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Gilles Prod’ homme La voie des stoïciens S’exercer au bonheur

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G i l l e s P r o d ’ h o m m e

La voie des

stoïciens

S’exercer au bonheur

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S’exercer au bonheur

La voie des stoïciens

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Groupe Eyrolles61, bd Saint-Germain

75240 Paris cedex 05www.editions-eyrolles.com

Le Code de la propriété intellectuelle du 1er  juillet 1992 interdit

en effet expressément la photocopie à usage collectif sans auto-risation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généraliséenotamment dans l’enseignement, provoquant une baisse brutaledes achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. En application de la loi

du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement leprésent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de copie, 20, rue des Grands-

Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2008ISBN : 978-2-212-54050-5

Chez le même éditeur :

Luc de Brabandere, Petite philosophie des histoires drôles.

Éric Suárez, La philo-thérapie .Eugénie Vegleris, Des philosophes pour bien vivre .

Du même auteur :

S’affirmer sans s’imposer, techniques d’affirmation de soi pour gérer les conflits et établir des relations positives, Dunod, 1999

(réédité en 2003 et 2007).Le développement personnel, c’est quoi ? InterÉditions, 2002.Métro, boulot… Philo ! Pratiquer la philosophie au quotidien

 pour vivre mieux, InterÉditions, 2004.

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Gilles Prod’homme

S’exercer au bonheurLa voie des stoïciens

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« Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon àun vieillard qui lui racontait qu’il écoutait des leçons sur la vertu. Il ne s’agit pas de spéculer toujours, mais il faut une bonne fois penser à passer à l’exercice. Mais aujourd’hui on prend pour un exalté celui qui vit d’une manière conforme à ce qu’il enseigne. »

Emmanuel Kant

« Il ne s’agit plus du tout de discourir sur ce que doit être l’homme de bien,mais de l’être. »

Marc Aurèle

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Remerciements

Mes remerciements vont à Chantal Siebenfoercher pour son talentd’écriture. En effet, elle a précieusement collaboré à la rédactionde ce livre.

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Sommaire

Introduction ...................................................................... 1

I. Une histoire gréco-latine

1. Les trois grandes périodes du Portique ........................... 132. Socrate, patron des philosophes et des stoïciens.............. 213. Zénon de Citium, le fondateur de la doctrine................ 31

4. Épictète, l’esclave devenu maître de philosophie............ 375. Marc Aurèle, l’empereur-philosophe ............................. 436. Sénèque, le chroniqueur de la vie bonne ....................... 49

II. La lumière sur les principes

7. Une pensée du Logos.................................................... 578. Rationalisme et panthéisme : deux idées de base

du stoïcisme .................................................................. 679. L’usage correct des représentations ................................ 77

III. Une pharmacopée de la conscience

10. Précisions et précautions ............................................... 9911. Le point de départ… est aussi le point d’arrivée............. 103

12. Le recueil de pensées..................................................... 113

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13. La troublante question de l’imagination......................... 11714. L’arrachement à la fascination de l’immédiat.................. 125

15. L’examen de conscience................................................ 13316. L’épreuve de la maladie................................................. 139

IV. Penser, agir et vivre en mode stoïcien

17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ?................ 14718. Action et détachement .................................................. 15919. La liberté, jusqu’où ? ..................................................... 173

Conclusion ........................................................................ 187

Annexes

Glossaire ........................................................................... 193Bibliographie .................................................................... 207

Le Portique sur Internet .................................................... 215Index des concepts ............................................................ 217Index des noms propres .................................................... 223Table des matières............................................................. 227

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Introduction

Pourquoi le stoïcisme ?Une voie d’accès à la

« vie heureuse »

« La seule chose qui ne change pas… c’est le changement. »

Propos attribué au Bouddha, L’Éveillé

La Krisis, redoutable défiet formidable opportunitéNous vivons une époque formidable. Hommes politiques, écono-mistes, sociologues, experts et journalistes ne cessent de nous lerépéter : les sociétés occidentales traversent une mutation sans

précédent. Mieux : elles connaissent une véritable crise de civili-sation. Chacun y va de son diagnostic sur la nature et la portée destransformations actuelles, en soulignant, à juste titre, que la Krisis(du grec, « décision ») est à la fois un redoutable défi et une formi-dable opportunité. D’ailleurs, la crise n’est-elle pas le lot communde l’humanité depuis son apparition ? Tout lecteur d’un manueld’histoire universelle est pris de vertige face à cette invraisem-blable succession d’évolutions/révolutions religieuses, politiques,sociales, culturelles, scientifiques, techniques, etc. Des empires se

Introduction

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constituent puis s’effondrent, des civilisations se structurent puissont englouties. Des écoles de pensée émergent, se transforment,

puis subitement appartiennent au passé. Des dieux sont adoréspour être ensuite oubliés, rebaptisés, assimilés. Des doctrines per-dent leur pouvoir de conviction ou de fascination sur les esprits,remplacées par d’autres, jugées plus en phase avec les réalités dumoment. Et ainsi à l’infini. Des monnaies au tracé des frontières,en passant par les coutumes, les croyances, les représentations col-lectives, et les modes de vie, à l’échelle de l’Histoire, le change-ment, rapide ou lent, a toujours été la norme.

Pourtant, un fait majeur concerne spécifiquement l’humanitémoderne, celle qui,  grosso modo, est issue de la Seconde Guerremondiale : le développement continu des moyens de communica-tion électroniques (pour faire court, de la radio à l’Internet) a crééles conditions objectives d’un embryon de conscience planétaire.Depuis les années 1950, la population mondiale (principalementdans les économies développées) est devenue « contemporaine

d’elle-même ». Elle se voit, s’observe, s’analyse en temps réel, par médias interposés. Nous avons tous basculé dans l’ère de la « simul-tanéité universelle ». D’où une redoutable complexité que l’esprithumain peine à organiser et à intégrer. L’excès d’informationdisparate, mal structurée, insuffisamment hiérarchisée, peut entraî-ner brouillage, confusion et désordre. Mais surtout, et on l’oublietrop souvent, le miroir communicationnel/informationnel reflète/déforme un monde extraordinairement déroutant.

Que le lecteur se rassure : mon propos n’est pas de me lancer dans leénième réquisitoire sur, je cite pêle-mêle, « la crise des valeurs intel-lectuelles et morales », « le risque de fragmentation généralisée detoute la société », « la dérive des idéologies », « le rejet des élites »,« la perte du sens de l’intérêt général face à la montée des égoïsmes »,« l’abandon du vivre-ensemble », « le déclin de la religion et l’effa-rante expansion des spiritualités-mirages », « le discrédit du politique etdes grands partis de gouvernement », « l’emprise inexorable del’économie et de la finance sur les destins individuels », « la nécessité

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Introduction

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de tisser à nouveau du lien social », « le besoin d’autorité dans unesociété en perte de repères », « la réduction de la fracture… sociale,

culturelle, économique, numérique… ».Plus modestement, mon propos se borne à un premier constat :l’homme contemporain vit de plus en plus douloureusement lesmutations en cours. Dont beaucoup sont, du reste, hautementsouhaitables. Mais c’est un autre débat.

La démocratie en questionSecond constat : pour de nombreuses raisons, bonnes et moins bon-nes, il est aujourd’hui courant de pousser jusqu’au dénigrement lacritique (nécessaire) de la démocratie, et banal de souligner que lesétats démocratiques, au quotidien, respectent mal leurs valeurs etleurs principes. N’épiloguons donc pas sur les ravages inhérents à lareal politik, pour nous concentrer sur l’essentiel : dans la mesure oùelle consiste fondamentalement à surmonter la violence par le dia-logue, la démocratie est un processus fragile, incertain, toujours àreconstruire. Avec un problème de taille : cette forme de gouverne-ment des hommes suppose une grande maturité chez les gouvernéset les gouvernants. Or, qu’ils appartiennent aux sphères religieuses,intellectuelles, morales, politiques ou culturelles, « ceux d’en haut »sont ouvertement contestés par « ceux d’en bas ». C’est le lot dessociétés complexes où chaque individu entend peser directementsur son destin, si peu que ce soit. Mieux informé, plus éduqué, lepublic ne croit plus guère aux maîtres à penser et autres hommesprovidentiels. Qui s’en plaindrait ! Chacun désire comprendre etagir par lui-même. D’où l’essor considérable du tissu associatif audétriment des grandes organisations religieuses et politiques. Aupassage, ce bouillonnement social témoigne d’une belle vitalitédémocratique ! Certes, ici et là, quelques mythes (tantôt religieux,tantôt politiques) perdurent, et les nostalgies un brin naïves ne sont

 jamais loin. Inoffensives pour la plupart, quelques-unes restent

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1. Les termes suivis d’un astérisque sont repris au glossaire en annexes.

potentiellement dangereuses. Un écueil impossible à éviter totale-ment dans une société « ouverte ». À l’échelon individuel, chacun

recherche un nouvel équilibre intérieur. À l’échelon collectif,l’espace démocratique est à refonder.

L’éternel retour à la philosophiePar essence, le changement est anxiogène. Cela fait partie de soncharme. Mais l’homme est ainsi fait que le changement le pousseà se munir de points d’appui intérieurs, autrement dit à construireson action autour d’un système*1  de valeurs. D’où un certainengouement, j’y arrive, pour la bonne vieille philosophie*. Régu-lièrement, généralement durant la pause estivale, elle fait la une dela presse : « Et s’il était temps de relire les philosophes ? », « Laphilo, une éthique pour le nouveau siècle ? », « La leçon des grandspenseurs », « Le message des Grecs au monde moderne », « Philo-sopher après le 11 septembre »… Autant de titres glanés au hasarddes magazines, qui témoignent d’une permanence de la philoso-phie dans la vie culturelle française. Pour ne rien dire de quelquesbeaux succès de librairie. Cette discipline déroute, exaspère, fas-cine, intimide et attire le public, de sorte qu’elle ne laisse per-sonne, ou presque, indifférent. Beaucoup gardent en souvenir lesimbuvables cours magistraux et les épuisantes « disserts » sur Platon,Descartes ou Kant. Mais chacun a aussi en mémoire une citationpercutante, un raisonnement étonnant, un détail pittoresque, lecours brillant d’un prof enthousiaste.

On recherche la philo pour la maîtrise intellectuelle que sa pratiqueapporte : déploiement de l’esprit critique, affranchissement du con-formisme, possibilité d’échapper aux points de vue trop restrictifs,dépassement des opinions et des jugements superficiels, richesse etnuance de la pensée, profondeur d’analyse, connaissance de soi et

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Introduction

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des autres, vision et interprétation du monde, acheminement versune certaine sagesse… bref, intelligence de la raison*. Auprès du

public un peu curieux, elle jouit toujours d’un certain prestige. Lesdéfis contemporains, nous l’avons vu, sont autant individuels quecollectifs. Qu’à cela ne tienne : les philosophes ne sont-ils pas desgénéralistes par excellence ? Ils parlent de l’Individu, de la Personne,du Moi, mais sont également intarissables sur la Politique, laSociété, l’État, l’Univers, la Création. Mieux encore : articuler l’individuel et le collectif, relier le particulier et l’universel, c’est lepéché mignon de tous les grands bâtisseurs de systèmes, de Platon à

Hegel. En résumé, on goûte la philosophie parce qu’elle donne àpenser.

Sauf que cette recherche, souvent confuse, repose partiellementsur un contresens. L’acquisition d’éventuelles certitudes philoso-phiques exige d’abord du lecteur qu’il accepte de s’étonner, decritiquer, de douter. Un exercice qui n’a rien d’un jeu pour quis’y adonne sérieusement. Toute la méthode de Descartes est là.

Apprendre à philosopher, c’est donc naître à la vie avec la pensée et rechercher la certitude dans l’incertitude. Et inver-sement. Une démarche exigeante, un travail permanent, uneactivité intérieure sans repos, tout sauf confortable. La penséeest ambivalence : elle apporte à la fois une certaine stabilité inté-rieure, en même temps qu’elle entretient une inquiétude fonda-mentale. En un mot : l’homme de tempérament philosophiqueest constamment en activité intellectuelle.

Donc, intérêt du public pour la philosophie en général, et pour celle des Grecs en particulier. Pourquoi eux, justement ? Parcequ’en synthèse, ils en ont fait un idéal de sagesse plus qu’un sys-tème d’idées*, un exercice spirituel plus qu’une manipulationd’abstractions, une voie d’accès à la « vie heureuse » plus qu’uneconstruction théorique, un engagement personnel, proche dusacerdoce, plus qu’une pétition de principe. Ils ont su, également,penser l’homme dans la vie, le monde, la société (la « Cité ») etédicter des règles de conduite valant pour l’individu et la cité. La

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1. In Émile Bréhier et Pierre-Maxime Schuhl, Les Stoïciens, Bibliothèque de laPléiade, 1962.

fascination qu’ils exercent depuis des siècles vient de ce qu’ils ontosé tenter de vivre selon leurs propres principes sans se borner à

les réciter ou à en faire commerce. Les idées du philosophe et lavie du philosophe, c’est tout un.

Telle est en substance l’émouvante et troublante découverte dePierre Hadot, spécialiste de la pensée antique, que nous évoque-rons plus loin dans ces pages. Pour les Grecs, philosopher c’estd’abord souscrire à un mode de vie spécifique, opter pour unchoix de vie, c’est-à-dire incarner les principes, et ne pas s’en

tenir à des explications techniques sur les notions fondamentalesen se contentant d’interminables exégèses. Certes, cela va sansdire, la sagesse reste un idéal : l’homme, créature pétrie de limita-tions, ne peut que s’orienter vers elle. Mais cette orientation de laconscience vers l’intégration de la raison, encore une fois impos-sible, marque toute la différence entre le philosophe et le non-philosophe. Cette exigence se trouve, évidemment avec des nuan-ces, au cœur du platonisme, de l’aristotélisme, du cynisme*, du

plotinisme, de l’épicurisme et du stoïcisme. Ce livre se concentresur ce courant de pensée spécifique.

Pourquoi le stoïcisme ? Par sa diversité doctrinale et son étendue historique, il exprime laquintessence de la pensée antique et, à ce titre, fournit au mondecontemporain d’inépuisables leçons de vie. Originaire de Chypre,

Zénon de Citium, ou Kition (vers 325-264 av. J.-C.), est le fon-dateur officiel de l’École du Portique (d’où nous vient le nom dela doctrine, comme nous le détaillerons plus loin). Or, vers l’an263, Porphyre évoque l’existence de philosophes stoïciens. « C’est donc sur un espace de près de six siècles que s’étendit le stoïcisme », cons-tate Émile Bréhier 1. Grâce à cette ampleur historique et de

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Introduction

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multiples évolutions/transformations, le stoïcisme constitue labase d’un possible consensus spirituel, intellectuel et moral

 pour l’époque actuelle. On peut tendre au matérialisme (Zénon,Chrysippe…) et être stoïcien, ou au contraire tendre au spiritua-lisme* (Marc Aurèle, Sénèque et surtout Épictète) et être toujoursstoïcien. Éclectique, mais pas confuse, rebelle à l’orthodoxie tropcontraignante, l’École n’a jamais sombré dans un dogmatismeexcessif. Pour employer un terme moderne, cette doctrine est une plate-forme spirituelle, intellectuelle et morale inégalable par sarichesse : on y retrouve, entre métissages, fusions, disjonctions,

ruptures, voire oppositions et contradictions entre les philosophesde l’École, toutes les idées maîtresses de la pensée grecque :Socrate, Platon, Pythagore, sans oublier de nombreux élémentstirés d’Aristote, et on pourrait allonger la liste. Et puis, comme l’alumineusement analysé Serge-Christophe Kolm dans son livresomme1, le stoïcisme est un peu la version occidentale dubouddhisme, en tout cas, un pont possible entre Orient et Occi-dent. Plusieurs techniques de méditation et autres exercices d’in-

trospection se recoupent de manière troublante, des thématiques sechevauchent. Là encore, les perspectives sont innombrables. Prati-que de la sagesse, le stoïcisme est aussi un formidable pari sur laraison. Oui, le monde a un sens dans la mesure où il est l’expres-sion et la manifestation d’un ordre supérieur cohérent et rationnel.Cet optimisme*  fondamental de la doctrine constitue le postulatfédérateur d’un courant de pensée par ailleurs très divers. C’estpourquoi, on a pu dire que le stoïcisme est une « religion philoso-

phique plus qu’un système d’abstractions ». Bien sûr, pour l’huma-nité qui a connu les désastres du XXe siècle, les notions d’ordresupérieur ou de nature comme expression de la raison sont haute-ment problématiques. Malgré cela, le stoïcisme a, je le crois, tou- jours quelque chose à nous enseigner.

1. Le bonheur-liberté , PUF, 1982.

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En somme, l’École du Portique offre à l’humanité contemporaine :

• Une série d’exercices pour vivre mieux et parvenir à un certain

épanouissement. Comme nous le verrons, les penseurs successifsont concocté une véritable pharmacopée1 de l’âme pour essayer d’accéder à la paix intérieure. La plupart des techniques ensei-gnées jadis restent valables aujourd’hui ;

• Un patrimoine d’idées et de concepts philosophiques essentielspour vivre et penser dans la lucidité : le divin, le cosmos, le logos,le monde, la raison, la morale, l’homme, la liberté et le destin ;

• Un panthéon de figures spirituelles, intellectuelles et moralesqui sont autant de maîtres de sagesse, de sources d’inspiration et,osons le dire, de motivation.

Un stoïcisme pour aujourd’huiPour les Grecs en général et les stoïciens en particulier, on apprendà penser pour se transformer soi-même et atteindre la paix inté-

rieure, la maîtrise des passions* par la raison, en un mot, la sagesse.En ce sens, la philosophie est une ascèse*, voire un exercice spirituel 

(cf. Pierre Hadot). Il s’agit de vivre conformément à la raison uni-verselle (ou Nature) et de viser, autant que faire se peut, l’ataraxie*,l’état de non-trouble par les passions. Le progressant-philosophecherche à réaliser la raison en acte. « Il faut vivre les principes et nonles réciter », martèle Épictète. « Il ne s’agit plus du tout de discourir sur ce que doit être l’homme de bien mais de l’être », lance son disciple

Marc Aurèle. La rudesse de cette exhortation, proférée moins dedeux cents ans après la naissance du Christ par un empereur romain, conserve toute son actualité. D’une manière saisissante,elle résume non pas le contenu mais plutôt l’esprit du stoïcisme :chacun doit entreprendre, par et pour lui-même, le travail de réali-sation intérieure et d’accomplissement philosophique. Mais sans jamais perdre le contact avec le monde des hommes et le Cosmos-

1. Notion qui fait l’objet de la 3e partie.

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Introduction

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Logos (nous reviendrons longuement sur cette notion cruciale).Exigeant, rigoureux parfois jusqu’à la rigidité, le stoïcisme est aussi

l’école de pensée de ceux qui, à l’alternative Moi ou les Autres,opposent un salutaire Moi et  les Autres. Au fil du temps, la doctrines’est incarnée dans plusieurs hommes dont les noms sont connusd’un large public : Socrate (le stoïcien avant l’heure, le modèlemoral pour les générations suivantes), Épictète (l’esclave affranchidevenu maître de philosophie), Marc Aurèle (l’empereur romain),Sénèque (le précepteur malheureux de Néron et le propagateur talentueux de la doctrine).

Leur message va revivre dans ces pages. Ce livre propose donc unereprise sans complexe du stoïcisme, mais, faut-il le souligner, adaptéau monde moderne (psychologie, science…). Les idées, exerciceset pratiques de l’École seront impitoyablement ramenés au seul ter-rain d’expérimentation qui vaille : la vie quotidienne. Dans ce but,les chapitres consacrés aux exercices abondent en récits d’expérien-ces accumulés au fil du temps. On y verra ce que vaut l’enseigne-

ment stoïcien à l’épreuve de la perte d’un emploi, d’un être cher oude la santé. Ni recette miracle, encore moins baguette magique,cette doctrine peut néanmoins aider l’individu moderne à surmon-ter l’épreuve du quotidien. C’est déjà beaucoup.

Une dernière précision avant de démarrer. Ce livre abonde encitations, brèves ou étendues. Pourquoi ? D’une part, j’ai voulumontrer que les philosophes aussi ont un style littéraire et, d’autrepart, inviter le lecteur à se plonger dans les œuvres des géants de lapensée. Multiplier les citations est, je crois, une façon efficace decréer un climat de proximité entre les penseurs et le public. C’est,de plus, une façon de rendre hommage à leur message. Enfin, par souci de clarté, je veux ici souligner que mes maîtres de philoso-phie grecque, depuis tant d’années, sont Platon et Épictète.

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I.

Une histoire

gréco-latine

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1.Les trois grandes périodes

du Portique

L’origine du termeLe terme stoïcisme a été forgé à partir du grec Stoa, mot qui signi-fie « portique ». Zénon de Citium (dates probables : vers 333/332-262/263), son fondateur, avait en effet pour habitude de dis-penser son enseignement au public athénien, sous le Stoa Poikilé ,

ou Poecile , le portique à fresques (Poecile signifie : « recouvert depeinture »). L’expression « philosophes du Portique » désigne, par extension, les stoïciens dans leur ensemble.

Les spécialistes de l’histoire de la philosophie antique découpentle développement de la doctrine en trois grandes périodes :• Le stoïcisme ancien ou Ancien Portique (IIIe siècle av. J.-C.),

dont les principaux représentants sont Zénon de Citium, bien

sûr, Cléanthe d’Assos (331-232) et Chrysippe de Soli (280-210) ;• Le stoïcisme moyen ou Moyen Portique (IIe siècle av. J.-C.),dont les noms à retenir sont notamment Diogène le Babylonien,Antipater de Tarse, Panétius de Rhodes (185-112) ou bienencore Posidonius d’Apamée (135-51) ;

• Le stoïcisme nouveau ou stoïcisme impérial  (Ier et IIe sièclesde notre ère). Les figures dominantes de cette époque sontMusonius Rufus (25-80), Sénèque (4 av. J.-C./1 apr. J.-C.-65),

mais surtout Épictète (50-125/130) et l’empereur romain MarcAurèle (121-180).

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Géographiquement, le Portique est un enfant de la Méditerranée.Historiquement, il couvre la période hellénistique qui s’étend du

règne d’Alexandre le Grand (356-323) jusqu’à la dominationromaine. Son fondateur a vu le jour à Chypre alors que beaucoupde stoïciens sont or iginaires de villes réparties sur l’actuelle Turquie(Assos, Tarse, Hiérapolis…). Certains viennent même de Syriecomme Posidonius, né à Apamée. Géographiquement et histori-quement, le stoïcisme couvre l’ensemble du monde gréco-latin,du Proche-Orient à l’Espagne, en passant par l’Afrique du Nord.Plaque tournante intellectuelle entre l’Europe et l’Asie, il a subi

diverses influences et métissages liés aux croyances philosophiqueset religieuses orientales et sémitiques (cf. les thèmes de la palingé-nésie* et de la conflagration* universelle, l’unicité de la Divinité,un des traits marquants du monothéisme…). Rien d’étonnant,donc, si le Portique est invariablement associé à la notion de cos-mopolitisme. Comme le souligne Jean Brun1, « le sage n’est pas seu-lement le citoyen du pays où il est né, il est un citoyen du monde ». Dureste, Zénon de Citium aurait affirmé que « tous les hommes sont 

concitoyens ». Une idée audacieuse et quasiment « révolutionnaire »pour l’époque.

