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Le bonheur au cours de la vie. Sarah Flèche / Du confort au bon- heur d’habiter. Yankel Fijalkow / Autour d’une société des affects positifs.Thomas Seguin / Heureux pour combien de temps ? Com- ment le capital social et la croissance économique nous informent sur l’évolution du bien-être subjectif. Stefano Bartolini et Francesco Sarracino / Sociologie positive et empathie appréciative : histoire et perspectives. Neil Thin / L’environnement optimal d’ apprentissage : contribution de la recherche empirique sur les déterminants psy- chologiques . Jean Heutte Recherche et bonheur nouveaux enjeux II Sciences & Bonheur Eté 2017 02

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Le bonheur au cours de la vie. Sarah Flèche / Du confort au bon-

heur d’habiter. Yankel Fijalkow / Autour d’une société des affects

positifs.Thomas Seguin / Heureux pour combien de temps ? Com-

ment le capital social et la croissance économique nous informent

sur l’évolution du bien-être subjectif. Stefano Bartolini et Francesco

Sarracino / Sociologie positive et empathie appréciative : histoire et

perspectives. Neil Thin / L’environnement optimal d’apprentissage

: contribution de la recherche empirique sur les déterminants psy-

chologiques . Jean Heutte

Recherche et bonheur nouveaux enjeux II

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Eté 2017

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Sciences et Bonheur

Directeur de la publication Gaël Brulé (Université Erasmus de Rotterdam, Université de Neuchâtel)

Comité de rédaction Pascale Haag (EHESS) Rémy Pawin (Lycée Louise Michel) Laurent Sovet (Université Paris Descartes, Université Sorbonne Paris Cité) Franck Zenasni (Université Paris Descartes, Université Sorbonne Paris Cité) Thibaud Zuppinger (Université d’Amiens)

Comité éditorial Ilona Boniwell Charles Martin-Krumm (Université de Bretagne Orientale) Thierry Nadisic (EM Lyon) Rebecca Shankland (Université de Grenoble Alpes)

Traducteurs Vincent de Coignac (EM Lyon) Charles Sellen (Sciences Po) Relecteurs extérieurs Nicolas Frémeaux (Université de Paris 2)

Vincent Mariscal (Université de Louvain)

Estefania Santacreu (EDHEC)

Olivier Thiery

Kaléidoscope Rémy Pawin (Lycée Louise Michel)

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2

Sommaire

Sarah Flèche p. 5

Le bonheur au cours de la vie

Yankel Fijalkow p. 17

Du confort au bonheur d’habiter

Thomas Seguin p. 27

Autour d’une société des affects positifs

Stefano Bartolini et Francesco Sarracino p. 38

Heureux pour combien de temps ? Comment le capital social et la croissance

économique nous informent sur l’évolution du bien-être subjectif.

Neil Thin p. 59

Sociologie positive et empathie appréciative : histoire et perspectives

Jean Heutte p. 82

L’environnement optimal d’apprentissage : contribution de la recherche

empirique sur les déterminants psychologiques de l’expérience positive subjective

aux sciences de l’éducation et de la formation des adultes

Thiery Nadisic p. 100

Recension de l’ouvrage Well-being : challenging the Anglo-Saxon hegemony

Rémy Pawin p. 101

Kaléidoscope

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3

Économie

Sociologie de l’habitat

Philosophie sociale

Économie politique

Sociologie théorique

Psychologie de l’éducation

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5

Sarah Flèche

Le bonheur au cours de la vie1

RÉSUMÉ

Comment le bonheur évolue-t-il au cours de la

vie ? Quelle est l’influence des conditions

prévalant en début de vie sur le bonheur futur ?

Les études empiriques sur le bonheur ont mis

en avant plusieurs déterminants de la

satisfaction dans la vie : le revenu, l’état de

santé, les relations sociales, le statut dans

l’emploi, etc. Toutefois, la plupart des travaux

sur le sujet ont échoué à prendre en compte une

dimension de long terme. L’étude des données

de cohortes, qui assurent le suivi des mêmes

individus de leur naissance à l’âge adulte,

permet de fournir de premiers éléments de

réponse. L’analyse révèle que : 1) le bonheur à

l’âge adulte dépend significativement du

contexte familial prévalant dans l’enfance, 2)

l’influence des conditions de vie initiales sur le

bonheur à l’âge adulte ne s’estompe pas au

cours du temps et 3) la part de variance du

bonheur expliquée par les conditions prévalant

en début de vie reste relativement faible. Cet

article présente les principaux résultats de

l’ouvrage The Origins of Happiness, écrit en

collaboration avec Andrew Clark, Richard

Layard, Nattavudh Powdthavee et George

Ward.

MOTS-CLÉS

Satisfaction de vie; données de cohorte;

enfance ; milieu familial ; scolarité.

1. UN MODELE DU BONHEUR AU COURS

DE LA VIE

Comprendre les causes de long terme des

inégalités de bien-être à l’âge adulte apparaît

essentiel d’un point de vue éthique,

1 Cet article est inspiré de l’ouvrage The Origins of Happiness à paraître chez Princeton University Press,

économique et social. En effet, la communauté

universitaire et les décideurs publics ont

commencé à repenser les approches

traditionnelles de mesure du développement

humain pour reconnaître le besoin de mesurer

le bien-être, au-delà du seul revenu.

Parallèlement, l’économie commence à

reconnaître l’importance de la prise en compte

de concepts psychologiques, tels que le bien-

être, la confiance et la maîtrise de soi, ou encore

le capital humain au sens large. De facto, de

nombreux auteurs ont remis en cause la

pertinence des inégalités de revenus comme

unique mesure des inégalités sociales (par ex.

Veenhoven, 2005 ; Goff et al., 2016). Cette

perspective requiert un nouvel agenda pour la

recherche universitaire et la politique

publique : Comment mesurer le bien-être et

dans quelle mesure peut-on expliquer les

différences de bien-être observées entre

personnes, groupes et pays ? Comment

mesurer l’impact des politiques publiques sur le

bien-être des citoyens et comment les

politiques publiques peuvent-elles favoriser le

bien-être ?

Les études empiriques ont déjà mis en évidence

plusieurs déterminants du bien-être individuel,

mesuré par des indicateurs tels que la

satisfaction dans la vie. Les personnes

enquêtées sont interrogées comme suit : « Sur

une échelle de 0 à 10, quel est votre niveau de

satisfaction dans la vie en général ? ». L’étude

des données transversales a permis d’établir de

nombreuses corrélations entre la satisfaction

dans la vie à l’âge adulte et le revenu, le statut

dans l’emploi, le niveau d’éducation, la vie

maritale, le comportement, la santé physique et

mentale (par ex. Frey et Stutzer, 2002 ; Clark et

al., 2012 ; Clark et al., 2017). Mais en

s’intéressant uniquement aux déterminants à

l’âge adulte, la littérature a toutefois échoué à

écrit en collaboration avec Andrew Clark, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward.

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prendre en compte une dimension de long

terme.

Quel est le rôle du bien-être dans l’enfance ?

Quelle est l’importance des performances

scolaires, de la santé émotionnelle et des

relations sociales entre 0 et 16 ans sur la réussite

à l’âge adulte ? Dans quelle mesure les

conditions prévalant en début de vie affectent

de manière directe et indirecte le bien-être à

l’âge adulte, à travers différents domaines de

satisfaction (emploi, revenu, éducation, vie

maritale, santé émotionnelle, santé physique et

relations sociales) ?

Parallèlement, la littérature sur les inégalités

intergénérationnelles s’est largement

développée en économie. Cette littérature s’est

intéressée aux liens entre caractéristiques des

parents, conditions de vie familiales,

événements de l’enfance, et développement à

l’âge adulte. Plusieurs travaux se sont

notamment intéressés à la transmission d’un

« capital santé » entre générations et l’influence

du contexte familial sur la santé et le succès à

l’âge adulte (par ex. Ahlburg, 1998 ; Case et al.,

2005 ; Contoyannis et Dooley, 2010 ; Currie,

2009 ; Currie et al., 2010 ; Frijters et al., 2010 ;

Mensah et Hobcraft, 2008 ; Salm et Schunk,

2011 ; Smith, 2009). D’autres travaux ont

analysé l’influence du milieu familial sur les

performances scolaires et le développement

d’un « capital humain » (Currie et Thomas,

1995, 1999 ; McLeod et Kaiser, 2004 ; Blanden et

al., 2007 ; Currie, 2011 ; Goodman et al., 2011 ;

Holmlund et al., 2011 ; Conti et Heckman, 2014).

Cependant, cette littérature a peu étudié le lien

entre les facteurs prévalant en début de vie et la

satisfaction à l’âge adulte (Frijters et al., 2014 ;

Layard et al., 2014).

Des programmes d’interventions ayant suivi les

mêmes individus sur le long terme ont aussi

2 Le Perry Preschool Program est une expérience randomisée qui a fourni une éducation préscolaire de qualité et un suivi régulier pour des enfants afro-américains issus de milieux défavorisés âgés entre 3 et 4

confirmé l’importance des conditions prévalant

en début de vie sur la réussite à l’âge adulte

(pour une revue de littérature, voir par exemple

Heckman et Kautz, 2014). Le succès du Perry

Preschool Program2 aux Etats Unis au début

des années 1960 est largement cité comme

preuve du bien-fondé des interventions dès le

plus jeune âge pour aider les enfants issus de

milieux défavorisés. Ce programme s’est révélé

bénéfique aussi bien pour l’amélioration des

performances scolaires des enfants concernés,

que pour l’amélioration de leur statut dans

l’emploi, de leur revenu, de leurs relations

sociales et conjugales, ainsi que de leur niveau

de santé futurs (par ex. Heckman et al., 2010).

Si l’on considère qu’un des objectifs des

politiques publiques est aujourd’hui de

favoriser le bien-être des citoyens, cela

nécessite de savoir à quel stade de la vie il est

possible et préférable d’intervenir :

• Les politiques publiques peuvent être

définies pour l’âge adulte – auquel cas,

cela requiert d’analyser quels sont les

déterminants de la satisfaction à l’âge

adulte, toutes choses égales par ailleurs

(c’est à dire en contrôlant pour

l’influence de l’enfance).

• Les politiques peuvent aussi vouloir

intervenir dès l’enfance – auquel cas, il

est important d’examiner quels sont les

déterminants du bien-être dans

l’enfance (milieu familial, milieu

scolaire, etc.) et leurs conséquences de

long terme.

Apporter des réponses à ces questions apparaît

aujourd’hui nécessaire si l’on veut identifier

quels sont les domaines clés où intervenir.

2. QUELLE EST L’INFLUENCE DES

CONDITIONS PRÉVALANT EN DÉBUT

ans. Après deux ans, tous les participants ont quitté le programme et ont rejoint la même école publique. Les données ont été collectées pour ces enfants et un groupe témoin jusqu’à l’âge de 40 ans.

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DE VIE SUR LE NIVEAU DE BONHEUR

FUTUR ?

Pour décrire le développement du bien-être chez les enfants et pour examiner le lien entre celui-ci et l’état atteint à l’âge adulte, il est possible d’exploiter des données de cohortes. En particulier, les données du British Cohort Study (BCS) et National Child Development Study (NCDS) ont suivi plus de 10 000 individus depuis leur naissance (en 1970 et 1958, respectivement) jusqu’à l’âge de 42 et 50 ans. Elles nous permettent de fournir de premiers éléments de réponse.

Le principe est d’utiliser les informations fournies sur les circonstances en début de vie (milieu familial, performances intellectuelles, santé physique et mentale et comportements entre 0 et 16 ans) pour interpréter les écarts de satisfaction dans la vie observés à l’âge adulte (26, 30, 34, 42 et 50 ans). Ces données ont l’avantage d’être fondées sur des informations « en temps réel », lorsque les individus sont âgés de 5, 10, 16 ans et non pas sur des données « remémorées », où les individus décrivent a posteriori les états dans lesquels ils étaient en début de vie. Si cela comporte des avantages, il existe aussi des inconvénients. En effet, il est possible que les réponses formulées par les parents soient incomplètes ou influencées par le contexte au moment où ils ont répondu (Krueger et Schkade, 2008).

Ces données nous fournissent en particulier des informations sur 1) le comportement des individus entre 0 et 16 ans : à savoir, s’ils étaient impulsifs, plutôt appréciés par leurs camarades, avaient tendance à désobéir, à mentir, à chercher la bagarre, etc. 2) la santé émotionnelle entre 0 et 16 ans : les questions posées portent sur le degré d’anxiété, de stress, le manque de sommeil, les troubles de l’alimentation, une absence répétée du système scolaire. Enfin 3) les performances intellectuelles, qui sont mesurées à travers les résultats scolaires obtenus à l’école primaire et secondaire.

Dans un ouvrage à paraître, intitulé The Origins of Happiness, coécrit avec Andrew Clark, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward nous montrons à partir de ces données que : 1) les circonstances en début de vie expliquent significativement les écarts de satisfaction observés à l’âge adulte et que 2) la santé émotionnelle de l’enfant est un facteur déterminant pour expliquer la satisfaction dans la vie à l’âge adulte, plus encore que les performances scolaires. Je détaille ces résultats ci-après.

2.1 Bonheur et conditions prévalant en

début de vie

Nous avons étudié l’influence de différentes

caractéristiques du milieu familial sur le

bonheur déclaré à l’âge adulte (mesuré à 30-40

ans) : à savoir, le niveau d’éducation des

parents, la stabilité financière du ménage, le

statut dans l’emploi de la mère et du père, la

qualité des relations parent-enfants, la stabilité

maritale du couple et enfin, la santé

émotionnelle de la mère. Les résultats

suggèrent que la réussite à l’âge adulte est

significativement corrélée à la plupart de ces

facteurs.

En particulier, la santé émotionnelle de la mère

est un des facteurs les plus importants, plus

encore que l’influence des ressources

matérielles et financières de la famille pour

expliquer le bien-être des enfants. Son effet

est deux fois plus important que le revenu des

parents. La santé émotionnelle de la mère dans

ces données de cohortes est renseignée par la

mère elle-même et mesurée par une batterie de

questions issues du « malaise score », portant

sur le sentiment d’être déprimée, fatiguée,

anxieuse, d’avoir des difficultés à dormir, être

irritable, le sentiment d’être seule, l’expérience

de pertes d’appétits, etc. La santé émotionnelle

de la mère est cruciale pour la réussite de

l’enfant, et son influence ne s’estompe pas au

cours du temps, à 5, 10 et 16 ans. Elle est aussi

corrélée à d’autres facteurs qui s’avèrent être

importants pour le bien-être de l’enfant : par

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exemple le statut dans l’emploi, la qualité de la

relation parentale, la qualité du temps passé

avec les enfants. Lorsque l’on contrôle pour

l’ensemble de ces facteurs, l’effet de la santé

émotionnelle de la mère reste significatif et très

important. Plus précisément, la réduction d’un

écart-type du malaise score de la mère accroit

les performances scolaires de l’enfant de 0.03

écart-type à 16 ans, sa santé émotionnelle

de 0.16 écart-type et la qualité de ses relations

sociales de 0.17 écart-type. De plus, cet effet est

non-linéaire. Au-delà du seuil généralement

admis pour diagnostiquer une dépression

légère, l’effet est encore plus important sur les

performances scolaires, la santé émotionnelle

et les comportements de l’enfant.

Plusieurs études ont déjà montré l’importance

de la transmission d’un « capital émotionnel »

entre générations (voir Johnston et al., 2013).

Powdthavee et Vignoles (2008) en utilisant les

données longitudinales du British Household

Panel Survey, montrent ainsi que l’expérience

d’une détresse émotionnelle par l’un des

parents affecte significativement la satisfaction

des enfants et leur développement entre 11 et 15

ans. L’avantage du modèle estimé ici est de

contrôler un ensemble de facteurs

potentiellement corrélés avec la santé

émotionnelle de la mère. Cela nous permet

d’isoler un effet résiduel ou direct de la santé

émotionnelle sur le bien-être de l’enfant.

La santé émotionnelle de la mère est

notamment corrélée à la qualité du temps passé

avec les enfants. Cette qualité du temps passé

par les parents avec leurs enfants est cruciale

pour leur réussite. Jouer, lire, discuter, chanter

avec son enfant lorsqu’il est petit, mais aussi

aller au musée, faire des activités en famille

lorsqu’il est plus grand, augmentent

significativement son bien-être (0.04), ainsi

que ses performances scolaires (0.02) et la

3 Les coefficients pour le revenu des parents sont respectivement : 0.14 pour les performances scolaires, 0.08 pour les comportements et 0.07 pour le bien-être.

qualité de ses relations sociales (0.05). Les

coefficients estimés sont entre parenthèses. Il

est important que l’enfant puisse développer un

sentiment d’attachement à ses parents et que

les parents s’engagent avec leurs enfants pour

son bien-être et sa réussite future. Ces résultats

font échos aux études réalisées par James

Heckman et ses coauteurs, analysant l’effet

d’interventions visant à inciter les parents à

passer davantage de temps avec leurs enfants.

Ces études ont notamment montré de larges

répercussions de ces interventions dès le plus

jeune âge à la fois sur les performances scolaires

mais aussi dans le long terme sur la probabilité

d’aller à l’université, l’emploi et les salaires des

enfants étudiés. Ceci est particulièrement vrai

pour les enfants issus de milieux défavorisés.

Parallèlement, le revenu et le niveau

d’éducation des parents jouent aussi un rôle

important dans la réussite scolaire et les

performances cognitives acquises durant

l’enfance (même lorsque l’on contrôle pour la

santé émotionnelle de la mère et la qualité du

temps passé des parents avec leurs enfants).3 Si

la mère travaille, les enfants réussissent en

moyenne mieux à l’école. En revanche, cela n’a

pas d’effet négatif sur leur bien-être. Enfin, il

apparait que si les parents ont une relation

conflictuelle, cela a des conséquences néfastes

sur les comportements (-0.14) et le bien-être (-

0.04) des enfants. Dans ce cas, l’effet d’un

divorce sur leur bien-être peut être bénéfique

(Clark et al., 2016)

On notera qu’il n’existe pas de différences

significatives entre filles et garçons quant à

l’influence de ces différents facteurs. Le revenu

des parents et le statut dans l’emploi sont

positivement corrélés au bien-être des filles et

des garçons. De même pour la qualité du temps

passé entre parents et enfants. On remarquera

toutefois que le coefficient attaché à l’effet de la

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santé émotionnelle de la mère sur le bien-être

est légèrement supérieur pour les filles (0.20

contre 0.12 pour les garçons). Cela suggérait que

la santé émotionnelle de la mère est d’autant

plus importante pour les filles. Cela donne un

premier aperçu des domaines clés où les

politiques disposent de leviers pour améliorer

le bonheur de long terme des individus.

2.2 Compétences cognitives versus

compétences non-cognitives

Un autre résultat présenté dans cet ouvrage

« The Origins of Happiness », porte sur

l’influence respective des performances

scolaires, de la santé émotionnelle et des

relations sociales entre 0 et 16 ans, sur le

bonheur déclaré à l’âge adulte. Pour cela, nous

décomposons les mesures de satisfaction dans

la vie à 34 et 42 ans, en fonction 1) du niveau de

qualification obtenu, 2) d’un indicateur de

développement comportemental mesuré à 16

ans, à partir de 17 questions reportés par la mère

sur l’enfant, et 3) d’un indicateur de santé

émotionnelle à 16 ans, mesuré par 22 questions

reportées par la mère et 8 questions reportées

par l’enfant lui-même.

Nous montrons que le facteur le plus

significativement corrélé à la satisfaction à l’âge

adulte est la santé émotionnelle à 16 ans.

L’augmentation d’un écart-type de la santé

émotionnelle à 16 ans augmente la satisfaction

dans la vie à 34 et 42 ans de 0.10 écart type.

L’effet des performances scolaires et des

comportements sur le bonheur à l’âge adulte

est plus faible et significativement différent

(0.07 et 0.03, respectivement). (voir Figure 1)

Figure 1. Influence des performances scolaires, du

comportement et de la santé émotionnelle à 16 ans sur la

satisfaction dans la vie mesurée à 34 et 42 ans (British

Cohort Study) Source : Clark et al. (2017).

Note : Cette figure représente les coefficients estimés

d’une régression (OLS) de la satisfaction dans la vie

mesurée à 34 et 42 ans, sur le niveau d’éducation, la santé

émotionnelle à 16 ans, et les relations sociales à 16 ans, en

contrôlant pour le revenu des parents, leur niveau

d’ éducation, leur statut dans l’emploi, la qualité du

temps passé entre parents et enfants, le statut marital, la

sante émotionnelle de la mère, ainsi que le sexe de

l’enfant, son poids à la naissance, son ethnicité, l’âge de

la mère à la naissance et le nombre de frères et sœurs. Les

coefficients reportés sont des coefficients standardisés.

Ces résultats ont des implications importantes

en termes de politiques publiques. Cela signifie

que le premier prédicteur de la réussite à l’âge

adulte est le degré de bien-être ressenti

pendant l’enfance et non les performances

scolaires. Autrement dit, considérer le bien-

être des enfants au-delà de leur développement

intellectuel comme objectif de politique

publique parait essentiel si l’on veut réduire les

inégalités de bien-être à l’âge adulte.

Actuellement, dans beaucoup de pays, cette

dimension est encore secondaire.

Comment s’y prendre ? Le milieu familial, on l’a

vu, joue un rôle prédominant. Si on considère

l’influence de l’environnement scolaire et la

qualité de l’enseignement reçu, les études

révèlent aussi qu’ils constituent des facteurs

déterminants pour favoriser la santé

émotionnelle de l’enfant.

Dans les données de cohorte Avon Longitudinal

Study of Parents and Children (ALSPAC), il est

possible d’identifier précisément dans quelle

école (primaire et secondaire) l’enfant a été

0 0,05 0,1 0,15

Emotional health at 16

Behaviour at 16

Qualifications

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scolarisé. À partir de ces informations, nous

montrons dans « The Origins of Happiness »

que les différences entre écoles expliquent une

part importante des différences en termes de

bien-être observées entre enfants. Le type

d’école fréquentée, la taille de la classe, les

caractéristiques des camarades, les pratiques

d’enseignements sont autant de facteurs qui

comptent pour expliquer les différences de

bien-être et de développement des enfants.

C’est aussi vrai pour l’explication des

différences de comportements et de

performances scolaires observées. Enfin, même

à 16 ans, on remarque que l’influence de l’école

primaire est toujours aussi importante et de

même ampleur que l’influence de l’école

secondaire sur le bien-être des enfants. L’effet

ne s’estompe pas.

Dans une étude publiée en 2017, à partir des

données de cohortes ALSPAC, j’ai aussi montré

qu’au sein de l’école, la qualité de l’enseignant

crée une grande différence en matière de bien-

être (Fleche, 2017). Suite au rapport Coleman

(1966), il était en effet considéré que le principal

facteur pour expliquer la réussite scolaire des

enfants était les caractéristiques du milieu

familial. L’école aurait un pouvoir limité sur les

performances intellectuelles des enfants.

Depuis, de nombreux travaux, en particulier

ceux réalisés par Eric Hanushek, ont montré

que l’école et en particulier les enseignants

peuvent jouer un rôle prédominant dans la

réussite. Dans cette étude, je montre que les

enseignants, par leurs pratiques

d’enseignement et les interactions créées au

sein de la classe, jouent un rôle clé dans le

développement et le bien-être des enfants.

L’approche standard pour mesurer l’effet d’un

enseignant est de considérer des modèles de

valeur ajoutée, où la note de l’élève est

expliquée par la note de l’élève l’année

précédente, ainsi que les caractéristiques de

l’élève, de la classe, de l’école et une variable

indicatrice pour l’enseignant assigné à l’élève

cette année-là (Chetty et al., 2014). Si on

réplique cette méthode en utilisant non pas les

notes de l’élève, mais une mesure de bien-être

(par exemple le Strengths and Difficulties

Questionnaire), on trouve que les enseignants à

l’école primaire ont un large impact sur le bien-

être de leurs élèves, et que cet effet est

comparable à l’impact des enseignants sur les

performances scolaires (voir Figure 2). Plus

précisément, un meilleur enseignant (d’un

écart-type) augmente en moyenne la santé

émotionnelle des élèves de 0.22 écart type et la

qualité de leurs relations sociales de 0.12 écart

type. L’effet est comparable à l’influence de

l’enseignement sur leurs performances

scolaires (0.14 écart type).

Figure 2. Effet enseignant (teacher value-added) sur les

performances scolaires, les comportements et la santé

émotionnelle à l’école primaire (ALSPAC) Source : Fleche

et al., 2017.

Note : Ces coefficients sont obtenus en régressant les

performances scolaires, les comportements, et la santé

émotionnelle de l’enfant à l’année t, sur ces différents

outcomes l’année précédente et en contrôlant pour les

caractéristiques de l’enfant, des parents, de la classe et de

l’école, ainsi qu’un effet-fixe enseignant. Ces effets-fixes

enseignants sont ensuite corrigés en utilisant la méthode

du bayesian shrinkage pour limiter les biais liés aux

erreurs de mesure (voir Chetty et al.,2014 pour une

description détaillée de la méthode).

3. EFFETS DE COURT TERME ET EFFETS

DE LONG TERME

3.1 Un effet qui ne s’estompe pas au cours

du temps

Un avantage des données de cohortes (BCS et

NCDS) est de fournir des informations sur la

satisfaction dans la vie à différents âges : 26, 30,

34, 42, et 50 ans respectivement. Il est ainsi

0 0,05 0,1 0,15 0,2 0,25

Math teacher VA

Emo teacher VA

Conduct teacher VA

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possible d’analyser si, l’effet du milieu familial

et du milieu scolaire dans l’enfance sur la

satisfaction dans la vie future 1) s’estompe au

cours du temps ou si au contraire 2) il persiste

tout au long de la vie.

C’est d’autant plus important que la plupart des

études aujourd’hui sur ces questions ont

considéré la période de la vie adulte comme une

seule entité, en se focalisant soit sur une année

de la « vie adulte » soit sur une moyenne de

satisfaction au cours du temps, ne permettant

pas de tester le degré de persistance des

conditions prévalant en début de vie sur le

bien-être futur (Frijters et al., 2014 ; Layard et

al., 2014). L’hypothèse implicite derrière ce type

d’études est que les effets de l’enfance sur la

satisfaction adulte sont constants au cours des

âges. Est-ce vrai ?

Dans un travail réalisé en collaboration avec

Andrew Clark et Warn Lekfuangfu, nous avons

utilisé les données de cohortes anglaises (BCS

et NCDS) pour montrer que l’effet des

conditions prévalant en début de vie

s’estompait peu si l’on considérait la

satisfaction dans la vie à 26, 30, 34, 42 et 50 ans

respectivement (Fleche et al., 2017). Les

coefficients attachés au statut économique et

psycho-social du milieu familial, comme aux

compétences cognitives et non-cognitives

mesurées à 5, 10 et 16 ans ne varient pas

significativement, quelque soit l’âge auquel on

mesure leurs effets sur la satisfaction dans la

vie.

Cela signifie que les conditions prévalant en

début de vie ont une influence durable sur la

réussite à l’âge adulte. Si elles sont loin de

déterminer l’adulte que nous sommes (leur

pouvoir explicatif restant relativement faible

entre 5 et 30%), elles exercent néanmoins un

effet persistant à 20, 30, 40 et 50 ans sur la

satisfaction dans la vie. Ceci renforce l’idée

qu’intervenir durant l’enfance peut avoir des

conséquences bénéfiques durables tout au long

de la vie et réduire les inégalités de bien-être à

l’âge adulte.

C’est aussi ce que de nouvelles études réalisées

en économie démontrent : il existe des preuves

significatives que l’environnement familial

rencontré pendant l’enfance est un facteur

déterminant de la réussite à l’âge adulte et que

sur le long terme cet effet du milieu familial

reste aussi large que l’effet mesuré lors des

premières années de vie. Cela a été montré

notamment en économie de la santé et en

économie de l’éducation (voir Case et al., 2005 ;

Currie et al., 2010 ; Smith, 2009).

3.2 Des différences entre générations ?

Si les conditions prévalant en début de vie ont

un effet significatif sur le bien-être futur, il

existe toutefois des différences notables entre

générations. Les données NCDS ont suivi des

enfants nés en 1958, tandis que les données BCS

fournissent des informations sur des individus

nés en 1970. Il est ainsi possible de tester si les

influences du milieu familial et des conditions

prévalant en début de vie sont différentes que

l’on soit né en 1958 ou en 1970. Nous avons testé

aussi si les résultats décrits ci-dessus étaient

similaires avec les données de cohortes

ALSPAC et Millenium Cohort Study (MCS), qui

ont suivis, au Royaume Uni, des enfants nés

plus tard en 1991-1992 et 2000-2001,

respectivement.

Si l’influence du milieu familial et scolaire reste

relativement identique entre les deux cohortes

NCDS et BCS, on peut remarquer que le rôle des

performances scolaires est moindre dans BCS

(la plus jeune cohorte par comparaison avec

NCDS), alors que l’effet des compétences non-

cognitives sur la réussite à l’âge adulte est plus

élevé. De même, l’influence du milieu familial

apparaît moins importante dans BCS.

Ces observations concordent avec l’idée que ces

deux cohortes ont été confrontées à des

conditions macroéconomiques et sociales

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différentes : la cohorte de 1958 est sortie du

système scolaire obligatoire en 1974 et est

entrée sur le marché du travail au tout début

d’une récession économique majeure. La

cohorte de 1970 a atteint l’âge minimum de

sortie du système scolaire en 1984, c’est à dire,

au pic de la crise. L’apparition des nouvelles

technologies a aussi changé le type de

compétences requises sur le marché du travail.

De même, un nombre de plus en plus

important d’enfants a pu bénéficier d’une

éducation supérieure, augmentant ainsi les

opportunités pour ceux issus des milieux

défavorisés et le niveau d’éducation moyen de

toute une génération. Parallèlement, la

comparaison des résultats avec les données

ALSPAC et MCS, c’est-à-dire des cohortes plus

récentes montre que les normes sociales et les

évolutions sociétales ont aussi influencé les

résultats : en particulier dans les données MCS,

avoir un travail pour une mère est sans

ambiguïté positivement corrélé avec les

performances scolaires, la santé émotionnelle

et les comportements des enfants, ce qui n’était

pas le cas dans les cohortes précédentes. Enfin,

l’effet négatif lié à une séparation parentale, est

nettement plus faible dans les données MCS,

alors que le divorce est devenu plus fréquent

parmi les parents de jeunes enfants dans les

dernières décennies.

4. DISCUSSION

Il existe un intérêt croissant non seulement

pour mieux cerner les déterminants du bien-

être à l’âge adulte, mais aussi les déterminants

de long-terme du bien-être, c’est-à-dire dans

quelle mesure les conditions prévalant en

début de vie expliquent les inégalités de bien-

être observées à 20, 30, 40 et 50 ans.

À partir de l’exploitation des données de

cohortes anglaises (BCS, NCDS, ALSPAC, MCS),

nous avons réalisé plusieurs travaux qui ont

apporté de premiers éléments de réponses à ces

questions. En particulier, les résultats obtenus

suggèrent que le milieu familial et le milieu

scolaire ont un rôle important dans le

développement du bien-être à l’âge adulte.

Toutefois, ces informations doivent être

analysées avec précaution. Tout d’abord,

lorsqu’on compare l’effet des conditions

prévalant en début de vie avec l’effet des

conditions contemporaines sur le bien-être,

l’effet de l’enfance reste relativement faible. En

effet, lorsque l’on contrôle dans les régressions

pour différentes caractéristiques

contemporaines à la satisfaction (revenu,

éducation, statut dans l’emploi, statut marital,

niveau de santé physique), les coefficients

attachés aux conditions prévalant dans

l’enfance diminuent de moitié. Cela suggère

que la moitié de l’effet mesuré sur la satisfaction

s’exerce indirectement à travers la réalisation

de ces différents outcomes à l’âge adulte

(revenu, éducation, emploi, etc.). L’effet direct

de l’enfance sur la satisfaction à l’âge adulte est

significativement plus faible (entre 5 et 30%).

Ensuite, les corrélations présentées se fondent

sur des individus relativement jeunes (jusqu’à

l’âge de 50 ans). Il serait intéressant de

reproduire ces résultats avec des cohortes plus

âgées. Il existe notamment les données English

Longitudinal Study of Ageing (ELSA) au

Royaume-Uni qui ont observées les mêmes

individus depuis l’âge de 50 ans et +, et qui ont

collectées des informations sur leur santé

mentale, mais aussi leur santé physique, leurs

relations sociales, leur bien-être et les

conditions économiques dans lesquelles ils se

trouvent. Enfin la « Douglas Cohorte » toujours

au Royaume-Uni, a suivi les mêmes individus

depuis 1946 et permettrait de reproduire ces

résultats sur plus longue période afin de les

comparer. De même il serait intéressant

d’explorer davantage les différences entre filles

et garçons – à la fois quant aux facteurs

prévalant en début de vie qui importent de

manière différente pour les filles et garçons,

mais aussi quant aux différences d’outcomes

observées.

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13

Les résultats présentés dans cet article sont

obtenus dans un seul pays : le Royaume Uni. La

réplication de ce type de résultat dans d’autres

pays serait préférable avant de pouvoir

informer les politiques publiques sur les

déterminants du bien-être au cours de la vie.

On l’a vu, les conditions économiques, sociales,

et institutionnelles, ainsi que les normes

sociales, affectent significativement les

relations estimées et les conclusions que l’on

peut en tirer en termes de politiques publiques.

Enfin, ces résultats ne fournissent pas

d’information sur l’existence d’une quelconque

relation causale. Il faudrait avoir recours à des

expériences randomisées pour pouvoir

conclure sur la causalité de telles relations. Il

existe actuellement peu d’expériences de ce

type qui prennent en compte le bien-être des

enfants comme des adultes. Sans recourir à

l’expérimentation, on pourrait aussi exploiter

l’existence de réformes, telles que des réformes

scolaires ou des réformes de politiques

familiales, pour apporter de nouveaux éléments

de réponse (Paille et al., 2016).

Plusieurs avenues de recherche sont encore à

explorer et mériteraient davantage d’attention :

le rôle des normes de genre (au sein des

familles, à l’école et dans les institutions en

général) ou encore le rôle du voisinage et du

lieu de naissance. Par exemple, Chetty et al.

(2016) ont montré que les revenus d’enfants

dont les parents ont déménagé vers des

quartiers plus favorisés ont d’autant plus

augmentés qu’ils ont passé du temps dans ces

nouveaux quartiers. Cela s’explique par un

ensemble de facteurs clés pour la réussite à l’âge

adulte (moins d’inégalités, d’insécurité, de

meilleurs établissements, l’accès à des biens

publics de qualité, etc.). Observe-t-on la même

chose pour leur bien-être ?

5. CONCLUSION

Le bonheur est de plus en plus considéré par les

décideurs politiques comme un objectif valide

pour leur action. Cependant, jusqu’à présent,

les modèles cherchant à expliquer les

déterminants du bonheur ont échoué à prendre

en compte une dimension de long terme – c’est-

à-dire à considérer les déterminants de bien-

être au cours de la vie. Cet article fournit un

aperçu des recherches que nous avons réalisées

sur ces questions et des perspectives de

recherches futures.

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À propos de l’auteure

Sarah Flèche est docteure en économie et

chercheuse à la London School of Economics

(Centre for Economic Performance). Ses

recherches se consacrent à l’étude de la

microéconomie, l’économie du travail, de

l’éducation et l’économie comportementale.

