30

Série dirigée par Michel-Claude Jalardexcerpts.numilog.com/books/9782221209318.pdf · de calotte, une planche posée sur deux caisses, ... balancement têtu des ajoncs des tourbes

  • Upload
    vuhanh

  • View
    217

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Série dirigée par Michel-Claude Jalard

DU MEME AUTEUR

dans la même série :

L'HOMME SUR LA FALAISE

JACQUES HUSETOWSKI

SOLEIL DE FACE

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

S i v o u s dési rez ê t re t e n u a u c o u r a n t des p u b l i c a t i o n s de l' é d i t e u r de c e t ouvrage , il vous s u f f i t d ' ad res se r votre ca r te de vis i te a u x E d i t i o n s R o b e r t La f fon t . Service « Bu l l e t i n »

Sa in t -Su lp ice , 75279 Par is . Cedex 06 Vous recevre z r é g u l ièrement , a u c u n e n g a g e m e n t de votre par t , leur bull e t i n i l lus t ré , où, c h a q u e mois, s o n t t o u t e s presentée s les n o u v e a u t é s q u e vous t r ouve rez chez votre l ibrai re

© E d i t i o n s R o b e r t La f fon t , S. A.. 1976

Le plafond est haut enfoncé dans la pénom- bre, noir comme l'ouverture d'une cheminée. La lampe de l'abat-jour posée sur la table éclaire faiblement le sol de ciment. Les murs blancs et nus sont marqués par endroits de traînées d'humidité boursouflées. J'ajoute quel- ques boulets de charbon au brasero. J'ouvre la porte encore une fois, le vent m'aborde mollement. Plantée sur la façade une torchère flamboie. Un cheval gris galope éperdument sur la plaine métallique, ses sabots emmitou- flés de chiffons, ses naseaux moussus, sa cri- nière coupante comme une herse scintillante de gel. Son œil de cristal pend hors de son orbite.

Il tourne la tête à mon appel, secouant rageusement son cou, faisant cliqueter son mors, il rue comme je m'approche, reprend sa course agrandissant le cercle.

Je m'assoupis à nouveau. Le vent s'épaissit sous la porte faisant craquer les gonds. J'en- trouvre les yeux, un fil électrique sale, torsadé, court le long du montant de la porte. La prise

d'ivoire en saillie écarte démesurément ses yeux étoilés.

Je force l'ouverture de ma paupière. Une griffe d'ours vaque dans ma pupille, se brise, se moule sur l'iris. La lampe récupère son filament égaré, les murs louvoient, le buffet entrebâillé s'adosse énergiquement. Sur l'éta- gère du haut se profile une flûte de pain. Attendre cette nuit encore, refaire l'inventaire de la pièce unique: le buffet, une table, deux chaises, un fauteuil au fond de cuir en forme de calotte, une planche posée sur deux caisses, quelques brins de paille.

Dans l'épaisseur vitrée de la fenêtre s'ins- talle un visage comme une lune mobile où se débat un ver. Cette brindille plissée, ce doigt, mène soudain une sarabande solitaire, s'appli- que désespérément à m'éveiller complètement, tambourine, se pointe en direction de la porte.

J'ouvre la porte à l'homme. Je lis la lettre attentivement, la replie avec soin. J'irai. L'homme a porté la main à sa tempe machina- lement, a pour la première fois jeté un regard vers la pièce « le cheval crevé là-bas, c'est le vôtre » et puis « après l'initiation vous revien- drez ici, d'autres instructions vous attendront » et il s'est enfoncé dans la nuit.

Emergeant du monticule de suie dans l'âtre de la cheminée, des mouches velues montèrent le long du chenet, disparurent sous le manteau, réapparurent sur le bandeau de plâtre ceignant la hotte.

Elles avançaient en file, marquan t leur pas- sage de signes serrés. Je les écrasai ; elles ne cherchèrent pas à s'envoler.

Ça n'était pas des mouches mais des bou- lettes de suie, des escarbilles manœuvrées par un filet de vent glissant le long de la cheminée.

J'ouvris la porte sur le matin silencieux. Sur la façade la torchère grésillait encore faible- ment, une grande lassitude me saisit.

