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Sénevé Journal de l’aumônerie Le Royaume Rentrée 2009

Sénevé - École normale supérieure · immense du Royaume de Dieu dans la foi chrétienne et dans la vision du monde et de ... L’arrière-plan », le chapitre XV « Le Royaume

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Sénevé Journal de l’aumônerie

Le Royaume

Rentrée 2009

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Sénevé est le journal de l’aumônerie catholique de l’École normale supérieure

« Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de Sénevé qu’un homme a pris et a semé dans son champ. C’est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande de toutes les plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches. » (Mt 13, 31-32)

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Le Royaume Éditorial

Le Royaume de Dieu est un aspect central du message de Jésus. Comme le montre l’historien John P. Meier, « la forte concentration de l’expression ‘‘Royaume de Dieu’’ dans les paroles du Jésus des synoptiques1, qui contraste fortement avec sa relative rareté dans le judaïsme ancien et dans le reste du Nouveau Testament, ne peut trouver qu’une explication satisfaisante, à savoir que l’expression reflète l’usage personnel de Jésus et l’importance qu’il y attachait. »2 Quel est ce Royaume de Dieu dont parle Jésus ? Voilà la question à laquelle ce Sénevé cherche à répondre.

Devant la complexité du problème, nous avons choisi de présenter tout d’abord la réflexion de trois auteurs qui nous aideront à dresser un premier cadre interprétatif, exégétique et théologique. Nous aborderons ensuite le thème de l’annonce du règne de Dieu à travers les psaumes dans l’Ancien Testament et le langage parabolique du Nouveau Testament. Nous réfléchirons, dans un troisième temps à la question de la terre comme Royaume. Nous analyserons la tentation du messianisme historique et le thème de l’unification catholique du globe dans le Soulier de satin. Les trois derniers articles de ce numéro sont consacrés à l’espérance d’un Royaume déjà présent et à venir, à la compréhension des béatitudes chez saint Thomas et à la méditation du Royaume dans les Exercices spirituels de Saint Ignace. Ils donneront une idée des attitudes possibles de l’homme face au Royaume de Dieu.

Nous espérons que ces réflexions aideront croyants et incroyants à mieux saisir l’enjeu immense du Royaume de Dieu dans la foi chrétienne et dans la vision du monde et de l’histoire qu’elle offre.

David Perrin

1 Matthieu, Marc et Luc sont appelés ''évangiles synoptiques'' car ils présentent de telles convergences tant sur la forme que sur le fond qu’ils peuvent être édités en trois colonnes parallèles (synoptique, en grec, signifie, ''d’un seul regard''), ce qui n'est pas le cas du quatrième Évangile. 2 Meier, John. P., Un certain juif Jésus, Les données de l’histoire, tome II La parole et les gestes, Paris, lectio divina, cerf, 2005, p. 192.

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Sommaire

Éditorial ................................................................................................................................... 3

HISTOIRE ET THÉOLOGIE DU ROYAUME ........................................... 5 Réflexion historique sur « le Royaume de Dieu » ............................................. John P. Meier ................................................................................................................................................. 6 La venue du Royaume ........................................................................ Jean-Robert Armogathe ............................................................................................................................................... 25 L’Évangile du Royaume de Dieu ........................................................................... Benoit XVI ............................................................................................................................................... 30 L’ANNONCE DU ROYAUME .................................................................... 39 Qui donc est ce roi de gloire ? ........................................................................ Mathilde Briand ......................................................................................................................... 40 Les paraboles et le Royaume ................................................................................ David Perrin ............................................................................................................................................... 48 LA TERRE ET LE ROYAUME ............................................................................... 58 La tentation du messianisme historique .................................................. Jeanne-Marie Martin ............................................................................................................................................... 59 Le globe et le Royaume ................................................................ Graciane Laussucq Dhiriart ............................................................................................................................................... 72 LE ROYAUME DÉJÀ PRÉSENT ET À VENIR ....................................... 78 L’espérance du Royaume ................................................................................ Antoine Cavalié ............................................................................................................................................... 79 La béatitude selon saint Thomas d’Aquin ............................................... Emmanuelle Devaux ............................................................................................................................................... 85 La méditation du Règne .................................................................................. Amaury Freslon ............................................................................................................................................... 91

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Histoire et théologie du Royaume

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Réflexion historique sur le « Royaume de Dieu »

John P. Meier

David Perrin

Nous souhaitons faire ici le résumé de trois chapitres consacrés à l’étude du « royaume de Dieu » dans le tome II, « La parole et les gestes », du livre de John Paul Meier3, Un certain Juif Jésus, les données de l’histoire. Dans cet ouvrage fondamental prévu en cinq volumes, l’auteur souhaite « esquisser un portrait raisonnablement fiable du Jésus historique ». Dans un premier volume, J. P. Meier a délimité les possibilités et les moyens d’atteindre cet objectif. Puis il a situé dans cette perspective les origines de Jésus, son milieu social, culturel et religieux, ses appartenances familiales, et établi la gamme des dates des événements les plus marquants de la vie de Jésus.

Le tome II braque le projecteur sur Jésus lui-même, sur Jésus tel qu’il apparaissait dans son message très particulier et dans ses actions tout à fait étonnantes. Une première interrogation, aujourd’hui fort débattue, ouvre le volume : l’importance des attaches de Jésus avec Jean le Baptiste. Dans quelle mesure Jésus a-t-il partagé les pratiques et le message de ce prophète qui convoquait les foules pour un baptême de repentir et appelait à un changement radical de vie en vue du jour proche du jugement de Dieu ?

L’auteur cherche ensuite comment prit corps le message propre de Jésus, fondamentalement enraciné dans la foi et les attentes juives de son temps mais affirmant d’autorité la venue d’un temps nouveau. Il essaie de le capter autant que possible de la bouche même de Jésus et dans les termes employés par lui. C’était essentiellement l’annonce d’un royaume de Dieu, paradoxalement futur et à l’œuvre « au milieu de vous ». Quelle est dans ce contexte d’origine, la portée de cette annonce, illustrée par des béatitudes déroutantes et jusque dans une prière nouvelle.

Dans la troisième partie du livre, l’auteur montre comment ce Royaume est annoncé tout autant par des actes, ces gestes de Jésus que lui-même et ses disciples ont compris comme des miracles. Simples pratiques de thaumaturge, voire de magicien, que ces nombreuses actions rapportées dans la chronique des évangiles ? Quels gestes ont effectivement été posés, dans quelles circonstances et pour quoi faire ? 4

Nous voulons faire ici un résumé des chapitres exclusivement consacrés au message du Royaume : le chapitre XIV « Le Royaume de Dieu. (1) L’arrière-plan », le chapitre XV « Le Royaume de Dieu. (2) Un Royaume à venir, le chapitre XVI « Le Royaume de Dieu. (3) Le Royaume déjà présent.5 ».

3 Prêtre de l’archidiocèse de New York, docteur en sciences bibliques (institut biblique pontifical, Rome), professeur de Nouveau Testament à l’Université catholique d’Amérique à Washington, ancien rédacteur en chef du Catholic Biblical Quaterly et président de l’Association biblique catholique des Etats-Unis, John P. Meier enseigne actuellement à l’Université Notre Dame (Indiana). Ses travaux de recherche, publiés dans neuf ouvrages et une soixantaine d’articles scientifiques font autorité. 4 Nous reprenons ici le texte introductif très bien fait qui se trouve en quatrième de couverture de l’ouvrage de John P. Meier, Un certain Juif Jésus, les données de l’histoire, tome II, Les paroles et les gestes, traduit de l’anglais par Jean-Bernard Degorce, Charles Ehlinger et Noël Lucas, Paris, Lectio divina, Les éditions du cerf, 2005. 5 Ibid., p. 189 à 381.

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

Pour comprendre ce que John P. Meier dit du message de Jésus sur le royaume, il est indispensable auparavant de faire un point sur la méthode historique qu’il suit et sur les objectifs qu’il se fixe. L’auteur s’inscrit dans une période qualifiée par certains exégètes de « troisième quête du Jésus historique »6 qui bénéficie des progrès de la recherche archéologique, d’une meilleure connaissance de l’araméen et du contexte culturel de la Palestine du Ier siècle, d’une vision plus large des différentes formes du judaïsme et des nouveaux apports de l’analyse sociologique et de la théorie littéraire moderne. Un des objectifs majeurs de John P. Meier est de « prendre le temps d’établir les arguments pour ou contre l’historicité de telle parole ou de tel acte de Jésus ».7

John P. Meier

Le but poursuivi est de décrire non pas le « Jésus réel », qu’il est impossible de reconstruire totalement, mais le « Jésus historique » que l’on peut retrouver et reconstruire en utilisant les outils scientifiques de la recherche historique moderne : « Le ‘‘ Jésus historique’’ est une construction scientifique, une abstraction théorique des exégètes modernes qui ne coïncide que partiellement avec le Jésus réel de Nazareth, le Juif qui a réellement vécu et travaillé en Palestine au Ier siècle de notre ère. » Meier distingue aussi le « Jésus historique » du « Jésus théologique ». L’exigence première de son travail est en effet de ne le fonder que sur des sources et une argumentation purement historiques. Compte tenu du très petit nombre de sources sur Jésus extérieures aux évangiles, qui se réduisent au témoignage de Paul et de

6 Comme l’indique l’auteur dans son introduction : « La première « quête », qui produisit une série de « vies libérales » de Jésus dans l’Allemagne du XIXème siècle a atteint son apogée avec l’ouvrage d’Albert Schweitzer Von Reimarus zu Wrede (1906) […] traduit en anglais par le titre significatif : The Quest of the Historical Jésus. Ces vies libérales étaient souvent le reflet de l’imagination débordante de leurs auteurs plutôt que des données fournies par les évangiles. La deuxième « quête », poursuivie notamment par les exégètes « post-bultmanniens » comme Ernst Käsemann et Günther Bornkamm dans les années 1950, essaya de mettre davantage de soins à déterminer les critères qui permettent de parvenir à des jugements historiques. Mais, en Allemagne au moins, cette deuxième « quête » était lourdement grevés du poids de la philosophie existentielle du XXè siècle. […]Dans les années 1990, la troisième « quête » a tenté de mettre en place une méthodologie plus élaborée ; on s’efforçait de rester davantage conscient et critique face aux tendances et préjugés d’un auteur donné ; on avait aussi une détermination plus forte pour faire de l’histoire et non de la théologie ou de la christologie déguisée. Cette troisième « quête » profite des découvertes archéologiques récentes, d’une meilleure connaissance de l’araméen et du contexte culturel de la Palestine du Ier siècle, d’une vision plus large des différentes formes du judaïsme qui se sont développées au tournant de notre ère et des nouveaux apports de l’analyse sociologique et de la théorie littéraire moderne. Il est clair qu’aucune de ces avancées n’immunise le chercheur d’aujourd’hui, y compris moi-même, contre l’influence de préjugés personnels ou institutionnels. » Ibid., p. 10 7 Ibid., p. 11

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

Josèphe, il revient à l’historien la tâche délicate de passer au crible les quatre évangiles à la recherche de la tradition historique. Pour y parvenir, John P. Meier décide d’utiliser cinq critères :

1). Le critère d’embarras qui repère, dans les évangiles, les matériaux pouvant difficilement avoir été inventés par l’Eglise primitive, en raison de l’embarras ou des difficultés théologiques que ces matériaux créaient dans l’Eglise, même au cours de la période néotestamentaire ( par exemple, le baptême de Jésus par Jean).

2). Le critère de discontinuité s’applique aux paroles ou aux actes de Jésus qui ne peuvent dériver ni du judaïsme (ou des judaïsmes) de l’époque de Jésus ni de l’Eglise primitive (par exemple, le rejet du jeûne volontaire par Jésus).

3). Le critère d’attestation multiple prend en considération les paroles ou les actes de Jésus qui sont attestés par plus d’une source littéraire indépendante (par exemple, Marc, Q8, Paul ou Jean) et (ou) par plus d’une forme ou d’un genre littéraire (par exemple, un logion9 de Jésus concernant un certain type de miracle et un récit concernant le même type de miracle). Ainsi l’interdiction du divorce par Jésus est confirmée par le témoignage indépendant de Marc, de Q et de Paul. Le fait que l’on présume que Jésus a rendu la vue à des aveugles au cours de son existence est confirmé par un logion de Q et par des récits qui se trouvent à la fois dans Marc et dans Jean.

4). Le critère de cohérence intervient seulement après que d’autres critères ont permis d’isoler une certaine quantité de matériaux historiques. Le critère de cohérence permet de dire que d’autres paroles et actes de Jésus qui s’harmonisent bien avec la « base de données » préalablement établie par les autres critères ont une bonne chance d’être historiques.

5). Le critère du rejet et de l’exécution de Jésus n’envisage pas des paroles ou des actes de Jésus séparément, mais considère le schéma général du ministère de Jésus et recherche les paroles et les actes qui s’accordent avec ce schéma d’ensemble et expliquent son procès et sa crucifixion. Un Jésus dont les paroles et les actes n’auraient pas été une menace pour certains ou une cause de rejet, surtout pour les autorités de l’époque, n’est pas le Jésus historique.

8 Meier se range à la position généralement acceptée aujourd’hui par la recherché néotestamentaire: « Marc, reprenant diverses collections de traditions orales et peut-être écrites, composa son évangile aux environs de 70 apr. J.C. Matthieu et Luc, indépendamment l’un de l’autre, composèrent des évangiles plus longs au cours de la période 70-100 (très probablement entre 80 et 90) en associant et en adaptant au texte de Marc une collection des paroles de Jésus, désignée arbitrairement par les exégètes sous le nom de Q, et des traditions particulières propres à Matthieu et Luc. C’est ce qu’on appelle l’hypothèse des deux sources. Bien que cette conception soit la plus répandue aujourd’hui, elle n’est pas acceptée par tout le monde. […] L’évangile de Jean constitue-t-il également une source indépendante de connaissance sur Jésus, en plus de Marc et de Q. ? […] En ce qui me concerne, je pense que les arguments de biblistes tels que Dodd et Brown sont plus convaincants. La présentation du ministère de Jésus faite par Jean comporte tout simplement beaucoup trop de différences pour qu’elle puisse dériver des synoptiques. […] Nous disposons, pour notre recherche, de trois sources indépendantes principales : Marc, Q et Jean. J’appelle ces sources ‘‘principales’’ par opposition à deux sources secondaires et problématiques, à savoir M et L. Par M et L, je désigne les traditions qui sont propres respectivement aux évangiles de Matthieu (M) et de Luc (L). On isole ces traditions en soustrayant de l’évangile en question tout ce que l’on estime provenir de Marc, de Q et de l’activité rédactionnelle de l’évangéliste. Etant donné que ces traditions M et L furent formées et transmises par les Eglises locales, qui ont également contribué à donner forme aux perspectives théologiques de Matthieu et de Luc, il est parfois extrêmement difficile de distinguer la tradition M de la rédaction de Matthieu et la tradition L de la rédaction de Luc. » John P. Meier, Un certain Juif Jésus, les données de l’histoire, tome I, Les sources, les origines, les dates, traduit de l’anglais par Jean-Bernard Degorce, Charles Ehlinger et Noël Lucas, Paris, Lectio divina, Les éditions du cerf, 2004, p. 42-43. 9 Le logion est une parole attribuée à Jésus.

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

On peut faire également appel à divers critères secondaires mais, habituellement, ils viennent seulement renforcer ou confirmer des critères principaux. Parmi ces critères secondaires (sujets à caution pour certains), citons les traces d’araméen dans les paroles de Jésus et les échos du milieu palestinien du Ier siècle qui fut celui de Jésus. D’autres critères se révèlent encore plus fragiles (inutiles pour certains) : le caractère concret et vivant de la narration et les tendances générales que l’on croit déceler dans la tradition synoptique au cours de son développement.10

C’est avec ces critères que John P. Meier va s’attacher à discerner ce qui, dans les

évangiles, a le plus de chance d’être authentique, de relever de Jésus lui-même et ce qui relève de la tradition, des évangélistes, de l’église primitive. A présent que la méthode historique est précisée, nous pouvons nous attacher au contenu des chapitres sur le « royaume de Dieu ». « Le Royaume de Dieu. L’arrière-plan » John Meier démontre après une analyse serrée de l’arrière-plan judaïque de la formule « royaume de Dieu » que « le Jésus historique a consciemment choisi une expression inhabituelle pour en faire le vecteur énigmatique, le ‘‘symbole fort’’ de son message complexe sur la souveraineté de Dieu et sur son royaume »11 : Certes, le symbole dynamique d’un Dieu qui exerce sa puissance sur une créature rebelle apparaît dans diverses parties de l’Ancien Testament, dans les pseudépigraphes et à Qumran, mais l’expression précise de « royaume de Dieu » est extrêmement rare avant Jésus, en particulier dans un contexte d’eschatologie future imminente. Or, on assiste, dans les évangiles synoptiques, à une explosion de l’emploi de cette locution, qui apparaît comme un symbole central dans les paroles de Jésus. Il ne semble pas que cette expression soit la rétroprojection d’une manière de parler des premiers chrétiens, car l’expression « royaume de Dieu » est relativement rare chez Paul, disparaît presque entièrement chez Jean et est tout simplement absente de certains livres du Nouveau Testament.12 L’attestation multiple des sources et des formes est un argument solide pour soutenir que le « royaume de Dieu » est une donnée importante du message du Jésus historique. Le critère d’attestation multiple des sources est en effet parfaitement rempli. L’expression « royaume de Dieu » ou ses équivalents apparaît dans 13 logia de Marc, 13 logia de la tradition Q, dans quelques 25 logia de la M, dans quelques 6 logia de L et dans deux logia de Jean. Cette large attestation dans de multiples sources s’accompagne également d’une large attestation dans de nombreuses catégories de la critique des formes : par exemple, paraboles, prières, béatitudes, prophéties eschatologiques, récits de miracles, sentences formulant les conditions d’entrée dans le royaume, sur Jean le Baptiste et un résumé concis de l’annonce faite par Jésus et ses disciples. 10 John P. Meier, Un certain Juif Jésus, les données de l’histoire, tome II, La parole et les gestes, traduit de l’anglais par Jean-Bernard Degorce, Charles Ehlinger et Noël Lucas, Paris, Lectio divina, Les éditions du cerf, 2005, p. 14-15 11 Ibid., p. 20. 12 Ibid., p. 20.

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

Le critère de discontinuité joue ensuite à fond. Dans l’Ancien Testament hébraïque, comme dans le corpus paulinien l’expression n’apparaît en effet que peu de fois et presque jamais avec le sens que lui donne Jésus.

La Septante

En ce qui concerne l’Ancien Testament, John P. Meier met en lumière un

paradoxe important : L’Ancien Testament ne contient qu’un seul exemple de l’expression précise « royaume de

Dieu », alors que l’usage que Jésus en fait s’appuie sur un arrière-plan où l’Ancien Testament tient une place de toute première importance.

L’un des aspects du paradoxe est le suivant : cette unique occurrence de « royaume de Dieu » (basileian theou) se trouve dans le livre de la Sagesse (10,10), livre deutérocanonique (apocryphe). Dans les livres du canon hébraïque, l’expression exacte « royaume de Dieu » n’apparaît jamais. […] Le terme « royauté » ou « royaume » (malkût) se rencontre parfois dans d’autres contextes indiquant clairement que le royaume ou la souveraineté appartient à Dieu, mais sans employer d’expression typée : par exemple, Ps 103, 19 (« son royaume ») ; Ps 145, 11.12.13 (« ton royaume ») ; 1 Ch 17, 14 (« mon Royaume »). […] Ce n’est pas une coïncidence si les rares exemples de l’emploi d’un nom abstrait accompagné d’un génitif ou d’un pronom possessif pour signifier la royauté ou le royaume de Dieu se trouvent presque tous dans les derniers livres du canon hébraïque et si le seul parallèle exact se trouve dans le Livre de la Sagesse, qui a été composé en grec probablement au Ier siècle avant notre ère et qui est donc le dernier livre à avoir été écrit parmi les livres du canon plus étendu de l’Ancien Testament ( dit d’Alexandrie ») reconnu par les chrétiens orthodoxes et catholiques. Si l’on en juge par les ces témoignages rares et tardifs de l’Ancien Testament, Jésus semble avoir repris une manière relativement récente d’évoquer la souveraineté royale de Dieu et a bien été le premier à forger et à employer de façon régulière l’expression établie « royaume de Dieu » pour évoquer l’histoire mythique de l’Ancien Testament.

L’autre aspect du paradoxe est celui-ci : c’est bien l’Ancien Testament qui met en place la ligne fondamentale de cette histoire mythique13 condensée plus tard dans la formule consacrée de

13 « L’histoire mythique évoquée par l’expression « le Royaume de Dieu » va de la première page de la Bible à la dernière. […] Si l’on voulait brosser un résumé rapide de l’histoire du royaume, on y mettrait la création par Dieu de son univers bon et bien ordonné, la corruption de la création par le péché et la révolte des humains, le choix gracieux de Dieu pour faire d’Israël son peuple, l’action de Dieu qui libère son peuple de l’esclavage en Egypte, l’expérience du péché et du salut à la mer des Roseaux et au mont Sinaï, la traversée du désert et l’entrée en terre promise. Feraient aussi partie de cette histoire le royaume de David, le choix fait par Dieu de Jérusalem et du mont Sion pour y établit sa demeure auprès du roi, les désastres provoqués par les successeurs de David, la

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

« royaume de Dieu ». Mais de manière caractéristique, l’Ancien Testament le fait en se servant de verbes dynamiques plutôt que de noms abstraits. Ce sont les proclamations cultuelles de yahweh málak (« Yahvé est devenu roi ! » ou « Yahvé exerce sa souveraineté en roi ! ») et les promesses prophétiques de yahweh yimlók (« Yahvé gouvernera en roi ») qui donnent le ton de la conception vétérotestamentaire de l’exercice de la souveraineté royale de Dieu, passée, présente et future.14

John Meier montre que le symbole du royaume n’apparaît pas comme central dans les

livres vétéro-testamentaires protocanoniques ou deutéro-canoniques15, ni dans les pseudépigraphes16 de l’Ancien Testament, ni dans la littérature de Qumrán prise globalement. Lorsque le symbole apparaît dans des passages clés de la littérature juive exilique ou post-exilique, il fait souvent référence (mais pas toujours) au futur et il est parfois associé à l’espoir de restauration d’une Jérusalem glorieuse, où l’ensemble des douze tribus d’Israël seront de nouveau rassemblées dans la cité sainte et recevront les présents et les hommages « des gens des nations » qui auront été vaincus. Nous ne pourrons résumer ce que l’auteur dit de tous les livres de l’Ancien Testament et de la littérature « intertestamentaire ». Nous rassemblerons ici seulement les conclusions majeures qu’il donne.

descente progressive d’Israël au plus profond de l’idolâtrie et du péché, le refus du peuple d’entendre les avertissements des prophètes, la destruction de Jérusalem et l’exil à Babylone, la promesse d’une restauration future avec une ville de Jérusalem reconstruite et un nouveau temple purifié, la soumission des « gens des Nations » hostiles et l’établissement de l’éternel royaume divin de paix et de justice au milieu des humains (avec ou sans mandataire ou intermédiaire humain). En fonction de la perspective plus ou moins apocalyptique du narrateur, le royaume final peut être envisagé comme une restauration, en infiniment mieux, du royaume originel de David, ou comme un retour au paradis terrestre, ou comme un royaume céleste au-delà de ce monde du temps et de l’espace. » Ibid., p. 194 14 Ibid., p. 198 15 Les livres deutérocanoniques sont les livres de la Bible que les Églises catholiques et orthodoxes incluent à l'Ancien Testament, au-delà du canon biblique du Tanakh. On décrit les livres de la Bible hébraïque comme protocanoniques, c'est-à-dire, du premier canon, alors les livres deutérocanoniques sont, selon les Églises catholiques et orthodoxes, du second canon, d'après la langue grecque deuteros « secondaire ». Le protestantisme ne voit pas ces livres comme inspirés et les considère apocryphes. 16 Les pseudépigraphes sont des écrits juifs qui ne font partie ni du canon juif, ni du canon chrétien. Quand on y a joute les Ecrits de Qumrân, on appelle l'ensemble "écrits intertestamentaires ", parce qu'ils se situent entre l'Ancien Testament et le Nouveau Testament. En voici la liste: I Hénoch ; II Hénoch ou Livre des Secrets d'Henoch ; II Baruch ou Apocalypse syriaque de Baruch ; III Baruch ou à Apocalypse grecque de Baruch IV Maccabées ; IV Esdras ; Jubilés ; Testaments des douze patriarches ; Psaumes de Salomon ; Testament de Moïse ; Martyre d'Isaïe ; Oracles Sybillins ; Livre des Antiquités Bibliques ; Joseph et Aséneth ; Testament de Job; Testament d'Abraham ; Apocalypse d'Abraham ; Paralipomènes de Jérémie ; Vie grecque d'Adam et d'Eve ; Apocalypse d'Elie ; Les Pirqé Aboth.

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

Dans Isaïe et les psaumes en particulier, Jésus a dû apprendre cette vérité fondamentale : le Dieu créateur a dominé, domine et dominera toujours sur sa création, obéissante ou rebelle. Il est le roi éternel. Le Pentateuque pense plutôt à une royauté de Yahvé sur Israël par les événements de la mer des roseaux et du mont Sinaï. Le modèle idéal de David est une confirmation de l’alliance du roi éternel avec son peuple. Au cours de l’exil à Babylone, le thème de la royauté subit un infléchissement. Des profondeurs du désespoir, les prophètes parlent d’une restauration future du royaume de Dieu en Juda, avec une Jérusalem redevenue capitale sainte. C’est « la bonne nouvelle » annoncée aux exilés par le Deutéro-Isaïe. Le prophète (Deutéro-) Isaïe repense à frais nouveaux la souveraineté royale de Dieu, en termes d’amour qui pardonne les péchés d’Israël et de rassemblement de l’Israël dispersé en une unité restaurée centrée sur la cité sainte. Cette nouvelle conception de la royauté de Dieu, selon Meier, trouvera une résonance dans le message et l’activité de Jésus. L’image d’une restauration miséricordieuse et d’un retour joyeux vers Sion se retrouve dans les autres grands prophètes. Le livre de Jérémie évoque la réunion future des douze tribus et la promesse d’un nouveau David. Le livre d’Ezéchiel est plus précis sur le pasteur humain qui sera l’intermédiaire du pasteur divin. Après le retour d’exil, le livre de Zacharie exalte le statut de Jérusalem vis-à-vis des nations et commence à l’imaginer en termes apocalyptiques, en évoquant un ultime combat mondial où le guerrier divin triomphera pour sa ville sainte.

Dans le livre de Daniel, inspiré par les persécutions du monarque séleucide Antiochus IV Epiphane (175-164), la dimension apocalyptique du royaume est clairement affirmée. Chez lui, le schéma traditionnel de quatre grands royaumes qui se succèdent les uns les autres trouve son achèvement dans la défaite définitive des nations hostiles et dans l’instauration par Dieu, sans l’intermédiaire d’un humain, d’un royaume éternel gouverné par les saints. La plupart des livres deutérocanoniques n’adoptent pas la totalité de la vision apocalyptique de Daniel, mais ils reprennent les thèmes clés déjà rencontrés dans l’ « eschatologie prophétique » d’Isaïe, de Jérémie et d’Ezéchiel. Une vision plus nouvelle du royaume se manifeste dans le livre de la Sagesse écrit en grec à Alexandrie. Il entrelace différents thèmes : 1) Le modèle du juste persécuté mais justifié, qu’on trouve dans les psaumes (par exemple, Ps 22) et dans Isaïe (52, 13-53, 12) ; 2) la doctrine platonicienne de l’immortalité de l’âme ; et 3) l’attente apocalyptique juive d’un jugement final des bons et des méchants (mais sans aucune idée de résurrection des corps). Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que dans le cadre de cette eschatologie, on parle du juge divin comme d’un roi, qui établit avec puissance sa souveraineté éternelle à la fin du monde, dans un acte de jugement qui récompense définitivement les justes et punit les impies. Le deuxième point nouveau est que la sagesse procure l’héritage d’un royaume éternel qui consiste en l’immortalité mais aussi que l’on peut faire, dès cette vie, l’expérience de ce royaume donné par la sagesse. Comme le dit, Meier, « Lorsque se pose la question de savoir si l’eschatologie de Jésus, et notamment son message sur le royaume, pourrait avoir à la fois une dimension présente et une dimension future, il faudrait se rappeler que des œuvres juives comme le livre de Daniel ou celui de la Sagesse avaient déjà réussi le paradoxe de combiner les deux. »17

17 Ibid., p. 206

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Histoire et théologie du Royaume Réflexion historique de John P. Meier

Si nous prenons du recul sur ce que Meier a mis en évidence dans l’ensemble des livres de l’Ancien Testament, nous voyons que « l’image de la royauté de Dieu ne constitue pas une sorte de grand thème omniprésent apte à embrasser la totalité de l’Ancien Testament, ou un thème sous-jacent, apte à fournir la base d’une théologie de l’Ancien Testament, à la manière du mot ‘‘alliance’’ dans l’ouvrage de Walter Eichrodt. [...] Il est vrai d’autre part que le symbolisme de la royauté de Dieu est largement utilisé dans un bon nombre de branches de la tradition vétérotestamentaire. »18 On observe une tonalité eschatologique grandissante, avec, dans certains cas un message eschatologique qui se teinte d’apocalyptique.

C’est bien, comme le dit l’auteur, « l’Ancien Testament qui a procuré à Jésus le langage, les symboles et l’histoire de la souveraineté royale de Dieu et qui lui a donc fourni toute une gamme de significations. Ce que Jésus a façonné à partir de cet héritage ne peut nous apparaître que par une étude en profondeur de ses paroles et de ses actes. »19

Le symbole de la royauté de Dieu, au moment où Jésus s’en empare, a une place marquante dans les contextes eschatologiques et apocalyptiques. John P. Meier montre que si Jésus l’avait utilisé sans avoir pour autant l’intention de donner un enseignement sur le futur eschatologique, il se serait condamné à être mal compris : « quel que soit son message, Jésus œuvrait au sein d’une tradition religieuse utilisant des symboles établis, marqués par leur longue histoire. »20 Même lorsqu’il les remodèle, il doit tenir compte des contraintes de l’histoire.

« Le royaume de Dieu. Un royaume à venir. »

Pour savoir dans quelle mesure Jésus a accepté, remodelé ou rejeté les idées et les espoirs liés au « royaume de Dieu », John P. Meier décide d’examiner certaines paroles clés qui contiennent cette expression et que l’on peut considérer comme des paroles authentiques de Jésus. Son premier chapitre concerne les paroles capitales qui semblent parler d’un royaume de Dieu à venir. Son examen porte sur quatre logia clés ou groupes de logia clés prononcés par Jésus : la demande du Notre Père « que vienne ton règne », la prophétie de Jésus annonçant lors de la dernière cène que, malgré sa mort imminente, il prendrait part au banquet eschatologique, la prophétie de Jésus annonçant que les païens viendraient des extrémités de la terre pour prendre part au banquet céleste avec les grands patriarches d’Israël et les béatitudes qui promettent aux pauvres, aux affligés et aux affamés le renversement de leur souffrance présente lorsque viendra le royaume. Nous ne pourrons pas dire tout ce que l’auteur a mis en évidence sur ces logia mais montrerons les choses les plus importantes qu’il en tire.

« Que vienne ton règne » (Mt 6, 10 // Lc 11, 2)

18 Ibid., p. 208 19 Ibid., p. 209 20 Ibid., p. 231

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Pour le Notre Père, Meier reconnaît, après une comparaison attentive et minutieuse, une forme ancienne de prière que Luc et Matthieu auraient enrichi et qui viendrait de Jésus lui-même. Elle pourrait avoir la formulation suivante21 :

(Adresse) Père, I. Demandes en « tu » (1ère demande) que soit sanctifié ton nom, (2ème demande) que vienne ton règne. II. Demandes en « nous » (1ère demande) Notre pain quotidien, donne [le]-nous aujourd’hui. (2ème demande) Et remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs. (3ème demande) Et ne nous fais pas entrer dans l’épreuve.

