terme.
De plus, nous apportons de nouvelles preuves
du lien entre le bien-être subjectif et le PIB à
moyen et à court terme. Le PIB suit une
évolution contraire à celle du capital social
puisque son importance s’accroît avec la
réduction de la durée des séries
chronologiques. Plus précisément, le PIB
n’influence pas le bien-être subjectif à long
terme, il devient important à moyen terme et
cette importance croît à court terme. Nos
résultats suggèrent donc, conformément à ce
que prétendent Easterlin et ses collaborateurs,
qu’il est important de distinguer les différentes
périodes d’études des séries chronologiques,
42
puisque les résultats dépendent du laps de
temps étudié.
Cette preuve est en phase avec les deux notions
selon lesquelles le revenu est sujet à
l’adaptation et aux comparaisons sociales et
avec l’idée qu’à l’inverse, le capital social n’en
dépend pas. Même s’il est possible qu’il y ait
certaines relations fallacieuses et/ou la
présence d’endogénéités qui inciteraient à la
prudence pour interpréter ces résultats, il
semble bien que la route vers le bonheur
durable emprunte d’avantage le chemin du
capital social que celui de la croissance
économique. Cette thèse semble au moins être
valable pour les pays développés, qui
représentent la majorité de notre échantillon.
L’article est organisé comme suit : la section 2
expose les données, alors que la section 3
aborde l’aspect méthodologique. La section 4
présente les résultats et la section 5 la
conclusion.
2. Données
Les pays présents dans notre échantillon sont
ceux pour lesquels nous disposons de séries
chronologiques sur le capital social, et ces
derniers sont peu nombreux. Nos principales
sources d’information sont les bases de
données du WVS/EVS (World Values Survey /
European Values Study) et du ESS (European
Social Survey). Lors de l’analyse de la relation
des variations entre capital social, PIB et bien-
être subjectif à long terme, nous avons utilisé
les données du WVS/EVS. Pour l’étude à moyen
et court terme nous avons opté pour les
données de l’ESS.
2.1 World Values Survey et European Values
Study
La base de données WVS/EVS offre un large
recueil d’enquêtes réalisées dans plus de 80
pays représentant ensemble plus de 80% de la
population mondiale. Cette base de données
fournit des informations sur les variables
économiques, sociales et culturelles, en
sondant des échantillons représentatifs à
chaque fois. En particulier, la base de données
recèle d’informations sur les « croyances
individuelles en termes de politique,
d’économie, de religion, de société, d’éthique,
de finances personnelles, de famille, de
relations sociales, de bonheur et de satisfaction
». Les informations ont été collectées lors de six
périodes différentes (1980-84 ; 1989-93 ; 1994-
99 ; 1999-2004 ; 2005-2007 ; 2008-2009) pour un
total de plus de 400 000 observations couvrant
une période d’une trentaine d’années.
Cependant, la présente étude se focalise sur un
échantillon plus petit de 27 pays et regroupant
un total de 169 000 observations. Cette
restriction est due au nombre réduit de séries
chronologiques incluant les variables évoquées
précédemment et présentant donc un intérêt
pour notre étude. L’horizon temporel à partir
duquel nous parlons de long terme est de 15 ans.
Notre échantillon se limite à l’étude des pays
pour lesquels au moins 3 études de données
sont disponibles pour le bien-être subjectif et le
capital social. Ce choix a été fait pour réduire
les risques que les variables pertinentes soient
influencées par des chocs liés à une vague en
particulier ou des erreurs de mesures. Ce choix
est un compromis entre n’utiliser que deux
études, ce qui maximiserait le risque
mentionné précédemment, et en utiliser quatre
ou plus, ce qui réduirait considérablement
notre échantillon.
De plus, notre échantillon ne comprend pas les
économies de transition parce que lors des
premières années de transition vers le
capitalisme, le choc économique, culturel et
institutionnel est si grand qu’il affecte
vraisemblablement le bien-être subjectif bien
au-delà de la façon dont il pourrait être
influencé par le capital social ou le PIB.
L’inclusion des données récoltées à l’aube de
cette transition, qui ont de grandes chances
d’être influencées par ces éléments
perturbateurs, peuvent conduire à des
43
conclusions hasardeuses. Ainsi, le besoin
d’étudier la relation de nos variables à travers le
temps dans des conditions stables nous a obligé
à exclure les économies de transition pour
l’analyse à long terme.
Le bien-être subjectif dans le WVS/EVS est
observé à travers la réponse à deux questions :
la première porte sur le sentiment général de
bonheur et la seconde porte sur la satisfaction
de vie de la personne interrogée. Plus
spécifiquement, la première variable dépend de
la réponse à la question suivante « De façon
générale, vous diriez que vous êtes 1. Très
heureux ; 2. Plutôt heureux ; 3. Pas très heureux
; 4. Pas du tout heureux ». Cette variable a été
codée pour que la réponse « très heureux »
corresponde à la valeur la plus élevée, quatre, et
que la catégorie « pas du tout heureux »
corresponde à la valeur la plus faible, un.
La seconde mesure du bien-être subjectif est la
satisfaction de vie. Cette variable est évaluée
grâce à la question « De façon générale/Tout
bien considéré, à quelle hauteur êtes-vous
satisfait de votre vie en général ces derniers
temps ? ». Les réponses possibles varient sur
une échelle de 1 à 10, le 1 étant la plus petite
valeur correspondant à « insatisfait » et la plus
grande à « satisfait ».
Les deux variables proxy au bien-être subjectif
(bonheur et satisfaction de vie) ne sont pas
toujours évaluées lors d’une même série. Ainsi,
notre analyse est basée sur des sous-ensembles
de la base de données qui regroupent
conjointement les deux variables de
substitution du bien-être subjectif à la fois ainsi
que celles du capital social. À l’inverse, la
disponibilité des données mesurant le PIB n’a
posé aucun problème.
Nous avons mesuré le capital social individuel
en observant la réponse des participants quant
à leur implication dans différents groupes et
associations. Pendant les entretiens, les
personnes étaient interrogées sur leur
implication ou non en tant que membre d’un
certain groupe ou d’une certaine association.
Les listes contenaient différents groupes
religieux, culturels, sportifs, professionnels et
bien d’autre types d’associations. Nous avons
créé une variable dichotomique en prenant 1
comme valeur si la personne interrogée déclare
faire partie d’au moins l’un de ces groupes ou
associations et 0 dans le cas contraire.
Enfin, nous avons inclus les données traitant du
PIB par habitant (moyenne de 2000$)
provenant des Indicateurs Mondiaux de
Développement (Word Development
Indicators en anglais, WDI). De même, nous
utilisé le logarithme du PIB pour prendre en
considération la relation non linéaire entre le
bien-être subjectif et le PIB (Easterlin et al.,
2010 ; Sacks et al., 2010).
2.2 European Social Survey
Lors des calculs des variations à court et moyen
termes, nous avons recours aux données ESS.
Pour réduire l’horizon de temps de notre
analyse nous pouvions en principe diviser notre
période d’observation au niveau des données
WVS/EVS en de sous-périodes plus courtes
séparées par un certain lapse de temps entre
chaque vague. Cependant, dans notre
échantillon WVS/EVS, le lapse de temps entre
deux plages de données est très irrégulier,
allant de 1 à 14 ans. Par conséquent, pour les
données WVS/EVS, il n’est pas possible
d’attribuer les variations entre deux plages de
données à l’horizon de temps (court, moyen ou
long terme). Le fait d’avoir des données à
intervalle régulier est le point clé nécessaire
pour identifier quel horizon de temps est étudié
par ces intervalles.
Ainsi, lors du calcul des variations à moyen et
long terme, nous avons utilisé les données de
l’ESS pour lesquelles l’horizon temporel ne
dépassait pas 6 ans, période que l’on peut
raisonnablement considérer comme moyen
terme. De plus, il est possible de calculer les
changements sur le court terme en divisant
cette période de 6 années d’observations en
44
plusieurs sous-périodes, les plus courtes
possibles, définies par l’intervalle de temps
entre deux plages de données consécutives.
Dans la base de données ESS, cette période est
de 2 ans pour la quasi-totalité des pays. Nous
avons ainsi divisé les séries chronologiques
disponibles dans l’ESS en intervalles biannuels
pour chaque pays et nous avons analysé les
différences entre deux plages de données pour
chaque variable séparément. Ces intervalles
biannuels sont assez courts pour être
considérés comme relevant du court terme.
Cependant, ce choix a un coût : l’ESS ne fait état
d’activités associatives que pour 2 années (2002
et 2004), ce qui s’avère être trop peu pour nos
objectifs, alors qu’elle présente des séries
chronologiques au sujet de la confiance sociale
sur toute la période. Cela nous oblige à
considérer la confiance sociale comme élément
de substitution au capital social dans l’ESS. Ce
changement dans la mesure du capital social
vient mettre en question la comparabilité des
résultats à long terme avec ceux obtenus pour
des durées plus courtes. Pour fournir la preuve
au sujet de cette comparabilité des résultats
nous avons vérifié la cohérence des estimations
à moyen terme de l’ESS avec celles du
WVS/EVS. Il est possible de faire des
estimations à moyen terme avec le WVS/EVS à
condition de garder dans l’échantillon
uniquement les plages de données dont la
durée est comprise en 3 et 6 ans. Cependant, ce
test est relativement approximatif parce que le
nombre d’observations aurait triplé si les
enquêtes WVS/EVS étaient réalisées à
intervalle régulier, par exemple tous les 5 ans.
Le nombre d’observations n’augmente que
légèrement lorsqu’on passe du long terme au
moyen-terme, le nombre de pays diminuant de
27 à 19. Ainsi, l’échantillon de pays disponibles
pour l’analyse à moyen-terme dans le WVS/EVS
diffère quelque peu de celui utilisé pour
l’analyse à long terme.
L’ESS (European Social Survey ou Enquête
Sociale Européenne) a été réalisée pour la 1e fois
en 2002 et depuis, elle a été conduite
régulièrement tous les deux ans, en 2004, 2006
et 2008. L’ESS a été conçue pour observer
l’interaction entre les institutions et les
attitudes, les croyances et les comportements
des Européens. Cette caractéristique fait de
l’ESS une source d’information utile pour la
présente étude puisqu’elle fournit des
informations, parmi d’autres, au sujet du
capital social et du bien-être pour un
échantillon assez large de pays sondés à
intervalle régulier au cours du temps.
Cependant, du fait de sa dimension
uniquement européenne, il fournit des
informations sur un plus petit nombre de pays
(à peu près 30) comparé au WVS/EVS.
On dénombre 24 pays dans l’échantillon actuel
regroupant à peu près 153 800 observations. Ce
dernier est constitué de pays d’Europe
occidentale, d’économies de transition
d’Europe de l’Est, de la Turquie et d’Israël. Dans
le cas présent, nous avons inclus les économies
en transition dans notre échantillon ESS parce
que les premières enquêtes datent de plus de 10
ans après le choc institutionnel. Cette période
est vraisemblablement assez longue pour
minimiser l’importance de l’impact de la chute
du socialisme sur nos variables. Enfin, nous
avons éliminé la Bulgarie, Chypre, l’Italie, le
Luxembourg et la Russie parce que ces pays
n’ont été sondés qu’en 2002 et 2004, ce qui est
insuffisant pour réaliser une étude à moyen-
terme.
Comme pour le WVS/EVS, le questionnaire de
l’ESS inclut des questions sur le bonheur et la
satisfaction de vie. La formulation de la
question sur la satisfaction de vie est identique
à celle posée dans le WVS/EVS. La seule
différence est que la réponse doit être donnée
sur une échelle allant de 0 à 10 au lieu de 1 à 10
(0 signifiant « particulièrement insatisfait » et
10 signifiant « extrêmement satisfait »).
La formulation de la question sur le bonheur
diffère légèrement de celle posée dans le
45
WVS/EVS (« de façon générale, à quel point
diriez-vous que vous êtes heureux ? »), et les
réponses possibles vont de 0 («
particulièrement malheureux ») à 10 («
particulièrement heureux »), au lieu de l’échelle
de Likert allant de 1 à 4 dans le WVS/EVS.
Comme indiqué précédemment, dans l’ESS, la
seule mesure disponible en lien avec le capital
social pour toute la période étudiée est la
confiance sociale. Plus précisément, la
confiance est mesurée par les réponses à 3
questions. Les personnes interrogées évaluent
leur perception au sujet de trois choses
différentes : premièrement le degré de
confiance que l’on peut attribuer à la plupart
des personnes, deuxièmement le fait de savoir
si les gens profitaient d’eux et enfin s’ils
essayaient plutôt d’aider les autres ou de penser
plutôt à eux. La réponse à chacune des 3
questions variait sur une échelle de 0 à 10, dans
laquelle la valeur la plus basse correspondait au
moins bon jugement et la plus grande au
meilleur jugement.
Au vu des similitudes entre ces trois questions,
que ce soit en termes de formulation ou de
signification, nous avons mené une analyse des
facteurs pour vérifier s’ils pouvaient ou non se
substituer à un concept latent. Nous avons
d’abord réalisé cette analyse sur l’échantillon
global (voir Tableau D.14), et ensuite nous
avons analysé l’échantillon par plage de
données (voir Tableau D.15). Dans les deux cas,
les coefficients de saturation semblent indiquer
que les trois variables reflètent globalement le
même concept fondamental que nous avons
nommé confiance sociale. Ainsi, dans nos
analyses régressives, nous avons utilisé l’indice
de confiance sociale obtenu en réalisant la
moyenne de ces facteurs d’analyse.
Finalement, nous avons utilisé la forme
logarithmique du PIB par habitant (moyenne
de 2000 dollars) provenant des Indicateurs de
Développement Mondial (World Development
Indicators en anglais).
3. Stratégie Empirique
Les précédents travaux empiriques traitant de
la relation entre la croissance économique et le
bien-être subjectif au cours du temps sont basés
sur des régressions bivariées réalisées à partir
de mesures globales du bien-être subjectif et
des revenus par habitant (Stevenson et Wolfers,
2008 ; Sacks et al., 2010 ; Easterlin et Angelescu,
2009 ; Easterlin et al., 2010). Notre
préoccupation première étant de s’interroger
sur la relation entre le capital social et le bien-
être subjectif au cours du temps, une stratégie
qui vient naturellement à l’esprit est d’adopter
la même approche bivariée, où, bien entendu,
nous remplaçons le capital social par le PIB
dans notre modèle de régression de référence
(voir les Équations (3) et (4)). De plus, nous
avons tenté d’exploiter le potentiel des séries
chronologiques au sujet du capital social et du
PIB pour prédire les variations du bien-être
subjectif au cours du temps.
À partir de ces objectifs, nous avons développé
notre stratégie empirique en trois parties : i)
nous avons calculé les tendances des variables
proxy du capital social, du PIB et du bien-être
subjectif ; ii) nous avons réalisé des régressions
bivariées des tendances du bien-être subjectif
avec celles du capital social et celles du
logarithme du PIB par habitant séparément.
Dans le second cas, cette méthode a été utilisée
pour reproduire, au sein de nos échantillons, ce
qui a été réalisé lors de précédentes études sur
la relation entre le bien-être subjectif et le PIB
au cours du temps ; iii) nous avons réalisé des
régressions trivariées du bien-être subjectif à
partir des tendances du logarithme du PIB et du
capital social pour justifier d’éventuelles
corrélations hasardeuses.
Ce risque ne doit d’ailleurs pas être sous-
estimé. En effet, les différents écrits traitant de
la croissance économique et du capital social
mettent en avant la relation vraisemblable
entre ces deux notions sur plusieurs points
(Knack et Keefer, 1997 ; Roth, 2009 ; Zak et
46
Knack, 2001). Par exemple, Putnam et al. (1993)
ont montré que le capital social peut favoriser
la croissance économique de plusieurs façons.
Inversement, et depuis de nombreuses années,
de nombreux articles montrent la diminution
de capital social avec l’augmentation de la
croissance économique (Polanyi, 1968 ; Hirsch,
1976) (voir aussi Bartolini et Bonatti (2008)). Ce
qu’implique la potentielle relation entre PIB et
capital social, c’est que les corrélations
bivariées avec le bien-être subjectif peuvent
être entachées de corrélations fallacieuses.
Cependant, nos découvertes suite à notre
analysée trivariée semble écarter cette
éventualité.
3.1. Estimation des tendances
Nous avons calculé les tendances à court et long
terme pour les différentes variables proxy du
capital social et du bien-être subjectif par
régression sur une variable temporelle
contenant toutes les années durant lesquelles la
variable d’étude a été mesurée (Easterlin et
Angelescu, 2009 ; Easterlin et al., 2010). Les
tendances sont calculées séparément pour
chaque pays. Le coefficient de la variable
temporelle donne une estimation moyenne de
la variation annuelle pour la variable
concernée.
Du fait de la variété du nombre d’indicateurs du
capital social et du bien-être subjectif, notre
méthodologie de régression varie selon la
nature de la variable étudiée : dans le cas d’une
variable dichotomique (i.e. l’appartenance à
des groupes ou associations), nous avons opté
pour un modèle probit avec des erreurs-types
robustes sur les effets marginaux. L’équation
qui en résulte est la suivante :
Pr(Proxyij=1ǀßФANNEEij)= ɸ (βj.ANNEEij+μij) (1)
Où Φ est la fonction de répartition d’une loi
normale centrée réduite. L’indice j représente
les différents estimateurs du capital social et du
bien-être subjectif, tandis que le i correspond
aux individus. Les effets marginaux des
coefficients sont ensuite calculés.
Dans le cas d’une variable dépendante
ordonnée prenant des valeurs discrètes (i.e.
sentiment de bonheur ou satisfaction dans la
vie) il est conseillé d’appliquer des modèles
probit ou logit ordonnés (Ferrer-i Carbonell,
2005). Cependant, il a été prouvé à maintes
reprises que dans de telles circonstances,
l’utilisation d’un modèle OLS équivaut à ces
alternatives techniques en termes de signe et de
signification des coefficients (Ferrer-i
Carbonell et Frijters, 2004 ; Blanchflower,
2009). De plus, les modèles OLS possède un
avantage important : ils permettent une
comparaison directe entre variables
explicatives issues de plusieurs régressions.
C’est pourquoi nous avons opté pour le modèle
OLS suivant :
Proxyij=α+ βjANNEEij+μij (2)
La même équation est utilisée pour calculer la
variation de l’index de confiance sociale (dans
l’ESS) et du logarithme du PIB par habitant.
Lors des études précédentes, d’autres méthodes
ont été mises en place pour calculer la
croissance économique. Easterlin et Angelescu
(2009) et Easterlin et al. (2010) ont utilisé le
taux de croissance du logarithme du PIB, alors
que Stevenson et Wolfers (2008) et Sacks et al.
(2010) ont opté pour la différence entre le
logarithme du PIB entre le début et la fin de la
période. Les deux méthodes négligent quelque
peu les variations du PIB entre le début et la fin
de l’année dans les séries chronologiques. Le
problème de ce choix est que l’information
intermédiaire est mise de côté, augmentant
ainsi les risques que la variation du PIB soit
affectée par les biais de chaque plage de
données dues aux chocs et/ou aux erreurs de
mesure. Notre estimation de la variation
annuelle du logarithme du PIB minimise ce
risque parce qu’il prend en compte
l’information intermédiaire.
47
Pour calculer les variations à court terme, nous
avons découpé notre période d’observation en
sous-périodes les plus petites possibles, définies
par les intervalles entre deux plages de données
consécutives (voir Section 2). Cet exercice est
réalisable uniquement dans le cas des
intervalles réguliers présents dans la base de
données ESS. Dans ce cas, nous avons tout
simplement calculé la variation de la variable
étudiée dans l’intervalle déterminée par deux
plages consécutives.
De plus, il est admis que le bien-être subjectif
est influencé par de nombreuses variables
macro et micro économiques qui peuvent
affecter le lien entre les variables étudiées (voir,
par exemple, Di Tella et MacCulloch, 2008).
Pour tester la solidité de nos estimations face à
la confusion induite par ces facteurs, nous
avons estimé les variations en incluant
également toute une panoplie de variables
sociodémographiques de contrôle. Parmi elles,
l’âge, l’âge au carré, le genre, le statut marital,
la situation professionnelle et le nombre
d’années de scolarité.
Les variations de nos variables à long, moyen et
court terme ont été calculées en appliquant
l’équilibre initial fourni par le WVS/EVS ou
l’ESS.
3.2 Analyses bivariées et trivariées
Pour vérifier la corrélation entre les variations
du bien-être subjectif et du capital social ou du
PIB à, respectivement, long, moyen et court
terme nous avons réalisé des régressions
linéaires bivariées avec de fortes erreurs-types.
Nous avons considéré les deux modèles
suivants :
SWBjtendance = α+ β.CSj
tendance+μj (3)
SWBjtendance = α+ β.lnGDPj
tendance+μj (4)
Où SWBtrend, SCtrend et InGDPtrend
correspondent aux variations prévues du bien-
être subjectif, capital social et PIB calculé
auparavant ; µ désigne le terme d’erreur et
l’indice j renvoie aux différents pays. Pour
permettre la comparaison des coefficients au
sein des modèles de régression, nous avons
utilisé des variables standards. Ces dernières
sont standardisées en leur retirant d’abord leur
moyenne et les divisant ensuite par leur écart
type.
Il faut bien noter que notre méthode est
différente de celle utilisée par Easterlin et ses
collègues. Leur méthode a été de mesurer les
variations à court terme du bien-être subjectif
et du logarithme du PIB et de la considérer
comme « l’écart de la valeur actuelle par
rapport à la valeur tendancielle à chaque
instant », définissant ainsi le court terme
comme un écart aux tendances à long terme.
Contrairement à Easterlin et ses collègues,
notre méthode nous permet de comparer
directement les coefficients à court terme avec
ceux à long terme des Équations (3)-(5).
Pour écarter l’éventualité selon laquelle nos
régressions bivariées sont le résultat de
corrélations fallacieuses, nous avons également
réalisé différentes régressions trivariées pour
lesquelles nous avons mis en lien les variations
du bien-être subjectif avec celles du capital
social en même temps que celles du PIB. Par
conséquent, nous avons testé le modèle linéaire
comprenant de fortes erreurs-types qui
apparaît comme une équation trivariée :
(5) SWBjtendance = α+ β1.lnGDPj
tendance+
β2.CSjtendance+μj
Où l’unique différence avec l’Équation (3) est
qu’elle comporte une troisième donnée prenant
en compte les variations du logarithme du PIB.
Enfin, nous avons testé la validité des résultats
découlant de l’Équation (5) en utilisant les
48
tendances calculées en contrôlant les variables
individuelles et sociodémographiques.
Figure 1a. Corrélation long-terme entre le sentiment de
bonheur et le capital social
Figure 1b. Corrélation long-terme entre le sentiment de
satisfaction de vie et le capital social
Figure 2a. Corrélation long-terme entre le sentiment de
bonheur et le log PIB
Figure 2b. Corrélation long-terme entre le sentiment de
satisfaction de vie et le log PIB
4. Résultats
4.1 À long terme (15 ans)
À long terme, les variations de satisfaction de
vie et de bonheur sont fortement et
positivement corrélées aux évolutions du
capital social (voir Graphiques 1a et b).
L’augmentation d’une unité d’écart type au
niveau des variations de l’appartenance à un
groupe correspond à une augmentation de 0,62
point dans l’évolution du bonheur et de 0,30
point dans la variation de la satisfaction dans la
vie.
Les Graphiques 2a et b nous montre que
lorsque l’on remplace le capital social par le
PIB, les évolutions à long terme ne sont pas
corrélées à celles de la satisfaction dans la vie,
et elles sont significativement et négativement
corrélées à celles du bonheur.
Tableau 1. Régressions tridimensionnelles des
tendances des proxys du bien-être subjectif sur les
tendances du capital social et du PIB (variables
standardisées)
Bonheur Satisfaction de vie
Participation à un groupe ou une association
0.608** (2.19)
0.330** (3.58)
Log PIB -0.0100 0.0447
49
(-0.07) (0.35)
Constante -0.690** (-3.88)
-0.634* (-6.87)
Observations 27 27
R2 ajusté 0.302 0.087
t statistiques entre parenthèses
*P<0.10
**P<0.05
*** p<0.001
Les résultats découlant de l’analyse trivariée
viennent grandement confirmer la conclusion
de l’analyse bivariée (voir Tableau 1). L’ampleur
et l’importance des coefficients du capital social
restent similaires à ceux obtenus suite à
l’analyse bivariée. La seule exception concerne
la corrélation négative à long terme entre le
bonheur et le PIB, qui s’avère être non-
significative.
Selon Stevenson et Wolfers (2008), les
échantillons de plusieurs pays du WVS/EVS ne
sont pas représentatifs de la population totale.
Cependant, comme indiqué en G, nos résultats
sont robustes pour les autres pays. Et ils le sont
également pour tous les résultats obtenus suite
à l’étude avec les variables
sociodémographiques de contrôle.
Ce qu’il faut retenir de l’analyse à long terme est
que le capital social est un bon prédicteur du
bien-être subjectif. En ce qui concerne le PIB,
nos résultats vont dans le sens du paradoxe
d’Easterlin.
4.2 À moyen terme (3 à 6 ans)
Easterlin et Angelescu (2009) et Easterlin et al.
(2010) affirment que le lien entre le bien-être
subjectif et le PIB varie si l’on recentre le débat
sur des périodes plus courtes.
Les résultats sur le lien entre le bien-être
subjectif et le capital social varient-ils
également si l’on se place à plus court terme ?
Nous avons tenté de répondre à cette question
en concentrant notre analyse plutôt sur le
moyen et le court terme plutôt que sur le long
terme. Pour les raisons déjà évoquées dans la
Section 2, nous avons commencé par une
analyse des données de l’ESS avant de nous
pencher sur la base de données WVS/EVS pour
donner une analyse approximative de la
comparabilité des résultats en utilisant
différentes mesures du capital social.
En ce qui concerne nos estimations à moyen
terme, l’écart observé entre les premières et les
dernières données disponibles est d’au moins 6
ans pour la plupart des pays de l’échantillon.
Pour l’Autriche, l’Estonie, la Slovaquie et
l’Ukraine, nous ne possédons que 3 plages de
données sur les quatre normalement
disponibles. Pour ces pays, l’intervalle de temps
maximum est de 4 ans.
