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Mei «MédiatiOIl et IlIjormatiol/» 11 °6 - 1997 - Jean-Pierre Esqllenazi PEIRCE ET (LA FIN DE) L' IMAGE : SENS ICONIQUE ET SENS SYMBOLIQUE Jean-Pierre Esquenazi Professeur, Université de Metz Résu mé : Dans cet aicle, l 'auteur met en péril le concept même d'image en le déconstruisant à l'aide des outils founlÎs par la sémiotique de Charles S . P ierce . Selon cette approche, le concept d'image n'a pas de consistance dans la théorie sémiotique et c'est l 'iconicité qui permet de dépasser terme flou et ouvert consacré par l'usage ordinaire. ExanlÎnant comment un discours laisse traduire en propositions, l 'étude montre comment se caractérise symbolique et son iconicité propre. L image » n'est pas un concept sém iot ique La lecture de Peirce nous incite à « en finir avec l'image » . Tempérons et expliquons cette déclaration abrupte : ce que met en cause vigoureusement la lecture du philosophe, c'est l 'usage très commun d'un certain concept sémiotique d 'image. On rassembler ait extensionnellement sous sa bannière un ensemble hétéroclite d'objets, depuis les photographies , les figures de géométrie, les panneaux routiers certaines écritures hiéroglyphiques etc., jusqu'aux frises isl liques, tous susceptibles d'un même traitement sémiotique. Une fois admis cet attroupement improbable, on chercherait -désespérément, faut -il le dire - des traits signifiants communs à tous ces objets. On userait de ces traits pour justifier une définition intentionnelle (et circulaire) du concept, et pour cactériser une sémiotique «spéci fiquement» iconique. Mais, lisant Peirce nous sommes fortemen t incités à examiner d' abord les divers sages du mot «image», et ce qu'il en résulte. C mme l'écrit Christiane Chauviré, «l 'objectif du pragmatisme elrcien est de montrer que la signification cognitive complète des enoncés ou des tennes réside dans l a total ité de leurs effets pratiques» 1 . Considérons Irène, qui obtient d'un appareil dit «photomato) des photos d'identité la représentant. Elle en donne une à son amant Lucien et en utilise une autre pour obtenir un passepor t. Devons-nous considérer que l'amoureux Lucien et le SOUpçonneux douanier regarderont la photographie d'Irène de la même façon ? La réponse ne peut être que négative puisque, si le 1 C h rist ia ne Chauviré, Peirce et la sigl/ificatioll, 1995, PuF, page 95. 59

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Mei «MédiatiOIl et IlIjormatiol/» 11 °6 - 1997 ----- Jean-Pierre Esqllenazi

PEIRCE ET (LA FIN DE) L'IMAGE : SENS ICONIQUE ET SENS SYMBOLIQUE

Jean-Pierre Esquen azi Professeur, Université de Metz

Résu mé : Dans cet article, l 'auteur met en péril le concept même d'image en le déconstruisant à l 'aide des outils founlÎs par la sémiotique de Charles S . Pierce. Selon cette approche, le concept d'image n'a pas de consistance dans la théorie sémiotique et c 'est l ' iconicité qui permet de dépasser ce terme flou et ouvert consacré par l 'usage ordinaire. ExanlÎnant comment un discours se laisse traduire en propositions, l 'étude montre comment se caractérise sa symbolique et son iconicité propre.

L '« im age » n ' est pas un concept sém iotique La lecture de Peirce nous incite à « en finir avec l ' image » . Tempérons et expl iquons cette déclaration abrupte : ce que met en cause vigoureusement la lecture du philosophe, c 'est l 'usage très commun d 'un certain concept sémiotique d'image. On rassemblerait extensionnellement sous sa bannière un ensemble hétérocl ite d 'objets, depuis les photographies, les figures de géométrie, les panneaux routiers certaines écritures hiéroglyphiques etc . , jusqu'aux frises isl�liques, tous susceptibles d'un même t raitement sémiotique . Une fois admis cet attroupement improbable, o n chercherait -désespérément, faut-il l e dire - des traits signifiants communs à tous ces objets. On userait de ces traits pour justifier une définition intentionnelle (et circulaire) du concept, et pour caractériser une sémiotique «spéci fiquement» iconique .

Mais, lisant Pei rce nous sommes fortement incités à examiner d 'abord les divers �sages du mot «image», et ce qu 'il en résu lte . C�mme l 'écrit Christiane Chauvi ré, «l 'objectif du pragmatisme �elrcien est de montrer que la signification cognitive complète des enoncés ou des tennes réside dans la total ité de leurs effets pratiques» 1 . Considérons Irène, qui obtient d'un appareil dit «photomatoJ1) des photos d ' identité la représentant. Elle en donne une à son amant Lucien et en utilise une autre pour obtenir un passeport. Devons-nous considérer que l 'amoureux Lucien et le SOUpçonneux douanier regarderont la photographie d' Irène de la même façon ? La réponse ne peut être que négative puisque, si le

1 Christiane Chauviré, Peirce et la sigl/ificatioll, 1 995, PuF, page 95.

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--- Peirce et (la fil/) de l 'image : sens iconique et sens symbolique ---

second regarde la photographie comme un indice du fait que le passeport qu'il vérifie est bien celui d 'Irène, le premier y quête des traces qualitatives de son amour pour Irène. Une même photographie peut donc avoir deux usages distincts, entrer, comme dirait Wittgenstein, dans deux jeux de langage différents : et dans chacun d 'eux le concept de «photographie» possède un sens spécifique. Ce qui est vrai de photographies l 'est a fortiori de deux «images» matériel lement distinctes. Mais ces images peuvent aussi, toutes différentes qu'elles soient, jouer des rôles analogue's à l ' intérieur d'un même univers signifiant. Revenons à notre ami Lucien, qui détient aussi dans son portefeuille, en plus de la photographie d 'Irène, une lettre qu'elle lui envoya jadis . d'une main tremblante, pour lui avouer son amour : Lucien, qui connaît par coeur les mots souvent effacés, n 'est plus concerné que par le graphisme hésitant, par certaines boucles de lettres frémissantes, par la signature délibérément dilatée . La lettre, pour Lucien, ressemble à I rène autant que la photographie, bien que d 'une autre façon ; et on peut sans doute dire que lettre et photographie, en tant que signes, entrent là dans un même jeu de langage .