La place du stoïcismedans la philosophie occidentalePour autant, plus prosaïquement, les deux foyers de rayonnement

de l’École ont été Athènes et Rome, lieu de naissance de MarcAurèle. Cette longue citation que j’emprunte à Joseph Moreau2,situe la portée de ce courant philosophique dans le destin del’Occident – par souci de clarté, j’ai choisi de la scinder en troistronçons.

1. Le stoïcisme , coll. « Que sais-je ? », PUF, 1958.2. Stoïcisme, épicurisme, tradition hellénique, J. Vrin, 1979.

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S’EXERCER AU BONHEUR

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• Le troisième, enfin, évoque l’influence et la pérennité du mes-sage stoïcien chez plusieurs grands philosophes :

« À l’époque de la Renaissance, vers la fin du XVI e

siècle, on voit se cons-tituer avec Juste-Lipse et Guillaume du Vair un stoïcisme chrétien, qui revit chez Descartes. Malgré la défiance janséniste à l’égard de l’antiquité 

 païenne, les réserves de Pascal touchant le stoïcisme, dans son Entretienavec Monsieur de Saci sur Épictète et Montaigne, le stoïcisme est incorporé à l’humanisme * classique tel qu’on l’enseigne dans les collègesdes Jésuites. L’influence stoïcienne s’étend donc bien au-delà du monde antique : on la trouve vivante chez Spinoza, Rousseau et Kant ; Épic-

tète et Marc Aurèle sont encore un bréviaire moral pour quelques-uns de nos contemporains. »

L’influence du Portique sur Descarteset SpinozaÉpictète et Marc Aurèle ont été une puissante source d’inspiration

morale pour au moins deux philosophes majeurs : Descartes(1596-1650) et Spinoza (1632-1677).

Pour bâtir sa « morale provisoire », présentée dans le Discours de laMéthode,  (1637), le père de la philosophie moderne reprend unthème central du stoïcisme ; la culture de la liberté intérieure etla pratique du détachement comme antidote aux vicissitudes dumonde extérieur :

« […] Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et générale-ment de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement ennotre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. »

Dans le droit fil des Anciens, Descartes nous invite à modérer nosdésirs et à faire de notre mieux pour vivre une vie en accord avecla philosophie. Il nous recommande également de ne pas nous

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1. Les trois grandes périodes du Portique 

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émouvoir à l’excès si nous subissons des revers, lesquels sont en faitinséparables de l’existence humaine. Une belle leçon de sagesse à

méditer, aujourd’hui comme hier.Dans sa correspondance avec Élisabeth de Bohême, notammentlors de l’été 1645, le philosophe multiplie les références, explicitesou non, aux stoïciens (maîtrise des passions, goût de la modéra-tion, contrôle de l’imagination débridée, détachement inté-rieur…). Certes, Descartes ne se prive pas de critiquer les Anciens,spécialement Sénèque… tout en recommandant la pratique deplusieurs éléments de morale du Portique, à la jeune princesse.

Le penseur français ne s’est pas limité à une étude intellectuelle dustoïcisme. L’auteur du Discours fut l’heureux père de Francine, fillenée en 1635 d’une liaison avec Hélène, sa servante hollandaise.Tout se présente bien jusqu’à ce que l’enfant tombe gravementmalade. Elle meurt probablement de la scarlatine, le 7 septembre1640. Descartes fut extrêmement affecté par cette perte. Pour surmonter l’épreuve, il eut recours à des consolations philosophi-

ques… d’inspiration stoïcienne.De son côté, Spinoza, autre pic de la philosophie occidentale,place à la fin de la quatrième partie de l’Éthique  (1677) ce paragra-phe, qu’un Marc Aurèle ou un Sénèque auraient pu signer :

« La puissance humaine est très limitée et infiniment surpassée par la puis-sance des causes extérieures. Nous n’avons donc pas un pouvoir absolud’adapter à notre usage les choses qui sont hors de nous. Cependant, tout ce 

qui nous arrive à l’encontre de notre avantage, nous le supporterons d’unesprit égal si nous avons conscience que nous avons rempli notre rôle, que nos moyens ne pouvaient l’éviter, et que nous sommes une partie de laNature universelle dont nous suivons l’ordre. En comprenant cela de façonclaire et distincte, alors la part de notre être qui se définit par l ’intelligence,c’est-à-dire la meilleure part de nous-mêmes, se tranquillisera complètement et s’efforcera de persévérer dans cette paix. »

À l’instar de Descartes, Spinoza nous propose finalement de fairecontre mauvaise fortune bon cœur. Mais le penseur hollandais fait

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S’EXERCER AU BONHEUR

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un pas supplémentaire vers le stoïcisme en disant explicitementque l’homme est une partie de la nature, la parcelle d’un Tout uni-

versel. Cette idée, on le verra dans la suite de ce livre, est au cœur de la pensée stoïcienne.

Un message qui perdure de nos joursS’ils rompent avec les maîtres antiques sur de nombreux points dedoctrine, Descartes ou Spinoza ne trouvent rien à redire, ou sipeu, aux bons vieux préceptes stoïciens lorsqu’il s’agit de passer aux travaux pratiques, c’est-à-dire de tenter de vivre « avec philo-sophie ». Ce double exemple en dit long sur le caractère efficace,aujourd’hui on dirait plutôt « opérationnel », des techniques stoï-ciennes. D’ailleurs, dès l’Antiquité, les Romains appréciaient lesbénéfices tangibles des enseignements de l’École. Au risque d’enfaire un catalogue de recettes pour mieux vivre au quotidien. Plusprès de nous, des penseurs comme Schopenhauer (1788-1860) ouNietzsche (1844-1900) s’y sont intéressés, ou, au siècle dernier,Michel Foucault (1926-1984). Aujourd’hui, les textes de l’époqueimpériale, les seuls dont une partie importante nous soit parvenue,sont proposés au public dans de nombreuses éditions. Ici, il fautinsister sur un point essentiel : les productions des anciens stoïciensnous sont connues uniquement sous forme de fragments et decitations d’auteurs plus ou moins bien disposés envers l’École1.

En revanche, pour Épictète, Marc Aurèle ou Sénèque, nous dispo-

sons d’un corpus imposant. Et pourtant, les penseurs de l’AncienPortique eux aussi écrivirent : on attribue plus de 700 traités auseul Chrysippe, dont il ne nous reste que des bribes. Cet état defait a eu une conséquence historique considérable : le stoïcismeest apparu essentiellement comme une doctrine morale. Nousverrons plus loin qu’il se fonde au contraire sur l’intégration

1. Cf. Plutarque, Des contradictions des stoïciens, Diogène Laërce, Vies et opinionsdes philosophes.

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1. Les trois grandes périodes du Portique 

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d’une physique, d’une logique et d’une morale, trois dimen-sions absolument indissociables. Étudier l’une conduit inévita-

blement à étudier les autres. D’ailleurs, l’antique division de laphilosophie en Physique (l’étude de la nature, au sens que lui don-nent les penseurs du Portique), en Logique (la théorie de la con-naissance, l’étude des lois du raisonnement et de la démonstration)et en Morale (l’accès à la sagesse) est largement d’inspiration stoï-cienne. Les nombreuses préconisations morales sont évidemmentl’aspect le plus « spectaculaire » de l’École. Toutes sont la consé-quence pratique d’une vision théorique particulière.

Des pensées et des exercices pratiques pour aujourd’huiÀ l’instar d’autres courants de pensée, le Portique a fait l’objet, dèssa création, de plusieurs critiques. On lui a notamment reprochéd’être une simple compilation d’enseignements existants. Ainsi,

Antiochus d’Ascalon, académicien et maître de Cicéron, expli-quait que tout ce qu’il y a de bon et de vrai dans le stoïcisme setrouve déjà chez Aristote et Platon. La concurrence entre les éco-les était parfois rude… et fort éloignée de l’idéal de sagesse !

Reste que le développement du mouvement sur plusieurs siècleset dans différents pays lui a permis d’évoluer. Dans cette dynami-que de construction/métissage/refondation réside, à mes yeux,son grand intérêt. Pas d’orthodoxie mais plutôt un corpus d’idées,de concepts et bien sûr d’exercices. Ce que la doctr ine a perdu enrigueur et en cohérence dans la durée, a largement été compensé, je le crois, par une exceptionnelle richesse. Entre l’intellectua-lisme d’un Chrysippe et le spiritualisme d’un Épictète, nourri deplatonisme, l’éventail des nuances est quasiment infini.

Le lecteur moderne, un peu curieux, a donc la chance de puiser àvolonté dans un héritage spirituel, intellectuel et moral unique.

Une formidable opportunité !

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1. Éloge de la philosophie , Gallimard 1953.

2.Socrate, patron des philosophes

et des stoïciens

Un personnage en chair et en osSocrate occupe une place à part dans la philosophie occidentale. Ila pour lui le charme des pionniers, un de ses titres de gloire estd’avoir converti Platon à la philosophie, et, enfin, notre homme estun maître à penser autant qu’un maître de sagesse. Logique, dansces conditions, qu’il ait marqué les esprits, au cours des siècles.« Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont  jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écr ivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceuxqu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate », écrivait Maurice Merleau-

Ponty (1908-1961)1

.Avant lui, le grand Hegel (1770-1831) avait décerné au mentor dePlaton le titre époustouflant de « héros de l’humanité ». Plus prèsde nous, enfin, Karl Jaspers (1883-1969), n’hésita pas à ouvrir sonimposante série intitulée Les grands philosophes, par l’évocation de

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S’EXERCER AU BONHEUR

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quatre figures ayant, selon lui, « donné la mesure de l’humain » :Bouddha, Confucius, Jésus et… Socrate.

Ces éloges solennels et répétés ne sont guère surprenants. Plu-sieurs raisons précises expliquent le rôle central, plus précisémentinaugural , occupé par le célèbre Athénien, dans la pensée occiden-tale. La plupart sont connues, y compris du grand public. Leur rappel – sur un mode volontairement scolaire – n’est toutefois pasinutile, tant la figure de Socrate résume le destin de la philosophieoccidentale et peut-être de la « philo » tout court :

• Plusieurs commentateurs ont relevé avec justesse que Socrateest le premier personnage en chair et en os de la philosophie.Avant lui, il y avait eu Thalès de Milet (vers 640-562) qui passepour être le tout premier philosophe (occidental), le mystérieuxPythagore (vers 582-500) ou encore Héraclite (vers 576-480) etd’autres. Mais, étrangement, Socrate se révèle proche de nous,presque familier. Pourtant, c’est une individualité hors normes àtous égards. Sa laideur a quelque chose de mythologique : yeux

globuleux, nez camus, lèvres très charnues, bedaine imposanteet démarche pesante. Le portrait de l’homme, au physique et aumoral, nous est parvenu essentiellement au travers des textesd’Aristophane (Les  Nuées), de Xénophon (Les  Mémorables) etsurtout de Platon, avec les dialogues suivants : Apologie  de Socrate ,Criton, Phédon, Phèdre, le Banquet .

• S’il faut en croire les sources disponibles, Socrate fut unhomme exceptionnel. Il embrasse de bon cœur la carrière de

philosophe-gueux perpétuellement plongé dans une « misèrenoire », au grand dam de son épouse Xantippe. Car, contraire-ment aux sophistes, ces professeurs d’éloquence, l’intéressé refusede se faire payer ses leçons. Très tempérant, bien qu’il admetteêtre traversé par des instincts puissants, il peut boire beaucoupsans jamais être ivre. De même, sa maîtrise des appétits sensuelsforce l’admiration de son entourage. Il est capable de marcher pieds nus sur le sol enneigé, semble ne souffrir ni du froid, ni desprivations et encore moins de la fatigue. Ainsi, il peut rester 

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2. Socrate, patron des philosophes et des stoïciens

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debout en arrêt, des heures durant, occupé uniquement à suivrele fil de ses pensées. Cet homme est une force de la nature !

Lorsque sonne l’heure des conflits armés, il empoigne sans rechi-gner son fourniment d’hoplite et s’acquitte avec courage de sesdevoirs militaires, notamment durant la guerre du Péloponnèse àDélium et Amphipolis. Hormis quelques très rares déplacements,presque toute sa vie d’adulte se passe à l’intérieur des mursd’Athènes : concentré sur sa mission, notre philosophe se mon-tre insensible aux attraits des voyages. Qu’aurait-il pensé de notreavidité pour le tourisme ?

• Exceptionnel de son vivant, Socrate l’est également à l’ap- proche de la mort. Accusé de corrompre la jeunesse et de vou-loir la détourner du culte des dieux, il fut condamné à boire laciguë, probablement au mois de février 399 avant J.-C., à l’âgede 71 ans. Vraisemblablement, il accepta la sanction avec… stoï-cisme. Du reste, il refusa le plan d’évasion imaginé par son amiCriton et d’autres, et se résigna, sans amertume, à l’accomplisse-ment de sa destinée. Même si elles ont été magnifiées par la

plume de Platon, les circonstances de la mort de Socrate sem-blent historiquement admises. Jusqu’au moment fatidique, ilcontinua de s’entretenir avec ses amis sur l’hypothèse de l’im-mortalité de l’âme, épisode que met en scène le superbe tableaude Louis David (1748-1825) La Mort de Socrate (1787). On l’adit cent fois, Socrate apparaît comme le premier martyr de laphilosophie. Il symbolise l’homme de pensée éternellement enbutte au conformisme intellectuel et moral ambiant. Plus

encore, sa mort exemplaire (où certains commentateurs ontcru/voulu voir un suicide masqué) véhicule un message expli-cite, aisément compréhensible, y compris de ses adversaires : laphilosophie n’est pas un jeu intellectuel, une distraction subtileréservée à une élite raffinée et libre de tout souci matériel, maisun engagement de tout l’individu. Un authentique choix devie. Une vocation. Et donc, un défi lancé aux paresseux et auxpusillanimes, qui voient en elle une manière de scandale, voirede subversion.

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• Dans sa jeunesse, dont nous savons fort peu de chose, Socrate abeaucoup étudié la philosophie de la nature, à commencer par les

physiciens ioniens et notamment Anaxagore de Clazomènes (vers500-428), l’ami de Périclès (vers 495-429). Il s’est également ini-tié à l’art de la sophistique*, au point d’être pris parfois pour l’und’entre eux. Mais au cours de son évolution intellectuelle, unretournement intérieur radical s’opère qui finalement le poussevers des préoccupations essentiellement morales : qu’est-ce que lavérité, la vertu, la sagesse, le bien ? À quelles conditions, l’hommepeut-il viser une connaissance rationnelle et vivre vertueuse-

ment ? Toutes ces réflexions sont, d’une façon ou d’une autre,inséparables de l’expérience humaine. Et les différences d’époquen’y changent rien. Ou si peu. Socrate en est le messager uni-versel : celui qui empêche le troupeau de s’endormir dansses certitudes et ses opinions trompeuses. L’intéressé se compa-rait à une sorte de taon philosophique chargé d’aiguillonner sescontemporains. Le questionnement socratique continue, plus dedeux millénaires après sa mort, de nous interpeller.

• La puissance morale et intellectuelle de Socrate fait de luiun psychagogue *, un éveilleur d’âme : il peut transformer unevie, lui donner une nouvelle direction. Platon en est une illustra-tion presque trop belle. Qu’on imagine la scène : d’un côté, unphilosophe ayant déjà atteint la soixantaine, laid et pauvre, quiarpente les rues d’Athènes à longueur de journée en quêted’interlocuteurs plus ou moins bien disposés ; de l’autre, un gar-çon de vingt ans, bien né, doué de nombreux talents et promis à

quelque brillante carrière politique. Or, pendant huit ans, entreSocrate et Platon va se nouer une relation de maître à disciple. Etsous l’impulsion de son mentor, Platon deviendra le philosopheque l’on sait.

• Sans nul doute possible, le platonisme et l’aristotélisme ontfourni au stoïcisme une grande partie de son armature théori-que, souvent exploitée dans une perspective critique. Mais, lesphilosophes du Portique ont vu dans le personnage même de

Socrate, une préfiguration du sage stoïcien.

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2. Socrate, patron des philosophes et des stoïciens

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1. Épictète et Platon, Vrin, 1946.

Le patron des philosophes avait sa voixintérieure, le daimônEn synthèse, le héros du Phédon s’impose comme patron des philo-sophes et, plus sûrement encore, des stoïciens. Des origines jusqu’àl’époque impériale, l’ombre socratique a toujours plané sur la doc-trine et ses représentants. Fait révélateur : dans son étude intituléeÉpictète et Platon, Amand Jagu1 relève que l’on cite Socrate soixante-trois fois dans les Entretiens.

Ceci posé, résumons rapidement la biographie de Socrate. Né en470 ou en 469 avant J.-C., son père, Sophronisque, est tailleur depierre et sa mère, Phénarète, sage-femme. Peut-être a-t-il un tempspratiqué le métier paternel avant d’étudier, donc, la pensée desphysiciens ioniens, et sans doute celle d’Héraclite. Il découvre lessophistes (Gorgias de Léontion, Protagoras d’Abdère, Prodicos deCéos…) et s’en approprie les méthodes. Elles feront de lui un rai-sonneur redoutable. C’est probablement vers la quarantaine que

Socrate devient le philosophe circulant sans relâche dans Athènes etfréquentant indifféremment notables et hommes du peuple. Maisavant d’en arriver là, il aurait entrepris un mystérieux voyage àDelphes, la ville des oracles. Il y aurait reçu la révélation de sa mis-sion, résumée dans un aphorisme plutôt hermétique :  gnôti sauton(« Connais-toi toi-même »). Socrate aurait également développél’étrange faculté d’être assisté d’un « démon » (daimôn) : une voixintérieure, un « quelque chose de divin », lui ordonnant de s’abste-

nir de faire ou dire telle chose, en fonction des circonstances.« C’est une voix qui ne se laisse jamais percevoir qu’afin de dissuader et  pour me détourner d’un projet, jamais dans un sens persuasif », précise-t-il. On a tout écrit, ou presque, sur l’origine, la nature et le rôle dece « démon » dans la pensée socratique. Peu probable qu’une inter-prétation particulière fasse un jour autorité. Mais ce n’est pas tout :s’il faut en croire le texte de l’ Apologie , la pythie de Delphes aurait

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1. Introduction à la philosophie , Plon, 1951 (réédition en collection 10/18).

déclaré à Chéréphon, ami d’enfance de Socrate, qu’il n’existait pasd’homme plus sage que le futur maître de Platon.

La figure du sage Athénien s’avère complexe dans la mesure oùelle concilie deux tendances qui nous paraissent contradictoires,comme l’a bien vu Karl Jaspers1 :

« Socrate pousse la critique à l’extrême et vit pourtant constamment sousune autorité absolue, qui peut s’appeler le Vrai, le Bien, la Raison. Elle signifie une responsabilité inconditionnée du penseur : il ne sait pas enversquoi et parle de dieux […]. Qu’advienne le malheur, que l’injustice 

l’assaille, que sa propre cité l’anéantisse, il vit selon le principe : mieuxvaut pâtir de l’injustice que la commettre. Socrate ignore ce qu’est se cabrer contre son État, contre l’univers et Dieu. Il va à la mort sans révolte et sans défi. Il n’y a chez lui ni le désespoir du problème de la théodicée, ni sa solution consolante […]. Peu importe la façon dont les biens de la for-tune sont répartis dans le monde, l’unique chose essentielle est la vie selonla norme du vrai, qui s’éclaire dans la pensée. »

Le philosophe qui affirmait ne rien savoir Socrate est d’abord celui qui affirme ne rien savoir et veut décou-vrir la vérité avec les autres. La pensée est avant tout dialogue,mise en cause des opinions, examen scrupuleux des idées,enquête, introspection. D’où, la célèbre ironie socratique.Dans sa méthode, toujours la même, il démarre la discussion par l’examen d’une définition : qu’est-ce que la vertu ? le courage ? la

 justice ? la piété ? Puis, il met chacun face à son ignorance endébusquant opinions trompeuses, faux savoirs et illusions. Socrate,qui, on l’a assez répété, n’a rien écrit, ne se présente jamais commeun philosophe-savant, s’adressant à des égarés. La découverte dela vérité se fait en commun : chacun peut y accéder, à condi-tion de se mettre à philosopher  sérieusement. Sous ce rapport, ilaffirme l’autonomie de la pensée et donne le coup d’envoi d’une

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2. Socrate, patron des philosophes et des stoïciens

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1. Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, Garnier Flammarion, 1965.

longue tradition d’intellectualisme moral : il faut connaître lanature de la vertu avant de bien la pratiquer. L’ironie ne se réduit

pas à une entreprise (utile) de destruction ; l’objectif de Socrate estde révéler chacun de ses interlocuteurs à sa propre vérité. Or, etc’est sa découverte fondamentale, au plus profond de sa subjecti-vité, l’individu (Connais-toi toi-même), retrouve l’objectivité

 pure (Connais ce qui vaut universellement). Voilà le sens de lanon moins célèbre maïeutique , l’art d’accoucher non pas les corpsmais les esprits.

Rechercher des définitions universelles, intelligibles et transmissi-bles, traverser le voile des opinions et des apparences, essayer depercer la nature de la réalité, user d’idées générales (et non pasbrasser des généralités !), on touche là à l’essence même de la phi-losophie. Contrairement à certaines interprétations, Socrate estbien un authentique philosophe et non pas un moraliste. Sa mis-sion essentielle vise à définir la vertu, puis à savoir si elle peut fairel’objet d’une science, pour être finalement enseignée aux hom-

mes. Pour le maître de Platon, réformer la cité et l’individu s’ins-crit dans une logique identique. Cette exigence intellectuelle etmorale fait le lien entre le philosophe caustique des premiers dia-logues platoniciens et le penseur plein de piété qui se déclareinvesti d’une mission divine. En dernière analyse, Socrate le pen-seur des rues, décode et traduit en concepts* une vérité qui a étérévélée à Socrate le Sage. Cette vérité n’est rien d’autre que laRaison universelle, le Logos.

Une figure de l’héroïsme intellectuel et moralCette coexistence de niveaux de conscience différents et complé-mentaires apparaît nettement dans ce passage de l’ Apologie 1 :

« […] Au lieu de mener une vie tranquille, j’ai négligé ce que la plupart des hommes ont à cœur, fortune, intérêts domestiques, commandements

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S’EXERCER AU BONHEUR

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d’armée, carrière politique, charges de toute sorte, liaisons et factions poli-tiques […] je ne me suis engagé dans aucune profession où je n’aurais été 

d’aucune utilité ni pour vous, ni pour moi, […] je n’ai voulu d’autre occupation que de rendre à chacun de vous en particulier ce que je déclare être le plus grand des services, en essayant de le persuader de ne s’occuper d’aucune de ses affaires avant de s’occuper de lui-même et de son perfec-tionnement moral et intellectuel, de ne point s’occuper des affaires de la cité avant de s’occuper de la cité et de suivre les mêmes principes en tout le reste. »

Immédiatement dans la foulée de cette déclaration solennelle, quifixe une fois pour toutes l’image d’Épinal du philosophe-sage,Socrate donne libre cours à sa légendaire ironie : d’après lui, laseule peine que doivent lui infliger ses accusateurs, c’est del’envoyer au prytanée profiter des largesses de l’État ! Cette bravadeen plein procès contribua fortement à signer son arrêt de mort.