« Observez le tracé longuement, soigneuse- ment. Ne vous dessaisissez pas un seul instant de cette ligne farineuse, sensible aux coulées de vent, aux plaques de mousse, aux levées de terrain, aux empiètements des hampes de clô- ture. Captez-la, retrouvez-la immédiatement aux détours des étincelants mamelons de schiste. Méfiez-vous des méandres. Ils sont sournois. Ils préfigurent ces courbures molles propices aux envasements, dissimulant sous le balancement têtu des ajoncs des tourbes gluantes aspirant déjà les tendres cimes d'ar- bustes trop flexibles.

C'est maintenant un chemin. Laissez-le cou- rir. D'abord sur cette plaine à perte de vue où il faudra veiller (plus qu'ailleurs) à ne pas l 'égarer tant il se confond avec la poussière du sol.

Laissez-le s'essouffler à l 'assaut de ces monti- cules sporadiques, se donnant des airs de cime et de haut lieu emmitouflé de brume.

Côtoyez-le alors négligemment, débarrassez-le de ses débris de roches inutiles au maintien de sculpture tourmentée.

Plongez avec lui dans la combe, enduisez vos semelles de tourbe, de feuilles mortes. Débar- rassez votre visage des fils d'araignées.

Soufflez un instant. Aplatissez les tumulus de terre fraîche, récemment alignés, favorables à l 'at tendrissement, aux introspections méta- physiques. Détachez de vos paupières les fila- ments de bave résineuse. Imprégnez vos mains de la poussière noire des arbres en putréfac- tion. Méfiez-vous des taches dans le feuillage, claires et soudaines, elles ne sont pas toujours le fait du soleil.

Ici, avant de vous engager, vous devez éva- luer l 'étroitesse du chemin et vous enfoncer le torse comprimé de préférence, la démarche raide.

Aucun balancement des bras ne sera toléré, aucune parole ne devra être prononcée. Les pas devront avoir le même écartement, les semelles la même empreinte, régulière sans impact excessif.

Longez sans un regard cette pente striée de canaux glaireux, de vasques de recueillement. Contournez les fumerolles, les lits de boue rou- geâtre en ébullition.

L'observation de ces règles est impérative, sous peine de se voir crever les yeux, ouvrir la poitrine, extirper le cœur, broyer les testi- cules, inciser la verge dans le sens de la lon-

gueur, échancrer les paumes de la main, agra- fer le lobe des oreilles, enflammer le torse.

Nous serons à vous observer, assis, les jam- bes pendantes sur le haut mur de terre noire bordant l'escalier, soutenu par des pilastres d'ardoises ébréchées, coupantes mais solides, scellées.

Rester impassible. Ne pas ciller. Ne pas se crisper. Entreprendre la montée des marches à vos pieds juste à ce moment.

Comptez-les. Certaines branlantes semble- ront se détacher. Posez vos pieds bien à plat, fermement. D'autres sont glissantes, lézardées car soumises depuis toujours au frottement des pas, aux chutes absorbant, alors poreuses, les coulées de sang.

C'est pourquoi votre montée sera distraite par des marches semblables à des pains jaunis, à des veines vermeilles, dilatées.

Vous gravirez ensuite une pente de pier- raille. Méfiez-vous des chutes de pierres. Immo- bilisez-vous au moindre mouvement du sol. Campez-vous alors sur vos jambes écartées, le torse penché vers l'amont, les bras disponibles comme la perche d'un équilibriste.

N'essayez pas de vous retenir aux souches. Elles sont depuis longtemps des garnitures sans sève, simplement posées sur la rocaille.

Vous déboucherez sur cette esplanade sans horizon, plantée en son milieu d'une gigan- tesque touffe foliacée, pulpeuse. Des lianes

pendent, aguichantes, épaisses comme des bras, oscillantes, doucereuses. Evitez-les.

Pour la nuit, enfoncez-vous dans des niches, grottes, failles, lézardes. Ne vous laissez pas distraire par les racines au cheminement d'arai- gnée, tranchez leurs têtes fourchues, jetez-les au loin, surveillez l'aurore.

Enfournez-vous dans sa veine lumineuse pareille à un tronc diaphane évidé ; détendez- vous. Vous êtes arrivés. »

Mitrille. Je ne sais combien nous sommes. Dès l'aube, nous nous sommes retrouvés à la fin de la première phase de l'initiation, comme convenu, sur cette clairière curieusement carre- lée de tomettes mauves parfaitement join- toyées avec cette herbe crépue, marron, que l'on cultive dans ces serres étagées, serrées les unes contre les autres et qui font, surtout l'été, apparaître la colline comme un iceberg étincelant.

