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Sensibilité dans les lettres d'amour au XVIIe siècle

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Page 1: Sensibilité dans les lettres d'amour au XVIIe siècle

Monsieur Raymond Lebègue

Sensibilité dans les lettres d'amour au XVIIe siècleIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1959, N°11. pp. 77-85.

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Lebègue Raymond. Sensibilité dans les lettres d'amour au XVIIe siècle. In: Cahiers de l'Association internationale des étudesfrancaises, 1959, N°11. pp. 77-85.

doi : 10.3406/caief.1959.2139

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1959_num_11_1_2139

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LA SENSIBILITÉ

DANS LES LETTRES D'AMOUR

AU XVIIe SIÈCLE

Communication de M. Raymond LEBEGUE (de l'Institut, Professeur à la Sorbonně)

au Xe Congrès de l'Association, le 21 juillet 1958

La lettre d'amour est un sous-genre littéraire dont le développement a été tardif en France (1). On n'a pas publié les lettres passionnées qu'Henri III adressait à la princesse de Condé. Quant à celles qu'Henri IV adressait à ses nombreuses maîtresses, celles qui ont été imprimées ne relèvent guère de la sensibilité amoureuse.

Les humanistes français de la Renaissance ont conçu le genre épistolaire sur le modèle des lettres de Cicéron ; les lettres latines qu'ils écrivent et publient, n'ont pas trait à leurs amours ; si l'un d'eux — je pense à Lambin — vient à composer des lettres d'amour, il ne les livre pas aux presses.

A l'imitation des néo-latins et des prosateurs en langue toscane, deux Français de la seconde moitié du xvr siècle, Pasquier et Du Tronchet, décident de publier leurs lettres écrites en langue française ; mais ce sont des correspondances d'humanistes, où il n'est question ni de galanterie, ni d'amour. Toutefois un éditeur corse les Lettres missives et familières de Du Tronchet, en ajoutant des lettres amoureuses : revues, corrigées et augmentées de plusieurs lettres amoureuses tirées tant de l'italien du Bembo que de plusieurs autres. En réa-

(1) Nous mettons à part la correspondance amoureuse d'Héloïse et d'Abélard, et l'héroïde en vers, à la manière d'Ovide, qui a été à la mode à la fin du xv» siècle et au début du xvie.

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lité, ce sont des lettres cérémonieuses d'amoureux pé- trarquiste : on s'adresse à une « fîère et douce ennemie, si belle et si cruelle », on évoque sa « perpétuelle servitude », on demande à la dame si elle juge que son audace mérite la mort, etc.

Aux environs de 1600, VAstrée et les autres romans sentimentaux contiennent plus de conversations sur l'amour que de lettres. Mais, à partir de 1582, le Trésor des livres d'Amadis remporte un grand succès ; or, à côté de sentences et de discours, on y rencontre des lettres, en particulier celles qu'échangent Oriane et Amadis.

Puis les recueils de lettres se multiplient : la bibliothèque de la Sorbonně en contient toute une série. Ce sont pour la plupart des lettres fictives, données en modèle. Dans les Fleurs du bien dire (1598), on compte soixante-douze lettres d'amour, dans lesquelles l'amoureux emploie un ton très respectueux et maniéré. Dei- mier publie en 1608 le Printemps des lettres amoureuses ; s'il reproduit les « imprécations d'une dame contre un infidèle », le ton y est mesuré ; dans ces longues phrases je ne reconnais pas une Hermione. La Serre dédie à Malherbe le Secrétaire de la Cour ; les lettres amoureuses y forment une section ; on y trouve des modèles pour toutes circonstances : plaintes sur la rigueur ou sur l'inconstance de l'être aimé, lamentations sur la maladie de la dame. Marcassus fabrique, lui aussi, des lettres amoureuses. Dans toutes ces lettres inventées, le style est artificiel, et le ton langoureux.

