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1 L’œuvre présente sur le fichier que vous venez de télécharger est protégée par le droit d’auteur. Toute ulisaon outrepassant l'usage à tre privé ― notamment la commercialisaon matérielle ou immatérielle sans le consentement contractuel de l'auteur ― constuera une violaon des droits de l'écrivain et sera suscepble d’entraîner des poursuites légales. ©SERGE BRUSSOLO 2019 LE DERNIER VOYAGE DES FOSSOYEURS Une aventure de SHAGAN & JUNIA 1 C'était au lendemain d'une guerre absurde, une de plus, dont seuls les seigneurs connaissaient les causes réelles, en admeant qu'il en existât autres que la jalousie et le besoin d'enrichissement. Quelle qu'en fût la movaon profonde, la guerre avait éclaté puis s'était généralisée de royaume en royaume. Ivres de carnage, les armées parcouraient la terre en tous sens, laissant libre cours à leur folie dévastatrice. On ne reculait devant aucun excès, les pires abominaons devinrent règle commune :empalements, écartèlements, démembrements, cannibalisme. Les vainqueurs rivalisaient en atrocités avant d'être eux-mêmes vicmes de cee logique de folie. Au cours des batailles, faute d'ennemis encore vivants, il arrivaient que les guerriers d'un même camp se retournent les uns contre les autres pour s’entre-tuer. On mit ces comportements sur le compte de la fièvre des berserkers, ce mal qui transforme un soldat ordinaire en fou de guerre et le rend insensible aux pires blessures, comme à la moindre once de pié. Shagan et Junia, poussés par la pauvreté, avaient pris part au conflit en tant que mercenaires. Artus, le lion les avait rejoints car il était désormais fréquent que les généraux acceptent dans leurs rangs des fauves capables d'obéir aux ordres. Jôme le Noir, le sorcier, avait fait de même, louant ses services en tant que médecin et chirurgien. Ainsi le groupe des quatre s'était reformé vaille que vaille au nom d'un passé tumultueux qui avait fini par sser entre eux des liens indéfinissables.

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L’œuvre présente sur le fichier que vous venez de télécharger estprotégée par le droit d’auteur. Toute utilisation outrepassant l'usage à titreprivé ― notamment la commercialisation matérielle ou immatérielle sansle consentement contractuel de l'auteur ― constituera une violation desdroits de l'écrivain et sera susceptible d’entraîner des poursuites légales.

©SERGE BRUSSOLO 2019

LE DERNIER VOYAGE DES FOSSOYEURSUne aventure de SHAGAN & JUNIA

1

C'était au lendemain d'une guerre absurde, une de plus, dont seuls lesseigneurs connaissaient les causes réelles, en admettant qu'il en existâtautres que la jalousie et le besoin d'enrichissement.

Quelle qu'en fût la motivation profonde, la guerre avait éclaté puiss'était généralisée de royaume en royaume. Ivres de carnage, les arméesparcouraient la terre en tous sens, laissant libre cours à leur foliedévastatrice. On ne reculait devant aucun excès, les pires abominationsdevinrent règle commune :empalements, écartèlements,démembrements, cannibalisme. Les vainqueurs rivalisaient en atrocitésavant d'être eux-mêmes victimes de cette logique de folie. Au cours desbatailles, faute d'ennemis encore vivants, il arrivaient que les guerriersd'un même camp se retournent les uns contre les autres pour s’entre-tuer.On mit ces comportements sur le compte de la fièvre des berserkers, cemal qui transforme un soldat ordinaire en fou de guerre et le rendinsensible aux pires blessures, comme à la moindre once de pitié.

Shagan et Junia, poussés par la pauvreté, avaient pris part au conflit entant que mercenaires. Artus, le lion les avait rejoints car il était désormaisfréquent que les généraux acceptent dans leurs rangs des fauves capablesd'obéir aux ordres. Jôme le Noir, le sorcier, avait fait de même, louant sesservices en tant que médecin et chirurgien. Ainsi le groupe des quatres'était reformé vaille que vaille au nom d'un passé tumultueux qui avaitfini par tisser entre eux des liens indéfinissables.

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Les affrontements avaient duré six mois.Démobilisés, les quatre compagnons s'étaient retrouvés désoeuvrés

dans un royaume pour le moins désorganisé, aux structures réduites ànéant. Les brigands eux-mêmes crevaient de faim car il n'y avait plus rien àpiller.

Junia, lasse du sang et des gémissements des moribonds, avait décidéd'opter pour un travail honnête. La paix venue, elle avait raccroché sesarmes et accepté un emploi de cornac aux attelages des immeublesfunéraires, ces cimetières à étages, montés sur roues, que tractaient despachydermes assez grands pour écraser une maison par pure distraction.

Shagan avait lui aussi remisé son marteau de guerre et entamé sareconversion. Le temps n’était plus aux exploits guerriers. Le royaume serelevait difficilement de tueries à grande échelle. Les rescapés,traumatisés, continuaient à vivre dans la terreur du lendemain. Toute joieles avait quittés. Beaucoup avaient fui les cités pour se cacher dans lesmontagnes, ou s’enfouir dans des cavernes où, espéraient-ils, personne neviendrait les persécuter. C’était une sale époque. Les comptables royauxestimaient que les deux tiers de la population avaient péri au cours duconflit. De nombreuses villes s’étaient changées en cités fantômes. On lesévitait pour ne pas voir leurs rues encombrées de squelettes blanchis ausoleil. Les pillards eux-mêmes n’osaient y pénétrer pour mettre à sac leshabitations désertes. Quand le vent se levait, on entendait cliqueter lescrânes qui s’entrechoquaient dans la bourrasque, et cette musique donnaitla chair de poule aux caravaniers.

2.

Quand les glaives avaient cessé de crisser, les mourants de gémir, ilavait bien fallu satisfaire aux caprices des survivants qui exigeaientqu’honneurs soient rendus aux défunts. Or ils étaient si nombreux qu’onne savait par où commencer. Les cadavres qui couvraient les plaines, enpourrissant, chargeaient l’atmosphère de miasmes générateurs demaladies mortelles. Le spectre des épidémies se dessinait à l’horizon,menaçant d’exterminer le reste de la population. Il était urgent de réagir,même les rois – isolés dans leurs palais, loin du tumulte et des odeurs –finirent par le comprendre. Ils décidèrent donc de créer un détachementspécial dont la tâche consisterait à parcourir le royaume pour procéder àl’ensevelissement systématique des cadavres.

Certes, il eût été plus facile de dresser des bûchers géants et

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d’incinérer les morts par centaines, mais la religion en vigueur interdisaitde réduire la chair des défunts en cendre, car cette pratique aurait interditaux malheureux l'accès au paradis. L’incinération, répétaient les prêtres,devait rester le châtiment réservé aux sorcières. Cette obligation rituellecompliquait les choses et nécessitait le recrutement d’une armée defossoyeurs. Shagan, qui commençait à souffrir de la faim, n’eût d’autrerecours que de rejoindre les rangs de ces terrassiers funéraires. Lapuissance musculaire de ses bras suppléant à son absence de jambes, onne fit aucune difficulté pour l’engager.

Une caravane s’organisa, longue colonne d’hommes en haillonsqu’escortaient des charrettes remplies de pelles et de pioches. Quelquesprêtres novices les accompagnaient afin de distribuer aux quatre vents lesbénédictions exigées par les populations mécontentes. La plupartgrelottaient d’angoisse à l’idée d’être lapidés par les veuves dont lesenfants et les maris avaient péri au cours de l'incompréhensible conflit.

Shagan, lui, avait décidé de n’y point réfléchir. Cette besogne,purement musculaire, l’empêchait de remâcher de sombres pensées. Ilcreusait des trous puis, quand il avait fini, en commençait un suivant, etcela jusqu’au coucher du soleil. Il essayait de ne pas trop penser à Juniadont l’absence le torturait. Jusqu’à présent il n’avait jamais imaginé sa viesans elle. Du plus loin qu’il se rappelât, il avait toujours été convaincuqu’ils mourraient côte à côte, le glaive à la main, leur sang se mêlant dansla boue d’un champ de bataille. Jamais il n’avait imaginé qu’ils finiraientpar se séparer, après tout ce qu’ils avaient vécu, et si quelqu’un avait oséle suggérer, il aurait éclaté d’un rire tonitruant avant de fendre le crâne del’importun avec sa chope d’hydromel.

Et voilà qu’aujourd’hui Junia vivait sa vie en tant que conductrice d’unattelage d'où elle ne descendait jamais! Elle cornaquait les bêtesmonstrueuses tirant le mausolée à roulettes où s'entassaient les mortsqu’on avait dû renoncer à ensevelir.

Car les enterrements avaient tournés court quand on s’était aperçuque le sous-sol des plaines regorgeaient de parasites nécrophages géantsqui profanaient les cadavres de la plus hideuse manière.

La guerre avait tué les hommes, la terre, elle, aurait dû les dissoudre,les changer en sève... du moins est-ce ainsi que les choses se seraientpassées dans un monde normal. Personne n’avait prévu qu’une fauneétrange se développerait sous l’herbe, sous le sable, multipliantsouterrains et tunnels

Oui, c’était compter sans la présence des taupes.

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Le mot taupe, réducteur, avait pour fonction de minimiser l'horreur dela vérité, et d'éteindre, dans les pensées, l'effroi qui saisissait chacun àl'évocation des habitants du sous-sol, ces meutes fouisseuses, dont lesdéplacements fluides évoquaient ceux d'un requin plongeant sur unhomme en train de se noyer.

Shagan, quoique bien vivant, avait failli en être victime. Ici, la terreétait très meuble, plus proche du sable que de l'humus. Les taupespouvaient y fouir sans problème. Elles rampaient dans les profondeurs,creusant des tunnels avec une rapidité défiant l'imagination. C'est à peinesi on avait le temps de repérer, à la surface du désert, l'ondulationsablonneuse trahissant leur sillage. Deux secondes plus tard, elles étaientlà, sous vos pieds, avides, affamées.

Shagan, à trois reprises, faillit leur servir de repas. Deux tentaculesavaient jailli du sable, fouettant l’air pour tenter de localiser ses chevilles,car c’était la technique de chasse habituelle des prédateurs. Il n’avait dû lavie sauve qu’à son infirmité. Faute de jambes, les monstres n’avaient pasréussi à le garrotter pour l’entraîner au fond de sa galerie. Le cul-de-jatteavait répliqué d’un coup de pelle, tranchant l’un des pseudopodes.

