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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Serfs et vilains au moyen âge/ Henri Doniol,...

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Doniol, Henri (1818-1906). Auteur du texte. Serfs et vilains aumoyen âge / Henri Doniol,.... 1900.

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HENRI DONIOLDE L'INSTITUT

SERFS ET VILAINSAU

MOYEN AGE

PA'RIS

ALPH. PICARD ET FILS82, RUE BONAPARTE

I9OO

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SERFS ET VILAINS

AU

MOYEN AGE

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MAÇON, PROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS.

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Il y a bien longtemps que j'ai traité le sujet auquel estconsacré ce volume. J'emprunte pour y revenir la 'pre-mière partie de mon Histoire des classes rurales, publiée en1857. Sujet jusqu'alorsfort peu fouillé. Un petit nombreseulement d'érudits s'en étaient occupés. Quelques-

uns en maîtres, il est vrai, Guéràrd au-dessus de tous.Depuis, on a recherché les documents qui en sont lesmatériaux. Hors de France et en France, c'est comme àl'envi qu'on en a mis au jour, et cela continue. On a dis-serté à leur occasion ou sur eux, fait ou tenté nombred'explications, ou d'applications de leur lettre, on n'est

pas encore au bout. Pour ne citer que des noms deFrançais qui ne sont plus, Fustel de Coulanges y a con-sacré ses dernières années, trop tôt arrivées pour lascience.

Cependant, je n'ajoute rien à mon œuvre passée; j'es-

saye seulement de la rendre plus claire et de la mieuxpréciser. Je n'aborde aucune controverse quant auxinterprétations émises en ces travaux nouveaux. La mul-tiplicité des textes, en suggérant des interprétations diffé-

rentes, enfante de soi les controverses. Des énonciationsqu'elle accumule on tire, à mesure, des conséquences

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qui paraissent autres à côté des précédentes, ou nou-velles au regard de celles-ci. C'est au contraire leur fond

commun qu'il faudrait chercher.Ce fond commun, je crois que les textes dont on

disposait auparavant suffisaient à le faire découvrir. Lamultiplicité n'a guère, en ceci, qu'un intérêt devariantes. Elle donne des exemples qui différencient ouqui confirment, des détails soit de situation, soit de loca-lité. Mais presque tous les documents sont du mêmemoule ou analogues en leur portée; pour synthétiser

on n'a besoin que de quelques-uns. Ceux que l'on pos-sédait il y a quarante ans permettaient à eux seuls dedresser les cadres dans lesquels les faits trouvent encoreaujourd'hui leur vraie place et où ceux qui sont nou-veaux viennent se ranger comme des compléments._

J'avais, m'a-t-il semblé, établi à peu près exactementces cadres; c'est pourquoi je n'y change rien en ce mo-ment. Je ne m'applique qu'à mieux disposer la lumière.

Paris, février 1900.

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SERFS ET VILAINS

AU MOYEN AGE

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

Il n'a appartenu qu'à l'époque moderne devoir, au commencement des sociétés, l'égalitécivile appartenir à toutes les personnes. Cette éga-lité commune a pu exister dans l'enfance desagrégations humaines, mais probablement pourune courte durée. Depuis, dans les seulescolonies de proscrits ou d'émigrants associés,la similitude des droits individuels en chaquemembre a été la loi première la parité d'ori-gine et de but, d'intérêts et de risques l'imposait.A parler historiquement, les sociétés pareillessont de notre âge. Les anciennes, en tout cascelles dont nous procédons n'ont guère connu, àleurs débuts et longtemps, que l'inégalité systé-matisée des conditions personnelles. La premièreet essentielle partie de leur histoire est l'histoire

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en elles de l'état juridique de l'individu, l'histoirede la progressive évolution vers la jouissancecomplète du. même droit pour tous les hommes.

Dans la France du moyen âge, la France quidérivait de la société gallo-romaine, c'était d'an-tiquité que la différence des-droits civils rendaittrès distinctes les unes des autres les personnescomposant l'état social. Cette différence les caté-gorisait en classes profondément séparées. Classessuperposées, qui plus est, à raison et en vertu de

cette inégalité juridique. Le moyen âge, en Franceni ailleurs, n'avait pas inventé cette consécrationde l'inégalité il la continuait. Son existenceétait de principe. Elle se montre presque au ber-

ceau des sociétés de l'Occident, avec l'existencecorrespondante de condition libre et de conditionasservie; à peu près partout elles servent ensembleà échelonner les positions et les droits.

Quand il y a de telles démarcations, ce n'estpas aux classes particulièrement destinées à laproduction matérielle ou s'y employant, que l'in-dépendance appartient. Aucune preuve n'est né-cessaire, montrant que la majeure portion de cesdernières a été longtemps dans une situation deservitude, avant de posséder la somme de vie civilequi constitue la liberté. A l'évidence naturelle, àla probabilité si l'on veut de ce fait, aucuneattestation n'ajouterait rien. Il n'y a lieu d'ap-prendre à personne que l'histoire de ces classes

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consiste dans leur progressive ascension à l'étatlibre, parties de l'asservissement originaire.

Ce sont les serfs qui, au moyen âge, formentla classe non libre. A dire qu'ils sont seuls à la

composer on ne s'avancerait même pas trop.Outre la démarcation civile, toutefois, il y en aune de caractère politique, et. celle-ci jette dans unfossé profond, relativement au rang supérieur, leslibres qu'elle met au rang secondaire. Ces der-niers sont les vilains. Ils ont bien une histoire à

eux, autre .que celle des serfs, une histoire dépen-dante des faits, tandis que l'histoire des serfs tientà celle du développement du droit et consiste àbeaucoup d'égards dans ce développement même.Mais leur vie respective se déroule sous les mêmesfaits généraux, les effets leur en sont à beaucoupd'égards communs. Les circonstances qui fontdurer ou qui abrègent l'asservissement de l'une;empêchent ou favorisent l'avancement de l'autre.Ensemble elles sont les éléments de l'histoirede l'état social en France.

Il ne faut pas moins, dans le cours de ces faitsdont l'influence étend son action sur l'une

comme sur l'autre de ces classes très distinctes,les étudier chacune séparément. Et comme lesserfs étaient, les plus éloignés du but à atteindre,.c'est par eux qu'il convient de commencer. Aupa-ravant, toutefois, quelques généralités doiventprendre place. Elles importent également à l'his-

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toire des sérfs et à celles des vilains, parce qu'ellesprécisent la situation dans laquelle ils eurent les

uns et les autres à se mouvoir.-

i. Servitude, ou- dépendance ?

On regarde l'esclavage, c'est-à-dire la possessionpleine et incontestée d'un homme par un autreà titre de chose pure et simple, comme la condi-tion native du travailleur de bras au début dessociétés. Je crois qu'il faudrait une opinion plusréduite ou moins absolue. Le fait de la complèteservitude fut certainement commun mais a-t-ilété universel? Il y aurait peut-être plus de véritéà dire que tout se réunit pour imposer la dépen-dance au cultivateur et à l'ouvrier des premierstemps. « Dépendance », en effet, suppose uneservitude non essentiellement exclusive de touteliberté; or, dans les premiers temps, la liberté nemanque pas partout à ce travailleur de bras. Chezplus d'un peuple, ceux du moins auxquels notretradition nous rattache, il eut assez de liberté

pour que ce qu'on appelle la servitude puisse quel-quefois sembler un mode d'association obligé. Acela on ne saurait assimiler l'esclavage en aucuncas.

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L'esclavage est la forme la plus rigoureuse dela « dépendance mais c'est la dépendance seulequi a le caractère d'universalité. Elle. est dans lanature des choses, en quelque sorte. Elle se pré-sente comme un mode du salaire dans ledomaine dè la production, comme le moyen de-

s'assurer la subsistance. Mode ou moyen queles sociétés débutantes, grandes ou petites, sontdans la nécessité de pratiquer. Dépourvues de capi-tal, soumises à un ordre économique inférieur ouvicieux, elles se trouvent hors d'état de payer

autrement que par ce procédé les objets de leurbesoin. A son défaut elles seraient incertainesde se procurer ce.s objets. A son défaut également,l'individu dont le travail correspond à ce besoin,resterait impuissant à assurer la sécurité à sonoeuvre.

La dépendance apparaît ainsi comme inhérenteà l'ordre civil des premiers temps, elle y est lagarantie de l'ordre économique. Par là s'explique

son existence partout à de certaines dates. Seule-ment,, des causes qui tiennent au principe dechaque société y dictant les institutions, cescauses influent sur les manières d'être, sur lessuites, sur la durée de cette dépendance. Elle seprésente donc sous des aspects multiples dansl'histoire. Passé les temps primitifs, les loissociales lui imposent des limites dont la natureet l'étendue constituent divers états successifs. Et

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comme ces limites deviennent obligatoires, lesmoins rigoureuses d'entre elles, celles même quipermettraient le plus qu'on regardât l'état dedépendance comme le mode d'une associationconsentie, prennent l'apparence d'un état arbri-taire et tyrannique, tandis que l'obligatoire, enelle, n'a que le rôle d'une règle sociale. Règlemobile, donc nullement un fond uniformémentrigoureux comme serait l'esclavage.

Que l'on remonte par la pensée jusqu'à latribu (les sociétés de l'Europe occidentale n'ontpas tant d'antiquité que l'on ne doive pàs deman-der plus d'une fois le sens de leurs faits sociaux à

cet état originaire) on verra assez exactementcomment les différents modes de l'asservissements'établissent. Quand la tribu n'a d'autre but quede se suffire dans la vie calme et bornée dupatriarcat, quand aucune cause n'y développe desbesoins de travail ou de services hors de propor-tion avec celui de son personnel propre, elle neconnaît que des individualités 'libres. Des indivi-dualités assurément hiérarchisées, mais entre les-quelles il n'y en a pas d'asservies. On conçoitainsi une époque où nulle dépendance attenta-toire à la liberté civile n'existait. Mais que dansla tribu naissent des événements ou des situationsimpliquant la nécessité de salarier la productionou d'y employer des bras spéciaux, aussitôt letravail est attribué à deux sortes de personnes

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les unes qui l'exercent uniquement sous des con-ditions comportées par les temps et les lieux,c'est-à-dire par les données économiques et lesidées sociales; les autres qu'on y a attachées entant que possession absolue de maîtres. A cesmaîtres, la conquête de ces autres personnes dansla guerre a dévolu le droit de se les appropriersans réserve. Sachant désormais utiliser leur cap-tif, ils confisquent sa vie au lieu de la lui ôter.Dans l'histoire de l'Orient, dans celle des peuplesdu nord et de l'ouest de l'Occident, il est rare,par exemple, qu'une tribu ou une association detribus ait formé un corps politique de quelqueforce, un peuple actif, entreprenant, militaire,sans que la dépendance y ait immédiatementemprunté à la nécessité d'une discipline socialesévère et à la possession de personnes conquises,des formes d'asservissement plus arrêtées, plusstrictes que celles usitées à l'origine.

Voilà donc dès le début deux états de nonliberté. Si l'on ne peut pas les dire naturels, ils

sont en tous cas probables et explicables. Le pre-mier est pour ainsi dire organique; il représentece que les choses exigent pour que la productionsoit possible à qui l'a pour objet, et assurée à lasociété il admet des situations diverses chan-geant d'ailleurs comme les choses elles-mêmes, il

a, sous ces changements, un caractère évident degénéralité. Le second est exceptionnel; il vient de

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la force il est sans règle protectrice il 'n'a de degréque dans la volonté du maître. En histoire, le termed'esclavage correspond au second de ces deux états,le terme de servage à l'autre. Y a-t-il entre eux unlien de descendance? j'estime que non en prin-cipe. Par le cours des choses toutefois, c'est pos-sible. Dans ces situations d'abord distinctes, lesfaits produisent le contact; ils amènent donc unecertaine confusion. Il arrive aussi que, par l'effetd'une action réciproque, l'essence de leur manièred'être respective tend à prédominer. Selon quecette action reçoit plus ou moins de force desprincipes religieux ou moraux et des circons-

tances qui règnent, elle entraîne vers l'une ouvers l'autre la forme générale de l'asservissement.Où la source de l'esclavage n'a que des jets inter-mittents, l'influence évidemment reste au ser-vage au contraire, où cette source est entretenueet abonde, l'.esclavage prend de soi le plus deplace. Il est trop facile de le multiplier, et il été viteleur raison d'être aux conditions plus libérales. Ildevient destructif du travailleur libre, le ruinantpar le bon marché de ses produits. Bientôt maîtreainsi des choses, il prend par elles possession desidées, et ne tarde pas à ériger comme juste, à éta-blir jusque dans le droit, ses modes les moinsinspirés d'humanité. C'est comme cela qu'enFrance, sous les premières races, le servage pré-sente beaucoup des caractères et des effets de

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l'ancienne servitude latine. Par là probablementl'esclavage a souvent prévalu. Et s'il a eu dansl'antiquité un règne si long, si répandu, c'est quela guerre y joua un grand rôle, et lui fit unesource peu tarie. Mais il n'existe pas de raisonpour que son règne ait été partout primordial.

On définiraitplus exactement, semble-t-il, l'étatde servitude comme institution jui-idique dansla société, en l'appelant, de manière générale, unedépendance dont les modes sont rendus obligésproportionnellement aux nécessités matérielleset, à la fois, aux notions régnantes de la dignitéhumaine. Gela selon le temps et les lieux. Cetteformule suffit, du moins, pour expliquer com-ment les divers degrés de l'état servile se'distri-buent dans l'histoire. Le degré qui fait del'homme une pure chose entretenue pour des ser-vices nécessaires, degré limité par le seul intérêtqu'a le maître à ne pas user son instrument tropvite, c'est l'esclavage. Dans les sociétés occidentales,il a naturellement sa place, en tant qu'institutionorganique du travail, là où régna la vieille moraleromaine et où les lois de Rome s'imposèrent.Dans la société qui est devenue la France, l'ac-quisition progressive de l'égalité civile et du droitpour tout le monde de posséder en propre, a étéle fait constant. Il s'est produit surtout de la partdes classes à qui incombaient le travail du sol etson exploitation. Mais le mouvement n'a pu avoir

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lieu qu'en tant que ces classes furent douées d'ac-tivité individuelle, d'intérêts leur appartenant. Iln'y a donc point à s'enquérir des faits pouvantles concerner sous la condition d'esclaves. A unétat où l'homme, sa progéniture, son travail ettout ce qu'il peut accumuler par le 'travail sontla propriété d'un maître qui en dépose arbitraire-ment, l'intérêt personnel manque; donc l'histoire,tableau de luttes, d'efforts, de changements faitdéfaut. Car l'esclave reçoit ou subit les conditionsvariées successives dans lesquelles on le voit, iln'en crée aucune; elles dépendent de ceux qui lepossèdent; on ne saurait trouver en lui les tracesd'une patiente et continuelle conquête d'indivi-dualité civile et de valeur sociale.

La véritable histoire des classes vouées au travaildes bras, classes rurales ou autres, ne commence quele jour où l'esclave est doué d'une portion de viecivile, le jour où il reçoit une part de responsa-bilité dans le travail, où il cesse d'être l'instru-ment, la machine animée de la production, pouren devenir l'agent. Alors il voit s'ouvrir devantlui la perspective du progrès. Il a un but qui estl'exhaussement continuel de sa condition, il peutrendre fructueux ses labeurs et se faire compterlui avec eux pour un élément nécessaire. Cettecondition, ou quelque chose d'assez approchant,a existé chez certains peuples du nord de l'Occi-dent. Dans la plupart des autres, ce sont les rap-

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ports de là tribu et du clan qui ont le plus géné-ralement régné, les liens imprégnés du sentimentde l'égalité humaine. En conséquence, une organi-sation plus ou moins ressemblante au patriarcatleur a été propre. Dans l'ancienne France particu-lièrement (et cela s'est vu aussi ailleurs), cetteorganisation donna au personnel asservi l'abri,

sous la communauté familiale, d'une sorte dedépendance collective pleine d'avantages relatifs.

Ce qui précède était à dire, avant de passer àl'historique de la classe asservie dans la Franced'autrefois. D'autres explications préalables sontencore nécessaires:

2. Esclavage, Colonat, Servage.

Dans l'histoire de l'ancienne France, on avancebeaucoup avant de trouver aux autres œuvres quel'oeuvre rurale un personnel particulier. Lesclasses inférieures en droits civils et en facultéssociales, les classes privées des attributs consti-tuant l'individualité complète, ont été longtempscelles que la production agricole occupait essentiel-lement ou que les choses liaient à ses vicissi-tudes. Ce sont ces classes-là qui eurent à s'élever.

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Et comme de longtemps il n'exista guère d'autretravail en dehors du leur, comme les ouvriers de

cet autre travail, quand il en advint, étaient demême condition civile qu'elles, l'histoire del'exhaussement graduel des classes à générale-ment parler rurales est celle du progrès qui arendu peu à peu, dans notre pays, toutes les per-sonnes en possession de la même condition civile.Ces classes ont insensiblement tiré d'un insatiablelabeur les attributs de l'entière individualitésociale. Des différences ont existé entre leurs per-sonnes ces différences provinrent de la part iné-gale de responsabilité remise ou laissée à chacune,

ou gradativement conquise pan chacune.Quelles conditions furent ainsi celles des agents

de la production avant de devenir le personnelrural du moyen âge? il faut tout d'abord l'expli-

quer. Au douzième siècle déjà, nous étions un paysancien en tant que société politique. La Franceavait passé alors par l'ère carolingienne, rempliede grandeurs de toute nature et dans laquelles'étaient assurément fondues sous une profondeunité .les origines premières. L'organisation sei-gneuriale, ensuite, avait eu deux siècles d'existence.On avait sans doute vu ces origines premières seraviver dans le fractionnement produit par la sei-gneurie, conséquemment modifier plus d'une foislés conditions organiques du travail. Celles de

ces conditions qui régnaient aux approches des

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l'an' 1200 devaient donc présenter des diversitésde caractères et une sensible variété d'aspects: A.

peu près toutes les catégories d'existence civileétagées entre la privation de la liberté personnelleet sa jouissance, s'y rencontraient simultanémentavec la liberté elle-même.

La catégorie des non-libres est celle qui nousintéresse ici.. Or pour la seconde fois depuis laconquête de l'Occident septentrional par le mondelatin, le personnel de ces non-libres venait de rece-voir un classement et des caractères nouveaux.Une première fois, les sources de la productioncommençant à se fermer dans l'Empire, le vieilesclavage, ses dérivés multiples, les différents colo-

nages de l'agronomie romaine, les diverses situa-tions formées du mélange des précédentes avec lesconditions de travail particulières aux peuplesgalliques ou germains, des conditions pleinementlibres même, en un mot le personnel presqueentier de l'agriculture gallo-romaineavait été réunidans une condition légale unique le çolonat.Maintenant, la vaste et savante administration res-taurée par Charlemagne a été dissoute. Le pouvoirpublic s'est partagé en souverainetés privées plus

ou moins étenduesou restreintes. D'autres'moeurssociales que celles des peuples gallo-romains ontrégné. Par suite, l'état seigneurial a fait entrerdans le servage le reste du colonat de l'Empire, laplupart des cultivateurs qui ont pu se soustraire

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à la loi colonaire, de même ceux qui sont arrivés

sur le sol français avec des conditions civiles toutautres.

Il n'y a pas de situations sociales mieux accu-sées que celle de ces trois états Esclavage, Colonat,Servage. Nulles de plus reconnaissablesdans leuressence propre, ni de plus distinctes par leur date,quoique ayant existé simultanément. Non seule-ment ces états correspondent à des moments par-ticuliers du temps, mais aussi à des faits dissem-blables de possession du sol et d'activité produc-trice. Ils délimitent des époques. Réserve faite deleur mélange à de certains moments, ils jalonnentd'une manière assez précise, à leur date, le dévelop-

peinent des personnes et des intérêts hors de lavie libre, c'est-à-dire pendant la très longuepériode où les asservis ont tenu une place exclu-sive dans l'oeuvre matérielle. Toutefois, si les dif-férences ne sont guère contestées et ne sauraientl'être beaucoup de l'Esclavage au Colonat, elles nesont pas évidentes au même degré de ceux-ci auServage, conséquemment elles ne sont pas aussiadmises. Ces différences ont cependant une por-tée fondamentale, de sorte qu'il importe de lesreconnaître.

A cet égard il y a des manières de voir plusrépandues peut-être que justifiées. L'histoireatteste qu'à mesure que chacune des situationsd'esclave, de colon de serf se développe, celle qui a

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précédé s'amoindrit, devient plus rare. Finale-ment, la dernière subsiste-seule c'est le cas du

moyen âge. On s'est donc cru autorisé à envisager

ces situations comme dérivant les unes desautres. On a pensé qu'elles ne présentaient autrechose sinon les phases successives de la mêmecondition de non-liberté, qui serait allée toujoursen s'adoucissant, autrement dit en s'élevant versl'indépendance. Ce n'est pas sans des apparencesde vérité que l'on a essayé de faire cadrer les faitsavec cette opinion. Tout au moins les faits quedonnent à supposer les termes .écrits dans les

textes historiques. Mais c'est à l'essence des situa-tions qu'il faut regarder, beaucoup plus qu'auxtermes. Les termes des textes sont' trop souventdes expressions fort postérieures aux faits. Ilsrésument un passé plein de mélange, qui estdevenu l'usage. La vérité, ici, n'est-elle pas, plu-tôt, que les principes du servage et son originesont entièrement distincts de l'esclavage, si dans laforme il ne l'a pas toujours été en fait? Le servagese différencie de même très nettement de l'étatde liberté, quoique les événements ou les circon-stances aient souvent eu pour effet de l'enrapprocher.

Esclavage, Colonat, Servage, ces trois conditionsdes personnes se trouveront délimitées par leurcaractère respectif et par leur histoire propre, à

montrer seulement qu'en devenant la condi-

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tion commune des non-libres au moyen âge,le servage apporta un changement profond dans la

situation de ces non-libres et dans leur destinée.Pour cela, il faut comparer les effets civils ousociaux du colonat et ceux du servage. Les faits

que cette comparaison met en relief conduisentd'eux-mêmes à déterminer la' nature de cette der-nière condition, et, par sa nature, sa provenancepour ainsi dire.

3. Le Côlonat par rapportà l'esclavage.

Le Colonat s'était formé vers le temps d'Au-

guste. Ç'avait été d'une manière privée, titre deconduction entre le propriétaire gallo-romain et

ses esclaves, entre ce propriétaire et des hommeslibres malheureux ou bien des cultivateurs ger-mains. Lorsque des empereurs, Marc-Aurèle,Claudien, Probus le donnèrent pour conditioncivile à des peuplades barbares vaincues et trans-plantées lorsque Dioclétien et ses successeurs enfirent l'organisation légale du travail agricole;lorsque des propriétaires romains; des adminis-

trateurs romains peut-être, l'appliquèrent pourmode de conduction agricole aux Africains deleurs domaines autour de Carthage, ainsi qu'il

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résulte des inscriptions retrouvées sous terre, cefut, ce dut être si l'on veut, une transaction entre.le droit ancien de s'approprier l'homme, et deshabitudes civiles ou des convenances écono-miques plus respectueuses de l'humanité dans lapersonne. Habitudes ou convenances déjà puis-santes par l'effet de deux causes. D'une part, latradition gauloise et germanique, qui réservaitune portion notable d'individualité au cultivateur;d'autre part, les attributs civils déjà obtenus parles agents du travail.

A cette transaction la non-servitude ne perdaitguère, c'est probable, et l'esclavage gagnait tout.L'esclave y trouvait la destination sûre et défini-tive au sol. Quoiqu'elle fût forcée, indissoluble,perpétuelle, il acquérait les effets civils du mariagedes libres, un pécule héréditairement transmis-sible, la détermination des redevances territoriales,la protection de sa chose et de sa personne par larépression et l'indemnisation des violences subies.Somme toute, il recevait une part des droits indi-viduels de famille, de possession. Une part suffi-

sante pour commencer l'acheminement vers laliberté complète, partout où le principe romaind'immutabilité put abandonner un peu de sarigueur; ailleurs, c'est-à-dire partout où ce prin-cipe ne put être affaibli, ce fut une part suffisante

pour lui inspirer le désir d'une existence moinsdépendante.

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On ne regarde donc pas à tort comme le pointde départ de la liberté, pour les .esclaves, cettetransformation de l'ancienne servitude par la-

législation célèbre qui essaya de river l'homme àla terre afin de raviver la production dans l'Em-pire. Déjà, en vue de maintenir le lien politiqueprès de se rompre, elle avait enchaîné les officierspublics à leurs, fonctions, les riches à leurdomaine, les contribuables au fisc; c'était lemême mouvement appliqué au domaine éco-nomique. On a dit avec justesse que, possédéindélébilement par le sol, ce cultivateur le pos-séda en réalité; qué, responsable des fruits moyen-nant qu'il en eût en propre une portion, il luifut possible d'accroître, cette portion peu à

peu; que cet accroissement continuel, en forti-fiant sans cesse son individualité sociale, devintune des sources les plus actives de, son indépen-dance. L'état politique avait. peu de stabilité; lesbesoins de production étaient considérables les

convenances privées, locales, mobiles furentconséquemment plus usitées que les loispubliques fixes. Malgré les excès compatiblesavec l'état des choses, l'amélioration de la condi-tion des personnes et des serviçes -put avoir lieutout à la fois parTaffranchissement, par la pres-cription, par l'acquisition de la terre, en outrepar l'abaissement des barrières qui résultaient de

ces faits.

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Tel avait été le cours des choses, dans la Gauletout au moins. Des .populations à- qui l'affaiblis-sement juridique de l'ancienne! servitude ouvritainsi la voie,, aucune n'était plus prête à recon-naître cette voie,, plus apté à la suivre, mieuxfaite pour y avancer que celle de ce pays. Les

masses disparates établies sur son territoire ne.forment pas encore politiquement un peuple, quedéjà elles semblent reliées par leur principe socialfutur: Une tendance, vivace à incruster le droitdans le travail, puiser dans le droit conquis untravail sans cesse plus libre, :.générateur de droitsplus étendus et plus forts; dessine en quelquesorte la France au seinvdes ruines de l'Empire.Soit des, traditions primitives mal effacées ouravivées par les invasions, soit une dispositionpropre du caractère, soit l'institution plus prompteet plus durable d'un-pouvoir public qu'en tout lereste de l'Occident, ces améliorations de la condi-tion personnelley avaient été hâtées. Elles s'étaientattestées par une continuelle-progression de l'étatmatériel et juridique, et de la propriété. Que les

personnes fussent.dépendantes ou libres, ce résul-tat s'était produit.

.Ainsi quant à l'esclavage. L'Église, tout en le

réprouvant, l'avait traité avec circonspection chezelle tant qu'elle n'avait pas joui d'une influence

sans retour; mais partout où elle ne l'avait pasdéjà transformé, il s'était vu élever par elle au

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colonat dès la monarchie franque. C'est unequestion de savoir s'il fut possible au colon del'Empire soit d'être affranchi soit de prescrire saliberté; il le put certainement en Gaule parl'Église. Contrairement aux usages nés partoutailleurs de la législation impériale, l'Église lui

conserva même le bénéfice, qu'avait l'esclave, dedevenir libre par le mariage avec la femme nonasservie et c'était, à coup sûr, la source la plusféconde du changement d'état. L'immobilisation,

sa condition originaire caractéristique, fut aussienfreinte souvent; malgré la prohibition des

textes, l'Église le laissa se déplacer, chercher dansde meilleures circonstances économiques un tra-vail plus productif, plus d'avantages en consé-quence1.

Ainsi des libres. Dans l'état politique de cestemps, ils n'étaient pas exempts, tant s'en faut, desabus fiscaux, des violences; or, ils avaient trouvé,dans la protection dont les capitulaires attestentles efforts et les formes, une certaine garantie deleurs revenus, de leurs biens, de leur personne;et la législation des conciles avait ensuite assuré,contre tout retour à une condition civile infé-'rieure, ceux d'entre eux qui avaient une foisconquis la liberté.

Ainsi des vieilles distinctions de la propriété

I. Cf. Guerard, Prolégomènes d'Iniiinoii, §§ 119, 122 et Polyp-tyque, nos 24, 41, 127.

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quiritaire. Les divisions empruntées à sa situationromaine, italienne, provinciale, les manières d'au-trefois de l'acquérir, de la conserver, de l'occuper,déjà oubliées sous Justinien, avaient fait place auxdivisions plus naturelles de meuble ou de fon-cière, aux modes plus simples fondées sur lapossession, aux tenures plus divisibles, plus indi-viduelles dérivées des moyens et des nécessités de

son exploitation.Ainsi des droits réels. Ils sont l'élément essen-

tiel d'une société qui tend au règne de plus enplus marqué de la personnalité civile; or, autemps de Charlemagne, on voyait la pleine pro-priété et le droit de la transmettre appartenir àdes personnes dépendantes aussi naturellementqu'aux personnes qui ne l'étaient pas. Les situa-tions non-libres sont mêlées, mal définies; elles

se confondent, 'à tout prendre, dans les états lesplus voisins de la liberté. La condition des classesà qui le travail est dévolu, leurs intérêts sont nonseulement tout aussi garantis que dans le colo-nat impérial, mais plus relevés.

En instituant le Servage, le régime seigneurialopéra dans la condition du personnel non-libreun mouvement qui semble inverse de celui ducolonat. Dans le colonat, la liberté avait, enquelque sorte, donné le caractère; maintenant cefut .la servitude. Du moins les formes et l'appa-

rence de la servitude. Non que beaucoup de l'an-

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cien colonat ne put pas .conserveries avantages qu'ilavait acquis; mais.il cessa de se former des condi-tions colonaires. Resta-t-il quelque place à l'an-cien esclavage?, c'est, bien douteux. Le fait saillant,c'est que l'élasticité qui-rendait le colonat voisinde l'indépendance fut plié à une nouvelle loisociales

Dans la vie des sociétés européennes de l'Occi-dent tout a continué. En conséquence lesinfluences latines,. bien-Naprès l,'empire de Charle-

magne comme sous lui: On ne préciserait pasun jour exact où elles ont absolument cessé.Indiquerait-on mieux le jour où ces-influencesrecouvrirent tout à'fait sous elles la tradition ori-ginelle ? La Gaule fut. administrée par Rome, nonpeuplée à nouveau. Ses énergies natives,- son étatde civilisation qui était déjà. avancé, le. gouverne-ment de Rome les a mis en oeuvre et exploitésmais dut-il en changer le fond? On ne voit guèrequ'il s'y soit employé. Se tromperait-on doncà dire que de ce fond résistant, de'cette traditionnullement perdue naquirent le règne de. l'état sei-gneurial et le régime qui .a.fait la France du

moyen âge? Comment s'est formé et fut instituéce régime? Est-ce par. décomposition du vastegouvernement carolingien? Les attributs de la,souveraineté ont-ils passé alors par usurpationgraduelle ou par abandon aux mains des ducs,

corntes et toute la hiérarchie à leur suite, aux

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mains aussi des grandis propriétaires à leur exemple(possessores,potentiores, etc.) revêtus ou non de pou-voirs locaux? Est-ce, simplement, que le fait pur etsimple de la dissolution de ce gouvernement ren-dit à ces possessores,- potentiores, ceux.de ces attri-buts dont, auparavant; ils s'étaient donné ou vuconsentir l'exercice pour l'administration de leursdomaines et qu'avait annulés, en eux la centrali-sation survenue? La' seigneurie est-elle provenuede l'une ou de l'autre de ces deux sources? Si,plutôt, on veut-chercher la vérité là où la proba-bilité se rencontre, elle réside peut-être dansl'action simultanée des deux causes. C'est dansune mesure non pareille, cependant. Il paraîtindubitable que les faits se sont'beaucoup prêtésà favoriser la première des deux. On' peutaussi très plausiblement penser que si c'est à. laseconde seulement que la seigneurie fut due, letrouble fit tourner, à son -profit plus d'un-desdébris .de cette centralisation détruite.

En tout cas, l'autre tradition que la tradition-latine, au sein de -la'' France du- moment, se

révéla, il semble, dans l'institution définitive:la seigneurie. La seigneurie est assurément étran-gère à la tradition latine. C'est l'associationprivée pourvue de .la souverainetéentière. Elle sesuffit à elle-même-, elle est indépendante, ellerègle sur ses nécessités à elle son organisme etson économie. Dans la vie intérieure, elle cimente

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étroitement les personnes et les intérêts les unsaux autres, par une réciprocité d'engagements etde devoirs qui les rattache et les tient en groupes.Féodalité intime qui s'étend vite autour d'elle.Complète en soi seule, elle se relie à celles quil'avoisinent. Par des engagements réciproquesanalogues elle s'unit aux groupes environnantsafin d'en former avec eux d'autres qui aient plusd'importance et qui, ne voyant nul intérêt public

en dehors d'eux, ont respectivement l'ambition

pour passion naturelle, la défense par suite, pourprévision permanente. Après, des rois surgissentd'elles ou bien parviennent à se constituer soitleur chef, soit leur maître, cause non moinsagissante de rivalités et de luttes. Longtempsnéanmoins ces groupes associés comptent autantde centres principaux qu'il s'en est formé decapables de s'assurer une individualité solide.

Quand la seigneurie féodale s'installa en France,les éléments germains venaient d'être ravivés.Ne faudrait-il pas dire qu'elle leur emprunta sesinstitutions civiles? De la tradition romaine etcarolingienne elle ne garda guère que les attributsde gouvernement. En tout cas, ce sont les effetscivils^qui. importent ici; ils furent les suivants.La propriété, elle en fit l'attribut d'une classe par-ticulière, la classe des seigneurs, et elle établit

pour les autres classes la dépendance dans lesmanières de la détenir et de l'exploiter; cela

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presque avec autant de rigueur que l'avait faitpour lui le régime quiritaire. Les personnes desautres classes qui conservèrent ou qui conquirentla qualité de libres, elle les rendit ses sujets et sescontribuables, et à leur égard elle fut un souve-rain n'obéissant à aucune autre autorité que lasienne. Quant aux personnes restées ou devenuesnon-libres, ce souverain ne voulut avoir, relative-ment à elles, que des lois arbitraires. Dans la servi-tude toute réelle dont bénéficiaitauparavant le colon

en tant que possesseur de domaines, fut introduitetoute la portion de servitude personnelle qu'exi-gea l'utilité,que, commandèrent les nécessités éco-nomiques, et qui fut en rapport avec les notionsmorales de là le' servage. Sous la dénominationde serf exista dès lors une personne limitée quantaux droits de famille, de propriété, de transmis-sion elle fut rivée à la terre et ne la put quitter;à ce titre, on la dénombra, elle, sa progéniture, sesacquêts, comme choses de la fortune immobilièredu seigneur ou du maître.

Les difficultés qui imposent aux sociétés com-mençantes de rendre strictes leurs lois civiles etleur discipline n'ayant pas manqué, le servage,relativement à l'état où vivaient les personnesnon-libres quand il fut établi, paraîtrait donc uneaggravation de la dépendance. Aux apparences,on dirait qu'il approché alors de l'esclavage, quil'avait précédé, Mais il trancha par quelque chose

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qui lui est propre et que fait ressortir son histoire,par un envahissant instinct-d'individualité résul-tant de sa condition juridique elle-même. L'indivi-dualité, en effet; était en lui le principes, le moteurintime et restait, à tous les degrés, le ferment del'ordre social et politique nouveau. •

Eh fait, autant que les choses d'un même payset d'un même peuple puissent changer après uneradicale solution de continuité politique, tout cequi intéresse l'histoire de la propriété foncière etdes classes dont elle est l'objet changea dans cesens, à raison du classement des personnes etdes choses qu'établit la seigneurie: On dirait quetout recommence et sur d'autres données. Ledéveloppement social a. lieu désormais selon desdirections, des formes, des lois différentes decelles d'auparavant. Les contemporains eux-mêmes nous l'apprennent, A un siècle et demiseulement depuis la féodalité, on avait perdu lesouvenir des manières d'être antérieures: Versl'an iooo, un moine rassemble et recopie lestitres de Saint-Père de Chartres il consigne aupremier feuillet que les. situations, les devoirs,les liens, les mots de la langue, tout est autre queprécédemment dans ce qu'il transcrit « rolli« conscripti ab antiquis habuisse minime« ostendunt illius temporis rusticos has consue-« tudines in redditibus quas moderni rustici in hoc

« habent tempore dignoscuntur habere, nec ne

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« vocabula rerumquae tunc sertno habebat vul-« garis; »

4. Personnes et classes sous le régimeseigneurial.

Il faut se rendre compte des faits sociaux sousl'état seigneurial ;et sous le régime de féodalité qu'ilinstitua. A cette fin, encore d'autres généralitéssont nécessaire. Nul ne saurait prétendre- lesappuyer absolument sur des textes. Les textes,les textes anciens, surtout (et de ceux-ci l'on nepossède que quelques-uns), ne valent que parl'interprétationuprobable-qu'on peut leur donner.Ils s'appliquent à des'faits que l'on n'a jamais

vus. Ils sont l'interprétation, le plus souvent, dechoses, d'idées, .de situations dont la notion pri-mitive était oubliée à leur date. Historiquementparlant, la valeur de leur témoignage .est rela-tive. La probabilité des choses, voilà ce qui està rechercher par-dessus tout, quand on explique

un passé complètement disparu. Or, on atteintd'autant plus à la probabilité, que par les faitsultérieurs les interprétations se voient corrobo-rées, tout au moins. dans l'ensemble.

Dans une société établie sur l'inégalité des per-

sonnes et sur les classes, les conditions du dévè-

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loppement de chacune diffèrent l'appréciationdoit différer, en. conséquence, quant aux efforts dechacune. Ni leur point de départ respectif, nileurs moyens d'action, ni leur rôle n'ayant pu êtresemblables, les actes ne sauraient être en chacuneenvisagés de même, le mérite avoir la mêmemesure. En toute étude qui a trait à la gradationsuccessive de l'individu au sein de sociétés de

ce genre, la détermination des différences entreles Personnes est donc commandée d'abord. Il estessentiel de voir chacune des catégories à sa place

propre, dans ses conditions exactes de lutte etd'avancement. Le plus souvent elles paraissentconfondues, on éprouve quelque difficulté à tou-jours les reconnaître. La loi qui régit l'état social

ou bien modifie leur nature ou bien change leursrapports à mesure qu'elle change et se modifieelle-même il s'en forme ainsi d'autres, et l'appa-rence trompe aisément. Les divers modes du tra-vail, les conductions soit contractuelles soit de

coutume établissent des situations multiples;situations que tantôt leur durée viagère, quelque-fois héréditaire, tantôt leur application à desensemble d'individus et à des territoires étendus,tantôt les deux faits ensemble font prendre commeconstitutives d'existences juridiquement caractéri-sées. Or ce sont dés situations accidentelles, par-dessus tout économiques. Elles peuvent chacunedevenir propre à des individus de classes diffé-

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rentes. Si les attributs de personnes proprementdites leur étaient reconnus, on accroîtrait sansmesure, autant que sans fondement, les catégoriessociales.

On peut être amené à cette erreur par la mul-titude d'appellations que les textes gallo-romainset ceux de l'époque carolingienne donnent,.auxclasses servile ou sujette, classes alors des agentsde la culture. Même les plus éminents érudits,ceux qui ont parfaitement déterminé en principeles personnes par leurs caractères réels quandils se gardent de s'abuser en cela dans les généra-ralités, ne l'évitent pas toujours dans le détail. Il

y a pourtant tout intérêt à s'en garantir. Si dansces textes, dans tous autres d'ailleurs et dans lesfaits on ne discernait pas assez exactement cequi est simple condition de travail de ce qui con-stitue une condition civile, la vérité, la probabilité,si l'on veut, échapperait dans les choses quiimportent le plus. La liberté et la servitude, parexemple, les deux états sous lesquels on a surtoutà connaître les personnes dans la société d'autre-fois, ne sont pas toujours si bien accusées qu'iln'y ait beaucoup d'incertitude sur leurs limitesla sûreté de ces limites est cependant nécessairepour maintenir historiquement le nombre desasservis dans ses bornes réelles. Or, il ne faut

i. Ainsi Guérard, Prolégomènes d'Innt. passim et §§ 125, 143,198 entre autres.

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point demander un signe de classe à la situationoù les individus se trouvent à. tel ou tel moment;c'est dans un caractère fixe qu'on doit le chercher.Un caractère indiquant l'état juridique, en consé-quence le rang social, par cela même qu'il per-siste sous des modifications!multiples. La capacitécivile, autrement dit la mesure sous laquelle l'in-dividu participe aux droits qui sont l'attribut del'homme, sociale complet, voilà ,le signe catégo-rique des Personnes. De ce .que plus ou moins de

ces droits est acquis ou retiré, de ce que; quelquesituation qui accidentellement survienne, ilsseront exercés sous des modes spéciaux, de celaseulement l'individu prend un rang distinct. Il ades destinations, une activité; une sphère de vieà part; il se trouve dans des cadres particuliers,et ces cadres. le suivent tant qu'ils ne sont pasdétruits en lui par la translation de sa personnedans d'autres cadres.. • •

Quels droits constituent l'homme social com-plet ? Ce sont les droits de famille, de propriété,de transmission. La jouissance entière ou la priva-.tion en plus ou en moins de; ces attributs, parcela aont délimitées les personnes, dans les nationsde l'Occident surtout. Les libres et- les asservis n'ypourraient pas être reconnus à d'autres caractères;l'asservissement, sous toutes ses.formes, s'y estrésolu en restrictions mises à la vie civile à titrede discipline publique. Restrictions obligeant

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d'une manière souveraine, préexistant à touteconvention privée, s'imposant à ces conventionset leur survivant. Elles, ne donnaient pas seule-ment, à ceux qui y. étaient soumis, une position à

part, mais aussi, en-quelque sorte, une naturesociale distincte; l'état 'juridique leur attribuaitune valeur, et une place'déterminée entre lesautres personnes.

Quelles furent donc, sous le régime de la sei-gneurie, .les .personnes, composant .la société, etquelle fut la situation de celles à, qui incomba lacharge de la-production matérielle.?'voici le lieude .le dire. D'abord l'état social. Ce n'est pas sim-plement de libres et d'ctsservis, qu'il se trouve alorsformé, c'est -d'ordres de, personnes étagés. Il y ena trois, superposés les uns aux autres lesgentils-.hommes les, vilains, les serfs. Trois conditionstranchées; elles sont la: dans leur sens descendant.A. quoi il faut, ajouter, que .les.gentilshommes etles .vilains, sont des. ^personnes libres, les serfsseuls ne, le< sont pas. D'une catégorie à l'autre, la.limite fut.s.ouvent confuse, et..dans chacune semarquèrent des nuances nombreuses; mais aupoint de vue civil.les classes furent celles-là, et iln'en exista pas d'autres, non seulement tant qu'aduré le moyen âge; mais même encore après. Cesont- les gentils bons, francs bons de poeste et sersdécrits .par Beaumanoir 1 Avant comme depuis

i. Coutumes de Beaiivoisis,. édit. Beugnot, chap. CLXV, n° 20, etXII, no 3.

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lui, sur le continent ou de l'autre côté de laManche, tous les textes ayant trait aux rapportscivils et politiques, textes d'économie privée,-

textes d'administration publique désignent etspécifient de même les éléments formant l'étatsocial, Le Mirror of justice 1, les Décisions 2, laSomme 3, les Ordonnances*, l'érudition moderneconcordent en cela. On ne trouverait pas d'auto-rité qui permît de reconnaître d'autres classes de

personnes, pas une situation sociale qui, juridi-quement, ne rentrât dans l'une ou dans l'autre de

ces dernières.' Veut-on caractériser ces catégories

par leurs côtés saillants, voici sommairement le

rapport de l'une à l'autre.Le serf est un objet de possession il reste

juridiquement incapable d'appropriation poursoi; le vilains, est un sujet contribuable; legentilhomme est un non contribuable qui, de parl'état seigneurial, a souveraineté sur le vilain. Ledroit élevait ainsi sa solide barrière entre la classedes serfs et les deux autres ces deux autres, laclasse des gentilshommes-et celle des vilains, étaient

1. Dans Houard, Lois anglaises.

2. ? 249.3. Tit. LXXVIII, LXXXIV.

4. Notamment celle de 1358, répartitrice de l'aide voté par lesÉtats de Vermandois.

5. Cf. D. Grappin, Dissertation sur la main-morte, p. 65. Labou-laye, Corcditiooc des femmes, p. 312. Guérard, De la formation de l'étatsocial, politique et administratif de la France, bibl. de l'École desChartres, 185 1, p. i et seq.

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seulement différenciées et séparées par la condi-tion sociale et le droit politique.

Ces définitions ont divers avantages, malgréleur brièveté. D'abord, celui de spécifier chaqueclasse sous l'expression la plus nette et la plusabsolue.. Elles ont celui-ci, en outre dans lerégime d'alors et bien après, une hiérarchie existaentre les personnes d'une même classe; il enrésultait' pour les unes une certaine souverainetésur les autres ou, du moins, des privilèges spé-ciaux. Il faut pouvoir indiquer les relations decette hiérarchie avec les faits de possession ou detravail, c'est-à-dire déterminer l'influence qu'elle

exerça sur ces faits ou qu'elle reçut d'eux. Or cesdéfinitions précisent les rapports qui ont tenu lesclasses chacune à leur distance, jusqu'au jour oùelles se sont confondues dans l'égalité civile.

Une utilité de plus, c'est qu'en fixant la diffé-

rence èntre les conditions vilaine et serve, ces défi-nitions préparent l'exactitude dans l'appréciationdu rôle rempli d'une part par les libres, de l'autrepar les non-libres; dans le développement ou lesvicissitudes d'e l'état social. Or, c'est le point devue qui importe surtout ici. Libres et non-libresn'eurent pas, tant s'en faut, des voies semblables.Pour avoir pris souvent, comme des faits de ser-vitude, 'des faits de pure sujétion, les proportionsdu servage ont été augmentées historiquement, etsa durée a été crue plus longue qu'elle ne le fut

Serfs t l'ilains au Moyen age. 3

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en réalité. Il a été donné cours aussi à des estima-tions dont il faut peut-être revenir quant à l'inté-rêt, aux obstacles, aux ressources, conséquem-ment quant aux mérites soit des serfs soit desvilains dans les efforts par lesquels leurconditions'est élevée chacune. En cela plus qu'ailleursrésidant ici mon objet, il convient d'exposerde quelle manièré, dans le domaine de la pro-duction, se trouvaient réparties, pour ainsi par-ler, les personnes bien distinctes et étagéesqui viennent d'être spécifiées.

5. Personnes et classes quant à lapossession du' sol et à son exploitation.

Ce serait un état social très exceptionnel, celuioù tout l'intérêt du travail résiderait dans les tra-vaux manuels. De fait ou de droit, à toute époque,les personnes que la propriété des fonds ou celled'un certain partage des produits lui rattachent endeviennent plus ou moins des agents. Ils tiennentplus de place dans ces circonstances et ces vicis-situdes, à mesure qu'on se rapproche des momentsoù la source à peu près unique de la richesse etde la puissance vient du domaine agricole. Ç'aété le fait, en France, pendant une longue durée.

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A ne comprendre alors dans le personnel de laproduction que l'ouvrier proprement dit de laculture, les agents de labeur habitant sur le sol

ou le détenant pour en tirer les fruits, ce person-nel' se déterminerait de lui-même sur l'échelledes conditions qui précèdent. Il serait tout entierdans les serfs et une partie des vilains. Les labeursleur incomberaient au titre d'abord de classe domi-née, ensuite au titre de classe pauvre. Mais contrecette délimitation restreinte il y a plus d'un motif;il faut aussi s'abstenir d'en établir une d'après laclassification civile uniquement. Le régime sei-gneurial rendit très sensible en France l'influencesoit du propriétaire du sol, soit du créancier desfruits du sol sur la condition rurale, de sorte quece fut un but permanent que d'amoindrir cetteinfluence, jusqu'à ce qu'elle fût effacée sans retourou réduite aux rapports de conduction pure etsimple.