L’exigence morale jusqu’à l’héroïsme, le rôle de la vertu dans la

conduite humaine (« Il faut se soucier de son âme plutôt que de soncorps », assène Socrate), l’acceptation sereine des décrets de la Des-tinée, la foi absolue dans le Logos-Raison, la croyance indéfectibledans un Ordre divin : ces thèmes majeurs seront repris, adaptés etexploités par Zénon de Citium et sa postérité philosophique. Lesstoïciens ont compris le message de Socrate.

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2. Socrate, patron des philosophes et des stoïciens

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• Le primat absolu de la conscience morale sur tout le reste, sans jamais transiger.

• La méthode de la maïeutique , l’art d’accoucher les âmes, c’est-à-dire de révéler chacun à sa propre vérité par le jeu des interroga-tions et l’invitation à l’introspection.

• L’art de la définition rigoureuse des termes comme critère majeur de la pratique philosophique.

• Le rôle proprement libérateur du dialogue (la volonté* de recher-

cher ensemble la vérité) par opposition à la vaine confrontationdes opinions.

• L’ironie comme antidote aux certitudes trompeuses et au confor-misme intellectuel.

L’héritage philosophique de Socrateen cinq points clés

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3.Zénon de Citium,

le fondateur de la doctrine

Le coup d’envoi donné à ChypreComme indiqué plus haut, à propos de Zénon de Citium (Kitionen langue grecque), né sur l’île de Chypre, les dates probables avan-cées par les historiens de la philosophie sont les suivantes : vers333/332-262/253.

Le fondateur du stoïcisme était le fils d’un commerçant originairede Phénicie (la région du littoral syrio-palestinien limitée au sudpar le mont Carmel et au nord par la région d’Ougarit).

Avec les précautions d’usage, les pages que lui consacre DiogèneLaërce dans le livre VII des Vies et Opinions des philosophes, entière-ment dédié au Portique, donnent toutefois une idée de l’homme et

de sa pensée.Son père, Mnaséas, rapportait régulièrement à son fils des livres dephilosophie à la suite de ses déplacements pour affaires. Vers 312avant J.-C., le jeune Zénon, ayant déjà pas mal étudié et médité,décide d’aller se fixer à Athènes. La légende relatée par Diogèneveut que le navire qui le transportait ait fait naufrage peu avant leport du Pirée. Plus tard, l’intéressé devait déclarer que cet incidentl’avait finalement mené à bon port : la philosophie.

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Un jour, en lisant chez un libraire les Mémorables de Xénophon, ilaurait demandé au boutiquier où l’on pouvait rencontrer des

hommes tels que ceux dépeints dans l’ouvrage. La providenceorganisant toujours les choses de la meilleure façon (thèmemajeur du futur stoïcisme, mais sans doute le jeune Zénon ne lesavait-il pas encore), celui-ci aurait répondu : « Suis cet homme »,désignant ainsi le premier instructeur du futur fondateur du Porti-que. L’homme en question n’était autre que Cratès de Thèbes, unadepte du cynisme (du grec kuôn, kunos, chien), courant philoso-phique créé par Antisthène (vers 444-365), disciple de Socrate,

qui avait repris l’ironie mordante du maître pour en faire unevéritable arme intellectuelle de remise en cause des conventionssociales, des valeurs illusoires et des faux savoirs.

Vivant dans le dépouillement, bravant la faim, le froid ou la chaleur,refusant de céder au conformisme, rejetant l’attrait des honneurs etde la gloire, fuyant évidemment le culte de l’argent, les cyniquessouhaitaient, au travers de l’ascèse, retrouver la nature fonda-

mentale de l’homme derrière les masques sociaux et culturels.

De l’influence des « philosophes-chiens »à l’abandon de la volonté de choquer Dans la pratique, la plupart menaient une existence comparable,par certains aspects, à celle des chiens errants. D’où le nom de ladoctrine. La tradition rapporte que Diogène le Cynique (vers 410-323), le représentant le plus connu de l’École (mais en est-ce vrai-ment une ?) vivait dans un tonneau, ne possédant qu’une besace etun bâton. Une anecdote court à son sujet. Alors qu’il se masturbaitsur la place publique, il aurait eu cette phrase mémorable : « Plût au ciel qu’il suffît de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim. » Il y a,faut-il le souligner, quelque chose de jusqu’au-boutiste dans le« système » cynique. Découvrir l’homme de vertu sous l’amon-cellement des fausses personnalités, des idées reçues, des opi-nions trompeuses et des croyances erronées, exige un véritable

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3. Zénon de Citium, le fondateur de la doctrine 

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arrachement à soi-même, un engagement total dans le pro-cessus de transformation de soi. Une démarche qui peut se

révéler dangereuse. Du reste, le jugement de Platon est sans appel :« Diogène est un Socrate devenu fou. »

Or, Zénon s’initia à cette philosophie austère, abrupte, exigeante.Voulant mettre à l’épreuve son disciple, Cratès lui aurait demandéde porter une marmite de lentilles le long du Céramique. Voyantla honte de son élève, il aurait alors frappé la marmite de sonbâton, laquelle se brisa sous l’effet du choc, répandant ainsi son

contenu sur le sol. Pour affermir l’esprit d’indépendance de leursdisciples, les maîtres cyniques imposaient des actes excentriques :déambuler dans les rues en traînant derrière soi un poisson attachéà une ficelle, brandir une lampe allumée en plein jour, se coucher à même le sol sans se préoccuper des passants ou, au contraire, semettre à les haranguer pour les pousser à s’interroger, n’hésitant pasà les bousculer dans leurs convictions et leurs certitudes. Entre-

 prendre de philosopher devient dans ces conditions un acte

d’agression intellectuelle. Mais avec le temps, Zénon perçutce que la volonté de choquer, y compris pour la bonne cause, peut avoir d’artificiel.

Une tempérance proverbialeIl étudia également avec Stilpon le Mégarique, Xénocrate (unAcadémicien, c’est-à-dire un membre de l’école de Platon) ou

bien encore Polémon. Il s’initia aussi à la pensée d’Héraclite. Auterme d’une solide formation intellectuelle, vers 300 avant J.-C.,soit six ans après qu’Épicure a créé le Jardin, Zénon de Citiumfonda le Portique, terme dont nous avons déjà indiqué l’origine.Les débuts furent laborieux : au départ, l’École se résumait à ungroupe d’amis, souvent mal vêtus et désargentés. Les premiersfidèles se réunissaient autour de Zénon dans le but de formaliser lesintuitions fondamentales de ce qui allait devenir le stoïcisme.D’une grande rigueur morale et, semble-t-il, d’une continence

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S’EXERCER AU BONHEUR

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proverbiale, Zénon connut par la suite un réel succès. De plus enplus d’Athéniens venaient écouter les explications du petit phéni-

cien à la peau sombre et facilement rassasié d’un peu de pain, defigues vertes et d’eau fraîche. Lorsqu’il pouvait améliorer l’ordi-naire avec du miel et du vin, sans jamais aller jusqu’à l’ivresse, ilestimait faire bombance ! D’ailleurs, de son vivant, fut forgéel’expression « tempérant comme Zénon le philosophe ». Maîtri-sant bien ses besoins physiologiques et affectifs, l’homme avaitgardé plusieurs traits de son passé cynique : une volonté ten-due vers la vertu, une grande vivacité d’esprit et une ironie

assez vive. Par exemple, à un jeune homme qui débitait des inep-ties, il déclara : « Voilà pourquoi nous avons deux oreilles et une seule bouche, pour écouter plus et parler moins. » Un conseil qui, fait notable,vaut de l’or… aujourd’hui encore ! À un personnage vantard quihésitait à traverser une mare dans la rue, il déclara : « Il est naturel que tu regardes la boue d’un mauvais œil ; car tu ne peux t’y mirer. » S’ilfaut en croire les informations recueillies par Diogène Laërce,« Les Athéniens honoraient grandement Zénon, au point de lui confier les clefs

des murs, et de lui faire l’honneur d’une couronne d’or et d’une statue d’airain. Ses concitoyens lui élevèrent aussi une statue, pensant orner leur ville par la statue d’un tel homme. » Athènes avait condamné Socrateà mort parce qu’il détournait la jeunesse des bonnes mœurs et de lavertu. Athènes honora Zénon pour des motifs exactement inver-ses. Ainsi vont les époques.

La notoriété du premier stoïcien était telle que lors de ses déplace-

ments dans la capitale grecque, Antigone Gonatas, roi de Macé-doine, en profitait pour écouter ses leçons. Il l’invita même à venir enseigner chez lui, mais le philosophe, prétextant son grand âge,déclina l’invitation et dépêcha un de ses disciples zélés, du nom dePersée. Zénon serait mort à 98 ans, ayant joui toute sa vie d’unesanté robuste. Le passé cynique de Zénon de Citium a inévitable-ment influencé sa vision morale. Dès sa création, le stoïcisme aété marqué par une volonté farouche de maîtrise de soi, de

contrôle des passions et des pulsions les plus élémentaires, etd’indépendance intérieure jusqu’à l’autarcie. Sans parler, bien

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3. Zénon de Citium, le fondateur de la doctrine 

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entendu, de l’absolue nécessité de prêcher par l’exemple,c’est-à-dire « de vivre comme on enseigne ». De l’ancien Por-

tique à l’époque impériale, sur plusieurs siècles, cet idéal ne sera jamais perdu de vue. Cette exigence, placée au cœur de la doc-trine, est la raison majeure du respect des Athéniens pour la per-sonne de Zénon. Pourtant, il faut y insister, le stoïcisme ne seréduit pas à une ascèse morale centrée exclusivement sur l’indi-vidu, aujourd’hui on dirait la sphère personnelle et privée.

En effet, le stoïcisme c’est d’abord et avant tout une vision de

l’univers. Tout l’enseignement de Zénon repose sur l’intuition*

d’une force englobante et ordonnatrice de l’univers : le Logos*.Et chez lui cette intuition a une dimension proprement religieuse.

Raison universelle, providence, « feu artiste » à l’origine de la créa-tion, le Logos est en quelque sorte l’âme de cet être vivant qu’estl’univers. Le panthéisme*, doctrine qui tend à identifier Dieu et lemonde, n’est pas loin. Pour Zénon, la nature est régie par unordre divin, raisonnable, sage et vertueux. L’ascèse philoso-

 phique consistera donc à se rendre soi-même raisonnable, sageet vertueux.

D’où le célèbre précepte zénonien, constamment repris, intégréet interprété par ses successeurs : vivre conformément (encohérence) avec la Nature, autrement dit avec la Raison uni-verselle. La Nature-Raison (avec des majuscules pour en faire res-sortir le caractère absolu, à la fois transcendant et immanent) est

une autre façon de désigner la force de vie intelligente : Dieu. Laphilosophie de Zénon de Citium conjugue en une saisissantevision, deux orientations apparemment contradictoires :

• L’action, au travers d’une ascèse personnelle intense ;• La contemplation, au travers d’une aspiration de nature religieuse

à l’Universel envisagé comme raison et providence souveraines.

 J’arrête là provisoirement car les points cruciaux de la doctrinestoïcienne seront détaillés dans la deuxième partie de ce livre.

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4.Épictète, l’esclave devenu

maître de philosophie

Esclave et boiteux !Épictète est le principal représentant du stoïcisme impérial. Siune grande partie de sa pensée nous est connue, grâce aux Entre-tiens et au Manuel, sa biographie reste, en revanche, assez lacunaire.

Que sait-on de lui ? Qu’il voit le jour aux environs de l’an 50 àHiérapolis (« ville sainte ») en Phrygie, une province de l’empireromain correspondant à l’actuelle ville de Pamukkale en Turquie.Probablement esclave dès la naissance, il était au service d’Épaph-rodite, lui-même ancien esclave affranchi par Néron qui en fit sonsecrétaire à partir de 62. Épaphrodite n’était pas un tendre : ilaurait fait torturer Épictète en lui tordant la jambe. Nullementimpressionné, ce dernier lui aurait dit en souriant : « Tu vas la

casser » et lorsque le membre se brisa effectivement, il déclara :« Je t’avais bien dit que tu allais la casser. » Cette explication de laclaudication d’Épictète doit être prise avec prudence. Plus vrai-semblablement, l’infirmité du futur philosophe est due à un acci-dent de jeunesse ou à une maladie.

Brutal mais non dénué d’intelligence, Épaphrodite fut séduitpar la sagacité de son esclave et souhaita le faire instruire. Épictètesuivit les cours du philosophe stoïcien Musonius Rufus (vers 30-106) à Rome. Affranchi, Épictète y ouvrit une modeste école afin

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S’EXERCER AU BONHEUR

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d’enseigner le stoïcisme. Mais vers 90, un décret de Domitien ban-nissant les philosophes, considérés comme des fauteurs de troubles,

le poussa à s’installer dans la ville de Nicopolis en Épire, au nord dela Grèce. Assez rapidement, il accéda à une certaine notoriété etaurait même reçu la visite de l’empereur Hadrien. On venait de trèsloin pour assister à ses leçons, toujours animées et pleines de verve.

Cependant, le succès ne lui monta pas à la tête : il conserva unmode de vie particulièrement frugal, conforme à l’esprit du stoï-cisme. Dans son existence comme dans son enseignement, on sentpoindre l’influence de l’école cynique, réputée pour son intransi-geance envers l’argent, les honneurs, le jeu des conventions socia-les. Il y a du Diogène et de l’Antisthène chez Épictète : l’humblemaison où il résidait ne comportait, dit-on, qu’un lit et une lamped’argile. L’homme vivait dans le détachement et le dépouillement.Cette extrême sobriété ne l’empêcha pas de mourir à un âgeavancé pour l’époque, vers 125/130. Sur le tard, il aurait accueilliune femme afin d’élever un orphelin qu’il avait adopté. Les cir-

constances de sa mort restent obscures.

L’enseignement moral, non dénué d’humour,d’Épictète consigné par son disciple ArrienComme Socrate, dont il est un admirateur déclaré (l’Athénien estcité plus de soixante fois dans les Entretiens), Épictète n’a rien écrit :son enseignement nous a été transmis par Arrien de Nicomédie

(aujourd’hui Izmit en Turquie), né vers 85 et futur gouverneur de laCappadoce entre 130 et 137. Ayant suivi l’enseignement du maîtreà Nicopolis, il rédigea huit livres d’Entretiens, dont quatre nous sontparvenus.

Le disciple d’Épictète eut la bonne idée d’écarter les développe-ments théoriques du stoïcisme (découpage tr ipartite de la philoso-phie en Physique, Logique et Éthique, distinction des trois facultés

essentielles de l’âme, à savoir ; le désir, l’impulsion et l’assentiment)et de conserver dans leur spontanéité les aspects directement liés à

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4. Épictète, l’esclave devenu maître de philosophie 

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la pratique de la sagesse au quotidien. Résultat : les Entretiens, etsurtout le célèbre Manuel, pièce d’anthologie du stoïcisme en par-

ticulier et de la philosophie occidentale en général, abondent enmétaphores (le sage y est comparé à un athlète de la pensée, dontles haltères sont les exercices spirituels, ou encore à un gladiateur devant combattre dans l’arène de la vie), en saisissants raccourcisintellectuels propres au langage parlé. La prose d’Arrien est agréa-ble à lire. L’humour un brin féroce d’Épictète rappelle irrésistible-ment l’ironie socratique. Comme le sage d’Athènes, le maître deNicopolis est un des premiers personnages de la philosophie. Sous la

plume d’Arrien, on a le sentiment de le voir s’exprimer, s’empor-ter, haranguer, interroger, prendre à témoin, réfléchir tout haut.Bref, les Entretiens mettent en scène de manière vivante et souventfort drôle le  philosophos aux prises avec la recherche de la sagessedans ce qu’elle a d’immédiat et de concret.

Épictète martèle avec d’infinies nuances les concepts majeursdu stoïcisme : la distinction entre ce qui dépend de nous

(notre vie intérieure) et ce qui n’en dépend pas (les conditionsextérieures qui nous sont imposées par la providence), la cul-ture inflexible du détachement comme antidote aux coups dusort, le refus de l’esclavage des passions. Le fait qu’Arrien aitprivilégié les aspects éthiques de son enseignement ne signifie pasqu’on avait cessé d’étudier la logique et la physique à Nicopolis.L’« épictétisme » ne se résume donc aucunement à une exhorta-tion morale. Mais il est vrai que l’ancien esclave répète inlassable-

ment, qu’il faut « vivre les principes et non les réciter ». La mise enapplication des idées prime sur tout le reste.

Une religion philosophique proche de la spiritualitéMarqué par le message des cyniques, l’exemple de Socrate et lapensée de Platon, Épictète est l’apôtre d’un stoïcisme élargi, riched’une pluralité de points de vue. Toutefois, il reste fidèle à quelques

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S’EXERCER AU BONHEUR

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thèmes centraux du Portique. Il y a d’abord la Raison univer-selle à laquelle il attribue explicitement une origine divine et

dont chaque homme est le dépositaire :« Toi tu as une place directrice, tu es une parcelle arrachée de Dieu. Pour-quoi ignores-tu ta parenté avec lui ? Pourquoi ne sais-tu pas ton origine ?Ne veux-tu pas te rappeler, lorsque tu manges, quel est ton être, toi qui manges, et quel être tu nourris ? […] Tu portes Dieu partout, malheu-reux, et tu l’ignores ! »

Épictète insiste également sur la notion d’adhésion sans condi-

tion à la réalité. Le progressant, c’est-à-dire celui qui s’efforce depratiquer la philosophie, accède à la sagesse dans la mesure où saconscience est braquée sur un perpétuel acquiescement à l’ordre(divin) du monde. Telle est la clé de l’apaisement intérieur : vouloir ce que la Nature-Logos-Raison veut.

En conclusion, cet extrait haut en couleur des Entretiens I montreque le stoïcisme d’Épictète bascule, finalement, dans une forme dereligion philosophique. L’affirmation du sentiment de la parentédivine confine ici à la ferveur mystique :« […] Si nous avions de l’intelligence, quel serait notre devoir, réunis ousolitaires, sinon de chanter la divinité, de l’acclamer, d’énumérer tous sesbienfaits ? Ne serait-ce pas notre devoir (que nous bêchions, que nous labou-rions, que nous mangions) de chanter l’hymne qui s’adresse à Dieu. “Dieuest grand, puisqu’il nous a donné des mains, une avaloire, un ventre, une croissance que nous ne sentons pas, une respiration jusque dans le sommeil.”

 Ainsi devrions-nous chanter pour chacun de ses dons, et il faudrait le plus grand, le plus divin de tous les hymnes pour la faculté qu’il nous a donnée d’avoir conscience de ces biens et d’en user avec méthode. Mais quoi ! Puis-que, presque tous, vous êtes aveugles, ne fallait-il pas quelqu’un pour remplir votre rôle et pour répandre au nom de tous l’hymne qui revient à Dieu ? De quoi d’autre ai-je puissance, vieux boiteux que je suis, sinon de chanter Dieu ? Rossignol, j’accomplirais la tâche du rossignol, cygne, celle du cygne.Mais puisque je suis intelligence, mon devoir, c’est de chanter Dieu. Voilà ma

tâche ; je l’accomplis et n’abandonnerai pas ce poste, aussi longtemps qu’il me restera donné. Et vous, joignez-vous à mon chant, je vous en prie. »

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4. Épictète, l’esclave devenu maître de philosophie 

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Insistons : la façon de s’exprimer d’Épictète a vraiment quelquechose de lyrique et d’entraînant. On sent toujours poindre l’homme

plein de piété joyeuse sous le philosophe rigoureux et parfois un peurude avec ses élèves.

Si Épictète était un humble esclave, dont la « puissance » nedépassait guère les portes de son école, à la génération suivante, unévénement retentissant allait se produire. Le message des anciensallait être porté directement à la tête de l’État avec l’avènement deMarc Aurèle, l’empereur-philosophe. Une ruse de la Raison uni-verselle en quelque sorte.

• Une fidélité sans faille à la structure tripartite de la philosophie :physique, logique, morale. Épictète est un philosophe completet pas uniquement un directeur de conscience ou un moraliste.

• La distinction entre ce qui dépend de nous (nos représentations)et ce qui n’en dépend pas (les conditions extérieures), clé de laliberté intérieure et voie d’accès à l’ataraxie.

• L’idée fondamentale selon laquelle il n’y a de bien que le bienmoral et de mal que le mal moral. Il en résulte une ascèse de laconscience de soi orientée vers l’éthique et une vigoureuse culturedu détachement vis-à-vis du monde phénoménal.

• L’abandon inconditionnel à un Dieu rationnel qui gouvernel’univers au mieux de l’intérêt des hommes. Le seul culte qu’onpuisse adresser à une telle divinité est la prière d’adhésion.

• Une reprise du socratisme, à la fois au plan intellectuel et moral.Selon Épictète, Socrate est l’homme chez qui la rigueur de lapensée et la moralité de l’action se confondent. D’où un hom-mage indéfectible.

L’héritage philosophique d’Épictèteen cinq points clés

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5.Marc Aurèle,

l’empereur-philosophe

Une saisissante luciditéDans sa République, Platon avait affirmé que les troubles de la citéne seraient jamais résolus à moins que les philosophes ne devien-nent rois, ou l’inverse. Marc Aurèle fit un coup d’éclat historiqueen accédant au titre d’empereur romain en 161. Mais la société deson temps n’en fut pas transfigurée pour autant.

Lucide sur la nature humaine, l’intéressé avait mis les points sur les« i » dans le livre IX des Pensées pour moi-même :

« N’espère pas la République de Platon, mais sois content du plus menu progrès ; et ce résultat même, ce n’est pas peu de chose, crois-le bien. Car qui pourrait changer les principes des hommes ? »

Fondamentalement, et l’empereur le sait mieux que personne, leroyaume de la philosophie n’est pas de ce monde. Plus encore, ilserait contraire à l’esprit de la doctrine de s’en émouvoir : MarcAurèle est convaincu que l’univers est régi par un principe decause à effet juste et infaillible, une providence sage et bonne, qu’ilappartient à « l’homme de bien » de comprendre et d’accepter. Par conséquent, sans jamais déroger à ses principes moraux (la puretéde sa vie est hors de doute), le monarque ne mit pas réellement laphilosophie au cœur du fonctionnement de l’État. Avec le recul,

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1. In Marc Aurèle , Fayard, 1991.2. Dans son Histoire romaine .

son bilan politique apparaît mitigé : plutôt conservateur, il main-tient pour l’essentiel les distinctions sociales existantes, est obligé

d’obérer lourdement l’économie afin de financer les opérationsmilitaires ou, plus gravement, ne prend pas la mesure des persécu-tions contre les chrétiens.