Elle est l’auteure de plusieurs articles portant

sur l’institution scolaire et ses effets sur le bien-

être, ainsi que le rôle des comparaisons et

normes sociales, ou encore la mesure des

inégalités de bien-être. Ses recherches actuelles

s’intéressent aux déterminants du bien-être au

cours de la vie, elle a notamment coécrit

l’ouvrage “The Origins of Happiness” publié en

2017 par Princeton University Press.

Summary

This article investigates the influence of early

years conditions on the happiness of adults. By

using British Cohort Study (BCS) and National

Child Development Study (NCDS), it shows that

the intellectual and non-intellectual skills

developed during childhood influence adults’

life satisfaction on the long run. Part of these

conditions directly influence their life

satisfaction, part of these influence it indirectly,

through income or education level.

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Yankel Fijalkow

Du confort au bonheur d’habiter

RÉSUMÉ

Cet article se propose de déconstruire la notion

de confort à l’aune de celle, plus subjective, du

bonheur d’habiter. Dans une perspective socio-

historique, il s’attache à identifier les valeurs de

l’habitat de manière à les détacher de la

question des équipements domestiques et à

rendre compte des différentes situations de

vulnérabilité résidentielle vécues en France

aujourd’hui. De cette réflexion émerge un

élargissement des enjeux politiques de

l’habiter.

MOTS-CLÉS

Confort; Habiter; Equipement; Normes ;

Politique du logement .

1. INTRODUCTION

Comment les sciences sociales conçoivent-elle

le bonheur dans l’habitat ? Depuis Engels (1845)

ses fondateurs se sont plus souvent intéressé

aux besoins matériels qu’aux joies de l’habiter.

Parmi les chercheurs contemporains, les

philosophes et géographes Chris Younes,

Thierry Paquot et Michel Lussault (2007)

prolongent les réflexions de Lévinas (1961) sur

l’intériorité et de Perec (1974) sur la spatialité.

Ils s’inscrivent dans la continuité des écrits de

Gaston Bachelard, qui, dans sa Poétique de

l’espace, a illustré le sens de la hutte et la

dialectique du dedans et du dehors : « tous les

abris, tous les refuges, toutes les chambres ont

des valeurs d'onirisme consonantes. Ce n'est plus

dans sa positivité que la maison est

véritablement « vécue », ce n'est pas seulement

dans l'heure qui sonne qu'on en reconnaît les

bienfaits. Les vrais bien-êtres ont un passé. Tout

un passé vient vivre, par le songe, dans une

maison nouvelle” (1957: 33). Sa phénoménologie

a ouvert la voie aux enquêtes sociologiques sur

l’appropriation du logement montrant

l’importance pour les habitants de fonder leurs

traces et leurs marques afin d’ancrer leurs

identités et leurs modèles culturels dans la

matérialité bâtie (Lefebvre, 1974, Haumont,

2001).

Ces recherches, qui interrogent les orientations

des politiques du logement (en faveur de

l’habitat individuel ou collectif, du logement

social, des formes d’aide et d’intégration

sociale…) rejoignent les théories du bonheur

soucieuses des opportunités (life chances)

offertes par l’environnement (livabilility) et aux

capacités des personnes à s’en saisir (life-

ability), ce qui réhabilite l’acteur social

repositionné sur le plan théorique comme sujet

et permet de mieux comprendre le sens

subjectif de l’utilité de la vie et de la satisfaction

personnelle (Veenhoven, 1984).

Néanmoins, la qualité de l’habiter a trop

souvent été associée à la notion de confort qui,

depuis le milieu du XXème siècle justifie

l’action des constructeurs et des politiques. Or,

si la réponse équipementière à la question

sanitaire était alors adaptée, le bonheur

d’habiter contemporain s’inscrit dans une

perspective plus large. Dans les années 1950, la

notion de confort s’exprimait par la

construction de tours et de barres équipées du

confort moderne. Dans les années 1970 on

considérait que le chauffage central relevait du

confort. Aujourd’hui, celle-ci relève d’une

grande diversité d’équipements contrôlant les

ouvertures, l’énergie et les circulations. Que

signifie cette évolution pour les habitants ?

Cet article se propose de déconstruire la notion

de confort à l’aune de celle du bonheur

d’habiter. Dans cette perspective, il propose de

considérer aussi bien l’état de vulnérabilité

résidentielle des quatre millions de personnes

mal logées en France qui ne disposent pas de

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l’équipement sanitaire minimal (Fondation

Abbé Pierre, 2016) que les aspirations des bien

logés à la recherche de leur bien-être individuel

comme les adeptes des maisons feng shui ou

hygge. Certes, l’un relève des nécessités de l’abri

alors que l’autre renvoie plus largement aux

relations sociales que le premier permet

(Fijalkow, 2011). Néanmoins, chacun sait que les

hommes préhistoriques décoraient leurs

grottes. Leur art rupestre s’inscrivait dans un

univers technique d’objets rendant possible

leurs rêveries (Leroi-Ghourand, 1964). Hier

comme aujourd’hui, la santé dans l’habitat est

un ensemble qui n’exclut ni les songes, ni les

besoins fondamentaux, ni la manière dont les

sociétés construisent, ce qui est habituellement

traité comme un « sujet technique

et économique ». C’est en effet en s’attachant à

la construction sociale de la notion de confort

qu’on peut comprendre combien le bonheur

d’habiter s’insère profondément dans les

équipements techniques…jusqu’à s’y perdre !

Retrouver ses significations masquées par la

technique nous permettra de montrer la

dimension politique du confort d’habiter qui ne

concerne pas seulement l’équipement du logis.

En effet la notion de confort, qui ne remplit pas

toutes ses promesses de bonheur d’habiter,

révèle tout de même d’invariants historiques.

Par exemple, la diversité des équipements

accumulés au fil des années dans les

appartements et les maisons sont l’expression

des politiques du logement qui se sont

succédées dans la vie des ménages. Il en est de

même des sens plus profonds qui renvoient aux

dimensions subjective de l’abri. Pour les

envisager, nous proposons dans cet article de

puiser dans une série d’entretiens non directifs

menés à l’occasion d’enquêtes sur le thème du

confort dans le cadre de recherches sur les

travaux d’aménagement et les équipements

domestiques dans le parc immobilier des

propriétaires occupants français. A cet

échantillon, non représentatif mais illustratif

d’une variété de situations urbaines,

périurbaines et rurales a été demandé de

« raconter son arrivée dans le logement et les

transformations qu’ils y ont opéré ». Cette mise

en récit, sans que le mot confort ou bien être ne

soit prononcé, nous a semblé assez riche pour

être mis en perspective historique.

Le confort hédonique : abri, santé et

sécurité

Pour beaucoup d’habitants, le confort a d’abord

une dimension hédonique fort éloignée de la

recherche d’équipements que certains acteurs

immobiliers présupposent. L’essentiel est

d’abord de « se sentir bien ». Ainsi, Madame

Etienne évoque pour parler de son confort d’un

sentiment de complétude intérieure et

d’ambiance sereine : « Le confort, c’est pouvoir

se ressourcer quand on est chez soi, ne pas être

importuné par du bruit. C'est se sentir bien, ne

pas être importuné par les voisins, notamment

les nuisances sonores ». Pour cette parisienne

déjà bien installée dans la vie, le confort est la

quiétude du chez-soi retrouvé après une

journée de travail. Depuis son refuge, l’habitat

lui permet de saisir les opportunités de sa vie

parisienne : courses, loisirs, rencontres et

contacts professionnels.

Comprendre vraiment cette citation un peu

banale évoquant le ressenti et les nuisances

nous conduit à remonter loin dans l’histoire. En

Occident, la fin du Moyen âge a sacralisé la

notion d’intérieur en mettant l’habitant à l’abri

des intempéries physiques, sociales et

sanitaires. Alors que les maladies contagieuses

obligeaient les villes à se doter de frontières et

de quarantaines (Delumeau et Lequin, 1987), la

« culture de l’intérieur » est devenue une

norme minimale préservant l’intimité de

l’individu et du groupe. Selon le modèle de

l’appartement bourgeois, émergeant à la fin du

XVème siècle en Europe, chaque foyer se devait

d’être un ménage, au sens propre comme au

sens statistique encore utilisé par l’Insee

aujourd’hui : « un ensemble de personnes

vivant sous le même toit ». Comme le verbe

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italien apartamiento le suggère, l’action de

s’écarter impliquait un repli dans l’appartement

et une rupture avec la maison communautaire

des corporations du Moyen-âge.

Dès lors la sécurité résidentielle est devenue

individuelle, protégeant, dans l’espace

privatisé, les biens et les proches. Soucieuse de

défendre ses populations et son territoire des

épidémies, la Puissance publique protègera

volontiers l’habitant qui se pliera au devoir de

propreté, exprimant sinon un statut de

propriétaire du moins une pratique

d’appropriation. Sans ces déclinaisons du

propre on ne pourra guère parler de ménages

ayant véritablement droit de cité. Ainsi, avant

le XIXème siècle et l’hygiénisme, les logements

dits taudis et leurs habitants n’étaient pas des

objets de droit et d’intérêt. En définissant ce

qu’est un logement habitable par sa dimension,

son peuplement et ses équipements sanitaires ;

en règlementant et en démolissant ; en

poursuivant grâce à la loi de 1850 les marchands

de sommeil, l’hygiénisme a exclu les logements

insalubres du marché et de la ville. Comme le

montre Henri Sellier dans un article de 1943 sur

« le logement normal », la notion de logement

ordinaire, couramment utilisée par les

statisticiens, ne s’est construite que par

différence avec le mauvais habitat (Fijalkow,

1998). Dans cette architecture du bonheur, la

notion d’intimité y occupe une fonction

centrale, notamment la chambre à coucher qui

s’impose progressivement dans les

appartements des milieux populaires et le

logement social naissant.

Ainsi, la demande contemporaine de Monsieur

Hubert de contrôler les entrées dans le jardinet

qui entoure son pavillon n’est que la

conséquence de ce processus de

personnalisation de l’habitat. « Ce que je crains

c’est surtout les voleurs : le portail est ouvert,

tout le monde rentre comme ça. Avant-hier on a

eu le facteur, les éboueurs, ils rentrent

directement à la porte comme ça. J’aimerais une

caméra qui permette de voir la personne qui

sonne et que je puisse décider de la faire rentrer

ou non». Il n’est pas sûr que cet équipement lui

procure la satisfaction espérée. Cependant,

Monsieur Hubert n’envisage pas de pouvoir

protéger son identité et ses biens sans borner

son cadre de vie.

En apparence, ce type de propos contraste avec

le discours sur le partage résidentiel qui renait

ces dernières années malgré le souvenir

douloureux de l’appartement communautaire

imposé par Staline (Azarova, 2007). La réponse

pragmatique et individuelle à la crise du

logement est certainement un facteur décisif

pour les nombreux ménages obligés de partager

leur appartement, de le louer à des touristes ou

de proposer une chambre à un étudiant.

Cependant, n’est-ce pas là l’expression d’une

certaine vulnérabilité résidentielle ? La durée

moyenne des colocations est souvent plus

courte que celle des baux ordinaires. Comme

les habitants de bidonvilles et de taudis les

cohabitants souffrent de l’absence d’un abri

personnel permettant de s’approprier l’espace

durablement.

Être équipé, être aménagé : le confort

cognitif

L’équipement des logements a été la grande

bataille des Trente Glorieuses. Depuis 1950 et

par intervalle de cinq ans à chaque

recensement, l’Insee délivrait le pourcentage

d’appartements équipés de WC, d’installations

sanitaires et de chauffage central. La présence

d’un cabinet d’aisance séparé sortait le

logement d’avant-guerre de la statistique de

l’inconfort. La douche, ou mieux la baignoire,

symbolisait l’accès à l’eau, l’abondance

d’énergie électrique et l’arrivée des petits robots

dans la cuisine. Le réfrigérateur, une nourriture

toujours disponible et bien conservée.

Progressivement les statistiques ont montré

que les logements étaient de mieux en mieux

équipés. Cette victoire a consacré les

équipements qui, depuis un siècle, ont meublé

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l’appartement et la maison d’instruments

délivrant des flux d’eau sanitaire et rejetant le

sale. Ils ont, en éclairant les logements à

l’électricité, donné de la lumière à volonté, sans

se soucier des rythmes naturels de

l’ensoleillement de rigueur à l’extérieur. Au

nom du confort, ils ont renforcé la cellule et la

croyance de l’habitant à être maître chez lui,

fier de ses équipements, témoins de sa réussite.

En effet, le confort est aussi ce qui conforte. Le « confort anglais », le « confort bourgeois », les « conditions de confort », toutes ces expressions renvoient aux dimensions de l’appartement et des équipements révélateurs de patrimoine et de fortune. Pour les hygiénistes des années 1880 préoccupés par le surpeuplement des appartements, la pauvreté des petits logements mal équipés était synonyme de fragilité financière et morale. Avec le démographe Jacques Bertillon ils désespéraient “qu’il existe a Paris un grand nombre de personnes qui vivent dans des logements beaucoup trop étroits. Sans même parler des malheureux qui vivent dans des garnis affreux ou la même chambre sert a plusieurs dizaines de personnes, il y a beaucoup de familles d'ouvriers et d'ouvriers aisés ou père, mère, garçons et filles vivent dans la même pièce. Il est aise de deviner les conséquences d'un tel entassement au point de vue de l'hygiène et de la morale" 1.

Ainsi, tout le XIXème siècle n’aura de cesse

d’expliquer que le confort pour tous égaliserait

les conditions de vie : « eau et gaz à tous les

étages », était-il écrit à la porte des immeubles

« modernes » de Paris. Sous la poussée des

épidémies, les pouvoirs publics ont imposé

l’installation des réseaux d’approvisionnement

en eau et le rejet des eaux usées. Les hygiénistes

et les ingénieurs se sont attachés à mesurer

1 Préfecture de la Seine Commission permanente de

statistique municipale de Paris. Compte rendus des debats 25 octobre 1881, p 5.

l’approvisionnement en eau potable,

l’évacuation des eaux usées, l’éclairement des

pièces et leur dimension vitale. Le confort

technique supposé préserver la santé humaine

devait se mesurer en termes d’équipements

sanitaires. Cependant, à la fin du XIXème siècle,

les premières statistiques et cartes sur les

logements mal équipés et surpeuplés ont

permis de diriger l’action du baron Haussmann

consistant à faire revenir la bourgeoisie dans

une Capitale apaisée et aménagée, comme

soixante ans plus tard, les bulldozers de la

rénovation urbaine. De même, entre 1950 et

1970 en France, la construction de logements

sociaux, soutenus par l’Etat se sont avérés à la

pointe du progrès, montrant la voie aux autres

types de logement. Dans les grands ensembles,

les milieux populaires ont découvert l’eau

potable, le vide ordure et l’ascenseur (LeGoff,

1994).

Cette vision ménagère du confort s’est

perpétuée dans les expressions courantes qui

commande l’usage des équipements. L’habitant

est devenu un utilisateur. Pour Catherine,

bientôt à la retraite, « le confort, C'est se sentir

à l’aise, avoir tout ce que vous avez envie d’avoir

comme produits ménagers, que tout soit facile,

la télécommande pour allumer la tv ou les

lumières, la facilité de la vie. Et aussi en essayant

de faire attention aux consos d’énergie, d’eau

etc. ». Seule l’énergie semble échapper aux

habitants : selon l’Insee 25% d’entre eux s’en

plaignent encore. Une partie d’entre eux (3,8

millions) seraient des « précaires

énergétiques » qui ne se chauffent pas ou mal,

faute d’équipements ou de pratiques adaptées.

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Le confort conforme.

Tous les dispositifs techniques impliquent des

conduites de gouvernement des corps,

consolidant les disciplines à domicile

(Foucault, 2004). Fidèle au slogan de Le

Corbusier sur la « machine à habiter », la vie

HLM vit au rythme des équipements qui, de

l’ascenseur à l’eau courante en passant par le

vide ordure et la ventilation mécanique,

impliquent des usages respectueux des

mécaniques servant l’immeuble collectif.

Habiter c’est habiter les équipements

techniques et respecter leurs normes. Certes,

ceux-ci n’ont pas toujours raison des ruses

habitantes qui peuvent détourner leurs sens

pour aménager un confort discret (Dreyfus,

2000). Les personnes âgées qui refusent la

rénovation de leurs immeubles, préférant à

l’individualisation des sanitaires la vétusté de

l’équipement collectif, souhaitent pouvoir

veiller les unes sur les autres… Comme les

habitants des nouveaux logements durables qui

ouvrent leurs fenêtres plus de cinq minutes par

jour et inquiètent les bailleurs, elles refusent la

marche forcée vers le Progrès aveugle à leurs

arrangements personnels. Faut-il alourdir de

nouvelles dispositions le règlement

d’habitation ? Sélectionner encore le public des

logements sociaux ? Certes, la grande majorité

des Français font bonne figure face aux

injonctions aux bonnes pratiques d’économie

d’énergie : selon les sondages 80% font ce qu’il

faut et déclarent s’en mieux sentir2. Tous des

menteurs ? Le sociologue ne s’autorise pas de

jugements de valeurs. Par contre, il relève

volontiers que le discours normatif est

particulièrement attentif à l’éducation des

enfants : « On leur demande de faire attention.

On aère les chambres le matin, et mon fils à un

moment après avoir aéré, mettait le chauffage à

fond pour avoir chaud dans sa chambre et j’ai dit,

2 SOeS-Ipsos, Enquête sur les pratiques

environnementales des ménages, novembre 2010 - janvier

2011.

ça ne va pas être possible ! Ça veut dire expliquer

que ça augmente la facture d’électricité, donc il

faut trouver un autre endroit, je lui ai dit tu aères

ta chambre et tu vas t’habiller dans la salle de

bain. Ce sont des habitudes à prendre en fait. »

(Céline, 35 ans, propriétaire en pavillon).

Cet extrait d’entretien montre que le confort se

niche dans des habitudes et des pratiques

distinctives. Alors qu’en 2016, certains vont

chercher dans la rue de l’eau pour se laver, et

qu’il reste encore en France un million de

personnes dans des logements sans

équipement sanitaire, les nombreux services

qui proposent, au nom du confort, de

programmer la mise en marche des

équipements de chauffage, d’éclairage et

d’ouverture creusent les inégalités. Ceux-ci ne

sont pas très onéreux pourtant. Et ce qu’ils

promettent est démocratique : faire des

économies, réduire les dépenses superflues.

Pourtant les ménages qui se dotent de ces

équipements dans les magasins de bricolage et

ceux qui achètent les logements avec option

(comme les voitures d’ailleurs) acceptent de

vivre selon un modèle fondé sur la tranquillité,

la quiétude et la confiance à l’égard des

machines. Pour ne plus s’inquiéter des factures

et « vivre comme des bourgeois », ils chargent

les équipements techniques de réguler les

consommations excessives, les intrusions,

l’indiscipline des plus jeunes et la fragilité des

plus âgés. Pour obtenir ce calme de l’esprit dont

jouissent les possédants et qu’ils nomment

« confort », ils demandent des « maisons

programmées ». N’ayant plus peur que leur

maison brûle, soit inondée ou cambriolée,

pouvant surveiller les enfants qui rentrent de

l’école et leurs vieux parents, les personnages

rivés à leurs « objets connectés » ressemblent à

ces nobles de l’Ancien Régime décrits par Elias

(1985). Alors que ces derniers écrivaient leurs

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tourments dans leurs journaux intimes, c’est

sur des tablettes informatiques que les ménages

d’aujourd’hui confessent leurs excès.

Droits à la ville et devoirs d’habiter, pouvoir

du symbolique

Si les équipements de confort n’ont pas de

fonction eudaimonique, le sens vient d’ailleurs :

lorsqu’habiter nous permet de comprendre le

monde qui nous entoure ; lorsque l’habitant est

porteur d’un récit lui permettant de

s’approprier son lieu de vie dans toutes ses

dimensions ; lorsque le logement donne à ses

habitants des chances de réussir. Face à telles

exigences on soulignera que le logement n’est

pas une coquille repliée sur elle-même et qu’il

n’est guère question d’équipements pour

l’ouvrir sur la cité.

Comme le montre une étude de l’Insee sur la

scolarité des enfants qui ont leur propre

chambre (Gouyon, 2006), l’insertion sociale et

professionnelle est souvent conditionnée par

l’habitat. Le confort relève aussi du droit à la

ville : se déplacer, avoir accès, pouvoir visiter et

être soi-même accessible, vivre dans un

quartier calme. La possibilité d’aller au centre-

ville ou de visiter un équipement comme celle

de pouvoir recevoir des amis ou de la famille est

ouverte à tous ceux dont l’habitat n’est pas

qualifié de « ghetto ».

Cependant, le droit au logement est assorti de

normes qui règlent les conduites et

conditionnent le fait d’être logé : tout

appartement ou maison implique des devoirs.

Ceux qui ne s’acquittent pas des contre dons

manifestant un respect des domaines privés et

publics courent le risque d’être exclus. Mais il

est plus facile de se conformer lorsque le

logement est bien équipé et doté d’une

localisation et d’un statut social enviable.

Comme le dit Damien : « ce logement, dans ce

quartier détérioré là, franchement, je ne ferai pas

de travaux car qu’est-ce que cela va me rapporter

au final». Hier encore, le positionnement

éthique de l’habitant à l’égard de tous les

devoirs d’habiter se confrontait aux mesures

hygiénistes sur la densité d’occupation, l’usage

des équipements, la propreté. Avant-hier,

l’habitant devait respecter les espaces

communs : balcons interdits à l’étendage du

linge, parkings hostiles à la réparation de

voitures, caves prohibées aux adolescents.

Aujourd’hui, il consiste à se plier aux

injonctions faites aux l’individu de préserver la

planète (trier ses ordures, économiser

l’énergie). Chacun négocie avec ces normes.

Habiter est en effet un long travail de

socialisation qui consiste « à faire sa place ».

« Prendre place » est un enjeu crucial pour ce

qu’on appelle indifféremment le « moi », et «

l’image de soi ». Les dimensions de l’identité de

lieu, de place identity (Proshansky, 1978)

s’avèrent fondamentales. Dis-moi où tu vis et je

te dirais qui tu es. Parce que l’appartement

comme la maison sont des unités signifiantes

qui expriment un usage de l’espace habité et

une personnalité (goût, statut social, modes de

vie…), les habitants ne se privent guère de

mobiliser, quand cela est possible, tout le

capital symbolique de leur maison : l’adresse, la

façade ainsi que toute la panoplie des

ornements et des décorations en leur

possession. Le succès des magasins de bricolage

en témoigne. Les nains de jardins, les entrées

fastueuses expriment la poésie et l’imaginaire

de chacun.

Ainsi, l’habitat, ressource symbolique et

matérielle du groupe domestique, se modèle à

son image. Comme l’a montré Bourdieu avec

l’habitat kabyle (1972), les liens entre l’ordre

social et la cosmogonie intègrent aussi les

rythmes de vie du ménage, ses ressources et son

modèle culturel. Le pavillon, qui distribue

méthodiquement les espaces des membres de

chaque couple et les fonctions (Haumont, 2001)

attribue des « coins » à chacun selon le genre et

l’occupation domestique. Mais cet ordre

symbolique n’est pas immuable. Au cours de

son cycle de vie, tel ou tel ménage peut modifier

l’aménagement de son appartement en

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fonction de la présence des enfants et de leur

âge, des occupations et du type de travail des

cohabitants, et des équipements qui, comme

l’ordinateur, surgissent de notre modernité et

font de l’écran une nouvelle maison. Pourtant,

malgré tous ces changements, la maison est

aussi le lieu de la mémoire du groupe

domestique, comme le montre le film de

Guillaume Meigneux sur la rénovation des

appartements de la cité Bois le Prêtre3.

Comme le dit Bachelard : “Sans elle (la maison)

l’homme serait un être dispersé. Elle maintient

l’homme à travers les orages du ciel et les orages

de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le

premier monde de l’être humain. »

Pour une politique du bonheur d’habiter

De ce qui précède, on peut s’interroger sur le

recours systématique aux équipements pour

dispenser un confort dont le sens conditionne

l’appropriation de l’espace et limite la qualité de

l’habiter. N’est-il pas temps de développer un

véritable droit à l’habiter dans la continuité du

droit au logement décent ?

Pour illustrer notre propos prenons le

problème, souvent posé dans les sociétés

vieillissantes, de l’adaptation de l’habitat au

grand âge qui mobilise tant de techniciens et

d’architectes. Vouloir un appartement adapté

pour cette population consiste surtout à

conformer l’habitat à une manière de vivre

l’espace, propre aux intéressés et à leur

entourage. Le besoin d’adaptation révèle un

besoin de personnalisation de l’habitat au sens

large, ce que ne peuvent résoudre les

équipements supplémentaires, promus par les

professionnels comme la domotique. Il n’est

guère possible de réduire cette problématique

complexe à des questions de hauteur de

marche, d’escaliers et de baignoire accessibles.

Ainsi la volonté d’automatiser l’habitat, qui se

répand dans les médias et les milieux 3 https://vimeo.com/120580777

professionnels est le prolongement d’une vision

équipementière du confort, en contradiction

avec la demande de personnalisation des

ménages. On assiste aujourd’hui à une tentative

d’avancée de la technique pour programmer

nos modes de vie. Face au ralentissement de la

construction4, on préfère proposer aux

habitants, de s’outiller afin d’adopter des

comportements « adaptés » leur évitant de

déménager. L’Etat moderne qui a instauré

l’auto contrôle de soi (Elias, 1985), et le

gouvernement néo libéral qui responsabilise les

individus contribuent à cette dynamique qui

aliène les habitants les privant de lien avec leurs

lieux de vie.

Joelle Zask (2016) a bien montré par de

nombreux exemples comment le contact de la

terre et de la végétation pouvait rapprocher les

acteurs et faire progresser la démocratie.

Ainsi, le bonheur d’habiter n’est pas une

équation à résoudre en fonction de besoins

posés une fois pour toutes et auxquels les

architectes seraient sommés de répondre. Car si

le logement s’avère abriter correctement, s’il est

bien équipé, offre une économie d’usage, une

valeur sur le marché, une connectivité et une

adaptabilité optimales, rien ne dit qu’il offrira

une dimension hédonique, sera un tremplin

pour la vie sociale et que ses habitants sauront

se saisir de ses aménités. Non seulement les

critères du confort ne sont pas hiérarchisables,

mais ils sont modulables et négociables selon

les valeurs des individus et leurs contextes

sociaux.

Ainsi, la vulnérabilité résidentielle contemporaine ne se réduit ni à la pénurie de logement et à leur cherté, ni au manque d’équipements. Affranchir le bonheur d’habiter du confort nécessiterait de reconnaître l’appropriation de l’espace comme la dimension la plus synthétique de l’habitat résultant de rapports sociaux tendus entre

4 En France depuis plus de vingt ans le rythme de

renouvellement du parc n’est que de 1% par an pb police

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voisins, propriétaires et locataire, copropriétaires et mitoyens. Quand, dans les villes denses, la crise du logement interdit aux plus pauvres de profiter complètement de l’espace où ils sont logés et de s’y installer symboliquement ; quand les habitants de bidonvilles et de taudis, locataires de chambres et d’hôtels meublés, cohabitants, ressentent des inquiétudes et des stress résidentiels considérables (Brummel, 1981); quand des ménages sont contraints par la précarité énergétique, quand les logements sont surpeuplés et inconfortables, ou situés dans des environnements hostiles, bruyants, pollués et incommodants, quand la pérennité d’une installation d’habitat est menacée, quand règne l’assignation à résidence, le bonheur d’habiter est menacé.

Celui-ci est donc une question politique. Face aux inégalités sociales et spatiales, l’habitat qui ne peut offrir par ses qualités et son inscription physiques des opportunités aux individus (Sen, 2008) les prive de mieux s’inscrire dans leurs localités, de trouver un emploi, de contrôler leur environnement, de développer leurs capabilités (Clapham, 2010, Coates, Anand, 2013). Les politiques du logement, fondées autrefois sur la promotion de la santé publique doivent aujourd’hui promettre beaucoup plus que des équipements supplémentaires pour promouvoir le Bonheur d’habiter.

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À propos de l’auteur

Après un parcours dans l’urbanisme

opérationnel, Yankel Fijalkow poursuit des

recherches sur « la ville qui va mal » et la

régulation des normes d’habitat. Professeur de

Sciences Sociales à l'ENSA Paris Val de Seine et

chercheur au Centre de Recherche sur l'Habitat

qu'il codirige, il a publié Sociologie des villes (5e

édition 2017), Sociologie du logement (2e

édition 2015), Dire la ville c'est faire la ville. La

performativité des discours sur l'espace urbain

(direction d'ouvrage en 2017).

Summary

The present article aims at going beyond the

notion of comfort of living to embrace a wider

notion of happiness of living. By interviewing

individuals on their ways of living, their

enjoyments and aspirations, the article

distinguishes several component of happy

living: a hedonic component, a cognitive

component, a conformity component and a

symbolic component. It concludes by pledging

for policy towards happy-living.

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Thomas Seguin

Autour d’une société des affects positifs1

RÉSUMÉ

L’attention grandissante portée à la notion de

bien-être, et de bonheur, provient sans nul

doute d’une nouvelle conceptualisation de la

pensée de la croissance. Progressivement la

croissance post-matérialiste se substitue à la

croissance matérialiste en ce que les

déterminants qualitatifs et subjectifs de

l’individualité deviennent prépondérants.

Néanmoins, il ne faudrait pas non plus réitérer

une vision cumulative simplement

individualiste qui a été celle de la croissance

mesurée de manière matérialiste, il

conviendrait en effet de prendre en compte le

bonheur d’un individu pris dans un

environnement plus ample d’interactions

sociales.

Situer le bonheur individuel en fonction des

interactions sociales dans une réalisation du

bonheur collectif constitue probablement un

des défis majeurs d’une pensée du bonheur,

reposant ainsi la vieille thématique

sociologique de l’harmonie entre le milieu

social et l’individu, ou plus proche de nous celle

de l’émancipation. C’est en termes de

« rapport » que nous pouvons imaginer une

société du bonheur en suivant notamment les

enseignements de Spinoza, Deleuze et

Foucault.

L’individu n’existe en effet que dans un rapport

avec son environnement élargi. Mais comment

savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais dans

ces rapports aux êtres et aux choses ? Il s’agit de

cheminer par la théorie des affects vers une

adéquation ontologique du soi au rapport,

1 La réflexion de cet article est inspirée du dernier livre

de l’auteur Politiques de la vie. La Nature au prisme du social (L'Harmattan, 2017)

comme un pont entre l’ordre individuel, intime

et collectif. C’est ainsi que nous pouvons

délimiter les synergies ou notions communes,

qui sont autant d’indicateurs du politique et de

la régulation sociale.

Cette éthique du rapport nous aide à

conceptualiser les affects positifs, ferments

d’un sentiment de confiance. La connaissance

même des affects de joie et de tristesse permet

de transiter vers une définition du bonheur. Au

fond la nature même de cette définition

requiert de reposer la question de l’ontologie

humaine. Mais l’ontologie qui émergerait à

partir de tous ces ajustements relatifs ne saurait

correspondre à une conception absolue du

bonheur, elle donnerait cependant des clés

pour saisir sa dimension qualitative au plus

proche des relations humaines. Il importe donc

de tracer la méthodologie qui nous permette de

poser cette question dans une vision globale de

la société.

MOTS-CLÉS

Affect ; Positivité ; Spinoza ; Bonheur ; Société.

1. L’HUMAIN ET SON ENVIRONNEMENT

EXTERIEUR

Nous ne disposons plus aujourd’hui d’une

vision unique du bonheur. Les sociétés ont

évolué et en leurs seins nous avons différentes

définitions du bonheur. Le sociologue Bauman

a par exemple montré comment nous ne

pouvons plus définir une vie unitaire

considérée comme la vie bonne. C’est ce

qu’Anthony Giddens a pu appeler « la politique

de la vie » dans le sens de la relation

individuelle au milieu. Dans ce qu’il nomme la

société post-traditionnelle, les choix de vie se

sont ouverts pour l’individu. Celui-ci ne peut

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plus faire reposer son mode de vie sur une

tradition forte. La politique de la vie concerne

la constitution de la trajectoire réfléchie et

organisée du sujet par rapport à son milieu

(Giddens, 1991). Cette politique renvoie à un

ordre de choix et/ou de classification des

possibilités individuelles par rapport à un

milieu donné. La politique de la vie définit alors

l’organisation stratégique de la vie, c’est-à-dire

le choix des actualisations de soi par rapport au

milieu, selon plusieurs modalités. Les manières

de vivres sont attachées à, et expriment,

certains milieux spécifiques d’action. Les choix

de vie sont des décisions qui sont immergées

dans ces milieux, au détriment d’autres

alternatives.

Giddens évoque ainsi une typologie des styles

de vie par rapport à des « secteurs » qui sont

des tranches d’espace et de temps parmi les

activités d’ensemble d’un individu. Il indique

que l’individu adoptera une série régulière et

ordonnée de pratiques à l’intérieur de ces

secteurs. Les formes des comportements sont

tributaires de ces tranches, leurs cohésions

perdurent dans le temps et l’espace à travers

une forme élective. Giddens utilise le terme de

« régime » pour définir ces secteurs dans le

cadre de la politique de la vie qui sont des

modes de discipline de soi mais, ne sont pas

simplement constitués par l’ordre des

conventions quotidiennes. Certes, ce sont des

habitudes personnelles organisées, en grande

partie, par les conventions sociales, et

cependant, ils sont aussi formés par des

inclinaisons et des dispositions personnelles.

Giddens remarque, par exemple, que le corps

n’est pas une entité en soi, mais il s’expérimente

plutôt comme un mode pratique de

reproduction des situations et des événements

extérieurs. Néanmoins, cette reproduction, ou

pas, reste relative à une certaine forme de

composition interne. Il y a dès lors, dans la

construction individuelle, une composition

fondamentale entre, d’une part, les influences

extérieures et, d’autre part, l’ordre interne (les

inclinaisons et les dispositions personnelles).

Ce que nous voyons plus précisément dans ces

orientations, c’est une pensée du rapport de

l’être à son extériorité. Nous ne devons pas

ériger une séparation trop hermétique entre le

sujet et son milieu, l’individu et son

environnement alors qu’il s’agit d’inclure

l’extériorité dans l’intériorité, à partir de la

notion de rapport. Nous faisons nôtres la

conception d’Elias de l’humain en tant que

homo aperti (Elias, 1970). L’homme est

d’emblée ouvert sur l’extérieur. Tous les

stimuli, tous les flux, toutes les interactions

qu’ils rencontrent, le modifient, le

transforment, et, en définitive, le convoquent

en tant qu’homme de raison, et homme sensitif.

Et c’est d’autant plus vrai dans un monde de

plus en plus interconnecté où les pouvoirs

diffus de toutes sortes pénètrent la sphère

intime.

Pour Comte, l’extériorisation de soi n’est pas

assimilable à une excentration de soi, car, il

semble qu’il faille, pour déterminer l’harmonie

entre l’extérieur et l’intérieur, entre le milieu et

soi, entre le monde et soi, se plonger dans une

introspection intérieure, profonde. Auguste

Comte cherchait à comprendre, dans les études

vitales, l’« exacte connaissance de l’harmonie

nécessaire entre l’être et le milieu » (Comte,

1851-1954, p. 663). Dans sa pensée, l’harmonie

entre le milieu social et l’individu correspond

au consensus des organes entre eux dans une

anatomie biologique tel que cela se produit

dans un organisme en bonne santé. Incorporer

les rapports extérieurs dans la constitution de

notre propre individualité et dans celle des

groupes, voilà ce que peut apporter la

sociologie du bonheur à cette question

ontologique.