A l'époque de l'esclavage et au temps du colo-nat, l'existence du maître est très séparée de celledès agents d'exploitation; le maître vit loin deceux-ci. Sous le régime seigneurial, c'est différent.Seigneur et agent de culture se trouvent commeattachés à une existence commune. Il y a place

pour les démarcations civiles, pour la différencedes classes, il y a place en conséquence pour leseffets sociaux qui proviennent .de ces démarca-tions. Mais pour l'artisan de la production aussi

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bien que pour le maître, il résulte de leur rapL.

prochement des éléments d'action réciproqueindépendants de leur condition civile à chacun.C'est pourquoi, au moyen âge, l'histoire du per-sonnel de la production rie réside pas dans celle,des seuls ouvriers de bras. Quand le travailincombait strictement à une classe qui y étaitjuridiquement destinée, cette classe pouvait avoirdes griefs contre celle à qui elle appartenait,voire, à la fin, des intérêts contraires; cela don-nait lieu de sa part à des révoltes. Maintenant, lanécessité commune exerce son influence. Elledevient un des aspects de l'oeuvre. Celle-ci n'estpas le fait des serfs seulement, et par là elle serehausse. Ses agents, même secondaires, ne sontplus marqués d'une infériorité indélébile, de sorteque les griefs qu'ils peuvent avoir, les intérêtsqu'ils se. sont créés deviennent pour eux unmoyen d'exhaussement.Un ensemble d'individus exploitant pour autruiou pour, soi, on pourrait ramener à cette défini-tion générale le personnel de la production sousle régime, seigneurial. Certains ont droit auxfruits en tant que propriétaires ou que souverainsdu sol, mais ne s'emploient en rien à les faireproduire. Certains ont le même droit de propriétéou son équivalent en fait, quoique soumis à lasujétion; ils cherchent leur subsistance propre ouils la complètent en fournissant leur travail à

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'cette production. Certains, enfin, n'ont droit aux-fruits que. comme étant leur.salaire. Une classede riches' ou de'puissants; une classe'de sujets^petits propriétaires, loùant tout en partie du'.labeur qu'ils rie mettent pas à leur propre pôs-une classe de mercenaires civilemeritlibres ou non libres, tels seraient, sous ce régime,.'les degrés visibles. La situation sociale ou la^richesse les délimite, non plus l'absolu du droit. Ilarrive que la différence de situation' ou de richesseaccompagne fréquemment la différence de droitscivils; mais, en tant qu'individus participant auxoeuvres de la production, la personne n'est sou-_misé, à généralement parler, qu'aux différencesde patrimoine et tous indistinctement; même lés'serfs bien avant lé xtne siècle, se trouvent aptes-à posséder le patrimoine.

Cé patrimoine, qui, dans le domaine des inté-rêts,, forme ainsi des cadres où s'amoindrit sensf-blement' la classification juridique,. se manifestesous trois espèces, espèces correspondant auxtrois situations civiles qu'on vient de voir. Il y a

'l'exploitation du gentilhomme ou du riche vilain,dans laquelle, directement ou par des intendants,ils font valoir le travail de serfs qui s'y trouventsous diverses conditions, ou bien de vilains .prissoit comme fermiers soit comme colons par-

..tiaires ou comme journaliers. Il y a' l'exploitationdu vilain de richesse moyenne, tantôt comprë-

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nant un héritage propre, tantôt une simpletenure et qui, dans les deux cas, admet à propor-trions moindres les mêmes procédés et les mêmesagents on descend ici jusqu'à la limite extrêmeoù la petite propriété, les paupercidi cum suâprogenie de Varron, sont compatibles avec leschoses. Il y a l'exploitation du serf, égalementdomaine propre ou tenure; il la gère lui-même siles obligations de son servage lui en laissent le

temps, sinon il l'exploite par d'autres soit à partde fruits, soit fermiers, soit mercenaires, et soitvilains ou serfs. Les textes font foi, dans plus d'un-cas et plus d'une localité, que des serfs furentpossesseurs en propre de serfs qu'ils employaientà leur' culture.

Ainsi, lorsque les autres régions de la sociétécomportent des classes tranchées, des « per-sonnes » soumises aux effets d'une dépendancehiérarchique, dans la région économique, dans ledomaine de la production règnent des faits sem-blant dérivés d'autres principes que ceux d'oùprovenait cette dépendance. La propriété du sol

ou des fruits du sol peut appartenir à un serfcomme à un gentilhomme, à plus forte raison à

un vilain. Sans contredit, celui qui fait produireest serf ou vilain le plus généralement; mais rienn'interdit qu'il soit un gentilhomme. Tout rareque cela puisse être, cela n'a rien d'inconnu.L'existence de tout le monde se passait hors des

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villes la pauvreté n'épargna pas, les gentils-hommes plus que depuis. Parmi ces « povressires a dont parle Beaumanoirî, qui n'ont « nulhome de fief, ou' par povreté n'empruntent nulsde ses pers pour fere jugement en lor cours; » oubien parmi ceux qui, hors d'état de payer lesreliefs, avaient obtenu YEstablissement de 1235 2>

.on eût trouvé à coup sûr plus d'un gentilhommeà proprement parler cultivateur, à qui fut com-

mun avec les autres agents ruraux beaucoup de

'ce qui greva ou fit meilleure la condition de cesderniers. ,Des raretés de ce genre n'importentqu'en ce qu'elles confirment le caractère très élas-tique du personnel de la production sous l'étatseigneurial.

C'est là un des traits les plus saillants de lasociété française du moyen âge. Situation trèsnouvelle et typique, que le travail puisse êtrechoisi, qu'entre lui et l'état juridique il cessad'exister un lien inévitable sur l'institutionduquel l'état social repose. Il en naîtra des con-séquences considérables. Le cultivateur ne pro-cédant plus obligatoirement.de sa condition juri-dique, mais pour beaucoup des intérêts écono-miques, pourra réagir contre les injustices de cetétat avec toute la force que portent en eux cesintérêts essentiels. C'est par là que sortir de l'iri-

i. Chap. LXII, nos i et 12.2. Ordonnances du Louvre, t. I, p. 5 5.

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fimité, accroître ses moyens, élever son rang mal-gré. les plus dures' vicissitudes, en un mot sefrayer la voie des progrès sociaux lui deviendrapossible. Il se l'était vu fermer tant qu'il avaitappartenu à une classe juridiquement destinéeaux labeurs. Cette autre .voie, la révolution sei-gneuriale n'avait sans doute pas eu pour but dela lui ouvrir; mais elle la'lui a rendue accessible,

on dirait presque normale. Depuis, il y fut poussétoujours davantage par. l'irrésistible stimulantné pour 'lui du contraste de son inégalité, euégard à la valeur réelle qu'avait son oeuvre pour.le développement de la société.

On marquerait assez exactement, semble-t-il,

par les indications suivantes, le rapport desdiverses classes avec le. travail de la productionmatérielle, sous le régime seigneurial. D'un côté,leur participation à cette œuvre est en raisoninverse de leur élévation sur l'échelle sociale lesgentilshommes ne s'y rattachent :que par la per-ception des produits beaucoup de vilainsarrivent à faire de même; les serfs, eux, l'ontpour destination primordialè: D'autre côté, saufquant au serf,' qui eut ce travail pour obligationjuridique daris le principe, lôin'd'être la.cause oula conséquence nécessaire d'aucune inégalité dedroit entre l'agent de production et le proprié-taire ou le créancier des produits, elle établit del'un à l'autre, par dessus tout rapport juridique,

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les rapports de possesseur à conducteur d'héri-tage ou à salarié. Il faut seulement ajouter que,suivant l'état serf ou vilain de ces conducteurset salariés, l'œuvre prend une forme différente,suit une marche à elle, entraîne des consé-quences spéciales. D'une manière générale, tou-tefois, on fait surtout l'histoire des classes serveet vilaine, à retracer les vicissitudes du personneagricole dans l'ancienne Franc.

On ne pourra avec quelqueexactitude appré-cier avec un peu de justesse la situatiôn-éconô-mique et- les progrès de ces classes en tantqu'agents du travail, que si l'on connaît leurcondition civile. Mais la situation économiquefut essentiellement dominée alors par la consti-tution sociale. Sur la hiérarchie civile des per--sonnes était greffée une hiérarchie sociale etpolitiqué, et celle-ci créa pour les détenteurs dusol, à quelque titre qu'ils le fussent, des modesde posséder les fonds, d'en supporter les charges,d'en partager les fruits, dont il importe au préa-lable d'exposer les données. Que fut donc à cetégard le régime seigneurial, et quels effets eurentses' lois pour les intérêts ? il importe de le dire.

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6. L'institution seigneuriale.

Les'conditions d'être faites aux personnes parle régime seigneurial sont restées les mêmeslongtemps après l'affaiblissement de ses cadres et

-de sa puissance dans le domaine du travail, ildonna naissance de même à des nécessités, autre-ment dit à un ordre économique à lui. Il était de

nature, moins que toute autre organisation poji-tique, à exempter le patrimoine et le sort desclasses qui le mettaient à fruit, de l'influence quele plan général de la société imprime à la produc-tion. Qu'il se fût formé par l'appropriation par-cellaire des attributs de la souveraineté, ou queces attributs se soient trouvés dès l'origine en luicomme suite ou conséquence du domaine privé,il a fait sentir de très près et très arbitrairementl'exercice de ces attributs. Reposant d'ailleurs surune dépendance organique des possessions et des

.personnes, il a compliqué de titres et de prélève-ments sans nombre les rapports de travailleur àpropriétaire. De plus les faits sociaux, quand ilcessa de les gouverner exclusivement, passèrentsous l'action d'un pouvoir public très remuant,très onéreux par suite, et dont les vicissitudes

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retentirent sensiblement dans les intérêts. Ce pou-.voir public apporta nécessairement dans l'assiettedes intérêts, dans leurs profites, dans toutes leursattenances, des effets par l'espèce, le caractère, lasomme et le poids de ses exigences, aussi par le-nombre et. la nature des intermédiaires qu'ilinstitua ou laissa placer entre eux.

Même loin des.commencements, il est possiblede .déterminer assez exactement la nature et lesmodes d'action qu'eut le régime de la seigneuriesur les choses. Bien plus, il n'est pas indifférentde se trouver pour cela à distance; on comprend.peut-être mieux alors comment, par quoi, en quoice qu'avait établi ce régime fut plus ou moinschangé au cours du temps. Le xine siècle est le

moment d'où l'on domine à la fois la phase.d'ascension et la décadence de la constitutionseigneuriale. La royauté a déjà affaibli les ressortsde cette constitution antérieure à elle. Le droitcivil, passé de l'état d'usage non écrit à un cer-tain état de rédaction, porte l'empreinte de pre-mières altérations et, à la fois, l'annonce dechangements futurs. L'équilibre des classes

pourra visiblement être déplacé par des influencesqui révèlent l'action de la vie d'ensemble,autrement dit d'une existence 'nationale. Phi-lippe-Auguste va soumettre aux premières exi-

gences d'un gouvernement général la seigneu-rie, devenue déjà nuisible à la production. Ce

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-qu'elle a été et ce qu'elle a fait ressort d'autantmieux que ce qu'on s'efforce de lui substituer' ou

d'introduire en elle est précisé. On peut jugeravec plus de vérité la condition, l'existence, lesperspectives que les classes voùées au travail ou.les intérêts qui en étaient provenus avaient trou-vées souselle.

Il est visible à cette date que l'état originaire.de la seigneurie et celui du nef sont perdus de

vue. L'agent de la production a tiré d'eux, avec laforce individuelle et l'assiette sociale, le besoin etl'énergie du progrès; il s'efforce maintenant dedétruire les barrières ou les gênes qu'il y trouve.Plus de vestiges de l'ancien esclavagé les .servi fô-

reuses dont Philippe-Auguste approuve la manu-mission par un acte de 1208, doivent être unedes dernières traces de l'esclavage rural en'FranceLe servage aussi est entamé, sa constitution ori--ginaire s'amoindrit tous les jours, les faits la'comportent de moins en moins, des doctrines-la condamnent publiquement. La sujétion à laseigneurie, autrefois absolue et arbitraire pour lelibre comme pour l'affranchi, est désormais conte-nue, réglée ou peu à peu rachetée; elle n'a plus

-la même puissance d'empêcher que le travailleurdu domaine seigneurial s'élève, le même pouvoirde stériliser ses efforts à le faire. Les vicissitudes

• 1. Acte cité dans l'Introduction au Cartitlaire de Saint-Père- de

Chartres.

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qui ont amené cette situation nouvelle et. leschoses qui en résultent sont perceptibles commed'une sorte de point de partage des faits. Vers lepassé on voit les classes et les intérêts s'efforçantde quitter les manières d'être, les conditions detravail ou d'existence nées de la confusion depeuples et de lois qui fut le berceau de la féoda-lité; vers notre âge, c'est le mouvement social dela France avant 1789 qui apparaît. Le patrimoinerural et son personnel sont désormais acheminésà la liberté civile ils marchent à la conquête del'entière liberté sociale.

Le terme de « régime seigneurial », celui, sui-vant le mot usuel, de « féodalité » désignent lasociété ayant remplacé l'Empire de Charlemagneils expriment essentiellement les liens civils etles rapports d'intérêt qui rattachaient entre euxles hommes de cette société autrement consti-tuée. Liens et -rapports qui ne sont aucunementparticuliers à la France. Le fief, en tant quegrande possession, se montre partout, et là bù ilest d'usage de lui assigner. pour date la déca-dence du vaste Etat carolingien, il a été antérieurà cette décadence. Il est l'association primitive,tribu, clan, patronage, modifiée par des circon-stances plus compliquées que celles des premierstemps. Il s'est établi suivant l'utilité respective dedéfense ou d'ambition qui est née de ces circon-stances. Il n'a même rien d'incompatible avec un

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pouvoir supérieur soit en notre pays soit ailleursdans l'Occident soit dans l'Orient, on l'a vu, aumoyen âge et depuis, rester la forme sociale demonarchies puissantes.

Ce qui fait expressément du régime seigneurialet de la féodalité une époque particulière, c'estqu'outre une manière d'être des personnes et despossessions elle a été un gouvernement. La sou-veraineté s'y est jointe au patrimoine. De là, uneexistence et des nécessités politiques qui ontétendu leur action sur tous les intérêts. Celadurant une période de plusieurs siècles. Lorsdonc que l'on regarde aux choses dans les tempsoù régna cet état social, il faut tenir compte dela double et cumulative influence, économiqueet politique, qu'il exerça sur elles en raison de ladualité de son principe. En soi, la seigneurie féo-dale a sans doute pour origine la propriété. Quel'ancienne tribu se trouve soumise à des événe-ments qui y développent la vie politique, tellesqué la guerre ou la conquête, le personnage quipréside à cette tribu ou qui y commande devientrapidement pour elle un chef qui a des compa-gnons. Il les récompense et ceux-ci s'en attachentd'autres. Il a conquis des terres qu'il distribueet qui se subdivisent. C'est déjà le fief; la vassalité

et le bénéfice se forment .ainsi. Par la pensée onsuit aisément l'association patriarcale, de l'étatcommunautaire primitif au clan celtique .ou ger-

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main, au vasselage druidique et gallo-romain, en.fin de compte au fief du xe siècle et des sièclessuivants. L'érudition, qui plus est, fait parcourir à'peu près, documents en mains, ces étapes succes-silves.

D'une façon analogue naît 'la seigneurie pour-vue de la souveraineté. Qu'on place le possesseurde fief sous une administration gouvernementaleobéie, il reste un grand propriétaire entouré d'in-fluence sur un territoire habité. Cette administra-tion gouvernementale constate et consolide enlui tout cela. Elle y ajoute des attributs de juri-diction, de police, de perception des tributs oude leur maniement. Voilà lespossessores, potentioresdes empires gallo-romain et carolingien. Mais le

gouvernement entre dans une de ces phasesd'anarchie qui marquent les désorganisations oules décadences ses agents en viennent à oppri-mer et à spolier, soit pour le compte du pouvoirà bout de ressources soit pour le leur propre; lesadministrés cherchent alors autour du riche pos-sesseur la protection qu'ils ne trouvent plus dansle gouvernement et qu'ils sont impuissants à sedonner. A raison de ce patronage, les pouvoirsde ce riche s'augmentent il accroît peu à. peu sesattributs politiques, de sorte que la force publiqueet une part notable de souveraineté suivent rapi-dement. Voilà le grand patrimoine transformé en'seigneurie politique par le patronage, par la

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recomàndation, pour employer le mot que fournitl'histoire même. Ce grand patrimoine se consti-tue individualité agissante, ou bien il s'associe àdes individualités voisines pour en formerensemble une mieux garantie c'est le régimeféodal.

Si, d'autre part, on se figure le haut fonction-naire retenant pour lui-même, l'autorité ou la pro-tection qu'il exerçait pour le pouvoir public, les

« comtes », « vicomtes », les judices, toute la hié-rarchie administrative des deux premières racesse créant ainsi la fortune et la puissance quepeuvent donner la concentration de la juridic-tison, des impôts, de la force, militaire dans lesmains d'un particulier (et les faits ne furent passans beaucoup autoriser l'hypothèse), usurpationfacile quand le fonctionnaire est, 'comme alors,rétribué' au moyen d'une délégation des tributsou par la concession. de terrés fiscales; quand il

y a hérédité de fait ou de droit dans ses fonc-tions quand l'impôt public est tenu à ferme.. Sil'on suppose en outre les subordonnés' imitantcette usurpation; la secondant, l'accélérant par làmême, on aura vu se créer une autre série depuissances privées. Elles n'auront de fondementet leurs manifestations n'auront d'origine quedans les attributs politiques exercés auparavant,comme fonctionnaires, sur toute personne et surtoute chose sujette du gouvernement' dissous,

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autrement dit sur ses contribuables personnes etchoses de tout rang social, moyens ou petits pos-sesseurs, bourgeois ou artisans des villes, censi-taires, tenanciers de culture rurale ou salariés.Que l'on se représente enfin ces deux élémentsde pouvoir, déterminés chacun en leur espèce etlocalisés, se mêlant plus ou moins en se mouvantcôte à côte, s'associant par groupes qui .prennentvite pour ennemi le groupe voisin, en définitiveformant un ensemble de petits États juxtaposésqui se créent, chacun proportionnellement, lesmêmes intérêts et les mêmes vicissitudes quedes Etats plus grands, on aura vu, d'une manièresommaire, se former, prendre assiette, agir sousdeux origines distinctes les éléments de la féoda-lité en France.

Du fait de cette double provenance, unedouble action dut être causée par la seigneuriesur le sort et sur les intérêts des classes à quiincomba le travail de la production. De son ori-

• gine domaniale viennent les lois d'associationpurement privée que l'oeuvre rurale autour duchef appelait naturellement c'est la hiérarchiedu fief proprement dit. Elle comporte des ser-vices de travail avant tout, probablement dejuridiction ensuite, plus tard de guerre et,aussi, honorifiques, mais elle ne comporte queceux-là. De sa nature de souveraineté, au con-traire, dérivent les redevances créées par 'l'auto-

Serfs et Vilains au Moyen âge. 4

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rité publique, celles qui correspondent au droitde commander, d'imposer, de juger, de punir,autrement dit d'obliger à payer ou à faire à rai-

son des besoins ou des nécessités publiques; c'estl'inépuisable série des tributs ou impositionstransmis par le fisc impérial à celui des rois bar-bares, repris et remaniés sous les règnes carolin-giens. Que les délégués de tout ordre se lessoient appropriés ou que le possesseur du fiefles ait successivement établis pour lui-même, deproche en proche ses bénéficiaires se les sont dis-putés continuellement, ils ont été accrus d'ex-tensions ils ont formé bientôt une seigneurieà eux seuls. Encore après la révision des cou-tumes, au xvie siècle, la seigneurie de jaistice les

eut pour attributs.Il est visible que, pour le « Fief », culture du

sol et cultivateurs étaient l'objet immédiat, le

moyen naturel et légitime du revenu et des pré-lèvements annuels qui le constituent. Pour l'autreélément de la seigneurie ils ne furent que l'occa-sion exploitable. De là une notable dissemblance,dans les suites, pour la condition et les vicissi-tudes des personnes asservies et des personnessujettes. Et comme les deux éléments de la sei-gneurie formèrent tantôt des titres séparés, tan-tôt se trouvèrent réunis dans la même main,d'autres dissemblances sont provenues encoreselon que ce personnel et ses intérêts se

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trouvèrent soumis aux deux aspects à la fois, aufief et à la justice ensemble. La conséquence quantà chacun de ces éléments n'est marquée nulle partplus nettement que dans les liens des personnesavec l'un et avec l'autre. Par le fief, c'est-à-dire parla propriété territoriale, le seigneur eut des asso-ciés ou « vassaux », des détenteurs à bail ou àconduction, des ouvriers dont le travail et plusou moins l'existence étaient sa propriété, soit destravailleurs de bras dénommés encore serfs quandcet état juridique avait en réalité cessé d'existerpour eux. Par la justice, c'est-à-dire par la por-tion des attributs de la souveraineté qu'il possé-dait à n'importe quel titre, le seigneur n'eut quedes sujets ou hommes sous sa puissance, les

« hons de poeste » de Beaumanoir. Ceux-cipouvaient être rattachés déjà comme censitaires,comme conducteurs d'héritages, comme salariés,

au personnel du fief ou n'y tenir en rien, (dans

ce dernier cas la plupart des bourgeois, des arti-sans, dés gens de négoce des villes et des bourgs.)Dans les deux cas, le seigneur, de par l'élémentjusticier, avait souverainement impôt sur leursbiens, sur leurs revenus, sur leur commerce, surleur activité productrice quelle qu'elle fût; cela àraison du seul droit politique de sujétion, droitconstaté pour lui par leur domicile, par leur qua-lité de couchants et levctnts dans l'étendue de saseigneurie, autrement dit par leur qualité de

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vilains. « Vilain, écrit Charondas, c'est-à-dire le.

couchant et le levant en la terre d'un seigneur »Les coutumes, au xvie siècle, ont fait, par suitedu vilain le sujet en jrestice.

7. Les intérêts sous la seigneurie.

Fief et.jaistice en admettant que ces deux déno-minations ne correspondent point chacune à uneorigine et à un caractères propres, d'où une exis-

tence distincte dans l'état seigneurial, elles iri-

diquent.en lui deux aspects sous chacun desquelsil y a lieu d'en étudier les effets. On entrevoitdéjà que la justice a dû tenir plus de place que le

fief dans les résultats bons ou fâcheux provenusde lui quant au travail et aux possessions. Il estvisible également que ce qui se réfère foncière-

ment au mode de possession, de travail, de par-tage des fruits, dépend surtout du fief. Différen-ciée ainsi par la nature et par la hiérarchie des

rapports, la seigneurie de fief paraîtra plus dis-tincte encore si l'on examine ces rapports dansle détail.

Dans le fief, d'abord, les manières d'être eurent

1 Sur la Somme rurale, note C du chap.. LXXXIV.

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pour unique loi les lois de l'association, et pourprincipe à vrai dire latent le consentement, le

contrat. A laquelle des deux origines germaniqueou romaine que l'on fasse remonter le lien féo-dal qu'il ait pris sa source dans la recommaodct-tion, dans la recherche du patronage d'un possessor,d'un potens, d'un chef redouté; que cette source fûtdans le bénéfice, c'est-à-dire dans la distribution àcharge de services que, l'un comme l'autre, ilsfirent de leurs terres, on ne saurait lui reconnaîtred'autre point de départ que la convention. Con-vention plus ou moins inévitable ou violentée,

sans doute, mais toujours censée préexister. Ledroit civil n'a cessé de la supposer; il a appliqué

aux litiges féodaux les principes des contrats pen-dant plus de six siècles.

D'autre part, le premier effet, l'effet fondamen-tal du fief, fut d'établir à tous les degrés la subor-dination du sol au sol, et, par le sol, des per-sonnes aux personnes. Dans la propriété, séparerle domaine de la possession, en même temps lesrelier l'un à l'autre et leurs détenteurs respectifsles uns aux autres par un rapport hiérarchique,voilà ce qui caractérise le fief et le constitue. Le

contrat de fief, en se généralisant, arriva de cettemanière à concentrer la pleine propriété dans

un petit nombre de mains, celle des seigneurs; il

ne laissa qu'un certain usufruit au plus grandnombre, formé des vassaux. Par les dénomina-

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tions de domaine direct ou éminent, et domaine utile,la langue juridique du moyen âge exprima,

comme on ne pourrait pas le faire avec celle demaintenant, la nature et le rapport de ces deuxfaces de la propriété. Deux faces complètementinconnues hors du régime féodal. Elles ne corres-pondent aucunement aux divisions soit romaine,soit moderne de propriété et usufruit, propriété etlouage, l'usufruit et le louage ayant très habituel-lement coexisté avec les dominités directe et utile.

Dans cette hiérarchie primitive, les besoinssociaux multiplièrent les dérivés. Deux classes de

vassaux se formèrent; l'une pour les services de

guerre, de parade, de judicature; ce furent les servicesnobles; l'autre pour assurer la production des objetsde subsistance, le revenu territorial, services rotu-riers. De là deux sortes de tenures, celles infeodo,fiefs et arrières-fiefs des coutumes, celle ira censu,la censive. De la censive, subdivisée à l'infini parla complication de la vie sociale, autrement ditde la sous-inféodation continuelle de tout ce quiétait revenus.dans le sol, est née une suite de rap-ports de même nature qu'elle entre le travailleureffectif et le possesseur du sol rapports créantune série correspondante de redevances terriennesqui se rattachaient les unes par les autres au fieforiginaire. Ces redevances formèrent dans leurensemble la seigneurie proprement féodale sousson aspect utile.

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C'est par-dessus ces dépendances, exclusivementterritoriales et consensuelles, que la seigneuriejusticière vient étendre ses droits. Chez elle nullehiérarchie, si ce n'est la gradation d'agents, defonctionnaires qui sont chargés des perceptionset du contentieux qui en dérive les sénéchanx,les connétables, les baillis, les sergents. Là, nul contratoriginaire supposable, mais la seule sujétion poli-tique et le fait devenu le droit par usage.

Sur des sujets appartenant à des classes et à desfonctions sociales diverses, cette seigneurie prélèvedes tributs qui frappent toutes les manifestationsde leur activité, manifestations témoignant eneffet de leur aisance ou en donnant la mesure.Elles dévoilent la satisfaction qu'ils donnent à leursbesoins, la seigneurie opère ses prélèvementsen conséquence, sous des différences de quotité;ce sont les droits seigneuriaux, exigeants et subtilscomme savent l'être les prélèvements fiscaux.Droits devenus très vitearbitraires, trop de fois spo-liateurs, qui, pendant des siècles, ont excité l'oppo-sition ou la haine des populations sur qui ilsportaient. S'ils avaient été domaniaux, ils seseraient forcément réduits, en définitive, à la partde l'impôt dans le revenu du contribuable; le vice

qui leur fut continuellementreproché au'contrairepar les classes sujettes, celui qu'on voit celles-cicontinuellement jalouses de conjurer, c'estd'étendre les perceptions jusqu'à ne laisser au

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sujet qu'un reste insuffisant. Or, ce reproche, lesseuls attributs de la seigneurie de justice le susci-tèrent, nullement ceux de la seigneurie dejiej.Jamais celle-ci n'a connu la même guerre; lesclassés reliées à la hiérarchie domaniale trouvèrentplus ou moins dans le fief les procédés de pro-priétaire à exploitant commandés par sa nature.Aussi l'élément fief resta-t-il sinon incontesté,du moins respecté, relativement parlant, jusqu'aumoment où il prit les procédés de l'autre élémentde la seigneurie. A l'inverse, l'élément justice parutde très bonne heure et de plus en plus forméd'attributs dont le titre était injustifiable. Le pou-voir public, en progressant désormais, rendit cesattributs moins justifiables encore parce qu'il les

exerça mieux et pour une utilité plus reconnais-sable. Les efforts de la seigneurie pour les main-tenir se traduisirent par des exactions qui necontribuèrent pas médiocrement à leur ôter touteraison d'être dans l'esprit des populations vilaines.Celles-ci crurent ne pouvoir être affranchiestout à fait qu'en détruisant la seigneurie même.Presque partout, à la fin, elle avait en effet revêtules deux attributs de Justice et de Fief.

Je dirais volontiers que l'hypothèse de la con-fusion des attributs justiciers et féodaux dansles mêmes mains est nécessaire, pour prendre lanotion complète des rapports respectifs soit du tra-

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vail soit des intérêts de possession avec la seigneu-rie. Cette confusion eut des cause multiples, quel-quefois régulières, plus souvent abusives; elle

eut en conséquence des effets inégaux sur lesintérêts. A peu près entièrement réalisée dans le

xmc siècle, elle ne fut pas un moment sansinfluence postérieurement. Depuis lors, vilains etserfs ont fait des efforts continuels pour allégerle poids de ses charges ou amoindrir les entravesqu'elle leur imposait. Ils ne purent avoir pourindifférent ni sa nature ni sori origine ni queles éléments en fussent ou non confondus, carféodales ou justicières les charges et les entravess'appliquèrent d'une manière tout autre poureux. D'une part, ce qui .venait du fief étant con-tractuel, put être jusqu'à un certain point mesuréd'avance et proportionné; or, toutes les personnesà qui la loi ou l'usage permettaient de s'obliger,le vilain, aussi bien que le gentilhomme, commeeux le serf dès un temps déjà ancien auxme siècle, furent admis aux engagements du fief.Mais, d'autre part, l'élément de justice, descendantde l'impôt, ne s'étendit que sur ceux qui étaientsoumis à l'impôt, c'est-à-dire sur une seule destrois classes. Il va sans dire que la justice n'atteignit,pas le gentilhomme, exempt en principe de toutesujétion et de tout impôt, ayant même cetteexemption pour attribut caractéristique. Elle nefrappait pas davantage le serf, parce que le serf

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n'avait de personnalité ni civile ni politiques necomptait que comme chose. Ce qui était de jus-tice dans la seigneurie porta donc sur le vilain.Propriétaire ou conducteur d'héritage, simple jour-nalier de même qu'habitant des villes, artisan demétier ou de négoce, c'est lui, le « couchant etlevant », qui fit les frais de l'énorme revenu justi-cier. Quand la justice greva de ses droits ou de

ses exactions l'héritage censitaire ou donné à

rente, à colonnage, à ferme, le travail du journa-lier, par retour le propriétairegentilhomme laïqueou ecclésiastique de cet héritage ressentit bienla pesanteur des prélèvements; ce fut même la

source d'une multitude de transactions sur dom-mages et intérêts qui, la plupart, attestent ample-ment la nature abusive et les procédés violents;mais c'est l'agent libre de la culture, le vilain, quiles supportait le premier et devait en être le plusgrevé. Les conductions libres devinrent le fait duserf dans des proportions si minimes, relative-ment au nombre de vilains qui les eurent. pourindustrie nécessaire, que ces exceptions furentde peu d'allègement à la règle.

Ainsi se confirme ce qui a été dit précédemmentsur la différence, causée par les institutions féo-dales, entre la condition du vilains et celle du serf.Est entrevue aussi celle qu'elles établirent consé-quemment entre le mérite respectif de chacunedes deux classes dans les' faits. Au serf le rôle

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passif d'agent immobilisé au domaine par desti-nation dès lors peu de chances économiquesredoutables, rien que des privations civiles. Auvilain l'action et la responsabilité avec toutesleurs charges de plus, outre les risques de l'entre-prise rurale proprement dite, outre l'obligation des'y consacrer pour vivre et pour grandir, tout le far-deau des prélèvements procédant de la justice. Onse rend compte de même, plus exactement qu'onne pouvait le faire auparavant, du caractère civilet social de ces classes; on voit que donner le nomde serfs sans distinction aux foules sur qui lerégime seigneurial a pesé, ce serait se méprendreentièrement. Ce régime a usé du servage, mais iln'y a pas entre eux un lien nécessaire; le servagen'est pas un effet de la seigneurie, cela à quelqueépoque que l'on se place et sous lequel de sescôtés, domanial ou fiscal; que l'on envisage celle-ci. Le serf n'a trait qu'à la propriété il n'existeque par elle et pour elle il ne se trouve dans lesystème seigneurial que comme tout autre objetd'utilité et d'appropriation existant à son époque.En tant que justice ou en tant que fief, ce systèmen'a pas créé un seul serf; il aurait disparu, que le

servage serait resté un des moyens tenus pour.indispensables d'assurer la production, dans lescirconstances sociales régnantes. Si le seigneur apossédé des serfs, c'est en tant que propriétaire dedomaines, nullement à titre de seigneur. Toute

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personne jouissant de la même capacité hors dela seigneurie put en posséder semblablement, etc'est pourquoi des serfs furent propriétaires deserfs.

Le servage étant donné et le régime seigneu-rial existant, le serf ne figure'donc que dans lesfaits particuliers à la seigneurie de fief. La justice,elle, n'a pas de serfs, ne pouvant tirer d'eux aucunattribut; si le seigneur de justice en possède,c'est qu'il est aussi seigneur de fief. Les juristesdu moment ne laissent en cela aucun doute

« Le droit que j'ai sur mon serf est du droit de

mon fief, » écrit Beaumanoir 1. Comme onappelait le vassal homme de fief, le vilain bomme de

poeste, on appela le serf homme de corps (bonsde cors), exprimant par là avec une justesse pré-cise la nature juridique du serf et ce qui subsistaitalors de l'ancien droit de s'approprier la personnehumaine.

Très différents furent ainsi, dans le moyen âgeet après, à raison de leur situation économiquerespective, les moyens d'avancement social pourles sers ou pour les vilains. Jusqu'au momentoù le progrès réduira le servage à une exceptionsans importance, chacune des deux classes doitdonc être envisagée séparément quant à l'achemi-nement vers l'égalité civile, autrement dit vers la

i. Chap. LXV, no25..

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possession de tous les droits. C'est seulement à par-tir de la révolution législative du xvie siècle appeléela « Réformation des coutumes », qu'en matièrehistorique il peut être question de la société fran-çaise dans son ensemble. Avant ce moment lesvicissitudes se localisent en quelque sorte, se diver-sifient entre des classes de personnes n'ayantni la même nature juridique, ni une situationsemblable au milieu des faits. La classe serve etla classe vilaine ont chacune dès lors une histoiredistincte.

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LES SERFS

CHAPITRE 1

CARACTÈRES PROPRES ET ORIGINE PROBABLE

Quand on veut regarder à l'histoire du servage,la question de sa provenance se pose d'abord. A'tenir cette condition des personnes pour l'altéra-tion heureuse, mais altération pure et simple del'esclavage, se ferait-on de sa nature une idéeexacte ? Fut-elle la descendance par amélioration dela servitude personnelle antérieure à elle, ou aucontraire n'a-t-elle pas les caractères qui révèlentune origine propre?

Le servage a été pris sans hésiter pour l'escla-vage amoindri progressivement par le cours deschoses. Ce n'a pas été, toutefois, sans de certainesréserves. Généralement, on n'a guère contestéqu'il ne dérivât d'une autre tradition que celle del'Orient et de Rome; mais, en tant qu'état del'individu, on lui a rarement attribué une autre

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provenance que la tradition latine. Les personnesplacées sous sa loi, on les a vu appeler d'un autre,nom que celui par lequel la non-liberté étaitdésignée à Rome, mais non que, pour cela, fûtreconnue en elles une condition nouvelle et ori-ginale. Le plus souvent, on a accepté qu'entrel'esclavage, tel qu'il existait d'après les lois ro-maines et la servitude du.moyen âge, il y a uni-quement la différence de plus à moins quantaux effets, et quant à l'histoire une filiation régu-lière dont le colonat fut le nœud. L'idée del'ubiquité de l'esclavage comme condition ori-ginaire du travail a peut-être dicté en partiecette opinion.

Il y a une question de génie social à ce quecette opinion prévale ou soit réformée. Suivant lasolution qui sera donnée, l'aspect des faits chan-

gera dans des parties essentielles. Beaucoup d'er-

reur a pu dériver de ce que, dans la société gallo-romaine, l'on cherche surtout la continuation del'Empire latin, non une continuation de lasociété antérieure à lui. N'a-t-on pas trop perdude vue cette société précédente, qui a si visible-ment survécu par tant d'autres et essentiels côtés?Les principes dont elle procédait étaient propresà modifier les institutions importées de Rome,tout autant qu'à les subir. On ne veut jamaistrouver que Rome, au point de départ des nationsde l'Occident. Il est bien positif que la suite des

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choses conduit de l'Empire romain aux Empiresbarbares, de ceux-ci au régime féodal puis à laroyauté française on a donc jugé naturel defaire succéder le servage à l'esclavage par voiedirecte, par simple dégénérescence, par améliora-tion si l'on préfère.

Cette conception du servage irait un peu desoi si l'on s'en tenait aux considérations écono-miques. Si l'on ne visait qu'à résoudre l'état des

personnes et les rapports entre elles en rapportsd'intérêt, si, du plus rigoureux ou du plus dégradéau plus libre on ne reconnaissait qu'une simplemodification de la nature du salaire, de sa quo-tité, de sa manière, ce serait une interprétationsuffisante. Mais les principes sociaux en eux-mêmes influent sur tout, sur les formes dessociétés, sur leur développement, donc surles conditions sous lesquelles y furent les per-sonnes comme sur le reste. Il y a une virtualitésociale, pour ainsi dire, qu'il faut déterminer. Cequ'a été à ce point de vue la France en tant queGaule devenue romaine, il serait fort compliquéde l'exposer, peut-être médiocrement praticableaussi de l'appuyer de preuves. L'érudition, en cetordre de matière, s'est jusqu'ici inspirée particu-lièrement de l'idée de filiation latine et il a étédifficile qu'elle s'y prît autrement; les documentssur lesquels elle peut fonder ses notions sontpresque tous latins, et ce sont des latinisés de

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vieille date qui les lui ont transmis. Les notionsdifférentes, il faut surtout les demander à la pro-babilité des choses. C'est l'induction provenuede cette probabilité qui, le plus souvent, les four-nit seule. Est-ce une source à suspecter? il nefaut pas le prétendre. L'érudition n'est pas tout;si on la rend souveraine, elle reste impuissanteà reproduire l'histoire vivante, comme les des-criptions anatomiques le sont à donner autrechose que l'idée matérielle de l'individu. Elledécompose, elle analyse, elle échoue à refaire.Les causes génératrices et cachées, les lois moralesdes choses, l'induction les fait conséquemmentapercevoir; plus d'une fois elle les a fait décou-vrir. Elle ne va pas sans des dangers d'erreur,

sans le péril de la précipitation dans les juge-

ments mais elle devance, et la vue est ouvertepar elle. Dans les matières d'ordre-moral, quelleimpulsion féconde les a priori n'ont-ils pas don-née à l'esprit humain! L'induction n'est passans un rôle analogue dans la matière de l'his-toire.

Le serf du moyen âge est-il né de l'ancienesclctvaâe? Il y a tout au moins des invraisem-blances que le fait ait eu lieu. Une première, c'est

que longtemps après l'institution du colonal, sousles derniers empereurs chrétiens, quand la condi-tion des non-libres, des colons parmi eux néces-sairement, arrivait comme tacitement à la liberté,

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la législation ne se borne pas à maintenir unesclavage parfaitement spécifié elle l'établit à

nouveau. Comment expliquer ce retour, s'il étaitvrai qu'une tendance générale existât à transfor-

mer l'esclavage. Puisqu'on le réinstituait, c'est

que dans ce vaste empire se désagrégeant, il yavait, quelque part, des conceptions contraires àcelle qui tendait à prédominer. Or, celle-ci, c'étaitla conception du servage.

Autre raison d'invraisemblance. L'esclavage,

en se modifiant, devait-il devenir le servage? Les

moyens termes, les états relatifs ne restaient-ils

pas fermés à l'esclavage latin ? La servitude latineest absolue par essence. Si, à raison de plus de

respect de la personne humaine sous l'influencede la morale stoïcienne et du christianisme l'es-clavage reculait, comment devait se marquer cemouvement, sinon par l'affranchissement com-plet ? C'était l'unique voie juridique existant pourcela. Ses personnes auraient pris place dans lesliens de clientèle, dans un vasselage doué de plus

ou moins d'indépendance sociale, ou bien, sui-vant les degrés, dans le servage, qui certaine-ment existait parallèlement à lui. A supposer qu'ilfût dans la nature de l'esclavage de se voir res-treindre par ensemble, progressivement affaiblir

en ses caractères par la reconnaissance en luid'attributs civils et sociaux, n'aurait-ce pas été endonnant naissance à d'autres états que l'état de

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serf? Dans l'ancien esclavage ni un principen'existait, ni une tradition, aucun élément d'oùl'état de serf pût sortir. Du principe d'appropria-tion de l'homme, qui créa l'esclave latin, à celuide dépendance foncière qui constitue le servage,n'y a-t-il pas une contrariété de fond et de con-séquences excluant tout rapport de descendanceentre l'un et l'autre et révélant l'influence d'idéessociales très diflérentes ?

Il est possible d'aller plus loin. On a dit avecune compétence indéniable que les formes del'asservissementse modèlent ou se proportionnentaux sociétés qui s'en servent. On a expliqué enconséquence que dans la Grèce et à Rome, à Romesurtout (car l'esclavage grec semble beaucoupplus près de la condition des serfs que ne l'estl'esclavage latin), celui-ci eut le caractère de pos-session arbitraire, de conquête absolue de la per-sonne, d'état sans garantie ni fixité, parce quedans ces civilisations compliquées il correspon-dait aux besoins d'individualités sociales de hautdegré, d'aristocraties fortement constituées etayant à se faire servir avec absolutisme. Il a paru,au contraire, qu'une constitution plus dépendantedes choses ou des intérêts économiques que de lavolonté, devait dicter un mode tout différent àl'Occident barbare; que là, la culture du sol futforcément sa cause essentielle, son but et que,travail malaisé sous des climats rudes, ayant

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cependant une utilité première par l'absence de

commerce et par le défaut de fixité politique, ilexigeait des agents plus rétribués, c'est-à-direjouissant de manières d'être plus attrayantes.Alors on a cité en exemple le colonat, naissant enplein esclavage latin le jour où des exigences de

ce genre se sont présentées'. C'est demander auxseules nécessités de lieu ou d'époque les motifsde la différence entre les modes de dépendanceimposée aux personnes. Or il semble que ce n'estpas assez le colonat, par les circonstances de

son institution comme par sa nature, en offre undes premiers et des meilleures indices. L'intéres-sant, en effet, réside à savoir si ces nécessitésn'attestent pas autre chose que cela, s'il ne ressortpas de cette diversité des lois sociales une con-trariété primordiale de principes et de fond.

Le colonat est plus que l'inverse de l'esclavagelatin, plus que sa contradiction positive; il est sanégation. Dans les faits de l'ordre social, les néga-tions pareilles ne se produisent pas sans que laconception qu'on a de lui ne soit déjà ouver-tement changée. Quand il constitua l'ancienesclavage en une personne approchant de la vielibre, possédant une partie des droits defamille et de propriété, le colonat fut la preuvequ'une autre notion de la personnalité humaine

i. Cf. Wallon,'Histoirede l'esclavage, t. I.

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existait et était pratiquée. De là, nécessité nonseulement d'en rapprocher l'esclavage, maismême de l'y jeter tout entier. C'est pourquoi, àla place du déni de toute personnalité qui étaitauparavant en lui, de droit public et de fait uni-versel, une doctrine qui affirme le contraire, quia ce contraire pour fondement, qui le donnepour but, prend pied et passe comme autori-tairement dans les réalités sous le nom decolonat. César, Tacite nous ont appris combien lacondition des non-libres dans la Gaule et dansla Germanie parut différente, en leur temps, de

ce que l'esprit romain concevait. Que l'onrapproche de leur témoignage ce que les codesgalliques attestent de respect pour la personne à

tous les degrés de l'état social, on est conduità-entrevoir que par l'effet d'un genre particulierd'existence, ou en vertu de notions moralesinconnues de Rome, il existait chez les peuplesd'Occident une tradition exclusive de .l'escla-

vage proprement dit. L'individualité humaine, la

personne morale, semble s'y attester commeétant un fond imperdable. Limiter plus ou moinscette individualité dans ses manifestations civiles

et sociales peut y devenir utile, mais la respectercomme l'attribut d'une créature responsable,active, paraît y constituer un principe impres-criptible, exigeant que sous -la dépendance laliberté reste latente. On dirait que les limites

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y sont mises pour la fortifier, pour qu'en étant con-tenue elle soit préparée plus sûrement à son essornaturel. Il n'y a pas, de là, un grand pas à faire,

pour dire que ces principes, innés en particulierdans l'Occident gaulois autant que s'approprier la

personne en fut un incontesté dans l'antiquitélatine, firent donner cette personne au sol, à laglébe, au lieu de la vouer à l'arbitraire dispositionde l'homme. D'où l'on peut induire que c'est cequi fut recherché dans le colonat.

Il semble que ces principes imprégnèrent jus-qu'aux liens purement politiques. On dirait qu'ilsfondèrent le vasselage sur la pleine liberté civile,tandis que la clientelle romaine fut dépendante

au contraire, en quelque sorte servile. Chez lespeuples .de l'Occident gaulois, en effet, les prin-cipes et les formes de l'asservissement suppressifsde toute individualité civile ne s'établirent jamais.Quoique ces peuples fussent fournis de captifs parla guerre et quoique certains, comme les Francsdans la Gaule jusque vers le xe siècle, les Danoiset leurs.successeurs en Angleterre bien plus tard,aient soumis ces captifs à des conditions si duresqu'elles sont voisines de l'esclavage le peu de

i. Sur tout cela, Cf. Guérard, 'Trolég. d'Irm., §§ 148, 149, etAppendix, p. 363 Blakstone, livr. II. Les Francs n'étendirentpas l'esclavage au delà des services domestiques les Danois aucontraire en portèrent les effets même dans la vie rurale chez euxet en Angleterre, la vie rurale en a conservé les entraves presquejusqu'à notre époque. Il y a un travail intéressant de Geffroy surle servage en Danemark, dans la Revue des Deux Mondes de 1854.

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manifestations que ces principes y eurent ne leurdonna qu'un rôle d'exception et une durée passa-gère. On peut penser qu'ils leur seraient restésinconnus si Rome n'y avait pas importé, directe-ment ou indirectement, et, dans une certainemesure, imposé les réglementations savantesqu'elle en avait faites, appuyées sur les subti-lités de sa jurisprudence.

De tout cela on voudrait conclure, et s'en voirautoriser tout à fait par les découvertes ulté-rieures de l'érudition, que le servage fut la conti-nuation dans l'Occident, à travers les influencesromaines, de modes particulièrement propres àla société qui était appelée barbare à Rome. Onaimerait à trouver en lui l'origine, la suite, ledéveloppement normal de cette « organisationprimitive et naturelle, » donnée il y a longtempspour une des sources du colonat'. Du servage àl'esclavage, il y aurait ainsi la différence de deuxcivilisations entièrement opposées par leur fondpropre, autant que par leur moment et par le ter-ritoire qu'elles occupèrent. Le servage aurait été,pour le monde occidental, lemode de la non-libertéen tant que condition organiquedu travail, commel'esclavage l'avait été pour le monde ancien.Entre le servage et cette possession arbitraire del'homme à titre de chose qui constitue l'es-

t. Guizot, Histoire n'e la civilisation eu Eutope.

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clavage, d'autres rapports n'auraient existé sinondes rapports de contact, le mélange d'effets quedevait naturellement produire la confusion, surle même sol et sous une même loi, plusieurssiècles durant, des peuples dont ils émanaientl'un et l'autre. On pourrait affirmer, alors, quepour la délimitation juridique des personnes, lecolonat devint la législation de ce mélange social,mélange servant en quelque sorte de pont à latradition des peuples occidentaux pour passerdans les modes civils du monde latin. Le colonatne. présenterait ainsi que l'application, à la sociétéromaine, du principe et des formes habituellesquant à la dépendance des personnes chez lespeuples du Nord; application par voie de dicta-

ture administrative succédant à une pénétrationpréalable.Tel aurait été le sens de la grande réformedioclétienne qùi le généralisa. Toutevitalité cessaitdans l'Empire faute de production. Le travailétait devenu nul. Les populations vaincues lerefusaient sous les vieilles formes serviles. Le

manque de sécurité et de garanties le rendaitd'ailleurs impuissant dans les mains libres. Pourle relever, pour lui donner des plans plus profi-tables et moins discrédités, les empereurs furentconduits à emprunter à la Gaule la disciplinesociale qu'ils y voyaient entretenir des popula-tions plus robustes. La glèbe étant dès lorssubstituée à l'homme dans la possession,

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l'élément d'individualité qui faisait le fond duservage pénétra dans l'ancienne servitude autantque la force des habitudes sociales, cette puis-sante raison d'être que l'ancienneté inculque auxchoses dans toute société compliquée par le

temps, pouvait y laisser entrer et s'y former desprincipes et des rapports nouveaux.