L’évangile selon saint Matthieu, Pasolini L’adresse est surprenante et exprime l’attitude confiante et simple de l’enfant qui s’en remet à un père tout-puissant et aimant. L’articulation sous cette forme des concepts de Dieu père et de Dieu roi est tout à fait originale, ce qui conduit à penser que cette parole vient bien de Jésus lui-même. Outre l’emploi de ‘abbá’, il y a dans la prière une autre expression tout à fait unique et remarquable : c’est l’association dans une prière de demande (ou même dans une affirmation directe) de l’expression « royaume de Dieu » et du verbe « venir ». Comme le fait remarquer l’auteur, cette association est inconnue dans l’Ancien Testament, dans le judaïsme ancien antérieur à Jésus et dans le reste du Nouveau Testament en dehors des paroles de Jésus dans les évangiles. D’autre part, une telle occurrence unique s’accorde parfaitement avec un Jésus qui a choisi consciemment et délibérément de placer le symbole de la royauté de Dieu

21 Cette manière de retrouver des formulations primitives, un noyau ancien est très souvent suivie par l’auteur qui a conscience de la richesse et des limites de cette méthode. Meier rappelle qu’on ne peut jamais connaître avec une totale certitude la formulation exacte de ce qu’a dit le Jésus historique à travers les paroles de Jésus en général, surtout si l’on veut essayer de restituer la forme araméenne hypothétique d’un logion donné. Les problèmes auxquels on se heurte sont multiples : « 1) les termes grecs des logia tels qu’ils sont dans nos évangiles ont parfois plusieurs équivalents araméens possibles ; 2) Jésus a pu exprimer plusieurs fois le même enseignement fondamental dans des formulations légèrement différentes ; 3) un traducteur a fort bien pu traduire plus librement qu’un autre, en préférant un style grec de bonne qualité à une traduction littérale un peu gauche. Aussi se révèle-t-il souvent illusoire de vouloir retrouver les mots exacts utilisés par Jésus ; il faut se contenter de connaître la substance de ce qu’il a dit, avec différents degrés de probabilité. » p. 341

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au centre de son message. La dernière exception notable, faussement évidente, est que c’est la seule fois, dans les évangiles, qu’une prière est clairement attribuée à Jésus. Cela se trouve confirmé par le fait que jamais l’Eglise primitive n’a attribué à Jésus d’autres prières. Après avoir conclu sur la nature authentique de cette prière, Meier s’attaque au contenu. Il observe un lien très fort entre les deux premières demandes. Dans l’Ancien Testament, chez Ezéchiel en particulier, la sanctification du nom de Dieu est toujours faite par lui-même : « Le nom de Dieu, c’est Dieu en tant que révélé, présent et actif au milieu de son peuple. »22 C’est pourquoi, dans le Notre Père, l’invocation « que soit sanctifié ton nom » n’est pas une prière pour demander au peuple d’honorer et de louer le nom de Dieu, ni une sorte d’exhortation adressée à soi-même, mais la demande que Dieu sanctifie son nom parce que lui seul peut le faire. Jésus supplie le Père de se révéler une fois pour toutes à la fin des temps. La demande est à la fois théocentrique et eschatologique. La seconde demande, de même, demande à Dieu qu’il exerce sa souveraineté. Elle se situe dans la ligne de l’Ancien Testament et de l’espérance que Dieu va venir au dernier jour pour sauver et restaurer son peuple Israël. Boire le vin dans le royaume de Dieu (Mc 14, 25)

L’existence du dernier repas de Jésus est confirmée par le critère d’attestation multiple et par le critère de cohérence. Cependant l’authenticité du logion de Marc (14, 25) pose des problèmes, notamment dans son lien avec la cène. L’auteur, après une longue étude, confirme cependant l’authenticité du logion de Jésus ainsi formulé chez Marc : « Amen, je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu. » (Mc 14, 24) Ce qui est impliqué chez Marc est que Jésus mourra avant d’avoir l’occasion de participer à un autre banquet de fête. Le royaume est encore à venir. Le critère de discontinuité fonde l’authenticité. En effet, « lorsque Jésus arrive à la dernière cène, il est devant le fait que, d’un point de vue humain, son ministère a été en grande partie un échec. Tout le peuple d’Israël n’a pas reçu son message et ne l’a pas reconnu, lui, comme le prophète eschatologique envoyé de Dieu. Pire encore, à la faillite de son projet de vie risque de s’ajouter la faillite de sa vie elle-même, au moment où se dessine clairement l’éventualité d’une mort violente. Jésus pressent que sa mort est proche ; c’est là le sens de sa prophétie annonçant qu’il ne boira plus de vin lors du repas festif. […] Mais la prophétie est un ultime cri d’espoir de la part de Jésus dans lequel il exprime sa confiance en Dieu qui va faire venir son royaume, malgré la mort de Jésus. »23 Le critère de discontinuité joue pleinement puisque ce logion est en discontinuité totale par rapport aux conceptions christologiques, sotériologiques et eschatologiques de l’Eglise primitive. Ce logion ne mentionne aucun titre donné à Jésus, ne lui attribue aucun rôle ni aucune fonction messianique dans le triomphe final du royaume et ne fait pas de relation entre la mort de Jésus et l’avènement du royaume. Le fait que Dieu seul puisse accomplir cette venue du royaume est réaffirmé. Ce qui est aussi confirmé est que Jésus attendait impatiemment la venue future du royaume de Dieu et qu’il continuait à l’attendre jusqu’à la fin. 22 Ibid., p. 241 23 Ibid., p. 256

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Prendre place à table avec Abraham dans le royaume (Mt 8, 11-12//Lc 13, 28-29) Ce logion sur le royaume provient vraisemblablement selon Meier de la tradition Q. La forme primitive qui remonte au Jésus historique devait ressembler selon lui à cela : 8, 11 (2) Beaucoup [ou ils] viendront du levant et du couchant (3) prendre place [à table] (4) avec Abraham, Isaac et Jacob (5) dans le royaume de Dieu. 8, 12 (6 et 7) Mais vous serez jetés dehors. (9) Là seront (10) les pleurs et les grincements de dents. Du point de vue du critère de discontinuité, ni l’Ancien Testament, ni le judaïsme du temps de Jésus n’ont jamais concentré en un espace aussi réduit les trois thèmes du pèlerinage eschatologique des « gens des nations », du festin eschatologique et du symbole du « royaume de Dieu ». En affirmant que les « gens des nations » prendront part au festin avec les patriarches d’Israël depuis longtemps disparus, Jésus indique que ce royaume de Dieu pleinement réalisé n’est pas seulement futur, mais aussi, d’une certaine manière, en discontinuité par rapport au monde présent. L’espoir rehaussé d’une touche d’universalisme, reflet aussi de certains thèmes apocalyptiques caractérise ce logion. L’évocation des trois grands patriarches, présentés comme vivants et participant à un festin céleste, implique à la fois que la mort a été transcendée et que le peuple d’Israël a été de nouveau rassemblé non seulement de tous les horizons mais aussi de toutes les époques.

Tenture de l’Apocalypse, Angers Les béatitudes John P. Meier se concentre sur la forme originale des béatitudes du document Q, qui est une tradition très ancienne. La forme hypothétique vraisemblable à partir de laquelle il travaille est la suivante :

1. Heureux les pauvres, car à eux est le royaume de Dieu. 2. Heureux les affligés, car ils seront consolés. 3. Heureux les affamés, car ils seront rassasiés.

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4. Heureux êtes-vous quand ils vous insulteront et vous persécuteront et diront toute

sorte de mal contre vous à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux.

Les critiques séparent habituellement la quatrième béatitude des trois autres en raison de ses différences notables de longueur, de forme et de contenu : Les trois premières sont concises, et la quatrième est plus longue que les trois autres réunies. Les trois premières parlent de groupes particuliers de gens se trouvant dans une situation de détresse socio-économique qu’ils n’ont pas choisie, qui n’a aucun rapport avec un engagement envers Jésus et contre laquelle ils ne peuvent rien. Dans leur deuxième partie, les trois premières béatitudes promettent à ces gens un complet renversement de leur situation précise de détresse lors du dernier jour. La quatrième béatitude parle de gens qui se sont volontairement exposés aux persécutions en raison de leur engagement librement choisi envers le Fils de l’homme. Au lieu du total renversement de leur situation concrète, les persécutés reçoivent une promesse générale de récompense. Ajoutons que la quatrième béatitude est différente des autres du point de vue de la critique des formes. […] Il est donc préférable de mettre la quatrième béatitude à part. […] De plus, sous sa forme rédactionnelle, elle peut fort bien refléter les persécutions qu’a connues l’Eglise primitive.24

Les béatitudes, Fra Angelico

Après avoir isolé ce qui pourrait être la forme la plus ancienne des béatitudes dans la tradition Q, Meier cherche à en saisir la signification en regardant l’arrière-plan donné dans l’Ancien Testament et la littérature intertestamentaire et ce qui adviendra ensuite après les Evangiles.

Les béatitudes appartiennent en partie à la tradition sapientielle, qui est la plus « œcuménique » et la plus « internationale » des traditions bibliques. On a en effet fait usage des béatitudes en Israël et hors d’Israël pendant des siècles avant et après Jésus. En tant que forme spécifique de l’enseignement de sagesse, les béatitudes étaient connues dans l’Antiquité, en Egypte, en Grèce et en Israël. Dans l’Ancien Testament, les béatitudes apparaissent surtout dans les psaumes (26 fois) et dans la littérature sapientielle (12 fois), notamment dans le livre des Proverbes. Du point de vue de la critique des formes, il est un point important à noter, selon Meier, « dans le canon hébraïque de l’Ancien Testament, on ne trouve pas de longues litanies de béatitudes regroupées, mais on trouve la juxtaposition de 24 Ibid., p. 273

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deux béatitudes seulement en Ps 32, 1-2 ; 84, 5-6 ; 119, 1-2 ; 137, 8-9 et 144, 15. »25 La béatitude biblique se reconnaît aisément par le terme par lequel elle commence : elle est introduite en hébreu par le terme ‘asrê (« bonheur ») et en grec par l’adjectif correspondant makarios (« heureux »). La béatitude se présente donc à première vue comme un cri d’admiration, de félicitations et de déclaration de bonheur : « Ô le bonheur de la personne qui [fait telle ou telle chose] ! » Par ce genre de description de la personne heureuse, le maître de sagesse montre quelles actions ou quelles attitudes conduisent au bonheur vrai et durable dans cette vie : « si elle est descriptive dans sa forme, la béatitude est parénétique26 dans sa fonction : le bonheur explicitement décrit est implicitement présenté comme un but à rechercher. »27 Après l’exil à Babylone et la persécution d’Antiochus Epiphane, il devint évident que les bons ne trouvaient pas toujours le bonheur en cette vie. Le courage de la sagesse et du prophétisme confluèrent alors pour former l’apocalyptique et élaborer un autre type de béatitude. Cette béatitude apocalyptique maintenait le lien existant entre la vie droite et le bonheur, mais elle projetait ce bonheur dans un avenir situé au-delà du monde présent. On a un exemple de ce genre de béatitude à la fin du livre de Daniel. La béatitude apocalyptique comprend une part de contraste, de paradoxe, de renversement : ceux qui souffrent en ce monde présent sont néanmoins heureux dès maintenant parce qu’ils sont assurés du bonheur, de la justification et du renversement de leur sort dans le monde à venir. La structure de pensée sous-jacente est la suivante : Heureux sont les malheureux, car Dieu les rendra heureux (au dernier jour).

Et c’est bien là la structure formelle et théologique des béatitudes de la tradition Q du discours sur la montagne. Il n’y a rien d’étonnant donc à voir Jésus utiliser des béatitudes pour exprimer à la fois une promesse eschatologique et un enseignement parénétique. Il y a cependant une originalité des béatitudes de Jésus qui ne peut pas être attribuée à l’Eglise primitive qui n’a presque pas utilisé cette forme de discours. Dans l’Apocalypse, l’auteur utilise quelques béatitudes mais n’a pas cherché à attribuer massivement les béatitudes au Jésus ressuscité. Cela est vrai, selon John P. Meier, a fortiori de tout le reste du Nouveau Testament :

En résumé, malgré une nette continuité dans l’usage des béatitudes par l’Ancien Testament hébraïque, les apocryphes, les pseudépigraphes, les textes de Qumrán et le Nouveau Testament. Il n’y a pas mal de discontinuité entre la plupart des béatitudes juives et néotestamentaires composées jusqu’à la fin du Ier siècle de notre ère d’une part et le noyau des béatitudes du discours de la tradition Q d’autre part. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la forme et le contenu des trois béatitudes qui constituent le noyau de la tradition Q, dans leur forme primitive :

1. Déclaration initiale de bonheur : makarios est toujours placé en tête de phrase. 2. La désignation des personnes victimes d’un mal : simplement l’article défini suivi d’un

adjectif ou d’un participe. 3. La raison eschatologique du bonheur : la proposition en hoti introduit la promesse d’un

salut futur donné par Dieu. Dans la deuxième et la troisième béatitudes, cette promesse est

25 Ibid., p. 275 26 Qui a rapport à la parénèse, discours moral, exhortation à la vertu. 27 Ibid., p. 275

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à l’indicatif futur passif. Il s’agit d’un passif divin (autrement dit, c’est Dieu qui est le sujet sous-entendu de l’action.)

Trop souvent, on ne prête pas attention à la rareté de cette forme précise de béatitude néotestamentaire. Il n’existe aucun autre cas, dans tout le Nouveau Testament, où l’on ait 1) un enchaînement d’au moins trois béatitudes, 2) toutes exprimées de manière très concise, 3) sous la forme précise dans laquelle se succèdent a) un makarios initial, b) un groupe de personnes victimes d’un mal, avec seulement l’article défini suivi d’un adjectif ou d’un participe, et c) la raison de leur bonheur exprimée par une proposition en hoti qui promet le renversement de leur malheur présent à la suite d’un don ou d’une action eschatologique de Dieu.28

Le critère de discontinuité fournit un argument solide pour attribuer le noyau des

béatitudes du discours de la tradition Q à Jésus lui-même. Le critère de cohérence est également important. Tout bien eschatologique, tout ce qui doit venir et tout ce que l’on peut espérer se résume pour Jésus dans la notion de royaume de Dieu. Les béatitudes n’ont pas de sens sans la proclamation du royaume par Jésus. En outre, comme c’est souvent le cas dans la proclamation du royaume par Jésus, il n’y a là aucune christologie explicite : « Même si le rôle qu’il assume laisse sous-entendre l’importance de son personnage, le messager s’efface devant son propre message. »29 La cohérence entre les béatitudes et le reste du message christique se manifeste également dans l’affirmation d’un amour miséricordieux de Dieu le Père qui accorde son pardon à des pécheurs, alors que ceux-ci n’ont aucun droit à prétendre à sa miséricorde ( cf les paraboles du fils prodigue, de la drachme perdue, de la brebis égarée…) Il y a une insistance commune sur le caractère gratuit de l’action eschatologique par laquelle Dieu, seul, sauve et agit à la fin des temps pour établir son royaume de justice et d’amour. A la différence des béatitudes de la tradition M qui portent leur attention sur les gens vertueux qui font de bonnes choses et reçoivent de Dieu le bien correspondant, le noyau des béatitudes du discours de la tradition Q se concentre sur des gens qui ne sont pas décrits explicitement comme bons ou vertueux mais simplement comme nécessiteux : les pauvres, les affligés et les affamés en Israël.

Faut-il, pour cette raison disqualifier les béatitudes propres à Matthieu en 5, 3-12 à savoir celles qui concernent les doux, les miséricordieux, les cœurs purs, les artisans de paix et les persécutés pour la justice ? Souvent attribuées à la tradition chrétienne primitive, Meier affirme cependant, après un examen formel et thématique fondé, leur authenticité. Les béatitudes matthéenes sur les miséricordieux, les cœurs purs et les artisans de paix n’emploient aucun terme spécifiquement matthéen. Le terme de « miséricordieux » (eleémón) ne se retrouve qu’à cet endroit de l’évangile de Matthieu et celui d’ « artisan de paix » (eirénopos) ne se trouve qu’ici dans tout le Nouveau Testament et jamais dans la Septante. Les béatitudes de la tradition M proviennent donc d’une tradition pré-matthéenne. Les ressemblances formelles et thématiques avec la tradition Q pour ces béatitudes sont fortes et permettent de les attribuer à Jésus qui n’hésitait pas à parler d’une récompense (misthos) accordée par Dieu. L’idée d’une association d’un appel à l’action et d’une promesse de récompense se retrouve ailleurs dans les évangiles (Mt 6, 19-21 ; Mc 10, 21, 29-30 ; Lc, 14, 28 Ibid., p. 283 29 Ibid., p. 284

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12-13). Voilà qui pousse l’auteur à ne pas considérer comme inauthentiques ces béatitudes qui, pour exhorter à des actes vertueux, font appel à une promesse de récompense au dernier jour.

Les quatre exemples de logia sur le royaume que John P. Meier a étudié permettent de donner une bonne vision de la façon dont Jésus envisageait son royaume futur :

Le royaume eschatologique que proclamait Jésus qui devait être l’objet d’une attente forte et

d’une prière intense de ses disciples (Mt 6, 10 et par.) signifiait l’inversion de toute oppression et de toute souffrance injustes, l’octroi de la récompense promise aux fidèles Israëlites ( les béatitudes) et la participation joyeuse de croyants et même de « gens des Nations » au banquet céleste, en compagnie des patriarches d’Israël (Mt 8, 11-12) et par. Et la demande du pain dans le Notre Père). La participation au banquet en compagnie d’Abraham, d’Isaac et de Jacob implique le dépassement de la mort elle-même, un dépassement qui touche Jésus en personne en Mc 14, 25 et parr., lorsqu’il prophétise que Dieu le sauvera de la mort et le fera siéger au banquet final. Le symbole de ce banquet se déploie dans diverses images de réconfort, qui évoquent le rassasiement des affamés, l’héritage de la terre, la vision de Dieu, le don de la miséricorde, ainsi que d’autres métaphores dont le but est de suggérer et d’évoquer ce que les mots ont de la peine à exprimer : la plénitude du salut opéré par Dieu au-delà de ce monde présent.30

Le royaume de Dieu. Le royaume déjà présent

Les analyses de Meier ont mis en évidence les attentes de Jésus devant un royaume futur mais imminent. Mais il est impossible d’expliquer tous les éléments du message et de la pratique de Jésus en fonction de ce seul futur : « c’est dès maintenant que les disciples sont invités par Jésus à s’adresser à Dieu comme à leur Père, à prier pour la venue de son royaume et à pardonner à ceux qui les ont offensés, afin de pouvoir être pardonnés à leur tour. C’est dès maintenant qu’ils partagent la communauté de table avec Jésus […], c’est dès maintenant que, de manière paradoxale, les pauvres, les affligés et les affamés sont heureux, puisqu’ils sont sûrs de la promesse faite par Jésus. »31 Le futur eschatologique proclamé par Jésus change considérablement la situation présente de Jésus et de ses disciples, tant au plan des idées que du mode de vie.

30 Ibid., p. 284 31 Ibid., p. 309

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La question principale que John P. Meier se pose dans ce nouveau chapitre est la suivante : « Jésus considérait-il cette arrivée finale du royaume de Dieu comme purement future ou bien affirmait-il aussi que, d’une certaine manière, le royaume de Dieu était déjà arrivé, même de façon partielle et symbolique, à travers ses paroles et ses actes. »32

Pour y répondre, l’auteur décide de revenir sur la spécificité du ministère de Jésus par rapport au Baptiste. Par rapport à lui, Jésus apparaît comme quelqu’un qui fait des miracles de guérisons et annonce la bonne nouvelle aux pauvres à travers tout le pays d’Israël, accomplissant ainsi les prophéties d’Isaïe : « cet arrière-plan nous prépare implicitement à l’idée que c’est de cette manière que s’exerce concrètement la souveraineté royale de Dieu sur Israël à la fin des temps et qu’elle est expérimentée dès maintenant, à travers le ministère de Jésus. Quelque chose de nouveau et de différent est en train de se passer dans l’œuvre prophétique de Jésus. Tout le monde, y compris le Baptiste, est mis au défi d’accueillir cette vérité : C’est Dieu qui agit en dernier ressort dans les paroles et les actes de Jésus, même si les événements contredisent les idées préconçues que l’on se faisait sur une image possible de la fin des temps pour Israël. »33 L’analyse du logion (Mt 11, 11 // Lc 7, 28) sur « le plus petit du royaume des cieux qui est plus grand » que Jean Baptiste montre que celui qui accueille le message de joie et le ministère de guérison de Jésus jouit des maintenant d’un statut supérieur parce qu’il est déjà dans le royaume de Dieu. Le monde tout juste passé du Baptiste est déjà dépassé par une autre réalité transcendante. Le deuxième logion de l’ensemble de matériaux sur le Baptiste étudié par Meier concerne le royaume violenté en Mt 11, 12-13 // Lc 16, 16 : « La loi et les prophètes [ont duré ?] jusqu’à Jean ; depuis lors le royaume de Dieu souffre violence et les violents s’en emparent. » Dans ce logion, le Baptiste est toujours un personnage charnière mais une fois encore il s’agit de parler d’une autre réalité. Le royaume de Dieu est présenté dans ce logion comme la manifestation imminente et palpable de la souveraineté royale dans l’histoire d’Israël confrontée à une violente opposition. Si au moment où Jésus parle, le royaume de Dieu n’avait pas pris une forme concrète et visible à travers les paroles et les actes de Jésus, il ne pourrait pas souffrir violence. Cette idée d’un royaume de Dieu qui souffre violence est stupéfiante et étrangère à l’Ancien Testament, à la littérature intertestamentaire et au reste du Nouveau Testament. Elle implique « que ce qui est par essence transcendant, éternel, invisible et tout-puissant, à savoir la souveraineté royale de Dieu, est, en quelque sorte devenu immanent, temporel, visible et invulnérable dans le ministère de Jésus. »34

John P. Meier analyse ensuite différents logia sur le royaume présent. Du logion sur les exorcismes démoniaques, « Mais si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé pour vous » (Mt 12, 28 // Lc 11, 20), il fait remarquer qu’à la différence des exorcismes pratiqués couramment dans l’Antiquité, Jésus ne prie pas Dieu, n’impose pas les mains ni ne fait usage d’incantations, de formules magiques ou d’objets religieux. Il n’expulse même pas les démons « au nom » de quelqu’un, à la différence des premiers chrétiens qui expulsaient les démons au nom de Jésus. Jésus se

32 Ibid., p. 311 33 Ibid., p. 315 34 Ibid., p. 318

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contente d’ « admonester » (epitimaó), de « commander » (epitassó) et d’ « expulser » (ekballó) le démon.

Jésus était bien un exorciste juif du Ier siècle qui devait une bonne part de sa renommée et des ses adeptes au fait qu’il pratiquait des exorcismes. Pour comprendre le Jésus historique, il faut admettre ce fait. Par rapport aux exorcistes, ce qui rendait Jésus différent des autres, voire unique, ce n’était pas seulement son rôle d’exorciste, mais sa manière d’intégrer en une seule et même personne les rôles d’exorciste, de maître de morale, de rassembleur de disciples et de prophète eschatologique.

La venue avec puissance de Dieu pour exercer sa souveraineté à la fin des temps est manifestée, pour Jésus, par ces exorcismes. Quand Jésus expulse une puissance démoniaque d’un Israélite mis à mal par cette possession, il dit que le royaume « arrive » en lui et l’envahit. Dans la conception eschatologique et apocalyptique des Juifs et des chrétiens vivant aux environs du tournant de notre ère, l’existence humaine était perçue comme un champ de bataille dominé par l’une ou l’autre force surnaturelle, Dieu ou Satan. Une personne humaine pouvait avoir une part de responsabilité dans le choix du « champ de force » qui dominait sa vie mais aucun être humain n’était libre de choisir purement et simplement de s’émanciper de ces forces naturelles. Quand Jésus emploie la formule d’une arrivée du royaume dans l’homme, c’est bien au sens propre qu’il le fait. Ainsi, non seulement le discours sur la venue du royaume de Dieu fait bien partie des paroles authentiques de Jésus en vertu du critère de discontinuité mais il est aussi en parfaite cohérence avec le caractère particulier d’événements comme les exorcismes de Jésus. Il est possible de trouver dans l’étonnante expression « par le doigt de Dieu » un autre argument basé sur le critère de discontinuité. Cette expression ne se trouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament, alors que celui-ci contient d’autres récits d’exorcismes, dans les évangiles et ailleurs. On ne peut pas attribuer par conséquence cette parole à des écrivains ou à des prophètes chrétiens. Les chrétiens du Ier siècle accomplissaient d’ailleurs les exorcismes, non par des ordres directs et pleins d’autorités, comme le faisait Jésus, mais par des injonctions invoquant le nom de Jésus. La manière dont Jésus décrit la puissance divine à l’œuvre dans ces exorcismes, avec une allusion à Ex 8, 15, est bien unique. La parabole de l’homme fort –le diable- ligoté va dans le sens de ces logia.

Une autre allusion possible au royaume de Dieu comme présent dans le ministère de Jésus se trouve en Lc 17, 20-21 : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous ». Dans le

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contexte de Luc, pressé par les pharisiens de prophétiser une date précise de la venue du royaume, Jésus rejette toute spéculation apocalyptique et tout calcul visant à déterminer le moment et le lieu de la venue du royaume. Au lieu de cela, il cherche à détourner le regard de ses adversaires d’un futur spéculatif vers un présent concret. L’authenticité de cette parole est confirmée pour Meier par la présence de l’expression clé « le royaume de Dieu » associée au verbe « venir » qui est une manière de parler caractéristique du Jésus historique et qui est notablement absente du Nouveau Testament, et par le critère de cohérence du contenu.

John Meier ne se limite pas cependant à une étude des logia qui contiennent l’expression « le royaume de Dieu ». L’enseignement de Jésus sur l’eschatologie, vue sous son aspect présent ou sous son aspect futur, ne se réduisait pas à cette seule expression. Lorsque Jésus évoque la béatitude des témoins qui ont vu ce que les prophètes et les rois ont désiré voir mais n’ont pas vu (Mt 13, 16-17 // Lc 10, 23-24), il dit quelque chose de nouveau par rapport aux autres béatitudes sur le royaume. Dans les béatitudes Q du discours, était prophétisé un renversement du sort actuel pénible des auditeurs de Jésus, lorsque viendra le dernier jour. Lc 10, 24 exprime aussi une sorte de renversement eschatologique mais d’un type différent. Ici, l’antithèse ne se situe pas entre la souffrance présente et la joie future, mais entre la frustration passée du désir et sa satisfaction présente. C’est désormais dans le présent que se situe ce renversement puisque c’est « à une bande de paysan galiléens minables »35 que l’objet définitif des espérances et des prophéties séculaires d’Israël est rendu présent et visible. L’auditoire de Jésus vit donc au temps de l’accomplissement des espérances et des prophéties d’Israël. Cet accomplissement est contenu dans les actes miraculeux accomplis par Jésus et dans la bonne nouvelle qu’il annonce. Le critère de cohérence de forme, de message fondent l’authenticité du logion. Le fait aussi que Jésus se nomme implicitement et non explicitement comme celui que les prophètes attendaient témoigne d’une christologie de l’Eglise post-pascale absente. Que la béatitude soit limitée aux témoins oculaires seulement et non à tous ceux qui croient en lui témoigne d’une parole qui n’a pas été créée par l’Eglise primitive. Cette expérience manifeste un privilège qui peut embarrasser même les premiers chrétiens qui n’ont pas eu la possibilité de voir Jésus.

La question du jeûne est le dernier point abordé par Meier. Chez Marc, (2, 18-20), les disciples sont dispensés de jeûner parce que « l’époux est avec eux ». Après avoir éliminé du récit ce qui semble constituer des ajouts effectués au cours de la première génération chrétienne, Meier parvient à cette forme primitive de la tradition : « (Et) on vient et on dit à Jésus : « Pourquoi les disciples de Jean jeûnent-ils et tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » Jésus leur dit : « Les invités de la noce jeûnent-ils pendant que l’époux est avec eux ? »36 Ce refus de jeûner est surprenant. Pratiqué aussi bien par les Juifs du Ier siècle que par les chrétiens, le jeûne est une manière essentielle de témoigner son regret des péchés et son repentir. Le critère de discontinuité joue à fond. Nous sommes en présence d’un refus étonnant qui laisse entendre que chaque jour est un jour spécial de joie pour ses disciples, un jour où ils se réjouissent en participant au banquet de noce du salut apporté par Jésus. Selon toute vraisemblance, c’est bien à cette réalité que fait allusion l’image des noces. 35 Ibid., p. 358 36 Ibid., p. 370

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Le fait que Jésus se désigne indirectement comme l’époux confirme l’authenticité du logion. La péricope sur le jeûne a des implications sur la compréhension que Jésus avait de lui-même mais elle en a aussi concernant les disciples de Jésus. John P. Meier souligne que Jésus proclame, comme une question de principe, qu’il est impossible que ses disciples entreprennent des jeûnes volontaires en raison de l’heureux temps du salut qu’il annonce et apporte (Mc 2, 18-19). Or, les juifs fervents pouvaient décider volontairement de jeûner ou de ne pas jeûner selon ce qui leur semblait bon en dehors des jours prévus par le calendrier pour les fêtes joyeuses. Des groupes pouvaient même se réunir et jeûner comme ils le souhaitaient : « Mais ce qui est tout à fait inouï, c’est qu’un maître juif explique à des gens extérieures à son groupe la différence entre ses disciples et tout autre groupe de Juifs fervents, à savoir que, par principe, ses disciples ne peuvent pas jeûner du tout en raison du caractère particulier de son message et de son ministère. »37 Sur cette question du jeûne volontaire, Jésus distingue nettement ses disciples du reste de tous les autres Juifs. Voilà un domaine, conclut Meier, « où, durant le ministère public de Jésus, ses disciples constituaient un groupe sociologique distinct au sein du judaïsme palestinien ». La question du jeûne montre que, pour Jésus, cette présence du royaume n’était pas simplement une idée mais une réalité efficace qui devait naturellement façonner et même transformer la pratique religieuse de ses disciples. Aux yeux de Jésus, cette présence du royaume devait avoir des conséquences concrètes pour une communauté qui vivait au sein du judaïsme palestinien.

Dans sa conclusion générale aux trois chapitres, John P. Meier montre que « les paroles de Jésus les plus significatives sur la présence du royaume contiennent des références à des actions significatives de Jésus, qui réalisent ou symbolisent cette présence. […] En outre, le noyau du message de Jésus sur le royaume était inséparable de sa dimension morale ou éthique, avec un impact sur l’interprétation qu’il donnait de la loi mosaïque. »38 S’interrogeant à nouveau sur le statut des exorcismes et plus généralement des miracles, Meier rappelle que « Jésus, consciemment, a choisi d’indiquer que la manifestation du pouvoir de faire des miracles au cours de son ministère constituait une réalisation partielle et préliminaire de la souveraineté royale de Dieu, qui serait bientôt manifestée dans toute sa force. » C’est ainsi qu’il comprend d’une façon historique la tension entre le déjà là et le pas-encore contenu dans l’expression « royaume de Dieu ». Voilà résumé, à très grands traits, avec le plus souvent possible les phrases mêmes de John P. Meier, ce que celui-ci a voulu dire dans ces trois chapitres. Nous n’avons fait qu’esquisser les développements de l’auteur et livré que quelques unes de ces conclusions mais espérons que, sans le trahir, nous avons donné l’envie de le lire et de l’étudier en détail.

D. P.

37 Ibid., p. 375 38 Ibid., p. 377

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La venue du Royaume

Jean-Robert Armogathe

Cet article reproduit l’éditorial de la revue Communio n°XXXII, janvier-février 2007, intitulé « La venue du Royaume ».

Un précédent cahier, il y a vingt ans, avait pour titre : « Le Royaume » (XI, 3, 1986). Après une introduction de Hans Urs von Balthasar, on y trouvait les signatures des futurs cardinaux Cottier et Barbarin, ainsi que celles de deux jésuites, les Pères Lohfink et Mc Dermott, et de deux dominicains, les Pères Bedouelle et Jomier. La problématique était très marquée par les besoins du temps : il s’agissait d’expliquer que l’Eglise et le Royaume sont deux réalités distinctes, et que le Royaume n’est pas la réalisation temporelle de l’Eglise. La lecture du dossier rappelle que les thèses de la théologie de la libération étaient discutées, et les auteurs de Communio s’inscrivent en faux contre l’usage politique qui identifiait la venue du Royaume avec la libération des peuples.

La recherche ancienne avait déjà multiplié les interprétations39, depuis les premières lectures critiques de J.Weiss (1892) et Albert Schweitzer (1906), partisans d’une eschatologie conséquente (à venir). Bultmann avait proposé une lecture existentielle, C.H.Dodd insistait sur l’eschatologie réalisée, plus récemment enfin, Oscar Cullmann, Rudolf Schnackenburg et W.G.Kümmel développaient le paradoxe d’un Royaume présent et à venir. La lecture historique et sociologique des théologiens de la libération s’appuyait sur le refus des anciennes thèses et l’adoption de l’eschatologie réalisée, faisant de Jésus un aventurier saisi par l’Esprit, qui exhortait les foules à trouver le Royaume (entendu comme le salut de Dieu) dans les circonstances présentes. La réalisation actuelle du Royaume était privilégiée contre une attente eschatologique.

Les recherches se sont multipliées depuis vingt ans, au point que les ouvrages bibliographiques sur la question constituent par eux-mêmes une sous-bibliographie doxographique40 ! Le présent cahier prend acte de ce renouveau d’intérêt.

La problématique pourrait être énoncée par trois thèses, respectivement d’exégèse, d’ecclésiologie et de christologie :

1- Un Royaume de Dieu à venir et pourtant imminent est central dans la prédication de Jésus,

2- Ce Royaume ne se confond ni avec l’Eglise ni avec la société, 3- On peut le penser comme un titre du Christ, ou un nom divin.

Il convient d’abord de remarquer que Jésus ne donne nulle part une définition de ce

qu’il entend par cette expression, Royaume de Dieu : il suppose la connaissance que ses auditeurs en avaient dans la tradition religieuse de leur temps. Mais il est bien difficile de préciser ce que le judaïsme du premier siècle entendait par là. Bien que la titulature royale soit

39 J.Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes, Göttingen, 1892 ; Albert Schweitzer, Von Reimarus zur Wrede : Eine Geschichte des Leben-Jesu-Forsschung, Tübingen, 1906, tr.angl.dès 1910 : The Quest of the Historical Jesus, Londres 40 Mentionnons Wendel Willis (éd.), The Kingdom of God in 20th Century Interpretation, Peabody, Hendrickson, 1987 ; Helmut Merkel, “Die Gottesherrschaft in der Verkündigung Jesu”, in M. hengel et A.M.Schwemer (éd.), Königsherrshaft Gottes und himmlischer Kult in Judentum, Urchristentum und in der hellenistischen Welt (Wunt 55, Tübingen, Mohr [Siebeck], 1991, pp. 119-161).

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Histoire et théologie du Royaume La venue du Royaume bien vivante dans l’Ancien Testament et la littérature rabbinique, elle reçoit plusieurs sens, rarement en contexte eschatologique. En revanche, dans les textes pseudépigraphiques et dans les traductions araméennes (les Targumim), cette mention est souvent de type eschatologique, avec des éléments apocalyptiques, mais en aucun cas il ne s’agit d’un thème central (on peut dire la même chose pour les textes de Qumrân). Jésus recourt à la fois à un usage apocalyptique du terme et aux textes prophétiques de l’Ancien Testament (Second Isaïe). Disposant d’un thème connu de ses auditeurs, Jésus l’a placé au cœur de son dispositif d’enseignement et lui a donné un sens radicalement eschatologique. Loin d’écarter les interprétations eschatologiques parfois attachées à ce thème, il les présentait comme légitimes.

Certains points sont clairs sur la manière dont Jésus envisageait le royaume : le royaume eschatologique qui devait faire l’objet d’une attente et d’une demande pressante des disciples (Matthieu 6, 10 et //) signifiait l’inversion de toute oppression et de toute souffrance injustes, l’octroi de la récompense promise aux cœurs fidèles ( les Béatitudes) et la participation joyeuse de croyants et même de gens des Nations ( les païens) au banquet céleste, en compagnie des patriarches d’Israël (Matthieu 8, 11-12 et la demande du pain dans le Pater). La compagnie des patriarches signifie une victoire sur la mort, à laquelle Dieu le sauvera de la mort et le fera siéger au banquet final. Le symbole de ce banquet se déploie dans diverses images de réconfort, qui évoquent le rassasiement des affamés, l’héritage de la terre, la vision de Dieu, le don de la miséricorde, ainsi que d’autres métaphores dont le but est de suggérer et d’évoquer ce que les mots ont de la peine à exprimer : la plénitude de salut opérée par Dieu au-delà de ce monde présent.