Figure 3a. Corrélation long-terme entre le sentiment de
bonheur et le capital social
Figure 3b. Corrélation long-terme entre le sentiment de
satisfaction de vie et le capital social
50
Figure 4a. Corrélation long-terme entre le sentiment de
bonheur et log PIB
Figure 4b. Corrélation long-terme entre le sentiment de
satisfaction de vie et log PIB
À moyen terme, nous avons trouvé qu’il existait
une corrélation bivariée positive entre les
variations du bien-être subjectif et l’indice de
confiance sociale. Les Graphiques 3a et b
résument graphiquement ce résultat.
Les coefficients sont significatifs pour les
régressions réalisées pour la satisfaction de vie
et le bonheur. Une variation d’une unité de
l’écart type de l’indice de confiance sociale
correspond à une augmentation de 0,81 point et
de 0,75 point respectivement dans la variation
du bonheur et de la satisfaction dans la vie. La
position de la Turquie dans le diagramme de
dispersion, qui apparaît comme une
observation aberrante, peut jeter un certain
doute sur le fait que l’inclusion de ce pays est à
l’origine de nos résultats. Pourtant, ce n’est pas
le cas. Même si l’on ne prend pas en compte la
Turquie, les coefficients restent importants et
significatifs.
En ce qui concerne le PIB, les Graphiques 4a et
b montrent que le coefficient du PIB devient
positif et peu signifiant pour le bonheur, alors
qu’il reste insignifiant pour la satisfaction dans
la vie.
Tableau 2. Régressions tridimensionelles des
changements de variations en bien-être subjectif sur les
indexes de confiance social et de PIB (variables
standardisées)
t statistiques entre parenthèses
*P<0.10
**P<0.05
*** p<0.001
Ce dernier coefficient s’avère être significatif (à
10%) dans nos régressions trivariées, lorsque
l’importance du coefficient du bonheur
augmente de 5%. Les deux coefficients
conservent une importance similaire à celle
observée lors de l’analyse bivariée (voir le
Tableau 2).
Bonheur Satisfaction de vie
Indexe de confiance sociale
0.797*** (4.03)
0.731*** (8.06)
Variations en log PIB (2 ans)
0.568*** (4.69)
0.323*** (4.73)
Constant -7.96 e-10 (-0.00)
5.56 e -10 (0.00)
Observations 24 24
R2 ajusté 0.702 0.630
51
Figure 5a. Corrélation entre les changements court
terme de bonheur et de capital social
Figure 5b. Corrélation entre les changements court
terme de satisfaction de vie et de capital social
Lorsque l’on prend en compte les variations du
capital social, les analyses trivariées confirment
les résultats des régressions bivariées, que ce
soit pour l’ampleur des coefficients (0,79 pour
le bonheur et 0,73 pour la satisfaction dans la
vie) ou pour leur forte importance.
Les coefficients du capital social s’avèrent être
non seulement plus de 2 fois plus importants
que ceux du PIB mais aussi plus significatifs
d’un point de vue statistique. Il est intéressant
de noter que l’ampleur mais aussi l’importance
des coefficients du capital social et du
logarithme du PIB sont similaires lors des
régressions sur le bonheur et la satisfaction
dans la vie.
Ces résultats restent valables lorsque l’on exclut
les pays comme la Turquie de notre
échantillon. Néanmoins, dans ce cas,
l’importance des coefficients est moindre, mais
cela est probablement dû à la taille réduite de
l’échantillon (16 pays).
De plus, les liens que nous avons établis sont
confirmés par l’analyse à moyen terme que
nous avons réalisée en utilisant les activités
associatives comme mesure du capital social et
la base de données WVS/EVS (voir Tableau 3).
La principale différence dans le cas présent
concerne la satisfaction dans la vie puisqu’ici, le
coefficient du capital social est non significatif.
Cependant, de précédentes études ont remis en
question la fiabilité des données sur la
satisfaction de vie présentes dans le WVS/EVS
(Stevenson et Wolfers, 2008). Mais les chiffres
sur le bonheur sont en adéquation avec ceux de
l’ESS : les évolutions des activités associatives
sont positivement et significativement
corrélées à celles du bonheur et la croissance
économique devient plus pertinente. Dans le
dernier cas, le coefficient demeure non
significatif, mais sa valeur augmente fortement
et la borne inférieure de l’intervalle de
confiance n’est que faiblement négative. Les
résultats énoncés restent fiables même avec
l’inclusion des variables individuelles et
sociodémographiques de contrôle.
En conclusion, les résultats à long et moyen
terme ne diffèrent pas en ce qui concerne le
capital social, qui se présente donc comme un
bon prédicteur du bien-être subjectif dans les
deux cas. Nos résultats varient pour le PIB, dont
la capacité prédictive n’est fiable que pour
l’analyse à moyen terme.
4.3. À court terme (2 ans)
L’image dépeinte par les analyses à long et
moyen terme mettant en avant les corrélations
faibles voire inexistantes entre les variations du
bien-être subjectif et du PIB et les liens forts
entre bien-être subjectif et capital social, est
52
complètement remise en question par l’analyse
à court terme.
Les données de l’ESS nous ont permis de
réduire la longueur de nos plages de données
pour pouvoir se focaliser sur les liens entre nos
variables étudiées lors des variations
biannuelles.
Les Graphiques 5a et b montrent qu’à court
terme le bonheur, au même titre que la
satisfaction dans la vie, est positivement et
significativement corrélé à l’indice de confiance
sociale. Il est important de souligner que
l’importance et l’ampleur des coefficients de
confiance sociale sont bien plus faibles et moins
significatifs que lors de l’analyse à moyen
terme, que ce soit pour les régressions du
bonheur ou de la satisfaction dans la vie.
Figure 6a. Corrélation entre les changements court
terme de bonheur et de log PIB
Figure 6b. Corrélation entre les changements court
terme de satisfaction de vie et de capital social
Les Graphiques 6a et b nous apportent la
confirmation des résultats obtenus
précédemment dans différentes études. À court
terme, les variations du bien-être subjectif,
évalué à travers le bonheur ou la satisfaction
dans la vie, sont largement et significativement
corrélées aux variations à court terme du PIB.
Les coefficients sont particulièrement élevés au
seuil de significativité de 1% : une
augmentation d’un point au niveau de l’écart
type du logarithme du PIB conduit à une
augmentation de 0,59 point au niveau du
bonheur et de 0,54 au niveau de la satisfaction
dans la vie.
En somme, l’analyse bivariée nous amène à
penser que lorsque l’on écourte la période
étudiée, la corrélation entre bien-être subjectif
et capital social s’affaiblit. Mais d’autre part, la
corrélation entre bien-être subjectif et PIB est
fortement renforcée.
Les régressions trivariées viennent conforter ce
résultat. Dans le Tableau 4, la première colonne
montre l’importance des coefficients, positifs,
du capital social et du PIB. Contrairement à ce
que l’on observe lors de nos analyses à plus
court terme, le coefficient du logarithme du PIB
est presque 2 fois plus élevé que celui du capital
social. L’augmentation d’un point de l’écart
type du logarithme du PIB entraîne une
augmentation de 0,57 point du bonheur, tandis
que les variations de la confiance sociale ne
sont associées qu’à une augmentation de 0,25
point. Ce résultat est encore plus frappant si
l’on regarde la deuxième colonne du Tableau 4.
En effet, lors des régressions sur les variations
de la satisfaction dans la vie avec celles
respectivement du capital social et du PIB, le
coefficient de confiance social n’est pas
significatif, bien que positif, alors que le
coefficient du PIB reste particulièrement
important (0,52) et significatif à 1%.
Pour résumer, nous avons pu prouver que les
variations du capital social au cours du temps,
calculées à travers l’appartenance à un groupe
53
et la confiance sociale, sont de forts prédicteurs
de l’évolution du bien-être subjectif.
Cependant, ce lien diminue lorsque l’on réduit
l’horizon temporel, c’est à dire lorsque l’on
passe d’une perspective à moyen ou long terme
à un horizon à plus court terme. Lorsque l’on
étudie les évolutions sur une période de 15 ans
ou plus, les changements du capital social sont
fortement corrélés avec le bien-être subjectif,
alors que la croissance économique ne possède
aucun pouvoir prédictif notable, comme l’ont
très justement souligné Easterlin et ses
collègues.
La valeur et les différents niveaux d’importance
des coefficients sont extrêmement stables
lorsque l’on passe d’un modèle à l’autre et que
l’on suit un modèle bien établi : en passant
d’une perspective à moyen terme vers un
horizon à court terme, les coefficients de
variation du capital social sont pratiquement
divisés par 3. De la même façon, les coefficients
du PIB sont eux doublés. En d’autres termes,
nos résultats nous amènent à penser qu’à court
terme, les fluctuations du PIB sont intimement
liées à celles du bonheur. Cependant, ce lien
s’atténue à moyen-terme, jusqu’à disparaître à
long terme. Ces résultats restent valables
lorsqu’on inclut les variables
sociodémographiques de contrôle.
CONCLUSIONS
De nombreuses publications au niveau micro
économique viennent appuyer l’idée selon
laquelle le capital social est corrélé au bien-être
subjectif. Néanmoins, l’existence d’une
corrélation sectionnelle n’implique pas
forcément l’existence d’une corrélation entre
les différentes évolutions. Le capital social est-
il également un prédicteur du bonheur au cours
du temps ? Les différentes études se focalisent
en général sur la relation temporelle entre PIB
et bonheur, mais ne passe que très rapidement
sur la question du capital social. Le but de notre
recherche est de comparer les évolutions du
PIB et du capital social comme prédicteurs des
évolutions du bien-être subjectif. Plus
précisément, nous avons réalisé des régressions
bivariées et trivariées des évolutions du bien-
être subjectif avec celles du capital social et/ou
du PIB, en utilisant une méthodologie
semblable à celle utilisée par Stevenson et
Wolfers (2008), Sacks et al. (2010), Easterlin et
Angelescu (2009) et Easterlin et al. (2010). Nous
avons analysé trois horizons temporels
différents : le long, le moyen et le court terme.
Pour l’étude à long terme, notre source
d’information est le WVS/EVS et en ce qui
concerne le moyen et le court terme, nous
avons utilisé les données de l’ESS. Ces bases de
données fournissent des séries chronologiques
comparables sur le capital social et le bien-être
subjectif pour de nombreux pays du monde
(WVS/EVS) ou d’Europe (ESS). L’une des
limites majeures de notre étude est le manque
de séries chronologiques concernant le capital
social. Les bases de données disponibles nous
ont permis de travailler uniquement sur deux
mesures du capital social : les activités
associatives et la confiance. En particulier, nous
avons dû grandement nous appuyer sur
l’activité associative moyenne comme mesure
du capital social, alors que dans l’ESS nous
avons établi un indice de confiance sociale basé
sur les réponses aux trois questions portant sur
la loyauté, l’honnête et la générosité. En
d’autres mots, les limites des séries
chronologiques au sujet du capital social ne
nous permettent pas de considérer les mêmes
mesures sur le long terme d’une part et sur le
moyen et court terme d’autre part. Cependant,
on peut noter que les corrélations à moyen
terme entre l’activité associative et le bien-être
subjectif au sein du WVS/EVS confirment les
résultats découlant des études réalisées à partir
de l’ESS sur la confiance sociale et le bien-être
subjectif. Enfin, dans chacune des bases de
données, le bien-être subjectif peut être évalué
à travers le bonheur et la satisfaction dans la
vie.
54
Nos résultats suggèrent que l’importance de
l’horizon temporel de l’analyse est cruciale.
Nous avons constaté que les évolutions du
bien-être subjectif à long terme (15 ans) et
moyen terme (6 ans) peuvent être en grande
partie prédites par les évolutions des
substituants du capital social. Néanmoins, à
court terme (2 ans), le capital social semble
avoir une importance moindre. En effet, les
variations à court terme du capital social ne
permettent de prévoir qu’une faible part des
variations du bien-être subjectif, si l’on
compare à l’analyse réalisée à moyen terme. Les
coefficients s’avèrent être jusqu’à 3 fois plus
faibles et moins significatifs que ceux de
l’analyse à moyen terme. Le PIB suit le chemin
inverse par rapport aux substituants du capital
social : c’est à dire que la corrélation du PIB
avec le bien-être subjectif est faible à moyen
terme mais forte à court terme. En effet, les
coefficients trouvés suite aux régressions
réalisées à court terme sont presque deux fois
plus importants et plus significatifs que ceux de
l’analyse à moyen terme. De plus, la corrélation
entre le PIB et le bien-être subjectif est deux fois
plus importante que celle entre le PIB et la
confiance sociale, alors qu’à moyen terme, ce
rapport s’inverse. Lorsque l’on se place à long
terme, nos résultats viennent confirmer le
paradoxe d’Easterlin : la croissance
économique ne conduit pas à une
augmentation du bien-être. Nos résultats sont
robustes et invariables à des valeurs aberrantes
et à l’ajout de variables sociodémographiques
de contrôle dans l’étude des tendances.
En théorie, il est possible que nos résultats ne
dépendent pas des corrélations entre les
différentes tendances, mais de variations
aléatoires des personnes sondées à l’origine des
relations entre bien-être subjectif et capital
social. Par exemple, l’échantillon choisi lors
d’une année peut apporter des résultats plus
positifs que celui choisi l’année suivante. Cette
positivité se manifesterait non seulement en
termes de niveau moyen de bien-être subjectif,
mais aussi en termes de niveau moyen de
capital social qui serait alors plus élevé. Il y
aurait alors un double impact sur nos
corrélations. De l’autre côté, le PIB est mesuré
en utilisant une autre source d’informations, et
n’est donc pas assujetti au problème
précédemment cité. Ainsi, la méthode utilisée
se trouve biaisée dans le sens d’une plus forte
relation entre capital social et bien-être
subjectif qu’entre PIB et bien-être subjectif.
Cependant, il n’y a aucune raison de croire que
cet éventuel biais soit plus marqué à long terme
qu’à court ou moyen terme. Autrement dit, ce
biais n’invalide pas notre étude puisqu’il n’a pas
d’influence sur nos principaux résultats qui
portent sur les différences entre les différents
horizons temporels étudiés.
En bref, le lien entre bien-être subjectif et PIB
tend à disparaître au cours du temps.
Inversement, le lien entre le capital social et le
bien être semble se tisser progressivement au
cours du temps. Ce résultat est compatible avec
l’idée selon laquelle le revenu est sujet à
l’adaptation et aux comparaisons sociales et
avec celle selon laquelle, à l’inverse, le capital
social n’est pas assujetti à ces phénomènes.
BIBLIOGRAPHIE
Abdallah, S., Thompson, S., Marks, N., (2008). Estimating worldwide life satisfaction. Ecol.Econ. 65, 35–47. Abdallah, S., Mahony, S., Marks, N., Michaelson, J., Seaford, C., Stoll, L., Thompson, S., (2011). Measuring Our Progress. New Economics Foundation, London. Allison, P., (2001). Missing Data. SAGE University Paper 136. Bartolini, S., (2014). Manifesto for Happiness: Shifting Society From Money to Well-being. Pennsylvania University Press, (forthcoming). Bartolini, S., Bonatti, L., (2008). Endogenous growth, decline in social capital and expansion
55
of market activities. J. Econ. Behav. Organ. 67 (3), 917–926. Bartolini, S., Bilancini, E., Pugno, M., (2013). Did the decline in social connections depress Americans' happiness? Soc. Indic. Res. 110, 1033–1059. Becchetti, L., Pelloni, A., Rossetti, F., (2008). Relational goods, sociability and happiness. Kyklos 61, 343–363. Becchetti, L., Giachin Ricca, E., Pelloni, A., (2009). The 60es turnaround as a test on the causal relationship between sociability and happiness. Econometica Working Papers wp07, Econometica. Blanchflower, D.G., (2009). International evidence on well-being. Measuring the Subjective Well-being of Nations: National Accounts of Time Use and Well-being. National Bureau of Economic Research, Inc., p. 155–226 (NBER Chapters). Blanchflower, D., Oswald, A., (2008). Is well-being U-shaped over the life cycle? Soc. Sci. Med. 66, 1733–1749. Bruni, L., Stanca, L., (2008). Watching alone: relational goods, television and happiness. J. Econ. Behav. Organ. 65 (3–4), 506–528. Clark, A., (2014). Happiness, habits and high rank: comparisons in economic and social life. In: Bartolini, S., Bruni, L., Porta, P. (Eds.), Policies for Happiness. Oxford University Press (forthcoming). Clark, A.E., Georgellis, Y., (2013). Back to baseline in Britain: adaptation in the British Household Panel Survey. Economica 80, 496–512. Clark, A., Frijters, P., M.A., S., (2008). Relative income, happiness and utility: an explanation for the Easterlin paradox and other puzzles. J. Econ. Lit. 46 (1), 95–144. Deaton, A., (2008). Income, health, and well-being around the world: evidence from the Gallup World Poll. J. Econ. Perspect. 53–72. Di Tella, R., MacCulloch, R., (2008). Gross national happiness as an answer to the Easterlin paradox? J. Dev. Econ. 86 (1), 22–42. Di Tella, R., MacCulloch, R., Oswald, A., (2001). Preferences over inflation and unemployment:
evidence from surveys of happiness. Am. Econ. Rev. 91 (1), 335–341. Di Tella, R., Haisken-De New, J., MacCulloch, R., (2010). Happiness adaptation to income and to status in an individual panel. J. Econ. Behav. Organ. 76, 834–852. Diener, E., Tov, W., (2012). National accounts of well-being. Handbook of Social Indicators and Quality of Life Research. Springer, p. 137–157. Diener, E., Sandvik, E., Seidlitz, L., Diener, M., (1993). The relationship between income and subjective well-being: relative or absolute? Soc. Indic. Res. 28, 195–223. Dolan, P., Peasgood, T., White, M., (2008). Do we really know what makes us happy? A review of the economic literature on the factors associated with subjective well-being. J. Econ. Psychol. 29, 94–122. Duesenberry, J., (1949). Income, Savings and the Theory of Consumer Behaviour. Harvard University Press, Cambridge, MA. Easterlin, R.A., (1974). Does economic growth improve the human lot? Some empirical evidence. In: David, P.A., Reder, M. (Eds.), Nations and Households in Economic Growth. Academic Press, Palo Alto, New York, p. 89–125. Easterlin, R.A., Angelescu, L., (2009). Happiness and growth the world over: time series evidence on the happiness–income paradox. IZA Discussion Papers 4060. Institute for the Study of Labor (IZA). Easterlin, R.A.,McVey, L.A., Switek,M., Sawangfa, O., Zweig, J.S., (2010). The happiness–income paradox revisited. Proc. Natl. Acad. Sci. 107, 1–6 (http://www.pnas.org/content/early/ 2010/12/08/1015962107.full.pdf+html). Falk, A., Knell,M., 2004. Choosing the joneses: endogenous goals and reference standards. Scand. J. Econ. 106 (3), 417–435. Ferrer-i Carbonell, A., 2005. Income and well-being: an empirical analysis of the comparison income effect. J. Public Econ. 89 (5–6), 997–1019. Ferrer-i Carbonell, A., Frijters, P., 2004. How important is methodology for the estimates of the
56
determinants of happiness? Econ. J. 114 (497), 641–659. Frederick, S., Loewenstein, G., (1999). Hedonic adaptation. In: Kanheman, D., Diener, E. (Eds.), The Foundations of Hedonic Psychology. Russel Sage. Frey, B., Stutzer, A., (2002). What can economists learn from happiness research? J. Econ. Lit. 40, 402–435. Helliwell, J., (2001). Social capital, the economy and wellbeing. The Review of Economic Performance: The Longest Decade: Canada in the 1990s. Centre for the Study of Living Standards, Ottawa, Canada. Helliwell, J., (2006). Well-being, social capital and public policy: what's new? Econ. J. 116, 34–45. Helliwell, J., (2011). Institutions as enablers of wellbeing: the Singapore prison case study. Int. J. Well-being 1, 255–265. http://dx.doi.org/10.5502/ijw.v1i2.7. Helliwell, J.F., Putnam, R.D., (2004). The social context of well-being. Philos. Trans. R. Soc. Lond. Ser. Biol. Sci. 359, 1435–1446. Hirsch, F., (1976). Social Limits to Growth. Harvard University Press, Cambridge, Mass. Inglehart, R.F., (2010). Faith and freedom: traditional and modern ways to happiness, in International differences in well-being. In: Diener, E., Kahneman, D., Helliwell, J. (Eds.), Oxford University Press, chapter 12, 2010, p. 351–397. Kahneman, D., Krueger, A., (2006). Developments in the measurement of subjective wellbeing. J. Econ. Perspect. 20, 3–24. Kahneman, D., Krueger, A.B., Schkade, D., Schwarz, N., Stone, A., (2004). Toward national well-being accounts. Am. Econ. Rev. 429–434. Knack, S., Keefer, P., (1997). Does social capital have an economic payoff? A cross-country investigation. Q. J. Econ. 112, 1251–1288. Layard, R., 2005. Happiness: Lessons From a New Science. New York: Penguin. Layard, R., Mayraz, G., Nickell, S., (2009). Does Relative Income Matter? Are the Critics Right?
SOEPpapers on Multidisciplinary Panel Data Research 210. The German Socio-Economic Panel (SOEP), DIW Berlin. Lim, C., Putnam, R., (2009). Praying alone is no fun: religion, social networks and subjective well-being. Mimeo. Meadows, D.H., Meadows, D.L., Randers, J., Behrens, W.W., (1972). The Limits to Growth. New York: Universe Books. OECD, (2001). The evidence on social capital. The Well-being of Nations: The Role of Human and Social Capital. OECD, Paris, p. 39–63. OECD, (2011). How's life? Measuring Well-being. Polanyi, K., (1968). The Great Transformation. Boston: Beacon. Powdthavee, N., (2010). The Happiness Equation: The Surprising Economics of Our Most Valuable Asset. Icon Books, London. Putnam, R., (2000). Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community. Simon and Schuster. Putnam, R., Leonardi, L., Nanetti, R., (1993). Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy. Princeton, New Jersey: Princeton University Press. Rogers, S., Halstead, J., Gardner, K., Carlson, C., (2010). Examining walkability and social capital as indicators of quality of life at themunicipal and neighborhood scales. Appl. Res. qual. life http://dx.doi.org/10.1007/s11482-010-9132-4. Roth, F., (2009). Does too much trust hamper economic growth? Kyklos 62, 103–128. Sacks, D.W., Stevenson, B., Wolfers, J., (2010). Subjective well-being, income, economic development and growth. NBER Working Papers 16441. National Bureau of Economic Research, Inc. Schafer, J., (1997). Analysis of Incomplete Multivariate Data. Chapman and Hall/CRC, CRC Press Company. Schafer, J., (1999). NORM: multiple imputation of incomplete multivariate data under a normal model. Technical Report. Version 2.
57
Schimmack, U., Krause, P., Wagner, G., Schupp, J., (2010). Stability and change of wellbeing: an experimentally enhanced latent state-trait-error analysis. Soc. Indic. Res. 95, 19–31. Schneider, L., Schimmack, U., (2009). Self-informant agreement in well-being ratings: a meta-analysis. Soc. Indic. Res. 94, 363–376. Schwarz, N., Strack, F., (1999). Reports of subjective well-being: judgmental processes and their methodological implications. In: Kahneman, D., E.D., Schwarz, N. (Eds.), Wellbeing: The Foundations of Hedonist Psychology. New York: Russell Sage Foundation. Stevenson, B., Wolfers, J., (2008). Economic growth and subjective well-being: reassessing the Easterlin paradox. NBERWorking Papers 14282. National Bureau of Economic Research, Inc. Stiglitz, J., Sen, A., Fitoussi, J., (2009). Report by the commission on themeasurement of economic performance and social progress. http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/en/index.htm. Stutzer, A., (2004). The role of income aspirations in individual happiness. J. Econ. Behav. Organ. 54 (1), 89–109. Stutzer, A., Frey, B., (2012). Recent developments in the economics of happiness: a selective overview. Recent Developments in the Economics of Happiness: A Selective Overview. IZA Discussion Paper. Van Reekum, C., Urry, H., Johnstone, T., Thurow, M., Frye, C., Jackson, C., Schaefer, H., Alexander, A., Davidson, R., (2007). Individual differences in amygdala and ventromedial prefrontal cortex activity are associated with evaluation speed and psychological well-being. J. Cogn. Neurosci. 19, 237–248. Veblen, T., (1899). The Theory of the Leisure Class. New York: MacMillan. Vemuri, A.W., Costanza, R., (2006). The role of human, social, built, and natural capital in explaining life satisfaction at the country level: toward a National Well-being Index (NWI). Ecol. Econ. 58, 119–133.
Wanous, J., Hudy,M., (2001). Single-itemreliability: a replication and extension. Organ. Res. Methods 4, 361–375.
Zak, P., Knack, S., (2001). Trust and growth. Econ. J.
295–321.
58
À propos des auteurs
Stefano Bartolini est professeur d’économie politique et sociale à la faculté de Sienne et Lauréat du prix UNESCO Stein Rokkan pour les sciences sociales. Bartolini pointe le paradoxe d’une « société de l’avoir » dans laquelle l’accès aux biens de consommation est supposé nous rendre heureux alors même qu’il détériore sensiblement le lien social. Sans pour autant promouvoir la décroissance, Bartolini prône « la qualité de l’expérience relationnelle » afin de réconcilier croissance et bien-être, en s’appuyant sur un ensemble de propositions issues d’expériences encourageantes relatives aux domaines tels que l’éducation, la santé ou encore la politique de la ville.
Francesco Sarracino est économiste à Statec,
l’office des statistiques du Luxembourg, et un
membre associé du réseau scientifique du
laboratoire de Recherche en comparaisons
sociales, à la Higher School of Economics en
Russie. Son travail consiste à identifier les
politiques pour mettre la croissance
économique compatible avec le bien-être des
individus et le développement durable. Ses
recherches se concentrent sur les pays
développés et se basent sur des analyses infra et
internationales.
Summary
What predicts the evolution over time of
subjective well-being? We correlate the trends
of subjective well-being with the trends of
social capital and/or GDP. We find that in the
long and the medium run social capital largely
predicts the trends of subjective well-being. In
the short-term this relationship weakens.
Indeed, in the short run, changes in social
capital predict a much smaller portion of the
changes in subjective well-being than over
longer periods. GDP follows a reverse path,
thus confirming the Easterlin paradox: in the
short run GDP is more positively correlated to
well-being than in the medium-term, while in
the long run this correlation vanishes.