Jusqu'ici, a-t-on trouvé aucune autre explica-tion historique satisfaisante du colonat en regarddu servage? Les définitions qui ont été donnéesde sa nature s'efforcent de traduire les termes destextes, plutôt qu'elles n'impliquent la cause et.lemode de sa formation.A dire que loin de procéderde l'esclavage directement ou, suivant l'opinioncommune, par filiation dégénérescente, le servagea son origine et sa virtualité propres, il y a,semble-t-il, plus de concordance avec ce qui estprobable. C'est au contraire lui qui, en tant queseul état de dépendance compatible avec les idéeset les aptitudes de civilisation propres aux peuplesannexés à Rome, se serait introduit dans l'escla-

vage. Il remplace bientôt celui-ci. Il détruit leprincipe de l'appropriation dé l'homme qui enformait l'essence. Au sein du monde latin, lecolonat fut sa première manifestation. En mêmetemps, l'esclavage était peut-être la source desaltérations du servage primitif, la cause que le

moyen âge l'a connu aggravé, absolu comme il

se montre dans les commencements. L'esclavage

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aurait donc pénétré à son tour dans le servage;il aurait pu y maintenir assez tard certains de

ses effets; mais grâce aux principes de vitalitésociale existant à l'opposé de ceux qui avaientinstitué l'esclavage, la société qui succéda à ladomination romaine fournit à la servitude, quiy avait été reconstituée, et à la sujétion, qu'elleorganisa, les moyens de s'affranchir et de s'élever.

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CHAPITRE II

DOCTRINE DU MOYEN AGE SUR LA SERVITUDE

A quelque époque et de quelque point quel'on regarde dans le droit français, la liberté indi-viduelle y est de principe. « Cascun est franc. et

« d'une mêmes francise 5>, cette maxime de Beau-manoir résume à cet égard la doctrine. Pour lesjuristes, la servitude n'était qu'un fait, et la légis-lation ne les contredisait point. Un fait par lequelcette « naturele francise » a été corrompue I, maisqui n'a d'existence qu'à ce titre. Il ne vaut quecomme tout autre effet des contrats, sauf qu'àleurs yeux le contrat qui l'a produit est entachéde plus de fatalité que les autres et qu'il a moinsde mobilité; Beaumanoir appelle des « acqui-sitions » les divers services que le maître s'estmis ainsi en droit de tirer du serf. Quand il neleur donne pas la force pour origine, il ne lesconçoit pas différemment que dérivés d'actes plus

ou moins marqués du sceau des conventions. Lapremière de ses catégories de serfs comprend

i. Beaum., chap. LXV,no 3 5.

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« ceux qui n'ont eu pooir d'ans deffendre des seigneur,

« qui ct tort et ci fôrce les ont attrais à serviticde »

mais la part de la violence ainsi marquée dans les

causes ayant produit le servage, il ne lui en recon-naît aucune autre qui, de près ou de loin, ne supposeun consentement soit exprès soit tacite. L'an-cienne loi païenne de propriété sur l'homme est,à cette époque, hors des intelligences aussi bien

que des idées religieuses et morales. La non-liberté,son origine, les diverses circonstances qui l'en-tretenaient et la faisaient durer, les juristes netrouvaient pas à les expliquer sans supposer uncertain assentiment chez celui qui la .subissait.

Qu'en vertu d'une pénalité du fief, la servitudes'emparât de ceux qui avaient manqué au servicede guerre ou fui pendant la bataille, en sorte que« ans et lors oirs » demeurassent « sers à tors jors »

qu'elle devînt le sort de ceux qui, étant « pris de

« gmerre », la « donnaient » sur eux et leurs des-cendants « por raenchon ou por issir de prison »

qu'elle s'achetât du malheureux, de celui qui

« caoit en povreté (vos ccze donnerez tant et je devinrai

« votre hons de cors », ajoute Beaumanoir commepour constater plus nettement par une formulele caractère conventionnel de ce cas); qu'elleatteignît ceux qui se livraient « por estre garantis

« des autres seigneurs » qu'elle résultât de la rési-dence volontaire sur certains domaines pendantan et jour; qu'elle fût recherchée comme une

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industrie, « par convoitise d'avoir » qu'enfinl'Église l'acquît par prescription sur ceux quis'étaient voués corps, biens, famille, aux « saintset saintes du ciel », elle a pourpoint de départ unacte libre de l'homme. Un acte libre juridique-ment parlant, car en fait, de par l'état des chosesdans la société, cette liberté était souvent con-trainte, et c'est pourquoi le juriste énumère ainsiles épèces".

Pour devenir le droit moderne, cette doctrinecivile n'avait qu'à s'étendre jusqu'à dénier à lavolonté même de la personne le pouvoir de s'asser-vir. En attendant, elle menait par un chemindirect à la disparition du servage. En effet, que le

contrat de servitude soit alors plus ou moinsimposé et fatal, plus ou moins entaché d'abus,peu importe; c'est un point capital, que le droitne donne plus de sanction théorique à l'asservis-sement. Une fois réduit à l'état de cas, de puraccident, les juristes sauront s'appuyer des idées

ou des intérêts pour introduire dans l'asservisse-ment le sens du juste absolu, de la liberté natu-relle, et ils amoindriront jour par jour l'état serf.Non seulement leurs vues sur le droit natu-rel de l'homme, leurs décisions quand ce droitsera contesté, leurs manières de l'assurer à l'en-fant de père ou de mère en qui il aura été altéré,

i. Chap. XLV, nos 19 et 32.

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seront autant de moyens pour arriver au résultat.N'envisager jamais la servitude comme fondéèsur une qualité inhérente à la personne, c'est ledissolvant qui annihilera graduellement le ser-vage. Ils refuseront à qui que ce soit la facultéd'attaquer en autrui « l'état de franquise » sansl'apport d'un titre spécial, d'un titre personnelqui soit irréfragable. Ils voient là l'état de nature,l'état primordial à leurs yeux et dont la personnedoit jouir. Le demandeur en servitude fut nonrecevable si, à défaut de fait de servage bienconstaté à son profit, il n'arguait pas d'unepossession d'état, d'une filiation serve irrécu-sable. « Il ne loist à niclui », écrit sur celaBeaumanoir,. « dire contre celi qui toi jors a

« esté en estat de franquise vos estes mes sers et le

« veut prover; s'il ne dit pas ourine ou s'il, ne dit

« qu'il li ortt aittrefois paie redevance de servitude, il« ne doit pas- être ois: » voilà la loi communeToutes les preuves contre la servitude sont réser-vées non seulement à l'ingénu celles de sa li-berté, mais de même au serf celles de son affran-chissement, soit personnel soit du chef de sesauteurs. Il y a loin, de ces facilités pour éta-blir la liberté, au capitulaire de Louis le Débon-naire qui exigeait le concours (pocinius) de douzetémoignages. Tel est alors l'état du droit,

i. Chap. XLV, n° 13, et chap. LXI. Cf. Etablissement de 1270,série 10, chap. XXVI.

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que Beaumanoir va jusqu'à tirer de la promessed'affranchissement une obligation de faire don-nant ouverture à dommages et intérêts en casd'inexécution, et il regarde ces dommages et inté-rêts comme une propriété totalement libre, dontle serf peut disposer ou tester à son gré'.

La filiation, la descendance étant ainsi seulesadmises en principe comme fondement du servage,les questions à leur sujet sont les plus disputées.Deux principes radicalement opposés régissentles solutions. Suivant l'un le père transmettaitson état, suivant l'autre la mère. Le premier de

ces principes, certaines coutumes du xvie sièclel'ont reproduit sous cette formule brutale « En

servage, le pire emporte le bon 2. » Il était des-cendu de Rome à travers le code d'Alaric, ildérivait des idées régnant à sa date sur ledroit de s'approprier la personne humaineil avait pour but qu'en aucun cas la servitude

ne pût faire défaut au -maître sans sa volontépositive; il s'établit et il régna particulièrementen Bretagne d'une part, d'autre part dans lesprovinces de tradition burgonde 3. L'autre prin-

i. Chap. LXV, nos 25 et 27.2. Bourbontais, chap. XVIII, art. 208. Nivernais, chap. VIII,

art. 22.3. Voir Hevin, Coutumes de Bretagne., sur le droit de Mothe

Bouhier, sur la Coutume de Bourgogne D. Grappin, uGi supra. LaBourgogne fut du reste, à certains égards, un pays de droit servileétroit les art. 42 à 44 de son Ancienne coutume imposent la preuvede la liberté à celui que l'on actionne comme serf.

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cipe, fondé sur la liberté native, embrassa un plusvaste rayon. Il eut pour lui toutes les grandesautorités juridiques ou morales du moyen âge.11 emportait de soi les solutions les plus favo-rables. Les juristes en poussèrent avec la plusreligieuse' sollicitude les conséquences jusqu'àl'extrême limite de la logique. Ils firent planerdès le sein de la mère la liberté sur l'enfant dela femme serve, ils la lui garantirent à sa nais-sance. Ne l'y voient-ils toucher qu'un instant, ilsla lui assurent à toujours. Et non seulement né,mais qui plus est porté pendant la liberté de lamère, ni le malheur ni la volonté, en faisantretomber la famille dans le servage, ne put, dumoins juridiquement, l'y entraîner avec elle

« Il loisi biena ct autrui à affranchir ses enfants' et

« non asservir », Beaumanoir le déclare catégo-riquement

Dans les litiges infiniment multipliés auxquelsdonnaient lieu les parcours, qu'on avait imités dela législation colonaire, les juristes développèrentsurtout la subtilité de leur esprit. Ils mirentune partialité patente à détruire, parmi les effetsde ces conventions, ce qui allait contre leurs doc-trines de la filiation par mère. Assurer la libertéaux enfants malgré toutes les précautions oppo-sées fut leur effort. Ces parcours, enlrecours,

i. Chap. XLV, nos 21, 22, 23.

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n'avaient pas seulement pour but que le serfnouât des liens de famille hors des domaines dumaître celui-ci y cherchait le moyen de servirses intérêts par l'intermédiairedu serf, sans affran-chir ce serf ou sa descendance. Le serf, en effet,n'acquérant que pour le maître, tous les pro-fits de la servitude subsistaient pour ce derniermalgré l'avantage ainsi conféré. Or c'étaitdevenu le procédé d'exactions déplorables, uneexploitation des épargnes du serf, de ces« cozes » acquises, comme dit encore Beaumanoir,

cc a si grief paine et travail ». On recourait à cesconventions lorsque se faisait sentir le besoin destimuler chez l'asservi la soif d'acquérir, et onles arrêtait dès que leur pécule s'était grossi. Ons'en servait donc comme d'un appât. Dans les sei-gneuries de Bourgogne et de Champagne cestraités interdomaniaux ont été fréquents; ontrouve les etztrecours autorisés et interdits deuxfois, de 1204 à 1220, entre localités limitrophes.Quatre ou cinq années formaient la durée habi-tuelle, juste le temps qu'il fallait au serf pouramasser par labeur et sobriété le prix de ces abu-sives concessions'.

i. Les Cartulaires de Saint-Père de Chartres et de Notre-Damede Paris, les Establissements de 1270, livre II, chap. XXXI, Brussel,dans son Traité de l'usage, des fiefs, donnent de nombreux exemplesde ces conventions et des débats ou des décisions intervenus à leursujet. Les Olim en présentent également plusieurs, entre autres unqui fournit un cas notable,, III, p. 1005, et note 26.

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Qùand le principe de l'affranchissement parfiliation maternelle s'introduisit dans la doctrinejuridique du servage, la porte fut évidemmentgrande ouverte à l'état de liberté. Dès qu'il futmuni de quelque chose lui appartenant, le serfeut le moyen d'acheter le for-mariage de sesenfants avec des femmes de condition libre, c'est-à-dire d'affranchir la génération suivante. Lapopulation serve dut ainsi progressivementdécroître. A plus forte raison quand le papeAdrien IV eut aboli la faculté, qu'on avait euejusqu'à lui, de faire annuler les mariages contrac-tés par les serfs sans le consentement du maître.Du reste, les idées morales s'unirent ouver-tement aux théories du droit pour dicter desdécisions destructives de la condition serve. Silarges qu'ils fassent leurs décisions, les juristes

ne cachent pas qu'ils tendent à de. plus radicales.Ils appellent l'affranchissement total et définitif.Beaumanoir, qui n'a mis nulle part autant de Sa

dialectique qu'à relever civilement le serf, sentqu'il y a davantage à faire et termine par ceci

« Nos posons entendre que grant ammosne fait li sires

« qui les oste de servitude ét les met en francise, car« c'est grand mails quant unes crestien.s est de serve

« conditions. »

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CHAPITRE III

PREMIER ÉTAT ET PREMIERS EXHAUSSEMENTS DU

SERVAGE

On voit que dans le moyen âge français le ser-vage n'a plus ses caractères ni sa forme originaires.Les traditions qui de César à l'avènementdes Capétiens se sont livré tant de luttes ontà la fois affaibli et multiplié ses traits. Si l'on faitacception de ce que la possession d'un grandnombre de captifs et les services tirés d'eux

comme esclaves sous la loi romaine, purentajouter de rigueur aux conditions natives de l'étatserf, on aura, semble-t-il, une assez exactenotion de sa constitution première. Toutefois, ilfaut, de plus, tenir compte en lui de deux consi-dérations d'abord de la mesure dans laquelle les

mœurs ou les nécessités comportèrent l'asservis-

sement chez les peuples gaulois ou germains quiformèrent la France c'est l'élément primordial,le fond sur lequel tous les autres se greffèrent.En second lieu, il faut faire acception de ce quifut l'effet de la latinisation de la société gauloise,c'est-à-dire de ce qu'il resta d'idées et de formes

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romaines, dans cette société, quand l'Empirè deCharlemagne eut disparu.

Toujours, est-il que la condition serve revêt unegrande diversité de manières d'être. C'était iné-vitable dans la nation que fut la France du moyenâge, très fractionnée et attestant néanmoins lesplus directes tendances à l'unité, livrée à l'in-fluence des faits ou des intérêtsparticuliersbien quetout y converge vers le règne d'un seul et mêmedroit. Lorsque Philippe-Augusteetson père, en gra-tifiant du « bienfait de la liberté » leurs hommeset femmes de corps d'Orléans donnèrent lecaractère de mesure de gouvernement et deréforme sociale à l'abolition du servage et à lagénéralisation de la liberté, les personnes qu'ilsélevèrent ainsi à la plénitude de la vie civiledevaient présenter toutes les nuances qui exis-taient alors. Il y avait longtemps que dans lesdiverses seigneuries, dans les fiefs du même sei-

gneur, ces situations multiples d'un même état setrouvaient côte à côte, sans plan général, nées cha-

cune d'une utilité plus ou moins spéciale etdurable, de circonstances privées et locales.

Quoi qu'il en soit, on distingue aisément. desépoques dans l'existence du servage. Le caractèreétroit et dur qu'il avait pu présenter dans les

commencements s'était partout affaibli. Quand la

i. Ord. de 1180, 1183, etc. « àécoravimus minière libertatis. »

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féodalité se constitua, elle fut exposée aux luttes,la guerre il lui fallut une discipline étroite et

une organisation économique stricte. Elle ne sefût pas sentie assez sûre, avec la hiérarchie indé-cise et le statut personnel mal délimité des der-niers temps de l'administration carolingienne.Cette administration et ce statut laissaient arri-

ver tacitement les classes asservies jusqu'auxattributs civils, presque aux privilèges des libres.Le régime seigneurial dut en conséquence asso-cier à ce que la tradition gauloise, qu'il faisaitrevivre à beaucoup d'égards, comportait de servi-tude, tout ce que ses idées, ses nécessités sociales,

ses sentiments lui permirent d'emprunterà la légis-lation du Bas-Empire. Elle se créa le droit per-sonnel absolu dont elle avait besoin elle donnaainsi naissance à un servage dont celui dumoyen âge ne retint que peu de traits.

Des textes anciens se plaignent de ce quele droit servile de l'antiquité ait été ainsi ramené,tandis que les conceptionsétaient déjà différentes'.Et de fait, ce qui s'était produit n'eût guère mieuxvalu que l'esclavage, si le principe caractéristiquede l'Occident, le sentiment de la personnalitéindividuelle ne se fût pas réservé sa place aumoyen du régime familial, et si d'ailleurs, dans la

i. Entre autres les Préambules des cozetumes du monastère de la Réole,

no 977, dans D. Labbe, nova. Biblioth. Manuscript, II, p. 744.Cf. Histoire du droit français, de M. Giraud, t. II.

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constitution très serrée qui fut faite de l'existencesociale et qu'on dirait définitive, les plus activesraisons de mobilité n'avaient pas dû dériver soitde circonstances publiques, inséparables d'unesociété, formée d'autant d'éléments disparates quel'était la société féodale, soit de la compositionmême de la classe asservie. Dans cette classe, lesvissicitudes de la guerre avaient juxtaposé d'an-ciens libres, d'anciens colons, des serfs Francs,Germains, Gaulois, des esclaves Gallo-Romains,des cultivateurs des Capitulaires (Cultores agro-runï). De ces rapprochements il devait naître uneirrésistible émulation de conquérir à nouveau laplus élevée d'abord de ces situations premières,puis, par celle-là, de plus hautes.

Non seulement la privation des capacités civiles

est inhérente au servage des premiers temps sei-gneuriaux; la personne, en outre, s'y trouvepresque une chose, un instrument dépendant dufonds pour le cultiver, pour l'augmenter par suc-cession et d'ailleurs, comme c'est un instrumenthumain, apte à se reproduire, il dépend du fonds

pour s'y multiplier et donner au propriétaire lesprofits du croît. Aux yeux du maître sa vie n'aguère d'autre valeur, d'autre utilité que celles-là.Le maître la possède et la régit de manière àrendre, en elle, le plus possible continue et abon-dante cette triple source de produit. En vue de

cet intérêt il revêt le serf d'une certaine capacité

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pour acquérir; il l'accouple il le poursuit dans

sa fuite; il lui interdit d'aliéner; il fait punirson rapt, annuler tout affranchissement indirect;il contracte avec ses voisins de mutuels engage-ments, des conventions réciproques afin de seconserver ces avantages malgré les tentatives quele serf ferait pour s'y soustraire, malgré lesatteintes qu'y porterait le progrès des choses.C'est notamment ce dernier but qu'eurent les par-

cours, entrecours et autres conventions faites pourfaciliter le mariage des serfs de seigneuries diffé-

rentes, en réglant d'avance la propriété des enfantsà naître. Ils donnaient les moyens non seulementde proportionner le droit des maîtres au progrèsgénéral, mais de l'étendre en faisant plier ceprogrès lui-même sous leurs prescriptions.

Il faut dire que ce droit absolument privatif dela mutation de domicile et de l'hérédité, ce droitqui enlevait au serf à peu près la propriété delui-même avec la propriété du travail, ne duraqu'un temps. Beaumanoir le définit dans ce pas-sage « Li uns des serfs sont si songet à'ior seignor

« que lor sires por penre quanq2ies que ils ont, mort« et ci vie, et les cors tenir en prison toutes les fois

« qu'il lor plest, soit à tort, soit droit, qu'il n'en

« est tenu respondre fors Dieu 1. Avant le

xne siècle cela ne se voyait plus que par exception.

i.. Chap. XLV, no 3 1.

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D'ailleurs, ces limites si étroites ne s'appliquaientguère qu'à l'individu serf isolé, vivant hors de

toute existence familiale. Le plus grand nombreétaient en possession du mariage, de la filiationlégitime, de la succession, du témoignage auxactes publics tous pouvaient racheter la liberté

avec leur pécule. Dans les domaines conduits envue du profit agricole, les maîtres n'attachaientpas d'autre prix à la servitude que cette faculté dela vendre; un massier de Saint-Père de Chartrespeut l'échanger contre l'abandon de son office,qu'il tenait viagèrement

Qu'on le remarque, en effet. Le serf devaitarriver à l'indépendance bien plus vite que l'es-clave. Celui-ci n'avait jamais connu le droit. Aucontraire de beaucoup de serfs du moyen âge iln'en avait jamais rien possédé. Ses efforts pour yatteindre étaient des révoltés aux yeux de tout lemonde, excepté de lui-même et des moralistes oudes philosophes. Le serf, lui, en recherchant plusde droits, réclamait un bien dont il s'était vudépouillcr on ne le lui retenait pas avec une aussipleine sécurité de conscience, ou bien il trouvaitdans le principe même de sa condition une forcéde croissance devant laquelle les barrières socialesdevaient continuellement céder. Aussi le servagene présente-t-ilen France, à toute époque, qu'une

i. Cartulaioe, acte de 1001. Cf. Establissement de 1276, contrel'abandon de l'avoir du serf au seigneur.

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sorte d'état provisoire. On y voit toujourscomme les pierres d'attente d'un autre plus libre,c'est-à-dire plus complet. Et s'il a été juridique-ment admis et réglé en tant que fait; s'il-estdevenul'objet d'intérêts importants, de transactions nom-breuses même sous ses modes les moins favo-rables, du moins la théorie n'en fut jamaisécrite. Il n'appartient qu'à l'antiquité d'avoirdéduit la servitude de doctrinesjuridiques, voiredela métaphysique.

La vie civile fut entrevue par l'esclavage lejour où le maître tint compte en lui de l'huma-nité. Ayant besoin de rendre progressive sonactivité, il l'a intéressé au travail en lui en confé-rant plus ou moins la responsabilité; ce fut le

premier pas. De même le premier contrat parlequel des serfs ont pris à leur charge une part de

terre moyennant l'obligation de donner au do-

maine du maître un certain nombre de jour-nées de labour, de charroi ou d'autres services, cecontrat a marqué pour eux le commencementde la liberté. Il est de beaucoup antérieur auxme siècle. A cette époque, les serfs comptentplus de deux cents années de détention continuedu sol cultivable, A peu près partout et toujoursça été une possession héréditaire, conséquemmentd'autant plus productive pour eux. Pendant cetemps les maîtres se sont épuisés par la vie mili-tante, par l'enthousiasme ruineux des croisades,

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par.les luttes contre les envahissements de laroyauté, contre les revendications des communes,par un faste aussi qui dépassait les ressources.

Une cause si efficace de progrès matériel, pourles serfs, avait dû peu à peu changer considérable-ment, chez eux, la situation civile et sociale elle semodifia dés ce temps plus régulièrement et d'unemanière plus décisive. De Philippe-Auguste et de

Louis IX date pour eux l'époque à proprementparler organique. Leur condition passe alors dansle domaine des juristes.. Elle se fixe ainsi, et elle estpréservée comme légalement des retours en arrière.On en a la preuve en regardant aux fondementsjuridiques qui furent alors donnés à l'état servile,

aux prescriptions qui réglèrent dorénavant lesobligations du serf, ses modes de travail, ses loisde famille et de patrimoine.

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CHAPITRE' IV

CARACTÈRES CIVILS DE L'ÉTAT DE SERF

On mettrait en doute si la servitude absoluedont Beaumanoir a laissé la description tout àl'heure citée, existait bien à son époque,. Il paraîtloisible de penser que s'il en parle si peu, c'est

que ce servage-là ne devait pas donner lieu d'enexaminer les cas, ayant pour loi unique la pleineet arbitraire volonté du maître. N'est-il pas toutautant à croire que, s'il avait régné avec quelquegénéralité, ce juriste et d'autres se seraientoccupés de ses espèces ? Le peu d'attention qu'ilslui accordent atteste sa rareté, ou bien attestequ'il y avait minime utilité à s'enquérir de lui.Beaumanoir, lui, n'en dit rien de plus que ce qui

a été transcrit plus haut, il n'y revient en aucunautre endroit. On a douté même que les termesdont il se sert pour définir ce servage excessif serapportent réellement au servage, n'aient pastrait, plutôt, à la condition vilaine en de certainesseigneuries r.

i. Championnière, en particulier, a émis cette opinion.

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On peut donc tenir le servage absolu comme peuusuel en France à toute date. Pour le rencontrerhabituellement, il .faut le chercher au nord del'Europe, dans la Suède, le Danemark, l'Angle-terre. Dans ce dernier pays, il fut pratiqué surune grande échelle à l'époque de Beaumanoir,le Myrror of justice l'y décrit avec des développe-ments qu'on ne trouve dans aucun des auteurs

.français du même temps. En tout cas, c'est lalimite extrême du servage du côté de l'esclavage.Du côté de la liberté, la limite se trouva dansune situation que des apparences et des effets ondirait serviles. ont fait regarder comme une desmanières d'être du serf, à savoir la main morte;mais la main morte a vu dans ses cadres des vi-lains, des libres autant que des serfs; elle est uneconduction, une manière d'exploitation aussi bienqu'un mode servile.

C'est entre ces deux situations, qu'a été com-prise en France, la condition serve. Entre ellesprirent place les foules non-libres qui, sous le nomde serfs ou d'hommesde corps et de poursuite, figurentdans les documents juridiques ou historiques,depuis le xiie siècle jusqu'au xvie. Leurs obliga-tions et leurs facultés, les garanties qui y furentprogressivement apportées sont définies suffi-

samment dans Beaumanoir, dans les AnciennesCoutumes de Champagne et de Brie, dans cellesdes deux Bourgognes, dans les Arrêts des Parle-

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ments; elles sont précisées de plus en leursdétails dans nombre de cartulaires. Dans le moyenâge français, ce servage ne consiste pas en unesituation civile et sociale uniforme. Il se graduesur une assise commune, tantôt selon les lieux,tantôt selon le moment. Il avait un point dedépart plus ancien que lui et qu'on trouve auxpremiers temps de tous les peuples, à savoir leprincipe de l'immobilisation de la personne ausol, complété par celui de l'incapacité juridiquede rien posséder en propre ni acquérir, consé-quemmerit de rien aliéner ni transmettre. En

cette condition originaire faire naître insensi-blement le droit de rendre les fruits siens,moyennant des obligations fixes de travail oude redevance; le droit d'accumuler ces fruitspar l'épargne mobilière ou immobilière; le droitde se marier ou de marier ses enfants horsdu domaine avec des femmes non serves, enpayant un prix dit de fors mariage; enfin le droitd'hériter en rachetant au maître la succession;outre ces attributs civils, obtenir ceux du témoi-gnage en justice, de l'action judiciaire, cela à desdegrés différents et sous des charges plus oumoins faciles ou plus ou moins onéreuses, voilàde quelle manière s'exhaussa et devint divers le

servage communément pratiqué. Beaumanoir,aux frappantes définitions de qui on estheureux de recourir, le fait connaître par oppo-

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sition au plus rigoureux, dans ce passage où ladifférence entre l'ancienne et la nouvelle condi-tion est sensible «« Li autre sont démené plus dé-

« bonnerement, car, tant comme il vivent, le seignor

« si ne leur pueent riens demander se il nte meffonl, fors« lor cens et lor rentes et lor redevances qu'ils ont

« accoustumé a paier por los servitutes. Et quant ils

« se muèrent, ou quant il se marient en franqucs femes,

« quanques il ont esquiet a lor seignor, iiitiebles et béri-

« tages; car cel qui se f armorient, il convient qu'il

« finent à la volonté de lor seignor. Et s'il muert, il

« n'a nul hoir fors que son seigneur, ne l'i enfant du

« serf ni ont riens, s'il ne le racolent, ait seigneur

« aussi comme feroient estranges. »Le servage se présente ainsi comme l'état de

personnes pour qui les attributs principaux de lavie civile dépendent d'un prix qu'elles doivent ymettre mais elles ont la faculté de l'offrir et l'onne peut refuser de les leur vendre. Au point de

vue du droit, le serf n'est plus considéré quecomme en possession incontestable de cette fa-culté. Elle est inégalement tracée et répartie elle

est accordée et reprise plus ou moins arbitraire-ment le bénéfice s'en achète plus ou moins cher;mais elle constitue un fond positif. Acquérirce bénéfice, l'augmenter, stipuler sur lui, c'est

non seulement le droit commun du serf, c'est le

Chap. XLV, n° 3 1.

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fait commun. Au droit de propriété sur l'hommes'est substituée, pour le maître, l'idée de droit àdes prélèvements purs et simples sur les fruits dutravail, pour le serf une aptitude reconnue à dis-

cuter ces prélèvements, à les contenir par descontrats, souvent même par des actions en justice.La restriction, c'est qu'être soumis à ces condi-tions d'existence ou en jouir constitue un étatde la personne qu'elle ne saurait répudier, qui lasuit, qui donne à une autre le droit de la reven-diquer partout comme sa chose. La seule volontéde cette autre peut changer cet état ou le détruire;il faut qu'un affranchissement partiel ou totalfasse ce changement. Hors de cette libérationformelle, ou à moins d'un usucapion dont lafaculté n'est pas accordée toujours au serf par lesjuristes ni avec des facilités égales, la conditionde serf persiste juridiquement en lui et en sadescendance.

Ces degrés furent nombreux, de plus ils s'éta-blirent de manières très diverses. Tantôt sui-vant le taux auquel furent vendus soit l'héréditésoit le testament soit le fors-mariage, fut fixé leprix des attributs de la liberté; ou bien, ce futsuivant la quotité qui resta au maître dans la

succession du serf, ici les meubles comme lesimmeubles, ailleurs ces derniers seulement ou unepartie de chacun devenant l'objet de la mainmorte.Tantôt ce fut suivant que la redevance (taille, cens,

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etc.) qui assurait au serf la jouissance des fruitsde son travail était arbitraire ou fixe (ci volonté ouabonnée.') Et, si l'on tenait la mainmorte pour ser-vage véritable, il faudrait ajouter: suivant que la

personne était originairement et à toujours serve,c'est-à-dire de cette condition dont Coquilleécrivait encore au xvie siècle qu'elle était « atta-« chée aux os et ne pouvait tomber pour sécozter »,ou suivant que les entraves de la servituden'étaient subis que par qui cultivait un solauquel se trouvait tacitement, mais obligatoire-ment attachée cette condition de culture. Faizt-il

se, fier à la classification, usuellement admise parles érudits comme fondamentale, en serfs de corj.set de poursuite et serfs de mainmorte A générale-ment parler, non. Dans la mainmorte, le droit deposséder la personne disparaît; il y a bien, com-munément, le droit de la poursuivre, de larevendiquer, mais c'est surtout en vue de pour-suivre et de revendiquer contre elle une amende

pour avoir quitté le domaine, vendu son tène-ment, s'être mariée hors de la communauté enindivision .où il comptait. La personne vraimentserve, essentiellement serve, est celle en-qui lescaractères sont inhérentes et ne s'effacent que par lalibération'.

Mais les catégories que l'on peut inférer des

i. Voir sur tout cela Guérard, Protég. d'Inninon, CCIV.

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particularités les plus saillantes, sont loin de ren-fermer la inultitude des situations qu'introdui-sirent le temps et les intérêts dans l'état de serf.Beaucoup de variété y régna jusque sur les terresdu même maître. Entre ces deux points, si peudistants pour les législations simplifiées d'aujour-d'hui, la privation et la jouissance de la person-nalité civile, on ne saurait spécifier toutes les

nuances qu'aux environs du xme siècle avaitéchelonnées le mouvement de la société. Onpossède maintenant et l'on a publié nombrede textes concernant le servage dans nos anciennesprovinces la variété des conditions y est patente.D'après un grand nombre, le serf touche de prèsà la liberté même. Il détient le sol sous descharges ou des obligations qui sont les attributsdes libres. C'est au point que l'on peut se deman-der si, au cours du temps, le vocable de serf n'a

pas pris, tout uniment, la signification de per-sonnes spécialement occupées de la cultureagraire; si, dans le langage soit français soit latin,

on ne dit pas serfs, servi, comme, aux mêmescontrées, on dit aujourd'hui paysans. Dans le

xIIIe siècle, déjà, la nature uniquementpassive duserf est décriée, tandis que c'était le contraire ouqu'elle suffisait à l'époque où la productionrurale était ou paraissait être au prix d'une dis-cipline sociale et domestique très stricte. Que laculture soit plus dégagée et profitable, le serf s'y

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intéressera davantage, le sol rendra plus aumaître; que le serf s'enrichisse, les droits de suc-cession seront plus productifs, les fors-mariagesplus multipliés, la liberté plus recherchée seramieux vendue ces idées sont devenues vulgaires.Beaumanoir y trouve tout naturellement lesraisons qui ont fait attribuer tant de capacitécivile au servage. Le tour proverbial dont il sesert pour les indiquer attesterait seul que leurpratique est ancienne en son temps, usuelle,incontestée. « Et li seigneur meimes, dit-il, ni font se

« gaaigner non, car il en acquièrent plus volentiers.

« Par quoi les mortes-mains et fors-mariages sont plus

« grant quant il esquient. Et si dit un proverbe, que cil

« qui a une fois escorcbe deux ne trois ne tont dont il

« appert es païs ou on prent çascum jors le lor, qu'il

« ne voëlent gaaigller fors tant comme il convient ças-

« cum jors a le soustenance daus et de lor mesnie' ».Ce serait simplement le « nihil pessimum à dis des-

« perantibus » de Pline passé à l'état de doctrineéconomique publique, si d'ailleurs on ne trou-vait pas formellement écrite, et autorisée par unreligieux sentiment du droit, la faculté, pour leserf, de posséder et d'acquérir; « et tant poent-ils

« bien avoir de segnorie en lor cozes », ajoute eneffet le juriste, « qu'il aquièrent a grief paine et a« grant travail ».

1. Chap. LXV, no 37.

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Sous l'empire de ces idées, les serfs se virentpartout revêtir de la propriété à partir duxiie siècle. Non de celle des meubles seulement,de celle des immeublesaussi, et, par suite, de la plu-

part des attributs qu'appelle le besoin de la con-server, d'en tirer et d'en revendiquer les fruits.-Qûand le servage confi i1a ainsi à la liberté, on nese contenta pas de lui en ouvrir les portes, il yfut souvent poussé malgré lui. Il devint évidentque la personne était encore plus utile tout à faitlibre qu'imparfaitement. Au lme siècle, le plusgrand nombre des coutumes, à l'imitation decellé du Beauvoisis, laissait le serf librement

« perdre et ga.aigner pcir tractrcectrtdise, vivre ele ce qu'il

« a largement ci sa volonté, gue ses sires ne l'ent pot ni

« ne doit contraindre ». L'ensemble des droitsrésultant du servage a, dans ces coutumes, lecaractère de tribut qui distingue les redevancesexigées des libres; dès le xne siècle on donne déjà

au prix du fors-mariage et de la mainmortecette dénomination de « coutume », désignantd'habitude les redevances Jusqu'au moment où,soit par le décès du serf soit par son mariages'ouvrait l'action, plus fiscale d'apparence quedomaniale, à quoi se résolvait, somme toute, cedroit sur la personne, rien ne révélait le servage

i. Dans l'Appendixdu Polyptyqus d'Irmiiion, XXXVIII, un acte del'an il oo porte «. Consiietvâinem qttœ vulgo nwrtua mamis voca-

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en des individus capables de tous les actes civilsqui ont pour cause les modes du travail ou sescirconstances, les échanges, la gestion du patriemoine. Les serfs, au xnie siècle, jouissent de toutce qui est essentiel dans l'état de dibre possessionen propre, héritage, transmission, investitureféodale même dès io8o, et plus tard, en i, i 5o,

des serfs tiennent en fief; le Liber feiidorum

porte textuellement Etiam serviis investiri pohiit1.Ils peuvent être témoins en matière litigieuse, enmatière criminelle sous la seule réserve d'êtrerécusables par les tiers; ils peuvent prendre d'unautre seigneur que le leur des terres à cultiver,En un mot ils sont engagés dans le mouvementsocial en tant qu'agents du travail agricole, sansdistinction.de nature propre, de personnes limi-tées de droits et faut-il répéter que le travailagricole est alors presque l'unique travail?

Entre autres exemples attestant cet état deprogrès civil, que l'on ouvre le Livre desserfi de Marmoutiers en Touraine. Ses textesembrassent le xie siècle, un peu du xe, et en l'édi-

tant il en a été ajouté qui vont jusque fort avaitdans le xme. Là se manifeste avec évidence qu'ence qui regarde ces serfs il s'agit de droits utilesà percevoir de certaines personnes, de servicesà s'assurer d'elles, bien plus que d'un état juri-

1. Guérard, Prolégomènes, rie. Liber fmdorum tit. IV.

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dique à constater, à maintenir, à s'assurer enelles. Il est question plusieurs fois de a moi-tiés de serfs », d'autres fois de la part que l'onpossède de plusieurs. Un compagnon de voyagede l'Abbé, en pleine route, durant une halte,achète de lui moyennant une livre de poivre etune paire de bottes en cuir de Cordoue, la part luiappartenant de deux serfs. Les effets du droit ser-vile subsistent donc, l'application en est faite

couramment, mais c'est un mode de l'ordre éco-nomique, les côtés juridiques sont très lointains.

Au reste, d'où vient alors une partie de la popu-lation serve ? de la population non serve. Dans cedocument il n'est pas question que de personnesserves soumises aux conditions originaires de cetétat; d'autres, à côté, jouissent de si débonnairesconditions que ce sont presque celles de l'étatlibre. On y voit de plus le servage consenti,positivement recherché, à côté du servage parfiliation, natif. Sous des espèces très diverses, il ya nombre d'applications du droit servile quantà l'hérédité du serf, quant à la propriété dumaître sur les choses du serf, sur sa succession;

on voit une foule de stipulations entre maître etserfquant aux effets du servage, notamment quantau mariage entre serfs de maîtres différents, ouquant à la translation de propriété par les serfs;mais il y a aussi l'échange volontaire de l'étatlibre contre l'état servile. C'est surtout -le fait de

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libres ayant une position secondaire, des servi-teurs domestiques, famuli, bouchers, celleriers,cuisiniers, tailleurs, que l'Abbaye a probablementbesoin de recruter. Ce sont des « oblats ». Ils sedonnent à l'Abbaye sous la forme religieuse, maisils jouissaient auparavant de l'état libre. La condi-tion qu'ils recherchent n'est donc pas si mauvaisequ'ils ne la préfèrent à la condition libre, qu'ilsne s'échappent de celle-ci dans l'autre. Et cetteautre, la condition serve, leur est constituée dansles modes symboliques par lesquels s'authen-tique rigoureusement la translation des pro-

priétés ils produisent les consentements de leursauteurs, de leurs descendants, de leur supérieurou suzerain, quand ils en ont un. Qui plus est,beaucoup qui se font ainsi serfs de l'Abbaye nesont pas sans fortune les uns conservent toutou partie en jouissance; d'autres n'asservissentqu'eux seuls, d'autres tous leurs enfants avec euxou bien tels ou tels d'entre eux; d'autres se fontpayer pour accepter de devenir serfs. La situationde serf est ainsi un état personnel dont on peuttrafiquer; on a cessé de la tenir pour une classifi-cation juridique dans l'état social'.

i. D'autres preuves et d'autres faits de détails sont fournis parBeaumanoir, chap. XLV, passim, XLI, n° 10, XL, n° 27, XXXIX,no 66, et passim. Cf. Olim, arrêt de 1271, t. I, p. 886, et passim;Mlle de Lézardière, Tliéorie des lois politiques, t. III, p. 406 auxFormula: veteres, la formule XLVIII la note 68 de la Dissertation deD. Grappin; un acte de 1219 aux preuves de l'Histoire du servage,,par Kindlinger, etc.

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Pour s'expliquer le ferment de progrès et la

constante gradation dont fut animé le servage, il

faut regarder aux manières d'être dans lesquellesla famille serve fut établie, travailla, accomplitl'œuvre l'exploitation agricole, qui lui incombaparticulièrement.

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CHAPITRE V

LOIS DE FAMILLE ET DE. POSSESSION SERVES

Le moyen âge n'aurait pas eu l'énergie socialequi s'y manifeste, et dans la France d'alors lavivante population que montre l'histoire ne seserait pas enfantée, si la source mère de la pro-duction, l'œuvre rurale, avait été laissée à des mainsaussi faibles et aussi peu intéressées que celles deserfs sans personnalité et sans ambition poureux-mêmes. Quelque chose de nature à- fairesurgir des ruines de l'Empire la société occi-dentale était nécessaire le moyen âge eut uneidée supérieure à celle d'auparavant, sur les rap-ports à établir entre la propriété et la populationservile. Sa pratique fut en cela plus normale

que celle de l'Empire latin, conséquemment plusféconde. Le régime de la seigneurie entièrementdégagé de l'influence latine une fois constitué,il met autant de sollicitude à imprimer à laproduction le plus d'activité et d'attrait possible,

que Rome avait mis d'imprévoyance à la laissertarir. La preuve positive s'en montre dans l'orga-nisation donnée à la famille serve. Au temps

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même où les droits personnels du serf étaient lesplus limités, cette organisation rendait ses mainsaussi industrieuses qu'elles pouvaient le devenirdans des classes non libres.

Très généralement sinon dans toutes les sei-gneuries, non pas tous les serfs mais un trèsgrand nombre, peut-être le plus grand nombre,furent établis sur un principe obligatoire l'indi-vision, la vie en communauté héréditaire. Horsde ces conditions, ce fut exceptionnellement qu'ilput y avoir, pour eux, succession, testament,effets civils du mariage, tandis que sous elles ils

eurent tout cela. On dirait la suite naturelle del'institution seigneuriale même, le même lienserré de réciprocité et de garantie. Ce n'est plusla communauté rudimentaire, régime primitifprobablement de toute société humaine àl'époque de la tribu, l'individu, n'a d'existencepossible, en face des brutalités de la nature ou desfaits, que dans la jouissance en commun du tène-ment où il s'installe, jouissance transitoire, toutau plus annuelle, changée selon l'utilité du groupe,selon la capacité ou le besoin propres; mainte-nant, il s'agit de la jouissance en indivision fami-liale, organisée pour une existence sociale active

et d'ensemble. Un peu plus, sans doute, que lacommunauté dont César et Tacite ont tâché detraduire en termes latins ce qu'ils avaient puapprendre de ses modes chez les Germains, ou

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bien de celle qu'ont pratiquée, comme les Ger-mains, les Celtes et d'autres peuples d'Occïdent.En tout cas, au temps du servage français, cetteindivision familiale du servage repose sur unsystème raisonné. Elle fait au serf une famillepouvant, comme celle des libres, se subdiviser

par la descendance en allant s'unir à d'autres ouen former d'autres seulement en former d'autresrestant semblablement dans la vie commune,dans la non-division continue du travail, desgains, des intérêts quant à toute espèce de biens.Sous l'obligation de cette collectivité familiale,l'individualité civile appartint au serf. En cetindividu-famille toute vie, toute action, toutprogrès résidèrent. Il acheta, vendit, bénéficia il

eut les stimulants de l'ambition, les satisfactionsrésultant de l'épargne; il put modifier à son gré

ses tenures, ses fopds, sous l'unique réserve desredevances précisées ou des coutumes dues. Chaquemembre, chaque parcenier (c'est le terme desjuristes postérieurs') eut ainsi son intérêt dansl'intérêt commun. Cette individualité à plusieursfut comme dissoute, les libertés civiles furentperdues dès que, par le fait d'un seul, soit durantla vie des parents, soit à leur mort, les mêmespot, fèac, sel et chanteau cessèrent d'en rassemblertous les membres.

1 « Parceuier se dit de toute personne qui est associée avec une« autre pour tenir ménage en commun » Brussel, Usage defiefs, liv. II, chap. XII.

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Ces attributs de la vie civile ne furent pas sansdes limites étroites, comparés à l'état libre; toute-fois, relativement à ce qu'eût donné une dépen-dance assez peu libérale pour ne pas les admettre,c'étaient des limites larges. Larges surtout lelendemain de l'esclavage, les plus larges, certaine-ment, qui pussent être conçues. Il n'y a qu'àmettre en regard le serf dans la communauté etle serf hors d'elle. A celui-ci, rien n'appartient.De droit il n'a nul bénéfice transmissible. Pourlui la vie recommence à chaque génération. Elle

• recommence dans les mêmes conditions d'infi-mité, tandis que pour le serf en communautéelle s'exhausse chaque jour par l'accumulationdes gains. Si, pour ce dernier, les labeurs n'ontpas encore la fin et l'attrait que fait concevoir lavie moderne, il n'en voit du moins partager lesfruits que par des intérêts formés avec le sien oudérivés du sien. De cette vie commune à la person-nalité civile complète, il n'y a qu'une questiond'étendue; hors d'elle, c'est une question de classesociale, une différence juridique. Le moyen âgen'a mis nulle part, semble-t-il, plus d'originalité

que dans cette organisation du travail dont il avaitbesoin. On ne serait autant autorisé par rien àvoir, dans le servage, tout simplement un modeorganique de la production, dont les prescrip-tions, même privatives ou restrictives de la liber-té, ne seraient que la garantie.

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La communauté se manifesta et fut régie par unchef (major, maître de communauté, chef du chanteaii).Il lui fut donné peut-être par le seigneur à l'ori-gine peut-être aussi l'a-t-elle toujours choisi,

comme le faisaient encore les communautés duNivernais au temps de Coquille. Non seulementce chef la représentait vis-à-vis de la seigneurie etdes tiers,' il la dirigeait aussi comme le père con-duit sa famille. Les coutumiers du xvie siècle lefont assister pour cela, en tout ce qui n'est pasdu domaine masculin, par une femme nomméede la même manière que lui, mais hors de sapuissance maritale ou de son autorité d'ascendantdirect. Que le régime des communautés de cetteépoque fût tout à fait le régime primitif, c'estimprobable. Jusqu'à 1789, les éléments sociauxont été modifiés par diminution d'étroitesse, plu-tôt que par changement dans les principes. Entreautres exemples, le personnel du servage s'estamoindri sans que les théories sur sa conditionvissent rien enlever à leur absolu. Néanmoins onne saurait prendre qu'avec mesure, comme indi-cation de ce qui existait au moyen âge, destableaux faits longtemps après, tels que ceux deCoquille sur les associations que formaient en sontemps les serfs ou les bordiers, bourdeliers du

Nivernais. Ces bordiers n'étaient plus serfs, maisvilains. Il y a donc lieu de penser que la commu-n.auté, quand elle s'installa dans les manses de la

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villa, reçut pour chef le vilLiczes ou major chargéantérieurement de diriger la culture de cette villaet d'en percevoir les revenus pour le maître. Que,par imitation, ensuite, elle-même l'ait institué, rienen cela que de probable.

Les documents manquent, pour une opinionformelle. Toutefois, on rencontre dans les textesdeux ordres de major; l'un bien évidemment le

fonctionnaire du seigneur, son intendant, l'autrequi est beaucoup moins sous sa dépendance.Parmi les derniers, on peut citer le major désignéau chapitre XXXVI du Capitulaire De Villis, etceux tantôt serfs, tantôt colons, tantôt affranchis,tantôt simples mainmortables qui, dans le Polyp-tique d'Irminon1 ou dans le Corbie2,figurent et répondent pour l'ensemble de lavilla. La majorissa se trouve dans la Lex salicaKAu Cartulaire de Saiant Pére de Chartres, elle seprésente avec des fonctions tout à fait analoguesà celle de notre maîtresse de communauté autemps de Coquille 4. Des populations comme lesslaves russes, dont l'état social représentait assezbien, encore récemment, celui du moyen âgeféodal, faisaient régir leurs communautés fami-liales par un Père et une Mère électifs ce mode

1. II, 2; V, 3; XXIV, 2, et Prolégomènes, p. 449.2. LIV, II, chap. I.3. XI, 7 à la suite des Prolégomènes.

4. Pag. 476, 666, 674.. Cf. Coquille, sur Nivernais. Tit. desCommunautés, art. 5, et Questions et répozzses, sur la coutunue, 87.

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de nomination du chef ne serait-il pas la tradi-tion même des peuples de l'Occident septentrio-nal et n'aurait-il pas prévalu par là dans nos com-munautés serves d'autrefois?

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CHAPITRE VI

COMMUNAUTÉ EN INDIVISION

Cette communauté familiale, éloignée de nosconceptions actuelles, a été le fait de populationsrurales libres comme de serfs. D'où est-elle venuedans la société féodale, qu'a-t-elle été, qu'a-t-ellevalu comparativement aux situations qui l'avaientprécédée? L'érudition n'est pas de grand secoursdevant ces interrogations. C'est en partie matièreconjecturale que d'y répondre.