Pietro Cavallini, le Christ en majesté entouré d’anges. 1293. Fresque. Rome, Sainte Cécile in Trastevere Cela oblige à reconsidérer le statut des paraboles du royaume et à leur accorder un

sens eschatologique41. Mais il est nécessaire de constater que cette eschatologie future n’est pas dépourvue de conséquences présentes sur la situation de Jésus et de ses disciples, un futur imminent qui affecte le présent. Le texte le plus explicite est Luc 17, 20-21 : « le royaume de Dieu est au milieu de vous [entos hûmon] » : entos veut parfois dire au milieu de ( dans la traduction d’Aquila ou dans l’Ancien Testament traduit par Symmaque, vers la fin du IIè siècle de notre ère), mais le sens le plus courant est à l’intérieur de. Ce qui procure une interprétation du concept en termes spirituels : le royaume de Dieu est en vous. Mais, comme le souligne John P. Meier, une telle interprétation est gnostique ( Evangile de Thomas, Logia 41 Ceci contre l’opinion de Charles H. Dodd, The Parables of the Kingdom ; New York, Charles Scribner’s Sons, 1961 (traduction française par H. Perret et S. de Bussy, Les paraboles du Royaume de Dieu, déjà là ou pas encore?, Paris, Le Seuil, 1977).

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Histoire et théologie du Royaume La venue du Royaume 3, 51 et 113), elle relève aussi du protestantisme piétiste ou libéral, mais elle est totalement étrangère au judaïsme du Ier siècle ! Le Royaume est présent dans les paroles et les actes de Jésus, qui affirme cependant aussi sa venue future comme le Fils de l’homme au dernier jour.

Parmi tous les textes relatifs au Royaume, les versets 14 et 15 du premier chapitre de l’Evangile de Marc ont longuement retenu l’attention des exégètes. Ce passage de l’Ecriture paraît en effet attribuer un contenu clair et défini au Royaume. Même résumée dans les grandes lignes, l’analyse du texte en fait surtout ressortir les difficultés :

« Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’évangile de Dieu et disait :

‘‘Le temps est accompli, et le règne de Dieu s’est approché : convertissez vous et croyez à l’Evangile’’42. »

L’expression « Evangile de Dieu » ne se trouve chez Marc que dans ce verset, et

semble répondre à l’expression « Fils de Dieu » qui ouvre cet Evangile : Marc utilise habituellement « Evangile » tout court. L’expression est cependant attestée dans la terminologie missionnaire de la communauté, tandis que certaines mains (tardives) ont corrigé la tradition manuscrite en « Evangile du Royaume ».

Le verset 15 découpe en quatre membres le contenu de cette annonce : les spécialistes sont divisés. Faut-il y voir un dit authentique de Jésus au début de son ministère public, ou bien encore, solution intermédiaire, un dit composé de parties authentiques et d’additions de l’Eglise post-pascale ?

Trois difficultés majeures se rencontrent dans ce verset : a) les attestations des deux autres synoptiques (Matthieu et Luc) et divers

indices lexicaux conduisent à estimer authentique le membre 15b : « le règne de Dieu s’est approché », des doutes subsistant pour les trois autres membres.

b) Néanmoins, le sens de ce membre pose problème : le verbe grec eggizô signifie au présent « s’approcher », « approcher » ou encore « venir auprès ». Mais il est ici au parfait, qui est un temps à la fois très subtil et très précis. Il marque, disent les manuels, « le résultat actuel d’une action antérieure ». La traduction française « le règne s’est approché » est la moins inexacte, signifiant bien que le royaume est maintenant en état de proximité. Mais les commentateurs hésitent : cela veut-il dire qu’il est effectivement là, ou bien qu’il est imminent ( comme lorsqu’on dit qu’ « un train entre en gare ») ? Les uns traduisent par « est ici » et les autres par « est tout proche ».

c) L’affirmation d’authenticité accroît les difficultés, puisque le parfait grec n’a pas d’équivalent en araméen (la langue « originale » du verset), et que par exemple la traduction grecque d’Isaïe par les Septante emploie des termes différents pour traduire les mêmes formes hébraïques. Si ces mots

42Traduction œcuménique de la Bible (TOB). Une analyse détaillée est proposée dans Jacques Schlosser, Le Règne de Dieu dans les dits de Jésus, Etudes bibliques, Paris, Gabalda, 1980, 2 vol. ( thèse de Strasbourg, 1978). Nous reprenons, en l’abrégeant, la discussion menée par John P. Meier, Un certain Juif Jésus, t. 2, 2005, pp. 351-356.

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Histoire et théologie du Royaume La venue du Royaume ont été prononcés par Jésus, ils le furent en araméen, mais la rétroversion n’est pas univoque.

Les difficultés d’interprétation permettent de dégager l’essentiel sous forme d’une assertion minimale : Jésus a parlé d’un royaume perçu comme une réalité eschatologique qui vient vers les hommes dans un temps déterminé et non comme une simple expérience globale d’un Dieu toujours présent et toujours disponible dans la condition humaine43. L’enseignement sur la venue du Royaume se situe donc très exactement dans la tension entre l’être-là de Dieu et la venue imminente du Royaume. En ce sens, le temps de Jésus est toujours un « temps pour », ce qu’on nomme kairos en grec. Le présent est alors le premier acte de l’intervention de Dieu, la présence actuelle de l’avenir.

C’est bien pour cela qu’il n’est possible d’identifier le Royaume ni avec le monde ni avec l’Eglise. Les interprétations n’ont pas manqué pour essayer de montrer que le combat des chrétiens pour la justice et la paix contribuait à faire progresser le Royaume de Dieu.44 L’engagement des chrétiens dans de justes causes est nécessaire à leur sanctification personnelle. Un des accents essentiels de l’Ancien Testament, qui commande catégoriquement de s’engager dans la justice envers le pauvre et l’opprimé, ne peut pas être ignoré de la mission de l’Eglise dans le Nouveau Testament. Mais il est difficile d’y reconnaître une progression du Royaume de Dieu, dont la réalisation est eschatologique.

Christ Pantocrator, Mosaïque du milieu du XIIe siècle.

L’Eglise porte l’annonce d’un Royaume qui grandit avec elle mais qui ne saurait pour autant totalement se confondre avec elle. C’est dans la mesure où l’Eglise du Christ « reste fidèlement appliquée à garder ses préceptes de charité, d’humilité et d’abnégation » qu’elle reçoit mission d’annoncer le Royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations, formant de ce Royaume le germe et le commencement sur la terre » (Lumen Gentium, n°5). Cette fonction d’annonce ne se confond pas avec le contenu du message : si elle

43 En ce sens, la fête liturgique du Christ-Roi, qui fait l’objet des articles de Florian Michel et de Michel Fourcade est un exemple parfait d’intégration du concept : les textes ici rappelés montrent amplement le désir d’affirmer que le Royaume n’est pas de ce monde, tout en affirmant la Royauté du Christ sur le monde. 44 Kant est certainement la source la plus durable de ces interprétations, largement monnayées ensuite dans l’idéalisme allemand ( voir l’article de Marie-Christine Gillet-Challiol). L’ouvrage de J ;J.Hess Vom Reich Gottes. Ein Versuch über den Plan der göttlichen Anstalten und Offenbarungen, 1781, reprend tous les thèmes du Royaume terrestre : il a inspiré le philosophe théologien protestant Friedrich Schleiermacher ( 1786-1834).

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Histoire et théologie du Royaume La venue du Royaume annonce le Royaume, l’Eglise ne peut pas être son accomplissement : elle en forme « le germe et le commencement sur terre ».

Ce texte du Concile Vatican II annonce les conclusions récentes des exégètes45 sur la lecture nécessairement commune et complémentaire des dits et actes de Jésus, qui sont indissociablement liées dans les traditions évangéliques :

« Les paroles de Jésus les plus significatives sur la présence du royaume contiennent des

références à des actions significatives de Jésus, qui réalisent ou symbolisent cette présence. »46 Le royaume de Dieu n’est donc pas une situation ni un lieu : il est le lien dynamique

des paroles et des gestes de Jésus ( c’est en ce sens qu’il est déjà présent dans les sacrements de l’Eglise). Il peut à la fois être là (le Jésus de l’histoire) tout en restant imminent ( la parousie, le retour de Jésus dans la gloire). La même expression « royaume de Dieu » désigne ces deux réalités, ou peut-être désignent-elles aussi Jésus lui-même. Hans Urs von Balthasar a rappelé le caractère singulier du temps pour le Christ, et donc de cette attente imminente du Royaume :

« Ce que Jésus appelle avec insistance ‘‘mon temps’’ (par opposition à ‘‘votre temps’’, Jean

7, 6s) est caractérisé par une urgence strictement incomparable, dont l’urgence des autres attentes imminentes n’approche que de loin47. »

Le rapport du Christ au temps doit être rapporté à la conception juive de la temporalité

et de l’histoire : il n’y a histoire que l’histoire du salut, et la temporalité est la succession des événements décisifs de cette histoire, l’histoire sainte. « L’heure de Jésus » est indissociable de sa mission et de la conscience humaine qu’il en avait. Convaincu de signifier un moment unique de l’histoire, Jésus annonce sa propre venue dans la venue du Royaume, sans qu’il y ait contradiction (ni dialectique !) entre un déjà-là et un pas-encore. En ce sens, Origène semble en avoir eu l’intuition48 :

« Le Christ est lui-même le roi des cieux, le royaume des cieux, semblable au trésor caché dans le champ » ; « le Christ est le roi des cieux – et de même qu’il est en lui-même la sagesse, la justice et la vérité, peut-être est-il aussi, en ce sens, en lui-même la royauté (autobasileia). » Le Royaume qui est là et qui vient est un mystère, intimement liée à la relation de Jésus avec son Père et l’Esprit. Il peut être, comme pour Origène, un nom de Jésus, il peut comme pour les mystiques inviter à entrer dans la présence trinitaire. Il possède une surabondance de sens qui appartient au mystère de la Trinité, un mystère qui dépasse toute intelligence créée.

J.-R. A.

45 En particulier E. P. Sanders, Jesus and Judaism, Londres, SCM Press, 1985, surtout pp. 3-18 46 John P ; Meier, op. cit., p. 376 47 H-U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, III, 2 ( théologie : Nouvelle Alliance), tr. R. Givord, Paris, 1975, p. 144. 48 Dans le Commentaire de l’Evangile selon Matthieu, XIV, 7, PG 13, col 1197

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L’Évangile du Royaume de Dieu

Benoît XVI Nous citons dans son intégralité le troisième chapitre « L’Évangile du Royaume de Dieu » du livre de Benoit XVI intitulé Jésus de Nazareth,49 publié en 2007.

Après l'arrestation de Jean- Baptiste, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu ; il disait: "Les temps sont accomplis: le Règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l'Evangile" » (Mc 1, 14-15). C'est en ces termes que l'évangéliste Marc retrace le début du ministère de Jésus et qu'il énonce en même temps le contenu essentiel de son message. Matthieu lui aussi résume ainsi l'activité de Jésus en Galilée: « Parcourant toute la Galilée, [il] enseignait dans leurs synagogues, proclamait l'Évangile du Royaume, guérissait toute maladie et toute infirmité dans le peuple» (Mt 4, 23; cf. 9, 35). Les deux évangélistes désignent la prédication de Jésus comme l’Evangile». Qu'est ce que cela signifie en réalité?

Récemment le mot Évangile a été traduit par l'expression « bonne Nouvelle». Elle sonne bien à l'oreille, mais reste très en deçà de la dimension qu'a le mot « Évangile». Ce terme renvoie au langage des empereurs romains qui se considéraient comme les maîtres du monde, ses sauveurs et ses rédempteurs. Les messages de l'empereur portaient le nom d' « évangiles », indépendamment du fait que leur Contenu soit particulièrement joyeux et agréable. L'idée sous-jacente était que ce qui émane de l'empereur est un message salvifique, non pas une simple nouvelle, mais une transformation du monde allant dans le sens du bien.

Si les évangélistes reprennent ce mot, qui est devenu depuis le nom générique désignant leurs écrits, c'est parce qu'ils veulent dire que ce que les empereurs, qui se font passer pour dieu, prétendent à tort, se réalise ici réellement : un message délivré en toute autorité, qui est réalité et non simple discours. Dans le langage actuel de la théorie linguistique, on dirait que l'Évangile ne relève pas simplement du discours informatif, mais du discours performatif, qu'il n'est pas seulement communication, mais action, force efficace qui entre dans le monde en le sauvant et en le transformant. Marc parle de 1'«Évangile de Dieu » : c'est Dieu qui a le pouvoir de sauver le monde, et non les empereurs. Il s'agit ici de la parole de Dieu, qui est parole en acte; elle fait advenir réellement ce que les empereurs ne font qu'affirmer sans avoir la capacité de le réaliser. Car entre ici en action le véritable Seigneur du monde: le Dieu vivant.

Le message central de l' « Évangile », c'est que le Royaume de Dieu est proche. Une coupure se produit alors dans le temps, quelque chose de nouveau se réalise. Et en réponse à ce don, on demande aux hommes conversion et foi. Au coeur de cette annonce, il y a le message de la proximité du Royaume de Dieu, qui constitue effectivement le noyau de la parole et de l'activité de Jésus. Un élément statistique vient le confirmer : l'expression « Règne » ou « Royaume de Dieu » apparaît en tout cent vingt-deux fois dans le Nouveau Testament, dont quatre-vingt-dix-neuf fois dans les trois Évangiles synoptiques; quatre-vingt-dix d'entre elles correspondant à des paroles prononcées par Jésus. Dans l'Évangile de Jean et les autres écrits néotestamentaires, cette expression a seulement un rôle marginal. On peut dire que si Jésus axe sa prédication prépasca1e sur le message du Royaume de Dieu, c'est la christologie qui est au centre de la prédication apostolique postérieure à Pâques.

49 Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth : Tome 1, Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Flammarion, 2007.

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu

Mais alors, cela signifie-t-il qu'il y a abandon de la véritable annonce faite par Jésus? Est-il juste de dire, comme le fait Bultmann, que le Jésus de l'histoire n'a pas sa place dans la théologie du Nouveau Testament, mais qu'il faudrait encore le considérer comme un maître juif qui, tout en devant être compté parmi -les présupposés essentiels du Nouveau Testament, n'en ferait pas partie personnellement ?

Une autre variante de ces conceptions qui creusent un fossé entre Jésus et la

prédication apostolique est inscrite dans la phrase désormais célèbre du moderniste catholique Alfred Loisy: «Jésus annonçait le Royaume et c'est l'Église qui est venue. » On peut y voir de l'ironie, mais également de la tristesse: au lieu du Royaume de Dieu tant attendu, du monde nouveau transformé par Dieu lui-même, est venu quelque chose de tout à fait autre et ô combien misérable : l'Église.

Cette vision des choses est-elle juste ? La formation du christianisme dans la

prédication apostolique, dans l'Église qu'elle a bâtie, signifie-t-elle en réalité une chute d'une attente non réalisée vers quelque chose d'autre ? Le passage du sujet « Royaume de Dieu » au sujet « Christ » (avec pour corollaire l'avènement de l'Église) constitue-t-il vraiment l'écroulement d'une promesse, et l'apparition de quelque chose d'autre ?

Tout dépend de la façon dont nous comprenons la parole de Jésus concernant le « Royaume de Dieu », de la relation entre ce qu'il proclame et lui-même, celui qui le proclame: est-il seulement un messager qui doit défendre une cause en définitive indépendante de lui, ou bien le messager est-il lui-même le message ? La question primordiale n'est pas celle de l'Église, mais celle du rapport entre le Royaume de Dieu et le Christ: c'est de la réponse à cette question que dépend la façon dont nous pouvons comprendre l'Église.

Avant de nous plonger plus avant dans les paroles de Jésus pour comprendre son message -son action et sa souffrance -, il peut être utile d'examiner brièvement les différentes acceptions du mot « Royaume» dans l'histoire de l'Église. Chez les Pères, on peut distinguer trois dimensions dans l'interprétation de ce terme clé.

La première est la dimension christologique. Origène a appelé Jésus -à partir de la lecture des paroles de ce dernier -autobasileia, à savoir le Royaume en personne. Jésus lui-même est le « Royaume »; le royaume n'est pas une chose, il n'est pas un espace de souveraineté au même titre que les royaumes terrestres. Il est une personne, il est Lui.

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu L'expression « Royaume de Dieu» serait donc en elle-même une christologie voilée. Par la manière dont il parle du « Royaume de Dieu », Jésus guide les hommes jusqu'au fait énorme qu'en Lui, Dieu lui-même est présent parmi les hommes, qu'Il est la présence même de Dieu.

Une deuxième interprétation de la signification du « Royaume de Dieu » est celle que nous pourrions appeler « idéaliste» ou encore mystique; elle considère que le Royaume de Dieu est fondamentalement établi dans l'intériorité de l'homme. C'est encore Origène qui a inauguré ce courant d'interprétation. Dans son traité Sur la prière, il dit: « Il est donc évident que celui qui prie pour que vienne le Royaume de Dieu prie avec raison qu'en lui s'élève, fructifie, s'achève le Règne de Dieu. Dans tous les saints qui ont Dieu pour roi (à savoir qu'existe la seigneurie, le Royaume de Dieu) […], le Seigneur habite comme dans une cité bien administrée. [ ... ] Si donc nous voulons que Dieu règne sur nous (que son royaume soit en nous), que jamais le péché ne règne dans notre corps mortel (cf. Rm 6, 12) [...], le Seigneur se promènera en nous comme en un paradis spirituel (cf. Gn 3, 8); il règnera seul en nous avec son Christ. » L'idée fondamentale est claire : le « Royaume de .Dieu » n'est pas un point sur une carte géographique. C~ n'est pas un royaume à la manière des royaumes terrestres; son lieu, c'est l'intériorité de l'homme. C'est là qu'il grandit et c'est à partir de là qu'il agit. Une troisième dimension dans l'interprétation du Royaume de Dieu est celle que l'on pourrait appeler ecclésiastique : elle met en relation, sous différents aspects, le Royaume de Dieu et l'Église, et elle établit entre les deux un rapport de plus ou moins grande proximité. Pour autant que je puisse en juger, ce dernier courant a fini par prendre le pas sur les autres, surtout dans la théologie catholique de l'époque moderne, même si l'interprétation qui va dans le sens de l'intériorité de l'homme et de sa relation au Christ n'a jamais totalement disparu. Mais dans la théologie du XIXème siècle et aussi du début du XXème siècle, on parlait volontiers de l'Église en tant que Royaume de Dieu sur terre; l'Église était considérée comme la réalisation du Royaume à l'intérieur de l'histoire. Mais, dans le même temps, la philosophie des Lumières avait suscité dans la théologie protestante un bouleversement dans l'exégèse, induisant en particulier une interprétation nouvelle du message de Jésus relatif au Royaume de Dieu. Toutefois, cette nouvelle interprétation s'est très vite divisée en de multiples courants.

Représentant de la théologie libérale au début du XXème siècle, Adolf von Harnack voyait dans l'annonce du Royaume de Dieu par Jésus une double révolution par rapport au judaïsme de l'époque. Alors que dans le judaïsme tout aurait été axé sur la collectivité, sur le peuple élu, l'annonce de Jésus aurait été strictement individualiste: Jésus se serait adressé à l'individu et aurait précisément reconnu la valeur infinie de l'individu, faisant de celle-ci le fondement de son enseignement. Une seconde opposition est fondamentale chez Harnack. À son avis, ce qui aurait dominé dans le judaïsme, c'est l'aspect cultuel (et donc, avec lui, la classe sacerdotale), alors que Jésus, lui, aurait écarté l'aspect cultuel, son message aurait été orienté dans un sens strictement moral. Il n'aurait pas visé la purification et la sanctification cultuelles, mais l'âme humaine: l'agir moral de l'individu, ses oeuvres d'amour, décideraient de son entrée dans le Royaume ou de son exclusion.

Adolf von Harnarck

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu Cette opposition entre culte et morale, entre collectif et individu, a fait ressentir ses

effets pendant très longtemps et, à partir des années 30 environ, elle a été largement reprise par l'exégèse catholique elle-même. Chez Harnack, toutefois, elle était aussi liée à l'opposition entre les trois grandes formes du christianisme, le christianisme catholique romain, gréco-slave et protestant germanique. Selon Harnack, ce dernier avait rétabli le message du Christ dans toute sa pureté. Cependant, dans le protestantisme précisément, sont apparues des positions résolument antithétiques: l'objet de la promesse ne serait pas l'individu en tant que tel, mais la communauté, et, comme membre de cette dernière, l'individu accéderait au salut. L'important ne serait donc pas ce que l'homme accomplit sur le plan éthique ; le Royaume de Dieu se situerait bien plutôt « au-delà de l'éthique » et relèverait strictement de la grâce, comme le montrent bien les repas que Jésus prend avec les pécheurs.

La grande époque de la théologie libérale prit fin avec la Première Guerre mondiale et le changement radical du climat spirituel qui s'ensuivit. Mais les signes annonciateurs d'un bouleversement étaient bien antérieurs. Le premier signe clair fut le livre de Johannes Weifs, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes (1892). Les premiers travaux d'exégèse d'Albert Schweitzer allaient dans le même sens: on se mit à dire alors que le message de Jésus aurait été radicalement eschatologique, que son annonce de la proximité du Royaume de Dieu signifierait qu'il proclamait l'imminence de la fin du monde, l'irruption du monde nouveau de Dieu, de sa seigneurie précisément. La proclamation du Royaume de Dieu serait donc à comprendre d'un point de vue strictement eschatologique. Même les textes qui contredisaient de façon manifeste cette vision des choses furent interprétés en ce sens, quitte à leur faire quelque peu violence, comme par exemple les paraboles de la croissance, celle du semeur (cf. Mc 4, 3-9), celle de la graine de moutarde (cf. Mc 4, 30-32), celle du levain (cf. Mt 13, 33; Lc 13, 20-21), celle de la semence qui pousse d'elle même (cf. Mc 4, 26-29). On se mit à dire que l'important n'était pas la croissance, que le sens des paroles de Jésus était le suivant: ce qui existe maintenant, c'est l'humble réalité, mais l'autre réalité apparaîtra à l'improviste, d'un seul coup. Il est manifeste qu'ici, la théorie prenait le pas sur la fidélité au texte. Pour traduire dans l'existence chrétienne d'aujourd'hui cette perspective eschatologique imminente qui n'est pas immédiatement intelligible pour nous, on a fait bien des efforts. Bultmann par exemple a eu recours à la philosophie de Martin Heidegger: ce qui compte serait une attitude existentielle, « la disponibilité permanente » ; à la suite d'Ernst Bloch, Jürgen Moltmann a développé une théologie de l'espérance qui entendait interpréter la foi comme une intégration active dans la construction de l'avenir.

Entre-temps s'est développée dans de larges cercles de la théologie, et tout spécialement en milieu catholique, une réinterprétation sécularisée du concept de « Royaume », qui développe une nouvelle vision du christianisme, des religions et de l'histoire en général, et qui, par ce profond remaniement, prétend rendre à nouveau accessible et assimilable ce qu'elle considère être le message de Jésus. On a pu dire qu'avant le Concile régnait l'ecclésiocentrisme : l'Église aurait été alors présentée comme le centre du christianisme. Puis on serait passé au christocentrisme présentant le Christ comme le centre de tout. Mais, ajoute-t-on, non seulement l'Église divise, le Christ aussi, lui qui appartient aux seuls chrétiens. Donc du christocentrisme on serait passé au théocentrisme, se rapprochant un peu plus, de cette façon, de la communauté des religions. Mais, on ne toucherait pas au but pour autant, car Dieu lui-même est un possible élément de division entre les religions et entre les hommes.

Il faudrait donc à présent franchir le pas qui mène au régno-centrisme, au caractère central du Royaume. En définitive, cela aurait été précisément le coeur du message de Jésus, et constituerait la voie juste permettant de réunir enfin les forces positives de l'humanité dans

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu la marche vers l'avenir du monde. « Royaume » désignerait alors simplement un monde où règnent la paix, la justice, et où la création est préservée. Il ne s'agirait de rien d'autre. Ce « royaume » devrait être instauré en tant que finalité de l'histoire. Et la véritable mission des religions serait de travailler ensemble à l'avènement du « Royaume ». Pour le reste, elles pourraient parfaitement maintenir leurs traditions, vivre chacune son identité, mais, tout en conservant leurs identités respectives, elles devraient collaborer pour un monde dans lequel la paix, la justice et le respect de la création seraient déterminants.

L'idée paraît séduisante : selon cette perspective, il apparaît envisageable que le message de Jésus puisse être enfin assimilé par tous sans que l'on doive pour autant faire oeuvre de missionnaire envers les autres religions; la parole de Jésus semble à présent avoir finalement acquis un contenu pratique ; la réalisation du « Royaume » semble pouvoir être ainsi la tâche commune et donc devenir proche. Mais, en y regardant à deux fois, on est tout de même perplexe: qui va donc nous dire ce qu'est la justice? Nous dire ce qui concrètement sert la justice dans une situation donnée? Nous dire de quelle façon instaurer la paix ? À une observation plus attentive, tout ce raisonnement s'avère être un bavardage utopique sans contenu réel, à moins de postuler sans le dire que ce sont les doctrines partisanes qui devront déterminer le contenu de ces concepts que chacun sera obligé d'accepter.

Mais ce que l'on constate surtout, c'est que Dieu a disparu et que l'homme est seul à agir. Le respect des « traditions » religieuses n'est qu'apparent. En réalité, on les considère comme une somme d'habitudes qu'il faut bien laisser aux hommes même si, en dernière analyse, elles n'ont pas la moindre importance. La foi, les religions, se retrouvent instrumentalisées à des fins politiques. Aménager le monde est la seule chose qui compte. La religion n'a d'importance que dans la mesure où elle peut servir à cela. Il est inquiétant de constater à quel point cette vision postchrétienne de la foi et de la religion est proche de la troisième tentation de Jésus.

Les Quatre Evangiles, XIIe siècle. Représentation de Saint Jean

Revenons-en donc à l'Évangile, au Jésus authentique. La critique essentielle que nous

avons adressée à cette vision sécularisée et utopique du Royaume était que Dieu a disparu. Il est devenu inutile, voire gênant. Mais Jésus a proclamé le Royaume de Dieu et non un royaume quelconque. Matthieu parle de son côté du « Royaume des cieux » ; or le terme « cieux » est l'équivalent de celui de « Dieu », car dans le judaïsme, compte tenu du second

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu commandement, on évite d'employer ce mot par respect du mystère divin. Par conséquent, l'expression « Royaume des cieux» n'annonce pas quelque chose qui relève unilatéralement de l'au-delà, mais elle renvoie à Dieu, qui est à la fois ici-bas et au-delà, et qui, tout en transcendant infiniment notre monde, en fait aussi intrinsèquement partie.

Une fois encore, le commentaire linguistique a son importance : la racine hébraïque malkut « est un nomen actionis et renvoie -tout comme le mot grec basileia - à l'exercice de la seigneurie du roi, à son être souverain ». Il n'est pas question d'un « royaume » à venir ou encore à instaurer, mais de la souveraineté de Dieu sur le monde, qui, de façon nouvelle, devient réalité dans l'histoire. Plus explicitement encore, nous pouvons dire : en parlant du Royaume de Dieu, Jésus annonce tout simplement Dieu, c'est-à-dire le Dieu vivant, qui est en mesure d'agir concrètement dans le monde et dans l'histoire, et qui y agit précisément maintenant. Il nous dit : Dieu existe. Et encore: Dieu est vraiment Dieu, c'est-à-dire qu'il tient les rênes du monde entre ses mains. En ce sens, le message de Jésus est très simple, il est totalement théocentrique. L'aspect nouveau et spécifique de son message consiste à nous dire que Dieu agit maintenant -que l'heure est venue où Dieu se révèle dans l'histoire comme son Seigneur lui-même, comme le Dieu vivant, ce qui dépasse tout ce qu'on a connu jusque-là. C'est pour cette raison que la traduction « Royaume de Dieu» est insuffisante, mieux vaudrait parler de la souveraineté ou de la seigneurie de Dieu.

Il nous faut à présent tenter de définir plus précisément encore, à partir de son contexte historique, ce que recèle le message de Jésus sur le « Royaume ». L'annonce de la seigneurie de Dieu se fonde, comme tout le message de Jésus, sur l'Ancien Testament, qu'il lit dans son mouvement progressif, depuis les origines avec Abraham jusqu'à son heure, comme une totalité qui -précisément lorsqu'on comprend la totalité du mouvement -conduit directement à Jésus.

Il y a d'abord les psaumes dits d'intronisation, qui proclament la royauté de Dieu (YHWH), une royauté conçue à la fois comme universelle et cosmique, accueillie par Israël dans l'adoration (cf. Ps 47 ; 93 ; 96 ; 97; 98 ; 99). Depuis le VIe siècle, face aux catastrophes survenues dans l'histoire d'Israël, la royauté de Dieu est l'expression de l'espérance pour l'avenir. Dans le Livre de Daniel, au IIe siècle av. J.-C., il est question de la seigneurie de Dieu dans le temps présent, mais surtout ce livre nous annonce une espérance pour l'avenir, où devient importante la figure du « Fils d'homme» qui devra faire advenir la seigneurie. Dans le judaïsme de l'époque de Jésus, nous rencontrons le concept de seigneurie de Dieu dans le culte du Temple de Jérusalem et dans la liturgie synagogale; il est présent dans les écrits rabbiniques ainsi que dans les manuscrits de Qumrân. Le Juif pieux prie chaque jour en répétant le Schema' Israel : « Écoute, Israël: le Seigneur notre Dieu est l'Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force» (Dt 6, 4-5 ; cf. Il, 13 ; Nb 15, 37-41). Réciter cette prière était interprété comme le fait de prendre sur soi le joug de la seigneurie de Dieu: cette prière n'est pas que des mots; en la récitant, celui qui prie accueille la souveraineté de Dieu, qui entre ainsi dans le monde par l'acte de celui qui prie, qui est porté par lui et qui, en en déterminant par la prière la façon de vivre, le caractère quotidien, se rend présent dans un lieu précis du monde.

Nous le voyons, la seigneurie de Dieu, sa souveraineté sur le monde et sur l'histoire, va au-delà du moment, va au-delà de l'histoire dans sa totalité et la transcende; sa dynamique intrinsèque conduit l'histoire au-delà d'elle-même. Mais, en même temps, elle est tout à fait présente; présente dans la liturgie, dans le Temple et dans la synagogue en tant qu'anticipation du monde à venir; présente en tant que force donnant forme à la vie par la prière et par

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu l'existence du croyant qui porte le joug de Dieu et qui participe ainsi par avance au monde à venir.

On voit parfaitement ici que Jésus a été « un véritable fils d'Israël » (ln, 1,47) et qu'en même temps, par la dynamique interne de ses promesses, il a dépassé le judaïsme. Aucun des éléments que nous venons de mettre au jour n'est perdu. Pourtant, il y a là quelque chose de nouveau qui s'exprime essentiellement dans les paroles « le Règne de Dieu est tout proche » (Mc, 1, 15), «le Règne de Dieu est survenu pour vous » (Mt, 12,28), « le Règne de Dieu est au milieu de vous» (Lc 17, 21). La venue du règne telle qu'elle s'exprime ici est une action présente qui concerne l'histoire tout entière. Ce sont ces paroles qui suscitèrent la thèse de l'attente de l'accomplissement imminent, la faisant apparaître comme spécifique de Jésus. Mais rien n'oblige à suivre cette interprétation et, si l'on considère les paroles de Jésus dans leur ensemble, il faut même clairement l'exclure : la preuve en est que ceux qui soutiennent l'interprétation apocalyptique de l'annonce du Royaume par Jésus (dans le sens d'une attente imminente) sont tout simplement obligés, à partir de leurs critères, de contester une grande partie des paroles de Jésus sur ce sujet et d'en infléchir d'autres dans leur sens, même s'ils doivent pour cela leur faire violence.

Dans le message de Jésus relatif au Royaume, nous l'avons vu, sont inscrites des affirmations qui expriment la pauvreté de ce royaume dans l'histoire : il est comme un grain de moutarde, la plus petite de toutes les graines. Il est comme le levain, quantité infime en comparaison de la masse de la pâte, mais élément déterminant pour son devenir. Le Royaume est constamment comparé à la semence qui est répandue dans le champ du monde et qui connaît des sorts divers: mangée par les oiseaux, étouffée sous les ronces ou bien au contraire parvenant à maturité pour donner beaucoup de fruit. Une autre parabole raconte que la semence du royaume croît, mais qu'un ennemi sème pardessus de l'ivraie qui croît en même temps, et ce n'est qu'à la fin qu'on peut séparer les deux (cf. Mt 13, 24-30).

Un aspect encore différent de cette mystérieuse réalité de la «seigneurie de Dieu » se fait jour lorsque Jésus la compare à un trésor enfoui dans un champ. Celui qui le découvre l'enfouit à nouveau et vend tout ce qu'il a pour acheter le champ et pour entrer ainsi en possession du trésor capable de combler toutes ses attentes. Dans la parabole symétrique de la perle fine, celui qui trouve la perle vend lui aussi tout ce qu'il a pour acquérir ce bien plus précieux que tout (cf. Mt 13, 44-46). Une autre facette encore de la réalité de la « seigneurie de Dieu» (Règne) se fait jour lorsque Jésus prononce des paroles, difficiles à interpréter, selon lesquelles le «Royaume des cieux subit la violence et les violents cherchent à s'en emparer»

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu (Mt 11, 12). Sur le plan méthodologique, il n'est pas admissible d'isoler de l'ensemble un aspect que l'on reconnaît comme « propre à Jésus» et de s'appuyer ensuite sur cette affirmation arbitraire pour infléchir tout le reste dans le sens souhaité. Nous devons dire au contraire: la réalité que Jésus appelle ( Royaume de Dieu, seigneurie de Dieu» est extrêmement complexe, et c'est seulement en l'acceptant dans sa totalité que nous pouvons nous approcher de son message et nous laisser guider par lui.

Examinons d'un peu plus près au moins un texte qui témoigne de la difficulté à comprendre le message de Jésus, toujours mystérieusement chiffré. Aux versets 20 et 21 du chapitre 17, Luc nous dit: « Comme les pharisiens demandaient à Jésus quand viendrait le Règne de Dieu, il leur répondit: "Le Règne de Dieu ne vient pas d'une manière visible [pour un spectateur neutre !J. On ne dira pas : 'Le voilà, il est ici !' ou bien: 'II est là !' En effet, voilà que le Règne de Dieu est au milieu de vous." » Dans les interprétations de ce texte, on rencontre à nouveau les différents courants d'interprétation du « Royaume de Dieu» -selon les postulats et la vision fondamentale de la réalité de chaque exégète.