— Bien que coupée, cette saloperie a continué a frétiller trois jours,comme un serpent, expliqua-t-il à Jôme qui s’était joint à la caravane. J’aicru qu’elle ne crèverait jamais.

– J’en ai entendu parler, fit le magicien. Ce sont, paraît-il, des monstresvenus de l’océan, qui se sont infiltrés dans les terres en remontant lesfleuves. Ils sont amphibies. On prétend même que s’ils absorbent assez dechair humaine, leur croissance se poursuit, il leur pousse des ailes et ilsémergent alors du sous-sol pour exercer leurs talents dans les airs.

– Comme c’est rassurant! siffla le cul-de-jatte d’un ton acerbe.Il devint bientôt impossible de continuer à creuser des sépultures. Le

défunt à peine déposé dans la fosse, les tentacules s’en saisissaient puis –refusant de se contenter de cette provende – s’en prenaient au fossoyeurset à la famille rassemblée au bord du trou.

Quand un troisième prêtre disparut dans les entrailles de la terre, leHaut Clergé décida qu’on ne pouvait continuer ainsi. La plupart desfossoyeurs, eux, s’étaient débandés sans attendre, peu soucieux de servirde déjeuner.

3.

Junia se cramponnait du mieux possible à la selle de cornac installée

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sur la nuque du mastosaure harnaché en tête d'attelage. Le mastosaure présentait l'aspect d'un éléphant géant à double trompe

capable de cracher le feu en enflammant le méthane produit par sesintestins. D'ordinaire, c'était une bête paisible, peu encline aux accès defureur, néanmoins il lui arrivait de piquer d'horribles colères pourd'imprévisibles raisons : une bourrasque qui lui projetait du sable dansl’œil, un lézard qui surgissait soudain en travers du chemin et dont laprésence constituait un crime de lèse-majesté... Ces crises de rageprenaient une dimension apocalyptique; l'éléphant se mettait alors àcracher le feu par sa double trompe, carbonisant tout sur son passage. Sacolère s'enflant, le mastosaure ne contrôlait plus ses flatulences et laissaitéchapper des pets qui s'embrasaient à leur tour. Ces flammes, qui venaientrôtir le museau des animaux placés en seconde position dans l'attelage,plongeaient ceux-ci dans une colère similaire ayant pour conséquenceimmédiate de les pousser, à leur tour, à projeter des jets de feu sur leursvoisins. On avait vu des équipes d'une douzaine de pachydermes s’entre-détruire jusqu'au dernier, cédant à une fureur aveugle. C'était un spectacleterrifiant que ces mastodontes ― arc-boutés sur des pattes plus épaissesque les piliers d'un temple ― qui s'aspergeaient mutuellement deflammes, et dont la carapace crevassée par la chaleur laissait échapper desrigoles de graisse dont les bouillonnements leur fricassaient le poitrail et lapanse. Mais le plus dangereux restait le moment où leurs gaz intestinauxexplosaient, les déchiquetant avant d'éparpiller plusieurs tonnes de débrisorganiques à la ronde.

Par chance, de telles catastrophes n'étaient point fréquentes. Ilconvenait toutefois de rester vigilant. Aussi les cornacs avaient-ils pourconsigne d'abattre les bêtes au premier signe de colère. Pour ce faire,Junia avait reçu en dotation un pieu de la longueur du bras et un solidemaillet. Armée de ces instruments, elle devrait, en cas de danger, chercherle joint entre les vertèbres cervicales de sa monture, et y planter le clougéant dont on l'avait munie. La moelle épinière sectionnée, le monstres'abattrait net avant d'avoir eu le temps de déchaîner son cataclysmeviscéral.

Elle priait pour que cela ne se produise jamais, car, lorsqu'unpachyderme s'écroulait, il était presque inévitable que son cornac finissebroyé sous sa masse. Certes, le travail était dangereux et solitaire, mais ilne lui déplaisait pas, après le sanglant tumulte de l'année passée, de resterisolée au sommet de la montagne de viande du mastosaure à contemplerl'étendue du désert.

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La solitude lui faisait du bien, et elle se sentait davantage en sécuritéavec ses pachydermes aux entrailles explosives qu'en compagnie deshumains. Les récentes tueries l'avaient dégoûtée de la société deshommes, elle, qui n'était pourtant guère novice en matière de batailles.Certaines images, insoutenables, continuaient à la hanter. En ce qui laconcernait, elle était restée en retrait, ne cédant à aucun moment à la folieguerrière des berserkers.

Cette retenue lui avait valu le mépris de ses compagnons d'armes quis'attendaient à la voir perpétrer mille débauches sanglantes. On en avaitconclu que sa réputation était usurpée. Elle s'en moquait, n'ayant jamaischerché l'approbation d'autrui. Le statut d'héroïne la laissait de glace. Ellejugeait ridicules ces guerriers qui exhibaient avec fierté leurs cicatrices, ets'enorgueillissaient d'avoir perdu une oreille ou quelques doigts à telle outelle bataille.

La géante s'ébroua, chassant ces pensées déprimantes, et concentrason attention sur la piste suivie par l'attelage. Le martèlement du troupeauen marche faisait trembler les rochers et, parfois, s'ébouler les falaisesinstables. Les dos musculeux des bêtes avançant flanc contre flancévoquaient les ondulations d'un océan gris, bizarrement écailleux. Audébut, elle avait souffert du mal de mer, allant jusqu'à vomir sur la tête desa monture. A présent, elle s'habituait. De même qu'elle s'accoutumait àl'odeur épouvantable des mastosaures. Cette puanteur était telle qu'ilarrivait que les cornacs s'évanouissent et basculent dans le vide pour finiren bouillie sous les pieds des monstres. La plupart, pour y échapper,s'introduisaient des boules d'opium dans les narines.

Junia épongea la sueur qui ruisselait sur son visage et sa poitrine àl'aide d'un chiffon. Le troupeau se mettait en marche au lever du soleilpour s'immobiliser à la tombée de la nuit. Habitués à la vie du désert, lespachydermes ne se désaltéraient qu'une fois par semaine. Il leur arrivaitalors d'assécher le point d'eau d'une palmeraie, ce qui les faisait détesterdes nomades campant aux alentours.

Mais l'unique, le vrai problème, c'était leur capacité de s'effrayer pourdes riens, eux qui pouvaient renverser le donjon d'un château fort parinadvertance. De là venait le danger, car il n'était pas facile de prévoir cequi risquait de les effrayer ou d'éveiller leur fureur.

On disait qu'ils détestaient certaines couleurs : le rouge, le jaune... oucertains sons, comme la musique des flûtes qu'ils confondaient avec lesifflement des serpents. Junia n'y croyait guère. Le problème, pensait-elle,

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venait de ce qu'ils percevaient le monde de façon déformée, et quecertaines odeurs les épouvantaient parce que trop violentes. Elle avait laquasi-certitude que l'odeur des lézards, par exemple, les rendait fous, alorsmême que cette bête minuscule ne pouvait aucunement leur causerpréjudice.

Quoi qu'il en soit, la troupe des pachydermes sillonnait le pays dans unmartèlement de pattes évoquant celui, sinistre, des tambours de guerre.Leurs pieds, à force de tasser la terre l'avait rendue infertile, la glèbe sechangeant peu à peu en une plaque durcie, rebelle aux socs des charrues.Le sable ne les ralentissait pas car, à force d'allées et venues, ils finissaientpar y tracer des routes solides aux reflets micacés.

Derrière l'attelage venait l'immeuble funéraire cahotant sur d'énormesroues dont les esclaves huilaient constamment les essieux. C'était unbâtiment cubique, aux allures de mastaba, sans décorations ni fioritures.Une masse rébarbative, grise, dépourvue de fenêtres. C'est à peine si, en yregardant de près, on distinguait çà et là des fentes d'aération laissantfiltrer la lumière du soleil. La construction comptait dix étages. Les morts yétaient parqués selon leur importance sociale, le sommet étant bien sûrdévolu aux castes supérieures. Tout bien considéré, et lorsqu'on cessaitd'employer la terminologie sophistiquée des prêtres, force étaitd'admettre qu'il s'agissait d'un empilement de cimetières. Oui, descimetières superposés qu'on promenait d'un bout à l'autre du pays pourpermettre aux défunts d'échapper à la voracité des taupes nécrophages.

Le concept paraissait cocasse, voire blasphématoire, mais il avait falluen arriver là quand on avait admit l'impossibilité d'ensevelir un mort sansqu'il soit dans la minute dévoré par les taupes. Les familles, elles,refusaient catégoriquement la solution de l'incinération, un bûcher auraitpourtant résolu le problème... Devant cette obstination, on avait dûinnover.

― Par les dieux! s'était un soir exclamée Junia alors qu'elle vidait unecruche de vin en compagnie de Jôme le Noir. Qu'est-ce qui les gênetellement dans l'idée d'être réduits en cendre?

― Tu ne peux pas comprendre, avait soupiré le sorcier. Tu viens d'unautre pays, d'une autre culture. Ici, le corps doit demeurer intact s'il veutaccéder à la vie dans l'au-delà. La moindre mutilation interdit l’accès auparadis. On doit mourir avec la totalité des attributs physiques qui noussont donnés à la naissance. Cette idée est défendue par la corporation desembaumeurs qui en tire de grands bénéfices.

― Intacts? ricana la géante, c'est absurde. J'ai participé à la dernière

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guerre, et je puis t'assurer qu'il n'y avait pas grand monde d'intact sur leschamps de bataille. La plupart des morts avaient été réduits en morceaux.

― Je sais, murmura Jôme. Mais c'est une réalité que les gens refusentd'admettre. Et c'est justement là que les embaumeurs interviennent. Avecla complicité des prêtres, ils ont trouvé le moyen de contourner ladifficulté. En réalité, ils ne se contentent pas d'embaumer, ilsreconstruisent le défunt de manière à lui donner une apparence décente.On leur amène une caisse contenant une tête, une main, un tronc, unpied... avec ces bouts épars, ils façonnent un mannequin de cire grandeurnature incluant les restes du défunt.