Sans penser que l'on doive prendre en exemplel'organisme du moyen âge, il faut dire qu'il eutparfaitementl'entente des besoins sociaux. Lorsquele régime seigneurial s'implanta, ce fut comme unnouvel État qui s'établit. Un État, toutefois, au-quel correspondaient mal les cadres du colonattel que le transmettaient les derniers temps caro-lingiens. Le travail n'y présentait pas la cohésionnécessaire, conséquemment l'endurance à luidemander. Une sorte de conduction tacite faisaittoute sa loi. Elle laissait au colon la jouissancedu sol, à charge de redevances ou de services,tant que le propriétaire avait intérêt à la lui

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maintenir. Un grand nombre se trouvaient à ladiscrétion de celui-ci, pouvaient être congédiés ousurtaxés. Les plus favorisés jouissaient de conces-sions ou temporaires ou viagères ou centenaires,à l'imitation de celles du droit, romain impérial.Ou bien c'était des tenures héréditaires dans les-quelles, dès le premier jour, la succession avaitété réglée et ses éventualités prévues pour plu-sieurs générations. Cela s'était effectué tantôtsuivant la force propre qu'avait le colon, tantôt àraison des circonstances, et celles-ci nullementuniformes. Chaque détenteur a tâché de se ga-rantir plus ou moins contre ce que sa possessionoffrait de précaire ou de pénible, de s'assurer leplus complètement qu'il l'a pu ce qu'elle pré-sentait d'avantageux. En vue de l'un ou de l'autrebut, beaucoup se sont associés, soit pour sedonner des bénéfices au-dessus des moyens d'unseul soit afin de maîtriser les chances ou d'af-fronter les charges que présentait l'exploitation.Dans les Cartulaires du rie siècle, plusieurs casde ces associations (coloniœ, colonicœ) se présen-tent, ou entre colons ou entre colons et serfs leCartulairede Saint-Germain-des-Prés, entre autres,en fait connaître une de trois familles colones,formant en tout douze personnes associées pourla culture de dix-sept bonniers de terre'.

I A. Beugnot, De la formation des municipalités rurales (dafisla Revve Française de 1838, p. 292.)

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État de choses dont l'Empire de Charlemagnen'avait qu'à se féliciter; mais la seigneurie, elle,

pour instituer son gouvernement, devait cher-cher à en lier plus étroitement ensemble leséléments. Cette institution colonaire, achemi-nant les populations à l'état libre, était lecontraire du principe de cohésion inhérent à

la seigneurie et du besoin instant qu'elle enressentait. Elle avait du moins à se prémunirà l'égard de ces' propensions à l'individualité.Il a été écrit à ce propos, en toute justessesemble-t-il « Si l'on repoussa l'esclavage comme« trop dur, le colonat devait aussi être repoussé

« comme trop favorable, et parce qu'il tendait à

« introduire dans la société une classe d'hommes

« incompatible avec l'assujettissement féodal ».L'intérêt économique commandait cette précau-tion autant que l'intérêt politique; l'un et l'autreils ont été la préoccupation attentive autantque logique du régime seigneurial. Conditionayant forcément à ses yeux trop de latitude, lacondition colonaire; trop mobile en conséquenceet tellement docile au gré de la personne; tropà la merci, également; de circonstances alors for-cément changeantes, brutales à la merci en outredes violences et de l'abus. Ne peut-on penser quece furent ces causes qui firent ramener la popula-tion colonaire au servage étroit des commence-ments ? Ce furent elles aussi, sans doute, qui, en

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même temps,' la fit abriter sous la communautéfamiliale.

Faute d'être assez effective et sûre, l'existenceindividuelle serait restée peu utile au serf, à laseigneurie semblablement. L'avenir civil fut doncfermé au serf afin, c'est probable, qu'il ne cherchâtpoint l'essor. Mais dans l'indivision familiale, àl'inverse, cet avenir lui fut ouvert, et il trouvaassurés les attributs les plus propres à l'attirer.Presque tout l'horizon de la vie libre l'y.enve-loppa l'hérédité, le domaine des conventionset de l'échange, toute l'apparence et comme lefait même de la propriété. Il viendrait un mo-ment où cette existence impersonnelle, com-plexe, paraîtrait une gêne, un empêchement auprogrès; ce furent des vices inconnus, aux pre-miers jours, et ces premiers jours ont duré plu-sieurs siècles. Concentrant le travail et les efforts,les accumulant, leur garantissant dans la famillela vitalité qui naît de la certitude de recueillir les.fruits et de les posséder en propre, elle incrustala vie civile dans le servage de manière à nejamais plus pouvoir en être retirée. Elle dut avoir

pour effet aussi d'attacher le personnel rural ausol plus profondément que cela n'était résulté,antérieurement, d'aucune des autres conditionspersonnelles.

La raison économique, en tant que l'une des

causes du mode donné au travail serf par le

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régime seigneurial, s'attestera quand l'affranchis-sement des serfs aura rendu général l'état deliberté. Les libres prendront alors la vie en indi-vision, la communauté familiale des serfs; ou bienils la conserveront, la possédant déjà. Combiencette origine en elle, combien le fait que la raisonéconomique présida à l'établissement de l'indivi-sion pour le servage peut être tenu pour histo-rique, on en aura là un indice de quelque poids.Ce n'est probablement pas à un autre motifqu'obéissaient les comtes de Champagne, lors-qu'ils mettaient au maintien de leurs parcours lacondition que « les enfants habiteront avec leurs

« pères et vivront à son pot 1. Les juriscon-sultes du xvie siècle n'ont pas trouvé d'autreexplication à l'existence de l'état communautaireen leur temps. Les vicissitudes d'alors la leur fai-sait juger parfaitement légitime, malgré le grandprogrès que déjà la notion du droit avait accom-pli dans le sens de la pleine individualité civile.C'est un indice de plus de la part qu'eut cet ordrede considérations dans l'institution communau-taire le but fut véritablement -de conjurer lespérils de ces vicissitudes. Coquille donne lepourquoi de ces prescriptions de la commu-nauté dans la vie rurale, quelque date qu'ellesse montrent, quand il dit de leur fréquence en

i. Acte de 1 188, dans Brussel.

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Nivernais « Parce que la véritable ruine de

« ces maisons de village est quand elles se par-« tagent et séparent, par les anciennes lois de

« ce pays, tant es mesnages et familles de gens« serfs qu'es menages dont les héritages sont« tenus en bourdelages, a été instituée pour

les retenir en communauté que ceux qui ne« seraient en communauté ne succéderaient pas« aux autres et on ne leur succéderait pas 1. » Etç'a été la tradition accréditée, car Dunod lareproduit beaucoup plus tard encore pour justi-fier les possesseurs de mainmortes: « La raison« qui a fait établir la communion entre les main-« mortables est que les terres de la seigneurie« sont mieux cultivées et les sujets plus en état

de payer les droits du seigneur quand ils

« vivent en commun que s'ils faisaient autant de

« ménages 2. »Du reste, l'institution communautaire établie

par la seigneurie dans l'ordre rural, semble la suitenaturelle d'un principe social originaire ailleursmême que chez les peuples d'Occident. On la

retrouve, tout au moins on l'entrevoit au berceaudes nations grecque et romaine. Sous la conditiond'une assez grande variété d'application, elle est la

loi de la tribu; la famille quiritaire, le clan, le fief,

la commune n'en présentent-ils pas les manifes-

i. Institution au du-oit français, chap. Des servitudes personnelles.

2. Traité de la mainmorte, p. 90.

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tations dans l'ordre politique, la corporation dansl'ordre industriel? Dans le fief, la déshérence à dé-faut de descendance directe, immédiate, fut la ga-rantie de l'indivision elle alla de droit en plusieursprovinces jusqu'au xve siècle, et le relief, le retrait ensont restés des souvenirs jusqu'à la fin. Il faut voircela dans nos provinces de l'Est, le Dauphiné, leBugey, la Franche-Comté. Ces principes y sonten action mieux qu'autre part, soit dans les institu-tions du servage soit dans la constitution dufief. Jusqu'au xive siècle d'une manière très géné-rale, en beaucoup de seigneuries jusque dans lenon seulement le maître y succéda à sesserfs, mais le suzerain à ses vassaux décédés sanshoirs de leur cors. C'est le statut Delphinal quiouvrit la première brèche contre cette pratique, à

une date où elle était oubliée ailleurs; encoremit-il à l'abandonner la condition absolue queles vassaux en relèveraient les arrière-vassaux ouleurs censitaires Ce n'était plus qu'une questionfiscale, somme toute, de sorte qu'en renonçant à

ses profits le suzerain exigeait que ses inférieursy renonçassent aussi. En 1421, le dauphin ré-clame l'application de l'ancien droit contre unvassal qui avait manqué à la condition. Beauvoir,une seigneurie de Franche-Comté, n'y échappaqu'en 1416. A cet indice de conformité entre la

1. Art. 54.

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loi organique du fief et la communauté familialeimposée aux serfs, on peut ajouter ceux qui res-sortent de l'usage à peu prés général où furentles frères, jusqu'à une époque bien plus récente,de se faire respectivement hommage l'un àl'autre après le partage du fief par succession.

En cela comme en formant les frérages duNord, les aînesses, les vavctssoreries, les masures deNormandie, les frêresches d'Anjou, du Maine, deTouraine, les pagesies du centre, etc., la législationseigneuriale n'avait-elle pas voulu conjurer l'effetdes divisions successorales, cimenter l'unité ? Nefût-ce pas dans les mêmes vues sociales qu'enconstituant l'état communautaireagricole? AussiPerreciot, l'un des auteurs qui, eu égard àl'état de la science dans le dernier siècle, ont jetéle plus de lumière sur la condition civile des

personnes et des terres au moyen âge, montre« la nécessité de la communion entre les serfs

« comme d'origine féodale » Antérieurement àlui, Gollut avait confondu dans le même dédain,

en tant que « reliques du vieil paganisme, la

« mainmorte pour les roturiers et les servitudes

« du fief pour les nobles 2 » tous les deux étaient

i. État civil des persovaraes et condition des terres, t. II, p. 320 etsuiv. de l'édition in-8o (1846). Aux 'Preuves, il donne l'acte de 1421,et d'autres de 1 157 pour le Bugey, de 1261. 1285, 1310, 1416, pourla Franche-Comté. Dans Salvaing, Usa' des fiefs, chap. XXXII,

on en trouve de 1258, 1367, 1352, particuliers au Dauphiné.2. Memoire sur les Bourguignons de Franche-Countd, liv. II,

p. 70 et suiv.

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nés ou avaient étudié dans les contrées de l'Est,ils devaient d'autant mieux saisir le principe del'ordre féodal l'indivision, établissant le lienentre tous les éléments sociaux? Pour la seigneu-rie, il alla de soi que l'indivision régnât dans l'ex-ploitation rurale. Il lui suffit de donner aux coloniœ,dont le grand nombre a été constaté à l'époquecarolingienne, une raison assez forte de se main-tenir en communauté elle trouva naturellementcette raison dans les attraits de la vie civile. Lacondition qu'elle fit ainsi au serf valait mieux,relativement, que la liberté complète, car elleprocurait la jouissance des droits personnels lesplus enviés, avec des garanties que n'avait pasalors, il s'en fallait, la liberté juridique.

Ainsi fut organisée à nouveau l'adscription àla glèbe, qui avait formé le colonat. Quoique le

cours dès faits dût avoir dégagé la personneau lieu de l'immobiliser, on la riva de nou-veau à la terre, on absorba l'ouvrier dans l'ins-trument, l'être dans la chose. Mais ce futpour une existence sociale plus assurée et plusféconde. Recevant le domaine pour patrie enquelque sorte; dans cette patrie trouvant les meil-leures et les plus désirées des responsabilités quela liberté confère; soumis à la seule obligationde ne point démembrer l'indivision ou de n'en.pas sortir, il acquit ce que n'avaient eu ni le colonde l'Empire, ni le serf Gaulois ou Germain, à

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savoir une individualité réelle, efficace, quoique

sous la forme impersonnelle. Or, en fait, le libre

ne conservait alors cela que bien précairement.Sous 12 forme communautaire, l'individualitéfut plus forte, bien moins sujette à faiblir que lefief lui-même. Elle eut plus de puissance pourparer aux fortunes des temps troublés où ellerégna. Puissance économique, elle survécut à lapuissance politique du fief.

Cette famille communautaire, qu'est-ce autrechose sinon le « suis diviàunt, donnant, relinquunt.

« duntaxat intrd donntm1, » dont Pline dit avoirdonné l'exemple dans ses domaines? Seulement,il y eut cette grande différence la seigneurie créaplus complètement et sûrement, pour le parçona-nier serf, la « respublica quœdam et quasi civitas »dans laquelle ce latin, le plus moderne d'espritpeut-être, pensait avoir établi sa main-d'œuvrerurale. Soit par tradition sociale soit sous l'em-pire du seul intérêt, la seigneurie avait placé leserf dans la condition et sous les régles qui de-vaient préparer pour lui l'avenir. D'elle-même,pourrait-on dire, ou bien de par une traditionsociale plus ancienne qu'elle, elle semble, ens'instituant, avoir donné à ses serfs des conditionsqui leur fissent monter les degrés de génération

en génération, afin que l'état d'infériorité leur

i. Epist. Lib. 16, « Patemo suo

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fût transitoire. Ils purent prendre dans l'indivi-sion familiale un continuel désir d'exhaussé-ment, douer en conséquence la société de la

permanence de vitalité qui la maintient et lasuscite.

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CHAPITRE VII

LA FAMILLE COMMUNAUTAIRE DANS LA SEIGNEURIE

On a parfois envisagé l'indivision communau-taire des serfs comme une aggravation de la con-dition serve, d'autres fois comme une concessionde la seigneurie. L'une et l'autre opinion est écar-tée par ce qui précède. A l'inverse, on a découverten elle une conquête du serf, en voyant qu'elleconsacrait pour lui la propriété par l'hérédité fa-miliale. Cette autre manière de la comprendren'a pas plus de fondement que la précédenteelle répond aux prédispositions des esprits, enson temps, à ne trouver rien que d'oppressif etde spoliateur' dans le régime seigneurial. La con-quête, de la part des serfs, ç'a été de sortir del'état communautaire cela n'arriva que bienaprès le moyen âge. L'explication donnée précé-demment concorde du moins avec les choses

Dans les avantages que l'indivision procura,qu'elle procura non aux serfs uniquement, réside

i. Troplong, dans sa préface du Louage, a donné cette interpré-tation, le droit ayant été éclairé chez lui par l'intelligence de l'his-toire.

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la raison de sa durée, et l'on comprend qu'il aitété naturel autant que facile ai la seigneurie derendre l'indivision obligatoire le plus possible.Elle fut adoptée avec ce caractère, expressémentfixée ou bien maintenue, en chaque provincealors que le fief était déjà amoindri ou rejeté.Dans la Picardie, la Normandie, la Bretagne auNord; dans la Bourgogne, le Dauphiné, la Cham-

pagne, à l'Est dans le Nivernais, le Berry, laMarche, le Bourbonnais, l'Auvergne, la Guienneau Centre et au Midi, les textes attestent sonexistence bien avant le xme siècle et bien après.

La vie en communauté familiale ne régit passeulement le servage presque partout; elle s'éten-dit de soi dans le travail libre. Elle fut mêmecensée exister tacitement en tout état d'indivisionun peu prolongé. Les provinces qui viennentd'être nommées l'ont vu survivre au servage,abriter les vilains sous son cadre protecteur. En1789, elle était encore florissante au sein de popu-lations rurales parfaitement en possession de laliberté civile. Lorsque, en effet, le servage eutconquis par elle les facultés de succéder, de trans-mettre, de se marier à sa volonté moyennant untribut, il eut moins besoin des cadres de l'étatcommunautaire, l'indivision commença à lui

peser; mais ces cadres furent alors recherchés

par les libres. Ils parurent aux vilains un plussûr moyen de protéger le travail, les épargnes, le

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fonds même, contre l'exaction et la violence. Onvoit, dans le xnie siècle, les serfs commencersortir, en leur qualité, du régime communau-taire, la classe vilaine y entrer. Beaumanoir nes'en occupe que comme le fait de personnes libres,et à ce titre on la rencontre à partir de ce mo-ment dans les cartulaires, les terriers, les inven-taires des grandes possessions

Les juristes nous ont assez .peu expliqué lacommunauté familiale en sa forme première.Dans les faits, elle ne prêtait sans doute guèreoccasion de s'en occuper; il ne faut pas s'étonnerqu'ils la négligent. Rien de simple et de brefcomme sa loi nulle succession hors de la des-cendance directe vivant en communauté. « Si

bomo obier-it qui ad panem et conducium suum non« habeat hœrcdem, si hœres ejus jann separalus est,

« monachorum erit qzridqatid homo ille possidebat »

à son sujet, cette formule de la coutume de Mor-

teau en 11882 exprime à peu près tout le droit.Sauf des réserves 'plus ou moins favorables auxproches pour se faire concéder par préférence la

tenure du défunt, c'est de cette façon concise et

i. Beaumanoir, chap.. XXI et XXII. De même, dans lesdivers documents transcrits en extrait ou en entier dans la pré-cieuse Histoire des Crasses agricoles eoz Normandie par M. Delisle,elle est indiquée là par les mots. Et particeps. et participes sui.Ailleurs, on trouve. et consortes sui. (Olim, t. III, p. 441). Cf.Ducange, édit. Henschel, Vis par, particeps, parierii,perçonnarii.

2. Perreciot, uGi supra, Preuves, p. 48.

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absolue que, dans les textes antérieurs à 1250ou dans ceux de ces environs, le droit, en ce quila concerne, est à peu près uniformément écrit'.A cette époque, toutefois, s'ouvrirent les progrèsdans la communauté, comme, au reste, dansles autres capacités civiles. Les conditions de

l'indivision, la qualité des personnes à qui elledevait profiter, l'espèce des biens qu'elle embras-sait devinrent successivement l'objet d'extensionsdonnant au serf une sphère d'action plus large.Où la communauté n'était d'abord reconnue quedans une cohabitation rigoureuse, où l'éloigne-ment d'un seul parçonnier, même l'absence del'enfant mineur au fèzc et chant-eau la rompaient,on ne tarda pas à la déclarer maintenue dès celaseul qù'un des enfants restait commun. On comp-tait pour présents ceux qui n'en étaient sortisqu'à fin d'éducation, d'apprentissage, pour unservice accidentel, voire à cause de mauvais trai-

tements. On admit l'incompatibilité d'humeurcomme un motif légitime d'absence; il fallut laprise réelle de part pour dissoudre la commu-nauté

Au xlve siècle, Mazuer n'impose plus l'indivi-

i. Anciennes coutumes de Champagne et de Brie, chap. LX; Jura et

consuet. Konnandine, chap. XXV Anciens am-éts du Parlement deBesançon.

2. En 1227, le comte Thibaut de Champagne concède aux fillesmariées hors de la communauté le droit de succéder au bien com-mun.

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sion pour condition d'hérédité qu'aux collatérauxLe bénéfice de commun, d'abord restreint auxdescendants seuls; on en fait jouir les autresparents lignagers, bientôt tous les -successibles,

en introduisant dans la succession serve elle-même les effets de la représentation (Bourgogne,Berry). Extension tout à fait hors des principes"originaires; elle ne passa pas partout sans débats;Coquille, après l'avoir admise dans le commen-taire des premiers articles de la Coutume, lacombat plus tard comme entièrement contraire àla loi de la mainmorte'. Enfin, tandis qu'à'l'ori-gine l'universalité des biens et des gains à la fois,meubles, immeubles, acquêts tombait sous lamain de la communauté, elle fut restreinte peu à

peu, par l'usage général ou par conventions, àl'une, à l'autre ou même à une quotité détermi-née de chacune de ces sortes de biens 3. Voilà cequ'étaient devenues les conditions de la commu-nauté serve vers le xve siècle. Elle offrait ainsiassez de garanties au travail pour que, dansquelques lieux, des familles s'associassent entreelles afin de former, sous l'égide de ses disposi-tions, de grandes entreprises rurales4.

'Une descendance moins limitée, une parenté

i. Practica forcnsis. tit, XXIII, no 20.2. Commentaires, titre des Bourgeoisies, art. 18.

3. Ibid, tit. des Bourde/ages, art. 18.

4. Coutumes locales de Berry Châtelet, art. 8 Linières, art. 4.Cf. Lathaumassière,passirn.

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plus étendue, avaient donc été introduites dansle droit civil des serfs. Ils étaient sortis de l'étatpremier dont ces brocards, relevés par Loysel dans

ses Institutes « « Un parti, tout est parti », « le feu,

« le sel et le pain parient l'hom.-me morte-main »,expriment la rigueur absolue. Entrés faibles

"et dépourvus dans la communauté familiale, lesserfs y avaient acquis assez de valeur sociale etde droit individuel pour s'y faire une existence

en réalité peu différente de la vie libre. Ils étaient

en position d'opter entre la continuationde l'exis-

tence servile ainsi constituée et les vicissitudesde l'état vilain. Dans la législation du xvie siècle,la communauté est encore la condition néces-saire de l'hérédité pour le serf, mais on ne la

rencontre nulle part sans les modifications quiviennent d'être indiquées.

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CHAPITRE VIII

SERFS ET LIBRES DANS LE DOMAINE SEIGNEURIAL

Le servage avait envahi toutes les provinces.On le voit aussi bien dans celles où l'ancienneloi romaine était restée plus suivie qu'en d'autres,celles où l'on peut croire que la tradition du colo-

nat avaif persisté et celles où domine la tra-dition sociale de la Gaule et de la Germanie.Les textes ne permettent pas de mettre en doutequ'au-dessous de la Loire il n'ait point remplacél'ancienne condition d'une manière tout aussicomplète qu'en deçà. Les Coutumes dit Comté de

Toulouse, le Statut de Provence de 1304 semblent

ne reconnaître d'autres personnes, parmi les

agents du travail, sinon les « adscriptilii, seu servi

« vulgariter angarii, aut de corpore vel casalagio

« homines c'est-à-dire les serfs de corps ou lesserfs de glèbe auxquels est donné pour loi le

caselage, l'adhérence absolue au sol. Les Usatici de

Barcelone, les Anciennes coutumes de Borcleaux(§§ 131, 139), les usages de l'Entre-deux-mers de

i. Le Statut est dans Giraud, Hist. drv droit français, t. II.

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Guienne le grand nombre d'actes d'affranchisse-ment enfin qui se rencontre dans l'histoire duLanguedoc aux xne et xme siècles, fournissent encela les documents les plus affirmatifs 2.

Quand la communauté familiale devint lemode habituel d'existence des serfs, il y avaitdonc partout des personnes que leur conditioncivile et économique rendait parfaitement recon-naissables comme serfs, entre le petit nombre delibres que le temps comportait. Les maîtres avaientfait deux parts de leurs possessions l'une, où ilsrésidaient; l'autre, composée de leurs villœ. L'ex-ploitation s'était divisée d'abord ainsi dans lesvillœ, des serfs se trouvaient établis sous la con-duite ou la responsabilitéd'un intendant (yillicus,rrzajor); là, chaque famille ou chaque individu enâge de faire famille était attaché juridiquement,Ù toujours, à une culture plus ou moins étendue,et ils s'y renouvelaient d'eux-mêmes comme lecheptel. Sur le domaine formant la résidence setrouvaient aussi, adhéraient (prœdiis adhœrebani)des serfs dont le travail et le croît s'effectuaientautour d'elle. Un premier progrès avait procuréaux serfs certaines latitudes, un degré de respon-sabilité personnelle sous la condition que chaque

i. Manuscrit de lholferrbvttel, édit. Delpit, nos 43, 497, 501.2. Voir la grande Histoire de D. Vaissette, édit. du Mège, notam-

ment le liv. XXVI, p. 97 et Mlle de Lézardière, Théorie, etc.,Preuves du t. III, p. 457.

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famille, chaque détenteur d'une exploitation(incluse, meix, cozttztre, mesure, etc.), donnât à cedomaine un nombre de journées de travail déter-miné (corvées); de nouveaux progrès avaient en-suite restreint ces corvées de chaque semaine àchaque saison de travail, puis chaque année

Ces latitudes, l'objet de ces corvées, leurnombre, leur moment, leur estimation ont con-tinuellement varié pendant la durée du servage;sous leur variété elles marquent les transitionsde l'état de servage à celui de liberté. Qui plusest, elles créèrent à la fraction de sol au sujetde laquelle elles se produisirent un caractèrepropre, quant au mode sous lequel l'exploita-tion en fut régie; un caractère qui y demeuraincrusté, de sorte que n'importe qui y venantexploiter tomba sous la règle de ce mode spécial.Même après l'affranchissement, un tribut ou uneredevance particulière rappela cet état originaire.

Tant que le servage a gardé un peu de ses ca-ractères constitutifs, le libre et le travail libre sesont différenciés de l'état serf par ceci, que l'oeuvre

ou la personne ne furent ni attachées à une par-celle soit minime soit étendue du sol, ni soumisesà des services ruraux ou domestiques qui déri-vassent d'une diminution juridique du droit civilen eux. Le travail libre, notamment, se différenciait

1 Tout ceci amplement développé par Guérard dans ses Intro-ductions aux Cartulaires.

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en ce qu'il était exempt de toute obligation nerésultant pas soit du fait d'un contrat soit de sonapparence. Mais il faut dire que dans le temps oùBeaumanoir et les autres juristes rendaient leursdécisions et les recueillaient pour l'histoire, le

cours des choses avait singulièrement mêlé lesdeux conditions. Les attributs de la liberté s'étaientsi universellement établis dans le servage, tantd'exigences semblant serviles avaient atteint lesvilains, que la démarcation paraissait effacée entreles deux ordres de travailleurs. Que l'on regardeà des cultures serves ou à des libres, on les trouveindistinctement ainsi. Les mêmes conventionsleur sont communes. Beaucoup de serfs sup-portent des exactions seigneuriales, en mêmetemps qu'un grand nombre de libres se voientsoumis à des charges de servage, transportéesdans le fisc seigneurial pour l'utilité qu'elleseffraient. Les mêmes devoirs font des deux classes

comme une seule et même classe; il n'y a queles circonstances ou les actes de la vie civile,l'hérédité, le mariage, la succession, qui fassent dis-tinguer l'état personnel de chacune. Encore, unefoule de libres se sont-ils soumis volontairementaux restrictions que l'indivision familiale com-porte. Les textes mêmes prêtent à cette confusion.Sous les désignations de commune ou queinunpeuple, gens de travail., habitatores, universilales, vil-lani, rustici, gens de labour, les actes émanés de

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l'autorité publique entendent la masse des culti-

vateurs ou détenteurs du sol quelle que soit leurcondition civile. Seuls les titres d'affranchissement

ou les pièces juridiques distinguent les serfs deslibres, et attestent l'existence de deux sortes de

personnes dans le monde de la production.Ce mélange des conditions a dû avoir un résul-

tat à constater comme un fait d'histoire. Il a pro-bablement retardé de près d'un siècle le passagedes classes particulièrement rurales dans la liberté,comparativement aux classes urbaines. Pénétré

par les conventions, s'étant rendu communes lesmanières d'être des vilains quant au côté écono-mique des choses, le droit servile trouva le moyende proroger son existence. C'est sans doute enpartie pourquoi il est resté d'usage général jusqu'aumoment où, devenu à charge à la fois au maîtreet à l'asservi, sa destruction fut poursuivie pareux de concert. Bien plus, on est témoin que les

maîtres s'en lassent de beaucoup les premiers;pendant longtemps les serfs se voient émanciperà vrai dire malgré eux. Dans la France du moyenâge, combien peu la servitude fut la brutalitéconstitutive, le mode arbitraire et impitoyablede posséder l'homme qu'il a été presque de lieu

commun de supposer, cela doit ressortir de l'ex-

posé qui précède. Le servage semble plutôt avoirété, dans l'ensemble, une condition imposée parle temps, devenue traditionnelle en conséquence,

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améliorée ensuite, par le temps encore, à propor-tion des besoins et du cours des idées.

Le serf ayant pu, hors de l'indivision familiale,

se donner sur son pécule, sur son avoir, la jouis-sance de droits civils essentiels, tels que la fa-culté de déplacer à son gré son industrie et sesépargnes; dans la communauté, ayant trouvé lasûreté, l'allégement de charges, le respect de l'in-dividualité et du travail qui créent l'accroissementen biens, conséquemment l'importance sociale,il regarda sans doute avec peu d'envie la condi-tion des libres, c'est-à-dire la condition « vilaine ».Celle-ci était exposée à des chances autrementplus à craindre que la condition servile réduite,comme elle se trouvait l'être, au même moment.Dans une société où règne une certaine organi-sation publique, une société qui n'en est pas à

ses commencements ou qui s'achemine à la déca-dence, il n'y a que le fisc, si dures d'ailleurs qu'ony suppose les formes et les exigences de l'étatd'asservi, il n'y a que l'esprit de fisc pour étendreses exigences et ses abus sans respecter les don-nées mères de la production.

En passant dans la condition de vilains, le serfserait allé au-devant des situations qui portaientle poids des déprédations propres à la fiscalitéseigneuriale. Avant de rechercher cette condition,il dut attendre de voir les libres, avec qui il avaitpresque pris rang quoique serf, protégés par une

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force publique qui ne fut pas débile, et sous la-quelle il trouverait au moins la garantie d'une.autorité judiciaire. Aussi, est-il particulièrementintéressant de regarder comment le servage futeffacé ou aboli en France; c'est ce qui va suivre.Par les modes que la condition serve pratiquapour entrer dans la condition libre, on prend

encore mieux la connaissance de sa nature.D'autre part, les influences diverses qui portèrentle servage à cette transformation ou qui l'en retin-rent, se manifestent dans la suite des moyens parlesquels elle s'opéra.

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CHAPITRE IX

DÉCADENCE ET DIMINUTION DU SERVAGE

Si l'on regarde à la date où l'affranchissementse multiplia en France et aux motifs qu'il y eneut, on se trouve au milieu du xme siècle. Alorsseulement, des raisons multiples, contradictoiressouvent, commencèrent à donner simultanémentaux serfs et à leurs maîtres le désir et le besoind'éteindre le servage. Déjà la réprobation dont lesentraves qu'il mettait à l'activité personnelle, à laproduction par suite, était écrite dans les actesd'affranchissement, dans ceux surtout émanés desseigneuries les plus hautes « Consnetirdo gra-vis el omnimodo exaspérons », porte l'affranchis-sement de Bourges en 1224 Mais ni cela nila liberté reconnue dans la plupart des domainesà un certain nombre, ni l'éclat dont cette libertébrillait dans les « bourgeoisies » n'avaient été desstimulants assez forts pour tourner les intérêtsvers un changement d'état. Comme ces esclaveslatins qui refusaient de Justinien le droit de cité à

n. Voir, du reste, la plupart des Préambules des actes de mêmenature.

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cause des misères où il jetait les libres', lesasservis du moyen âge se montraient froidsdevant les perspectives de l'état vilain.

La plupart des seigneurs n'eurent guère quedepuis Louis IX les raisons qui les portèrent àaffranchir. Pour déterminer la réaction des inté-rêts contre l'état servile, il fallut, outre la forteimpulsion morale de ce règne, des nécessités éco-nomiques. Celles-ci prescrivaient d'une part dechercher des modes de travail plus productifs queceux du servage d'autre part elles obligeaient àaccroître les ressources du fisc seigneurial. Il fal-lut aussi que l'établissement d'un pouvoir publicplus vigoureux que précédemment, servi par desjuridictions plus justes et plus obéies, par desagents mieux conduits et plus retenus, rendîtplus enviables les responsabilités de la conditionlibre.

Ces causes ne concoururent pas toutes à la fois,d'une manière aussi active partout, ni avec lesmêmes effets. La liberté mit deux siècles pourdevenir générale, En disparaissant, le servagerévéla en lui la diversité de caractère, de consis-tance, de but qui avait présidé à son établissement.Le morcellement social dont la seigneurie étaitl'expression fit, en effet, que la condition des

personnes et des possessions fût régie par des

t. Code. liv. III, tit. II, S 25.

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influences multiples et locales, dans sa durée etdans sa disparition, comme elle l'était dans sesmanières d'être. L'abolition de la servitudes'effectua sous des conditions de lieu, de temps,d'efficacité par dessus tout diverses, c'est pourquoisans règle commune. De là les plus frappantsdisparates. Ils s'attestent sur le même domaine,dans le même moment, au sein de la mêmefamille. Avant l'entier affranchissement, la servi-tude reprit souvent par des détours ce qu'elleavait perdu, et la liberté s'appropria par extensionce qu'on avait cru retenir contre elle.

Cependant les influences destructives du ser-vage, pour n'avoir eu ni une action simultanée nides conséquences uniformes, peuvent être classées

sous de certaines catégories. De même l'action dechacune peut être indiquée dans des termesgénéraux. Il ressort des faits que tantôt lesmaîtres, tantôt les serfs, tantôt les uns et les

autres ensemble ont eu hâte de l'affranchissement;en divers lieux aussi ou à d'autres dates, les unscomme les autres s'en sont montrés égalementéloignés. Même dans les lieux où la servitude acessé le plus tôt et le plus généralement, on lavoit maintenue très tard pour des services bieninférieurs au prix que devait présenter la liberté.Enfin, la liberté n'a pas vu les mêmes conditionsde travail et les mêmes latitudes civiles succéderpartout au servage. A ces différences une double

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cause. D'abord la situation où se trouvèrent soitles personnes soit leur intérêt, maîtres ou serfs;

.en seconde ligne la valeur qui fut ou ne fut pasattachée au servage comme moyen de la produc-tion. Voici, par les côtés saillants, la mesure dechacune de ces causes et leur rôle respectif dansles faits.

La liberté fut offerte avant d'être sollicitée. Leroi l'offrit plus tôt qu'aucun autre maître, parceque, bien avant tout autre possesseur de serfs,ceux-ci lui devinrent inutiles. Posséder plus desujets, c'est en cela que fut son intérêt. Le rôlequ'il s'était fait avait autrement plus d'exigences

que celui de la seigneurie; il importa donc à sonfisc que les populations imposables fussentmultipliées. Dans l'obligation de s'acquittercelles-ci puiseraient une sorte de nécessité deproduire toujours davantage. Substituer des libresà des serfs qui procuraient l'unique revenu dusol cultivé et quelques tributs de formariage oud'hérédité, fut de besoin pour lui. La seigneurieaussi ressentit ce besoin, mais il l'eut avant elle,

et il fut le premier à en avouer le mobile. Onvoit clairement cela aux ordonnances de 13 15 et1358. Celle de 13 15 a cherché à rendre l'affran-chissement obligé et n'a pas eu assez d'effet; alorsintervient celle de 1358 pour la levée de l'aidevotée par les États de Compiègne elle impose,

en quelque sorte d'office la libération elle

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déclare lés serfs contribuables en les frappant de

taxes commes les libres1.Cet aveu tacite de l'intérêt fiscal ne tarde pas,

dès ce moment, à ressortir des actes de la sei-gneurie. Elle a mené une existence fastueuse, illui faut désormais plus de moyens. Il y a bien,

sous Louis IX, un moment où ses actes de libé-ration des serfs attestent dans les préoccupationsmorales un de ses mobiles; mais auparavant déjà,et après d'une manière habituelle, ils ne dissi-mulent aucunementl'avantage financier. Si on nevoyait pas cet avantage écrit en termes exprès, ilrésulterait de ce qui est stipulé; il n'y a guère decharte d'affranchissement qui ne double aumoins les redevances antérieures 2.

C'est le pouvoir communal qui, après la royauté,

exerça le plus d'action pour généraliser l'étatlibre. De sa part aussi, l'intérêt fiscal est évident,outre l'intérêt politique. Pour ces premiers arri-vés du progrès social, pour ces vilains-des cités,des bourgs, que leur développement, leur impor-tance, leurs soulèvements parfois (et de ces sou-lèvements a-t-on assez parlé), avaient mis enpossession des droits de la personne, il ne devait

pas paraître sans danger de laisser subsister toutprès d'eux la servitude. Ils pouvaient craindre

i. Articles 14 et 15 taxant à un homme d'armes par 100 fr.

2. Pour les preuves, Cf. Guerard, Fut. au cart. de S. P. de Ch.,

et Prolég. d'Irm.

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qu'elle les ressaisît la contagion de l'exemple neles ferait-elle pas ramener sinon au non-être civilde la mainmorte, tout au moins sous l'arbitrairedes tailles? D'ailleurs, la plupart avaient contractéenvers le seigneur des charges très lourdes, con-senti des tributs élevés. Beaucoup, comme Beau-vais, furent près de renoncer aux droits concédés,faute d'être à même d'en solder le prix (, La plu-

part n'y pouvaient suffire sans se livrer aux mêmesexactions que le seigneur à qui elles s'étaient sub-stituées 2. Il fallait donc répartir ces dettes de laliberté. Augmenter le nombre des débiteurs enétant le moyen, on étendait la condition vilaine-jusqu'aux dernières limites. On ne se bornait

pas à stipuler qu'aucun homme de main-morte ne pourrait rester dans le territoire de lacommune si l'on ne pouvait pas faire écriredans les chartes le principe si large des communesallemandes « La loi urbaine casse la loi cham-

« pêtre, » on savait en faire un emploi détournééquivalant à l'affirmation textuelle. Protégeantpar les plus subtiles garanties les serfs fugitifs qui

1. Olil)', 1.1, p. 423.2. Plusieurs exemples dans les Olim notamment t. 1, p. 669,

pour Heauvais p. 562, pour Verneuil.3. Charte de Saint-Quentin, 1213, art. 5, communes à presque tout

le Soissonnais (Olim, t. I, p. 434). Ces dispositions avaient bienl'effet d'assurer la liberté à toute personne légalement domiciliée dansl'étendue de la commune; elles avaient aussi, peut-être, le but imposédeprt venir la désertion des serfs du seigneur sous l'égide communale.

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prennent asile sur leur territoire, les communesétendent outre mesure leur banlieue, les effetsdes aveux et ceux du domicile. Quicouque aregardé avec quelque détail aux chartes des

communes ou à leur histoire a pu vérifier cesfaits 1.

Autre détail pour que les seigneurs eux-mêmestrouvassent avantage à affranchir, il fut néces-saire que les pratiques de leur fisc particuliereussent rendu très ressemblants l'état du serf etcelui de leurs sujets vilains. En cela la situationdes uns et des autres n'eut quelque ensemble quevers la fin du xine siècle. Alors, à vrai dire, ledomaine et la seigneurie cessèrent d'être distinctsen fait. La seigneurie se montra d'autant pluspressée, maintenant, qu'elle assurait moins auserf la paix et le respect exigés par la production.Le serf, lui, ne trouvant plus dans la proportiondes fruits l'attrait qui l'avait attaché jusque là,suffisait mal aux besoins, de sorte que comparati-vement à l'état de libre, non seulement le ser-vage paraissait ou inutile ou désavantageux auseigneur, il était, de plus, odieux à l'asservi.

1. Voir, du reste, Beugnot, Municipalités rurales; le Traité desBpurgeoisies, de Droz, chap. V M"c de Lézardière, 3e époque, irepartie, livre II, chap. XI, Preuves l'Histoire de la commune d'Amiens,par A. Thierry. Comme exemples, les communes du Laonnais, cellede Corbie (Olirn, t. I, p. 594), celle de Saugues qui avait réparti sescharges sur quarante-deux villages autour d'elle, celle de Vernon,comprenant un rayon de sept lieues.

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A cet égard, une différence se montre entre lesseigneuries laïques et celles de l'Église, différenceattestant que ces faits ont bien eu leur rôle dansl'abolition de la servitude. Cette abolition a étélente et tardive dans les domaines de l'Église.L'oeuvre rurale y ayant toujours été l'intérêtdominant, le serf y jouit de la sûreté, des ména-gements, de l'aide ou des indemnisations quirendaient cette oeuvre rémunératrice. En consé-quence, la privation de la liberté civile y apparutbeaucoup moins vite qu'ailleurs comme une en-trave ou une tyrannie. A ce motif de durée duservage ecclésiastique s'ajouta cet autre, quel'Église posséda longtemps moins de droits fis-

caux comparativement que n'en avaient les sei-gneuries laïques. Elle ne dut pas trouver.grandavantage à offrir l'affranchissement, ni ses serfs àle rechercher. C'est pourquoi, probablement, ellegarda ceux-ci si près des temps modernes; sur-tout c'est pourquoi elle put mettre la liberté àun si haut prix, l'accorder à si petite mesure ouavec autant de restrictions que cela se voitdans les Cartulaires, à des époques où, autourde ses possessions, maîtres et non-libres détrui-saient à l'envi la servitude. Mais quand l'Église,soit au lieu, soit en outre du simple domaine,eut aussi la seigneurie fiscale, elle participa auxpratiques de fiscalité. Alors elle devint soumiseaux nécessités qui transformèrent le servage en

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vilainage, qui plus est soumise aux révoltes qui

y obligèrent. Les premières insurrections com-munales eurent lieu contre des seigneurs ecclé-siastiques.

Un des textes où l'intérêt qui porta la seigneu-rie à affranchir ses serfs se révèle le mieux, estfourni par le Chapitre d'Étampes, et aussi l'artqu'elle mit à dissimuler cet intérêt. Les serfs ontpromis, est-il exposé, « qu'eux et leurs héritiers

« acquitteraient toutes les charges qu'il plairait

« au Chapitre de leur imposer s'il les soustrayait

&l'opprobre de la servitude » et le Chapitre

« espère retirer pour le bien de son église toutes« sortes d'avantages » en leur accordant la liberté

aux conditions fixées « quoi si servitulis oppro-

« brintn ab eis tolleremits, Iibertatis beneficium eis et

« filiis snis tant oratis quam nascituris impendenles.

« quas clinique redhibitiones sibi et hœridibus ipsorum

« et terne nostne vellemus importer e. firmiter observa-

« rent. Nos igitur, attendelltes multimodo commodi-

« tatum ge-rtera tan nos tris bominibus et eorum hxre-

« dibus quam nobis etian et ecdesiai nosirœ ex ejus

« concessions liberlatis provenire posse. » Le Cha-pitre se réserve, en conséquence, toute la sériedes redevances que la seigneurie fiscale avait cou-tume de s'assurer. Il ya même au delà il stipule

une double dîme, la onzième et la douzièmegerbe. A la vérité, cette douzième gerbe s'appel-lera la « gerbe de la liberté « gerba libertatis ». La

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flatterie de l'indépendance sert de passe-port àdes exigences auparavant inusitées'.

Dès le milieu du xme siècle environ, les sei-

gneurs s'efforcèrent à l'envi d'attirer dans lacondition vilaine les serfs de leurs domaines, etils colorèrent de cette manière les avantages deleur fisc par les attraits naturels de la liberté. Siles serfs avaient suivi l'impulsion avec autantd'empressement 'qu'en mirent, pendant centannées, les rédacteurs de chartes à étaler les viceset les désolations de la servitude, l'état libre seserait généralisé bien avant l'époque où elle pritréellement possession des faits. Mais, c'est à répé-ter, il fallut, auparavant, que le servage fûttombé au niveau de la condition vilaine parl'exaction. Lorsqu'il n'offrit plus les garanties desécurité et de calme dont il avait joui, quand il

ne parut plus être qu'une inutile et tyranniqueprivation de l'individualité civile, la conditionlibre, l'état de vilain devint recherché. A la fois,il fallut que le développement des doctrinesjuridiques et celui du pouvoir gouvernementalprésentassent, dans la condition libre, un étatdéfensable. Quoiqu'il ne fût pas toujours assezdéfendu, il donna l'idée que la protection n'ymanquerait point, et ce fut suffisant

Avant une certaine date la distinction est facile

i. V. Ordonnances. t. XI,.p. 322, et Fleureau, Hist. d'Étampes.

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entre les titres écrits avec un égal désir d'êtreaffranchi comme d'affranchir, et ceux où l'émanci-pation fut au moins aussi souvent imposée quedemandée. Plus leur texte insiste sur les mal-heurs du serf, moins on doit supposer que lesserfs l'ont désirée. Où les deux intérêts se rencon-traient dans la même vue, il y eut à peine besoind'un titre; s'il en fut fait, des avantages sérieuxen ressortent au moins visiblement, des stipula-tions destinées à accroître les forces avec lesimmunités. Les preuves abondent, au contraire,du peu d'attrait des serfs pour des jouissancesciviles qui entraînaient les lourds fardeaux dontla seigneurie grevait les vilains. Le mandementusuellement cité de 13 15 les résume toutes. La

« chétivité de servitude », comme il dit, non seu-lement ils s'y tenaient; mais elle était enviée,bien plus, par nombre de ceux qui, aprèsl'épreuve de cette « franchise » qu'on tâchait deleur faire un point d'honneur national de pos-séder', trouvaient une porte ouverte pour retour-ner à leur premier état. En 1276, des hommesaffranchis par le roi, qui plus que tout autre sei-

gneur, cependant, pouvait protéger ses vilains,s'empressent de réclamer le bénéfice de la condi-tion qui devait les remettre dans le servage.C'était le mariage avec des femmes serves d'une

i. Ordonn. du 5 juillet, Préambule.

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autre seigneurie on les voit s'efforcer d'établirqu'ils sont passibles du cas

On atteint le xive siècle sans que le besoind'être affranchi s'empare avec quelque généralitédu personnel des serfs. Mais dès cette date leschances de l'existence vilaine ont été pesées;« l'opprobre de la servitude o est compris, l'op-pression mal supportée dans l'indivision. Alors semanifeste partout une réaction contre l'état deserf. Réaction très différente en ses moyens decelle qui avait déjà affranchi beaucoup de villes etde bourgs; la révolte s'y atteste à peine, parce queles causes et le mobile n'étaient pas les mêmes.Le servage avait uniquement la force qui est dudomaine de l'utile, la force économique, et trèsrudimentaire encore. Force éparse, d'ailleurs,isolée, sans lien d'un lieu à l'autre, celle demachines dont le jeu s'arrête ou se ralentit fauted'équilibre ou d'entretien. Les conquêtes d'ordrepolitique ou d'importance sociale, il ne les con-naissait. qu'à travers les détours de l'intérêt, il

n'en avait pas les instincts révolutionnaires niles moyens. La seule arme de l'inertie était à sadisposition; quand l'état libre devint son but,il fit de cette arme un usage efficace. On vit letravail abandonné, l'œuvre indivise odieuse etles communautés serves s'éteindre faute de

1. Olim, t. II, p. 74, les Hommes de Pierrefonds.

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mariages, après s'être amoindries faute de produc-tion. La recherche de l'individualité civile, de laresponsabilité de soi, devint aussi ardente qu'au-trefois celle de l'état serf et de l'indivision. Entrele xive et le xvie siècle, la pauvreté des lieuxmainmortables est reconnue par une multitudede titres, dans toutes les provinces de la Franceelle est attestée par leur texte, prise pour causeou pour prétexte de l'affranchissement.

Tous les intérêts se trouvant ainsi d'accord, lacondition vilaine envahit l'ancienne surface duservage. Les populations qui l'avaient rejetée ourefusée la rendirent nécessaire, avant même quel'on fût porté à l'établir ou qu'on le crûtutile. Les héritiers des seigneuries qui s'étaientassociées autrefois par les parcoztrs et les paréés

pour se garantir contre la fuite des serfs, pour serendre le servage fructueux par des mariagescombinés, luttèrent d'offres libérales, on diraitd'embauchage, mettant la liberté au rabais afin deretenir, de ramener ou d'attirer sur leurs terresles serfs qui les avaient laissées ou désertées« Attendentes utilitatena nostram et emendationem

« villas nostne », est comme la devise de la plu-part des actes d'affranchissements ruraux de cetteépoque. En 1347, l'archevêque de Besançon, libé-rant sa seigneurie (poostcy) de Gy et Bucey, disaitcontre le servage « Cils de morte-main négligent« de travailler en disant qu'ils travaillent pour

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« autrui, et par cette cause ils gastent le lour et« ne leur chaut que lour demourait et se ils« étoient certains que demouroient à lours pro-« chains ils le travailleroient et acquerroient de« grand cuer. le leu affranchi, li voisins, li pro-« châins et li loingtains a plus grand saultez de

« cuer et de cors pour lour et pour lours hoirs

« attrairont a Gy pour cause de la franchise et« de la fourteresse. et lours fils et lours filles et« lours parents marieront, ce que ils ne vouloient« devant pour la main-morte. les terres à pré-« sent vaquants et non cultivées se planteroient« et édifiroient por qoy li droits dou seignour« seroient crehuy et multipliez.1». En 1424,Philippe le Bon reprend le même thème enBourgogne « Les hommes mainmortables de« condition serve des villes de notre terre, cha-« tellenie et seigneurie de Faucogney, nous ayantce par. plus d'une fois fait exposer la grande dimi-cc nution et le petit nombre de peuple estant de« présent èsdite ville qu'anciennement soulait« estre bien peuplée, et aussi la grande désolationcc en quoi est et vient de jour en jour notre dite« terre pour cause de ladite main-morte, pour« occasion de laquelle plusieurs habitants des-« dites villes s'en sont allés demorer et marier« leurs enfants autre part en lieu franc, et n'y

i Perreciot, t. II, p. 125, et III, n» 126.