L'interprétation « idéaliste» nous dit que le Royaume de Dieu n'est pas une réalité extérieure, mais qu'il se situe dans l'intériorité de l'homme (rappelons-nous ce que nous avons déjà trouvé chez Origène). Il y a du vrai dans cette explication, mais même d'un point de vue linguistique, elle est inappropriée. Puis il y a l'interprétation qui se réfère à l'attente de l'accomplissement imminent, qui affirme que le Royaume de Dieu ne vient pas lentement, de sorte que sa venue serait observable, qu'il arrive au contraire à l'improviste. Mais cette interprétation ne trouve aucun fondement dans le texte tel qu'il est formulé. C'est pourquoi de plus en plus, on tend aujourd'hui à dire qu'en prononçant ces paroles, le Christ renvoie à lui-même : le Royaume de Dieu, c'est lui-même qui se trouve au milieu de nous, seulement nous ne le connaissons pas (cf. Jn l, 31). Avec une nuance légèrement différente, d'autres paroles de Jésus vont dans le même sens : «Si c'est par le doigt de Dieu que j'expulse les démons, c'est donc que le Règne de Dieu est survenu pour vous» (Le Il, 20). Ici, comme d'ailleurs dans le texte précédent, le «Royaume» n'est pas là de par la simple présence physique de Jésus, mais il l'est à travers son action dans l'Esprit-Saint. En ce sens, c'est en lui et par lui que le Royaume de Dieu est présent ici et maintenant, qu'il « est tout proche ».

Voici donc que s'impose une réponse, qui est encore provisoire et qui demande à être enrichie tout au long de notre lecture de l'Écriture: cette nouvelle forme de proximité du Royaume dont parle Jésus et dont la proclamation constitue le trait distinctif de son message, cette proximité nouvelle, c'est Jésus lui-même. Par sa présence et son action, Dieu est entré dans l'histoire d'une manière tout à fait nouvelle, ici et maintenant, comme Celui qui agit. C'est pourquoi aujourd'hui «les temps sont accomplis» (Mc l, 15); c'est pourquoi sont venus maintenant, d'une façon unique en son genre, le temps de la conversion et de la pénitence, tout comme le temps de la joie, car Dieu vient à nous en Jésus. En lui, Dieu est maintenant celui qui agit et qui règne, qui règne de manière divine, c'est-à-dire sans pouvoir temporel, qui règne en aimant « jusqu'au bout» (Jn 13, 1), jusqu'à la Croix. C'est à partir de cet élément central que l'on peut relier les différents aspects en apparence contradictoires. C'est à partir de lui que l'on peut comprendre les déclarations sur le caractère humble et caché du Royaume, l'image essentielle de la semence qui continuera de nous occuper à plus d'un titre; et aussi l'invitation au courage de se mettre à la suite de Jésus, en abandonnant tout le reste. Il est lui-même le trésor; la communion avec lui est la perle précieuse.

C'est à partir de là que s'éclaire aussi la tension entre ethos et grâce, entre le personnalisme le plus strict et l'appel à rejoindre une nouvelle famille. En réfléchissant sur la

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Histoire et théologie du Royaume L’Évangile du Royaume de Dieu Torah du Messie dans le Sermon sur la montagne, nous verrons comment s'imbriquent la liberté par rapport à la Loi, le don de la grâce, la « plus grande justice » réclamée aux disciples de Jésus, la justice qui « surpasse» celle des pharisiens et des scribes (cf. Mt 5, 20). Voyons pour l'instant un seul exemple: l'épisode du pharisien et du publicain qui prient tous deux dans le Temple de façon très différente (cf. Le 18, 9-14).

Le pharisien peut se glorifier de vertus considérables, il ne parle que de lui-même à Dieu et, en se louant lui-même, il croit louer Dieu. Le publicain connaît ses péchés, il sait qu'il ne peut se glorifier devant Dieu et, conscient de sa faute, il demande grâce. Cela signifie-t-il que l'un incarne l'ethos et l'autre la grâce sans l'ethos ou contre l'ethos? En réalité, la question qui se pose n'est pas celle de l'ethos ou du non-ethos, mais celle de deux façons de se tenir devant Dieu et devant soi-même. L'un ne regarde pas du tout Dieu, mais seulement lui-même; en fait, il n'a nullement besoin de Dieu, car lui-même fait tout comme il convient. Il n'existe aucun lien authentique avec Dieu qui en définitive est superflu -son propre agir suffit. L'homme se justifie lui-même. L'autre, par contre, se voit à partir de Dieu. Il a tourné son regard vers Dieu et il a ainsi ouvert les yeux sur lui-même. Il sait donc qu'il a besoin de Dieu, qu'il a besoin de vivre de sa bonté qu'il ne peut obtenir par la force, qu'il ne peut se procurer seul. Il sait qu'il a besoin de miséricorde et ainsi il prend modèle sur la miséricorde divine pour devenir lui-même miséricordieux et en cela semblable à Dieu. Il vit de cette relation, de ce don qu'il reçoit; il aura toujours besoin qu'on lui fasse don de la bonté, du Pardon, mais à partir de cela il apprendra toujours aussi à le transmettre. La grâce qu'il demande dans sa prière ne le dispense pas de l'ethos. Elle seule le rend capable de faire réellement le bien. Il a besoin de Dieu, et parce qu'il le reconnaît, il commence, à partir de la bonté divine, à devenir lui-même bon. L'ethos n'est pas nié, il est seulement libéré du moralisme rigoriste et placé dans le cadre d'une relation d'amour, de la relation à Dieu ; ainsi l'ethos trouve son accomplissement véritable.

Le thème du « Royaume » de Dieu est présent dans l'ensemble de la prédication de Jésus. C'est pourquoi il n'est intelligible qu'à partir de l'intégralité de son message. En nous tournant maintenant vers l'un des passages centraux de la proclamation de Jésus, le Sermon sur la montagne, nous allons voir développés avec une plus grande profondeur les thèmes que nous n'avons' fait qu'aborder fugitivement ici. Surtout, nous allons comprendre clairement que Jésus parle toujours en tant que Fils, que la relation entre Père et Fils se trouve toujours en arrière-plan de son mesSage. En ce sens, Dieu occupe toujours la place centrale dans le discours; mais précisément parce que Jésus est lui-même Dieu, le Fils, sa prédication tout entière est annonce de son propre mystère, est christologie, c'est-à-dire discours sur la présence de Dieu dans son faire et dans son être. Nous verrons alors comment ce point exige une décision et comment, par voie de conséquence, il mène à la croix et à la résurrection.

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L’annonce du Royaume

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« Qui est ce roi de gloire ? »

Méditation sur le psaume 23

Mathilde Briand

Le roi n’existe plus guère aujourd’hui que dans les contes de fée ou dans les revues people qui s’intéressent, le temps d’un scandale, à ce qu’il reste des grandes cours européennes. Dans l’imaginaire collectif, nous lui attribuons une couronne, symbole de sa royauté, un royaume, avec une terre et des sujets, et un héritier, le fameux prince charmant des contes de fée, qui assurera la pérennité de son règne. Un roi est traditionnellement un homme illustre, glorieux à plus d’un titre: il a été sacré roi, il a remporté des victoires contre ses ennemis, il s’est couvert d’or, couronné de lauriers et fait autour de lui plus d’un envieux. Qu’y a t-il sous ces images ? La gloire toute humaine que recouvre la royauté biblique n’est-elle que vanité ? Quel est son fondement ? La méditation des psaumes, et en particulier du psaume 23, nous permet de répondre à ses questions en donnant à la figure royale biblique ses véritables et ses plus dignes fondements. La gloire humaine est en effet trop souvent opposée à la gloire divine : nous avons tendance à les penser l’une contre l’autre, plutôt que l’une dans l’autre. Le psaume 23 va nous permettre de mieux comprendre ce qu’est la gloire humaine, à la lumière de la gloire divine.

Psaume 23- Entrée solennelle de Dieu dans son temple

1. Au Seigneur, le monde et sa richesse La terre et tous ses habitants

2. C’est lui qui l’a fondée sur les mers Et la garde inébranlable sur les flots

3. Qui peut gravir la montagne du Seigneur,

Et se tenir sur le lieu saint ? 4. L’homme au cœur pur, aux mains innocentes,

Qui ne livre pas son cœur aux idoles Et ne dit pas de faux serments

5. Il obtient, du Seigneur, la bénédiction,

et de Dieu son Sauveur, la justice. 6. Voici le peuple de ceux qui le cherchent !

Voici Jacob qui recherche ta face !

7. Portes, levez vos frontons, Elevez-vous portes éternelles : Qu’il entre, le roi de gloire !

8. Qui est ce roi de gloire ?

C’est le Seigneur, le fort, le vaillant, Le Seigneur, le vaillant des combats !

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ?

9. Portes, levez vos frontons Levez-les portes éternelles :

Qu’il entre, le roi de gloire !

10. Qui est ce roi de gloire ? C’est le Seigneur, Dieu de l’univers ;

c’est lui le roi de gloire. « Au Seigneur, le monde et sa richesse… » Un texte naît toujours d’une question existentielle qui taraude tellement son auteur qu’il lui faut la rendre par écrit. Il s’agit moins de trouver une réponse à cette question que de trouver les mots justes pour la poser le plus clairement possible.

Ce texte est attribué dans la tradition à David, comme nous l’indique l’en-tête (mizmor lédavid). Poussons à bout la signification de cette attribution. David est un roi, il est le roi du peuple d’Israël. Et la question fondamentale qui est à l’origine de ce texte est celle que nous nous posons tous : qui suis-je ? Pour David, Qu’est-ce qu’“être roi” ? Pour trouver une réponse à une telle question, il nous faut approfondir le sens de l’attribution davidique. Puisque c’est de la figure royale par excellence, celle que l’histoire sainte a décrite, qu’il s’agit, lisons ce psaume comme l’interrogation d’un roi qui se tourne vers Dieu pour trouver une réponse sur la royauté de son Dieu et sur sa propre royauté.

Simone Martini (vers 1284-1344) - Le roi David - vers 1320

Le psalmiste met dans la bouche de David non pas la question : « Qui est roi ? » car il le sait très bien : moi, David, je suis roi ; et lui, le Seigneur, il est roi, mais la question : « Qui est le roi ? » David est roi d’Israël. Le Seigneur est le roi du monde. Le roi est celui qui a un royaume ; David connaît les frontières du sien, il a même dénombré le nombre de ses sujets50. De même, le Seigneur est le roi du monde entier, et ses sujets, ce sont tous les habitants de la terre. Le roi est aussi celui qui perpétue son règne. David donne naissance à plusieurs fils et place Salomon sur son trône avant de mourir. Le Seigneur, lui, est roi éternellement car il a fondé la terre sur les mers et il la garde inébranlable sur les flots. 50 Il s’en repentira ! « Après cela, le cœur de David lui battit d’avoir recensé le peuple et David dit au Seigneur : “C’est un grand péché que j’ai commis ![…]” (2 Sam 24,10)

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ?

Mais si le Seigneur est le roi du monde, il est aussi, a fortiori, roi sur Israël. Comment peut-il donc y avoir deux rois d’Israël ?!

La royauté de David semble ne pas faire le poids face à celle du Seigneur. En effet, c’est le Seigneur qui a fait de David le roi d’Israël : « Et le Seigneur dit : “Va, donne-lui l’onction, c’est lui !” Samuel prit la corne d’huile et l’oignit au milieu de ses frères. » (1 Sam 16,12) Samuel n’est ici qu’un envoyé du Seigneur. C’est le Seigneur lui-même qui fonde la royauté de David. C’est lui qui la stabilise : « Ta maison et ta royauté subsisteront à jamais devant moi, ton trône sera affermi à jamais », lui dit-il. (2 Sam 7,16) Et c’est aussi lui qui pérennise la royauté de David : ce n’est pas David qui choisit Salomon entre tous ses fils, c’est le Seigneur. Lorsque Bethsabée met au monde un fils auquel elle donne le nom de Salomon, il est écrit : « Le Seigneur l’aima et le fit savoir par le prophète Nathan. » (2 Sam 12, 24)

C’est donc le Seigneur qui donne tout son poids à la royauté de David. Sans lui, sa royauté est soumise à tous les vents, en particulier celui de l’orgueil, qui lui fait oublier qu’il n’est pas Dieu ! En hébreu, le poids se dit kavod ; ce mot signifie aussi la gloire. La gloire dont peuvent se vanter les hommes célèbres n’est qu’une vaine gloire si elle n’est pas pesante, elle n’est qu’une gloriole si elle n’a pas un fondement réel, un fondement divin. La gloire dont se couvre David est la vraie gloire, puisqu’elle trouve son fondement en Dieu. Mais, par essence, cette gloire ne lui appartient pas, elle appartient à Dieu seul. Dieu seul est “celui à qui appartient la gloire”, il est le roi de la gloire (mélèkh hakavod)

Mais alors David est en droit de se demander, comme Moïse avant lui : « Qui est ce roi de gloire? » Posant cette question : “qui suis-je ?” il demandait en fait : “qui es-tu ?” Sur l’Horeb, Moïse demande au Seigneur son nom et le Seigneur lui répond : « Je suis tellement que je suis !» ou « Je suis ainsi que je suis ! » ou encore « Je suis afin que je sois ! »51. La tradition mosaïque abrège cette longue phrase (èhiè ashèr éhiè) en quatre lettres Yhwh52 qui reprennent une racine sémitique du verbe « être ». Tout au long du psaume 23, l’auteur du psaume utilise ce tétragramme pour désigner Dieu. Ce tétragramme est même le premier mot du psaume. Pour lui, Dieu est le seul dont l’existence est si bien fondée et assurée que sa gloire ne peut être feinte, elle ne peut être que réelle. Sur un homme célèbre pèse toujours ce soupçon d’hypocrisie: sa gloire est-elle méritée ? ne l’a-t-il pas usurpée, volée ? Sur Dieu un tel soupçon n’a pas lieu d’être. « Qui est ce roi de gloire ? C’est Yhwh, celui qui a dit : “Je suis celui qui est” »

Mais alors, le psalmiste royal reconnaît ainsi que Dieu est tout et que lui n’est rien sans Dieu. C’est Dieu qui fait de lui un roi et un homme glorieux. C’est à Dieu qu’appartient la gloire. Pourquoi donc David existe-t-il, pourquoi est-il roi ? Eh bien, il existe pour manifester au peuple d’Israël et au monde entier la gloire de Dieu ! David est roi pour se couvrir de gloire et ensuite rendre gloire à Dieu ! Il se demande alors, comment puis-je me couvrir de gloire devant Dieu? Depuis son enfance, on lui apprend à honorer Dieu en lisant et en vivant chacun des mots de la Torah. Il comprend que c’est en s’attachant à cette Loi qu’il se couvre de gloire. “Gravir la montagne du Seigneur” c’est se tourner vers Dieu en

51 (Ex 3,14) Permettez-moi ces interprétations osées, elles permettent d’éviter d’assoupissantes traductions, qui de toute façon seront toujours insuffisantes! Celle que je préfère est la suivante : « Je suis qui je suis » car elle ressemble, en français, à la blague de primaire : « Moi, je suis moi, et toi t’es-toi ! » (qui fait écho à Ez 36,28 « Vous, vous serez mon peuple et moi, je serai votre Dieu ») Et lorsque Dieu nous dit qui il est, il ne nous dit pas de nous taire, mais il nous dit d’être nous-mêmes ! 52 Yhwh est prononcé Adonaï par le lecteur juif, ce qui se traduit par Seigneur en français, Kurios en grec, et Dominus en latin. Chaque fois que nous trouvons le mot “Seigneur” dans le psaume 23, c’est pour traduire le tétragramme.

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ? reconnaissant qu’il est le seul Dieu : 1er commandement. “Se tenir dans le lieu saint” c’est rester en Dieu, non seulement le septième jour dans le sanctuaire, mais aussi à chaque instant de sa vie, en lui rendant un culte spirituel en son cœur. Il s’agit, suivant les autres commandements, d’avoir les mains innocentes (“Tu ne tueras pas”, “Tu ne commettras pas de vol”..), d’avoir un cœur pur (“Tu ne convoiteras rien de ce qui est à ton prochain”), de ne pas livrer son cœur aux idoles (“Honore ton père et ta mère”, “Tu ne commettras pas d’adultère”53), et de ne pas dire de faux serments (“Tu ne mentiras pas”). En deux versets nous avons ainsi un résumé de la Torah ! David, le roi d’Israël, se doit de donner l’exemple en respectant le plus fidèlement possible les commandements divins, afin que tout homme du peuple se rapproche par lui de Dieu. Le roi comprend que sa royauté est sa pierre d’achoppement : à cause d’elle, il ne parvient pas à passer par la porte étroite, c’est-à-dire à vivre les préceptes de la Torah ! Il doit s’abaisser d’autant plus qu’il a été élevé. Voici la seule manière pour lui de se couvrir de gloire : agir avec le peuple, au nom du peuple, et pour le peuple, remporter des victoires non pour lui mais pour autrui, être couronné de lauriers tout en sachant que seul le peuple mérite cet honneur.

Lorenzo Monaco -David Vers 1408 - 1410

Mais après s’être couvert de gloire par des actions éclatantes, David doit ensuite

rendre gloire à Dieu par des prières d’action de grâce faites au sanctuaire au nom du peuple. Puisque tout vient de Dieu, (« C’est du seigneur qu’il obtient les bienfaits, et de Dieu son Sauveur la justice ») tout lui revient de droit ! Et voici les premiers mots de la prière que David adresse au Seigneur au deuxième livre de Samuel : « Alors, le roi David entra et s’assit devant le Seigneur et il dit :“ Qui suis-je, Seigneur Yhwh, et quelle est ma maison, pour que tu m’aies fait parvenir où je suis? […] Ton nom sera exalté à jamais et l’on dira : Le Seigneur Yhwh est Dieu sur Israël.”[…]» (2 Sam 7,18)

La vie de David se résume donc en deux mots : conquête de l’être, puis recueillement de l’être. La conquête de l’être, ce sont ses actions éclatantes par lesquelles il devint semblable à celui qui est ; le recueillement de l’être, c’est le temps passé en prière auprès de

53 Respecter ces deux commandements, c’est le meilleur moyen de tuer ses idoles !

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ? celui qui est. Et dans le psaume 23, David dit sa prière au nom du peuple tout entier. Le seul verset du psaume où David s’adresse directement au Seigneur en employant la deuxième personne est le suivant : « Voici Jacob qui recherche ta face !» Seigneur, voici ton peuple ! Non pas seulement : « Seigneur, me voici ! » mais : « Seigneur, me voici au nom de tout ton peuple ! »

Au terme de ces 6 premiers versets du psaume 23, nous avons pu suivre comment était

formulée, par l’attribution davidique, l’interrogation humaine sur la royauté terrestre et divine. Il s’agissait de transformer la crainte d’être un mauvais roi en une pleine et entière confiance en Dieu. Dans ce psaume est atteinte l’humble conscience royale que le roi n’est rien et que Dieu seul est, que le roi n’est là que pour manifester la gloire de Dieu ! Est ainsi trouvée la paix intérieure, ce qui fait exulter de joie ! Et la joie de l’auteur du psaume est plutôt déroutante puisqu’il se met à s’adresser à des portes…

« Portes, levez vos frontons !... »

La porte : une métaphore royale Pourquoi s’adresser à des portes ? La porte, semble ici être une image, une métaphore

de la royauté. Être roi, c’est être une porte ! Afin de mieux comprendre cette injonction bizarre, faisons un petit détour par

l’hébreu. Le verbe traduit par “levez”, “ élevez” est le verbe nasah54 qui signifie deux choses : 1. lever, élever (la main, les yeux, la tête..) 2. porter, supporter (le poids du jour, le fardeau de l’existence, une pesante couronne…) Le mot traduit par “fronton” est en fait celui qui signifie “tête” (resh, comme dans bereshit, “au commencement”) Peut-être en hébreu pouvons-nous dire “la tête de la porte”. En français, notre riche vocabulaire nous oblige à parler du “fronton de la porte”.

Le psalmiste-roi voudrait donc que tous les rois lèvent la tête vers Dieu. Lever la tête vers Dieu, c’est reconnaître que Dieu seul est le Très-Haut! Lever la tête vers Dieu, c’est le prier humblement en reconnaissant qu’il est plus grand que nous. La couronne devient non pas un vain ornement mais le symbole d’une charge, d’une mission à accomplir. La couronne est légère si le roi s’enorgueillit de sa royauté. Il est heureux de la poser sur sa tête, parce que cette couronne l’embellit. Mais la couronne est plus légère encore si le roi est doux et humble de cœur. C’est à un bonheur bien différent qu’il aspire : il n’aspire pas à briller lui-même, mais à faire briller Dieu ! Il n’aspire pas à se couvrir de gloire, mais à couvrir de gloire le nom de Dieu ! Ainsi, tout le poids de la gloire ne retombe pas sur ses épaules, mais sur celles de Dieu ! Il avance donc d’un pas plus allègre que le roi qui recherche sa propre gloire. En ne portant plus le poids de la gloire, il s’est délesté d’un poids pour s’élever plus haut. 55

La porte : une réalité historique L’image de la porte sert à manifester ce qu’est la véritable royauté. Mais cette

métaphore est aussi une personnification. En effet, le psalmiste s’adresse à aux portes comme à des personnes, leur demandant de se lever. De plus, il parle de leur tête, comme si elles étaient des personnes vivantes. 54 Racine : nun, sin, aleph 55 Cela fait écho à un passage de l’évangile : Mt 11,28 « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai […] »

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ?

Or il n’y a qu’une seule personne qui, dans l’histoire de l’humanité, ait osé dire : “Moi, je suis la porte.” Et à en croire l’apôtre Jean (10,9), c’est Jésus-Christ. Ce qui est extraordinaire, ce n’est plus qu’un homme s’adresse à des portes, mais qu’un homme se désigne comme la porte de la vie éternelle et du salut. Le Christ est, selon ses propres paroles, la seule et unique porte qui conduit auprès du Père : “personne ne va vers le Père, sans passer par moi.” (Jn 14, 1-6) Dans le psaume 23, la porte lève la tête, comme le Christ lève la sienne vers son Père. Il est possible en effet, à partir de ce que nous disent les Evangiles, de faire du psaume 23 l’annonce messianique d’un nouveau David, d’un messie qui annonce à son tour la royauté de son père. Le Christ s’adresse au Père et prie ; il gravit une haute montagne, et lève les yeux au Ciel (comme lors de la prière sacerdotale, par exemple : “ et les yeux levés au ciel, vers toi, Dieu, son Père […]” (Jn 17,1)) La porte se lève, se relève : Jésus se lève d’entre les morts. N’oublions pas que le mot résurrection traduit le grec anastasis, qui signifie se lever. La porte s’élève : Jésus s’élève, il monte vers le Père. “Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” (Jn 20,18) L’ascension traduit le grec analepsis qui signifie s’élever. “A ces mots, sous leurs regards, il s’éleva, et une nuée le déroba à leurs yeux” (Ac 1,9) Cette injonction : « Portes, levez vos frontons, élevez-vous portes éternelles ! » semble donc être une injonction messianique, puisque le Christ en a accompli chacun des mots.

Porte de l’église de Moissac Pourtant, notre psalmiste utilise un pluriel. Il ne dit pas “Porte, lève la tête !” mais “Portes, levez vos têtes !” Dans la foi chrétienne, il y a bien deux portes, par lesquelles on doit nécessairement passer pour aller au Père. Lorsque le Christ couronne la Vierge Marie, il manifeste sa royauté, mais surtout, il manifeste par là qu’elle est une porte, qu’elle est la deuxième porte du ciel ! Et cette deuxième porte n’est pas une option facultative, c’est un passage obligé. Pour se faire homme, le Christ a été formé dans le corps d’une femme. Il se soumettait à une nécessité : tout homme naît d’une femme. Marie est de même nécessaire aux hommes pour qu’ils deviennent fils du Père. Et voici ce que nous dit admirablement saint Louis-Marie à ce sujet :

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ? “Un homme et un homme est né en elle”, dit le Saint Esprit ! (Homo et homo natus est in ea, ps. 86) Selon l’explication de quelques Pères, le premier homme qui est né de Marie est l’Homme-Dieu, Jésus-Christ ; le second est un homme pur, enfant de Dieu et de Marie par adoption. Si Jésus-Christ, le chef des hommes est né en elle, les prédestinés, qui sont les membres de ce chef, doivent aussi naître en elle par une suite nécessaire. Une même mère ne met pas au monde la tête ou le chef sans les membres, ni les membres sans la tête […].56 Cette vision permet de rendre compte du pluriel du mot « porte » utilisé par le psalmiste. Mais pourquoi répète-t-il par deux fois cette injonction : « Portes, levez vos frontons ! »? Selon nous, c’est parce qu’il a conscience, au moment où il écrit le psaume, que le roi de gloire n’a pas encore manifesté pleinement sa gloire. Il faut donc veiller et maintenir les portes élevées, jusqu’au jour où il se présentera au temple. La répétition de l’injonction est due au fait que le roi de gloire est déjà venu, s’est déjà présenté au temple, mais qu’il reviendra aussi. Qu’est-ce qui empêche le roi de gloire de revenir dès maintenant ? « Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3,20) La porte du cœur est trop étroite, pour que le roi de gloire puisse y entrer. Nous aurons beau élargir notre cœur, il sera toujours trop petit pour la plénitude d’amour dont Dieu veut nous combler. Il ne reste plus à l’homme attiré par le Christ qu’une chose à faire : donner son cœur à Jésus et Marie pour qu’ils le façonnent à l’image de leurs propres cœurs. Lorsqu’un cœur leur appartient, lorsqu’ils règnent sur un cœur, Jésus et Marie accomplissent en lui des actions éclatantes. Régnant en lui, ils font de lui un véritable roi ! Comme David, il peut alors se demander, qu’est-ce qu’être roi ? Etre roi, c’est être une porte. Non pas une petite porte. Mais une grande porte qui s’élève très haut, pour manifester au monde entier la gloire Dieu ! Une porte qui lève la tête vers le Ciel et s’adresse humblement au Père en lui disant ces simples mots : “Notre Père, qui es aux cieux, que ton règne vienne !”. Une porte qui s’adresse aussi à la Vierge Marie pour qu’elle nous ex-hausse! Cette porte sait que lever les yeux au ciel au moment de la prière ne suffit pas, il faut aussi élever son cœur à chaque instant de la journée. Une petite fleur ne se contente pas de lever la tête vers le ciel ; tout au long de la journée, elle tourne sa tête d’Est en Ouest, ne quittant pas des yeux l’astre de vie. Le juste devant Dieu est appelé à élever et de tourner son cœur vers le Seigneur ! Cette porte est aussi une porte qui se lève du milieu des hommes pour accomplir des actions éclatantes. Elle dit à tout homme, comme à une autre porte: « Lève-toi, tiens-toi sur tes pieds ! » (Ac 14, 5-18) Un chrétien ne se lève jamais seul. S’il se lève c’est toujours parce qu’un autre s’est abaissé, et cet autre c’est le Christ qui s’est abaissé pour que l’humanité puisse se relever!

« C’est lui, le roi de la gloire ! »

Imaginons, pour finir, une porte étroite. Un roi, un prophète et un prêtre veulent y passer. Le Roi Insensé, qui se précipite, oublie sa couronne et la voit rouler derrière lui. Il est entré, mais il a perdu sa royauté. Le Roi Sage, lui, réfléchit : il ôte la couronne de sa tête et la confie à son valet de pied.

Il y a le Prophète tout aussi insensé que le roi. Il se précipite, et, mauvais éclaireur, oublie de revenir en arrière prévenir le peuple de ce qu’il a découvert ! Le Sage Prophète est prévoyant. Il se munit d’une lampe, fait un repérage des lieux, et va proclamer au monde

56 Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, chap. 1, art. 1, 2ème principe : Dieu veut se servir de Marie dans la sanctification des âmes.

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L’annonce du Royaume Qui est ce roi de gloire ? entier ce qu’il y a derrière cette petite porte dissimulée. Il tient la chandelle, celle qu’on lui a remise, et il veille à ce qu’elle ne s’éteigne jamais.

Et le Prêtre, lui, se tient sur le seuil. Il se fait le plus petit possible pour que la foule puisse passer. Mais l’encadrement de la porte est étroite. Il doit donc se faire plus petit encore. Pas la place pour y mettre un siège. Héli, au service du sanctuaire, se fracassera la nuque contre le sol en tombant de son siège. Ni assis, ni debout, c’est les bras en croix, et la face contre terre, que le prêtre se fait piétiner. Il montre le chemin à suivre. Son corps parle pour lui.

Ce roi, ce prophète, ce prêtre, annoncé par l’Ancien Testament, c’est, pour le chrétien, le Christ Jésus, le seul à être passé par la porte étroite, celle qui conduit auprès du Père. Il est ce Roi qui règne sur les cœurs et qui, ôtant sa couronne, la confie à Marie et par elle à l’Eglise. Il est ce Prophète, la Lampe torche qui éclaire l’autre côté de la porte et la Parole qui nous dit ce qui se trouve derrière ! Et il est aussi le Grand Prêtre, qui s’est mis au service du Père, n’épargnant aucune parcelle de son corps, obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix.

Au terme de ce commentaire, nous pouvons tenter une brève esquisse de ce que pourrait être pour nous la porte du Royaume :

M.B.

Jn 10, 9

(Il faut l’imaginer toute petite, petite)

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Les paraboles et le Royaume de Dieu

(Mt, 13 ; Mc, 4)

David Perrin

Dans les évangiles, et surtout dans ceux de Marc et de Matthieu, les paraboles sur le mystère du Royaume constituent un moment particulier de l’enseignement de Jésus. Après les actes miraculeux, les sermons et les prédications apostoliques, le discours parabolique se détache nettement des autres séquences narratives et discursives. Dans l’évangile selon saint Matthieu, par exemple, après la justice du règne de Dieu (chap. 5-7), la proclamation de ce règne dans le monde (chap.10), le Christ choisit d’aborder la question spécifique du mystère du règne par un nouveau mode de parole, celui des paraboles. Celles-ci commencent par celle du semeur, qui est sans doute une des premières paraboles que le Christ ait prononcées, peut-être même la première. Comment expliquer autrement en effet l’étonnement des disciples qui demandent : « Pourquoi leur parles-tu sous forme de paraboles ? » (Mt, 13, 10). Cette hypothèse nous aide à comprendre également le sens de la réponse de Jésus, que rapporte Marc : « Vous ne comprenez pas cette parabole ! Comment donc comprendrez-vous toutes les paraboles ? » (Mc 4, 13) Jésus inaugure ici quelque chose de nouveau. Ce ne sont pas les paraboles elles-mêmes, mais un certain enseignement par parabole, intimement rattaché à la personne de celui qui les prononce, qui est inédit.57 L’intention qui me guidera dans cet article sera de comprendre pourquoi la parabole est l’expression privilégiée, et peut-être unique, du mystère du Royaume de Dieu. « Et des foules nombreuses s’assemblèrent auprès de lui… »

Au cœur de la prédication de Jésus, se trouve l’annonce du Royaume. Après l’arrestation de Jean Baptiste, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Evangile de Dieu : « Les temps sont accomplis : le Règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Evangile » (Mc 1, 14-15). L’annonce du Royaume, accompagnée et préfigurée par les miracles, est un feu embrasant des foules immenses qui pressent, voire « écrasent » Jésus : « Il se mit de nouveau à enseigner au bord de la mer et une foule très nombreuse s’assemble auprès de lui, si bien qu’il monte dans une barque et s’y assied, en mer ; et toute la foule était à terre, près de la mer. » (Mc, 4, 1-3) » Ce qu’il proclame et annonce est une lumière qui attire les hommes en masse. Pourtant, Jésus ne donne nulle part de définition de ce qu’il entend par l’expression, Royaume de Dieu. Comme le fait remarquer le Père Armogathe :

5757 Daniel Marguerat rappelle notamment que la tradition rabbinique et évangélique diffèrent grandement dans l’usage qu’elles font de la parabole : « Premièrement, les paraboles sont systématiquement attribuées à Jésus, ce qui n’est pas toujours la règle avec les rabbins ; et lorsque le Talmud reconduit la parabole à son auteur par le biais de la chaîne exégétique, le rapport n’est pas établi avec l’enseignement du rabbin. Deuxièmement : les paraboles ne sont pas seulement inscrites dans l’évangile comme une énonciation énoncée, elles sont intégrées à l’histoire de Jésus et situées dans le contexte de sa vie. Cet effort est particulièrement sensible dans l’évangile de Luc […] Troisièmement : le narrateur lui-même est intégré par voie d’allégorisation dans le récit parabolique ; Matthieu se distingue dans cette relecture christologique. » Daniel Marguerat « La parabole, de Jésus aux évangiles », in Les Paraboles Evangéliques, Perspectives nouvelles Lectio divina, XIIe congrès de l’ACFEB, Lyon, Editions du Cerf, Paris, 1989, p. 77.

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu Il suppose la connaissance que ses auditeurs en avaient dans la tradition religieuse de leur

temps. Mais il est bien difficile de préciser ce que le judaïsme du premier siècle entendait par là. […] Jésus recourt à la fois à un usage apocalyptique du terme et aux textes prophétiques de l’Ancien Testament (Second Isaïe). Disposant d’un thème connu de ses auditeurs, Jésus l’a placé au cœur de son dispositif d’enseignement et lui a donné un sens radicalement eschatologique. […] Certains points sont clairs sur la manière dont Jésus envisageait le royaume : le royaume eschatologique qui devait faire l’objet d’une attente et d’une demande pressante des disciples (Matthieu 6, 10) signifiait l’inversion de toute oppression et de toute souffrance injustes, l’octroi de la récompense promise aux cœurs fidèles ( les Béatitudes) et la participation joyeuse de croyants et même de gens des Nations ( les Païens) au banquet céleste, en compagnie des patriarches d’Israël (Matthieu 8, 11-12 et la demande du pain dans le Pater). La compagnie des patriarches signifie une victoire sur la mort, à laquelle Dieu le sauvera de la mort et le fera siéger au banquet final. Le symbole de ce banquet se déploie dans diverses images de réconfort, qui évoquent le rassasiement des affamés, l’héritage de la terre, la vision de Dieu, le don de la miséricorde, ainsi que d’autres métaphores dont le but est de suggérer et d’évoquer ce que les mots ont de la peine à exprimer : la plénitude de salut opérée par Dieu au-delà de ce monde présent.58 Ce que Jésus annonce, avec une force divine, est le mystère même de l’existence orientée vers sa fin, c’est-à-dire vers la vie éternelle et la béatitude en Dieu. Il présente aux juifs de son temps, un nouveau visage de Dieu et de l’au-delà, un amour infini, source d’une joie à venir qui rejaillit déjà sur le présent. Par cet avenir sont en effet révolutionnés le présent et les consciences des auditeurs de Jésus, car il révèle à la fois l’urgence de la conversion et la miséricorde de Dieu pour ceux qui aiment en vérité. Il est compréhensible que, dans ces conditions, le message du Christ, l’évangile du Royaume de Dieu, embrase les foules. L’Evangile que Jésus proclame est en effet une parole en acte qui fait advenir ce qu’elle proclame. Il relève du discours performatif : « Il n’est pas seulement communication, mais action, force efficace qui entre dans le monde en le sauvant et en le transformant »59.