59
Neil Thin
Sociologie positive et empathie
appréciative : Histoire et perspectives1
Traduit de l’anglais par Charles Sellen
RÉSUMÉ
Cet article explore les contributions de la
sociologie (et des disciplines voisines telles que
l’anthropologie, les politiques publiques et les
études culturelles) aux travaux de recherche sur
le bien-être depuis les Lumières jusqu’à ce jour.
Les penseurs avant le 20e siècle, dont les
œuvres ont posé les bases des sciences sociales,
prenaient le thème du bonheur au sérieux,
comme un enjeu central de leurs recherches.
Au cours du siècle dernier, les sociologues ont
réalisé d’importantes contributions pour
comprendre le bonheur, bien que l’absence de
cette thématique des manuels, des
encyclopédies et des colloques suggère qu’elle
n’a jamais été centrale dans les courants
dominants. Le rôle de la sociologie dans les
recherches sur le bonheur pourrait être
considérablement renforcé à travers des
approches plus systématiques et explicites, en
particulier suivant des méthodes qualitatives.
Celles-ci se développeront sans doute
prochainement, à mesure que la discipline
converge avec les autres sciences sociales
(notamment la psychologie et l’économie) qui
ont déjà réalisé de grands progrès en
convainquant le grand public et les
responsables politiques qu’un sujet aussi
évanescent que le bonheur puisse être analysé
et évalué d’une manière à la fois éclairante et
scientifiquement robuste. Une focale bonheur
(« happiness lens ») est souhaitable si l’objectif
1 Cet article est paru en 2014 sous le titre « Positive Sociology and Appreciative Empathy: History and
est de renforcer les contributions de la
sociologie à la compréhension et à l’essor de
sociétés harmonieuses et de vies épanouies.
Cette focale pourrait compléter l’approche «
pathologiste » avec une certaine « positivité »,
elle insisterait sur les efforts emprunts
d’empathie pour respecter la subjectivité du
moi, et viendrait promouvoir le holisme et
l’analyse du cycle de vie.
MOTS-CLÉS
Bonheur, Bien-être, Progrès social, Empathie,
Subjectivité, Positivité, Sciences sociales.
1. POSITIVITE, BIENS SOCIAUX ET
BONHEUR SOCIAL
Parmi les chercheurs intéressés par les
dimensions sociales du bonheur, il est devenu
conventionnel ces dernières années de déplorer
la faible contribution que les sociologues ont
faite à l’étude du bonheur (Schuessler et Fisher,
1985; Abbott, 2006; Haller et Hadler, 2006;
Kosaka, 2006; Veenhoven, 2008; Stebbins,
2009; Kroll, 2011; Bartram, 2012). Ces
complaintes sont compréhensibles mais pas
entièrement justifiées sans apporter davantage
d’éclaircissements. La sociologie en général a
certainement semblé réfractaire à faire du
bonheur (ou des concepts connexes comme le
bien-être, l’épanouissement et la qualité de vie)
une thématique majeure et transverse, pas
même un sous-domaine de spécialisation. Par
contraste avec la psychologie, l’économie et la
philosophie, les autres sciences humaines et
sociales ont fait un écho limité à l’engouement
public croissant pour les sciences du bonheur.
La sociologie qualitative (comprise au sens
large pour inclure l’anthropologie
socioculturelle et les études culturelles) s’est
Prospects » dans la revue Sociological Research Online, 19 (2) 5
60
montrée particulièrement silencieuse sur le
sujet du bonheur.
1Dans les premières analyses systématiques des
contributions de l’anthropologie aux études sur
le bonheur, nous avons affirmé (Thin, 2005)
que le romantisme et le relativisme moral
partisan (anti-moderne ou anti-occidental,
mais favorable à tous les autres courants
culturels) a inhibé le développement de toute
focale systématique sur le bonheur dans
l’anthropologie du 20e siècle. Dans une
résurgence d’intérêt toute récente, quatre
revues de littérature anthropologiques sur le
bonheur se sont rapidement succédées (Corsin
Jimenez, 2008; Mathews et Izquierdo, 2008;
Berthon, 2009; Selin et Davey, 2012), mais de
même qu’en sociologie, il reste un long chemin
à parcourir avant que ne soit acceptée dans le
milieu académique l’attention systématique à
une expérience de vie positive.
Peu de temps après, Veenhoven (2006) a
proposé d’appliquer cette même critique à la
sociologie. On pourrait raisonnablement
s’attendre à ce que l’anthropologie ait
davantage de choses à dire sur le bonheur que
la sociologie : bien que ces deux disciplines
aient émergé de critiques déclinistes des maux
de la modernité, de nombreux anthropologues
étaient motivés plus positivement pour
explorer le bonheur dans des contextes non
occidentaux et préindustriels. Pourtant
l’examen anthropologique sérieux du bonheur
n’a jamais émergé au 20e siècle et, malgré sa
critique des carences de la sociologie du
bonheur, Veenhoven a aussi prétendu que « les
recherches sur la qualité de vie ont grandement
bénéficié de la discipline sociologique »,
soulignant sa prééminence dans les travaux sur
les indicateurs sociaux et dans les études sur le
vieillissement épanoui, la psychologie du bien-
être, la santé (Veenhoven, 2007, p.54). Le
facteur clivant semble se trouver entre d’une
part la sociologie quantitative (qui a apporté de
nombreuses contributions explicites aux
travaux sur le bonheur et la qualité de vie tout
au long du 20e siècle) et d’autre part la
sociologie qualitative (ethnographique,
narrative, interprétative, analytique) et
l’anthropologie, dont les contributions furent
plus sporadiques et moins explicites. Depuis les
années 1930, les sociologues quantitativistes
occupent la place centrale du mouvement des
indicateurs sociaux, qui en dépit de biais
pathologiques initiaux a été au cœur de
l’expansion contemporaine de la science du
bonheur.
On peut présumer que tous les sociologues
s’accorderaient à espérer que leur discipline
contribue au bonheur et au progrès social. En
dépit de débats au long cours sur la promotion
wébérienne d’une science sociale libérée des
jugements de valeur, on s’attend en général à ce
que les sociologues aient des valeurs et soient
socialement progressistes. Selon une définition
récente : « pour le sociologue humaniste, la
sociologie est l’étude des moyens de rendre le
monde meilleur. Le fondement clé est que les
gens comptent » (Du Bois et Wright, 2002, p.5).
Ces auteurs affirment que la valeur centrale
vers laquelle la sociologie devrait orienter ses
efforts est « le bien-être humain […] ce qui est
bon pour les gens » (p.32). Même les
sociologues qui ne pensent pas leurs travaux en
termes « humanistes » conviendraient
sûrement qu’il est important pour la sociologie
d’apporter une forme de contribution à la
compréhension et à la promotion du progrès. Et
si « les gens comptent » véritablement, ils
importent non seulement comme objets
d’interrogation mais aussi (et surtout) comme
des agents expérimentateurs subjectifs et des
évaluateurs de leurs propres conditions de vie.
Pourtant le bonheur, ou plus généralement le
bien-être, semble être traité dans la plupart des
écrits sociologiques ayant des implications
politiques comme un sujet « de bon sens » ne
méritant pas l’attention critique minutieuse
dont bénéficient d’autres sujets (Bartram, 2012,
p.16-17).
61
La plupart des sociologues conviendraient sans
doute que l’approche pathologiste a prédominé
jusqu’ici dans la culture de la sociologie
moderne2. La manière standardisée d’être «
progressiste » en tant que sociologue est de
souligner la souffrance et les vicissitudes
sociales en espérant les alléger. Cette démarche
pathologiste est bien sûr d’une importance
vitale et bien intentionnée, et elle peut dessiner
un chemin pour aider les gens à vivre
adéquatement dans des sociétés décentes. Mais
il y a des différences notables entre les
standards minimaux et une qualité sociale
véritablement bonne ; si nous souhaitons
développer de meilleures sociétés, nous devons
apprendre autant des bons exemples que des
mauvais. Ainsi qu’Orwell l’écrivit dans son essai
Why Socialists Don’t believe in Fun [Pourquoi
les socialistes ne croient pas au divertissement]
(1943), « l’incapacité de l’humanité à imaginer
le bonheur sauf sous la forme du soulagement,
soit des efforts soit des douleurs, pose aux
Socialistes un sérieux problème ».
Afin de poursuivre des objectifs fortement
positifs, ou non minimalistes, la recherche
socialement « positive » prend en considération
les biens sociaux et la construction sociale du
bonheur. Une attention systématique à la
compréhension et à la promotion des biens
sociaux (c’est-à-dire des qualités désirables
d’une société véritablement bonne) demeure
assez rare en sociologie et dans les politiques
sociales appliquées. La recherche sociologique
qui n’est pas neutre dans ses aspects descriptifs
ou analytiques a eu tendance à étudier
comment les processus sociaux et les
institutions inhibent le bonheur. La sociologie,
les disciplines abordant les politiques sociales
ou le travail social, ainsi que l’anthropologie
culturelle ont toutes été réticentes à développer
2 Le lecteur qui douterait de cela peut regarder quelques
textes introductifs à la discipline, les résumés des thèmes de recherche des universitaires, ainsi que les listes de lecture communiquées aux étudiants, afin de mesurer non seulement la prépondérance de
l’analyse systématique de la manière dont la
société rend le bonheur possible (Thin, 2012, p.
8-9). La planification et la prise de décisions à
portée sociale ont été conduites à l’échelle
mondiale largement en l’absence de critères
positifs de progrès social, et par conséquent
sans un éventail transparent de critères pour
fixer des objectifs, justifier des plans, ou évaluer
des réussites (Herrmann, 2007; Thin, 2002).
Depuis les années 1990, la croissance rapide du
mouvement de « psychologie positive » et
l’émergence concomitante d’une communauté
académique du bonheur ont été strictement
confinés aux disciplines de la psychologie, de
l’économie et (dans une moindre mesure) aux
sciences de gestion et d’organisation. Etant
donné l’essor rapide de l’attention portée au
bien-être et aux biens sociaux positifs dans les
médias, les politiques publiques et même la
comptabilité nationale, il apparaît inévitable
que les autres sciences sociales tracent à leur
tour leurs propres voies pour s’intéresser «
positivement » à la facilitation sociétale du
bien-être.
Dans la rubrique « Qu’est-ce que la sociologie ?
», le site Internet de la British Sociological
Association [URL] indique dans la première
phrase que : « la sociologie est l’étude de la
manière dont la société est organisée et de la
manière dont nous faisons l’expérience de la vie
» [souligné par nous]. Ce propos est chargé de
promesses pour la promotion d’une empathie
humaniste. Cependant, dès les premières lignes
le texte mentionne la pauvreté, la criminalité,
les paniques morales, la déviance et le
comportement antisocial comme des exemples
indicatifs des phénomènes sociaux pris en
considération. Cela donne l’impression d’une
inquiétude plutôt qu’une empathie
thématiques manifestement pathologiques comme la criminalité, la pauvreté, l’exclusion sociale, mais également la manière dont des enjeux potentiellement positifs – comme le pouvoir, le genre, l’éducation, la santé, la santé mentale, la vie familiale – tendent à être traités sous un angle pathologique
62
appréciative et ouverte. Par contraste,
l’American Sociological Association affiche une
page « Qu’est-ce que la sociologie ? » qui évite
scrupuleusement toute allusion à des
pathologies sociales et sa ligne de conduite
nous informe que la mission de l’ASA est de «
servir le bien public ». Là encore cela appelle la
positivité de manière prometteuse. Pourtant, la
description de l’ASA [URL] n’inclut aucune
mention d’aucun intérêt sur la manière dont les
gens se sentent ou comment ils évaluent leurs
vies et leurs sociétés. Cela confirme la
perception de nombreux sociologues que
l’expérience émotionnelle a été laissée
orpheline d’une théorie sociologique
(Hochschild, 1964, p.280; Williams et
Bendelow, 1998: xv). Quel espoir y aurait-on de
comprendre le bien public si l’on n’explore pas
systématiquement les sentiments et les
perceptions de la population ?
Comprendre ces deux tendances – la
prédominance du pathologisme et l’étonnante
négligence du point de vue des gens eux-
mêmes sur leurs expériences – fournit la clé
pour comprendre pourquoi si peu de
sociologues trouvent un intérêt académique
explicite dans l’étude du bonheur. Nous devons
par conséquent explorer les voies suivant
lesquelles, sans perdre les bénéfices importants
du regard pathologiste et de l’objectivité
scientifique, les sociologues pourraient aussi
englober la positivité et l’empathie
appréciative.
2. SOCIOLOGIE POSITIVE ET BONHEUR
SOCIAL
Que pourrions-nous donc inclure dans une
approche de « sociologie positive » ? Il y a eu
deux sortes très différentes de propositions
pour une nouvelle « sociologie positive » ces
dernières années. En premier lieu, Liu a invité
la discipline à devenir plus positive, dans le sens
d’un optimisme confiant sur la capacité de la
discipline à formuler des explications et des
prédictions pertinentes (Liu, 1996). Devançant
les assertions formelles du mouvement de «
psychologie positive », Liu n’a pas mentionné
l’orientation de cette science positiviste
revitalisée vers l’étude du bonheur. Elle confère
au terme « positif » la signification d’une
confiance dans les apports factuels à la
connaissance, comme dans l’ouvrage Cours de
philosophie positive (1853/2000) d’Auguste
Comte. En bref, elle défend un retour au sens
de « positif » tel que Comte l’a fait connaître,
plutôt que dans le sens d’un bonheur, dont
Comte prétendait qu’il était la finalité de cette
science positiviste.
En 2009, Stebbins a lancé un appel en faveur de
la sociologie positive depuis la sociologie du
loisir, en se basant explicitement sur
l’inspiration du mouvement de psychologie
positive et définissant la nouvelle sous-
discipline qu’il propose comme « l’étude de ce
que les gens font pour organiser leurs vies de
telle manière que celles-ci deviennent, en
concomitance, fortement gratifiantes,
satisfaisantes et épanouissantes (2009:xi). Cette
signification nouvelle du terme « positive »,
post-1900, renvoie aux « biens » : les aptitudes,
les processus sociaux, ou les choses qui nous
sont bénéfiques. Le bonheur n’est pas le seul de
ces biens. Il peut y avoir une valeur intrinsèque
des « biens irréductiblement sociaux » tels que
la justice, la paix, la sagesse collective et la
solidarité (Taylor, 1990/1995). Si la sociologie
positive devient à la mode, il est probable
qu’émergent des travaux plus systématiques sur
les biens communs essentiels, qui ne réduisent
pas ceux-ci à leur rôle instrumental de
facilitation du bonheur. Mais tous contribuent
en effet au bonheur, et l’étude de la facilitation
sociale du bonheur est un point de départ
idoine pour commencer à promouvoir la
sociologie positive. Stebbins appuie
explicitement son effort pionnier en
complément à l’approche « principalement
centrée sur les problèmes » de la sociologie «
dominante » (2009:xi).
63
2.3 Nous entendons ici démontrer que, bien que
les contributions explicites de la sociologie au
bonheur et les travaux sur la qualité sociale ont
été jusqu’à présent principalement «
positivistes » (fondés sur des enquêtes chiffrées
et auto-administrées sur le bonheur, la
satisfaction globale de sa vie [life satisfaction],
et la satisfaction dans chacun des
compartiments concrets de la vie [domain
satisfaction]), la nouvelle sociologie positive
devra impérativement promouvoir les
approches qualitatives et interprétatives de la
positivité. La sociologie positive met
particulièrement l’emphase soit sur les biens
sociaux (c’est-à-dire sur les bonnes qualités
sociales) soit sur le bonheur, ou sur les deux à
la fois. La sociologie focalisée sur les méfaits ne
peut être qualifiée de « positive » suivant cette
définition, bien que cela n’implique pas bien
entendu que la recherche sur les pathologies
sociales ne soit pas vitale pour faciliter le
progrès social.
Cet article se focalise sur la recherche
sociologique sur le bonheur. Pour définir cela,
il nous faut combiner deux éléments : une
focale sociologique et une focale liée au
bonheur. La focale sociologique suppose de
porter attention aux contextes socioculturels –
comment les institutions, les relations, les
codes culturels, et l’apprentissage social
influence le bonheur ou facilite l’expérience ou
la compréhension du bonheur. Il s’agit là d’un
prérequis minimum, et en ce sens il n’est pas
nécessaire d’être sociologue pour adopter une
perspective sociologique. Une définition plus
ambitieuse insisterait sur l’application explicite
de la théorie sociologique, par exemple en
employant les concepts durkheimiens de
solidarité, ou les concepts marxistes de classe
ou d’aliénation dans l’analyse des facteurs
sociaux affectant le bonheur.
Le « bonheur » a acquis une signification
foncièrement psychologique liée au bien-être
subjectif, englobant l’expérience de bons
sentiments aussi bien qu’une autoévaluation
réflexive ou « cognitive » de la vie d’un individu,
prise dans son ensemble. De nombreux
chercheurs sur le bonheur avancent également
que leurs travaux prennent en compte
largement les bienfaits de la vie, dont les
expériences psychologiques positives et les
autoévaluations ne forment qu’une partie. Pour
cette compréhension élargie, les mots de «
bien-être » ou « épanouissement » sont moins
susceptibles de porter à confusion. Il convient
de distinguer quatre aspects de la « focale
bonheur » : positivité, respect pour la
subjectivité, holisme, et perspective de vie (ces
quatre qualités ensemble résultant idéalement
en une cinquième, appelée « transparence
éthique ») (Thin, 2012). Parmi celles-ci, les deux
premières sont les prérequis minimaux de base,
et les deux suivants pourraient être vue comme
des ajouts plus ambitieux. La totalité de ces
facettes du bonheur sont en quelque sorte
socialement construits et par conséquent
deviennent des sujets appropriés pour
l’enquête sociale (Baltatescu, 1998). Même les
sentiments qui sont vécus dans l’intimité et « à
l’état brut » sont compris et communiqués
suivant des manières apprises d’autres
personnes et de répertoires culturels.
La matrice présentée dans le tableau 1 est
proposée en guise d’outil analytique simplifié
pour appréhender la variété des engagements
et intersections entre la sociologie et les études
sur le bonheur. La « sociologie positive » tout
entière ne se focalise pas sur le bonheur,
puisqu’il est possible d’analyser les biens
sociaux sans prendre en compte la dimension
subjective. De plus, une large part de la
recherche sociologique porte sur une
subjectivité principalement pathologique, avec
un fort biais relatant des expériences pénibles.
La sociologie du bonheur s’intéresse à
l’expérience subjective des biens sociaux. Par
exemple, une enquête simple sur les aspects
sociaux de la satisfaction au travail pourrait
rendre compte de la plus modeste diversité de
la sociologie du bonheur, dans la mesure où elle
64
impliquerait d’explorer la subjectivité positive
en se référant au contexte socioculturel. Une
approche pleinement « maximaliste »
supposerait une recherche plus sophistiquée,
peut-être en appliquant les théories
sociologiques des classes, de l’aliénation, et de
l’identité sociale pour analyser la satisfaction
professionnelle au regard d’autres sphères de la
vie (famille, loisirs…) et au regard du rôle des
codes/facteurs culturels dans les récits de vie
probants/porteurs de sens. Pour certains
objectifs de recherche, l’approche minimaliste
pourra suffire, mais le potentiel entier de la
sociologie positive sera pleinement révélé en
combinant toutes les dimensions de la « focale
bonheur » avec l’application sophistiquée des
théories sociologiques.
Tableau 1. Les différentes approches sociologiques du
bonheur
Le terme « bonheur » ne renvoie pas ici à une
réalité substantielle (nos autoévaluations sont
bien trop élusives et ambiguës pour cela), mais
plutôt aux conversations que nous avons à
propos de la bonté de la vie – pas seulement
l’appréciation des bons sentiments, mais aussi
la justification, l’anticipation, et le partage de
nos évaluations sur la façon dont les gens
mènent une vie bonne (en suivant une logique
prudentielle à leur égard). Les conversations
sur le bonheur facilitent ce qui peut être appelé
l’empathie appréciative : elles nous rendent «
appréciatifs » en dirigeant notre attention vers
la positivité (en portant un intérêt systématique
aux biens sociaux et au progrès social) et nous
rendent « empathiques » en nous conduisant à
porter attention à la subjectivité personnelle
d’autrui (Thin, 2012:xiv).
Dans la recherche sociale, le bonheur importe
de manière descriptive (il s’agit d’une
thématique centrale dans la compréhension
quotidienne des différences entre les gens et les
expériences). De manière analytique, il importe
également car le bonheur et sa poursuite sont
des causes importantes et des résultats des
processus sociaux. Il importe enfin de manière
évaluative, car il est central (mais pas toujours
explicite) à la justification des façons de faire
des choses et à l’évaluation de la manière dont
les choses vont. Si la recherche sociale est
inadéquate lorsqu’elle est dépourvue d’analyse
du bonheur, l’inverse est également vrai : les
chercheurs spécialisés sur le bonheur dans
d’autres disciplines devraient prendre en
compte la manière dont le bonheur est
socialement construit. Le bonheur est facilité,
exprimé, poursuivi, et inhibé dans des
contextes socioculturels particuliers. La
recherche sur le bonheur requiert la
participation de toute la gamme des sciences
sociales. En un mot, la sociologie et les travaux
de recherche sur le bonheur ont besoin l’un de
l’autre.
Il semble que les études systématiques de la
facilitation sociale du bonheur pourraient
clairement jouer un rôle clé dans la sociologie.
Tous les êtres humains dépendent largement
de la société pour atteindre le bonheur : depuis
les premières enquêtes sur le bonheur, les
bonnes connections sociales ont régulièrement
Matrice d’analyse des approches sociologiques du bonheur
Focale bonheur minimale Focale bonheur maximale
Focale sociologique
minimale
Analyse de la subjectivité
positive en référence au contexte
socioculturel (par exemple
comment la famille et les amis
influencent la satisfaction
professionnelle ?)
Analyse holistique de la
subjectivité positive et dans une
perspective de vie, en référence
au contexte socioculturel (par
exemple comment les interactions
entre les satisfactions
professionnelle et relationnelle
sont-elles modulées par
l’appartenance de classe et les
conceptions culturelles du
travail ?)
Focale sociologique
maximale
Recours explicite à la théorie
sociologique pour explorer la
subjectivité positive (par exemple
comment la recherche sur les
dimensions sociales de la
satisfaction professionnelle enrichit
nos théories des relations de
classes ?)
Recours explicite à la théorie
sociologique pour analyser de
manière holistique la
subjectivité positive et dans une
perspective de vie (par exemple
dans quelle mesure les expériences
d’aliénation ou d’implication au
travail modifient-elles le sens de
l’identité de classe ? Comment ces
expériences interagissent-elles
avec les récits de vie et avec la
qualité de la vie de famille ?)
65
été prééminentes parmi les facteurs corrélés au
bonheur auto-déclaré (Maddox, 1982, p.78;
Ferriss, 2010:xiv). De plus, notre expérience et
notre compréhension du bonheur sont
socialement construites. Le bonheur est
intellectuellement inconcevable, sans parler de
savoir si l’on est heureux ou non, en dehors des
récits sur le bonheur transmis par la culture, et
des relations sociales qui nous permettent
d’exprimer ce bonheur et d’en faire l’expérience
intersubjective.
Il est aisé de rapporter des lieux communs
plausibles pour expliquer comment la société
permet l’épanouissement humain. En pratique,
cependant, nous nous laissons guider par des
théories populaires souvent implicites à propos
de la société et du bonheur, qu’il conviendrait
de corriger au moyen de recherches
empiriques. La sociologie et l’anthropologie du
XXe siècle se sont développées à l’encontre de
théories populaires triomphantes à propos des
vertus de la modernité occidentale. De nos
jours, il apparaît que les sociétés modernes, en
particulier celles qui autorisent une ample
liberté, la paix, la démocratie, et le respect des
choix individuels, ont de facto rendu possible le
bonheur dans des proportions saisissantes, au
moins si l’on s’en réfère aux auto-déclarations
mesurées (Helliwell et Want, 2012; Diener et al,
2013). La sociologie « pessimiste » et
l’anthropologie « romantique » sont à cet égard
assez mal préparées pour appréhender
l’actuelle vague globale d’autoévaluations
enthousiastes issues des sociétés se
modernisant : « Durkheim pensait que la dé-
modernisation restaurerait le bonheur.
Pourtant les données suggèrent plutôt que les
gens sont plus heureux dans les sociétés
modernes » (Glatzer, 2000, p.504). La
reconnaissance du progrès social, sans parler de
son analyse systématique, n’a clairement pas
été prééminente dans la sociologie depuis le
XIXe siècle (Best, 2001; Thin, 2002).
3. LA POSITIVITE SOCIALE AVANT LE XXE
SIECLE
Aucun des textes fondateurs de la sociologie
datant du XIXe siècle n’a omis de placer le
bonheur au centre des préoccupations. En 1824,
William Thompson a initié le mouvement en
publiant Une enquête sur les principes de la
répartition des richesses la plus propice au
bonheur humain [An Inquiry into the
Principles of the Distribution of Wealth Most
Conducive to Human Happiness]. Dans cette
redoutable critique socialiste du capitalisme
qui ouvrait la voie à la théorie marxiste de la
valeur par le travail, Thompson proposait que
les « amis des classes industrieuses »
développent une « nouvelle science et un art de
créer de la joie », se déclarant lui-même
explicitement un adepte de la philosophie
utilitariste de Mill et Bentham. Auguste Comte,
inventeur des termes de « sociologie » et de «
positivisme », entendait faire du positivisme la
science qui promouvrait le bonheur – un fait
qui fut ensuite plus ou moins écarté de l’histoire
des sciences sociales (Plé, 2000, p.427).
Dès les premières années des Lumières, des
spéculations théoriques ont eu lieu à propos de
la possibilité de quantifier le bonheur. Cela
résulterait à notre époque en une domination
des travaux de recherche « numérophiles » sur
le bonheur. En 1726, Francis Hutcheson a tracé
la voie à la philosophie utilitariste avec son
affirmation audacieuse suivant laquelle la
morale devrait conduire au « plus grand
bonheur du plus grand nombre de personnes ».
Bayes, le mathématicien à l’esprit théologique,
dont on se souvient aujourd’hui comme un
fondateur clé des statistiques modernes, publia
en 1731 son traité Bienveillance divine, ou, une
tentative de prouver que la principale finalité
de la divine providence et du gouvernement est
le bonheur de ses créatures. Avant les années
1790, John Sinclair avait publié son Tableau
statistique de l’Ecosse en 21 volumes, dans
lequel il inventait le terme moderne de «
statistiques » et fondait un nouveau système de
66
comptabilité nationale. L’objectif des
statistiques, disait-il, était de déterminer « la
quantité de bonheur » d’une nation dans la
perspectives de son amélioration (Sinclair 1798,
vol 20, p.13).