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« veulent venir demorer aucuns estrangers.« pourquoy icelles villes sont en voie de venir en« total dépopulation si par nous n'était pourvu« en affranchissement de ladite main-morte et« serve-condition ». Entre les dates de ces deuxtitres, ce langage est un lieu commun dont sesert chaque maître pour détruire de ses mains, envue du « repeuplement » de ses possessions, lerégime civil qui avait le servage pour fondementdepuis près de quatre siècles'. Il n'était plusbesoin que les juristes développassent les doc-trines de la liberté; les faits eux-mêmes lesavaient enseignées irrésistiblement aux esprits.

i. Sur tout cela, voir Ménroires et documents relatifs la Franche-Coruté, publiés par l'Académie de Besauçon Clerc, Essais sur l'His-toire de la Franche-Corrtté, liv. VII; Beugnot, sur la Coutume d'Alais(OHm, t. III, et Bibl. de.l'Ecole des Chartes, t. VIII, p. 104).

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CHAPITRE X

MARCHE ET DEGRÉS DE L'AFFRANCHISSEMENT

S'affranchir ou. être affranchi n'était pas prati-cable partout en. même temps, non plus qu'àchaque. moment où serfs et maîtres l'auraientvoulu. D'abord, la loi féodale obligeait le vassalqui affranchissait à faire approuver son acte parle suzerain; sous peine de confiscation (commise)de son fief pour l'avoir amoindri (abrégé); la libé-ration pouvait être par là arrêtée souvent. Ensecond lieu, les intérêts économiques ayant infi-niment de variété à cette époque, le besoin d'af-franchir n'était ressenti de chaque intéressé ni àla même date, ni au même degré, ni de la mêmemanière. Donc beaucoup d'inégalité dans la marchede l'abolition de la servitude en France. A ce der-nier ordre de considérations, notamment, doitêtre attribué ce fait que dans des moments et ausein de provinces où le servage n'est plus à pro-prement parler connu, on rencontre des situationsqui, sous d'autres noms que celui de serfs, laissentaux personnes des caractères dérivés de l'état ser-vile. En Normandie, par exemple, le servage cessa

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le plus tôt et le plus facilement; le ame siècle,cependant, y trouva encore dans les hordiers unecondition civile qui, pour n'être pas la servitudedes temps antérieurs, n'était point la liberté nonplus. Ces bordiers devaient des services de détaila l'exploitation rurale, comme cueillir les pommes,faire le cidre, faner, rentrer, tasser ou battre lesgerbes, etc. Services garantis au propriétaire parl'adscription à une glèbe 2 ils n'en étaient aucu-nement tenus par suite d'une déchéance person-nelle, d'une pénalité quelconque, mais au mêmetitre que les serfs ordinaires; et sous la réservequ'ils les remplissent, ils jouissaient de toutesles immunités accordées aux serfs.

On a l'explication de ces façons de servageamoindri et tardif, dès qu'on se reporte à l'inté-rêt qui avait imposé la dépendance des personnescomme forme nécessaire du travail. Le travàillibre suppose le salaire le servage, rétribué avecla seule monnaie qui fût commune au moyen

t. Cartulaire de Philippe-Auguste, édit. Delisle, dans les Mémoiresrle la Société des Antiquaires de Normandie, t. XVI ou 2c série, vol.VI, no 611, bail à ferme de 1258-59 « Servitia bordariorumqui debent-poma colligere et triblare, facere cidrum, fenare et adu-nare, ici augusto tassare blada et legumina ». D'autres bordiersdevaient nettoyer les étables.

2. Ibid., no 1162, vente de 1241, qui énumère beaucoup de bor-dages avec la mesure de leur tènement (Hist. des classes agr-ic. enNormandie, par M. Delisle, p. 20 et 681). Cf. Ménroiues rfe laSociété de la Suisse Romande, t. III, p. 297, où l'on voit les officesvils, comme ceux.de la justice criminelle, confiés aux derniers serfs

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âge, la terre, dut persister aussi longtemps qued'autres moyens de salarier ne furent pas à la dis-position des propriétaires de domaines. Tout enprovoquant ou en imitant une transformation dela condition des personnes qui leur assuraitd'autres avantages, ces propriétaires s'efforcèrentde conserver, tant qu'ils le purent, des services

non payés ou payés d'une parcelle de sol. Lesservices des bordiers normands sont de ce genre;ils représentent la dernière limite où il fut pos-sible, dans la Normandie, de faire persister desconditions non libres; on les vouait aux travauxde domesticité rurale parce que c'étaient juste-ment ceux qu'il aurait fallu payer en argent. Telssont de même tous les degrés qui,' dans unefoule de lieux, s'étagèrent entre la privation etl'entière jouissance de la vie civile ils exprimentla portion de salaire qu'on n'eut pas le moyen dedonner ou de se faire donner, la somme de tra-vail non rétribué qu'on fut contraint de retenirou de céder au moment où l'affranchissement sedécida.

Cet intérêt, très évident dans les faits qui ontmarqué l'abolition de l'esclavage, comme, à l'in-verse, ils avaient été une cause déterminante de

son adoption', cet intérêt s'ajouta aux circon-stances qui viennent d'être exposées, pour régler

i. Guérard, Proies;. d'Irm., § 148, quant aux Francs en Gaule.

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la marche de l'émancipation civile jusqu'au xvresiècle. Alors elle tomba à peu près exclusivement

sous l'action des théories juridiques. Mais si l'onassocie à ces circonstances les considérations,essentiellement locales, qui décidèrent, dans l'af-franchissement, l'adoption plus ou moins obliga-toire de certains modes soit traditionnels soittemporairement nécessaires pour le travail, pourla conduction des terres, on aura vu l'ensembledes causes qui, plus ou moins isolées et plus oumoins simultanément, présidèrent à l'abolitiondu servage. Voici des indications générales domi-nant les faits de détail elles sont tirées des si-tuations les plus contrastantes entre elles, afin derendre plus sensible la raison des différences.

L'affranchissement ne s'opéra pas partout pardes chartes. La plus.vaste érudition, fouillant lesplus riches archives, ne ferait pas que des titresen pussent être fournis partout. Le plus grandnombre des serfs dut certainement la liberté à desimples modifications, conventionnelles ou ta-cites, dans les manières de prélever les fruits oudans leur partage. Les actes intervinrent quand il

y avait eu des débats judiciaires ou des luttes; onécrivit alors la transaction. Probablement elleappliqua aux lieux qu'elle concernait des modifi-cations passées ailleurs en usage. Les conditionsnouvelles qui en résultent sont multiples, sou-vent contradictoires les unes avec les autres; elles

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attestent en cela l'empire éminemment local ettrès variable de circonstances d'ordre matériel.Leurs dissemblances s'expliquent quand oncherche en cela leur origine; elles paraîtraient desanomalies si on la prenait autre part. Dès la findu xIIIe siècle, la Normandie et la Bourgognehaute ou basse présentent les deux extrêmes làle bail à ferme, le plus haut degré des conductionsrurales; ici la tenure en mainmorte, qui gardaitle caractère le plus saillant du servage, entre ceuxqui le constituaient.

Sur le vaste territoire normand, on voit la ser-vitude disparaître dès le règne de Philippe-Au-guste. Elle s'éteint sans bruit, d'un accord com-mun, comme une situation généralement estiméevicieuse par les intéressés. Hormis pour les villes

ou les bourgs fermés, peu de chartes, peu d'actesécrits; l'usage, la convention tacite règlent tout.Quand on y regarde à une date où le servagerègne toujours ailleurs, on ne trouve plus quedes personnes complètement pourvues de.la viecivile et occupant les fonds en vertu de contratsdébattus; il ne subsiste de l'état serf qu'une rede-

vance sur la succession et un tribut au momentdu mariage'. Le fermage à court terme et l'ex-trême morcellement de la culture, ces deux con-

t. Voir Delisle, ubi srrprà, p. 69 et 73, et à l'Appendice, les Cou-tumes de Courchelles en 1302.

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ditions on peut dire modernes de l'agronomie,parce que ce sont elles qui, après la pleine pro-priété, supposent le plus d'individualité dans lecultivateur, ont des agents infiniment multipliésdans les « ftrmx mutabiles », dans les « pleine et

« dimidice cnlturie », dans les tenures d'un acre,d'un demi-acre (environ 6j à 80 et 32 à 40 ares),qui figurent en très grand nombre dans les textes.L'exploitation rurale s'est tellement fractionnéequ'on voit beaucoupde cultivateurs n'avoir qu'unebête de trait, qu'ils associent à celle du voisinpour labourer leur tènement respectif'.

A la même date les deux Bourgogne, au con-traire, n'avaient pas de préoccupation plus suivieque de faire au personnel rural une digue contreles conséquences de l'état de vilains. Beaucoupplus tard même, le travail libre y paraît un dan-

ger. On emprunte à la condition servile ses loisde famille et de possession, toute son organisa-tion matérielle, pour créer ces mainmortes que1789 y trouva encore existantes. Loin d'être em-portées ou amoindries avec tant d'attributs du

servage par le mouvement juridique de la Renais-

sance, elles avaient été confirmées par lui commerépondant d'une manière essentielle aux nécessi-

i. Delisle, uhi srrprd, p. 31;, note 36; voir aussi le chap. XI et, àl'Appendice, l'Etat des revenus de l'abbaye de Saint-Michel ci Venon

la terre de Bretteville y est toute affermée en grain, par lots d'unacre et d'un demi-acre.

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tés ou au génie économique de ce pays. « Quod-

« dam genus proprium huic provincix », dit le Pro-cès-verbal de rédaction de la Coutume. De bonneheure la servitude de la personne n'avait plus eude prix; on en attribuait un très grand, toutefois,à la servitude du sol. Dès 1180, toute liberté ci-vile y est laissée au cultivateur tandis que le

servage s'incruste au domaine comme conditionabsolue d'exploitation. Le cultivateur pourra n'ypoint venir sans avoir débattu certaines conven-tions il pourra quitter moyennant une indem-nité que fixe la Coutume; mais il n'exploitera quemainmortablement;il sera sous le régime de l'in-division familiale garanti par la déshérence horsde la communauté. Il a l'an et jour pour se dé-cider mais une fois les règles et les devoirs decette mainmorte acceptés, il est non-recevable soità en critiquer les exigences, soit à prescrirecontre elles par n'importe quelque longue-posses-sion différente.

Ces constitutions si dissemblables du travailen chacune des deux contrées n'ont pas d'autrecause que la différence des conditions naturelles.Ni une disposition libérale des seigneurs de Nor-mandie ne saurait être donnée pour le motif qui

i. Il faut noter comme une exception rare le droit reconnu, àcette date, aux religieux de Bellevans « De penre et joyr des chosesà leurs homes de Atoyson toutes fois qu'ils voudront jusqu'a corshom ».

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développa là les modes de culture les plus avan-cés, ni les calculs de maîtres impitoyables pourcelui qui maintint le travail rural sous le régimeserf dans les deux Bourgogne.Les seigneurs nor-mands s'accommodèrent trop bien, longtemps,en Angleterre, de conditions serviles très étroites,

-pour qu'on leur suppose ces idées élargies;ceux des deux Bourgogne rendirent trop aisé-

ment et trop tôt les droits civils à la personne,pour qu'on les taxe d'avoir cherché à les reprendre

au moyen de la tenure en mainmorte. Dans lesdeux cas, dans tous autres analogues d'ailleurs,le disparate des procédés ne fait que mettre enlumière des nécessités économiques opposées.Dans les Bourgogne, la lutte a bien été engagéepar le vieil esprit seigneurial contre l'esprit d'indi-vidualité. C'est une de nos provinces de traditiongermanique où la seigneurie, ayant su le mieuxse préserver des écarts fiscaux, a fait durer le pluslongtemps ses formes. Elle a pu ainsi maintenirla personne dans la pratique et les conséquencesde l'indivision. Jusqu'à un certain point, il sembleque les modes serviles y ont été recherchés à

cause de l'attachement aux principes de laféodalité seigneuriale. On s'en autoriserait aussipour dire que l'individualité civile y fut redoutée

par les motifs qui avaient fait combattre, plusardemment qu'ailleurs, sa formation dans lesvilles. Les franchises municipales, en effet, y

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furent inconnues jusqu'en 1330. Leurs premièresmanifestations amènent alors un soulèvementgénéral des seigneurs. Ceux-ci s'interdisent entreeux d'admettre l'affranchissement par aveu, paran et jour, défenses reproduites encore dans laCoutume de 1459 Jusqu'à la fin du xve siècle,ils paralysent de cette manière, aux mains de leurssuzerains, ces moyens partout actifs de la destruc-tion du servage. Si les guerres qu'ils firent, etdont plus d'une eut pour cause cette résistance àtoute émancipation dans les seigneuries 2, ne lesavaient pas forcés, à la fin, de se créer à leur toûr,avec des soldats et des contribuables, des labou-reurs plus intéressés au travail qu'auparavant,rien n'eût été moins commun que la liberté civiledans les deux Bourgogne; lorsque déjà elle ré-gnait dans les villes et dans la plupart des bourgsde France.

Mais on ne peut attribuer à l'esprit qui inspiraces résistances qu'une part d'influence minime,secondaire, dans la recherche de la tenure ,enmainmorte. Elle eut beaucoup moins pour causecet intérêt tout politique, que l'avantage local àfaire persister le régime de l'indivision dans laculture. On n'en peut pas douter en voyant la

1. Art. 49, tit. De statutis dominorum.2. Pour les développements et les preuves, voir Beugnot, sur les

Municipalités rurales Droz, Histoire des bourgeoisies, chap. VI Clerc,Essai, liv. VIII.

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mainmorte réelle être, des le xme siècle, le sujetde conventions, offerte et prise comme un bailordinaire, s'établir à ce seul titre dans ces coloniesdes vals de Morteau et de Saugeois', qui durenttant de célébrité, dans le dernier siècle, à la résis-

tance judiciaire des moines de Sainte Claude. Pasdavantage quand on fait attention aux très largesconditions d'existence que leur assure la Cou-tume,'et qu'on lit, à propos des communautésfamiliales, les jugements portés par tous les ju-ristes, tous les auteurs qui ont écrit à son sujet,jusqu'au moment où la liberté des fonds parutpartout un principe aussi essentiel et imprescrip-tible que la liberté humaine elle-même. La servi-lité de la tenure, dans les Bourgogne, vint de

ce qu'on y crut nécessaire de chercher les garan-ties de la production dans la limitation de saliberté, de son individualité pour ainsi dire, tan-dis qu'autre part ce fut dans des bornes moinsresserrées ou dans l'indépendance complète.

Les convenances de la production, c'est-à-direl'utilité de céder à la fois aux exigences du lieu etaux aptitudes des personnes, telle fut donc la loirégulatrice des modes du travail agricole au sor-tir du servage. Des terres faciles, fécondes de soi,rendues propres par le climat ou par la natureà donner les fruits que recherche la con-

i. 1200, 1251, 1296. Voir Droz, ibid., p. 141 et Preuves de l'His-toire de Pontarlier Clerc, t. I, p. 305 et suiv,

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sommation la plus générale, conviaient d'elles-mêmes les populations à la culture: elles ontrapidement enrichi et élevé ces populations; nonseulement elles permirent, pour produire de plus

en plus, que le laboureur eût tout l'essor de laliberté, tout autant elles le prescrivirent. Aucontraire, pour des cultures d'incertaine réussite

ou demandant beaucoup de main-d'oeuvre; pourle sol dont le rendement faible aurait prompte-ment jeté dans le dénûment un cultivateur encoredébile ou trop peu exercé à la prévoyance, àl'épargne; pour le domaine où se serait par làdiminué le produit, des formes plus limitativesfurent commandées. Ailleurs, il fallut qu'on atta-chât fortement ce cultivateur au domaine et qu'onlui fît, d'avance peut-être, quelquefois malgré lui,

ses chances, son avenir au moyen de certainesbarrières civiles. Ce fut le cas des lieux où,

comme ç'a été écrit à propos des colons qui nepénétrèrent que la hache à la main dans les forêtsprofondes et obscures du Jura, « chaque con-« quête de la culture a été l'oeuvre de la hardiesse

« et de la patience' ».Sans recourir à des déclamations contre une

inhumanité ou une tyrannie qui, chez les proprié-taires de terre, étaient incompatibles avec lesservices dont ils avaient besoin, il est explicable

i. Clerc, t. II, .Préface et au delà « Plus le pays fut stérile, plusla servitude a duré. »

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ainsi qu'en recevant les droits civils, les serfs sesoient trouvés placés dans des situations si

contrastantes, quelquefois éloignées de celles qui

sont l'attribut complet de la personne libre. Ona là les raisons qui, entre la ferme du Nord et lesmainmortes de l'Est, ont étagé dans le Centre lesbourdelages, les locatairies perpétuelles, tous lesmétayages conditionnés; sur les bords du Rhin lescolonages héréditaires; de même les associationsà part de fruits du Midi et de l'Ouest, les uns etles autres premiers degrés du travail libre, pre-mières conductions de culture pour les non-serfs.

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CHAPITRE XI

DERNIER ÉTAT DU SERVAGE

Posséder les droits de famille, de propriété, desuccession, autrement dit l'individualité juridiqueet économique tout entière, fut ambitionné parles serfs pendant plus d'un siècle. Plutôt que des'en voir priver plus longtemps, ils rendirentle travail improductif. Rétablir les revenusterritoriaux par l'affranchissement, qui accrois-sait les tributs de seigneurie, tenta presque par-tout les seigneurs. Le servage ne se rencontraitplus en conséquence qu'exceptionnellement, àl'époque de la première rédaction générale desCoutumes. Antérieurement même, dans deslieux où la communauté serve était le plus soli-dement constituée, on avait adopté les principesde cette communauté en indivision, qui assu-raient en elle le droit individuel, presque l'entièrepersonnalité civile. La Coutume de Berry portaitdepuis 'longtemps cet axiome de l'état socialmoderne « Nul n'est commun ensemble qui neveut Au xvie siècle, les domaines où le ser-

i. Ancienne Coutume, chap. XCIII, dans Lathaumassière.

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vage peut être encore constaté sont ceux dans les-quels des circonstances particulières le ferontdurer jusqu'au xvinc. Dans les enquêtes ouvertespour la rédaction des Coutumes, on considérafacilement comme libres toutes les conditionsserves qui ne furent pas parfaitement justifiées.Le peu de validité et d'application qui restait alors

au droit servile s'atteste par là le servage achevade les perdre dans ce grand travail de législation.Les tendances des populations dans ce sens furentfavorisées par une partialité que les procès-ver-baux rendent patente, dans la discussion destextes. De la part des agents royaux là même oùla servitude avait maintenu ses principes avec leplus de rigueur de la part des corps judiciairesquand il y fut recouru, cette partialité ne laissa àla condition de personne serve qu'une existencerestreinte. Quand il ne fut pas possible de lafaire disparaître totalement, on en amoindrit leseffets de telle sorte que ce qu'elle avait eu d'arbi-traire ou d'excessif, toutes les exigences que nejustifiait pas une utilité palpable disparussent. Il

en subsista seulement les conditions essentielles,la déshérence, la limitation du droit de donnerou de transmettre, le for-mariage.

En cela il ne faudrait pas se laisser abuser parles textes. Le dernier état de la législation coutu-

1. A Vitry par exemple. Voir Richebourg, t. III, p. 335.

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mière reproduit le droit primitif du servage avecautant de précision que s'il devait encore régir unpersonnel considérable. C'est que des exceptionséparses suffirent pour qu'on laissât écrire, sousleur formule ancienne, ces régies, devenues desraretés. Un petit nombre, gardant plus ou moinsdes caractères du serf d'autrefois, maintint lestermes qui correspondaient à ces caractères. C'estnotamment dans les provinces de tradition bur-gonde qu'ils conservèrent le plus de rigueur, et,d'ailleurs, le plus d'empire. La Champagne(Troyes, Sens, Vitry); quelques coutumeslocales de Berry; le Nivernais, le Bourbonnais,l'Auvergne (pays de Combrailles), la Marche, laBourgogne ont en effet, après le xvie siècle,

connu encore ces serfs de corps et de poursuite dontCoquille peut alors donner la définition brutale.Formules qui impliqueraient des faits usuels, sil'on n'avait pas les meilleures raisons pour affir-

mer leur peu d'application. Leur mention n'im-pliquepoint du tout une règle générale, elle n'a lieuqu'à raison de la tradition locale ou pour des uti-lités isolées. On constata les situations en chaqueendroit et l'on fit de chacune la loi qui convenait.A cet égard, les Coutumes, produit du témoi-gnage, manifestent les fluctuations, les contrastes,l'incertitude. Elles laissent de très grandes lati-tudes aux personnes que leurs définitions sem-bleraient condamner à la condition la plus étroite

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au contraire elles resserrent parfois les capacitésde celles qu'on croirait voisines de la liberté. Parexemple, les serfs du Nivernais peuvent testerjusqu'à 60 sols, tandis qu'à Troyes, à Chaumont,à Vitry, à Châlons c'est de 5 sols seulement à

Saint-Séver tout testament leur est interdit. La

coutume de Troyes seule paraît avoir visé à sta-tuer par règle uniforme et elle n'y put réussir;les intérêts ne se mirent d'accord qu'en recon-naissant comme principe la variété des faits etdes services, en déclarant que « l'on continuerait

« d'user comme on avait usé précédemmentMais si le principe de la liberté, pour toute per-sonne, ne put prévaloir partout comme expres-sion du droit, la chose en soi fut partout admise

comme le fond même. Partout on est parti,semble-t-il, de cette donnée,.supérieure, qu'il n'y

a plus de serfs, mais seulement des hommes condi-tionnés2, autrement dit une limitation consen-suelle du droit. La plupart des coutumiers quirèglent des situations incontestablement serves,proclament que sous eux toute personne est libreils dissimulent la qualité de serf sous ce cootdi-

tiomué, qui suppose la liberté comme état pri-mordial inadmissible 3. S'il restait encore place

i. Art. 5, in fine.

2. Dumoulin, sur Paris, chap. De l'état des personnes.3. Entre autres, la Coutume du duché de Bourgogne, chap. IX,

art. i

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pour des situations non-libres, l'accès leur étaitouvert à des débats judiciaires, et les dispositionspubliques devaient rendre rarement ces débatspréjudiciables aux serfs; ou bien il était ouvert àdes transactions auxquelles tout commandaitqu'ils gagnassent.

Aussi, dans la législation coutumière duxvie siècle, le servage ne perdit-il pas seulement

ses proportions, mais, qui plus est, sa virtualité enquelque sorte. Erronée serait toute exposition de

ses caractères et de ses attributs d'après les cou-tumes réformées. Il ne fut entendu, générale-ment, que comme une condition du sol. Lamainmorte, sous ses degrés divers, put seule pas-ser avec l'autorité et l'ensemble d'un état juri-dique. Le désir de conserver, sous l'apparenced'une forme obligatoire de travail ou de posses-sion, ce qu'on aurait certainement perdu si onavait voulu le faire admettre comme état inhé-rent à la personne, se joignait aux intérêtsqui avaient antérieurement dicté ce mode de

tenure; c'est pourquoi l'état de mainmortable futaccepté partout. Néanmoins, il .se trouva des paysoù l'on ne consentit pas à lui attribuer uneparenté avec le servage la Coutume d'Auvergne,entre autres, repoussa les termes de serfs, demainmortables, ne se servit que de celui d'em-phytéotes conditionnés

i. Chap. XXVII, art. 3.

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Si les manières d'être du servage gardèrentainsi, jusqu'à une époque récente, une partie due

leur empire en France, dès la seconde moitié duxve siècle date la perte de toute importance pourlui, en tant que condition d'une classe de per-sonnes. D'une part l'esprit juridique, de l'autrele cours des besoins; firent poursuivre alors deréprobation ce qui subsista de la servitude per-sonnelle. Les juristes ne cessèrent d'en appeler ladestruction, les décisions judiciaires de la pro-noncer. Les États généraux successivement deman-dèrent que cette condition cessât d'exister. Dansaucun des domaines de l'état social les personnesne furent plus catégorisées en libres et en serfs.

Dans le domaine des labeurs matériels en parti-culier, il n'y eut plus que des libres, des couchants

el levants. Ce sont les « vilains ». Leurs engage-ments individuels permettent de distinguer entreeux des états différents, de définir en eux desespèces; mais la qualité d'individus juridique-ment libres est désormais d'essence et imper-dable, chez toute personne en France.

Ce qu'avaient été les vilains en tant que con-temporains des serfs, ce qu'ils étaient devenusquand la condition servile se confondit dans laleur, nous avons maintenant à l'exposer

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LES VILAINS

CHAPITRE XII

DÉFINITION ET ORIGINE DU VILAIN

Dans la hiérarchie sociale du moyen âge, les

serfs sont les serviteurs de la seigneurie telle qu'ilvientd'en être question. Les Vilains sont ses sujets,donc ses contribuables; en eux, on a le person-nel des libres non-gentishons.

Tant que la .seigneurie n'est que domaniale,elle n'a besoin que de services domestiques elleles trouve chez les serfs. Dès qu'elle se donne,s'arroge ou reçoit un rôle de pouvoir public, c'estqu'il existe un monde en dehors de son intérêtimmédiat, un monde ayant ses intérêts à lui,

pour qui elle est un gouvernement et qu'elledoit couvrir. C'est par-dessus tout le nombre etla consistance de ce monde de sujets qui font sonimportance, il lui faut donc les ressources des

gouvernements. Elle tire ses ressources de la popu-

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lation sujette; c'est là que, sous son autorité,réside la vie active.

De quelque origine que la seigneurie provienne,le seigneur possède le privilèged'imposerà cette fincette population. Y échappent seuls les genlishons,

ses semblables. Ce privilège a persisté jusqu'à lafin, tantôt augmenté, tantôt contenu ou réduit;il n'a cessé qu'avec la seigneurie elle-même.Entre les personnages absolument libres au pointde vue juridique, c'est essentiellement d'y êtresoumis qui distingua les vilaines des gentisbommes.

Le personnel des libres imposables se ren-contre, dans l'histoire, très antérieurement àl'époque où il forma la classe des vilains. On nevoudrait pas dire que les bagalldes de l'Empiren'en fussent point; de même les lides, quisemblent des sortes de vassaux (conséquemmentdes libres) avant la féodalité. Mais les inquilini inco-lentes aliena des textes carolingiens; les « hommes

« libres ayant quatre manses en propre ou en béné-

« fice », que Charlemagne oblige à suivre soitle comte soit leur seigneur à la guerre' les pos-sesseurs et cultivateurs qui supportent les excèsdes judices dont Hincmar dénonce la violence

au roi Louis de Germanie, dans sa lettre au nomdes évêques de Reims et de Rouent les ruslici

r. Capitulaires de 803 à 812.2. An 858 Baluze, II, p. 115.

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du Cczrtulaire dit Saint-Sépulcre et des Assises0étaient de la classe vilaine, d'autres encore qu'on

ne saurait guère dénombrer du reste il n'y a pasd'intérêt à le faire. Les termes d'agricole, ruricole,cortsiteludirtttrü, rurales el innobiles personx, justicia-biles désignent ces personnes dans les documentsdu me siècle 2 toute la partie inférieure des habi-

tants des villes ou. bourgs, les oppidani, les vur-

gcnses qui ne faisaient pas partie des métiers ycomptaient également.

Des individus ayant toujours appartenu à lavie rurale sans dépendance personnelle, soit petitspropriétaires qui ont pu garder leurs biens libresCalleux), comme ceux dont le Manuscrit de [Vol-

fenbiUtel atteste encore l'existence dans l'Ouest en1273, soit propriétaires appauvris contraints de sefaire locataires d'héritages; des affranchis de dif-férents degrés; des enfants d'affranchis ou defemmes non-serves; des étrangers; des serfs fugi-tifs constitués hôtes des seigneuries, voilà dequelles sources multiples la classe de ces libresétait venue et continua de provenir. Il est pos-sible qu'à l'origine elle fût en moindre nombreque celle des asservis; cependant, de l'intérêt

i. Actes de 1182 et 1 186 «. Honrinibus et vndieribus i-eitabili-bus. »

2. Voici un texte des Olim (t. I, p. 740, IV) qui désigne parfai-tement des agriculteurs vilains « Rustici- manentcs apud Apouville ettendîtes ibidem ab abbate S. Vi.ctoi-is et ejizs justiciabiles etnervnt aliquidde feodis. ab ipso abbate, et ibi cubant et levant. »

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attaché aux bénéfices que sa tafflabilité procurait,de la multiplicité des plaintes, des édits, desdécisions auxquelles les excès commis dans laperception de ces bénéfices donnaient naissance,il y a lieu d'induire qu'elle tenait une assezgrande place aux xne et aine siècles. A lire Beau-manoir, il semblerait que le servage fût l'excep-tion, et le vilainnae, les libres non-gentishons le fondgénéral. Cette classe de personnes abondait dumoins assez pour que les contrats qui naissentdu travail pleinement libre des terres, tous les

rapports civils que l'économie sociale comporteentre personnes ayant l'entière possession de soifussent non seulement connus, mais aussi appe-lassent un examen fréquent, des solutions dedétail multiples.

De ce que le vilain est le sujet de la seigneurie,

sa position se complique. Sa sujétion, en effet,

au lieu d'être l'attribut de la puissance publique,appartient à des puissances privées. Complicationplus grande lorsqu'en outre des droits issus de

cette sujétion native, en outre des dîmes payéesà l'Église depuis Charlemagne, le pouvoir royalreconstitué lui fait porter le poids de ses tailles,de ses aides, de ses corvées, etc. Pourtant, la dîmeet l'impôt public tiennent un rôle on pourraitdire secondaire. L'une et l'autre, en effet, ont rela-tivement un certain degré de fixité, de propor-tionnalité ou de justice. Ces considérations, au

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contraire, étaient peu respectées par la seigneu-rie, sinon inusitées souvent. Aussi est-ce lamanière dont était composée et réglée la sujétion,qui donne aux vilains une situation et une his-toire juridique et économique en tant que classe.Leurs rapports avec la seigneurie, voilà ce qui,bien autrement que toute infériorité de rang ettout intérêt politique, leur a fait les vicissitudeset les passions d'une existence propre. Quelsfurent ces rapports; qu'était-ce que le vilain entant que personne agissante; quelles conditions,quels modes, quelles données générales prési-dèrent au développementde ses intérêts de familleet de possession ? Préliminaires à éclairer d'abord,pour prendre l'idée de l'histoire de la classe vilaineet pour en apprécier les faits.

La seigneurie .eut du fait de sa nature, ou bienelle retint de son origine politique (selon l'opi-nion que l'on adopte sur ses commencements) ledomicile comme preuve de l'assujettissement;elle eut, comme occasion de ses prélèvements etcomme moyen de les répartir, les manifestationsde l'activité ou de la fortune quelles qu'ellesfussent. Du titre essentiellement absolu de sa puis-

sance, elle prit l'arbitraire comme loi 'naturelle.La dénomination d'homme de puissance donnée auvilain résume tout cela. En tant que « bons de

poëste » du seigneur sous la « puissance » ou« juridiction » .(juridiclio, justifia, poëste) duquel

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il se trouva domicilié (manant, couchant et levaiit),il fut de plein droit contribuable aux redevancesdiverses et multipliées que la seigneurie s'estréservée. Vil ami s, c'est-à-dire habitant des vïIIb;cmsiius, autrement dit censitaire, censuel, inscritou recensé aux rôles de la seigneurie; sujet enjustice, hoste, estagier, coutumier, homme rotu-rier sous ces désignations, sous d'autres encorequi lui furent données soit au commencementsoit dans le cours de sa longue carrière, le vilaina porté, en tant que libre non-gentilhomme, con-séquemment sujet imposable d'un seigneur parcela seul qu'habitant, le poids de redevanceséminemment privées. Elles.n'avaient pour raisond'être ni les liens de travailleur à propriétaireni ceux de citoyen avec l'État, elles ont existélà même où ni l'un ni l'autre de ces liens ne setrouvaient. Soit dérivées originairement des exi-

gences du pouvoir public soit nées d'elles-mêmes,elles sont restées ajoutées à ces exigences commedevoirs de la personne ou de la possession, quandce pouvoir parvint de nouveau à relever ses droitsà lui.

Les doctrines juridiques, sous saint Louis,tenaient 'encore la seigneurie pour pleinementabsolue en tant que propriétaire de ces rede-

vances. C'est ce que signifie ce texte souvent citéde Pierre de Fontaine ` « Entre toi et ton vilain,

i. chap. XXI.

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« il n'y a d'autre juge fors Diex, tant qu'il est tes« couchans et tes levans, s'il n'a d'autre loy vers

« toy fors la commune. » Et ce principe restaitinattaquable. Les juristes n'essaient pas de luiopposer ouvertement le principe de liberté, qu'aumême moment ils introduisaient dans le droitservile avec tant de hardiesse et de succès. Ils sontréduits à un rappel des préceptes moraux, à faire

peser sur la conscience du seigneur la consciencepublique, qui réprouverait que la seigneurie trai-tât comme des serfs des personnes civilementlibres. Tel est encore le sens de ce passage toutaussi connu « Sache bien que selon Diex, tu« n'as mie pleine poëste sur ton vilain. Donc se« tu prens du sien fors les droictes redevances ki

« te doit, tu le prens contre Diex, et sur le péril

« de t'âme et comme robières. Et ce kon dict de

« toutes les cozes que vilain a sont son seigneur,« c'est voire à garder car s'ils étoient son sei-

« gneur propre, ils n'àveroit nulle différence

« quant à ceu entre serf et vilain » Voilà le droit,la loi commune des rapports du vilain avec leseigneur il n'y a de dérogations que celles

venues de cette « autre loi » dont parle Pierre deFontaine.

Cette autre loi, c'est, à part toute conventionqu'ont pu faire .ensemble le seigneur et le vilain,

i. Ibid., chap. XXXI.

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la loi du fief. Association toute mutuelle, l'asso-ciation féodale vient interposer sa garantie dansles effets de la sujétion. Non qu'elle les annule

ou les contredise, mais elle les contient. Aquelque rang que soit le vilain dans la hiérarchiedu fief, vassal devant hommage pur et simple

ou preneur de censive, « home ou oste » suivantl'expression de Beaumanoir, son supérieur féo-dal doit le faire jouir avec sécurité, paisiblement,utilement de sa situation; il doit réparer le tortqu'on lui a fait ou en obtenir réparation l'appelpozrr défaute de droit. dont les principes et les cassont si énergiquement précisés dans les doctrineset les décisions juridiques au xme siècle, assurel'exécution de cette loi du fief Donc, qu'il fûtvassal du seigneur de poëste, du justicier souslequel il couchait et levait, qu'il fût du fief d'unautre, le vilain trouvait dans les liens féodaux uneprotection contre les abus de son tout puissantseigneur il n'y a qu'à ouvrir un des grandsrecueils de titres qui intéressent les possessionsabbatiales, pour voir que cette protection étaitréelle. Mais placé hors de ces engagements,simple preneur de terre il bail ou propriétaire dutènement qu'il cultivait, en France comme horsde France, il fut, de droit commun, soumis il

l'arbitraire seigneurial tant que. les institutions

i. Voir Beaumanoir, chap. LXII, nos 2, 5, 10; chap. X, n° 2.

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publiques n'en eurent pas limité l'action'. Or, ily eut un nombre considérable de ces personnesplacées de cette manière hors du fief et du ser-vage. Le fief, tant qu'il'fut distinct de la seigneu-rie, abrita certainement la majeure partie desvilains. La législation communale transporta àla population des villes et bourgs affranchis lebénéfice d'une protection semblable, lors mêmeque cette législation consista en de simples règle-ments de coutume; telles furent les localités mul-tiples que Beaumanoir appelle « villes batéies ».Pierre de Fontaine n'aurait pas par simple théoriefait la distinction de ceux qui suivent la « com-mune loi » d'avec ceux qui sont régis par uneloi différente, si cette distinction n'avait pasrépondu à la réalité.

i. Pour l'Angleterre notamment, on peut voir l'intércssantenotice On the politicalconlition of the euglish pcasanlryduring the m iridié

age. Bien avant que les rapports créés par le régime scignorial etpar la féodalité fussent exactement appréciés des érudits, l'auteur, Th.Wright, les avait entrevus, sans doute parce que la constitution dela seigneurie fut plus simple en Angleterre qu'en France. Th. Wrighttend toutefois plus que de raison a regarder l'arbitraire seigneurialcomme le résultat d'un déni de justice de la part du seigneur iln'a pas vu que l'arbitraire était la loi fondamentale de l'état sei-gneurial.

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CHAPITRE XIII

LE FISC SEIGNEURIAL

Il n'y a guère d'utilité et l'on ne possède pasles moyens de dresser une nomenclature desredevances seigneuriales. Boncerf, la veille de1789, en comptait trois cents différentes Quoi-qu'elles se soient subdivisées avec le développe-ment des besoins, avec la multiplication desintérêts, on en trouverait presque autant dans le

moyen âge si l'on relevait toutes celles que lesdocuments désignent. C'est leur fondement etleur nature qui importent, non leur dénomina-tion ni leur nombre. Le droit d'asseoir un prélè-

vement sur tout produit et toute manifestationde l'oeuvre individuelle, sans autre mesure que lavolonté du seigneur, en était le principe; jouir de

ce droit sous la forme qui s'accommodât le mieuxaux nécessités plus ou moins légitimes, plus oumoins changeantes de la vie seigneuriale en futla règle organique. L'application de cette règleconsista à atteindre par des redevances, le plus

i. De l'inconvénient des droits féodaux, p. 46, à la note.

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largement possible et sous le mode le plus sûr,tout résultat du travail, tout emploi de l'activité,tout usage même des forces de la nature.

A cette fin, les redevances affectèrent les per-sonnes de services corporels, la jouissance deschoses publiques de perceptions multiples, lapossession territoriale de tributs, l'exercice de lapropriété de restrictions devant être rachetées.Toutes les amendes pénales de droit commun yfurent aussi comprises, et la seigneurie en ajoutad'autres pour assurer l'exécution de ses bans oucommandements, ou bien l'acquittement des obli-gations qui lui étaient dues. Services manuels etservices de bêtes; impôts en nature et en numé-raire fourniture d'ustensiles, d'objets spéciaux,de denrées exceptionnelles, c'est par ces multiplesmoyens que le seigneur utilisa son titre et fit

payer ses droits. Les corvées, les droits de gîteet de past, le service militaire, etc.; les herbage,

panage, pacage, blairie, champart, etc. les péages, lesdroits de balle, les fouages, etc. l'interminablesérie des banalités pêche, chasse, moulin, four,récolte, emprunt, etc., présentent les catégoriesprincipales.

Du reste, ces catégories, et en chacune chaqueespèce d'obligation, se multipliaientà mesure quele cours des choses y prêtait et que, par l'accroisse-

ment d'activité des sujets, d'autres prélèvementsétaient rendus possibles. A cela pourvôyait un

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fisc aussi adroit ou impérieux que le commandait

son intérêt ou son avidité. C'est en tant quematière susceptible ainsi d'une continuelle exten-sion, qu'il faut envisager les prélèvements sei-gneuriaux pour apprécier les conséquencesqu'ils eurent sur la condition des classes vilaines.Leur assiette et leur jouissance furent deuxchoses très distantes l'une de l'autre. Celle-ci enforme de beaucoup le côté important;' à vraidire, c'est le véritable. Ce ne fut pas de se sub-stituer au fisc des rois francs ou germains commecréancier des divers tributs publics, et commemaître des moyens subtils que ce fisc avait héri-tés du fisc romain pour prendre une part de toutproduit et tirer redevance à raison de tout emploide l'activité personnelle, ce ne fut pas cela quifit à la seigneurie des rapports si contestés à

cause de leur action sur le sort de ses sujets. Là

eut son domaine et s'appliqua dans toute sa lati-tude cette puissance, définie par les juristes comme« n'ayant de juge que Dieu et de limite que laconscience », et là l'abus devint règle. Outrer lesredevances, en consacrer par l'usage l'accroisse-ment anormal, puis établir le droit sur l'usage defaçon qu'au bout d'un temps l'abusif ne pût êtredistingué du principal, ce fut la pratique et ilsemble la loi de la seigneurie.

L'espoir d'opérer cette distinction a dicté desdissertations sans nombre, motivé des discus-

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sions continuelles; on n'aurait qu'une notionerronée -de ce que pesèrent aux vilains les rede-

vances seigneuriales, si par la pensée, dans cha-

cune des contributions qu'ils durent, on nemettait l'abus à côté du droit. Les textes par leurs

énonciations, quelque peu précises qu'elles soient,légitiment et conséqueniment prescrivent cetteprécaution. Il y a peu d'entre eux où le seigneurn'avoue l'abus, dans la crainte d'en perdre lebénéfice. La plupart achèvent leurs énumérationspar cette formule, passée de style de très bonneheure « tout ce que j'ai ou dois avoir, luiqit.idhabeo mit habere debeo. » Un grand nombre, trèsexplicites, ne font point difFtculté de réserverl'excès comme un accessoire naturel; « et toutesautres exactions justes ou injustes » se lit fré-quemment I. On ne parcourt guère de chartescommunales, de transactions sur coutume, dedonations aux églises ou de testaments, qui n'at-testent expressément ce droit d'abus ou qui netémoignent de sa pratique habituelle. La naturearbitraire et absolue du pouvoir seigneurial lecomportait de droit. Comment, à défaut de ce

1. « .Ab omnibus toltis, coUectis, complciitis, servatis, angariis,parangariis, et nlüs quibuscunquc indebitls aul.injustis e-rrrctiorribrrs,extorcioiiibus liberanius. Acte du 7 août 1363, portant anoblisse-ment d'un vilain de la Baronnie de Sassenage (Salvaing, Usage desfiefs, t. I, p. 235). En 1200, la comtesse de Ghampagne promet dene plus rien extorquer à ses horrrrrrrs par violence « Nec aliqitidaiiiplius ab eis extorgrrebo (Brussel, iibi svhrn, p. 571).

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moyen et si l'on n'en eût pas usé, si, par l'usage,il ne fût devenu règle, la seigneurie aurait-ellepu assurer la persistance de ses revenus autaux que demandait le courant des choses, si ellen'avait pas suivi le vilain dans ses progrès de for-

tune et proportionné ses prélèvements à ce pro-grès ? C'est pourquoi tout don volontaire, toutservice consenti, toute prestation obtenue ouimposée une seule fois restèrent habituels, nefirent qu'un avec le droit primitif, formèrentensemble le point de départ de nouvelles tenta-tives pour y ajouter encore. L'histoire intérieurede la France, du xne au xvie siècle, est en grandepartie dans la continuité des efforts du seigneurpour étendre les redevances, et dans l'oppositiondes vilains pour les contenir ou les limiter. Le mou-vement communal et, pour portion, le travail derévision des coutumes, n'eurent pas d'autresource.

L'existence et l'étendue de l'abus s'expliquentd'ailleurs. Le fisc seigneurial ayant morcelé sontitre à l'infini par des partages ou des aliénations,ayant distribué ses perceptions à une légion defonctionnaires avait accru son avidité native enraison, d'abord, de ce que chacun de ses ayant-cause comme de ses agents participait de sonesprit exacteur. D'autre :part les seigneurs, en se

i. « Effrmata multido servientium (OU m, t. II, p. 272).

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plaçant toujours plus loin du théâtre des labeurs

et des vicissitudes de leurs vilains, avaient perdudavantage et perdaient de plus en plus le senti-ment de l'équité, celui même du pur intérêt éco-nomique. Pour ne parler que des agents de percep-tion,de ces servientes de tout rang, de ces détenteursdes rnetieztrs offices, presque tous les documents

sur lesquels repose l'histoire locale ont pour occa-sion les excès, les plaintes ou les tumultes dontils étaient les auteurs ou la cause. Ce sont leursabus que la Noblesse, et l'Eglise en tant querevêtue des privilèges nobles, ont cruellementexpiés à la fin du dernier siècle.

Au reste, l'érudition ne trouve nulle partautant de redites qu'en ce qui a trait à l'exactionseigneuriale. On a cité souvent les sombres

tableaux qu'en fait la Chronique du Priettr duVigeois1 et ceux que trace si éloquemment la

Lettre de Pierre de Versailles ci Jean Jouvenel 2;

reproductions malheureusement trop légitimées'du texte célèbre de Salvien. Les capitulaires de801 et 854, tous les préambules des chartes com-munales et coutumières, le Ronnan. de Roll., lesDoléamces des vilains de Verson dont M. Delisle aédité le texte dans les notes de son histoire des

i. Dans D. Bouquet, t. II, p. 450.2. Dans le Tbesaurrrs aiiccd., t. I, col. 1730. Voir aussi Nova

Gai!. Christ., t. XII, l'renvrs, p. 65; Ampliss. collect., t. I,p. 652, etc.

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cultivateurs et du sol normands, des textes nom-breux aux OHm, au Pohpliqiie d'Irminon au Car-hdaire clc Saint-Père 2 surabondent de preuves oud'indications, pour les temps antérieurs auxiiic siècle comme pour ce siècle et le suivant.En rien il n'y a de témoignages plus constantsde maux aussi répétés. Jusque dans l'époquemoderne on reprochera à la seigneurie, et elle

se reprochera, à elle-même presque dans lesmêmes termes, la dépopulation des villes et descampagnes, la ruine des possessions, elle susci-tera les protestations et les révoltes. Depuis le

nroment où elle se forma jusqu'à la date récenteoù elle a disparu avec les derniers vestiges durégime social qu'elle avait inauguré, ses droits ontété plus ou moins altérés dans leur mode ouleur importance; mais ils ont changé de mains oud'emploi sans s'effacer. Portant sur les personnesou portant sur le sol, objet de conventionsinnombrables, de divisions et de subdivisionscontinuelles, plus ou moins arbitraires, plus oumoins différemment contestables et contestées,ils ont subsisté en vertu du même principe, sousles mêmes noms, à raison des mêmes lois. Aussi,ont-ils occupé des mêmes répressions les éditsdes Carolingiens, les Ordonnances des Valois,

i. Page 580, notamment, un acte de 1180.a. Introduction, p. 37, § 6.

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les Grands Jours de Louis XIV; aussi, ont-ilsmotivé les mêmes débats au sein du parlementde saint Louis, dans les cours judiciaires ouparmi les feudistes du dernier siècle. Tant qu'ilsdurèrent à un degré quelconque, ils ne furent pasun jour sans produire des effets semblables et sansexciter les mêmes plaintes, les mêmes procès, lesmêmes soulèvements dans toutes les provincesde France'.

Ce sommaire exposé des rapports de la sei-gneurie avec le vilain, explique que le vilainageait été pris souvent pour la condition serve, etplus d'une fois confondu avec elle jusqu'à uneépoque peu ancienne. Sous la dénomination géné-rale de serfs, les travaux historiques antérieurs auxdécouvertes modernes de l'érudition entendentcommunément tout le personnel soumis à laseigneurie féodale. Et effectivement, si l'on nefaisait pas acception de la différence radicale miseentre les deux états de serf et de vilain par l'ab-

sence ou la possession de la personnalité civile,si l'on oubliait un moment qu'en principe le serfétait un instrument auquel la tolérance ou leprogrès des choses avait attribué certains seule-ment des droits de l'homme libre, on ne trouve-

1. On peut voir dans Joinville comment, pendant qu'il était auxCroisades, ses possessions mêmes avaient été victimes des abus de

ses agents. Cf. Championnière, Cours d'eau, pp. 882, 508, 5 I4elpassiui. Oliiii, t. I, p. 21, n° 20.

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rait guère de raisons pour distinguer l'un del'autre. En voyant comme asservi de fait le

vilain, homme libre lui dans toute la force juri-dique du mot, en voyant les redevances assises

sur les résultats de l'activité respective du vilain

et du serf, après tout si peu dissemblables, onles confondrait naturellement.

On serait surtout autorisé dans cette confusionà partir du xivc siècle. Il n'y a plus guère alors de

différence bien apparente entre ce qui est exigé duserf et ce qu'on impose au vilain. Par suite desconquêtes civiles que le servage a faites, ou bien

parce que les deux seigneuries domaniale et fis-

cale sont entrées l'une dans l'autre, elles se sontà peu près partout emprunté leurs attributsutiles et ont mêlé les prestations vilaines aux ser-vices des serfs. Mais la similitude n'est qu'exté-rieure. Jusqu'à la fin, le serf dut de certainesgaranties à sa condition passive, à son irrespon-sabilité. Il dut à ces garanties le désir de s'éleverà l'état de libre, il leur dut aussi des moyens de

le faire. Placé sous l'unique dépendance de la

propriété, il fut toujours abrité par la nécessitéimposée à celle-ci de protéger, de ménager soninstrument de revenu. L'exaction, en ce qui le

concernait, les exigences outrées devant amenerla diminution du produit, il devint vite évidentqu'à plus de liberté, autrement dit à de meil-leurs rapports économiques, correspondraientplus

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d'énergie et plus de fruits. Son travail, trouvantplus de respect, lui rendit progressivement aisél'exhaussement de sa condition. Le vilain, aucontraire, astreint à des prélèvements sans cesseaccrus, sujet d'un fisc qui, toujours plus intéressé,reconnut à l'extrême limite seulement, au delàmême de cette limite, l'utilité de borner ses exi-

.gences, de respecter dans les avantages réalisésdéjà la source même de ses cens, le vilain eut unesituation et des devoirs bien autrement difficiles,

en conséquence un bien autre mérite en amélio-rant son état.