Comme on voit, exanl Ïner les processus signifiants plutôt que les objets n' implique absolument pas de négliger la matérialité de' ces objets 1 . Au contraire, il s'agit d'aborder les choses, prises dans leur choséité spécifique, en tant que signes. Quand nous uti l iserons le tenne d' image, nous lui laisserons sa signification vague, usuel le, et refuserons de lui donner le sens d'un concept qui ait quelque efficacité en sémiotique .

Ce qu'i l y a d'abord, nous dit Peirce, ce sont des usages. On comprend qu'alors, comme l 'écrit Claudine Tiercel in , « le concept central de la sémiotique peircienne n 'est ni celui de représentation, ni celui de representamen, ni même celui de signe, c 'est celui de signe en acte»2. Dans cette perspective, le triadisme pei rcien prend un sens clair. Si on nomme par «triadisme» cette doctrine selon laquelle le sens que peut revêtir un signe n 'est pas accessible selon un dualisme quelconque (que l 'on parle d 'un rapport signe-objet ou d'un rapport signifiant-signifié), mais qu'i l doit être rapporté à une

1 A la manière du Greimas de Sémallfique structurale ( 1 966, Larousse) qui écrivait : « Dire, conUlle cela se làit assez courallullent, que la peinture comporte tille signification picturale ou la musique une signification musicale n'a pas de sens. » (page 1 1 ) 2 Claudine Tiercelin, CS. Peil'ce et le pragmatisme, 1 993, PUF, page 61 .

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«pensée interprétante, el le-même un signe» l , le triadisme désigne un impératif sémiotique : celui d' introduire comme une composante du sens le contexte des signes 2. �ous n'essaierons pas ici d'envisager toutes les conséquences de cet Impératif ; mais nous nous restreindrons aux contextes où des pr�cessus signifiants iconiques opèrent : puisque, comme on sait, PeI rce ne parle pas d' image, mais d' ic6ne. Nous montrerons d'abord que l ' icône elle-même est une sorte de l imite inaccessible de l ' i conicité 3 ; nous soulignerons combien l ' iconicité doit être replacée dans l 'ensemble du système peircien pour être bien comprise et nous proposerons la notion de sens iconique, qui n 'est compréhensible que par ses rapports avec le sens symbolique, C?m�le un outil pour comprendre le fonctionnement des processus slgmfiants . Tout ceci nous encouragera, d'une part, à ne pas restreindre le domaine de l ' iconicité aux seuls objets réputés être des (�i.mag.es» et, d'autre part, à ne pas rechercher seulement de 1 IComque dans ces mêmes objets.

Icône et iconique Peirce appelle «signe» «tout ce qui détermine quelque chose d 'autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-même renvoie (son objet) de la même manière, l ' interprétant devenant à son tour un signe et ainsi de suite ad infinitum»4. Ce que nous retenons ici de cette définition, est : - q� 'un signe, quand il s 'actualise comme signe, est associé à un objet et à un interprétant ; - que le processus signifiant auquel le signe participe est i l l imité. �?nsi?�rons tout d'abord, du point de vue qui nous occupe, celui de 1 Icomclté, la tripl icité du signe.

� C.S. Peirce, Ecrits sur le signe, 1 978, Editions du Seuil, 8 . 332, page 29. On pourra préférer différents termes à « contexte » : par exemple, voulant

ra�p.rocher Peirce de Wittgenstein, on parlera de « système » ; ou encore, o n

preferera, COl1une Vincent Descombes, « i nstitution » (voir Les institutions du �ens, 1 996, Editions de Minuit), afin d'insister sur le rôle social des différents J�lIX de langage. Il serait sans doute extrêmement profitable de passer en revue une hst� de ces tennes qui, dans des contextes théoriques variables, sont plus o u mOinS analogues à l a très vague (reconnaissons-le) expression peircienne « pensée interprétante ». 3 S�r �e point, nous nous pennettons de renvoyer à la très remarquable étude de D0I111l1Jque Chateau, Le bouclier d 'Achille Théorie de l 'iconicifé, aux Editions L 'Hannattan, 96, particulièrement le chapitre 3, qui inspire les lignes suivantes. 4 E . Cnts sur ie signe, 2 .303, page 1 26.

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--- Peirce et (la Jill) de l 'image : sells iconique et sens symbolique ---

Premièrement, la définition de Pei rce implique qu'un signe n 'est jamais isolé en tant que signe : i l est d 'abord l ié, dans son actualité de signe, à un objet auquel il renvoie et qu' il contribue à éclairer. Le signe contextualise ainsi l 'objet, il en fait un objet immédiat 1 . Par ai lleurs, le signe a besoin d 'un interprétant pour être communiqué, ce que David Savan résume de la manière suivante : « l ' interp rétant est le paradigme qui comporte une règle de traduction» 2.