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2. L’AFFECT COMME REVELATEUR

L’objet du système positif de Comte qui permet

de définir les critères de l’harmonie, constitue

la théorie de l’affectivité et l’observation de ses

perturbations (Comte, 1951-1854, p.50). La

morale découle de cette étude en ce que le

sentiment représente le domaine essentiel de

celle-ci, tant théorique que pratique, puisqu’il

domine l’existence et dirige la conduite.

Simmel suppose lui aussi que la société peut

être regardée comme un réseau de phénomènes

déterminés qualitatifs (Simmel, 1910-1911). Les

relations individuelles à des états de choses se

forment à partir de perceptions qualitatives, qui

sont esquissées à même les êtres. Avant d’être

des dimensions cognitives, ce sont aussi des

motifs d’action. Jorion expose ainsi comment le

sentiment, et son ordre qualitatif, est le lieu

authentique de l’imbrication du collectif et de

l’individuel. Nous ne pouvons, explique-t-

il, faire l’économie du sujet humain et se

contenter de n’envisager celui-ci que de

manière "statistique" (statistique qui se résout

en Mécanique statistique) sous la forme

universelle de dispositifs au fonctionnement

uniforme chez des individus s’identifiant à des

machines "cognitives" » (Jorion, 1988). Il

convient plutôt pour lui de substituer au couple

Culture/cognition, le couple

Structure/Sentiment, c’est-à-dire celui qui allie

(et non "oppose") les ensembles collectifs

structurés mais dynamiques, et le vécu

singulier de ces structures par la personne

(Idem). Pour Jorion, le sentiment est

précisément l’émergence à la conscience du

sujet des effets de la structure qui le

constituent. En ce sens, il est une donnée

semble-t-il plus signifiante que les statistiques

sur le pouvoir d’achat. Outre le fait d’ancrer le

bonheur dans sa subjectivité, le sentiment est

de plus une variable dynamique. Deleuze

s’inspire fortement de Spinoza pour montrer

que l’individualité n’existe pas en propre. C’est

à partir de la notion d’une « psychologie des

états de consciences », ou ce que Deleuze

nomme à partir de Spinoza, une « typologie des

modes d’existence immanents » (Deleuze, 1981,

p. 34), que nous pouvons penser la relation

de l’individu au monde. Cette immanence au

sens deleuzien serait propre à un matérialisme

radical ; le plan correspondrait à l’ensemble des

subjectivités mises sur un même pied d’égalité

dans leurs définitions propres du bonheur et

dans leurs rapports concrets à leur

environnement matériel et social, sans volonté

a priori de les schématiser ou de leur donner

forme unique dans une synthèse irrémédiable.

Le devenir doit se comprendre comme un

mouvement, un processus dans lequel

l’individu « émerge », un individu dont il faut

analyser la concrescence, c’est-à-dire la faculté

de l’individu comme entité à s’actualiser en

fonction du milieu. L’étude de cette relation

permet à nos yeux de penser la concrescence de

l’individualité en termes d’individuation,

favorisant la compréhension de l’agrégation des

corps sociaux : c'est-à-dire de la constitution du

groupe.

En définitive, une telle démarche permet un

choix mieux informé sur les conditions de

l’adéquation entre le sujet et le milieu ; les

conditions de cet ajustement sont pour nous

relatifs à l’harmonie, telle que la pense Comte,

ou au bonheur.

3. L’ETHIQUE DU RAPPORT

Ce qui prévaut dans l’analyse, constate

Foucault, « n’est rien d’autre que le rapport lui-

même » (Foucault, 2001, p. 514). La notion de

rapport est la pierre angulaire de

l’herméneutique du sujet et de toute pensée du

bonheur. Elle constitue, selon nous, une

éthique essentielle qui va conditionner à la fois

les technologies du soi (individuel) mais aussi

le sens du politique (collectif).

Une grille de lecture se construit donc à travers

la composition du rapport entre les

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phénomènes extérieurs et les perturbations du

soi. Cela concerne trois niveaux imbriqués

entre eux : l’étude du soi, la nature ou la cause

des phénomènes, et les effets extérieurs sur ce

soi. Nous accédons à la connaissance des causes

des phénomènes à partir de cette grille de

lecture. C’est par la notion de rapport qu’il est

possible de lier l’ordre individuel et intime

d’une part, et l’ordre collectif et objectif, d’autre

part, dans une détermination commune.

Par l’imbrication de l’intérieur (sujet) et de

l’extérieur (milieu), Foucault cherche à mettre

à jour « l’adéquation ontologique du soi au

rapport » (Idem). L’éthique politique est

déterminée à la fois par une praxis immanente,

mais aussi et surtout, par une théorie des

affections, qui permette d’aller vers la

« meilleure affection », c'est-à-dire le meilleur

rapport structure/sujet, collectif/individuel,

intime/réel. En cela, cette définition du rapport

peut se rapprocher de l’habitus et de la manière

dont les individus peuvent analyser les rapports

qu’ils entretiennent avec la structure des

champs sociaux, dans leurs individualités

mêmes et leurs socius (Bourdieu, 2002).

Cette tradition de pensée nous montre que

l’être est profondément relationnel, à la

différence de la tradition aristotélicienne qui

étudie un être substantiel. L’être n’existe pas en

soi, en propre. Dès lors il n’y a pas d’ontologie

de l’être inaltérable, mais l’ontologie relève

plutôt de l’ordre de la connaissance de soi, cette

connaissance de soi ne se constituant que dans

son rapport avec des phénomènes extérieurs, ce

qui relève de l’ordre de la connaissance des

effets.

La philosophie de Spinoza est un apport

déterminant à une politique philosophique qui

sache célébrer la vie et affermir le bonheur

parce qu’elle représente une philosophie qui

« dénonce tout ce qui nous sépare de la vie,

toutes ces valeurs transcendantes tournées

contre la vie » (Deleuze, 1981, p. 39). Cette

philosophie nous permet de penser l’individu

en rapport avec le système social et d’élargir la

compréhension du champ des interactions

entre la sphère individuelle et la sphère sociale,

afin de déterminer des éléments d’éthique.

La notion de « corps » recouvre ce qu’entend

Spinoza par individu, mais cette notion

comprend la dimension plus large de la

corporéité, qui peut constituer toutes sortes

d’acteurs humains et non-humains, des

éléments à la fois matériels et non-matériels

(psychique, idée, corporel, sensation).

Pour Spinoza, le corps en soi d’un individu

n’existe pas, ce corps existe toujours dans un

rapport qu’il s’agit d’étudier. Il est le produit

d’une interaction. Nous ne connaissons, dit

Spinoza, que les mélanges de corps. Nous ne

nous connaissons nous-mêmes que par l’action

des autres corps sur nous, et par les mélanges.

Ainsi, si nous étudions ces rapports, nous

découvrons notre identité, nous découvrons les

« bonnes » compositions de notre rapport qui

seront in fine les ferments de notre

individualité. L’affection représente une

affection du corps. C’est par sa prise en compte

que nous comprendrons ce que sont les

« meilleures » affections, c’est-à-dire les

compositions qui augmentent notre puissance

d’agir.

La puissance d’agir, ou force d’exister, c’est la

capacité de persister dans notre être. Nous

pouvons la comprendre comme une figure de

l’accomplissement, de l’émancipation ou de

l’épanouissement. Plus précisément, cela

recouvre « la disponibilité adaptative » qui

permet « l’ouverture des liens possibles entre

les instances de la scène de l’agir (entre

opérateur, acte, objectif, et horizon d’idéalité

ou d’altérité) » (Bertrand, 2008). Rappelons que

l’éthique de Spinoza, sa pensée du corps et de

ses rapports, « cherche à acquérir une

connaissance des puissances du corps pour

découvrir parallèlement les puissances de

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l’esprit », il s’agit « d’une découverte de

l’inconscient, et d’un inconscient de la pensée,

non moins profond que l’inconnu du corps »

(Deleuze, 1981, p. 29).

4. LA VALENCE ECOLOGIQUE DE LA JOIE

Ce qui compte, nous explique Deleuze, c’est de

savoir de quoi un corps est capable. Jusqu’où

pouvons-nous être affectés, jusqu’à quel seuil ?

Comment pouvons-nous composer ces

rapports de l’extérieur avec notre moi intérieur,

en augmentant notre puissance d’agir, notre

bonheur ? Lorsque nous faisons une

« rencontre » avec un autre corps, ce corps

extérieur nous modifie, agit sur nous, se

combine avec notre propre rapport, avec le

rapport caractéristique de notre propre corps.

Que se passe-t-il, et comment envisager ce qui

est « bon » de ce qui est « mauvais » ? Deleuze

souligne que pour Spinoza, « nous éprouvons

de la joie lorsqu’un corps rencontre le nôtre et

se compose avec lui, lorsqu’une idée rencontre

notre âme et se compose avec elle » (Ibid., p.

30). Au contraire, nous éprouvons de la tristesse

« lorsqu’un corps ou une idée menacent notre

propre cohérence » (Idem). La conscience

représente le sentiment continuel de ce

passage, qui nous amène à être témoin des

variations, et à déterminer notre devenir en

fonction des autres corps et des autres idées.

Lorsque nous faisons une mauvaise rencontre,

cela veut dire que le corps qui se mélange au

nôtre détruit notre rapport constituant, ou tend

à détruire un de nos rapports subordonnés. Ce

corps étranger ne remplit que « notre pouvoir

d’être affecté, tout en nous séparant de notre

puissance d’agir, en nous maintenant séparés

de notre puissance » (Ibid., p. 41). Par

conséquent, dans le cas d’une mauvaise

rencontre, quand cela ne convient pas, que le

rapport ne se compose pas avec le nôtre, « tout

se passe comme si la puissance d’agir de ce

corps s’opposait à notre puissance, opérant une

soustraction, une fixation : on dit que notre

puissance d’agir est diminuée ou empêchée, et

que les passions correspondantes sont de

tristesse » (Idem).

Le mauvais, nous dit Deleuze en interprétant

Spinoza, « c’est quand des parties extensives

qui nous appartenaient sous un rapport sont

déterminés du dehors à entrer sous d’autres

rapports ; ou bien quand une affection nous

arrive qui excède notre pouvoir d’être affecté »

(Ibid. p. 59). Plus loin, il ajoute qu’il s’agit

toujours d’« un groupe de parties qui sont

déterminées à entrer sous d’autres parties et se

comportent dès lors en nous comme des corps

étrangers » (Ibid., p. 60). Ces affections de

l’essence, qui sont des phénomènes apparents

de destruction de soi « inhibent ou

compromettent l’effectuation de nos rapports »

(Ibid., p. 61). L’acte est associé à une image de

la chose avec laquelle il compose son propre

rapport : « Ce qui veut dire qu’un acte est

mauvais chaque fois qu’il décompose

directement un rapport, tandis qu’il est bon

lorsqu’il compose directement son rapport avec

d’autres rapports » (Idem). Voilà, en quelque

sorte, une définition de l’éthique de la reliance

(Morin, 2004) parce que l’étude du rapport lui-

même ne peut se départir d’une évaluation

éthique des conditions écologiques de

l’individuation individuelle et collective. La

reliance nous relie à ce qui est bon pour nous,

sinon elle nous avilie et nous décompose. Le

type de connexions que nous établissons doit

donc être éthiquement envisagé dans l’écologie

de nous-mêmes, et dans l’écologie de nos

rapports avec notre environnement social,

naturel, technique.

Deleuze distingue donc, avec Spinoza, deux

sortes d’affection, en lien avec notre discussion

sur l’adéquation ontologique du rapport au soi

et l’agencement des corps sociaux. Il y a, tout

d’abord, l’idée d’un effet qui compromet ou

détruit notre propre rapport caractéristique et

celui de la chose avec laquelle nous entrons en

rapport, et, à l’inverse, il y a l’idée d’un effet qui

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se concilie ou favorise notre propre rapport

caractéristique, tout en favorisant les rapports

de la chose avec laquelle nous entrons en

contact. À ces deux types d’idées d’affection,

expose Deleuze, correspond deux mouvements

de variations de l’affect, dans un cas, ma

puissance est augmentée, j’éprouve un affect de

joie, dans l’autre cas, ma puissance d’agir est

diminuée et j’éprouve un affect de tristesse

(Deleuze, 1978).

5. LA CITOYENNETE DU BONHEUR

Deleuze explique que la variation continue sous

la forme d’augmentation-diminution de la

puissance d’agir ou de la force d’exister de

quelqu’un s’effectue d’après les idées qu’il a,

c’est-à-dire que la variation est déterminée par

la conscience de ce passage ou de cette

transition vécue. Cette conscience nous permet

alors de comprendre les intensités et les seuils,

pour nous comprendre en tant que corporéité,

et composer, dans le même temps, les

« meilleurs » rapports, ou les « meilleurs »

affections de notre corporéité.

L’intelligence est la symbolisation de ce passage

sensible. Si c’est en explorant les sentiments

dans des situations données que nous accédons

à l’économie de nos penchants en rapport avec

le monde, l’intelligence nous permet de

conscientiser la transition et de nous orienter

ainsi vers la joie, plutôt que la tristesse. Ainsi,

l’éthique de Spinoza conclut par cette maxime

de sagesse : « La connaissance du bien et du

mal n’est rien d’autre que l’affect de la Joie ou

de la Tristesse, en tant que nous en sommes

conscients » (Spinoza, 1677, p. 355). Il faut

comprendre que l’émergence de la conscience

de ces variations ouvre le chemin à une possible

définition de son bonheur pour l’individu. Bien

plus, un individu qui consciemment organise

ses affections avec son environnement va en

quelque sorte contribuer à une conscience

sociale et favoriser ainsi une écologie collective

des affections. C’est une sorte d’apprentissage

de soi qui est propre à la citoyenneté, mais c’est

aussi une citoyenneté en acte parce qu’elle peut

diffuser ou disséminer cette conscience des

affections et des bons rapports. En soi, on peut

parler de civilité comme le dit Etienne Balibar.

L’éthique de Spinoza est en effet également en

lien avec une approche du politique et de

l’ordre collectif. Un système démocratique doit

favoriser la puissance d’agir, et la connaissance

des effets, puis des causes. De la même manière

que Spinoza, Bergson insistait sur les émotions

créatives pour développer des morales ouvertes

dans une société démocratique. Spinoza en

appelle lui à une « joie active » qui nous

rapproche du point de conversion, du point de

transmutation d’un type d’affection qui

diminue notre puissance d’agir à un type

d’affection qui augmente notre puissance

d’agir. Mais ce type de mouvement n’est pas

sans lien avec sa conception politique de la

démocratie et des sociétés ouvertes.

En ce sens, la joie active permet de nouer

beaucoup plus de liens cognitifs et pratiques

avec une multiplicité de phénomènes mais

aussi une multitude de personnes. Ce

sentiment est en effet une sorte de figure de la

citoyenneté, dans la mesure où il symbolise

notre passage graduel à un degré de perfection

supérieur, plutôt que notre avilissement dans la

tristesse, et sa dissémination politique et

sociale. En un mot, la joie active nous permet

de choisir, et de composer, avec le monde,

notre propre individualité. Au contraire, la

tristesse est l’instrument du pouvoir car elle

constitue une dégradation de l’intellect et une

réduction de l’ouverture corporelle à une

certaine forme de socialisation.

Bien sûr, lorsque nous parlons de la « joie »,

nous ne parlons pas des joies et satisfactions

éphémères qui peuvent être l’objet de

l’instrumentalisation managériale ou du

marketing. Deleuze et Guattari déconstruisent

assez clairement la fausse joie créée par des

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systèmes qui titillent l’individu, mais qui en fait

creusent son insatisfaction, parce que cette

fausse joie est vide, elle n’est pas faite de

l’intensité nécessaire pour que la joie perdure et

se lie à d’autres affects (Deleuze et Guattari,

1972). La fausse joie instrumentale gérée par

nos systèmes de gouvernance relève plutôt

d’une forme de soupape ou de compulsion,

quelque chose comme le déversement d’un

trop-plein dont on ne connaîtrait pas la cause.

Il faut savoir distinguer cette fermeture ou ce

recodage qui se déguise sous les habits de

l’ouverture et de la libération.

Mais nous pouvons aussi parler dans les

sociétés fermées d’une crispation cognitive,

linguistique, psychique et corporelle. Lorsqu’il

est affecté par la tristesse, l’individu se ferme

aux autres, aux autres idées et aux autres

personnes, il se ferme à l’ouverture de ses

possibilités de vie, il se ferme, en définitive, à

lui-même. Pour Deleuze, ce que veut dire

Spinoza est très simple, la tristesse ne rend pas

intelligent. C’est pour cette raison, selon lui,

que les pouvoirs ont besoin que les sujets soient

tristes. L’angoisse n’a jamais été un jeu de

culture et d’intelligence, nous révèle Deleuze

(Deleuze, 1978). Spinoza s’insurge ainsi contre

« l’homme aux passions tristes ; l’homme qui

exploite ces passions tristes, qui a besoin d’elles

pour asseoir sont pouvoir », il s’insurge contre

« ceux-là qui savent briser les âmes au lieu de

les fortifier » (Deleuze, 1981, p. 38).

L’instrumentalisation de la crainte et de la

culpabilité par la religion, de l’insécurité et de

l’angoisse par le pouvoir politique, il existe par-

là, affirme Deleuze, « un complot dans l’univers

de ceux qui ont intérêt à nous affecter de

passions tristes » (Deleuze, 1978).

D’une autre manière, Giddens stipule que

l’angoisse provient d’une peur qui a perdu son

objet à travers la formation inconsciente de

tensions émotives, exprimant ainsi des dangers

internes plutôt que des menaces externes

(Giddens, 1991, p. 44). Pour nous, la cohésion

individuelle repose sur la conscientisation de

cette tension émotive qui est produite par le jeu

complexe de l’individualité en propre et des

menaces externes, pensées comme agissant sur

elle. C’est parce que les individus n’ont pas les

capacités de conscientiser ces rapports qu’ils

éprouvent une angoisse croissante dans leur

propre individualité vis-à-vis du monde

extérieur.

Le rôle du politique est de contribuer à ce que

les individus retrouvent l’objet de leurs

tensions émotives, en rapport avec les

influences du milieu externe. Le politique doit

apporter aux individus la capacité de composer

leur individualité en adéquation avec le milieu.

Nous passons alors de l’angoisse à la confiance,

telle que la définit Giddens, c’est-à-dire un

certain sens créatif, un désir d’inconnu, une

préparation à embrasser de nouvelles

expériences (Ibid. p. 41).

La philosophie sociale et politique, inspirée par

Spinoza, n’est pas une méditation sur la mort,

mais une méditation sur la vie. La société ne

peut perdurer si elle se constitue en société de

la mort, car elle se décomposera alors dans des

mécanismes délétères. La politique doit

affirmer la vie, en instituant une forme

politique qui sache faire fleurir la vie, et non

l’instrumentaliser dans ses appareils de

pouvoir.

La société, pour Spinoza, est un état civil dans

lequel un ensemble d’hommes compose

ensemble leur puissance respective de manière

à former un tout de puissance supérieure. Le

contrat social est institué de telle sorte que les

hommes renoncent à leur puissance au profit

du Tout. Les hommes consentent à se laisser

« déterminer » par des affections communes.

Ce consentement n’a plus lieu d’être quand les

affections communes sont celles de la crainte,

de l’angoisse, de la tristesse. En effet, nous ne

pouvons justement pas établir le commun

lorsque nous consolidons la société sur des

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affections qui décomposent nos propres

rapports, paralysant notre puissance d’agir. Là

est la définition de la confiance démocratique,

celle aussi sûrement du vivre-ensemble, une

cinétique sociale faite d’une certaine positivité

des sentiments dans la sphère publique (ou

plutôt l’impression qu’il vaut la peine de

projeter sa puissance d’agir dans celle de l’état

civil social).

Nous évoquons ici, certainement, la société de

la peur, angoissant les consommateurs sur la

pérennité de leur situation matérielle,

angoissant les citoyens sur leur sécurité

physique et la crainte du terrorisme. Le pouvoir

fait ainsi de la peur une stratégie politique, le

vecteur de sa politique sécuritaire et

matérialiste au sens socio-économique, point

d’ancrage vide de son éthique. Les systèmes

sociaux et politiques qui sont basés sur l’envie,

la jalousie et la colère (Rousseau) ou la peine, la

tristesse, l’angoisse et la crainte (Spinoza) ne

peuvent perdurer car ils installent, en leur sein,

les germes de la division.

Dans les esprits de telles sociétés, ancrées dans

des sentiments néfastes, nous observons non

seulement une insatisfaction quant aux

possibilités et opportunités sociales de vie, mais

également une psychologie politique collective

pessimiste, bloquant toute connexion ou

configuration nouvelles. Comment composer

et se lier aux autres si nous-mêmes nous nous

sentons décomposés, paralysés, impuissants à

nous comprendre, et donc impuissants à établir

des rapports avec les autres, pour se

comprendre en société ? Ces sociétés sont

caractérisées par le fait qu’elles ne sont pas

durables, elles ont, dans le même temps,

manifestant cette non-durabilité, de récurrents

problèmes de confiance.

6. LES RESONANCES DES NOTIONS

COMMUNES

La singularité ne s’oppose pas au système

social, elle en est la base, ce sont des

singularités qui communiquent et s’adaptent

entre elles pour fonder l’ordre collectif, pour s’y

projeter. Or, pour que les singularités

travaillent entre elles, trouvent des bases

communes, et se projettent dans un système

qui leur ressemblent puisqu’elles l’ont

construit, plusieurs dispositifs entrent en

compte.

Il nous semble que nous parvenons à cerner les

« meilleures » résonances sur lesquelles

construire le commun, si nous considérons le

« commun » d’après la philosophie spinoziste.

Les individus peuvent construire des notions

communes qui sont des indications majeures

sur le sens du politique et de sa régulation

sociale. Le processus de l’ontogénèse qui vise la

différence qualitative de la société décide du

sens du politique comme tel, et nous indique

les définitions du bonheur. En fin de compte, ce

que nous cherchons dans ce processus, c’est de

comprendre la nature même de ce que sera

l’ontologie dans l’émergence du commun à

partir des différences, à partir de toutes ces

définitions du bonheur.

Le concept spinoziste de « notion commune »

peut nous aider à saisir l’orientation de cette

nature. Une notion commune, souligne

Deleuze, est « l’idée de quelque chose de

commun entre deux ou plusieurs corps qui

conviennent » (Deleuze, 1981, p. 64). Ces corps

« composent leurs rapports respectifs selon des

lois, ils s’affectent conformément à cette

convenance ou composition intrinsèque »

(Idem). Si les notions communes partent du

niveau individuel, elles n’en sont pas moins

collectives, renvoyant toujours à une

multiplicité. Elles sont des notions qui ne sont

pas abstraites mais pratiques. Deleuze explique

ainsi que les notions communes sont le lieu

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d’une association où la puissance est

augmentée, quand les rapports correspondant

à deux corps se composent, les deux corps

forment un ensemble de puissance supérieure,

un tout présent dans ses parties.

Au lieu de faire la sommation de nos tristesses,

Deleuze propose de prendre un point de départ

local sur une joie. On forme alors ensuite une

notion commune, on essaie de gagner

localement, d’étendre cette joie tout en

diminuant la portion respective des tristesses.

L’analyse se focalise sur la portion respective

d’une joie, en accumulant des notions

communes qui renvoient à des rapports de

convenance entre tel corps et tel autre. Il nous

faut appliquer ensuite la même méthode à la

tristesse, nous tenterons donc de former des

notions communes par lesquelles on arrivera à

comprendre de manière vitale en quoi tel et tel

corps disconvient et non plus convient.

Dès lors, il est possible d’établir la liste des

affects dont nous sommes capables. Les notions

communes définissent « les êtres par leur

pouvoir d’être affectés, par les affections dont

ils sont capables, les excitations auxquelles ils

réagissent, celles auxquelles ils restent

indifférents, celles qui excèdent leur pouvoir et

les rendent malades ou les font mourir » (Ibid.

p. 65). Il faut chercher ce qu’il y avait de

commun entre le corps qui m’affectait de joie et

le mien. Puis, il convient d’étendre au

maximum les notions communes vivantes,

celles de joie, et de redescendre vers la tristesse,

pour comprendre ce qui disconvient.

Les notions communes nous indiquent quels

sont les rapports qui conviennent aux corps. En

progressant par conglomérat de notions

communes, sur une base locale, il est possible

d’établir des notions communes pour la

construction de l’ordre collectif. Ces

conglomérats de notions communes sont

autant de leviers pour augmenter la puissance

d’agir individuel mais elles sont aussi les racines

de la fondation d’un système collectif. Elles

nous offrent la base sur laquelle penser un

système dans lequel l’individu désire s’inclure

et renonce à sa puissance au profit du Tout.

L’individu consent à se laisser « déterminer »

par les affections communes car il compose

avec les autres individus un Tout de puissance

supérieure, et se projette ses besoins et ses

intérêts dans ce nouveau collectif.

7. CONCLUSION

La politique de la vie laisse apparaître le

pouvoir constituant de l’affectivité, en tant qu’il

forme le collectif, en tant qu’il articule l’ordre

individuel et l’ordre collectif, l’ordre intime et

l’ordre réel. C’est ainsi que s’établissent les

notions communes, qui sont autant

d’architectures socio-psychique, socio-psycho-

biologique, socio-physico-politique de la

gouvernance de nos sociétés. Cela peut donc

être aussi un travail politique, un « travail de la

vie » diminuant la portion de tristesse et

augmentant la portion de la joie (Deleuze,

1978). Une émotion est toujours impliquée dans

une situation.

C’est à partir de l’étude des phénomènes, de

leurs effets, sur un corps social qui conscientise

ses affections, tout en conscientisant sa nature,

que nous pouvons définir les thèmes affectivo-

émotionnels comme physico-biologiques, qui

guideront les décisions concernant

l’adéquation de tel ou tel phénomène avec le

corps social, c’est-à-dire principalement d’après

ses réactions.

La formation des États doit être un processus

expérimental, parce que les conditions d’action

et d’investigation comme de connaissance

changent constamment, l’expérience doit être

constamment recommencée, l’État doit

toujours être « redécouvert ». Nous n’avons

aucune idée de ce que l’histoire nous apporte.

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À propos de l’auteur

Docteur en sociologie de l’université Paul

Valéry de Montpellier, Thomas Seguin est

également diplômé de l’Institut d’études

européennes de Bruxelles et de l’Institut

d’études politiques de Grenoble. Spécialiste du

courant de pensée postmoderne, il s'attache à

déployer cette théorie contemporaine dans ses

différents champs d’application philosophique,

sociologique et politique. Ses recherches

portent plus spécifiquement sur les

représentations véhiculées dans les théories

postmodernes et notamment dans quelle

mesure ces théories renouvellent la conception

de la modernité, et sa pratique.

Summary

This article taps into the philosophical heritage

of Spinoza and followers to understand the

political conditions of collective well-being.

Looking at the individualities as the basis of

collectivity, it pledges for a consequentialist

way of considering well-being, by evaluating

the affective results of political intervention.

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Stefano Bartolini et Francesco Sarracino

Heureux pour combien de temps ?

Comment le capital social et la

croissance économique influencent le

bien-être subjectif1.

Traduit de l’anglais par Vincent de Coignac

RÉSUMÉ

Quels sont les éléments qui permettent de

prédire l’évolution du bien-être subjectif ? Dans

cet article, nous mettons en lien les évolutions

du bien-être subjectif avec celles du capital

social et du PIB. Nous montrons qu’à moyen

ainsi qu’à long terme, le capital social est un

bon prédicteur du bien-être subjectif. À court

terme, cette corrélation est moins évidente, les

variations du capital social ne permettent de

prédire qu’une faible partie de celles du bien-

être subjectif. Le PIB suit le mouvement

inverse, confirmant ainsi le paradoxe

d’Easterlin : le PIB est corrélé de façon plus forte

au bien-être à court terme qu’à moyen terme,

tandis qu’à long terme cette corrélation

disparaît.

MOTS-CLÉS

Capital social ; croissance ; paradoxe

d’Easterlin ; court-terme ; long-terme.

1. INTRODUCTION

Le début des années 1970 a vu émerger des

critiques de la croissance économique.

L’argument selon lequel l’augmentation des

émissions polluantes et l’exploitation des

1 Cet article est paru en 2014 sous le titre “Happy for

how long? How social capital and economic growth

ressources naturelles mondiales imposées par

l‘industrialisation n’étaient pas tenables sur le

long terme (Meadows et al. 1972) fur l’un des

point d’appui de ces critiques. À la même

période, est apparue une autre vague de

critiques de la croissance, initiée par des

économistes tels que Galbraith, Scitovsky,

Hirsch ou encore Hirschmann, qui mirent en

question le lien de cause à effet entre le revenu

et le bien-être. Cette vague de critiques n’eut

cependant pas une importance suffisante pour

l’inscrire durablement dans la théorie

économique.

Easterlin (1974) fonda sa théorie sur la (non)

relation entre croissance économique et bien-

être subjectif à partir de l’analyse de données

empiriques sur le bien-être subjectif

(‘Subjective Well-Being’ – SWB) ou bonheur.

Easterlin prouva que sur le long terme,

l’augmentation des revenus n’avait pas de

grande influence sur le bonheur. Cette théorie

a reçu une attention grandissante depuis les

années 1990 et a eu de façon plus générale un

impact majeur dans la refonte du paradigme

socio-économique, qui mettait

traditionnellement l’accent sur le revenu

comme condition principale du bien-être

humain. Si cette critique n’a pas reçu autant

d’écho que la critique environnementaliste, elle

a cependant contribué à la révision des

statistiques nationales qu’entreprennent de

plus en plus les instituts officiels.

L’absence de corrélation entre le revenu et le

bonheur moyens au cours du temps –

désormais connu sous le nom de paradoxe

d’Easterlin – s’explique notamment par les

théories du « tapis roulant positionnel » ou du

« tapis roulant hédonique ».

Selon les économistes, ces deux types de « tapis

roulant » conditionnent les aspirations

financières, qui, à leur tour, contrebalancent

relate to happiness over time” dans la revue Ecological Economics n°108 (p. 242-256)

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l’effet positif des revenus en hausse (voir par ex.

Stutzer 2004). Ces théories présupposent que le

bien-être subjectif est négativement corrélé au

niveau d’aspiration salariale des individus. Ces

aspirations peuvent dépendre du groupe de

référence ou des revenus précédents de chacun.

La comparaison à un groupe de référence est

liée à la théorie du tapis roulant positionnel, qui

met en avant les comparaisons salariales et

statutaires entre individus dans les sciences

économiques et sociales (voir par ex. Veblen,

1899 ; Duesenberry, 1949). La comparaison aux

revenus précédents renvoie à la théorie du tapis

roulant hédonique, qui est en ligne avec la

théorie de l’adaptation (voir par ex. Frederick et

Loewenstein, 1999).

La théorie de l’adaptation présuppose que les

changements de conditions de vie (par

exemple, des conditions économiques) ont un

effet temporaire sur le bien-être. Ni une

prospérité grandissante ni un rapport prolongé

aux difficultés n’ont d’impact durable sur le

bien-être. Ce modèle s’applique également au

niveau macro, par exemple au niveau national

(Blanchflower, 2009).

Selon la théorie de la comparaison sociale, ce

qui compte en termes de satisfaction est la

position de l’individu au sein d’un groupe défini

de personnes considérées par l’individu comme

dignes de respect et sources d’inspiration. Ces

personnes constituent le « groupe de référence

» (voir par ex. Falk and Knell, 2004 ; Layard et

al., 2009 ; Di Tella et al., 2010 ; Ferrer-i

Carbonell, 2005 ; Diener et al., 1993). Ainsi,

l’amélioration globale des revenus induite par

la croissance économique peut conduire à une

augmentation négligeable du bien-être

subjectif moyen puisque les pertes et gains se

compensent. Un grand nombre d’études

menées à petite échelle accréditent la théorie

de l’adaptation aussi bien que celle de la

comparaison sociale (Clark et al. 2008).

Il convient de souligner que l’essence du

paradoxe d’Easterlin vient du conflit entre les

échantillons représentatifs et les séries

longitudinales. En effet, les données micro-

économiques montrent que les individus avec

un revenu plus élevé que les autres présentent

un niveau de bien-être subjectif plus élevé,

quelle que soit la période considérée. Les

analyses sectionnelles montrent également que

les pays avec un PIB plus élevé par habitant

enregistrent de plus hauts niveaux de bien-être

subjectif (Deaton, 2008 ; Stevenson et Wolfers,

2008 ; Ingleheart, 2010 ; Easterlin et Angelescu,

2009 ; Frey et Stutzer, 2002). Mais qu’en est-il

des séries chronologiques ? Ces dernières

méritent une attention particulière puisqu’elles

sont plus à même que les analyses sectionnelles

d’apporter une réponse à ce qui intéressent les

gens : « dans quelle mesure l’augmentation de

revenu (au-delà des niveaux de revenus déjà

atteints) peut-elle augmenter le niveau moyen

de bonheur ? C’est une question qui porte sur

les liens entre séries chronologiques » (Layard

et al., 2009, p.1). Le manque de relation entre le

revenu et le bonheur se trouve dans les séries

chronologiques.

Aujourd’hui, de nombreuses publications ont

démontré l’hétérogénéité des séries

chronologiques portant sur le bien-être

subjectif selon le pays où l’on se trouve.

(Stevenson et Wolfers, 2008 ; Inglehart, 2010).

Il est avéré que lors des dernières décennies, le

bien-être subjectif s’est accru dans certains pays

et a diminué dans d’autres, à des rythmes

différents. Par exemple, le bien-être subjectif a

augmenté dans les pays d’Europe de l’Ouest

alors qu’il a légèrement diminué aux États-

Unis. Le paradoxe d’Easterlin sous-tend que la

croissance économique ne prédit pas les

changements internationaux des séries

chronologiques du bien-être subjectif.

En résumé, le message principal qui ressort des

études sur le bonheur, l’absence d’influence de

la croissance économique sur le bien-être,

justifiée par des théories et de nombreuses

preuves empiriques, a contribué à une méfiance

grandissante quant à l’utilisation du PIB

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comme indicateur du bien-être ou du progrès.

De plus en plus d’intellectuels pensent qu’il est

temps de concentrer les efforts que nos sociétés

contemporaines dédient au PIB à des politiques

de croissance économique basées sur « autre

chose », du moins en partie. De nombreux

candidats potentiels ont été mis en avant pour

endosser le rôle de cette « autre chose » : la

tolérance, la liberté politique, la religion, la

santé, le capital social, l’environnement

(Inglehart, 2010 ; Deaton, 2008 ; Vemuri et

Costanza, 2006 ; Abdallah et al., 2008 ;

Kahneman et al., 2004 ; OECD, 2011 ; Diener et

Tov, 2012).

Cependant, le fait d’ajouter ou pas des

indicateurs autres que le PIB (position

soutenue par exemple par l’OCDE et la

commission Sarkozy (Stiglitz et al., 2009)) voire

même le remplacer complètement (voir par ex.

Layard, 2005) demeure une pierre

d’achoppement, même si ces désaccords sont

confinés au sein d’un consensus émergeant

autour d’un rôle plus limité du PIB à l’avenir.

Cependant, certaines études remettent en

cause le message envoyé par les études sur le

bonheur. Dernièrement, le paradoxe

d’Easterlin a été remis en cause par deux

publications de Stevenson et Wolfers (2008)

ainsi que Sacks et al. (2010). Dans leurs

journaux, particulièrement suivis, ils ont utilisé

la même approche que celle d’Easterlin et ses

collègues, sur la base d’une analyse bivariée,

mais ils sont parvenus à des conclusions

opposées. Ils ont trouvé que PIB et bien-être

subjectif étaient positivement et

significativement corrélés au cours du temps.