Le contraste entre les serfs et les vilains restepar là bien marqué. A ne point le voir, on appré-cierait très inexactement, d'une part les rapportsentre l'oeuvre rurale et ses personnes au moyenâge, d'autre part les conditions de la vie dansl'état social d'alors. Manière d'être, activité,efforts, résultats, stimulants, ces éléments essen-tiels des choses changent selon que l'on a affaire àl'une ou à l'autre des deux situations servc ouvilaine.

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CHAPITRE XIV

L'EXACTION, SA MESURE, SA limitation,LES communes

Dans la Gaule impériale, les charges du contri-buable avaient, sous la forme d'impôt public,détruit la classe moyenne, éteint la production,dissous l'état social. On a vu que devenues pro-priétés privées dans la seigneurie, elles sont toutaussi abusives ét se multiplient ou s'accroissent àfur et mesure du temps. Dès le xiue siècle, ellessont compliquées de celles qu'impose le fiscroyal et des abus de celui-ci à son tour. C'est surla classe des vilains que tout cela pèse. Cetteclasse, cependant, persiste, s'étend, s'exhausse,trouve à progresser. Quoique ainsi grevée, ellefait assister à un développement indéniable. Elle

y met le temps, mais n'aurait-on pas tort deméconnaîtreque, relativement à l'organisme anté-rieur, l'organisme social et politique qu'a été lerégime de la seigneurie et de la féodalité eût unesupériorité sur le précédent?

A s'en fier au témoignage des textes, à plusd'une relation aussi transmise par l'histoire, il

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semble que sous ce régime l'activité de produireaurait dû cesser. Si ce n'est pas tout à fait l'op-posé, il est certain que la vie sociale reprend, aucontraire, qu'elle se développe, qu'elle s'augmente.II y a beaucoup de peine et de traverses; elles

sont jalonnées de révoltes dont d'authentiques etabondants documents autorisent à imputer la

cause aux excessivetés de la seigneurie; on com-prend que la lenteur n'a pas été un facteurminime et qu'il aurait, peut-être, suffi d'un sièclede justice et de paix pour qu'elles fussent plusétendues et plus complètes qu'on ne les trouve plu-sieurs fois cent ans après* Quoi qu'il en soit, desfortunes aussi malheureuses que celles dont le ta-bleau est fréquent parmi les matériaux de l'histoireauraient vaincu la patience et le courage, si elless'étaient produites autant qu'il paraît, et si ç'avaitété le fait uniforme. Evidemment ce qui a étéécrit fut cas particulier, non généralité des choses.L'équité dut exister souvent dans les rapports dela seigneurie avec ses sujets contribuables. Ondut voir des périodes et beaucoup de lieux où cessujets trouvèrent un sort normal, où la produc-tion, les entreprises, l'accumulation des gains,celle de la consistance personnelle par suite,furent moins impossibles qu'on ne le dirait. Les

moments réguliers, en effet, n'ont. jamais, tout aumoins, que rarement, donné lieu d'écrire à leurpropos, tandis que les autres y ont porté toujours,souvent y ont obligé.

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En conséquence, il faut donner l'assuranceque toute l'histoire de l'état seigneurial n'est pasdans les documents en question, ni l'histoire detoutes les seigneuries. L'état social, autrement,n'aurait pas continué d'exister et de grandir. Restetoutefois que l'occasion d'écrire des temoignagespareils se renouvela assez, pour que leurs diresreprésentent les vilains comme plutôt aux prisesavec les procédés de la seigneurie que vivant souselle à l'état normal. L'on a presque pu penser

avoir retracé le cours des faits qui les concernent,en détaillant. les circonstances de cette lutte quine fut pas semblable partout dans ses modes etdans ses conséquences.

La lutte est du reste attestée par la multi-tude des transactions fixant chaque point acquis,de telle sorte qu'il devienne stable et soit lepoint de départ d'acquisitions ultérieures. Dès le

XIIe siècle, ces transactions abondent, ramenant lesredevances à une proportion sortable. Elles seproduisent sur des points très distants entre eux,mais on la trouve partout. Pendant un siècle etdemi de suite, de proche en proche jusque horsde France, il y a un mouvement général pourpréciser la « coutume » et la limiter; avec le sei-

gneur s'il le veut, contre lui et malgré lui plusd'une fois; la « coûtume », à savoir ce qui seradésormais à payer ou à faire suivant l'usage-ancien modifié par les convenances actuelles. On

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fixe les occasions, les objets, le taux, la quotitécertaine, en un mot on sort du droit absolu etarbitraire de la seigneurie. Trois siècles plus tard,l'état social sera devenu majeur; la « coûtume »

ne résidera plus dans la redevance, mais bien dansla loi civile même. Celle-ci sera devenue la sourcesupérieure, n'admettant d'obligations qu'en tantque résultat d'un contrat supposé. Jusque là, tou-tefois, ce sont les choses des premiers temps, quise précisent à nouveau entre la seigneurie et sessujets il n'y a rien de plus.

Dans ce mouvement de transactions, les histo-riens de ce siècle-ci ont célébré un caractèrepolitique sous la dénomination d' « Affranchis-sement des communes ». Ce caractère-là n'a étéqu'accidentel et le moins fréquent. L'objet defond, le vrai but, c'est ce qui exista sans que lapolitique y eût part, c'est la tractation sur lachose due, la tractation réglant, à sa date et doré-

navant, les droits et les redevances. Une consé-

quence politique en est ultérieurement provenue;mais de même que cela n'eut de rapport avecl'affranchissement du servage qu'autant que desstipulations de cette sorte y sont formelles, larevendication de liberté politique que l'on s'estplu à y glorifier n'importa nullement. Elle futpropre à quelques cités, pas du tout aux villages,

aux hameaux, aux nzczs ruraux qui reçurent alorsou obtinrent leur charte. Dans le nombre de ces

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chartes, le moindre seulement s'occupe de libérerla vie civile, de faire disparaître la mainmorte oule fors-mariage, c'est aussi par exception qu'ellesportent institution d'une véritable autorité com-munale, et qu'en proviennent des droits ayantquelque chose de politique. Elles reconnaissentun « consulat », des « prud'hommes », un pou-voir représentant l'ensemble des habitants vis-à-vis du seigneur, administrant les biens collectifss'il y en a, percevant et acquittant les redevancesvilaines mais on avise à la création de cetteautorité comme garantie des fixations obtenues,aucunement pour l'exercice de la vie politique.Somme toute, codifications pures et simples dela nature des perceptions, de leur montant, deleur lieu, de leur mode, des litiges et des amendesà naître d'elles.

Ces actes ayant tous la même fin, leur rédac-tion est uniforme. On dirait la même pièce, sousles seuls changements de quantité, de mesure,d'objets nécessités par des différences locales.Quand elles portent abolition du servage, on yvoit d'abord la renonciation aux effets à enattendre, par suite l'octroi des facultés d'hériteret de transmettre. Après quoi, viennent, d'ordi-naire, la spécification des redevances qui tiendrontlieu de ces effets, les obligations de police ruralelorsqu'il s'agit de vilains des campagnes, engénéral la concession de pâturages, de jouissances

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usagères. Viennent ensuite, dans -toutes, la no-menclature et le quantum des prélèvements, des ser-vices, des amendes; en dernier lieu, les échéancesprises ou accordées pour le paiement de la sommestipulée par le seigneur comme prix de ses sacri-fices.

Il est toujours malaisé de reconnaître qui fut con-traint et qui perdit, en tout cela, à moins de tenirpour principe que le vilain n'y gagna et n'y cher-cha autre chose sinon le règlement et la fixité de

ses tributs, ce qui fut d'ailleurs rarement contredit.Du moins une intention est explicite, celle de

mettre fin aux excès de perception engendrés parle vague ou l'arbitraire du titre seigneurial. L'en-quête sur les usages anciens, sur 'les quotitésaccoutumées sert de préliminaires à la plupart;elle ne fixerait pas l'esprit, par cela même, sur les

causes, le but, le caractère de ces actes, que l'onen trouverait l'irrécusable indication dans l'opi-nion exprimée à leur sujet par les chroniqueursdont elles froissaient les idées ou l'intérêt. Cen'est aucunement la conquête de la vie politiqueou celle du droit civil par les vilains, mais bien la

perte de la faculté illimitée d'imposer, qui arracheà Guibert de Nogent, contre la Corrrmuyce, ses invec-tives si connues. Commune, mot pour lui détes-table, « pessinmm nom en », parce que ce motconstate que les prélèvements ou les exigencesseigneuriales ont reçu une limite « zct capite

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« cerasi omnen solitiim servitutis debitum semel

« in anrio solvant, nullement parce qu'il doiten résulter que le droit politique ou la libertépersonnelle appartiendront pour une part quel-

conque aux sujets soumis à cette çapitation.De règle générale, en effet, la Commune ne fut

que l'association des vilains d'une ou de plu-sieurs localités en vue de restreindre et de fixerles droits seigneuriaux, en vue aussi d'introduirela mutualité dans leurs charges. La formation de

cet être collectif fut d'autant plus recherchée qu'ilpouvait mieux protéger l'individu. Il devint eneffet si fort, quelquefois, qu'il se substitua auseigneur pour l'exercice de beaucoup de droits.C'est à ce titre que l'on voit, par exemple, des

communes avoir des serfs, ou, sur de certainsdomaines, jouir des droits que donnait le ser-vage'. Aussi, cette seigneurie des communespérit-elle après une certaine durée. Les mêmesperceptions abusives reprochées auparavant àl'autre leur étant devenues usuelles, la royautétrouva en cela le prétexte de les détruire 2.

Quand le moine de Nogent écrivait, non-seule-ment les vilains faisaient violence à la fiscalité des

i. Voir aux Olim, t. III, p. 275, la preuve pour la commune deBrière en t3ot pour celle de Bray, l'art. 10 de sa charte, p. 296;pour Soissons, l'art. 20 de la sienne; ibid., p. 221.

2. Cf. Championnière, p. 506 Beugnot, Municipalités rnrales;Olim, arrêts de 1265 contre Beauvais et Verneuil, t. I, p. 562 et669.

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seigneurs dans les villes, où leur nombre et plusd'activité industrielle ou commerciale les mettaità même de s'enrichir et de s'enhardir; celaavait lieu aussi dans les bourgs ruraux. Soitles armes à la main soit en menaçant deleur révolte ou de leur désertion, les vilains des

campagnes arrachaient ces règlements de cou-tume. Détermination très précieuse pour les uns,pour les autres très regrettée, d'un rapport fixe

entre l'impôt seigneurial et les moyens des habi-

tants, entre les fruits du travail et les prélève-

ments. Mais une fois que ce mouvement eutacquis un peu de généralité, la seigneurie parutdestituée de raison d'être en tant que souverainayant droit d'imposer. Son titre devint si contes-table, en même temps les doctrines juridiques siinfluentes; les pouvoirs administratifs furent siautorisés, la hiérarchie sociale soumise à un exa-men si audacieux, les intérêts vilains si bien assisqu'il fut urgent, pour cette seigneurie, non-seu-lement de consentir à la fixation de ses droits,qui plus est de la provoquer.

C'est là un autre aspect du mouvement socialqui changea les liens de la classe vilaine. Il semanifesta longtemps après la formation des com-munes politiques, et plus ou moins, on le voit,par des causes autres que celles dont s'étaientservies ces dernières. La seigneurie y trouvaitd'abord l'utilité de rendre ses droits plus cer-

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tains; d'où, plus productifs parce que fixés, ilslaissaient plus de sûreté et d'entreprise à l'acti-vité de ses sujets. Elle avait en outre celle decacher, sous l'apparence de concessions débattues,

son origine devenue mal justifiable; elle se fai-sait un titre qui se confondait avec celui du fiefet s'y appuyait. Profitant ainsi de l'empressementdes populations à reconnaître des dettes mêmeexcessives, elle conserva, sous la condition de leurfixité, des revenus considérables malgré l'effortdéployé pour les amoindrir. Aussi la seigneurie

poussa à ce changement; très souvent elle ycontraignit ses vilains. Elle accroissait leurnombre en affranchissant par masse, bien desfois malgré eux, les homes de cors du domaine.

La confusion des deux éléments de la seigneu-rie, le fief et la justice, fut donc contemporainede l'impulsion qui arrêta son arbitraire, si el.le nele détruisait point encore. Cette confusion s'opéradès lors d'autant plus généralement. Un change-

ment notable se produisit dans les conditionsgénérales et dans les faits qui en dérivaientnaturellement. Ceux qui imposaient et ceux quise trouvaient imposés, le seigneur et les vilains,

ne furent plus dans les mêmes relations qu'au-paravant, ni le possesseur du fief et ses serfs. Lesserfs et un grand nombre de libres, qui n'avaienteu avec la seigneurie, jusque la, que les rapportsde tenure pure et simple, des liens de conduc-

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tion agricole, furent soumis aux exigences de

son fisc. D'autre part, si ce fisc put étendre sesperceptions sur. une population plus nombreuse,ce fut une population dorénavant moins isolée etmoins dépourvue des moyens de résister.

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CHAPITRE XV

APRÈS LA FIXATION DES REDEVANCES

Notre temps, habitué au droit, certain d'en jouir,se figure malaisément l'ambition qui était res-sentie, de voir déterminer d'une manière expresse,limiter par espèce et par quantité, les redevancesà acquitter et les obligations de faire. Conquérircertaines garanties légales, être assuré que lerèglement une fois convenu serait observé, quesinon bien positivement en fait, du moins enprincipe, la faculté arbitraire, illimitée d'imposerqu'avait le seigneur ferait place à des tributs fixes,à des devoirs précis et invariables, c'est à cela

surtout qu'aspiraient les vilains ruraux. A laperspective de l'obtenir même à petite mesure, ilssacrifièrent l'espérance des résultats plus completsoù visaient les vilains des cités. On y auraitpeut-être atteint s'ils avaient agi ensemble. Sousleurs efforts communs, les officiers royaux et lesnécessités politiques aidant, la seigneurie pou-vait, en effet, être amoindrie très vite. Mais lepersonnel rural, plus éprouvé lui par l'exac-tion, était plus pressé qu'elle diminuât. Même

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pour une infime portion d'équité qui lui fûtofferte, il abandonna le droit quand il y touchaitpresque. Le droit était une conquête abstraitequi, pour lui, n'avait pas de prix visible.

.Le personnel du vilainage rural ne tint doncqu'à ce qu'il appréciait il accepta tout ce qu'onlui offrit. Il légitima même l'abus dès qu'on lelui montra moindre ou prévu et précisé il con-sentit des tributs qui n'avaient jamais été perçus,des obligations jusqu'alors inusitées, des dettes

sans fondement, pourvu qu'elles fussent spéci-fiées ou bornées. Peu soucieux ou peu conscient,d'ailleurs, des effets qu'il assurait par là au titreseigneurial. Il ignorait, après tout, et ne s'inquié-tait pas que désormais toute rente, toute rede-

vance, tout devoir personnel, toute perceptionrépartie par feux, par domaine, par quantité deproduit, des'tributs qui ne supposaient nulle con-vention agricole, mains dérivant de la souverainetéde celui qui en était le créancier, prendraient lecaractère inattaquable d'effets de bail. Tout censreconnu constituerait à son titulaire le domainedirect sur le tènement redevable; les droits accruspar abus, les tailles, les corvées, les services de

guerre ou de château passeraient dorénavant,pour plusieurs siècles encore, comme des chargesnaturelles du fonds, comme une suite légale dela tenure. Prévisions trop lointaines, distinctionsjuridiques trop subtiles; elles échappaient au

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vilainage agricole. Il supportait un fardeau d'au-tant plus lourd que la seule volonté du seigneuren marquait le poids; il avait une part du pro-duit trop faible, souvent nulle; dans la possi-bilité de fixer l'un, il entrevit le moyen d'ac-croître l'autre. Aux sacrifices qu'il fit nous devonsjuger des espérances qu'il concevait, par consé-quent des mauvaises conditions auxquelles ilcroyait se soustraire.

Nombre de documents rendent visibles cettesituation et ces faits. Nombre d'ordonnancesroyales qui ont pour but de contenir la rapacitéseigneuriale en font foi très explicitement, à côtéde nombre .de chartes; les juristes du siècleet ceux du xvne tiennent, dans toutes leurs solu-tions, ce vice originaire pour constant. En peude textes ces caractères sont patents comme danscelui qui est coté sous le numéro 874 au Cartu-laire de Philippe-Auguste. On voit là les prestations,les corvées, les redevances autres que le cens ordi-naire, rachetées au prix de douze fois le montantde ce cens, 5 solidi tournois de rente annuelle,dus pour le tènement de cinq acres de terre avecces prestations diverses, convertis en 60 solidi de

rente annuelle et perpétuelle, prestations remises;

« liberos immunes, dit le texte, ab omnibus costu-nais, precariis, corveis, pasnagiis reparagiis ayaor-

« taeoricrca et fossalorum admenagiis merennorum et« crlior-mry necessarioracm ad berbergamentun docnini

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cc.facietulum se.u reparandum, exactionibus indebitis ac

« bienniis quibiscuinque «.Moyennantcela, le sei-

gneur au profit duquel l'acte est consenti, ses héri-tiers, ses successeurs devront protéger le consen-tant, ses héritiers, ses successeurs dans toute lamesure du droit de fief: « tanquam dominifcodi ab« omnibus et contra ornnes liberare, defendere et garan-« ti^are Proitt jus dictabit. » Sous la même réserve,toutefois, la seigneurie, son commandement, sapleine justice ne seront pas atteints par cette con-fusion des deux titres seigneuriaux « cohertione etjustitia ommimod'a »; une partie de la banalité demoulin, les amendes judiciaires, les reliefs etd'autres attributs justiciers continueront d'avoirrégulièrement leur effet.

Dans cet acte sont attestées, on le voit, laforme, -les conditions, la portée des contrats quilimitèrent l'arbitraire seigneurial. Également lalourdeur des tributs et l'intérêt qu'il y avait -à cequ'ils fussent soit réglés soit convertis. Il pré-sente en outre l'une des manières par lesquellesfurent confondus la seigneurie et le fief. La foinaïve au labeur, le mépris téméraire des priva-tions, qui ont fait au paysan français sa foréevivace, .la vaillante et patiente énergie que nedécouragea jamais et que retint rarement le plushaut prix qui fut mis à la possession ou à la

tenure du sol s'y montrent aussi. C'est écrit demême dans une multitude d'autres pièces, plus

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anciennes ou postérieures. Elles constatent toutesqu'à aucune époque nos populations, dès qu'ellespurent mesurer la tâche, ne doutèrent pas d'yproportionner leur travail et leur endurance.

Le vilain entra ainsi dans ce qu'on appellerait

avec quelque vérité la phase des applicationsjudiciaires. Il eut dès lors une situation légaleécrite, et aussi une situation défensable de par undroit positif. L'abus, s'il ne disparut pas, cessa dumoins d'être licite. Eu égard à d'autres momentspostérieurs, ce n'était pas une très grande con-quête, mais plutôt un fait qui, pour restreindreles usages primitifs de la sujétion, ne les détrui-sait cependantpas. Qui plus est, un fait qui ne cessaguère d'être enfreint et contesté. Il ne se maintintpas sans des luttes fréquentes, il ne devint toutà fait solide et effectif que deux siècles après.Toutefois, relativement à l'état antérieur, un résul-

tat se marque aussitôt, à savoir le développementdes intérêts dans la population vilaine. Le dévelop-

pement aussi de cette population dès lors, s'opèreuniversellement la recherche de la liberté civile

par les serfs. Les archives des xme et xive siècles

ne sont si remplies d'actes d'abolition du servagequ'en conséquence. L'accession à l'état libre prendl'ascendant de fait nécessaire et irrésistible qui l'acaractérisée. Cela a lieu parce que, une fois déter-miné ainsi et garanti, l'état de vilain perd le tropd'incertitude qui, auparavant, en tenait éloignéela masse rurale.

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Si la liberté acquise persista ensuite malgréles efforts contraires, c'est que ces conquêtes enont ouvert l'accès d'une manière générale. L'abso-lutisme seigneurial ne put plus avoir que desréveils passagers ou une action toute locale. Uneconcurrence et des profits inconnus auparavantse produisirent dans le travail des terres; l'actedont je m'appuyais tout à l'heure, celui quivient après dans le même recueil, en offrent unexemple notable. Aussitôt réglées les coutumes ouprestations auxquelles a trait cet acte, le tenanciertrouve à subdiviser entre un grand nombre d'ha-bitants 5 des 60 solidi stipulés. Ces habitantsprennent une portion du domaine sous la condi-tion spéciale de l'améliorer, par des constructionsou par le labourage, dans le délai de trois années;ils s'engagent à ne pas délaisser leur tenure avantqu'elle ait acquis une valeur convenue, et ils

consentent chacun un tribut qui élève à 102 livreset demie les 5 solidi dont ils déchargent letenancier principal. Cette prise de possessionardente de la condition vilaine devient, pendant

un siècle et demi, le fait caractéristique; l'actedu Cartulaire de Philippe-Augustedonne entre beau-

coup d'autres la mesure de la modification deschoses

.1 Voici, par un fait postérieur, une indication locale du progrèsque devait ouvrir la destruction des servitudes. Le monastère deRomain-Moutier comptait, en 1485, 24 ou 26 feux, 31 en 1529.

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Il n'est pas aisé d'apprécier avec un peu d'exac-titude le rapport qui exista entre l'intérêt duvilain et les prestations seigneuriales, c'est-à-direle poids effectif de ces prestations relativement auproduit du travail. De même de connaître le degréd'utilité qu'eurent la limitation ou le règlementde ces prestations. On est contraint de s'en tenirà des faits partiels. A cet égard on n'aura même,de très longtemps, que les inductions suggérées àl'esprit par des titres comme le précédent, ajou-tées à celles qu'autorisent la haine permanentedont ces sujétions ont été l'objet, les atteintesque n'ont cessé de leur porter les juristes, laréprobation dont les a frappées la science écono-mique dès ses premières manifestations. En celala précision manquera même toujours, peut-être,parce qu'à côté de proportions quelquefoisauthentiques figurent une multitude de services

non appréciés. Voici par exemple les chartes cou-tumières de Villebrumier (T268) et de Verlhac-Tescou (1306) en Languedoc1. Le rapport desdroits seigneuriaux à ceux du fief quant à la pro-duction brute paraît varier entre 1/7 et 1/9; maisil faudrait majorer ce chiffre par celui non déter-miné, non déterminable, de beaucoup de presta-tions afférentes aux uns et aux autres.

En 1594, Berne, devenue seigneur, y abolit la mainmorte et toutesles redevances serviles; en 1620, il y a 60 feux. (Mémoires de laSociétéde la Suisse Romande, t. III, p. 32o et suiv.).

i. Mém. rle l'Acad. de Toulouse, t. VIII.

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Les documents d'histoire enseignent du moins

que le vilainage, soit urbain soit rural, a désiréimpatiemment partout ou- témérairement accepté

ces réglementations de coutume. Les serfs en onttrouvé les obligations et les chances préférables àl'espèce de colonage irresponsable et passif danslequel ils vivaient au moment où elles se firent.Bien que ce fût le moment où l'administrationpublique, en s'érigeant, accroissait pour eux lescharges, celui aussi où le lien féodal en s'affaiblis-

sant allait cesser d'entourer de ses garanties letenancier, il en résulta un grand développementde la culture, et un accroissement notable de lavaleur du sol. On peut donc tirer cette conclusiongénérale la seigneurie,tant qu'elle resta arbitraireet sans fixité dans l'exercice de ses droits, fut peucompatible avec le travail libre elle fit du ser-vage l'état en quelque sorte obligé. On est con-firmé en cela par ce fait qu'au xvie siècle, au xvne

encore, on voit le cultivateur fuir les conduc-tions libres et se réfugier dans les mainmortes.La première moitié du xvine siècle, bien plus, voitle travail faiblir, la production devenir moindremalgré tout ce que les garanties juridiquesacquises et leur jouissance pendant longtempsleur ont donné de forces, cela parce que lescirconstances, en -développant l'exaction de la

part du fisc royal, font au vilainage rural d'alors

une condition trop ressemblante ce qu'avait étéla sienne sous l'ancien état de la seigneurie.

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20b LES VILAINS

La condition vilaine, en tant que situation par-ticulière des personnes, vient d'être analysée etprécisée autant que les documents et l'inductionautorisentà le faire. Restent à exposer la loi civilequ'elle eut en propre et les situations écono-miques sous lesquelles son existence se passa.

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CHAPITRE XVI

CAPACITÉ PERSONNELLE DU VILAIN

Avant que les cadres de la condition vilainefussent remplis comme ils l'ont été par la dispari-tion du servage, elle ne laissait pas, évidemment,d'avoir des perspectives et des moyens d'eXhaus-

sement. Elle les vit étendre et affermir auxapproches et dans le cours du xiiie siècle. On eutdès lors pleinement conscience de ce dont lasociété lui était déjà redevable et le serait àl'avenir. La doctrine et la jurisprudence, les

usages particuliers, les édits, tous les actes de

nature à élever l'individu dans l'état social n'ontété plus préoccupés à aucun moment de donner

aux classes vilaines les garanties qui abritent etl'indépendance qui féconde. Au sein des seigneu-ries comme dans les sphères où l'action du pou-voir royal s'exerçait, les lois personnelles et depropriété, l'organisation rurale, les institutionsd'économie publique auxiliaires de la production,deviendront désormais de plus en plus propres àinspirer aux populations le désir d'atteindre auvilainage et de s'établir dans les conductionslibres.

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On se rend bien compte des avantages produitsquand, en regard du droit civil des gentishons,pris même à une date tardive, on place l'en-semble des dispositions qui, dans les chartes etrèglements de coutume, régissent la capacité duvilain, sa minorité, son mariage, ses biens. Legentilhomme est « l'honorable esclave », a trèsbien dit Troplong, des nécessités féodales. Samajorité ne s'ouvre pas avant vingt ans; sa tutelleest une fonction d'ordre public soldée sur sesrevenus mêmes, son mariage une affaire politiqueà la discrétion du suzerain. Son patrimoine, sesaliénations, son testament, sa succession sontrigoureusement réglés et tenus en vue de la con-servation du fief; le fief absorbe la personne.Pour le vilain, au contraire, la majorité s'ouvre àdouze, quatorze ou quinze ans, avec. les forcesphysiques. Mineur, ses proches gèrent gratuite-ment ses biens, dont les revenus profitent à sonépargne; son mariage n'a d'entraves que les con-venances de famille et de parenté; les règles dudouaire et de la succession conjugale en font unevéritable société de travail-. Son testament peuts'étendre à la totalité des acquêts et à la moitiédes propres; ses aliénations sont respectées; sasuccession se divise entre ses descendants à peuprès partout en portions égales et sans distinc-tion de sexe. L'individu, la famille, les moyens deproduction demeurent le but essentiel de la loi

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quant à lui; elle n'a guère de dispositions oppo-sées qui ne soient ramenées bientôt à ce but,tacitement quand ce n'est pas au moyen de con-ventions formelles.

Les différences s'affirment surtout dans lerégime des biens. Est exclus de l'usage vilain lepatrimoine, qui exige dans les transmissions le

consentement de tous les ayant-droit, qui com-porte le retrait, la suite, qui engendre l'aînesse, lesprérogatives de sexe. Cette co-possession pleinede gêne, institution d'une société immobile ourestreinte, de l'aristocratie féodale ou de la tribu,aurait entravé l'essor individuel, empêché le tra-vail actif, celui qui est avide de responsabilitécomme de la source même de toute richesse etde toute force sociale, celui qui a caractérisé laclasse vilaine en France. Pour elle fut consti-tué un patrimoine spécial, le meuble, disponible,

au lieu du propres féodal, enrayé, lui, dans lesempêchements de la loi. Le meuble comprit, nonseulement ce que la nature des choses rendaittel, mais aussi tout ce qui put passer pour résul-tat de l'oeuvre personnelle. Ce patrimoine, rotu-rier dans la pure acception du mot (ruptuarius,de mmpcre, rumpere terrain'^), avait déjà de largesassises, au temps de Beaumanoir, sous les nomsgénériques de meubles et d'avoir. Sous celui de

i. C'est-à-dire faire a;uvre « des rurales ot iiinobiles personnx ».

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calels ou calleux, particuliers aux provinces duNord (catelli, ccttleix, chatteix), ce juriste en traiteen outre à plusieurs repriseset les Ohm enprésentent diverses* vicissitudes 2. Les Establisse-

ments e soumettent à l'action du douaire de lafemme cette espèce de biens qui, jusqu'au xviesiècle, ne cessa d'être consolidée et agrandie.Deux arrêts du parlement (Saint-Martin 1282 et6. décembre 1286) que cite Charondas4 peuventapprendre comment, à la fin du xiiie encore,la jurisprudence en favorisait la formation. Ren-forcé du système des acquêts et conquêls, qui sedéveloppait parallèlement au sein de la commu-nauté entre époux, ce patrimoine fut, pour lesvilains ruraux entre autres, le commencement dela propriété; il leur créa des moyens progressifsde labeurs et d'épargne.

Stimulant d'autant plus actif que les modesd'acquérir étaient d'ailleurs entourés pour euxdes plus grandes faveurs. La possession annale,

en tant que moyen de se rendre possesseur et dele rester, tout au moins de conserver les bénéficesde la possession, fut en effet d'usage général,même dans les pays où le droit romain avait

i. Chap. XII nos 1 et 4 entre autres.2. Tom. III, p. 14 et 714, Arrêts ou Enquêtes, notes de 1299

et 13 12, concernant la Picardie et la Brie.3. Liv. I, chap. xxxvn et xxxix.4, Notes sur le tit. LXXIV de la Somme rurale,

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enraciné le plus les longues prescriptions. Plustard, quand le souvenir de ce droit se joignit auxtendances de toute société d'ancienne date pourlimiter les effets des brèves détentions, l'an et jourdonna encore aux vilains les avantages d'uneaction possessoire qui atteignit la propriété féodaleelle-même, longtemps abritée sous l'imprescripti-'bilité la plus rigoureuse '.Dans le Midi les chartesde Salon en 1293, de Chastelblanc en 1306 (art. 5

et 36), de Montpellier (art. 59); dans le Nordcelles de Noyon en 1181 (art. 13), de Roye en1183 (art. 3), de Saint-Quentin en 1195 (art. 7),de Chaumont en Vexin (art. 10), de Pontoise en1168 (art. 11), les usages d'Artois au milieu duxnie siècle (tit. xxvi, 5); dans l'Est la charte deSaint-Dizier (art. 285); dans le Centre celles deBourbon-l'Archambaut et de Moulins dansl'Ouest les dispositions coutumières qui ont faitdu tellement de trois ou de cinq ans une matière juri-dique toute spéciale en un mot, partout les

textes régulateurs des intérêts de domaine don-nèrent force aux brèves possessions en tant quetémoignage de labeurs tenus pour essentielle-ment favorables, et furent une des sources lesplus fécondes de la possession définitive.

1 Cf. de Parrieu, Actions possessoires.

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CHAPITRE XVII

ORGANISATION RURALE EN INDIVISION

Les manières qui sont recherchées ou que l'onfait prendre pour l'établissement matériel del'existence, pour l'emploi des forces et des res-sources à l'exploitation du sol; un arrangementsurtout en quelque sorte obligatoire de la vie pri-vée affectant les rapports de famille et la capacitépersonnelle, ces conditions tiennent la premièreplace entre les choses qui influent sur le sortd'une population, sous quelque titre ou moyen-nant quelque part des fruits que ce sol soitdu reste tenu. Il a été dit, plus haut, que lesmodes de travail ou de partage des fruits quisuccédèrent au servage ne furent pas partout ceuxde la liberté complète. Faute de trouver dans lesfaits la sécurité que promettait le droit, le vilainappropria ou reçut à son usage des modes quiétaient habituels dans l'état serf.

Comme la famille asservie, la famille vilainespratiqua l'indivison et la communauté familiales.Cette combinaison des forces individuelles futgénérale. On a lieu de se demander s'il y eut

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bien là imitation des institutions serviles. Lesacrifice de personnalité, l'abnégation civile n'ysont-ils pas trop sensibles pour qu'on ne soitpoint porté à reconnaître, dans son adoption,l'effet de dispositions innées chez les peuplesgallo-romains, au premier degré de leur civilisa-tion ?

Interprété ainsi, le régime de la communautéaurait passé dans la condition libre comme il avaitexisté dans le servage, mais exceptionnellementdans cette condition libre en tant que souvenir

ou affaiblissement du servage. Dans la plusancienne législation de ces peuples, en quelquesorte dans leurs usages immémoriaux, ce régimeest pratiqué par les libres « mos in

« fere gallix provinciis oblinuit, dit une ancienne

« chronique art seniori fralri ejusque Hberis païenne

« bereditatis cedat auctorilas cœlcrisque ad illum

« tanquam ad ciozrairz.T.r.nra rcspicie-rrlibus ». On envoit plus d'un exemple dans le droit des crois-sades la pièce LXXXI, entre autres, du Cartulairedit Saint Sépulcre porte la constitution d'unmétayage perpétuel à une association de descen-dants et de collatéraux « ulenies Sui-iaiio el filiissuis, et filiis fratis sui Anlonii ». C'est dans lafaveur dont jôuissait l'indivision communau-

i. Otho Friseng., cité par Troplong dans la Préface du contrat de

société où, le premier, il a donné de la communauté rurale aumoyen âge une explication digne de la science historique.

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taire qu'il faut chercher l'explication du chapitre227 des Assisés de Jérusalem. Chapitre resté incom-pris des commentateurs, déclaré inintelligiblepar le savant et ingénieux éditeur de ces texteslui-même Ce chapitre 227 prescrit le rapport à lasuccession paternelle de tous gains et acquêtspropres à chaque enfant, quand l'ascendant n'apas fait d'avance le partage 2.

Un moment arriva, pour la condition vilainecomme pour l'état de servage, où l'on formampins de ces existences indivises, puis des époquesoù on les détruisit avec passion mais longtempsc'est du partage qu'on eut horreur. Ce dernierfait se produisit chaque fois que les circonstancesportèrent avec elles l'incertitude ou le trouble. Ce

sont sans doute les commencements du travaillibre, quelle qu'en soit la date, qui virent l'étatcommunautaire en faveur. Cela au début de lasociété féodale aussi bien que très avant dans sonexistence. Passé le xme siècle, quand l'état d'in-division n'est déjà plus aussi accepté des juristeset devient moins commun, le plus grand nombredes exemples qu'on rencontre se rapporte à des

familles récemment affranchies, débutant dansl'entreprise vilaine.

Voici des présomptions que tel fut bien le

I. Beugnot, Assisis de la Gour des Bourgeois, chap. CCXXXVII,notes.

2. Cf. As.rises, t. I, p. 63)'

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rôle de l'association communautaire quand onla fit dériver tacitement de faits de cohabitation,

on se borna à y comprendre les meubles, c'est-à-dire le patrimoine, essentiellement personnel,qui est particulier aux premiers temps de la vielibre; on laissa par suite en propre aux héritiersnaturels la part du parçonnier décédé. D'ailleursl'indivision demeura interdite aux gentilshommes,sauf dans la Coutume de Champagne, où le tra-vail n'avilissait pas.--cëmoyen âge n'a-t-il pas voulu cimenter

par l'indivision le travail libre aussi bien que le tra-vail asservi, afin d'en mieux garantir les résultats,voulu en assurer ainsi soit la continuité dans ladescendance, soit l'organisation entre étrangers?On suivait ces vues, semble-t-il, lorsque très tardencore, dans la plupart de nos provinces, danscelles de droit écrit, comme dans celles decout2inre, et que le principe de la communautéconjugale régnât ou celui de la dotalité, la loisuppléait le c.onsentementpour établir l'indivi-sion communautaire; il la faisait résulter tacite-ment de la çodemeurance et confusion demeubles, travail et fruits pendant an et jour', ici

entre parents et entre étrangers, ailleurs entreparents seulement 2. Ne serait-ce pas sous cesinfluences qu'auraient été créées, au sortir du

i. Beaumanoir, chap. XXI, no 5.2. ParticulièrementNivernais et Angoumois.

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servage, les mainmortes vilaines? C'était la plusancienne des conductions, conséquemment- laplus sûre. Ces mêmes influences, le même inté-rêt ne dirigeaient-ils pas le clergé et la noblessede Bourgogne, à une époque relativement récente,quand ils firent rendre, en 1549, l'édit interdi-sant aux cultivateurs sortant des mainmortes dedevenir propriétaires de terres s'ils ne s'y consti-tuaient en communauté' les propriétaires de laMarche, lorsque, même dans le xvne siècle, ilsérigaient cette communauté en condition de baildans leurs métayages perpétuels 2 (mainmortes

pures et simples qui sont notables par leur date simoderne) et aussi les nobles de plusieurs pro-vinces, quand ils s'en rendirent le bénéfice com-mun avec les roturiers, lors de la rédaction desCoutumes 3 ?

Relativement au servage, les jurisconsultesn'expliquaient pas autrement la formation de la

communauté rurale que par le danger reconnudans l'individualisation des entreprises. Le plusporté de tous à découvrir l'intérêt social dans les

i. Perreciot, ubi supra, t. l, chap. V.

2. Voir, dans Dalloz, Jurisprudence générale, une espèce où setrouve analyse un de ces métayages dont le titre est de 1625. On ylit cette condition textuelle «. Que les preneurs ne feraientqu'un même pôt, feu et chanteau, et vivraient en communautéperpétuelle. »

3. Troyes, 101-102 Chaumont, art. 75; Bar, art. 83;Bassigny, art. 69, 70; Auxerre, art. 201, 202; Berry, art. 8,

ra; Bourgogne.

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lois ou dans les usages, peut-être le plus apte,c'est Coquille. En commentant une des coutumesqui maintint sous cette forme le « mesnage deschamps » plus tard et plus complètement queles autres, non-libre ou libre il n'en trouve pasd'autre raison sinon la « liaison économiqueles garanties et les ressources que donne à laproduction « la fraternité et amitié » nouées parl'existence indivise. Il ne manque jamais de lui

opposer, comme une victorieuse preuve de fait,

« la ruine certaine des maisons de village quand

« elles se séparent ». Sous un jour semblableVigier a vu celles de Poitou et il les vante parles mêmes motifs. Aux états de 1484, Masselinmontre dans l'indivision une violence faite au droitindividuel par la déplorable administration desimpôts publics, violence obligeant les cultivateursà vivre sous la forme gênante de la communauté;néanmoins il attribue à son usage, universel dansle Cotentin, que les tailles aient été mieux sup-portées et la misère des populations moinsgrande. En Berry, sous Colbert, l'intendant faitune remarque analogue. Ces communautés elles-mêmes, enfin, n'ont pas transmis à leurs succes-seurs une autre idée de leur origine. C'était leurlégende. La dernière maîtresse des Pinon, enAuvergne, la redisait encore il y a cinquanteaIlS 2.

i. Sur Angoumois, art. 41 et passim,2. Doniol, Ancienne Auvergne, t. Ill.

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De même que les autres entraves sociales quiretenaient l'activité individuelle, l'indivisioncommunautaire, en tant que mode usuel de lavie rurale vilaine, disparut à mesure que, par lesprofits successifs et par les progrès du droit, lepersonnel rural se sentit plus fort, éprouva davan-

tage l'ambition de vivre et de travailler en propre.Ce n'est pas que, dans les idées juridiques, cetteindivision ait joui d'une faveur très prolongée.Déjà Beaumanoir se sert des plus subtils détoursde son esprit pour la limiter, quoique à lamanière dont il en parle on sente qu'elle est unfait général. Mais si ces propensions étaient justesen théorie et révélaient l'avenir, elles ne pou-vaient pas 'encore modifier beaucoup les choses.Tant qu'il resterait des masses serves à établirdans le vilainage et tant que le vilainage manque-rait de force ou de sécurité, la communauté avait

une raison d'être supérieure. Elle fut attaquéeavec plus de succès à l'époque de Mazuer. Bien

que réduite dès lors dans l'usage, rendue moinsfacile par les dispositions légales, proscrite oudéclarée odieuse dans sa formation tacite parplusieurs coutumes', elle garda dans la législa-tion du xvie siècle une place attestant les nom-breux intérêts qu'elle avait créés.

Dans le fait, l'opposition des juristes n'avait

i. Orléans, 213 Melun, 224, Laon, 2z6; Reims, 285Cf. Lnurière, Glossaire, v° Communauté tacite.

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pas empêché que, tacitement ou expressément,

ces ménages indivis ne fussent devenus le modele plus répandu de la population rurale. Par imi-tation de la famille proprement dite, qui d'abordleur avait donné son cadre, des familles étrangères

ou alliées les unes aux autres avaient, peu à peu,formé les « compagnies enconvenanciées » dontparle Beaumanoir'. Après quoi les enfants despremiers associés, leurs alliés ou leurs enfants

avec le père ou la mère survivant, avaient conti-nué l'existence et l'exploitation en commun leplus souvent elle se serait amoindrie, sinoneffondrée en s'individualisant. Tous les modes deculture, depuis les métayages les plus dépourvusjusqu'à la ferme, se sont développés à l'abri de

cette communauté protectrice. Quapd elle avaitréussi suffisamment, l'individu qui en souffrait la

quittait ou cessait d'y prendre assez d'intérêt poury être utile il la reprenait vite, ou bien il s'y tenait

avec religion, partout où le profit n'atteignait qu'àpeine le niveau des besoins. Fermiers à tempsaussi bien que locataires perpétuels ou emphy-téotiques, qu'eussent-ils trouvé de préférable, eneffet, quand les vicissitudes de la société, la « for-

« tune des temps » rendaient périlleux ou impos-sible l'essor personnel? Rester sous le même toit,partager le même sel et le même pain autour du

i Chap. XXI, nO 30.

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.même feu et du même pot, quoi de plus appré-ciable? N'assuraient-ils pas ainsi leur travail etleurs épargnes? Par la jouissance dés 'bienfaitsde l'état libre moins incertaine étant collective,

ne s'exhaussaient-ils point, patiemment, lente-ment, mais de plus en plus?

Aussi, jusque dans le xvne siècle les titress'occupent-ils fréquemment des communautésrurales, et les terriers, les partages de cens men-tionnent-ils un grand nombre « de consorts etcommuns en biens ». A d'autres indicationsencore il est facile d'y reconnaître les traces d'in-divisions anciennes récemment rompues. Lamajeure partie des villages, mas, hameaux,désignés sur les cartes où dans les usageslocaux par des noms précédés de l'article les,

beaucoup de tènements, même quand leur nomne rappelle pas uniquement un accident parti-culier du sol, représentent ces associationsdisparues. Dans le centre de la France, où leursétablissements ne se sont dissous 'tout à fait qu'en

ce siècle-ci, on les voit comme pressées par ledéveloppement individuel, au sein des contrées'fiches ou commerçantes; elles sont rejetées surles parties moins fertiles ou plus abruptes duNivernais, du Bourbonnais et de l'Auvergne, à

mesure que l'on approche de l'époque moderne.L'absence de l'intérêt individuel en elles devaitêtre partout la cause de leur destruction; cet inté-

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rêt individuel a invité à les rompre dès que letravail, la possession privée, l'existence propreprésentèrent leur irrésistible attrait, devenu suffi-

samment garanti par le droit et assuré en réalité.Mais qu'à part le défaut de comprimer l'essor de

la personne, défaut tout relatif et relativementrécent, l'indivision en communauté n'ait pas eubeaucoup de vertus, qu'elle n'ait pas préparé à sonmonde les succès ultérieurs, l'histoire ne le laissepointpenser. Des vestiges en sont parvenus jusqu'ànotre temps. Qui ne connait ces Guittard-Pinonà qui les fantaisies libérales du dernier inten-dant d'Auvergne firent faire du bruit dans lesjournaux, les livres, même à Versailles, sousLouis XVI. Ils avaient acheté le fief voisin; ils seseraient vu probablement anoblir. Leur élévationest, à coup sûr, un remarquableexemple des forcespuisées par les cultivateurs vilains dans la conti-nuité de la vie commune. Il y a encore trace, auxmêmes cantons, de communautés plus modestesoù l'utilisation patiente de territoires peu favo-risés, la dignité extérieure des personnes, révèlenttout autant ce qu'il y eut de vitalité sociale danscet état rural Pour n'avoir pas atteint si hautque les Pinon, elles s'étaient néanmoins séparéesriches; elles en avaient absorbé d'autres qui lestouchaient 2; elles laissaient pour marques. de

i. Les Tarentcy, par exemple, les Dunaud.2. Les Barutel, entre autres, qui avaient acheté les biens de Mos-

nerias en 1569.

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leur fortune de beaux terroirs, de larges habita-tions1. On a fait desjoux hier encore communsdu Morvan un tableau séduisant, et il est aisé de

trouver ailleurs des traits à parer de couleursaussi heureuses. Grandes ou petites, ces associa-tions, hors des conceptions économiques d'au-jourd'hui autant que des notions du droit,restent une des meilleures institutions du passé.Leur généralité est la preuve des mauvaises situa-tions où fut longtemps l'entreprise individuelle.Elles donnèrent à la personne des anciens vilains,le plus efficace des moyens de se protéger et degrandir.

i. Les Bourgadeen particulier, à la Dardie, entre Thiers et Vol-lore. Cf. Legrand d'Aussy, sur les Guittard-Pinon, dans sonVoyage en Auvergne; de même les détails que j'ai donnés sur les com-munautés de ce pays dans Y Ancienne Auvergne.

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CHAPITRE XVIII

ÉTAT économique; LES CONTRATS

Pour les vilains qui étaient ouvriers demétier, le domaine des conventions de travail, lelouage d'ouvrage à généralement parler, a dûs'ouvrir assez tard. Eux et les petits commerçantsdes bourgs ou des villes furent aussi les couchants

et levants de la seigneurie, les sujets passibles de

ses perceptions et de ses abus. Leur histoire, aumoyen âge, réside surtout dans celle des transac-tions sur « coûtume » connues assez impropre-ment, depuis AugustinThierry, comme « insur-rection des communes ». Mais les vilains formantle gros de la population seigneuriale sont ceuxqui, par le patrimoine ou par le travail de bras, parla possession agraire ou par l'entreprise cultu-rale, avaient leur existence englobée dans le do-maine agricole. Là se trouvait le nombre, et là aété pendant longtemps presque tout l'intérêtéconomique.

Dans cè milieu-là, les conventions étaient néesavant le moment où les limites apportées audroit seigneurial firent disparaître presque uni-

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versellement le servage. Avant Louis IX, toutesles conditions de travail qui sont devenuesusuelles étaient pratiquées. Elles donnaient lieuà des contestations fréquentes, elles se formaientmême avec des serfs ou entre des serfs. DansBeau manoir, dans de Fontaine, dans les Ohm,leurs espèces abondent, et antérieurement les car-tulaires, tous les recueils de titres en présententun grand nombre. Ces conventions datent del'heure où, quelque part, il parut avantageux desortir des faire-valoir serviles et d'avoir recours,dans une mesure quelconque, à l'entreprise libre.Leur date commune, en tant que d'usage géné-ral, leur date à proprement parler historique, aété marquée inégalement selon les lieux; mais unemême circonstance l'a déterminée, à savoir lai

limitation de la seigneurie à raison des causeset suivant les modes exposés plus haut. Les énon-ciations des textes portent la preuve que là oùnaît un peu de sécurité, la conduction naît enmême temps. On la voit s'installer dans les faits

avec la multiplicité qui atteste de nouvelles cir-

constances générales, dès que des latitudes et lasécurité résultent pour le travail, en quelque lieu,de la fixation de la coutume dans la seigneurie.