Selon l’expression de Pierre Grimal1, le projet politique de MarcAurèle visait à établir une « aristocratie modérée » et à promou-voir les valeurs morales et philosophiques. Au quotidien, le stylede l’empereur rompait avec la morgue coutumière des monar-ques. Ainsi, il n’hésite pas à confier de hautes responsabilités à desofficiers d’origine modeste, tels Avidius Cassius ou Pertinax etengage la réforme du droit civil afin d’y introduire davantaged’équité. Le respect de la justice est pour lui un souci permanent.Selon sa vision philosophique, la justice des hommes doit tenter de reproduire l’ordre du Logos. Adepte de la politique des petitspas, aujourd’hui on dirait du réformisme, il fait évoluer la situa-tion des femmes, des orphelins, des mineurs ou des esclaves…

sans toutefois aller jusqu’à remettre en cause cette pratique. Fidèleà la rigueur morale du Portique, l’homme n’est pas insensible à lasouffrance humaine, loin s’en faut. Dion Cassius2 rapporte :

« Marc Aurèle avait une telle aversion pour les effusions de sang qu’àRome, il assistait à des combats de gladiateurs dans lesquels ceux-ci combat-taient comme des athlètes sans risquer leur vie. Car il ne permettait pasqu’on leur donnât des armes effilées, mais ils devaient se battre avec desépées émoussées, garnies d’une mouche. »

Des épreuves à répétitionSur un plan factuel, Marc Aurèle voit le jour à Rome le 26 avril121. Son père meurt quand il est très jeune. Nommé questeur (magistrat principalement affecté à des fonctions financières) par 

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5. Marc Aurèle, l’empereur-philosophe 

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Hadrien (76-138), il devient consul à 19 ans. À la demanded’Hadrien, il est adopté par Antonin le Pieux (86-161), sans enfant,

lors de l’arrivée au pouvoir de celui-ci en 138. Marc Aurèle estalors investi du titre de César, autrement dit, de prince héritier.Antonin l’associe au pouvoir vers 147. Et, en effet, l’auteur des Pen-sées pour moi-même, succède à Antonin, en 161. Le règne de MarcAurèle ne fut pas un long fleuve tranquille, mais est-ce possiblequand on gouverne un vaste empire ?

En l’espace de 19 ans, il supporta 17 ans de guerres pratiquement

ininterrompues (envahissement par les Parthes en Arménie, troublesen Syrie, coalitions germaniques…). De santé fragile, toute sa vieil souffrit de maux d’estomac et mourut de la peste le 17 mars 180 àVindobona (Vienne) pendant les guerres danubiennes, qui durèrentde 167 jusqu’à sa mort. À quoi s’ajoutèrent diverses épidémies,ramenées des incessantes campagnes militaires, des catastrophesnaturelles en série (les inondations du Tibre en 161, le tremblementde terre de Cyzique en 165). Sans compter les ravages de la peste, la

famine, la mort d’enfants en bas âge, les frasques de son épouseFaustina, dont il était très épris ; ainsi que tous les tracas inhérents àla politique : un de ses généraux, Avidius Cassius, s’était rebellé (en175) et avait même annoncé la mort de l’empereur à ses soldats. Sonbut : prendre Rome. Mais ceux-ci, flairant la trahison, éliminèrentle comploteur.

Cette adversité constante, qui est l’essence du pouvoir, donne évi-demment une portée particulière aux Pensées, probablement rédi-gées entre 170 et 180. Selon les travaux des historiens, deux livresau moins ont été écr its pendant la campagne du Danube, en Slova-quie et en Autriche. Le texte a les apparences d’un journal intime,mais cette impression est trompeuse. Il doit être lu comme lecompte rendu d’une série d’exercices philosophiques et morauxgrâce auxquels l’auteur se replace dans l’attitude stoïcienne pri-mordiale : vivre conformément à la Nature-Raison, cultiver lamaîtrise de soi, se détacher des vains attraits du pouvoir, pratiquer la justice, adhérer pleinement à la providence. Page après page,

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S’EXERCER AU BONHEUR

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trois thèmes fondamentaux reviennent constamment : première-ment, la maîtrise des représentations comme condition d’accès

à la sérénité et à la vertu ; deuxièmement, la pratique de la jus-tice à l’égard des hommes ; troisièmement, l’acceptation sereinedes événements et de la destinée. À l’instar de Sénèque, MarcAurèle délaisse les développements théoriques et se concentre sur lavie intérieure, l’introspection, la morale. Mais, pas seulement : sesconsidérations sur le temps, la destinée, la matière, tendent au

 panthéisme.

De plus, Marc Aurèle lui aussi a le sens de la formule. En voiciquelques exemples :

« Tout faire, tout dire et tout penser en homme qui peut sortir à l’instant de la vie. »« Ne mets ton plaisir et ton acquiescement qu’en une seule chose : passer d’une action utile à la communauté à une autre action utile à la commu-nauté, en pensant à Dieu. »« Vivre de la vie la plus belle, notre âme en elle-même en trouve le pou-

voir, pourvu qu’elle reste indifférente aux choses indifférentes. »

Sans oublier la fameuse maxime :

« Il ne s’agit plus du tout de discourir sur ce que doit être l’homme de bien, mais de l’être. »

 Marc Aurèle définit la philosophiecomme voie d’accès à la sagesseAu cours de son cheminement intellectuel, Marc Aurèle a subi dif-férentes influences, d’où la richesse de sa pensée : les cyniques,lorsqu’il était adolescent, Cornélius Fronton, son maître de rhéto-rique*, puis le stoïcisme, notamment avec Junius Rusticus quil’initia aux Entretiens, ou Appolonius de Chaldéron. Vers 25 ans ildécouvre Ariston de Chio, Cinna Catulus, autre stoïcien, ainsi queCatilius Severus, un péripatéticien ou encore Sextus de Chéronée,

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5. Marc Aurèle, l’empereur-philosophe 

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un platonicien. En hommage à ses mentors et à l’héritage intellec-tuel des anciens, il crée à Athènes quatre chaires philosophiques :

platonisme, aristotélisme, épicurisme et stoïcisme.Au-delà du seul stoïcisme, c’est la philosophie elle-même quel’empereur promeut. L’admirable définition qu’il en donne est unpur concentré de pensée grecque :

« Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommage, et soit au-dessus des

 plaisirs et des peines ; à ce qu’il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par faux-semblant ; à ce qu’il ne s’attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et, en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même d’où lui-même est venu. Et surtout, àattendre la mort avec une âme sereine sans y voir autre chose que la disso-lution des éléments dont est composé chaque être vivant. Si donc pour ceséléments eux-mêmes, il n’y a rien de redoutable à ce que chacun se trans- forme continuellement en un autre, pourquoi craindrait-on la transforma-

tion de leur ensemble et sa dissolution ? C’est selon la nature ; et rienn’est mal de ce qui se fait selon la nature. »

Ces quelques lignes de l’empereur romain résonnent comme unepuissante invitation à méditer sur ce qui fait la valeur suprême dela philosophie : le pouvoir qu’elle a de nous élever au-dessus del’emprise des passions et de la crainte de la mort.

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S’EXERCER AU BONHEUR

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• La pratique de la triple discipline (du jugement, du désir, et del’action) qu’il place au cœur de l’ascèse philosophique.

• L’adhésion pleine et entière à la raison universelle comme forceintelligente de la Nature-Providence.

• L’examen de conscience permanent comme méthode de perfec-tionnement moral.

• L’importance donnée à la notion de justice comme principe

régulateur de la vie en société.• L’ouverture aux autres comme condition du progrès philosophi-

que et plus largement du progrès tout court, idée évidente aujour-d’hui, mais très avancée pour l’époque.

L’héritage philosophique de MarcAurèle en cinq points clés

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6.Sénèque, le chroniqueur

de la vie bonne

Un philosophe dans les hautes sphèresdu pouvoir Avec Marc Aurèle, Sénèque est l’autre exemple historique dupenseur catapulté par le destin au sommet du pouvoir. Comme l’a

souligné Heidegger, l’évocation de la vie d’un philosophe estgénéralement sans intérêt, dans la mesure où les événements exté-rieurs y sont peu abondants. Il naît, produit son œuvre et meurt.Mais l’existence de Sénèque, rythmée par des ascensions vertigi-neuses et des mises à l’écart brutales, baignée dans l’ambiance descomplots et le tumulte de la politique, contredit cette apprécia-tion. Qu’on en juge.

Lucius Annaeus Seneca vient au monde quelques années avant ledébut de l’ère chrétienne (vers – 4 à – 2) à Cordoue. Son père,Sénèque le rhéteur, est fortuné grâce à l’étendue des biens fonciersqu’il possède en Espagne. La gestion de son patrimoine ne l’empê-che pas de briller à Rome qui, à cette époque, apprécie beaucoupl’art des professeurs de rhétorique. Le futur philosophe voit doncle jour dans un milieu à la fois aisé et érudit, ses frères se destinantà la carrière sénatoriale. Il arrive à Rome tout petit. Très vite, vientle temps des études (grammaire, art de la déclamation, apprentis-sage de l’éloquence…). Vers 13 ans, il découvre l’enseignement de

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1. C f. Consolation à Polybe .

Sotion, un néopythagoricien qui prône notamment le végéta-risme, puis du stoïcien Attale ou bien encore de Sextius le Fils.

À l’instar de Marc Aurèle au même âge, Sénèque s’adonne à unascétisme excessif, au point de mettre en danger sa santé. À lademande de son père, il part chez sa tante, en Égypte, de 25 à 31.Celle-ci est l’épouse de Vitrasius Pollio, qui fut préfet d’Égyptependant 16 ans. Il profite de cet éloignement pour fréquenter lescercles intellectuels d’Alexandrie. Enfin, c’est le retour à Rome oùil entame une carrière d’avocat, devenant un orateur en vue. Sontalent aurait d’ailleurs attisé la jalousie de Caligula, empereur de 37à 41. À la suite d’un scandale de cour, il est exilé en Corse entre 41et 49 par l’empereur Claude, fortement influencé par son épouseMessaline. Il profite de cette épreuve pour approfondir sa pensée,ce qui ne l’empêche pas d’adresser une supplique voilée1 à l’affran-chi Polybe, le secrétaire de requêtes de l’empereur Claude en 43,afin de solliciter son retour dans la capitale de l’empire. Il lui faudraattendre le début de l’année 49 où Agrippine la Jeune, épouse de

son oncle Claude en secondes noces, rappelle notre philosophe àRome. En 50, elle fait adopter par Claude son fils, un certain…Néron.

À sa demande, Sénèque devient le précepteur du jeune homme.Peu convaincue des vertus de la philosophie, Agrippine souhaitefavoriser l’ascension de Néron au détriment de Britannicus, le filsde Claude. En réalité, son véritable dessein est de gouverner par procuration grâce à un Néron rendu docile par ses éducateurs.

Cruelle erreur d’appréciation ! Agrippine fait empoisonner Claudepour installer Néron. Arrivé au pouvoir en 54, celui-ci supprimeBritannicus en 55 et finalement fera périr sa mère en mars 59.Sénèque ne proteste pas lors de l’élimination de Britannicus etva même jusqu’à rédiger la lettre par laquelle Néron justifie, devantle Sénat, l’assassinat de sa mère. Tout pouvoir charrie son lot decompromis et de compromissions.

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6. Sénèque, le chroniqueur de la vie bonne 

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Sénèque subit l’arbitraire de Néron,après avoir été son précepteur Promu à la tête de l’empire à 17 ans, Néron était sans expérience.De fait, Sénèque et le préfet Burrus assurèrent la gestion des affairesde l’État et des relations avec le Sénat. Pour employer une expres-sion moderne, Sénèque pesait sur les décisions. Consciemment ounon, il était devenu un homme de pouvoir. Évidemment, Agrip-pine vit d’un mauvais œil le poids grandissant de Sénèque qui, aupassage, profita des largesses de son protégé. La fortune de l’apôtre

du stoïcisme, prompt à recommander l’impassibilité envers larichesse, avait atteint un niveau tel, que les critiques s’élevèrent, lesplus virulentes émanant de Suillius Rufus, le gendre d’Ovide.Sénèque lui fit un procès et obtint son exil vers l’année 58. Soncélèbre traité De la vie heureuse , rédigé à cette époque, transposesous forme de texte philosophique la polémique avec Suillius. Avecle temps, le caractère despotique de Néron ne cessa de s’affirmer.Sénèque souhaitait de plus en plus échapper à l’emprise de l’empe-

reur-tyran. Vers 62, disgracié une nouvelle fois, il parvint à se placer dans une semi-retraite, espérant juste se faire oublier des puissants etpratiquer la philosophie. Entre 59 et 64, sa production fut considé-rable : Des bienfaits (59-60), Questions naturelles (62), Lettres à Lucilius(63-64).

La mort de Sénèque rappelle un certain…

SocrateL’année 65 marqua l’épilogue de la vie de Sénèque avec l’épisodede la conspiration de Pison qui visait à éliminer physiquementNéron. Assez mal conduite, elle fut dénoncée, juste avant sondéclenchement. Il semble historiquement établi que Sénèque n’y joua aucun rôle direct. Mais la répression de Néron, sanglante etmassive, contraint son ancien mentor au suicide le 20 avril 65.

Dans ses Annales, Tacite relate les derniers moments de Sénèque,sans doute en leur ajoutant quelque saveur littéraire : s’inspirant

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de Socrate, le philosophe décide de boire la ciguë. Avant cela, ils’entretient avec quelques amis, se fait lire le Phédon, texte de cir-

constance s’il en est, Caton ayant procédé de même la nuit de sonsuicide. Puis, il absorbe le poison qui ne produit aucun effet létal.

Il demande alors à ce qu’on lui ouvre les veines. Son épouse, Pau-lina, réclame un sort identique. Elle gémit et Sénèque demandequ’on l’éloigne. En attendant, le sang du philosophe ne s’écouleguère et les soldats s’impatientent. On le porte finalement dansune étuve très chaude qui provoque un arrêt du cœur fatal.

Une plume talentueuse, un observateur avisé des passions humainesSénèque, qui accepta la mort avec une dignité conforme à la doc-trine stoïcienne, occupe une place à part dans la tradition du Por-tique, raison pour laquelle son évocation dans ce livre ne respectepas l’ordre chronologique. Homme de lettres (il est l’auteur de

plusieurs tragédies), personnage politique influent, Sénèque est trèslibre par rapport à la rigueur doctrinale, puisqu’il n’hésite pas àconcilier stoïcisme et épicurisme. À l’évidence, son but n’est pasde mettre les hommes dans l’uniforme du Portique, mais de leur enseigner comment vivre et mourir. Ce qui, pour lui, est la mêmechose. Peu sensible aux démonstrations théoriques et à l’enchaîne-ment des concepts, il est méfiant à l’endroit des purs théoriciens.Selon son expression, au « philosophe professant du haut de sa chaire »,il oppose le « vrai philosophe à la manière des penseurs antiques ». Mais,surtout, on l’a dit mille fois, Sénèque excelle dans la peinture despassions humaines. Il décrit avec une rare profondeur l’inanitéde la vie mondaine, les ravages de l’agitation inutile ou del’ennui, la crainte de la mort, la recherche éperdue du plaisirou de la vaine gloire. Fondamentalement, c’est un directeur deconscience, un penseur de l’introspection (il recommandait l’exer-cice de l’examen de conscience, enseigné par les stoïciens et avanteux par les pythagoriciens) et un chroniqueur de la vie bonne.

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6. Sénèque, le chroniqueur de la vie bonne 

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Bien vivre, c’est vivre sous le regard de la raison en refusantde se laisser entraîner par la passion et en cultivant la vie inté-

rieure. Toute son œuvre est dominée par ce thème.Enfin, son écriture est attachante, son style imagé :

« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. »« On est circonspect quand on veut préserver son patrimoine, et en même temps, s’il s’agit de jeter au vent son temps, le seul bien dont il serait honorable d’être avare, quelle prodigalité ! »« Le plus grand obstacle à la vie est l’attente, qui espère demain et néglige 

aujourd’hui. »Et on pourrait multiplier les exemples. La lecture de Sénèque,même lorsqu’elle évoque des travers humains peu reluisants, con-serve toujours un caractère rassurant, apaisant, qui donne envie,effectivement, d’aspirer à la vie bonne. C’est-à-dire, in fine , la vieavec la philosophie. Un sentiment que résume parfaitementMontesquieu :

« Lorsqu’il arrive malheur à un Européen il n’a d’autre ressource que lalecture d’un philosophe qu’on appelle Sénèque. »

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• Une analyse poussée de l’influence des passions, spécialement legoût du pouvoir sous toutes ses formes, sur les affaires humaines.

• Une perception subtile de thèmes au carrefour de la philosophieet de la psychologie qui seront théorisés par le courant existen-tialiste : la fragilité de l’existence, l’inexorable fuite du temps, lesquestions autour de la mort et sa signification.

• Une méfiance envers la pensée spéculative, au point de décon-

seiller l’accumulation excessive de connaissances et une convictioninébranlable : le but de la philosophie est de guider l’homme versla sagesse.

• Un non-dogmatisme confinant parfois au syncrétisme. Sénèquepuise ses idées dans plusieurs courants de pensée, dont l’épicu-risme, sans souci de rigueur doctrinale, mais en conservant tou-

 jours les préoccupations morales comme fil conducteur de sapensée.

• Un style qui donne à l’expression de la pensée une richesse iné-dite, passant tour à tour de la direction de conscience à une formede journalisme de la pensée. De la philosophie littéraire au meil-leur sens du terme !

L’héritage philosophique de Sénèqueen cinq points clés

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II.

La lumière sur

les principes

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7.Une pensée du Logos

L’originalité du stoïcismeNous l’avons signalé plus haut, Antiochus d’Ascalon aurait affirméque « tout ce qu’il y a de bon et de vrai dans le stoïcisme se trouve déjàchez Aristote et Platon ». Étrangement, cette appréciation radicalene l’avait pas empêché de tenter une synthèse entre platonisme etstoïcisme.

Certes, le fondateur de la doctrine, Zénon de Citium, s’est lon-guement abreuvé aux sources de la pensée grecque avant de bâtir son propre système. Et il est certain qu’après Pythagore, Héraclite,Socrate, Platon ou Aristote, plusieurs thématiques zénoniennesont un air de déjà-vu : le rôle prépondérant donné à la raison à lafois comme intelligence de l’univers et comme principe directeur en l’homme, l’importance de la théorie de la connaissance, larecherche de la vertu, le gouvernement des passions par la raison,le goût marqué pour l’ascèse intellectuelle et morale… Ces idées,et d’autres, avaient été abondamment exploitées par différentesécoles antérieures au Portique. À mon sens, l’originalité deZénon est à rechercher dans sa vision du Logos. Émile Bréhier 1

voit d’ailleurs en lui « un prophète du logos ».

1. Op. cit.

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1. Dictionnaire de philosophie , Bordas, 1991.

L’idée que s’en fait le créateur de la doctrine a donné naissance à unecosmogonie-logie (c’est-à-dire à une explication à la fois mythologique,

religieuse et philosophique du monde) et à une éthique, d’une rareampleur. En termes modernes, le stoïcisme propose une interpréta-tion du monde où cosmologie (science qui étudie la structure del’univers) et cosmogonie (récit mythico-religieux de la créationde l’univers) s’interpénètrent constamment.

Son trait dominant : un désir de cohérence absolue de la doctrine,depuis ses principes jusqu’à ses applications les plus concrètes(choix de vie, conduite à tenir envers soi-même, les autres, lesévénements extérieurs, voire régime alimentaire à suivre et méde-cine à prodiguer, etc.).

Sa spécificité : une vision philosophique qui oscille entre foireligieuse (cf. l’idée de l’univers comme un être vivant, la croyanceen une providence qui gouverne le monde, l’origine divine don-née à la raison, le rôle de Dieu en tant qu’ouvrier du monde etsource de toute réalité manifestée) et rigueur démonstrative dans

l’organisation de la connaissance (d’où l’intérêt pour la logique).

Tout l’enseignement reposesur une conception du LogosComprendre les premiers moments du stoïcisme et ses idées fon-damentales commande de s’arrêter sur la notion de logos. Unexercice ardu car le logos, c’est le concept polysémique par excel-lence. Sa signification s’est considérablement enrichie au cours del’histoire de la philosophie.

Le terme donc. Le substantif grec est dérivé de legein : dire, parler.Selon Jacqueline Russ1, il signifie raison, intelligence, discours :« Dans la philosophie grecque, c’est la raison unificatrice, la loi créatrice du devenir ( cf . Héraclite), le principe d’ordre des choses, la raison divine 

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7. Une pensée du Logos

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1. Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque , L’Harmattan, 2001.

( cf . Stoïciens). » Un examen attentif de l’idée de logos montrecependant que la définition de J. Russ reste trop générale.

Ainsi, à mes yeux, on ne peut pas faire l’économie du patientet minutieux travail mené par Michel Fattal, un spécialiste de lapensée antique. Dans son recueil d’études1 rédigées entre 1985 et2000, l’auteur détaille longuement les différentes conceptions dulogos créées par les penseurs grecs (Homère, Héraclite, Parménide,Platon…) et revient sur les questions d’étymologie. Il résume :

« Le verbe legein, duquel dérive le substantif logos, signifie avant tout chez

Homère : 1) rassembler, recueillir, ramasser ; 2) compter, dénombrer, enrôler,choisir. Ces deux sens se rapportent à la valeur simultanément rationnelle et distributive de la racine leg-. C’est à partir de ces deux significations origi-nelles de legein que la “parole” et la “raison” viendront par la suite lier ouséparer, unir ou distinguer, intégrer ou exclure, associer ou dissocier, les motset les choses, les mots et les idées. Ce qui importe ici c’est de découvrir que le logos “commun” de l’harmonie et de l’unité illustré par Héraclite semble appartenir au premier terme de l’opposition, et que le logos “critique” de la

séparation développé par Parménide intègre le deuxième terme de l’opposi-tion. Quant à la pensée de Platon, elle insiste sur le logos critique et diacri-tique, après avoir pris la peine d’expliciter les deux termes de l’alternative. »

Héraclite d’Éphèse (vers 576-480) fut le premier philosophe(occidental) à méditer sur cette notion cruciale, sans toutefoisproposer une définition arrêtée. Dans les fragments qui lui sontattribués, on peut lire :

« De ce logos  toujours existant, les hommes n’ont pas acquis l’intelli- gence, pas plus après en avoir entendu parler qu’avant. Car toutes chosesvenant à l’être selon ce logos, ils semblent sans expérience, faisant l’essai de paroles et d’actes tels que je les décr is, distinguant et expliquant chaque chose selon sa nature […]. Écoutant, non pas moi mais le logos, il est sage de confesser que toutes choses sont un. »

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La force intelligente de l’univers

La connaissance du logos est d’abord l’objet d’une intuition,d’une révélation intérieure dans la conscience du penseur, ausens d’une expér ience de type religieux. Penser le logos, c’estle reconnaître en soi et hors de soi. Pareillement au croyant quia la certitude de Dieu comme Absolu, en lui-même comme âme,et en dehors de lui comme univers manifesté.

Les philosophes grecs des origines ont engagé leur réflexion sur lasignification de l’univers en tant que cosmos intelligent, régi par 

des principes et des lois rationnelles d’origine divine. Maladroite-ment ou au travers de fulgurances intellectuelles (Anaxagore,Anaximandre, Empédocle, Thalès…), ils ont cherché à percevoir l’être-un primordial derrière la multiplicité des manifestations phé-noménales (l’espace-temps, la pensée, les lois physiques, la matière,bref, l’univers). La pensée du logos des origines de la philoso-

 phie occidentale s’accompagne d’une cosmologie, autrementdit, d’une vision mystique, unifiante, de l’univers. Mais déjà,dans le prolongement d’Héraclite, s’affirme le désir d’accéder à unsavoir objectif, rationnel et cohérent sur le logos. Par nature, et c’estce qui les caractérise, les philosophes ne veulent pas contempler seulement (ce dont se satisfait l’esprit proprement religieux) maiségalement connaître et, finalement, transmettre un savoir, sinon unenseignement.