Du fait qu'une chose, pour être un signe, doit être associée à deux autres signes ( l 'objet immédiat et l ' interprétant), résulte l ' idée qu'on peut étudier un signe de trois façons différentes·. Quand o n examine l e signe sous l 'angle de son rapport à l 'objet, o n peut distinguer les indices, les icônes, et les symboles . . Rappelons qu'un indice est un signe parce qu'il est ou a été en «connexion rée l le avec son objet», qu'une icône possède une qualité qui fait penser à son objet, et qu'un symbole se rapporte à son objet en vertu d 'une loi ou d'une convention. Cette trichotomie bien connue a souvent servi de prétexte à des classifications d'objets, donnant l 'occasion d'oppositions simplistes, finalement fausses ou contradictoi res . On ignore alors la mise en garde de Peirce, selon laquel le un même objet peut être un indice dans tel processus et une icône dans te l autre, comme on l 'a vu avec l 'exemple de la photographie d ' I rène . Plus encore, on méconnaît les autres trichotomies du signe, fondées, d'une part, sur l 'examen du signe en lui-même, et, d 'autre part, sur celui de l ' interprétant ; et on ignore l ' intrication des définitions qui en résulte.

.

L' icône est un signe tel «qu'une qualité qu 'eHe a en tant que chose la rend apte à être un [signe] »3. A travers ou grâce à cette qualité, elle ressemble à son objet . Il faut donc distinguer, dans l ' icône elle� même, la qual ité ressemblante et la chose support de la qualité : ce qui fait de la chose un signe iconique, c 'est la qualité ressemblante . C'est pourquoi Dominique Chateau écrit dans son étude, La théorie peircienne dans son cadre sémiotique : la question de l 'icône : << l ' iconicité est de l 'ordre du possible, ce qui veut dire que l 'existentialité du signe n 'agit pas sur son caractère iconique })4. Ce

Sur l 'opposition objet inunédiat vs objet dynamique, voir Christiane Chauviré, Peirce et la sigllificatioll, pages 68-69. 2 David Savan, « La sémiotique de Charles S. Peirce n, in Langages 58, juin 1 980, page 1 8. 3 Écrits sl/r le signe, 2 .275, page 148 . 4 in Le bOl/clier d 'Achille Théorie de l 'icollicité, 96.

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qui. fait d'une chose un signe iconique ne dépend pas de sa choséité, �als plutôt d 'une catégorie qual itative qu'elle exempl ifie. L 'idée d une chose qui soit une « pure icône », dont la qualité iconique se c�nf?nde avec la matérialité, est donc aporétique. Il n 'y a pas d objet dont la seule définition soit «rouge». Il y faut une tache, du sang, de l 'encre, etc . On peut certes penser à l 'exemple, goodmanien des échanti l lons de tapissier ) . Un tel échanti l lon PO�sède, par exemple, une certaine qualité de rouge que l ' on veut VOIr sur un canapé. I I est donc une icône du rouge et n 'est que cela ; et le système ( l ' interprétant) dans lequel l 'échanti llon prend sens est celui d 'une correspondance entre les échanti l lons et les couleurs de canapés . Mais il est parfois difficile d 'imaginer ce que donnera une couleur, exempl ifiée par un petit carré de toi le, quand el le sera �épandue sur la total ité du canapé . Ainsi, l 'échantil lon ne serait une �cone pure que s ' i l se substituait totalement à son objet : mais alors I l perdrait sa qualité de signe-de-canapé. II serait un canapé rouge.

�.'o�ù vient une sorte d 'indifférence à son objet, caractéristique. de

1 ICone : «une icône est un signe qui posséderait le caractère qUI le r�nd signifiant, même si son objet n 'existait pas» 2 . Ce qui fait du sIgne iconique le complément idéal de l ' indice, ce dernier chargé, q�an.t à lui, de désigner l 'objet. SI I � lcône n 'est qu 'un idéal qui ne peut logiquement jamais être attemt, on peut faci lement caractériser l ' iconicifé, le fai t iconique : ce dernier dépend d 'une qualité et d 'une ressemblance . La qualité est cel le que possède le signe et son objet, la ressemblance est la façon d ' interpréter le signe comme le signe de cet objet en fonction d� c�t�e qual ité . Ajoutons que cette qualité doit pouvoir, par defil11tlon, fonctionner comme une étiquette : je ne peux pas r�c�nnaître une écorce de chêne pour telle, si je ne sais pas dlstmguer les espèces d 'arbre, si je ne possède pas le jeu de langage des arbres. Cette définition est extrêmement générale et permet à n' i�porte quel objet de fonctionner comme icône : «n ' importe qUOI, qualité, individu existant ou loi, est l ' icône de quelque chose, pourvu qu 'i l ressemble à cette chose et soit uti l isé comme signe de cette chose»3 . Ceci qui est décisif quant à l 'abandon de l '«image», nou� incite, d 'une part, à rechercher de l ' iconicité ail leurs que dans �es Images ; et, d 'autre part, à comparer l ' iconicité induite par ces Images avec cel le induite par d'autres sortes d'objets.

1 V ' N Olr elson Goodman, Langages de l 'art, 1 990 (68), Editions J. Chambon, pages 86:90. 2 E . 3

Cl'lts Sl/r le signe, 2.304, page 1 39. Ecrits SI/l' le signe, 2.249, page 14 1 .