Il y a aussi les lettres réelles. Que n'avons-nous conservé celles que, sous Louis XIII, un courtisan envoyait, ornées de petits amours et de cœurs percés de traits, « tout cela peint curieusement par les meilleurs ou

vriers » (2) ! Tout au moins a-t-on publié, du vivant de l'auteur et de la dame, les lettres que Malherbe adressait à Caliste, c'est-à-dire la vicomtesse d'Auchy. Rosset les imprima dès 1608 dans les Lettres amoureuses et morales des beaux esprits de ce temps ; La Serre leur fit place dans le Bouquet des plus belles fleurs de Vélo- quence cueilli dans le jardin des sieurs... R. Fromil-

(2) Cf. Méré, cité par Magendie, La politesse mondaine, p. 276.

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hague en a ingénieusement dégagé les éléments réels ; mais qu'elles sont peu spontanées, et que ce ton d'amoureux transi est peu naturel chez le Père Luxure !

En 1624, le jeune Balzac se permet de publier à part une soixantaine de lettres écrites par lui. On y trouve quelques lettres amoureuses, adressées à une certaine Clorinde. La marque de l'auteur s'y révèle par le bel esprit, par la politesse contournée et hyperbolique, et, disons le mot, par une certaine muflerie. Il essaie de convaincre la belle par cet argument : « Nous sommes au mois, où tout fait l'amour, sans excepter les lions, les tigres et les philosophes. » Et le Carpe juventutem de Ronsard devient ceci : « II n'existe pas de belle vieille... Les joues vous tomberont sous le menton. »

Bref, nous constatons que le public fait un grand succès aux recueils de lettres, et que ces recueils contiennent presque toujours une part plus ou moins grande de « lettres amoureuses ». Mais, dans cette dernière catégorie, qu'elles soient fabriquées ou authentiques, on trouverait difficilement une once de sensibilité.

Au milieu du siècle, on publie après la mort de Voiture un recueil de ses lettres. On sait par ailleurs qu'il fut un amoureux très peu platonique. Or les lettres à Mlle Paulet, la « belle lionne », sont d'un « souffrant ». La galanterie y est respectueuse et spirituelle ; les jeux d'esprit, sur les lions de l'Atlas, etc., sont ingénieux ; de sensibilité, point. Mais le sentiment sincère, que jusqu'ici nous avons cherché en vain, se cache peut-être dans quelques-unes des Lettres amoureuses et de galanterie qui ont été imprimées en appendice.

Cela va changer dans le dernier tiers du xvii* siècle. Et ce sont des lettres de femmes — ou attribuées à des femmes — qui vont amener cette révolution : jusqu'alors les lettres amoureuses authentiques que l'on imprimait n'étaient écrites que par des hommes, et très peu de celles que l'on fabriquait étaient censées l'œuvre de femmes. Nous n'avons pas conservé la correspondance amoureuse de la duchesse de Longueville, de Louise de La Vallière, de Mme de Sablé, de la comtesse de Bussy

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Lameth (3), des reines de théâtre. Mais, en 1669, Barbin livrait au public les Lettres portugaises.

De bonne heure, on a mis en doute leur authenticité. Bien qu'au début du xixe siècle on ait révélé le nom de la religieuse portugaise qui les aurait écrites, depuis une trentaine d'années, en Angleterre, au Portugal, en France, en Allemagne, les savants jugent que leur texte est une « forgerie », l'invention romanesque d'un homme de lettres (4). Je ne toucherai pas à ce problème. Peu m'importe, présentement, qu'elles soient entièrement fausses (5), ou que des lettres authentiques aient été plus ou moins remaniées en vue d'une publication. Ce qui m'intéresse, c'est leur succès : de très nombreuses éditions françaises et hollandaises avant 1700, et une traduction anglaise de 1677, et leur influence.