― Ce n'est qu'une tricherie!― Oui, mais c'est admis. Les prêtres et les embaumeurs se sont

entendus pour légaliser cette supercherie qui leur rapporte beaucoupd'argent. Les prestations se monnayent selon la qualité du travail. Lespauvres doivent se contenter d'un mannequin grossier, une poupée dechiffon. Les riches, eux, peuvent s'offrir une statue de cire qui frise l’œuvred'art. Un corps en trompe-l’œil faisant illusion.

― C'est du délire!― Non, c'est la religion. Tu l'as dit toi-même: les morts ramassés sur les

champs de bataille étaient en pièces. Qui a envie d'inhumer un sac remplisde tripaille en vrac? Personne. Ce serait condamner le défunt à errerinterminablement dans les limbes, poursuivis par la meute des chiens del'enfer mis en appétit par ces rogatons. Grâce à ce subterfuge, les organesépars sont coulés à l'intérieur du mannequin de cire, ou cousus dans lapoupée de chiffon. Une fois le mort paré de ses vêtements de cérémonie,on n'y voit que du feu. Les apparences sont sauves... et la famille estrassurée. De cette façon le défunt accédera au paradis et ne reviendra pasles hanter la nuit, ou ne cherchera pas à se venger en attirant sur leur clanla ruine et la maladie.

Jôme n'exagérait pas. Junia s'en rendit compte lorsqu'elle visita pour lapremière fois l'immeuble-cimetière, lors de son engagement. Guidée parun chef embaumeur, elle chemina dans les méandres de ce labyrintheplongé dans une pénombre perpétuelle, et où les rais de lumièrestombant des meurtrières semblaient des épées de feu. L'atmosphèreraréfiée se trouvait encore alourdie par les relents des bitumes, sels,épices et vinaigres assurant la conservation des chairs.

Chaque étage comportait plusieurs salles : le quartier des embaumeursavec ses laboratoires, ateliers et bacs de conservation ― où les débrisépars des morts, flottant dans des baignoires de natron, attendaient d'être

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ré-assemblés ― venaient ensuite le dortoir des ouvriers funéraires, puis lecimetière proprement dit.

Le champ sacré occupait presque toute la surface de l'étage. On y avaitentassé de la terre sur un mètre d'épaisseur afin de constituer un clos dudernier repos acceptable. C'est dans ce jardin suspendu qu'étaientensevelis les cadavres reconstitués. Hélas, l'espace valait cher, et les mortsdevaient se résoudre à se serrer contre leurs voisins de tombeau, en uncoude à coude qui manquait d'intimité. Une minuscule dalle carréeindiquait leur nom. Voilà tout. Ni statue ni décoration n'enjolivait lasépulture. On avait toutefois tenté de contrebalancer l'austérité du lieu enfaisant courir sur les murs des fresques colorées évoquant la vie joyeusedes défunts dans l'au-delà. Une vie peuplée d'agapes, de rires et d'orgies.

Cette organisation se répétait d'étage en étage, mais s'améliorait au furet à mesure qu'on se rapprochait du sommet du bâtiment.

― Le manque de lumière interdit l'utilisation de fleurs, précisa le guide.De toute manière les familles viennent rarement se recueillir sur lestombes.

Le cimetière roulant se déplaçant sans cesse, c'était en effet difficile.Junia trouva que la terre sentait le moisi. Elle se décolorait par endroits

sous l'action des sucs d'embaumement suintant des cadavres. Tout celan'avait rien de réjouissant, mais les thanatopracteurs semblaient à l'aisedans cette atmosphère confinée. La plupart d'entre eux avaient la peaublême et craignaient la morsure du soleil, aussi ne sortaient-ils qu'à la nuit,lorsque les pachydermes s'immobilisaient.

C'était aussi au crépuscule que les colonnes de familles endeuilléesconvergeaient vers l'oasis, chacune transportant à dos de mulet lesrécipients funéraires contenant les restes des défunts. La taille de cesurnes dépendait de ce que la veuve avait pu récupérer au soir de labataille. Les plus chanceuses amenaient de grandes amphores, les autresde simples marmites. Les débris organiques étaient conservés dans levinaigre ou l'alcool de palme. Le cœur de Junia se serrait chaque foisqu'elle voyait s'avancer ces cohortes silencieuses enveloppées de voilesnoirs. Le transfert des restes s'effectuait sans un mot, les embaumeurs secontentant d'inscrire au goudron le nom du défunt sur le flanc durécipient... et d'empocher le prix de la cérémonie.

La géante poussait un soupir de soulagement lorsque se levait le jouret qu'elle aiguillonnait le pachyderme de tête pour reprendre la marche.Elle appréciait de vivre au grand air et non dans les entrailles du cimetièreà étages dont les énormes roues grinçaient dans son dos.

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La halte ne durait jamais plus d'une nuit car les nécrophages seremettaient en chasse dès le lever du soleil. Si l'on n'avait pas à craindreleurs assauts aux heures ténébreuses, c'est que le froid nocturne lesengourdissait, les faisant sombrer dans une semi-hibernation. La fournaisedu jour, elle, réveillait leur appétit et ils se lançaient à la poursuite ducimetière roulant dans l'espoir de le prendre à l'abordage pour s'y faufilerd'étage en étage.

Souvent, lorsqu'elle jetait un coup d’œil par-dessus son épaule, Juniadistinguait les sillons parallèles de leurs déplacements souterrains de partet d'autre de l'attelage. Le sable se ridait, se boursouflant puis s'affaissant,comme labouré par un soc de charrue invisible. Mais les taupes nes'attaquaient jamais aux pachydermes dont les énormes pattes lesauraient broyées au premier contact. La plupart du temps, elles seglissaient entre les roues géantes, sous l'immeuble, dans l'espoir d'enpercer le fond et d'y ouvrir un tunnel. C'était absurde, bien sûr, la base del'édifice étant recouverte de plaques de bronze étroitement boulonnées.

Quand Junia avait qualifié devant Jôme cette stratégie de stupide, lemagicien avait grimacé.

― J'en suis moins sûr que toi, avait-il grogné. On raconte que cesfoutues pieuvres des sables sont capables de cracher de l'acide. Il sepourrait, qu'à force d'asperger le même endroit, elles finissent par endissoudre le revêtement. Elles sont moins bêtes qu'on ne se plaît à lecroire.

― Mais pourquoi ne s'attaquent-elles qu'aux morts? Elles pourraienttout aussi bien dévaster les villages ou les camps de nomades, non?

― Non, ce sont essentiellement des charognards. Elles n'aiment que laviande corrompue. Probablement parce qu'elles sont incapables dedigérer la chair fraîche. Par ailleurs, je ne suis pas certain que le cimetièreroulant soit imprenable. Il se peut qu'un jour nous ayons une mauvaisesurprise.

4.

Shagan remontait en maugréant le corridor menant à la salled'embaumement du cinquième. Le chef thanatopracteur l'avait convoquéune heure plus tôt, et il lui avait fallu tout ce temps pour escalader leséchelles et les escaliers reliant les différents étages. Son infirmité leralentissait, il est vrai, toutefois on tolérait sa lenteur en raison del'extraordinaire puissance musculaire de son torse et de ses bras. Il était

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capable, à mains nues, de tordre un fer à cheval aussi facilement qu'oneffeuille une marguerite or, depuis la guerre, le royaume souffrait d'unepénurie d'hommes forts. La plupart des héros logeaient désormais sousterre, à un étage quelconque de l'immeuble-cimetière, il devenait doncdifficile d'exiger d'eux la moindre corvée.

Shagan détestait le spectacle de la salle d'embaumement, et plusparticulièrement celui des mannequins de cire auxquels on emboîtait tantbien que mal les restes des défunts : une tête, un bras, une jambe... bref,ce qu'on avait pu récupérer au soir des affrontements. Certes, il admettaitsans peine que les embaumeurs faisaient preuve d'un indéniable talentdans l'imitation des corps. Leurs statues présentaient une pilosité, desgrains de beauté, voire de fausses cicatrices, capables de leurrer l’œil leplus averti. Lui-même s'y était laissé prendre à plusieurs reprises; lesartistes allant jusqu'à contrefaire le grain de la peau en roulant une orangeà la surface de la cire.

A cet étage on traitait principalement les dignitaires de moyenneimportance. Des gouverneurs de petites provinces qui ― ignorant tout del'art militaire ― avaient commis l'erreur d'acheter une charge dansl'armée avec l'espoir de revenir dans leur fief couverts d'or et d'honneurs.En fait de gloire, ils avaient fini taillés en pièces par des mercenaires fous,aux dents limées en pointe, qui les avaient dévorés. Leurs familles s'étaientruinées pour leur rendre une apparence décente, et leur permettred'accéder au paradis.

― Tu dois ensevelir ces trois-là, ordonna à Shagan l'embaumeur enchef. Le prêtre passera plus tard pour la cérémonie. N'oublie pas deplanter un drapeau rouge sur chaque nouvelle tombe afin qu'il puisse lesrepérer au premier coup d’œil. La dernière fois tu as oublié et je me suisfait engueuler.

Shagan ricana sous cape, il connaissait les fameuses bénédictions desprêtres qui se réduisaient à deux phrases psalmodiées par un officiantpressé de reprendre sa sieste là où on l'avait interrompue.

Il entassa les trois cadavres sur une civière munie de roulettes, lesficela avec une sangle afin de ne pas les semer en route, puis s'attela aubrancard qu'il entreprit de haler au long du corridor.

Le cimetière se trouvait à l'autre bout du bâtiment. Au fur et à mesurequ'on s'en rapprochait, l'odeur de moisissure se faisait plus forte. Quand ilfranchit le seuil de la salle, il constata une fois de plus que la placedisponible se réduisait à vue d’œil. La guerre civile avait fait tant de mortsqu'on ne saurait bientôt plus où les loger. Certains prétendaient même

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que la population du royaume avait diminué des deux tiers, et qu'il nerestait plus de mâles en âge de procréer. Dans les hautes sphères, certainsministres envisageaient déjà d'acheter des esclaves dans les pays voisinspour assurer la perpétuation de l'espèce, ce qui ne faisait pas le bonheurdes nobles attachés à la notion de pureté raciale. Ces débats stérilesamusaient Shagan. En effet, quand on se donnait la peine d'étudierl'histoire du royaume, on découvrait que cette prétendue pureté était unleurre, la population s'étant constituée à partir de fuyards chassés desÉtats voisins par les invasions, et dont la fuite aveugle s'était trouvéearrêtée par la mer.