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--- Pei"ce et (la fill) de l 'image ,' sells icollique et sens symbolique ---

Sen s iconique et sens symbol ique Ce que nouli avons d i t des icônes peut se dire, quoique moins aisément, des symboles : même s' i l est plus facile de désigner des signes-symboles que des signes-icônes, ce sont essentiellement les fonctionnements symboliques opérant dans les processus signifiants qui i ntéressent Peirce . Quand il écrit : «les symboles se développent. Ils naissent par développement à part ir d'autres signes, en particul ier d' icônes ou de signes mixtes qui tiennent des icônes et des symboles» 1 , i l ouvre la voie à l 'étude de la formation et de l 'activité des symboles. Et, particul ièrement, à l 'étude de l ' iconicité au sein du symbol ique. Dans la citation qui précède, on voit Peirce mettre en rapport icônes et symboles, i conicité et symbolisme . Ce qui les rapproche, selon lui , c'est leur faculté de produire du sens. Si «la seule façon de communiquer directement une idée est par le moyen d 'une icône» 2, «un symbole est une lo i ou une régularité du futur indéfini»3 : au moyen du symbole, on fom1ule une idée conventionnelle nouS permettant d 'appréhender l ' avenir. De ce point de vue, on pourrait parler, au moins à t itre d'hypothèse, de sens iconique et de sens symbolique : on qual ifierait le sens d'un signe ou d 'un ensemble de signes d ' iconique ou de symbolique selon le type de processuS signifiant à l 'oeuvre dans ce signe ou cet ensemble de signes. Bien entendu, i l ne s'agit pas d 'une opposition marquée, mais d 'une sorte d 'échelle graduée, dont les extrémités seraient l ' iconicité «pure» et le symbolisme «pur». Un premier critère entre nos deux sortes de sens pourrait résider dans le degré d' immédiateté de l ' in te rprétant. Peirce appel le interprétant immédiat du signe «le fait pour tout signe d 'avoir sa propre interprétabi l ité, avant d 'avoi r un interprète » 4. Un symbole comme un mot de notre langage possède une immédiateté forte : i l est vrai qu'en entendant un seul terme d'une conversation, par exemple une expression comme « photographie d ' Irène», on peut, si on parle français, émettre des hypothèses sur cette conversation, même sans en connaître le contexte n i les participants. Alors que voir la photographie d 'Irène, sans savoir s ' i l s 'agit d'art, de reportage, ou d 'un document sentimental , et sans connaître Irène, rend cette photographie difficile à interpréter. L ' interprétant immédiat de l 'expression est beaucoup plus clair que l ' interprétant immédiat de la photographie,

1 Ec,its sl/r le siglle, 2.302 , pages 1 65-66. 2 Ecrits SI/r Ie siglle, 2.278, page 149. 3 Ecrits SI/r Ie siglle, 2.293, page 1 62. 4 CS. Peirce et le pragmatisme, page 72.

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Mei «A1édiatiol/ et b!formatio//!) 1/ °6 - 1997 ---- Jean-Pierre Esquenazi

�ême s' i l faut ajouter que J ' interprétation effective d'un mot ou d. un.e phrase n 'est possible qu 'en ayant connaissance du contexte �Ign tfiant . D 'où le souci commun de déjouer la labilité des Interprétations des documents filmés ou photographiques par des commentaires dits «oven> 1 . �� �ritère paraît contredire la remarque de Peirce selon laquelle 1 I�one donne accès «directement» à J ' idée . Mais ce que vise là PeI rce, semble-t-i l, c 'est la capacité iconique à condenser une idée s�m?ol ique : par exemple, un panneau de sens interdit donne sa slgntfication d 'un seul coup ; mais i l faut que l 'objet du panneau (la rue effectivement interdite) soit clai rement indiquée, et que le code �� �a route soit parfaitement connu de l 'automobiliste . Ainsi, 1 I Cone agit directement parce qu 'elle est associée à un indice clair, e.t parce qu'elle est comprise dans un système symbolique !lgoureux : le panneau de sens interdit est beaucoup plus un symbole Iconique qu'une icône .

Le diagramme est, de ce point de vue, un cas intéressant. Peirce appelle « diagramme » les icônes qui représentent des relations, et i l donne comme exemple les expressions algébriques comme : a } X + b ) y == n ) a2x + b2Y == n2

L'iconicité provient d 'abord de la symétrie de l 'arrangement ; de plus,. l 'expression « montre, au moyen de signes algébriques . . . , les re !ahons des quantités en question »2. Peirce est bien conscient du faIt 9u'on s 'attendrait plutôt à ce que ce type d 'expression soit conSIdéré comme un symbole, mais i l le déclare iconique parce qu'i l e�t lu «directement». Mais, à nouveau, on peut dire que la lecture � est .directe que pour celui qui sait ce qu 'est un système de deux eq�atlons à deux inconnues, et ce que sont les méthodes de t�altement de ce problème par les mathématiques usuelles : 1 expression condense la force symbolique du système de résolution des équations. Cet exemple montre que sens iconique et sens sYmbolique n 'opèrent pas au même niveau sémiotique, constatat ion que n�us développerons un peu plus bas. On VOIt donc qu'une icône possède une interprétabi l ité claire quand elle est associée à un système symbolique puissant, dont elle émerge

� Sur ce sujet, voir Jean-Pierre Esquenazi, « Le "no comment" de EuroNews », in

2 ham�s Visuels 3, novembre 96. ECl"Ifs sur le signe, 2 .282, page 1 52 .