Lui-même et Malthus, qui observait comment
la croissance de la population pouvait affecter
le bonheur (Malthus, 1798/1826), utilisa le
concept principalement pour rendre compte
des conditions de vie plutôt que pour renvoyer
à la psychologie. Marx, cependant, a développé
une approche plus socio-psychologique. Il a
discuté régulièrement le bonheur et le malheur
dans la plupart de ses œuvres, s’accordant sur
l’idée plutôt abstraite du bonheur comme la
réalisation potentielle par l’humanité de son «
être générique » dont les institutions sociales
nous aliènent souvent. La religion, par exemple,
a offert à ses fidèles seulement un « bonheur
illusoire » devant être opposé à leur « attentes
d’un véritable bonheur » (1844a, Introduction).
Il affirme de manière décisive que « l’activité
consciente et libre est l’essence du genre
humain » et que « l’activité de vie consciente
distingue l’homme de l’activité vitale du règne
animal » (1844b, p.31). Ici, Marx anticipe les
mouvements du « potentiel humain » et de «
l’accomplissement/la réalisation de soi » qui
ont émergé de la psychologie des années 1960
et qui ont conduit au mouvement de
psychologie positive.
L’œuvre de Spencer, Social Statics (1851)
mentionnait dans son sous-titre Les conditions
essentielles au bonheur humain, et faisait plus
de 100 références au bonheur. Plus tard, et de
manière plus optimiste que Marx ou Spencer
quant à l’ingénierie sociale, le texte fondateur
de Lester Ward, Sociologie dynamique
(1883/1911), était fondé entièrement sur des
principes utilitaristes et promouvait la
facilitation sociale du bonheur comme un
aspect fondamental de la discipline. Il faut en
particulier souligner sa vision que l’évolution
naturelle est dépourvue d’objectif, et par
conséquent moins pertinente pour le bonheur
humain qu’une planification sociale
intelligente et orientée.
4. DURKHEIM ET L’AVENEMENT DU
PESSIMISME SOCIAL
Il a souvent été relevé que le bonheur était
central dans l’œuvre de Durkeim (Challenger,
1995, p.165; Vowinckel, 2000; Neves, 2003).
Dans tous ses textes incontournables,
Durkheim analysa les relations entre les forces
sociales et le bonheur. Le premier chapitre du
deuxième livre de La division du travail
(1893/1984) était intitulé : « Le progrès de la
division du travail et du bonheur ». Il s’est
opposé avec force à l’optimisme post-Lumières
: l’augmentation de la productivité et des
conditions de vie améliorées ne se traduisaient
pas automatiquement en un progrès social et
psychologique. Il a établi un scepticisme
antimoderniste qui dominerait la sociologie du
XXe siècle. Pour lui, toute nouvelle forme de
plaisir apporté par la modernité était
susceptible d’être contrebalancé par de
nouvelles formes de souffrance. Recherchant
les preuves irréfutables/tangibles du « bonheur
moyen » des populations, il fit l’erreur simpliste
de supposer que cela pourrait être révélé
comme un fait social par le taux de suicide
(1893/1984, p.192).
Le pessimisme social de Durkheim s’est
renforcé dans Le Suicide (1897), et la graine fut
ainsi plantée pour qu’on associe pendant
longtemps la sociologie avec un scepticisme
antimoderniste et avec un certain déclinisme
en Europe et en Amérique du Nord. Cela étant,
il reconnut tout de même comme un fait social
que la plupart des gens dans le monde semblent
être satisfaits de leurs vies quelles que soient
leurs conditions de vie. En rejoignant Rousseau,
Waitz et leurs semblables dans une admiration
quasi-béate du bonheur supposé des « peuples
primitifs », il a également contribué à la
tradition anthropologique d’observation et de
célébration naïve des formes variées de
67
bonheur que la civilisation était réputée avoir
perdues.
Dans les années 1940, Wright Mills avait déjà
suggéré l’étiquette « Pathologistes sociaux »
pour les sociologues des Etats-Unis : l’enjeu de
la sociologie était d’étudier des « problèmes »
interprétés/perçus comme autant de déviations
d’une normalité vaguement idéalisée comme
stable et rurale (1943, p.165-180). Plus tard, dans
son introduction remarquée à The Sociological
Imagination, Mills prétendit que la pensée
sociologique consistait à rapprocher des
trajectoires biographiques personnelles avec
des enjeux sociaux plus généraux, en faisant
attention aux contextes historiques mouvants.
Pourtant, à au terme de la décennie « qui-n’a-
jamais-été-si-bonne », il prétendit que la
tendance psychologique la plus pertinente était
la confusion se propageant au rythme du
changement social et culturel (1959, p.8). « Le
bien-être », dit-il, se produit lorsque les gens ne
sentent pas leurs valeurs menacées, et était
improbable en cette « époque de difficultés et
d’indifférence » (Mills, 1959, p.11-12). Mills a
rendue ridicule l’idée de conduire des études
sociologiques empiriques du bonheur comme
le proposait Lazarsfeld : les sociologues
devraient interpréter « l’avènement de
l’homme aliéné » et s’ils observaient une
quelconque forme de bonheur ils feraient
mieux de s’inquiéter que des forces sociales ne
les pas transformés en « robots enjoués et
obéissants » (Mills 1959, p.60-171). Le
pessimisme culturel était également promu par
l’œuvre Sane Society de Fromm, qui allait à
l’encontre du nouvel optimisme de l’Europe
d’après-Guerre en affirmant dogmatiquement
que « le monde au milieu du XXe siècle est
mentalement plus malade qu’il ne l’était au
XIXe siècle » (1955, p.102).
Encore aujourd’hui, même lorsqu’ils se
focalisent supposément sur les biens communs,
l’épanouissement, et la « société saine », les
chercheurs en sciences sociales tendent à se
percevoir eux-mêmes comme des « théoriciens
sociaux critiques » qui étudient les maux
sociaux de telle façon qu’ils puissent «
transformer les arrangements sociaux qui
brident l’épanouissement humain » (Cooke
2006, p.7-9). Bien sûr, aucun n’affirmerait en
âme et conscience que la société est en général
mauvaise pour nous. En effet, une faille
importante dans les sciences sociales est
l’optimisme implicite attaché à l’essence
bénéfique/la vertu présupposée des valeurs
culturelles et des relations sociales. Si la science
sociale pathologiste adopte une approche de «
l’hygiène sociale » (partant du principe que le
bonheur provient de l’élimination des maux
sociaux), le revers de la médaille est l’hypothèse
répandue (parmi les adaptativistes
romantiques, les fonctionnalistes, et autres
marxistes) que le mal provient de la perte ou de
l’absence de valeurs culturelles plutôt que de la
face sombre de processus culturels et sociaux
(Edgerton, 1992; Alexander, 2003, p.114-115). Si
la société moderne a promu l’aliénation ou
l’anomie, par exemple, ces concepts impliquent
également que la source des maux n’est pas la
société elle-même mais la perte des
significations et des attaches traditionnelles, et
le détachement entre l’individu et la société qui
en résulte. En effet, lorsque le sociologue positif
Corey Keyes a conçu un ensemble d’indicateurs
de « bien-être social » il a supposé que
l’optimisme à propos de la condition sociale
était un signe de santé mentale,
indépendamment du fait que la société en
question fut bénigne ou non (1998, p.123). De
manière semblable, un très grand nombre
d’études des bienfaits du « capital social » et du
« soutien social » ont tout simplement utilisé
ces concepts vagues pour servir de catégories
pour la bonne société, lorsqu’en fait de
nombreuses sortes de liens sociaux, incluant
des relations apparemment « soutenantes »,
sont clairement néfastes pour la santé et le
bien-être (Putzel, 1997; Pahl, 2003).
Cette sorte de polarisation entre d’un côté les
bonnes choses et de l’autre les mauvaises
68
semble analogue à l’ambiguïté des
environnementalistes, pour qui les «
problématiques environnementales » sont par
essence des pathologies en quête d’un remède,
mais qui traitent également « l’environnement
» (tout comme « la nature ») comme une entité
par essence bénéfique – quelque chose que les
êtres humains seraient bien avisés d’éviter de
perturber. De manière similaire, l’attention des
chercheurs et des militants des sciences
sociales est accaparée par le défi consistant à
comprendre les maux sociaux dans l’optique de
les éradiquer. Mais dès lors que la fracture
sociale et le désengagement sont perçus comme
les problèmes centraux, il est trop facile de s’en
remettre à de naïfs espoirs sur les bienfaits d’un
retour aux biens sociaux qui ont été perdus ou
fragilisés – tels que la solidarité, le capital
social, la culture traditionnelle ou les valeurs
familiales.
Il se fait clairement besoin de critères qui nous
permettraient d’être nuancés et transparents
dans notre évaluation des bienfaits et méfaits
sociaux. Ainsi que Bulmahn l’évoque : « aux
temps de Durkheim et Weber, parler
d’ambivalence de la modernité signifiait mettre
en lumière ses aspects obscurs ; de nos jours
nous devons nous rappeler de ses succès »
(Bulmahn, 2000, p.392). Ce qui se produit, en
pratique, c’est que les bienfaits sociaux sont
laissés-pour-compte tandis que toute
l’attention des universitaires et des praticiens
est consacrée à l’analyse et la lutte contre les
maux. Etrangement, même les sociologues qui
font le choix de catégories à la résonance
positive comme « le plaisir », « le bien-être », «
la santé mentale » ou « le bonheur », ont
tendance à écrire principalement sur les
pathologies et à faire peu de (voire aucun) cas
des recherches contemporaines sur le bonheur.
L’ouvrage de Ferguson, La science du plaisir
(1990) contient trois chapitres portant
ostensiblement sur « le bonheur », mais aucun
d’entre eux ne prend la peine d’analyser ce
concept, ni de mentionner les travaux
académiques sur le sujet, hormis quelques
citations de philosophes antérieurs au XXe
siècle. La promesse d’une approche «
sociologique » semble prendre la forme de
références occasionnelles aux contextes «
capitaliste » et « moderne » dans lesquels ces
philosophes ont produit leurs textes. Les autres
parties du livre sont organisées, étonnamment,
autour des rubriques « amusement », « plaisir »
et « excitation », à charge pour le lecteur de
deviner à tâtons ce que ces termes signifient et
en quoi ils se rapportent au bonheur.
L’ouvrage Handbook of the Sociology of Mental
Health d’Aneshensel et Phelan, en dépit de son
titre, porte « sur les personnes qui souffrent »
et se trouve tellement focalisé sur l’analyse
sociale de la « psychopathologie » que même sa
réédition ignore les tendances récentes
s’appuyant sur des approches « positives » de la
santé mentale (1999/2013, p.13). Cela est vrai
également de l’ouvrage A Sociology of Mental
Health et Illness (2005) de Rogers et Pilgrim,
malgré leur effort manifeste de distinguer les
approches positives et négatives des conditions
mentales. La compilation à orientation
politique de Bradshaw (2002), The Well-being
of Children in the UK, est quasi-exclusivement
focalisée sur la pauvreté, l’injustice et la
souffrance, en dépit de son titre et de
l’illustration de couverture montrant des
enfants souriants (l’édition 2011, cependant,
reflète l’esprit du temps en ajoutant un nouveau
chapitre sur le bonheur). Les 600 pages de
l’ouvrage d’Hermalin, The Well-being of the
Elderly in Asia (2002), ne contiennent aucune
référence au bonheur. Même le livre de Kosaka,
A Sociology of Happiness (2006), est
principalement centré sur des thématiques
comme la souffrance, les inégalités, la violence,
la surveillance intrusive de l’Etat. L’ouvrage de
Sara Ahmed, The Promise of Happiness, est une
parodie presque comique d’un scepticisme
anti-bonheur, dont la mission déclarée est « de
tuer la joie […] afin de faire place à la vie » (2010,
p.20). Quant au livre d’Ehrenreich, Smile or Die
69
(2009), une critique tragicomique et semi-
autobiographique de l’optimisme culturel
nord-américain, il est le chantre de la tradition
pessimiste en sociologie et demeure
probablement la critique la plus largement
citée de la psychologie positive.
5. LA SOCIOLOGIE A LA PREMIERE
PERSONNE DU SINGULIER :
L’HUMANISME INTERPRETATIF
CONTRE LA QUANTIFICATION
POSITIVISTE
Le pessimisme culturel n’est pas propice à
l’étude du bonheur social, mais Mills et Fromm
ont au moins défendu l’idée, héritée de Weber,
que les sociologues devraient s’intéresser
systématiquement à l’expérience individuelle et
à la facilitation sociale de la production de sens.
Ils ont adopté le pessimisme de Durkheim mais
ont résisté à son antipathie pour le
psychologisme et la subjectivité. Malgré
l’attention évidente qu’il porta aux sentiments
personnels dans Le Suicide et dans Formes
élémentaires, élaborées plus avant dans Règles
de la méthode sociologique (1895/1982),
Durkheim a développé une distinction
obsessionnelle et complètement irréaliste entre
la société et les mentalités individuelles. La «
vision de l’intérieur » était donc reléguée aux
psychologues pour une bonne part du XXe
siècle.
Etrangement, un antipsychologisme similaire a
prévalu au sein de l’anthropologie sociale
britannique malgré le fort intérêt de
Malinowski pour la psychologie et ses
exhortations dès le début de son texte
fondateur Les Argonautes du Pacifique
occidental, incitant les anthropologues à
essayer de comprendre le bonheur et les
motivations individuelles (1922, p.25).
L’empathie appréciative interculturelle a, en
théorie, été placée au cœur de l’anthropologie.
On trouvera peu d’étudiants en anthropologie
ou en sociologie d’un quelconque pays qui ne se
sont pas vus encouragés inlassablement à faire
des rapprochements entre leurs enquêtes et
leurs propres expériences de vie. Pourtant
l’analyse explicite des expériences des gens et
des évaluations de vie est si rare dans chacune
des disciplines que cette approche doit être
spécifiée en tant que « anthropologie de
l’expérience », « sociologie phénoménologique
» ou « sociologie positive », comme s’il s’agissait
de sous-disciplines de spécialistes ou
d’approches excentriquement/bizarrement
innovantes.
L’intérêt porté par Weber aux approches
humanistes et interprétatives de l’expérience
subjective représente une autre source
importante d’inspiration pour les chercheurs
en sciences sociales qui rejettent la croyance
irréaliste de Durkheim en la dichotomie entre
sociologie et psychologie. Il a consacré bien
moins d’attention au bonheur que ne le firent
les autres pères fondateurs de la sociologie, et
ses influences sur les perspectives d’une
sociologie du bonheur furent équivoques. Il
contribua à faire en sorte que les sociologues
s’intéressent à la façon dont les facteurs sociaux
et culturels soient intériorisés dans le vécu
personnel, et à l’importance de cette
production de sens intérieure dans l’évolution
des institutions et des comportements. Il est,
par conséquent, une figure centrale dans
l’analyse sociale des valeurs et du sens de la vie,
et à cet égard il peut être vu comme un père
fondateur de la sociologie du bonheur. D’un
autre côté, en insistant sur le fait que la
sociologie elle-même devrait être « indifférente
aux valeurs », il a sans doute dissuadé de
nombreux sociologues d’entreprendre des
travaux incontestablement imprégnés de
valeurs, comme l’observation de la
construction socioculturelle du bonheur. Il a
rejeté l’idée que la science sociale devrait être
édifiée dans l’objectif de promouvoir le progrès
social et le bonheur (Allen, 2004, p.135), et il
légua un solide héritage de pessimisme culturel
quant aux effets de la modernité (Seidman,
1983).
70
La sociologie du XXe siècle a pris un tournant
humaniste et biographique avec la publication
de Thomas et Znaniecki, The Polish Peasant in
Europe et America (1918/1927). Ces auteurs,
cherchant à explorer l’expérience de la société à
travers les récits de vie des individus, se
lamentaient dans leur introduction à propos du
manque tragique/préjudiciable de recherche
systématique sur le bonheur (p.84). Pourtant
dans leur livre, malgré de nombreuses
références passagères/ au bonheur dans les
extraits de lettres personnelles, on ne décèle
aucune tentative d’édifier une analyse
systématique du bonheur. Jusqu’à la fin du
siècle, bien que la recherche biographique ait
fleuri en sociologie et en anthropologie,
l’hypothèse par défaut demeura que les récits
de souffrance et de lutte étaient dignes d’un
plus grand intérêt que ceux relatifs au bonheur
(Bertaux et Kohli, 1984; Grima, 1992).
La sociologie de l’expérience émotionnelle
individuelle décolla véritablement avec le
travail pionnier de Hochschild sur la gestion
des émotions des agents de bord, annonçant
ainsi une nouvelle ère de la sociologie des
émotions (1983). Mais la persistance du
pathologisme est nette dans son œuvre. Plutôt
que d’attirer notre attention sur les
satisfactions et sur les bienfaits personnels et
sociaux de la gestion des émotions, elle l’oriente
sur l’injuste exploitation commerciale et
patriarcale des émotions féminines. Les
sociologues et les anthropologues ont
l’habitude commune d’utiliser la « subjectivité
» comme un synonyme de « souffrance ». Les
textes sociologiques et anthropologiques sur «
l’émotion » et « la subjectivité » cherchent
rarement à brosser des portraits nuancés des
expériences personnelles et des évaluations
provenant de l’intérieur en général ; ils tendent
plutôt à relater des mauvaises expériences et
des évaluations négatives (Barbalet 1998, 2002;
Biehl et al., 2007).
Une large part de la recherche sociale, explicite
et systématique, sur le bonheur a été conduite
sous la forme d’enquêtes quantitatives. Bien
que les travaux empiriques sur ce sujet aient
seulement récemment retenu l’attention des
médias et des gouvernements, les analyses
sociologiques empiriques sur le bonheur
remontent aux années 1920-1930, lorsque des
études sur la satisfaction dans l’emploi (Mayo,
1933/2003) ou le bonheur conjugal (Burgess et
Cottrell, 1939) ont ouvert la voie à de futures
investigations sur la satisfaction de vie. Les
théories de Ward sur le bonheur ont reçu une
abondante couverture sous la forme d’un
chapitre résumé dans le manuel de Park et
Burgess, Introduction to the Science of
Sociology (1921), bien qu’à cette époque l’idée
de mesurer des satisfactions partielles dans les
différents secteurs de la vie ait été à peine
effleurée, sans parler de mesurer le bonheur
global lui-même. L’œuvre de Burgess a inspiré
des travaux postérieurs sur le bonheur conjugal
par Lazarsfeld et Rosenberg dans les années
1940-50, et leur permit d’annoncer avec
confiance qu’il était envisageable de fournir des
mesures fiables du bonheur (Lazarsfeld et
Rosenberg, 1955, p.270-274).
Bien que la sociologie du bonheur ait consisté
seulement en des études occasionnelles de la
satisfaction conjugale ou professionnelle
jusque dans les années 1960, il est possible
d’affirmer que sur les deux rives de l’Atlantique
ce sont les sociologues, davantage que les
psychologues ou les économistes, qui
contribuèrent le plus à établir la science du
bonheur des années 1960 aux années 1990. Aux
Etats-Unis, l’ouvrage de Cantril Pattern of
Human Concerns (1965), devint le texte
inspirateur d’une nouvelle science de la mesure
du bonheur, et fut suivi par la fondation de la
revue Social Indicators par Alex Michalos en
1974, la publication par Campbell, Converse et
Rogers de The Quality of American Life (1976)
et par Andrews et Withey de Social Indicators
of Well-Being (1976) qui confirmèrent la
crédibilité d’une démarche scientifique de
mesure du bonheur déjà mature. Le bonheur et
71
la satisfaction sectorielle devinrent des
thématiques clefs au sein du mouvement des «
indicateurs sociaux » (Carley, 1981; Johnson et
Carley, 1981), prêtant un degré de positivité à un
ensemble de préoccupations par ailleurs
fortement teintées de pathologisme. C’est aussi
dans les années 1970 que les travaux
sociologiques investiguèrent les
problématiques de la classe, de la race, du
mariage, et du travail sous l’angle du bonheur
et de la satisfaction de vie (Glenn et Weaver
1979, 1981; Witt et al. 1980; Thomas et Hughes
1986). En Europe, deux monographies
sociologiques sur le bonheur parurent dans les
années 1980 : Happiness, Lifestyle and
Environment (1982) de Maddox et Conditions
of Happiness (1984) de Veenhoven. Aucune
d’entre elles n’a touché une large audience à
l’époque, bien que Veenhoven s’apprêta à
devenir le héraut de la recherche sur le bonheur
en Europe. Peu après, l’Institut pour la
Recherche sur le Bonheur fut fondé à Vallendar
(Allemagne), par le sociologue Alfred
Bellebaum qui exerça sans doute une influence
cruciale sur les nombreux sociologues et
économistes du bonheur s’exprimant
aujourd’hui en langue allemande (Bellebaum
1994, 2002, 2010).
La recherche sociologique positiviste s’est
poursuivie comme une composante de la
science du bonheur empirique (Yang, 2008;
Schnittker, 2008; Firebaugh et Schroeder,
2009), mais n’est pas encore devenue une
branche significative de la sociologie
dominante. Ces études empiriques peuvent
sûrement être qualifiées de « sociologie du
bonheur » dans le sens où elles sont à la fois
positives et dans une certaine mesure
respectueuses de la subjectivité. Néanmoins,
enquêter au moyen d’auto-questionnements
chiffrés, forcément réducteurs, est un chemin
éloigné des avancées que nous attendons sur le
plan de l’empathie. Les auto-évaluations sur le
bonheur (ou son absence) nous informent sur
les anticipations (ce que les gens attendent,
espèrent, recherchent ou redoutent), les
expériences actuelles et les souvenirs.
L’empathie est notre viatique/itinéraire pour
jauger l’expérience subjective de nos
semblables. Les enquêtes d’auto-évaluation
sont incapables, quant à elles, de fournir un
accès direct à l’expérience subjective : elles sont
inéluctablement intersubjectives et
situationnelles (Davidson 2001: chapitres 1-3).
Dans le futur, les recherches sur le bonheur
social devront enrichir notre compréhension
des auto-évaluations en appréciant
l’importance morale et épistémologique des
échanges intersubjectifs, grâce à une «
deuxième personne », par lesquels les gens (y
compris les sociologues) tentent d’atteindre
une précision empathique en imaginant ce qui
se produit dans l’esprit de leurs semblables.
L’internalisme – c’est-à-dire la reconnaissance
de la réalité et de l’importance d’une conscience
phénoménologique, combinée à une attention
portée systématiquement à l’être et à
l’expérience personnelle, par l’introspection et
l’empathie envers autrui – a longtemps été l’une
des thématiques clefs de la modernité, mais
curieusement n’a pas toujours été reconnue
comme un aspect nécessairement central de
l’étude des réalités sociales et mentales (Lauer,
1958; Zahavi, 2005; Farkas, 2010). En effet, l’idée
même d’un « sujet » humain autonome a fait
l’objet de controverses pendant des décennies
en sociologie et dans les disciplines et
mouvements connexes tels que les études
culturelles, le féminisme et le postmodernisme.
Nombreux sont les penseurs sociologistes qui
ont essayé de diverses manières de « nier »
l’existence ou l’importance du sujet, tout en
retombant inévitablement dans une sorte de
reconnaissance de l’expérience subjective
(Boyne, 2001). De fait, la genèse et l’essor des
études contemporaines sur le bonheur a
ironiquement coïncidé avec une époque où
l’abstraction phénoménologique et
postmoderniste (particulièrement incarnée par
des intellectuels persuasifs isolés dans une tour
72
d’ivoire) ont fièrement déclaré l’avènement
d’une nouvelle ère de « post-individualisme »
ou de « post-subjectivité » (Dallmayr, 1981;
Terada, 2001) voire même de « culture post-
émotionnelle » (Mestrovic, 1997; Vester, 1999).
En partie, ces arguments ont porté sur la
théorie de l’agency et les relations entre les
pensées individuelles et les structures ou
processus sociaux. Ils ont aussi porté sur le
souhait des sociologues de distinguer leurs
approches de celles du psychologisme. Le
dénigrement/la minimisation ou le déni
sociologique de la subjectivité pourrait par
conséquent être dû à une croyance que les
sociologues devraient éviter les perspectives
personnelles. Pourtant, comme l’affirme un
sociologue phénoménologue, « l’approche
phénoménologique n’est pas psychologiste », et
dans tous les cas « le psychologique est
inséparable du social dans la vie réelle »
(Wagner, 1983, p.3). De surcroît, faire un effort
pour apprécier et comprendre l’expérience
subjective est en soi une démarche complexe et
intersubjective, qui n’offre aucun accès
privilégié « en coup d’œil » à la réalité de
l’expérience personnelle (Varela et Shear, 1999,
p.2). Même si nos expériences semblent se
produire à l’intérieur de nos cerveaux, elles
existent en fait également à l’extérieur – non
seulement dans les autres parties de nos corps
mais surtout dans les rencontres
interpersonnelles, et au sein de contextes
socioculturels.
En d’autres termes, afin d’observer la manière
dont les processus sociaux et les esprits des
individus interagissent, les sociologues comme
les psychologues ont besoin de recourir à des
approches phénoménologiques qui mobilisent
l’empathie pour essayer de se rapprocher au
plus près de la compréhension de la manière
dont la réalité est vécue depuis des perspectives
différentes. On peut donc aller jusqu’à affirmer
que l’empathie n’est pas seulement une
capacité cruciale pour conduire des recherches,
mais aussi une façon importante pour la
sociologie de contribuer à la qualité du tissu
social et du bonheur individuel. Si nous
œuvrons réellement à promouvoir l’amour et la
compréhension dans la « civilisation de
l’empathie » (Rifkin 2010), nous pourrions être
grandement aidés par une recherche qui
véhiculerait la connaissance des différentes
manières dont les mêmes réalités externes sont
vécues intérieurement. En tant qu’individus,
nous pouvons apprendre à « vivre mieux » à la
fois dans un sens moral (être plus
compatissants/empathiques) et dans un sens
prudentiel (l’empathie profite à l’empathique,
car par cette attitude et les actes qui en
découlent nous permettons à nos âmes/notre
moi de fusionner jusqu’à un certain point avec
celles/celui d’autrui) (Hodges et al., 2011). A
contrario, une emphase excessive sur les
réalités externes « objectives » et mesurables
telles que la santé, la propriété, l’appartenance
de classe, la richesse matérielle et les droits,
peut inhiber la compréhension empathique en
substituant le bien-être objectif au bien-être
subjectif.