Ayant dénoué la sangle retenant les cadavres, il traîna le premierd'entre eux vers un espace demeuré libre, et se mit à creuser. La besognefut vite expédiée car la terre était meuble et la profondeur de la fosse nepouvait outrepasser un mètre, au-delà le tranchant de la pelle butait sur leplancher séparant les étages.

Il travailla ainsi une heure, allongeant les corps dans leur dernièredemeure. C'était le moment crucial de l'opération car les mannequins decire ― en dépit des armatures les consolidant ― avaient tendance às'effriter ou à se tordre, ce qui les condamnait parfois à des posturesmalséantes. Il arrivait également que les membres, les têtes d'origine, sedétachent des corps parce qu'on les y avait mal collés. Shagan sedépêchait de jeter en vrac ce fatras au fond du trou avant qu'un prêtre nes'en aperçoive et ne hurle au blasphème. Il n'en concevait aucuneculpabilité car il avait le plus grand mal à se persuader que ces subterfugeset rafistolages garantissent réellement aux morts l'accès au paradis. A sonavis, les dieux devaient se tordre de rire en voyant débarquer cesmannequins aux allures de puzzle mal assemblé. A n'en pas douter, ils enfaisaient des marionnettes pour amuser leurs rejetons, qui s'empressaientbien sûr de les démantibuler.

Mais ces rites obligatoires assuraient de solides rentrées à un clergéque la guerre avait enrichi, et personne n'osait contester cette dérive de lareligion.

Son travail achevé, il regagna la salle d'embaumement. Ce travaill'ennuyait mais lui assurait le gîte et le couvert, dans l'état actuel duroyaume c'était inespéré, surtout pour un guerrier au chômage. Certes ―à l'instar de beaucoup de ses compagnons d'armes ― il aurait pu se faireengager comme reproducteur, car il disposait entre les cuisses d'un

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équipement avantageux; hélas! les femmes refusant de se faire engrosserpar un infirme, cet emploi lui était fermé.

Le chef d'équipe l'attira à l'écart, une expression soucieuse déformaitson visage blême.

― Il faudrait... fit-il d'un ton hésitant. Il faudrait que tu descendes aurez-de-chaussée, il s'y passe des choses anormales à ce qu'on raconte.J'aurais besoin de ton avis.

Shagan acquiesça, il n'ignorait point de quoi il retournait. Il savaitégalement que l'embaumeur était un couard et que, pour rien au monde,il ne se serait risqué dans cette région de l'immeuble réputée infâme.

En effet, le rez-de-chaussée, situé juste au-dessus des roues, était pardéfinition réservé au cimetière commun. C'est là qu'on ensevelissait lesgens du peuple, les moins que rien qui n'étaient pas assez riches pours'offrir un mannequin de cire et devaient se contenter d'une grossièrepoupée de chiffon ou de paille. Le lieu était encombré, mal entretenu, etexhalait une puanteur insoutenable en raison de la piètre qualité desembaumements. Les thanatopracteurs avaient la mauvaise habituded'essayer leurs liquides de conservation sur les cadavres de basseextraction, or beaucoup d'essais étaient loin de s’avérer concluants. Endéfinitive, il s'agissait moins d'un cimetière que d'une décharge. Lesprêtres, lorsqu'ils devaient s'y rendre pour psalmodier les rituels,procédaient en se bouchant le nez et abrégeaient autant que possible lacérémonie.

Sans plus attendre, Shagan prit la direction des escaliers et entama lalongue descente vers les bas-fonds de l'immeuble.

Atteignant la dernière volée de marche, il jugea plus prudentd'annoncer son arrivée au cerbère en faction.

― Artus? cria-t-il. Tu es là, c'est moi. Ne me saute pas dessus,d'accord?

Artus était un lion d'une taille impressionnante habité par l'âme d'unex-professeur de philosophie. Hélas! le voisinage de l'intellectuel et dufauve avait généré un mélange instable, susceptible d'exploser à toutmoment, car tantôt le philosophe dominait le félin, tantôt le carnassierprenait le pas sur le sage, aussi était-il avisé de s'approcher de la créatureavec une grande prudence.

Le lion, après avoir tenté de régner sur une harde de six femelles,s'était lassé de la vie sauvage et des jalousies de concubines, il avait doncrejoint Shagan et Junia dès les prémices de la guerre civile. Il avait pris part

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aux combats avec une jouissance effrayante, dévorant une invraisemblablequantité de combattants, ce qui lui avait valu d'être vénéré à l'égal d'undieu par les hommes de troupe. A la fin des hostilités, désœuvré, il avaitsuivi ses deux amis dans leur exil et trouvé une place de chien de gardedans l'immeuble-cimetière. Son travail consistait à intercepter toutnécrophage ayant réussi à s'infiltrer au rez-de-chaussée. Cette besogne desous-fifre lui permettait de se maintenir en forme et d'aiguiser son instinctde grand prédateur. Il fallait toutefois éviter de le surprendre quand, malréveillé, il attaquait systématiquement chaque intrus sans se donner lapeine de l'identifier.

― Artus? répéta Shagan, c'est moi. Tu dors?― Non, grogna le lion. J'ai flairé ton odeur avant que tu n'ouvres la

bouche, tu pues autant qu'un troupeau de bouc... et ça m'a donné faim. Ily a trop longtemps que je n'ai pas dévoré un animal digne de ce nom.

Quelque peu rassuré, Shagan dévala la dernière volée de degrés. Ilrestait persuadé qu'un jour ou l'autre l'instinct du fauve submergerait cequi restait de l'esprit du philosophe. La jubilation des pulsions primairesaurait raison de la conscience du lettré.

L'animal, beaucoup plus gros qu'un lion ordinaire, l'attendait au bas del'escalier. Derrière lui, s'étendait le cimetière des pauvres, dont lesoccupants devenaient de plus en plus nombreux au point qu'on devaitrouvrir les anciennes tombes pour coucher les nouveaux défunts sur lesprécédents occupants. On arrivait, grâce à ce subterfuge, à entasser troiscadavres par emplacement. Les prêtres ― pour justifier ces pratiques ―assuraient que, de cette manière, les morts se sentaient moins seuls.

― Ça fait une semaine que j'ai prévenu le maître embaumeur, grognaArtus, et c'est seulement maintenant que tu arrives.

― Je viens quand on m'ordonne de venir, riposta Shagan. Du calmegros père! Je ne suis qu'un employé, et tu sais comment ça passe ici :chaque étage s'estime plus important que celui du dessous et ne s'occupeque de ses propres affaires. Ici, c'est le trou du cul de l'immeuble,personne ne veut en entendre parler... et encore moins le torcher. Alors,raconte-moi ce qui déconne...

Le vacarme des roues géantes qui tournaient sous le plancher rendaitla conversation difficile. La grande angoisse des occupants du cimetièreroulant était qu'elles s'embourbent jusqu'au moyeu dans une plaque desable pourri, et que le bâtiment s'immobilise au milieu du désert,devenant ainsi la proie des nécrophages qui s'empresseraient de l'assiéger.

― Alors? s'impatienta Shagan.

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― Alors ça s'aggrave, grommela Artus.― Les attaques de taupes se multiplient?― Il y a de ça, oui... Je les entends se coller sur la plaque de blindage

qui recouvre le dessous de l'immeuble. Ça fait un bruit de ventouse, etleur odeur devient plus forte. Les humains ne flairent rien car leurs senssont infirmes, mais il n'en va pas de même pour moi. Splosh... splosh...Elles jaillissent du sable pour adhérer au bouclier de bronze. Là, ellessécrètent l'acide contenu dans leurs tentacules. Quand elles se sontvidées, elles se décollent et passent sous les roues, mais il en vienttoujours d'autres. C'est un travail long, qui nécessite le sacrifice debeaucoup d'entre elles, mais qui finira par payer. Lors du dernier arrêt, àl'oasis de Menapta, je me suis glissé sous l'immeuble. Je peux te dire qu'aucentre du blindage se dessine à présent une zone foutrement rongée. Uneespèce de cratère qu'il faudrait combler. Mais les maîtres embaumeurshaussent les épaules. Ils sont persuadés que la carapace de bronze tiendrale coup. Ils se trompent.

Shagan hocha la tête. Il connaissait le problème. Prêtres, embaumeursse tenaient les coudes et se voilaient la face, trop occupés à se partager lebutin des inhumations. Le système fonctionnait à merveille, lesenrichissant chaque jour un peu plus, ils ne voulaient pas admettre qu'ilpuisse s'enrayer car, après tout, les dieux étaient de leur côté, n'est-cepas? Et comme c'était leur travail, ils trouveraient bien sûr une solution auproblème.

Shagan et Artus s'avancèrent entre les tombes dont les rangées sefaisaient de plus en plus serrées, les travées rétrécissant au fur et à mesureque le nombre d'occupants augmentait.

― Tu avais l'air de sous-entendre qu'il y avait autre chose qui clochait...souligna le cul-de-jatte.

― Exact, gronda le lion. Tu sais que les embaumeurs se servent descadavres de pauvres pour leurs essais.

― Oui. Ce n'est un secret pour personne.― Certains des liquides de conservation sont trop fortement dosés. Ils

ont tendance à ramener les cadavres à la vie.― Tu déconnes?― Disons que j'exagère. Les morts ne reviennent pas vraiment à la vie,

mais les drogues injectées ont tendance à réveiller certaines contractionsmusculaires, si bien qu'ils s'agitent dans leur tombe. Les mouvementsréflexes les poussent à creuser la terre pour se dégager. Plusieurs ont déjàcommencé à déambuler dans le cimetière. Oh! leur aspect n'a rien

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d'horrifiant. Les conservateurs ont très bien fait leur boulot et suspendu lacorruption des chairs. En fait, ils sont presque intacts, sauf qu'ilszigzaguent sans but et se cognent aux murs.

― Où sont-ils? Je n'en vois aucun.― C'est normal, je les ai réduits en morceaux. Quand on leur arrache

les bras et les jambes, ils éprouvent certaines difficultés à se promener.C'est pour ça que je t'ai fait venir, il faudrait que tu remettes tous les boutsen terre, en essayant de ne pas les mélanger. Tu vois?

― Merci du cadeau.― De rien, il faut maintenir un semblant d'ordre. Tu imagines l'effet sur

les populations si, à la prochaine oasis, des cadavres s'échappaient pourgambader dans les rues du village? Notre crédibilité en prendrait un sacrécoup.