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--- Peirce et (la fin) de l 'image : sens iconiqlle et sens symboliqlle ---

pour en faire voir une signification plus ou moins complexe sous une forme directement accessible : quand e l le est, p lutôt qu'une icône, un symbole iconique . Inversement, un texte peut ne pas avoir d ' interprétant immédiat, ou du moins pas d ' interp rétant immédiat évident : la poésie en fournit de nombreux exemples. On dit alors que son langage est figuré : nous pourrions dire, qu�t à nous, que ce langage est fortement iconique. D 'autant que le texte poétique n 'a pas un objet toujours déterminé. On pourrait donc caractériser un processus signifiant comme iconique, quand i l dépend essentiel lement de son interprète pour établ ir son sens. Remarquons que l ' iconicité, entendue en ce sens, est relative : tout événement discursif peut être opaque pour certains interprètes, transparent pour d 'autres. I l ne faut cependant pas demander à cette opposition entre processus (plutôt) iconique et processus (plutôt) symbol ique plus qu'elle ne peut donner : reste essentiel l 'agencement de l 'iconique, du symbol ique et de l ' indiciel, seul capable de produire des « coups » dans des jeux de langage, pour le dire à la façon de Wittgenstein . L 'analyse peircienne de la proposition associe justement un signe indiciel à un signe iconique dans un système symbolique, et' fait d'el le l 'unité à partir de laquel le il est possible de dire quelque chose : « le signe d'une chose ou d'une sorte de chose ne peut se présenter que dans une proposit ion » l . La proposition, comprise comme unité significative, ne peut échapper à cette logique grammaticale, qui contraint indices, icônes et symboles il col laborer. Et c'est bien cette col laboration dont i l faut expl ic ite! les modes dans chaque cas. Ce qui impl ique un changement majeur pour les sémioticiens de l ' «image» : acceptant les hypothèseS peirciennes, i ls doivent accepter de ne pas considérer les processus signifiants impliquant des images comme nécessairement iconiques, mais préciser dans quelle mesure iconicité et symbol isme y sont associés. Mais, supposant cette col laboration, nous nous p laçonS dans un contexte donné, et nous étudions un état du sens. Cette hypothèse est, à un moment donné, inévitable sinon l 'étude de processus signifiants est impossible. Avant de reven i r il l 'association de l ' iconicité et du symbol ique, précisons le cadre que Peirce lu i-même lui donne : celui de «la fuite en avant deS interprétants» 2, qui donne ses l imites à nos propositions.

1 4.583, cité in Peirce et la signification, page 200. 2 Peirce et la signification, page 77.

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L' infin i tu de de l ' i nterprétation �ans la définition du signe que nous avons citée, Peirce met 1 , �ccent Sur le fai t que le processus de signification est i l l imité : � In terprétant d 'un signe devient un signe, qui induit son I?terprétant, etc . Ceci a des conséquences importantes pour 1 a.nalyse du signe, qui rapprochent curieusement Peirce de WItt�enstein : le second, partant du langage, y rencontre le pr�nl ler, pour qui l ' indice et donc le rapport à l 'objet est pnmordial . �remière conséquence : aucune règle d ' interprétation, aucun Interprétant immédiat ne détermine exactement l ' in terprétation e�fe,ctiv� ?es signes . Les images du journal télévisé ont beau être (tele)gu�dees par le présentateur, rien n 'assure que dans les salons, on se laIsse conduire si facilement. Wittgenstein écrit à ce propos : «la �rammaire . . . décrit uniquement, mais n 'expl ique en aucune ma�lere, l 'usage des signes» 1. Ce qu' i l y a donc à expliquer, ce sont les Interprétations qui ont cours dans tel le ou tel le société de te l ensemble de signes. En second l ieu l ' idée d 'une «sém iosis» i l l imitée nous pousse à e�al� il1er, non 'seulement comment se construit et se stabil ise la slgn�fication, mais encore comment e l le se modifie. PartIculièrement l e changement de contexte interprétatif, capable, non de changer les signes, mais de transfornler les relati�ns ��1tretenues pa� ces signes avec d 'autres, sign i�e l 'entrée en 1.l c�

déun n�uvel Ul1 Ivers de discours (d 'un nouveau �eu de I�ngage� '. JI

, ter?l Ine donc une appréhension nouvel le des sIgnes, qUI relatIVIse 1 anCIenne, en attcndant d 'être relativisée à son tour. �nfin, l 'objet lui-même n 'échappe pas aux métamorphoses .. Le slg.ne, avons-nous dit, est cette relation constitutive entre Signe, objet et interprétant. Que ce dernier soit i nterprété à son tour, e t C�l�cun des trois é léments impl iqués par la relation se tro�ve reevalué . Ainsi, la ré interpré tation d 'un signe altère ce que Pe I rce appelle l ' «Obi et immédiat» c'est-à-dire «J 'objet en tant que rep ' , J , , l ' 1 . resente par le signe» 2. Passant d 'un jeu de langage a autre, e sIgne se trouble et Son obiet peut se perdre (voir, par exemple, les «va · . , J d ri

natl.ons du regard» 3. sur les photographies . ?es c�mps e p sonnlers en Yougoslavie, qui ont provoqué des VIS Ions dlfferentes de ces camps) . ------�.-----------------1 GalrLUdwig Wittgenstein, Illvestigatiolls philosophiques, 1 96 1 (45), Tel 2 Huard, &496, page 268. PelJ·ce ct 'F . ;r, . 68 3 . . ILl SlglI/.IlcatlOIl, page . c Ene Pedon et Jacques Walter, cc Les variations du regard sur les "camps de oncentrat lOn" en Bosnie H, in Afots ./7, juin 96, pages 23 à 43.

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--- Peirce et (la fill) de l 'image ,' sens iconique et sens symbolique ---

Rédu ction de l ' i con ic i té . . . Les rapports de l ' iconique et du symbol ique sont extrêmement variés. Nous examinerons d'abord deux cas extrêmes : dans le premier, l 'iconique est réduit par le symbolique ; et dans le second, on assiste à une sorte de déploiement de l ' iconique aux dépens du symbolique.

Nous dirons qu'un système de signes l imite le sens ie,onique qu'i l produit, quand il l 'enfenne dans un système symbolique fort, lui donnant ainsi un i nterprétant immédiat clair. Mais cette réduction reste locale : elle exige de l ' interprète une connaissance appropriée du système symbolique . Prenons l 'exemple de la figure de géométrie : « soit un cercle (C) et un diamètre [AB] ; on trace une corde [AE] , etc . » . Ce sont les questions, puis les transformations de la figure qu'opère la démonstration qui vont circonscrire le sens de cette figure. Mais on peut imaginer que l 'é lève près du radiateur préfère y voir un vieillard traversant une rivière, ou un œil rond traversé par un rasoir.