Des hommes arrivaient de tous côtés, en file ou seuls, mais silencieusement. Nous nous ali- gnions contre ce gigantesque mur de métal doré, semblant s'allonger au fur et à mesure que notre nombre augmentait.

Bientôt les extrémités disparaissaient dans la grisaille du matin et avec, les visages sem- blables, sans traits, dont les yeux seuls s'éclai- raient parfois, captant les reflets des boutons de cuivre.

Nous avons attendu longtemps encore, quel- ques heures, je ne sais. Puis nous avons, dans un claquement sonore, rectifié la position, fesse et omoplate collées contre le mur.

Une traîne en fusion barrait l'horizon à l'est. Cette haie tellurique dévorait les arbres qui s'abattaient légers, — les buissons s'enflam- maient comme de l'étoupe — laquait les roches chancelantes éclatant superbement, roulait ces pierres nouvelles, les chahutait, les entrecho- quait, les abandonnait.

Nons ne bougions pas, fascinés malgré l'étouffante chaleur.

Puis nous nous sommes détachés. Le soleil prenait une apparence héraldique, figure bouf- fie, cernes profonds, orbites vides, se laissant même chevaucher par de légers nuages trans- parents, froissés.

Nous nous sommes déchaussés pour défiler devant une tombelle de stuc rosâtre étirant son pénis filiforme, délavé, veiné d'une gaine bleue, suintant de rosée à son extrémité glan- dulaire. Nous nous taisions. Des traces blan- ches couraient le long du pénis crachotant. L'on nous ordonna de nous asseoir « de façon à figurer une corolle animée autour du mémo- rial. »

Nous formions une houle attentive molle- ment balancée, avec des à-coups qui nous cou- chaient les uns sur les autres, nous entassaient davantage, sans que l'on puisse en déterminer la provenance.

La voix neutre, sans inflexion, ne faisait appel à aucune réaction. Elle se dévidait, ne nous sollicitait aucunement « vous entrepren- drez l 'étude des clameurs, soyez attentifs aux voix stridentes, haineuses, semblables à des déchirements de gorge... La foule ne réagit pas comme un individu, sa notion de la justice passe p a r la perception de sa force, de son bon vouloir. »

C'est depuis de longues heures le silence. L'engourdissement gagne mon corps. On ne prête pas suffisamment at tention à ces lentes montées de fourmis le long des jambes et des cuisses. Je me secouais parfois, ou bien rai- dissais brusquement mes jambes, ou les rame- nais sous mon menton plusieurs fois de suite. Les fourmis alors disparaissaient.

Maintenant mon corps entier s'ankylose à leur montée. Seule mon épaule droite sur la- quelle je suis appuyé échappe à cet envahis- sement, mais elle pèse lourdement, me déséqui- libre. Je me suis alors relevé. La verge rosâtre, soutenue par l 'affaissement des centaines de corps, prenait le soleil de champ. Et cette écorchure lumineuse palpitait comme les lèvres goulues d'une blessure refluant le trop-plein de sang.

Mais cette écorchure débitait une eau blan- châtre, pareille à celle que l'on voit s'écouler dans les rigoles des villes, les soirs de lessive.

Semblablement, ces eaux étaient grises, rapides, surmontées de touffes de mousse filan-

dreuse, compacte au départ, se décomposant ensuite en filaments cotonneux noués d 'étoupes soudaines, nervurées, se brisant sans bruit, charriant alors, sans que l'on puisse en deviner l'origine, des essaims de brindilles grouillant d'une vie propre, tournoyant sur place, comme pour se désolidariser de cette fuite, mais inuti- lement tant l 'eau courait, rapide et sûre d'elle, éclaboussait les hommes les plus proches, qui offraient alors des visages livides, ensommeil- lés, s 'es tompant dans cette grisaille de fin de journée, alors que l 'eau tumultueuse s'engouf- frait maintenant au pied de la tombelle, dans une ouverture ronde dont la t rappe avait été relevée ; un profond écœurement me saisit à la vue de cette eau pullulante et de la lente mastication des lèvres de la plaie.