Les contemporains n'en ont pas admiré le style et la composition ; au contraire, Guéret jugeait que la plupart des périodes y étaient « sans mesure », les répétitions continuelles, et le plan plein de défauts. Ce qui les a séduits et bouleversés, c'est l'épanchement d'une passion réelle. Non plus les plaintes peu sincères d'un amoureux courtois, maniéré et faussement désespéré, mais la douleur et les cris d'une amante :

Je vous ai aimé comme une insensée. Que de mépris j'ai eu pour toutes choses !... Il faut que vous ayez eu pour moi de l'aversion naturelle, puisque vous ne m'avez pas aimée éperdument... Quel sacrifice m'avez-vous fait ? N'êtes-vous pas parti le premier pour aller à l'armée ? N'en êtes-vous pas revenu après tous les autres ? Vous vous y êtes exposé follement, quoique je vous eusse prié de vous ménager pour l'amour de moi.

(3) Cf. sur ses lettres d'amour La Bruyère, Œuvres, éd. Servois, I, p. 418.

(4) Toutefois M. Antoine Adam a remis en lumière une page d'un livre publié en 1672, où l'on affirme que Chamilly possédait encore en 1669 les lettres originales de la religieuse portugaise (Littérature française au XVIIй siècle, IV, 182).

(5) Dans ce cas, il devrait exister, dans la littérature française du temps, des antécédents ; pourquoi les contemporains ont-ils eu l'impression d'une extraordinaire nouveauté ? Et comment Guille- ragues ou tout autre écrivain a-t-il eu l'intuition de ce que pouvait écrire une femme passionnée et malheureuse ? Malgré plusieurs arguments de poids qui ont été apportés, il subsiste un mystère.

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... Vous ferez bien de n'aimer personne. Pourriez-vous être content d'une passion moins ardente que la mienne ? Vous trouverez, peut-être, plus de beauté (vous m'avez pourtant dit autrefois que j'étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d'amour, et tout le reste n'est rien.

... A vous parler sincèrement, je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre cœur et votre goût en France. Je ne sais pourquoi je vous écris. Je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, et je ne veux point de votre pitié... J'ai un plaisir funeste d'avoir hasardé ma vie et mon honneur.

... Je ne me repens point de vous avoir adoré ; je suis bien aise que vous m'ayez séduite... Adieu, je voudrais bien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement la fausseté de ce sentiment... Je vous remercie dans le fond de mon cœur du désespoir que vous me causez, je déteste la tranquillité où j'ai vécu avant que je vous connusse. Adieu, ma passion augmente à chaque moment. Ah ! que j'ai de choses à vous dire (6) !

Ce succès de librairie suscita de fausses lettres : sept d'une « dame de qualité », qui s'efforcent d'imiter la véhémence et le style exclamatif des Portugaises, les réponses du militaire à la religieuse, etc.. Von IWaldberg et Larat ont étudié avec soin l'influence des Portugaises sur la littérature française ; on consultera avec fruit leurs travaux (7). Elles ont pu avoir une influence sur la Princesse de Clèves et sur les tragédies de Racine postérieures à Britannicus. Boursault s'en inspirera dans les sept Lettres amoureuses d'une dame à un cavalier (1698). Mais qu'on aimerait connaître les émotions que leur lecture fit éprouver aux mal-mariées de l'époque, aux jeunes veuves tyrannisées par leur famille, à toutes

(6) La cinquième lettre contient des remarques, qui me semblent neuves à cette époque, sur une situation que, deux siècles plus tard, Ernest Feydeau exploitera dans Fanny : la femme acceptant tour à tour les caresses de l'amant et celles du mari. Puisque M. Spitzer croit que l'auteur des Portugaises a imité les lettres d'Héloïse, il convient de comparer le texte latin de ces lettres (édition de 1616), d'une part avec les Portugaises, d'autre part avec la traduction de Bussy-Rabutin. Ainsi l'on pourra établir des rapports précis entre les lettres de la religieuse portugaise et celles de l'amie d'Abélard.