Shagan ne releva pas, il ne parvenait jamais à déterminer si Artusplaisantait ou non. Le mélange du lion et du philosophe donnait d'étrangesrésultats.

Il s'immobilisa soudain. En travers de l'étroit chemin gisaient desmembres épars, un torse jeté de guingois. La tête continuait à grimacer età rouler des yeux. Les débris humains ne présentaient aucun signe decorruption et ne saignaient pas davantage. On avait l'impression decontempler une statue brisée. Une statue capable de rouler des yeux et declaquer des dents.

― Ça m'étonne que tu ne l'aies pas bouffé, siffla le cul-de-jatte.― Je n'ai même pas essayé, répliqua le lion. Le sérum de conservation

donne un goût abominable à la viande... et puis j'ai peur dem'empoisonner.

― Tu en as démantibulés beaucoup comme celui-là?― Cinq ou six, mais il en sort tous les jours, ça fait de plus en plus

désordre. Essaye de m'arranger ça.Shagan se mit à l'ouvrage en maugréant des injures. Durant l'heure qui

suivit, il s'appliqua à rassembler les débris corporels et à les remettre enterre, en s'évertuant à ne pas les mélanger car il avait le respect des morts.Il trouva néanmoins déplaisant de manipuler ces bras, ces jambestranchés, qui continuaient à gigoter entre ses mains. Le plus péniblec'étaient les têtes qui essayaient de le mordre. Il tenta de les empoignerpar les cheveux, mais ceux-ci s'arrachèrent. Quand il les saisit par lesoreilles, elles lui restèrent également dans les doigts. Finalement, il dut serésoudre à utiliser sa pelle pour pousser les têtes jusqu'à la fosse dontelles n'auraient jamais dû sortir.

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Il venait à peine d'en terminer, quand un remue-ménage se fit sur sagauche. La terre d'une tombe se soulevait sous l'effet d'une pousséeinterne. Très vite, une main émergea, suivie d'un bras.

― Je t'avais prévenu, s'esclaffa le lion. Ça n'arrête pas. Tu dois lesignaler aux embaumeurs, ils doivent être capables de concocter unantidote, non?

― Je vais demander à Jôme, soupira Shagan, ce sera plus sûr.

5.

Consulté, Jôme le Noir s'avoua incapable de résoudre le problèmeposé. Pour ce faire, il lui aurait fallu connaître la composition exacte de lasolution de conservation injectée aux cadavres, or les embaumeursrefusèrent farouchement de livrer les secrets de leurs formules.

― Ces effets secondaires sont passagers, affirma le maître embaumeurde première classe Shulzin. Ils disparaîtront au bout de quelques jours, ilest donc inutile de s'en alarmer à outrance. Ce lion est, de toute évidence,un pleutre qu'une souris effrayerait. De toute manière le cimetière du rez-de-chaussée est de peu d'importance, et d'un rapport quasi nul. Il estinenvisageable de consacrer du temps et de l'argent à son amélioration.C'est déjà beau que nous acceptions des défunts de basse extraction ànotre bord!

Il se trompait. Les symptômes allèrent en s'amplifiant. Au bout d'unesemaine les morts, non contents de déambuler dans la salle qui leur étaitréservée, grimpèrent les escaliers et envahirent le premier étage. Très vite,ils embouteillèrent les corridors, les salles d'embaumement. On ne pouvaitfaire un pas sans se heurter à cette foule hagarde, titubante, maisdépourvue d'agressivité.

Le maître embaumeur Shulzin, la sueur au front, dut admettre qu'ilavait commis une erreur d'appréciation. Il convoqua Shagan et Artus pourleur confier la tâche de refouler les envahisseurs au rez-de-chaussée.

― Vous devez bien comprendre, bredouilla-t-il, que le cimetière despauvres abrite trois mille défunts, peut-être davantage. Si ces créatures seréveillent et se répandent à l'intérieur de l'immeuble, ce sera le chaos. Quiplus est, ils risquent de contaminer les morts des cimetières supérieurs enles touchant. Ce bâtiment n'est habitable qu'à condition que chacun resteà sa place. Les morts chez les morts, les vivants avec les vivants.

― Si j'interprète correctement vos propos, siffla le lion, l'immeubleabrite trente à quarante mille cadavres?

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Shulzin s'agita, mal à l'aise et transpirant de plus en plus.― Approximativement, finit-il par avouer. L'équilibre du bâtiment n'est

assuré qu'à condition que les défunts restent sagement couchés sur le dos.S'ils commencent à se promener en tous sens, l'immeuble sera aussidéséquilibré qu'un navire dans la tempête. Il se mettra à tanguer, à rouler.Pire, la structure en subira le contrecoup, des crevasses se formeront, desfissures désagrégeront les murailles. Imaginez ce qui se passera si nousversons sur le flanc... Rien n'a été prévu dans cette éventualité. Sommetoute, le bâtiment est un chariot géant conçu pour rouler en terrain plat.

Il se tut, oppressé. Son visage avait pris la pâleur de la craie. Lorsqu'ileut recouvré son souffle, il murmura:

― Refoulez-les au point le plus bas. Tant qu'ils resteront au rez-de-chaussée, l'équilibre de l'immeuble ne sera pas compromis. La basefonctionne comme un cul de plomb, elle assure notre assiette.

― Avez-vous pensé, proposa Shagan, à ouvrir une brèche dans l'unedes parois? Il suffirait d'y pousser les morts, ils tomberaient dans le désert,les nécrophages nous en débarrasseraient aussitôt. Ce serait la curée. Jecrois qu'ils n'en feraient qu'une bouchée... et ne se priveraient pas deréclamer du rabiot.

Shulzin sursauta.― Vous êtes fou! hoqueta-t-il. Si cela se savait nous perdrions toute

crédibilité! Personne ne nous confierait plus le moindre défunt! Nousavons une réputation à tenir.

― C'est certain, ricana Artus, ce serait financièrement une perte sèche.La faillite assurée.

Le maître embaumeur, qui n'avait pas perçu l'ironie, approuva avecvigueur.

Durant une semaine, Shagan et le lion tentèrent de refouler les mortsambulants au rez-de-chaussée. Rapidement débordés, ils durent se faireaider par la légion d'esclaves qui, d'ordinaire, s'occupaient de l'entretiendes roues et des essieux. Ce ne fut guère une réussite car une terreursuperstitieuse s'empara des ouvriers et la plupart refusèrent obstinémentd'approcher les défunts. Quand il devint évident que le premier étage étaitperdu, on mura l'escalier conduisant au second. Hélas, on ne disposait quede briques d'argile séchées au soleil. Elles constituaient un médiocrebarrage que l'on dût l'étayer au moyen de toutes les poutres dont ondisposait. Le piétinement des trois mille cadavres du rez-de-chausséeauxquels s'ajoutaient à présent les trois milles défunts du premier étage,

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s'entendait à travers les planchers et courait dans l'épaisseur des murs.La nuit, quand les pachydermes faisaient halte au bord d'une oasis, et

que le grincement des roues s'arrêtait, ce martèlement courait surl'étendue du désert, terrifiant les populations nomades qui croyaient ydiscerner l'approche d'une armée d'exterminateurs.

Comme on n'avait plus accès au rez-de-chaussée, il fallut élargir unemeurtrière au deuxième étage pour la transformer en sortie de secours, ety installer une échelle de corde. Dès le soleil couché, les maçonsempruntaient cette voie pour se faufiler hors de l'immeuble et se laisserglisser jusqu'au sol. Une fois là, ils travaillaient d'arrache-pied à consoliderla porte d'entrée principale qu'on utilisait d'ordinaire. Shulzin craignait, eneffet, que les cadavres ne finissent par la défoncer et ne se répandent àl'extérieur. Les heures nocturnes étaient donc employées à renforcer lebattant blindé de manière qu'on ne puisse l'ouvrir de l'intérieur. Ce n'étaitguère aisé car, pour ce faire, il aurait fallu installer une forgeapprovisionnée en barres d'acier. De solides barreaux qui auraientdéfinitivement condamné ce point faible de l'architecture funéraire.

A cette occasion, Shagan renoua contact avec Junia. La géante, quivivait depuis plusieurs mois sur le dos de ses pachydermes où elle avaitinstallé un palanquin, ignorait tout du drame qui se jouait à l'intérieur dubâtiment. Les révélations du cul-de-jatte la stupéfièrent .

― Je sentais qu'il se passait quelque chose d'anormal, murmura-t-elle,l'immeuble faisait d'étranges embardées qui déstabilisaient l'attelage. Celamettait les bêtes de mauvaise humeur. C'est grave, si l'armée des morts necesse de courir de bâbord sur tribord le bâtiment va perdre l'équilibre, oules essieux se fausser. Tu imagines ce qui arrivera si une roue se brise ou sedétache?

― Je sais, soupira Shagan. Il aurait fallu se débarrasser des cadavres aufur et à mesure de leur transformation en les jetant en pâture auxnécrophages, mais les prêtres ont écarté cette solution sous prétextequ'elle allait ruiner leur commerce.

Jôme vint rejoindre les trois amis qui complotaient autour du feu decamp. Il ne leur cacha point qu'il était d'humeur chagrine car son troisièmebras lui cherchait noise depuis le début du voyage.

― Il ne pense qu'à me torturer, grommela-t-il, sa nouvelle manie c'estde m'arracher les poils du pubis au moment où je m'y attends le moins.

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C'est désagréable, je vous assure.1

Personne ne releva, car le récit des relations conflictuelles que Jôme leNoir entretenait avec son jumeau intérieur aurait duré toute la nuit. Ons'empressa donc de lui demander des nouvelles de l'antidote censéramener les morts à une conduite raisonnable.

― N'y pensez plus, grogna le sorcier. Les embaumeurs refusentobstinément de me révéler les formules de leurs conservateurs. Je suiscoincé. On ne peut pas fabriquer d'antidote sans connaître la nature dupoison.

Les forgerons travaillèrent jusqu'à l'aube sans parvenir à un résultatprobant.

― Je ne peux pas garantir que le battant résistera à la pousséeintérieure d'une foule essayant de l'arracher de ses gonds, grommela lemaître d'oeuvre. Si les morts se mettent à plusieurs centaines pour exercerune poussée, il est fort possible que la porte s'arrache du chambranle.