Selon quelles règles ou sous quels modes les

contrats de culture se sont-ils formés au moyen âge

et développés après? Le voici d'une manièresommaire. Bailleurs et preneurs, lorsqu'ils pla-

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cèrent le travail, en mains libres, appliquèrentpartout un seul et même principe, ce fut de n'éta-blir que peu à peu la pleine indépendance. Ilscontinrent d'abord celle-ci, le bailleur pour n'enrestituer que graduellement les attributs, le

preneur pour ne les rechercher que de même.Cette restriction affecta le propriétaire dans sondroit sur le domaine, le cultivateur dans sa capa-cité civile et sa manière d'exploiter le sol enconduction pendant la durée du contrat. Uneculture reposant sur une sorte de copropriété du

preneur, une conduction à long terme, un exploi-tant dont les facultés civiles étaient bornées pour-que l'entreprise devint moins chanceuse en sesmains, ces conditions tantôt réunies tantôt sépa-rées, tel est le premier état des louages agricoles.Ils progressent, ils attestent un état plus avancé,à mesure que le propriétaire y reprend son droitdiminué, à mesure que le tenancier y trouvedavantage de liberté personnelle et de facultéd'exploitation, c'est-à-dire la jouissance de capa-cités juridiques, la brièveté d'engagements, lamutabilité que la liberté suppose.

Caractères tout économiques. Ce sont les seulsqui distinguent les unes des autres les anciennesconventions rurales, et ce sont ceux par lesquelsl'ordre successif de leur établissement s'indiquele mieux. Sous leurs nombreuses et très variablesdénominations, tous en effet se réduisent aux

Serfs et Vilains au Moyen âge. is

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conséquences suivantes. Quant à ce qui regardele sol conduit, aliénation du fonds en plus ou enmoins sous la charge d'une rente, et bail soitperpétuel soit héréditaire soit temporaire soit àjournée de ce fonds Quant à ce qui concerne leconducteur, des tenures emportant diminution de

sa capacité civile, d'autres qui reposent sur sonassociation avec le propriétaire, d'autres fondéessur sa complète indépendance. Ces caractèresavaient prédominé chacun pendant une certainepériode, et chacun se recommandait par une tra-dition propre qui ne dut pas être sans influence

sur le choix. L'agronomie impériale, les habi-tudès serviles, les engagements du fief eurentdonc part à ce choix. Si l'on ne voulait envisagerles conductions que relativement à l'origine his-torique, on aurait toute raison de dire que leslongs termes furent empruntés à l'emphytéose etaux locations perpétuelles latines, la non-libertéd'entreprise et de la personne civile au servage,les attributions de dominité au principe féodal.

On aurait tort de croire, pourtant, que ces con-trats s'introduisirent tout faits et d'une fois,quand le servage des personnes et de la terrecessa. En partie par raison d'habitude, en partie

i. Le'travail fait ad locngium, suivant l'expression des Ordon-nances, hfacheriades chartes de Provence on dit encore dans le lan-gage vulgaire du Centre et du Midi faire un champ, pour indi-quer l'oeuvre salariée par saison ou par année.

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par nécessité des choses, l'affranchi continua trèssouvent de travailler sous les mêmes conditionsoù il avait occupé les fonds étant serf; il dutattendre que l'échéance naturelle de ces condi-tio.ns arrivât, pour 'voir d'autres rapports s'établirentre le propriétaire et lui. Ce fut là, outre lesconsidérations économiques, une raison essen-tielle pour faire durer les formes serviles au delàdu droit servile lui-même. De plus, lorsque lesanciens liens, en se dénouant, permirent la créa-tion de liens nouveaux, le tenancier n'approchal'indépendance de plus ou moins près qu'en lapliant à des conditions inhérentes aux choses, c'est-à-dire aux usages ou aux convenances de chaquelieu, au rapport, entre les besoins qui dictaient le

contrat, la confiance de celui qui donnait le sol,les ressources de celui qui le prenait, aussi lescirconstances publiques de tout ordre.

Les circonstances surtout réfléchirent sur les

conventions. Ce sont elles en majeure partie qui,dans de certains temps et de certaines circon-scriptions, impriment aux conventions des carac-tères communs. Elles les font successivementperpétuelles, viagères, temporaires, libres. Non

que cela ait eu lieu avec la régularité chronolo-gique. Des tenures que l'on croirait ne pouvoirpas franchir certaines époques, certaines zones,certaines classes se rencontrent hors des temps,des régions, des catégories de personnes où leur

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nature semblerait les renfermer. Mais ce fut uneaction immanquable bien qu'intermittente, l'his-toire l'atteste fréquemment. Des situations socialesdonnées, en produisant à des époques très dis-tinctes et dans des lieux très distants les uns des

autres les mêmes exigences, autrement dit, le

concours des mêmes circonstances publiques, aconduit aux mêmes formes de tenure rurale.Très près de notre temps, dans le mW siècle, ontainsi reparu les longs termes, l'aliénation dufonds en vue de la rente, qui sont incompatibles

avec un état de société avancé; ils furent ramenésparce que les choses prenaient les vices destemps primitifs.

Il faut remarquer que si les conventions deculture ont comme contrats une date commune,leurs modes particuliers, qui correspondent à dessituations diverses, ne pouvaient se produirequ'avec ces situations mêmes. Or, ces situationne sont pas nées partout au même moment.D'une part, l'intérêt du propriétaire changeait dutout au tout selon qu'il faisait exploiter commeseigneur de fief ou comme simple possesseur depatrimoine. Deux catégories de contrats, par suite.Chacune est afférente à l'un ou à l'autre desdeux titres. Dans le fief, propriétaire et tenanciercherchaient des obligations réciproques que l'ex-ploitation ne commandait en rien; il fut créé uncontrat propre, la censive, qui conféra des droits de

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nature à assurer ces obligations, outre celles que

la culture exigeait. Le patrimoine, lui, préoccupédu seul intérêt cultural, eut les contrats locatifsqui règlent le travail du fonds et le partage des

0 fruits, autrement dit la conduction des terres.Mais, à un certain moment, la censive cessa derépondre à l'intérêt féodal; on fit pénétrer' alorsplus complètement la conduction dans les usagesdu fief.

Indépendamment de ce que les espèces dechacune des catégories de contrats apparurent,quant à chaque situation, à une date fixée par lanaissance d'une utilité spéciale, les conductionsse sont présentées dans un autre temps et for-mées sous d'autres modes ou d'autres conditionsque sous le patrimoine, quand l'exploitationdépendit du fief. Elle dut s'établir ici de meil-leure heure. Il y en a une raison que voici. Jus-qu'au jour où il parut nécessaire de faire cesserle démembrement de domaine que produisait lacensive, ou bien de rompre les liens de fief établispar elle entre les personnes, son moule se prêtait à

tous les engagements qu'exigeaient les nouveauxbesoins. Hors du fief, au contraire, quand, le ser-vage une fois aboli on se trouva en présencedes anciens louages romains, longs, onéreux,excentriques des conditions que l'on recherchait,il parut plutôt, plus souvent et plus nécessaire derecourir d'autres conventions que celles-là.

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En fait, toutefois, on peut regarder la conduc-tion comme venue par le fief dans l'agriculturedu moyen âge. Il y eut bien des terres placées

sous la seule loi du patrimoine; plus d'un textefait la distinction entre celles qui suivaient cetteloi et celles que régissait la loi du fief. Entreautres, la charte précitée de Villebrumier portel'opposition de fieux et terras, pour distinguer lesdeux natures de possession en tant qu'objet dela culture. Mais comme le fief avait été originai-rement la manière d'être obligée du domaine;comme ses avantages en firent longtemps recher-cher les engagements par les patrimoines mêmeles mieux protégés; comme la seigneurie de jus-tice s'étendit d'abord particulièrement sur lesagglomérations d'habitants et les fonds urbains,les campagnes, à généralement parler, ont dépendudu fief. Il fut, jusqu'au xve siècle, le grand gouver-neur du sol et de la vie rurale, le « dipmsatorrustiearum reritm ac villicarum ralionnm » dontparlent les juristes à cette date `. La censive oubail à cens forma le fond général elle ne laissa

assez longtemps qu'à un nombre restreint dedomaines l'usage des conductions.

i. Choppin, De Privilegiis rusticorum., operis divisio 72, 2.

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CHAPITRE XIX

CONTRAT FÉODAL, LA CENSIVE

Lors des commencements du fief, la seigneurieaurait trouvé peu d'intérêt aux services militaire,de cour, de judicature. Outre ces services nobles,elle avait à se donner ^surtout les services roturiersqui assureraient la culture'. Divers moyens s'of-fraient pour cela. D'abord garder le. servage, alorspleinement florissant. Mais des serfs ne lui pro-cureraient point, tant s'en faut, l'utilité qu'ellecherchai(; c'est d'une population active, apte àcroître, conséquemment à augmenter la puissance'du fief, c'est d'hommes, d'associés capables de viecivile, de libres en un mot, q.ue la seigneurieavait besoin. En second lieu, prendre ou conser-ver les divers louages libres de l'agronomieromaine plus ou moins altérés et que, commepotens, grand-propriétaire ecclésiastique ou laïque,

i. Les travaux des « rurales et innobiles personœ qui, danscertains textes, désignent les vilains «. aliis etiam ruralibus etinnobilibus personis in emphytheusim ad certum census seu adcertam portionem fructuum, portionem concedere, » lit-on dansune enquête de 1309 (Oliin, t. III, p. 437); elle indique très bien ladivision d'un fief en arrière-fiefs et en censives.

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elle pratiquait déjà. Si, toutefois, le seigneur don-nait ses terres à cultiver à des libres sans les

engager dans son système de solidarité spécial, ilmanquerait également son but, se privant d'au-

tant de forces individuelles qu'il y aurait ainsi de

personnes occupées à la culture autour de lui. Ildut donc se créer sa conduction propre, tout aumoins approprier à ses fins une de celles exis-

tantes. Il y pourvut en ajoutant, à l'emphytéoseJustinienne, celui des louages usités dont lesrègles lui convenaient le plus, dont les conditionsétaient de nature à le servir le mieux.

Dans les idées d'alors, l'emphytéose impliquaitavant tout la longue durée ` cela même la dési-gnait au fief pour qu'elle devînt la censive. Il n'eutguère qu'à ajouter aux avantages de fixité, dedurée, d'utilité économique qu'elle offrait, le lienpolitique et quelques-unes des stipulations quirendaient alors le travail plus recherché. Sous la

mesure où le seigneur féodal avait besoin desattributs de la propriété, l'emphytéose les luigarantit par la réserve du domaine direct, que repré-sentait pour lui le cens. Autant il fallait que laculture changeât de mains sans que les revenusfussent compromis, l'emphytéose y pourvut aussi.Le cens, en effet, restait imprescriptible contre le

i. On appelait conductions les contrats emportant au contrairela mutabilité et la brièveté de possession «. Emphyteusis vel con-ductionis titulo, Coitcils de Tours.

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seigneur et correspondait d'ailleurs à la part defruits revenant au propriétaire dans une culturenormale. De plus l'emphytéose laissait faciles lesmutations, parce qu'attachée au fonds elle n'étaitnullement personnelle ni divisible entre héritiers.Enfin, dans la limite où il importait que terres ethommes fussent subordonnés au seigneur, à sonaction, reliés à son existence p'ar la stricte récipro-cité d'engagements et de services du vasselage,elle rattacha au bailleur et le sol accensé et le

preneur en censive. La censive, enfin, conférait aupreneur, dans le domaine de l'utile, une quasi-propriété qui lui permit de régir l'immeuble a saguise, d'en subdiviser, changer, aliéner, transmettrepar héritage l'exploitation, tandis qu'emphytéoteil ne pouvait faire cela que très imparfaitement etsouvent pas du tout; la censive ne faisait pasperdre, comme l'emphytéose, la possession fautede paiement du cens pendant trois ou mêmedeux années, mais devenait uniquement passibled'amende dans une très large mesure relative.Ce contrat satisfit donc la liberté que le travailréclame .pour avoir les stimulants de l'épargne etde l'ambition.

C'est parce que la création de ce vasselagerural procura une culture profitable au domaineet assura au fief des ressources et des hommes,

que l'association féodale se fit si rapidementforte, que tant de patrimoines incapables de

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se constituer en fiefs ou de se mainteniralleux, c'est-à-dire indépendants de toute espècede vasselage et de sujétion, voulurent partoutêtre associés au fief à titre de censives. A uncertain moment, toute propriété qui n'avait

pas la constitution ou même les éléments dufief, s'efforça de s'en donner au moins la forme oules apparences pour se créer les avantages de lacensive. Il fut par là facile à celle-ci de monterinsensiblement de ces attributs utiles, qui la fontnommer fief-vilain par beaucoup de textes, à lapropriété pleine; puis de contribuer à réduire lefief aux proportions d'un patrimoine; finalementde le faire disparaître en échappant tout à fait à

sa dépendance.Les effets du vasselage et une possession très

étendue, voilà donc ce qui caractérise le contratd'utilisation du sol sous le régime féodal, quelquedénomination que prenne d'ailleurs ce contrat enchaque pays. C'est un contrat tout spécial. Bien à

tort, sous son nom de censive, on a compris les

contrats ruraux en général, parce que les servicesmanuels attachés à la censive la rendaient essen-tiellement roturière. Tant que le fief ne connutque des nécessités d'agronomie, il eut intérêt à

mettre ses terrés sous des modes de détentionplus ou moins dérivés de celui-ci, sauf qu'ils endifférassent par les effets. Évidemment la censive,qui était subdivisible ou modifiable, qui se pliait

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aux découpures du fief, suppléa pour lui long-temps les avantages des conductions ordinaires.Elle retenait néanmoins le travail dans des plansqui devaient cesser de s'accorder aux choses; alorsle propriétaire ne trouva qu'inconvénients itransmettre à son preneur autant du droit doma-nial.

Ce fut dès le xrre siècle et au xme surtout. Lesservices nobles s'amoindrissaient par la croissanced'une administration centrale pourvoyant auxbesoins publics; le fief se rapprochait d'autantplus des conditions de la propriété ordinaire etaccordait une importance plus grande aux servicesutiles; le preneur en censive commençait enconséquence à se faire reconnaître, dans lesdécisions judiciaires ou par la doctrine même,une dominité de plus en plus étendue. Cedevint une nécessité, pour le régime féodal, des'appliquer à changer ses conductions. Il intro-duisit la ferme et les colonages divers dans lacensive. Il le fit en leur conférant soit quelques-

uns des liens du vasselage, soit des conditionsspéciales de durée ou de conservation, par exemple

une hérédité préfixée'. Seigneurs, grands censi-taires, vassaux inférieurs créèrent ainsi, chacundans sa sphère et à son moment, les différentes

t. Les main-fermes, vavassoreries, acapit, bail à tennaige, parexemple, me paraissent n'avoir pas d'autre origine.

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tenures qui ont été ou associées à la censive ouconfondues avec elle, même substituées à sesengagements. De ces tenures les unes gardantplus ou moins les attributs de dominité, d'autres

au contraire imaginées par le bailleur pour lesreprendre. Chacune, du reste, par ses clauses, parsa durée, par la nature et le lieu-dû tènementqu'elle eut pour objet, témoigna du besoin parti-culier qui lui donnait naissance.

Il faut d'ailleurs faire attention que les événe-ments publics, au xne et au xilie siècles, avaientplacé la société dans une de ces situations quicommandent de profondes modifications écono-miques, parce qu'elles exigent un prompt et con-sidérable développement de la production. Ons'explique par là qu'il se soit créé simultanémentd'autres conditions de tenure que les conditionspremières, et qu'à peu près sur toutes les terres onait non seulement modifié, mais même remplacéla censive. Après les croisades, qui enlevèrent auxcampagnes tant de bras s'il faut en croire leschroniqueurs après des guerres de seigneurieà seigneurie comme celles dont les juristes ou les

i. «. Quelques provinces furent si épuisées, » dit l'abbé deClairvaux, « que sur sept femmes il s'y trouvait à peine un homme. »On trouve dans les Script. Brunsivic. de Leibnitz, p. 22, que, « les

paysans abandonnaient leurs charrues en plein champ, les pâtresleurs'troupeaux, que les valets et les servantes s'enfuyaient de chezleurs maîtres. » Voir du reste Heeren, qui a recueilli toutes cesattestations.

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ordonnances royales attestent les ravages, après ladestruction furieuse de la civilisation méridionaledans la guerre de l'Albigeois, il devait naître desbesoins, se créer des forces et des intérêts que lesanciennes formes du travail et de la possessioneussent été impuissantes à satisfaire. A partir de

ce xnôment les annales de la propriété ecclésias-tique montrent les premières traces de conduc-tions non-féodales, dans l'exploitation de ses tène-ments. On les voit mentionnées bientôt dansles coutumes des villes pour qui l'agricultureavait une importance particulière, comme lesmunicipalités de Provence et de Languedoc. Uneimpulsion universelle leur fut donnée par lesgrands règnes qui se succédèrent. D'elles-mêmes,d'ailleurs, elles devaient se multiplier en multi-pliant les exemples de leurs avantages.

D'alors aussi datent des débats de juristes quiretentirent dans les faits. Ces débats, tantôtl'intérêt du preneur, tantôt celui du bailleur,quelquefois celui de la seule glose les anima.Ce fut tantôt pour affaiblir ou pour faire prédo-miner dans la censive le caractère d'emphytéose,tantôt pour retrouver ou pour maintenir dans lesautres contrats, souvent au détriment de la vraietradition, leur nature ou leurs conséquences soitlatines soit féodales; mais ils introduisirent dansla matière des conductions rurales du moyenâge une confusion de choses et de termes peu

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propre à la rendre claire, si, en ce qui les concerne,on ne savait s'arrêter aux caractères fondamen-taux. Ces débats n'intéressent, ici, que par leurseffets généraux sur le droit des contractants enlui-même et sur leur condition personnelle. Leurdétail appartient à l'étude des faits sur un terri-toire donné; il témoigne localement, à quelqueségards, des causes génératrices ou déterminantesde ces faits. Dans l'ensemble, ils apprennent ceci

grâce à eux, dans les usages du Midi de la France,l'appellation de censive passa aux conductionsordinaires, et, à l'inverse de ce qui avait lieupartout ailleurs, le nom d'emphytéose à la censive.

Au reste, presque en tous pays après le xve siècle,

on perdit maintes fois de vue les limites dechaque catégorie de contrat, donnant souvent aux

uns, d'habitude, les règles des autres.

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CHAPITRE XX

CONDUCTIONS DIVERSES

Sous des dénominations différentes et des modesdivers, il y a eu des conductions dans lesquellesla personne, libre en tant que qualité civile, futà peu près serve en tant que manière d'être. C'est-à-dire que l'exploitation, le travail agricole, y futdonné à des vilains, dans le fief et hors dufief, sous la condition qu'il s'effectuerait suivantl'usage servile. Si le plus ou moins d'indépen-dance personnelle et foncière est la mesurequelque peu juste des contrats culturaux, celuiqui est évidemment le moins avancé, le plusancien en conséquence s'est appelé « mainmorte ».Aussi, depuis le xvie siècle, où les juristes leclassèrent sous les dénominations de mainmorlesréelles, mainmorte d'héritage, par opposition à lamainmorte de corps qui était le servage, l'a-t-onregardé comme un des aspects de la servitude.Mais ses caractères essentiels sont incompa-tibles avec ceux du servage, et les circonstancesde son établissement ne l'en éloignent pas moins.La nature de ses caractères est, au fond, libre etvilaine.

v

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r Mainmortes.

La déshérence hors de l'indivision familialeconstitue l'attribut capital de cette conduction.On s'est trompé à son sujet en ne faisant pasattention que ce n'était point là un mode distinc-tif de condition civile et sociale, mais un modeéconomique, appliqué à l'état libre aussi bienqu'au servage Ce qui, joint à la déshérence, con-stitue le servage, c'est le droit de suite sur la

personne en vertu de la filiation ou de faits spé-ciaux. Ici, la déshérence a probablement donnéoccasion aux termes par lesquels on désigne cestenures et leurs tenanciers; la main était inca-

.pable de transmettre, et dès lors comme morte,tant le droit de disposer constituait juridique-ment, avec la liberté de domicile, la qualité delibre. Or, dans les mainmortes vilaines il n'y aplus que les obligations convenues qui ont pourorigine et pour fin la culture du ténement, obli-gations pouvant cesser à la volonté du tenanciersuivant des règles de déguerpissement fixées

par avance 2.

i. A ce sujet, un arrêt de 1261, Olim, t. I, p. 531.2. La distinction des main-mortables d'avec les serfs est parfaite-.

ment indiquée par les conditions propres a certains tenanciers decette première espèce ainsi les ceusiiales de l'abbaye de Venigarten,

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Sous quelque forme qu'on les rencontre, les

tenures en mainmorte ne furent autre chose quedes moyens de faire profiter de l'organisationéconomique du servage, l'exploitation agricole

par les vilains. Cela surtout quand l'affranchisse-ment devint nécessaire et usuel. Certaines tenurestrès imparfaites, presque identiques à celle-là entout ce qui, dans l'économie de cette époque,peut cadrer avec nos principes actuels sur laliberté des fonds et des personnes, règnent encoreaujourd'hui dans des parties de la France. Il n'y

a d'autre raison qu'elles s'y maintiennent, sinonl'inaptitude du cultivateur à affronter plus deresponsabilité qu'elles n'en comportent, et aussil'incapacité des propriétaires à rétribuer le travailautrement que par le partage d'avances et derisques qu'elles entraînent. Si l'on ajoute cetteremarque à ce qui a été dit de leur formationdans les deux Bourgogne on comprendra pour-quoi, à des dates anciennes, il parut utile de fairedurer ainsi, sous l'égide même de la liberté, l'or-ganisation rurale que le servage avait établie.

L'indivision,plus ou moins compliquée d'autresvestiges serviles et plus ou moins limitée, forma

dont Iiindlinger rapporte la charte aux Preuves de son Hist. duServage (t. II, p. 220); ils devenaient serfs faute d'avoir payé leurcens après trois avertissements. Cf. l'rolég. d'Irm., §§ 112 et113, où M. Guérard rapproche la tenure en main-morte des insti-tutions colonaires.

i. Suprà, chap. V à VII.

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la loi essentielle de toutes les tenures de cegenre mainmortes des Bourgogne et de Franche-Comté bourdelages et locertairies perpétuelles duNivernais, du Bourbonnais, de la Marche; q2ce-

vaises, mothes, taillis, domaines congéables, de Bre-tagne colonages héréditaires d'Alsace, etc. A cetteindivision, qui assurait leur transmission hérédi-taire dans la famille du preneur, qui garantissaitpar li le bailleur contre les éventualités ou lesmauvaises chances qu'il trouvait bon de détour-ner, la liberté de quitter l'héritage sous desconditions spécifiées correspond dans toutes;c'est l'indice positif de leur nature conventions-nelle. Un grand nombre des associations commu-nautaires de vilains appartinrent sans doute auxconductions de cette sorte.

Tantôt ces conductions furent formées par uncontrat temporaire, tantôt elles furent attachéesd'avance, comme loi fixe, à de certains tènements.Dans ce dernier cas, elles s'imposèrent tlefaclo aucolon qui vint s'établir sur ces ténements, commeà celui qui en accepta les devoirs ou les chargespendant an et jour. Ces deux manières de lesconstituer furent habituelles dans chaque localitéoù on les pratiqua. Elles ne doivent pas être prises

pour la mesure des idées ou des sentiments quantà la liberté des personnes, mais bien pour la résul-tante des conditions économiques qui régnaient.Dunod, Bouhier, les juristes et les érudits bour-

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guignons du dernier siècle défendaient certaine-ment une mauvaise cause, socialement et civile-ment parlant, quand ils s'attachaient ai faire durerles mainmortes dans une société déjà fort enavant d'elles; une cause que d'ailleurs les abusseigneuriaux avaient singulièrement empiréeà leur époque. Mais ils étaient bien dans l'a

vérité historique, dans la tradition de Coquille etdu droit ancien, en les donnant comme l'effet

« d'une loi agraire utile' », et les chanoines deSaint-Claude expliquaient cette utilité par sonvéritable motif en disant dans leurs Mémoires endéfense « Les parties montueuses de la province

« ont toujours eu besoin de cultivateurs robustes

« et laborieux, constamment attachés à leurs tra-

« vaux et à leurs possessions, et dont les familles,

« plus nombreuses par la nécessité de rester en« société ou communion, fussent comme liées

« aux terres. » Les hautes et froides terres duJura, ses sapinières immenses seraient restéesdésertes et stériles, si on ne les avait pas faitesmainmortables 2 A ce prix seul, comme plustard à d'autres très rigoureux aussi dans un sensdifférent, la culture fut possible en une multitudede lieux.

i Arrêt du Parlement de Besançon, dans l'affaire de Sainte-Claude.

2. La communauté de Joux fut établie sur une forêt de sapinsavant huit lieues, et qu'elle défricha. M. Clerc (Essais, t. I, p, 305et suiv.) le démontre par les textes mêmes.

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La nécessité a partout dicté les conditions dela tenure en mainmorte et elle s'y reflète. EnBourgogne, la déshérence fut de plus en plusaffaiblie parce que l'individualité, quoique à peuprès exclusivement cherchée dans l'indivision, sedéveloppa vite. Outre les descendants, la coutumerevisée tint comme communs Jes collatéraux etles autres parents. Elle voulut que la séparationne pût résulter que de faits ostensibles et défi-nitifs elle laissa dix années à ceux qui avaientrompu la communauté pour y revenir utilement.Dans les domaines con2géables de Bretagne, les col-latéraux sont aussi reçus à continuer la commu-nauté (usance de Rohan); au contraire les quevaisesecclésiastiques du même pays les en excluentabsolument. Les coutumes de Champagne, cellesdu Centre, pour n'être pas aussi explicites en cepoint que celles des Bourgogne, ne laissent pasnon plus de favoriser par des détours ces moyensde maintenir la prospérité du travail, et cesdétours les commentateurs les appuient. En Bour-bonnais, par exemple, c'est trente ans et non dixqui éteignaient la faculté de reprendre l'indivisionabandonnée, tandis que dans les quevaises c'est l'anet jour seulement. Les colonages héréditaires d'Al-

sace étaient si soigneux des avantages du colon,

que, prévoyant le cas où la succession tombait à

un enfant trop jeune pour faire le service dufonds, ils lui maintenaient la tenure dès qu'un de

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ses proches voulait s'engager à cultiver pour luiEn Bourgogne, en Auvergne, le tenancier main-mortable conserva l'entière liberté et dispositionde ses biens personnels, meubles ou immeubles;les exigences de l'indivision et leurs suites attei-gnaient uniquement les biens faisant l'objet de latenure'; dans les qttevaises, au contraire, il lui futinterdit de tenir aucune autre terre que celle oùil s'était engagé.

En général, ce tenancier eut sur la superficiedu fonds en mainmorte un droit plus solide quecelui d'un simple preneur à bail. Dans les con-géables il put bien toujours être évincé par lepropriétaire; la règle du comté de Poher mettaitmême les frais de congément à la charge ducolon; en fait, ce principe fut assez altéré pourqu'habituellement, en payant des épingles ou nou-veautés qui proportionnaient la rente à la valeuraccrue des produits, le colon restât possesseurincommutable. Néanmoins, nulle dispositionlégale ne fut écrite dans ce sens; ce qui n'em-pêche que, dans cette variété de mainmorte, ladomanialité du colon sur la tenure et sur ses fruitsne fût fortement garantie. Partout ailleurs, ellefut un droit réel. On n'y voit que les restrictionssuivantes dans les congéables, l'obligation de ne

1 Statut de Worms, art. 2 (dans Giraud, Histoire du droit,,t. II). Laboulaye, Histoire du droit de propniété, p. 459, a donné letexte d'un de ces colonages.

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pas morceler la rente, le tenancier ayant la facultéde vendre la tenure; dans les bourdelages et lesquevaises, de- ne pas aliéner du tout, mais le bour-delier pouvait donner tout ou partie à rente fon-cière pour trente années, si c'était à un preneurvivant en communauté. Avant tout il y avait,

pour condition première aux allégements, que la

rente de la tenure fut acquittée de façon exacte.En général, la mainmorte tombait en commis,

c'est-à-dire en confiscation ou à peu près, partrois ans d'arrérages; mais la coutume de Niver-nais relevait de cette pénalité le bourdelier quisoldait avant l'action possessoire du propriétaireA partir du xvie siècle, la commise pouraliénation,qui avait eu lieu auparavant, fut à vrai dire anni-hilée par deux dispositions de cette coutumel'une accordant un an au bourdelier pour remettrele tènement à son premier état en résiliant la

vente; l'autre qui limita la commise aux piècesdémembrées; l'aliénation fut validée sous la con-dition que le seigneur pourrait retenir la partievendue en remboursant le tiers du prix, s'iln'aimait mieux prendre les deux tiers de ceprix et maintenir la vente. En Bourbonnais, parcontre, la commise fut encourue pour toute alié-nation faite sans le consentement du propriétaire.

Partout, en tout cas, le mainmortable put quit-

1. Tit. VI, art. 8.

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ter la tenure quand il lui plut. En Auvergne, cefut aux conditions communes du déguerpisse-ment en Bourgogne, moyennant l'abandon dutiers de ses biens mobiliers, et jusqu'aux deuxtiers quand sa retraite (on l'appelait là désaveiî)était démontrée faite pour préjudicier au sei-

gneur. Habituellement, d'ailleurs, chaque contratparticulier eut en ce point ses prévisions spé-ciales dans les mainmortes des vais de Morteauet de Saugeois le tenancier pouvait, notamment,en quittant la terre, vendre la maison qu'il yavait bâtie, et on le conduisait, lui et ses meubles,tantôt aux limites seulement de la seigneurie,tantôt aux lieux mêmes de 'sa résidence nouvelle,tantôt l'espace d'un jour et une nuit, dans quelquedirection qu'il allât

En Bretagne, dans le xvne siècle (1611), lesquevaisiens refusaient de dissoudre leur contrat,et les congéables qui dépendaient du roi, libérés

sous certaines conditions de toute mainmorte pardes décisions réitérées 2, évitaient de jouir de cesavantages. Au rapport de Dunod, de-Bouhier,d'autres historiens récents même, des faits sem-blables ont eu lieu en Bourgogne; on a cité déjàsouvent ce fait, contre lequel s'est tant élevé

i. Voir Clerc, ubri iuprà. Cf. les cottlutttes de Romain-Motitier,dans les de la Soc. de la Steisse Romande.

2. Lettres de 1556, 1557, 1604, en vue d'accroître les droits demutation.

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Dumoulin, que des cultivateurs libres de Nor-mandie et de Picardie, fuyant les exactions deleurs seigneurs, étaient allés en son temps chercherrefuge sous les conductions mainmortables de

cette dernière province. Colbert enfin constatedes faits pareils chez lui. Si cette faveur, pour dessituations certainement très dépendantes, n'at-

teste en rien leur nature libre ou non-libre, puis-qu'on a vu le servage en être semblablementl'objet à cause des vices économiques de sa date,du moins peut-on y prendre la présomption quela personnalité se trouva aussi garantie, dans cessituations, que les besoins le comportaient, étantresté facile au tenancier de l'aller demander auxautres conductions libres.

Différente se montre la part d'indépendanceen chacune de ces mainmortes. Si l'on voulaitavoir des faits sociaux plus qu'une idée générale,il faudrait les examiner chacune sous ce point de

vue spécial. Il me semble, toutefois, qu'à cetégard, on peut classer à l'échelon inférieur lesmainmortes de l'Est et du Centre, au-dessus lesmétayages ou locatairies perpétuels, au plushaut les domaines congéables de Rohan. Dans

ces derniers, en effet, outre la faculté de vendre,

outre que les chances d'expulsion encourues parle tenancier, ne sont pas sans prouver une certaineforce, on trouve le paiement en argent' c'est la

t Pour moitié de la rente.

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marque la plus positive de liberté puisque ail-leurs, elle fut tenue pour destructive ipsofacto dela mainmorte, comme incompatible avec uneentreprise dans laquelle le cultivateur n'aurait pasla complète disposition de son industrie propreet de ses fruits. En tout cas, «. Argent rachètemainmorte » fut un adage commun à la majeurepartie des contrées où les mainmortes régnèrentMais des divers contrats ruraux que leurs effets

sur la capacité civile du preneur placent sous cetteappellation générale, aucun ne lui conférait audelà du domaine utile et des dépendances natu-relles de ce domaine. Ceux qui emportaient toutle domaine utile, c'est-à-dire tout ce que le pro-priétaire pouvait transmettre un tenancier sansse dépouiller totalement, selon le droit le pro-priétaire du fonds pouvait seul les consentir. Dansle fief donc, aucun autre que le seigneur mêmedu sol n'eût créé légalement les mainmortes deBourgogne, les quevaises, etc., et les prin-cipes auraient interdit au censitaire de lesformer en sous-acensant.Il est probable, toute-fois, qu'en réalité beaucoup furent établies par cecensitaire et qu'elles restèrent néanmoins valables.

Les tenures mainmortables ont, comme la cen-sive elle-même, tourné à la conduction. Il suffisait

pour leur en donner le caractère de supprimer les

1. Cout. de Champagne, art. 59, et Coquille, sur Nivernais,LXIII.

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conditions de déshérence et de communauté. Cestenures devenaient alors un bail pur et simple.Sous cette forme, offrant soit au patrimoine soità la censive des moyens de pourvoir à l'exploita-tion sans sortir du personnel et des conditionsaccoutumées, on y recourut sans doute à un cer-tain moment. Si elles prenaient ainsi la situa-tion d'entreprise indépendante, elles restaientaffectées d'une durée qui ne dut convenir long-temps ni au bailleur ni au preneur; et si, cettedurée étant de beaucoup réduite, on faisait d'ellesquelque chose comme le bail à tous risques qu'onappelait la ferme, elles gardaient encore de leurnature primitive des inconvénients qui ne per-mettaient guère qu'on s'en servît davantage. Il seproduisit telles circonstances, effectivement, où lepropriétaire, surtout quand il était seigneur de jus-lice, eut besoin de conducteurs libres à la fois deleurs efforts et de leurs épargnes, prenant les terresà leur péril, par petits lots et pour un temps qu'ilpût limiter par un congé, dût-il consentir enéchange à un revenu moindre. Telles circon-stances aussi où ces conducteurs tenant à l'indé-pendance personnelleet foncière, même l'héréditédu contrat ne suffit pas à leur faire accepter laculture et où ils demandèrent jusqu'à la propriétédu fonds; telles autres, enfin, où le propriétaire nepouvant rien aliéner de sa dominité, ceux-ci étanthors d'état de rien avancer ou peu désireux d'en-

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courir d'autres, pertes que celles de leur travaild'une année et de quelques semences, la culturene fut praticable que dans le partage plus oumoins complet entre eux des chances mauvaiseset des gains. L'hostise, les baillées à renie, le métayage

sont nés de ces différences de conditions écono-miques. En général, elles se produisirent avant queles faits permissent l'usage des conductions àcourt terme ou tout Ù fait libres, que pouvaientcomporter les mainmortes débarrassées de l'indi-vision.

2. Hostises.

Dans l'hostise (psiise, hostisium, hospichmi), laliberté économique prend un rôle considérable,quoique les traces du servage y soient encorevisibles. Elle est mentionnée par un grandnombre de textes de la seconde moitié duxie siécle et du xue. Grâce à l'irrégularité du déve-loppement social dans les diverses provinces, onla rencontre même au delà du xme, côte à côte avecles tenures serves et les conductions vilaines. Saformation est quelquefois contemporaine desmainmortes, quelquefois antérieure; d'autres fois,

i. En l'an 1000, déjà, Robert de Béthune donne une carruée deterre à quatre hôtes «. Apnd Mirceum guatuor hospitibus. »(Ducange,, v° Flospes.)

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elle leur succède. Elle révèle cependant un degréplus haut de personnalité civile. En effet, le tenan-cier y possède des attributs attestant de la

manière la plus évidente la nécessité de rassurerla culture par des garanties de sécurité et de pro-fit, par plus ou moins de la responsabilité, chezl'agent, qui est seule capable de provoquer untravail actif et entreprenant.

L'origine de l'hostise ne peut faite l'objetd'un doute. Sa cause, son but, les moyens del'établir et de l'étendre ne sont nullement dissi-mulés. Sous Philippe-Auguste par exemple, le

comte de Clermont veut peupler un tènementet fonder le bourg agricole de « Vile-Noves-en-Hes » il fait « crier » qu'il y donnera

« frances mazures à petites rentes, avec usage aubois en la forêt de Hes. » Aussitôt les hommesdes seigneuries voisines, les hommes même de

ses vassaux, quittent leurs terres et vont se cons-tituer hostes du comte « por le francise et aisé-

ment de l'ostise ». La désertion est si rapide etsi sensible, que les vassaux s'entendent pourcontraindre le comte à amoindrir les avantageset les libertés de ses hôtes'. En 1191, l'évêquede Paris fait publier la division de sa terre deMarnes en concessions hostisiales de 8 arpents à

labourer et i pour bâtir (3 à 4 hectares environ)

i. Beaumanoir, chap. XXXII, no 17.

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il offre aux cultivateurs non placés (adveux,adventitii) l'appât de ces sortes d'établissements;les règles civiles, les conditions économiques etpersonnelles en sont d'avance fixées de la manièrela plus détaillée et la plus précise Très loin de

ces localités, dans le Languedoc, Montauban étaitfondé en 1144 d'une manière analogue, pourrecevoir ou plutôt pour attirer les hommesde l'abbaye de Saint-Théobard de Montoriol 2.

Presque au xive siècle enfin, le comte de Cham-pagne installe dans sa « justice » de Vassy (Gas-seiacum) des émigrants de la Lorraine et d'autres

« poestes » environnantes, auxquels il prometde donner sûreté pour eux et leur avoir moyen-nant des prestations fixées, «. ut ipsc cos cum suisrébus ab omnibus adversarüs luereiur, redditacs illi sedaturas 3 ».

Il serait facile de multiplier les titres. Ceux-ci

sont particuliers à des seigneuries distantes les

unes des autres, empruntés à un laps de temps quicomprend à peu près toute l'existence de la tenurehostisiale; ils montrent donc dans l'hostise unesorte de dictée des choses, la réaction des intérêtscivils et économiques contre le servage et la

i. Cartulaire de Notre-Dame de Paris, t. I, p. 78.

2. OliM, t. III. Le Statut de Gaillac, de 1221, est de mêmenature.

3. Voir l'expose qui précède la charte donnée à ces hôtes en1377. Ord., t. VI. p. 314.

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sujétion, c'est-à-dire contre l'irresponsabilité etl'inertie du travail. Ses raisons d'être et son caractère historique sont par là révélés. La désertiond'une part, l'embauchage de l'autre, lui donnentnaissance, parce que le serf par désir de la viecivile, le vilain à cause de l'excès des tributs s'en-fuient du domaine ou de la seigneurie; ils vontchercher ailleurs une condition moins pas-sive, une portion de fruits plus grande ou moinsexposée. D'autre part, le seigneur et le domaineont besoin de s'assurer les produits d'un travailplus stimulé'.

L'acte relatif à Vassy ajoute à la démonstrationde la première de ces causes génératrices de l'hos-tise il constate la position des émigrants dansdes termes qui manifestent clairement les motifsde leur fuite. Manouvriers (exerciiatores), gensdépouillés n'apportant que leur activité, leursbras et à qui il faut faire avance de tout; cultiva-teurs ayant eux des meubles et le moyen deprendre à forfait la culture d'une certaine étenduede sol, parce que, plus heureux (jniscratione forlu-né), le sort leur a permis de pouvoir emmenerleur bétail; pauvres ou riches, c'est visiblementl'exaction ou l'anéantissement de leur individua-lité qui les ont chassés du lieu où ils étaient.La seconde cause n'est pas moins évidente. C'est

i. Cf. Mlle de Lézardière, 3e époque, partie ire, liv. XI, chap.VIII, Preuves.

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l'urgente nécessité d'accroître ses revenus en ren-dant le travail plus fécond, qui dicte au comtede Champagne ces offres séduisantes. Par suitede ses propres exigences, les ,revenus de sa sei-gneurie se sont affaiblis, ou bien par le défautd'initiative né du manque d'intérêt', de l'insuffi-

sance de rémunération chez les sujets. Le comte,en appelant et constituant des hôtes, avoue, toutau moins tacitement, la double fin d'améliorer lacondition civile et la sujétion pour attacher les

personnes à ses tènements, d'y changer l'écono-mie du travail pour le rendre plus profitable.

Ce dernier but devient très apparent quand oncompare l'hostise aux modes habituels dans l'étatseigneurial. Au lieu de tenures à longs termes,héréditaires ou viagères, elle en donne une tem-poraire et mobile en principe; au lieu que letenancier la puisse laisser à sa volonté, elle resteau contraire toujours congéable au gré du sei-

gneur antérieurement elle devait être travaillée

par le tenancier lui-même, ne pas devenir l'objetde cessions', or l'hostise, elle, à l'inverse des autresconductions, facilite l'approche à tous les bras,n'exigeant ni caution ni un gage pour le service dela rente.

On voulait donc satisfaire les besoins de muta-

i. C'est l'induction qu'on peut tirer de la défense faite aux gen-tilshommes de tenir des hostises, tandis qu'ils peuvent tenir encensive ou sous d'autres baux. Voir Beaumanoir, chap. XLV, no 20.

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bilité et de brièveté dans les engagements. Ala fois le propriétaire et le cultivateur ressentaientce besoin partout où un certain calme et un peude respect du travail permettaient à l'activité per-sonnelle de s'exercer utilement On visait aussi àétablir la culture parcellaire. Un intérêt plus excitéde la part du colon y assurait des revenus plusélevés, et il existait pour elle un personnel tou-jours prêt dans la masse flottante des déserteursde la seigneurie. A cette époque, leur œuvre étaitréclamée dans le voisinage des grands centres deconsommation, dans les contrées riches ou avan-cées en Normandie notamment, dans le xne siècle,l'hostise est infiniment multipliée 2; or cetteœuvre-là ne pouvait guère se développer hors del'hostise, et les circonstances générales ne per-mettaient pas encore que d'autres contrats tem-poraires se multipliassent.

Si le désir de se donner les profits de cemode de tenure n'était pas ce qui fit consti-tuer en elle quelque chose approchant de lapetite propriété moderne autant que le domaineutile arrive à ressembler au domaine réel, ons'expliquerait mal les hauts prix attribués aux

i. V. Prolég: d'Irminon, § 424 et Introâuct. à Saint-P. de Chartres,sur les hospiks. Beaumanoir, chap. XXII, no 10; XXXII, n° 19;XXXIV, no 14 XXXV, no 10, et XXXVIII, no 12.

2. Ceci du reste a été très bien vu par M. Guérard, dans sonétude sur Le développement civil et administratif de la Frallce, (Bibl.de l'Éc. des Chartes, ubi suprri.)

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donations ou aux aliénations de terres propresà des établissements hostisiaux (ud hostisian-duni)1. C'était bien évidemment le mobile del'évêque de Paris en créant ceux de Marnes.Il n'aurait pas trouvé de conduction plus

propre à entretenir dans sa terre les culturesmaraîchères que le voisinage du plus grand mar-ché existant devait y rendre avantageuses. Aussi,

en les constituant, interdit-il aux hôtes d'al'iénerséparément l'une de l'autre habitation (herber--

gagium) et les deux meilleurs arpents de la

tenure; il veut que la terre reste hostisiale tou-jours, parce qu'il suppose que toujours sadivision par parcelles sera d'un grand profit; ileût exigé probablement davantage dans cette vue,s'il n'eût craint d'en écarter les cultivateurs quedéjà, par une autre disposition, il forçait de nevendre leur tènement qu'à des tenanciers de saseigneurie.

L'hostise, en tant que contrat civil, appartientà la condition vilaine; mais elle retint de l'étatserf des caractères qui, bien que s'effaçant jourpar jour, ne l'ont pas moins entachée de servitudedans l'esprit des juristes. A cause de cela, quandla distinction de noblesse et de roture constituaune classification honorifique des personnes, ilsl'interdirent aux gentilshommes, à qui ils per-

i. Particulièrement en Normandie (Delisle, Appendice, nos 3

et 6).

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mettaient la censive, la rente, le champart. Leshôtes avaient dû, sans doute, consentir à descharges personnelles et à des services de corpsqui gardaient une valeur économique au momentde leur institution, mais dont la gentillèce nepouvait se charger sans déchoir. Beaumanoirparle, entre autres, de conditions de taillabilitétrès dures, qu'ailleurs que dans le Beauvoisis illeur "savait appliquées à Marnes on vient devoir la faculté d'aliéner restreinte ce- sont dessouvenirs positifs de l'état serf. Autrement, lesattributs, les services, les contributions, leschances, tout dans l'hostise est « vilain ». Lesnombreux débats judiciaires qu'elle souleva à lafin du xme siècle n'en laisseraient aucun doute 2,

si les termes mêmes des constitutions ne lemontraient pas explicitement. Il est d'ailleursvisible qu'au moins dans le principe le sei-

gneur de justice surtout eût intérêt à faire deshôtes; le seigneur de fief, pour changer les mau-vaises conditions de ses serfs ou de ses tenan-ciers, avait à sa disposition les contrats du droitcivil 3. Aussi l'hôte est-il regardé, le plus généra-

i. Chap. XLV, no 21.2. V. Olim, t. II, pp. 14, 18, 26, 30, 98, 123,244, 641, et

t. III, p. 525, divers arrêts ou enquêtes, de 1290 à 13 II.3. Plus tard, cependant, le fief a eu de nombreuses hostises, car

beaucoup des procès rapportés aux Olim sont soutenus par le sei-gneur de fief pour ses hôtes contre le seigneur justicier, qui lespoursuivait d'exactions.

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lement, comne propriétaire de sa tenures; la domi-nité utile et les facultés de vendre, de transmettrelui sont garanties par le plus grand nombre destextes, assurées au moins pour une partie quandce n'est pas pour le tout'.

Peut-être faudrait-il dire que l'hostise vit la pre-mière conduction à court terme et les premiersvilains pour qui la seigneurie cessa d'être illimi-tée. Non que la limitation fut très étendue eteût beaucoup de solidité; il manquait à cettetenure, pour cela, l'autorité du nombre et l'appuides circonstances publiques. Aussitôt que lesrésultats cherchés dans l'établissement des hos-tises étaient produits, que le cultivateur y pros-pérait, le fisc seigneurial reprenait sur lui ses pra-tiques exactrices plus aisément qu'il ne pouvaitle fairc'sur les vilains du droit commun. C'est àcela qu'on doit les contestations si nombreuses

aux Olinz, c'est pour cela que l'hôte fuyait souventsa tenure, comme, avant, il avait fui la servitude

ou la sujétion. Le comte de Champagne fit l'acte-de 1377 justement afin de retenir à Vassy le petitnombre (paucissimi} de ceux que les déprédationsde ses justiciers n'en avaient pas encore éloignés,et .il ne lui en coûte nullement de l'avouer «^05-

« tremo vero, præpositus, famulonnn suonim incita-

i. Voir notamment les constitutions hostisiales de Senneville,

en 1381 (ord., t. VI, p. 703), de Gourchelles et de Pissi, en 1202et 1205, à l'Appendice de Delisle.

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« tione, legem datarn ssepissime transivit, et hdc de

« causd et midiis aliis causis mlllti il/de recesserunt;

« paucissimi vero, gratix mex doncinn præstolantes, ad

« me confugénint. ». Quoi qu'il en soit, l'hostisefut un progrès notable relativement à la servi-tude, au vilainage primitifet aux longues tenures;

elle fut comme l'annonce et le modèle des trans-formations qu'allait recevoir partout la conditiondes personnes et du travail.

On cessa de faire des hostises le jour où lesvilains se trouvèrent assez nombreux pour fournirdes cultivateurs temporaires et parcellaires audomaine. De même qu'à une certaine date onavait été impatient de les créer, on eut hâte alorsde les empêcher. Cette tenure entraînait en effetle même démembrement de propriété que la cen-sive, et elle portait atteinte à la dominité pourprix d'un accroissement de produits qu'il devenaitfacile de se donner par d'autres contrats. On com-mença donc à modifier ce contrat en y introduisantdifférentes conditions des louages. Grâce au prin-cipe, parfaitement établi à l'époque de Beauma-noir, que « toutes convenances sont à tenir »,

on mêla tellement ces conditions dans celles del'hostise, que bôte désigne souvent alors un tenan-cier ordinaire. D'autre part, on sentit aussi lanécessité d'arrêter cet embauchage des cultiva-

t. Chap. XXXIV, no 2.