Le désaccord entre Easterlin et ses collègues,

d’une part, et Stevenson et Wolfers d’autre part

provient essentiellement de l’horizon temporel

des études. L’échantillon choisi par Stevenson

et Wolfers incluait des séries à court terme et à

long terme. Selon Easterlin et Angelescu (2009)

et Easterlin et al. (2010), le désaccord découle

de la difficulté à faire la distinction entre le

court et le long terme. En effet, Easterlin et ses

collègues ont montré que le PIB influençait le

bien-être subjectif à court terme, mais que cette

corrélation disparaissait à long terme. Ce

résultat est en adéquation avec les études

précédentes affirmant que le bien-être subjectif

et le PIB suivent les mêmes évolutions durant

les périodes de croissance et de déclin (Di Tella

et al. 2001).

Lors d’une étude récente, Clark (dont nous

parlerons plus tard) (voir aussi Clark et

Georgellis, 2013) a mis en avant une seconde

critique du message traditionnel des études sur

le bonheur. Selon Clark, les alternatives

possibles au PIB pourraient également ne pas

être corrélées au bonheur sur le long terme.

Clark soutient que les chercheurs ont mis

l’accent sur le lien entre revenu et bien-être,

découvrant ainsi que l’adaptation et la

comparaison des revenus sont pertinents pour

expliquer cette corrélation. Au contraire, très

peu d’efforts ont été fournis pour comprendre

si les différences sociales et l’adaptation sont

pertinents dans les études portant sur le lien

entre bien-être subjectif et les alternatives au

PIB. Clark (voir suite) s’est penché sur les

quelques articles portant sur ce sujet et il en a

conclu qu’il existe des preuves de comparaisons

sociales et/ou d’adaptation en lien avec le

chômage, les mariages, divorces, veuvage,

naissance du premier enfant, licenciements,

santé, capital social et religion. Dans certains

cas, comme celui du capital social, ces preuves

paraissent faibles. Clark (voir suite) invite à une

certaine prudence et à davantage de recherches

avant de se précipiter vers « autre chose » que

le PIB sans s’assurer que cet « autre chose » ne

soit sujet aux mêmes limitations.

Pour résumer, les voix contestatrices actuelles

viennent semer le trouble sur le message

principal (à savoir les limites du PIB) envoyé

par les études sur le bonheur. En effet, s’il

s’avère que le PIB est un bon prédicteur du

bien-être subjectif et que les critères alternatifs

sont sujets à des limitations comparables, par

exemple l’adaptation et les comparaisons

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sociales, alors tout cela pousserait à une

certaine prudence quant au remplacement

partiel ou total du PIB comme indicateur de

bien-être et de progrès.

Le présent article va au contraire dans le sens

du maintien du message traditionnel envoyé

par les économistes du bonheur, c’est-à-dire

une réaffirmation des limites du PIB comme

indicateur de progrès. Puisqu’il a été prouvé

que le bien-être subjectif est plus fortement

corrélé au capital social qu’au PIB, sur le long et

le moyen terme, cela suggère que la place

centrale occupée par le PIB doit être repensée

et que celle du capital social devrait s’accroître

(Helliwell, 2011 ; Rogers et al., 2010 ; Bartolini,

voir ensuite).

L’OCDE (2001, p.41) donne une définition du

capital social (CS) alignée sur celle de Putnam

(2000), comme étant « les groupes qui nous

unissent de par les normes communes, les

valeurs, et la compréhension facilitant la

coopération à l’intérieur des groupes ou entre

eux ». De nombreux articles scientifiques ont

apporté la preuve que le capital social est

intimement lié au bien-être subjectif dans les

analyses transversales (voir les études

pionnières de Helliwell (2001, 2006) et Helliwell

et Putnam (2004 ; voir aussi Bruni et Stanca,

2008, Becchetti et al., 2008 et Bartolini et al.,

2013). Becchetti et al. (2009) ont fait une étude

de causalité, à partir d’informations récoltées

en Allemagne, prouvant que le capital social

exerce une forte influence sur le bien-être

subjectif. La relation positive existant entre la

religiosité et le bien-être subjectif pourrait

provenir du capital social, comme le suggère

Lim et Putnam (2009), qui ont trouvé que les

personnes croyantes sont plus satisfaites de

leur vie parce qu’elles ont régulièrement

l’occasion d’assister à des cérémonies

religieuses et de tisser des liens au sein de leurs

congrégations.

Cependant, l’existence d’un lien transversal

n’implique pas l’existence d’une corrélation à

travers le temps. Après tout, le contraste entre

les analyses transversales et les séries

chronologiques à long terme constitue

l’essence même du paradoxe d’Easterlin.

Comme l’a noté Clark à juste titre, on pourrait

retrouver ce contraste pour n’importe quel

facteur influençant le bien-être subjectif.

Cependant, la persistance du lien entre le bien-

être subjectif et les facteurs qui l’influencent

demeure l’une des questions à éclaircir. Et plus

particulièrement, à notre connaissance, le seul

corrélat du bien-être auquel ont été appliquées

les techniques utilisées par Stevenson, Easterlin

et ses compères pour mettre en relation les

séries chronologiques est le PIB. En ce qui

concerne le capital social, nous tentons de

combler ce fossé.

Nous apportons la preuve du lien entre le bien-

être subjectif et le capital social en étudiant leur

corrélation à court, moyen et long terme. En

utilisant des séries chronologiques provenant

du WVS/EVS et ESS, nous appliquons la même

méthodologie bivariée qui a été utilisée pour

prouver la relation entre le bien-être subjectif

et la croissance (Stevenson et Wolfers, 2008 ;

Sacks et al., 2010 ; Easterlin et Angelescu, 2009

; Easterlin et al. ,2010). Le résultat est que les

variations du capital social prédisent en grande

partie celle du bien-être subjectif à moyen et

long terme, et que ce lien faiblit à court-terme.

De plus, nous apportons de nouvelles preuves

du lien entre le bien-être subjectif et le PIB à

moyen et à court terme. Le PIB suit une

évolution contraire à celle du capital social

puisque son importance s’accroît avec la

réduction de la durée des séries

chronologiques. Plus précisément, le PIB

n’influence pas le bien-être subjectif à long

terme, il devient important à moyen terme et

cette importance croît à court terme. Nos

résultats suggèrent donc, conformément à ce

que prétendent Easterlin et ses collaborateurs,

qu’il est important de distinguer les différentes

périodes d’études des séries chronologiques,

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puisque les résultats dépendent du laps de

temps étudié.

Cette preuve est en phase avec les deux notions

selon lesquelles le revenu est sujet à

l’adaptation et aux comparaisons sociales et

avec l’idée qu’à l’inverse, le capital social n’en

dépend pas. Même s’il est possible qu’il y ait

certaines relations fallacieuses et/ou la

présence d’endogénéités qui inciteraient à la

prudence pour interpréter ces résultats, il

semble bien que la route vers le bonheur

durable emprunte d’avantage le chemin du

capital social que celui de la croissance

économique. Cette thèse semble au moins être

valable pour les pays développés, qui

représentent la majorité de notre échantillon.

L’article est organisé comme suit : la section 2

expose les données, alors que la section 3

aborde l’aspect méthodologique. La section 4

présente les résultats et la section 5 la

conclusion.

2. Données

Les pays présents dans notre échantillon sont

ceux pour lesquels nous disposons de séries

chronologiques sur le capital social, et ces

derniers sont peu nombreux. Nos principales

sources d’information sont les bases de

données du WVS/EVS (World Values Survey /

European Values Study) et du ESS (European

Social Survey). Lors de l’analyse de la relation

des variations entre capital social, PIB et bien-

être subjectif à long terme, nous avons utilisé

les données du WVS/EVS. Pour l’étude à moyen

et court terme nous avons opté pour les

données de l’ESS.

2.1 World Values Survey et European Values

Study

La base de données WVS/EVS offre un large

recueil d’enquêtes réalisées dans plus de 80

pays représentant ensemble plus de 80% de la

population mondiale. Cette base de données

fournit des informations sur les variables

économiques, sociales et culturelles, en

sondant des échantillons représentatifs à

chaque fois. En particulier, la base de données

recèle d’informations sur les « croyances

individuelles en termes de politique,

d’économie, de religion, de société, d’éthique,

de finances personnelles, de famille, de

relations sociales, de bonheur et de satisfaction

». Les informations ont été collectées lors de six

périodes différentes (1980-84 ; 1989-93 ; 1994-

99 ; 1999-2004 ; 2005-2007 ; 2008-2009) pour un

total de plus de 400 000 observations couvrant

une période d’une trentaine d’années.

Cependant, la présente étude se focalise sur un

échantillon plus petit de 27 pays et regroupant

un total de 169 000 observations. Cette

restriction est due au nombre réduit de séries

chronologiques incluant les variables évoquées

précédemment et présentant donc un intérêt

pour notre étude. L’horizon temporel à partir

duquel nous parlons de long terme est de 15 ans.

Notre échantillon se limite à l’étude des pays

pour lesquels au moins 3 études de données

sont disponibles pour le bien-être subjectif et le

capital social. Ce choix a été fait pour réduire

les risques que les variables pertinentes soient

influencées par des chocs liés à une vague en

particulier ou des erreurs de mesures. Ce choix

est un compromis entre n’utiliser que deux

études, ce qui maximiserait le risque

mentionné précédemment, et en utiliser quatre

ou plus, ce qui réduirait considérablement

notre échantillon.

De plus, notre échantillon ne comprend pas les

économies de transition parce que lors des

premières années de transition vers le

capitalisme, le choc économique, culturel et

institutionnel est si grand qu’il affecte

vraisemblablement le bien-être subjectif bien

au-delà de la façon dont il pourrait être

influencé par le capital social ou le PIB.

L’inclusion des données récoltées à l’aube de

cette transition, qui ont de grandes chances

d’être influencées par ces éléments

perturbateurs, peuvent conduire à des

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conclusions hasardeuses. Ainsi, le besoin

d’étudier la relation de nos variables à travers le

temps dans des conditions stables nous a obligé

à exclure les économies de transition pour

l’analyse à long terme.

Le bien-être subjectif dans le WVS/EVS est

observé à travers la réponse à deux questions :

la première porte sur le sentiment général de

bonheur et la seconde porte sur la satisfaction

de vie de la personne interrogée. Plus

spécifiquement, la première variable dépend de

la réponse à la question suivante « De façon

générale, vous diriez que vous êtes 1. Très

heureux ; 2. Plutôt heureux ; 3. Pas très heureux

; 4. Pas du tout heureux ». Cette variable a été

codée pour que la réponse « très heureux »

corresponde à la valeur la plus élevée, quatre, et

que la catégorie « pas du tout heureux »

corresponde à la valeur la plus faible, un.

La seconde mesure du bien-être subjectif est la

satisfaction de vie. Cette variable est évaluée

grâce à la question « De façon générale/Tout

bien considéré, à quelle hauteur êtes-vous

satisfait de votre vie en général ces derniers

temps ? ». Les réponses possibles varient sur

une échelle de 1 à 10, le 1 étant la plus petite

valeur correspondant à « insatisfait » et la plus

grande à « satisfait ».

Les deux variables proxy au bien-être subjectif

(bonheur et satisfaction de vie) ne sont pas

toujours évaluées lors d’une même série. Ainsi,

notre analyse est basée sur des sous-ensembles

de la base de données qui regroupent

conjointement les deux variables de

substitution du bien-être subjectif à la fois ainsi

que celles du capital social. À l’inverse, la

disponibilité des données mesurant le PIB n’a

posé aucun problème.

Nous avons mesuré le capital social individuel

en observant la réponse des participants quant

à leur implication dans différents groupes et

associations. Pendant les entretiens, les

personnes étaient interrogées sur leur

implication ou non en tant que membre d’un

certain groupe ou d’une certaine association.

Les listes contenaient différents groupes

religieux, culturels, sportifs, professionnels et

bien d’autre types d’associations. Nous avons

créé une variable dichotomique en prenant 1

comme valeur si la personne interrogée déclare

faire partie d’au moins l’un de ces groupes ou

associations et 0 dans le cas contraire.

Enfin, nous avons inclus les données traitant du

PIB par habitant (moyenne de 2000$)

provenant des Indicateurs Mondiaux de

Développement (Word Development

Indicators en anglais, WDI). De même, nous

utilisé le logarithme du PIB pour prendre en

considération la relation non linéaire entre le

bien-être subjectif et le PIB (Easterlin et al.,

2010 ; Sacks et al., 2010).

2.2 European Social Survey

Lors des calculs des variations à court et moyen

termes, nous avons recours aux données ESS.

Pour réduire l’horizon de temps de notre

analyse nous pouvions en principe diviser notre

période d’observation au niveau des données

WVS/EVS en de sous-périodes plus courtes

séparées par un certain lapse de temps entre

chaque vague. Cependant, dans notre

échantillon WVS/EVS, le lapse de temps entre

deux plages de données est très irrégulier,

allant de 1 à 14 ans. Par conséquent, pour les

données WVS/EVS, il n’est pas possible

d’attribuer les variations entre deux plages de

données à l’horizon de temps (court, moyen ou

long terme). Le fait d’avoir des données à

intervalle régulier est le point clé nécessaire

pour identifier quel horizon de temps est étudié

par ces intervalles.

Ainsi, lors du calcul des variations à moyen et

long terme, nous avons utilisé les données de

l’ESS pour lesquelles l’horizon temporel ne

dépassait pas 6 ans, période que l’on peut

raisonnablement considérer comme moyen

terme. De plus, il est possible de calculer les

changements sur le court terme en divisant

cette période de 6 années d’observations en

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plusieurs sous-périodes, les plus courtes

possibles, définies par l’intervalle de temps

entre deux plages de données consécutives.

Dans la base de données ESS, cette période est

de 2 ans pour la quasi-totalité des pays. Nous

avons ainsi divisé les séries chronologiques

disponibles dans l’ESS en intervalles biannuels

pour chaque pays et nous avons analysé les

différences entre deux plages de données pour

chaque variable séparément. Ces intervalles

biannuels sont assez courts pour être

considérés comme relevant du court terme.

Cependant, ce choix a un coût : l’ESS ne fait état

d’activités associatives que pour 2 années (2002

et 2004), ce qui s’avère être trop peu pour nos

objectifs, alors qu’elle présente des séries

chronologiques au sujet de la confiance sociale

sur toute la période. Cela nous oblige à

considérer la confiance sociale comme élément

de substitution au capital social dans l’ESS. Ce

changement dans la mesure du capital social

vient mettre en question la comparabilité des

résultats à long terme avec ceux obtenus pour

des durées plus courtes. Pour fournir la preuve

au sujet de cette comparabilité des résultats

nous avons vérifié la cohérence des estimations

à moyen terme de l’ESS avec celles du

WVS/EVS. Il est possible de faire des

estimations à moyen terme avec le WVS/EVS à

condition de garder dans l’échantillon

uniquement les plages de données dont la

durée est comprise en 3 et 6 ans. Cependant, ce

test est relativement approximatif parce que le

nombre d’observations aurait triplé si les

enquêtes WVS/EVS étaient réalisées à

intervalle régulier, par exemple tous les 5 ans.

Le nombre d’observations n’augmente que

légèrement lorsqu’on passe du long terme au

moyen-terme, le nombre de pays diminuant de

27 à 19. Ainsi, l’échantillon de pays disponibles

pour l’analyse à moyen-terme dans le WVS/EVS

diffère quelque peu de celui utilisé pour

l’analyse à long terme.

L’ESS (European Social Survey ou Enquête

Sociale Européenne) a été réalisée pour la 1e fois

en 2002 et depuis, elle a été conduite

régulièrement tous les deux ans, en 2004, 2006

et 2008. L’ESS a été conçue pour observer

l’interaction entre les institutions et les

attitudes, les croyances et les comportements

des Européens. Cette caractéristique fait de

l’ESS une source d’information utile pour la

présente étude puisqu’elle fournit des

informations, parmi d’autres, au sujet du

capital social et du bien-être pour un

échantillon assez large de pays sondés à

intervalle régulier au cours du temps.

Cependant, du fait de sa dimension

uniquement européenne, il fournit des

informations sur un plus petit nombre de pays

(à peu près 30) comparé au WVS/EVS.

On dénombre 24 pays dans l’échantillon actuel

regroupant à peu près 153 800 observations. Ce

dernier est constitué de pays d’Europe

occidentale, d’économies de transition

d’Europe de l’Est, de la Turquie et d’Israël. Dans

le cas présent, nous avons inclus les économies

en transition dans notre échantillon ESS parce

que les premières enquêtes datent de plus de 10

ans après le choc institutionnel. Cette période

est vraisemblablement assez longue pour

minimiser l’importance de l’impact de la chute

du socialisme sur nos variables. Enfin, nous

avons éliminé la Bulgarie, Chypre, l’Italie, le

Luxembourg et la Russie parce que ces pays

n’ont été sondés qu’en 2002 et 2004, ce qui est

insuffisant pour réaliser une étude à moyen-

terme.

Comme pour le WVS/EVS, le questionnaire de

l’ESS inclut des questions sur le bonheur et la

satisfaction de vie. La formulation de la

question sur la satisfaction de vie est identique

à celle posée dans le WVS/EVS. La seule

différence est que la réponse doit être donnée

sur une échelle allant de 0 à 10 au lieu de 1 à 10

(0 signifiant « particulièrement insatisfait » et

10 signifiant « extrêmement satisfait »).

La formulation de la question sur le bonheur

diffère légèrement de celle posée dans le

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45

WVS/EVS (« de façon générale, à quel point

diriez-vous que vous êtes heureux ? »), et les

réponses possibles vont de 0 («

particulièrement malheureux ») à 10 («

particulièrement heureux »), au lieu de l’échelle

de Likert allant de 1 à 4 dans le WVS/EVS.

Comme indiqué précédemment, dans l’ESS, la

seule mesure disponible en lien avec le capital

social pour toute la période étudiée est la

confiance sociale. Plus précisément, la

confiance est mesurée par les réponses à 3

questions. Les personnes interrogées évaluent

leur perception au sujet de trois choses

différentes : premièrement le degré de

confiance que l’on peut attribuer à la plupart

des personnes, deuxièmement le fait de savoir

si les gens profitaient d’eux et enfin s’ils

essayaient plutôt d’aider les autres ou de penser

plutôt à eux. La réponse à chacune des 3

questions variait sur une échelle de 0 à 10, dans

laquelle la valeur la plus basse correspondait au

moins bon jugement et la plus grande au

meilleur jugement.

Au vu des similitudes entre ces trois questions,

que ce soit en termes de formulation ou de

signification, nous avons mené une analyse des

facteurs pour vérifier s’ils pouvaient ou non se

substituer à un concept latent. Nous avons

d’abord réalisé cette analyse sur l’échantillon

global (voir Tableau D.14), et ensuite nous

avons analysé l’échantillon par plage de

données (voir Tableau D.15). Dans les deux cas,

les coefficients de saturation semblent indiquer

que les trois variables reflètent globalement le

même concept fondamental que nous avons

nommé confiance sociale. Ainsi, dans nos

analyses régressives, nous avons utilisé l’indice

de confiance sociale obtenu en réalisant la

moyenne de ces facteurs d’analyse.

Finalement, nous avons utilisé la forme

logarithmique du PIB par habitant (moyenne

de 2000 dollars) provenant des Indicateurs de

Développement Mondial (World Development

Indicators en anglais).

3. Stratégie Empirique

Les précédents travaux empiriques traitant de

la relation entre la croissance économique et le

bien-être subjectif au cours du temps sont basés

sur des régressions bivariées réalisées à partir

de mesures globales du bien-être subjectif et

des revenus par habitant (Stevenson et Wolfers,

2008 ; Sacks et al., 2010 ; Easterlin et Angelescu,

2009 ; Easterlin et al., 2010). Notre

préoccupation première étant de s’interroger

sur la relation entre le capital social et le bien-

être subjectif au cours du temps, une stratégie

qui vient naturellement à l’esprit est d’adopter

la même approche bivariée, où, bien entendu,

nous remplaçons le capital social par le PIB

dans notre modèle de régression de référence

(voir les Équations (3) et (4)). De plus, nous

avons tenté d’exploiter le potentiel des séries

chronologiques au sujet du capital social et du

PIB pour prédire les variations du bien-être

subjectif au cours du temps.

À partir de ces objectifs, nous avons développé

notre stratégie empirique en trois parties : i)

nous avons calculé les tendances des variables

proxy du capital social, du PIB et du bien-être

subjectif ; ii) nous avons réalisé des régressions

bivariées des tendances du bien-être subjectif

avec celles du capital social et celles du

logarithme du PIB par habitant séparément.

Dans le second cas, cette méthode a été utilisée

pour reproduire, au sein de nos échantillons, ce

qui a été réalisé lors de précédentes études sur

la relation entre le bien-être subjectif et le PIB

au cours du temps ; iii) nous avons réalisé des

régressions trivariées du bien-être subjectif à

partir des tendances du logarithme du PIB et du

capital social pour justifier d’éventuelles

corrélations hasardeuses.

Ce risque ne doit d’ailleurs pas être sous-

estimé. En effet, les différents écrits traitant de

la croissance économique et du capital social

mettent en avant la relation vraisemblable

entre ces deux notions sur plusieurs points

(Knack et Keefer, 1997 ; Roth, 2009 ; Zak et

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46

Knack, 2001). Par exemple, Putnam et al. (1993)

ont montré que le capital social peut favoriser

la croissance économique de plusieurs façons.

Inversement, et depuis de nombreuses années,

de nombreux articles montrent la diminution

de capital social avec l’augmentation de la

croissance économique (Polanyi, 1968 ; Hirsch,

1976) (voir aussi Bartolini et Bonatti (2008)). Ce

qu’implique la potentielle relation entre PIB et

capital social, c’est que les corrélations

bivariées avec le bien-être subjectif peuvent

être entachées de corrélations fallacieuses.

Cependant, nos découvertes suite à notre

analysée trivariée semble écarter cette

éventualité.

3.1. Estimation des tendances

Nous avons calculé les tendances à court et long

terme pour les différentes variables proxy du

capital social et du bien-être subjectif par

régression sur une variable temporelle

contenant toutes les années durant lesquelles la

variable d’étude a été mesurée (Easterlin et

Angelescu, 2009 ; Easterlin et al., 2010). Les

tendances sont calculées séparément pour

chaque pays. Le coefficient de la variable

temporelle donne une estimation moyenne de

la variation annuelle pour la variable

concernée.

Du fait de la variété du nombre d’indicateurs du

capital social et du bien-être subjectif, notre

méthodologie de régression varie selon la

nature de la variable étudiée : dans le cas d’une

variable dichotomique (i.e. l’appartenance à

des groupes ou associations), nous avons opté

pour un modèle probit avec des erreurs-types

robustes sur les effets marginaux. L’équation

qui en résulte est la suivante :

Pr(Proxyij=1ǀßФANNEEij)= ɸ (βj.ANNEEij+μij) (1)

Où Φ est la fonction de répartition d’une loi

normale centrée réduite. L’indice j représente

les différents estimateurs du capital social et du

bien-être subjectif, tandis que le i correspond

aux individus. Les effets marginaux des

coefficients sont ensuite calculés.

Dans le cas d’une variable dépendante

ordonnée prenant des valeurs discrètes (i.e.

sentiment de bonheur ou satisfaction dans la

vie) il est conseillé d’appliquer des modèles

probit ou logit ordonnés (Ferrer-i Carbonell,

2005). Cependant, il a été prouvé à maintes

reprises que dans de telles circonstances,

l’utilisation d’un modèle OLS équivaut à ces

alternatives techniques en termes de signe et de

signification des coefficients (Ferrer-i

Carbonell et Frijters, 2004 ; Blanchflower,

2009). De plus, les modèles OLS possède un

avantage important : ils permettent une

comparaison directe entre variables

explicatives issues de plusieurs régressions.

C’est pourquoi nous avons opté pour le modèle

OLS suivant :

Proxyij=α+ βjANNEEij+μij (2)

La même équation est utilisée pour calculer la

variation de l’index de confiance sociale (dans

l’ESS) et du logarithme du PIB par habitant.

Lors des études précédentes, d’autres méthodes

ont été mises en place pour calculer la

croissance économique. Easterlin et Angelescu

(2009) et Easterlin et al. (2010) ont utilisé le

taux de croissance du logarithme du PIB, alors

que Stevenson et Wolfers (2008) et Sacks et al.

(2010) ont opté pour la différence entre le

logarithme du PIB entre le début et la fin de la

période. Les deux méthodes négligent quelque

peu les variations du PIB entre le début et la fin

de l’année dans les séries chronologiques. Le

problème de ce choix est que l’information

intermédiaire est mise de côté, augmentant

ainsi les risques que la variation du PIB soit

affectée par les biais de chaque plage de

données dues aux chocs et/ou aux erreurs de

mesure. Notre estimation de la variation

annuelle du logarithme du PIB minimise ce

risque parce qu’il prend en compte

l’information intermédiaire.

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47

Pour calculer les variations à court terme, nous

avons découpé notre période d’observation en

sous-périodes les plus petites possibles, définies

par les intervalles entre deux plages de données

consécutives (voir Section 2). Cet exercice est

réalisable uniquement dans le cas des

intervalles réguliers présents dans la base de

données ESS. Dans ce cas, nous avons tout

simplement calculé la variation de la variable

étudiée dans l’intervalle déterminée par deux

plages consécutives.

De plus, il est admis que le bien-être subjectif

est influencé par de nombreuses variables

macro et micro économiques qui peuvent

affecter le lien entre les variables étudiées (voir,

par exemple, Di Tella et MacCulloch, 2008).

Pour tester la solidité de nos estimations face à

la confusion induite par ces facteurs, nous

avons estimé les variations en incluant

également toute une panoplie de variables

sociodémographiques de contrôle. Parmi elles,

l’âge, l’âge au carré, le genre, le statut marital,

la situation professionnelle et le nombre

d’années de scolarité.

Les variations de nos variables à long, moyen et

court terme ont été calculées en appliquant

l’équilibre initial fourni par le WVS/EVS ou

l’ESS.

3.2 Analyses bivariées et trivariées

Pour vérifier la corrélation entre les variations

du bien-être subjectif et du capital social ou du

PIB à, respectivement, long, moyen et court

terme nous avons réalisé des régressions

linéaires bivariées avec de fortes erreurs-types.

Nous avons considéré les deux modèles

suivants :

SWBjtendance = α+ β.CSj

tendance+μj (3)

SWBjtendance = α+ β.lnGDPj

tendance+μj (4)

Où SWBtrend, SCtrend et InGDPtrend

correspondent aux variations prévues du bien-

être subjectif, capital social et PIB calculé

auparavant ; µ désigne le terme d’erreur et

l’indice j renvoie aux différents pays. Pour

permettre la comparaison des coefficients au

sein des modèles de régression, nous avons

utilisé des variables standards. Ces dernières

sont standardisées en leur retirant d’abord leur

moyenne et les divisant ensuite par leur écart

type.

Il faut bien noter que notre méthode est

différente de celle utilisée par Easterlin et ses

collègues. Leur méthode a été de mesurer les

variations à court terme du bien-être subjectif

et du logarithme du PIB et de la considérer

comme « l’écart de la valeur actuelle par

rapport à la valeur tendancielle à chaque

instant », définissant ainsi le court terme

comme un écart aux tendances à long terme.

Contrairement à Easterlin et ses collègues,

notre méthode nous permet de comparer

directement les coefficients à court terme avec

ceux à long terme des Équations (3)-(5).

Pour écarter l’éventualité selon laquelle nos

régressions bivariées sont le résultat de

corrélations fallacieuses, nous avons également

réalisé différentes régressions trivariées pour

lesquelles nous avons mis en lien les variations

du bien-être subjectif avec celles du capital

social en même temps que celles du PIB. Par

conséquent, nous avons testé le modèle linéaire

comprenant de fortes erreurs-types qui

apparaît comme une équation trivariée :

(5) SWBjtendance = α+ β1.lnGDPj

tendance+

β2.CSjtendance+μj

Où l’unique différence avec l’Équation (3) est

qu’elle comporte une troisième donnée prenant

en compte les variations du logarithme du PIB.

Enfin, nous avons testé la validité des résultats

découlant de l’Équation (5) en utilisant les

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48

tendances calculées en contrôlant les variables

individuelles et sociodémographiques.

Figure 1a. Corrélation long-terme entre le sentiment de

bonheur et le capital social

Figure 1b. Corrélation long-terme entre le sentiment de

satisfaction de vie et le capital social

Figure 2a. Corrélation long-terme entre le sentiment de

bonheur et le log PIB

Figure 2b. Corrélation long-terme entre le sentiment de

satisfaction de vie et le log PIB

4. Résultats

4.1 À long terme (15 ans)

À long terme, les variations de satisfaction de

vie et de bonheur sont fortement et

positivement corrélées aux évolutions du

capital social (voir Graphiques 1a et b).

L’augmentation d’une unité d’écart type au

niveau des variations de l’appartenance à un

groupe correspond à une augmentation de 0,62

point dans l’évolution du bonheur et de 0,30

point dans la variation de la satisfaction dans la

vie.

Les Graphiques 2a et b nous montre que

lorsque l’on remplace le capital social par le

PIB, les évolutions à long terme ne sont pas

corrélées à celles de la satisfaction dans la vie,

et elles sont significativement et négativement

corrélées à celles du bonheur.

Tableau 1. Régressions tridimensionnelles des

tendances des proxys du bien-être subjectif sur les

tendances du capital social et du PIB (variables

standardisées)

Bonheur Satisfaction de vie

Participation à un groupe ou une association

0.608** (2.19)

0.330** (3.58)

Log PIB -0.0100 0.0447

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(-0.07) (0.35)

Constante -0.690** (-3.88)

-0.634* (-6.87)

Observations 27 27

R2 ajusté 0.302 0.087

t statistiques entre parenthèses

*P<0.10

**P<0.05

*** p<0.001

Les résultats découlant de l’analyse trivariée

viennent grandement confirmer la conclusion

de l’analyse bivariée (voir Tableau 1). L’ampleur

et l’importance des coefficients du capital social

restent similaires à ceux obtenus suite à

l’analyse bivariée. La seule exception concerne

la corrélation négative à long terme entre le

bonheur et le PIB, qui s’avère être non-

significative.

Selon Stevenson et Wolfers (2008), les

échantillons de plusieurs pays du WVS/EVS ne

sont pas représentatifs de la population totale.

Cependant, comme indiqué en G, nos résultats

sont robustes pour les autres pays. Et ils le sont

également pour tous les résultats obtenus suite

à l’étude avec les variables

sociodémographiques de contrôle.

Ce qu’il faut retenir de l’analyse à long terme est

que le capital social est un bon prédicteur du

bien-être subjectif. En ce qui concerne le PIB,

nos résultats vont dans le sens du paradoxe

d’Easterlin.

4.2 À moyen terme (3 à 6 ans)

Easterlin et Angelescu (2009) et Easterlin et al.

(2010) affirment que le lien entre le bien-être

subjectif et le PIB varie si l’on recentre le débat

sur des périodes plus courtes.

Les résultats sur le lien entre le bien-être

subjectif et le capital social varient-ils

également si l’on se place à plus court terme ?

Nous avons tenté de répondre à cette question

en concentrant notre analyse plutôt sur le

moyen et le court terme plutôt que sur le long

terme. Pour les raisons déjà évoquées dans la

Section 2, nous avons commencé par une

analyse des données de l’ESS avant de nous

pencher sur la base de données WVS/EVS pour

donner une analyse approximative de la

comparabilité des résultats en utilisant

différentes mesures du capital social.

En ce qui concerne nos estimations à moyen

terme, l’écart observé entre les premières et les

dernières données disponibles est d’au moins 6

ans pour la plupart des pays de l’échantillon.

Pour l’Autriche, l’Estonie, la Slovaquie et

l’Ukraine, nous ne possédons que 3 plages de

données sur les quatre normalement

disponibles. Pour ces pays, l’intervalle de temps

maximum est de 4 ans.

Figure 3a. Corrélation long-terme entre le sentiment de

bonheur et le capital social

Figure 3b. Corrélation long-terme entre le sentiment de

satisfaction de vie et le capital social

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Figure 4a. Corrélation long-terme entre le sentiment de

bonheur et log PIB

Figure 4b. Corrélation long-terme entre le sentiment de

satisfaction de vie et log PIB

À moyen terme, nous avons trouvé qu’il existait

une corrélation bivariée positive entre les

variations du bien-être subjectif et l’indice de

confiance sociale. Les Graphiques 3a et b

résument graphiquement ce résultat.

Les coefficients sont significatifs pour les

régressions réalisées pour la satisfaction de vie

et le bonheur. Une variation d’une unité de

l’écart type de l’indice de confiance sociale

correspond à une augmentation de 0,81 point et

de 0,75 point respectivement dans la variation

du bonheur et de la satisfaction dans la vie. La

position de la Turquie dans le diagramme de

dispersion, qui apparaît comme une

observation aberrante, peut jeter un certain

doute sur le fait que l’inclusion de ce pays est à

l’origine de nos résultats. Pourtant, ce n’est pas

le cas. Même si l’on ne prend pas en compte la

Turquie, les coefficients restent importants et

significatifs.

En ce qui concerne le PIB, les Graphiques 4a et

b montrent que le coefficient du PIB devient

positif et peu signifiant pour le bonheur, alors

qu’il reste insignifiant pour la satisfaction dans

la vie.

Tableau 2. Régressions tridimensionelles des

changements de variations en bien-être subjectif sur les

indexes de confiance social et de PIB (variables

standardisées)

t statistiques entre parenthèses

*P<0.10

**P<0.05

*** p<0.001

Ce dernier coefficient s’avère être significatif (à

10%) dans nos régressions trivariées, lorsque

l’importance du coefficient du bonheur

augmente de 5%. Les deux coefficients

conservent une importance similaire à celle

observée lors de l’analyse bivariée (voir le

Tableau 2).

Bonheur Satisfaction de vie

Indexe de confiance sociale

0.797*** (4.03)

0.731*** (8.06)

Variations en log PIB (2 ans)

0.568*** (4.69)

0.323*** (4.73)

Constant -7.96 e-10 (-0.00)

5.56 e -10 (0.00)

Observations 24 24

R2 ajusté 0.702 0.630

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51

Figure 5a. Corrélation entre les changements court

terme de bonheur et de capital social

Figure 5b. Corrélation entre les changements court

terme de satisfaction de vie et de capital social

Lorsque l’on prend en compte les variations du

capital social, les analyses trivariées confirment

les résultats des régressions bivariées, que ce

soit pour l’ampleur des coefficients (0,79 pour

le bonheur et 0,73 pour la satisfaction dans la

vie) ou pour leur forte importance.

Les coefficients du capital social s’avèrent être

non seulement plus de 2 fois plus importants

que ceux du PIB mais aussi plus significatifs

d’un point de vue statistique. Il est intéressant

de noter que l’ampleur mais aussi l’importance

des coefficients du capital social et du

logarithme du PIB sont similaires lors des

régressions sur le bonheur et la satisfaction

dans la vie.

Ces résultats restent valables lorsque l’on exclut

les pays comme la Turquie de notre

échantillon. Néanmoins, dans ce cas,

l’importance des coefficients est moindre, mais

cela est probablement dû à la taille réduite de

l’échantillon (16 pays).

De plus, les liens que nous avons établis sont

confirmés par l’analyse à moyen terme que

nous avons réalisée en utilisant les activités

associatives comme mesure du capital social et

la base de données WVS/EVS (voir Tableau 3).