Toute parole du Christ est la réalisation en acte du Verbe éternel de Dieu. Quand Jésus annonce le Royaume, il fait donc, par là même, en plus de l’annonce du Règne à venir, une annonce de sa propre venue. Le Christ n’est pas seulement le messager du Père, celui par qui est faite sa volonté, mais le message en personne. Analyser par conséquent les objets que sont ces paroles, c’est toujours analyser leur rapport à la personne qui les prononce, dans une indissociable unité. Les foules auxquelles Jésus s’adresse ont compris dans une certaine mesure l’originalité radicale de cette parole de vie. La reconnaissance de ce caractère surnaturel entraîne chez elles une interrogation sur son origine. Les foules entendent bien que

58 Jean-Robert Armogathe, « Editorial », La venue du Royaume, tome XXXII, 2007, p. 9. 59 Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Champs Flammarion, Paris, 2007, p. 68

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu Jésus se désigne comme fils de Dieu, soit parce qu’il le dit clairement, soit indirectement quand il annonce le Royaume de Dieu et la vie éternelle à travers ses sermons et les guérisons miraculeuses qui le préfigurent. Cette filiation divine est ce qui pose le plus de difficultés aux juifs qu’il rencontre et à tous les hommes car elle constitue l’écueil sur lequel bute la foi, son épreuve la plus grande. Chez saint Matthieu, le discours parabolique sur le mystère du Royaume est encadré par ce double thème du caractère efficace de la Parole de vie qui rassemble les foules et de la filiation divine de celui qui la prononce. La fin du chapitre 12 de Matthieu se clôt sur la révélation indirecte de la vraie parenté de Jésus : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? ». Le chapitre 13 commence et finit sur des indications concernant les foules attirées par cette parole ; et le chapitre 14 s’ouvre sur un rejet du Christ par les gens de son pays qui ne voient en lui que « le fils du charpentier ». Entre ces deux expériences, Jésus a inauguré un nouveau type d’enseignement. Quand il s’adresse aux foules, il prêche ou enseigne. Marc et Matthieu utilisent régulièrement ces verbes. Il ne s’agit plus de l’annonce ou de la proclamation du Règne mais d’un enseignement à son sujet. En revanche, quand il s’adresse aux scribes, aux pharisiens, le Christ utilise un mode de discours disputatif, fonctionnant sur le mode de la question et de la réponse. L’enseignement parabolique est donné, quant à lui, à de grandes foules, mais seuls les disciples le comprendront. Il n’est ni ésotérique, ni accessible à tous par des vérités générales. Quelle est donc sa valeur propre, son rôle dans le rapport du Verbe de Dieu aux hommes, et dans sa mission d’annonce du Royaume à venir ? « Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas… »

La particularité première du discours parabolique est qu’il résiste à la compréhension. Jésus s’exprime en effet aux disciples et aux foules qui sont venues l’écouter d’une manière mystérieuse et détournée. Les auditeurs du Christ sont étonnés et ne comprennent pas ce qu’il dit. Matthieu rapporte la question des apôtres qui s’interrogent sur ce type exclusif d’enseignement ; ce qui laisse présager une incompréhension partagée des foules. Marc indique clairement la mauvaise intelligence des disciples : « Et il leur dit : " Vous ne saisissez pas cette parabole ? Et comment comprendrez-vous toutes les paraboles ? » (Mc, 4, 13) :

Les disciples s'approchant lui dirent : " Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? " -" C'est que, répondit-il, à vous il a été donné de connaître les mystères du Royaume des Cieux, tandis qu'à ces gens-là cela n'a pas été donné. Car celui qui a, on lui donnera et il aura du surplus, mais celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé. C'est pour cela que je leur parle en paraboles : parce qu'ils voient sans voir et entendent sans entendre ni comprendre. Ainsi s'accomplit pour eux la prophétie d'Isaïe qui disait : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. C'est que l'esprit de ce peuple s'est épaissi : ils se sont bouché les oreilles, ils ont fermé les yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n'entendent, que leur esprit ne comprenne, qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse. " Quant à vous, heureux vos yeux parce qu'ils voient ; heureuses vos oreilles parce qu'elles entendent. En vérité je vous le dis, beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu ! (Mt, 13, 10-17)

La première source d’interrogation concerne le plan de Dieu qui se révèle dans le choix de cet enseignement et le scandale que ce dernier porte en lui. La parabole adressée aux foules, loin de révéler les mystères du Royaume, semble tout d’abord les cacher. C’est comme si Dieu se refusait dans le don même de sa parole, comme s’il se donnait à moitié. Le

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu deuxième scandale réside dans le fait que le Christ dise clairement qu’il sera donné à certains de comprendre et à d’autres de rester loin de ce qui les sauvera Comme un glaive, la parabole, au lieu d’unir, commence par séparer les hommes et refuser à certains l’accès au Royaume. Cette parole de vie qui se voulait universelle, faite pour tous les hommes, devient brusquement l’apanage de quelques uns. Loin d’ouvrir Dieu à la multitude, elle semble le retrancher et le mettre à distance. Avant d’aller plus loin dans l’éclaircissement de cette nature paradoxale, il faut reconnaître ce fait que la parabole porte en elle-même un scandale aux yeux de la raison et de la morale humaine. Elle est mue par un principe de contradiction par le fait même qu’elle se rapporte à Celui qui est le « signe de contradiction » incarné par excellence, le Christ. 60 Tout ce que le Christ dit de lui-même s’applique ainsi d’une certaine mesure à son propre langage. La parabole christique dérange et défait les attentes morales de ceux qui l’écoutent. Contrairement à ce qui se passe dans notre monde, les dettes les plus énormes sont en effet remises (Lc 7, 36-50 ; Mt 18, 23-35), le salaire est versé également, même à qui n’a pas travaillé comme les autres (Mt 20, 1-16), la fête est organisée non pour le fils qui travaille, mais pour le dévoyé (Lc 15, 11-32). Les paraboles du Royaume se différencient cependant de ce schéma narratif fondé sur un retournement spectaculaire. Elles invitent aussi, mais d’une manière toute spécifique, à se dessaisir de ses propres critères normatifs, à se placer dans la vision de Dieu, à se laisser brusquer et malmener par sa parole, pour que se manifestent la liberté et la sagesse absolue de Dieu le Père qui, seul, peut juger et rétribuer.

Si l’on regarde maintenant, dans cette nouvelle posture, le texte des Evangiles, on comprend mieux comment le scandale premièrement ressenti devient l’expression d’un mystère et d’une sagesse supérieure. Le fait, par exemple, que Jésus livre à ses disciples une interprétation et un commentaire qu’il refuse aux foules prend alors un haut sens. L’institution des disciples est récente. Elle coïncide avec le début de sa prédication. Que le Christ en dise plus à ceux qu’il a choisi pour annoncer avec lui le Royaume est significatif et préfigure l’Eglise et les grâces qui lui seront données en propre. Il importe en effet dans le plan de Dieu, tel qu’il se manifeste dans les Evangiles, que les apôtres, pour enseigner aux foules, soient emplis d’une sagesse qui vienne directement d’en haut, qu’ils entendent les mêmes paroles de vie que le reste des hommes mais que leur intelligence soit ouverte et initiée aux mystères du 60 Siméon les bénit, puis il dit à Marie sa mère : « Vois ! Cet enfant doit amener ka chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe en butte à la contradiction. - Et toi-même, ton cœur sera transpercé par une épée. - » (Lc 2, 22-40)

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu Royaume d’une manière privilégiée, c’est-à-dire directement par le Christ lui-même. Jésus emploie donc deux voix différentes en fonction de ses auditeurs. Et si la différence s’efface avec la révélation, dans les Evangiles, du commentaire de Jésus sur ses propres paraboles, le fait que Dieu s’exprime directement à l’Eglise et par elle, lui, demeure. Le commentaire explicatif que Jésus accorde à ses disciples s’intègre à un plan discursif particulier. Pour le comprendre, nous devons essayer de comprendre la justification eschatologique de l’enseignement parabolique que les prophètes avaient annoncé.

La seconde chose à noter est en effet qu’il est bon, aux yeux de Dieu, que la parabole révèle et cache à la fois les mystères du Royaume. Si nous ne lisons pas les paraboles comme les outils ou plutôt le medium d’un plan de salut universel, nous passons à côté de leur véritable nature et de leur portée. Au cœur de l’enseignement parabolique du Christ, se trouve la révélation du salut, de la rédemption et du feu éternel. La parabole fait directement le lien entre le présent et le futur ; elle est l’enjeu du Royaume. Celui qui l’entendra, au sens qu’il la comprendra et en vivra, aura la vie éternelle, celui qui ne l’entendra pas, se coupera de l’amour de Dieu. Ce que nous venons de dire de la parabole vaut, au fond, pour toutes les paroles du Christ. Quelle est alors la spécificité de la parabole dans le dessein de salut de Dieu ?

Si l’on résume à très grands traits la conception chrétienne de la nouvelle Alliance que constituent l’incarnation, la passion et la résurrection du Christ, et si nous la mettons en lien avec la proclamation du Royaume, nous aboutissons à cette compréhension minimale, nécessairement grossière et contestable, mais à partir de laquelle nous pouvons tirer quelques éléments de réflexion : L’homme a été créé par amour de Dieu. Libre d’aimer, l’homme s’engage lui-même dans des chemins de mort ou de vie. Sa dignité de fils de Dieu, réside en grande partie dans cette capacité de choix. Par amour, le Fils s’est incarné pour révéler aux hommes le salut que le Père réserve à ceux qui auront librement choisi la voie difficile et étroite de l’amour. Il réaffirme l’alliance de Dieu avec les hommes et ce qui sera la mesure du jugement, que le mystère de l’amour appelle : « Mon commandement, le voici: Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (Jn, 15, 12) Les conduites des hommes seront ainsi jugées, en raison même de l’amour que Dieu leur a donné, en fonction de la capacité humaine à entendre le message de Dieu, sous les formes infinies qu’il peut revêtir : « Et il leur disait : " Prenez garde à ce que vous entendez ! De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous, et on vous donnera encore plus. » ( Mc 4, 24) Pour tenir à la fois la révélation de Dieu et la liberté de l’homme, le Christ utilise, lorsqu’il annonce directement les mystères du Royaume, un langage particulier qui est l’expression même de cette tension. Il s’agit, pour lui, de dire suffisamment pour mettre au cœur de l’homme le désir et l’espérance du Règne, pour le réorienter vers la fin pour laquelle il a été fait, mais également de ne pas lui imposer la certitude qu’il est le « chemin, la vérité, la vie », afin qu’il puisse Le chercher et Le trouver librement. La parabole est donc ce langage qui donne mais qui appelle également celui qui l’entend vers celui qui le prononce, qui lui ménage une possibilité de reconnaissance et une possibilité de rejet, sans lesquelles tout choix libre est vain. L’homme est responsable de cette recherche que Dieu a mise en lui, que le Christ a réaffirmée et que, par sa quête du bonheur et de l’amour, il ne cesse d’entendre en lui : « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33) Celui qui cache ou tait ce trésor intérieur et ne le fait pas fructifier, celui-là sera jugé mauvais serviteur par Dieu et par lui seul. La parabole occupe donc par sa nature même une place spécifique dans le plan de salut pour les hommes et invite donc particulièrement à la recherche de Dieu. Il nous faut analyser

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu maintenant de façon concrète comment se manifeste en elle, par ses propres ressources, la tension interprétative, l’apparition du sens et la vision fugitive du Royaume. La parabole ou la recherche de Dieu

Les paraboles ne ressemblent pas aux narrations habituelles. La portée eschatologique que leur donne le Christ dépend en partie de leur nature et de leurs ressources linguistiques et poétiques. Selon Vittorio Fusco :

Les paraboles sont une narration, une narration non pas historiographique mais une narration

fictive qui n’a pas une fin en elle-même comme la fable que l’on raconte pour le simple goût de raconter, mais qui est destinée à un transfert. A un point donné, il faut sortit de cette narration et faire référence à une autre réalité. C’est ici que se situe la différence, sous-évaluée par D.O. Via, par rapport à cette « parabolicité » plus générique qui caractérise toute narration qui ne soit pas de pure évasion, quand un sens plus universel va au-delà des faits racontés, touche à la condition humaine et ne peut être compris en sortant du récit mais bien plutôt en s’y plongeant davantage en profondeur.61 Le transfert qu’elle appelle est le point aveugle où la raison et l’imagination perdent pied et que l’aide de la foi permet de traverser. Le transfert, dans le cas des paraboles sur le Royaume, se fait au moment où l’on bascule de la situation fictive, banale, à l’intuition de ce qui se passe de façon invisible dans le monde ou de ce qui attend l’homme, au-delà de la mort. Ce transfert est le gage d’une richesse interprétative infinie, le lieu également où se joue le rapport entre le monde présent et l’eschaton, puisqu’il suppose de la part de celui qui a entendu une conversion radicale de son être. La parabole, grâce à cela, semble être un mode spécifique particulièrement propice à l’expression, pour des gens de tout horizon, du Royaume à venir. Le caractère imagé offre un accès universel au-delà du concept. Jésus emploie des métaphores particulièrement humbles pour faire comprendre ce qu’est et sera le Royaume :

Il leur proposa une autre parabole : " Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de

sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ. C'est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c'est la plus grande des plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s'abriter dans ses branches. " Il leur dit une autre parabole : " Le Royaume des Cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que le tout ait levé. " (Mt 13, 31-33) L’interprétation métaphorique de la parabole qui prend place au côté d’autres courants herméneutiques62, insiste particulièrement sur « le caractère irremplaçable ou intraduisible de la métaphore (les nouvelles significations ne pourraient être obtenues autrement par voie purement conceptuelle), son caractère inépuisable ( si les significations ne sont pas infinies, elles sont du moins indéfinies), l’entraînement actif de l’auditeur sans l’effort créatif duquel 61 Vittorio Fusco « L’interprétation des paraboles » in Les Paraboles Evangéliques, Perspectives nouvelles Lectio divina, XIIe congrès de l’ACFEB, Lyon, Editions du Cerf, Paris, 1989, p. 21. 62 Vittorio Fusco distingue trois courants interprétatifs majeurs de la parabole. La première position assimile la parabole à l’allégorie. La seconde est fondée sur la fonction dialogico-argumentative des paraboles. Elle est représentée par la ligne Jülicher-Dodd-Jeremias. La troisième position est métaphorique. Elle est défendue par une exégèse américaine et des savants comme A.N. Wilder, D.O. Via, R.W. Funk, et des philosophes et exégètes européens comme Ricœur, T. Aurelio, H. Weder...

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu les significations nouvelles ne peuvent émerger de l’ambiguïté. »63 Les interprétations d’une même parabole sont innombrables. On peut lire, par exemple, la parabole du semeur d’une manière ‘‘spirituelle’’, ecclésiologique, christologique ou eschatologique. On peut en effet, dans un premier temps, considérer que la parabole de la semence expose le mystère de la croissance spirituelle. La semence, c’est la parole de Dieu. Son action est un mystère aussi grand que celui de la vie. Que nous soyons à l’état de veille ou de sommeil, un travail invisible se poursuit. Jésus compare la croissance de l’âme à la germination du grain de blé en terre. Les Pères et, en particulier Saint Jérôme, ont aussi entendu cette parabole comme celle de l’Eglise. La semence qui lève le jour et la nuit, c’est le développement du Royaume de Dieu dans l’Eglise. Elle peut désigner également le Christ. Saint Pierre Chrysologue parle ainsi du Christ comme le « royaume des cieux qui, comme le grain de moutarde, déposé dans le jardin d’un corps vierge, s’éleva sur l’arbre de la croix jusqu’aux dimensions du monde, et donna une telle saveur à son fruit, quand, dans sa passion il fut foulé comme le blé, que tout ce qui est en vie reçut sa saveur de lui et se parfuma à son contact. »64 L’allusion finale à la moisson peut enfin s’entendre de la venue finale du règne de Dieu.

Le semeur, Van Gogh

Parmi les tenants du courant interprétatif métaphorique, nous devons noter l’apport de R.W. Funk qui, dans son analyse linguistique, montre que la polysémie de la parabole est fondée sur la plénitude, l’excès de sens provoqué par la superposition métaphorique, mais aussi sur certains vides que la parabole offrirait justement pour que l’auditeur puisse lui-même les remplir d’une manière ou d’une autre. Il note surtout le phénomène de la conclusion laissée en suspens ou bien la possibilité de s’identifier avec tel ou tel des personnages. Cette idée me semble particulièrement puissante dans le cas des paraboles sur le Royaume car elles nécessitent pour certaines une explication que les foules n’auront pas. Les parabole du semeur et de l’ivraie sont construites par Jésus sur un manque explicatif qui ouvre l’interprétation, fait advenir le mystère du Royaume qu’elles annoncent. Les foules sont amenées à faire seules le chemin qui les conduira à s’identifier aux différents plants, au bon grain ou à l’ivraie. Les disciples aussi ont été conduits à réfléchir sur le sens des paraboles du vivant de Jésus et après Pâques. Même instruits par le Christ, le sens eschatologique de ces paraboles ne s’est pas d’emblée imposé à eux avec évidence. Les introductions clarifiantes comme « le Royaume des Cieux est semblable à… » sont typiquement mathéennes. Elles ne figurent pas aussi 63 Ibid., p. 24 64 Saint Pierre Chrysologue, Sermon 98.

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu systématiquement dans les autres évangiles. La difficulté pour les gens et les disciples de comprendre à quoi le Christ faisait référence était réellement grande. Il est possible que le souci matthéen d’introduire chaque parabole par cette formule réponde justement, comme le fait remarquer Daniel Marguerat, à un souci didactique pour éviter que la tradition retienne des lectures flottantes ou fautives de ces mêmes paraboles.

Le Christ ménage donc, par ce manque et la suspension du sens dans ces paraboles, une part de liberté et surtout de recherche du sens. Inciter les hommes à comprendre est le plus grand acte d’amour d’un Dieu qui fait de la recherche de lui-même par sa créature, le lieu de sa plus grande dignité. La responsabilité de l’auditeur est en effet parfaitement engagée car l’accès au sens dépend non pas de la grâce mais de la volonté de l’homme. La parabole peut être, en effet, parfaitement claire pour celui qui a daigné entendre :

Ainsi s'accomplit pour eux la prophétie d'Isaïe qui disait : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. C'est que l'esprit de ce peuple s'est épaissi : ils se sont bouché les oreilles, ils ont fermé les yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n'entendent, que leur esprit ne comprenne, qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse. " (Mt, 13, 14-15) Nous devons réfléchir à présent sur ce qui, dans le message eschatologique du Royaume, peut forcer les hommes à « se boucher les oreilles » et à « se fermer les yeux ». Quelle vérité la parabole révèle-t-elle et comment le fait-elle ? « J'ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je clamerai des choses cachées depuis la fondation du monde ... »

La spécificité du message sur les mystères du Royaume est intimement liée à l’originalité narrative des paraboles qui le portent. Celles que la tradition a pourvues de l’introduction « Le Royaume est semblable à », et en particulier les paraboles du sénevé, du levain, du trésor et de la perle et du filet sont bâties sur une structure de contraste. A l’inverse de celles fondées sur une extravagance, un retournement dramatique, elles ne fonctionnent pas sur une fiction mais sur une description. Que la plus petite semence, celle du moutardier, donne un gros légume, ou que le levain fasse lever la pâte relèvent d’une description du réel. Il n’y a pas, comme le fait remarquer Daniel Marguerat, de « dissonance métaphorique ».65 Le même constat peut être établi sur le deuxième – et en réalité chronologiquement le premier- groupe narratif matthéen des paraboles du Royaume. Celui-ci est constitué par les paraboles du semeur et de l’ivraie qui appellent, seules, une explication de la part de Jésus lui-même. Dans ces paraboles, on observe aucun retournement mais un simple appel à l’identification et à la classification des auditeurs en fonction des catégories de semences. Nous sommes aussi en présence en réalité d’un schéma descriptif, légèrement plus complexe, puisqu’il peint la croissance simultanée et différente de plusieurs graines. La narration dramatique, quand il s’agit du Royaume, semble en effet ralentir, voire s’éteindre. Le dynamisme interne de la croissance n’est pas en effet un mouvement dramatique comparable à ceux que l’on retrouve par exemple dans les paraboles du fils prodigue ou des ouvriers de la vigne. Dans les 65 Daniel Marguerat « La parabole, de Jésus aux évangiles », in Les Paraboles Evangéliques, Perspectives nouvelles Lectio divina, XIIe congrès de l’ACFEB, Lyon, Editions du Cerf, Paris, 1989, p. 75.

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu paraboles du Royaume, nous n’observons pas d’accidents ou d’histoires mais la description soit d’un fait unique (la découverte d’un trésor ou d’une perle fine, le tri de ce qu’un filet a ramené) soit d’un phénomène qui échappe par sa lenteur à l’observation immédiate (la croissance différente de mêmes graines ou celle du bon grain et de l’ivraie). Les deux paraboles dynamiques s’achèvent finalement sur un même type d’image statique, celle du choix ou de la séparation de ce qui est bon ou mauvais. Toutes les paraboles sur le mystère du Royaume décrivent une situation terminale pacifiée et pour la plupart, une situation qui intervient après qu’un discernement, douloureux mais juste, ait été opéré. Quel sens pouvons-nous en tirer ?

Scène du jugement dernier à Vézelay

Il semble en effet que toutes les paraboles du Royaume se rejoignent sur cet état de fait terminal, appelé à durer pour l’éternité. Les paraboles qui mettent en scène la levée et le tri qui a lieu ensuite viennent préciser le long cheminement qui a abouti à cette situation eschatologique. « Les choses cachées depuis la fondation du monde » sont en effet clamées dans ces paraboles. Les mystères des fins dernières sont aussi ceux des commencements. A travers les paraboles du semeur, de l’ivraie et du filet, en particulier, Jésus révèle les forces cachées qui sont à l’œuvre, de façon invisible, dans le monde. Cette révélation est ce qui pousse les hommes à ne pas entendre car le Christ proclame que l’homme est responsable, convoité par le Mal et que c’est parce que son créateur l’aime qu’il doit le juger, comme un Père doit corriger son enfant pour qu’il puisse s’épanouir. Le Christ clame le combat qui doit être livré contre le mal pour atteindre le salut. Le jugement final et la béatitude qui attend l’homme juste deviennent dans ces conditions un appel à la conversion immédiate. Le rejet de cette parole est un rejet du salut qui cause la passion de Dieu. Ce qui était caché et qui est manifesté à présent est cet amour du Père et la haine de l’Ennemi qui dispute sa créature à Dieu :

En réponse il leur dit : " Celui qui sème le bon grain, c'est le Fils de l'homme ; le champ, c'est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l'ivraie, ce sont les sujets du Mauvais ; l'ennemi qui la sème, c'est le Diable ; la moisson, c'est la fin du monde ; et les moissonneurs, ce sont les anges. De même donc qu'on enlève l'ivraie et qu'on la consume au feu, de même en sera-t-il à la fin du monde : le Fils de l'homme enverra ses anges, qui ramasseront de son Royaume tous les scandales et tous les fauteurs d'iniquité, et les jetteront dans la fournaise ardente : là seront les pleurs et les

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L’annonce du Royaume Les paraboles et le Royaume de Dieu grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende, qui a des oreilles ! (Mt 13, 36-43) Jésus révèle ainsi le sens du monde et donne à l’homme à la fois l’espérance du salut et la crainte du Jugement.

Le Royaume des Cieux est encore semblable à un filet qu'on jette en mer et qui ramène toutes sortes de choses. Quand il est plein, les pêcheurs le tirent sur le rivage, puis ils s'asseyent, recueillent dans des paniers ce qu'il y a de bon, et rejettent ce qui ne vaut rien. Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges se présenteront et sépareront les méchants d'entre les justes pour les jeter dans la fournaise ardente : là seront les pleurs et les grincements de dents. " Avez-vous compris tout cela ? " - " Oui ", lui disent-ils. (Mt 13, 47-52) Face à cette parole, il ne nous reste plus qu’à savoir si nous ouvrons nos oreilles pour l’entendre à nouveau, chercher Dieu à travers elle et agir en conséquence, ou si nous les refermons pour oublier définitivement ce qu’elle nous dit et celui qui l’a prononcée : « Faites donc attention à la manière dont vous écoutez ; car on donnera à celui qui a, et à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il croit avoir. » (Lc, 8-18). Le progrès engendre le progrès. Ainsi la perfection n’est pas un sommet à atteindre, un état à réaliser, mais le mouvement même qui, d’étape en étape, emporte l’âme vers Dieu :

Trouver Dieu consiste à le chercher sans cesse. En effet, chercher n’est pas une chose et trouver une autre, mais le gain de la recherche, c’est la recherche même. Le désir de l’âme est comblé par là même qu’il demeure insatiable, car c’est là proprement voir Dieu que de n’être jamais rassasié de le désirer… Et ainsi, celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin.66

D.P.

Le Christ de Vézelay

66 Grégoire de Nysse, Contemplation sur la vie de Moïse ou Traité de la perfection en matière de vertu. Trad. fr. par J. Daniélou, Paris 1941, p. 43, 44.

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La terre et le Royaume

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La tentation du messianisme historique : un anti-modèle du Royaume de Dieu

Jeanne-Marie Martin

1Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ?

2Les rois de la terre se dressent, les grands se liguent entre eux contre le Seigneur

et son Messie : 3« Faisons sauter nos chaînes,

rejetons ces entraves! »

4Celui qui règne dans les cieux s’en amuse, le Seigneur les tourne en dérision ;

5puis il leur parle avec fureur, et sa colère les épouvante :

6« Moi, j’ai sacré mon roi sur Sion, ma sainte montagne. »

7Je proclame le décret du Seigneur ! Il m’a dit : « Tu es mon fils ;

moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. 8Demande, et je te donne en héritage les nations,

pour domaine la terre tout entière. 9Tu les détruiras de ton sceptre de fer,

tu les briseras comme un vase de potier. »

10Maintenant, rois, comprenez, reprenez-vous, juges de la terre.

11Servez le Seigneur avec crainte, rendez-lui votre hommage en tremblant.

12Qu’il s’irrite et vous êtes perdus : soudain sa colère éclatera.

Heureux qui trouve en lui son refuge !

Psaume 267

Situé au tout début du psautier et formant comme une préface à ce recueil des chants religieux d’Israël, le psaume 2, que nous avons choisi de citer ici dans son intégralité, nous semble offrir une sorte de synthèse de la théologie et de la doctrine messianiques68, telles qu’elles apparaissent, dès l’Ancien Testament, préfigurant l’annonce christologique du Royaume de Dieu dans la prédication de Jésus. Ce texte constitue donc un point de départ intéressant à une réflexion sur le messianisme, concept que nous définirons, pour l’instant, de manière générale et imprécise, comme l’ensemble des croyances, attentes ou discours relatifs à « la venue d’un libérateur ou d’un sauveur qui mettra fin à l’ordre présent, considéré comme mauvais, et instaurera un ordre nouveau dans la justice et le bonheur »69.

Cette première définition, à peine formulée, se voit en effet imposer une correction à la lumière de notre lecture du psaume 2 : à la perception indifférenciée d’un messianisme ou de messianismes compris dans une relative univocité, la tradition biblique substitue une dualité radicale qui prend la forme, non pas d’une simple ambi-valence, mais d’une anti-thèse, et même, d’un ant-agonisme. L’instauration du règne du Messie de Dieu, de sa royauté toute-puissante, doit ainsi faire face aux prétentions d’autres rois et aux ambitions dominatrices d’autres royaumes : d’un côté, se trouvent « les rois de la terre et les grands », dont la 67 Traduction pour la liturgie. 68 Il a d’ailleurs été souvent présenté par la tradition chrétienne comme le psaume messianique par excellence, avec le psaume 110 qui reprend le thème de la royauté universelle du Christ, en développant parallèlement une autre dimension, celle du sacerdoce messianique (« Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech », Ps 110, 4). 69 Définition reprise au Petit Larousse illustré de 1999.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique puissance et la juridiction s’étendent dans l’ordre terrestre, et, de l’autre, se révèle « le Seigneur et son Messie » qui, lui, est omnipotentem puisque sa royauté, venant d’en haut, est universelle et s’exerce « sur la terre comme au ciel ». Le rapport entre ces deux figures royales est d’emblée conçu sur le mode de l’affrontement : la promesse messianique s’ouvre sur le « tumulte », le « vain murmure des peuples » et la résistance des rois de la terre au Messie envoyé par le Très-Haut. L’annonce du règne du Fils de Dieu s’accompagne ainsi de la menace de la colère et du châtiment divins à l’encontre de ceux qui préfèrent l’idole du pouvoir terrestre à la crainte de Dieu. En face des prétentions des puissants de la terre et de leurs rêves de domination universelle sur les nations, la royauté du Fils de Dieu demande aux hommes de se faire serviteurs et promet la béatitude à celui qui « trouve en lui son refuge » et qui, accueillant le vrai Messie de Dieu, peut connaître la joie éternelle de contempler en lui la gloire de sa royauté toute-puissante. Les rois de la terre eux-mêmes ne peuvent l’être que s’ils reconnaissent en même temps la Seigneurie universelle de Dieu et confessent son nom, s’inclinant devant lui pour le servir.

Anges qui s’inclinent devant le Christ de la Parousie Abbaye de saint Savin

Aussi, de même que se dessinent deux figures antagonistes du royaume et du roi, de

même l’accueil du Royaume de Dieu dans le temps de l’histoire est-il susceptible de deux attitudes antithétiques : à la résistance des rois et de leurs peuples, s’opposent l’humilité et la disponibilité du serviteur. Cette dualité, que nous avons vu apparaître tout au long du psaume 2, se comprend encore mieux si l’on relit le premier psaume du psautier qui forme, avec celui que nous avons déjà cité, une sorte d’ensemble programmatique, en guise de préface. Ce premier psaume évoque en effet les « deux voies » qui s’ouvrent à l’homme pour la conduite de sa vie morale : d’un côté, « la voie des justes » est suivie par ceux qui reconnaissent, confessent et observent la « loi de Dieu » ; de l’autre, « la voie des impies » appartient à ceux qui méprisent les commandements divins, se livrent au péché et « ricanent » - attitude caractéristique du méchant qui peut trouver son expression paroxystique dans le rire au pied de la Croix. Le saint murmure de la loi de Dieu70, qui est, chez le juste, méditation de la 70 « 1Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des pécheurs ne s’arrête, ni au siège des railleurs ne s’assied, 2mais se plaît dans la loi du Seigneur, mais murmure sa loi jour et nuit ! » (Ps 1, 1-2) On remarquera l’insistance, dans ces deux premiers psaumes du psautier, sur la forme du macarisme (du grec macarios, qui signifie « heureux, béni »), qui annonce les Béatitudes, discours fondateur dans l’économie de

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique Parole, contemplation des promesses du Royaume et prière au Tout-Puissant, répond donc, de manière antithétique, au « vain murmure » de l’agitation messianique des peuples de la terre et de leurs souverains.

Dès le départ, sont ainsi définis en parallèle deux types de messianisme, qui dessinent deux compréhensions totalement opposées du Royaume : la Parole relative à l’avènement du Messie de Dieu – qui est tout à la fois accompli par l’Incarnation du Christ et à venir dans sa Parousie71 – est presque toujours indissociable de la mention de son double antinomique et parodique – que l’on peut alors appeler anti-Christ. L’annonce du Royaume par Jésus dans les Évangiles envisage systématiquement la menace de son détournement, de sa dénaturation et de son renversement par les hommes, dans le sens d’une éviction de la souveraineté de Dieu et d’un primat donné aux choses terrestres. Elle s’accompagne d’incessantes mises en garde visant ces « faux prophètes »72 qui se parent des vêtements messianiques pour instaurer ici bas, sous le masque d’un habit de lumière, la tyrannie des utopies séculières : au Royaume de Dieu, viennent donc s’opposer les ambitions terrestres d’un messianisme historique.

La transgression de l’annonce christologique du Royaume de Dieu, que nous venons ainsi d’identifier, recouvre essentiellement deux tendances majeures. D’une part, elle passe par un détournement du contenu même du Royaume, qui l’entraîne vers le délaissement de son identité à la fois céleste et terrestre, pour le débarrasser de Dieu. D’autre part, elle se traduit par une perversion de l’attente eschatologique qui, soit supprime la dimension essentielle d’une espérance tournée vers un monde à venir, soit prétend en fixer déjà le temps et l’heure. Notre réflexion sur le messianisme historique comme anti-modèle du Royaume de Dieu peut alors s’orienter dans deux directions différentes. Comprendre ce que n’est pas le Royaume de Dieu, à partir notamment de la lecture du récit des tentations du Christ au désert, permettra tout d’abord de mener une interrogation spécifique sur l’identité du Royaume en montrant comment s’élabore une définition par antithèses. Ensuite, l’intégration de cette question du contenu du Royaume à une réflexion proprement historique conduira à démonter le principe de la sécularisation du messianisme et à préciser, toujours en négatif, la spécificité du Royaume de Dieu, infiniment au-delà des royaumes humains, âges d’or ou idéologies historiques : inscrit dans une histoire qui outrepasse l’humain et le naturel pour acquérir un ordre de réalité surnaturel, présent tout en étant à venir, le Royaume est accompli dans l’aujourd’hui de Dieu tout en réservant encore la promesse d’une béatitude éternelle.