(7) Von Waldberg, Der empfindsame Roman in Frankreich, 1906 ; P. et J. Larat, Les lettres d'une religieuse portugaise et la sensibilité française (Revue de littérature comparée), 1928.

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les femmes dont l'amour était douloureux ! A défaut de leurs confidences, voici deux lettres de la raisonnable Sévigné :

Brancas... me parle de son cœur à toutes les lignes ; si je lui faisais réponse sur le même ton, ce serait une Portugaise (1671).

Mme de Coligny a écrit sur ce ton-là toutes les Portugaises du monde (1681).

La « Portugaise », c'était une nouvelle espèce de lettre d'amour, et elle faisait oublier toutes les prétendues lettres d'amour qu'on avait jusqu'alors publiées. C'est sans doute le succès de cette littérature si neuve qui décida Bussy-Rabutin à traduire — très librement — les lettres d'Héloïse à Abélard et les réponses d'Abélard. En marge d'un exemplaire de cette traduction qui est conservé à la Sorbonně, un lecteur moderne a écrit plusieurs fois Portugaises. En effet, Bussy-Rabutin semble s'être souvenu de la religieuse portugaise, quand il fait parler la religieuse du Paraclet ; voici des phrases qui font écho aux Portugaises :

Je ne saurais plus vivre si vous ne dites que vous m'aimez... J'ai trop mal défendu mon cœur... Ce n'est pas d'avoir commis [ces péchés] que j'ai de la douleur, c'est de ne les plus commettre... Votre froide indifférence... Je vous aime encore plus que je n'ai jamais fait.

Peu après la publication des Portugaises commença l'aventure d'Anne Bellinzani. Comme ses lettres n'ont plus été rééditées depuis 1880, nous allons résumer l'histoire de ses amours. A douze ans, elle éprouve un coup de foudre en voyant le baron de Breteuil, qui en a vingt et un. Six ans plus tard, en 1676, son père la marie au président Ferrand, pour qui elle n'éprouvera que de l'aversion. Elle revoit Breteuil, qui épouse tardivement une maîtresse et qui la perd bientôt. Une fois veuf, elle lui envoie une déclaration. En 1680, ils s'écrivent tous les jours, et Breteuil devient son amant. Leurs rendez- vous sont gênés par les obligations familiales de la pré-

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sidente. En 1682, Breteuil fut envoyé en ambassade en Italie ; on se sépara avec des transports de douleur. Deux ans plus tard, quand il revint, elle lui défendit de la revoir, puis se réconcilia avec lui. Bientôt après, elle contracta une nouvelle liaison avec un pédant de collège. Breteuil lui fit une scène violente et ils se brouillèrent à mort. En 1686, elle se sépara de son mari.

Anne Ferrand était un peu bas-bleu ; elle gardait copie de ses lettres d'amour. Cinq ans après la rupture, elle publia ou laissa publier une histoire de sa liaison, que Breteuil fit réimprimer avec un supplément injurieux pour elle. Les lettres de la présidente à Breteuil virent le jour en 1691.

On peut éprouver quelques doutes sur la véracité de l'autobiographie et sur l'exactitude des lettres imprimées ; cependant, ces écrits présentent un intérêt psychologique. Anne est née, dit-elle, « avec le cœur le plus sensible et le plus tendre que l'amour ait jamais formé ». Après qu'elle a vu Breteuil pour la première fois, rien ne peut calmer la violence de son inclination. Elle s'écrie :

Mon amour, tout malheureux qu'il est, m'est plus cher que toutes les choses du monde et que la vie même.

Lorsqu'ils deviennent amants, elle ne trouve pas de mot pour définir sa passion :

Pour moi, je vous adore, et ce que je sens pour vous est quelque chose au-delà de l'amour.