La principale différence dans le cas présent

concerne la satisfaction dans la vie puisqu’ici, le

coefficient du capital social est non significatif.

Cependant, de précédentes études ont remis en

question la fiabilité des données sur la

satisfaction de vie présentes dans le WVS/EVS

(Stevenson et Wolfers, 2008). Mais les chiffres

sur le bonheur sont en adéquation avec ceux de

l’ESS : les évolutions des activités associatives

sont positivement et significativement

corrélées à celles du bonheur et la croissance

économique devient plus pertinente. Dans le

dernier cas, le coefficient demeure non

significatif, mais sa valeur augmente fortement

et la borne inférieure de l’intervalle de

confiance n’est que faiblement négative. Les

résultats énoncés restent fiables même avec

l’inclusion des variables individuelles et

sociodémographiques de contrôle.

En conclusion, les résultats à long et moyen

terme ne diffèrent pas en ce qui concerne le

capital social, qui se présente donc comme un

bon prédicteur du bien-être subjectif dans les

deux cas. Nos résultats varient pour le PIB, dont

la capacité prédictive n’est fiable que pour

l’analyse à moyen terme.

4.3. À court terme (2 ans)

L’image dépeinte par les analyses à long et

moyen terme mettant en avant les corrélations

faibles voire inexistantes entre les variations du

bien-être subjectif et du PIB et les liens forts

entre bien-être subjectif et capital social, est

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52

complètement remise en question par l’analyse

à court terme.

Les données de l’ESS nous ont permis de

réduire la longueur de nos plages de données

pour pouvoir se focaliser sur les liens entre nos

variables étudiées lors des variations

biannuelles.

Les Graphiques 5a et b montrent qu’à court

terme le bonheur, au même titre que la

satisfaction dans la vie, est positivement et

significativement corrélé à l’indice de confiance

sociale. Il est important de souligner que

l’importance et l’ampleur des coefficients de

confiance sociale sont bien plus faibles et moins

significatifs que lors de l’analyse à moyen

terme, que ce soit pour les régressions du

bonheur ou de la satisfaction dans la vie.

Figure 6a. Corrélation entre les changements court

terme de bonheur et de log PIB

Figure 6b. Corrélation entre les changements court

terme de satisfaction de vie et de capital social

Les Graphiques 6a et b nous apportent la

confirmation des résultats obtenus

précédemment dans différentes études. À court

terme, les variations du bien-être subjectif,

évalué à travers le bonheur ou la satisfaction

dans la vie, sont largement et significativement

corrélées aux variations à court terme du PIB.

Les coefficients sont particulièrement élevés au

seuil de significativité de 1% : une

augmentation d’un point au niveau de l’écart

type du logarithme du PIB conduit à une

augmentation de 0,59 point au niveau du

bonheur et de 0,54 au niveau de la satisfaction

dans la vie.

En somme, l’analyse bivariée nous amène à

penser que lorsque l’on écourte la période

étudiée, la corrélation entre bien-être subjectif

et capital social s’affaiblit. Mais d’autre part, la

corrélation entre bien-être subjectif et PIB est

fortement renforcée.

Les régressions trivariées viennent conforter ce

résultat. Dans le Tableau 4, la première colonne

montre l’importance des coefficients, positifs,

du capital social et du PIB. Contrairement à ce

que l’on observe lors de nos analyses à plus

court terme, le coefficient du logarithme du PIB

est presque 2 fois plus élevé que celui du capital

social. L’augmentation d’un point de l’écart

type du logarithme du PIB entraîne une

augmentation de 0,57 point du bonheur, tandis

que les variations de la confiance sociale ne

sont associées qu’à une augmentation de 0,25

point. Ce résultat est encore plus frappant si

l’on regarde la deuxième colonne du Tableau 4.

En effet, lors des régressions sur les variations

de la satisfaction dans la vie avec celles

respectivement du capital social et du PIB, le

coefficient de confiance social n’est pas

significatif, bien que positif, alors que le

coefficient du PIB reste particulièrement

important (0,52) et significatif à 1%.

Pour résumer, nous avons pu prouver que les

variations du capital social au cours du temps,

calculées à travers l’appartenance à un groupe

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53

et la confiance sociale, sont de forts prédicteurs

de l’évolution du bien-être subjectif.

Cependant, ce lien diminue lorsque l’on réduit

l’horizon temporel, c’est à dire lorsque l’on

passe d’une perspective à moyen ou long terme

à un horizon à plus court terme. Lorsque l’on

étudie les évolutions sur une période de 15 ans

ou plus, les changements du capital social sont

fortement corrélés avec le bien-être subjectif,

alors que la croissance économique ne possède

aucun pouvoir prédictif notable, comme l’ont

très justement souligné Easterlin et ses

collègues.

La valeur et les différents niveaux d’importance

des coefficients sont extrêmement stables

lorsque l’on passe d’un modèle à l’autre et que

l’on suit un modèle bien établi : en passant

d’une perspective à moyen terme vers un

horizon à court terme, les coefficients de

variation du capital social sont pratiquement

divisés par 3. De la même façon, les coefficients

du PIB sont eux doublés. En d’autres termes,

nos résultats nous amènent à penser qu’à court

terme, les fluctuations du PIB sont intimement

liées à celles du bonheur. Cependant, ce lien

s’atténue à moyen-terme, jusqu’à disparaître à

long terme. Ces résultats restent valables

lorsqu’on inclut les variables

sociodémographiques de contrôle.

CONCLUSIONS

De nombreuses publications au niveau micro

économique viennent appuyer l’idée selon

laquelle le capital social est corrélé au bien-être

subjectif. Néanmoins, l’existence d’une

corrélation sectionnelle n’implique pas

forcément l’existence d’une corrélation entre

les différentes évolutions. Le capital social est-

il également un prédicteur du bonheur au cours

du temps ? Les différentes études se focalisent

en général sur la relation temporelle entre PIB

et bonheur, mais ne passe que très rapidement

sur la question du capital social. Le but de notre

recherche est de comparer les évolutions du

PIB et du capital social comme prédicteurs des

évolutions du bien-être subjectif. Plus

précisément, nous avons réalisé des régressions

bivariées et trivariées des évolutions du bien-

être subjectif avec celles du capital social et/ou

du PIB, en utilisant une méthodologie

semblable à celle utilisée par Stevenson et

Wolfers (2008), Sacks et al. (2010), Easterlin et

Angelescu (2009) et Easterlin et al. (2010). Nous

avons analysé trois horizons temporels

différents : le long, le moyen et le court terme.

Pour l’étude à long terme, notre source

d’information est le WVS/EVS et en ce qui

concerne le moyen et le court terme, nous

avons utilisé les données de l’ESS. Ces bases de

données fournissent des séries chronologiques

comparables sur le capital social et le bien-être

subjectif pour de nombreux pays du monde

(WVS/EVS) ou d’Europe (ESS). L’une des

limites majeures de notre étude est le manque

de séries chronologiques concernant le capital

social. Les bases de données disponibles nous

ont permis de travailler uniquement sur deux

mesures du capital social : les activités

associatives et la confiance. En particulier, nous

avons dû grandement nous appuyer sur

l’activité associative moyenne comme mesure

du capital social, alors que dans l’ESS nous

avons établi un indice de confiance sociale basé

sur les réponses aux trois questions portant sur

la loyauté, l’honnête et la générosité. En

d’autres mots, les limites des séries

chronologiques au sujet du capital social ne

nous permettent pas de considérer les mêmes

mesures sur le long terme d’une part et sur le

moyen et court terme d’autre part. Cependant,

on peut noter que les corrélations à moyen

terme entre l’activité associative et le bien-être

subjectif au sein du WVS/EVS confirment les

résultats découlant des études réalisées à partir

de l’ESS sur la confiance sociale et le bien-être

subjectif. Enfin, dans chacune des bases de

données, le bien-être subjectif peut être évalué

à travers le bonheur et la satisfaction dans la

vie.

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Nos résultats suggèrent que l’importance de

l’horizon temporel de l’analyse est cruciale.

Nous avons constaté que les évolutions du

bien-être subjectif à long terme (15 ans) et

moyen terme (6 ans) peuvent être en grande

partie prédites par les évolutions des

substituants du capital social. Néanmoins, à

court terme (2 ans), le capital social semble

avoir une importance moindre. En effet, les

variations à court terme du capital social ne

permettent de prévoir qu’une faible part des

variations du bien-être subjectif, si l’on

compare à l’analyse réalisée à moyen terme. Les

coefficients s’avèrent être jusqu’à 3 fois plus

faibles et moins significatifs que ceux de

l’analyse à moyen terme. Le PIB suit le chemin

inverse par rapport aux substituants du capital

social : c’est à dire que la corrélation du PIB

avec le bien-être subjectif est faible à moyen

terme mais forte à court terme. En effet, les

coefficients trouvés suite aux régressions

réalisées à court terme sont presque deux fois

plus importants et plus significatifs que ceux de

l’analyse à moyen terme. De plus, la corrélation

entre le PIB et le bien-être subjectif est deux fois

plus importante que celle entre le PIB et la

confiance sociale, alors qu’à moyen terme, ce

rapport s’inverse. Lorsque l’on se place à long

terme, nos résultats viennent confirmer le

paradoxe d’Easterlin : la croissance

économique ne conduit pas à une

augmentation du bien-être. Nos résultats sont

robustes et invariables à des valeurs aberrantes

et à l’ajout de variables sociodémographiques

de contrôle dans l’étude des tendances.

En théorie, il est possible que nos résultats ne

dépendent pas des corrélations entre les

différentes tendances, mais de variations

aléatoires des personnes sondées à l’origine des

relations entre bien-être subjectif et capital

social. Par exemple, l’échantillon choisi lors

d’une année peut apporter des résultats plus

positifs que celui choisi l’année suivante. Cette

positivité se manifesterait non seulement en

termes de niveau moyen de bien-être subjectif,

mais aussi en termes de niveau moyen de

capital social qui serait alors plus élevé. Il y

aurait alors un double impact sur nos

corrélations. De l’autre côté, le PIB est mesuré

en utilisant une autre source d’informations, et

n’est donc pas assujetti au problème

précédemment cité. Ainsi, la méthode utilisée

se trouve biaisée dans le sens d’une plus forte

relation entre capital social et bien-être

subjectif qu’entre PIB et bien-être subjectif.

Cependant, il n’y a aucune raison de croire que

cet éventuel biais soit plus marqué à long terme

qu’à court ou moyen terme. Autrement dit, ce

biais n’invalide pas notre étude puisqu’il n’a pas

d’influence sur nos principaux résultats qui

portent sur les différences entre les différents

horizons temporels étudiés.

En bref, le lien entre bien-être subjectif et PIB

tend à disparaître au cours du temps.

Inversement, le lien entre le capital social et le

bien être semble se tisser progressivement au

cours du temps. Ce résultat est compatible avec

l’idée selon laquelle le revenu est sujet à

l’adaptation et aux comparaisons sociales et

avec celle selon laquelle, à l’inverse, le capital

social n’est pas assujetti à ces phénomènes.

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À propos des auteurs

Stefano Bartolini est professeur d’économie politique et sociale à la faculté de Sienne et Lauréat du prix UNESCO Stein Rokkan pour les sciences sociales. Bartolini pointe le paradoxe d’une « société de l’avoir » dans laquelle l’accès aux biens de consommation est supposé nous rendre heureux alors même qu’il détériore sensiblement le lien social. Sans pour autant promouvoir la décroissance, Bartolini prône « la qualité de l’expérience relationnelle » afin de réconcilier croissance et bien-être, en s’appuyant sur un ensemble de propositions issues d’expériences encourageantes relatives aux domaines tels que l’éducation, la santé ou encore la politique de la ville.

Francesco Sarracino est économiste à Statec,

l’office des statistiques du Luxembourg, et un

membre associé du réseau scientifique du

laboratoire de Recherche en comparaisons

sociales, à la Higher School of Economics en

Russie. Son travail consiste à identifier les

politiques pour mettre la croissance

économique compatible avec le bien-être des

individus et le développement durable. Ses

recherches se concentrent sur les pays

développés et se basent sur des analyses infra et

internationales.

Summary

What predicts the evolution over time of

subjective well-being? We correlate the trends

of subjective well-being with the trends of

social capital and/or GDP. We find that in the

long and the medium run social capital largely

predicts the trends of subjective well-being. In

the short-term this relationship weakens.

Indeed, in the short run, changes in social

capital predict a much smaller portion of the

changes in subjective well-being than over

longer periods. GDP follows a reverse path,

thus confirming the Easterlin paradox: in the

short run GDP is more positively correlated to

well-being than in the medium-term, while in

the long run this correlation vanishes.

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Neil Thin

Sociologie positive et empathie

appréciative : Histoire et perspectives1

Traduit de l’anglais par Charles Sellen

RÉSUMÉ

Cet article explore les contributions de la

sociologie (et des disciplines voisines telles que

l’anthropologie, les politiques publiques et les

études culturelles) aux travaux de recherche sur

le bien-être depuis les Lumières jusqu’à ce jour.

Les penseurs avant le 20e siècle, dont les

œuvres ont posé les bases des sciences sociales,

prenaient le thème du bonheur au sérieux,

comme un enjeu central de leurs recherches.

Au cours du siècle dernier, les sociologues ont

réalisé d’importantes contributions pour

comprendre le bonheur, bien que l’absence de

cette thématique des manuels, des

encyclopédies et des colloques suggère qu’elle

n’a jamais été centrale dans les courants

dominants. Le rôle de la sociologie dans les

recherches sur le bonheur pourrait être

considérablement renforcé à travers des

approches plus systématiques et explicites, en

particulier suivant des méthodes qualitatives.

Celles-ci se développeront sans doute

prochainement, à mesure que la discipline

converge avec les autres sciences sociales

(notamment la psychologie et l’économie) qui

ont déjà réalisé de grands progrès en

convainquant le grand public et les

responsables politiques qu’un sujet aussi

évanescent que le bonheur puisse être analysé

et évalué d’une manière à la fois éclairante et

scientifiquement robuste. Une focale bonheur

(« happiness lens ») est souhaitable si l’objectif

1 Cet article est paru en 2014 sous le titre « Positive Sociology and Appreciative Empathy: History and

est de renforcer les contributions de la

sociologie à la compréhension et à l’essor de

sociétés harmonieuses et de vies épanouies.

Cette focale pourrait compléter l’approche «

pathologiste » avec une certaine « positivité »,

elle insisterait sur les efforts emprunts

d’empathie pour respecter la subjectivité du

moi, et viendrait promouvoir le holisme et

l’analyse du cycle de vie.

MOTS-CLÉS

Bonheur, Bien-être, Progrès social, Empathie,

Subjectivité, Positivité, Sciences sociales.

1. POSITIVITE, BIENS SOCIAUX ET

BONHEUR SOCIAL

Parmi les chercheurs intéressés par les

dimensions sociales du bonheur, il est devenu

conventionnel ces dernières années de déplorer

la faible contribution que les sociologues ont

faite à l’étude du bonheur (Schuessler et Fisher,

1985; Abbott, 2006; Haller et Hadler, 2006;

Kosaka, 2006; Veenhoven, 2008; Stebbins,

2009; Kroll, 2011; Bartram, 2012). Ces

complaintes sont compréhensibles mais pas

entièrement justifiées sans apporter davantage

d’éclaircissements. La sociologie en général a

certainement semblé réfractaire à faire du

bonheur (ou des concepts connexes comme le

bien-être, l’épanouissement et la qualité de vie)

une thématique majeure et transverse, pas

même un sous-domaine de spécialisation. Par

contraste avec la psychologie, l’économie et la

philosophie, les autres sciences humaines et

sociales ont fait un écho limité à l’engouement

public croissant pour les sciences du bonheur.

La sociologie qualitative (comprise au sens

large pour inclure l’anthropologie

socioculturelle et les études culturelles) s’est

Prospects » dans la revue Sociological Research Online, 19 (2) 5

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montrée particulièrement silencieuse sur le

sujet du bonheur.

1Dans les premières analyses systématiques des

contributions de l’anthropologie aux études sur

le bonheur, nous avons affirmé (Thin, 2005)

que le romantisme et le relativisme moral

partisan (anti-moderne ou anti-occidental,

mais favorable à tous les autres courants

culturels) a inhibé le développement de toute

focale systématique sur le bonheur dans

l’anthropologie du 20e siècle. Dans une

résurgence d’intérêt toute récente, quatre

revues de littérature anthropologiques sur le

bonheur se sont rapidement succédées (Corsin

Jimenez, 2008; Mathews et Izquierdo, 2008;

Berthon, 2009; Selin et Davey, 2012), mais de

même qu’en sociologie, il reste un long chemin

à parcourir avant que ne soit acceptée dans le

milieu académique l’attention systématique à

une expérience de vie positive.

Peu de temps après, Veenhoven (2006) a

proposé d’appliquer cette même critique à la

sociologie. On pourrait raisonnablement

s’attendre à ce que l’anthropologie ait

davantage de choses à dire sur le bonheur que

la sociologie : bien que ces deux disciplines

aient émergé de critiques déclinistes des maux

de la modernité, de nombreux anthropologues

étaient motivés plus positivement pour

explorer le bonheur dans des contextes non

occidentaux et préindustriels. Pourtant

l’examen anthropologique sérieux du bonheur

n’a jamais émergé au 20e siècle et, malgré sa

critique des carences de la sociologie du

bonheur, Veenhoven a aussi prétendu que « les

recherches sur la qualité de vie ont grandement

bénéficié de la discipline sociologique »,

soulignant sa prééminence dans les travaux sur

les indicateurs sociaux et dans les études sur le

vieillissement épanoui, la psychologie du bien-

être, la santé (Veenhoven, 2007, p.54). Le

facteur clivant semble se trouver entre d’une

part la sociologie quantitative (qui a apporté de

nombreuses contributions explicites aux

travaux sur le bonheur et la qualité de vie tout

au long du 20e siècle) et d’autre part la

sociologie qualitative (ethnographique,

narrative, interprétative, analytique) et

l’anthropologie, dont les contributions furent

plus sporadiques et moins explicites. Depuis les

années 1930, les sociologues quantitativistes

occupent la place centrale du mouvement des

indicateurs sociaux, qui en dépit de biais

pathologiques initiaux a été au cœur de

l’expansion contemporaine de la science du

bonheur.

On peut présumer que tous les sociologues

s’accorderaient à espérer que leur discipline

contribue au bonheur et au progrès social. En

dépit de débats au long cours sur la promotion

wébérienne d’une science sociale libérée des

jugements de valeur, on s’attend en général à ce

que les sociologues aient des valeurs et soient

socialement progressistes. Selon une définition

récente : « pour le sociologue humaniste, la

sociologie est l’étude des moyens de rendre le

monde meilleur. Le fondement clé est que les

gens comptent » (Du Bois et Wright, 2002, p.5).

Ces auteurs affirment que la valeur centrale

vers laquelle la sociologie devrait orienter ses

efforts est « le bien-être humain […] ce qui est

bon pour les gens » (p.32). Même les

sociologues qui ne pensent pas leurs travaux en

termes « humanistes » conviendraient

sûrement qu’il est important pour la sociologie

d’apporter une forme de contribution à la

compréhension et à la promotion du progrès. Et

si « les gens comptent » véritablement, ils

importent non seulement comme objets

d’interrogation mais aussi (et surtout) comme

des agents expérimentateurs subjectifs et des

évaluateurs de leurs propres conditions de vie.

Pourtant le bonheur, ou plus généralement le

bien-être, semble être traité dans la plupart des

écrits sociologiques ayant des implications

politiques comme un sujet « de bon sens » ne

méritant pas l’attention critique minutieuse

dont bénéficient d’autres sujets (Bartram, 2012,

p.16-17).

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La plupart des sociologues conviendraient sans

doute que l’approche pathologiste a prédominé

jusqu’ici dans la culture de la sociologie

moderne2. La manière standardisée d’être «

progressiste » en tant que sociologue est de

souligner la souffrance et les vicissitudes

sociales en espérant les alléger. Cette démarche

pathologiste est bien sûr d’une importance

vitale et bien intentionnée, et elle peut dessiner

un chemin pour aider les gens à vivre

adéquatement dans des sociétés décentes. Mais

il y a des différences notables entre les

standards minimaux et une qualité sociale

véritablement bonne ; si nous souhaitons

développer de meilleures sociétés, nous devons

apprendre autant des bons exemples que des

mauvais. Ainsi qu’Orwell l’écrivit dans son essai

Why Socialists Don’t believe in Fun [Pourquoi

les socialistes ne croient pas au divertissement]

(1943), « l’incapacité de l’humanité à imaginer

le bonheur sauf sous la forme du soulagement,

soit des efforts soit des douleurs, pose aux

Socialistes un sérieux problème ».

Afin de poursuivre des objectifs fortement

positifs, ou non minimalistes, la recherche

socialement « positive » prend en considération

les biens sociaux et la construction sociale du

bonheur. Une attention systématique à la

compréhension et à la promotion des biens

sociaux (c’est-à-dire des qualités désirables

d’une société véritablement bonne) demeure

assez rare en sociologie et dans les politiques

sociales appliquées. La recherche sociologique

qui n’est pas neutre dans ses aspects descriptifs

ou analytiques a eu tendance à étudier

comment les processus sociaux et les

institutions inhibent le bonheur. La sociologie,

les disciplines abordant les politiques sociales

ou le travail social, ainsi que l’anthropologie

culturelle ont toutes été réticentes à développer

2 Le lecteur qui douterait de cela peut regarder quelques

textes introductifs à la discipline, les résumés des thèmes de recherche des universitaires, ainsi que les listes de lecture communiquées aux étudiants, afin de mesurer non seulement la prépondérance de

l’analyse systématique de la manière dont la

société rend le bonheur possible (Thin, 2012, p.

8-9). La planification et la prise de décisions à

portée sociale ont été conduites à l’échelle

mondiale largement en l’absence de critères

positifs de progrès social, et par conséquent

sans un éventail transparent de critères pour

fixer des objectifs, justifier des plans, ou évaluer

des réussites (Herrmann, 2007; Thin, 2002).

Depuis les années 1990, la croissance rapide du

mouvement de « psychologie positive » et

l’émergence concomitante d’une communauté

académique du bonheur ont été strictement

confinés aux disciplines de la psychologie, de

l’économie et (dans une moindre mesure) aux

sciences de gestion et d’organisation. Etant

donné l’essor rapide de l’attention portée au

bien-être et aux biens sociaux positifs dans les

médias, les politiques publiques et même la

comptabilité nationale, il apparaît inévitable

que les autres sciences sociales tracent à leur

tour leurs propres voies pour s’intéresser «

positivement » à la facilitation sociétale du

bien-être.

Dans la rubrique « Qu’est-ce que la sociologie ?

», le site Internet de la British Sociological

Association [URL] indique dans la première

phrase que : « la sociologie est l’étude de la

manière dont la société est organisée et de la

manière dont nous faisons l’expérience de la vie

» [souligné par nous]. Ce propos est chargé de

promesses pour la promotion d’une empathie

humaniste. Cependant, dès les premières lignes

le texte mentionne la pauvreté, la criminalité,

les paniques morales, la déviance et le

comportement antisocial comme des exemples

indicatifs des phénomènes sociaux pris en

considération. Cela donne l’impression d’une

inquiétude plutôt qu’une empathie

thématiques manifestement pathologiques comme la criminalité, la pauvreté, l’exclusion sociale, mais également la manière dont des enjeux potentiellement positifs – comme le pouvoir, le genre, l’éducation, la santé, la santé mentale, la vie familiale – tendent à être traités sous un angle pathologique

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appréciative et ouverte. Par contraste,

l’American Sociological Association affiche une

page « Qu’est-ce que la sociologie ? » qui évite

scrupuleusement toute allusion à des

pathologies sociales et sa ligne de conduite

nous informe que la mission de l’ASA est de «

servir le bien public ». Là encore cela appelle la

positivité de manière prometteuse. Pourtant, la

description de l’ASA [URL] n’inclut aucune

mention d’aucun intérêt sur la manière dont les

gens se sentent ou comment ils évaluent leurs

vies et leurs sociétés. Cela confirme la

perception de nombreux sociologues que

l’expérience émotionnelle a été laissée

orpheline d’une théorie sociologique

(Hochschild, 1964, p.280; Williams et

Bendelow, 1998: xv). Quel espoir y aurait-on de

comprendre le bien public si l’on n’explore pas

systématiquement les sentiments et les

perceptions de la population ?

Comprendre ces deux tendances – la

prédominance du pathologisme et l’étonnante

négligence du point de vue des gens eux-

mêmes sur leurs expériences – fournit la clé

pour comprendre pourquoi si peu de

sociologues trouvent un intérêt académique

explicite dans l’étude du bonheur. Nous devons

par conséquent explorer les voies suivant

lesquelles, sans perdre les bénéfices importants

du regard pathologiste et de l’objectivité

scientifique, les sociologues pourraient aussi

englober la positivité et l’empathie

appréciative.

2. SOCIOLOGIE POSITIVE ET BONHEUR

SOCIAL

Que pourrions-nous donc inclure dans une

approche de « sociologie positive » ? Il y a eu

deux sortes très différentes de propositions

pour une nouvelle « sociologie positive » ces

dernières années. En premier lieu, Liu a invité

la discipline à devenir plus positive, dans le sens

d’un optimisme confiant sur la capacité de la

discipline à formuler des explications et des

prédictions pertinentes (Liu, 1996). Devançant

les assertions formelles du mouvement de «

psychologie positive », Liu n’a pas mentionné

l’orientation de cette science positiviste

revitalisée vers l’étude du bonheur. Elle confère

au terme « positif » la signification d’une

confiance dans les apports factuels à la

connaissance, comme dans l’ouvrage Cours de

philosophie positive (1853/2000) d’Auguste

Comte. En bref, elle défend un retour au sens

de « positif » tel que Comte l’a fait connaître,

plutôt que dans le sens d’un bonheur, dont

Comte prétendait qu’il était la finalité de cette

science positiviste.

En 2009, Stebbins a lancé un appel en faveur de

la sociologie positive depuis la sociologie du

loisir, en se basant explicitement sur

l’inspiration du mouvement de psychologie

positive et définissant la nouvelle sous-

discipline qu’il propose comme « l’étude de ce

que les gens font pour organiser leurs vies de

telle manière que celles-ci deviennent, en

concomitance, fortement gratifiantes,

satisfaisantes et épanouissantes (2009:xi). Cette

signification nouvelle du terme « positive »,

post-1900, renvoie aux « biens » : les aptitudes,

les processus sociaux, ou les choses qui nous

sont bénéfiques. Le bonheur n’est pas le seul de

ces biens. Il peut y avoir une valeur intrinsèque

des « biens irréductiblement sociaux » tels que

la justice, la paix, la sagesse collective et la

solidarité (Taylor, 1990/1995). Si la sociologie

positive devient à la mode, il est probable

qu’émergent des travaux plus systématiques sur

les biens communs essentiels, qui ne réduisent

pas ceux-ci à leur rôle instrumental de

facilitation du bonheur. Mais tous contribuent

en effet au bonheur, et l’étude de la facilitation

sociale du bonheur est un point de départ

idoine pour commencer à promouvoir la

sociologie positive. Stebbins appuie

explicitement son effort pionnier en

complément à l’approche « principalement

centrée sur les problèmes » de la sociologie «

dominante » (2009:xi).

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2.3 Nous entendons ici démontrer que, bien que

les contributions explicites de la sociologie au

bonheur et les travaux sur la qualité sociale ont

été jusqu’à présent principalement «

positivistes » (fondés sur des enquêtes chiffrées

et auto-administrées sur le bonheur, la

satisfaction globale de sa vie [life satisfaction],

et la satisfaction dans chacun des

compartiments concrets de la vie [domain

satisfaction]), la nouvelle sociologie positive

devra impérativement promouvoir les

approches qualitatives et interprétatives de la

positivité. La sociologie positive met

particulièrement l’emphase soit sur les biens

sociaux (c’est-à-dire sur les bonnes qualités

sociales) soit sur le bonheur, ou sur les deux à

la fois. La sociologie focalisée sur les méfaits ne

peut être qualifiée de « positive » suivant cette

définition, bien que cela n’implique pas bien

entendu que la recherche sur les pathologies

sociales ne soit pas vitale pour faciliter le

progrès social.

Cet article se focalise sur la recherche

sociologique sur le bonheur. Pour définir cela,

il nous faut combiner deux éléments : une

focale sociologique et une focale liée au

bonheur. La focale sociologique suppose de

porter attention aux contextes socioculturels –

comment les institutions, les relations, les

codes culturels, et l’apprentissage social

influence le bonheur ou facilite l’expérience ou

la compréhension du bonheur. Il s’agit là d’un

prérequis minimum, et en ce sens il n’est pas

nécessaire d’être sociologue pour adopter une

perspective sociologique. Une définition plus

ambitieuse insisterait sur l’application explicite

de la théorie sociologique, par exemple en

employant les concepts durkheimiens de

solidarité, ou les concepts marxistes de classe

ou d’aliénation dans l’analyse des facteurs

sociaux affectant le bonheur.

Le « bonheur » a acquis une signification

foncièrement psychologique liée au bien-être

subjectif, englobant l’expérience de bons

sentiments aussi bien qu’une autoévaluation

réflexive ou « cognitive » de la vie d’un individu,

prise dans son ensemble. De nombreux

chercheurs sur le bonheur avancent également

que leurs travaux prennent en compte

largement les bienfaits de la vie, dont les

expériences psychologiques positives et les

autoévaluations ne forment qu’une partie. Pour

cette compréhension élargie, les mots de «

bien-être » ou « épanouissement » sont moins

susceptibles de porter à confusion. Il convient

de distinguer quatre aspects de la « focale

bonheur » : positivité, respect pour la

subjectivité, holisme, et perspective de vie (ces

quatre qualités ensemble résultant idéalement

en une cinquième, appelée « transparence

éthique ») (Thin, 2012). Parmi celles-ci, les deux

premières sont les prérequis minimaux de base,

et les deux suivants pourraient être vue comme

des ajouts plus ambitieux. La totalité de ces

facettes du bonheur sont en quelque sorte

socialement construits et par conséquent

deviennent des sujets appropriés pour

l’enquête sociale (Baltatescu, 1998). Même les

sentiments qui sont vécus dans l’intimité et « à

l’état brut » sont compris et communiqués

suivant des manières apprises d’autres

personnes et de répertoires culturels.

La matrice présentée dans le tableau 1 est

proposée en guise d’outil analytique simplifié

pour appréhender la variété des engagements

et intersections entre la sociologie et les études

sur le bonheur. La « sociologie positive » tout

entière ne se focalise pas sur le bonheur,

puisqu’il est possible d’analyser les biens

sociaux sans prendre en compte la dimension

subjective. De plus, une large part de la

recherche sociologique porte sur une

subjectivité principalement pathologique, avec

un fort biais relatant des expériences pénibles.

La sociologie du bonheur s’intéresse à

l’expérience subjective des biens sociaux. Par

exemple, une enquête simple sur les aspects

sociaux de la satisfaction au travail pourrait

rendre compte de la plus modeste diversité de

la sociologie du bonheur, dans la mesure où elle

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impliquerait d’explorer la subjectivité positive

en se référant au contexte socioculturel. Une

approche pleinement « maximaliste »

supposerait une recherche plus sophistiquée,

peut-être en appliquant les théories

sociologiques des classes, de l’aliénation, et de

l’identité sociale pour analyser la satisfaction

professionnelle au regard d’autres sphères de la

vie (famille, loisirs…) et au regard du rôle des

codes/facteurs culturels dans les récits de vie

probants/porteurs de sens. Pour certains

objectifs de recherche, l’approche minimaliste

pourra suffire, mais le potentiel entier de la

sociologie positive sera pleinement révélé en

combinant toutes les dimensions de la « focale

bonheur » avec l’application sophistiquée des

théories sociologiques.

Tableau 1. Les différentes approches sociologiques du

bonheur

Le terme « bonheur » ne renvoie pas ici à une

réalité substantielle (nos autoévaluations sont

bien trop élusives et ambiguës pour cela), mais

plutôt aux conversations que nous avons à

propos de la bonté de la vie – pas seulement

l’appréciation des bons sentiments, mais aussi

la justification, l’anticipation, et le partage de

nos évaluations sur la façon dont les gens

mènent une vie bonne (en suivant une logique

prudentielle à leur égard). Les conversations

sur le bonheur facilitent ce qui peut être appelé

l’empathie appréciative : elles nous rendent «

appréciatifs » en dirigeant notre attention vers

la positivité (en portant un intérêt systématique

aux biens sociaux et au progrès social) et nous

rendent « empathiques » en nous conduisant à

porter attention à la subjectivité personnelle

d’autrui (Thin, 2012:xiv).

Dans la recherche sociale, le bonheur importe

de manière descriptive (il s’agit d’une

thématique centrale dans la compréhension

quotidienne des différences entre les gens et les

expériences). De manière analytique, il importe

également car le bonheur et sa poursuite sont

des causes importantes et des résultats des

processus sociaux. Il importe enfin de manière

évaluative, car il est central (mais pas toujours

explicite) à la justification des façons de faire

des choses et à l’évaluation de la manière dont

les choses vont. Si la recherche sociale est

inadéquate lorsqu’elle est dépourvue d’analyse

du bonheur, l’inverse est également vrai : les

chercheurs spécialisés sur le bonheur dans

d’autres disciplines devraient prendre en

compte la manière dont le bonheur est

socialement construit. Le bonheur est facilité,

exprimé, poursuivi, et inhibé dans des

contextes socioculturels particuliers. La

recherche sur le bonheur requiert la

participation de toute la gamme des sciences

sociales. En un mot, la sociologie et les travaux

de recherche sur le bonheur ont besoin l’un de

l’autre.

Il semble que les études systématiques de la

facilitation sociale du bonheur pourraient

clairement jouer un rôle clé dans la sociologie.

Tous les êtres humains dépendent largement

de la société pour atteindre le bonheur : depuis

les premières enquêtes sur le bonheur, les

bonnes connections sociales ont régulièrement

Matrice d’analyse des approches sociologiques du bonheur

Focale bonheur minimale Focale bonheur maximale

Focale sociologique

minimale

Analyse de la subjectivité

positive en référence au contexte

socioculturel (par exemple

comment la famille et les amis

influencent la satisfaction

professionnelle ?)

Analyse holistique de la

subjectivité positive et dans une

perspective de vie, en référence

au contexte socioculturel (par

exemple comment les interactions

entre les satisfactions

professionnelle et relationnelle

sont-elles modulées par

l’appartenance de classe et les

conceptions culturelles du

travail ?)

Focale sociologique

maximale

Recours explicite à la théorie

sociologique pour explorer la

subjectivité positive (par exemple

comment la recherche sur les

dimensions sociales de la

satisfaction professionnelle enrichit

nos théories des relations de

classes ?)

Recours explicite à la théorie

sociologique pour analyser de

manière holistique la

subjectivité positive et dans une

perspective de vie (par exemple

dans quelle mesure les expériences

d’aliénation ou d’implication au

travail modifient-elles le sens de

l’identité de classe ? Comment ces

expériences interagissent-elles

avec les récits de vie et avec la

qualité de la vie de famille ?)

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été prééminentes parmi les facteurs corrélés au

bonheur auto-déclaré (Maddox, 1982, p.78;

Ferriss, 2010:xiv). De plus, notre expérience et

notre compréhension du bonheur sont

socialement construites. Le bonheur est

intellectuellement inconcevable, sans parler de

savoir si l’on est heureux ou non, en dehors des

récits sur le bonheur transmis par la culture, et

des relations sociales qui nous permettent

d’exprimer ce bonheur et d’en faire l’expérience

intersubjective.