La première définition du Royaume à laquelle nous avons accès dans l’Évangile de

Matthieu est, d’une manière tout à fait inattendue, une définition sur le mode antithétique : la l’Évangile du Royaume de Dieu : ce qui est promis au juste, ce qui lui est réservé dans le Royaume, c’est la béatitude, que l’on peut définir comme la joie propre à celui qui est heureux auprès de Dieu. 71 Le terme désigne le retour du Christ à la fin des temps. 72 En voici quelques occurrences significatives : « Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces » (Mt 7, 15) ; « Prenez garde qu’on ne vous abuse. Car il en viendra beaucoup sous mon nom, qui diront : "C’est moi le Christ", et ils abuseront bien des gens. » (Mt 24, 4) ; « De faux prophètes surgiront nombreux et abuseront bien des gens. » (Mt 24, 11) ; « Alors si quelqu’un vous dit : « Voici : le Christ est ici ! » ou bien : « Il est là ! », n’en croyez rien. Il surgira, en effet, des faux Christs et des faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges, au point d’abuser, s’il était possible, même les élus » (Mt 24, 23-24). Les Épîtres de saint Paul s’en font à plusieurs reprises l’écho : « Prenez garde qu’il ne se trouve quelqu’un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition tout humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ. » (Col 2, 8) ; « Nous vous le demandons, frères, à propos de l’Avènement de notre Seigneur Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui, ne vous laissez pas trop vite agiter l’esprit, ni alarmer par des paroles prophétiques, des propos ou des lettres donnés comme venant de nous, et qui vous feraient penser que le Jour du Seigneur est déjà là. Que personne ne vous abuse d’aucune manière. » (2 Th 2, 1-3).

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique Seigneurie de Dieu, dans toute son étrangeté et son unicité, se découvre à nous

premièrement par la négative, comme ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle ne doit pas être et ce avec quoi on ne saurait la confondre. Alors que Jésus vient de recevoir, par le baptême, l’onction de l’Esprit qui fait de lui le véritable Messie, l’Oint de Dieu, et qui lui confère la dignité royale et sacerdotale73, il est envoyé par ce même Esprit au désert pour y être tenté par le démon. Dans le combat que représentent, chez Matthieu, les trois tentations successives, s’affrontent les deux conceptions antithétiques que nous avons mentionnées précédemment : c’est de cet antagonisme qu’émerge alors une christologie du Royaume de Dieu, faisant de ce récit, pour le Christ, « comme une anticipation, dans laquelle est comme condensée la lutte de tout son parcours »74.

La première Tentation du Christ, psautier enluminé, vers 1222 Copenhague Avec la première tentation, s’inaugure la série des défis lancés au Messie de Dieu par le tentateur : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains » (Mt 4, 3). Avant de s’intéresser plus particulièrement au contenu de la tentation, il est important de bien comprendre sur quels procédés est construit le dialogue rapporté par ce récit. D’un côté comme de l’autre, dans la bouche de Satan comme dans celle du Christ, le recours à la Parole de Dieu constitue le fondement même du discours : l’échange pourrait presque apparaître comme « un débat entre deux experts en Écriture Sainte »75. Cependant, l’Écriture prend chez chacun une dimension toute différente : chez le tentateur, elle est utilisée comme un instrument qui sert de support à une mise à l’épreuve de Dieu, tandis que les paroles de Jésus se réduisent à sa seule énonciation, sans aucun ajout. À l’instrumentalisation pervertie de la Parole, détournée et parodiée pour servir un discours qui devient une anti-parole, répond la puissance du Verbe de Dieu qui constitue à lui seul l’unique Parole vraie, valable et authentique. Mais revenons-en au premier défi lancé à Jésus par le démon : il s’agit de donner la preuve de sa filiation divine, et donc de justifier son investissement messianique, par la transformation des pierres du désert en pains. Le Rédempteur serait donc celui qui est capable de procurer à tous les hommes de quoi manger à leur faim et donc, plus largement, de satisfaire les besoins élémentaires de leur existence terrestre : la promesse de salut est ainsi liée à la mise en œuvre d’un programme social, tandis que l’absolu est placé dans une quête 73 « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur » (Mt 3, 17). 74 Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Champs Essais, Édition française sous la direction de Mgr François Duthel, Flammarion, 2007, p. 47. Nous nous appuyons, pour cette étude du récit des tentations du Christ au désert, sur le chapitre deuxième : « Les tentations de Jésus ». 75 Ibid. p. 55.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique matérielle76. À travers cette première tentation, se dessine une première définition par antithèse du Royaume de Dieu, que nous pouvons compléter avec la réponse de Jésus : le Messie n’est pas celui qui vient apporter aux hommes des nourritures terrestres pour un usage purement et simplement temporel et matériel. Bien au contraire, le refus opposé par le Christ à Satan se comprend en référence à un autre récit, celui de la multiplication des pains : dans ce cas, loin d’un défi lancé au Messie (« Si tu es le Fils de Dieu… »), le miracle fait suite à une authentique quête de Dieu qui a consisté en une écoute attentive de sa Parole, qui est elle-même le véritable aliment, préfiguration du don du pain eucharistique, dans lequel Jésus lui-même devient nourriture. Ainsi lorsque Jésus répond au tentateur : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »77, il ouvre l’Évangile du Royaume de Dieu par une annonce christologique : étant lui-même le Verbe de Dieu, il est cette « parole qui sort de la bouche de Dieu » et qui se donne comme seule véritable nourriture. Après cette tentation qui plaçait l’accomplissement messianique dans la satisfaction immédiate des besoins matériels d’une existence terrestre, la deuxième tentation met le Christ au défi de prouver qu’il est bien sous la protection de Dieu : le Messie serait alors celui qui se soumet l’aide et le secours divins comme un moyen presque magique qui serait à sa disposition pour parvenir à ses propres fins. Satan témoigne encore une fois de sa connaissance de l’Écriture : ordonnant au Christ de se jeter du pinacle du Temple, il cite le psaume 91 – « Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelques pierre ». C’est sur cette référence scripturaire qu’il fonde la conception d’un Dieu au service des expérimentations d’un Messie exigeant, qui le chargerait d’asseoir son pouvoir par des prodiges et des manifestations éclatantes de puissance. Il s’agit bien de la tentation par excellence, qui recouvre en quelque sorte l’ensemble des tentations : la mise à l’épreuve de Dieu. La réponse du Christ prend alors pour appui une citation du Deutéronome : « Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu »78. Au défi lancé au Messie de se jeter du haut du pinacle du Temple, répondent l’élévation de la Croix et la descente aux Enfers, dans une humilité et une confiance en Dieu qui va jusqu’à la mort. Enfin, le diable met devant les yeux du Christ la tentation du pouvoir terrestre ; il lui offre la domination du monde, en échange d’un hommage qui lui serait rendu : « Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu me rends hommage »79. La mission messianique semble ici passer par un appétit de possession et une soif de conquête terrestres qui va jusqu’à évacuer toute référence à Dieu, l’absolu du pouvoir résidant dans l’assujettissement des nations et l’établissement d’une domination temporelle à prétention universaliste. Dans cette vision post-chrétienne de la foi et de la religion, Dieu a disparu et laisse place à l’idole du pouvoir puisqu’il s’agit ici de se prosterner devant le tentateur. Pour percevoir le sens profond de cette définition en négatif du Royaume de Dieu, il faut encore une fois se reporter à l’ensemble du parcours du Christ, ce qui montre bien comment le récit des tentations constitue un moment fondateur dans l’Évangile du Royaume de Dieu. À cette vision d’un pouvoir prétendument absolu suscitée par Satan, répondent en effet les paroles prononcées par Jésus

76 Benoît XVI en voit une illustration éloquente dans le programme dont s’est réclamé l’idéologie marxiste, qui a trouvé son prolongement dans le système communiste et qui a souvent été identifiée comme un messianisme historique : « On peut tout à fait comprendre que le marxisme ait précisément fait de cet idéal le cœur de sa promesse de salut : il aurait fait en sorte que toute faim cesse et que "le désert devienne du pain" ». Nous aurons l’occasion d’y revenir ensuite. 77 Mt 4, 4. 78 Dt 6, 16. 79 Mt 4, 9.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique ressuscité : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre »80. Face à l’éphémère d’un pouvoir terrestre cantonné aux réalités temporelles, le Messie de Dieu affirme la totalité et l’universalité de la Seigneurie de Dieu, sur la terre et dans le ciel. Toutefois, c’est seulement le Christ ressuscité qui peut prononcer ces paroles ; le passage par la Croix est indispensable à l’accomplissement du Royaume universel de Dieu. « Du combat contre Satan, Jésus sort vainqueur : à la divinisation fallacieuse du pouvoir et du bien-être, à la promesse fallacieuse d’un avenir garantissant tout à tous, en vertu du pouvoir et de l’économie, il a opposé la nature divine de Dieu – Dieu comme véritable bien de l’homme. A l’invitation qui lui est faite d’adorer le pouvoir, le Seigneur oppose les paroles du Deutéronome, le livre-même que le diable avait déjà cité : "C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, et c’est lui seul que tu adoreras" »81. Ainsi, devant la tentation du matérialisme, du pouvoir absolu et de la mise à l’épreuve de Dieu, le Christ affirme la figure étonnante du vrai Messie de Dieu qui ne propose ni les séductions d’un programme social, ni les vaines gloires d’une puissance politique, mais la béatitude promise à celui qui s’est fait jusqu’au bout serviteur et qui s’est révélé comme Fils de Dieu : « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu »82.

Duccio di Buoninsegna (1310) Si l’importance cruciale d’une définition par la négative du Royaume de Dieu nous est clairement apparue grâce à cette lecture du récit des tentations du Christ au désert, il semble toutefois que cette présentation sur le mode antithétique ne se résume pas au temps de la prédication du Christ et n’est pas simplement perçue comme un procédé d’enseignement qui permettrait de distinguer, une fois pour toutes, le Royaume annoncé dans la personne du Christ, de tous les royaumes qui l’ont précédé et que les hommes avaient pu imaginer ou souhaiter. Ainsi, nous l’avons vu, Jésus envisage à de multiples reprises la venue effective, dans le temps de l’histoire, de ces « faux prophètes » qui reprendront toutes les caractéristiques d’un faux messianisme.

La tentation du messianisme historique s’inscrit donc clairement dans l’économie de l’histoire surnaturelle du salut et prend une signification toute particulière après la venue du vraie Messie de Dieu, Jésus Christ, qui a accompli en lui le Royaume de Dieu et dont nous 80 Mt 28, 16. 81 Benoît XVI, Jésus de Nazareth, op. cit., p. 64. 82 Mt 5, 8.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique attendons et espérons le retour dans la gloire. De fait, si tout nouveau messianisme est nécessairement faux depuis l’Incarnation puisque le Messie est déjà venu, l’attente du temps de sa Parousie est susceptible de laisser un espace pour le déploiement de ce que nous avons appelé le messianisme historique, notion que nous allons préciser à présent. On peut définir ce messianisme comme la tentation d’« accomplir au futur proche, c’est-à-dire à l’intérieur de l’histoire »83, par opposition à l’eschatologie chrétienne qui désigne le fait d’« accomplir au futur lointain, c’est-à-dire par un report de l’accomplissement sur la fin de l’histoire (eschaton) »84. Face au christianisme qui se présente comme un surnaturel historique, ou encore comme un transcendant se réalisant dans l’histoire, par la reconnaissance de Jésus-Christ incarné, tout à la fois vrai Dieu et vrai homme, le messianisme historique conserve donc une aspiration à l’infini et reprend le thème de l’attente d’un monde nouveau devant faire advenir la justice et le bonheur, tout en supprimant l’idée d’une transcendance divine et d’une inscription de ce devenir dans une histoire surnaturelle. Partant du présupposé d’une autosuffisance de l’homme, qui travaille à l’égal de Dieu, ou même, n’en a plus besoin, il trouve donc l’incarnation de l’infini qu’il poursuit dans l’ordre naturel et humain de l’histoire présente : c’est sur terre que peut et doit advenir le monde nouveau85. Dans tous les cas, « le messianisme est ambigu, car il mêle dangereusement au temporel des valeurs qui doivent rester au-dessus du temps. Il est ambigu parce que le Messie est venu et que tout messianisme historique moderne tend non plus vers l’infini de la liberté spirituelle, mais vers le mauvais infini des rivalités temporelles, non plus vers le Christ, mais vers l’Antéchrist »86.

Avant de nous intéresser plus précisément à la conception de l’histoire mise en œuvre par le messianisme historique, pour la comprendre dans son antagonisme radical avec l’historicité surnaturelle du Royaume de Dieu, il nous semble important de revenir sur le modèle de ce messianisme historique, tel que nous l’avons présenté ci-dessus, à l’aide de la définition proposée par J. Gauvain, comme une imitation parodique et proprement anti-christique du messianisme christologique. La référence fondamentale pour cela est sans nul doute la figure du Dragon, de la Bête et du faux prophète, telle que nous la dépeint l’Apocalypse de saint Jean. L’édification de la Cité céleste et l’accomplissement eschatologique du Royaume de Dieu sont précédés par la venue de personnages antéchristiques qui tentent d’établir une domination terrestre dont les modalités rappellent exactement l’anti-modèle défini par les tentations du Christ au désert. Il serait trop long d’entreprendre ici un commentaire exhaustif de ce texte difficile mais nous voudrions en proposer une illustration assez intéressante en évoquant le Court récit sur l’Antéchrist de Vladimir Soloviev, qui reprend le récit de l’apocalypse tout en introduisant un certain nombre de traits caractéristiques des messianismes historiques modernes87.

Au terme des Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion se trouve ainsi insérée la lecture d’une sorte de conte qui prend la forme d’une fiction post-eventum, dont la narration aurait été composée par un certain père Pansophii. Le personnage principal de ce récit, beau, intelligent, noble, renommé autant pour ses écrits que pour sa veine de

83 C’est la définition qu’en donne Xavier Moralès dans Communio, janvier-février 2007, p. 32. 84 Ibid., p. 32. 85 Nous trouvons une expression très nette de ce messianisme historique chez Nietzsche qui présente son enseignement comme une antithèse de celui du Christ : « Mais nous ne voulons pas du tout entrer dans le royaume des cieux : nous sommes devenus des hommes – c’est pourquoi nous voulons le royaume de la terre. » 86 J. Gauvain, Esprit, 1er janvier 1946. 87 V. Soloviev, Court récit sur l’Antéchrist, Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, Genève, Ad Solem, 2005.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique réformateur social, est présenté sous le nom de « sur-homme » - on notera la référence à la philosophie nietzschéenne – ou encore comme « l’homme qui vient », dénomination messianique par excellence. Appartenant au cercle des « croyants spiritualistes », il croit en Dieu tout en se préférant à lui et en se pensant comme éminemment supérieur : s’il a conscience d’être le fils de Dieu, le « sur-homme » conçoit cette filiation, non pas selon le modèle de service qui est celui du Christ, mais selon une logique de dépassement qui lui fait présenter sa venue « non comme le retour du premier Christ mais comme le remplacement du Christ précurseur par le Christ définitif, c’est-à-dire lui-même ». Son programme messianique est rassemblé dans un ouvrage qu’il intitule La voie ouverte à la paix et à la prospérité universelles et se résume en une formule éloquente : « Je donnerai à tous les hommes tout ce qui leur est nécessaire ». Cet ouvrage devient « pour ainsi dire la nouvelle Bible dont le contenu véritable est l’adoration du bien-être et de la planification raisonnable »88. Élu président à vie des Etats-Unis d’Europe et gratifié du titre suprême d’empereur romain, il publie un manifeste qui commence par les mots : « Peuples de la terre ! Je vous donne ma paix ! ». Il se situe ainsi complètement dans le procédé de l’imitation parodique du Christ que nous avons déjà vue à l’œuvre auparavant : reprenant les mots de celui-ci, tout en les détournant vers un usage exclusivement terrestre, il instrumentalise la paix messianique pour en faire l’instrument d’une domination temporelle et s’affirme lui-même comme une anti-parole.

V. Soloviev

Durant la première année de son règne, il établit le monde sous son pouvoir et institue,

par la force, la monarchie universelle. La deuxième année de son gouvernement, qui est celle de la mise en place de la réforme sociale pour l’institution de la prospérité, correspond à la première tentation. Parodiant toujours les paroles du Christ (« Venez donc maintenant à moi vous tous qui avez faim et qui avez froid, afin que je vous rassasie et que je vous réchauffe. »), le surhomme présente cette réforme selon deux pans parallèles, censés se compléter dans la poursuite du même dessein, celui du « rassasiement général » : d’un côté, les mesures destinées aux hommes, à savoir la redistribution des richesses, et de l’autre, les mesures écologistes concernant le bien-être des animaux. Le royaume du sur-homme n’est donc pas un royaume humain, mais une tyrannie matérialiste, hommes et animaux étant traités sur le même plan, quant à la satisfaction de leurs besoins élémentaires.

88 Benoît XVI, Jésus de Nazareth, op. cit., p. 61.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique Une fois comblé ce premier besoin humain qu’est la faim, il faut alors pourvoir à un

deuxième désir, le jeu, la soif de sensation et d’extraordinaire, selon un principe de gouvernement qui est celui du panem et circenses. La troisième année du règne, qui peut apparaître comme la réalisation de la deuxième tentation, est donc marquée par la venue du faux-prophète Apollonius qui se révèle être à la fois un mage, un sorcier et un faiseur de miracles et de prodiges. Ainsi parvient-il à « faire descendre le feu du ciel » par des procédés magico-scientifiques – ce que fait également, dans l’Apocalypse de saint Jean, le faux prophète au service de la Bête.

Enfin, la quatrième année de règne est consacrée à la réunion d’un concile œcuménique qui se tient à Jérusalem, nouvelle résidence de l’empereur universel. Ce concile rassemble essentiellement trois grands représentants religieux : le pape Pierre II, chef de l’Église catholique, le moine Jean, représentant des orthodoxes, et le professeur Ernst Pauli, pour la confession évangélique. L’assemblée ainsi convoquée doit présenter tous les aspects d’une réunion laïque ; on y joue l’hymne officiel de l’empire universel, la « Marche de l’humanité unie ». La tenue de ce concile correspond, dans ses objectifs, à la troisième et dernière tentation ; l’empereur veut obtenir de ses sujets une allégeance spirituelle qui ferait d’eux des idolâtres : « Je veux que, non point par esprit de devoir, mais par l’effet de l’amour venant du cœur, vous me reconnaissiez pour votre chef, en tout ce qui est entrepris au profit du genre humain ». Pour acheter la reconnaissance des chrétiens, trois dons, censés représenter ce à quoi les fidèles sont le plus attachés dans leurs confessions respectives, sont alors faits aux trois églises : aux catholiques, le rétablissement des anciennes dignités pontificales ; aux orthodoxes, un musée de liturgie et d’art religieux ; aux protestants, un institut universel destiné à la libre recherche de l’Ecriture Sainte. La seule religion qui peut subsister dans l’empire universel n’est donc que vieux honneurs, apparats muséifiés ou rhétorique dont toute référence divine ou christique est absente et toute transcendance évacuée. Cependant, les trois chefs religieux résistent et refusent de reconnaître l’empereur comme le Seigneur car il n’a pas voulu confesser le nom du Christ. Tandis que le père Jean puis le pape Pierre II meurent sous les foudres envoyées par le faux prophète, Apollonius est élu nouveau pape d’une chrétienté sécularisée. Le récit se termine par la résurrection de Pierre et de Jean, prélude à l’avènement de l’unité réelle de l’Église du Christ, qui s’ouvre sur un motif apocalyptique, avec l’apparition dans le ciel du signe de la femme couronnée d’étoiles.

Ce conte de Soloviev, qui nous a permis d’identifier à nouveau les caractéristiques de l’anti-modèle du Royaume de Dieu proposé par le messianisme historique, constitue une illustration assez remarquable du récit apocalyptique et permet de mettre en lumière plusieurs des aspects déterminants des messianismes modernes, et en particulier des idéologies ou utopies du progrès qui se sont développées au XIXe et plus encore au XXe siècle. Dans le projet d’empire universel mis en place par le sur-homme, on reconnaît en effet bien des traits d’un totalitarisme matérialiste qui prétend éclairer et dominer le sens total de l’histoire en accomplissant « au futur proche », dans l’ordre naturel et humain, et en rejetant toute transcendance du devenir. Ce faisant, à la Cité céleste promise par le surnaturel chrétien est substituée la tyrannie d’une « religion séculière »89 qui, attendant tout de ce monde, défend à chacun d’espérer quoi que ce soit. C’est à partir de ce thème des « religions séculières » et à partir de ce que nous avons déjà dit du rapport antithétique du messianisme historique à l’économie chrétienne d’une

89 Le concept est forgé par R. Aron dans Le Grand Schisme (1948) ; nous aurons l’occasion de le développer ensuite.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique histoire surnaturelle du salut, que nous voudrions à présent tenter de mener une réflexion historique différenciée qui permettra de mettre en évidence la spécificité du Royaume de Dieu par rapport à toute tentative de « séculariser la fin des temps en utopie du progrès »90.

Nous avons défini le messianisme historique comme la tentative d’instaurer, ici bas et dans le temps de l’histoire terrestre, ce monde nouveau et meilleur, censé apporter aux hommes le bonheur et la justice : que nous appelions ces simulacres de Royaume paradis terrestre, âge d’or, triomphe des surhommes, régénération positiviste ou encore Société sans classes et sans État, nous constatons qu’ils sont tous construits sur la volonté d’édification d’un infini dans une histoire débarrassée de toute référence surnaturelle et transcendante. Ils reprennent donc au christianisme le thème de la tension vers l’avènement d’un Homme nouveau, mais le placent dans un horizon terrestre, dans un devenir qui est aussi incertain que porteur de toutes les attentes. L’espérance confiante de l’avènement de la Jérusalem céleste dans le temps eschatologique est remplacée par un espoir qui prend pour objet une Jérusalem temporelle, définie selon des critères humains, dans un temps qui est celui du devenir et du futur et dont la caractéristique première est celle d’une indétermination et d’une incertitude fondamentales qui dessinent pour les consciences un présent d’angoisse et d’insatisfaction :

« L’immense succès des philosophies du devenir, aussi bien que les réactions douloureuses qui

en ont depuis peu compromis l’empire, ont eu sur ce point le même résultat. Illusions et craintes, espoir en l’avenir et anxiété du lendemain, s’exaspérant par la force de leur contraste, accaparent notre conscience. Rêves de cité harmonieuse et de progrès indéfini, ou tragique sentiment du chaos où nous nous débattons dans la lourdeur d’un jour insupportable, épouvante des catastrophes prochaines ou tension vers un inconnu dont on attend tous les biens, masquent également à nos yeux le plus réel présent »91.

Ainsi le messianisme historique ne peut-il bien se comprendre que selon le modèle d’une inversion radicale de l’eschatologie chrétienne, fondée sur le renversement de son rapport à l’histoire. Forgé par Raymond Aron pour l’analyse des idéologies nazie et communiste, le concept de « religion séculière », ou encore de mystique temporelle, semble ici fondamental pour concevoir le phénomène du messianisme historique. Nous partirons de l’étude menée, au cours de divers travaux, par G. Fessard, s.j., sur le marxisme et son application dans le modèle communiste92. D’après Fessard, le marxisme se construit en effet idéologiquement sur une 90 C’est ainsi que Xavier Moralès définit l’idéologie marxiste dans l’article suscité (p. 31) : il met ainsi en évidence, dans la philosophie de Marx, le remplacement de l’eschatologie chrétienne par l’attente d’un devenir temporel incertain, renvoyé à une croyance en un progrès qui, par cela même qu’il est proprement une dynamique progressive et progressiste, ne peut lui-même s’accomplir qu’en se détruisant et en détruisant ses œuvres, ce qui en fait un mouvement historique utopique, voué lui-même dès le départ à son échec. 91 H. de Lubac, Catholicisme, Unam Sanctam, 1937, p. 313. Faisant écho au cri de Rikatchoff qui refuse de « s’immoler à ce dieu terrible qui s’appelle la société future », Lubac dénonce le caractère nécessairement décepteur d’idéologies qui ne s’en remettent qu’à l’avènement de paradis séculiers et d’un mieux-être temporel : « le Devenir, à lui seul, n’a pas de sens ; c’est un autre nom de l’absurde… » (p. 310). 92 Jésuite de la génération d’Henri de Lubac, Jean Daniélou ou encore H. U. von Balthasar, Gaston Fessard est connu pour son engagement dans la résistance spirituelle au Nazisme (notamment à travers les cahiers du Témoignage chrétien, à partir de 1941) puis au Communisme (il a publié notamment France, prends garde de perdre ta liberté ! en 1946). Sa condamnation de ces idéologies qu’il consent à présenter, avec R. Aron, comme des « religions séculières », s’appuie sur une philosophie chrétienne de l’histoire fondée sur la définition de « l’actualité historique » et la reconnaissance d’une historicité surnaturelle à l’œuvre dans toutes les dimensions de l’histoire humaine.

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique inversion de l’histoire chrétienne. Fondé sur la reconnaissance de la réalité essentiellement naturelle – et non pas surnaturelle – de l’homme, il fixe ainsi, comme sens de l’histoire, la réalisation de l’unité de l’Homme et de la Nature – antithèse parallèle à l’unité Homme-Dieu du christianisme –, qui doit advenir par la conquête totale de l’univers et par la mise en place de la Société sans classes et sans États. Le sens de l’histoire réside donc dans l’union de la théorie et de la pratique, manifestée par le travail humain.

Pavillon soviétique, Exposition Universelle de Paris, 1937 Ce faisant, le Communisme met en place une véritable « conception du monde », dans un sens religieux, qui passe par une interprétation de l’histoire. Cette conception, exposée à partir des Morceaux choisis de Marx, réside dans un primat accordé à l’économique dans l’histoire sociale, le politique devant être aboli pour établir la Société sans classes et sans États. La relation de l’homme à l’homme (le politique) est par conséquent évacuée au profit du rapport de l’homme à la nature (l’économique, comme transformation de la nature par le travail humain), et l’élément dynamique de l’histoire humaine devient simplement un matérialisme historique et dialectique qui supprime le rôle moteur des libertés humaines. Le processus fondamental de cette histoire, tournée vers l’effectuation de l’unité Homme-Nature, consiste dans une lutte des classes destinée à abolir les classes et l’État pour conduire à l’établissement d’une dictature du prolétariat, mouvement historique qui confère à la classe ouvrière une ampleur messianique et à l’U.R.S.S. le rôle tenu par l’Église d’une incarnation présente de réalités qui sont, dans le cas du Communisme, limitées à l’ordre terrestre et temporel. Le modèle de l’historicité surnaturelle chrétienne est donc ici parodié par l’idéologie marxiste pour être détourné dans le sens d’un irrationalisme matérialiste, naturaliste et athée. En effet, si le modèle christologique et les thématiques fondamentales de l’espérance messianique chrétienne sont repris93, la différence essentielle réside dans une appréciation antinomique du

93 Il est assez intéressant, en particulier, de noter le parallèle antithétique constamment établi entre le sacrifice du Christ et celui de la classe ouvrière, entre l’U.R.S.S. et l’Église, ou encore entre la valeur rédemptrice de la kénose messianique et la mission eschatologique du prolétariat. La référence chrétienne imprègne ainsi jusqu’au discours de Marx, comme le souligne J. Jaurès lui-même dans ses Questions de méthode, préface aux Études socialistes : « C'est donc sous une transposition hégélienne du christianisme que Marx se représente le mouvement moderne d'émancipation. De même que le Dieu chrétien s'est abaissé au plus bas de l'humanité

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique futur puisque le communisme, repoussant toute espérance dans un au-delà de l’histoire, s’en tient à l’attente de réalités terrestres. Par conséquent, puisque sont niés tout à la fois le déjà là de l’Incarnation et le pas encore de la seconde venue du Christ, le sens de l’histoire est renvoyé à un avenir indéterminé : l’instauration temporelle de l’idéal idolâtrique de la Société sans classes et sans État, dont l’impérialisme soviétique constitue la préfiguration. Aussi, à travers l’illustration du concept de « religion séculière » que fournit l’exemple communiste, avons-nous mis en évidence les caractéristiques essentielles d’un messianisme historique qui, fondé sur l’attente et la réalisation ici bas d’un royaume dont le contenu s’apparente à l’anti-modèle défini par le récit des tentations du Christ au désert, présente un double-rapport à l’histoire, que l’on peut résumer de la manière suivante : l’attente d’un devenir proche mais incertain, dans un présent nécessairement vécu sur un mode décepteur, le tout étant replacé dans une histoire qui dénie tout surnaturel eschatologique pour considérer un infini temporel. L’étude de ce messianisme historique nous permet alors d’opposer, par antithèse, la conception du surnaturel chrétien et de présenter les grandes lignes d’une théologie de l’« actualité historique »94.

Lieu où s’expérimente la jonction et le dépassement du singulier et de l’universel, du subjectif et de l’objectif, du pratique et du spéculatif, « l’actualité historique » est constituée par la rencontre de la liberté personnelle et de la liberté divine dans le temps de l’existence, en référence au surnaturel déjà déterminé que constituent les deux pôles de l’événement de l’Incarnation et de l’attente de la Parousie, et qui s’actualise dans le déjà là de l’Église, transcendance incarnée et préfiguration d’un Royaume à venir qui n’est pas encore. Ainsi le Royaume est-il accompli dans l’aujourd’hui de Dieu qu’est l’Église, puisque le Christ est par elle réellement présent au milieu des hommes95, et à accomplir dans le Royaume qui vient, puisque seule la Parousie du Christ permettra l’avènement de la Jérusalem céleste et la réalisation en plénitude des promesses messianiques, dans la béatitude de la joie parfaite. La puissance du Verbe incarné qui illumine tout homme et existe dans l’actualité historique, rendant témoignage au Père dont il procède et à l’Esprit qu’il diffuse, réalise de fait pour le chrétien la continuité spirituelle entre le déjà là et le pas encore et permet à sa foi de s’actuer dans l’histoire, par la médiation d’une Église qui assure la jonction de l’histoire temporelle et de l’histoire surnaturelle du salut, en s’acquittant de la « mission exclusive de rendre présent l’Éternel dans le temporel ». L’événement central de cette vie de l’Église est alors bien entendu l’Eucharistie par laquelle le Seigneur se rend présent au milieu des hommes, tandis que, dans ce sacrifice d’action de grâce, est contenue et résumée toute l’histoire du salut,

souffrante pour relever l'humanité tout entière, de même que le Sauveur, pour sauver en effet tous les hommes, a dû se réduire à ce degré de dénuement tout voisin de l'animalité, au-dessous duquel ne pouvait se rencontrer aucun homme, de même, dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le Sauveur moderne, a dû être dépouillé de toute garantie, dévêtu de tout droit, abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever en se relevant toute l'humanité. Et comme le dieu-homme, pour rester dans sa mission, a dû rester pauvre, souffrant et humilié jusqu'au jour de la résurrection, jusqu'à cette victoire particulière sur la mort qui a affranchi de la mort toute l'humanité, ainsi le prolétariat reste d'autant mieux dans sa mission dialectique que jusqu'au soulèvement final, jusqu'à la résurrection révolutionnaire de l'humanité, il porte comme une croix toujours plus pesante la loi essentielle d'oppression et de dépression du capitalisme.» 94 L’expression fait référence à un concept développé par Gaston Fessard dans un essai de 1960 intitulé De l’Actualité historique. 95 Que l’on se rappelle ainsi la toute fin de l’Évangile de Matthieu : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin de l’âge » (Mt 28, 20).

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La terre et le Royaume La tentation du messianisme historique passée, présente et à venir : « en faisant mémoire de ton Fils, de sa passion qui nous sauve, de sa glorieuse résurrection et de son ascension dans le ciel, alors que nous attendons son dernier avènement, nous présentons cette offrande vivante et sainte pour te rendre grâce »96. À un messianisme historique rejetant un présent mauvais pour attendre un devenir incertain, répond donc l’espérance confiante, dans le présent de l’Éternel, en un Royaume qui va venir car il s’est déjà manifesté et continue à se manifester dans l’histoire des hommes :

« En vérité, l’au-delà est infiniment plus proche que l’avenir, infiniment plus proche que ce

que nous appelons le présent. Il est cet Éternel installé au cœur de tout le développement temporel qu’il anime et qu’il oriente. Il est le véritable Présent, sans lequel le présent lui-même n’est que poussière insaisissable. Si les hommes d’aujourd’hui sont si tragiquement absents les uns aux autres, c’est d’abord qu’ils sont absents d’eux-mêmes, ayant déserté cet Éternel qui seul les enracine dans l’être et leur permet de communier entre eux ».  97

C’est dans ce Présent de l’Éternel, qui est un don de Dieu, que le juste, délaissant la vaine agitation messianique des peuples et de leurs souverains terrestres, peut élever les mains pour offrir le sacrifice d’action de grâce et méditer en son cœur la loi de Dieu, dans l’espérance de connaître la joie de la vision béatifique, à lui réservée dans le Royaume des cieux :

« Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. »98

J.-M. M.

Christ en gloire, Andreï Roublev 96 Extrait de la quatrième prière eucharistique. 97 H. de Lubac, Catholicisme, p. 317. 98 Mt 13, 43.

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Le globe et le Royaume dans Le Soulier de satin de Claudel

Graciane Laussucq Dhiriart

« Comme si c’était pour cette nuée de moustiques sanguinaires et non pas pour le Roi seul à l’ombre de la Croix

pacifique Que Dieu ait fait surgir un monde du sein des Eaux ! »

Souvent défini comme une pièce baroque, Le Soulier de satin semble se caractériser par une esthétique de la diversité, du mouvement et du renouvellement, au mépris du dogme de l’unité des règles classiques. Or l’unité est paradoxalement au cœur de la pièce sous la forme du globe.

« Je suis venu pour élargir la terre… »

Rodrigue, Prouhèze, Pélage, le roi d’Espagne ou encore le Vice-Roi de Naples ont en effet reçu comme héritage de la lignée familiale glorieuse dans laquelle ils s’inscrivent et surtout comme vocation divine de réaliser l’unité de la terre. Chacun d’entre eux est lié étroitement à un pays ou un continent (Rodrigue à l’Amérique, Prouhèze et Camille à l’Afrique), qui constitue à la fois son lieu d’action dans le monde, le lieu de son salut et son champ d’évangélisation. Prouhèze sauve l’Afrique en épousant Camille, puisqu’en conservant Mogador au roi d’Espagne, c’est toute l’Afrique qu’elle conserve à la chrétienté contre les Maures, et elle est sauvée par cette tâche à elle confiée par son mari Pélage qui lui offre un enracinement et une occasion de dévouement à la mesure de son désir de se donner absolument, et éduque sa volonté. Rodrigue, en achevant l’entreprise de Christophe Colomb, gagne l’Amérique au catholicisme. Le roi d’Espagne, duquel tous dépendent et qui symbolise en sa personne la réunion de toute la Terre, est bien le monarque conquérant, le souverain universel, ardent, enthousiaste et glorieux, le souverain parfait, dont les ordres terrestres, les actions pratiques, obéissent à une vision prophétique, permise grâce à une sorte de « double vue » du roi, souverain guidant tout son peuple vers l’accomplissement de la volonté divine.