De nos jours, le bonheur renferme une
signification profondément psychologique,
incluant les expériences plaisantes et une
variété d’autres valeurs mentales telles que la
sensation du devoir, l’estime de soi et le sens.
Tandis que dans le passé (et cela est toujours le
cas dans l’actuelle bureaucratie anglophone du
Bhoutan, par exemple) le terme a souvent été
utilisé pour refléter un ensemble plus vaste de
conditions de vie objectives, que nous
nommons désormais « bien-être » et « qualité
de vie », la plupart des locuteurs anglophones à
notre époque n’ont plus besoin de préciser que
par le mot « bonheur » ils désignent le «
bonheur subjectif ». Les philosophes ont
longtemps insisté sur l’importance du bonheur
psychologique, et la plupart admettent qu’il
n’est pas le seul bienfait que nous poursuivons.
Au contraire, il apparaît évident que c’est une
valeur si importante qu’aucune description du
bien-être ou d’une qualité de vie ne s’approche
73
d’une adéquation morale, ou seulement
descriptive, sans prendre attentivement en
compte la subjectivité. Cela signifie qu’on
essaye d’éprouver de l’empathie pour des gens
en éludant leur capacité à se réjouir et la façon
dont se déroulent leurs vies.
CONCLUSION
Abraham Maslow, une source d’inspiration
majeure de la psychologie positive, nous
explique que son humanisme psychologique fut
inspiré par la théorie de
l’anthropologue/sociologue Ruth Benedict
portant sur la manière dont la société place en
synergie le bonheur et la vertu en tirant des
rétributions personnelles d’un comportement
pro-social [c’est-à-dire altruiste] (Maslow,
1971/1993, p.135,p.191). On peut affirmer que la
facilitation des relations sociales est le thème le
plus important dans la recherche sur le
bonheur, pourtant cette œuvre procède d’un
apport minime des sociologues. Aujourd’hui,
seule une petite minorité de ceux qui font
profession de se spécialiser dans l’étude du
bonheur sont des sociologues ou des
anthropologues sociaux. Dans l’un des plus
récents méta-recueils d’articles sur le bonheur,
seuls deux auteurs sur plus d’une centaine
(Veenhoven et Keyes) sont des sociologues, et
aucun d’eux ne contribue aux chapitres sur « la
société » et « les relations » (David et al., 2013).
Ce recueil a été dirigé par des psychologues,
mais même lorsque le sociologue Keyes a
assemblé sa récente anthologie sur Le bien-être
mental – un texte intentionnellement dirigé
vers la promotion des approches socio-
épidémiologiques – il a sélectionné 25
psychologues et chercheurs en santé mais
aucun sociologue (Keyes, 2013). Nous ne
sommes pas non plus simplement confrontés à
un problème de dissimulation de la sociologie
du bonheur sous d’autres rubriques : deux
revues de littérature majeures sur la « qualité
de vie » ont établi qu’en dépit des rôles centraux
de sociologues américains dans le
développement d’enquêtes sociales, la
discipline académique de la sociologie est
demeurée largement indifférente/étrangère au
concept de qualité de vie (Schuessler et Fisher,
1985; Ferriss, 2004).
Il est toujours possible aujourd’hui de valider
un cursus pluriannuel dans l’enseignement
supérieur en sociologie, en politique sociale ou
en anthropologie, sans jamais avoir à lire un
texte ou écrire une dissertation ni sur le
bonheur ni sur le progrès social. Peu
d’encyclopédies, de précis ou de manuels
introductifs dans l’une ou l’autre de ces
disciplines n’accorde davantage d’attention à
ces sujets qu’un bref survol. En bref, la
préoccupation la plus essentielle de l’humanité
a été marginalisée dans chacune de ces
disciplines, et cela rend la recherche en sciences
sociales moralement moins transparente
qu’elle ne devrait l’être. Ainsi que Du Bois et
Wright l’affirment, la psychologie humaniste
depuis les années 1960 a recherché en vain la
compagnie de la sociologie humaniste, qui
pourrait analyser systématiquement comment
la société permet aux humains de s’épanouir.
Au lieu de cela, « la sociologie de nos jours
continue de se focaliser sur les problèmes
plutôt que sur les solutions et sur la bonne
santé de la société » (Du Bois et Wright, 2002,
p.10). Même le concept prometteur et
enthousiasmant de « capital social », d’abord
introduit aux par le réformateur social états-
uniens Hanifan il y a près d’un siècle (1916) et
ravivé par le sociologue Coleman dans les
années 1980 (Coleman, 1988), s’est révélé bien
moins populaire parmi les sociologues que
parmi les économistes et les politistes
(Svendsen, 2009, p.4).
Dans leurs vies personnelles, la plupart des
chercheurs en sciences sociales sont sans aucun
doute sensibles au plus haut point à leur propre
bonheur et à la manière dont ils peuvent
contribuer à l’avènement de progrès sociaux,
mais cela ne transpire pas de leurs travaux
académiques. L’attention systématique portée
au progrès social est advenue dans les années
74
1990 avec les notions de « qualité sociale » et de
« bien-être social » (Bach et Rioux, 1996; Beck
et al., 1997; Thin, 2002; Lin et al., 2001; Gasper,
2011; Abbott, 2012; Yee et Chang, 2012). Dans les
politiques publiques et la pratique de
l’entreprise privée, le concept de « valeur
sociale » est devenu extrêmement influent dans
certains pays comme le Royaume-Uni et les
Etats-Unis (Jordan, 2008; Cox, Bowen et
Kempton, 2012). Peu d’enseignants-chercheurs
se réclament cependant de ce registre.
Le bonheur, qui peut être vu comme la plus
importante et la plus fascinante des aptitudes
humaines, apparaît dans des contextes sociaux
et culturels particuliers (Haller et Hadler,
2006:171). On apprend à le décrypter à travers
les répertoires culturels et les interactions
sociales. Tout comme l’âme et l’esprit en
général, le bonheur est vécu comme s’il
jaillissait momentanément dans nos têtes, mais
cela est une illusion égocentrique car l’action
réelle est répartie à travers le temps et l’espace,
parmi une multitude d’acteurs. Comme c’est le
cas avec les perceptions sensorielles et
cognitives, de même nos émotions, nos
dispositions évaluatives et nos valeurs sont
réparties et interactives. Le bonheur est un
produit d’une imagination culturelle, d’une
construction sociale, il est discuté, comparé,
raconté de manière interactive, et il est
hautement contagieux. Nous pouvons certes
mesurer des auto-évaluations, mais nous
sommes incapables de mesurer directement le
bonheur parce qu’il n’est pas une entité
tangible. Non plus qu’une propriété du cerveau
de la personne interrogée : l’appréciation de sa
vie pourrait sembler une pure construction
psychologique, d’un point de vue interne, mais
nous développons ces facultés et dispositions
lorsque nous sommes en interaction avec
autrui. Notre sensation d’être heureux (ou pas)
et que nos vies sont bonnes (ou mauvaises)
surgit d’un ensemble d’interactions complexes
entre les cerveaux, les corps, les contextes
socioculturels et les environnements
physiques.
La sagesse populaire, tout comme la
psychologie positive, peut traiter le bonheur
comme une chose existant dans la tête des gens,
et pouvant par conséquent être « exprimée »
justement et directement à travers des
autoévaluations. Mais il est essentiel que les
chercheurs en sciences sociales insistent sur
une dimension complémentaire du bonheur,
comme un phénomène socio-écologique,
décentralisé et en émergence. A ce stade, les
travaux sur le bonheur et leurs traitements
médiatiques ou leurs applications politiques
ont été dominés par une métaphore
essentialiste, considérant le bonheur comme
une donnée mesurable. Les analyses et les
enquêtes sous-jacentes tendent à traiter les
auto-évaluations comme des preuves
relativement peu problématiques de ce qui se
produit à l’intérieur de la tête des gens, extrait
par des experts de manière appropriée. L’étude
des émotions, de la même manière, utilise le
concept « d’expression » comme si l’expérience
émotionnelle se produisait dans le cerveau des
gens avant d’être confessée extérieurement. La
métaphore barométrique du bonheur comme
une sorte de niveau de bien-être dans les
cerveaux des individus, et les métaphores
dérivées de l’extraction et de l’expression, ne
sont qu’une façon parmi d’autres d’envisager le
bonheur. D’autres approches importantes sont
assez différentes, l’abordant sous l’angle de
conversations et de récits qui sont socialement
et culturellement enracinés et qui peuvent
seulement être appréhendés à travers les
interactions et l’analyse qualitative.
Les travaux sur le bonheur demeureront donc
fortement handicapés jusqu’à ce que les
sociologues et anthropologues apportent leurs
méthodes, leurs approches analytiques, et leurs
connaissances pour peser sur la construction
sociale et culturelle du bonheur. A contrario, la
sociologie et l’anthropologie resteront
grossièrement/fâcheusement biaisées et
75
dépourvues d’empathie si elles persistent à
ignorer le besoin d’études systématiques de la
manière dont les gens vivent des vies
véritablement bonnes dans des sociétés
véritablement bénéfiques.
L’argument le plus solide pour développer de
nouvelles formes d’investigation explicite du
bonheur en sociologie et en politiques
publiques, cependant, est qu’en faisant cela,
nous gagnerons en transparence – pour nous-
mêmes et pour autrui – sur ce qui guide
véritablement notre boussole morale. La
sociologie a toujours été une discipline
moralisante, visant non seulement à décrire les
institutions et processus sociaux mais aussi à
critiquer leurs manquements en suggérant des
pistes d’amélioration. A ce stade, ces critiques
ont été fondées sur des logiques
déontologiques plutôt que causales ou
corrélatives. Ce que cela signifie, c’est que les
inégalités et les maux sociaux sont perçus
comme mauvais simplement parce que nous
savons qu’ils sont mauvais, plutôt que parce
que nous avons établi la preuve démontrant
qu’ils conduisent à davantage de souffrance et
moins de bonheur que cela ne serait le cas dans
une société mieux organisée.
Une dernière question valant la peine d’être
abordée est de savoir si nous avons besoin de
sous-disciplines spécifiques de la « sociologie
du bonheur » et de « l’anthropologie du
bonheur ». En cette nouvelle époque
d’information abondante, et circulant
librement, les collaborations transdisciplinaires
et les échanges de connaissances deviennent de
plus en plus faciles. S’il le souhaite, tout
sociologue, tout anthropologue peut
immédiatement entrer en relation avec des
chercheurs sur le bonheur issus d’autres
disciplines. Pourquoi donc devraient-ils
s’inquiéter au sujet du fait que leurs disciplines
d’origine prennent au sérieux les travaux sur le
bonheur ? Nous pensons pour notre part
qu’étant donné l’immense diversité de
méthodes et de thématiques dans la recherche
sur le bonheur, toutes les branches de la
recherche sur le bonheur nécessitent une
double stratégie : approfondir la
transdisciplinarité d’un côté, tout en essayant
de l’autre côté de faire en sorte que leurs
disciplines d’origine respectives ne continuent
pas à avoir l’air sottes et isolées en rejetant les
travaux sur le bonheur. Cette dernière tâche est
un défi pour les sociologues comme pour les
anthropologues, mais l’une et l’autre de ces
disciplines a beaucoup à gagner à montrer à
leurs consœurs qu’elles ont, après tout,
d’importantes contributions à apporter à la
compréhension du bonheur.
BIBLIOGRAPHIE
Abbott, P. et Wallace C. (2012). Social quality: a way
to measure the quality of society. Social Indicators
Research 108,1: p. 153-167.
[doi://dx.doi.org/10.1007/s11205-011-9871-0]
Ahmed, S. (2010). The Promise of Happiness. Duke
University Press.
Alexander, J.C. (2003). The Meanings of Social Life:
A Cultural Sociology. Oxford University Press.
Allen, K. (2004). Max Weber: A Critical
Introduction. London: Pluto.
American Sociological Association [accessed 15.3.13]
What is sociology?
<http://www.asanet.org/about/sociology.cfm>.
Andrews, F.M. et S. B. Withey (1976). Social
Indicators of Well-Being. New York, Plenum Press.
[doi://dx.doi.org/10.1007/978-1-4684-2253-5]
Aneshensel, Carol S., et Phelan, J.C. (1999/2013).
Handbook of the Sociology of Mental Health. 2nd
Ed. Dordrecht: Springer.
Bach, M. et Rioux, M.H. (1996). Social well-being: A
framework for quality of life research. In R.
Renwick, I. Brown et M. Nagler (eds) Quality of Life
in Health Promotion and Rehabilitation. Thousand
Oaks, CA: Sage.
Baltatescu, S. (1998). Influence of subjective factors
on the perception of quality of life. Calitatea Vietii
[Quality of Life] 9, 3-4: p. 269-277
76
Barbalet, J. (1998). Emotion, Social Theory and
Social Structure. Cambridge: Cambridge University
Press.
Barbalet, J. [ed] (2002). Special Issue: Emotions and
Sociology. Sociological Review Monographs 50,1.
Bartram, D. (2012). Elements of a sociological
contribution to happiness studies: social context,
unintended consequences, and discourses. Social
Compass 6,8: p. 644-656.
[doi://dx.doi.org/10.1111/j.1751-9020.2012.00483.x]
Bayes, T. [pseudonym: John Noon] (1731). Divine
Benevolence, or, an attempt to prove that the
principal end of the divine providence and
government is the happiness of his creatures.
London: John Noon.
Beck, W., Van der Maesen, L. et Walker, A. (1997).
The Social Quality of Europe. Bristol: The Policy
Press.
Bellebaum, A. (ed.) (1994). Vom guten Leben.
Glücksvorstellungen in Hochkulturen (On the good
life: Notions about happiness in great cultures of
the past). Berlin: Akademieverlag.
Bellebaum, A. (Ed.) (2002). Glücksforschung. Eine
Bestandsaufnahme (Research on happiness. A
compilation). Konstanz: UVK Verlagsgesellschaft.
Bellebaum, A. et Hettlage, R. (2010). Glück hat viele
Gesichter: Annäherungen an eine gekonnte
Lebensführung. [Happiness has many faces:
approximations to a smart life]. Wiesbaden: Verlag
für Sozialwissenschafte
Bertaux, D., et Kohli, M. (1984). The life story
approach: a continental view. Annual Review of
Sociology 10: p. 215-237.
[doi://dx.doi.org/10.1146/annurev.so.10.080184.0012
43]
Berthon, S. et al. (eds) (2009). Ethnologie des Gens
Heureux [Anthropology of Happy People]. Paris:
Ethnologie de la Maison des Sciences de l'Homme.
Best, J. (2001). Social progress and social problems:
toward a sociology of gloom The Sociological
Quarterly 42,1: p. 1-12.
[doi://dx.doi.org/10.1111/j.1533-8525.2001.tb02372.x]
Biehl, J., Good, B. et Kleinman, A. [eds] (2007).
Subjectivity: Ethnographic Investigations. Berkeley:
University of California Press.
British Sociology Association [accessed 15.3.13]
What is sociology?
<http://www.britsoc.co.uk/WhatIsSociology/study
ingsoc.aspx>.
Boyne, R. (2001). Subject, Society and Culture.
London: Sage.
Bulmahn, T. (2000). Modernity and Happiness -
The Case of Germany Journal of Happiness Studies
1 (3): p. 375-399.
[doi://dx.doi.org/10.1023/A:1010012331620]
Burgess, E.W. et Cottrell, L.S. (1930). Predicting
Success or Failure in Marriage. New York: Prentice-
Hall.
Campbell, A., Converse, P.E. et Rogers, W.L. (1976).
The Quality of American Life: Perceptions,
Evaluations, and Satisfactions. New York: Russell
Sage Foundation.
Cantril, H. (1965). The Pattern of Human Concerns.
New Brunwick: Rutgers University Press.
Carley, M. (1981). Social Measurement and Social
Indicators: Issues of Policy and Theory. London:
George Allen and Unwin.
Challenger, D. F. (1995). Durkheim Through the
Lens of Aristotle: Durkheimian, Postmodernist, and
Communitarian Responses to the Enlightenment.
Lanham, MD: Rowman and Littlefield.
Coleman, J. (1988). Social Capital in the Creation of
Human Capital. American Journal of Sociology 94.
(Supplement) S95-S120.
[doi://dx.doi.org/10.1086/228943]
Comte, A. [transl. Harriet Martineau] (2000).
Positive Philosophy of Auguste Comte. Vols 1-3
Batoche.
Cooke, M. (2006). Re-Presenting the Good Society.
Boston, MA: The MIT Press.
Corsin Jimenez, A. [ed] (2008). Culture and the
Politics of Freedom: the Anthropology of Well-
being. London: Pluto Press.
Cox, J., Bowen, M. et Kempton, O. (2012). Social
value: understanding the wider value of public
77
policy interventions. Manchester, UK: New
Economy Working Papers
neweconomymanchester.com/stories/843-
new_economy_working_papers.
Dallmayr, F.R. (1981). Twilight of Subjectivity:
Contributions to a Post-Individualist Theory
Politics. Boston, MA: University of Massachusetts
Press.
David, S.A., Boniwell, I. et Ayers, A.C. [eds] (2013).
The Oxford Handbook of Happiness. Oxford:
Oxford University Press.
Davidson, D. (2001). Subjective, Intersubjective,
Objective. Oxford: Oxford University Press.
Diener, E., Oishi, S. et Ryan, K.L. (2013). Universals
and cultural differences in the causes and structure
of happiness: a multilevel review. In C.L.M.Keyes
[ed], Mental Well-Being. Dordrecht: Springer, p.
153-176.
Durkheim, E. (1893/1984). The Division of Labour in
Society. Houndmills, UK: Macmillan.
Durkheim, E. (1895/1982). The Rules of the
Sociological Method. New York: The Free Press. Tr.
by W.D. Halls.
Du Bois, W., et Wright, R.D. (2002). 'What is
humanistic sociology? American Sociologist 33,4: p.
5-36. [doi://dx.doi.org/10.1007/s12108-002-1016-0]
Edgerton, R. (1992). Sick Societies: Challenging the
Myth of Primitive Harmony. New York: Free Press.
Ehrenreich, B. (2009). Smile or Die: how Positive
Thinking Fooled America and the World. London:
Granta.
Farkas, K. (2010). The Subjects Point of View. New
York: Oxford University Press.
Ferguson, H. (1990). The Science of Pleasure:
Cosmos and Psyche in the Bourgeois World View.
London: Routledge
Ferriss, A.L. (2004). The quality of life concept in
sociology. The American Sociologist 35: p. 37-51.
[doi://dx.doi.org/10.1007/s12108-004-1016-3]
Ferriss, A.L. (2010). Approaches to Improving the
Quality of Life: How to Enhance the Quality of Life.
Dordrecht: Springer.
Firebaugh, G. et Schroeder, M.B. (2009). Does your
neighbor's income affect your happiness? American
Journal of Sociology 115: p. 805-831.
[doi://dx.doi.org/10.1086/603534]
Fromm, E. (1955/1991). The Sane Society. 2nd edn.
London: Routledge.
Gasper, D. (2011). The human and the social: a
comparison of the discourses of human
development, human security and social quality
International Journal of Social Quality 1,1:91-108
[doi://dx.doi.org/10.3167/IJSQ.2011010108]
Glatzer, W. (2000). Happiness: classic theory in the
light of current research Journal of Happiness
Studies 1: p. 501-511
[doi://dx.doi.org/10.1023/A:1011550727571]
Glenn, N.D., et Weaver, C.N. (1979). A note on
family situation and global happiness. Social Forces
57(3): p. 960-967.
[doi://dx.doi.org/10.1093/sf/57.3.960]
Glenn, N.D., et Weaver, C.N. (1981). The
contribution of marital happiness to global
happiness Journal of Marriage and Family 43,1: p.
161-168 [doi://dx.doi.org/10.2307/351426]
Grima, B. (1992). The Performance of Emotion
among Paxtun Women. Austin: University of Texas
Press.
Hall, P.A., et Lamont, M. [ed] (2009). Successful
Societies: How Institutions and Culture Affect
Health. Cambridge: Cambridge University Press.
Haller, M., et Hadler, M. (2006). How social
relations and structures can produce happiness and
unhappiness: An international comparative
analysis. Social Indicators Research 75(2): p. 169-
216. [doi://dx.doi.org/10.1007/s11205-004-6297-y]
Hanifan, L.J. (1916). The rural school community
center. Annals of the American Academy of Political
and Social Science (67): p. 130-138.
[doi://dx.doi.org/10.1177/000271621606700118]
Helliwell, J.F., et Want, S. (2012). The state of world
happiness. In J.Helliwell, R.Layard, et J.Sachs [eds],
World Happiness Report. Columbia University:
Earth Institute
<www.earth.columbia.edu/sitefiles/file/Sachs%20
78
Writing/2012/World%20Happiness%20Report.pdf
>.
Hermalin, A.I. [ed] (2002). The Well-Being of the
Elderly in Asia: A Four-Country Comparative Study.
University of Michigan Press.
Herrmann, P. (2007). A positive approach towards
social policy -the re-foundation of social policy.
University of Cork College of Arts, Celtic Studies
and Social Sciences, William Thompson Working
Papers, 10,
<http://www.ucc.ie/en/socialpolicy/WilliamThom
psonWorkingPapers/DocumentFile,52322,en.pdf>.
Hochschild, A. (1974). The sociology of feeling and
emotion: selected possibilities. Sociological Inquiry
45,2-3: p. 280-307.
Hochschild, A.R. (1983). The Managed
Heart:Commercialization of Human Feeling.
Berkeley, CA: University of California Press.
Hodges, S.D., Clark, B. et Myers, M.W. (2011). Better
living through perspective taking. In R.Biswas-
Diener [ed], Positive Psychology as a Mechanism for
Social Change. Dordrecht: Springer, p. 193-218.
Johnston, D.F. et Carley, M.J. (1981). Social
measurement and social indicators. Annals of the
American Academy of Political and Social Science
453: p. 237-253.
[doi://dx.doi.org/10.1177/000271628145300112]
Jordan, B. (2008). Welfare and Well-Being: Social
Value in Public Policy. Bristol: Policy Press
Keyes, C. (1998). Social wellbeing. Social Psychology
Quarterly 61 (2) p. 121-140.
Keyes, C.L.M. [ed] (2013). Mental Well-being:
Toward an International Epidemiology of Positive
Mental Health. Dordrecht: Springer.
Kosaka, K. [ed] (2006). A Sociology of Happiness:
Japanese Perspectives. Melbourne: Trans Paci?c
Kroll, C. (2011). Towards a sociology of happiness:
the case of an age perspective on the social context
of subjective well-being. Working paper version
available at: <http://ssrn.com/abstract=1809833>.
Lauer, Q. (1958). The Triumph of Subjectivity: An
Introduction to Transcendental Phenomenology.
New York: Fordham University Press.
Lazarsfeld, P.F., et Rosenberg, M. (1955). The
Language of Social Research: A Reader in the
Methodology of Social Resarch. New York: Free
Press.
Lin, K.; Gasper, D.; van der Maesen, L.J.G. (2011).
Social quality research in a globalized world: an
introduction. International Journal of Social Quality
1,2: p. 1-4.
[doi://dx.doi.org/10.3167/IJSQ.2011.010201]
Liu, C. (1996). On the desirability and possibility of
a positive sociology. International Journal of
Sociology and Social Policy 16,4: p. 103 - 135.
[doi://dx.doi.org/10.1108/eb013252]
Maddox, H. (1982). Happiness, Lifestyle and
Environment. Daylesford: Freshet Press.
Malinowski, B. (1922). Argonauts of the Western
Pacific. London: Routledge and Kegan Paul.
Malthus, T. (1798/1826). An Essay on the Principle
of Population, A View of its Past and Present Effects
on Human Happiness. London: John Murray
<http://www.econlib.org/library/Malthus/malPlon
gtoc.html>.
Marx, K. (1844a). A Contribution to the Critique of
Hegel's Philosophy of Right. Paris: Deutsch-
Französische Jahrbücher.
Marx, K. (1844b). Economic and Philosophic
Manuscripts of 1844. Moscow:
Progress Publishers [transcribed by Andy Blunden
at
www.marxists.org/archive/marx/works/1844/manu
scripts/preface.htm.]
Maslow, A.H. (1971/1993). The Farther Reaches of
Human Nature. London: Penguin.
Mathews, G. et Izquierdo, C. (2009). Pursuits of
Happiness: Well-Being in Anthropological
Perspective. Oxford: Berghahn.
Mayo, E. [ed.K.Thompson] (1933/2003). The Human
Problems of an Industrialized Civilization. London:
Routledge.
Mestrovic, S.G. (1997). Postemotional Society.
London: Sage
79
Mills, C. W. (1943). The professional ideology of
social pathologists. American Journal of Sociology
29,2: p. 165-180. [doi://dx.doi.org/10.1086/219350]
Neves, C. (2003). Optimism, pessimism, and hope
in Durkheim. Journal of Happiness Studies 4,2: p.
169-183. [doi://dx.doi.org/10.1023/A:1024487829769]
Orwell, G. (1943). Why socialists don't believe in
fun. <http://www.k-
1.com/Orwell/site/work/essays/fun.html>.
Pahl, R. (2003). Some sceptical comments on the
relationship between social support and well-being.
Leisure Studies 22,4: p. 357 - 368.
[doi://dx.doi.org/10.1080/02614360310001594140]
Park, R.E., et Burgess, E.W. [eds] (1921).
Introduction to the Science of Sociology. Chicago:
University of Chicago Press.
Plé, B. (2000). Auguste Comte on positivism and
happiness. Journal of Happiness Studies 1,4: p. 423-
445.
Putzel, J. (1997). Policy arena: accounting for the
"dark side" of social capital. Journal of International
Development 9,7: p. 939-49.
[doi://dx.doi.org/10.1002/(SICI)1099-
1328(199711)9:7<939::AID-JID497>3.0.CO;2-4]
Rogers, A., et Pilgrim, D. (2005). A Sociology of
Mental Health and Illness. 3rd Ed. Maidenhead, UK:
Open University Press.
Schnittker, J. (2008). Happiness and success: genes,
families, and the psychological effects of
socioeconomic position and social support,
American Journal of Sociology, 114: S233-S259.
[doi://dx.doi.org/10.1086/592424]
Sschuessler, K. F., et Fisher, G.A. (1985). Quality of
life research and sociology. Annual Review of
Sociology 11: p. 129-149.