Et puis un malaise me prit. Etait-ce un effet de l'haleine moite qui m'entourai t et m'impré- gnait ? Je vis le visage des hommes comme une tentative de rapprochement des traits, un nivel- lement, un effacement des caractéristiques de chacun. Les orbites s'enfonçaient, les mentons s'affinaient, les pommettes se gonflaient. La même hébétude frappait les regards, le même délavement at ténuait la teinte des iris, les lè- vres s 'écrasaient; ces visages devenaient de circonstance, s 'adaptant en un mimétisme col- lectif à la volonté de ceux chargés de l'ini- tiation : la conformité.

Et la voix s'éleva, a joutant encore à l'étrange instant, martelante, insistante; elle appuyait

for tement sur les fins de syllabes « prenez garde aux voix muantes d'adolescents, elles sont versatiles, utilisez-les au rebond, sans insister, sachez cependant qu'elles prennent toute leur valeur dans les hurlements ou dans les murmures , entreprenez-les de biais, sous le couvert de la générosité, rares sont alors les échecs. » Brusquement l'envie me pri t de fuir. Je me levai, enjambai les corps les plus proches pour me dégager. La voix s'était tue à nouveau sur un dernier hoquet. Les hommes s'agitèrent comme une houle légère, des mains tâ tonnèrent le long de mes jambes, s'agrippè- rent aux pans de m a veste, me happèrent.

Je suis absorbé par cette masse houleuse, soudain en émoi, prise de convulsions. J'en- tends des cris stridents, des voix d 'hommes pour la première fois de la journée. Je suis un heurtoir, un tronc émondé, un mât ; on monte à l 'assaut. Je suis le centre d'une cible de visages courroucés, cramoisis, livides, res- pirant b ruyamment ; je songe furtivement que je viens de voler un os, on m'assène durement la réprobation, on me condamne, on m'exé- cute; on emmêle mes jambes, les visages s'en- chevêtrent, crachent, éructent, bavent, les pupilles virent, laiteuses, exorbitées.

Une couronne de rasoirs sertit mon cou. Les visages se vitrifient. La salive tiède reflue de ma bouche. Quelque part, du côté de mon oreille, craque le ciel. Une violente douleur s 'empare de mon épaule, une couleuvre mouil-

lée se niche sous mon aisselle. Un âtre rougeoie dans mon ventre, des sarments crépitent, des flammèches montent incisives, se tortillent dans la nuit. C'est donc la nuit maintenant. Je suis un gril. Je jongle avec des pierres brû- lantes, la voûte squameuse du ciel apparaît blanchâtre, balafrée de traînées lumineuses, je suis appuyé contre la tombelle, seul.

Je me lève. La tombelle se dresse décapitée de son ornement glandulaire. Des éclats rosâ- tres gisent à mes pieds. Plus de trace de la lézarde. La trappe est rabattue, le sol est sec.

Le haut mur de métal s'éclaire par instants frappé par le jet lumineux, intermittent, de la flèche d'un phare posé quelque part sur la colline aux serres.

Je titube, ivre de froid, hésite sur la clai- rière déserte. J'avance le long d'un talus planté de tessons de bouteilles jusqu'à un ru d'eau claire, lisse, sans ride, que j'enjambe sans dif- ficulté une première fois, que je franchis une seconde fois sur un pont de pierre à une seule arche, court, ramassé, et qui s'élance dans le vide d'une falaise lasse, rejaillissant quelques dix mètres plus bas dans un bassin de gravier cerné de pierres.

Je rencontre un groupe d'hommes marchant rapidement, le regard fixé sur la pointe de leurs chaussures, le front têtu, bas, bosselé, pareil

à une empaumure. Ils passent sans me voir, muets, s'enfoncent lourdement dans la brume, l'écharpent. Puis, quelques hommes déployés autour d'un feu me suivent longuement du regard, leur visage oscillant de braise.

Un homme seul, marchant sans bruit, agita prestement son chapeau à ma rencontre, exa- gérant la cassure de son poignet, le cercle d'évolution de son bras, la rondeur du mouve- ment. Son canotier racla le sol à plusieurs reprises, puis il s'immobilisa courbé, le regard vers le sol. Je m'éloignai jetant un dernier regard dans sa direction, il ne bougeait pas, semblait en place.

Le jour se leva précipitamment. Je butai contre un cèdre gigantesque, planté droit sur champ d'herbe moelleuse, inclinée. Les bran- ches étagées montaient irrésistiblement en cône, les aiguilles longues, bleutées, serrées.