― Ce serait peut-être ce qui pourrait nous arriver de mieux! ricanaShagan. Ils tomberont sur le sable et les nécrophages se chargeront d'eux.Le trop plein sera évacué.

Le forgeron fit la moue et chuchota:― C'est une façon de voir les choses, mais ce n'est pas celle des

prêtres. Si cela se produit, nous serons punis pour notre incompétence.Moi, mes ouvriers... et vous. Les embaumeurs auront intérêt à fairedisparaître les témoins de leur incompétence. Nous serons tous mis à mortet remplacés. Ils ne peuvent pas se permettre d'être accusés deblasphème par les familles des défunts. Non seulement ils seretrouveraient ruinés, mais le roi leur infligerait une sanction exemplaire.

― De quel genre?― On les emmurerait à l'intérieur de l'immeuble, sans eau ni

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Voir Les ombres du Roi Squelette. Editions Bragelonne.

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nourriture, et on les abandonnerait dans le désert.Ils se séparèrent, maussades.

Lorsque l'attelage reprit sa course pesante, Junia constata quel'immeuble recommençait à se balancer, déséquilibré par les mouvementsde foule qui perturbaient son centre de gravité. Les bêtes, tirées tantôt àdroite tantôt à gauche, s'irritaient de ces soubresauts. Plus inquiétant,l'une des roues émettait un couinement strident, comme si quelque chosegênait sa rotation. Quand elle regarda par-dessus son épaule, la géante vitque des étincelles et de la fumée s'échappaient du moyeu. L'échauffementdes essieux s'aggravait depuis que les esclaves ― dans l'impossibilitéd'accéder au rez-de-chaussée ― ne déversaient plus dans les tuyauxl'huile destinée à les graisser. Si cela continuait, le métal surchauffé seramollirait, et la roue sortirait de son axe.

Dans l'espoir d'y remédier, Junia tenta de modérer l'allure despachydermes, ce fut un échec. Une fois lancées, les bêtes répondaientrarement aux injonctions. Inquiète, la jeune femme resta longtemps àobserver le bâtiment bringuebalant. Elle pensait à Shagan, et à ce qu'il luiarriverait si la bâtisse se renversait. Il finirait probablement écrasé sous destonnes de pierres et de briques, comme tous ses occupants, et cela, ellene pourrait le supporter. L'imminence de la catastrophe avait eu raison dela froideur qu'elle avait éprouvée ces derniers mois envers le cul-de-jatte.Elle en fut soulagée. Le danger les avait toujours rapprochés plusétroitement que le sacrement du mariage ou l'union charnelle de deuxamants. La mort les enchaînait l'un à l'autre, indissoluble. Oui, la mortétait une valeur sûre. Elle ne se dévaluait jamais.

Une nouvelle semaine s'écoula pendant laquelle la situation empira.Embaumeurs, prêtres et esclaves durent fuir en hâte le troisième étage luiaussi contaminé par la vague de réveils somnambuliques. Il suffisait qu'undéfunt se frotte à un autre pour que les sérums conservateurs setransmettent au corps jusque là inerte. Normalement, cela n'aurait pas dûse produire, mais les cadavres du rez-de-chaussée ― responsables del'épidémie de réveil ― avaient envahi les étages supérieurs et piétiné laterre des autres cimetières; ce faisant, ils en avaient profanéinvolontairement les tombes. La couche d'humus étant fort mince, leurspieds entrant en contact avec les corps inhumés avaient transmis lamaladie à leurs frères de tombeau, qui n'avaient pas tardé à rejoindre leurdéambulation insensée.

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Shulzin organisa en hâte une nouvelle réunion de crise car la situationdevenait critique, pour ne pas dire désespérée. Shagan, Artus le lion etJôme le Noir, y furent conviés bien qu'on les considérât comme desemployés de rang inférieur.

― Nous sommes sur le point d'être submergés, avoua l'embaumeur. Enaccord avec Korianos, le doyen des prêtres, nous nous sommes résolus àopter pour une solution expéditive.

― Ah ouais? ricana Shagan, vous vous êtes enfin décidés à jeter lesmorts dans le désert?

― Non, fit Shulzin en se raidissant. Ce serait une solution trop voyante.La chose doit se dérouler sans témoin, notre crédibilité en dépend. Si l'onnous dénonçait, nous finirions tous sur un bûcher.

― Alors quoi? s'impatienta Artus.― Nous allons introduire une meute de nécrophages à l'intérieur de

l'immeuble, murmura l'embaumeur. ― Quoi? hoqueta Jôme. Vous avez conscience que ce serait le pire des

sacrilèges ?― Oui, admit honteusement Shulzin. Mais il y va de notre survie à

tous.― Et comment envisagez-vous la chose? s'enquit Shagan, toujours

pratique.Korianos, le plus âgé des prêtres, se leva. On distinguait à peine ses

traits sous l'accumulation de tatouages couvrant son front et ses joues.― Il va nous falloir capturer quelques spécimens, expliqua-t-il, une

demi-douzaine tout au plus. Nous les lâcherons ensuite dans les étagesinfectés. Leur gourmandise est telle qu'il ne leur faudra pas longtempspour dévorer les... déambulateurs .

Shagan retint un sourire. C'était bien là l'hypocrisie des prêtres : jouersur les mots! Ainsi, les nécrophages ne mangeraient pas de cadavres, non,mais des déambulateurs. Ce n'était pas la même chose, bien sûr, dévorerun déambulateur ne tombait pas sous le coup de la loi. Quelle farce!

― En une semaine, le bâtiment sera assaini, insista le vieillard, et nousn'évoquerons plus jamais cette regrettable histoire. Une enquête seradiligentée sur l'origine des potions ayant généré ce déplorable incident.

― Tu parles! murmura Artus à l'oreille de Shagan. Je suis prêt à parierma queue et ma crinière qu'ils vont faire le grand ménage. Ils ne peuventpas s'offrir le luxe de laisser des témoins. Quand nous aurons fait le saleboulot, ils nous tueront. Puis ils renouvelleront le personnel au grandcomplet au marché d'esclaves de Mankipoor.

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Shagan acquiesça, l'oeil mauvais.La séance fut levée, mais Shulzin attira le cul-de-jatte et ses amis à

l'écart. Après s'être raclé la gorge, il déclara:― Korianos a décidé d'une stratégie que vous devrez suivre à la lettre.

Voici en quoi elle consiste. Nous allons arrêter l'immeuble au milieu dudésert, là où personne ne risque d'assister à nos manigances. Deux d'entrevous feindront de porter un mort en terre, et commenceront à creuserune fosse. Bien évidemment, ces préparatifs attireront un nécrophage.Quand il jaillira du trou, il vous suffira de le capturer. A cet effet, je voussuggère de vous faire assister par cette géante, Junia, qui conduitl'attelage. Elle seule dispose de la force nécessaire pour immobiliser labête. Vous réitérerez cette comédie jusqu'à ce que nous disposions d'uncheptel suffisant. C'est simple, non?

Pauvre abruti! songea Shagan, on voit bien que tu n'as jamaisapproché un nécrophage! Chaque tentacule est aussi puissant que troisbras d'homme! Or la bête en possède quatre!

― Très bien, soupira Jôme, mais il faudra nous prêter un cadavre pourappâter les taupes.

Shulzin sursauta.― Vous n'y pensez pas! hulula-t-il. Ce serait un sacrilège. Korianos s'y

refuse absolument. L'un d'entre vous devra jouer le rôle du mort.― Allons! c'est absurde! protesta le magicien. Les nécrophage savent

parfaitement faire la distinction entre les vivants et les défunts! Nous neles abuserons pas aussi facilement.

― Nous y avons réfléchi, lâcha Shulzin d'un ton suffisant. C'estpourquoi nous vous donnerons une potion préparée à cette intention.Celui qui la boira, sombrera dans une torpeur proche de la mort, son cœurne battra plus qu'une fois par minute. La capture effectuée, vous lui ferezabsorber un antidote qui le ramènera à la vie. Vous voyez, c'est simple...Toutefois, soyez prudents, s'il reste plus d'une heure dans cet état destase, il mourra pour de bon. Pour que l'appât soit plus efficace, jerecommande que le sujet se frictionne avec une pommade à base de chairputréfiée. L'odeur de décomposition achèvera d'attirer l'animal.

Ah! La vieille canaille! pensa Shagan, je savais bien qu'il nous préparaitun coup en vache!

Le lendemain, Junia eut bien du mal à convaincre les pachydermes defaire halte au cœur des sables alors que le soleil était haut dans le ciel. Cen'était pas dans leurs habitudes, et leur instinct s'y refusait. Elle crut,

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l'espace d'un instant, qu'ils allaient se mettre en colère. C'était leur plusgrand défaut : ils étaient capables de passer de la placidité à la fureurabsolue en deux secondes. Pour cette raison, on ne cherchait guère à lesdomestiquer, mais dans le cas du cimetière roulant — aucune autre bêten'étant en mesure de tracter le bâtiment sur d'aussi longues distances —il avait fallu se résoudre à les utiliser.

Lorsque l'immeuble s'immobilisa, Shagan et Jôme descendirent dutroisième étage au moyen de l'échelle de corde. Ils apportaient une cageet une pelle. Junia les attendait à l'ombre d'une roue. Elle en avait profitépour examiner le dessous de la bâtisse. Le diagnostic n'était guèreoptimiste. Les jets d'acide répétés avaient dégradé le revêtement blindérenforçant la base de l'immeuble. A certains endroits les plaques debronze s'émiettaient, ce qui fragilisait la structure dans sa totalité. Si labase se lézardait, les parois ne tarderaient pas à suivre le mouvement.

Elle fit part de ses observations à ses compagnons, mais Shagan haussales épaules en grognant:

― Un problème à la fois! Aujourd'hui je dois surtout éviter de me fairebouffer par ces foutues pieuvres des sables, et ce n'est pas joué d'avance.

S'éloignant d'une dizaine de mètres, ils décidèrent de creuser lapremière tombe tout en sachant que, dès les premiers coups de pelle, lesnécrophages convergeraient dans leur direction.

― Tu dois d'abord te frictionner avec cette pommade, rappela Jôme. Jete préviens, elle pue comme l'enfer. C'est un onguent à base de chairpourrie, mais ça dissimulera ton odeur de vivant.

― Donne, fit Shagan d'un ton résigné. Je sais ce que c'est, pendant laguerre je me suis retrouvé coincé sous un monceau de cadavres trois joursdurant. La pourriture me coulait dans les yeux et la bouche. On s'habitue àtout.