Pour les archéo-penseurs grecs, il existe une unité fondamentale

entre :• La divinité (comme origine primordiale) ;• La nature (comme réalité matérielle manifestée) ;• La création  (comme cosmos avec ses éléments, ses dieux, ses

explications mythologiques) ;• La raison (comme pensée organisée) ;• Le langage (comme expression de la pensée). Or, cette unité c’est

précisément le Logos, le principe intelligent actif qui traversetoute la réalité, de la divinité suprême jusqu’à l’homme.

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7. Une pensée du Logos

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D’où, le découpage classique de la philosophie en trois parties : – Logique (étude du raisonnement rationnel apte à interpréter 

avec justesse la réalité, théorie de la connaissance) ; – Physique (étude de la nature et de ses phénomènes, cosmo-gonie, cosmologie, théologie naturelle) ;

 – Éthique  (science des exercices spirituels et moraux permet-tant à l’homme d’accéder à la vertu et à la sagesse par identifi-cation au logos).

Logique, physique et éthique (ou morale) sont intimement liées,

au point qu’on peut estimer, à la suite de Pierre Hadot, que pour tout stoïcien qui se respecte, l’éthique est une « physique vécue ».C’est dire si la réduction du stoïcisme à une doctrine morale

 pour surmonter les aléas du quotidien frise le contresens.Bien sûr, les exhortations édifiantes et les florilèges moraux(cf. l’increvable Manuel ) ont traversé le temps et fait la réputationdu Portique. Au point d’en gommer les intuitions fondamentales.Insistons : le naufrage des textes de l’ancien stoïcisme nous pr ive à

 jamais d’une vision objective de ce que furent ses développementsinitiaux.

 Avec Platon, le logos reçoit son sens modernePassons maintenant à Parménide d’Élée (vers 540-450), un autre

penseur du logos. Dans une certaine mesure, il représente un éche-lon intermédiaire entre Héraclite et Platon. Là encore, les indica-tions de M. Fattal sont éclairantes :

« Avec Parménide, on peut déjà situer l’émergence d’un logos-raison.Une telle signification de logos, que l’on trouvera chez Platon, ne peut enaucune manière être le fait d’Héraclite pour lequel logos désigne une sorte de loi universelle de l’harmonie des contraires gouvernant et ordonnant le monde ainsi que le discours vrai du maître Héraclite qui rend compte de cette harmonie. »

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Après Héraclite et Parménide, sous l’impulsion de Platon (vers428/348), une étape décisive est franchie. Le logos, outre son

caractère cosmologique (cf.  le Timée ), prend le sens que nous luiattribuons toujours aujourd’hui : la science du discours rationnelsur la réalité produite par la pensée  (« le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même ») et transmise au travers d’un langage struc-turé, capable d’isoler et de relier, de distinguer et d’unir, bref d’organiser la connaissance. Platon insiste sur les rapports entre lapensée et la parole et le logos-discours, dans l’élaboration des dis-tinctions conceptuelles.

Par extension, de l’héritage intellectuel grec (principalement Pla-ton et Aristote) nous vient le suffixe « logie » (géologie, psycho-logie, archéologie, criminologie, sociologie, météorologie…),soit le « discours rationnel et scientifique » sur… telle ou telle dis-cipline.

La dialectique platonicienne, qui relève largement du parcoursinitiatique et dont l’art du dialogue et du discours sont les élé-

ments majeurs, s’appuie notamment sur l’intégration d’un logosdéfini avec précision : il se forme « en entrelaçant les verbes et lesnoms » (cf . Sophiste ), […] « l’entrelacement des noms constitue l’essence du logos » (cf . Théétète ).

Pour Platon, on le sait, l’enseignement oral était primordial. Or,d’après le fondateur de l’Académie, par l’exercice du dialogue, dela parole rationnelle, les élèves pouvaient s’élever du monde sensi-

ble (sphère de l’opinion, du préjugé, de la croyance trompeuse) àla contemplation du monde intelligible (sphère des essences, desarchétypes, des Idées). Chez les platoniciens, la dialectique révèleà l’étudiant le lien entre raison, dialogue, langage et perception dudivin (cf. le concept d’Idée du Bien, l’Idée à l’origine des Idées).Et toutes ces notions connexes sont synthétisées par le concept dediscours.

À la suite d’Héraclite, Parménide, Platon ou Aristote, arriveZénon de Citium (vers 336-262). À bien des égards, le créateur du

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7. Une pensée du Logos

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stoïcisme donne au Logos un statut similaire à celui que, des sièclesplus tard, Spinoza donnera au Dieu-Substance : celui d’une ori-

gine absolue. Du reste, certains commentateurs ont vu chez lepenseur hollandais « le dernier grand stoïcien ».

Le Logos stoïcien garantit la rationalitéet la cohérence du mondeLe logos stoïcien est l’agent actif et intelligent par excellence.

Dynamique, vivant, c’est un « feu artiste » à l’origine du cos-mos, un principe ordonnateur/organisateur des éléments  (lefeu, l’air, la terre, l’eau…). C’est un principe de cohésion, car dans l’univers tout se tient, tout est un. Le Logos c’est encoreDieu lui-même en action dans l’univers, l’esprit qui organise etanime la matière. Malgré d’inévitables évolutions et variantes,cette idée fondamentale de Zénon, ne sera jamais perdue de vue par la postérité du stoïcisme (cf. Marc Aurèle, Sénèque). Je crois utile de

citer cet extrait de Jean Brun1

  particulièrement éclairant, dans lamesure où il restitue l’esprit  du Portique :

« Le monde comprend le ciel, la terre et les vivants, qui s’y trouvent, hom-mes et dieux. Ce monde est un vivant, raisonnable, animé et intelligent,non seulement il est divin, mais il est Dieu lui-même. Une telle assimila-tion de Dieu et du monde est un des points essentiels de la doctrine : laconnaissance permet de réaliser une harmonie rationnelle entre l’homme et le monde, la sagesse sera une adhésion au monde, synonyme d’une sou-

mission à Dieu et d’un acquiescement au destin. L’assentiment à la réalité est une communion avec le tout ; parce qu’elle est gouvernée par le logosdivin, la réalité offre à l’homme la consistance sur laquelle il peut se repo-ser […] le monde est composé de deux principes : un principe passif (ou patient) qui est la matière, substance sans qualité, et un principe actif (ouagent) qui est la raison (logos) agissant dans la matière, c’est-à-dire en

1. Le stoïcisme , coll. « Que sais-je ? », PUF, 1958.

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définitive Dieu […]. Dieu est Raison, il est le Logos, l’ordonnateur deschoses de la nature et l’auteur de l’univers, il est le destin, nécessité 

suprême […] si les Stoïciens parlent volontiers des dieux en même tempsque de Dieu, c’est parce que Dieu circule à travers l’univers et à travers lamatière comme le miel à travers les rayons, Dieu est comme un esprit qui va et pénètre partout dans le monde. »

 Finalement, le Logos, c’est Dieu en action

Sans le rejeter totalement, Zénon rompt avec un certain intellectua-lisme socratique et platonicien, pour se tourner vers un naturalismephilosophique où nature, divinité et logos, assimilés à un feu spiri-tuel intelligent et divin, deviennent pratiquement synonymes. Plusexactement, ils sont les différents aspects d’une réalité unique. Dèslors, le schéma central du stoïcisme est posé : l’univers est un orga-nisme vivant animé et gouverné par Dieu selon un détermi-nisme et un causalisme stricts. La mission du philosophe est de

reconnaître cette organisation du monde mue par une indéfec-tible providence, et d’y consentir de tout son être. Vivre con-formément à la nature c’est vivre en cohérence (le maître motdu stoïcisme primitif) avec ses lois, et s’assurer ainsi un bonheur

 parfait, loin du tumulte des passions, lesquelles ne sont finale-ment que l’ombre (inoffensive) de l’ordre divin. Inutile de pré-ciser que le stoïcisme repose sur un optimisme fondamental. Nulleconcession au pathétique, au contingent, à l’absurde, encore moins

au doute. Donc, absolument aucune place laissée au hasard. Le logosest rationnel, mû par une causalité sans faille et intelligible, c’est-à-dire connaissable et compréhensible pour l’homme de pensée. Bref,la « logosophie » de Zénon se situe à des années-lumière des fulmi-nations d’un Schopenhauer, des angoisses d’un Kierkegaard, desdoutes d’un Adorno, ou des vaticinations d’un Nietzsche ! Tout aucontraire, le stoïcien d’esprit, de cœur et d’âme fait l’expé-rience, dans l’ici et maintenant, du logos comme surgissement

 permanent de vérité et source de bonheur.

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7. Une pensée du Logos

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En synthèse, tirant profit des conceptions développées par leursprédécesseurs, les auteurs du Portique ont construit une vision

homogène du Logos. Ainsi que précise encore M. Fattal :« […] Parménide associe son logos à dikê (justice) et à alêtheia (vérité) puisqu’il dit einai  (l’être). C’est un logos  ontologique et logique. La parole oraculaire d’Héraclite l’Obscur dévoile la vérité du cosmos, il dit leschoses telles qu’elles sont. Son logos est physique, cosmologique et théori-que (dans le sens de « voir » theôrein ). Le discours platonicien vise lavérité de l’idée par le biais d’une science ( epistêmê ). Il est éidétique et scientifique. Aristote cherchera par le langage l’essence de la substance ( ousia ), et les Stoïciens inventent une logique et établissent une équivalence entre le discours, le cosmos, Dieu et la vérité. Le logos de la philosophie signifie donc un contenu de pensée, une vérité. D’où son éloignement par rapport au mythologique. »

Le christianisme a fait du Logos

l’Esprit Saint Pour conclure, notons qu’en Occident, le concept de logos a euune double destinée : philosophique d’abord, théologico-religieused’inspiration chrétienne, ensuite. Ainsi, Pierre Hadot1, explique :

« Si philosopher c’est vivre conformément à la loi de la raison, le chrétienest un philosophe puisqu’il vit conformément à la loi du Logos, de la Rai-son divine. Pour se présenter comme philosophie, le christianisme a dû inté-

 grer les éléments empruntés à la philosophie antique, faire coïncider le Logosde l’Évangile de Jean avec la Raison cosmique stoïcienne, puis avec l’Intel-lect aristotélicien ou platonicien. Il a dû aussi intégrer les exercices spirituels philosophiques à la vie chrétienne. Ce phénomène d’intégration apparaît très nettement chez Clément d’Alexandrie, et il se développe intensément dans le mouvement monastique où l’on retrouve les exercices stoïciens ou platoniciens de l’attention à soi-même (prosochè), de la méditation, de 

1. Exercices spirituels et philosophie antique,Albin Michel, 2002.

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l’examen de conscience, de l’exercice de la mort, où l’on retrouve aussi lavaleur attribuée à la tranquillité de l’âme et à l’impassibilité. »

Dans la théologie chrétienne, le Logos devient le Verbe, la Parole,l’Esprit Saint, comme lien entre Dieu et sa création. Enfin, LeChrist est présenté comme incarnation pure et simple du Logos-Verbe-Esprit.

Indiscutablement, le logos est le concept polysémique/multidi-mensionnel (spirituel, religieux, philosophique, cosmologique)qu’il faut méditer (longuement) avant d’entrer dans l’intelli-

gence de la pensée grecque et du stoïcisme.

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8.Rationalisme et panthéisme :

deux idées de basedu stoïcisme

Le stoïcisme veut penser l’unité du monde…et la vivre

Dans la vision stoïcienne, l’unité de l’univers est assurée par lelogos (divin). Une même force spirituelle intelligente anime etorganise la matière sous d’innombrables formes et selon des loiscausales immuables.

« Toutes choses sont entrelacées les unes aux autres, et cette connexion est sacrée : en quelque sorte aucune n’est étrangère à une autre ; car chacune est coordonnée aux autres et elle contribue à mettre en ordre l’ordre dumonde. Car un seul ordre du monde résulte de toutes les choses et un seul 

Dieu parcourt toutes choses en une seule substance, et une seule loi : laRaison qui est commune à tous les vivants doués de pensée », affirmeMarc Aurèle dans ses Pensées.

Pour Zénon, Cléanthe, Chrysippe et de nombreux propagateursde la doctrine, dans l’univers, sous-tendu par la force du logos, toutest un. Du reste, les commentateurs parlent volontiers d’une« pensée-bloc » pour définir l’École du Portique. « Le stoïcisme est la première philosophie vraiment systématique dans la mesure où elle pense 

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1. Les grands courants de la philosophie ancienne , Le Seuil, 1996.

le réel comme un tout dont nous ne saisissons l’unité qu’une fois atteinte lasagesse totale. Les stoïciens furent d’ailleurs les premiers à employer le mot 

sustema au sens de système du monde », indique Alain Graf  1

.Or, si la réalité fait bloc, c’est d’abord parce que tout est corps,autrement dit affirmation de l’être, substance, tension vitale,volonté de persévérer dans l’être, pour parler comme Spinoza.Donc, chaque corps se définit par sa détermination à exister et àagir en cohérence avec lui-même, grâce, précisément, à la puis-sance créatrice du logos. Mais le concept de corps élaboré par lestoïcisme ancien est déroutant pour nous. Par exemple, si les astres,les objets matériels sont des corps, la raison, l’âme, les vertus,l’aurore ou le crépuscule, le jour, la nuit, le sont également. Deplus, seuls sont admis quatre types d’incorporels : l’exprimable, levide, le lieu et le temps.

Autre pensée insolite pour un esprit contemporain : l’univers-bloc des stoïciens n’est pas statique. En effet, il évolue suivant uncycle cosmique éternel : à l’origine, le feu artiste  manifeste l’uni-

vers, lequel, comme tout vivant, est soumis à la naissance et à lamort. Dans les conceptions du Portique, l’univers apparaît

 pour disparaître à intervalles fixes dans une sorte d’embrase-ment final. C’est la conflagration universelle. Au terme d’unenuit cosmique, impossible à évaluer en temps humain, et danslaquelle Dieu contemple sa propre essence, une nouvelle réalitéest manifestée. Et tout recommence puisque chacun de nous revitexactement les mêmes événements : Socrate arpente à nouveau

les rues d’Athènes, Platon rédige à nouveau ses dialogues, etc.C’est la palingénésie. Notons au passage que cet enchaînement enboucle de créations et de dissolutions présente de profondes simi-litudes avec le système des Jours de Dieu ou Manvantaras  de lagnose hindoue. La vision nietzschéenne de l’Éternel Retour, évo-que elle aussi par certains côtés, les spéculations des présocratiqueset des premiers stoïciens.

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8. Rationalisme et panthéisme : deux idées de base du stoïcisme 

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Mon but, dans ce petit livre, se limite à indiquer les principesmajeurs du stoïcisme sans entrer dans le détail de sa construction

métaphysique. Je crois toutefois profitable pour le lecteur d’évo-quer quelques thèmes de réflexion. Ils donnent une idée som-maire du champ interprétatif ouvert par la doctrine.

• Le stoïcisme est un matérialisme, puisque tout est corps. Sans

doute, sauf que la notion de logos pose une essence qui est à lafois principe physique et force spirituelle. Le concept stoïcien dematière (à la fois force, esprit, et corps) est ambigu.

• Le stoïcisme est un monisme* (du grec, « seul ») c’est-à-dire unedoctrine selon laquelle au-delà des phénomènes changeants,tout se ramène à une réalité fondamentale unique : c’est évidentde prime abord, sauf que là encore, l’étrange interaction d’unprincipe agent (logos) et d’un principe patient (la matière) indi-que une possible tendance au dualisme (coexistence de deuxnatures, substances, ou niveaux de réalité différents).

• Le stoïcisme est un émanatisme : selon cette conception, unesubstance spirituelle originelle donne naissance à la création autravers d’une série d’émanations, sortes de concrétisations pro-gressives (à la manière dont de la lave en fusion se solidifie peu àpeu en refroidissant). Ces différents stades d’objectivation corres-

pondant à autant de degrés de réalités ou niveaux de conscience,tous structurés selon un ordre hiérarchique prédéterminé.• L’émanatisme suppose que Dieu reste, d’une manière ou d’une

autre, toujours extérieur et transcendant à sa création. Or, dans lesécrits stoïciens, Dieu est tantôt présenté comme transcendant à lanature, tantôt, au contraire, identique à elle. Pas facile donc, de sefaire une opinion d’ensemble, tant les auteurs ont des conceptionsnuancées. Plutarque avait eu beau jeu de rédiger son ouvrage Des

contradictions des stoïciens.

Cinq points de vue pour mieuxcomprendre le stoïcisme

…/…

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1. Op. cit.

Au final, cet extrait, très riche, tiré de Stoïcisme, épicurisme, traditionhellénique  de Joseph Moreau1, rend bien compte de la complexitéde ce qu’on pourrait appeler la métaphysique*  stoïcienne. Asseztechnique, j’en conviens, il a le grand mérite d’ouvrir de nombreu-ses perspectives sur l’ampleur de la pensée du Portique touchant à

• Le stoïcisme est un panthéisme : cette vision a pour elle l’avan-tage de concilier plusieurs exigences de la doctrine : l’assimilationde Dieu à la nature, le rôle du logos-raison comme gouverne-ment divin de l’univers, la conception du monde comme orga-nisme vivant. Mais l’interprétation panthéiste tend à gommer unpeu arbitrairement la tendance dualiste (croyance dans l’existencede deux principes conçus comme contradictoires ou complé-mentaires, par exemple la matière et l’esprit) assez marquée chezun Sénèque ou un Épictète.

• Le stoïcisme est un déterminisme : dans un système où l’appari-tion, la dissolution puis la renaissance de l’univers sont fixées par avance et où les situations humaines sont toutes contenues dansl’entendement* divin, les hommes ne faisant que les manifester,cycles cosmiques après cycles cosmiques, la question de laliberté est hautement problématique ! Le fameux sage lui-mêmen’a pas la liberté de vouloir atteindre la sagesse ! Il est déterminéà viser l’ataraxie, l’état de non-trouble par les passions, sorte de

nirvana philosophique, au même titre que l’ignorant est déter-miné à fuir la réflexion ou le voleur à détrousser les honnêtesgens. Dans ces conditions, que devient la notion de travail sur soi, laquelle suppose le libre arbitre et l’autonomie du sujet ? Leproblème de la liberté touche évidemment toutes les pensées àtournure déterministe à l’instar du stoïcisme et plus encore, duspinozisme.

…/…

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8. Rationalisme et panthéisme : deux idées de base du stoïcisme 

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une notion fondamentale à savoir Dieu… et l’idée que nous nousen faisons. En outre, les conceptions stoïciennes ne manquent pas

de poésie. Qu’on en juge :« […] Dieu est pour les Stoïciens un esprit mais au sens littéral et maté-riel du terme : spiritus est la traduction du grec pneuma, qui signifie unsouffle chaud, igné, comme la respiration […]. Dieu est ainsi l’âme de l’Univers dont la nôtre est une parcelle ; mais Dieu et l’âme ne sont pasdes réalités immatérielles ; ils sont faits d’une matière la plus subtile de toutes, une sorte de feu qui construit et organise […]. On ne saurait dire toutefois que les Stoïciens soient matérialistes, au sens que nous donnonsaujourd’hui à ce mot. Ils ne sont pas matérialistes comme Démocrite ouÉpicure, ni spiritualistes comme Platon. Leur pensée présente, sur ce  point, un caractère archaïque, qu’on retrouverait chez les Présocratiques,chez Héraclite par exemple, dont ils se réclament parfois ; leur réflexion ne  parvient pas à une distinction et une opposition nette entre la matière et l’esprit. Toute matière est pour eux, à quelque degré, pénétrée d’esprit :Dieu ou l’esprit est un fluide subtil répandu partout ; tout est animé àquelque degré ; la matière est toujours vivante, conception qu’on peut dési- gner sous le nom d’hylozoïsme. »

Pas de Dieu personnel dans le stoïcismeL’hylozoïsme (du grec hulê , matière, et dzôê , vie) consiste à consi-dérer que l’univers est un organisme vivant, avec ses lois et sonfonctionnement. Bien avant nos scientifiques contemporains,

les premiers stoïciens ont eu l’intuition que la matière estcomme traversée et animée par une force de vie, une dynami-que interne. Certes, ils n’avaient pas encore accès, par exemple, auconcept moderne d’auto-organisation de la matière. Pourtant, avecle recul, leur pensée reste étonnante. Pour compléter le propos eten finir avec les aspects techniques que je limite à l’indispensable,ajoutons que l’hylozoïsme stoïcien est un monisme rationnel :

• Monisme, car, en dernière analyse, un pouvoir unique et unseul (le Dieu-Logos) gouverne/anime la nature-univers.

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• Rationnel, car, dans le stoïcisme, l’intégralité de la créationobéit à des lois universelles, justes et bonnes. Au niveau humain,

cette raison universelle est vécue comme providence. Une provi-dence qui, comme le soleil, éclaire tout le monde en général etpersonne en particulier. « Chez les Stoïciens, il ne faut pas se repré-senter la providence comme une volonté divine s’intéressant à tous les cas particuliers, mais comme une impulsion originelle qui met en route le mouvement de l’univers et l’enchaînement des causes et des effets qui constitue le destin », précise Pierre Hadot1. Dans une telle vision, ilest non seulement vain mais proprement impie d’adresser une

prière personnelle ou d’invoquer une divinité personnelle. Seulela prière d’adhésion et de consentement sans condition, dontl’esclave Épictète2 s’est fait le champion, est philosophiquementacceptable :« Ose regarder Dieu en face et lui dire : “Use de moi à ta volonté ; je suisd’accord avec toi, je suis à toi ; je ne refuse rien de ce qui te paraît bon ;mène-moi où tu veux ; revêts-moi de l’habit que tu veux. Que veux-tu ?Que je sois magistrat ou simple particulier ? Que je sois exilé ? Que je 

sois pauvre ou que je sois riche ? Dans toutes ces situations je prendrai tadéfense devant les hommes ; je leur montrerai ce qu’est réellement chacune d’elle.” »

Moins lyrique, Sénèque ramasse le  fatum  stoïcien dans une for-mule acérée :

« Que tout ce qui a plu à Dieu plaise à l’homme. »

Difficile d’être plus péremptoire !

1. La philosophie comme manière de vivre , coll. « Biblio Essais », Le livre de Poche,2003.

2. Entretiens, II.

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Le comble de l’optimisme, parfois jusqu’à l’excèsL’optimisme stoïcien repose sur une totale soumission à un Dieuprovidentiel, avisé et entièrement rationnel. Sans avoir besoind’aucune théodicée1 à la Leibniz (car Dieu n’a nullement besoind’être justifié, encore que, selon Émile Bréhier, Chrysippe s’y soitmaladroitement essayé), les stoïciens affirment que tout est pour lemieux dans l’univers. Tout a un sens, une raison d’être, une justi-fication, une finalité. Mais, comme le note avec humour Émile

Bréhier 2, le Portique en a souvent fait un peu trop : « On sait  jusqu’à quel point de ridicule les Stoïciens ont poussé l’affirmation d’une  finalité externe, attribuant par exemple aux puces la fonction de nousréveiller d’un sommeil trop long et aux souris l’heureux effet de nous forcer à veiller au bon ordre de nos affaires. »

Contrairement au dualisme platonicien dont la condamnation dumonde sensible (origine de nos erreurs et de nos illusions) est sans

appel, le Portique voit dans le sensible (jusque dans ses plus infi-mes détails) une manifestation du logos.