Au pied, un homme gisait, le cuir chevelu éclaté, une oreille pendante. Ses yeux cillaient constamment affamés de lumière. Ses mains poisseuses caressaient le velouté de l'herbe. Je me suis approché, lui ai soulevé la tête. Il marmonna. Un caillot de sang se figea à sa fossette. Il ne me prêta pas un seul regard, étira son cou vers la cime lumineuse du cèdre. Sa nuque chaude palpita dans la paume de ma main, il se raidit.

Je retirai ma main gluante, l'essuyai sur

l'herbe. Des brins se détachèrent, adhérèrent à ma peau. Alentour c'était le vide. Un cours d'eau luisait au bas de la pente. Un homme gisait, les pieds dans l'onde, les dents rouillées d'un piège à loup plantées dans la peau de son ventre. Un autre, les paupières barbouillées de miel, les lèvres gercées encore pâles, un essaim de mouches solidifié sur son menton glabre, était effondré, plié sur le sol.

Je dénude mon torse. L'expose aux rayons chauds du soleil. Evite cet autre corps, une motte de sang bouillonnant sur la poitrine. Je m'aplatis au bord d'un étang, le ventre douloureux. Le reflet d'un rocher s'agite comme une cape faisant frissonner la surface de l'eau. Une pierre se couvre de mousse. Une jarre de terre rouge marque le retour, dans ce domaine au paysage désolé, à cette maison qui me paraît aujourd'hui étriquée. Du corps du cheval il ne reste qu'une carcasse nettoyée. La torchère flamboie toujours sur la façade. J'hésite quel- que temps sur le seuil, pousse enfin la porte. L'unique pièce est propre, nettoyée, le buffet garni de vivres.

Sur la table est posée une enveloppe, à l'in- térieur de nombreux feuillets. Ce soir, je ne retiendrai que l'essentiel. Dans quatre jours l'on m'attendra à cet aérodrome minuscule, auprès de cette ville si étendue, plate, aux rues droites et pavées, éternellement endormies, comme mortes. Le lit malgré son étroitesse me paraît confortable.

Mitrille. Depuis mon départ, ce soir où je t'ai laissé essoufflé sur l'édredon de ton lit, encore émerveillé, mais déjà ensommeillé, la vieille Péquègne debout près de toi, doulou- reuse, presque belle, je n'ai fait que marcher à travers d'inutiles contrées, si souvent déser- tes et inhospitalières, rebelles aux morsures des socs de charrues. Les sols sont de caillasse et de ciment, impénétrables. Et ce n'est pas de terre que l'on parle mais de cailloux, de pier- raille, de poussière.

Semblables sont les rares habitants. Loin- tains, gris, s'enfonçant brusquement dans le sombre des porches à l'approche d'un pas qui ne frappe pas familièrement à leur oreille, déjà sur la défensive. Je les entendais s'agiter der- rière moi, parfois comme l'amorce d'une pour- suite, mais je continuais mon chemin, la peur au ventre, donnant l'impression d'un grand détachement, ou ne prêtant aucune attention aux rassemblements, en bordure de route, d'hommes farouchement silencieux, dont les regards noirs agaçaient mes épaules et agran- dissaient l'allongement de mon pas.

Jusqu'au moment, plusieurs semaines après, où c'est en toute tranquillité que je m'engouf- frai dans les ruelles les plus étroites, n'hési- tant pas à aborder les habitants sur le seuil des portes, ne recevant jamais de réponse aux questions les plus anodines, concernant l'cm-

placement de la fontaine, un lieu où passer la nuit. Je m'étais alors aperçu que la peur était des deux côtés. Semblablement nous nous observions. Cherchant à percer les intentions les uns des autres. Semblablement nous étions inquiets.

Et c'est encore presque par hasard, ou bien par une forme de défi, que je me mis à la file d'hommes plus misérables encore, se faisant inscrire dans des officines de recrutement. Le service proposé ici semblait des plus anodins. Une période d'initiation. Ensuite, quelques années passées à surveiller les frontières déser- tiques dont aucune borne ne désignait l'empla- cement, à la limite d'un autre pays tout aussi désolé, face à des silhouettes lointaines, errant uniquement en fin de journée, au coucher du soleil, sur des monticules pelés.