Le magicien n'avait pas menti, la puanteur soulevait l'estomac. Stoïque,Shagan se barbouilla en retenant sa respiration. Quand il eut terminé, ils'allongea sur le sable, les bras croisés sur la poitrine.

― A présent, reprit Jôme. Tu dois avaler cette pilule. C'est le plusdélicat. Tu vas perdre conscience, ton cœur ralentira jusqu'à ce que tutombes en hibernation. Apparemment, tu auras tout d'un cadavre, mais ilne faut pas que cela dure trop longtemps, sinon tu mourras pour de bon.C'est pour cela que j'ai apporté cette clepsydre qui nous indiquera lemoment où je devrai te faire absorber l'antidote.

― J'ai compris tout ça, s'impatienta le cul-de-jatte. Je sais que tu feraspour le mieux, sinon Junia se chargera de t'arracher la tête.

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Jôme blêmit car l'infirme ne plaisantait pas.Shagan goba le cachet et ferma les yeux tandis que Jôme retournait la

clepsydre pour mesurer l'écoulement du temps. Sans plus attendre, Juniasaisit la pelle et se mit à creuser. Shagan sombra très vite dansl'inconscience. La géante pelletait avec vigueur car la terre sablonneuses'éboulait, si bien que la fosse avait tendance à se remplir au fur et àmesure qu'on la creusait.

― Je crois que ça vient, annonça le magicien au bout d'une dizaine deminutes. Je vois un sillon se dessiner à la surface du sable. Tiens-toi prête.

― Ouvre la cage, ordonna la géante. Je vais essayer d'assommer labestiole mais ce n'est pas gagné d'avance. Reculons, il faut qu'elles'imagine qu'il s'agit bel et bien d'un enterrement. Ces prédateurs ne sontpas aussi stupides qu'on l'imagine.

Dissimulant la pelle du mieux possible, elle adopta une attitude derecueillement tandis que Jôme psalmodiait le rituel funéraire en usagedans cette partie du royaume.

Du coin de l’œil, la jeune femme surveillait la progression du sillontrahissant les déplacements de la bête. Pour le moment, il ne progressaitplus. Le charognard se méfiait. Un tentacule émergea, analysant lesodeurs. L'anatomie des nécrophages était très particulière. Chacun de leurtentacule comportait un œil et une narine en sus de ventouses denteléescapables ― une fois la proie capturée ― de l'asperger de sucs digestifs quila ramollissaient et facilitaient son ingestion. Si, par malheur, la bêteréussissait à s'emparer de Shagan et à l'entraîner dans son tunnel, le cul-de-jatte serait rapidement prédigéré et transformé en bouillie humaine. Lacapture de l'animal se devait donc d'être rapide si l'on voulait récupérerl'appât intact.

― Ça y est! haleta Jôme, il reprend sa reptation. Il se rapproche.Junia contracta ses muscles. Il lui faudrait, le plus possible, éviter le

contact des ventouses et leur baiser urticant si elle ne voulait pas voir sapeau partir en lambeaux, ce ne serait pas facile. Elle misait sur sa forcephénoménale pour estourbir la bestiole. Avec un peu de chance, un coupde poing sur la tête l'assommerait suffisamment pour qu'on puisse la jeterdans la cage.

Elle tendit l'oreille, guettant le crissement du sable qui s'éboulait au furet à mesure que progressait le tunnel foré par le charognard. Il allait jaillirde la tombe d'une seconde à l'autre, elle devait se tenir prête...

Hélas, l'horrible bestiole se montra plus rapide. Tout à coup elle fut là,surgie du néant dans un brouillard de poussière jaune. Deux de ses

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tentacules se nouèrent autour de Shagan... La seconde d'après elle reculaitdéjà, emportant son butin, s'enfonçant à reculons dans le tunnel qu'ellevenait de forer.

Junia laissa échapper un cri de détresse. Elle avait commis l'erreur dese croire plus véloce que le monstre. Quelle stupidité! Sans plus réfléchir,elle jeta la pelle à Jôme et plongea dans le trou, à la suite du nécrophage.Celui-ci, embarrassé par sa proie inerte, progressait moins vite que lors del'attaque. Junia entreprit de ramper dans le boyau qui s'éboulait en partiesur sa tête et ses épaules. Par chance depuis ses aventures dans la cavernedes lions, où elle avait dû absorber un élixir magique, elle jouissait de lafaculté d'y voir dans l'obscurité. Elle entendit la bête feuler de rage, à lamanière d'un léopard en colère. Shagan la ralentissait mais la gourmandiselui interdisait de l'abandonner. Deux tentacules se tendirent, à la rencontrede Junia, crachant des jets de sucs acides dans l'espoir de l'aveugler. Lesable qui continuait à pleuvoir de la voûte en diminua l'efficacité.

La géante savait que le temps jouait contre elle. A force de gesticuler,elle allait provoquer l'effondrement du plafond, et se retrouverait enterréevive. Dans un ultime sursaut, elle se jeta sur le nécrophage et le frappa àcoups redoublés. La bête essaya de l'étrangler en nouant l'un de sespseudopodes autour de son cou, mais la jeune femme banda ses muscleset continua à marteler la chair flasque du monstre.

Brusquement, l'étau qui menaçait de l'étouffer se desserra, et elle putde nouveau respirer. Le nécrophage, assommé, ne luttait plus. Au mêmemoment le tunnel s'effondra sur les combattants, les ensevelissant dans sagangue.

Ils seraient morts si Jôme ― qui avait suivi leurs déplacements auxsoubresauts perceptibles en surface ― n'avait aussitôt creusé avec fureurpour les dégager, manquant au passage de fendre le crâne de la géanteavec sa pelle.

Dès qu'elle fut à l'air libre, la jeune femme s'empressa de dégagerShagan de l'étreinte de l'animal, et de jeter ce dernier dans la cageamenée à cet effet.

Jôme, lui, se pencha sur l'infirme pour lui administrer l'antidote conçupar les embaumeurs.

Junia souffrait de brûlures venimeuses sur les bras, les épaules et lagorge. Elle n'en concevait aucune inquiétude, les Oonis ayant la faculté deguérir rapidement des atteintes physiques. Elle était plus angoissée en cequi concernait Shagan car elle n'avait qu'une confiance limitée dans lestalents de chimistes des embaumeurs. Pourquoi s'en étonner puisque

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leurs clients ordinaires n'avaient guère l'habitude de se plaindre ?Heureusement, le cul-de-jatte finit par se réveiller en se plaignant

d'une affreuse gueule de bois. Il ne conservait aucun souvenir de sonaventure.

La cage du nécrophage fut hissée par les prêtres impatients. La bêteinconsciente fut introduite à l'étage du dessous par un trou percé dans leplancher. On ne doutait pas qu'elle se mît à l’œuvre dès qu'elle auraitrepris connaissance.

― C'est très bien, décréta Shulzin, vous n'avez plus qu'à repartir enchasse. Le plus tôt sera le mieux. Je pense qu'avec cinq autres spécimensnos problèmes seront réglés en moins d'une semaine. Ces monstres sontd'une voracité effrayante.

Les trois amis récidivèrent donc le lendemain et le jour suivant avecsuccès. L'expérience leur permit d'affiner leur technique de chasse. Hélas,lors de la quatrième tentative les pachydermes de l'attelage, lassésd'attendre en plein soleil, se remirent spontanément en marche, si bienque le cimetière roulant faillit abandonner les chasseurs à leur sort aubeau milieu du désert. Par miracle, Junia parvint à agripper l'échelle decorde au moment où le convoi lui passait devant le nez, puis à empoignerde la main gauche Shagan qui, lui-même, saisit Jôme par la peau du dos,tel un chiot efflanqué.

De ce jour, les éléphants à double trompe refusèrent obstinément defaire halte au cours de la journée. Ces fantaisies inhabituelles contrariaientleur instinct, et ils n'entendaient pas de laisser imposer de tellesdérogations par de simples humains.

Il fallut donc se contenter de trois nécrophages qui, l'un après l'autre,furent lâchés dans les étages contaminés avec pour mission de lesnettoyer de leurs hôtes indésirables.

6.Malheureusement, le grand nettoyage dont les prêtres espéraient tant

ne se déroula pas comme prévu. L'introduction des nécrophages dans lesétages contaminés provoqua une effroyable panique chez les défuntssouffrant de somnambulisme. Fuyant les prédateurs, les morts se mirent àcourir en tous sens, passant au pas de charge d'un bord à l'autre del'immeuble. Ce transfert de poids incessant eut pour conséquence derompre l'équilibre du bâtiment qui commença à tanguer et rouler commeun navire affrontant une mer démontée. Essieux et roues en subirent lecontrecoup direct. Par ailleurs les chocs, exerçant de brusques tractions

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sur l'attelage, énervaient les pachydermes qui se sentaient brusquementtirés en arrière, ce qu'ils détestaient par-dessus tout.

― Ça va mal finir, prophétisa Junia lorsque le convoi fit halte la nuitvenue. Si vous voulez un conseil, ne regagnez pas dans le bâtiment ce soir,installez-vous à côté de moi, dans le palanquin. De cette manière, si leschoses tournent mal, nous pourrons sauter en marche.

Shagan, et Jôme acquiescèrent. Profitant de ce que les occupants del'immeuble dormaient, ils retournèrent chercher le lion qu'ilsdescendirent le long de la façade suspendu à un filin. Ils procédèrentensuite en sens inverse pour hisser Artus sur le dos du pachyderme detête, et l'installer dans le palanquin.

Serrés les uns contre les autres, ils écoutèrent la cavalcade des mortspoursuivis par les charognards, dont le martèlement incessant traversaitles murailles.

― Je crois la catastrophe imminente, fit sombrement Junia. J'ai faitprovision d'eau et de nourriture au cas où il nous faudrait traverser unepartie du désert à pied. La prochaine oasis est à cinquante kilomètres. Cene sera pas une partie de plaisir. Le jour nous crèverons de chaud, la nuitle froid nous fera claquer des dents. Demain, quand nous reprendrons laroute, calquez votre attitude sur la mienne. Si, tout à coup, je vousordonne de sauter, n'hésitez pas une seconde. Abandonnez le palanquin etplongez dans le vide en essayant de ne pas être piétiné par l'éléphant.Compris?