Loin de nous éloigner de la sagesse, l’expérience de la matièreest au contraire une condition nécessaire pour la réaliser. Lestoïcien sait qu’il a aussi besoin de son corps pour philosopherquand Platon ne rêve que d’apprendre à séparer l’âme du corps(cf. le Phédon). Difficile, donc, de surpasser le stoïcisme en matièred’optimisme et d’acquiescement joyeux à la réalité universelle !

1. Le terme a été forgé par le philosophe, savant et mathématicien allemandGottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). La théodicée est l’entreprise par laquelle un penseur cherche à justifier la bonté absolue de Dieu en essayant derésoudre le problème de l’existence du mal et souvent de la liberté humaine.Avec ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine dumal , notre philosophe, n’a pas craint, on le voit, de s’attaquer aux sujets les plusdifficiles !

2. Op. cit.

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Une vision qui rétablit un certain équilibre face au sempiternelcouplet sur la « morale de la résignation ».

Une pensée hermétique au problème du malet de la souffranceReste que dans cet optimisme-bloc, fondé en raison, l’exis-tence du mal ouvre une brèche considérable. D’ailleurs, dèsl’époque de Zénon, les détracteurs de la doctrine ne se sont pasprivés de multiplier leurs attaques. Sans grand succès, les stoïciensopposant aux critiques – dignes d’intérêt – une assurance imper-turbable.

La cruauté des hommes ? Une conséquence inévitable de leur ignorance. Comme le philosophe, le criminel recherche le bon-heur, mais au mauvais endroit. Plutôt que de choisir les richessesde l’âme, il convoite celles du corps et de ses plaisirs. C’est unesimple erreur de jugement. Et les penseurs du Portique de repren-

dre l’argument de Socrate selon lequel « nul n’est méchant volontairement ». Dans son célèbre Hymne à Zeus1, Cléanthe intro-duit toutefois l’idée d’une liberté de choix entre le bien et le malmoral. « Rien n’arrive sans toi, excepté les actes qu’accomplissent lesméchants dans leur folie », écrit-il. Dieu laisse à l’homme la libertéd’agir moralement et rationnellement ou non et ne peut, de cefait, être tenu pour responsable de ses erreurs, ou pire.

Les passions ? De simples maladies, comparables à celles du corps,dont une ascèse efficace peut venir à bout. Un peu de volonté quediable ! De même qu’il existe des diètes alimentaires, il est profita-ble de s’adonner aux diètes intellectuelles. On préférera la consul-tation des textes à la fréquentation des théâtres, l’eau claire à laconsommation excessive de vin, et ainsi de suite.

1. in, Bréhier et Schuhl,Les Stoïciens, op. cit.

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8. Rationalisme et panthéisme : deux idées de base du stoïcisme 

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Les maladies physiques ? Elles sont là pour forger la volonté duphilosophe. Au quotidien, il ne faut ni trop se réjouir de sa bonne

santé ni se désoler lorsque la fièvre frappe.Les animaux sauvages qui attaquent les hommes ? Eh bien, ser-pents et insectes font partie d’un plan divin dont nous ignoronsl’essentiel. La laideur de la gueule béante du lion et la bave du san-glier (cf. Marc Aurèle) rehaussent, à leur manière, l’esthétique dutableau d’ensemble que constitue la création. Cet argument serarepris, quasiment à l’identique, par Leibniz dans sa Théodicée , parueen 1710.

Les catastrophes naturelles et leurs dévastations ? Elles aussi obéis-sent à des lois dont nous ne savons pas tout. Traumatisantes pour l’être humain, à un niveau cosmique, c’est-à-dire du point de vuede Dieu, elles offrent un visage très différent. Et puis, d’ailleurs,l’univers n’est-il pas voué à la dissolution… et à la renaissance.

En synthèse, nos chers philosophes recommandent aux hommes

de ne pas s’émouvoir outre mesure de ce qui peut leur arriver. Lesentimentalisme et l’émotion facile ne sont pas de mise chez lesStoïciens ! Aux yeux d’une humanité qui a traversé deux guerresmondiales et tant de cataclysmes politiques sur plusieurs millénai-res, le rationalisme à la stoïcienne raisonne/résonne curieuse-ment. Pour dire le moins.

Plus largement, en conclusion de ce chapitre, affirmons que larationalisation du mal est le chemin de croix, il n’y a pasd’autre mot, des philosophies panthéistes et optimistes.

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9.L’usage correct

des représentations

Le programme pratique du stoïcisme :vivre le bonheur 

Une fois posés et assimilés les principes de la doctrine (cf. les deuxchapitres précédents), les conséquences pratiques qu’on peut endéduire – sa morale ou éthique – s’imposent d’elles-mêmes. Eneffet, puisque l’univers est guidé par une providence bonne etrationnelle, la morale stoïcienne est obligatoirement un eudémo-nisme* : une morale qui se donne pour finalité l’accès au bonheur et à l’épanouissement intérieur. Or, ce bonheur à la fois ration-nel et moral n’est rien d’autre que la sagesse.

Qu’est-ce que la sagesse pour l’École du Portique ? L’intégration

de la raison, du logos, l’adhésion à la providence, le consentement joyeux au destin, la foi (philosophique) en Dieu, la vie conformeà la Nature. Il va sans dire que la réalisation effective d’un tel pro-gramme reste largement une vue de l’espr it, tant la figure du sage,« dans son austère grandeur », relève davantage de l’imagerie édi-fiante que de la réalité historique ! Une évidence démontrée par l’expérience : l’humain est pétri de contradictions, soumis à demultiples émotions, en proie à des états affectifs incessants, sou-vent animé par la passion, mais rarement motivé par la raison.

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1. La Citadelle intérieure, Fayard, 1992.

L’humanité étant ce qu’elle est, vivre selon les enseignementsdu Portique, est nécessairement une école de patience et de

modestie. Les fondateurs de religions et de systèmes de pensée enont fait l’amère expérience : l’esprit de l’homme est rebelle à latransformation intérieure et enclin au conformisme spirituel ouintellectuel. Et gare à celui qui se met en tête de réveiller les en-dormis !

Les Marc Aurèle, Sénèque ou Épictète furent les premiers àl’admettre : le sage parfait, à supposer qu’il existât un jour, est assu-rément une perle rare, une heureuse exception, d’autant plus diffi-cile à identifier qu’à l’instar de Socrate, le philosophe ne s’annoncepas comme tel.

Intégrer le logos, donc. De quelle façon ? En vivant conformé-ment à la Nature-Logos-Raison. Certes, nous l’avons dit, maisencore ? En s’adonnant sans relâche à une triple discipline par-ticulièrement exigeante : la maîtrise du jugement (dogma, hypo-lepsis), du désir (orexis) et de l’impulsion à l’action, (hormè ). On

lira sur ce thème majeur du stoïcisme, le très bel ouvrage au titreéloquent que Pierre Hadot a consacré à Marc Aurèle1.

 Nous pouvons maîtriser notre propensionà émettre des jugementsVue de près, la théorie de la connaissance, ou logique, mise au

point par les auteurs du Portique enseigne au disciple-philo-sophe :

• À émettre des jugements rationnels, objectifs, sur les situa-tions, les êtres et les choses. « De même que Socrate disait qu’onne doit pas vivre sans soumettre sa vie à un examen, de même ne faut-il point accepter une représentation sans examen, mais on doit lui dire :

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9. L’usage correct des représentations

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“Attends, laisse-moi voir qui tu es et d’où tu viens”, tout comme les gardes de nuit disent : “Montre-moi tes papiers.” », peut-on lire dans

les Entretiens II . L’homme est responsable de la qualité des juge-ments qui accompagnent ses représentations.Par exemple, la représentation d’un ami émerge dans ma cons-cience. Si j’observe attentivement ce qui se passe en moi, jeconstate que son image, présente dans mon esprit, est commeentourée d’une gangue faite de sentiments, d’émotions, de sou-venirs, de pensées. Ce sont les jugements que j’émets sur l’ami-tié en général, sur mon ami en particulier, mes craintes, mes

 joies, etc. En fait, le jugement est omniprésent dans mon uni-vers mental. Chaque représentation qui apparaît dans notreconscience, déclenche un foisonnement de jugements, d’idées,d’opinions : « C’est bien, mal, scandaleux, formidable, effrayant,réjouissant, attirant, repoussant, enthousiasmant, démoralisant. »Pour les stoïciens, la liberté intérieure commence avec lamaîtrise du jugement.

• À contrôler ses passions en canalisant la force du désir pourl’orienter vers ce qui est réellement désirable, à savoir la rai-son, la vertu et la sagesse. Désirer la richesse ou le pouvoir éloigne de la vie philosophique, désirer cultiver la sagesse en rap-proche. La dynamique du désir peut donc recevoir une orienta-tion rationnelle. Ainsi, méditer le courage de Socrate face à lamort peut exalter le désir d’embrasser la vie philosophique.

• À donner à son action, si infime soit-elle, une portée uni-verselle. Loin de limiter son point de vue aux intérêts immé-diats de son ego, le sage se place dans la perspective du Tout,celle de la raison universelle.En conséquence, puisque je considère que le cosmos est unorganisme vivant, je dois le respecter en évitant de jeter mespapiers gras par terre ou de surconsommer de l’essence en rou-lant trop vite.

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 Au cœur de la doctrine : le principe directeur 

Fort bien. Mais avant de prétendre s’élever à cette vision sublime,proprement cosmique, il faut nécessairement se fixer un point dedépart dans l’ici et maintenant. Pour le stoïcisme, celui-ci existe :c’est l’hègemonikon, le fameux « principe directeur ». À défaut desynonymes modernes, je propose ci-après plusieurs termes à con-notation philosophique et religieuse permettant de mieux saisir lanotion d’hègemonikon : l’Âme (en grec psukhê ), la partie rationnellede l’âme (Platon), la parcelle divine (Épictète), l’expression de Dieu

dans l’homme (Sénèque), l’essence spirituelle, le Moi supérieur, laconscience rationnelle et morale du sujet, la conscience supérieure,l’unité du sujet pensant et agissant, le cogito (j’y reviendrai plus loin).

Le but de l’ascèse stoïcienne est de donner à l’étudiant les moyensde reconnaître en lui son principe directeur et d’en augmenter lapuissance, au travers d’exercices détaillés dans la suite de ce livre.

Percer la nature de l’hègemonikon c’est d’abord comprendre la

spécificité de son pouvoir : celui d’user correctement (en cohé-rence avec la Nature-Raison) des représentations. De l’ancienPortique jusqu’à l’époque impériale, la doctrine fait preuve, sur cepoint, d’une remarquable unité. À mon sens, tout l’esprit du stoï-cisme est « encapsulé » dans cette formule d’Épictète : « Rien d’autre n’est en notre pouvoir que l’usage correct de nos représentations. » L’hègemo-nikon est évidemment l’instance spirituelle, intellectuelle et moralecapable d’user correctement (rationnellement) des représentations.

Telle est d’ailleurs l’activité essentielle du véritable philosophe. Onsait que le stoïcisme a longuement réfléchi sur la nature des repré-sentations et leur rôle dans la construction de la connaissance et del’éthique.

Un aperçu du concept de représentationPour Zénon, la représentation ( phantasia) est l’impression, « sem-

blable à un cachet sur de la cire », produite par un objet sur la pensée. Je n’entre ni dans l’explication détaillée du mécanisme intellectuel

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conduisant à la fameuse « représentation compréhensive »1 ni danscelle de la théorie de l’assentiment, afin de me concentrer sur 

l’essentiel par rapport au but de ce livre :• Premier élément : les objets de l’expérience (les phénomènes

apparaissant dans l’espace-temps) nous sont donnés dans uneintuition intellectuelle et traduits dans la pensée sous formed’images mentales intérieures.

• Deuxième élément : puisque toute réalité matérielle provientdu logos, chez les stoïciens, le message des sens, la perception des

objets extérieurs et la représentation ne sont ni des illusions, niun moindre savoir, mais au contraire les indispensables compo-santes rendant possible une connaissance pleine et entière de laréalité en soi , pour parler en langage moderne. Sous cet angle, ladifférence d’approche entre stoïcisme et platonisme est radicale.

• Troisième élément : la logique me donne la certitude que l’arbreperçu par mon œil dans l’espace-temps et l’image intérieure que

 je m’en forme sont liés, dans ma pensée, en tant que connaissance

rationnelle, objective de ce qui est. Entité spirituelle/psychologi-que/intellectuelle/morale infatigable, le principe directeur per-çoit, enregistre, trie, organise, connaît, juge, décide et déterminela volonté à l’action. Insistons : puisque l’univers est rationnel etintelligible pour l’homme, la pensée peut, en bonne logique,le connaître dans ses principes et ses manifestations.

• Quatrième élément : Dans la construction et l’enchaînementdes représentations, la pensée du sage et du non-philosophe fonc-

tionne selon un schéma identique. Aucun doute à ce sujet dans la

1. Très rapidement, l’apport stoïcien essentiel dans la théorie de la connaissanceest la notion de représentation compréhensive, exposée par le fondateur,Zénon de Citium. Kataleptikè   est le terme grec pour désigner l’idée de« compréhensive », littéralement, la capacité de s’emparer, s’approprier et, par extension, comprendre (« prendre avec »). La représentation compréhensive( phantasia kataleptikè) est la représentation qui se produit dans le sujet aumoment où celui-ci perçoit un objet. L’ensemble de ce processus rend possi-ble la compréhension (connaissance) puis le jugement conduisant à l’action.

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mesure où la raison est commune à tous. À cette différence près,absolument fondamentale ; alors que le premier maîtrise ses

représentations et ses jugements en se bornant à analyser leur contenu objectif et en contrôlant leur effet sur sa conscience,l’ignorant se laisse submerger par un flot de représentations/juge-ments affectifs, chimériques, superflus, parfois débilitants.Il existe différentes catégories de représentations qui constituentautant de phénomènes de la conscience : l’image des objetsextérieurs donc, mais aussi l’imaginaire (j’y reviendrai longue-ment dans un prochain chapitre), le rêve, le phantasme, la sensa-

tion, l’impression. En d’autres termes, la pensée du sage perçoitla réalité de façon objective, technique, presque clinique, quandcelle du non-philosophe est constamment parasitée par les for-ces tumultueuses de la passion. Les hommes, disposant denotions communes identiques, accèdent à la même réalité,certains directement (les sages), d’autres au travers du voilede la passion (les non-philosophes). Un point sur lequel lesauteurs anciens reviennent à l’envi.

• Cinquième élément : je l’ai signalé plus haut, le Portique est peuexplicite et guère convaincant sur l’origine des passions. Ayantpris acte de leur existence et de leur extraordinaire pouvoir sur l’esprit de l’homme – comment faire autrement ? – le stoïcismepropose une vigoureuse ascèse visant à les placer – idéalement – sous le contrôle de l’hègemonikon.

Trois exemples simples pour comprendrele rôle des représentationsCeci posé, évoquons trois exemples d’usage correct/incorrect desreprésentations et des jugements.

• Premier exemple : le ciel s’assombrit soudain. Le sage s’entient à un pur constat : « Il y a deux heures le temps était clément,maintenant le ciel se couvre. Il va probablement pleuvoir. » Àpartir de la même représentation, le non-philosophe se laisse

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entraîner par de multiples considérations : « Le temps devientsombre, il va certainement pleuvoir, je vais être trempé comme

une soupe car je n’ai pas de parapluie, pourvu que ça ne tournepas à l’orage ; j’ai peur des impacts de foudre, souvent des gensmeurent foudroyés, je dois me méfier… »

• Deuxième exemple : la fièvre se déclare. Le sage se tient cediscours : « Ce matin je ressens une forte douleur dans la tête etdes frissons dans tout le corps, j’ai probablement de la fièvre. Jesais que le corps physique est sujet à la maladie et disparaîtra un jour. Tout cela fait partie des conditions qui nous sont imposées

par la nature. Dans un premier temps, je vais prendre un médica-ment, puisque j’ai accès à cette ressource, puis j’irai consulter lemédecin si nécessaire. Procédons par étape et nous verrons biencomment évolue la situation. » Le non-philosophe s’inquièteimmédiatement : « Mais qu’est-ce qui m’arrive cette fois ? Lasemaine dernière déjà, je ne me sentais pas dans mon assiette.Cette douleur dans la tête n’annonce rien de bon. Pourvu que cene soit pas grave ! C’est bien ma veine : justement aujourd’hui,

 je devais retrouver des amis pour dîner, mon projet est à l’eau,quelle poisse ! Je dois trouver un docteur, et vite. »

• Troisième exemple : l’accident de la route. Le sage examinela scène le plus objectivement possible : « Le conducteur de lavoiture bleue bouge encore, en revanche celui de la voiturerouge est inanimé, d’ailleurs sa poitrine est maculée de sang… Je vais régler la circulation pour éviter d’autres incidents etdemander à cette personne sur le trottoir d’appeler les secours

grâce à son téléphone portable. Je sais qu’il est souvent dange-reux de vouloir dégager les blessés d’un véhicule accidenté.L’intention est louable mais contreproductive. » Le non-philo-sophe tend à s’affoler : « Quelle horreur !… Le choc a dû êtreterrible, mais qu’est-ce que je dois faire ? Ces gens ont l’air desouffrir. J’espère de tout mon cœur qu’ils vont s’en sortir. Et lesflics qui ne sont pas là quand on a besoin d’eux, mais pour lescontraventions, alors là oui, ils savent nous trouver. Ah et puis siles gens ne conduisaient pas comme des fous non plus… »

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Dans ces exemples, j’en suis sûr, la sympathie du lecteur inclinespontanément vers le non-philosophe, proche de ses sentiments,

alors que le « sage » semble désincarné, dénué de compassion et,disons-le, d’humanité. Son détachement (réel ou simulé) face auxévénements extérieurs, sa volonté d’objectivité, son désir de se bor-ner à examiner « les choses telles qu’elles sont » sans y ajouter aucun

 jugement superflu… tout cela a quelque chose d’artificiel et d’aga-çant. Épictète, déjà, expliquait à ses disciples trop zélés qu’« il ne faut 

 pas être impassible à la manière d’une statue » et que l’apprenti-philoso-phe ne doit jamais se laisser aller à avoir « le sourcil hautain ».

Garder le sens de la mesure, y comprisdans la volonté de se maîtriser Malgré ces mises en garde, la réputation d’excessive rigueur et defroideur, justifiée dans certains cas, a beaucoup nui à la propagationdu stoïcisme. Sénèque l’avait parfaitement compris ; pour lui, la

figure du sage n’était qu’un idéal vers lequel tendre, et les pères de ladoctrine, des guides plus que des maîtres. Le refus de l’orthodoxie,du dogmatisme, la volonté farouche de ne pas céder à l’esprit de sys-tème, caractéristiques revendiquées et assumées par l’auteur des Let-tres à Lucilius, expliquent en grande partie son succès contemporain.La relative bienveillance de Sénèque pour l’homme séduit. À sup-poser qu’un philosophe doive séduire son public, évidemment.

Au-delà de ces considérations psychologiques, tout sauf anecdoti-ques, la maîtrise des représentations est, pour les stoïciens, l’uni-que voie d’accès à un noyau d’inexpugnable liberté mentale. Làencore, se pose la question de la méthode, du « comment faire ».

La célèbre distinction d’Épictète entre ce qui dépend de nouset ce qui n’en dépend pas.

Le Manuel  fournit la réponse en posant la fameuse distinction entre

les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas denous.

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Le texte démarre immédiatement par cette explication :

« Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépen-

dent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutesnos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, lestémoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les chosesqui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépen-dent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui.Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement ser-ves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtrasl’entrave, l’affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ; mais si tu

 prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de  fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t’empêchera,tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, tu ne souffriras aucun dommage. Toi donc qui poursuis de si grands biens, rap-

 pelle-toi qu’il faut, pour les saisir, te remuer sans compter, renoncer complè-tement à certaines choses, et en différer d’autres pour le moment. Si, à cesbiens, tu veux joindre la puissance et la richesse, tu risques d’abord de man-quer même celles-ci, pour avoir aussi poursuivi ceux-là, et de toute façon tumanqueras assurément les biens qui seuls procurent liberté et bonheur. »

Établir la distinction entre ce qui dépend de nous et ce quin’en dépend pas revient à pratiquer l’usage correct des repré-sentations. Pour Épictète qui a retenu les leçons de son maîtreMusonius Rufus (vers 30-106), cette faculté est le privilège del’homme – son héritage divin –, en même temps que sa responsa-bilité suprême. En effet, le Destin a voulu sciemment que le pou-voir de maîtrise de l’homme se limite à son hègemonikon  (saréflexion, son jugement, sa raison) sans s’étendre à l’ensemble descirconstances extérieures. Épictète pose ce principe comme évi-dent et en tire toute une ascèse spirituelle, intellectuelle et morale.La distinction stoïcienne nous commande donc de nous détacher intérieurement de ce qui ne dépend pas de nous (les circonstancesextérieures) afin de cultiver exclusivement ce qui dépend de nous

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(notre liberté intérieure, notre raison, notre pensée). Par consé-quent, le Portique enjoint ses adeptes de tenir pour indifférentes

les choses qui ne dépendent pas de nous et de développer l’impas-sibilité à leur égard.

Une école de détachement Cet acte de détachement, car il s’agit bien d’un acte psychologico-intellectuel particulièrement énergique, a pour objectif de nousarracher à la fascination de l’immédiat et de son bruyant cortège de

désirs, plaisirs, craintes, peurs, avidités, aversions, opinions, idéesreçues.

Au sens philosophique, l’état de détachement dont je parle ici n’estrien d’autre que l’ataraxie, du grec ataraxia, ou état de non-trouble.C’est l’idéal de sagesse des Anciens par lequel l’individu apprend àconduire sa pensée pour mieux maîtriser son existence. L’ataraxiene consiste pas à sombrer dans l’apathie. Ce qui a été le travers de

quelques cyniques. C’est pourquoi les Sénèque et Épictète jugentqu’une des fonctions de l’enseignement philosophique est de for-mer des hommes d’action et pas de purs contemplatifs : magistrats,soldats, artisans, commerçants, etc. Parallèlement, ils affirment qu’ilne faut rechercher ni honneurs, ni fortune, ni postes en vue et, biensûr, aucun prestige. Chacun doit simplement jouer le rôle assignépar le Destin. Pas question de se mettre en rupture de la société etencore moins d’aller vivre au fond des bois pour ruminer sur la

méchanceté des hommes. Le Destin nous a placés à l’endroit quiconvient à notre développement intérieur. Nous devons nousadapter et tirer un bénéfice philosophique de la situation, sansamertume, ni plainte. Le sage accompli n’accuse ni Dieu, ni lesautres, ni lui-même. Il consent de tout son être à la réalité tellequ’elle est et se contente d’user correctement de ses représentations.

« Ne cherche pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive, et le cours de ta vie sera heureux »,martèle Épictète.

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Les détracteurs du stoïcisme ont vu dans cette formule, et tantd’autres semblables, une abdication pure et simple de ce qui fait la

noblesse de l’homme : sa capacité de s’indigner, de se révolter, savolonté de changer l’ordre des choses. Pour le lecteur occidental,élevé dans le culte de l’action, souvent confondue avec l’agitation, ladoctrine du Portique conduit à la résignation. Une perspectiveinadmissible, car, « on a raison de se révolter ». Mais les stoïciens pur sucre sont inflexibles : l’ordre des choses a été voulu et conçu telqu’il est par une puissance, le logos, qui dépasse infinimentl’individu. Celui-ci doit comprendre, accepter et se soumettre

avec l’assentiment de la raison et du cœur.