Je dus sans doute à mes origines d'être isolé des autres, de me voir proposer une initiation particulière, et une mission dont aujourd'hui je ne sais pas grand-chose encore, sinon que je devrai me rendre dans un autre pays, y demeurer, me faire à cette autre vie, et atten- dre.

Je suis enfin dans cette ville bordée par la mer et par de molles collines plantées d'oli- viers.

La place devant la maison où je me trouve est luisante pareille à une plaine d'eau. Au milieu une botte de paille achève de se consu- mer. La façade rose de la maison s'élève impo- sante dans la nuit, éclairée par de puissants projecteurs posés sur la toiture de la maison d'en face légèrement plus basse. Les fenêtres sont closes, lourdement voilées de rideaux blancs.

Le hall d'entrée est immense entouré de hautes glaces, profondes, bordées d'un cadre de cuivre ciselé. Les éclairages sont enfouis dans des niches de plâtre sale ; de chaque côté de la porte d'entrée s'élève une colonne de marbre. Une épaisse moquette ocre recouvre le sol et au plafond est accroché un haut lus- tre de figurines de porcelaine, percées à l'em- placement des yeux et de la bouche pour lais- ser passer la lumière.

Mitrille. Le hall d'entrée accueillant, luxueux, de ce luxe qu'on trouve parfois dans les récep- tions d'hôtel, s'étalant sans mesure, sans souci de justesse ou de bon goût, est parfois le lieu de rendez-vous d'une foule nombreuse, habillée de ce velours épais dont autrefois on faisait les penderies et se groupant autour du buffet dressé sur une table longue, recouverte d'une nappe blanche, ajourée aux bordures, s'incli- nant devant chaque nouveau venu, s'exclamant à la commande comme une répétition de chœur; la salle du fond, à droite du hall, s'ouvrait alors grande et les femmes entrepo- saient leur veste pour apparaître le dos nu, cuit par le soleil. Mais de cette couleur de soleil brique qui ne s'acquiert pas sur les plages mais plutôt dans des travaux de plein air; ainsi lorsque je traversai, la première fois, le hall pour rejoindre ma chambre, au silence qui se fit, aux regards étonnés qu'on me jeta, je compris que ces gens étaient ici dans leurs habitudes ; cependant, ils ne firent pas un pas dans ma direction pour me signifier quoi que ce soit, que je les dérangeais peut-être, au contraire ils se détournèrent...

Dans le fond, à gauche, en face de la porte de l'office, une porte semblable, massive, cirée, martelée de clous à tête de cuivre carrée.

Et, derrière cette porte, s'amorce un couloir sombre, froid ; une volée d'escaliers s'enroule autour d'une cage dont on ne perçoit pas le fond. A chaque palier se balance une lampe

nue, accrochée à un fil électrique. Cette partie de la maison que j'habite et dont il semble que je sois le seul à posséder la clef, est tra- versée par instants de courants humides, nau- séabonds, d'odeurs d'égout, et de curieux bruits : sifflements prolongés pareils à des fui- tes d'eau, bruits sourds faisant vibrer les murs de ma chambre. Ici, on habite et on travaille. Je devrais dire proche d'ici. Car, en effet, der- rière la maison commence un quartier d'entre- pôts et de ruelles flanquées de tristes maisons, basses, aux fenêtres étroites, parfois barrées de planches clouées.

Ce matin. Je baigne dans la ville. Les rues sont des canaux. Je suis léger, comme ivre, libre de mes mouvements.

La mer bat mollement sur son horizon de galets, charriant des odeurs de saumure. Les ombres se recroquevillent contre le mur de soutènement qui longe la plage.

Midi. La ville est un dépôt de soleil. Ma chambre se trouve au deuxième étage à l'angle du bâtiment. Une fenêtre donne sur la place, l'autre dans cette rue étroite, tranquille. J'aper- çois, juste en face, l'intérieur d'un petit salon meublé d'une table ovoïde aux pieds grêles et ciselés, de fauteuils disparates, l'un de cuir jauni, l'autre de tissu, de poufs luisants, creu- sés, recouverts d'étoles effrangées.