Loin de n’être qu’un symbole ou une belle image, le globe est pris dans sa réalité la plus concrète : c’est le globe terrestre, la terre en sa forme ronde et en son unité cohérente qu’il s’agit de réaliser. En effet, le globe existe déjà, mais il s’agit de le faire advenir pleinement, en faisant tomber toutes les barrières qui séparent les hommes et en rassemblant toute la terre. La forme circulaire du globe est essentielle : elle dévoile l’unité profonde de la terre, qui tient à l’interdépendance de toutes les parties du monde entre elles et à leur cohérence, elles-mêmes fondées sur la Création divine. C’est parce que Dieu a créé le monde qu’il est « d’un seul tenant », un et indivisible. La contemplation de la forme circulaire de la terre est un appel à chacun des personnages à comprendre l’unité de la Création et à participer

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La terre et le Royaume Le globe et le Royaume

à son achèvement : « Crois-tu que Dieu ait abandonné Sa création au hasard ? Crois-tu que la forme de cette terre qu’Il a faite soit privée de signification ? »99. Tel est le grand devoir des personnages de construire l’unité du monde, en venant à bout de toutes les fermetures. C’est la mission de Rodrigue que Prouhèze lui rappelle :

Entre les deux Mers, à l’horizon de l’Ouest, Là où la barrière est plus mince entre ces deux masses d’un continent par

le milieu qui se sépare, C’est là que tu t’es établi, là est la Porte qu’on t’a donné à ouvrir.100

C’est aussi la tâche que Rodrigue confie à Almagro, son semblable, cet homme jaloux et avide, dont la haine est pour Rodrigue plus précieuse que la plus fervente amitié :

Là est la part que je t’ai réservée. Ceins la cuirasse, Almagro ! boucle l’épée sur ta cuisse ! Est-ce qu’il s’agit de cultiver tandis qu’il y a devant toi cet Empire tout en or qui t’attend et dans la nuit antarctique ces défenses monstrueuses à escalader ?

Là où le monde s’arrête, c’est là que toi-même tu t’arrêteras. C’est à toi qu’il est réservé de fermer les portes de l’Inconnu et dans la

tempête et le tremblement de terre de poser le mot FIN à l’aventure de Colomb.101

La mission de chacun est l’unification, pour que les hommes désormais sachent qu’ils sont insérés dans un univers qui les contient tous et les englobe. C’est par cette participation à l’achèvement de la création divine que les personnages atteignent la dimension sublime et cosmique qui est celle de leur mission. Ils sont aussi grands que le monde qu’ils doivent rassembler en un élancement fou et infini.

DON RODRIGUE. – Je suis venu pout élargir la terre. SEPT-EPEES. – Qu’est-ce que c’est élargir la terre ? DON RODRIGUE. – Le Français qui habite en France, par exemple, c’est trop petit, on étouffe ! il a l’Espagne sous les pieds et l’Angleterre sur la tête et dans ses côtes l’Allemagne et la Suisse et l’Italie, essayez de remuer avec ça !

Et derrière ces pays, d’autres pays et d’autres pays encore et finalement l’inconnu. Personne, il y a cinquante ans, ne savait ce qu’il y a. Un mur. […] SEPT-EPEES. – Il y a toujours quelque part un mur qui nous empêche de passer. DON RODRIGUE. – Le Ciel, ça n’est pas un mur !

99 Claudel, Théâtre, tome II, « Bibliothèque de la Pléiade », édition de Jacques Madaule et Jacques Petit, Gallimard, 1965, p.825. 100 Ibid. p.812. 101 Ibid. p.804.

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La terre et le Royaume Le globe et le Royaume

Il n’y a pas d’autre mur et barrière pour l’homme que le Ciel ! Tout ce

qui est de la terre en terre lui appartient pour marcher dessus et il est inadmissible qu’il en soit d’aucune parcelle forclos.

Là où son pied le porte, il a le droit d’aller. Je dis que Tout lui est indispensable. Il ne peut pas s’en passer. […] C’est autre chose que d’être limité par Dieu ou par des choses qui sont de

la même nature que nous et qui ne sont pas faites pour nous contenir. Je veux la belle pomme parfaite.

SEPT-EPEES. – Quelle pomme ? DON RODRIGUE. – Le Globe ! Une pomme qu’on peut tenir dans la main. SEPT-EPEES. – Celle-là qui poussait autrefois dans le Paradis ? DON RODRIGUE.- Elle y est toujours ! Où il y a l’ordre, là est le Paradis. […]

Maintenant, grâce à Colomb, grâce à moi, Nous faisons partie par le poids de cette chose astronomique, Bienheureusement détachés de toute autre chose que Dieu.102

Le rassemblement de la Terre de Dieu

Ils doivent rendre la terre à son unité première, celle du Paradis, celle de la pomme. Il faut rassembler la Création pour l’offrir à Dieu. Chacun est tendu vers une unité à accomplir, qui est une mission éternelle (tel est le sens de la lignée familiale des personnages), le devoir de tout catholique de rassembler la Création pour Dieu, dans l’offrande et l’action de grâce. C’est une pensée de la construction du monde en même temps que d’un « retour aux origines », en un paradoxe tout claudélien : il faut faire advenir l’unité de la Création divine. Le monde est un et il s’agit de le rassembler. Le globe est à la fois fermé et infini, fermé par sa perfection interne, sa profonde cohésion, son unité intime qui fait que chaque élément est indispensable au grand Tout, en un jeu de résonances et d’équilibre infinis, et infini dans la mesure où il se confond avec la création divine qui englobe même le néant, dans une hauteur, largeur et profondeur vertigineuses. Cette « fermeture » du globe n’est pas la clôture, simplement l’affirmation de son unité et de sa cohérence profondes. L’éclatement qui semble dominer toute la pièce (celui du temps, des désirs des personnages, de l’espace) à la fois cache une unité secrète et surtout est le moyen par lequel cette unité se réalise : l’ordre divin s’établit dans et par le désordre humain. La « fermeture » ne signifie absolument pas le repliement sur soi, mais le rassemblement de l’unité ; c’est une « clôture ouverte » d’une certaine façon, puisqu’elle passe précisément par la mise à bas de toutes les frontières et cassures entre les hommes (et l’isotopie de la porte et de l’ouverture est prépondérante dans toute la pièce). Le choix de la Renaissance comme cadre historique de la pièce est loin d’être anodin : temps de passage « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre l’expression

102 Ibid. p.920.

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La terre et le Royaume Le globe et le Royaume

d’Alexandre Koyré, c’est le premier moment de « globalisation » du monde, où, grâce à Christophe Colomb, les frontières tombent, tandis que la terre se révèle ronde. Il y a une correspondance mystique entre la fable et son cadre temporel. Cette unité du monde que les personnages doivent établir n’est donc pas seulement matérielle, et l’unité physique des continents n’est même qu’une expression concrète de l’unité spirituelle des hommes dans la Communion des Saints, cette dépendance extrême de chacun envers tous ceux qui l’entourent, qui le sauvent et qu’il sauve. Les personnages surnaturels, comme l’Ange Gardien, Saint Jacques ou les quatre évêques, manifestent bien cette unité entre ciel et terre qui tient à ce que Dieu habite l’histoire du monde, car toute l’histoire de la terre est la réponse à une sollicitation divine.

Le Rassemblement de la Terre de Dieu prend la forme historique, dans Le Soulier de satin de la monarchie universelle. Le roi d’Espagne du Soulier de satin est une figure de Charles Quint qui voulait, dans une utopie chrétienne, rassembler toute la terre sous un seul roi à l’image du Royaume de Dieu. La tentation politique de réaliser sur terre la Jérusalem céleste est bien présente : il faut unir le monde entier sous la Croix. La Renaissance est, par ce rêve de monarchie universelle, un temps d’union entre le spirituel et le temporel, qui consiste en l’extension au monde de la chrétienté. Il s’agit d’aller porter le Christ aux quatre coins du monde :

Ce que Colomb avait promis au Roi d’Espagne, ce n’est pas un quartier nouveau de l’Univers, c’est la réunion de la terre, c’est l’ambassade vers ces peuples que vous sentiez dans votre dos, c’est le bruit des pieds de l’homme dans la région antérieure du matin, ce sont les passages du Soleil !103

C’est cette nécessité de l’évangélisation que rappelle aussi Camille à Prouhèze au tout début de la pièce : « Vous avez beau tout fermer, vous avez beau vous arranger entre vous, vous ne pouvez pas exclure cette plus grande partie de l’humanité dont vous avez convenu de vous passer et pour laquelle le Christ aussi cependant est mort »104. Cet « appel de l’Afrique » que ressent Camille est ainsi très proche de celui de Pélage dont la mission consiste presque en une quête de la confrontation : « Il ne faut pas que le Maure et l’Espagnol oublient qu’ils ont été faits l’un pour l’autre / Pas que l’étreinte cesse de ces deux cœurs qui dans une lutte farouche ont battu si longtemps l’un contre l’autre »105. Le globe est la vision catholique du monde, qui unit les deux dimensions, horizontale et verticale :

103 Ibid. p.824. 104 Ibid. p.678. 105 Ibid. p.741.

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La terre et le Royaume Le globe et le Royaume

C’est parce que je suis un homme catholique, c’est pour que toutes les parties de l’humanité soient réunies et qu’il n’y en ait aucune qui se croit le droit de vivre dans son hérésie,

Séparée de toutes les autres comme si elle n’en avait pas besoin. Votre barrière de fleurs et d’enchantements, oui, celle-là aussi

devait être rompue comme les autres et c’est pour cela que je suis venu, moi, l’enfonceur de portes et le marcheur de routes !

Vous ne serez plus seuls ! Je vous apporte le monde, la parole totale de Dieu, tous ces frères qu’ils vous plaisent ou non à apprendre bon gré mal gré, tous ces frères en un seul géniteur.106 (SS, p.871)

Le royaume du roi d’Espagne se veut la réalisation terrestre du Royaume de Dieu, l’effacement de la « terrible cassure qui déchire l’homme entre ciel et terre »107. Le globe ne sera achevé que lorsque la Terre enfin tout entière dira Ave Maria , ainsi que le dit Prouhèze. C’est la réalisation d’un temps d’union entre le ciel et la terre, qui fait de la Renaissance un temps de sublime chrétien. « Et de la sphère calculée de parfaire l’éternel horizon »

Mais contrairement à l’utopie politique, le globe n’est pas pour les personnages un état de fait à installer, mais selon l’expression d’Urs von Balthasar, un « horizon » d’action, qui appelle chacun à cet élancement sublime vers le ciel en même temps qu’à une profonde insertion dans le monde. Car le destin du monde et celui de l’Eglise sont indissociablement liés. Ils savent bien qu’ « il n’y a d’ordre qu’au ciel »108, et que la terre se définit par le désordre, mais ils savent aussi que ce désordre terrestre est ce par quoi s’établit l’ordre divin car l’homme ne saisit Dieu qu’à sa mesure. Ce n’est pas un hasard si Rodrigue, à la fin de la pièce, se retrouve enchaîné au mât d’un bateau, dans une crucifixion semblable à celle de son frère, le jésuite du prologue. Ils deviennent tous deux des croix vivantes qui réconcilient le ciel et la terre, qui rassemblent la terre pour l’offrir ensuite à Dieu :

Et c’est vrai que je suis attaché à la croix, mais la croix où je suis n’est

plus attachée à rien. Elle flotte sur la mer. La mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface Et qui est à égale distance de ce monde ancien que j’ai quitté Et de l’autre nouveau.109

La réalisation du Royaume de Dieu est achevée en leur posture.

106 Ibid. p.871. 107 Hans Urs von Balthasar, Le Soulier de satin de Paul Claudel, traduit de l’allemand par Genia Català, Genève, Ad Solem Edition, 2002, p.63. 108 Le Soulier de satin, p.788. 109 Ibid. p.667.

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La terre et le Royaume Le globe et le Royaume

Par ce même rapport à l’absolu et à la plénitude qu’ils promettent, le globe et l’amour sont intimement liés : de même que l’amour est le retour à l’unité première de l’homme, au temps où la femme n’avait pas encore été arrachée de l’intérieur de lui, où Eve n’était encore qu’une côte d’Adam, la réalisation du globe est le retour de la Création divine à son unité première. Le fait même que l’amour chez Claudel soit très souvent le désir, est significatif puisque celui-ci est, son étymologie l’indique assez, quête d’unité. Le désir doit ensuite être converti (comme Rodrigue et Camille le seront par Prouhèze) dans l’élan vers Dieu, mais il faut surtout voir qu’il est une autre manifestation de la tension fondamentale de l’homme vers le ciel. C’est cette ressemblance essentielle entre les deux qui permet de comprendre que l’un et l’autre puissent être, non pas exactement « interchangeables », mais sur le même plan d’une certaine façon, dans la mesure où l’amour déçu de Rodrigue le pousse dans le monde : si Rodrigue veut toute la Terre, c’est parce que toute sa capacité d’action, de passion et d’amour ne peut se décharger que dans un objet qui soit aussi vaste que son amour pour Prouhèze. Le globe est la seule réalité qui puisse être mise sur le même plan que Prouhèze et qui puisse contrebalancer l’insatisfaction de son amour. Le roi d’Espagne perçoit magnifiquement cette unité fondamentale entre la Création divine et le cœur de l’homme, partagés entre ciel et terre :

Grâce à toi, fils de la Colombe, mon Royaume est devenu semblable au cœur de l’homme :

Alors qu’une part ici accompagne sa présence corporelle, l’autre a trouvé sa demeure outre la mer ;

Il a mouillé ses ancres pour toujours en cette partie du monde qu’éclairent d’autres étoiles.

Celui-là ne pouvait se tromper qui prend le soleil pour guide !110 (p.688). Rodrigue, le roi d’Espagne ou Christophe Colomb peuvent prendre à leur compte ces paroles du poète dans « La Maison fermée », qui expriment la vocation catholique du monde :

Mon désir est d’être le rassembleur de la terre de Dieu ! Comme Christophe Colomb quand il mit à la voile, Sa pensée n’était pas de trouver une terre nouvelle, Mais dans ce cœur plein de sagesse la passion de la limite et de la sphère

calculée de parfaire l’éternel horizon.111

G. L.D.

110 Ibid. p.688. 111 Paul Claudel, « La Maison fermée », Cinq grandes odes, dans Œuvre poétique, « Bibliothèque de la Pléiade », édition Stanislas Fumet, Gallimard, 1957, p.280-281.

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Le Royaume déjà présent et à venir

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L’espérance du Royaume

Antoine Cavalié

« Je crois en Jésus Christ … Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin ! » Telle est la foi que nous proclamons dans notre credo. Le chrétien est donc en attente d’un événement qui doit achever l’histoire du salut. La constance dans l’attente de cet événement est précisément la vertu théologale que nous nommons l’espérance. Nous voudrions nous intéresser au rapport spécifique que cette vertu introduit dans notre rapport au temps : au passé de l’événement Jésus Christ, à l’aujourd’hui de Dieu et à l’avenir du Royaume. Le mot grec elpis, par lequel les Pères ont parlé de cette vertu, est lourd de son héritage antique. Dans l’anthropologie grecque, l’analyse de l’elpis (qu’il faudrait ici traduire par espoir) est du ressort de la rhétorique, c'est-à-dire de la réflexion sur l’ordonnancement et l’usage des passions dans le discours. Pour Aristote, au livre I de la Rhétorique, l’espoir est, de façon tout à fait neutre, le rapport entretenu avec l’avenir (en ce sens, un condamné à mort espère sa mort), le symétrique du souvenir (de la mémoire), celui-ci se lie au passé quand celui-là est relié à l’avenir ; ce n’est que de manière seconde qu’il prend une couleur positive, en tant qu’on se représente l’avenir comme désirable. L’elpis est alors une tension vers le plaisir, elle-même agréable. Le plaisir étant lui-même défini comme retour à un « état de nature »112. L’espoir se trouve chez Aristote défini comme un rapport d’imagination (c'est-à-dire un rapport de phantasia, de représentation) à ce plaisir. D’une certaine manière, l’espoir est donc immédiat : il vit le déjà-là de sa satisfaction dans son rapport de plaisir au représenté. Le pas-encore qui est « à venir » est simplement envisagé comme passage d’une « sensation faible » à une « sensation plus forte », dans la continuité de la passion éprouvée. Nous nous trouvons bien ici dans le cadre d’une théorie des passions. L’éthique stoïcienne sera dès lors fondée à faire de la maîtrise de l’espoir – et de la crainte – la condition de l’accès à l’ataraxie. L’espoir est un trouble jeté par l’avenir incertain dans le présent, et comme tel, le sage doit bien délimiter les sphères du « ce qui dépend de nous » et du « ce qui ne dépend pas de nous » : cela passe inévitablement par une ascèse de l’espoir : le bonheur du sage est dans l’instant présent qui seul ne peut lui être enlevé : l’avenir est un pur dehors dont il n’a rien à attendre et face auquel il doit être indifférent. Mais un autre usage pourra être fait de cette passion, dans le cadre d’une éthique aristotélicienne, et c'est sur cet à partir de cet autre usage que sera conceptualisée la vertu théologale de l’espérance. Thomas d’Aquin, fidèle au principe théologique qui veut que la grâce mène la nature à la perfection sans l’annuler, montre que la magnanimité de l’homme naturel le conduit à se « tenir entre les deux vices de la présomption et du désespoir pour réserver un sage accueil à ce qui n’est pas encore »113. Reste que la notion d’espérance – notion éminemment théologique – est en toute rigueur un détournement du concept d’espoir. Si c'est aussi le terme d’elpis qui est employé par saint Paul puis par les Pères grecs, il a chez eux une acception tout à fait différente. Celle-ci est même radicalement opposée au sens que prend l’elpis dans la morale stoïcienne : là où l’avenir était incertain et où il ne pouvait y avoir de paix que dans le présent, la théologie

112 « Tendre à son état de nature (to eis to kata phusin ienai) est dans la plupart des cas agréable. » (1370a ; p. 120 Ibid.) 113 J-Y Lacoste in Dictionnaire critique de théologie chrétienne, art. « Espérance » (pp.400-404)

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Le déjà-là et le pas-encore du royaume L’espérance du Royaume chrétienne parle d’un avenir dont nous avons l’assurance par la foi (qui est « la garantie des biens que l’on espère et la preuve des réalités qu’on ne voit pas » Hébreux 11, 1) et qui est l’unique source de la vraie béatitude. Thomas d’Aquin donnera pour définition à l’espérance : « l’attente certaine de la béatitude à venir » (Somme Théologique IIa IIac, q.18, a, 4)114. Il s’agit donc – renversement complet du discours de l’Antiquité classique – d’une vertu.

« Le propre de l’espérance est de tendre vers un bien, vers un bien d’accès difficile, vers un bien futur, enfin vers un bien possible. Le présent de toute espérance est donc frappé de pénurie ; de même qu’on ne voit pas ce que l’on croit, de même ne possède-t-on pas ce qu’on espère, dans l’ordre naturel comme dans l’ordre théologal. Mais parce que la non-possession est théologalement liée à une certitude, elle n’engendre aucun malheur.» 115 En tant que vertu du rapport à l’avenir et don de Dieu, l’espérance est liée à l’accomplissement d’une promesse. Nous sommes donc renvoyés à l’histoire du salut telle que les Ecritures la relatent : la promesse est tour à tour inaccomplie dans l’Ancien Testament, accomplie définitivement en Jésus Christ, et pourtant toujours à venir dans le Nouveau Testament. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du christianisme que ce qui fonde l’espérance des premiers chrétiens soit précisément « la mémoire » d’un événement passé, l’événement Jésus-Christ. L’espérance est donc toute entière mémoire d’une Alliance originelle, d’un événement passé, et d’une promesse pour l’avenir. Le rapport à l’histoire qui a eu lieu est donc gros de l’avenir, du Royaume. C'est le thème du déjà-là, le thème constant des paraboles qui parlent du royaume comme d’une croissance. Ce thème établi par le lien tissé entre le rapport au passé et le rapport à l’avenir est essentiel. On peut dire que ces deux modalités de la temporalité sont portées par la faculté d’imagination. C'est à partir de là que l’on peut comprendre que toute espérance est liée structurellement à l’histoire vécue et ressaisie dans le présent du sujet désirant. C'est ce qui a été vécu qui « motive » le rapport à l’avenir, et l’anthropologie chrétienne est profondément vraie quand elle fait de la mémoire la faculté de l’espérance (l’intelligence étant celle de la foi et la volonté celle de l’amour).

Les trois vertus théologales : la Foi, la Charité et l'Espoir - Fra Filippo Lippi, Ghirlandaio- Metropolitan Museum of Art

114 Cité par J-Y Lacoste Ibid. 115 Ibid.

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Le déjà-là et le pas-encore du royaume L’espérance du Royaume Mais s’en tenir là ne serait pas suffisant : ce déjà-là est inséparable d’un pas-encore non moins essentiel. Tout désir de l’homme sur son avenir l’ouvre à l’infini. On peut le comprendre en voyant que toute représentation imaginée de l’avenir à partir de ce passé qui me pousse est radicalement irréductible à cet avenir lui-même. Du point de vue théologal, il s’agit de dire que l’accomplissement de la promesse dépend de Dieu seul, et que « vous ne savez ni le jour ni l’heure » (Mt 25, 13). Dès lors, tout rapport à l’avenir se trouve ouvert à l’intervention de Dieu. Rien de ce que nous espérons ne doit préjuger d’une éventuelle intervention (ou d’un éventuel silence) de Dieu. Le chrétien est donc dans une déprise radicale vis-à-vis de sa temporalité. Elle ne lui appartient plus : il se découvre une alliance comme origine, un événement comme histoire, et une promesse comme avenir. C'est aussi cette ouverture fondamentale que nous enseigne l’expérience humaine : toute représentation espérée ne peut être que blessée par le temps : celui-ci porte toujours davantage en lui que ce que nous y mettons dans nos représentations. Ainsi le bonheur espéré d’un engagement radical comme le mariage sera toujours blessé par l’expérience temporelle (la vie imaginée dans la rêverie des premières années ne manquera pas d’être éprouvée, ne serait-ce que par la durée du temps). Mais l’espérance intervient au lieu précis de cette blessure : c'est la vertu qui renverse précisément un rapport faussé au temps. En effet, ce qui pourrait nous faire croire à nos représentations idylliques (ou non) de notre avenir, à l’accomplissement de nos plans et de nos projets, n’est rien d’autre qu’une volonté de maîtrise, et qu’une peur déguisée. Il s’agit au fond d’un refus radical de dépendre de. La fausse maîtrise escomptée sur le temps fait alors fond sur un désespoir profond ; tout événement (qu’il soit naissance ou mort) sera alors réduit à ses aspects les plus extérieurs, ceux que nous pouvons maîtriser. Aucune réalité ne pourra être abordée de face, tant l’angoisse existentielle suscitée paralyse l’homme. Le désespoir se cache toujours sous les formes de cette crispation sur la temporalité vécue et de la réduction de l’autre au même : l’espéré ramené à un passé qui se répète et que je peux saisir et maîtriser.

Edvard Munch Cette tentation du désespoir épouse justement les formes mêmes de l’acte même d’espérer, en les inversant, en les pervertissant. Il faut donc renverser ce rapport faussé à l’espérance, et qui habite chacun de nous. Et de fait, il ne suffit pas de dire que l’espérance est l’élément « surnaturel », qui exhausse la représentation « naturelle » du bien désiré au

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Le déjà-là et le pas-encore du royaume L’espérance du Royaume théologal. Il y a bien plus : l’espérance est exaucement du naturel par le surnaturel, du désir de l’homme par le désir de Dieu. L’espérance est donc la compréhension en Dieu du désir humain. L’espérance accomplit l’espoir. C'est cette vue « d’en haut » qui permet de comprendre cet acte même. Il ne s’agit pas d’ouvrir nos représentations de l’avenir à l’inattendu de Dieu, mais plutôt de comprendre que nous n’avons un avenir que parce que nous avons quelque chose à espérer de Dieu. Ce n’est pas l’espoir qui fonde l’espérance, c'est l’inverse. La visée infinie que porte le désir de chacun est justement ce qui fait que chaque satisfaction d’une envie ou d’un espoir est vécue comme un dégout de la vie, un taedium vitae116. Car rien ne comble l’attente transcendantale (pour reprendre une thématique de la théologie de K. Rahner) qui fonde notre rapport à l’avenir : c'est précisément quand nous éprouvons la finitude de nos désirs assouvis que nous comprenons que notre vocation est l’infini, Dieu même. L’infini est donc condition de possibilité de toute expérience de satisfaction dans le fini, qui révèle pourtant immédiatement sa vanité profonde et nous ouvre à nouveau – dans un déchirement – à l’infini de notre vocation, et que nous ne maîtrisons pas. C'est donc l’eschaton (la fin dernière), le désir que Dieu a pour nous, qui fonde tout désir et tout rapport à l’avenir. Or cet eschaton, pour le chrétien, c'est encore Jésus Christ. C'est le saisissement de l’existence par l’eschaton qui rend possible toute représentation de l’avenir, c'est le saisissement de l’existence par le Christ qui ouvre toute possibilité d’avenir pour l’homme. La dialectique du déjà-là/ pas encore est donc ce qui ouvre le chrétien à l’action sanctifiante de Dieu même. Elle est aussi, vécue, ce qui gardera le chrétien contre ses mauvais démons, contre le désespoir. Nul doute que cette dialectique implique une déprise radicale et une peur à sans cesse surmonter, mais c'est précisément cette peur qui est la réplique à l’angoisse de l’homme devant l’infini que lui ouvre Dieu.

Pour terminer, je voudrais évoquer ce que l’acte d’espérer implique dans le rapport au passé, et pour le chrétien, à la Tradition porteuse de ce passé. Walter Benjamin, dans ses réflexions « Sur le concept d’histoire »117, réflexions tout à fait agnostiques et marxisantes, marque bien la dimension eschatologique de tout rapport au passé :

116 Nous renvoyons ici à l’analyse de la volonté de maîtrise et du dégoût qu’elle provoque que fait G. Marcel dans Etre et avoir, « Réflexions sur la foi ». 117 W. Benjamin, Essais III, « Sur le concept d’histoire », 1940, Folio essais, 2000, pp.427-443

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« Il ne peut y avoir de bonheur susceptible d’éveiller notre envie que dans l’atmosphère que nous avons respirée, avec des hommes à qui nous aurions pu parler, des femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit l’image du bonheur est inséparable de celle de la rédemption. Il en va de même de l’image du passé, dont s’occupe l’histoire. Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. » Le passé dont il s’agit, il l’appelle aussi tradition. Si l’acte d’espérer est référence à la tradition, c'est que cette tradition porte en elle une puissance fissurante sur tous les édifices qui ont pouvoir de maîtrise sur le temps présent :

« A chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. » Ce « don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance » est toujours recouvert par son imposture, celle qui consiste à faire passer le désespoir pour l’espérance, et qui se ramènera toujours à parler de l’avenir en termes de paradis perdus :

« A l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. C'est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son saisissement fugitif. Les théologiens du Moyen Age considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ». (…) L’historien matérialiste s’écarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil. »

L’espérance chrétienne est aussi « à rebrousse-poil » de tout rapport désespéré au temps : c'est elle qui montre la charge d’avenir que porte en lui le passé. Cette méthode est décrite plus loin :

« L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image « éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il laisse d’autres se dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire. » Le saisissement du présent par l’avenir que Dieu promet à l’homme est rencontre d’un passé qui concerne notre avenir en faisant éclater tout rapport au temps qui serait sous le signe de la répétition. Le présent de l’espérance est donc un présent qui rassemble et condense le temps dans toutes ses dimensions (passée, présente et à venir) ; d’une certaine manière, il est donc déjà l’éternité. Mais ce qui nous éloigne de la vision de l’histoire que nous propose Benjamin, c'est précisément que « le concept du présent comme « à-présent » dans lequel sont fichés des éclats du temps messianique » est pour le chrétien le temps de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ, et que du même coup, l’histoire n’est pas lutte des classes, ni même dialectique de l’opposition du bien et du mal, mais déploiement de la promesse de Dieu. Il s’agit donc d’envisager l’espérance, non comme une arme dans une lutte, mais comme une disponibilité fondamentale à ce Dieu qui vient à nous dans notre histoire.

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Je conclurai avec une belle méditation de Benjamin sur l’Histoire ; nous pourrons voir que l’approche marxisante de l’espérance y est décrite en des termes qu’un chrétien ne peut récuser entièrement. Peut être d’ailleurs le débat entre « celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas » pourrait-il se concevoir comme débat sur la possibilité de l’espérance avant d’être un débat sur l’existence de Dieu (non pas savoir si Dieu existe, mais ce que je peux espérer faire, savoir, devenir).

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines, et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

A. C.

Angelus Novus de Paul Klee (1910)

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La béatitude selon saint Thomas d’Aquin.

Compte-rendu des questions 1 à 5 de la Prima secundae de la Somme Théologique.

Emmanuelle Devaux

« La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jean, 17, 3)

L’objectif de saint Thomas est de déterminer ce que peut être la béatitude pour l’homme en se fondant non sur l’autorité des Ecritures ou de la Tradition mais sur la raison. Il procède donc de manière philosophique, et s’appuie avant tout sur sa connaissance de l’homme.

La première question lui permet ainsi d’étudier si les hommes sont déterminés par une fin. Les actions proprement humaines ne sont pas celles qui sont accomplies machinalement ou instinctivement mais celles dont l’homme est le maître, c’est-à-dire celles qui sont guidées par sa raison et sa volonté, en d’autres termes celles qui procèdent de sa volonté délibérée. Or l’objet de la volonté est la fin : l’homme agit volontairement quand il se porte sur un bien qui devient ainsi une fin pour lui. En effet, s’il agit non en vue d’une fin, d’un bien, mais en réponse à un stimulus par exemple, sa volonté n’entre pas en jeu. Il peut donc conclure que toutes les actions humaines sont faites pour une fin. Existe-t-il cependant par-delà les différentes fins que l’homme se propose une « fin ultime » ? Selon le docteur angélique, oui, puisque chaque être tend vers son accomplissement : la « fin dernière » sera donc ce que l’homme désire au titre de bien parfait et d’achèvement de son être, et sera caractérisée par le fait qu’à elle seule elle comblera son désir. Toutes les autres fins ne sont désirées qu’en tant qu’elles tendent à ce bien parfait, qu’elles semblent pouvoir réaliser, au moins partiellement, l’accomplissement du sujet désirant. Les hommes ne sont pas d’accord sur ce qu’est cette fin ultime, puisque tous n’ont pas la même capacité de jugement, mais tous sont guidés par le désir, et cherchent à travers différents biens à trouver leur achèvement, à combler leur désir. A partir de là, il est facile de conclure que la béatitude correspond à l’acquisition de la fin ultime. Cette première réflexion met en lumière l’importance de la question de la béatitude pour tout homme : l’homme est fondamentalement et naturellement tourné vers une fin, puisqu’il dispose d’une volonté. Réfléchir sur ce que peut être sa fin dernière n’est donc pas accessoire et réservé à des « sujets religieux », au contraire, la question du sens de la vie ne peut trouver son sens que dans la réponse à cette question : qu’est-ce que la béatitude ? Où trouver l’accomplissement de notre être, le terme de tous nos désirs ? Les questions 2 et 3 s’attachent à répondre de façon logique à ces interrogations.

Saint Thomas commence par tenter de déterminer en quels biens peut consister la béatitude. Il part pour cela de ce que la raison humaine semble parfois définir comme tels. Ainsi la richesse est un bien dans lequel la béatitude consiste pour certains hommes puisqu’elle est le rassemblement (au moins virtuel) de tous les biens accessibles à l’homme et qu’elle est infinie. Cependant, les biens qu’elle peut atteindre et qui excitent effectivement le désir sont de deux sortes. Les premiers sont les biens naturels, qui permettent à l’homme de

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répondre à ses besoins. Ils ne constituent donc pas la fin de l’homme, au contraire, ce sont eux qui sont ordonnés à l’homme comme à une fin. Ensuite, les biens artificiels, non nécessaires, sont eux-mêmes subordonnés aux biens naturels, puisqu’ils constituent la garantie de pouvoir y répondre abondamment. Les richesses, bien qu’elles soient désirables, ne peuvent donc pas constituer une fin pour l’homme, et ce n’est pas par elles qu’il peut se réaliser et assouvir son désir. L’honneur est également fortement prisé par les hommes puisqu’il semble qu’ils soient prêts à tout sacrifier pour lui. Or, c’est un bien qui est accordé en récompense de vertus et il rapproche l’homme de Dieu qui est également caractérisé par l’honneur. En réalité cependant, l’honneur est accordé comme signe ou témoignage de quelque chose qui le dépasse : il convient donc de dire qu’il découle de la béatitude, mais qu’il ne constitue pas son principe. C’est ensuite la puissance qui est examinée : elle aussi semble rapprocher l’homme de Dieu et permettre d’acquérir de multiples biens. Cependant, ce bi en ne peut constituer la béatitude puisqu’il ne se suffit pas à lui-même et souffre le mélange du bien et du mal, ce qui ne peut logiquement pas être le cas du bien parfait. Saint Thomas n’écarte donc pas d’un revers de main ces désirs qui habitent les hommes même si la morale les condamne, il tente sérieusement de voir en quoi ils peuvent ou non faire accéder l’homme à sa béatitude. Ils sont tous sous certains aspects fortement désirables, mais une raison plus éclairée permet de discerner leurs limites et de les rejeter comme constituants de la béatitude. Le principe qui guide ce rejet n’est pas moral ou autoritaire mais réellement fondé en raison : ces biens ne peuvent visiblement pas conduire l’homme à son bonheur plénier. A la suite de l’examen de ces différents biens, il ajoute un autre argument : l’homme doit être conduit à son achèvement, à la réalisation de ses désirs, par des principes inhérents à sa nature puisque c’est naturellement qu’il s’y oriente, ce qui n’est pas le cas de ces biens-là, qui surviennent au contraire par des causes extérieures et sont pour cela appelé « biens de fortune ».