Il est aisé de rapporter des lieux communs

plausibles pour expliquer comment la société

permet l’épanouissement humain. En pratique,

cependant, nous nous laissons guider par des

théories populaires souvent implicites à propos

de la société et du bonheur, qu’il conviendrait

de corriger au moyen de recherches

empiriques. La sociologie et l’anthropologie du

XXe siècle se sont développées à l’encontre de

théories populaires triomphantes à propos des

vertus de la modernité occidentale. De nos

jours, il apparaît que les sociétés modernes, en

particulier celles qui autorisent une ample

liberté, la paix, la démocratie, et le respect des

choix individuels, ont de facto rendu possible le

bonheur dans des proportions saisissantes, au

moins si l’on s’en réfère aux auto-déclarations

mesurées (Helliwell et Want, 2012; Diener et al,

2013). La sociologie « pessimiste » et

l’anthropologie « romantique » sont à cet égard

assez mal préparées pour appréhender

l’actuelle vague globale d’autoévaluations

enthousiastes issues des sociétés se

modernisant : « Durkheim pensait que la dé-

modernisation restaurerait le bonheur.

Pourtant les données suggèrent plutôt que les

gens sont plus heureux dans les sociétés

modernes » (Glatzer, 2000, p.504). La

reconnaissance du progrès social, sans parler de

son analyse systématique, n’a clairement pas

été prééminente dans la sociologie depuis le

XIXe siècle (Best, 2001; Thin, 2002).

3. LA POSITIVITE SOCIALE AVANT LE XXE

SIECLE

Aucun des textes fondateurs de la sociologie

datant du XIXe siècle n’a omis de placer le

bonheur au centre des préoccupations. En 1824,

William Thompson a initié le mouvement en

publiant Une enquête sur les principes de la

répartition des richesses la plus propice au

bonheur humain [An Inquiry into the

Principles of the Distribution of Wealth Most

Conducive to Human Happiness]. Dans cette

redoutable critique socialiste du capitalisme

qui ouvrait la voie à la théorie marxiste de la

valeur par le travail, Thompson proposait que

les « amis des classes industrieuses »

développent une « nouvelle science et un art de

créer de la joie », se déclarant lui-même

explicitement un adepte de la philosophie

utilitariste de Mill et Bentham. Auguste Comte,

inventeur des termes de « sociologie » et de «

positivisme », entendait faire du positivisme la

science qui promouvrait le bonheur – un fait

qui fut ensuite plus ou moins écarté de l’histoire

des sciences sociales (Plé, 2000, p.427).

Dès les premières années des Lumières, des

spéculations théoriques ont eu lieu à propos de

la possibilité de quantifier le bonheur. Cela

résulterait à notre époque en une domination

des travaux de recherche « numérophiles » sur

le bonheur. En 1726, Francis Hutcheson a tracé

la voie à la philosophie utilitariste avec son

affirmation audacieuse suivant laquelle la

morale devrait conduire au « plus grand

bonheur du plus grand nombre de personnes ».

Bayes, le mathématicien à l’esprit théologique,

dont on se souvient aujourd’hui comme un

fondateur clé des statistiques modernes, publia

en 1731 son traité Bienveillance divine, ou, une

tentative de prouver que la principale finalité

de la divine providence et du gouvernement est

le bonheur de ses créatures. Avant les années

1790, John Sinclair avait publié son Tableau

statistique de l’Ecosse en 21 volumes, dans

lequel il inventait le terme moderne de «

statistiques » et fondait un nouveau système de

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comptabilité nationale. L’objectif des

statistiques, disait-il, était de déterminer « la

quantité de bonheur » d’une nation dans la

perspectives de son amélioration (Sinclair 1798,

vol 20, p.13).

Lui-même et Malthus, qui observait comment

la croissance de la population pouvait affecter

le bonheur (Malthus, 1798/1826), utilisa le

concept principalement pour rendre compte

des conditions de vie plutôt que pour renvoyer

à la psychologie. Marx, cependant, a développé

une approche plus socio-psychologique. Il a

discuté régulièrement le bonheur et le malheur

dans la plupart de ses œuvres, s’accordant sur

l’idée plutôt abstraite du bonheur comme la

réalisation potentielle par l’humanité de son «

être générique » dont les institutions sociales

nous aliènent souvent. La religion, par exemple,

a offert à ses fidèles seulement un « bonheur

illusoire » devant être opposé à leur « attentes

d’un véritable bonheur » (1844a, Introduction).

Il affirme de manière décisive que « l’activité

consciente et libre est l’essence du genre

humain » et que « l’activité de vie consciente

distingue l’homme de l’activité vitale du règne

animal » (1844b, p.31). Ici, Marx anticipe les

mouvements du « potentiel humain » et de «

l’accomplissement/la réalisation de soi » qui

ont émergé de la psychologie des années 1960

et qui ont conduit au mouvement de

psychologie positive.

L’œuvre de Spencer, Social Statics (1851)

mentionnait dans son sous-titre Les conditions

essentielles au bonheur humain, et faisait plus

de 100 références au bonheur. Plus tard, et de

manière plus optimiste que Marx ou Spencer

quant à l’ingénierie sociale, le texte fondateur

de Lester Ward, Sociologie dynamique

(1883/1911), était fondé entièrement sur des

principes utilitaristes et promouvait la

facilitation sociale du bonheur comme un

aspect fondamental de la discipline. Il faut en

particulier souligner sa vision que l’évolution

naturelle est dépourvue d’objectif, et par

conséquent moins pertinente pour le bonheur

humain qu’une planification sociale

intelligente et orientée.

4. DURKHEIM ET L’AVENEMENT DU

PESSIMISME SOCIAL

Il a souvent été relevé que le bonheur était

central dans l’œuvre de Durkeim (Challenger,

1995, p.165; Vowinckel, 2000; Neves, 2003).

Dans tous ses textes incontournables,

Durkheim analysa les relations entre les forces

sociales et le bonheur. Le premier chapitre du

deuxième livre de La division du travail

(1893/1984) était intitulé : « Le progrès de la

division du travail et du bonheur ». Il s’est

opposé avec force à l’optimisme post-Lumières

: l’augmentation de la productivité et des

conditions de vie améliorées ne se traduisaient

pas automatiquement en un progrès social et

psychologique. Il a établi un scepticisme

antimoderniste qui dominerait la sociologie du

XXe siècle. Pour lui, toute nouvelle forme de

plaisir apporté par la modernité était

susceptible d’être contrebalancé par de

nouvelles formes de souffrance. Recherchant

les preuves irréfutables/tangibles du « bonheur

moyen » des populations, il fit l’erreur simpliste

de supposer que cela pourrait être révélé

comme un fait social par le taux de suicide

(1893/1984, p.192).

Le pessimisme social de Durkheim s’est

renforcé dans Le Suicide (1897), et la graine fut

ainsi plantée pour qu’on associe pendant

longtemps la sociologie avec un scepticisme

antimoderniste et avec un certain déclinisme

en Europe et en Amérique du Nord. Cela étant,

il reconnut tout de même comme un fait social

que la plupart des gens dans le monde semblent

être satisfaits de leurs vies quelles que soient

leurs conditions de vie. En rejoignant Rousseau,

Waitz et leurs semblables dans une admiration

quasi-béate du bonheur supposé des « peuples

primitifs », il a également contribué à la

tradition anthropologique d’observation et de

célébration naïve des formes variées de

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bonheur que la civilisation était réputée avoir

perdues.

Dans les années 1940, Wright Mills avait déjà

suggéré l’étiquette « Pathologistes sociaux »

pour les sociologues des Etats-Unis : l’enjeu de

la sociologie était d’étudier des « problèmes »

interprétés/perçus comme autant de déviations

d’une normalité vaguement idéalisée comme

stable et rurale (1943, p.165-180). Plus tard, dans

son introduction remarquée à The Sociological

Imagination, Mills prétendit que la pensée

sociologique consistait à rapprocher des

trajectoires biographiques personnelles avec

des enjeux sociaux plus généraux, en faisant

attention aux contextes historiques mouvants.

Pourtant, à au terme de la décennie « qui-n’a-

jamais-été-si-bonne », il prétendit que la

tendance psychologique la plus pertinente était

la confusion se propageant au rythme du

changement social et culturel (1959, p.8). « Le

bien-être », dit-il, se produit lorsque les gens ne

sentent pas leurs valeurs menacées, et était

improbable en cette « époque de difficultés et

d’indifférence » (Mills, 1959, p.11-12). Mills a

rendue ridicule l’idée de conduire des études

sociologiques empiriques du bonheur comme

le proposait Lazarsfeld : les sociologues

devraient interpréter « l’avènement de

l’homme aliéné » et s’ils observaient une

quelconque forme de bonheur ils feraient

mieux de s’inquiéter que des forces sociales ne

les pas transformés en « robots enjoués et

obéissants » (Mills 1959, p.60-171). Le

pessimisme culturel était également promu par

l’œuvre Sane Society de Fromm, qui allait à

l’encontre du nouvel optimisme de l’Europe

d’après-Guerre en affirmant dogmatiquement

que « le monde au milieu du XXe siècle est

mentalement plus malade qu’il ne l’était au

XIXe siècle » (1955, p.102).

Encore aujourd’hui, même lorsqu’ils se

focalisent supposément sur les biens communs,

l’épanouissement, et la « société saine », les

chercheurs en sciences sociales tendent à se

percevoir eux-mêmes comme des « théoriciens

sociaux critiques » qui étudient les maux

sociaux de telle façon qu’ils puissent «

transformer les arrangements sociaux qui

brident l’épanouissement humain » (Cooke

2006, p.7-9). Bien sûr, aucun n’affirmerait en

âme et conscience que la société est en général

mauvaise pour nous. En effet, une faille

importante dans les sciences sociales est

l’optimisme implicite attaché à l’essence

bénéfique/la vertu présupposée des valeurs

culturelles et des relations sociales. Si la science

sociale pathologiste adopte une approche de «

l’hygiène sociale » (partant du principe que le

bonheur provient de l’élimination des maux

sociaux), le revers de la médaille est l’hypothèse

répandue (parmi les adaptativistes

romantiques, les fonctionnalistes, et autres

marxistes) que le mal provient de la perte ou de

l’absence de valeurs culturelles plutôt que de la

face sombre de processus culturels et sociaux

(Edgerton, 1992; Alexander, 2003, p.114-115). Si

la société moderne a promu l’aliénation ou

l’anomie, par exemple, ces concepts impliquent

également que la source des maux n’est pas la

société elle-même mais la perte des

significations et des attaches traditionnelles, et

le détachement entre l’individu et la société qui

en résulte. En effet, lorsque le sociologue positif

Corey Keyes a conçu un ensemble d’indicateurs

de « bien-être social » il a supposé que

l’optimisme à propos de la condition sociale

était un signe de santé mentale,

indépendamment du fait que la société en

question fut bénigne ou non (1998, p.123). De

manière semblable, un très grand nombre

d’études des bienfaits du « capital social » et du

« soutien social » ont tout simplement utilisé

ces concepts vagues pour servir de catégories

pour la bonne société, lorsqu’en fait de

nombreuses sortes de liens sociaux, incluant

des relations apparemment « soutenantes »,

sont clairement néfastes pour la santé et le

bien-être (Putzel, 1997; Pahl, 2003).

Cette sorte de polarisation entre d’un côté les

bonnes choses et de l’autre les mauvaises

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semble analogue à l’ambiguïté des

environnementalistes, pour qui les «

problématiques environnementales » sont par

essence des pathologies en quête d’un remède,

mais qui traitent également « l’environnement

» (tout comme « la nature ») comme une entité

par essence bénéfique – quelque chose que les

êtres humains seraient bien avisés d’éviter de

perturber. De manière similaire, l’attention des

chercheurs et des militants des sciences

sociales est accaparée par le défi consistant à

comprendre les maux sociaux dans l’optique de

les éradiquer. Mais dès lors que la fracture

sociale et le désengagement sont perçus comme

les problèmes centraux, il est trop facile de s’en

remettre à de naïfs espoirs sur les bienfaits d’un

retour aux biens sociaux qui ont été perdus ou

fragilisés – tels que la solidarité, le capital

social, la culture traditionnelle ou les valeurs

familiales.

Il se fait clairement besoin de critères qui nous

permettraient d’être nuancés et transparents

dans notre évaluation des bienfaits et méfaits

sociaux. Ainsi que Bulmahn l’évoque : « aux

temps de Durkheim et Weber, parler

d’ambivalence de la modernité signifiait mettre

en lumière ses aspects obscurs ; de nos jours

nous devons nous rappeler de ses succès »

(Bulmahn, 2000, p.392). Ce qui se produit, en

pratique, c’est que les bienfaits sociaux sont

laissés-pour-compte tandis que toute

l’attention des universitaires et des praticiens

est consacrée à l’analyse et la lutte contre les

maux. Etrangement, même les sociologues qui

font le choix de catégories à la résonance

positive comme « le plaisir », « le bien-être », «

la santé mentale » ou « le bonheur », ont

tendance à écrire principalement sur les

pathologies et à faire peu de (voire aucun) cas

des recherches contemporaines sur le bonheur.

L’ouvrage de Ferguson, La science du plaisir

(1990) contient trois chapitres portant

ostensiblement sur « le bonheur », mais aucun

d’entre eux ne prend la peine d’analyser ce

concept, ni de mentionner les travaux

académiques sur le sujet, hormis quelques

citations de philosophes antérieurs au XXe

siècle. La promesse d’une approche «

sociologique » semble prendre la forme de

références occasionnelles aux contextes «

capitaliste » et « moderne » dans lesquels ces

philosophes ont produit leurs textes. Les autres

parties du livre sont organisées, étonnamment,

autour des rubriques « amusement », « plaisir »

et « excitation », à charge pour le lecteur de

deviner à tâtons ce que ces termes signifient et

en quoi ils se rapportent au bonheur.

L’ouvrage Handbook of the Sociology of Mental

Health d’Aneshensel et Phelan, en dépit de son

titre, porte « sur les personnes qui souffrent »

et se trouve tellement focalisé sur l’analyse

sociale de la « psychopathologie » que même sa

réédition ignore les tendances récentes

s’appuyant sur des approches « positives » de la

santé mentale (1999/2013, p.13). Cela est vrai

également de l’ouvrage A Sociology of Mental

Health et Illness (2005) de Rogers et Pilgrim,

malgré leur effort manifeste de distinguer les

approches positives et négatives des conditions

mentales. La compilation à orientation

politique de Bradshaw (2002), The Well-being

of Children in the UK, est quasi-exclusivement

focalisée sur la pauvreté, l’injustice et la

souffrance, en dépit de son titre et de

l’illustration de couverture montrant des

enfants souriants (l’édition 2011, cependant,

reflète l’esprit du temps en ajoutant un nouveau

chapitre sur le bonheur). Les 600 pages de

l’ouvrage d’Hermalin, The Well-being of the

Elderly in Asia (2002), ne contiennent aucune

référence au bonheur. Même le livre de Kosaka,

A Sociology of Happiness (2006), est

principalement centré sur des thématiques

comme la souffrance, les inégalités, la violence,

la surveillance intrusive de l’Etat. L’ouvrage de

Sara Ahmed, The Promise of Happiness, est une

parodie presque comique d’un scepticisme

anti-bonheur, dont la mission déclarée est « de

tuer la joie […] afin de faire place à la vie » (2010,

p.20). Quant au livre d’Ehrenreich, Smile or Die

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(2009), une critique tragicomique et semi-

autobiographique de l’optimisme culturel

nord-américain, il est le chantre de la tradition

pessimiste en sociologie et demeure

probablement la critique la plus largement

citée de la psychologie positive.

5. LA SOCIOLOGIE A LA PREMIERE

PERSONNE DU SINGULIER :

L’HUMANISME INTERPRETATIF

CONTRE LA QUANTIFICATION

POSITIVISTE

Le pessimisme culturel n’est pas propice à

l’étude du bonheur social, mais Mills et Fromm

ont au moins défendu l’idée, héritée de Weber,

que les sociologues devraient s’intéresser

systématiquement à l’expérience individuelle et

à la facilitation sociale de la production de sens.

Ils ont adopté le pessimisme de Durkheim mais

ont résisté à son antipathie pour le

psychologisme et la subjectivité. Malgré

l’attention évidente qu’il porta aux sentiments

personnels dans Le Suicide et dans Formes

élémentaires, élaborées plus avant dans Règles

de la méthode sociologique (1895/1982),

Durkheim a développé une distinction

obsessionnelle et complètement irréaliste entre

la société et les mentalités individuelles. La «

vision de l’intérieur » était donc reléguée aux

psychologues pour une bonne part du XXe

siècle.

Etrangement, un antipsychologisme similaire a

prévalu au sein de l’anthropologie sociale

britannique malgré le fort intérêt de

Malinowski pour la psychologie et ses

exhortations dès le début de son texte

fondateur Les Argonautes du Pacifique

occidental, incitant les anthropologues à

essayer de comprendre le bonheur et les

motivations individuelles (1922, p.25).

L’empathie appréciative interculturelle a, en

théorie, été placée au cœur de l’anthropologie.

On trouvera peu d’étudiants en anthropologie

ou en sociologie d’un quelconque pays qui ne se

sont pas vus encouragés inlassablement à faire

des rapprochements entre leurs enquêtes et

leurs propres expériences de vie. Pourtant

l’analyse explicite des expériences des gens et

des évaluations de vie est si rare dans chacune

des disciplines que cette approche doit être

spécifiée en tant que « anthropologie de

l’expérience », « sociologie phénoménologique

» ou « sociologie positive », comme s’il s’agissait

de sous-disciplines de spécialistes ou

d’approches excentriquement/bizarrement

innovantes.

L’intérêt porté par Weber aux approches

humanistes et interprétatives de l’expérience

subjective représente une autre source

importante d’inspiration pour les chercheurs

en sciences sociales qui rejettent la croyance

irréaliste de Durkheim en la dichotomie entre

sociologie et psychologie. Il a consacré bien

moins d’attention au bonheur que ne le firent

les autres pères fondateurs de la sociologie, et

ses influences sur les perspectives d’une

sociologie du bonheur furent équivoques. Il

contribua à faire en sorte que les sociologues

s’intéressent à la façon dont les facteurs sociaux

et culturels soient intériorisés dans le vécu

personnel, et à l’importance de cette

production de sens intérieure dans l’évolution

des institutions et des comportements. Il est,

par conséquent, une figure centrale dans

l’analyse sociale des valeurs et du sens de la vie,

et à cet égard il peut être vu comme un père

fondateur de la sociologie du bonheur. D’un

autre côté, en insistant sur le fait que la

sociologie elle-même devrait être « indifférente

aux valeurs », il a sans doute dissuadé de

nombreux sociologues d’entreprendre des

travaux incontestablement imprégnés de

valeurs, comme l’observation de la

construction socioculturelle du bonheur. Il a

rejeté l’idée que la science sociale devrait être

édifiée dans l’objectif de promouvoir le progrès

social et le bonheur (Allen, 2004, p.135), et il

légua un solide héritage de pessimisme culturel

quant aux effets de la modernité (Seidman,

1983).

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La sociologie du XXe siècle a pris un tournant

humaniste et biographique avec la publication

de Thomas et Znaniecki, The Polish Peasant in

Europe et America (1918/1927). Ces auteurs,

cherchant à explorer l’expérience de la société à

travers les récits de vie des individus, se

lamentaient dans leur introduction à propos du

manque tragique/préjudiciable de recherche

systématique sur le bonheur (p.84). Pourtant

dans leur livre, malgré de nombreuses

références passagères/ au bonheur dans les

extraits de lettres personnelles, on ne décèle

aucune tentative d’édifier une analyse

systématique du bonheur. Jusqu’à la fin du

siècle, bien que la recherche biographique ait

fleuri en sociologie et en anthropologie,

l’hypothèse par défaut demeura que les récits

de souffrance et de lutte étaient dignes d’un

plus grand intérêt que ceux relatifs au bonheur

(Bertaux et Kohli, 1984; Grima, 1992).

La sociologie de l’expérience émotionnelle

individuelle décolla véritablement avec le

travail pionnier de Hochschild sur la gestion

des émotions des agents de bord, annonçant

ainsi une nouvelle ère de la sociologie des

émotions (1983). Mais la persistance du

pathologisme est nette dans son œuvre. Plutôt

que d’attirer notre attention sur les

satisfactions et sur les bienfaits personnels et

sociaux de la gestion des émotions, elle l’oriente

sur l’injuste exploitation commerciale et

patriarcale des émotions féminines. Les

sociologues et les anthropologues ont

l’habitude commune d’utiliser la « subjectivité

» comme un synonyme de « souffrance ». Les

textes sociologiques et anthropologiques sur «

l’émotion » et « la subjectivité » cherchent

rarement à brosser des portraits nuancés des

expériences personnelles et des évaluations

provenant de l’intérieur en général ; ils tendent

plutôt à relater des mauvaises expériences et

des évaluations négatives (Barbalet 1998, 2002;

Biehl et al., 2007).

Une large part de la recherche sociale, explicite

et systématique, sur le bonheur a été conduite

sous la forme d’enquêtes quantitatives. Bien

que les travaux empiriques sur ce sujet aient

seulement récemment retenu l’attention des

médias et des gouvernements, les analyses

sociologiques empiriques sur le bonheur

remontent aux années 1920-1930, lorsque des

études sur la satisfaction dans l’emploi (Mayo,

1933/2003) ou le bonheur conjugal (Burgess et

Cottrell, 1939) ont ouvert la voie à de futures

investigations sur la satisfaction de vie. Les

théories de Ward sur le bonheur ont reçu une

abondante couverture sous la forme d’un

chapitre résumé dans le manuel de Park et

Burgess, Introduction to the Science of

Sociology (1921), bien qu’à cette époque l’idée

de mesurer des satisfactions partielles dans les

différents secteurs de la vie ait été à peine

effleurée, sans parler de mesurer le bonheur

global lui-même. L’œuvre de Burgess a inspiré

des travaux postérieurs sur le bonheur conjugal

par Lazarsfeld et Rosenberg dans les années

1940-50, et leur permit d’annoncer avec

confiance qu’il était envisageable de fournir des

mesures fiables du bonheur (Lazarsfeld et

Rosenberg, 1955, p.270-274).

Bien que la sociologie du bonheur ait consisté

seulement en des études occasionnelles de la

satisfaction conjugale ou professionnelle

jusque dans les années 1960, il est possible

d’affirmer que sur les deux rives de l’Atlantique

ce sont les sociologues, davantage que les

psychologues ou les économistes, qui

contribuèrent le plus à établir la science du

bonheur des années 1960 aux années 1990. Aux

Etats-Unis, l’ouvrage de Cantril Pattern of

Human Concerns (1965), devint le texte

inspirateur d’une nouvelle science de la mesure

du bonheur, et fut suivi par la fondation de la

revue Social Indicators par Alex Michalos en

1974, la publication par Campbell, Converse et

Rogers de The Quality of American Life (1976)

et par Andrews et Withey de Social Indicators

of Well-Being (1976) qui confirmèrent la

crédibilité d’une démarche scientifique de

mesure du bonheur déjà mature. Le bonheur et

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la satisfaction sectorielle devinrent des

thématiques clefs au sein du mouvement des «

indicateurs sociaux » (Carley, 1981; Johnson et

Carley, 1981), prêtant un degré de positivité à un

ensemble de préoccupations par ailleurs

fortement teintées de pathologisme. C’est aussi

dans les années 1970 que les travaux

sociologiques investiguèrent les

problématiques de la classe, de la race, du

mariage, et du travail sous l’angle du bonheur

et de la satisfaction de vie (Glenn et Weaver

1979, 1981; Witt et al. 1980; Thomas et Hughes

1986). En Europe, deux monographies

sociologiques sur le bonheur parurent dans les

années 1980 : Happiness, Lifestyle and

Environment (1982) de Maddox et Conditions

of Happiness (1984) de Veenhoven. Aucune

d’entre elles n’a touché une large audience à

l’époque, bien que Veenhoven s’apprêta à

devenir le héraut de la recherche sur le bonheur

en Europe. Peu après, l’Institut pour la

Recherche sur le Bonheur fut fondé à Vallendar

(Allemagne), par le sociologue Alfred

Bellebaum qui exerça sans doute une influence

cruciale sur les nombreux sociologues et

économistes du bonheur s’exprimant

aujourd’hui en langue allemande (Bellebaum

1994, 2002, 2010).

La recherche sociologique positiviste s’est

poursuivie comme une composante de la

science du bonheur empirique (Yang, 2008;

Schnittker, 2008; Firebaugh et Schroeder,

2009), mais n’est pas encore devenue une

branche significative de la sociologie

dominante. Ces études empiriques peuvent

sûrement être qualifiées de « sociologie du

bonheur » dans le sens où elles sont à la fois

positives et dans une certaine mesure

respectueuses de la subjectivité. Néanmoins,

enquêter au moyen d’auto-questionnements

chiffrés, forcément réducteurs, est un chemin

éloigné des avancées que nous attendons sur le

plan de l’empathie. Les auto-évaluations sur le

bonheur (ou son absence) nous informent sur

les anticipations (ce que les gens attendent,

espèrent, recherchent ou redoutent), les

expériences actuelles et les souvenirs.

L’empathie est notre viatique/itinéraire pour

jauger l’expérience subjective de nos

semblables. Les enquêtes d’auto-évaluation

sont incapables, quant à elles, de fournir un

accès direct à l’expérience subjective : elles sont

inéluctablement intersubjectives et

situationnelles (Davidson 2001: chapitres 1-3).

Dans le futur, les recherches sur le bonheur

social devront enrichir notre compréhension

des auto-évaluations en appréciant

l’importance morale et épistémologique des

échanges intersubjectifs, grâce à une «

deuxième personne », par lesquels les gens (y

compris les sociologues) tentent d’atteindre

une précision empathique en imaginant ce qui

se produit dans l’esprit de leurs semblables.

L’internalisme – c’est-à-dire la reconnaissance

de la réalité et de l’importance d’une conscience

phénoménologique, combinée à une attention

portée systématiquement à l’être et à

l’expérience personnelle, par l’introspection et

l’empathie envers autrui – a longtemps été l’une

des thématiques clefs de la modernité, mais

curieusement n’a pas toujours été reconnue

comme un aspect nécessairement central de

l’étude des réalités sociales et mentales (Lauer,

1958; Zahavi, 2005; Farkas, 2010). En effet, l’idée

même d’un « sujet » humain autonome a fait

l’objet de controverses pendant des décennies

en sociologie et dans les disciplines et

mouvements connexes tels que les études

culturelles, le féminisme et le postmodernisme.

Nombreux sont les penseurs sociologistes qui

ont essayé de diverses manières de « nier »

l’existence ou l’importance du sujet, tout en

retombant inévitablement dans une sorte de

reconnaissance de l’expérience subjective

(Boyne, 2001). De fait, la genèse et l’essor des

études contemporaines sur le bonheur a

ironiquement coïncidé avec une époque où

l’abstraction phénoménologique et

postmoderniste (particulièrement incarnée par

des intellectuels persuasifs isolés dans une tour

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d’ivoire) ont fièrement déclaré l’avènement

d’une nouvelle ère de « post-individualisme »

ou de « post-subjectivité » (Dallmayr, 1981;

Terada, 2001) voire même de « culture post-

émotionnelle » (Mestrovic, 1997; Vester, 1999).

En partie, ces arguments ont porté sur la

théorie de l’agency et les relations entre les

pensées individuelles et les structures ou

processus sociaux. Ils ont aussi porté sur le

souhait des sociologues de distinguer leurs

approches de celles du psychologisme. Le

dénigrement/la minimisation ou le déni

sociologique de la subjectivité pourrait par

conséquent être dû à une croyance que les

sociologues devraient éviter les perspectives

personnelles. Pourtant, comme l’affirme un

sociologue phénoménologue, « l’approche

phénoménologique n’est pas psychologiste », et

dans tous les cas « le psychologique est

inséparable du social dans la vie réelle »

(Wagner, 1983, p.3). De surcroît, faire un effort

pour apprécier et comprendre l’expérience

subjective est en soi une démarche complexe et

intersubjective, qui n’offre aucun accès

privilégié « en coup d’œil » à la réalité de

l’expérience personnelle (Varela et Shear, 1999,

p.2). Même si nos expériences semblent se

produire à l’intérieur de nos cerveaux, elles

existent en fait également à l’extérieur – non

seulement dans les autres parties de nos corps

mais surtout dans les rencontres

interpersonnelles, et au sein de contextes

socioculturels.

En d’autres termes, afin d’observer la manière

dont les processus sociaux et les esprits des

individus interagissent, les sociologues comme

les psychologues ont besoin de recourir à des

approches phénoménologiques qui mobilisent

l’empathie pour essayer de se rapprocher au

plus près de la compréhension de la manière

dont la réalité est vécue depuis des perspectives

différentes. On peut donc aller jusqu’à affirmer

que l’empathie n’est pas seulement une

capacité cruciale pour conduire des recherches,

mais aussi une façon importante pour la

sociologie de contribuer à la qualité du tissu

social et du bonheur individuel. Si nous

œuvrons réellement à promouvoir l’amour et la

compréhension dans la « civilisation de

l’empathie » (Rifkin 2010), nous pourrions être

grandement aidés par une recherche qui

véhiculerait la connaissance des différentes

manières dont les mêmes réalités externes sont

vécues intérieurement. En tant qu’individus,

nous pouvons apprendre à « vivre mieux » à la

fois dans un sens moral (être plus

compatissants/empathiques) et dans un sens

prudentiel (l’empathie profite à l’empathique,

car par cette attitude et les actes qui en

découlent nous permettons à nos âmes/notre

moi de fusionner jusqu’à un certain point avec

celles/celui d’autrui) (Hodges et al., 2011). A

contrario, une emphase excessive sur les

réalités externes « objectives » et mesurables

telles que la santé, la propriété, l’appartenance

de classe, la richesse matérielle et les droits,

peut inhiber la compréhension empathique en

substituant le bien-être objectif au bien-être

subjectif.

De nos jours, le bonheur renferme une

signification profondément psychologique,

incluant les expériences plaisantes et une

variété d’autres valeurs mentales telles que la

sensation du devoir, l’estime de soi et le sens.

Tandis que dans le passé (et cela est toujours le

cas dans l’actuelle bureaucratie anglophone du

Bhoutan, par exemple) le terme a souvent été

utilisé pour refléter un ensemble plus vaste de

conditions de vie objectives, que nous

nommons désormais « bien-être » et « qualité

de vie », la plupart des locuteurs anglophones à

notre époque n’ont plus besoin de préciser que

par le mot « bonheur » ils désignent le «

bonheur subjectif ». Les philosophes ont

longtemps insisté sur l’importance du bonheur

psychologique, et la plupart admettent qu’il

n’est pas le seul bienfait que nous poursuivons.

Au contraire, il apparaît évident que c’est une

valeur si importante qu’aucune description du

bien-être ou d’une qualité de vie ne s’approche

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d’une adéquation morale, ou seulement

descriptive, sans prendre attentivement en

compte la subjectivité. Cela signifie qu’on

essaye d’éprouver de l’empathie pour des gens

en éludant leur capacité à se réjouir et la façon

dont se déroulent leurs vies.

CONCLUSION

Abraham Maslow, une source d’inspiration

majeure de la psychologie positive, nous

explique que son humanisme psychologique fut

inspiré par la théorie de

l’anthropologue/sociologue Ruth Benedict

portant sur la manière dont la société place en

synergie le bonheur et la vertu en tirant des

rétributions personnelles d’un comportement

pro-social [c’est-à-dire altruiste] (Maslow,

1971/1993, p.135,p.191). On peut affirmer que la

facilitation des relations sociales est le thème le

plus important dans la recherche sur le

bonheur, pourtant cette œuvre procède d’un

apport minime des sociologues. Aujourd’hui,

seule une petite minorité de ceux qui font

profession de se spécialiser dans l’étude du

bonheur sont des sociologues ou des

anthropologues sociaux. Dans l’un des plus

récents méta-recueils d’articles sur le bonheur,

seuls deux auteurs sur plus d’une centaine

(Veenhoven et Keyes) sont des sociologues, et

aucun d’eux ne contribue aux chapitres sur « la

société » et « les relations » (David et al., 2013).

Ce recueil a été dirigé par des psychologues,

mais même lorsque le sociologue Keyes a

assemblé sa récente anthologie sur Le bien-être

mental – un texte intentionnellement dirigé

vers la promotion des approches socio-

épidémiologiques – il a sélectionné 25

psychologues et chercheurs en santé mais

aucun sociologue (Keyes, 2013). Nous ne

sommes pas non plus simplement confrontés à

un problème de dissimulation de la sociologie

du bonheur sous d’autres rubriques : deux

revues de littérature majeures sur la « qualité

de vie » ont établi qu’en dépit des rôles centraux

de sociologues américains dans le

développement d’enquêtes sociales, la

discipline académique de la sociologie est

demeurée largement indifférente/étrangère au

concept de qualité de vie (Schuessler et Fisher,

1985; Ferriss, 2004).

Il est toujours possible aujourd’hui de valider

un cursus pluriannuel dans l’enseignement

supérieur en sociologie, en politique sociale ou

en anthropologie, sans jamais avoir à lire un

texte ou écrire une dissertation ni sur le

bonheur ni sur le progrès social. Peu

d’encyclopédies, de précis ou de manuels

introductifs dans l’une ou l’autre de ces

disciplines n’accorde davantage d’attention à

ces sujets qu’un bref survol. En bref, la

préoccupation la plus essentielle de l’humanité

a été marginalisée dans chacune de ces

disciplines, et cela rend la recherche en sciences

sociales moralement moins transparente

qu’elle ne devrait l’être. Ainsi que Du Bois et

Wright l’affirment, la psychologie humaniste

depuis les années 1960 a recherché en vain la

compagnie de la sociologie humaniste, qui

pourrait analyser systématiquement comment

la société permet aux humains de s’épanouir.

Au lieu de cela, « la sociologie de nos jours

continue de se focaliser sur les problèmes

plutôt que sur les solutions et sur la bonne

santé de la société » (Du Bois et Wright, 2002,

p.10). Même le concept prometteur et

enthousiasmant de « capital social », d’abord

introduit aux par le réformateur social états-

uniens Hanifan il y a près d’un siècle (1916) et

ravivé par le sociologue Coleman dans les

années 1980 (Coleman, 1988), s’est révélé bien

moins populaire parmi les sociologues que

parmi les économistes et les politistes

(Svendsen, 2009, p.4).

Dans leurs vies personnelles, la plupart des

chercheurs en sciences sociales sont sans aucun

doute sensibles au plus haut point à leur propre

bonheur et à la manière dont ils peuvent

contribuer à l’avènement de progrès sociaux,

mais cela ne transpire pas de leurs travaux

académiques. L’attention systématique portée

au progrès social est advenue dans les années

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1990 avec les notions de « qualité sociale » et de

« bien-être social » (Bach et Rioux, 1996; Beck

et al., 1997; Thin, 2002; Lin et al., 2001; Gasper,

2011; Abbott, 2012; Yee et Chang, 2012). Dans les

politiques publiques et la pratique de

l’entreprise privée, le concept de « valeur

sociale » est devenu extrêmement influent dans

certains pays comme le Royaume-Uni et les

Etats-Unis (Jordan, 2008; Cox, Bowen et

Kempton, 2012). Peu d’enseignants-chercheurs

se réclament cependant de ce registre.