La liberté passe par l’abandonà l’ordre du mondeLes auteurs de l’École en reviennent éternellement au même point :on adhère à l’optimisme foncier de cette pensée-bloc ou on le

rejette. Il n’existe pas de moyen terme : le philosophe doit faire lepari d’un univers complètement rationnel et s’y tenir contre vents etmarées. Comme le souligne Pierre Hadot dans son commentaire duManuel : « L’homme apparaît comme chargé par la divinité, d’un poste qu’il doit tenir, d’un rôle qu’il doit exécuter. Impossible d’ailleurs de résister à la destinée, personnifiée par la volonté de Zeus ; refuser son consentement,c’est à la fois devenir mauvais et malheureux, car ce qui a été ordonné par laRaison divine arrivera quand même, mais contre la volonté de celui qui 

résiste. »  On ne saurait trop insister sur l’étrange paradoxe où laliberté du sage repose sur sa totale soumission et sa complète abné-gation. Ce célèbre passage du Manuel , choquant pour le lecteur moderne, le démontre assez :

« Ne dis jamais à propos d’une chose : “Je l’ai perdue”, mais “Je l’ai ren-due”. Ton enfant est mort ? Il a été rendu. Ta femme est morte ? Elle a été rendue. Ton champ t’a été pris ? Cela aussi a été rendu. “Mais celui qui me l’a pris est un scélérat.” Et que t’importe par qui celui qui te l’a donné te l’a redemandé ? Aussi longtemps qu’ils te sont donnés, prends soin de 

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ces biens comme s’ils appartenaient à autrui, ainsi que font les voyageursdans une hôtellerie. »

Cette dureté s’explique : pour le stoïcisme, en dernière analyse, leseul bien est le « bien moral » et le seul mal, le « mal moral ».Absolument tout le reste, des possessions matérielles à la santé, enpassant par les relations humaines, doit être tenu pour secondairevoire indifférent. L’empereur Marc Aurèle, malgré son pouvoir etson prestige, n’a cessé de répéter que le philosophe doit rester indifférent aux choses indifférentes.

Dans sa correspondance, on sait que Descartes, pourtant influencépar le stoïcisme dans sa morale provisoire, n’hésita pas à flétrir l’insensibilité et la froideur des Anciens. Il faut dire que le penseur français fut très affecté par le décès de sa fille Francine à l’âge decinq ans. Et notre homme n’eut pas honte de ses larmes.

Face à la brutalité des propos d’Épictète rapportés par Arrien, latendance « naturelle » est de réagir comme Descartes. Évidem-

ment. Toutefois, loin de vouloir choquer, Épictète indique unequalité à cultiver, celle du détachement serein, de la prise dedistance par rapport aux inéluctables aléas de l’existence. Ilrecommande à ses élèves de ne pas s’identifier aux possessionsmatérielles, de conserver une certaine indépendance psycho-logique et affective dans les relations avec les proches, lesamis, les autres, la société. Il est certes légitime de pleurer lamort d’un proche ou d’un ami, mais beaucoup moins de perdre

tout sens de la mesure pour une aile de voiture enfoncée… ou unesimple fuite de robinet !

Inlassablement, l’ancien esclave affirme que la liberté intérieuren’est possible qu’au prix de ce détachement, pratiqué jour après jour, heure après heure. Cette « garde de soi » de tous les instants,suppose une contention d’esprit à laquelle peu d’individus peu-vent se soumettre. C’est pourquoi, les affaires humaines fonction-

nant sur la base de compromis permanents, envers soi-même etenvers les autres, les auteurs ont été contraints d’introduire dans la

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doctrine, des éléments de casuistique et de parénétique. Objectif :offrir au disciple les moyens de savoir comment se comporter en

philosophe dans tel ou tel cas de figure ou quel conseil efficaceappliquer pour surmonter les vicissitudes de l’existence. L’idée esttoujours la même : faire route vers l’idéal sans s’arrêter en chemin.

La ligne de conduite à suivredans la vie couranteDès lors, comment l’apprenti en sagesse opère-t-il au quoti-dien ? Nous l’avons dit : il s’adonne à la maîtrise des repré-sentations suivant la triple discipline du jugement, du désir etde l’action. Ainsi, s’il se fait la représentation d’un plaisir quel-conque, il analyse et décide s’il peut céder ou non à son désir,comment et combien de temps, puis agit en conséquence.

La méthode s’applique indifféremment à une partie d’échecs(« C’est bien de se détendre mais évitons l’excès de divertisse-

ment »), un repas au restaurant (« Manger est agréable mais je doismalgré tout faire preuve de tempérance ») ou l’envie de coucher avec l’épouse du voisin de palier (« Je dois écarter cette idée, laphilosophie ne consistant pas à séduire des femmes mariées »). Enparticulier, il examine scrupuleusement les jugements qu’il seforge sur les choses et les situations.

Car certains jugements renforcent la maîtrise quand d’autres

l’affaiblissent. Soit, par exemple, la représentation (objective)d’une perte d’emploi annoncée à la suite d’un plan de restructura-tion. Monologue intérieur accompagné de jugements confor-mes à la nature : « J’ai appris aujourd’hui que j’allais probablementêtre licencié dans deux mois. Les transformations économiquesfont partie de la vie en société. Ainsi en a décidé le Destin.D’ailleurs, à la surface de la planète, nous sommes des millions dansce cas. Cela ne dépend pas de moi. Pour ma part, je vais profiter de

cet épisode pour faire un bilan de compétences et peut-être chan-ger d’orientation professionnelle. Tout ce qui compte pour moi,

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c’est de préserver ma liberté intérieure et de consentir joyeusementà une réalité que je ne suis pas capable de percevoir dans son inté-

gralité. Jusqu’à présent je jouais le rôle d’un employé, bientôt cesera celui de chômeur et ainsi de suite. »

Monologue intérieur accompagné de jugements non confor-mes à la nature : « J’ai appris aujourd’hui que j’allais probable-ment être licencié dans deux mois. Je suis révolté ! Moi qui ai toutdonné à cette entreprise pendant tant et tant d’années, commentpeuvent-ils me faire ça ? La vie est décidément injuste et cruelle.

Le Destin fait bien mal les choses. Et puis à mon âge, se retrouver au chômage, c’est angoissant. »

L’attachement de l’homme à son corps,le plus grand obstacle au progrès intérieur Si Épictète n’a pas oublié l’enseignement de Socrate, il n’a pasoublié non plus celui de Platon. Comme le fondateur de l’Acadé-

mie, le sage de Nicopolis considère que le principal obstacle à laphilosophie c’est l’attachement au corps. Dans son ouvrage, Épic-tète et Platon1, Amand Jagu a patiemment démontré l’influence dudualisme à tournure spiritualiste platonicien sur les conceptionsmorales développées par Épictète : « Nous trouvons déjà chez Platonle triple idéal qui est à la base de toute la morale stoïcienne : suivre lanature, suivre la raison, suivre Dieu. »  Puis A. Jagu souligne qu’il« est permis d’affirmer qu’Épictète s’oriente vers un spiritualisme tout à fait analogue à celui de Platon […]. Épictète a subi l’influence de Platonet notamment du Phédon ».

En effet, chez Épictète comme chez Sénèque, se fait jour un cer-tain parallèle entre la maîtrise des représentations et le processus deséparation de l’âme et du corps (la formule apparaît dans les Entre-tiens). Dans le Phédon, par la bouche de Socrate, Platon expose avec

1. Op. cit.

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vigueur plus que ses idées, ses convictions les plus intimes. Ce dia-logue est assurément l’un des pics de la pensée occidentale sur le

thème de l’homme face à la mort, sa mort.Pour Platon, philosopher c’est apprendre à mourir, autrementdit à séparer l’âme du corps. L’âme doit fuir le message des sens,mourir au sensible, se ramasser sur le noyau de raison qui la cons-titue, et contempler les essences éternelles et universelles.

De ce point de vue, le Phédon, qui relate avec un art consomméles derniers moments de Socrate, est un concentré de spiritua-

lisme dualiste (la matière/chair d’un côté, l’âme/esprit de l’autre)sans concession, presque brutal :

« Il semble bien que le vulgaire ne se doute pas qu’en s’occupant de philo-sophie comme il convient, on ne fait pas autre chose que de rechercher lamort et l’état qui la suit […]. La mort est-ce autre chose que la séparationde l’âme d’avec le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l’âme,reste seul, à part, avec lui-même, et quand l’âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même […]. Te paraît-il qu’il soit d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle les plaisirs comme ceux du manger, du boire, et ceux de l’amour ? Et les soins du corps, crois-tu que notre philosophe en fera

 grand cas ? Crois-tu qu’il tienne à se distinguer par la beauté des habits et des chaussures et par les autres ornements du corps, ou qu’il dédaigne tout cela, à moins qu’une nécessité pressante ne le contraigne à en faire usage ?[…] L’activité d’un tel homme ne s’applique pas au corps, elle s’en écarte au contraire autant que possible et se tourne vers l’âme […] Le philosophe s’applique à détacher le plus possible son âme du commerce du corps, et il diffère en cela des autres hommes […] Quand il s’agit de l’acquisition de lascience, le corps est un obstacle, si on l’associe à cette recherche. […] Quand l’âme entreprend de faire quelque recherche de concert avec le corps, nousvoyons qu’il l’induit en erreur. N’est-ce pas en raisonnant qu’elle prend, si 

 jamais elle la prend, quelque connaissance des réalités ? Mais l’âme ne rai-sonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni ladouleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complète-

ment en elle-même, en envoyant promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le 

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réel […] L’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cher-che à s’isoler en elle-même […] Le corps nous cause mille difficultés par la

nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela les maladies survien-nent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrablessottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toutesles possibilités de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont la cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous

n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à exa-miner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapablesde discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nousvoulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. »

 Je cite maintenant ce court passage des Entretiens. Mieux qu’unelongue démonstration il prouve l’influence du Phédon sur la pen-sée d’Épictète. Les propos consignés par Arrien ressemblent à unpastiche de la prose platonicienne :

« Tu dois commencer par rendre pure la partie maîtresse de ton âme et réa-liser le programme de vie suivant : “Désormais, la matière sur laquelle je dois travailler, c’est ma pensée, tout comme celle du charpentier, c’est le bois ; celle du cordonnier, le cuir ; et mon travail consiste à user de mesreprésentations avec rectitude. Le misérable corps n’est rien pour moi. Lamort ? Qu’elle vienne quand elle voudra, la mort de l’être tout entier oud’une de ses parties. L’exil ? Et où peut-on m’expulser ? Hors du monde,on ne le peut. Mais, partout où j’irai, il y aura le soleil, la lune, les astres,les songes, les présages, la conversation avec les dieux.” »

Sans remettre explicitement en cause le panthéisme rationalistedes Anciens, Épictète a été fortement séduit par la conception pla-tonicienne de l’âme humaine. Au point de basculer dans une

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9. L’usage correct des représentations

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forme de dualisme âme/corps, assez éloignée des conceptions d’unZénon ou d’un Chrysippe. C’est pourquoi notre lecture de la dis-

tinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’endépendent pas doit tenir compte de l’influence directe de Platonsur Épictète. L’indéfectible fidélité au Logos-Raison et l’ascèse dudétachement en sont les traits dominants. Parfois excessif jusqu’à lamorbidité, le dualisme des deux philosophes joue le rôle de salu-taire contrepoids à la fascination de notre époque pour le corps, sesplaisirs, ses désirs. Dans leur quête éperdue d’une éternelle jeu-nesse, nos contemporains courent le risque de perdre le sens

de l’intériorité. À moins, qu’épuisés, ils n’en retrouvent fina-lement le goût. Le corps est peut-être le plus subtil stratagèmede la raison.

Deux difficultés réelles du Portique à méditer  Je voudrais maintenant conclure ce chapitre par deux objectionssérieuses au stoïcisme. Si elles visent le Portique en priorité, ellestouchent également tous les rationalismes et probablement la phi-losophie dans son essence même. Les envisager lucidement créeles conditions d’une pensée authentique. Aucun motif valable des’y soustraire. Au contraire.

La première objection tient au statut exorbitant donné au sagedans l’économie du système. Le Portique ancien en a pratique-ment fait une incarnation du logos, totalement indifférent aux

contingences matérielles, aux affections humaines, à la souffrance,au désir. Croire à la Raison universelle est une chose, penser qu’unhomme, fût-ce une âme d’élite, puisse l’exprimer dans sa plénitude,en est une autre. Toutefois, cette confiance excessive des stoïciensdans le pouvoir du sage prête plus à sourire qu’autre chose. Sauf qu’une telle conviction pose, virtuellement, les bases d’un totalita-risme de la pensée. À l’instar du roi-philosophe platonicien, le sagestoïcien sait mieux que le « simple particulier » ce qui est bon pour lui. Bref, le dépositaire du vrai finit par se croire détenteur privilégié

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1. Entretiens, IV.

de la Vérité. Comment, dès lors, pourrait-il se tromper dans ses jugements puisqu’il parle au nom de l’Universel, se faisant ainsi

l’égal de Dieu ? La certitude de s’exprimer au nom de la raison ensoi ouvre évidemment les portes au despotisme intellectuel. Cer-tes, l’humble Épictète, encore lui, a tenté de ramener les choses àdes proportions plus… raisonnables : « Dis-toi chaque jour, non pasque tu es un philosophe (car le titre, il faut le reconnaître, est prétentieux),mais que tu es un esclave en voie d’émancipation. »1.

En tenant ces propos pleins de modestie, de prudence et desagesse, notre penseur ne savait pas que le 26 septembre 1889 allaitnaître à Messkirch un certain… Martin Heidegger. Mort en 1976,ce penseur allemand a retiré de sa méditation des penseurs grecs,spécialement les présocratiques, une vision philosophique d’unegrande profondeur. Or, cette puissance d’abstraction n’empêchapas l’homme de se compromettre gravement avec le régime hitlé-rien. Plusieurs ouvrages ont été publiés, analysant la question desrapports troubles et complexes de Martin Heidegger avec le

nazisme. Je veux dire ceci : un esprit brillant, on l’a vu à plusieursreprises dans l’histoire de la pensée, peut se laisser polariser par uneidéologie dangereuse ou pire. Être philosophe, jongler avec lesidées, exercer son esprit critique, n’exclut ni les erreursd’appréciation ni les faux pas, voire plus grave encore. Acqué-rir la sagesse, ou du moins la rechercher avec sincérité et modestie,c’est autre chose. Or, dans leurs déclarations, les stoïciens accor-dent une confiance disproportionnée, et bien peu rationnelle, au

pouvoir salvateur de la philosophie. À moins qu’ils ne cherchenttout simplement à se motiver pour un effort de longue haleine !

La seconde objection est solidaire de la première. Chez la plu- part des hommes, le pouvoir de la raison sur les passions estclignotant, fragile, lacunaire, précaire. Les forces de l’émotivité,du sentiment, déterminent en grande partie les comportements

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9. L’usage correct des représentations

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individuels et façonnent les psychismes*. Chacun en fait quotidien-nement l’expérience dans sa tête, son cœur et ses tripes. D’ailleurs,

religieux et philosophes n’ont pas attendu l’hypothèse de l’incons-cient pour s’interroger sur les « trous noirs de la conscience », les« puissances de l’imagination » ou les « passions de l’âme. »

On connaît le cri de saint Paul (vers 5/17-62/67) dans l’Épître auxRomains (7-8) : « Je ne sais pas ce que je fais : je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais […]. Car je ne fais pas le bien que je veux,et je fais le mal que je ne veux pas. » Avant lui, le poète latin Ovide(43 av. J.-C.-17 ou 18 apr. J.-C.) avait employé une formule quasi-ment identique : « Je vois le mieux, et je l’approuve ; mais je vais au pis. »

Fait notable, dans la quatrième partie de l’Éthique  qu’il consacre àla description de la servitude de l’homme et de la force de l’affec-tivité, Spinoza reprend la formule d’Ovide. Il entend ainsi pointer le pouvoir de l’affectivité sur l’être humain. Au passage, il écornela théorie de la volonté des stoïciens. Néanmoins, refusant de jeter 

le bébé de la raison avec l’eau du bain des passions, il consacre lacinquième partie de son œuvre maîtresse à la liberté humaine et àla puissance de l’intellect.

Corps, âme, esprit, matière, raison, passion, réflexion, émotion,détachement, engagement : face à la complexité de la condi-tion humaine, nous avons besoin de visions philosophiquesauthentiquement englobantes. Or, par son étendue, son contenu et

la diversité de ses propagandistes, le stoïcisme en est une.

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III.

Une pharmacopée

de la conscience

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10.Précisions et précautions

Des exercices pour soigner l’âmeSelon le bon vieux dictionnaire, la pharmacopée désigne à la fois lerecueil officiel des pharmaciens contenant la nomenclature desmédicaments et leur description, ainsi que l’ensemble des médica-ments disponibles. C’est précisément ce à quoi cette troisième partieest consacrée.

D’une part, elle recense les « remèdes de l’âme » et les « antidotes àl’emprise des passions », bref, les techniques de maîtrise de soi et dedéveloppement de la liberté intérieure ; d’autre part, elle détailleleurs effets objectifs sur le progressant.

Les exercices concoctés par les philosophes antiques constituentune voie d’accès à la sagesse, laquelle n’est, au fond, rien d’autreque l’intégration de la raison. Cependant, répétons-le, ils sont éga-

lement d’authentiques médicaments pour essayer de dominer lespassions de l’âme, ici et maintenant.

Les pratiques philosophiques ont une fonction thérapeutique, cura-tive. Épictète va jusqu’à soutenir que « l’école du philosophe est une clinique ». Au passage, le parallèle entre les revendications thérapeuti-ques du stoïcisme et celles du bouddhisme (primitif), s’impose. Eneffet, selon la tradition indienne, Gautama (dates probables : 556-476 av. J.-C.) a toujours affirmé que son unique but était d’ensei-gner aux hommes comment mettre un terme définitif à la souffrance

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sous toutes ses formes, au moyen d’exercices de méditation àrépéter sans relâche. Le Bouddha historique est donc plus un phi-

losophe-thérapeute qu’un réformateur religieux. Bien que, fon-damentalement, le bouddhisme soit un schisme de l’hindouisme.Fermons la parenthèse.

Les méthodes stoïciennes, mises en œuvre par les élèves-disci- ples, sont destinées à rectifier, redresser, former, guider, trans-former, soigner. Mais, comment celles-ci, élaborées plusieurssiècles avant le début de l’ère chrétienne, peuvent-elles avoir encore

une actualité ? En termes directs : quelle est leur efficacité – aujour-d’hui on dirait leur « valeur opérationnelle » – après quelque vingt-cinq siècles d’existence ? D’innombrables fois, en méditant unecitation de Marc Aurèle ou d’Épictète, j’ai eu l’impression que tousdeux décrivaient avec exactitude mes difficultés du moment. Àcroire que la psyché humaine est mue par une structure invariante,intemporelle, éternelle, universelle. D’ailleurs, au-delà des inévita-bles différences et oppositions, quelques concepts spirito-psycholo-

giques des anciens se répondent : l’« âme raisonnable » théorisée par Platon rappelle le « principe directeur » dont parle Marc Aurèle oula « parcelle divine » chère à Épictète qui, elle-même, présente desanalogies inattendues, et trop rarement soulignées, avec le « Cogitoergo sum » de Descartes, etc. En fait, toutes ces idées partent d’uneintuition similaire : la certitude qu’a la conscience humaine de pou-voir s’atteindre et se connaître elle-même dans un processus réflexif infini. Percer la nature du sujet conscient/pensant/raisonnable

et le confronter ensuite à la réalité, dans un rapport de con-naissance et d’éventuelle maîtrise, est la préoccupation inces-sante du philosophe, tel que je le conçois.

Ce qu’on peut attendre du stoïcisme en actionLes chapitres de cette troisième partie obéissent à une structureidentique : un exercice spécifique est passé en revue, immédiate-ment suivi de la rubrique que j’ai baptisée « En direct du quoti-

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10. Précisions et précautions

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dien ». Elle propose, de façon synthétique et sur un mode volon-tairement factuel, différents récits d’application des techniques

contenues dans ce livre. J’ai souhaité conserver la spontanéité pro-pre au langage parlé, d’où certaines répétitions et erreurs de syn-taxe, incluses dans ces témoignages.

Utile précision : les exemples de tentatives de stoïcisme en actionprésentés dans ces pages proviennent de mes rencontres, discussionset autres échanges dans le cadre de séminaires, formations, et demes propres expériences. Au total, me concernant, 25 ans d’essais,erreurs, tentatives, errements, succès mineurs, dérives, intuitionsutiles, projets stériles, décisions profitables, et le sentiment – nonl’éclatante certitude – que les choses n’en sont toujours qu’à leur début. Je sais au moins par expér ience directe ceci : commel’aurait affirmé Pythagore (582-500 av. J.-C.), et d’autres après lui,il n’existe pas de sophos, des sages, mais seulement des philo-sophos, des amants de la sagesse. C’est très différent.

Pour des raisons évidentes, les prénoms, les anecdotes et les exem-

ples ont été transposés. Enfin, j’ai confié à des personnages imagi-naires plusieurs expériences personnelles significatives. Ces pagesdevant conserver une portée générale et ne verser ni dans l’auto-biographie ni dans l’autojustification.

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11.Le point de départ… est aussi

le point d’arrivée

D’abord, plonger dans le mystère du « Je »Nous savons que le but ultime du stoïcien est d’harmoniser son« principe directeur », sa « parcelle de divinité », son « âme », avecle Logos-Cosmos ou, encore, la Nature-Raison. Tel est, en syn-thèse, le projet de l’ascèse philosophique du Portique. Comme

nous l’avons souligné précédemment avec force, ce processus resteincertain, difficile, fragile, toujours à recommencer. Le saisisse-ment de soi implique l’engagement dans une posture intérieurepermanente, sans répit. Philosopher est une activité à plein-temps !Maintenant, poussons l’introspection plus avant et venons-en à laquestion de la nature du sujet conscient , pensant, voulant, agissant .

En clair, qui , en nous, décide de s’adonner à la quête philosophi-

que, de se soumettre aux rigueurs de la pensée conceptuelle ?Quelle est la nature profonde de ce « Je » énigmatique qui ressent,pense, raisonne, s’interroge, doute, examine, analyse, juge et agit ?Décidément, l’aphorisme inscrit au fronton du temple de Delphes,« Homme, connais-toi toi-même », conserve toute son actualité. Pour l’École du Portique, ne peut prétendre se connaître lui-mêmeque celui qui réalise spirituellement, intellectuellement etémotionnellement l’identité fondamentale entre l’individu

comme expression de la raison (le sujet) et l’Univers lui-même(le Logos).

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Dès lors, le stoïcisme propose au progressant un parcours circulaireextrêmement intéressant : il doit partir de ce qu’il a de plus subjec-

tif et de plus personnel – sa pensée – afin de connaître ce qu’il y ade plus objectif et de plus universel (le Monde-Logos-Raison). Unparcours que résume la formule suivante : philosopher, c’est vivreconformément à la Nature. Mais puisque l’homme reste unhomme, le processus d’intégration de la doctrine doit être sanscesse repris par le sujet, au travers d’exercices inlassablement répé-tés. Conséquence : le point de départ est également le point d’arri-vée du parcours philosophique, lequel donne lieu à un nouveau

point de départ en vue de progresser encore et encore. Cette dyna-mique itérative n’a d’autre limite que la durée de vie de l’individu,cela va sans dire. Car pour un stoïcien de la trempe d’un Zénon oud’un Chrysippe, jusqu’aux derniers instants il est possible de se rap-procher, si peu que ce soit, de l’idéal de sagesse. Mieux : mourir enphilosophe représente un parachèvement, une sorte de consécra-tion. Avant d’en arriver là, il faut avoir été généreux de son tempscôté exercices spirituels, et s’être livré à une profonde méditation.