Je me suis rendu, conformément aux ins-

tructions, dès mon arrivée dans cette maison. L'on m'y attendait. Je devais également « atten- dre sans me soucier de rien. » L'on me ferait parvenir à temps les renseignements pour la mission, je n'avais aucun souci à me faire pour le logement, « il m'appartenait », ni pour l'ar- gent d'ailleurs : il me parviendrait régulière- ment. Que je fasse connaissance avec la ville, qu'elle prenne l'habitude de ma présence, que l'on apprenne à me rencontrer. Ma démarche devait être calquée sur celle de ses habitants, je devais sourire, répondre en faisant un geste amical de la main — mais ne pas trop me lier quand même — reconnaître les lieux de ras- semblement, les cours de déambulation le dimanche, l'assiduité à la fréquentation des cultes. Bref, je devais écouter la ville, perce- voir ses changements d'humeur, regarder, reconnaître ceux que l'on salue plus bas, éviter les rencontres trop fréquentes — le hasard doit rester crédible — attendre patiemment, atten- dre lucidement, relever les faits inhabituels ou particuliers.

Je prends l'habitude de noter sur un cahier les réflexions qui me viennent, les faits, parfois anodins, qui constituent une journée. Je n'ai pas l'intention de faire de ces notes « un rap- port » que l'on ne m'a d'ailleurs pas demandé, mais il s'agit pour moi de repères indispen- sables. Comme une toile peinte laborieusement, au jour le jour, par touches successives, se faisant et se défaisant selon l'humeur du mo-

ment. Evolutive, comme l'on dit souvent dans cette ville.

Notes du premier jour: c'était le soir de la saint Jean. Lorsque je suis arrivé sur la place, un bûcher de meubles brisés, de cageots, de matelas éventrés, de meules de paille, de pa- quets de journaux ficelés, d'épieux de barrières, a vite été amassé en son milieu. Autour de ce bric-à-brac incendiaire, sur le macadam, était tracé un cercle à la craie. La place était encore déserte, la maison dans l'ombre.

Je sonnai. Des pas résonnèrent immédiate- ment. On tira le battant, une jeune femme me sourit « vous voilà enfin », repoussa une mèche de cheveux sur son front, « c'est par ici », elle se déplaçait lentement. Elle m'observa furti- vement alors que nous marquions un temps d'arrêt au milieu du hall, nos images renvoyées d'un mur à l'autre, superposées, emmêlées par le jeu des miroirs. Elle me sourit à nouveau, me désigna une porte, sa voix était douce et troublante, « voici votre clef, votre chambre est au deuxième étage à gauche sur le palier, faites attention, les marches sont glissantes, vous ne serez pas ennuyé vous êtes seul, l'in- terrupteur est à droite juste après la porte. »

Je suis allongé sur le lit. La chambre est propre, neutre, quelconque, une chambre d'hô- tel pauvre.

Le feu éclate alors que je me suis assoupi. Je me précipite à la fenêtre, la place est noire de monde, la fumée monte, épaisse, nauséa- bonde, une odeur de cuir brûlé. De gigantes- ques ombres enjambent le bûcher, se télesco- pent, s'éparpillent en limaille fulgurante, la foule rit.

Un homme dépenaillé, titubant, s'approche du feu, éructant. Il danse, est applaudi, des enfants le cernent. Il essaie de les repousser. Il hurle. Les enfants le bousculent, le harcèlent munis d'épieux, le frappent. Il s'affaisse. Des flammes l'agrippent, on le tire du bûcher, son corps roule sur la place, ses vêtements fument, il vomit accroupi sur le trottoir, « vive la saint Jean », hurle une voix, « vive la saint Jean », reprend la foule.

Je note encore : cette foule désordonnée ne cessait de gesticuler, de crier. Des haillons étaient jetés dans les flammes. Des enfants nus, le corps hâve, s'engrappaient au-dessus des foyers. Leur corps roulait dans la braise, la foule applaudissait ceux qui atterrissaient indemnes après le saut.

Très tard dans la nuit : ils sont arrivés pro- pres et ordonnés. Les gens disaient, avec admi- ration, qu'ils venaient de la ville haute. Ils étaient nets, rasés, frais, leur bouche était peinte, leurs épaules brillaient effrangées de fils d'or. La foule s'est tue longuement. Ils étaient immobiles, impassibles, le regard opa- que. Alors ils ont porté l'embouchure des ins-

truments de cuivre à leurs lèvres, se sont mis en marche. La foule les a suivis.

Silencieuse était la procession. Des anches figées, scellées à la peinture des lèvres, ne sor- tait aucun son. Les épaulettes luisaient en cadence à la lueur des réverbères. Les pas frappaient méticuleusement le sol, sans bruit, seule la foule chuchotait parfois et ses pas froissaient en désordre le pavé.