Le bonheur, qui peut être vu comme la plus

importante et la plus fascinante des aptitudes

humaines, apparaît dans des contextes sociaux

et culturels particuliers (Haller et Hadler,

2006:171). On apprend à le décrypter à travers

les répertoires culturels et les interactions

sociales. Tout comme l’âme et l’esprit en

général, le bonheur est vécu comme s’il

jaillissait momentanément dans nos têtes, mais

cela est une illusion égocentrique car l’action

réelle est répartie à travers le temps et l’espace,

parmi une multitude d’acteurs. Comme c’est le

cas avec les perceptions sensorielles et

cognitives, de même nos émotions, nos

dispositions évaluatives et nos valeurs sont

réparties et interactives. Le bonheur est un

produit d’une imagination culturelle, d’une

construction sociale, il est discuté, comparé,

raconté de manière interactive, et il est

hautement contagieux. Nous pouvons certes

mesurer des auto-évaluations, mais nous

sommes incapables de mesurer directement le

bonheur parce qu’il n’est pas une entité

tangible. Non plus qu’une propriété du cerveau

de la personne interrogée : l’appréciation de sa

vie pourrait sembler une pure construction

psychologique, d’un point de vue interne, mais

nous développons ces facultés et dispositions

lorsque nous sommes en interaction avec

autrui. Notre sensation d’être heureux (ou pas)

et que nos vies sont bonnes (ou mauvaises)

surgit d’un ensemble d’interactions complexes

entre les cerveaux, les corps, les contextes

socioculturels et les environnements

physiques.

La sagesse populaire, tout comme la

psychologie positive, peut traiter le bonheur

comme une chose existant dans la tête des gens,

et pouvant par conséquent être « exprimée »

justement et directement à travers des

autoévaluations. Mais il est essentiel que les

chercheurs en sciences sociales insistent sur

une dimension complémentaire du bonheur,

comme un phénomène socio-écologique,

décentralisé et en émergence. A ce stade, les

travaux sur le bonheur et leurs traitements

médiatiques ou leurs applications politiques

ont été dominés par une métaphore

essentialiste, considérant le bonheur comme

une donnée mesurable. Les analyses et les

enquêtes sous-jacentes tendent à traiter les

auto-évaluations comme des preuves

relativement peu problématiques de ce qui se

produit à l’intérieur de la tête des gens, extrait

par des experts de manière appropriée. L’étude

des émotions, de la même manière, utilise le

concept « d’expression » comme si l’expérience

émotionnelle se produisait dans le cerveau des

gens avant d’être confessée extérieurement. La

métaphore barométrique du bonheur comme

une sorte de niveau de bien-être dans les

cerveaux des individus, et les métaphores

dérivées de l’extraction et de l’expression, ne

sont qu’une façon parmi d’autres d’envisager le

bonheur. D’autres approches importantes sont

assez différentes, l’abordant sous l’angle de

conversations et de récits qui sont socialement

et culturellement enracinés et qui peuvent

seulement être appréhendés à travers les

interactions et l’analyse qualitative.

Les travaux sur le bonheur demeureront donc

fortement handicapés jusqu’à ce que les

sociologues et anthropologues apportent leurs

méthodes, leurs approches analytiques, et leurs

connaissances pour peser sur la construction

sociale et culturelle du bonheur. A contrario, la

sociologie et l’anthropologie resteront

grossièrement/fâcheusement biaisées et

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dépourvues d’empathie si elles persistent à

ignorer le besoin d’études systématiques de la

manière dont les gens vivent des vies

véritablement bonnes dans des sociétés

véritablement bénéfiques.

L’argument le plus solide pour développer de

nouvelles formes d’investigation explicite du

bonheur en sociologie et en politiques

publiques, cependant, est qu’en faisant cela,

nous gagnerons en transparence – pour nous-

mêmes et pour autrui – sur ce qui guide

véritablement notre boussole morale. La

sociologie a toujours été une discipline

moralisante, visant non seulement à décrire les

institutions et processus sociaux mais aussi à

critiquer leurs manquements en suggérant des

pistes d’amélioration. A ce stade, ces critiques

ont été fondées sur des logiques

déontologiques plutôt que causales ou

corrélatives. Ce que cela signifie, c’est que les

inégalités et les maux sociaux sont perçus

comme mauvais simplement parce que nous

savons qu’ils sont mauvais, plutôt que parce

que nous avons établi la preuve démontrant

qu’ils conduisent à davantage de souffrance et

moins de bonheur que cela ne serait le cas dans

une société mieux organisée.

Une dernière question valant la peine d’être

abordée est de savoir si nous avons besoin de

sous-disciplines spécifiques de la « sociologie

du bonheur » et de « l’anthropologie du

bonheur ». En cette nouvelle époque

d’information abondante, et circulant

librement, les collaborations transdisciplinaires

et les échanges de connaissances deviennent de

plus en plus faciles. S’il le souhaite, tout

sociologue, tout anthropologue peut

immédiatement entrer en relation avec des

chercheurs sur le bonheur issus d’autres

disciplines. Pourquoi donc devraient-ils

s’inquiéter au sujet du fait que leurs disciplines

d’origine prennent au sérieux les travaux sur le

bonheur ? Nous pensons pour notre part

qu’étant donné l’immense diversité de

méthodes et de thématiques dans la recherche

sur le bonheur, toutes les branches de la

recherche sur le bonheur nécessitent une

double stratégie : approfondir la

transdisciplinarité d’un côté, tout en essayant

de l’autre côté de faire en sorte que leurs

disciplines d’origine respectives ne continuent

pas à avoir l’air sottes et isolées en rejetant les

travaux sur le bonheur. Cette dernière tâche est

un défi pour les sociologues comme pour les

anthropologues, mais l’une et l’autre de ces

disciplines a beaucoup à gagner à montrer à

leurs consœurs qu’elles ont, après tout,

d’importantes contributions à apporter à la

compréhension du bonheur.

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81

À propos de l’auteur

Neil Thin est professeur à l’université de

sciences politiques et sociales de l’université

d’Edimbourg. Il s’intéresse à la recherche

interdisciplinaire sur le bien-être dans une

optique interdisciplinaire et appliquée. Pour ce

faire il travaille à temps partiel pour le

parlement écossais. Il collabore avec des

institutions à tous niveaux de celles impliquées

sur le terrain aux gouvernements et institutions

supranationales comme l’ONU.

Summary

This paper explores the contributions of

sociology to happiness scholarship from the

Enlightenment through to the present day. Pre-

20th century thinkers whose work led to the

formation of social science tended to take the

theme of happiness seriously as a central

challenge of social scholarship. Over the past

century, sociologists have made important

contributions to understanding happiness,

although its absence from textbooks,

encyclopedias, and conferences suggests that

happiness has never been a major theme in

mainstream sociology. The discipline's role in

happiness scholarship could be greatly

strengthened through more systematic and

explicit approaches, especially in qualitative

research. These will doubtless be developed

soon, as sociology catches up with the other

social sciences (most notably psychology and

economics) that have already made great

progress in convincing general publics and

politicians that something so elusive as

happiness can be analysed and assessed in

robust and illuminating ways. A 'happiness

lens' is recommended as a way of making

sociology more transparent regarding its

contributions to understanding and promoting

good societies and good lives. This lens

complements pathologism with positivity;

insists on empathic effort to respect first-

person subjectivity; and promotes holism and

lifecourse perspectives.

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Jean Heutte

L’environnement optimal d’apprentissage :

contribution de la recherche empirique sur

les déterminants psychologiques de

l’expérience positive subjective aux sciences

de l’éducation et de la formation des adultes

RÉSUMÉ

En tant que pionnier de la recherche empirique

sur les déterminants psychologiques de

l’expérience positive subjective, via

l’élaboration de la théorie de l’autotélisme-

flow, Mihaly Csikszentmihalyi est l’inspirateur

de la psychologie positive. Afin de mieux

illustrer la portée de cette théorie majeure de la

psychologie scientifique contemporaine, nous

mettrons en lumière son importante

contribution à la recherche fondamentale en

sciences de l’éducation et de la formation des

adultes, tout au long et tout au large de la vie

(éducation formelle, non formelle ou

informelle). Enfin, après un focus sur la

dimension sociale de la motivation, dans un

dernier temps, nous élargirons notre propos

pour souligner la portée universelle du modèle

de la « sélection psychologique » (cf. « 3e

paradigme de l’évolution ») selon lequel le flow

serait l’un des catalyseurs fondamentaux des

processus biologiques, culturels et

psychologiques au cœur de l’évolution

humaine.

MOTS-CLÉS

Autotélisme-flow ; collectif ; éducation

positive ; motivation ; persistance.

1. MIHALY CSIKSZENTMIHALYI : LE

PIONNIER DE LA RECHERCHE

EMPIRIQUE SUR LES DÉTERMINANTS

PSYCHOLOGIQUES DE L’EXPÉRIENCE

POSITIVE SUBJECTIVE.

Mihaly Csikszentmihalyi est né en 1934 à Fiume (Italie, maintenant Rijeka en Croatie) où son père était ambassadeur de Hongrie en Italie. Il passe son enfance à faire la navette entre l’Italie et la Hongrie. L’observation du cahot de la période de la guerre, du déni des adultes, ainsi que du désespoir de ses voisin.e.s et des membres de sa famille va être très formative pour lui. Il doit quitter l’école vers l’âge de 16 ans, en 1948, quand son père démissionne de son poste d’ambassadeur, au moment de l’installation d’un gouvernement communiste par l’armée soviétique. Sa famille se retrouve du jour au lendemain sans ressource tout en ne pouvant retourner en Hongrie. Il perçoit alors que tous ces événements constituent « le signal d’alarme d’une défaillance systémique de l’espèce humaine qui nécessite la recherche d’un remède radical pour éviter à nouveau le retour des quatre cavaliers de l’Apocalypse » (Csikszentmihalyi, 2014, p. 13, traduction personnelle). C’est à cette époque, après la lecture des œuvres complètes de Karl Jung qu’il souhaite soudain s’orienter vers la psychologie, en vue de tenter de mieux comprendre le sentiment de confusion dans lequel se trouvaient les adultes qu’il connaissait pendant la guerre. Six ans plus tard, après avoir cumulé divers emplois occasionnels (affichiste, serveur, traducteur, agent de voyage…), il décide de partir aux États-Unis : il arrive à Chicago avec 1,25$ dans sa poche. Il débute ses études à l’université de Chicago dans les dernières années de l’hégémonie académique du behaviorisme et de la psychanalyse, les deux courants qui gouvernaient à l’époque la psychologie nord-américaine depuis deux générations : « Il y avait des vérités utiles à prendre dans ces deux perspectives, cependant à la fin des années 50, elles ressemblaient davantage à des reliques historiques qu’à des clés pour le futur » (Csikszentmihalyi, 2014, p.14, traduction personnelle). Pour sa part, Csikszentmihalyi va chercher à combiner la perspective de la vision européenne (notamment inspirée de Jung et de Teilhard de

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Chardin) façonnée durant son adolescence, avec le scepticisme empirique de sa nouvelle patrie. Il obtient son Master en 1960 et son doctorat en 1965.

À partir de 1978, la plupart de ses travaux scientifiques concernent plus spécifiquement l’attention, ou plus précisément l’énergie psychique nécessaire pour maintenir l’attention, ainsi que la volonté et la persistance nécessaire pour éviter l’entropie psychique (ou chaos) qui est, selon lui, l’état normal de la conscience, notamment quand celle-ci se perd dans ses propres ruminations. En effet, comme William James l’avait déjà constaté une centaine d’années auparavant, du matin au soir, toute activité humaine nécessite une allocation de l’attention qui est in fine coûteuse en énergie psychique. Or, à l’instar de l’énergie physique, l’énergie psychique est aussi limitée. De ce fait, contrairement à ce qu’affirment certains individus multitâches, il n’est pas possible de diviser son attention tout en espérant pouvoir continuer à faire correctement tout ce que l’on doit faire (Csikszentmihalyi, 1990).

2. LA THÉORIE DE L’AUTOTÉLISME-

FLOW, L’UNE DES THÉORIES

MAJEURES DE LA PSYCHOLOGIE

SCIENTIFIQUE CONTEMPORAINE

Le concept de « flow1 » a été décrit pour la

première fois par Mihaly Csikszentmihalyi dans

son livre Beyond Boredom and Anxiety en 1975.

Avec mes collègues Marta Bassi, Lucia Ceja,

Teresa Freire, Corinna Peifer et Eleonora Riva,

nous en avons élaboré la définition suivante qui

est, depuis novembre 2014, celle retenue par

l’European Flow Researchers Network:

1 Comme la très grande majorité des chercheurs dans le

monde entier, et sur recommandation de l’European Flow Researchers Network (afin de renforcer la visibilité internationale de ce champ de recherche), nous faisons volontairement le choix de conserver le mot anglais pour le concept de flow, car la polysémie du mot français "flux" serait en fait porteuse d’un bien trop grand nombre d’ambiguïtés conceptuelles. Cependant, notamment suite à l’élaboration d’un cours pour la télé université du Québec à Montréal, nous privilégions le plus souvent

« Il s’agit d’un état d’épanouissement lié à

une profonde implication et au sentiment

d’absorption que les personnes ressentent

lorsqu’elles sont confrontées à des tâches

dont les exigences sont élevées et qu’elles

perçoivent que leurs compétences leur

permettent de relever ces défis. Le flow est

décrit comme une expérience optimale au

cours de laquelle les personnes sont

profondément motivées à persister dans

leurs activités.

De nombreux travaux scientifiques mettent

en évidence que le flow a d’importantes

répercussions sur l’évolution de soi, en

contribuant à la fois au bien-être et au bon

fonctionnement personnel dans la vie

quotidienne » (EFRN, 2014, traduction

Heutte, 2017a, p. 170).

2.1 Première modélisation de l’expérience

optimale

Le modèle théorique initial est issu d’une étude

qualitative menée dans les années 1970 par

Csikszentmihalyi et ses collègues. Cette étude

souhaitait étudier comment l’expérience est

ressentie et comment les gens utilisent leur

temps, seuls ou accompagnés.

A cette époque, avec ses collègues de

l’université de Chicago., il a mis au point une

méthode d'échantillonnage de l'expérience

vécue (Experience Sampling Method - ESM en

anglais). À l'aide d'un bip ou d'une montre

programmée un signal était envoyé à la

personne qui devait alors remplir deux pages

d'un carnet qu'elle transportait avec elle en

permanence. Les signaux se déclenchaient

arbitrairement toutes les deux heures à peu

possible l’expression "expérience optimale" (vs "expérience du flow"). D’autre part, afin de permettre une meilleure identification (indexation par les moteurs de recherche…) des travaux scientifiques liés à ce champ de recherche émergeant dans la francophonie, nous privilégions généralement l’expression "autotélisme-flow" pour désigner la théorie de l’expérience optimale (vs "théorie du flow").

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près depuis le matin jusqu'à 23h ou plus. Au

signal, la personne notait l'endroit où elle se

trouvait, ce qu'elle était en train de faire, à quoi

elle pensait, avec qui elle était et elle évaluait

son état intérieur du moment sur différentes

échelles numériques : était-elle plus ou moins

heureuse, concentrée, motivée contente d'elle-

même, etc. En fin de semaine, chaque personne

pouvait avoir rempli jusqu'à 56 pages de son

carnet donnant ainsi un film virtuel de ses

activités et de ses expériences quotidiennes.

L’analyse de ce carnet permettait d'esquisser

son emploi du temps du matin au soir tous les

jours de la semaine et de suivre les fluctuations

de son humeur en fonction de ses activités et

des gens avec qui elle se trouve. Le laboratoire

de Chicago a ainsi accumulé sur plusieurs

années une documentation de plus de 70 000

pages provenant de 2 300 personnes interrogées

environ et des enquêtes menées dans des

universités d'autres régions du monde (par ex.

Csikszentmihalyi, Larson, et Prescott, 1977 ;

Larson and Csikszentmihalyi 1978, 1980;

Larson, Csikszentmihalyi et Graef. 1982 ;

Massimini et Carli, 1988 ; Moneta, 2004 …) ont

plus que triplé ces chiffres. En effet, pour

Csikszentmihalyi, il était important de disposer

d'un grand nombre de réponses car cela

permettait d'étudier en détail avec beaucoup de

précision le profil et la qualité de la vie

quotidienne. Cette méthode a également

permis d'établir des comparaisons entre

Américain.e.s, Européen.ne.s, Asiatiques ou

tout autre culture où la méthode pouvait être

utilisée (Asakawa, 2004 ; Carli, Delle Fave et

Massimini, 1988).

L’analyse de toutes ces données ont permis à

Csikszentmihalyi de conforter sa première

modélisation (1975a) dans laquelle le flow

représentait un courant borné entre l’ennui et

l’inquiétude (c’est d’ailleurs le titre de son

ouvrage).

Ce premier modèle (Figure 1) explique ainsi

que :

- quand une personne croit que ses

opportunités d’action sont trop exigeantes

Figure 1. Premier modèle de l’état de flow (expérience optimale)

(adaptation de Moneta, 2012 et Csikszentmihalyi 1975a, traduction personnelle)

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par rapport à ses compétences2,

l’expérience résultante est expérimentée

comme de l’anxiété ;

- quand le niveau de compétences est plus

élevé mais que les exigences de la tâche

sont trop élevées pour ses habiletés, cette

expérience procure de l’inquiétude ;

- l’état de flow est ressenti lorsque les

exigences de la tâche sont en équilibre avec

les compétences : il s’agit de l’expérience

optimale ;

- d’un autre côté, quand les compétences

sont plus élevées que les occasions de les

utiliser, il en résulte un état d’ennui, cet

état bascule à nouveau dans l’anxiété

quand la quantité d’ennui devient trop

importante.

Le flow apparaît donc entre l’inquiétude

(l’anxiété) et l’ennui, lorsqu’il y a une

correspondance adéquate entre le challenge

(les exigences de la tâche) et les capacités de

l’individu. Cette expérience optimale rend

l’individu capable d’oublier les aspects

déplaisants de la vie, les frustrations ou les

préoccupations. La nature de l’expérience

optimale exige une concentration totale de

l’attention sur la tâche en cours, de sorte qu’il

n’y a plus de place pour la distraction.

L’expérience optimale entraîne des

conséquences très importantes : meilleure

performance (Jackson et Csikszentmihalyi,

1999), créativité, développement des capacités,

estime de soi et réduction du stress

(Csikszentmihalyi, 2006). Un ensemble

d’études (pour revue, Heutte, 2014) apportent

des résultats concourants et montrent

l’importance d’autres concepts dans

l’expérience du Flow. Par exemple, Asakawa

(2004) met en évidence des liens positifs entre

2 Nous choisissons le terme compétence dans son sens le

plus commun. Nous aurions tout aussi bien pu en utiliser d’autres (par ex. aptitudes, capacités, habiletés…) pour traduire skill utilisé par Csikszentmihalyi dans la version originale (1975a). 3 Autotélique est un mot composé de deux racines

grecques : autos (soi-même) et telos (but). Une activité

la motivation, la satisfaction de la vie et le flow,

ainsi que des liens négatifs entre le flow et

l’anxiété ou le désengagement.

Il s’agit d’un état dynamique de bien-être, de

plénitude, de joie, d’implication totale. Ce

sentiment crée un ordre – harmonie – dans

notre état de conscience et renforce la structure

de soi. Lorsque qu’une personne est capable

d’affronter la vie avec un enthousiasme tel

qu’elle s’implique dans ce qu’elle fait avec une

grande ferveur, sans autre but que le plaisir de

vivre pleinement toute activité pour elle-même,

on peut dire d’elle que c’est une personnalité

autotélique3. Bien sûr, personne n’est à cent

pour cent autotélique car nous sommes tous

obligé.e.s, par nécessité ou par devoir, de faire

des choses qui ne nous plaisent pas. Il est en

revanche possible d’établir une gradation entre

les gens qui n’ont presque jamais l’impression

de se faire plaisir et ceux qui considèrent

presque tout ce qu’ils font comme important et

valable en soi. C’est à ces derniers que

s’applique le terme autotélique

(Csikszentmihalyi, 2005).

Par nature, l’expérience optimale exige une

concentration totale de l’attention sur la tâche

en cours, de sorte qu’il n’y a plus de place pour

la distraction. Cette concentration va

temporairement occulter les aspects

déplaisants de la vie, les frustrations ou les

préoccupations quotidiennes. Dans le cadre

d’un apprentissage, l’expérience optimale est

plus particulièrement ressentie dans les phases

qui nécessitent une importante mobilisation de

compétences : le flow est un état psychologique

dans lequel le sujet se sent simultanément

est autotélique lorsqu’elle est entreprise sans autre but qu’elle-même. L'autotélisme est par exemple un phénomène important de la création artistique, notamment en littérature française, surtout en poésie (par ex. Baudelaire, Rimbaud, Char…).

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cognitivement efficace, motive et heureux de

progresser.

Moneta et Csikszentmihalyi (1996) évoquent la

métaphore d’une action se déroulant sur le fait

d’un toit en pente : l’échec ou la réussite

tiennent a peu de choses (incertitude/risque),

cependant compte tenu de l’équilibre optimal

entre le défi et ses compétences, ainsi que de

son expérience, l’apprenant.e perçoit

progressivement que l’objectif est

probablement accessible. Ainsi, au cours d’une

phase d’apprentissage, au fur et a mesure que le

sujet apprenant s’aperçoit qu’il progresse dans

la compréhension de ce qu’il souhaitait étudier,

ce sentiment le portera et le poussera a

s’appliquer de plus en plus, en lui procurant un

tel bien-être, qu’il souhaitera que cette

expérience (émotion liée a la perception de

cette progression) se prolonge. C’est d’ailleurs

pour continuer a ressentir le flow qu’il

persistera dans l’apprentissage, y compris

parfois en se fixant lui-même de nouveaux

objectifs : faire plus vite ou faire mieux, par

exemple en optimisant ses actions ou les

ressources a sa disposition.

C’est quand Martin Seligman après son élection

à la présidence de l’American Psychological

Association (APA) lance son appel fondateur de

la psychologie positive qu’il mettra tout

particulièrement en lumière les travaux de

Mihaily Csikszentmihalyi, en déclarant qu’il est

le leader mondial de la recherche en

psychologie positive : « il en est l’inspirateur,

j’en suis le porte-parole ».

Dans un de ses derniers ouvrages publiés en

français en 2012, en choisissant de présenter la

« psychologie positive » comme étant « la

science de l’expérience optimale », Ilona

Bonniwell confirme cette place si particulière

de Mihaly Csikszentmihalyi dans la

communauté scientifique, ce qui fait à

l’évidence de la théorie de l’autotélisme l’une

des théories majeures de la psychologie

scientifique contemporaine.

2.2 Le flow dans le domaine sportif

Les premiers travaux de Csikszentmihalyi

concernaient notamment les émotions

ressenties par des sportifs et sportives quand la

victoire ou l’atteinte du but qu’elles et ils se sont

fixé.e.s semblent ne plus pouvoir leur échapper.

Il n’est donc pas surprenant que depuis une

trentaine d’années, les études concernant le

flow dans ce contexte soient particulièrement

nombreuses (pour revue, Heutte , 2014).

L’expérience optimale y serait plus

particulièrement ressentie lors de trois

situations principales :

1. lorsque l’athlète perçoit ses

compétences personnelles comme

égales au défi fixé, et simultanément

élevées pour être motivantes. Cet

équilibre peut par exemple être ressenti

lors d’une compétition où les adversaires

sont jugés comme étant de niveau égal

ou légèrement supérieur, ou lorsqu’une

compétition s’avère décisive pour une

qualification. Le flow peut être ressenti

quel que soit le niveau sportif et n’est pas

réservé aux sportifs de haut niveau.

2. lorsqu’un.e athlète est complètement

immergé.e dans la réalisation de sa

performance.

3. lorsque les mouvements se déclenchent

de manière automatique et à un niveau

exceptionnel (en référence au niveau

personnel de l’athlète). La sportive ou le

sportif vit alors un état de

fonctionnement optimal.

Qu’il soit appelé flow ou pic de performance,

cet état de fonctionnement optimal survient

immédiatement avant et pendant l’action. C’est

donc un état vers lequel tendent les athlètes de

haut niveau car il semble que la recherche de

l’atteinte de l’état de flow de manière régulière

soit un élément favorisant la maîtrise d’une

action complexe. En effet, en état de flow, le

sportif semble pouvoir réaliser sa performance

dans des conditions extrêmement favorables

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regroupant par exemple la concentration,

l’automatisation des gestes, le plaisir, la

sensation d’équilibre entre le défi et ses

habiletés. Jackson et Csikszentmihalyi (1999)

montrent que l’expérience du flow est très

enrichissante et que certains athlètes cherchent

à la prolonger afin de rester à un niveau de

performance très élevé.

2.3 Le flow au travail

Poursuivant les recherches de Csikszentmihalyi

et LeFevre (1989) concernant le « paradoxe du

travail », Bakker (2008) définit le flow au travail

comme étant une succession de courtes

périodes d’expériences optimales caractérisées

par :

- l’absorption ;

- le plaisir dans le travail ;

- une motivation intrinsèque dans le travail.

L’absorption fait ici référence à un état de

concentration total dans lequel se trouvent les

personnes durant leur travail. Pendant ces

périodes, le temps suspend son vol, elles

oublient totalement tout ce qui peut se trouver

autour d’elles si cela qui n’a pas de relation

étroite et directe avec l’action en cours.

2.4 Le flow dans les environnements

numériques : Time flies when you’re having

fun.

De longue date, la plupart des tentatives d'explications du comportement individuel des utilisateurs et utilisatrices de technologies de l'information et de la communication (TIC) ont tendance à se concentrer essentiellement sur les croyances de maîtrise instrumentale, pour comprendre leurs intentions d'usage des TIC. Cependant, des travaux récents (pour revue, Heutte, 2014) suggèrent que dans l'expérience globale avec la technologie, des concepts comme l'enjouement et le flow sont des variables explicatives potentiellement importantes dans les théories d’acceptation de l'usage des technologies font état du grand intérêt et du caractère prometteur des recherches concernant le flow dans les

environnements numériques. En effet, l’expérience autotélique est une variable évoquée pour comprendre les expériences positives subjectives avec les ordinateurs et plus récemment, pour ce qui concerne l'usage d'internet. La majorité des recherches adoptent une vision multidimensionnelle de l’expérience optimale dans les environnements numériques (en contexte de formation, de travail ou de jeu). Les construits communément cités comme reliés à l’expérience autotélique sont l’euphorie, la concentration, le contrôle, les enjeux et la curiosité. Cependant, la modélisation du flow dans les environnements numériques n'est pas réellement scientifiquement stabilisée. Pour leur part, Agarwal et Karahanna proposent le concept d'absorption cognitive (AC) qu’elles définissent comme « un profond état d'engagement avec les logiciels » (2000, p. 665).

2.5 Apport de la théorie de l’autotélisme-

flow à la recherche empirique dans le

champ de l’éducation positive

Nous souhaitons dans cette partie mettre en

perspective l’apport des concepts, de méthodes

et d'outils issus de la recherche en psychologie

positive, notamment de l’autotélisme-flow sur

l’évaluation des effets des environnements de

formation et/ou de travail, plus

particulièrement sur la modélisation des

déterminants psychologiques de la motivation

et de la persistance à vouloir apprendre ou

travailler avec des autres. Cette perspective

s’inscrit dans l’axe spécifiquement dédié à la

recherche empirique concernant l’expérience

positive subjective en contexte éducatif (cf.

« éducation positive » Heutte, Fenouillet et

Martin-Krumm, 2013), à savoir, l'étude

scientifique des conditions et des processus qui

contribuent à l’épanouissement ou au

fonctionnement optimal :

- des apprenant.e.s, personnels de

l'éducation ou de la formation et autres

parties prenantes de l'éducation et de la

formation tout au long et tout au large de

la vie ;

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- des communautés (réelles, comme

virtuelles) dans lesquelles elles ou ils

travaillent ou apprennent ;

- des systèmes, organismes ou dispositifs

d'éducation, de formation ou de travail.

Ce triple niveau d’interrogation (individu,

groupe et organisation) ouvre sur de

nombreuses pistes de recherches scientifiques

originales dont les implications pratiques

peuvent à l’évidence soutenir, et le cas échéant

renouveler, utilement le pilotage de

l’innovation dans les organisations, notamment

en vue de construire des environnements

favorables à l'apprentissage tout au long et tout

au large de la vie (éducation formelle, non

formelle ou informelle). Bien entendu, cette

perspective s’accorde tout particulièrement

avec le système éducatif français caractérisé par

un certain mal-être des enseignant.e.s, comme

des élèves. Dans la continuité de nombreuses

études internationales concernant les mesures

du bien-être scolaire (Brulé et Veenhoven,

2014 ; OECD, 2004, 2009), nous souhaitons

rappeler que seul 20% des élèves se sentent

vraiment bien à l’école et que près de 27%

peuvent y être considéré.e.s comme étant

réellement en souffrance (Fenouillet, Martin-

Krumm, Heutte et Besançon, 2014) et donc

qu’une part importante de la réussite de

l’ensemble des actions de la communauté

éducative réside certainement dans une

meilleure prise en compte de cette variable

pour ce qui concerne les élèves (Heutte, Déro

et Fenouillet, 2014), comme les enseignant.e.s

(Heutte, 2009, 2011). Nous ne pouvons à

l’évidence nous réjouir que la communauté

éducative française produise la jeunesse la plus

pessimiste du monde, selon une étude récente

de la fondation Varkey (2017), ou encore leader

mondial pour ce qui concerne la consommation

de médicaments psychotropes

(antidépresseurs, anxiolytiques et

hypnotiques).

D’autre part, partageant avec Trocmé-Fabre

(1999) le principe selon lequel le métier

d’apprendre est « le seul métier durable

aujourd’hui », nos propos dépassent très

largement le périmètre exclusif du système

éducatif. Dans cette perspective, empruntant à

Carré (2005), sa définition de l’apprenance,

nous nous intéressons plus particulièrement

aux communautés d’apprenance, à savoir, les

communautés « favorisant l’émergence, la

croissance et/ou le maintien d’un ensemble

stable de dispositions affectives, cognitives et

conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans

toutes les situations formelles ou informelles,

de façon expérientielle ou didactique,

autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite »

(Heutte, 2013, p. 122). L’étude scientifique des

communautés d’apprenance participe à une

meilleure compréhension du déploiement de

l’écologie de l’apprenance.

2.6 L’absorption cognitive : quand plus rien

ne peut perturber.

L’expérience autotélique est décrite par de

nombreuses personnes comme un des

meilleurs moments de leur vie au cours duquel

les actions se déroulent avec une extraordinaire

impression de fluidité, en ayant le sentiment

d’être très a l’aise, sans avoir l’impression de

devoir faire un effort pénible. Dans cet état,

elles étaient tellement complètement

impliquées dans l’activité que plus rien d’autre

ne pouvait les perturber. Au-delà du plaisir lie

a l’activité et de la persistance liée a l’intérêt

intrinsèque pour l’activité, l’immersion totale

dans l’activité est un aspect central de

l’expérience optimale.

Après échanges avec Agarwal et Karahanna, et

avec leur accord, nous avons suggéré d’étendre

et de revoir la définition originale (Agarwal et

Karahanna 2000), pour proposer de définir

l’absorption cognitive (AC) comme « un état de

profond engagement focalise sur la volonté de

comprendre avec, comme sans, l’usage des

technologies numériques » (Heutte 2014,

p. 167). Cet état est lie a un épisode d'attention

totale (expérience optimale d’apprentissage)

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qui "absorbe" (qui focalise) entièrement les

ressources cognitives au point que plus rien

d'autre n’importe que de comprendre, ce qui a

notamment pour conséquence immédiate que

pratiquement plus rien ne peut effectivement

perturber la concentration exclusivement

centrée sur la compréhension. Ainsi, nous

considérons l’AC comme une focalisation

exclusive, extrême et apaisante, liée a un état de

concentration totale dans une activité.

« Trivialement, nous sommes tente de dire,

qu’a ce moment-la, le sujet fait le vide autour

de lui/est dans sa bulle, alors que le plus

souvent, il serait certainement plus juste de dire

que le vide/la bulle se fait autour de lui car, l’AC

est liée a un intérêt intrinsèque "envahissant"

pour l’activité et se produit a certains égards

aux dépens du sujet, en dehors de sa volonté :

quand le sujet est en quelque sorte pris au piège

de son propre intérêt pour l’activité ! » (Heutte,

2011, p. 105). Dans les activités induites par le

besoin de comprendre, l’AC est l’un des

éléments fondamental du rapport au savoir et

de la motivation a apprendre : un état dans

laquelle l’ensemble des ressources cognitives

du sujet sont exclusivement mobilisées autour

de la cognition.

2.7 Le flow : l’émotion de s’apercevoir que

l’on comprend

Ainsi, le flow correspond à l’émotion liée à l’état

psychologique caractérisé par un sentiment de

fluidité mentale et d’intense concentration sur

des tâches qui mobilisent toutes nos

compétences. Il se manifeste souvent quand il y

a perception d’un équilibre optimal entre les

compétences personnelles et les exigences de la

tâche (la «demande», Engeser et Schiepe-Tiska,

2012). En contexte éducatif, le flow est, par

exemple, ressenti quand l’ensemble des actions

à réaliser pour comprendre, notamment celles

qui réclament une attention particulièrement

soutenue, semblent "couler de source", avec

une telle fluidité telle qu’à aucun moment

l’apprentissage ou la compréhension ne seront

interrompus par une quelconque inquiétude

concernant ce qu’il faut faire pour y parvenir ou

ce que les autres pourraient en penser (Heutte,

2014).

Figure 2. Modèle des relations entre les dimensions du flow en éducation

([EduFlow2] Heutte, Fenouillet, Martin-Krumm, Boniwell et Csikszentmihalyi, 2016)

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L’étude du flow en contexte éducatif a fait

l’objet de multiples études massives, depuis

l’école primaire, jusqu’à la formation d’adultes

dans des contextes de formation en face à face,

comme à distance (pour revue, Heutte, 2014).

Cependant, avant que nous nous n’y

intéressions au cours de notre recherche

doctorale (Heutte, 2008, 2010, 2011 ; Heutte et

Fenouillet, 2010), il n’existait aucun outil de

mesure spécifiquement adapté à ces contextes

au niveau international (et bien entendu encore

moins en langue française). C’est la mise au

point de cet outil de mesure qui a permis

l’élaboration du premier modèle du flow en

éducation (EduFlow). Cette nécessité

impérative de construction et de validation

d’outils de mesure standardisés spécifiques

(afin de pouvoir déterminer avec fiabilité les

indicateurs des déterminants psychologiques

postulés dans nos modélisations théoriques),

permet, si cela était nécessaire, de réaffirmer

que l’ancrage épistémologique de la

psychologie positive s’inscrit résolument dans

le champ des sciences empiriques : basées sur

des méthodes de recueil de données et de

traitements qui choisissent explicitement de

s’exposer à la réfutation, en cohérence avec les

méthodes de construction et de validation des

modèles théoriques de la psychologie

scientifique contemporaine, au niveau

international. Le fait que les résultats de ces

travaux soient régulièrement le fruit d’études

comparatives à plus ou moins grande échelle

doit permettre de clairement distinguer la

psychologie positive (dont la dénomination

reste l’objet de controverses au sein de la

communauté scientifique) des niaiseries de la

vulgate des vendeurs et vendeuses de « trucs et

astuces du bonheur » qui surfent avec intérêt

sur la médiatisation excessive de la

marchandisation du bien-être et de la crédulité

naïve de ceux qui y sont un peu trop réceptifs.