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teurs, d'interdire les primes de désertion que lespremières constitutions hostisiales proposaientostensiblement. En 1260, le Parlement de Parisfait défense que de nouveaux hôtes soient reçussur une terre, aux conditions qui, cent ans plustôt, avaient paru licites Se trouvait plus enmesure de faire respecter les conventions, lespouvoirs publics s'efforcèrent de retenir le tra-vailleur sur le sol. Non seulement ils ne per-mirent plus qu'il fût engagé à le fuir; mais ilsfrappèrent sa désertion de la déshérence qu'encou-rait autrefors le serf. Uadventitius, l'hôte, devintun aubain de qui les biens, par une applicationde la mainmorte, appartinrent soit à la seigneu-rie où il décédait soit au roi, et le fisc royal nepermît guère que cette pénalité restât infructueuse.On maintint ou l'on restaura les hostises exis-tantes quand on eut intérêt à le faire; celaexplique des règlements aussi tardifs que ceux de

1377 et 1381; mais on ne fit plus d'hostises. Lexme siècle les vit remplacer par les baux. Il estévident du reste, par ces deux textes entreautres, que le vilainage était alors parfaitementeii état d'entrer dans les louages les hôtes ducomte de Champagne, malgré les abus qui les

ont si fort réduits, n'hésitent pas à proposer ou àsubir (alternative qu'il faut avoir présente dans

1. Olim, t. I, p. 501, XXIX.

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presque tous les traités du vilain avec le seigneur)que la redevance primitive soit accrue d'un tiers.

3. Bail à rente.

Chaque portion du territoire a eu des contratsde culture plus usités que d'autres; ses besoinsou ses dispositions propres en décidèrent. Maisla cession de propriété à charge de rente per-pétuelle en fut un employé partout. Ce con-trat-là était translatif de propriété, c'est-à-dire dudomaine direct et utile à la fois, sous la seuleréserve des actions assurant le service de la rente.Il était nécessairement le fait du propriétaire, iln'eût pu émaner d'un possesseur :utile comme le

preneur à censive et ses ayant-droit, à plusforte raison des autres conducteurs de terre. Ilsupposait une entreprise chanceuse. Il est né del'existence. ou séparée ou collective de deux faitsd'une part un propriétaire pressé de mettre sesfonds en valeur, que la culture en fût difficile

par elle-même ou à cause de ses charges; d'autrepart des preneurs à qui le peu de garanties per-sonnelles, l'incertitude des fruits, tous les motifsqui élèvent le prix du travail rendaient nécessairela plus haute' rémunération possible, la pluslongue du.rée aussi, mais à qui leur situation

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personnelle et les temps permettaient de recher-cher les risques de la propriété.

Grâce à l'ancienneté et à la fréquence de ces cir-constances dans l'agronomie française, l'arrente-ment est un contrat rural très ancien et à la foistrès récent. On le connaissait avant Philippe-Auguste et il fut d'un usage général dans laseconde moitié du dernier siècle. Indice des plusmauvaises situations de la propriété, fondé surune avidité ou des besoins,tels que le preneur sesent capable du plus excessif ou du plus rebu-tant travail, il dut être, après les mainmortes, le,grand moyen des défrichements; il revint dureste chaque fois que, pour échapper aux tributsou à des frais de production disproportionnésaux fruits, le propriétaire se vit contraint de cher-cher un revenu dans l'inépuisable fond de sobriétéet de courage du vilain. Cela notamment quandle prix en fut la propriété même. Peu avant 1789,

une immense portion du sol tombait ainsi dansles mains du paysan, des. mains du propriétaireobligé de se dessaisir pour trouver drr revenu.

L'héritage isolé, trop loin du manoir, d'exploi-tation incertaine ou incommode à un titre quel-conque le pâtis buissonneux; les côtes ravinéesou arides; le marais improductif et malsain, cestènements que nul ouvrier mercenaire ou par-tiaire n'eût voulu entreprendre de cultiver et qu'àbon droit le seigneur déclarait inutiles à ses

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autres tenanciers voilà ce que les uns eurentintérêt urgent à donner, les autres la téméritéjamais rebutée de prendre à rente; ainsi les îles duRhin arrentées aux émigrants hollandais dans le

xiie siècle par l'évêque de Hambourg. Ou bienle sol qu'écrasait l'exaction et dont les charges nepouvaient être affrontées que par un abus desforces, des privations le courage -les faisait peserà la mesure d'une perspective de possession posi-tive et largement rémunératrice. Etait-ce trop dela propriété pleine pour payer de telles entre-prises ? Aussi, du moment où le droit a été élevéà l'état de doctrine, revêtu dès lors de l'autoritépublique, a-t-il toujours attribué ce prix auxcontrats, même contre l'intention manifeste dubailleur; il a suffi de reconnaître en eux cescaractères. En Provence notamment, et bientôtpartout, la jurisprudence ne cessa de tenir pourune translation pure et simple de propriété àcharge de rente, les conductions que l'on dégui-sait sous les noms de locataires ou métairies per-pétuelles2, de bail ci longues années. Mazuer, quireflète surtout l'opinion juridique des contréesintermédiaires entre le nord et le midi, déclare

que le longllm tempits est acquis par dix années 3,

1. «.Incultam pahidosamque indigents nostris siiperfluam » ditle texte. Voir Lendenbrog., Script. ,'rertim germait., p. 17o de l'édi-tion de 16og.

2. Merlin, Repert. et Quest., Verbis.

3. Pralica forens. tit. XXV.

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et Fontanon, en annotant Mazuer, dit que c'estconforme à la jurisprudence générale.

Le bail à rente rappelle l'hostise par les circon-

stances où il fut formé. Celle-ci venait principale-ment du seigneur qui, n'ayant ni exploitationdomaniale ni serfs, attirait sur ses tènements lescultivateurs de ses voisins; le bail à rente s'ac-corda parfaitement aux intérêts de ce seigneurquand l'hostise devint impraticable, et il fut pourle patrimoine, fief ou autre, le premier moyen de

mettre en valeur les terres dont la situation oula nature avait empêché qu'on ne le fît avecles moyens ordinaires du domaine. On a ététrompé semble-t-il par une ressemblance toutextérieure, quand on y a vu une extension de la

censive, devenue propriété dans la main du pre-neur par un progrès de celui-ci vers la libérationde sa tenure'. Le progrès que le bail à renteatteste est un progrès général, progrès accomplibien plus hors de la censive que dans cette tenure.La censive avait toute sa force quand les bailléesà rente se formèrent. Celles-ci supposent des.vilains indépendants, des manouvriers assez fiers

et assez sûrs de leur liberté pour ne la pointvouloir amoindrir, assez confiants aussi dans lesrésultats de leur travail pour désirer d'en profiterseuls malgré toutes les chances défavorablesdans lesquelles la propriété peut être jetée.

i, Dareste, rtbi suprà, p. lOI.

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Le bail à rente (arrentennent, bail d'héritage, rentepropriétctire, etc.) eut, en effet, la première etcapitale conséquence de commencer juridique-ment la petite-propriété. A côté, au sein mêmedu domaine seigneurial, il constitua non parusucapion, par force du temps comme les autrestenures, mais par le droit même de la vente, cedomaine roturier parcellaire, destiné, en fin de

compte, à dévorer l'autre pour compléter dansnotre pays l'individu social et l'asseoir définitive-ment. Au moment où le contrat fut pratiqué, ilexistait assurément, en grand nombre, des posses-sions auxquelles leur durée plusieurs fois hérédi-taire donnait déjà la solidité du domaine véritable;mais il marqua le commencement .de l'entièredominité juridique dans les mains du vilain. Enlui s'est montrée dès lors l'énergie patiente,obstinée qui, de siècle en siècle, a donné à cevilain la libre et si générale possession du sol, inau-gurant cette vaillante et inépuisable famille du pay-san de France qui a créé tant de terre arable là oùles salariés et les colons se rebutaient, et qui l'agardée ou reprise malgré les plus grands revers.Aucun contrat n'eut des effets civils plus complets,puisqu'il emportait cession du fonds même; nuln'attribua à la possession plus de garanties, parceque le titre en fut dans la terre. Le droit du rentier,l'espèce d'hypothèque qu'avait celui-ci pour sarente sur le tellement arrenté, servait tout autant

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à prouver et à conserver la propriété du preneur.D'ailleurs une faveur rare dans les contrats agri-coles permettait à ce preneur de faire évanouir ledroit du rentier en le prescrivant. Nul, enfin, neplaça plus favorablement la culture, car si la renteen fut perpétuelle et irrachetable, elle resta dumoins à l'abri de toute accrûe ultérieure, ce dontaucune conduction ne jouit au même degré; lemoindre progrès public et personnel par où lesfruits s'augmentèrent y profita au preneur seul.

L'arrentement s'effectua tantôt à prix d'argent,tantôt sous prestation de denrées ou de services.Il fut un moment en usage très général, dumilieu du xne siècle au milieu du xnu, puis nerevint que par intermittences, localement, aban-donné de soi dès que les rapports sociaux furentpropres à mieux garantir ceux du travail. Cesbailleurs virent alors la perte qu'ils faisaient àdonner le fonds même et celle, en outre, quidérivait de l'accroissement continu du prix deschoses. Comme ceuxqui avaient pu prendre à renteétaient aptes à toutes les autres conductions libreset temporaires, le bail en fut toujours aussi vitelaissé dans ces moments-là qu'il avait été recher-ché dans d'autres. Expérience décisive de l'entièreliberté d'entreprise par le cultivateur, le bail à

rente a probablement donné plus d'un de sespreneurs au bail ferme, qui comporte la plusgrande responsabilité et demande le plus d'in-

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dépendance individuelle. Le plus grand nombre,cependant, s'établit sans doute dans les tenuresmoins relevées du métayage, plus prudent parceque les frais, les gains, les pertes s'y partagent.Or la prudence a été très généralement et trèslongtemps la nécessité régnante.

4. Métayages

Dans le métayage ou colonage partiaire a résidéla conduction la plus habituelle. Il occupe encorepresque la moitié du territoire. Peu d'autres con-ductions ont moins changé. Telle que Pline laconseillait quand la production commençait à fai-blir à Rome, telle que le Code la recommandaitau propriétaire quand on descendit encore plusbas, elle fut pratiquée au moyen âge et elle a con-tinué à l'être. Au xvne siècle même, Montesquieula vantait comme le seul contrat qui pût « récon-cilier ceux qui sont destinés à travailler avec ceuxqui sont destinés à jouir », et rien n'atteste mieuxque cette opinion le peu de développementqu'avait reçu ou pu prendre en France l'économieagricole. A de certains moments, dans de cer-tains lieux, il est bien sûr que le métayage dutavoir faveur parce que, tout en supposant une

I. L. V. De agricol. et cuisit.

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liberté et un progrès économiques relatifs, il.

cadrait avec les habitudes de dépendance et d'in-fériorité. auxquelles avait amené le systèmeseigneurial. On lui laissa dépasser de beaucoupces besoins de dominance. Tandis que sous ladirection de dispensateurs plus industrieux, àl'abri des exactions seigneuriales ou fiscales ilaurait offert un précieux moyen d'avancement

pour le conducteur et pour la production, il estresté à peu près toujours, il est encore l'expressiond'un état de choses supposant l'absence de capitalchez le preneur, n'en comportant guère pluschez le bailleur ou n'exigeant de ce dernier quel'avance stricte de sa portion des dépenses.Dépenses calculées d'ailleurs sur des perspectivesde rendement peu étendues.

Tout détenteur à titre utile, le censitaire con-séque'mment, pouvant subdiviser sa tenure souscette forme', elle eut toutes raisons de serépandre. On l'affecta de durées diverses. Lesmétayages héréditaires ont existé partout; dansbeaucoup de contrées tout métayage le fut mêmeen vertu d'un usage incontesté, que vint fortifierde bonne heure la faculté de reconduction,tacite'. Ceux à temps fixe se rencontrent aussifréquemment. D'autres, qui naquirent de butsdéterminés, comme les corn-plants de l'ouest pour

i. On en a vu un exemple dans V Enquête de 1309 citée suprà.2. Loysel, Inst. coût., liv. III; tit. VI, x.

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l'extension de la vigne', eurent une durée à peuprès uniformément calculée sur la spécialité deleur fin. Il régna de même une très grandevariété dans la quotité de fruits à laquelle eutdroit chaque associé, aussi dans l'apport de cha-

cun les lieux, la position respective des contrac-tants, la nature de la culture, des circonstancesaccidentelles en un mot restaient partout la

cause décisive de ces différences.Par la seule modification de ces parts respec-

tives dans l'association, beaucoup de métayagesont passé au simple louage, c'est-à-dire aux con-ductions ayant plus ou moins le caractère d'en-treprise de la part du preneur. Où la métairie setransforma en une tenure qui dut une portionde fruits soit inférieure. soit supérieure aux fraisde culture, mais préfixée, le fermage évidemmentavait pris naissance. Les conductions à tiers, à

quart de produit, dans lesquelles le propriétaire

ne fit aucune avance ni n'encourut aucun risque,les champart2, terrage, agrier, qui paraissent nésplutôt du fisc seigneurial que du domaine, se répan-dirent par imitation- comme contrats, mais leurscaractères font d'eux, à tout prendre, des baux il

ferme.

1 Ducange, à ce mot, en rapporte de très anciens, intéressant lePoitou, le Dauphiné, le Limousin. On les y trouve encore usités

au me siècle.

2. Canyars de Beaumanoir.

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5. .Bail à ferme.

Par ce contrat le preneur court toutes les res-ponsabilités, fait toutes les avances, ne doit qu'unesomme numéraire ou une quantité de fruits pré-fixés. Les plus brèves comme de très longuespossessions s'y sont prêtées de même, des héri-

tages minimes comme de grands tènements,toutes les subdivisions du domaine aussi bien

que la totalité.Occupant le plus haut degré des conductions

rurales fondées sur la translation du domaineutile, le bail à ferme ne se montre que très excep-tionnellement employé avant le milieu duxnie siècle. Cela, encore, dans les parties de laFrance où l'agriculture s'est développée le plustôt et où, depuis, ce contrat est resté habituel. Ainsi

ne le voit-on commun en Normandie que vers1250'. A la même époque, les riches archives duMaine en signalent quelques exemples, le premierremontant à 1234, mais dont les autres touchentà la fin du siècle, 1277, 1284 2. Le plus ancienqui soit rapporté dans le volumineux recueil detitres que D. Fonteneau a dressé pour l'Aquitaine,

i. Delisle, p. 52,2. Archives ecclésiastiques de la Sarthe, dans l'Annuaire de ce

département, années 1849 et suiv.

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est de 1254; Delaurière n'en connaissait pasd'antérieur à 1287

Les louages de cette nature sont nés plutôtd'une manière particulière d'entendre la produc-tion rurale, en certaines contrées, que du besoinde rendre les engagements courts et muables. Eneffet, ils ont eu aussi leur époque des longs termes,leurs tenures viagères, l'hérédité tacite. Les anciensmain-fermes, fief-fermés, vavassoreri.es du pays Char-train et de Normandie, les baux héréditaires d'Al-

sace sont, entre autres, de purs baux à ferme sousdes conditions soit d'aliénation soit d'irrévocabi-lité dictées par des habitudes ou des besoins delieu et de temps 2. Seulement, l'amoindrissementde la durée a peut-être paru utile de meilleureheure dans les baux à ferme que dans les autreslouages, car aux dates que je viens d'indiquer, ladurée usuelle de ceux qu'on rencontre varie de

une à quinze années. A cet égard, bien plus, onest tombé dans l'excès en favorisant d'une manièrespéciale, en enjoignant même quelquefois lestrès courts termes, tant la propriété était craintivevis-à-vis du cultivateur, et celui-ci peu assuré de

sa propre réussite. On a restreint par là, long-temps, l'usage de la ferme aux très petites exploi-tations, aux héritages détachés. Comme grande

i. Sur la Règle 505 de Loysel.2. Cf. Introd. au axnt. de Saint-Père rle Cb., 1229 et suiv.

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entreprise de culture elle ne se montre guère,antérieurement au dernier siècle, hors du domaineroyal ou des biens ecclésiastiques.

Le bail à ferme est aussi le contrat que les sti-pulations ont marqué le plus tôt du caractèremercantile. Ce fait et le précédent s'expliquenttous les deux par la même raison. Naturellementimaginé là où les échanges étaient actifs, étendus,où les denrées s'écoulaientvite, où le capital-argentse formait; supposant des preneurs bien pourvus,possesseurs de bétail, d'instruments, d'avances, lefermage devait le plus tôt abandonner les stipu-lations fondées sur des situations moins avancées

ou contraires. Mais c'est aussi pourquoi il estresté exceptionnel en France, les situations et les

preneurs qui lui convenaient s'y étant trouvéstrop peu souvent et trop peu longtemps en grandnombre.

J'ai dit plus haut que la rente foncière avait pupasser au bail à ferme; il ne faudrait pas penserque ce fût ordinaire. Dans la rente étaient lespetits, les minores, minimi des textes, les paupercidide Varron, les pauvres labocrrezcrs de bras qu'onvoit figurer aux Ordonnances; l'humble famille

en un mot, riche surtout de besoins, mais ausside force, d'espoir, de patience. Le très petitnombre dut trouver en cela assez de moyens oud'audace pour affronter le fermage. Aussi cecontrat s'est-il fait tout de suite des démarcations

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géographiques correspondantes aux conditionsqu'il demande. Les causes qui ont maintenu

presque constamment ces conditions aux lieux oùelles s'étaient d'abord produites, outre celles quirendirent lents les progrès du cultivateur dansquelque conduction qu'il se trouvât, ont fait quela ferme n'a pas, de longtemps, dépassé beaucoup

ses .premières limites. Elle resta comme incon-

nue au-dessous de la Loire, elle fut presqueessentiellement propre aux provinces septentrio-nales dans celles-ci, même, elle n'atteignit jamais

un développement comparable à celui des autresconductions. Jusqu'à une époque peu ancienne,

ce contrat eut d'ailleurs à lutter contre une légis-lation aussi défiante et injuste à son égard, quel'agriculture était peu en état de le produire, donc

une législation peu portée à le faire rechercher.Il faut arriver au xvie siècle pour que les engage-ments et les baux émanés du vassal ou d'unpremier et principal preneur restent obligatoires

au suzerain ou au propriétaire, en droit du moinssinon en fait. Il faut arriver plus près de nousencore, pour que ces exigences puissent êtreimposées à l'acquéreur ou à ses héritiers, condi-tions sans lesquelles il n'y avait réellement pas deferme tenable.

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CHAPITRE XXI

ÉCONOMIE PUBLIQUE

Tels ont été, dans l'ensemble, les contrats à ladisposition des vilains de tout degré qui appli-quèrent leur activité à la production, telles furentles circonstances qui les portèrent à les recher-cher ou à les accepter. Des usages pratiqués etdes règlements qui sanctionnaient leur empire,constituèrent une sorte d'économie publique souslaquelle ces contrats eurent leur cours, et le tra-vail individuel vilain leur dut des éléments deforce, les premiers de ses moyens, plus d'unefois, les meilleurs.

i. Dépaissances, usage en commun.

Avant tout, la faculté de jouir en commun de

toutes les végétations spontanées fut reconnuecomme un droit naturel, primordial. De cettefaculté découla bientôt celle d'utiliser pour soi

toute terre sur laquelle ne pendait aucun fruitdénotant le travail, c'est-à-dire révélant une occu-

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pation antérieure. A une date où la personnes'était déjà passablement assujetti le droit civil,Covarruvias sanctionnait ce double attribut ducultivateur dans cette maxime « « Potest quisque

« facere in alieno fundo quod ei prodest, et domino

« iioceai I ». Dans l'esprit des juristes, lamaxime a été pleinement légitimée bien plus tardencore par l'intérêt public. Que rien ne demeu-rât inutile était devenu leur loi. « Si son mitte-« rentur animalia, herba fieret inutilis », répond déjà,quelque part Faber à ce propos. Delaurière écrittrois siècles après2 «

Dès que les fruits sont« enlevés, la terre, par une espèce de droit des

« gens, devient commune à tous les hommes

« riches ou pauvres. »Cette co-possession des végétations naturelles

s'exerça le plus communément par le pâturage.Les terrains incultes, les forêts, le sol cultivé unefois la récolte prise, furent son domaine. On eutd'abord pour règle générale que, dans ce domaine,serfs et libres, le cultivateur de toute conditionet de tout degré participassent comme dans unapanage incontestable, et qu'on ne pût .y sous-traire son héritage propre qu'en le fermant declôtures impliquant renonciation pour soi à unepart proportionnelle de dépaissance.Tout cela étaitencore en vigueur il y a peu d'années, et de règle

r Questions, chap. xxvn.2. Sur la Règle de Loysel « Pour néanat plante qui rte clôt. »

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générale. Mais des causes multiples, tantôt localestantôt provenues des' préjugés agronomiques,greffèrent sur cette règle des séries de prescrip-tions. On interdit de clore au delà d'une étenduedéterminée; on fixa des moments pendantlesquels la clôture même ne pouvait préjudicierà la dépaissance; on arriva ainsi, aux dépens dela propriété privée, à en créer une publique àl'usage de ceux qui n'en avaient point ou pourqui lé salaire ne suffisait pas. De là viennent lesdispositions des coutuines touchant le bois mortou tombé, la jouissance des fruits des forêts(glandée, panage, etc.), le glanage après moissons,le grappillage à vendanges. Droits ayant eu chacun,suivant les contrées, plus ou moins d'intérêt, d'ex-tension en conséquence. Dans une de celles oùils importèrent le plus, Basnage, très loin del'époque qui les vit naître, les approuvait, à sadate', se bornant à remarquer à leur sujet que« l'intérêt public avait prévalu sur la liberté desparticuliers o.

Ces droits ont été ou entiérement libres ousubordonnés à des redevances. Cela dépendit desconditions locales, du seigneur, des individus oudes populations qu'ils intéressaient. Ils jouent ungrand rôle dans l'histoire des populations ruraleset du domaine agricole. Anciens déjà au xrue

i. Sur l'art. 82. de la Cotit. de Normand., représentant le chap.VIII de Y Ancienne coutume.

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siècle, ils suscitent alors partout des débats ou destransactions, et par là-même ils se multiplient, seconsolident, se compliquent. Dans de certains

pays leur utilité dicte des règlements completsaux seigneuries, à la coutume générale, aux loismunicipales; par exemple en Provence pourle pâturage des Alpes et des Crau1. Au sièclesuivant, la Somme rural est parfaitement autorisée

par les faits à considérer le commun, c'est-à-direle copossesseur de ces diverses jouissances,

comme un véritable propriétaire, qui est intéressé

au bornage au même titre que le possesseur mêmedes fonds 2. Il n'y aura pas lieu de s'étonner quela législation du xvie siècle leur accorde uneplace considérable, ni qu'au xvine ils occupentencore des plus graves et des plus ardentes con-troverses et contestations tous les ressorts judi-ciaires.

C'était une sorte de dot privée, au sein dudomaine public. Le cultivateur la trouvait enabordant l'oeuvre agricole. Les familles vilaines

pauvres, les nouveaux affranchis y avaient créédans l'élevage du bétail une industrie par lescommandes de bestiaux, par ces contrats de che-

ptel où commença tant de fois le patrimoinemobilier, l'avoir sur lequel le serf comme le

i. Voir les Statuts de Provence (12 3 5, Arles, Salon, les Privilègesd'Apt) dans Giraud, Hist. du Dr-oit, t. II.

2. Tit. LVII, Des bornage.

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libre s'étaient patiemment élevés à la propriétéfoncière Etant ainsi le premier levier desintérêts, ces jouissances communes devenaientun auxiliaire pour des exploitations même nonminimes. Ici la faiblesse de l'agronomie, ailleursle peu de certitude des récoltes en présence destroubles publics et des violences, les rendaientd'autant plus précieuses. Elles étaient le terrainde fréquents litiges, parce qu'on devait chercherà assurer par elles le succès des entreprises. Auprix qui s'y attache encore maintenant dans lessols et les climats pauvres, on peut mesurer celuiqu'elles avaient aux époques où- le sort qui y estencore aujourd'hui celui de la culture, était alorsle sort à peu près général.

2. Tarifications, maximum, prêt d'argent.

Depuis les derniers temps de l'Empire jusquetrès avant dans l'époque moderne, on a tarifé leprix des denrées de consommation nécessaire, lavaleur des marchandises d'utilité générale. Dansle but de garantir la liberté de l'échange, l'équitédans les rapports de vente et d'achat, ces taxa-tions furent de bonne heure, une doctrine et ladoctrine a duré. L'inégalité sociale, l'imperfection

i. Sur les cheptels, Cf. Delaurière, Glossaire. Va. Commandede bestiaux; Troplong, Préface des Sociétés.

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des transports, les causes nombreuses qui com-promettaient les entreprises étaient présuméespermettre, même faciliter à l'offre et à la demandequelles qu'elles fussent, d'abuser l'une de l'autre.On substitua donc des prix imposés, la venteobligatoire, le travail forcé aux conventions débat-

tues, aux rapports naturels de commerce et d'in-dustrie. Au moyen âge, Cassiodore a fait, lepremier, une théorie scientifique de la nécessitéde ces règlements, et fait à la fois de leur appli-cation une oeuvre gouvernementale. Charlemagne

non seulement l'imita, mais prit lui-mêmeactivement sa suite. Sa tradition, rouverte parPhilippe le Bel, n'a guère été abandonnée pendantles cinq siècles de l'administration monarchique.

Soit à l'exemple du pouvoir public, soit con-duites par les circonstances, presque toutes lesseigneuries et comme elles les municipalités,pratiquaient les taxations. Au xnie siècle, il n'ya guère de charte de coutume ou de communes quine protège l'un -ou l'autre des produits locauxcontre l'importation, qui n'établisse ainsi unmaximum pour le prix de certaines denrées oude certains ouvrages, qui ne réglemente d'unemanière minutieuse les industries, les métiers, lesservices d'un besoin usuel et public. Les statutsméridionaux entre autres sont abondants en cela'.

i. On -peut voir sur les irrigations, le dépicage, etc., celuid'Arles en particulier, dont la rédaction embrasse plus d'un

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En chaque lieu, d'ailleurs, les prescriptions etles prix diffèrent. Ils correspondent aux habitudes,aux idées, aux conditions ou aux convenancesspéciales. Ce n'est pas de l'économiepublique tellequ'on peut l'entendre aujourd'hui, surtout enmatière agricole; c'est matière privée tant que laseigneurie n'est pas subordonnée à l'État; il existedes circonstances semblables, on y pourvoit deproche en proche d'une façon analogue à

mesure qu'elles se manifestent, tout en le faisantavec la. plus grande diversité dans le détail. Lalégislation royale commence alors à prendrequelque autorité en ce qui intéresse le travail desterres. S'inspirant de vues générales à raison debesoins partout ressentis, elle pénètre les sei-gneuries voisines, sous une pression morale plusforte que les résistances ou la coutume. Toutefois,jusqu'aux abords du xive siècle elle n'a d'effet,hors de la poeste du roi, que par imitation res-treinte. Quand, par exemple, en 1276, le roi abo-lit en Vermandois la faculté, auparavant usuelle,de renvoyer à trois jours après moisson l'exercicede la vaine pâture; lorsque, en Parlement, ilsupprime (1265) certaines redevances affectant lesproduits du sol `, ces mesures ne sont obliga-toires que dans sa seigneurie propre.

siècle (de 1162 à 1302), art. 53 à 59, dans Giraud, t. II, de l'His-toire du droit français.

i. Voir Olim (parlement de la chandeleur), et Ord., t. I, p. 312.

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A la seule matière du prêt d'argent à intérêts'appliqua une loi générale. Moyen souverain deséchanges, âme des rapports sociaux, le prêt avaitune utilité partout semblable. A son sujet le pou-voir religieux, à défaut du pouvoir civil, avaitfait régner une prohibiton constante. L'Églisedonnait ainsi la sanction d'une loi morale à lanécessité admise de tarifer ou réglementer lesdivers trafics. La grande disproportion que mirenttant de fois les choses entre les risques du prêteuret l'avantage de l'emprunteur ne légitima que tropsouvent, même au seul point de vue de l'utile,cette prohibition dogmatique de l'intérêt, appeléusure d'argent'. Seulement, l'absolu était là troploin du vrai pour que les faits s'y pliassent totale-ment. Il fut donc livré à la défense du prêtà intérêt un combat continuel, souvent victo-rieux, quoique détourné ou secret. Les usures plusou moins déguisées des communautés ecclésias-tiques sur la gentillece, qui ont été tant poursui-vies par les anciens juristes, celles qu'exerçaientles bourgeois des'villes sur les campagnes, celles

que tantôt la législation commanda aux juifs etque tantôt elle condamna, constituèrent le créditvicieux que devait engendrer cette lutte desbesoins contre des prohibitions mal mesurées.

i. On peut juger des avantages de cette prohibition au moyenâge, quand on la voit réclamée, comme un remède urgent, parles Intendants de province, après l'époque désastreuse de Fouquet.-V. Correspond. administrât, sous Louis XIV, p. 145.

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La production était surtout agricole. Dans ledomaine agricole se concentraient donc essen-tiellement les intérêts et les besoins. On le voitaux préoccupations des juristes, aux textes desOrdonnances. Des deux parts, attention presqueexclusive aux contrats de prêt que ces besoinsfaisaient former. Les dispositions des anciennescoutumes s'y réfèrent en. partie, et c'est contreces contrats, contre leur fréquence, à cause deleurs effets sur l'économie rurale, que les cano-nistes formulent principalement leurs ana-thèmes'. Partout s'attestent les détours queprenait la culture pour contracter ces emprunts etcombien ils étaient usuels au petit cultivateur.C'est pourquoi le Règlement des usures juives dePhilippe-Auguste interdit de prêter au laboureurde bras ( « Agricole qui non babent heréditates vel

« mobilia zendé passent sustentari nisi propri.is mani-

« bus de prendre à gage ou de saisir les char-

rues, le bétail, les ustensiles d'exploitation, lesblés non vannés 2. Dans le fait, c'était la petitepropriété et la petite entreprise, qui avaient

à passer les marchés, onéreux, trop souvent spo-liateurs, dans lesquels la brièveté de l'échéance,

i. V. la Summa pastoralis de Raimond de Pennaforti, dans leCatalogue des Mss. des Bibl. des dép., t. I, p. 621. Cf. entre autrescoutumes, V Ancienne coitt. de Normandie, chap. XXI.

2. Ord. de 1218, art. 1,4, 8, 9 (t. I, p. 35 de la collect. duLouvre).

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au lieu d'être un motif de leur gratuité, devenait

au contraire un moyen d'usure Les « prêts àsemaine », ceux « à petit terme, comme de Noël àSaint-Jean », « les avances de soile (seigle) au« besogneux al temps d'esté pour rendre fourment

« après aoust », les « promesses de journées », les

ventes anticipées et les ventes à terme de larécolte, les cheptels de « bestes de fer », tous cescontrats si soigneusement examinés par Beauma-noir Z, toutes les stipulations mensongères qu'ilse refuse à relater et à débattre dans la crainted'en donner l'idée ou le modèle, mais dont lesvieilles Enquêtes du Parlement laissent apprécierles désastreux effets 3, c'est sur le vilaira, tenancierou autre, qu'ils portaient. Non moins que depuis,du reste, la réprobation complète de l'intérêtd'argent multipliait ces conventions abusivesparce qu'elles obligeaient à le cacher sous elles;mais on doit à la nature alors fractionnée del'oeuvre rurale de les rencontrer à son sujet,

i. L'usage où l'on a été longtemps de compter les intérêts àla semaine, usage si favorable à l'usure, a dû venir des empruntsagricoles.

2. La Stimma pastoralis attribue notamment le contrat des beste defer, où le cheptelier encourt toutes les pertes, au petit exploitant,«pauperi média tario ».

3. M. Depping (LesJuifs au moyen âge, P. 48o) en rapporte une dres-sée à Vitry à l'occasion d'usures exercées par petits prêts sur environune centaine de cultivateurs ou artisans, et qui, dans un laps devingt années, avaient prélevé sur eux la somme de 844 livres9 deniers.

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plus fréquemment, que d'autres prêts plus impor-tants.

L'entreprise agricole n'ignorait pas absolumentles mort-gages, les rémérés, les constitutions de

rente; cependant ces formes imparfaites du nantis-sement et de l'hypothèque n'allaient pas à ses pro-portions.- Les contrats portant sur des sommesminimes se montrent le plus dans les textes,comme, depuis un temps très ancien, on voyaitles grandes exploitations en minorité sur notresol. Ce crédit gêné chercha sans cesse des détourspour échapper aux risques que les troublespublics et les prohibitions lui créaient. D'au-tant plus exigeant qu'il était sollicité par des

emprunteurs moins pourvus, il éleva son intérêtentre 30 et 5o °/0 dans les simples prêts', etentre 8 et 20 °/0 dans les constitutions de rente 2.

C'est à ses hauts prix qu'il faut attribuer que,dans tant de chartes, le seigneur s'assure un cré-dit d'une autre sorte en se réservant d'acheterpar préférence les denrées des sujets ou des tenan-ciers, sans être tenu de les payer avant 15 ou 20jours

On ne saurait guère préciser le degré d'utilité

i. L'ordonnance précitée de 12 18 fixe le taux des usures juives à

2 deniers la livre. par semaine, soit, sans capitalisation des intérêts,43 '/o.2. Voir dans M. Delisle, p. 214, un tableau très détaillé du tauxdes constitutions de rentes en Normandie.

3. Cf. Renauldon, p. 245.

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qu'eut, pour les vilaines du moyen âge, un créditainsi constitué. On voit cependant, par le grandnombre de contrats ou de litiges qu'il occasionne,par la législation si déplorablement mobile et peuhonnête relative aux prêts juifs, que tout difficileet onéreux qu'il dût être, ce crédit ne fut pasmoins très recherché. On ne pouvait pas n'enavoir point besoin, en effet. La preuve, c'est qu'àcôté de ces emprunts vicieux l'histoire retrouve les

traces d'institutions locales attestant que la notiondes avantages du prêt à l'œuvre rurale n'étaitpas inconnue. Telle était l'espèce de caisse du fiefde Saint-Marcouf, en Normandie, fondée sur lacapitalisationannuelle d'une part fixe des revenusagraires. Sur ce capital accru sans cesse, elleouvrait, pour un intérêt uniforme, un compte auxtenanciers'. En tous cas ne faut-il pas douter quesi la nécessité du prêt à intérêt fut assez ressen-tie, au moyen âge, pour qu'on s'y exposât avecsi peu de sécurité et qu'on le payât si cher, les

emprunteurs ne se soient bien trouvés, souvent,de s'abriter sous la proscription dont l'Église etla jurisprudence ne cessèrent guère de le frapperde concert.

i. M. Delisle, dans son chap. du Crédit, a amplement fait con-naître cette institution d'après un acte de 1226 qui la supprime.L'argent était prêté à 33 °/o aux tenanciers. On trouve là une des-applications probablement les premières du système de crédit sei-gneurial, mis en pratique de nos jours en Allemagne et en Ecosse.

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CHAPITRE XXII

OBSTACLES ET CHEMINEMENT

Une autre condition commune, outre celles pro-curées par les conceptions économiques dont il

vient d'être question, engloba sous ses effets l'acti-vité, les entreprises, les intérêts des vilains. Cefurent les troubles et l'abus dont il a été parlé déjà.Ces obstacles ont tenu infiniment de place dansl'existence vilain. Inhérents en grande partie auxchoses mêmes, ils étaient bien prévus dans unemesure, ils ne pouvaient l'être dans toute la

mesure. Une foule de textes témoignent d'eux,nombre de pages de l'histoire les retracent, ils

ont été profondément écrits dans le souvenirpublic; mais on en trouve plus aisément l'attesta-tion que n'est indiquée leur proportion exacte. Ilsdérivaient des droits excessifs qu'eut la classedominante, d'habitudes défiant par suite la plusvisible utilité de sa part. Contre ces raisonsd'être nulle prévision n'était suffisante, nulrecours vraiment efficace.

A dire que dans l'ancienne France la prédomi-nance de la force sur le droit fut le fait ordinaire

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relativement au travail, on est tout près de lavérité. Cela, non pas dans les époques primitivesseulement. A la fin du Xme siècle, textes, déci-sions juridiques, apparences générales semblentattester l'institution de garanties sérieuses; maisla manière dont ces garanties se présentent, les

termes dans lesquels on les formule, la fré-

quence des prescriptions comminatoires ourépressives, laissent voir qu'elle action timide etquels faibles effets étaient les leurs. Le plus grandnombre des solutions données par les juristessont plutôt des conseils ou des appels au senti-ment du juste, que des décisions formelles. DeFontaine, on se le rappelle, fait reposer sur laseule conscience du seigneur le droit du vilain;Beaumanoir, qui eut certainement de ce droit

une notion plus élevée et plus ardente, qui s'em-ploya davantage aussi à la répandre et à modifier

par elle les situations, en est réduit la dans lesmoindres questions mettant en jeu l'arbitraireseigneurial Or, ces mêmes faits abusifs pour-suivis avec si peu d'efficacité sous saint Louis,les documents en rendent témoignage beaucoupplus tard encore. Ç'a été comme une tradition,

i. Voir chap. XXX nos 72, 74; chap. XXIV passim. A proposd'une question de transport du champart, il dit notamment « Il

« n'a pas très bonne conscience qui lève amende de coze qui n'est« pas faite malicieusement, tant soit ce qu'on peut lever par cous-« tume en plusieurs cas; » cette protestation toute morale estseule son argument décisif.

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dans la seigneurie, de tenir l'oeuvre rurale poursûrement productive en soi, qu'elle fut respectéeou non, par suite pouvant être indifféremmentviolentée ou bien l'objet de profits abusifs. Lalégislation des Ordonnances présente à cet égardl'acte d'accusation en quelque sorte permanent dumonde seigneurial. Malheureusement ce vice,emprunté au fisc exacteur de l'Empire romain,s'enracina si profondément que lorsque les roisfurent parvenus à l'amoindrir, ils en usèrent sousd'autres formes à leur tour, et d'une façon toutaussi funeste aux intérêts.

Une fois que l'on s'éloigne de l'époque à

proprement parler féodale, on n'a qu'à de raresexceptions le bonheur de rencontrer des lieux etdes moments où, comme Montesquieu le croyait,

« chacun s'attacha à faire fleurir son petit

« domaine ». Il a été expliqué que la culture trou-vait dans le fief des garanties de tranquillité,parce que c'était un de ses buts essentiels. Maisdès que les attributs de fisc s'y furent intro-duits, les dispositions natives, la nature desrapports, le peu de force des pouvoirs publics seréunirent pour favoriser les actes dévastateurs.Lesvicissitudes publiques y portèrent de soi à partirde Philippe VI. La noblesse, se jetant définitive-ment dans les luttes politiques, s'éloigna pro-gressivement de la sphère du travail. Elle perdit de

vue les labeurs, les inquiétudes, les difficultés qui

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s'y trouvent, ne se souvint plus que des tributs à

en tirer. C'est vainement qu'on a reproché plusd'une fois, depuis, ce mépris du droit aux classes

sur qui reposait la production. Froissard dit sansdétour « Ils travaillent leur peuple à volonté, ce

« que du temps passé ils n'osaient faire à cause« de leurs rentes et revenus; » la seigneurie nechangea pas pour cela ses pratiques. Elle vit àdifférentes reprises les Flandres, tranquilles etriches, les campagnes riantes et productivesd'Italie; loin d'y avoir appris les ménagementsauxquels cette richesse était due, ils n'en rappor-tèrent qu'un amour effréné du faste, de nouveauxbesoins, moins de mesure encore dans leurs abus,

un art plus grand pour surprendre toute augmen-tation des fruits, tout exhaussement des condi-tions générales. Nombre d'actes ont pour texteces procédés destructeurs.

Telles étaient les mœurs, que ces procédésservaient de fond aux amusements même. Dansles Fabliaux, on dirait que le monde seigneurialen fait forfanterie. Quel autre nom donner à ceDict de Berlin Mellot1, par exemple, rappelantces tristes réalités dans un récit railleur unlaboureur enrichi et monté au plus haut point

que vilain puisse atteindre, ayant fait son filsévêque, sa fille épouse d'un prévôt, et lui tom-

i. Recueil Jubinal, t. I, p. 128.

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bant, au plus beau moment, dans la ruine parune levée de tailles du seigneur. C'est le tableautrop souvent et trop longtemps fidèle de l'exis-

tence des vilains. On voudrait vainement croiremoins habituel ce mépris des campagnes, moinscommunes ces « violences sur le peuple » stigma-tisées par Froissart-. On mettrait de côté, commeexcusé par l'anarchie générale, le temps où plusd'un de la gentilléce conduisait ou soldait les Cona-

pagnies pillardes qu'un règne s'est illustré i.détruire, celui où des plus éminentes famillessortaient les héros de brigandage baptisés, écor-cheurs, houspiïïenrs, tendeurs, du nom de leursexploits; il resterait toujours ce fait, patent dansl'histoire, que les seigneurs français, en se ren-dant coupables à toute époque des excès dont lespectacle révoltait encore le fils de Louis XIV1,n'ont qu'à trop de reprises justifié le reproche queleur adresse Henri III, « d'avoir, quoique gentils-

« hommes, commis autant et plus de pilleries

« que les estranges et vagabonds. » C'est contreeux surtout qu'était écrit, en considération de cequi avait été dit aux États, l'article 284de l'Ordon-

nance de Blois (1579), prescrivant de « faire

« informer diligemment et secrètement contre« ceux qui, de leur propre autorité, ont osté et« sostrait les lettres, titres et autres enseignements

,1. Écrits de monseigneur le duc de Bourgogne, t. II, p. 68 notam-ment.

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« de leurs subjects pour s'accommoder de com-« munes (droits d'uscrges, communaux, etc.), dont

« ils jouissaient avant, ou, sous prétexte d'accord,

« les ont forcez de se soumettre à l'avis de telles

« personnes que bon leur a semblé. »Le développement social de notre pays' s'est,

presque en tout, ressenti de ces précédents. La len-

teur du progrès politique, ses procédés révolu-tionnaires y prennent leur cause principale. Dans

une mesure, également, l'infériorité relative où

a été l'œuvre rurale en France. Ils ont créé à laclasse vilaine tant de traverses que, même à desdates presque récentes, sa condition semble êtremoins l'état juridique dont les décisions ou leslois témoignent, qu'un compromis continuelentre l'extrême limite de ce qu'il lui fallait -de

liberté,- de paix et de rétribution pour faire vivrela société en vivant elle-même, et les exigences

ou les extorsions, parfois les ravageas de maîtresde plus en plus dépensiers, poursuivis de besoins,exigeants, par suite, jusqu'à la spolier même.L'inégalité présidant au débat, on a peine à s'ex-pliquer que, voire à la longue, le développement

se soit produit.A la vérité, grande est l'endurance humaine. Il

faut dire que tel étant le milieu social, le sortcommun en conséquence, on nue doit peut-être

1. Édit du Ier février 1574-

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pas 'attribuer à ces empêchements autant deportée qu'on le supposerait. L'abus du fisc sei-gneurial et la violence n'eurent sans doute pasla simultanéité à laquelle ferait croire la fréquence"des exemples. C'est localement, en effet, et à dateséloignées que les vilains s'insurgèrent contre lesempêchements jetés dans leurs labeurs, ou qu'ilss'en plaignirent avec quelque ensemble. Dumoins la classe vilaine a, somme toute, fait tournerle compromis à son profit. Elle est finalementsortie plus forte des traverses qui l'ont assaillie,prête à des entreprises plus osées, à même de lesfaire mieux respecter en elle. Toutefois il y a beau-

coup de raisons pour tenir comme rempli d'autresobstacles que ceux de .la nature et du sort com-mun, le travail de la production sous le régime de

la seigneurie. Il est sans doute à reconnaître qu'àcause:du besoin, qu'eut du travail et de la pro-duction, pour son existence, une société prodiguede sa vitalité comme le fut celle du moyen âge,le trouble et le désastre furent compensés gra-duellement, pour les vilains, par des avantagesen droits sociaux; on n'apprécierait cependant pas

à ce qu'il valut cet aboutissement heureux, enoubliant combien de vicissitudes et de peinesreprésente en eux le mérite d'avoir traversé sans ypérir ces causes de découragement. L'avancementprogressif sous la domination seigneuriale dontelle était dépendante, la classe vilaine l'a dû par

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dessus tout à la patiente et valeureuse ambition dumieux. Que les plus mauvaises situations mêmeaient été impuissantes à l'abattre dans la pour-suite de sa pleine indépendance, c'est à cette vertuqu'elle en a été redevable, plus qu'aux encoura-gements du droit et aux concessions qui luifurent parfois offertes.

Aux approches du xve siècle, les vilains dumoyen âge touchent au point où leur conditionpersonnelle va se trouver définitivement liée auxintérêts publics. Mon plan, ici, n'a pas été de lessuivre plus loin que ce point-là. Après, on les voitaux prises avec les fortunes successives du déve-loppement national. Ils continuent la lutte etles conquêtes dans le mouvement des faits poli-tiques. Ils continuent jusqu'à ce que l'état social

prenne enfin pour fondement la large et défini-tive assise de l'égalité civile absolue et du droitabsolu de posséder. Il y aurait là l'objet à soiseul d'un autre ouvrage, et cet autre ouvrageserait aujourd'hui presque une nouveauté. Dansle désordre de critique sociale de ce moment-ci,dans la régression d'idées qui s'y marque, lesenseignements qui ressortiraient de la synthèseà faire auraient de l'opportunité. A l'époque oùje regardai pour la première fois au sujet du pré-sent volume, j'essayai de tirer des faits ces rensei-

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gnements. Mais s'il y aurait, semble-t-il, quelqueutilité à reprendre ce travail de synthèse et à yapporter la précision, ses proportions dépassentle cadre que je me suis proposé de rempliractuellement. D'autres que moi recommencerontquelque jour cette tâche; rien du travail anté-rieur ne se perd. On s'étonnera, alors, de la réac-tion sous laquelle auront été momentanémentéclipsées les données, on eût dit bien définitives,qui en étaient provenues. Il est vieux comme lemonde qu'au bout d'un temps le passé cherchetoujours à se refaire, tandis que les résultats acquissemblent n'avoir pas besoin qu'on les défende. Larevanche arrive néanmoins; c'est le secret de plusd'une lutte ultérieure.

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS. V â VI

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

Servitude 42. Esclavage Colonat Servage.

Le colonat par rapport à l'Esclavage. 16

4. La Seigneurie, personnes et choses. 27

5. Personnes et choses quant à la possession.6. Institution seigneuriale. 427. Les intérêts sous la Seigneurie

LES SERFS

CHAPITRE

CARACTÈRES PROPRES ET ORIGINE PROBABLE. 64

CHAPITRE II

DOCTRINE DU MOYEN AGE SUR LA SERVITUDE. 76

CHAPITRE III

PREMIER ÉTAT ET PREMIERS EXHAUSSEMENTS DU SERVAGE. 4

CHAPITRE IV

CARACTÈRES CIVILS DE L'ÉTAT DE SERF.

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CHAPITRE V

LOIS DE FAMILLE ET DE POSSESSION SERVE.CHAPITRE VI

EN INDIVISION.

CHAPITRE VII

LA FAMILLE COMMUNAUTAIRE DANS LA SEIGNEiJRIE.

CHAPITRE VIII

SERFS ET LIBRES DANS LE DOMAINE SEIGNEURIAL.

CHAPITRE IX

DÉCADENCE ET DIMINUTION DU SERVAGE.CHAPITRE X

MARCHE ET DEGRÉ DE L'AFFRANCHISSEMENT 151

CHAPITRE XI

DERNIER ÉTAT DU SERVAGE.LES VILAINS

CHAPITRE XII

DÉFINITION ET ORIGINE DU htIlL2lt

CHAPITRE XIII

LE FISC SEIGNEURIAL. 178

CHAPITRE XIV

L'EXACTION, SA MESURE, SA LIMITATION, LES COMMUNES. 188

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CHAPITRE XV

APRÈS LA FIXATION DES REDEVANCES.CHAPITRE XVI

CAPACITÉ PERSONNELLE DU

CHAPITRE XVII

ORGANISATION RURALE EN INDIVISION 212

CHAPITRE XVIII

ÉTAT ÉCONOMIQUE, LES CONTRATS.CHAPITRE XIX

CONTRAT FÉODAL, LA CENSIVE.CHAPITRE XX

CONDUCTIONS DIVERSES.Mainmortes

2 251262

4. Métayages. ,268CHAPITRE XXI

ÉCONOMIE PUBLIQUE.Dépaissances, usages en commun. 275

2. Tarification, Maximum, prêt d'argent. 279

OBSTACLES ET ACHEMINEMENT 286

PROTAT FRÈRES, [MPRtMEURS.