Je me rappel le d 'une scène du fi lm Une journée particulière, d'E. Scola. Ce fut pour moi la dernière scène du film, parce que je sortis de la salle, fort mécontent : une femme (Sophia Loren ? ) reste seule dans son appartement, abandonnée par toute une cité urbaine qui va fêter le Duce. Tandis qu'elle pleure devant la fenêtre, un travell ing avant, accompagné par une musique mélodramatique, part de l ' immeuble qui fait face au sien et l ' isole progressivement) . Je reprochais au film l 'ostentation dont il entoure le chagrin de cette femme, en en faisant le symbole du malheur de l ' Italie fasciste , L'actrice fait tout ce qu'e l le peut pour représenter la peine ou le chagrin, en donnant à son jeu une certaine qualité iconique. De ce point de vue, le film produit un sens iconique centré sur le travai l de la comédienne . Mais le film détourne ce travail iconique en le mettant au service d 'une puissance symbol ique stéréotypée : d'abord en enserrant ce travail à l ' intérieur d'un réseau saturé de codes symbol iques ; puis en l 'exhibant, non comme un� ressemblance, comme une volonté de ressemblance : comme Si l 'actrice n'était plus chargée d'exprimer une qualité de chagrin, mais de désigner au spectateur l 'étiquette « chagrin ». Déterm inant avec trop de précision son objet, le film dénie son sens iconique ail profit d'un symbolisme lourd .

1 Je cite de mémoire, n'ayant jamais revu le film depuis sa sortie.

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Mei «M(d ' , e 101/011 et Illformalioll» 11 °6 _ 1997 ----- Jean-Pierre Esquenazi

'" �t �éploiement de l ' iconique �als 1 Iconique peut aussi échapper au symbol isme, en le fracturant.

l ,�orges Didi-Hubemlan en donne un exemple dans son livre Devant

A� maf{e , Da�s les premières pages, i l décrit une fresque de Fra , g�hco, qUI se trouve au couvent de San Marco à Florence , II s ag,It d 'une Annonciation, très simple et même très frustre en pa,rhcUlarités ou en détai ls picturaux, Comme écrit Didi-Hubennan, «n,en de pittoresque dans cette peinture : c 'est la moins bavarde qui SO l t» 1 Mal' , l " d ' l " d l ' ' , s une partIcu ante e la fresque retIent attentIOn e "

1 a��ur, I l s 'a?it d 'un large pan de blanc qui s 'étend entre l 'an�e e t

l;c�erge ,Man� : �(�e blanc d'Angelico fait évidem�ent �a�Ie de h ' 1

nomle m lmetlque de sa fresque : i l fournIt, dIraIt un p � o�ophe, l 'attribut accidentel de ce préau représenté, ici blanc, e t d�� a�l �eurs ou plus tard pourrait être polychrome sans perdre sa e 1�lhon de préau , A ce titre, il appartient bien au monde de la repreSentation , Mais i l l ' i ntensifie hors de ses l imites, i l déploie autre ch os ' 1 ' " Il ' � e, 1 atteInt son spectateur par d autres VOIes, arnve meme de s ' , ' , "'1 ' ri " uggerer au chercheur de representatlOns qu 1 n y a r ,

e7 - alors qu'il représente un mur, mais un mur si près du mur ee , blanc comme lui qu' i l en vient à présenter sa blancheum2, Ce que décrit l 'auteur a�ec beaucoup de précision, c 'est d'abord le Vague de la ressemblance du pan blanc de la fresque : si l 'on oublie le reste de 1 fi ' l ' ' l ' l 'ob'e a re�que en regardant le blanc comme u� e em,ent IS? e,

� t suppose de la ressemblance s 'évanouit, au pomt qu on pUIsse penser q , ' 1 ' bl ' u «1 n y a rien», S ' i l n 'y pas d 'objet auquel le anc pUIsse ressemble ' 1 ' ' Q ' 1 I r, 1 n y a pas de ressemblance possIble, ue reste-t-I a ors ? Seul l " , t 1 repré;e ,eme�t � blan�heur

, du pan de peIntu

,re, qUI n e� , p �s

n�atlon d objet, maIs presentation de qualrté, On est ICI tres prOche d une ' " , , l ' , avons r I ' ICOI1 J Cl te «parfaIte» : tous es cnteres que nous d� ,eves plus haut sont présents particulièrement la difficulté Interp , , , ' , reter grâce au seul tableau cette blancheur, L ' inte rpretat lOn n est pas ' , , l ' , d , Immediate (au sens de Peirce) mais au contraIre aIssee au ynamlsm d l " ' d l ' " 1 r ' d ' e e Interprète, Un sens iconique pur seraIt onc le a a

pe U?tJon de toute ressemblance au profit d 'un débordement d'un

Rosslble qualitatif. '

e even?ns Sur l 'apparition du blanc : si la qualité de blancheur nous st present ' � , , , t ra, ee par la fresque p lutot que representee, c es pour une ISOn m b ' " l ' V " e sem le-t- I 1 stnctement logIque, Comme nous avons u, Une IC � ,

' d ' l " 3 L ---.....:.