Ainsi à titre d’exemple, les résultats présentés

ci-dessous, à savoir le modèle du flow en

éducation (EduFlow, cf. Figure 2) et le modèle

heuristique du collectif individuellement

motivé (MHCIM, cf. Figure 4) sont le fruit de

près de dix années de travail, impliquant

plusieurs dizaines de milliers de sujets (élèves

de l’enseignement scolaire, étudiant.e.s en

formation initiale à l’université, adultes en

formation continue ou en situation de

travail…), notamment dans des

environnements de formation massifs en ligne,

comme par exemple les Massive Open Online

Course (MOOC) et ont fait l’objet de

nombreuses communications dans des

manifestations et/ou publications scientifiques

(pour revue, Heutte, 2017).

Si la question de l’intérêt pédagogique des

MOOC peut être légitiment l’objet de questions

vives, force est de reconnaître qu’en tant que

tels, ils constituent à l’évidence des terrains

tout à fait propices à de nouvelles formes de

recherche empirique en sciences de l’éducation

et de la formation des adultes (Heutte,

Fenouillet, Kaplan, Martin-Krumm et Bachelet,

2016). La quantité de données recueillies à

chaque collecte permet ainsi l’élaboration de

modèles dont la plausibilité peut être estimée

notamment via des méthodes d’analyses et de

traitements de plus en plus sophistiqués (cf.

Exploratory structural equation modeling,

Marsh, Morin, Parker et Kaur, 2014), reconnus

dans les revues classées aux meilleurs rangs des

publications scientifiques internationales. C’est

ce qui nous permet d’affirmer que ces travaux

issus de la psychologie positive sont une

contribution notable à la recherche

fondamentale en sciences de l’éducation et de

la formation des adultes.

Dans notre dernière version de la modélisation

du flow éducation ([EduFlow2] Heutte,

Fenouillet, Martin-Krumm, Boniwell et

Csikszentmihalyi, 2016), nous retenons 4

dimensions : le contrôle cognitif (FlowD1),

l’immersion et l’altération de la perception du

temps (FlowD2), l’absence de préoccupation à

propos du soi (FlowD3), et l’expérience

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91

autotélique — bien-être procuré par l’activité

en elle-même (FlowD4).

Ces quatre dimensions éclairent

remarquablement la persistance du

comportement des apprenant.e.s en contexte

de formation ou d’apprentissage. Les trois

première dimensions

(FlowD1+FlowD2+FlowD3) constituent

l’absorption cognitive, un état de profond

engagement focalisé sur la volonté de

comprendre avec, comme sans, l’usage des

technologies numériques (Heutte, 2014).

L’absorption cognitive est un déterminant

fondamental de la persistance à vouloir

comprendre et de la qualité des apprentissages

induite par cette persistance.

3. MODÉLISER LE COLLECTIF

"INDIVIDUELLEMENT MOTIVÉ"

C’est dans le but de mieux comprendre ce qui

pousse certaines personnes à persister à vouloir

comprendre, travailler ou jouer avec des autres

qu’a été élaboré un modèle socioconatif de la

persistance via les contributions et

complémentarités de trois théories majeures du

self, à savoir l’autodétermination, (Deci et

Ryan, 2002, 2008), l’auto-efficacité (Bandura,

1996, 2003) et l’autotélisme (Csikszentmihalyi,

1990, 2014). En effet, il est en effet possible de

se sentir littéralement porté par le contexte

collectif, booste par le flow et le sentiment de

vivre une expérience optimale d’apprentissage,

notamment du fait que nos choix sont respectés

ou suivis (ce qui conforte notre besoin d’auto-

détermination), ainsi que par des feedbacks

positifs quant à la qualité de nos contributions

(ce qui conforte notre besoin de compétence

(Deci et Ryan, 2000). La conjugaison de ces

besoins psychologiques de base a une incidence

sur le bien-être et le sentiment d’efficacité

personnelle, comme collective. Il s’agit là de

conditions essentielles de la persistance dans

les efforts pour partager, acquérir et construire

des connaissances, dans la mesure ou elle

pousse à s’impliquer bien souvent au-delà de ce

qu’il est possible de réaliser seul. Ainsi, les

contributions et complémentarités de ces trois

théories du self offrent un cadre d’analyse

pertinent pour éclairer l’engagement

(motivation) et la persistance (volition) de

chacun dans le désir de progresser, d’acquérir

de nouvelles compétences, de comprendre et

donc de vouloir se former et apprendre par soi-

même et à certains égards pour les autres, afin

de pouvoir être reconnu et accepté dans une

communauté, en tant que sujet sachant. Cette

expérience est si gratifiante, elle procure une

telle émotion, qu’elle justifie à elle seule que

ceux qui l’ont vécu (au moins une fois) se

donnent parfois beaucoup de mal pour réunir

toutes les conditions afin de pouvoir la revivre

à nouveau. Le sentiment d’acceptation apparaît

clairement comme l’un des déterminants

essentiels de la persistance à vouloir contribuer

dans des communautés d’apprenance. C’est

dans le but d’éclairer la construction

dynamique, de ces communautés qu’a été

élaboré le modèle heuristique du collectif

individuellement motivé (MHCIM, Heutte,

2014, 2015, 2017a) développée selon l’hypothèse

que le bien-être psychologique est une des

conditions du développement optimal des

individus et des groupes dans les lesquels ils

apprennent, travaillent ou jouent. La

proposition du MHCIM permet d’envisager le

principe d’une ingénierie de formation

autotélique (Heutte, 2017b) dont l’énergie

principale est coproduite par les interactions et

surtout les contributions des membres d’une

communauté d’apprenance.

3.1 L’importance de l’affiliation sur la

motivation

Dans divers contextes (pour revue Heutte, 2013,

2017a), nous avons souvent eu l’occasion de

mettre en évidence un lien important entre le

sentiment d’appartenance et l’implication de

collègues, d’étudiant.e.s ou d’élèves dans des

travaux ou des actions à réaliser en interaction.

La rancœur et l’amertume sont très vite

perceptibles dès que nous ne nous sentons pas

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acceptés, ce qui généralement nous dissuade de

persister dans nos efforts pour contribuer avec

d’autres à d’éventuelles actions collectives. A

contrario, il est possible de se sentir

littéralement porté par le contexte collectif,

boosté par le flow et le sentiment de vivre une

expérience optimale, notamment du fait que

nos choix sont respectés ou suivis (ce qui

conforte notre besoin d’autonomie), ainsi que

par des rétroactions positives quant à la qualité

de nos contributions (ce qui conforte notre

besoin de compétence). Ainsi dans certaines

circonstances particulièrement favorables,

nous pouvons constater l’effet médiateur du

sentiment d’efficacité collective (SEC) entre le

sentiment d’efficacité personnelle (SEP) et le

contrôle cognitif (FlowD1) : le SEC a un effet sur

le contrôle cognitif qui est plus important que

l’effet direct du SEP (cf. Figure 3). Ce qui revient

à dire que ressentir que le groupe a les

ressources nécessaires pour réussir une tâche

ou action permettra dans ce cas une persistance

plus forte que s’il ne fallait compter que sur ses

ressources personnelles (SEP).

À l’évidence, la qualité des relations

interpersonnelles (Senécal, Vallerand et

Vallières, 1992) peuvent favoriser (ou inhiber)

les apprentissages invisibles de la vie

quotidienne. Toutes les organisations

gagneraient donc à « s’interroger sur les

fonctionnements qui permettent l’innovation

et l’apprentissage collectif : c’est autour de cette

question que se reconstruisent les grands

principes de management contemporain »

(Hatchuel, Le Masson et Weil, 2002, p. 30).

Le sentiment d’appartenance sociale a un

impact essentiel sur les deux autres besoins

psychologiques de base postulés par Deci et

Ryan (2002, 2008, 2014) : le sentiment

d’autonomie et le sentiment de compétences

sont mieux éprouvés en présence d’autrui, et

perçus de façon bien plus favorable dans le cas

d’affiliation(s) positive(s) (pour revue, Heutte,

2017a). Il faut notamment accorder une

importance toute particulière au fait que l’un

des retours sur investissement, subjectif, mais ô

combien catalyseur de la motivation, est le

sentiment de faire partie d’une communauté

d’apprenance dans laquelle chacun se sent

accepté parce qu’il estime que ses compétences

et son expertise sont reconnues : en sus de

l’autonomie, la satisfaction de ces deux besoins

psychologiques de base est l’un des moteurs de

l’engagement, ce qui renforce l’auto-efficacité

personnelle comme collective.

Figure 3. L’effet médiateur du sentiment d’efficacité

collective (SEC) entre le sentiment d’efficacité personnelle

(SEP) et le contrôle cognitif (FlowD1) (Heutte, 2011)

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Quant à l’émotion ressentie (cf. le flow) à ce

moment-là, elle constitue l’un des moteurs de

la persistance : si apprendre est rarement une

partie de plaisir, comprendre (faire

comprendre, être compris...) peut être

totalement jubilatoire. Cette expérience est si

gratifiante qu’elle justifie à elle seule que celles

et ceux qui l’ont vécue (au moins une fois) se

donnent parfois beaucoup de mal pour réunir

toutes les conditions afin de pouvoir la revivre

à nouveau. Ainsi, pouvons-nous considérer que

certain.e.s (cf. l’épicurien de la connaissance) se

régalent du savoir, de la connaissance et

surtout de la compréhension (du plaisir de

s’apercevoir que l’on comprend) dans un

rapport presque charnel au savoir (Heutte,

2010, 2013, 2014b, 2016a) !

C’est dans le but d’en éclairer la construction

dynamique, que nous avons envisagé la

modélisation de cette spirale positive et

optimale qui est brièvement présentée ci-

dessous.

3.2 Le modèle heuristique du collectif

individuellement motivé : contribution de

la psychologie positive à la recherche

fondamentale en sciences de l’éducation et

de la formation des adultes.

Pour éclairer le concept du collectif

individuellement motivé, nous (Heutte, 2011,

Figure 4. Dynamique du Modèle heuristique du collectif individuellement motivé (MHCIM, Heutte, 2017a, p. 175)

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2014) avons conçu le modèle heuristique des

contributions de l’autodétermination (Deci et

Ryan, 1985, 2000, 2008), l’auto-efficacité

(Bandura, 1977, 2003, 2005) et l’autotélisme–

flow (Csikszentmihalyi, 1975, 1990, 2014), dont

nous avons envisagé l’extension pour étudier la

persistance à vouloir travailler, apprendre ou

jouer avec des autres dans des contextes variés

(Heutte, 2015, 2017).

Ce modèle dynamique considère que la boucle

volitionnelle du sentiment d’efficacité

collective (SEC contrôle cognitif

expérience autotélique SEC contrôle

cognitif expérience autotélique ...) est

pour ainsi dire alimentée par deux flux

complémentaires (cf. Figure 4) :

- l’ensemble des variables qui renforcent les

conditions du Flow (notamment

directement le contrôle cognitif), à savoir,

le SEP et le SEC ;

- l’ensemble des variables qui renforcent les

effets du Flow (notamment l’expérience

autotélique), à savoir, le sentiment

d’affiliation avec ceux qui travaillent,

apprennent ou jouent dans le dispositif

(QRIa/ACCa), ainsi qu’avec ceux qui sont

responsables de l’organisation du dispositif

(QRIr/ACCr).

Ces flux se combinent entre eux pour renforcer

le bien-être et la persistance à vouloir

contribuer avec des autres : la boucle

volitionnelle du SEC est ainsi l’un des

constituants essentiels de cette spirale positive

et optimale à mettre en œuvre (Heutte, 2011,

2015, 2017a).

4. L’EVOLUTION DE SOI : A LA

RECHERCHE DE LA DIMENSION

SOCIALE DE L’AUTOTÉLISME-FLOW

4 Interprétation de l’expression « transcendence of ego

boundaries » (Csikszentmihalyi, 1975b, p. 41), liée au sentiment de faire partie, momentanément, d’une entité

Si certaines caractéristiques comme l’immersion et l’altération de la perception du temps (FlowD2) ou encore le bien-être (FlowD4) sont très souvent naturellement évoquées comme faisant partie des effets perçus a posteriori du flow, il est un effet moins souvent clairement décrit, c’est l’absence de préoccupation à propos du soi (FlowD3).

La perte de conscience de soi (cf. loss of self-consciousness, Csikszentmihalyi, 1975, 1990) se produit quand « nous sommes trop absorbé.e.s pour penser à protéger notre ego. [. . . ] Nous avons même, parfois, la sensation de sortir de nous-mêmes et de faire partie, momentanément, d’une entité plus vaste » (Csikszentmihalyi, 2006, p. 112).

Cette absence de préoccupation à propos du soi, que nous avons choisi de comprendre comme étant une sorte de « dilatation de l’ego4 » (Heutte, 2011, p. 101), à positionner quelque part dans le continuum entre l’égocentrisme d’un soi en gestation dont l’énergie psychique est dirigée vers son monde intérieur (la survie) et l’allocentrisme d’un soi pleinement développé dont l’énergie psychique est dirigée vers le bien-être d’autrui (l’inclusion). Cette dilatation de l’ego se produit notamment quand nous sommes en mesure de nous oublier nous-mêmes. Paradoxalement, la compréhension de qui nous sommes et de notre potentiel passe par une ouverture de soi à une dimension plus vaste que nous-mêmes, et notamment aux autres. « La forte relation entre l’altruisme et l’humeur positive est notre plus grande découverte » (Csikszentmihalyi et Patton 1997, p. 153). En effet, selon ces auteurs, l’altruisme procure deux sortes de "récompenses" :

- une attention positive à autrui va

probablement attirer un comportement

réciproque plutôt que de l’indifférence ; le

plus vaste que soi-même : d’être soudainement moins égocentré.

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fait de se savoir apprécié et valorisé attire

plus de sens et de joie à sa vie ;

- l’action même de porter une attention

positive (sans égard à la réciprocité) libère

une énergie psychique qui autrement serait

dirigée vers son monde intérieur avec les

différentes angoisses qu’une telle attention

sur soi pourrait générer.

Pour sa part, Csikszentmihalyi (1997, 2004) considère que le développement du concept de soi (et du projet de vie) se fait selon 4 étapes, inextricablement liées entre soi et l’environnement social : (1) la survie, (2) la complexité du soi, (3) l’individualisme réflexif, puis (4) l’inclusion (cf. Tableau 1).

Et Csikszentmihalyi (2004) de poursuivre en précisant que dans cette perspective, la vie personnelle apparaît comme une série de "jeux" – avec des buts et des défis – qui changent à mesure que la personne évolue, de façon incrémentale et coordonnée, dans une spirale intégrant une double progression permettant à chaque étape d’accéder, à la fois à une plus

grande complexité et à une plus grande intégration :

- la complexité requiert une énergie

intrinsèquement orientée vers le

développement de ses aptitudes

personnelles en vue de devenir autonome,

conscient de son unité et de ses limites ;

- l’intégration requiert une énergie

extrinsèquement orientée en vue de

reconnaître et de comprendre les forces qui

dépassent l’individu et de trouver les façons

de s’y adapter.

5. CONCLUSION

Le flow est souvent lié au sentiment de comprendre, de se faire comprendre et/ou d’être compris. Dans ce contexte, se sentir accepté et reconnu, en tant que sujet sachant et compétent, par un réseau d’autruis significatifs est vraisemblablement l’un des moteurs essentiels de la persistance à vouloir s’impliquer au sein d’une communauté d’apprenance. Le flow est assurément un catalyseur des dynamiques identitaires,

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notamment dans les nombreuses phases critiques de la gestation de soi : seul, mais jamais sans des autres. Le sentiment de vivre une expérience optimale avec des autres favorise les affiliations et l’émergence de cultures communes (Delle Fave, Massimini et Bassi, 2011). Ainsi, les interactions mutuellement bénéfiques entre pairs et expert.e.s constituent des écosystèmes propices à l’émergence de communautés d’apprenance et à la reconnaissance sociale des compétences. Ces écosystèmes constituent un environnement optimal pour la persistance à vouloir comprendre (se faire comprendre, être compris …) tout au long et tout au large de la vie. Pour Csikszentmihalyi et Massimini le modèle de la sélection psychologique constitue le « 3e paradigme de l’évolution » (1985), selon lequel l’interaction entre les processus biologiques, culturels et psychologiques pourrait être le moteur de l’évolution humaine, pour le meilleur, comme pour le pire. En effet, à l’instar du gène et du mème5 (Dawkins, 1976), le flow est amoral : « Comme toute source d’énergie, du feu à la fission nucléaire, il [le flow] peut tout aussi bien servir des finalités positives que destructives » (Csikszentmihalyi et Rathunde, 1993, p. 91, traduction Heutte, 2017a). Ainsi, certaines recherches récentes s’intéressent plus particulièrement à ce côté obscur du flow (cf. Dark Side of Flow, Partington, Partington et Olivier, 2009 ; Schüler, 2012). Les effets du flow sur la passion (harmonieuse vs obsessive) et la persistance (flexible vs rigide) peuvent par exemple avoir des conséquences tout autant positives que négatives (Heutte, Fenouillet et Vallerand, 2016), y compris en contexte éducatif. Force est de constater que dans certaines circonstances, le comportement induit par l’état de flow pourra être (socialement ou culturellement) très diversement apprécié : là où certain.e.s partisan.e.s pourront par exemple qualifier une action violente d’acte de bravoure héroïque tout à fait justifié, d’autres n’y verront peut-être que du terrorisme ou un acte de barbarie inhumain. De ce fait, l’acceptation culturelle

5 Selon Dawkins (1976), le mème est l'unité de l'évolution culturelle (par analogie avec le gène).

(éthique, sociale, sociétale...) des comportements induits par le flow aura tendance à favoriser le regroupement des personnes qui les partagent et l’éloignement de celles qui ne les partagent pas (avec le cas échéant le risque de renforcer ainsi directement tous les extrémismes et/ou communautarismes). Le flow est un des déterminants essentiels de la sélection psychologique à travers les sociétés et les cultures, en favorisant une sélection psychologiquement influencée par des individus qui ne seraient pas les fruits du hasard de l’interaction de processus biologiques et/ou culturels. L’évolution des individus et des organisations serait en fait directement influencée par des décisions personnelles, elles-mêmes influencées par le bien-être psychologique subjectif des individus. L’autotélisme-flow apparaît donc clairement comme une théorie du développement individuel et sociétal, ce qui en renforce la portée universelle. Le flow serait ainsi l’un des catalyseurs fondamentaux des processus biologiques, culturels et psychologiques au cœur de l’évolution humaine.

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À propos de l’auteur

Jean Heutte est Maître de conférences en Sciences de l’éducation au sein de l’équipe Trigone-CIREL (EA 4354) de l’université de Lille. Il est l’un des chercheurs référents au niveau européen de la recherche empirique sur les déterminants psychologiques de l’expérience positive subjective, notamment de la modélisation théorique de l’autotélisme-flow dans l’éducation. Il est d’ailleurs le premier chercheur francophone à avoir été invité à contribuer aux travaux de l’European Flow-Researchers’ Network (depuis 2012). Regulierement missionne depuis pres de 30 ans afin de favoriser le deploiement des usages pedagogiques des technologies numeriques, il a notamment ete expert aupres du ministere de l’education nationale, puis de celui de l’enseignement superieur et de la recherche francais, charge du pilotage de projets nationaux pendant une dizaine d’annees. Ses travaux sont principalement consacrés à l’étude des déterminants motivationnels de la persistance de l’apprentissage humain dans des communautés de travail, de formation ou de jeu (en présentiel comme à distance) de l’apprentissage tout au long et tout au large de la vie (éducation formelle, comme informelle), ainsi qu’aux conditions sociale-conatives du pilotage de l’innovation dans les organisations

Summary

This article investigates the current empirical

findings of flow to reflect upon the conditions

of learning for children and adults. It starts with

a historical reading of the main actors working

around flow. Although flow is an individual

experience, the conditions that favor it are

largely social. Flow is not only psychological

but psycho-social. Many factors are deeply

embedded in social interactions. Being

respected by a community of authors is the key

for creating the bases of a learning community.

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Thierry Nadisic

Recension de l’ouvrage « well-being:

challenging the Anglo-Saxon

hegemony » (Catherine Coron et Louise

Marie Dalingwater)

Depuis les travaux précurseurs de Richard

Easterlin dans les années 1970, la science

économique a fortement développé les travaux

sur le bonheur. Or, ces recherches,

majoritairement anglo-saxonnes, ont privilégié

une approche libérale du concept où le marché,

la prise de risque, l’individualisme et l’aspect

matériel occupent une place centrale.

L’ouvrage « well-being : challenging the Anglo-

Saxon hegemony », coédité par deux

chercheures françaises spécialisées dans la

langue et la culture anglosaxonne permet d’y

voir plus clair. Il montre les racines et les

spécificités communes de ce modèle anglais et

américain du bonheur. Nous y découvrons par

exemple l’influence première de Bentham et de

son principe d’utilité ainsi que la manière dont

l’approche pluraliste flexible de Sen peut

permettre de l’élargir pour y incorporer

l’éthique. Nous comprenons également mieux

comment ce modèle a été utilisé dans la mesure

du bien-être et la mise en place de politiques

publiques néolibérales. Enfin, nous sommes

initiés à des approches alternatives du bonheur,

comme celle des Navajos pour qui la famille, la

tradition et la spiritualité sont les composantes

les plus importantes. L’ouvrage représente une

belle démonstration de la spécificité du modèle

anglo-américain et de sa force pour inspirer

l’action publique tout en montrant ses limites

liées à son inadaptation à d’autres cultures.

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Rémy Pawin

Kaléidoscope1

« Plutôt que de prendre la parole », « j’aurais

voulu pouvoir me glisser subrepticement »

dans le discours, affirmait Michel Foucault dans

son incomparable leçon inaugurale au collège

de France. De fait, tout commentateur ne peut

que souhaiter faire de même, s’effaçant derrière

le flot ininterrompu d’augustes locuteurs. Dans

ce numéro 2 de Sciences et Bonheur, six ont pris

la parole, tous issus de disciplines différentes,

dont le point commun est de traiter de ce

champ de recherches récent, que l’on appelle

les sciences du bonheur. Il s’agit donc ici de

proposer un regard croisé de ces différentes

contributions, afin de souligner leurs points de

convergence, leurs apports et les prolongations

auxquels ils invitent.

Plaidoyer pour le développement des

sciences du bonheur : objectiver le subjectif

Pourtant venus d’horizons variés, plusieurs

chercheurs viennent renforcer l’un des objectifs

de Sciences et Bonheur (SetB) en soulignant la

nécessité et le caractère pressant du

développement du champ de recherches sur le

bien-être. Dans le domaine de l’urbanisme,

Yankel Fijalkow montre que la notion de

confort, trop restreinte à une vision

équipementière, reste ainsi en deçà des attentes

et ne permet guère d’envisager le bonheur

d’habiter. Plus étonnant, Neil Thin révèle aussi

les carences de la sociologie du bien-être anglo-

saxonne : déplorant le manque de travaux

scientifiques, il plaide pour que la sociologie

rejoigne les autres sciences sociales comme la

psychologie ou l’économie. Comme d’autres

avant lui, il regrette ainsi que la focale des

sociologues reste trop souvent axée sur les

1 Le kaléidoscope est une partie dont le but est de

croiser les regards des articles rédigés dans le numéro. Elle est rédigée par les membres du comité de rédaction

dimensions pathologiques du monde social.

Cet aggiornamento auquel il aspire conduirait

sur la piste d’une sociologie positive, dans le

sens que la psychologie positive a donné à ce

terme. Fondamentalement interdisciplinaire,

cette évolution permettrait d’enrichir le regard

de la sociologie et, plus largement, des sciences

du bonheur.

Selon les chercheurs, l’un des axes pourrait

consister dans le développement des

recherches sur le subjectif, sur la manière dont

les individus se saisissent et s’approprient le

monde qui les entoure. Trop souvent, les

travaux scientifiques ont en effet délaissé les

perceptions des acteurs, jugé trop labiles et

évanescentes, pour se cantonner à des éléments

jugés objectifs et stables. Il s’agirait donc de

parvenir à objectiver le subjectif : trouver des

moyens de recueillir d’abord des larges bases de

données sur les processus subjectifs, élargir les

domaines d’investigation pour ne pas se

cantonner aux aspects matériels de la vie,

croiser les données pour comprendre comment

le regard des acteurs transforment et

interprètent les conditions objectives. En ce

sens, la plupart des articles de ce volume ne se

cantonnent pas à des déclarations d’intention,

mais proposent une incursion prometteuse au

cœur des préoccupations des sciences du

bonheur.

Une déclinaison plurielle des sciences du

bonheur

Les articles du numéro 2 de SetB déclinent dans

différents champs disciplinaires l’horizon

commun des sciences du bonheur. Il s’agit de

réfléchir aux manières d’améliorer le bien-être

commun et individuel. Chacun apporte ses

méthodes. Le sociologue Thomas Seguin,

s’inspirant de la philosophie sociale, analyse les

auteurs et, dans une sorte de généalogie de la

pensée philosophique, souligne l’intérêt de

de Sciences et Bonheur, et est donnée à relire aux auteurs pour s’assurer que le texte ne déforme pas leurs propos ou leur pensée.

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Spinoza, de Deleuze et de Foucault pour

construire une société des affects positifs. De

leurs côtés, les économistes et les psycho-

sociologues utilisent leurs propres fonds

disciplinaires et proposent des analyses

multidimensionnelles déployant la science

statistique pour dévoiler des corrélations entre

le bien-être de l’adulte et celui de l’enfant, ou

entre le capital social et le Subjective Well-Being

(SWB). La lecture croisée de ces différentes

contributions enrichit le savoir sur le bonheur

et offre des pistes de réflexion pouvant

conduire à une amélioration du bien-être. Elle

permet aussi de confronter les modalités par

lesquelles saisir ce bonheur que l’on dit trop

souvent inaccessible aux mesures scientifiques.

Certaines disciplines, comme la philosophie, le

conceptualise volontiers sans recourir à la

méthodologie empirique. Il s’agit – et c’est

normal – de définir théoriquement de quoi est

fait le bien-être, sans doute afin de pouvoir

démêler le vrai du faux. D’autres raffinent de

procédures pour le déterminer, non pas

idéalement, mais expérimentalement, afin de

savoir ce qui rend les acteurs heureux. La

méthode désormais traditionnelle consiste à

œuvrer au plus près des individus et à leur

demander s’ils sont « heureux » ou « satisfaits

», plutôt que de les examiner et de l’exprimer

pour eux dans une posture de savant

omniscient. Pour ce faire, les enquêtes par

sondages ont prouvé depuis plusieurs

décennies déjà leur robustesse

méthodologique. L’article de Sarah Flèche et

celui de Stefano Bartolini et Francesco

Sarracino utilisent respectivement les données

du British Cohort Study et du National Child

Development Study pour l’un, et du World

Values Survey / European Values Study et de

l’European Social Survey, pour l’autre. Réalisés

auprès de plusieurs milliers d’individus, ces

enquêtes fournissent des informations

statistiques particulièrement riches. Elles

autorisent de stimulants croisements et sont

susceptibles de révéler un certain nombre de

déterminants du bien-être subjectif. Le suivi de

cohorte utilisé par Sarah Flèche permet

notamment de mieux comprendre comment

évolue le SWB des acteurs au cours des

différentes phases de leur vie et de souligner

l’impact de l’enfance et de l’adolescence sur le

bonheur à l’âge adulte.

Pour autant, ces mesures déclaratives ne sont

pas sans poser de problème, notamment celui

du biais de désirabilité sociale et Neil Thin

témoigne d’une volonté de construire des

procédures qualitatives. Sans les préciser tout à

fait, il s’inscrit cependant dans une autre

logique et renoue peut-être avec les précurseurs

de la sociologie du bien-être, en estimant les

mesures de SWB trop réductrices. De fait, les

entretiens semi-directifs menés par Yankel

Fijalkow constituent sans aucun doute une

alternative aux mesures quantitatives par

sondages. Ils offrent un matériel documentaire

riche et varié, qui permet aux chercheurs de

mieux comprendre ce qui compte pour les

acteurs et ce qui fait le bonheur d’habiter.

Relevons à ce propos la proximité entre ce

travail et celui mené en leur temps par les

chercheurs du CEREBE, qui avait mené 60

entretiens sur Le « vécu » des habitants dans

leurs logements. Ceci confirme les propos tenus

dans le numéro 1 de SetB par l’ancien directeur

du CEREBE, Philippe d’Iribarne, qui soulignait

l’éclipse des sciences du bonheur dans les

années 1980 et 1990 et saluait leur renaissance.

L’utilisation d’entretiens qualitatifs, comme

celui des correspondances ou des journaux

intimes, permettrait ainsi de compléter les

enquêtes quantitatives et d’enrichir les sciences

du bonheur.

De fait, cette confrontation épistémologique ne

signifie pas pour autant querelle de chapelles,

puisque les différentes méthodologies sont

largement complémentaires : il est possible de

les allier entre elles, pour multiplier leurs

avantages et régler leurs défauts respectifs.

C’est sans doute là l’un des intérêts de Sciences

et Bonheur que d’offrir une plate-forme de

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dialogue interdisciplinaire conduisant à une

fertilisation croisée de regards. De surcroît, ce

numéro propose également d’acculturer le

monde francophone aux avancées anglo-

saxonne.

Avance anglo-saxonne, acculturation francophone

Plusieurs articles de ce volume permettent de mesurer l’avance prise par la recherche anglo-saxonne dans les sciences du bonheur. Neil Thin offre le point de vue documenté d’un chercheur de l’université d’Edimbourg spécialiste de ces questions et la traduction offre aux lecteurs francophones l’occasion d’un point de vue socio-historique sur les recherches sur le bien-être. Mieux encore, l’article de Sarah Flèche synthétise les travaux collectifs de l’ouvrage The Origins of Happiness, écrit en collaboration avec Andrew Clark, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee et George Ward. Le lecteur se rend compte de l’avance prise outre-Manche et outre-Atlantique dans ce domaine et le chercheur est invité à poursuivre plus avant leur démarche.

Jean Heutte, quant à lui, ne se contente pas de résumer de manière claire et fluide les travaux sur le flow de Mihaly Csikszentmihalyi, l’inspirateur de la psychologie positive. Ce spécialiste des sciences de l’éducation va plus loin que faciliter la simple circulation de la théorie de l’autotélisme-flow. Il propose de l’appliquer au domaine de l’éducation et de la formation tout au long (et tout au large) de la vie. Dans cet article, il l’applique aux sciences de l’éducation et de la formation des adultes, en soulignant l’apport que de l’expérience optimale pour éclairer la persistance à vouloir travailler ou apprendre ensemble. Totalement ignorée de nombreux personnels de l'éducation ou de la formation et autres parties prenantes en charge du pilotage de ces organisations, cette théorie de l’autotélisme-flow serait pourtant à même de rénover substantiellement les manières de concevoir des systèmes, organismes ou dispositifs d'éducation, de formation ou de travail. La force de cet article

est notamment de ne pas se contenter du niveau individuel des apprenants, mais de réfléchir également aux conditions par lesquels favoriser l’expérience optimale au niveau des groupes. Certains écosystèmes éducatifs facilitent, montre-t-il, ce type d’expérience individuelle et renforce ainsi les apprentissages. Sans céder totalement aux sirènes de l’autotélisme-flow qui, comme il le souligne en conclusion, peut aussi induire des comportements peu souhaitables, il montre que l’expérience optimale est l’« un des déterminants essentiels de la sélection psychologique à travers les sociétés et les cultures ». À travers cet article, se dévoile à la fois la capacité des chercheurs francophones à recueillir les acquis des travaux anglo-saxons et à les prolonger dans leurs propres domaines. La recension de Thierry Nadisic de l’ouvrage Well-being: challenging the Anglo Saxon hegemony nous souligne également les conditions culturelles, principalement anglo-saxonnes, de production du concept actuel de bien-être. C’est, à nouveau, l’un des atouts de Sciences et Bonheur que de faciliter ces transferts, comme le montre également la réflexion autour de l’importance du relationnel.

Aimer, se lier, s’investir : le bonheur est

dans autrui

Déjà présent dans le numéro 1 de SetB, la

question de l’autre et des relations construites

avec les autres est soulevée à plusieurs reprises

dans ce deuxième numéro. Jean Heutte évoque

directement cette question, en soulignant

l’importance des « feedbacks positifs quant à la

qualité de nos contributions » au sein des

groupes. Se sentir lié aux autres et être valorisé

est incontestablement l’une des composantes

majeures du bien-être de chacun. De même,

Thomas Seguin aborde de biais cette

composante relationnelle du bonheur en

évoquant l’importance des rapports de soi au

milieu et celle de la « reliance » de l’individu au

monde.

Surtout, cette question constitue le cœur de

l’article de Stefano Bartolini et Francesco

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Sarracino sur le capital social. Pour ce faire, ils

prennent position à propos du célèbre paradoxe

d’Easterlin, qui constitue l’une des controverses

majeures des sciences du bonheur. Non

seulement remettent-ils sur le métier les liens

entre le PIB et le bien-être subjectif à la lumière

de nouvelles données, mais surtout, ils

s’intéressent aux liens entre le capital social et

le SWB, afin de souligner que « le bonheur

durable emprunte d’avantage le chemin du

capital social que celui de la croissance

économique. » Ajoutant des pierres à l’édifice

d’Easterlin, ils démontrent ainsi que si le lien

entre le PIB et le bien-être est avéré à court

terme, il se fait plus lâche à long terme ; au

contraire, montrent-ils, de la relation entre

capital social et bien-être, qui se renforce à long

terme, alors qu’elle n’a que peu d’incidence à

court terme. En ce sens, ajoutent-ils, la

croissance économique n’est pas un horizon

vers lequel tendre à tout prix. Il faudrait plutôt

faciliter les contacts et les relations entre les

individus, qui construisent fondamentalement

le bien-être de tous et de chacun.

Particulièrement stimulant, ce travail pourrait

ouvrir sur tout un programme de recherche,

permettant de mieux préciser les liens entre les

relations sociales et le bien-être subjectif. De

fait, les mesures du capital social utilisées dans

l’article (principalement l’implication dans des

groupes et des associations, ainsi que des

questions relatives au niveau de confiance)

peuvent sembler peu robustes et mériteraient

d’être mieux approfondies. De même, pour

évaluer les effets sur le long terme de

l’évolution du capital social sur le bien-être, un

suivi longitudinal de cohorte pourrait se révéler

plus probant que la mise en série d’enquêtes

transversales. On pourrait ainsi mieux

apprécier comment, au niveau de chaque

individu, l’évolution du lien social affecte, ou

n’affecte pas, le bien-être, à court, moyen et

long terme. Mais c’est certainement le propre

des travaux novateurs que de féconder les

travaux ultérieurs. Gageons que cet article du

numéro 2 de SetB saura susciter des vocations

en ce domaine, dont les travaux pourront

guider les décideurs.

Guider les décideurs

Pour conclure cette lecture croisée, une

remarque finale s’impose : tous les articles de ce

volume proposent ou témoignent de la volonté

de fournir des clés aux décideurs, qu’ils soient

politiques ou économiques. Les sciences du

bonheur ne constituent pas un nouvel avatar de

l’art pour l’art, mais se veulent résolument

tournées vers l’action publique, qu’elle soit

politique, économique, éducative ou sociale. Il

s’agit, tous le reconnaissent, d’aider et de guider

les prises de décisions futures. Que l’on pense

théoriquement le bonheur ou souhaite

découvrir des prédicteurs du bien-être

subjectif, l’horizon est bien là. Ce champ de

recherches s’apparente à une science appliquée.

A force travail, nous, chercheurs, pourront sans

doute être à même de chuchoter à l’oreille des

peuples ou des décisionnaires. Espérons qu’ils

nous écoutent !