Mais elle est une Française trop lucide pour s'illusionner sur le sentiment qu'elle inspire. Imprudemment, elle reproche à Breteuil d'éprouver plus de compassion que d'amour. C'est avec des reproches et des cris de douleur qu'elle analyse les différences de leurs sentiments :

II faut aimer comme j'aime pour résister à tant de tourments, et vous ne m'avez jamais véritablement aimée... Je vous sacrifie mon repos et ma gloire, en aimant jusqu'à la folie un homme dont je ne crois être que médiocrement aimée.

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Le moment du départ de Breteuil approche ; elle tombe gravement malade. Elle se voit près de mourir, et lui confie ses pensées et ses vœux les plus intimes :

Je mourrai sans me repentir de tout ce que l'amour me fait faire pour vous... Pour vous montrer digne d'une passion si constante, conservez de moi un tendre souvenir ; je sais que les morts n'en doivent pas demander davantage, s'ils veulent être exaucés. Je vous demande seulement de respecter assez la passion que j'ai pour vous, pour ne vous servir jamais des mêmes expressions et des mêmes transports qui m'ont persuadée de votre amour, pour convaincre d'autres femmes de votre ardeur... S'il est écrit que ce moment doive si tôt arriver, imaginez-vous tout ce que peut sentir le cœur le plus sensible et le plus délicat qui ait jamais aimé ; et, pour vous en former quelque idée, croyez que j'aurai quelque plaisir à mourir, parce que ma mort préviendra la vôtre, et que j'éviterai par ce moyen le supplice affreux de vous voir peut-être expirer à mes yeux.

Il est fâcheux que ces lettres passionnées et pathétiques aient été suivies d'un dénouement aussi vulgaire que celui du Petit Jehan de Saintré !

Le « traducteur » des lettres d'Héloïse fut l'un des acteurs du dernier drame que nous ayons à commémorer. La fille de Bussy-Rabutin, veuve de M. de Coli- gny, s'était éprise d'un petit gentilhomme, M. de Rivière, et, en l'absence de son père, elle l'avait épousé dans la chapelle du château de Bussy. Un enfant était venu au monde en mars 1682. Quand il apprit la chose, l'orgueilleux Bussy-Rabutin entra dans une terrible colère, et fit enfermer sa fille aux Ursulines de Mont- bard : celle-ci envoya secrètement à La Rivière des lettres qui seront produites par lui, quand le père de Mme de Coligny, soutenu par toute la gens Rabutin, lui intenta un procès. L'avocat général Omer Talon les déclara contraires à la pudeur féminine et y dénonça « les mouvements les plus impétueux d'un amour profane et déréglé ». Mme de Sévigné, nous l'avons vu, les assimilait aux Portugaises. Ce qui est certain, c'est que n'étant

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pas destinées à la publicité, elles sont d'une émouvante spontanéité ; subissant à Montbard les pires souffrances morales et physiques, elle écrit :

Je ne sens point de maux que les tiens, surtout parce que je te les fais et que je ne puis pas ne te les pas faire... J'envisage une mort de langueur qui me fait frémir... Adieu, mon tout, je me meurs. Dieu merci 1

Comme on le voit, le fond et la forme ont changé. Que nous parle-t-on des bienséances, de la morale, de la raison classique ! Sans tenir compte des devoirs et des contraintes sociales, la passion se déchaîne. Les règles de la composition et du style périodique sont bousculées. L'analyse des sentiments passe au second plan ; c'est une sensibilité palpitante et haletante qui s'épanche. On voit se dessiner un personnage féminin qui, dans la littérature, n'a de correspondant que chez Racine. Au lieu d'infliger des tourments à un amoureux « transi », elle souffre, et réellement. Elle chérit sa souffrance, et celui par qui elle est malheureuse. Elle n'a ni regret, ni repentir de s'être abandonnée à la passion. Que ces lettres soient authentiques, retouchées, ou fabriquées, je ne me prononce pas là-dessus : ce qui compte, ce sont les témoignages qu'elles apportent sur la sensibilité à la fin du xvne siècle.