[doi://dx.doi.org/10.1146/annurev.so.11.080185.0010
21]
Seidman, S. (1983). Modernity, meaning, and
cultural pessimism in Max Weber. Sociological
Analysis 44, 4: p. 267-278.
[doi://dx.doi.org/10.2307/3711610]
Selin, H. et Davey, G. (Eds.) (2012). Happiness
Across Cultures: Views of Happiness and Quality of
Life in Non-Western Cultures. Dordrecht: Springer.
Sinclair, J. (1791-1799). Statistical Account of
Scotland. <http://edina.ac.uk/stat-acc-scot>.
Spencer, H. (1851). Social Statics: or, The Conditions
Essential to Human Happiness Specified, and the
First of Them Developed. London: John Chapman
[online at http://oll.libertyfund.org]
Stebbins, R. (2009). Personal Decisions in the Public
Square: Beyond Problem Solving into a Positive
Sociology. New Bruswick, NJ: Transaction.
Svendsen, G.T., Ling, G. et Svendsen, H. (2009).
Handbook of Social Capital: The Troika of
Sociology, Political Science and Economics.
Cheltenham: Edward Elgar
Taylor, C. (1990/1995). Irreducibly social goods. In
C.Taylor, Philosophical Arguments. Cambridge,
MA: Harvard University Press.
Terada, R. (2001). Feeling in Theory: Emotion After
the "Death of the Subject". Cambridge, MA:
Harvard University Press.
Thin, N. (2002). Social Progress and Sustainable
Development. London: ITDG Publications.
Thin, N. (2005). Happiness and the sad topics of
anthropology University of Bath: Wellbeing in
Developing Countries Working Paper No.10
http://www.welldev.org.uk/research/workingpaper
pdf/wed10.pdf
Thin, N. (2012). Social Happiness: Research into
Policy and Practice. Bristol: Policy Press
Thomas, M.E., et Hughes, M. (1986). The
continuing significance of race: a study of race,
class, and quality of life in America, 1972-1985.
American Sociological Review 51,6: p. 830-841
[doi://dx.doi.org/10.2307/2095370]
Thomas, W.I., et Znaniecki, F. (1918/1927). The
Polish Peasant in Europe and America. NY: Alfred
A.Knopf.
Thompson, W. (1824). An Inquiry into the
Principles of the Distribution of Wealth Most
Conducive to Human Happiness. London:
Longman.
Varela, F.J., et Shear, J. (1999). First-person
accounts: why, what, and how. In F.J.Varela et
J.Shear (Eds), The View from Within: First-person
80
Approaches to the Study of Consciousness. Bowling
Green, OH: Imprint Academic, p. 1-14.
Veenhoven, Ruut (2006). Sociology's blind eye for
happiness. Paper presented at the 16th World
Congress of Sociology 2006, Durban, South Africa.
Veenhoven, R. (2007). Quality-of-life research. In
C.D.Bryant et D.L.Peck [eds], Handbook of 21st
Century Sociology. Vol 2. Thousand Oaks, CA: Sage
, p. 54-62.
Veenhoven, R. (2008). Sociological theories of
subjective well-being. in M. Eid et R. Larsen [eds],
The Science of Subjective Well-being: A Tribute to
Ed Diener. New York: Guilford Press, p. 44-61
Vester, H.G. (1999). Emotions in postemotional
culture. In J.Schlaeger et G.Stedman [eds],
Representations of Emotions. Tubingen, Germany:
Gunter Narr Verlag, p. 19-28.
Vowinckel, G. (2000). Happiness in Durkheim's
sociological policy of morals. Journal of Happiness
Studies 1 (4), 447-464.
[doi://dx.doi.org/10.1023/A:1011534324845]
Wagner, H.R. (1983). Phenomenology of
Consciousness and Sociology of the Life-World.
Alberta: University of Alberta Press.
Ward, L.F. (1883/1911). Dynamic Sociology. 2nd Edn.
2 Vols. Appleton and Company.
Williams, S. et Bendelow, G. (1998). Introduction.
Emotions in social life: mapping the sociological
terrain. In Bendelow, Gillian, and Simon J Williams
[eds], Emotions in Social Life: Critical Themes and
Contemporary Issues. London: Routledge, p. xv-xxx
Witt, D., Lowe, G.D., Peek, C.W. et Curry, E.W.
(1980). The changing association between age and
happiness: emerging trend or methodological
artifact? Social Forces 58(4),1302-1307.
[doi://dx.doi.org/10.1093/sf/58.4.1302]
Yang, Y. (2008). Social inequalities in happiness in
the United States, 1972 to 2004: an age-period-
cohort analysis, American Sociological Review, 73,
204-226.
[doi://dx.doi.org/10.1177/000312240807300202]
Yee, J., et Chang, D. (2012). Social quality as a
measure for social progress. Development and
Society 40, 2: p. 153.
81
À propos de l’auteur
Neil Thin est professeur à l’université de
sciences politiques et sociales de l’université
d’Edimbourg. Il s’intéresse à la recherche
interdisciplinaire sur le bien-être dans une
optique interdisciplinaire et appliquée. Pour ce
faire il travaille à temps partiel pour le
parlement écossais. Il collabore avec des
institutions à tous niveaux de celles impliquées
sur le terrain aux gouvernements et institutions
supranationales comme l’ONU.
Summary
This paper explores the contributions of
sociology to happiness scholarship from the
Enlightenment through to the present day. Pre-
20th century thinkers whose work led to the
formation of social science tended to take the
theme of happiness seriously as a central
challenge of social scholarship. Over the past
century, sociologists have made important
contributions to understanding happiness,
although its absence from textbooks,
encyclopedias, and conferences suggests that
happiness has never been a major theme in
mainstream sociology. The discipline's role in
happiness scholarship could be greatly
strengthened through more systematic and
explicit approaches, especially in qualitative
research. These will doubtless be developed
soon, as sociology catches up with the other
social sciences (most notably psychology and
economics) that have already made great
progress in convincing general publics and
politicians that something so elusive as
happiness can be analysed and assessed in
robust and illuminating ways. A 'happiness
lens' is recommended as a way of making
sociology more transparent regarding its
contributions to understanding and promoting
good societies and good lives. This lens
complements pathologism with positivity;
insists on empathic effort to respect first-
person subjectivity; and promotes holism and
lifecourse perspectives.
82
Jean Heutte
L’environnement optimal d’apprentissage :
contribution de la recherche empirique sur
les déterminants psychologiques de
l’expérience positive subjective aux sciences
de l’éducation et de la formation des adultes
RÉSUMÉ
En tant que pionnier de la recherche empirique
sur les déterminants psychologiques de
l’expérience positive subjective, via
l’élaboration de la théorie de l’autotélisme-
flow, Mihaly Csikszentmihalyi est l’inspirateur
de la psychologie positive. Afin de mieux
illustrer la portée de cette théorie majeure de la
psychologie scientifique contemporaine, nous
mettrons en lumière son importante
contribution à la recherche fondamentale en
sciences de l’éducation et de la formation des
adultes, tout au long et tout au large de la vie
(éducation formelle, non formelle ou
informelle). Enfin, après un focus sur la
dimension sociale de la motivation, dans un
dernier temps, nous élargirons notre propos
pour souligner la portée universelle du modèle
de la « sélection psychologique » (cf. « 3e
paradigme de l’évolution ») selon lequel le flow
serait l’un des catalyseurs fondamentaux des
processus biologiques, culturels et
psychologiques au cœur de l’évolution
humaine.
MOTS-CLÉS
Autotélisme-flow ; collectif ; éducation
positive ; motivation ; persistance.
1. MIHALY CSIKSZENTMIHALYI : LE
PIONNIER DE LA RECHERCHE
EMPIRIQUE SUR LES DÉTERMINANTS
PSYCHOLOGIQUES DE L’EXPÉRIENCE
POSITIVE SUBJECTIVE.
Mihaly Csikszentmihalyi est né en 1934 à Fiume (Italie, maintenant Rijeka en Croatie) où son père était ambassadeur de Hongrie en Italie. Il passe son enfance à faire la navette entre l’Italie et la Hongrie. L’observation du cahot de la période de la guerre, du déni des adultes, ainsi que du désespoir de ses voisin.e.s et des membres de sa famille va être très formative pour lui. Il doit quitter l’école vers l’âge de 16 ans, en 1948, quand son père démissionne de son poste d’ambassadeur, au moment de l’installation d’un gouvernement communiste par l’armée soviétique. Sa famille se retrouve du jour au lendemain sans ressource tout en ne pouvant retourner en Hongrie. Il perçoit alors que tous ces événements constituent « le signal d’alarme d’une défaillance systémique de l’espèce humaine qui nécessite la recherche d’un remède radical pour éviter à nouveau le retour des quatre cavaliers de l’Apocalypse » (Csikszentmihalyi, 2014, p. 13, traduction personnelle). C’est à cette époque, après la lecture des œuvres complètes de Karl Jung qu’il souhaite soudain s’orienter vers la psychologie, en vue de tenter de mieux comprendre le sentiment de confusion dans lequel se trouvaient les adultes qu’il connaissait pendant la guerre. Six ans plus tard, après avoir cumulé divers emplois occasionnels (affichiste, serveur, traducteur, agent de voyage…), il décide de partir aux États-Unis : il arrive à Chicago avec 1,25$ dans sa poche. Il débute ses études à l’université de Chicago dans les dernières années de l’hégémonie académique du behaviorisme et de la psychanalyse, les deux courants qui gouvernaient à l’époque la psychologie nord-américaine depuis deux générations : « Il y avait des vérités utiles à prendre dans ces deux perspectives, cependant à la fin des années 50, elles ressemblaient davantage à des reliques historiques qu’à des clés pour le futur » (Csikszentmihalyi, 2014, p.14, traduction personnelle). Pour sa part, Csikszentmihalyi va chercher à combiner la perspective de la vision européenne (notamment inspirée de Jung et de Teilhard de
83
Chardin) façonnée durant son adolescence, avec le scepticisme empirique de sa nouvelle patrie. Il obtient son Master en 1960 et son doctorat en 1965.
À partir de 1978, la plupart de ses travaux scientifiques concernent plus spécifiquement l’attention, ou plus précisément l’énergie psychique nécessaire pour maintenir l’attention, ainsi que la volonté et la persistance nécessaire pour éviter l’entropie psychique (ou chaos) qui est, selon lui, l’état normal de la conscience, notamment quand celle-ci se perd dans ses propres ruminations. En effet, comme William James l’avait déjà constaté une centaine d’années auparavant, du matin au soir, toute activité humaine nécessite une allocation de l’attention qui est in fine coûteuse en énergie psychique. Or, à l’instar de l’énergie physique, l’énergie psychique est aussi limitée. De ce fait, contrairement à ce qu’affirment certains individus multitâches, il n’est pas possible de diviser son attention tout en espérant pouvoir continuer à faire correctement tout ce que l’on doit faire (Csikszentmihalyi, 1990).
2. LA THÉORIE DE L’AUTOTÉLISME-
FLOW, L’UNE DES THÉORIES
MAJEURES DE LA PSYCHOLOGIE
SCIENTIFIQUE CONTEMPORAINE
Le concept de « flow1 » a été décrit pour la
première fois par Mihaly Csikszentmihalyi dans
son livre Beyond Boredom and Anxiety en 1975.
Avec mes collègues Marta Bassi, Lucia Ceja,
Teresa Freire, Corinna Peifer et Eleonora Riva,
nous en avons élaboré la définition suivante qui
est, depuis novembre 2014, celle retenue par
l’European Flow Researchers Network:
1 Comme la très grande majorité des chercheurs dans le
monde entier, et sur recommandation de l’European Flow Researchers Network (afin de renforcer la visibilité internationale de ce champ de recherche), nous faisons volontairement le choix de conserver le mot anglais pour le concept de flow, car la polysémie du mot français "flux" serait en fait porteuse d’un bien trop grand nombre d’ambiguïtés conceptuelles. Cependant, notamment suite à l’élaboration d’un cours pour la télé université du Québec à Montréal, nous privilégions le plus souvent
« Il s’agit d’un état d’épanouissement lié à
une profonde implication et au sentiment
d’absorption que les personnes ressentent
lorsqu’elles sont confrontées à des tâches
dont les exigences sont élevées et qu’elles
perçoivent que leurs compétences leur
permettent de relever ces défis. Le flow est
décrit comme une expérience optimale au
cours de laquelle les personnes sont
profondément motivées à persister dans
leurs activités.
De nombreux travaux scientifiques mettent
en évidence que le flow a d’importantes
répercussions sur l’évolution de soi, en
contribuant à la fois au bien-être et au bon
fonctionnement personnel dans la vie
quotidienne » (EFRN, 2014, traduction
Heutte, 2017a, p. 170).
2.1 Première modélisation de l’expérience
optimale
Le modèle théorique initial est issu d’une étude
qualitative menée dans les années 1970 par
Csikszentmihalyi et ses collègues. Cette étude
souhaitait étudier comment l’expérience est
ressentie et comment les gens utilisent leur
temps, seuls ou accompagnés.
A cette époque, avec ses collègues de
l’université de Chicago., il a mis au point une
méthode d'échantillonnage de l'expérience
vécue (Experience Sampling Method - ESM en
anglais). À l'aide d'un bip ou d'une montre
programmée un signal était envoyé à la
personne qui devait alors remplir deux pages
d'un carnet qu'elle transportait avec elle en
permanence. Les signaux se déclenchaient
arbitrairement toutes les deux heures à peu
possible l’expression "expérience optimale" (vs "expérience du flow"). D’autre part, afin de permettre une meilleure identification (indexation par les moteurs de recherche…) des travaux scientifiques liés à ce champ de recherche émergeant dans la francophonie, nous privilégions généralement l’expression "autotélisme-flow" pour désigner la théorie de l’expérience optimale (vs "théorie du flow").
84
près depuis le matin jusqu'à 23h ou plus. Au
signal, la personne notait l'endroit où elle se
trouvait, ce qu'elle était en train de faire, à quoi
elle pensait, avec qui elle était et elle évaluait
son état intérieur du moment sur différentes
échelles numériques : était-elle plus ou moins
heureuse, concentrée, motivée contente d'elle-
même, etc. En fin de semaine, chaque personne
pouvait avoir rempli jusqu'à 56 pages de son
carnet donnant ainsi un film virtuel de ses
activités et de ses expériences quotidiennes.
L’analyse de ce carnet permettait d'esquisser
son emploi du temps du matin au soir tous les
jours de la semaine et de suivre les fluctuations
de son humeur en fonction de ses activités et
des gens avec qui elle se trouve. Le laboratoire
de Chicago a ainsi accumulé sur plusieurs
années une documentation de plus de 70 000
pages provenant de 2 300 personnes interrogées
environ et des enquêtes menées dans des
universités d'autres régions du monde (par ex.
Csikszentmihalyi, Larson, et Prescott, 1977 ;
Larson and Csikszentmihalyi 1978, 1980;
Larson, Csikszentmihalyi et Graef. 1982 ;
Massimini et Carli, 1988 ; Moneta, 2004 …) ont
plus que triplé ces chiffres. En effet, pour
Csikszentmihalyi, il était important de disposer
d'un grand nombre de réponses car cela
permettait d'étudier en détail avec beaucoup de
précision le profil et la qualité de la vie
quotidienne. Cette méthode a également
permis d'établir des comparaisons entre
Américain.e.s, Européen.ne.s, Asiatiques ou
tout autre culture où la méthode pouvait être
utilisée (Asakawa, 2004 ; Carli, Delle Fave et
Massimini, 1988).
L’analyse de toutes ces données ont permis à
Csikszentmihalyi de conforter sa première
modélisation (1975a) dans laquelle le flow
représentait un courant borné entre l’ennui et
l’inquiétude (c’est d’ailleurs le titre de son
ouvrage).
Ce premier modèle (Figure 1) explique ainsi
que :
- quand une personne croit que ses
opportunités d’action sont trop exigeantes
Figure 1. Premier modèle de l’état de flow (expérience optimale)
(adaptation de Moneta, 2012 et Csikszentmihalyi 1975a, traduction personnelle)
85
par rapport à ses compétences2,
l’expérience résultante est expérimentée
comme de l’anxiété ;
- quand le niveau de compétences est plus
élevé mais que les exigences de la tâche
sont trop élevées pour ses habiletés, cette
expérience procure de l’inquiétude ;
- l’état de flow est ressenti lorsque les
exigences de la tâche sont en équilibre avec
les compétences : il s’agit de l’expérience
optimale ;
- d’un autre côté, quand les compétences
sont plus élevées que les occasions de les
utiliser, il en résulte un état d’ennui, cet
état bascule à nouveau dans l’anxiété
quand la quantité d’ennui devient trop
importante.
Le flow apparaît donc entre l’inquiétude
(l’anxiété) et l’ennui, lorsqu’il y a une
correspondance adéquate entre le challenge
(les exigences de la tâche) et les capacités de
l’individu. Cette expérience optimale rend
l’individu capable d’oublier les aspects
déplaisants de la vie, les frustrations ou les
préoccupations. La nature de l’expérience
optimale exige une concentration totale de
l’attention sur la tâche en cours, de sorte qu’il
n’y a plus de place pour la distraction.
L’expérience optimale entraîne des
conséquences très importantes : meilleure
performance (Jackson et Csikszentmihalyi,
1999), créativité, développement des capacités,
estime de soi et réduction du stress
(Csikszentmihalyi, 2006). Un ensemble
d’études (pour revue, Heutte, 2014) apportent
des résultats concourants et montrent
l’importance d’autres concepts dans
l’expérience du Flow. Par exemple, Asakawa
(2004) met en évidence des liens positifs entre
2 Nous choisissons le terme compétence dans son sens le
plus commun. Nous aurions tout aussi bien pu en utiliser d’autres (par ex. aptitudes, capacités, habiletés…) pour traduire skill utilisé par Csikszentmihalyi dans la version originale (1975a). 3 Autotélique est un mot composé de deux racines
grecques : autos (soi-même) et telos (but). Une activité
la motivation, la satisfaction de la vie et le flow,
ainsi que des liens négatifs entre le flow et
l’anxiété ou le désengagement.
Il s’agit d’un état dynamique de bien-être, de
plénitude, de joie, d’implication totale. Ce
sentiment crée un ordre – harmonie – dans
notre état de conscience et renforce la structure
de soi. Lorsque qu’une personne est capable
d’affronter la vie avec un enthousiasme tel
qu’elle s’implique dans ce qu’elle fait avec une
grande ferveur, sans autre but que le plaisir de
vivre pleinement toute activité pour elle-même,
on peut dire d’elle que c’est une personnalité
autotélique3. Bien sûr, personne n’est à cent
pour cent autotélique car nous sommes tous
obligé.e.s, par nécessité ou par devoir, de faire
des choses qui ne nous plaisent pas. Il est en
revanche possible d’établir une gradation entre
les gens qui n’ont presque jamais l’impression
de se faire plaisir et ceux qui considèrent
presque tout ce qu’ils font comme important et
valable en soi. C’est à ces derniers que
s’applique le terme autotélique
(Csikszentmihalyi, 2005).
Par nature, l’expérience optimale exige une
concentration totale de l’attention sur la tâche
en cours, de sorte qu’il n’y a plus de place pour
la distraction. Cette concentration va
temporairement occulter les aspects
déplaisants de la vie, les frustrations ou les
préoccupations quotidiennes. Dans le cadre
d’un apprentissage, l’expérience optimale est
plus particulièrement ressentie dans les phases
qui nécessitent une importante mobilisation de
compétences : le flow est un état psychologique
dans lequel le sujet se sent simultanément
est autotélique lorsqu’elle est entreprise sans autre but qu’elle-même. L'autotélisme est par exemple un phénomène important de la création artistique, notamment en littérature française, surtout en poésie (par ex. Baudelaire, Rimbaud, Char…).
86
cognitivement efficace, motive et heureux de
progresser.
Moneta et Csikszentmihalyi (1996) évoquent la
métaphore d’une action se déroulant sur le fait
d’un toit en pente : l’échec ou la réussite
tiennent a peu de choses (incertitude/risque),
cependant compte tenu de l’équilibre optimal
entre le défi et ses compétences, ainsi que de
son expérience, l’apprenant.e perçoit
progressivement que l’objectif est
probablement accessible. Ainsi, au cours d’une
phase d’apprentissage, au fur et a mesure que le
sujet apprenant s’aperçoit qu’il progresse dans
la compréhension de ce qu’il souhaitait étudier,
ce sentiment le portera et le poussera a
s’appliquer de plus en plus, en lui procurant un
tel bien-être, qu’il souhaitera que cette
expérience (émotion liée a la perception de
cette progression) se prolonge. C’est d’ailleurs
pour continuer a ressentir le flow qu’il
persistera dans l’apprentissage, y compris
parfois en se fixant lui-même de nouveaux
objectifs : faire plus vite ou faire mieux, par
exemple en optimisant ses actions ou les
ressources a sa disposition.
C’est quand Martin Seligman après son élection
à la présidence de l’American Psychological
Association (APA) lance son appel fondateur de
la psychologie positive qu’il mettra tout
particulièrement en lumière les travaux de
Mihaily Csikszentmihalyi, en déclarant qu’il est
le leader mondial de la recherche en
psychologie positive : « il en est l’inspirateur,
j’en suis le porte-parole ».
Dans un de ses derniers ouvrages publiés en
français en 2012, en choisissant de présenter la
« psychologie positive » comme étant « la
science de l’expérience optimale », Ilona
Bonniwell confirme cette place si particulière
de Mihaly Csikszentmihalyi dans la
communauté scientifique, ce qui fait à
l’évidence de la théorie de l’autotélisme l’une
des théories majeures de la psychologie
scientifique contemporaine.
2.2 Le flow dans le domaine sportif
Les premiers travaux de Csikszentmihalyi
concernaient notamment les émotions
ressenties par des sportifs et sportives quand la
victoire ou l’atteinte du but qu’elles et ils se sont
fixé.e.s semblent ne plus pouvoir leur échapper.
Il n’est donc pas surprenant que depuis une
trentaine d’années, les études concernant le
flow dans ce contexte soient particulièrement
nombreuses (pour revue, Heutte , 2014).
L’expérience optimale y serait plus
particulièrement ressentie lors de trois
situations principales :
1. lorsque l’athlète perçoit ses
compétences personnelles comme
égales au défi fixé, et simultanément
élevées pour être motivantes. Cet
équilibre peut par exemple être ressenti
lors d’une compétition où les adversaires
sont jugés comme étant de niveau égal
ou légèrement supérieur, ou lorsqu’une
compétition s’avère décisive pour une
qualification. Le flow peut être ressenti
quel que soit le niveau sportif et n’est pas
réservé aux sportifs de haut niveau.
2. lorsqu’un.e athlète est complètement
immergé.e dans la réalisation de sa
performance.
3. lorsque les mouvements se déclenchent
de manière automatique et à un niveau
exceptionnel (en référence au niveau
personnel de l’athlète). La sportive ou le
sportif vit alors un état de
fonctionnement optimal.
Qu’il soit appelé flow ou pic de performance,
cet état de fonctionnement optimal survient
immédiatement avant et pendant l’action. C’est
donc un état vers lequel tendent les athlètes de
haut niveau car il semble que la recherche de
l’atteinte de l’état de flow de manière régulière
soit un élément favorisant la maîtrise d’une
action complexe. En effet, en état de flow, le
sportif semble pouvoir réaliser sa performance
dans des conditions extrêmement favorables
87
regroupant par exemple la concentration,
l’automatisation des gestes, le plaisir, la
sensation d’équilibre entre le défi et ses
habiletés. Jackson et Csikszentmihalyi (1999)
montrent que l’expérience du flow est très
enrichissante et que certains athlètes cherchent
à la prolonger afin de rester à un niveau de
performance très élevé.
2.3 Le flow au travail
Poursuivant les recherches de Csikszentmihalyi
et LeFevre (1989) concernant le « paradoxe du
travail », Bakker (2008) définit le flow au travail
comme étant une succession de courtes
périodes d’expériences optimales caractérisées
par :
- l’absorption ;
- le plaisir dans le travail ;
- une motivation intrinsèque dans le travail.
L’absorption fait ici référence à un état de
concentration total dans lequel se trouvent les
personnes durant leur travail. Pendant ces
périodes, le temps suspend son vol, elles
oublient totalement tout ce qui peut se trouver
autour d’elles si cela qui n’a pas de relation
étroite et directe avec l’action en cours.
2.4 Le flow dans les environnements
numériques : Time flies when you’re having
fun.
De longue date, la plupart des tentatives d'explications du comportement individuel des utilisateurs et utilisatrices de technologies de l'information et de la communication (TIC) ont tendance à se concentrer essentiellement sur les croyances de maîtrise instrumentale, pour comprendre leurs intentions d'usage des TIC. Cependant, des travaux récents (pour revue, Heutte, 2014) suggèrent que dans l'expérience globale avec la technologie, des concepts comme l'enjouement et le flow sont des variables explicatives potentiellement importantes dans les théories d’acceptation de l'usage des technologies font état du grand intérêt et du caractère prometteur des recherches concernant le flow dans les
environnements numériques. En effet, l’expérience autotélique est une variable évoquée pour comprendre les expériences positives subjectives avec les ordinateurs et plus récemment, pour ce qui concerne l'usage d'internet. La majorité des recherches adoptent une vision multidimensionnelle de l’expérience optimale dans les environnements numériques (en contexte de formation, de travail ou de jeu). Les construits communément cités comme reliés à l’expérience autotélique sont l’euphorie, la concentration, le contrôle, les enjeux et la curiosité. Cependant, la modélisation du flow dans les environnements numériques n'est pas réellement scientifiquement stabilisée. Pour leur part, Agarwal et Karahanna proposent le concept d'absorption cognitive (AC) qu’elles définissent comme « un profond état d'engagement avec les logiciels » (2000, p. 665).
2.5 Apport de la théorie de l’autotélisme-
flow à la recherche empirique dans le
champ de l’éducation positive
Nous souhaitons dans cette partie mettre en
perspective l’apport des concepts, de méthodes
et d'outils issus de la recherche en psychologie
positive, notamment de l’autotélisme-flow sur
l’évaluation des effets des environnements de
formation et/ou de travail, plus
particulièrement sur la modélisation des
déterminants psychologiques de la motivation
et de la persistance à vouloir apprendre ou
travailler avec des autres. Cette perspective
s’inscrit dans l’axe spécifiquement dédié à la
recherche empirique concernant l’expérience
positive subjective en contexte éducatif (cf.