Ils remontaient les rues endormies. Des volets se rabattaient ouatés. L'eau scintillait rapide dans les rigoles. La mer pleine engor- geait les graviers. Les tas d'immondices se figeaient à leur passage. Une ombre se solidi- fiait sous un porche. Les lampes de réverbères s'essoufflaient embrumées. L'aube se déposa humide. Un lourd nuage surmontait la ville.

Ce matin. Du salon, de l'autre côté de la rue, une femme m'observe. Je suis de dos face à la glace. Nos regards se croisent furtivement, elle s'enfonce à l'intérieur.

J'ai appris à connaître la ville. Les particula- rités de chaque quartier. Ainsi celui des pri- sons, dont il ne reste aujourd'hui que quel- ques épis de muraille épaisse, est constitué par la partie la plus ancienne de la ville. Un entrelacs de ruelles, venelles, escaliers, liant des placettes mortes, étagées, cernées de mai- sons aveugles.

Quelques maisons délabrées, barrées de

lézardes, sont étayées par de grosses poutres noires prenant appui sur la chaussée ou sur d'autres maisons d'apparence plus solide. Un îlot entièrement rasé est entouré d'une palis- sade grise flanquée de lèches d'affiches et de graffiti.

Notes : je traversai la place du Buis, déserte, immense comme un champ de manœuvres, descendis l'escalier de marbre dont les mar- ches s'enfonçaient dans la mer. Il faisait chaud. Je me réfugiai dans une niche étroite, fraîche. L'épine solaire se glissa sous les galets, frappa des tessons épars sur la plage.

Une femme nue longeait les vagues. Des copeaux bouclaient sur ses épaules. La mer était turquoise.

Je découvre un jardin, il est midi. Des vieil- lards s 'étirent à l 'ombre des palmiers. Leur peau est blafarde, transparente. Ils farfouillent dans leur sac, mâchonnent des quignons de pain.

Ils se rassemblent en cercle, hochent la tête interminablement. Leur bouche édentée, tapis- sée de mauve s'emplit de soleil, ils clignent des yeux mécaniquement.

Un enfant rayonnant est debout dans l'allée. Son cou fin, bronzé, émerge gracieusement de sa chemise rouge entrouverte. Il sourit. Les vieillards s 'avancent en hésitant, l 'observent, le regard en coin.

Les vieillards s'asseoient autour de lui, ]a bouche luisante, les gestes fébriles, rient, se poussent du coude.

L'enfant sourit, le regard flou, face à l'espla- nade de la mer, la main dans les cheveux, une boucle autour de son doigt.

Une main agrippe ses cheveux, tire; il roule sur le gravier. Les vieillards sont immédiate- ment sur lui, salivent sa peau dorée, enfoncent leurs doigts sous le col de sa chemise, sous

sa ceinture. Ils se bousculent pour l 'approcher, les plus éloignés t i rant les plus proches par les épaules ou faisant voleter leurs bras impa- tients au-dessus de la mêlée.

L'enfant se dégage, le cou piqué de rouille, les épaules luisantes de graisse, torse nu. La mêlée s 'appesantit sur la chemise rouge, écar- telée sur le gravier. L'enfant court dans l'allée, poursuivi pa r les gémissements d 'un vieillard décharné au cou charpenté de ligaments d'oi- selet.

L'enfant se heurte au portail qui vient d'être refermé par une femme d'écume, hagarde, le visage démantelé, crucifiée, les yeux révulsés.

Il s'accroche aux barreaux, frappe fortement du talon la main qui effleure sa cheville, l'écor- ce s'ouvre, la sève épaisse, blanchâtre, coule le long de la manche, le vieillard serre son bras mort contre sa poitrine.

L'enfant rit, à califourchon sur le portail, son pantalon se teinte de pourpre, il saute, s'éloigne en boitillant.

Mitrille. J 'étais comme un observateur inconséquent. Les événements se déroulaient à ma portée et ne me sollicitaient pas. Les vieillards dans ce jardin répondaient distrai- tement au léger signe de tête que je leur faisais, mais à côté, comme par hasard. Ils s'absor- baient dans des discussions sans fin, ne me voyaient pas lorsque je m'approchais, ne s'in-