Les béatitudes, Fra Angelico

Un autre type de biens recherchés par les hommes sont les biens du corps, ainsi celui de la santé qui apparaît préférable à ceux de la fortune puisque sans elle on ne peut jouir de ces derniers. Cependant là encore la santé ne peut constituer une fin en soi, de même que le but d’un pilote n’est pas la conservation de son navire mais la destination. Est-ce donc le plaisir qu’il faut rechercher ? Non, car le plaisir est la conséquence de l’acquisition d’un bien : le plaisir est donc la conséquence de la béatitude, mais ce n’est pas lui qui peut être proposé comme fin à l’homme. Si ce ne sont ni les biens extérieurs, examinés en premier, ni les biens corporels qui peuvent contenter pleinement l’homme, il ne reste que le dernier type de biens, ceux de l’âme. La béatitude est donc liée à quelque chose de l’âme, mais elle n’est pas pour

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autant l’âme elle-même, qui ne peut se proposer elle-même comme fin, mais se porte naturellement vers autre chose. La béatitude n’est pas un quelconque bien-être par lequel l’homme se réconcilie avec lui-même et avec son corps, il ne peut s’accomplir parfaitement et trouver le terme de ses désirs ainsi. En effet, le bien parfait ne doit pas être un renoncement aux autres désirs, mais doit les apaiser de sorte qu’il ne reste rien en-dehors de lui à désirer. La fin de l’homme n’est pas lui-même, il est porté vers autre chose, vers une fin de par sa volonté, et son accomplissement ne peut donc correspondre à un repliement sur lui. C’est donc par l’âme que l’on atteint la béatitude, mais elle doit cependant être recherchée hors d’elle.

Ces deux premières questions ont donc permis à saint Thomas de montrer que d’une part l’homme est naturellement porté vers une fin, et qu’il ne pourra être pleinement heureux qu’en l’atteignant, et en parvenant ainsi à l’assouvissement de ses désirs et l’accomplissement de son être, et d’autre part que cette fin ne consiste dans aucun bien créé et limité. Dans les questions suivantes, il cherche à déterminer directement l’essence même de cette fin nécessaire au bonheur de l’homme.

On pourrait penser que la béatitude est un repos puisqu’elle correspond à la réalisation de tous les désirs. Cependant, la fin ultime de l’homme ne peut que correspondre à son achèvement, et donc à son ultime perfection comme la première question a permis de le montrer. Sa fin ultime correspond donc à son acte ultime, une activité qui le réalise pleinement. Ce ne peut être une activité des sens puisque le bien ultime n’est pas un bien créé, les différents biens créés ayant été examinés puis rejetés dans la question 2. Pour autant, les sens participent à la béatitude imparfaite qui peut être atteinte ici-bas, puisque l’homme ne peut rien atteindre sans eux ici-bas, et surtout, saint Thomas suggère que la béatitude complète de l’âme ne pourra que refluer sur le corps auquel elle est étroitement unie et rendre ainsi l’activité des sens plus parfaite. Est-ce donc un acte de volonté ? non, l’entrée en possession de notre bien ultime ne peut être acte de volonté : celle-ci au contraire se repose en présence du bien qu’elle a

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recherché et désiré, et en jouit. On peut donc dire que la volonté ne constitue pas l’essence de la béatitude, mais qu’elle y participe cependant dans la délectation qui en est consécutive.

Il ne reste donc que l’acte intellectuel, qui est de fait l’activité la plus parfaite de l’homme, celle qui peut le mieux le réaliser pleinement. Ce ne peut cependant pas être l’intellect pratique, qui s’étend à des objets créés et a pour objet l’obtention d’un bien qui le dépasse. En effet, la béatitude doit se suffire à elle-même, et ne peut consister que dans la faculté la plus élevée de l’homme appliquée à l’objet le plus élevé, soit l’intellect s’appliquant au bien divin. La béatitude consiste donc dans la contemplation, recherchée pour elle-même, et par laquelle l’homme entre en communication avec ce qui le dépasse, Dieu et les anges. Or, l’homme ne peut être parfaitement heureux tant qu’il lui reste quelque chose à désirer et à chercher, et la perfection de l’intellect réside dans la connaissance de l’essence d’une chose, jusqu’à sa cause même : pour que la béatitude soit parfaite, il faut donc que l’essence divine soit connue, et c’est en cette connaissance seule que l’homme peut atteindre sa béatitude.

On voit donc que la progression logique et dialectique de saint Thomas lui a permis de se détacher des idées préconçues, illusoires et imaginatives que l’on peut se faire de la parfaite félicité pour déterminer la seule chose qui puisse réellement contenter l’homme et l’amener à son achèvement vers lequel il se sent naturellement porté toute sa vie. Sa conclusion rejoint ce que rapportent les écritures et la Tradition et en éclaire les fondements. Il permet de saisir en profondeur ce qui n’est pas évident à nos sens : le fait que c’est la vision et la connaissance divines qui combleront les hommes dans l’éternité et leur apporteront une délectation véritable et parfaite. Dans la quatrième question, le docteur angélique se penche sur les « conditions requises » à cette béatitude, c’est-à-dire sur ce dont elle est composée ou accompagnée.

Pietro Cavallini (1250-1344) Le Christ, détail de la fresque du Jugement dernier, Sainte Cécile à

Trastevere, Rome

Le premier élément qui est requis est la délectation. Il n’est pas requis comme condition préliminaire, comme complément indispensable ou comme auxiliaire, mais de la même façon que la chaleur est requise pour accompagner le feu. En effet, la délectation a pour cause le repos de l’appétit dans le bien acquis ; l’acquisition du souverain bien doit donc nécessairement s’accompagner d’une délectation. Cette nécessité de la délectation ne lui fait cependant pas prendre la première place : c’est bien l’opération dans laquelle la volonté se repose qui est le bien primordial, et non ce repos lui-même. Le second élément est la compréhension, qui s’entend de trois manières différentes. L’homme est ordonné à sa fin par

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son intellect, dans lequel préexiste une connaissance imparfaite de la fin qui demande à être complétée, mais aussi par sa volonté, c’est-à-dire par l’amour, qui est d’abord le premier mouvement de la volonté vers un objet et ensuite la relation réelle qui s’établit entre celui qui aime et ce qui est aimé. Ces trois modes différents de se porter vers sa fin que l’homme porte en lui dès cette vie sont accomplis lorsqu’il atteint sa béatitude. C’est donc que la vision divine lui apporte une connaissance parfaite de la fin, la présence de celle-ci et la délectation qui correspond au repos de l’être aimant dans la possession de l’être aimé, soit une totale compréhension.

Le corps est-il requis pour la béatitude ? Celle-ci consistant dans la vision de l’essence divine, elle ne dépend pas du corps, qui est incapable d’y faire accéder. Celui-ci n’est donc pas nécessaire. Cependant, il semble que la béatitude sera plus parfaite avec le corps, puisque le désir naturel des âmes est de gérer leur corps, auquel elles sont étroitement et essentiellement unies. Avec le corps, l’âme satisfait ce désir, et donc par lui la béatitude gagne en extension, si ce n’est en intensité. En effet, puisqu’il est dans la nature de l’âme d’être unie à un corps, il n’est pas possible que la perfection de l’âme exclue ce qui lui est une perfection naturelle. On peut dès lors ajouter qu’une certaine perfection corporelle est requise dans la béatitude, comme condition préalable d’abord, puisqu’un corps souffrant est un fardeau pour l’âme et la détourne de son objet, et comme conséquence ensuite : Dieu en effet, affirme saint Thomas, a fait l’âme d’une nature si puissante que la plénitude de sa félicité fera rejaillir sur la nature inférieure une force d’incorruption. De la même façon, les amis ne sont pas nécessaires à la béatitude mais leur présence concourt à l’heureux épanouissement de la béatitude. Elle permet en effet à l’homme d’exprimer pleinement l’ensemble de ses facultés, notamment celles de la volonté et de l’amour, et de se réjouir de voir les autres élus et de former avec eux une société. Par contre, les biens extérieurs, tels la nourriture, n’appartiennent pas en propre à la béatitude puisqu’ils sont ordonnés à la vie animale, comme cela a été montré dans la seconde question. Ils n’apparaissent pour évoquer la vie future dans les écritures qu’à titre métaphorique.

E.D.

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La méditation du règne

Amaury Freslon

« Il faut savoir se concentrer. Tu ne sais pas ce que j'ai lu?

Les Exercices Spirituels de Loyola.

Ça m'a été très utile. Il y a une manière de poser le décor,

puis de faire apparaître les personnages. On arrive à voir, ajouta-t-elle d'un air maniaque. »

J-P. Sartre, La nausée

La méditation du règne de Jésus-Christ est le titre donné par Saint Ignace de Loyola à la seconde semaine de ses célèbres Exercices Spirituels. Ces Exercices sont la plus concrète expression de la spiritualité ignatienne : l'essentiel ne réside pas d'abord dans une vision théologique particulière, mais dans une manière de procéder, même si celle-ci doit reposer sur un certain nombre de fondements théologiques. Le Dictionnaire critique de théologie résume ainsi la finalité des exercices : « Le but des Exercices est de se disposer, par un processus intense de quatre semaines, à une expérience de l'union à Dieu suffisamment structurée pour conduire à une décision pleinement libre »118. Les Exercices sont donc avant tout le lieu d'un engagement important, d'un choix de vie, de ce que Saint Ignace appelle l'élection. C'est autour de cette élection que s'articulent tous les Exercices. Ils sont une sorte de « mise en condition », pour peu qu'on prenne cette expression au sens le plus fort : il s'agit de pénétrer le plus profondément possible le mystère de la condition humaine, de la vocation humaine, pour faire le choix qui sera le plus à même de me conduire à ce pour quoi je suis fait, c'est-à-dire de réaliser en moi cette vocation humaine.

La seconde semaine des Exercices, qui est un moment clef de ce mouvement de « mise en condition », est centrée sur le règne de Jésus-Christ. Nous n'avons pas l'ambition ici de nous lancer dans une exégèse des Exercices Spirituels, mais seulement de donner quelques réflexions sur la dynamique de cette seconde semaine, où la référence au règne est omniprésente. Nous commencerons par introduire la problématique qui guidera nos réflexions, avant de les développer en trois temps : la méditation du roi, la contemplation du Christ et l'élection. A la source de l'engagement Il nous faut donc tout d'abord expliciter l'angle sous lequel nous avons décidé de mener ces réflexions et replacer les deux premières semaines dans le contexte global des Exercices. En résumer la première semaine serait probablement à la fois délicat, périlleux et inutile. Nous allons donc plutôt emprunter au Père Varillon119 sa façon d’envisager globalement les Exercices120, qui a le mérite d'en faire clairement apparaître autant les enjeux essentiels que le mouvement général. Le titre exact des Exercices est : « Exercices Spirituels 118. Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J-Y Lacoste, PUF, Paris, 2007, p.664 119. François Varillon, 1905-1978, est un prêtre catholique français, membre de la Compagnie de Jésus. Surtout connu pour son oeuvre de formation chrétienne notamment à travers ses très nombreuses conférences, il est également écrivain et obtint en 1974 le grand prix catholique de littérature pour son livre L'humilité de Dieu. 120. Les textes des retraites des Exercices prêchées par le P. Varillon ont étés compilés et publiés en trois tomes sous le titre Vivre le christianisme.

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne pour se vaincre soi-même et régler sa vie sans se déterminer par aucune affection désordonnée. » Ce titre met en lumière les objectifs visés et annonce que l'élection sera le centre de toute la retraite. Mais le point de départ, lui, est ailleurs. L'acte premier est la décision de s'engager pleinement dans ces Exercices. Si l'on souhaite que ceux-ci portent du fruit, ou même simplement les mener à leur terme, il faut d'abord une résolution à la fois ferme et libre. Saint Ignace l'envisage à travers deux questionnements successifs que nous allons détailler.

Saint Ignace de Loyola La première question n'est pas à proprement parler « chrétienne », mais humaine. On pourrait la dire à la source de la vie chrétienne en ce qu'elle surgit naturellement au pied de la croix, c'est-à-dire au seuil du christianisme. Face à Dieu crucifié, face au Christ anéanti, notre raison ne peut que vaciller et notre coeur ne peut que crier « Quid egerim ?-Qu'ai-je fait? ». Qu'ai-je fait pour que Dieu s'abaisse jusqu'à moi, pour qu'il prenne la condition d'homme et meure écrasé sous le poids de mes péchés ? Cette prise de conscience ne peut être qu'un choc car la révélation que porte Jésus est « Scandale pour les juifs, folie pour les païens. »121. Méfions-nous toutefois, il ne s'agit pas ici (du moins pas seulement) de se révolter contre une injustice flagrante ou de battre humblement sa coulpe. Il s'agit avant tout de se décentrer, d'arracher son regard de soi-même pour le poser sur le Christ et par là prendre conscience de l’engagement radical que l'Amour divin nous impose. Cette question est le fruit de la première semaine des Exercices. Ne nous méprenons pas, si la question doit en elle-même être naturelle, se la poser sérieusement implique un retour sur soi, un examen de conscience qui ne se fait pas sans douleur. Pour réellement prendre conscience de ma nature pécheresse, de ce péché qui est comme un fossé me séparant de l'amour divin, il me faut aller au plus profond de ma vicissitude et regarder en face le mal qui est en moi. Un telle expérience ne peut qu’être extrêmement éprouvante. La première semaine parait souvent austère et rébarbative, voire effrayante. C'est pour cela que la questionnement qui lance les Exercices doit venir de plus loin, il faut avoir saisi l'importance fondamentale du « Quid egerim ? » pour pouvoir se lancer dans une introspection à la racine de notre péché, une introspection où nous nous voyons dans toute la laideur du mal qui nous imprègne. En rester là serait évidemment une erreur, et même une attitude profondément non-

121. 1 Co 1, 23

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne chrétienne. L'instant est délicat mais c'est ici que tout joue : si nous désirons aller plus avant, nous devons nous poser une seconde question : « Quid agam ?- Que vais-je faire? ». Contrairement à la première, cette interrogation ne va pas de soi. En effet, il ne s'agit pas de poser cette question dans le vide ou d'en faire une interrogation abstraite du moi qui se cherche un sens. Il s'agit de poser de façon très pragmatique la question à Dieu : et maintenant, qu'est-ce que je vais faire? On peut envisager les Exercices et particulièrement, comme nous le verrons, la seconde semaine, comme une réponse à cette question, ou plutôt un dialogue qu'initie cette question. Nous nous en doutons, un tel dialogue ne peut rester sans conséquences. En lui-même, il nous engage : si, convaincu qu'il est infiniment bon, je demande à Dieu ce que je dois faire, l'honnêteté m'imposera de faire ce qu'il me répondra. L'interrogation est par conséquent déjà un engagement. Nous aborderons trois aspects différents du processus de réponse qu'amorce la seconde semaine des Exercices : la méditation du roi, la contemplation du règne de Jésus-Christ et l'élection. La méditation du roi La deuxième semaine est centrée autour d'un exercice que nous appellerons « méditation du roi ». Disons tout d'abord quelques mots de ce type d'exercice. Il s'agit d'une méditation, comme la plupart des exercices de Saint Ignace, qui procède donc en trois temps. Tout d'abord, il faut se représenter une scène donnée en mobilisant pour cela par l'imagination tous les sens, ce temps est appelé la composition de lieu. Ensuite, il faut demander à Dieu les fruits qu'on souhaite retirer de l'exercice. Enfin, il faut contempler la scène longuement (chaque exercice est censé durer environ une heure). Il s'agit donc non pas de méditer sur un passage de l'Ecriture mais de devenir spectateur de ce passage. Commençons par décrire brièvement la composition de lieu pour la méditation du roi. Ici, il faut se représenter un roi dans toute sa majesté : « que la main de Dieu a choisi, et à qui tous les princes et tous les peuples chrétiens rendent respect et obéissance. »122 Ce roi appelle alors tous ses sujets à le suivre dans une guerre, qui prévoit d'être longue et pénible, contre tous les infidèles de la Terre. Le but de l'exercice est de ressentir à quel point « serait digne de mépris, et mériterait de passer pour le plus lâche des hommes »123 celui qui refuserait de suivre le roi dans cette croisade.

Cette description, qui doit être le coeur de l'oraison, peut prêter à sourire par son aspect moyenâgeux d'incitation à la guerre sainte. On peut même trouver choquant de vouloir appliquer au Christ une telle métaphore guerrière, car en effet le but de cet exercice est de remplacer ensuite le roi par Jésus lui-même nous annonçant : « Ma volonté est de conquérir tout l'univers et de vaincre tous les ennemis de mon Père. »124 Si cette description ne nous évoque rien ou nous semble inquiétante, c'est avant tout parce qu'il n'est pas dans son but d'enseigner. L'exercice doit être une méditation de la situation décrite, c'est en essayant de la vivre personnellement que l'on peut espérer en tirer des fruits. De plus, il est bien évident qu'au-delà de la description de la scène, qui reste très sommaire, c'est sur le sens profond et métaphorique qu'il faut explorer cette méditation. Nous voulons donc ici livrer quelques réflexions sur le sens à donner à cette méditation, et tenter de comprendre pourquoi Saint Ignace en a fait le point central de cette deuxième semaine (cet exercice doit être fait deux fois par jour pendant toute la seconde 122. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Arléa (traduction du P. Jennessaux s.j.), Paris, 2002, p.156 123. ibid., p.156 124. ibid., p.157

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne semaine). Les Principes et fondements125 peuvent être le point de départ d'une réflexion : « L'Homme est crée pour louer, honorer et servir Dieu, et ainsi sauver son âme. »126 Cet extraordinairement dense résumé de la vocation chrétienne demande non seulement à être compris, mais surtout à être mis en pratique et la méditation du règne nous y invite. Pour expliquer cela, il nous faut analyser les trois éléments principaux de cette phrase. Nous nous appuierons pour cette analyse sur le commentaire qu'en fait François Varillon127. L'image du souverain a ceci de périlleux qu'elle pourrait nous tromper sur la nature de la louange. Il est évident que louer Dieu n'est pas le flatter, ni même se contenter de lui attribuer autant de qualificatifs dithyrambiques que notre imagination pourrait en trouver. « Amas d'épithète, mauvaise louange; ce sont les faits qui louent. » disait La Bruyère. L'Ecriture Sainte regorge d'exhortation à ne pas nous contenter de dire « Seigneur! Seigneur! » mais à conformer vraiment notre vie à la volonté divine. C'est dans les faits, dans l'action qu'il nous faut chercher le sens de la louange. Louer Dieu, c'est agir pour Sa plus grande gloire, c'est là le leitmotiv de la spiritualité ignatienne qui se retrouve d'ailleurs la devise de la Compagnie de Jésus : « Ad Majorem Dei Gloriam- Pour la plus grande gloire de Dieu ». Dans le Prélude à l'élection, Saint Ignace écrit : « Je ne dois considérer qu'une seule chose : la fin pour laquelle je suis crée. Or cette fin est la gloire de Dieu [...].»128 Ainsi non seulement tout mon être, mais toute ma vie ne doit être qu'une louange, c'est-à-dire avoir pour but la gloire de Dieu. Finalement, la véritable louange, c'est de vivre pleinement la vie à laquelle Dieu nous appelle, et c'est ce que nous demandons dans la prière eucharistique III : « Que l'Esprit-Saint fasse de nous une éternelle offrande à Ta gloire afin que nous obtenions un jour les biens du monde à venir [...]. » Or dans la méditation, nous nous figurons le Christ comme quelqu'un qui nous appelle à le suivre, et dont nous ne pouvons pas nous détourner. Ainsi, la réponse à la question « Quid agam ? » est claire : « Suis-moi ! » Le fruit essentiel de cette méditation est le choix résolu de suivre le Christ. Sans ce choix, il n'y a plus ni Exercices Spirituels ni vie chrétienne possible.

François Varillon Le terme honorer présente la même ambiguïté que louer, sinon plus. En effet, on a très vite fait de remplacer Dieu par Jupiter, de jucher un vieillard barbu sur un trône lointain d'où 125. Il s'agit en quelques sortes de l'introduction des Exercices Spirituels 126. ibid., p.156 127. F. Varillon, Vivre le christianisme I, Le message de Jésus, Bayard, Paris, 2004 128. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, p.177

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne il n'attend que l'adoration servile d'êtres inférieurs. Au-delà de la caricature, des parts de cette image subsistent plus ou moins consciemment chez beaucoup de gens, y compris des chrétiens. Se représenter le Christ comme un grand roi de la Terre n'est pas sans soulever des questions : quelle liberté avons-nous face à sa domination ? si nous ne sommes que des serfs, quelle valeur peut avoir notre respect ou notre reconnaissance ? Bien sûr, il nous semble voir là un portrait désuet du divin que la théologie contemporaine est parvenue à nettoyer et à rénover. Mais si ce portrait est faux, devons-nous condamner les Exercices à n'être qu'une vaste erreur née de l'excès de zèle d'un esprit plein d'une théologie dépassée ? Il est difficile de dire ce à quoi pensait Saint Ignace en écrivant ces lignes, mais aujourd'hui nous pouvons relire ce passage à la lumière de la distinction pascalienne entre grandeur d'établissement et grandeur naturelle129. Nous pourrions dire (même si Saint Ignace ne peut l'avoir pensé en ces termes) que la grandeur d'établissement du roi n'est qu'une image pour nous amener à considérer pleinement la grandeur naturelle de Dieu. Qu'est-ce à dire ? Nous pouvons, avec François Varillon, l'exprimer ainsi : le Dieu des chrétiens, celui que nous révèle Jésus-Christ, est amour. Or on ne s'agenouille pas devant l'amour : on tombe à genoux. Honorer Dieu, c'est l'acte fondamental de reconnaître qu'Il est amour, de tomber à genoux à la seule vue de la grandeur de cet amour. En résumé : « Louer c'est accueillir le baiser divin, respecter130 c'est l'accueillir à genoux. »131

Enfin, il nous reste servir. Ce mot gêne nettement moins que les deux précédents. Probablement avons-nous en tête l'image du lavement des pieds et l'invitation pressante du Christ à devenir les serviteurs les uns des autres. Il faut cependant comprendre le sens du service qui nous est demandé, au moins dans la perspective du règne où nous nous plaçons dans cet article. Nous pourrions dire que « Le service est la forme historique de la louange. »132 au sens où le service est la forme concrète que revêt l'action qu'est notre louange. Servir, c'est faire. Servir, c'est accomplir chaque jour, à chaque instant, la tâche que Dieu nous donne. Servir, c'est mettre en pratique cette prière quotidienne : « Que ta volonté soit faite. » L'exemple le plus parlant est sans doute la Vierge Marie qui, quand elle accepte que par elle s'engage la rédemption de toute l'humanité, dit simplement : « Je suis la servante du Seigneur. » Contempler la vie du Christ Nous l'avons vu, l'exercice du roi est le point crucial de la deuxième semaine, il est l'appel à un engagement radical. Il reste à discerner et à comprendre précisément ce en quoi consiste cet engagement, ce qui se fait à travers tous les exercices de la semaine. Ces méditations portent sur les mystères de la vie du Christ, de l'Annonciation aux Rameaux. Chacun de ces mystères est suffisamment riche pour être abondamment commenté. Le faire décuplerait la longueur de cet article et serait profondément contraire à l'idée de Saint Ignace. En effet, l'objet des Exercices n'est pas de réfléchir à partir de passages de l'Evangile, mais de contempler l'Evangile lui-même. C'est là à la fois la spécificité et la grande richesse de la méthode ignatienne : devenir spectateur des faits et gestes du Christ. C'est ce que loue Anny dans La nausée : « Il y a une manière de poser le décor, puis les personnages. On arrive à voir

129. cf. B. Pascal, Trois discours sur la condition des grands, Second discours in Pascal, Oeuvres complètes, Seuil, Paris, 1963, p.367 130. F.Varillon traduit respecter au lieu d'honorer 131. F. Varillon, Vivre le christianisme I, le message de Jésus, Bayard, Paris, 2004, p.155 132. F. Varillon, Vivre le christianisme I, le message de Jésus, Bayard, Paris, p.74

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne [...] .»133 Ici se profile un premier écueil : la tentation est forte de réduire la contemplation de Jésus à un cours pratique où le maître donne l'exemple d'une vie en accord avec les préceptes qu'il prêche à ses disciples. Cette façon de voir, qui a toujours existé et qui prends de nos jours de plus en plus d'importance, recèle un réel danger. Nous voudrions citer à ce propos le théologien allemand Romano Guardini :

« [...] cette interprétation est trop pratique pour être vraie, trop morale et trop pédagogique. La conduite du Christ ne ressemble pas à cela. Je remarquerai, à cette occasion, que l'opinion que Jésus a toujours « donné l'exemple » détruit en grande partie sa vraie et sainte image. Bien sûr, il a donné l'exemple, il est le modèle tout court. Mais la figure du Seigneur perd toute spontanéité si on voit continuellement en lui une attitude de pédagogue. On introduit de la sorte dans sa pure image un manque de naturel et, finalement, de vérité. Non, le Christ a vécu au milieu de ses disciples et au fur et à mesure des circonstances, ce qui s'imposait à chaque instant, sans se soucier particulièrement de donner l'exemple. Mais justement parce qu'il n'y pensait pas, ses actes devenaient des exemples; parce qu'ils étaient authentiques, adaptés, naturels. L'exemplarité du Seigneur vient de ce qu'en lui commence l'existence chrétiennes [...] »134 Ainsi donc il nous faut contempler la vie du Christ non pas parce qu'il nous montre comment vivre en chrétiens, mais parce qu'il est le seul à avoir réellement vécu en chrétien. En ce sens, nous pouvons dire que Jésus nous révèle à la fois Dieu et l'Homme. Toutefois, cette dernière affirmation est lourde de conséquences. En effet si le Christ, qui est Dieu, est le seul vrai homme, c'est que l'homme est appelé à être Dieu comme le Christ! Voilà un affirmation qui peut sembler plus que prétentieuse et même très choquante. C'est pourtant un adage traditionnel cher aux pères de l'Eglise (et dû semble-t-il à Saint Irénée de Lyon) : « Deus homo factus est ut homo fieret Deus- Dieu s'est fait homme pour que l'homme soit fait Dieu. » et qui apparaît au coeur même de la liturgie eucharistique : « Comme cette eau se mêle au vin par le sacrement de l'alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité.

Romano Guardini Bien sûr, ces formules condensées sont imprécises et demandent à être comprises ou reformulées de façon plus développées. Pourtant l'essentiel est là : nous sommes appelés à 133. J-P. Sartre, La nausée, Folio, p.116 134. R. Guardini, Le Seigneur, Alsatia, Paris, 1964, t.2 p.78

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne vivre de la vie même de Dieu. Saint Jean écrit : « Nous savons que lors de cette manifestation nous Lui serons semblables, car nous Le verront tel qu'Il est. »135 C'est sur cette affirmation que le P. Varillon fonde sa contemplation du Christ : si un homme a été Dieu, c'est que tous les hommes sont appelés à « Devenir par participation ce que Dieu est par nature. »136. Le nier reviendrait peu ou prou à nier l'humanité totale et véritable du Christ. Quand le Christ nous révèle Dieu, il nous révèle donc notre vocation. Alors notre contemplation doit chercher à saisir la logique, le mouvement profond de la vie de Jésus. Cette logique nous est donnée par Saint Jean : « Dieu est amour. »137 François Varillon résume cette logique de l'amour en un mot : magis c'est-à-dire plus, encore plus, toujours plus. La logique de l'Amour est un éternel dépassement : aimer, c'est aimer plus. Entrer dans cet élan qui n'a de cesse de se surpasser est l'étape nécessaire du cheminement des Exercices à laquelle nous invite la vie du Christ à travers tous les événements qui la jalonne. L’élection Il existe de nombreuses façons de suivre le Christ et d'engager sa vie sur ses pas. Le tout est de trouver la voie dans laquelle nous sommes appelés à marcher. Ce choix, qui doit être un engagement définitif et radical, est ce que Saint Ignace appelle l'élection. Faire une bonne élection, ou plutôt « régler sa vie sans se déterminer par aucune affection désordonnée », est le but des Exercices Spirituels. Le travail de réflexion et de méditation sur l'élection commence pendant la seconde semaine. Les moyens que propose Saint Ignace sont nombreux, nous ne nous intéresserons qu'à un exercice : la méditation des trois classes d'hommes, qui est la première étape de l'élection. Avant cela, citons Saint Ignace :

« La première condition requise, pour faire une bonne élection, est de notre part que l'oeil de notre attention soit simple. Je ne dois considérer qu'une chose, la fin pour laquelle je suis créé. Or cette fin est la gloire de Dieu, Notre-Seigneur, et le salut de mon âme; donc, quelle que soit la chose que je me décide à choisir, ce doit être pour qu'elle m'aide à obtenir cette fin : me gardant de subordonner et d'attirer la fin au moyen; mais dirigeant le moyen vers la fin. »138 Pour la méditation des trois classes d'hommes, nous devons considérer trois classes d'hommes ayant chacun reçu une importante somme d'argent (l'essentiel ici est qu'ils aient la tentation d'un attachement matériel), et qui se préoccupent comme tout un chacun d'agir pour leur salut. Dans tout ce que nous avons dit précédemment, il n'était question que de connaissance : connaissance de mon péché, connaissance de ma vocation, connaissance du Christ. Ici, c'est l'épreuve de la volonté, de l'action concrète. C'est pour cette raison que le P. Varillon baptise cette méditation la « méditation du pied du mur ». Comme dans tous les exercices, il faut maintenant demander ce que l'on veut obtenir. Il nous suffit ici de reprendre les mots de Saint Ignace : « se vaincre soi-même et régler sa vie sans se déterminer par aucune affection désordonnée. »

La première classe d'hommes « voudrait se défaire de l'affection qu'elle éprouve pour le bien qu'elle possède, [...], mais elle n'emploie de fait aucun moyen avant l'heure de la mort. »139 Autrement dit, ces hommes veulent la fin sans prendre les moyens. Ils sentent,

135. 1 Jn 3, 2 136. F. Varillon, Un chrétien devant les grandes religions, Centurion-Novalis, Paris, 1995 137. 1 Jn 4, 8 138. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, p.177-178 139. ibid., p.172

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne perçoivent une réalité qui les dépasse, ils entrevoient qu'ils sont appelés à une vie infiniment plus grande que ce qu'ils vivent, mais ils n'essayent même pas de s'approcher un peu du mystère divin en oubliant leurs possessions. Gardons (nous cependant de trop juger ces hommes : ce sont au sens propre des hommes de bonne volonté. Le seul problème est qu'ils étouffent cette volonté en l'empêchant de se concrétiser en acte. L'archétype de cette classe d'hommes est le jeune homme riche140 qui demande à Jésus ce qu'il doit faire pour entrer dans le royaume de Dieu. La réponse est sans appel : « Pars, vends tout ce que tu as, et suis-moi. » Trop attaché à ses biens, le jeune homme s'en va, triste.

La seconde classe d'hommes consent au sacrifice, à se détacher de ses affections, mais sans pour autant se détacher de tout son bien. Le mot d'ordre est : « tout, mais pas ça. » Il n'est pas difficile de se reconnaître dans cette attitude, nous avons probablement tous des choses auxquelles nous tenons beaucoup, voire un peu trop. Pas nécessairement des possessions matérielles d'ailleurs, et nous pouvons nous souvenir de la prière de Sainte Jeanne de Chantal : « Mon Dieu, demandez-moi ce que vous voulez, pourvu que vous ne me demandiez pas mon mari. » On sent bien cependant qu'il y a là un problème d'engagement, problème que Saint Ignace décrit ainsi : « On veut amener Dieu à ce qu'on veut plutôt que de consentir à se détacher de tout ce que l'on possède. »141 Une figure biblique illustre bien cette attitude, c'est celle de Pilate. En effet, il cherche, nous dit l'Evangile, à sauver Jésus. Et il pourrait lui éviter la mort s'il le souhaitait. Cependant, il ne veut pas prendre les moyens parce qu'il craint pour sa place, son prestige, sa carrière. Pilate à peur des prêtres, peur que n'éclate une émeute, peur de l'empereur. Alors il tente fébrilement de sauver le Christ : il le fait flageller pour calmer la foule, il propose de le relâcher plutôt que Barabas. Mais à ne vouloir courir aucun risque, il échoue à sauver Jésus. Ironie de l'Histoire, celui qui voulait sauver son prestige n'aura laissé à la postérité que le souvenir d'un acte de lâcheté rappelé chaque jour depuis presque 2000 ans.

La dernière classe d'hommes, bien sur, choisira de faire de sa fortune ce qui conviendra le mieux à la gloire de Dieu. Ici se trouvent tous les saints, tous ceux qui, à un moment de leur vie, ont su s'oublier eux-mêmes pour que rayonne à travers eux l'amour de Dieu. Et plus particulièrement encore, la Vierge Marie, qui a abandonné à Dieu jusqu'au plus profond de son corps, est l'exemple le plus resplendissant de cette classe. Libre à chacun ensuite de méditer et de déterminer quelle est selon lui la classe d’hommes la plus parfaite. Conclusion Nous n’avons au cours de cet article détaillé que quelques éléments très ciblés de la deuxième semaine des Exercices Spirituels, et nous avons taché de montrer leur intérêt non seulement dans la logique interne des Exercices mais aussi tout simplement dans la vie chrétienne. Ainsi l’étude des Exercices ou plus généralement de la spiritualité ignatienne peut être une source de réflexion et d’action dans la vie de tout chrétien. Il est bien évident cependant que c’est en les pratiquant réellement que les Exercices portent le plus de fruit. On pourrait objecter que le royaume ou le règne ne sont pas apparus pas explicitement dans ces lignes. Ils sont en fait omniprésents. On l’aura bien senti dans la méditation du roi, et peut-être encore plus dans la méditation des deux étendards que nous n’avons commentée ici mais qui va de paire avec la précédente. Mais c’est surtout dans la contemplation de la vie du Christ qu’est présent le royaume. En effet, c’est cette contemplation des mystères de Jésus que Saint Ignace appelle Contemplation du règne de Jésus Christ. Le « règne de Dieu » est

140. Mc 10, 17-22 141. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, p.173

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Le Royaume déjà présent et à venir La méditation du Règne une expression hautement polysémique, mais le sens que lui donne Saint Ignace n’est pas si commun : le règne de Dieu, c’est sa vie sur notre terre. Et comme nous l’avons dit, le règne de Dieu est également présent dès que nous vivons comme le Christ, dès que nous ne vivons que par et pour l’Amour. Vivre par et pour l’Amour, cela paraît souvent impossible. Notre espérance cependant, comme nous l’avons dit, est de vivre ainsi éternellement après le passage de la mort et de la résurrection. Partant, notre joie sera de nous approcher autant que possible de cette béatitude tout au long de notre vie. Laissons à ce sujet le mot de la fin à Saint Ignace :

« On avance dans les choses spirituelles à proportion qu’on se dépouille de son amour propre, de sa volonté propre, de son intérêt propre. »

A. F.

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