« éducation positive » Heutte, Fenouillet et
Martin-Krumm, 2013), à savoir, l'étude
scientifique des conditions et des processus qui
contribuent à l’épanouissement ou au
fonctionnement optimal :
- des apprenant.e.s, personnels de
l'éducation ou de la formation et autres
parties prenantes de l'éducation et de la
formation tout au long et tout au large de
la vie ;
88
- des communautés (réelles, comme
virtuelles) dans lesquelles elles ou ils
travaillent ou apprennent ;
- des systèmes, organismes ou dispositifs
d'éducation, de formation ou de travail.
Ce triple niveau d’interrogation (individu,
groupe et organisation) ouvre sur de
nombreuses pistes de recherches scientifiques
originales dont les implications pratiques
peuvent à l’évidence soutenir, et le cas échéant
renouveler, utilement le pilotage de
l’innovation dans les organisations, notamment
en vue de construire des environnements
favorables à l'apprentissage tout au long et tout
au large de la vie (éducation formelle, non
formelle ou informelle). Bien entendu, cette
perspective s’accorde tout particulièrement
avec le système éducatif français caractérisé par
un certain mal-être des enseignant.e.s, comme
des élèves. Dans la continuité de nombreuses
études internationales concernant les mesures
du bien-être scolaire (Brulé et Veenhoven,
2014 ; OECD, 2004, 2009), nous souhaitons
rappeler que seul 20% des élèves se sentent
vraiment bien à l’école et que près de 27%
peuvent y être considéré.e.s comme étant
réellement en souffrance (Fenouillet, Martin-
Krumm, Heutte et Besançon, 2014) et donc
qu’une part importante de la réussite de
l’ensemble des actions de la communauté
éducative réside certainement dans une
meilleure prise en compte de cette variable
pour ce qui concerne les élèves (Heutte, Déro
et Fenouillet, 2014), comme les enseignant.e.s
(Heutte, 2009, 2011). Nous ne pouvons à
l’évidence nous réjouir que la communauté
éducative française produise la jeunesse la plus
pessimiste du monde, selon une étude récente
de la fondation Varkey (2017), ou encore leader
mondial pour ce qui concerne la consommation
de médicaments psychotropes
(antidépresseurs, anxiolytiques et
hypnotiques).
D’autre part, partageant avec Trocmé-Fabre
(1999) le principe selon lequel le métier
d’apprendre est « le seul métier durable
aujourd’hui », nos propos dépassent très
largement le périmètre exclusif du système
éducatif. Dans cette perspective, empruntant à
Carré (2005), sa définition de l’apprenance,
nous nous intéressons plus particulièrement
aux communautés d’apprenance, à savoir, les
communautés « favorisant l’émergence, la
croissance et/ou le maintien d’un ensemble
stable de dispositions affectives, cognitives et
conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans
toutes les situations formelles ou informelles,
de façon expérientielle ou didactique,
autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite »
(Heutte, 2013, p. 122). L’étude scientifique des
communautés d’apprenance participe à une
meilleure compréhension du déploiement de
l’écologie de l’apprenance.
2.6 L’absorption cognitive : quand plus rien
ne peut perturber.
L’expérience autotélique est décrite par de
nombreuses personnes comme un des
meilleurs moments de leur vie au cours duquel
les actions se déroulent avec une extraordinaire
impression de fluidité, en ayant le sentiment
d’être très a l’aise, sans avoir l’impression de
devoir faire un effort pénible. Dans cet état,
elles étaient tellement complètement
impliquées dans l’activité que plus rien d’autre
ne pouvait les perturber. Au-delà du plaisir lie
a l’activité et de la persistance liée a l’intérêt
intrinsèque pour l’activité, l’immersion totale
dans l’activité est un aspect central de
l’expérience optimale.
Après échanges avec Agarwal et Karahanna, et
avec leur accord, nous avons suggéré d’étendre
et de revoir la définition originale (Agarwal et
Karahanna 2000), pour proposer de définir
l’absorption cognitive (AC) comme « un état de
profond engagement focalise sur la volonté de
comprendre avec, comme sans, l’usage des
technologies numériques » (Heutte 2014,
p. 167). Cet état est lie a un épisode d'attention
totale (expérience optimale d’apprentissage)
89
qui "absorbe" (qui focalise) entièrement les
ressources cognitives au point que plus rien
d'autre n’importe que de comprendre, ce qui a
notamment pour conséquence immédiate que
pratiquement plus rien ne peut effectivement
perturber la concentration exclusivement
centrée sur la compréhension. Ainsi, nous
considérons l’AC comme une focalisation
exclusive, extrême et apaisante, liée a un état de
concentration totale dans une activité.
« Trivialement, nous sommes tente de dire,
qu’a ce moment-la, le sujet fait le vide autour
de lui/est dans sa bulle, alors que le plus
souvent, il serait certainement plus juste de dire
que le vide/la bulle se fait autour de lui car, l’AC
est liée a un intérêt intrinsèque "envahissant"
pour l’activité et se produit a certains égards
aux dépens du sujet, en dehors de sa volonté :
quand le sujet est en quelque sorte pris au piège
de son propre intérêt pour l’activité ! » (Heutte,
2011, p. 105). Dans les activités induites par le
besoin de comprendre, l’AC est l’un des
éléments fondamental du rapport au savoir et
de la motivation a apprendre : un état dans
laquelle l’ensemble des ressources cognitives
du sujet sont exclusivement mobilisées autour
de la cognition.
2.7 Le flow : l’émotion de s’apercevoir que
l’on comprend
Ainsi, le flow correspond à l’émotion liée à l’état
psychologique caractérisé par un sentiment de
fluidité mentale et d’intense concentration sur
des tâches qui mobilisent toutes nos
compétences. Il se manifeste souvent quand il y
a perception d’un équilibre optimal entre les
compétences personnelles et les exigences de la
tâche (la «demande», Engeser et Schiepe-Tiska,
2012). En contexte éducatif, le flow est, par
exemple, ressenti quand l’ensemble des actions
à réaliser pour comprendre, notamment celles
qui réclament une attention particulièrement
soutenue, semblent "couler de source", avec
une telle fluidité telle qu’à aucun moment
l’apprentissage ou la compréhension ne seront
interrompus par une quelconque inquiétude
concernant ce qu’il faut faire pour y parvenir ou
ce que les autres pourraient en penser (Heutte,
2014).
Figure 2. Modèle des relations entre les dimensions du flow en éducation
([EduFlow2] Heutte, Fenouillet, Martin-Krumm, Boniwell et Csikszentmihalyi, 2016)
90
L’étude du flow en contexte éducatif a fait
l’objet de multiples études massives, depuis
l’école primaire, jusqu’à la formation d’adultes
dans des contextes de formation en face à face,
comme à distance (pour revue, Heutte, 2014).
Cependant, avant que nous nous n’y
intéressions au cours de notre recherche
doctorale (Heutte, 2008, 2010, 2011 ; Heutte et
Fenouillet, 2010), il n’existait aucun outil de
mesure spécifiquement adapté à ces contextes
au niveau international (et bien entendu encore
moins en langue française). C’est la mise au
point de cet outil de mesure qui a permis
l’élaboration du premier modèle du flow en
éducation (EduFlow). Cette nécessité
impérative de construction et de validation
d’outils de mesure standardisés spécifiques
(afin de pouvoir déterminer avec fiabilité les
indicateurs des déterminants psychologiques
postulés dans nos modélisations théoriques),
permet, si cela était nécessaire, de réaffirmer
que l’ancrage épistémologique de la
psychologie positive s’inscrit résolument dans
le champ des sciences empiriques : basées sur
des méthodes de recueil de données et de
traitements qui choisissent explicitement de
s’exposer à la réfutation, en cohérence avec les
méthodes de construction et de validation des
modèles théoriques de la psychologie
scientifique contemporaine, au niveau
international. Le fait que les résultats de ces
travaux soient régulièrement le fruit d’études
comparatives à plus ou moins grande échelle
doit permettre de clairement distinguer la
psychologie positive (dont la dénomination
reste l’objet de controverses au sein de la
communauté scientifique) des niaiseries de la
vulgate des vendeurs et vendeuses de « trucs et
astuces du bonheur » qui surfent avec intérêt
sur la médiatisation excessive de la
marchandisation du bien-être et de la crédulité
naïve de ceux qui y sont un peu trop réceptifs.
Ainsi à titre d’exemple, les résultats présentés
ci-dessous, à savoir le modèle du flow en
éducation (EduFlow, cf. Figure 2) et le modèle
heuristique du collectif individuellement
motivé (MHCIM, cf. Figure 4) sont le fruit de
près de dix années de travail, impliquant
plusieurs dizaines de milliers de sujets (élèves
de l’enseignement scolaire, étudiant.e.s en
formation initiale à l’université, adultes en
formation continue ou en situation de
travail…), notamment dans des
environnements de formation massifs en ligne,
comme par exemple les Massive Open Online
Course (MOOC) et ont fait l’objet de
nombreuses communications dans des
manifestations et/ou publications scientifiques
(pour revue, Heutte, 2017).
Si la question de l’intérêt pédagogique des
MOOC peut être légitiment l’objet de questions
vives, force est de reconnaître qu’en tant que
tels, ils constituent à l’évidence des terrains
tout à fait propices à de nouvelles formes de
recherche empirique en sciences de l’éducation
et de la formation des adultes (Heutte,
Fenouillet, Kaplan, Martin-Krumm et Bachelet,
2016). La quantité de données recueillies à
chaque collecte permet ainsi l’élaboration de
modèles dont la plausibilité peut être estimée
notamment via des méthodes d’analyses et de
traitements de plus en plus sophistiqués (cf.
Exploratory structural equation modeling,
Marsh, Morin, Parker et Kaur, 2014), reconnus
dans les revues classées aux meilleurs rangs des
publications scientifiques internationales. C’est
ce qui nous permet d’affirmer que ces travaux
issus de la psychologie positive sont une
contribution notable à la recherche
fondamentale en sciences de l’éducation et de
la formation des adultes.
Dans notre dernière version de la modélisation
du flow éducation ([EduFlow2] Heutte,
Fenouillet, Martin-Krumm, Boniwell et
Csikszentmihalyi, 2016), nous retenons 4
dimensions : le contrôle cognitif (FlowD1),
l’immersion et l’altération de la perception du
temps (FlowD2), l’absence de préoccupation à
propos du soi (FlowD3), et l’expérience
91
autotélique — bien-être procuré par l’activité
en elle-même (FlowD4).
Ces quatre dimensions éclairent
remarquablement la persistance du
comportement des apprenant.e.s en contexte
de formation ou d’apprentissage. Les trois
première dimensions
(FlowD1+FlowD2+FlowD3) constituent
l’absorption cognitive, un état de profond
engagement focalisé sur la volonté de
comprendre avec, comme sans, l’usage des
technologies numériques (Heutte, 2014).
L’absorption cognitive est un déterminant
fondamental de la persistance à vouloir
comprendre et de la qualité des apprentissages
induite par cette persistance.
3. MODÉLISER LE COLLECTIF
"INDIVIDUELLEMENT MOTIVÉ"
C’est dans le but de mieux comprendre ce qui
pousse certaines personnes à persister à vouloir
comprendre, travailler ou jouer avec des autres
qu’a été élaboré un modèle socioconatif de la
persistance via les contributions et
complémentarités de trois théories majeures du
self, à savoir l’autodétermination, (Deci et
Ryan, 2002, 2008), l’auto-efficacité (Bandura,
1996, 2003) et l’autotélisme (Csikszentmihalyi,
1990, 2014). En effet, il est en effet possible de
se sentir littéralement porté par le contexte
collectif, booste par le flow et le sentiment de
vivre une expérience optimale d’apprentissage,
notamment du fait que nos choix sont respectés
ou suivis (ce qui conforte notre besoin d’auto-
détermination), ainsi que par des feedbacks
positifs quant à la qualité de nos contributions
(ce qui conforte notre besoin de compétence
(Deci et Ryan, 2000). La conjugaison de ces
besoins psychologiques de base a une incidence
sur le bien-être et le sentiment d’efficacité
personnelle, comme collective. Il s’agit là de
conditions essentielles de la persistance dans
les efforts pour partager, acquérir et construire
des connaissances, dans la mesure ou elle
pousse à s’impliquer bien souvent au-delà de ce
qu’il est possible de réaliser seul. Ainsi, les
contributions et complémentarités de ces trois
théories du self offrent un cadre d’analyse
pertinent pour éclairer l’engagement
(motivation) et la persistance (volition) de
chacun dans le désir de progresser, d’acquérir
de nouvelles compétences, de comprendre et
donc de vouloir se former et apprendre par soi-
même et à certains égards pour les autres, afin
de pouvoir être reconnu et accepté dans une
communauté, en tant que sujet sachant. Cette
expérience est si gratifiante, elle procure une
telle émotion, qu’elle justifie à elle seule que
ceux qui l’ont vécu (au moins une fois) se
donnent parfois beaucoup de mal pour réunir
toutes les conditions afin de pouvoir la revivre
à nouveau. Le sentiment d’acceptation apparaît
clairement comme l’un des déterminants
essentiels de la persistance à vouloir contribuer
dans des communautés d’apprenance. C’est
dans le but d’éclairer la construction
dynamique, de ces communautés qu’a été
élaboré le modèle heuristique du collectif
individuellement motivé (MHCIM, Heutte,
2014, 2015, 2017a) développée selon l’hypothèse
que le bien-être psychologique est une des
conditions du développement optimal des
individus et des groupes dans les lesquels ils
apprennent, travaillent ou jouent. La
proposition du MHCIM permet d’envisager le
principe d’une ingénierie de formation
autotélique (Heutte, 2017b) dont l’énergie
principale est coproduite par les interactions et
surtout les contributions des membres d’une
communauté d’apprenance.
3.1 L’importance de l’affiliation sur la
motivation
Dans divers contextes (pour revue Heutte, 2013,
2017a), nous avons souvent eu l’occasion de
mettre en évidence un lien important entre le
sentiment d’appartenance et l’implication de
collègues, d’étudiant.e.s ou d’élèves dans des
travaux ou des actions à réaliser en interaction.
La rancœur et l’amertume sont très vite
perceptibles dès que nous ne nous sentons pas
92
acceptés, ce qui généralement nous dissuade de
persister dans nos efforts pour contribuer avec
d’autres à d’éventuelles actions collectives. A
contrario, il est possible de se sentir
littéralement porté par le contexte collectif,
boosté par le flow et le sentiment de vivre une
expérience optimale, notamment du fait que
nos choix sont respectés ou suivis (ce qui
conforte notre besoin d’autonomie), ainsi que
par des rétroactions positives quant à la qualité
de nos contributions (ce qui conforte notre
besoin de compétence). Ainsi dans certaines
circonstances particulièrement favorables,
nous pouvons constater l’effet médiateur du
sentiment d’efficacité collective (SEC) entre le
sentiment d’efficacité personnelle (SEP) et le
contrôle cognitif (FlowD1) : le SEC a un effet sur
le contrôle cognitif qui est plus important que
l’effet direct du SEP (cf. Figure 3). Ce qui revient
à dire que ressentir que le groupe a les
ressources nécessaires pour réussir une tâche
ou action permettra dans ce cas une persistance
plus forte que s’il ne fallait compter que sur ses
ressources personnelles (SEP).
À l’évidence, la qualité des relations
interpersonnelles (Senécal, Vallerand et
Vallières, 1992) peuvent favoriser (ou inhiber)
les apprentissages invisibles de la vie
quotidienne. Toutes les organisations
gagneraient donc à « s’interroger sur les
fonctionnements qui permettent l’innovation
et l’apprentissage collectif : c’est autour de cette
question que se reconstruisent les grands
principes de management contemporain »
(Hatchuel, Le Masson et Weil, 2002, p. 30).
Le sentiment d’appartenance sociale a un
impact essentiel sur les deux autres besoins
psychologiques de base postulés par Deci et
Ryan (2002, 2008, 2014) : le sentiment
d’autonomie et le sentiment de compétences
sont mieux éprouvés en présence d’autrui, et
perçus de façon bien plus favorable dans le cas
d’affiliation(s) positive(s) (pour revue, Heutte,
2017a). Il faut notamment accorder une
importance toute particulière au fait que l’un
des retours sur investissement, subjectif, mais ô
combien catalyseur de la motivation, est le
sentiment de faire partie d’une communauté
d’apprenance dans laquelle chacun se sent
accepté parce qu’il estime que ses compétences
et son expertise sont reconnues : en sus de
l’autonomie, la satisfaction de ces deux besoins
psychologiques de base est l’un des moteurs de
l’engagement, ce qui renforce l’auto-efficacité
personnelle comme collective.
Figure 3. L’effet médiateur du sentiment d’efficacité
collective (SEC) entre le sentiment d’efficacité personnelle
(SEP) et le contrôle cognitif (FlowD1) (Heutte, 2011)
93
Quant à l’émotion ressentie (cf. le flow) à ce
moment-là, elle constitue l’un des moteurs de
la persistance : si apprendre est rarement une
partie de plaisir, comprendre (faire
comprendre, être compris...) peut être
totalement jubilatoire. Cette expérience est si
gratifiante qu’elle justifie à elle seule que celles
et ceux qui l’ont vécue (au moins une fois) se
donnent parfois beaucoup de mal pour réunir
toutes les conditions afin de pouvoir la revivre
à nouveau. Ainsi, pouvons-nous considérer que
certain.e.s (cf. l’épicurien de la connaissance) se
régalent du savoir, de la connaissance et
surtout de la compréhension (du plaisir de
s’apercevoir que l’on comprend) dans un
rapport presque charnel au savoir (Heutte,
2010, 2013, 2014b, 2016a) !
C’est dans le but d’en éclairer la construction
dynamique, que nous avons envisagé la
modélisation de cette spirale positive et
optimale qui est brièvement présentée ci-
dessous.
3.2 Le modèle heuristique du collectif
individuellement motivé : contribution de
la psychologie positive à la recherche
fondamentale en sciences de l’éducation et
de la formation des adultes.
Pour éclairer le concept du collectif
individuellement motivé, nous (Heutte, 2011,
Figure 4. Dynamique du Modèle heuristique du collectif individuellement motivé (MHCIM, Heutte, 2017a, p. 175)
94
2014) avons conçu le modèle heuristique des
contributions de l’autodétermination (Deci et
Ryan, 1985, 2000, 2008), l’auto-efficacité
(Bandura, 1977, 2003, 2005) et l’autotélisme–
flow (Csikszentmihalyi, 1975, 1990, 2014), dont
nous avons envisagé l’extension pour étudier la
persistance à vouloir travailler, apprendre ou
jouer avec des autres dans des contextes variés
(Heutte, 2015, 2017).
Ce modèle dynamique considère que la boucle
volitionnelle du sentiment d’efficacité
collective (SEC contrôle cognitif
expérience autotélique SEC contrôle
cognitif expérience autotélique ...) est
pour ainsi dire alimentée par deux flux
complémentaires (cf. Figure 4) :
- l’ensemble des variables qui renforcent les
conditions du Flow (notamment
directement le contrôle cognitif), à savoir,
le SEP et le SEC ;
- l’ensemble des variables qui renforcent les
effets du Flow (notamment l’expérience
autotélique), à savoir, le sentiment
d’affiliation avec ceux qui travaillent,
apprennent ou jouent dans le dispositif
(QRIa/ACCa), ainsi qu’avec ceux qui sont
responsables de l’organisation du dispositif
(QRIr/ACCr).
Ces flux se combinent entre eux pour renforcer
le bien-être et la persistance à vouloir
contribuer avec des autres : la boucle
volitionnelle du SEC est ainsi l’un des
constituants essentiels de cette spirale positive
et optimale à mettre en œuvre (Heutte, 2011,
2015, 2017a).
4. L’EVOLUTION DE SOI : A LA
RECHERCHE DE LA DIMENSION
SOCIALE DE L’AUTOTÉLISME-FLOW
4 Interprétation de l’expression « transcendence of ego
boundaries » (Csikszentmihalyi, 1975b, p. 41), liée au sentiment de faire partie, momentanément, d’une entité
Si certaines caractéristiques comme l’immersion et l’altération de la perception du temps (FlowD2) ou encore le bien-être (FlowD4) sont très souvent naturellement évoquées comme faisant partie des effets perçus a posteriori du flow, il est un effet moins souvent clairement décrit, c’est l’absence de préoccupation à propos du soi (FlowD3).
La perte de conscience de soi (cf. loss of self-consciousness, Csikszentmihalyi, 1975, 1990) se produit quand « nous sommes trop absorbé.e.s pour penser à protéger notre ego. [. . . ] Nous avons même, parfois, la sensation de sortir de nous-mêmes et de faire partie, momentanément, d’une entité plus vaste » (Csikszentmihalyi, 2006, p. 112).
Cette absence de préoccupation à propos du soi, que nous avons choisi de comprendre comme étant une sorte de « dilatation de l’ego4 » (Heutte, 2011, p. 101), à positionner quelque part dans le continuum entre l’égocentrisme d’un soi en gestation dont l’énergie psychique est dirigée vers son monde intérieur (la survie) et l’allocentrisme d’un soi pleinement développé dont l’énergie psychique est dirigée vers le bien-être d’autrui (l’inclusion). Cette dilatation de l’ego se produit notamment quand nous sommes en mesure de nous oublier nous-mêmes. Paradoxalement, la compréhension de qui nous sommes et de notre potentiel passe par une ouverture de soi à une dimension plus vaste que nous-mêmes, et notamment aux autres. « La forte relation entre l’altruisme et l’humeur positive est notre plus grande découverte » (Csikszentmihalyi et Patton 1997, p. 153). En effet, selon ces auteurs, l’altruisme procure deux sortes de "récompenses" :
- une attention positive à autrui va
probablement attirer un comportement
réciproque plutôt que de l’indifférence ; le
plus vaste que soi-même : d’être soudainement moins égocentré.
95
fait de se savoir apprécié et valorisé attire
plus de sens et de joie à sa vie ;
- l’action même de porter une attention
positive (sans égard à la réciprocité) libère
une énergie psychique qui autrement serait
dirigée vers son monde intérieur avec les
différentes angoisses qu’une telle attention
sur soi pourrait générer.
Pour sa part, Csikszentmihalyi (1997, 2004) considère que le développement du concept de soi (et du projet de vie) se fait selon 4 étapes, inextricablement liées entre soi et l’environnement social : (1) la survie, (2) la complexité du soi, (3) l’individualisme réflexif, puis (4) l’inclusion (cf. Tableau 1).
Et Csikszentmihalyi (2004) de poursuivre en précisant que dans cette perspective, la vie personnelle apparaît comme une série de "jeux" – avec des buts et des défis – qui changent à mesure que la personne évolue, de façon incrémentale et coordonnée, dans une spirale intégrant une double progression permettant à chaque étape d’accéder, à la fois à une plus
grande complexité et à une plus grande intégration :
- la complexité requiert une énergie
intrinsèquement orientée vers le
développement de ses aptitudes
personnelles en vue de devenir autonome,
conscient de son unité et de ses limites ;
- l’intégration requiert une énergie
extrinsèquement orientée en vue de
reconnaître et de comprendre les forces qui
dépassent l’individu et de trouver les façons
de s’y adapter.
5. CONCLUSION
Le flow est souvent lié au sentiment de comprendre, de se faire comprendre et/ou d’être compris. Dans ce contexte, se sentir accepté et reconnu, en tant que sujet sachant et compétent, par un réseau d’autruis significatifs est vraisemblablement l’un des moteurs essentiels de la persistance à vouloir s’impliquer au sein d’une communauté d’apprenance. Le flow est assurément un catalyseur des dynamiques identitaires,
96
notamment dans les nombreuses phases critiques de la gestation de soi : seul, mais jamais sans des autres. Le sentiment de vivre une expérience optimale avec des autres favorise les affiliations et l’émergence de cultures communes (Delle Fave, Massimini et Bassi, 2011). Ainsi, les interactions mutuellement bénéfiques entre pairs et expert.e.s constituent des écosystèmes propices à l’émergence de communautés d’apprenance et à la reconnaissance sociale des compétences. Ces écosystèmes constituent un environnement optimal pour la persistance à vouloir comprendre (se faire comprendre, être compris …) tout au long et tout au large de la vie. Pour Csikszentmihalyi et Massimini le modèle de la sélection psychologique constitue le « 3e paradigme de l’évolution » (1985), selon lequel l’interaction entre les processus biologiques, culturels et psychologiques pourrait être le moteur de l’évolution humaine, pour le meilleur, comme pour le pire. En effet, à l’instar du gène et du mème5 (Dawkins, 1976), le flow est amoral : « Comme toute source d’énergie, du feu à la fission nucléaire, il [le flow] peut tout aussi bien servir des finalités positives que destructives » (Csikszentmihalyi et Rathunde, 1993, p. 91, traduction Heutte, 2017a). Ainsi, certaines recherches récentes s’intéressent plus particulièrement à ce côté obscur du flow (cf. Dark Side of Flow, Partington, Partington et Olivier, 2009 ; Schüler, 2012). Les effets du flow sur la passion (harmonieuse vs obsessive) et la persistance (flexible vs rigide) peuvent par exemple avoir des conséquences tout autant positives que négatives (Heutte, Fenouillet et Vallerand, 2016), y compris en contexte éducatif. Force est de constater que dans certaines circonstances, le comportement induit par l’état de flow pourra être (socialement ou culturellement) très diversement apprécié : là où certain.e.s partisan.e.s pourront par exemple qualifier une action violente d’acte de bravoure héroïque tout à fait justifié, d’autres n’y verront peut-être que du terrorisme ou un acte de barbarie inhumain. De ce fait, l’acceptation culturelle
5 Selon Dawkins (1976), le mème est l'unité de l'évolution culturelle (par analogie avec le gène).
(éthique, sociale, sociétale...) des comportements induits par le flow aura tendance à favoriser le regroupement des personnes qui les partagent et l’éloignement de celles qui ne les partagent pas (avec le cas échéant le risque de renforcer ainsi directement tous les extrémismes et/ou communautarismes). Le flow est un des déterminants essentiels de la sélection psychologique à travers les sociétés et les cultures, en favorisant une sélection psychologiquement influencée par des individus qui ne seraient pas les fruits du hasard de l’interaction de processus biologiques et/ou culturels. L’évolution des individus et des organisations serait en fait directement influencée par des décisions personnelles, elles-mêmes influencées par le bien-être psychologique subjectif des individus. L’autotélisme-flow apparaît donc clairement comme une théorie du développement individuel et sociétal, ce qui en renforce la portée universelle. Le flow serait ainsi l’un des catalyseurs fondamentaux des processus biologiques, culturels et psychologiques au cœur de l’évolution humaine.