one pure est un signe qui ne peut pas aVOIr e rea I te , a 1

Georoes D 'd' H " 23 2 b 1 1- ubemlan, Devalll " image, 1 990, Editions de MfiUlt, page , 3 Devalll " image, pages 26-27, BIen qu' î ' , , , ' / éal" h Pel'r , l ,PUIsse avoIr une existence, Sur l 'oppOSItIOn eXIstence r ite c ez ce VOIT El ' . ' 58 ' , 1 980 ' Iseo Veron, « La sémiosis et son monde », fi Langages , JUIn

, pages 6 1 à 74,

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--- Peirce et (la fin) de l 'image : sens iconique et sens symbolique -

raison en est qu'un tel signe devrait être en même temps un objet e t une qual ité, une chose et un «pur possible» . Supposer que la blancheur, en tant qu'elle est un tel «possible», puisse être représentée, impliquerait l 'existence de quelque «blancheur de référence», un mètre étalon de la blancheur conservé précieuseQlent quelque part. Ce qui est en cause, ce sont les déterminations propres à l 'étiquette « blancheur » : il s 'agit d 'un vague réel , dirait Peirce, qui fait que des critères rigoureux de blancheur ne peuvent être donnés (i l faut penser que « réel » s 'applique à ce qui est notre réalité) . Particulièrement, l 'étiquette « blancheur » ne peut pas être exemplifiée par un objet qui ne serait que blanc, comme l 'étiquette « arbre » peut être exempl ifiée par un chêne . Un sens « purement Il iconique impliquerait, en ee sens, un espace qualitatif indifférencié, un site homogène et possédant un attribut unique. Et i l détruirait toute idée de ressemblance, faute d'une définition possible du mode de ressemblance (peut-être qu'un événement sémiotique inaugural, c'est-à-dire nous donnant la clé d'un monde particulier, est d'abord défini par la donnée unique d'une certaine qualité englobante). ,

La proposition, lieu de l 'agencement de l ' iconique et du symbolique Même si nous avons examiné des situations exceptionnel les, il convient de s 'atteler aux tâches communes : sens symbol ique et sens iconique s'y agencent sans se détruire mutuellement au sein deS systèmes de signes pour y produire le sens. Nous proposerons de prendre pour guide de l 'étude de ces agencements l 'hypothèse peircienne 1 selon laquelle la proposition est le lieu du sens (voir citation, plus haut) . Bien que ce ne soit pas tout à fait le lieu de le faire ici, répondons (trop) rapidement à certains argumentS importants élevés contre cette conception . Le premier affirnte qu' i l n ' est pas possible de traiter de la même façon, par exemple, une peinture et une phrase, en en extrayant des « propositions » . Il me semble que l 'argument est juste quand i l attire l ' attention sur le problème de l 'entrée dans le sens : ce qui construit notre orientatiOrl à l ' intérieur d'un système de signes est redevable d'une théorie de l 'événement, entendu comme un concept sémiotique. De ce pOÎJ1t de vue, sont en jeu, non seulement un discours, mais un monde, et surtout leur corrélation réciproque. Nous ne pourrons paS réel lement évoquer ce point ici, et nous nous tiendrons en aval de cette problématique : nous considérerons l 'entrée dans le sens résolue, un monde constitué, un jeu de langage stabilisé.

I 1 làut dire que cette hypothèse n'a pas seulement été fonnulée par Peirce, mal par beaucoup d'autres chercheurs : nous nous bornons ici à sa formulation daJl les CoUecred Papers.

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Mei «A1édiatiol/ et II/formatiol/» 1/ °6 _ 1997 ----- Jean-Pierre Esqllenazi

Le t�nne même de « propositIOn » suscite, d'un autre côté, une certaine aversion. Quine, par exemple, pense qu' i l est impossible de parIer de propositions qui détemlineraient la signification de phrases, parce qu 'on manquerait de critères pour décider si deux phrases ont des significations semblables 1. Mais nous nous situons, avec Pei rce, dans le cadre d 'une sémiotique pragmatique, où le �enne de «proposition » ne nous sert qu'à désigner les Interprétations effectives des signes ou des systèmes de signes, e t nous ne considérons pas que les propositions sont chargées de porter la valeur de vérité de ces signes . P?ur comprendre le sens que nous donnons à «proposition», i l faut d abord situer le moment de son entrée en scène . Gilles Deleuze donne de l ' image la définition suivante : «C'est une masse plastique, �ne .m�tière a-signi fiante et a-syntaxique, une matière no.n hngu�stlquement formée, bien qu 'elle ne soit pas anlOrphe et SOit fonnee sémiotiquement, esthétiquement et pragmatiquement. C 'est une condition, antérieure en droit à ce qu'el le conditionne . Ce n 'est �as une énonciation, ce ne sont pas des énoncés . C 'est un enonçable»2. Un événement discursif, quel le que soit sa matérial i té, est l 'objet d 'une énonciation, mais en tant qu 'i l va être interprété et donc qu'un sujet va lui trouver du sens, i l sera l 'occasion d 'une �r�duction d 'énoncés, qui montreront ce qu'est le sens de cet evenement dans ce contexte . JI est donc un énonçab/e : et ce mom�nt où ce qui est dit (peint, filmé, photographié, etc .) est traduit en un ensemble de propositions est, comme l 'écrit Peirce, le moment du sens : «Le "sens" est. . . en sa première acception, la traduction d 'un signe en un autre système de signes»3: De ce po in t de vue, les propositions témoignent de l ' lisage des signes. S I nous admettons que l 'énonçabil ité d 'un système de signes consiste en une produ�tion de proposi tions à son sujet, il faut concen�rer n?tr.e attentl?n Sur la forme générale de la proposition .. Pelr�e decnt cel le-cI Comme l 'association d' indices, qui renvoient a un ou plu�ieurs objets, et de ce que nous avons appelé un «sens iconique». Mais cett� association, pour pouvoi r dire e�fectivement qU,e,

lq�e cho�e,. dOit appartenir à un système symbolique : comme 1 eCrit Chn�tlane Chauvi ré, «"dit" quelque chose, au l ieu de s� conten!er �e representer. . . En tant qu 'elle est symbol ique, e l le dit que 1 objet denoté par le ou les index est représenté par l ' icône»4 .