Tassés dans l'espace réduit du palanquin, les quatre compagnons nepurent trouver le sommeil. Le lion s'agitait, répétant qu'il flairaitl'approche d'une catastrophe inévitable. Junia trompait l'attente eninstallant des échelles de corde le long des flancs du pachyderme, afin defaciliter une éventuelle évacuation. Elle ne se leurrait pas, la fuite seraithasardeuse car il leur faudrait zigzaguer entre les pattes des mastosauresen furie, et les jets de feu s'échappant de leurs trompes. Tout bienconsidéré, ceux qui ne seraient pas écrasés finiraient probablementcarbonisés. Quand les mastodontes piquaient une colère, ils ne faisaientpas de détail.

L'aube se leva enfin, les trouvant à bout de nerfs, préparés au pire, etsachant que ce pire était certain.

La chaleur grimpa d'un coup, frappant les humains de son marteaurougi au feu. Lorsque la température atteignait ce niveau, il devenait

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difficile de penser et de réagir. La torpeur s'emparait des corps et descerveaux, ralentissant les réflexes.

Junia, pratique et ordonnée, fit répéter à ses amis les manœuvres àeffectuer en cas d'abandon précipité du vaisseau.

― Vous n'aurez pas le temps de réfléchir, insista-t-elle. Ne comptez quesur vos réflexes, eux seuls vous sauveront peut-être la vie!

Il faisait déjà si chaud que leur sueur s'évaporait dans la seconde, leurlaissant la peau plus rêche que le carton.

Les mastodontes émergèrent tous ensemble du sommeil et, aprèsavoir poussé leur sempiternel barrissement d'éveil, se mirent en marched'un pas dont le sable ne parvenait pas à étouffer l'écho.

Junia s'aperçut tout de suite que les sangles retenant les bêtes setendaient inégalement, comme si l'immeuble renâclait sur tribord, lesroues grippées. Toute la traction s'était reportée sur bâbord, et lebâtiment partait en biais, chassant sur son flanc gauche une montagne desable qui, à force de s'épaissir, gênait davantage son déplacement.

― Ça ne va pas! hurla-t-elle. L'immeuble va se renverser.― Qu'est-ce qui se passe? interrogea Shagan.― Les roues de droite refusent de tourner. Les essieux sont faussés...

Sans doute parce que tous les morts se sont réfugiés de ce côté et que leurpoids bloque la manœuvre.

― Retiens les éléphants!― Impossible. Ils n'obéissent jamais aux ordres. Si les sangles les

blessent, ils vont s'énerver.Elle voyait juste. Rapidement, les mastosaures commencèrent à ruer

dans les brancards, se cabrant sur leurs pattes postérieures. Leursbarrissements prirent une sonorité menaçante. Tous s'agaçaient de seretrouver empêchés d'avancer, ce qui était contraire au comportementdicté par leur instinct. Ils se cognaient les uns aux autres et se servaient deleurs défenses d'ivoire pour labourer les flancs de leurs voisins, tel unhomme qui, coincé dans les remous d'une foule oppressante, distribueaveuglément des coups de poings pour tenter de se dégager.

― Le seul moyen, ce serait de trancher les sangles pour les libérer,hurla Junia. Mais s'ils s'enfuient, on se retrouvera coincés au milieu dudésert, sans rien pour tracter le cimetière roulant.

― Rien à foutre du cimetière! tonna Shagan. Trouve-nous des haches,qu'on en finisse avant que ces bestiaux ne s’entre-tuent!

La géante souleva le couvercle d'un panier fixé au palanquin et en tiradeux haches. En ayant lancée une à son frère d'armes, elle enjamba la

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nacelle et s'élança sur la croupe du mastodonte en s'efforçant de ne pasperdre l'équilibre. Si elle parvenait à libérer le mâle alpha toutes les autresentraves tomberaient d'elles-mêmes. Le système d'attaches était ainsiconçu. L'ennui, c'était que le cornac n'avait généralement pas le loisird'activer cette procédure, les soubresauts du monstre l'ayant éjecté avantqu'il ait parcouru la moitié du chemin. Il en alla malheureusement demême pour Junia. Déséquilibrée, elle dut lâcher sa hache pour seraccrocher à l'une des sangles. Shagan, lui, eut le temps d'abattre sonarme mais la lame, déviée par les secousses, rata l'entrave de cuir ets'enfonça profondément dans la chair de l'animal qui poussa unmeuglement de rage.

Incapable de comprendre ce qui se passait, le mâle alpha, obéissant àun réflexe de défense, passa sa colère sur son voisin de gauche qu'ilencorna. A partir de cet instant, tout était perdu car l'animal blessé à mort,en réponse à l'agression, se mit à cracher le feu par sa double trompe.

― C'est foutu! hurla Junia en reprenant pied sur la croupe du monstre.On évacue! Vite, tous aux échelles!

Artus, qui ne pouvait employer ce moyen, sauta dans le vide sans plusattendre et disparut dans le tumulte de poussière jaune soulevé par lespiétinements des animaux furibonds.

La suite se déroula dans une extrême confusion. Shagan, cramponnéaux barreaux de l'échelle, vit avec terreur se rapprocher la panse del'animal voisin et crut qu'il allait finir laminé entre les deux mastodontes.Le brouillard de sable lui brûlait les yeux et lui emplissait les poumons. Ilfinit par lâcher prise et tomba entre les pattes du monstre qui, sous l'effetde la colère, déversa sur lui une cataracte d'urine. Le plus effrayant futencore d'échapper au piétinement erratique des animaux qui s'excitaientles uns les autres, se défiant de la trompe et des défenses tout en tirantsur les sangles les tenant enchaînés à l'immeuble. Ce dernier gîtaitdangereusement. Mené à hue et à dia, il s'inclinait tantôt à droite tantôt àgauche, tandis que les lézardes se multipliaient à la surface de samaçonnerie. Les essieux hurlaient en se tordant, les roues se fendillaienten sortant peu à peu de leur axe. Écartelé, le bâtiment oscillait sur sa base.

Shagan rampa le plus vite possible pour s'extraire de la zone du conflit.Les mastodontes avaient généré par leurs gesticulations une véritabletempête de poussière. Quand les premiers jets de flammes illuminèrent letourbillon, les grains de sable en suspension dans l'air furent cristalliséspar l'intense chaleur, et se changèrent en esquilles de verre. Trois d'entreelles se fichèrent dans le dos de Shagan, lui arrachant un cri. Pour éviter de

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se retrouver criblé par ces pointes de flèches cristallines, il creusa des deuxmains pour s'enfouir au creux d'une dune. Il n'avait aucune idée de cequ'étaient devenus ses compagnons. Le chaos était total. Soudain, l'un deséléphants, à demi carbonisé, roula sur le flanc, heurtant de sa massel'immeuble bancal. L'une des roues avant explosa sous le choc, achevantde réduire à néant l'équilibre précaire de l'édifice. Junia, qui avait échappéde justesse au piétinement des mastosaures, vit le bâtiment basculer sur lagauche, et se rompre à mi-hauteur avant même de toucher le sol. La terredes cimetières superposés se déversa en cataracte par cette ouverture,entraînant avec elle tous les défunts qu'elle abritait. S'ajoutaient à cetteavalanche les milliers de cadavres frappés de fièvre ambulatoire, auxquelsvinrent s'additionner les embaumeurs et les prêtres. On avait l'impressionque l'immeuble vomissait ses habitants par sa bouche édentée.

Puis la dislocation fut totale, et le bâtiment acheva de se défaire briqueaprès brique, poutre après poutre. Ce fut un bombardement titanesquedont les débris broyaient les morts qui, encore capables de marcher,s'obstinaient à zigzaguer au cœur du tumulte.

Enfin, les mastodontes ayant fini par rompre leurs entraves, letroupeau s'égailla dans le désert, heureux de recouvrer sa liberté.

Aussitôt, des centaines de sillons ridèrent la surface du désert,trahissant l'approche des nécrophages alléchés par ce festin inattendu.Junia jugea préférable de grimper au sommet d'un tertre rocheux. Ellesouffrait d'une multitude d'hématomes et de coupures sans importance,mais elle était inquiète pour ses compagnons qu'elle ne parvenait pas àlocaliser.

Dans la demi-heure qui suivit, les nécrophages se livrèrent au plusabject des festins. Leurs tentacules, jaillissant du sable, s'abattaient sur lescadavres pour les dissoudre. Souvent, l'assaut était si violent que les corpsse désagrégeaient dans l'étreinte.

Quand le calme fut revenu et la poussière retombée, Junia mit sesmains en porte-voix et appela ses compagnons. Artus fut le premier àrépondre. Il boitait de la patte arrière gauche qu'il s'était foulée lors dusaut. Shagan émergea de la dune, couvert d'estafilades sanglantes. Jômefut le seul à ne pas se manifester. Ils le trouvèrent inconscient au milieudes débris, mais respirant toujours. Il avait reçu une brique sur la tête etsaignait de l'occiput. Son troisième bras s'agitait sous sa tunique, luigriffant le ventre.

Ils le traînèrent à l'ombre d'un rocher, puis Junia inspecta lesdécombres afin de récupérer les sacs de ravitaillement qu'elle avait largués

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avant de sauter du mastodonte. Par chance, les pachydermes ne lesavaient pas piétinés.

― On aura de quoi boire et manger pendant trois jours, constata-t-elle.C'est déjà ça.

― Il y probablement des vivres à récupérer dans les ruines del'immeuble, fit observer Shagan. Et peut-être de quoi fabriquer unecarriole de fortune pour y entasser ce fatras.

― Les nécrophages ont bouffé tous les morts, constata le lion. Maisquelques prêtres ont peut-être survécu. Je vais aller voir ça de plus près.

― Tu veux les secourir? s'étonna Shagan.― Non, grogna Artus. Les dévorer. Si l'on doit traverser la moitié du

désert, il va me falloir faire provision de force.A ce moment, un rire retentit, qui semblait venir de nulle part et de

partout à la fois. Un ricanement énorme dont l'écho donnait la chair depoule se répercutait de dune en dune, à l'infini.

― Qu'est-ce que c'est? gronda le lion, la crinière hérissée.― C'est le rire du Roi Squelette, soupira la géante. Il est à l'origine de

tout cela. Il nous fait savoir que le spectacle l'a diverti, et qu'il nousencourage à recommencer.

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