BIBLIOGRAPHIE
Asakawa, K. (2004). Flow experience and Autotelic
Personality in Japanese College students: How do
they experience challenges in daily life. Journal of
Happiness Studies, 5 (2), 123-154.
Bandura, A. (2003). Auto-efficacité: le sentiment
d'efficacité personnelle. De Boeck Université.
Bonniwell, I. (2000). Introduction à la psychologie
positive - Science de l'expérience optimale, Payot.
Broadbent, E. , Gougoulis, J. , Lui, N., Pota, V.,
Simons, J. (2017). Generation Z: Global Citizenship
Survey, Varkey Foundation
Brulé G. et Veenhoven R. (2014) Democratic
teaching and happiness in developed nations.
Advances in Applied Sociology, 4, 235-245. doi:
10.4236/aasoci.2014.411028
97
Carré, P. (2005). L'apprenance. Dunod.
Csikszentmihalyi, M. (1975). Beyond Boredom and
Anxiety. Jossey-Bass Publishers.
Csikszentmihalyi, M. (1975b). Play and Intrinsic
Rewards. Journal of Humanistic Psychology, 15(3) 41
– 63
Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow. New York:
Harper et Row.
Csikszentmihalyi, M. (2014). Flow and the
Foundations of Positive Psychology. Springer
Netherlands.
Csikszentmihalyi, M., Larson, R. et Prescott, S.
(1977). The ecology of adolescent activities and
experiences. Journal of Youth and Adolescence, 6(3),
281–294.
Csikszentmihalyi, M. et Massimini, F. (1985). On the
Psychological Selection of Bio-Cultural
Information. New Ideas in Psychology 3(2),115-138.
Csikszentmihalyi, M. et Rathunde, K. (1993). The
measurement of flow in everyday life: Toward a
theory of emergent motivation. In R. Dienstbier et
J.E. Jacobs (Eds.), Nebraska Symposium on
motivation, 1992. Lincoln and London: University of
Nebraska Press.
Dawkins, R. (1976) The Selfish Gene, Oxford
University Press.
Deci, E. L. et Ryan, R. M. (2008). Favoriser la
motivation optimale et la santé mentale dans les
divers milieux de vie. Canadian
Psychology/Psychologie canadienne, 49(1), 24–34.
Delle Fave, A., Massimini, F. et Bassi, M. (2011).
Psychological Selection and Optimal Experience
Across Cultures, Social Empowerment through
Personal Growth. Springer
Fenouillet, F., Martin-Krumm, C., Heutte, J. et
Besançon, M. (2014). An urgent call for change: Flow,
Motivation and Wellbeing in French School
Students. 7th European Conference on Positive
Psychology, Amsterdan, Netherlands.
Heutte, J. (2008). Autodétermination, auto-
efficacité, autotelisme : les conditions de l’efficacité
collective. Symposium “Société de la connaissance et
de l’apprenance : regards croisés”, co-organisé par le
Cerlis (Université Paris 5 Descartes) et le Cref
(Université Paris 10 Nanterre), Paris, France.
Heutte, J. (2010). Mise en évidence du flow perçu
par des étudiants au cours d'un travail collectif en
ligne : Homo sapiens retiolus est-il un épicurien de
la connaissance ? 26ème congrès de l’Association
internationale de pédagogie universitaire (AIPU),
Rabat, Maroc.
Heutte, J. (2011). La part du collectif dans la
motivation et son impact sur le bien-être comme
médiateur de la réussite des étudiants :
Complémentarités et contributions entre
l’autodétermination, l’auto-efficacité et
l’autotélisme. Thèse de doctorat non publiée. Paris
Ouest-Nanterre-La Défense, Nanterre.
Heutte, J. (2013), L'écologie des communautés
d'apprenance : quelques jalons épistémologiques
pour l'éclairage théorique de la part des autres dans
l'agentivité personnelle, Dans D. Cristol, P. ; Cyrot
et C. Jeunesse (dir). Renforcer l'autoformation :
Aspects sociaux et dimensions pédagogiques. Paris :
Chronique Sociale. 75-89.
Heutte J. (2014). Persister dans la conception de son
environnement personnel d’apprentissage :
Contributions et complémentarités de trois théories
du self. Revue Sciences et Technologies de
l´Information et de la Communication pour
l´Éducation et la Formation (STICEF), 21, ISSN :
1764-7223.
Heutte, J. (2017a). La persistance de la motivation et
l’expérience du Flow : un cadre de référence pour
l’étude du e-learning. Dans O. Las Vergnas (dir.), Le
e-learning informel. Paris, France : Éditions des
archives contemporaines. 171-186.
Heutte, J. (2017b). Proposition pour un dispositif de
formation autotelique. Dans O. Las Vergnas (dir.),
Le e-learning informel. Paris, France : Éditions des
archives contemporaines. 203-213.
Heutte, J. et Fenouillet, F. (2010). Propositions pour
une mesure de l’expérience optimale (état de flow)
en contexte éducatif. 26e congrès international
d’actualité de la recherche en éducation et en
formation (AREF 2010), Genève, Suisse.
Heutte, J., Fenouillet, F., Kaplan, J., Martin-Krumm,
C. et Bachelet, R., (2016). The EduFlow model - A
98
Contribution Toward the Study of Optimal
Learning Environments. In, L. Harmat, F., Ørsted
Andersen, F. Ullén, J., Wright et G. Sadlo (Eds.).
Flow Experience: Empirical Research and
Applications. Dordrecht/ New York: Springer
Science
Heutte, J., Fenouillet, F. et Martin-Krumm, C.
(2013). Contribution de la psychologie positive au
pilotage de l’innovation. 1er Congrès Francophone
de Psychologie Positive, Metz, France.
Heutte, J., Fenouillet, F., Martin-Krumm, C.,
Boniwell, I. et Csikszentmihalyi, M. (2016). Proposal
for a conceptual evolution of the flow in education
(EduFlow) model. 8th European Conference on
Positive Psychology (ECPP 2016), Angers, France.
Heutte, J. et Ghouch, F. (2015), Rapport de
l'Evaluation de la Qualité des Formations, des
Enseignements et du Fonctionnement des
processus et des dispositifs (EQFEF) de l'ESPE Lille
Nord de France
Larson, R. et Csikszentmihalyi, M. (1978).
Experiential correlates of solitude in adolescence.
Journal of Personality, 46, 677–693.
Larson, R. et Csikszentmihalyi, M. (1980). The
significance of time alone in adolescent
development. Journal of Current Adolescent
Medicine, 2(8), 33–40.
Larson, R., Csikszentmihalyi, M. et Graef, R. (1982).
Time alone in daily experience: loneliness or
renewal? In L. A. Peplau et D. Perlman (Eds.),
Loneliness: A sourcebook of current theory, research,
and therapy. New York: Wiley-Interscience.
Marsh, H. W., Morin, A. J. S., Parker, P. D. et Kaur,
G. (2014). Exploratory structural equation
modeling: An integration of the best features of
exploratory and confirmatory factor analysis.
Annual Review of Clinical Psychology, 10(1), 85–110.
Martin-Krumm, C. et Csillik, A. (2016) Psychologie
positive, entre plaidoyer pour le bonheur de tous et
orientation scientifique. Sciences et Bonheur, 1, 53-
69.
Massimini, F. et Carli, M. (1988). The systematic
assessment of flow in daily experience. In M.
Csikszentmihalyi, et I. Csikszentmihalyi, (eds.).
Optimal Experience: Psychological Studies of Flow in
Consciousness. Cambridge University Press, 266-
287
Moneta, G. B. (2004). The flow model of intrinsic
motivation in Chinese: Cultural and personal
moderators. Journal of Happiness Studies, 5, 181–217.
Moneta, G. B. (2012). On the Measurement and
Conceptualization of Flow. In S. Engeser (Ed.),
Advances in Flow Research. New York: Springer. 23-
50
Nonaka, I., et Takeuchi, H. (1995). The knowledge-
creating company. Oxford University Press US.
OECD (2004). Learning for Tomorrow’s World –
First Results from PISA 2003.
OECD (2009). Doing Better for Children.
Richer, S. F., et Vallerand, R. J. (1998). Construction
et validation de l'échelle du sentiment
d'appartenance sociale (ÉSAS). European review of
applied psychology, 48(2), 129–138.
Schwarzer R.,et Jerusalem M. (1995). Generalized
Self-Efficacy scale. In J. Weinman, S. Wright, et M.
Johnston, Measures in health psychology: A user’s
portfolio. Causal and control beliefs (p. 35-37).
Windsor, UK: NFER-NELSON.
Seligman, M. E. P., et Csikszentmihalyi, M. (2000).
Positive psychology: An introduction. American
Psychologist, 55(1), 5–14.
Senécal, C.B., Vallerand, R.J., et Vallières, É.F.
(1992). Construction et validation de l'Échelle de la
qualité des Relations Interpersonnelles (EQRI).
Revue Européenne de Psychologie Appliquée, 42(4),
315-322
Trocmé-Fabre, H. (1999). Réinventer le métier
d’apprendre. Les Éditions d’Organisation, Paris.
99
À propos de l’auteur
Jean Heutte est Maître de conférences en Sciences de l’éducation au sein de l’équipe Trigone-CIREL (EA 4354) de l’université de Lille. Il est l’un des chercheurs référents au niveau européen de la recherche empirique sur les déterminants psychologiques de l’expérience positive subjective, notamment de la modélisation théorique de l’autotélisme-flow dans l’éducation. Il est d’ailleurs le premier chercheur francophone à avoir été invité à contribuer aux travaux de l’European Flow-Researchers’ Network (depuis 2012). Regulierement missionne depuis pres de 30 ans afin de favoriser le deploiement des usages pedagogiques des technologies numeriques, il a notamment ete expert aupres du ministere de l’education nationale, puis de celui de l’enseignement superieur et de la recherche francais, charge du pilotage de projets nationaux pendant une dizaine d’annees. Ses travaux sont principalement consacrés à l’étude des déterminants motivationnels de la persistance de l’apprentissage humain dans des communautés de travail, de formation ou de jeu (en présentiel comme à distance) de l’apprentissage tout au long et tout au large de la vie (éducation formelle, comme informelle), ainsi qu’aux conditions sociale-conatives du pilotage de l’innovation dans les organisations
Summary
This article investigates the current empirical
findings of flow to reflect upon the conditions
of learning for children and adults. It starts with
a historical reading of the main actors working
around flow. Although flow is an individual
experience, the conditions that favor it are
largely social. Flow is not only psychological
but psycho-social. Many factors are deeply
embedded in social interactions. Being
respected by a community of authors is the key
for creating the bases of a learning community.
100
Thierry Nadisic
Recension de l’ouvrage « well-being:
challenging the Anglo-Saxon
hegemony » (Catherine Coron et Louise
Marie Dalingwater)
Depuis les travaux précurseurs de Richard
Easterlin dans les années 1970, la science
économique a fortement développé les travaux
sur le bonheur. Or, ces recherches,
majoritairement anglo-saxonnes, ont privilégié
une approche libérale du concept où le marché,
la prise de risque, l’individualisme et l’aspect
matériel occupent une place centrale.
L’ouvrage « well-being : challenging the Anglo-
Saxon hegemony », coédité par deux
chercheures françaises spécialisées dans la
langue et la culture anglosaxonne permet d’y
voir plus clair. Il montre les racines et les
spécificités communes de ce modèle anglais et
américain du bonheur. Nous y découvrons par
exemple l’influence première de Bentham et de
son principe d’utilité ainsi que la manière dont
l’approche pluraliste flexible de Sen peut
permettre de l’élargir pour y incorporer
l’éthique. Nous comprenons également mieux
comment ce modèle a été utilisé dans la mesure
du bien-être et la mise en place de politiques
publiques néolibérales. Enfin, nous sommes
initiés à des approches alternatives du bonheur,
comme celle des Navajos pour qui la famille, la
tradition et la spiritualité sont les composantes
les plus importantes. L’ouvrage représente une
belle démonstration de la spécificité du modèle
anglo-américain et de sa force pour inspirer
l’action publique tout en montrant ses limites
liées à son inadaptation à d’autres cultures.
Rémy Pawin
Kaléidoscope1
« Plutôt que de prendre la parole », « j’aurais
voulu pouvoir me glisser subrepticement »
dans le discours, affirmait Michel Foucault dans
son incomparable leçon inaugurale au collège
de France. De fait, tout commentateur ne peut
que souhaiter faire de même, s’effaçant derrière
le flot ininterrompu d’augustes locuteurs. Dans
ce numéro 2 de Sciences et Bonheur, six ont pris
la parole, tous issus de disciplines différentes,
dont le point commun est de traiter de ce
champ de recherches récent, que l’on appelle
les sciences du bonheur. Il s’agit donc ici de
proposer un regard croisé de ces différentes
contributions, afin de souligner leurs points de
convergence, leurs apports et les prolongations
auxquels ils invitent.
Plaidoyer pour le développement des
sciences du bonheur : objectiver le subjectif
Pourtant venus d’horizons variés, plusieurs
chercheurs viennent renforcer l’un des objectifs
de Sciences et Bonheur (SetB) en soulignant la
nécessité et le caractère pressant du
développement du champ de recherches sur le
bien-être. Dans le domaine de l’urbanisme,
Yankel Fijalkow montre que la notion de
confort, trop restreinte à une vision
équipementière, reste ainsi en deçà des attentes
et ne permet guère d’envisager le bonheur
d’habiter. Plus étonnant, Neil Thin révèle aussi
les carences de la sociologie du bien-être anglo-
saxonne : déplorant le manque de travaux
scientifiques, il plaide pour que la sociologie
rejoigne les autres sciences sociales comme la
psychologie ou l’économie. Comme d’autres
avant lui, il regrette ainsi que la focale des
sociologues reste trop souvent axée sur les
1 Le kaléidoscope est une partie dont le but est de
croiser les regards des articles rédigés dans le numéro. Elle est rédigée par les membres du comité de rédaction
dimensions pathologiques du monde social.
Cet aggiornamento auquel il aspire conduirait
sur la piste d’une sociologie positive, dans le
sens que la psychologie positive a donné à ce
terme. Fondamentalement interdisciplinaire,
cette évolution permettrait d’enrichir le regard
de la sociologie et, plus largement, des sciences
du bonheur.
Selon les chercheurs, l’un des axes pourrait
consister dans le développement des
recherches sur le subjectif, sur la manière dont
les individus se saisissent et s’approprient le
monde qui les entoure. Trop souvent, les
travaux scientifiques ont en effet délaissé les
perceptions des acteurs, jugé trop labiles et
évanescentes, pour se cantonner à des éléments
jugés objectifs et stables. Il s’agirait donc de
parvenir à objectiver le subjectif : trouver des
moyens de recueillir d’abord des larges bases de
données sur les processus subjectifs, élargir les
domaines d’investigation pour ne pas se
cantonner aux aspects matériels de la vie,
croiser les données pour comprendre comment
le regard des acteurs transforment et
interprètent les conditions objectives. En ce
sens, la plupart des articles de ce volume ne se
cantonnent pas à des déclarations d’intention,
mais proposent une incursion prometteuse au
cœur des préoccupations des sciences du
bonheur.
Une déclinaison plurielle des sciences du
bonheur
Les articles du numéro 2 de SetB déclinent dans
différents champs disciplinaires l’horizon
commun des sciences du bonheur. Il s’agit de
réfléchir aux manières d’améliorer le bien-être
commun et individuel. Chacun apporte ses
méthodes. Le sociologue Thomas Seguin,
s’inspirant de la philosophie sociale, analyse les
auteurs et, dans une sorte de généalogie de la
pensée philosophique, souligne l’intérêt de
de Sciences et Bonheur, et est donnée à relire aux auteurs pour s’assurer que le texte ne déforme pas leurs propos ou leur pensée.
102
Spinoza, de Deleuze et de Foucault pour
construire une société des affects positifs. De
leurs côtés, les économistes et les psycho-
sociologues utilisent leurs propres fonds
disciplinaires et proposent des analyses
multidimensionnelles déployant la science
statistique pour dévoiler des corrélations entre
le bien-être de l’adulte et celui de l’enfant, ou
entre le capital social et le Subjective Well-Being
(SWB). La lecture croisée de ces différentes
contributions enrichit le savoir sur le bonheur
et offre des pistes de réflexion pouvant
conduire à une amélioration du bien-être. Elle
permet aussi de confronter les modalités par
lesquelles saisir ce bonheur que l’on dit trop
souvent inaccessible aux mesures scientifiques.
Certaines disciplines, comme la philosophie, le
conceptualise volontiers sans recourir à la
méthodologie empirique. Il s’agit – et c’est
normal – de définir théoriquement de quoi est
fait le bien-être, sans doute afin de pouvoir
démêler le vrai du faux. D’autres raffinent de
procédures pour le déterminer, non pas
idéalement, mais expérimentalement, afin de
savoir ce qui rend les acteurs heureux. La
méthode désormais traditionnelle consiste à
œuvrer au plus près des individus et à leur
demander s’ils sont « heureux » ou « satisfaits
», plutôt que de les examiner et de l’exprimer
pour eux dans une posture de savant
omniscient. Pour ce faire, les enquêtes par
sondages ont prouvé depuis plusieurs
décennies déjà leur robustesse
méthodologique. L’article de Sarah Flèche et
celui de Stefano Bartolini et Francesco
Sarracino utilisent respectivement les données
du British Cohort Study et du National Child
Development Study pour l’un, et du World
Values Survey / European Values Study et de
l’European Social Survey, pour l’autre. Réalisés
auprès de plusieurs milliers d’individus, ces
enquêtes fournissent des informations
statistiques particulièrement riches. Elles
autorisent de stimulants croisements et sont
susceptibles de révéler un certain nombre de
déterminants du bien-être subjectif. Le suivi de
cohorte utilisé par Sarah Flèche permet
notamment de mieux comprendre comment
évolue le SWB des acteurs au cours des
différentes phases de leur vie et de souligner
l’impact de l’enfance et de l’adolescence sur le
bonheur à l’âge adulte.
Pour autant, ces mesures déclaratives ne sont
pas sans poser de problème, notamment celui
du biais de désirabilité sociale et Neil Thin
témoigne d’une volonté de construire des
procédures qualitatives. Sans les préciser tout à
fait, il s’inscrit cependant dans une autre
logique et renoue peut-être avec les précurseurs
de la sociologie du bien-être, en estimant les
mesures de SWB trop réductrices. De fait, les
entretiens semi-directifs menés par Yankel
Fijalkow constituent sans aucun doute une
alternative aux mesures quantitatives par
sondages. Ils offrent un matériel documentaire
riche et varié, qui permet aux chercheurs de
mieux comprendre ce qui compte pour les
acteurs et ce qui fait le bonheur d’habiter.
Relevons à ce propos la proximité entre ce
travail et celui mené en leur temps par les
chercheurs du CEREBE, qui avait mené 60
entretiens sur Le « vécu » des habitants dans
leurs logements. Ceci confirme les propos tenus
dans le numéro 1 de SetB par l’ancien directeur
du CEREBE, Philippe d’Iribarne, qui soulignait
l’éclipse des sciences du bonheur dans les
années 1980 et 1990 et saluait leur renaissance.
L’utilisation d’entretiens qualitatifs, comme
celui des correspondances ou des journaux
intimes, permettrait ainsi de compléter les
enquêtes quantitatives et d’enrichir les sciences
du bonheur.
De fait, cette confrontation épistémologique ne
signifie pas pour autant querelle de chapelles,
puisque les différentes méthodologies sont
largement complémentaires : il est possible de
les allier entre elles, pour multiplier leurs
avantages et régler leurs défauts respectifs.
C’est sans doute là l’un des intérêts de Sciences
et Bonheur que d’offrir une plate-forme de
dialogue interdisciplinaire conduisant à une
fertilisation croisée de regards. De surcroît, ce
numéro propose également d’acculturer le
monde francophone aux avancées anglo-
saxonne.
Avance anglo-saxonne, acculturation francophone
Plusieurs articles de ce volume permettent de mesurer l’avance prise par la recherche anglo-saxonne dans les sciences du bonheur. Neil Thin offre le point de vue documenté d’un chercheur de l’université d’Edimbourg spécialiste de ces questions et la traduction offre aux lecteurs francophones l’occasion d’un point de vue socio-historique sur les recherches sur le bien-être. Mieux encore, l’article de Sarah Flèche synthétise les travaux collectifs de l’ouvrage The Origins of Happiness, écrit en collaboration avec Andrew Clark, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward. Le lecteur se rend compte de l’avance prise outre-Manche et outre-Atlantique dans ce domaine et le chercheur est invité à poursuivre plus avant leur démarche.
Jean Heutte, quant à lui, ne se contente pas de résumer de manière claire et fluide les travaux sur le flow de Mihaly Csikszentmihalyi, l’inspirateur de la psychologie positive. Ce spécialiste des sciences de l’éducation va plus loin que faciliter la simple circulation de la théorie de l’autotélisme-flow. Il propose de l’appliquer au domaine de l’éducation et de la formation tout au long (et tout au large) de la vie. Dans cet article, il l’applique aux sciences de l’éducation et de la formation des adultes, en soulignant l’apport que de l’expérience optimale pour éclairer la persistance à vouloir travailler ou apprendre ensemble. Totalement ignorée de nombreux personnels de l'éducation ou de la formation et autres parties prenantes en charge du pilotage de ces organisations, cette théorie de l’autotélisme-flow serait pourtant à même de rénover substantiellement les manières de concevoir des systèmes, organismes ou dispositifs d'éducation, de formation ou de travail. La force de cet article
est notamment de ne pas se contenter du niveau individuel des apprenants, mais de réfléchir également aux conditions par lesquels favoriser l’expérience optimale au niveau des groupes. Certains écosystèmes éducatifs facilitent, montre-t-il, ce type d’expérience individuelle et renforce ainsi les apprentissages. Sans céder totalement aux sirènes de l’autotélisme-flow qui, comme il le souligne en conclusion, peut aussi induire des comportements peu souhaitables, il montre que l’expérience optimale est l’« un des déterminants essentiels de la sélection psychologique à travers les sociétés et les cultures ». À travers cet article, se dévoile à la fois la capacité des chercheurs francophones à recueillir les acquis des travaux anglo-saxons et à les prolonger dans leurs propres domaines. La recension de Thierry Nadisic de l’ouvrage Well-being: challenging the Anglo Saxon hegemony nous souligne également les conditions culturelles, principalement anglo-saxonnes, de production du concept actuel de bien-être. C’est, à nouveau, l’un des atouts de Sciences et Bonheur que de faciliter ces transferts, comme le montre également la réflexion autour de l’importance du relationnel.
Aimer, se lier, s’investir : le bonheur est
dans autrui
Déjà présent dans le numéro 1 de SetB, la
question de l’autre et des relations construites
avec les autres est soulevée à plusieurs reprises
dans ce deuxième numéro. Jean Heutte évoque
directement cette question, en soulignant
l’importance des « feedbacks positifs quant à la
qualité de nos contributions » au sein des
groupes. Se sentir lié aux autres et être valorisé
est incontestablement l’une des composantes
majeures du bien-être de chacun. De même,
Thomas Seguin aborde de biais cette
composante relationnelle du bonheur en
évoquant l’importance des rapports de soi au
milieu et celle de la « reliance » de l’individu au
monde.
Surtout, cette question constitue le cœur de
l’article de Stefano Bartolini et Francesco
104
Sarracino sur le capital social. Pour ce faire, ils
prennent position à propos du célèbre paradoxe
d’Easterlin, qui constitue l’une des controverses
majeures des sciences du bonheur. Non
seulement remettent-ils sur le métier les liens
entre le PIB et le bien-être subjectif à la lumière
de nouvelles données, mais surtout, ils
s’intéressent aux liens entre le capital social et
le SWB, afin de souligner que « le bonheur
durable emprunte d’avantage le chemin du
capital social que celui de la croissance
économique. » Ajoutant des pierres à l’édifice
d’Easterlin, ils démontrent ainsi que si le lien
entre le PIB et le bien-être est avéré à court
terme, il se fait plus lâche à long terme ; au
contraire, montrent-ils, de la relation entre
capital social et bien-être, qui se renforce à long
terme, alors qu’elle n’a que peu d’incidence à
court terme. En ce sens, ajoutent-ils, la
croissance économique n’est pas un horizon
vers lequel tendre à tout prix. Il faudrait plutôt
faciliter les contacts et les relations entre les
individus, qui construisent fondamentalement
le bien-être de tous et de chacun.
Particulièrement stimulant, ce travail pourrait
ouvrir sur tout un programme de recherche,
permettant de mieux préciser les liens entre les
relations sociales et le bien-être subjectif. De
fait, les mesures du capital social utilisées dans
l’article (principalement l’implication dans des
groupes et des associations, ainsi que des
questions relatives au niveau de confiance)
peuvent sembler peu robustes et mériteraient
d’être mieux approfondies. De même, pour
évaluer les effets sur le long terme de
l’évolution du capital social sur le bien-être, un
suivi longitudinal de cohorte pourrait se révéler
plus probant que la mise en série d’enquêtes
transversales. On pourrait ainsi mieux
apprécier comment, au niveau de chaque
individu, l’évolution du lien social affecte, ou
n’affecte pas, le bien-être, à court, moyen et
long terme. Mais c’est certainement le propre
des travaux novateurs que de féconder les
travaux ultérieurs. Gageons que cet article du
numéro 2 de SetB saura susciter des vocations
en ce domaine, dont les travaux pourront
guider les décideurs.
Guider les décideurs
Pour conclure cette lecture croisée, une
remarque finale s’impose : tous les articles de ce
volume proposent ou témoignent de la volonté
de fournir des clés aux décideurs, qu’ils soient
politiques ou économiques. Les sciences du
bonheur ne constituent pas un nouvel avatar de
l’art pour l’art, mais se veulent résolument
tournées vers l’action publique, qu’elle soit
politique, économique, éducative ou sociale. Il
s’agit, tous le reconnaissent, d’aider et de guider
les prises de décisions futures. Que l’on pense
théoriquement le bonheur ou souhaite
découvrir des prédicteurs du bien-être
subjectif, l’horizon est bien là. Ce champ de
recherches s’apparente à une science appliquée.
A force travail, nous, chercheurs, pourront sans
doute être à même de chuchoter à l’oreille des
peuples ou des décisionnaires. Espérons qu’ils
nous écoutent !