; . Voir par exemple, W.v. Quine, « Objets propositionnels », in Relativité de 2 Ol/t�/ogie et al/tres essais, 1 977 (69), Aubier, pages 1 57 à 1 77 3 GIlles Deleuze, L 'image-temps, 1 985, Editions de Minuit, page 44.

4 4. 1 27, Cité in CS. Peirce et le pragmatisme, page 6 1 . Peirce et la sigl/ificatiol/, page 99.

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--- Peirce et (la fil/) de l 'image ,' sel/s iconiqlle et sells symboliqlle ---

Reprenons l 'exemple de la photo d ' I rène conservée précieusement par Lucien . Elle réfère à Irène (parce que Lucien connaît l ' arché de la photographie) ; e l le attribue à son objet une qualité de tendresse, ou de séduction ; et ceci à l ' intérieur du jeu de langage de l 'amour tel qu'i l se pratique aujourd'hu i . Une traduction de cette photographie comprise comme un signe pour Lucien pourra associer la réfé rence à Irène, l 'attribution d 'une qualité passionnée, et nous situer dans le symbol isme anlOureux.

.

Un reportage présenté au journal télévisé réfère à une circonstance du monde, selon les modes spécifiques de la référence au journal télévisé ; e l le attribue à cette circonstance le caractère d'une nouvelle, et, en général, d'autres qualités spécifiques ; enfin l ' information prend place dans le système de la présentation impartiale, propre au journal télévisél . Une proposition, émise par un téléspectateur au fait de ce mode infornlatif, pourrait être « Il me fait très peur, ce Dutroux», proposition actual isée par ma fil le, l 'autre soir.

Examinant comment un discours se laisse traduire en propositions, on caractérise sa symbolique et son iconicité propres : c 'est-à-dire qu 'on se donne la faculté de différencier le sens iconique, le sens symbol ique et l 'agencement auquel i ls sont soumis (sans compter les propriétés de l ' indicialité, qui n 'était pas l 'objet de ce texte) . On s'ouvre encore à l 'étude des interprétants dynamiques de ce discours : les fonnes d 'écart entre les différentes re-traductions d1I discours dans d 'autres systèmes symboliques et/ou à travers d 'autreS fornles d 'iconicité, peuvent être à leur tour examinées.

Résumons-nous : la traduction propositionne l le des discours, particulièrement de ceux uti l isant des images, ne résout pas le problème de l 'événementialité discursive : comme nous l 'avons dit plus haut, e l le le suppose résolu (quoique elle donne des indicationS sur la manière dont il pourrait être résolu). Mais elle fournit uJl modèle d 'analyse du discours, une fois entendu ce que signifie « événement sémiotique » . Elle est essentiel lement tri adique : d'abord parce qu 'elle suppose l ' infinitude de l ' interprétation, et considère une interprétation particulière comme un é lément po� une interprétation future . Ensuite, parce qu'eHe décO rigoureusement le rôle de l ' indicialité, de l ' iconicité, et symbolisme, en montrant que ces rôles sont i rréductibles . Enfin elle obl ige l ' interprétation à préciser, d'une part, le jeu de langage

1 Sur ce point, voir mon ouvrage, Le pOl/voir d 'I/II média ,' TF1 et son discourS 1996, L 'Hannattan

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Mei «Médiatiol/ et II/formatiol/» 1/ °6 _ 1 997 ---- Jean-Pierre Esqllenazi

�� e! l� s.' installe ; et à définir, d'autre part, les particulari.tés de l, Indlclal Jté ainsi que le ou les modes d 'iconicité propres au discours

etudié . Enfin, el le ouvre la voie à l 'étude des ré-interprétations . La pragmatique peircienne, guidée par des principes forts et simples, peut se révéler, nous semble-t-i l , un outil efficace.

Ouvrages c i tés CHATEAU D. Le bouclier d 'Achille Théorie de l 'iconicilé, Editions L 'Harmattan automne 96 CHAUVIRÉ C. Peirc� et la sign!fication, 1 995, PUF . DELEUZE G. L 'image-temps, ] 985, Editions de MinUIt . . DESCOMBES V. Les institutions du sens, ] 996, Editions de MmUlt DIDI-HUBERMAN G. Devant l 'image, 1 990, Editions de Minuit ESQUENAZI J .P. Le pouvoir d 'un média .' TF1 et son discours, 1996, L'Hamlattan ESQUENAZI J .P. « Le "no comment" de EuroNews », i n Champs Visuels 3, 1 996 GOODMAN N. Langages de " art, ] 990 (68), Editions J. Chambon PG REIMAS A . Sémantique sIrucll/rale , 1 966, Larousse

"EDON E. et WALTER. J. « Les variations du regard sur les camps de concentration" en Bosnie », in Mots 47, ju in 96

PEIRCE C.S . Ecrits sur le signe, 1 978, Editions du Seuil . " ?UINE . W.V. « Objets propositionnels. », in Relaflvlte de

, Ontologie et autres essais, 1 977 (69), Aubier �� VAN D.« La sémiotique de Charles S. Peirce » , in Langages 58, JUIn 1 980 �IERCELIN C. Cs. Peirce et le pragmatism�, 1 993, PUF . . ERON E. « La sémiosis et son monde » m Langages 58, Jum 1 980 '

WITTGENSTEIN L; Investigations philosophiques, 1 96 1 (45), Tel Gal l imard

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