Se connaître d’abord afin de se transformer, tout est là, donc.

Que faire concrètement pour démarrer ?Reprendre Descartes !Une fois admis ce raisonnement, comment s’y prendre pour découvrir le fameux principe directeur si cher à la métaphysique

stoïcienne ? En faisant totalement abstraction des faits de cons-cience (pensées, affects, sentiments…) pour ensuite, contem- pler ce qui demeure : la conscience elle-même. Cet exerciced’introspection radicale a été mené par Descartes (1596-1650),conduisant ainsi le philosophe français à la découverte du « Je pense donc je suis » (cogito ergo sum). Cette courte phrase est la formule laplus célèbre de toute l’histoire de la pensée occidentale ; un« succès » qui en dit long sur les méprises et les erreurs d’interpré-

tation autour du cartésianisme. Les grandes étapes du projet philo-sophique de Descartes sont connues du public un peu curieux.

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11. Le point de départ… est aussi le point d’arrivée 

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Résumons les principales, en laissant de côté toute perspective cri-tique de la pensée cartésienne, sujet abondamment traité par plu-

sieurs spécialistes talentueux (Ferdinand Alquié, Martial Guéroult,Étienne Gilson, Henri Gouhier, Roger Lefèvre, Jean-Luc Marion,Geneviève Rodis-Lewis…) :

• Premièrement : l’auteur du Discours de la Méthode   (1637) veutunifier l’ensemble du savoir humain, de la métaphysique auxsciences et permettre à l’homme d’accéder à une connais-sance, sûre, stable, rationnelle.

• Deuxièmement : il arrête une stratégie pour « bien conduire saraison et chercher la vérité dans les sciences » : le doute méthodique.Le principe ? Douter de tout dans le but de découvrir unsocle ferme à partir duquel rebâtir la connaissance sur desbases rationnelles et transmissibles. Bref, il faut douter abso-lument pour connaître absolument. Dans son enquête pour trouver la vérité, la raison doit rejeter avec vigueur, savoirs,croyances, opinions, certitudes, afin de mettre en évidence cequi, en dernière instance, résiste à un doute d’une telle ampleur.Descartes pousse la démarche jusqu’au doute « hyperbolique »,avec les hypothèses du dieu trompeur et du malin génie quiremettent en cause les vérités apparemment les mieux établies, àsavoir les mathématiques :« […] Que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble for-meront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de qua-tre côtés […]. » Mais, ajoute-t-il : « […] Il se peut faire que [le dieu

trompeur] ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addi-tion de deux et de trois. »

Le doute affecte le témoignage des sens, l’imagination, le rai-sonnement, les sciences. Rien n’y échappe.

• Troisièmement : or, seule résiste, in fine , la certitude d’existeret de penser. Dans la quatrième partie du Discours, Descartesécrit :« À cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils la font imaginer ; et,

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 parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant même tou-chant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes,

 jugeant que j’étais sujet à faillir autant qu’aucun autre, je rejetai comme  fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démons-trations ; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nousavons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons sansqu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions des songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait 

nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pascapables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule  pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. »

• La formule « Je pense donc je suis »  semble être la conséquenced’un raisonnement. En réalité, le cogito nous est donné commeune évidence absolue dans une intuition immédiate, c’estune expérience existentielle tout autant qu’une opération del’entendement. Car, contrairement à une interprétation abusive – et tenace – Descartes ne réduit pas brutalement l’être à la pen-sée. Dans les Méditations métaphysiques (1641), la formule a mêmeété modifiée :« […] après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné touteschoses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition :

 je suis, j’existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. »

Le « Je pense, je suis, j’existe » apparaît comme une unitéspirituelle, psychologique, intellectuelle et affective. Sur labase de cette première découverte fondamentale, Descartespoursuit l’introspection. Au tout début de la troisième partie desMéditations il déclare :« Je fermerai maintenant les yeux, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins,

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11. Le point de départ… est aussi le point d’arrivée 

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 parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considé-

rant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute,qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup,qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent […]. Maintenant, pour tâcher d’étendre ma connaissance plusavant, j’userai de circonspection, et considérerai avec soin si je ne pourrai  point encore découvrir en moi quelques autres choses que je n’ai point encore jusques ici aperçues. »

• Quatrièmement  : Descartes a mis en évidence l’activité de laconscience, comme existence, nature, substance. Pour lui, l’âmeest une substance qui pense, mais au sens large. Reste à franchir une dernière étape : le passage du subjectif (le sujet conscient-pensant) à l’objectif (la connaissance, le monde, les autres). End’autres termes : je pense quelque chose, je ressens mon exis-tence comme certaine, mais comment savoir si cela correspondà une réalité objective ? Les idées des hommes coïncident-ellesavec un monde réel ? Sommes-nous plongés dans une illusiongénéralisée impossible à dépasser ? Pour tenter de résoudre cettequestion fondamentale, Descartes bascule alors dans la métaphy-sique pure : exit   le dieu trompeur, place à Dieu avec uneénorme majuscule : non seulement Dieu me garantit, à moiêtre fini, la rationalité et la permanence des vérités accessi-bles par la pensée, mais il m’assure également que mon âme

 participe de son être, de sa vérité et de sa sagesse. Ainsireliée à l’Absolu, l’âme peut organiser un savoir indubitable.À partir de là, Descartes affirme tranquillement qu’« un athée ne  peut être géomètre » puisqu’il n’atteint jamais aucune certitudemétaphysique quant à la validité des essences mathématiquesqu’il utilise pourtant dans ses démonstrations. En effet, pour l’auteur des Méditations, l’athée se condamne à un scepticismemitigé lui faisant systématiquement précéder chacune de ses

déclarations de précautions oratoires (« Il me semble… Je croisbien… »). Au contraire, le savant cartésien s’appuie sur un Dieu

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 juste, bon, rationnel, qui ne trompe jamais l’homme pensant.Descartes complète sa théorie de la connaissance en accordant le

cogito avec l’innéisme ; il existe en l’homme des « premières semen-ces de vérité, déposées par la nature dans l’esprit humain ». Les idéesinnées représentent des « essences vraies, immuables, éternelles » quis’imposent à nous. La plus importante est évidemment l’intuitionde Dieu dont, en dernière analyse, tout dépend. Dans sa natureprofonde, Dieu est absolument transcendant à l’esprit humain.« Il est de la nature de l’infini que moi qui suis fini et borné ne le puisse comprendre », affirme Descartes. Dans une lettre à Mersenne du

28 janvier 1641, il ajoute : « Je n’ai jamais traité de l’Infini que pour me soumettre à lui, et non point pour déterminer ce qu’il est, ou ce qu’il n’est pas. » En synthèse : ce que l’homme peut connaître deDieu par intuition et raisonnement suffit amplement pour

 philosopher et agir de façon sûre, rationnelle et durable. Car Dieu, dans son omniscience et son omnipotence, me garantit queles essences vraies hier, le sont encore aujourd’hui, et le resterontdemain. Pour Descartes, dans le cadre de la philosophie, il n’est

guère possible, ni d’ailleurs nécessaire d’aller plus loin. Le resteétant affaire de pratique religieuse, sujet sur lequel notre hommene plaisantait pas (à la fois par conviction et par crainte de s’attirer les foudres des autorités).

L’influence de Descartes

sur les grands penseurs modernesDans l’histoire de la pensée, l’aventure du cogito  a exercé uneinfluence profonde sur les philosophes. Ainsi, exactement 288 ansaprès la publication des Méditations métaphysiques, dans les confé-rences sur l’introduction à la phénoménologie* données les 23 et25 février 1929 à la Sorbonne et publiées par la suite sous le titreMéditations cartésiennes, Edmund Husserl (1859-1938) reprenaitplusieurs thèmes majeurs du cartésianisme, dont le mouvementd’introspection conduisant au cogito.

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11. Le point de départ… est aussi le point d’arrivée 

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1. « Le cogito et l’idée de phénoménologie », in Jean-Louis Vieillard-Baron (dir.), Autour de Descartes, le problème de l’âme et du dualisme , Paris, Vrin, 1991.

Il déclare :

« Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra “une fois dans sa vie”

se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes lessciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire. La philosophie – lasagesse – est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir savoir qui,bien qu’il tende vers l’universel, soit acquis par lui et qu’il doit pouvoir jus-tifier dès l’origine et à chacune de ses étapes, en s’appuyant sur ses intui-tions absolues. »

De son côté, avec un bel enthousiasme, dans L’existentialisme est unhumanisme , Jean-Paul Sartre affirme :

« Il ne peut pas y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis, c’est là la vérité absolue de la conscience s’atteignant elle-même. »

En effet, comme le note avec finesse Michel Henry1 :

« Ce qui aujourd’hui encore fait le caractère fascinant du cogito, c’est qu’il est la recherche du Commencement en un sens radical. »

Ce long détour par Descartes est en réalité un raccourci en direc-tion du stoïcisme : d’abord, parce que la méditation de ce formi-dable pédagogue de la pensée se révèle un exercice de philosophiedes plus profitables, ensuite parce que l’introspection cartésiennefavorise l’expérience du principe directeur, enfin parce qu’ellecontribue puissamment à une meilleure connaissance de soi.

En direct du quotidien

« En fac de philo, j’avais été assez sensible au cours sur le platonismeet le stoïcisme. En particulier, le concept de principe directeur m’avaitplu dès le départ. Aujourd’hui encore, j’aime méditer sur cette idéed’hègemonikon, d’autant que, comme on le verra plus loin, elle a pris

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une signification particulière pour moi. Je la trouve vraiment moderne :car, à mon avis, l’hypothèse d’un principe directeur comme nœud cen-

tral du sujet constitue un point de rencontre possible entre philosophieet psychologie. » Ainsi s’exprime Carole (24 ans).

« Un jour, j’ai rencontré François, un étudiant qui de son propre aveuavait fait de Descartes son “maître de pensée et de vie”. Il m’expliquaque l’expérience du cogito, le Je pense, je suis, j’existe, avait changésa vie ! Rien que ça. Habituellement je me méfie des propos exaltés ; àmes yeux, la philosophie et la mystique ce n’est pas la même chose.Toujours est-il que mon copain me conseilla : “Réalise sérieusementl’expérience du cogito, telle que la rapporte Descartes, et je suis cer-

tain que, toi aussi, tu découvriras des connexions surprenantes entre le‘Je pense’ et le principe directeur de tes auteurs stoïciens. Mais atten-tion, tu dois te mouiller et avoir la volonté de vivre cette découvertecomme une expérience existentielle fondatrice. Ce n’est pas un jeuintellectuel, crois-moi.”

Après tout, je ne risquais rien et cela serait l’occasion de creuser maconnaissance de Descartes. Alors, j’ai suivi les recommandations de monnouvel ami à la lettre. Pour créer une atmosphère propice à l’introspec-

tion, je suis allée jusqu’à louer une chambre d’hôtel, à deux pas de monappartement. L’idée ? Avoir la certitude de ne pas être dérangée, maissurtout, prendre physiquement du recul par rapport à mon cadre de viehabituel. Faire un pas de côté, se retirer de la routine, était selon Fran-çois un des critères de réussite de l’expérience. “La plupart des gensnégligent les étapes préparatoires et, du coup, gâchent complètementleur introspection”, m’avait-il répété. Mon expérience, soigneusementpréparée, débuta un vendredi soir de mars, je m’en rappelle parfaite-ment. J’avais dîné dehors tout en bouquinant Descartes, évidemment,

puis regagné ma chambre. J’avais alors passé environ une heure à relireles passages du Discours de la Méthode, et des Méditations métaphysi-ques  où Descartes évoque le cogito. Puis, vint le moment d’agir ! Je mesouviens m’être assise en tailleur sur le lit, avoir éteint la lumière, puisrespiré profondément plusieurs fois.

Dans la pénombre silencieuse de ma chambre d’hôtel, je tentai alors de“révoquer en doute” avec énergie tout ce que je tenais pour acquisdepuis toujours : mes connaissances, mes convictions, mes idées, messentiments, l’existence du monde extérieur, de la société, des autres,tout. J’essayais même d’imaginer que je n’avais ni pieds, ni mains, bref,

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11. Le point de départ… est aussi le point d’arrivée 

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 je cherchais à imiter Descartes dans toute la mesure de mes moyens,afin d’examiner par expérience personnelle directe, ce qui pouvait résis-

ter à un doute si radical. Au début, cela ressemblait à un acte purementformel. Je me contentais de singer ce bon René. En fait, loin de douter de quoi que ce soit, de multiples pensées, bien réelles, m’assaillaient :“Ma pauvre fille, tu t’es laissée embobiner par François tout simplementparce que tu le trouves original. Dire que tu as dépensé de l’argent pour organiser cette pitrerie. Tu sais pertinemment que tu es Carole, assisedans une chambre d’hôtel à deux pas de la Porte de Champerret, quenous sommes vendredi soir et que deux et deux font quatre. Tu peuxrester dans le noir jusqu’à Noël, deux et trois feront toujours cinq. Ton

Descartes ne peut rien y changer. Laisse tomber, c’est complètementidiot.” Mon combat intérieur dura une quinzaine de minutes. J’avaisenvie de rire mais je m’en voulais aussi de ma naïveté.

Pourtant, à un moment donné, quelque chose se passa : j’eus l’impres-sion que mes pensées étaient comme des nuages, que je pouvais lesobserver, mieux, les mettre à distance. J’étais comme un promeneur quiregarde l’eau d’une rivière couler et faire des remous tout en restant, lui,immobile sur la berge. J’étais toujours Carole, mais de loin. Des souve-nirs, importants, anecdotiques, triviaux, grotesques ou émouvants se

succédaient dans mon esprit. Pour toute image surgissant dans mapensée, je me disais : “Cela n’existe pas, ce n’est rien d’autre qu’unrêve. Pas plus les sciences que le souvenir de ce téléfilm policier ne sontréels. Je révoque tout en doute, et ces images, et cette pièce, et laPorte de Champerret ainsi que Carole, 24 ans, en train de tout révoquer en doute.” Petit à petit, j’eus l’impression bizarre de descendre en moi-même, de descendre un escalier en direction de moi-même. J’avais lasensation de me trouver dans une immense caverne, à moins que ce nesoit une gigantesque cathédrale. Simultanément, j’avais l’impression,

faute d’un meilleur terme, de me trouver à l’air libre, en haut d’une col-line avec la voûte céleste au-dessus de moi. Il existait d’ailleurs un pointcommun entre la caverne, la cathédrale et le ciel étoilé : une sensationd’espace et de fraîcheur. C’était étrange. Mais ces sensations, bienqu’agréables, je devais les abolir par la pensée, en faire totalement abs-traction et les renvoyer dans le néant du doute.

Et soudain, je pris conscience que toutes ces représentations défilaientdans ma pensée et que, moi, le vrai moi, j’étais l’origine de cette pensée.

Plus précisément : j’étais comme un point d’attention braqué sur unemyriade d’impressions, de sensations, d’idées, de souvenirs, d’images.

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Si je pouvais observer tous ces phénomènes, c’est que je n’étais pasmoi-même un de ces phénomènes. Qu’ils soient vrais ou faux, moi, je

continuai d’exister, d’être. Comme me l’avait conseillé François, je merépétai à voix basse et lentement avec une attention scrupuleuse, cesmots de Descartes : “Je suis, j’existe… Il n’y a point de doute à cesujet… Que le malin génie me trompe tant qu’il voudra, jamais il ne sau-rait faire que je ne sois rien… Je doute donc je suis… Je suis… Je estJe… Moi Carole, je suis cette conscience qui pense que je suis Carole…Je pense… conscience… conscience…”

Je pénétrai de plus en plus profondément en moi et je perdis presque lanotion du temps. C’était un état très agréable mais pas du tout léthargi-

que. Ma pensée, telle un phare, balayait de multiples représentationssans s’y arrêter vraiment. Et j’eus soudain l’éclatante certitude que j’étaisce point de conscience et de pensée capable de dire : “Je suis.” Je saisbien que Leibniz reproche à Descartes d’avoir confondu la pensée et laconscience. Je crois plutôt que Descartes a saisi la relation entre cons-cience et pensée, comme une sorte de continuum. Ce fut alors commeune évidence : “Je suis le sujet conscient, pensant, agissant, et c’est celale principe directeur.” J’étais bouleversée. J’avais le sentiment délicieuxde m’être rencontrée moi-même. Par la suite, j’eus d’interminables dis-

cussions avec François. Ce que nous avions ressenti était à peu prèsidentique. Verdict de mon ami : “Au fond du sujet individuel, spécialisé,déterminé, tu trouves une essence universelle. Descartes l’appelle lecogito et Marc Aurèle le principe directeur, mais au fond c’est la mêmechose, autrement dit, l’expression de la raison en l’homme.”

Régulièrement, depuis ce fameux soir de mars, j’ai reproduit l’introspec-tion cartésienne. À chaque fois avec le sentiment, non, la certitude deme saisir de moi-même avec plus de force et d’authenticité. Tout cela al’air banal, mais j’ai sincèrement la conviction de mieux me connaître, desavoir ce que je suis mais surtout de savoir que je suis . Bien sûr, ces nou-velles expériences ne pourront jamais remplacer l’excitation du tout pre-mier épisode de mon processus d’introspection psychologique etintellectuelle. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de m’isoler dans une cham-bre d’hôtel mais je profite de circonstances insolites pour plonger aufond de ma conscience-pensée. C’est mon aventure intérieure : celle del’hègemonikon. Et assez étrangement, le cogito cartésien m’a conduite àune perception plus profonde du principe directeur qui, je crois, nous

habite tous. Arriver au stoïcisme en passant par Descartes, pourquoi pasaprès tout. L’ordre des concepts n’est pas celui de la chronologie. »

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12.Le recueil de pensées

Le secret de la réussite : savoir orienter sa penséeFaire l’expérience existentielle et intellectuelle du principedirecteur représente l’étape inaugurale par laquelle il devient

 possible de commencer à vivre réellement en philosophe. Maisce processus de saisissement de soi, le lecteur l’a compris, doit être

inlassablement repris, amplifié, mûri, approfondi. Bref, toute la viedu penseur tend à devenir un acte de méditation des principes phi-losophiques, avec ses fulgurances et ses trous noirs. Rappel de soi,contention d’esprit, braquage mental, imprégnation psychique,autant d’expressions connexes pour expliquer simplement, quel’apprenti stoïcien s’exerce à orienter consciemment sa penséesur l’enseignement.

Dès l’époque des fondateurs, la nécessité d’acquérir progressive-

ment la maîtrise de la pensée (et de l’imagination, sujet que j’évo-querai plus loin) s’est imposée avec acuité. Car c’est peu dire quenotre capacité d’attention est vacillante, fragile. L’homme estprompt à perdre le fil de ses pensées et à se laisser distraire. Pascalnotait également, avec une ironie féroce, qu’une mouche suffit àdéranger un savant dans ses travaux. « J’y pense et puis j’oublie… »,rappelle la chanson. Alors, pour aider les apprentis-philosophes àne jamais perdre de vue le contenu de l’enseignement, le Por-

tique a repris la technique du carnet. Le principe en est simple :

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il consiste à noter dans un petit recueil des phrases « portantes » et« inspirantes ». Cette pratique est immémoriale. En effet, à toutes

les époques et sous toutes les latitudes, religieux, mystiques, pen-seurs, savants, ont eu recours aux bréviaires, compendiums, livresd’heures, etc. Citations, aphorismes, adages, maximes (Épictèteemploie souvent le terme), résumés doctrinaux, formules, sym-boles et autres acronymes peuvent trouver leur place dans un car-net. Les Anciens ont généralisé l’usage de la méthode.

C’est tout le sens du Manuel d’Épictète , morceau d’anthologie dupatrimoine philosophico-spirituel de l’humanité, qu’il faut avoir lu au moins une fois dans sa vie. Rédigé par Arrien, il écarte lesdéveloppements théoriques, supposés connus, pour se concentrer sur la conduite à tenir face aux mille vicissitudes du monde exté-rieur. Son texte apparaît comme un véritable petit précis de résis-tance philosophique intér ieure. Son but ? Aider le progressant à sereplacer consciemment et à volonté dans l’attitude philosophiquefondamentale. Comme l’ont remarqué plusieurs connaisseurs de

la pensée antique, le Manuel (Encheiridion) est ainsi nommé parcequ’il doit toujours « être à portée de main ». Ce mot désigne éga-lement le poignard du soldat qui doit constamment être disponi-ble. Chacun de nous peut composer son propre manuel. En soi,c’est un exercice particulièrement propice à l’intégration des

 préceptes. Ensuite, il convient de le consulter régulièrementavec une attention soutenue. Cet exercice stimule puissammentl’ensemble des facultés psychiques (intuition, intellection, imagina-

tion, réflexion, analyse, jugement, élaboration de l’affectivité…).

Une méthode pratique pour confectionner un carnet efficaceSur la base de mon expérience du sujet, je me permets de faire cespréconisations :

• C’est évident, mais le support matériel utilisé doit réellementêtre à portée de main (au moins autant qu’un téléphone por-

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12. Le recueil de pensées

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table !) et se glisser facilement dans une poche de vêtement ouun sac. Cahiers grand format et blocs-notes doivent être réser-

vés aux seules notes de lecture.• La calligraphie doit être particulièrement soignée pour assu-rer un bon confort de lecture.

• Les pensées : parfaitement compréhensibles, pas trop lon-gues et assorties de leurs sources précises. Vous verrez à l’usagequ’il n’y a rien de plus horripilant que de parcourir une superbecitation de Descartes mais de ne plus savoir si elle provient duDiscours ou des Méditations. Cette petite discipline vous rendra

d’immenses services et vous évitera de devoir compulser plusieursouvrages pour retrouver l’origine d’une phrase !

• Le rythme d’utilisation du carnet : au début, le plus souvent possible (au moins une fois par jour), afin d’ancrer rapidementet profondément les pensées utiles. Exploitez les nombreux« temps morts » de la vie quotidienne : transports, salle d’attented’un médecin, etc. Avec le temps, vous constaterez que certainesphrases qui naguère enflammaient votre ardeur philosophiquesemblent avoir perdu toute signification, pour la retrouver ensuite, mais sous un jour différent. Ces modifications témoi-gnent de la réalité de votre évolution intellectuelle et psycholo-gique. C’est un phénomène passionnant à observer et à vivre.

En direct du quotidien

« Quand Julie m’a plaqué, j’ai cru devenir fou, explique Patrick (34 ans).Je me sentais humilié, meurtri, en colère, révolté, submergé par un flotd’émotions… complètement paumé quoi. Dans la journée, tout meramenait à l’image obsédante de Julie : un parfum, une conversation,une affiche publicitaire, une émission de télévision, impossible de meconcentrer. La seule chose intelligente encore à ma portée était deconsulter mon carnet de citations. Depuis environ trois ans j’avais com-mencé à lire Épictète, Marc Aurèle, Sénèque, sur les conseils de quel-ques amis. Et pourtant, un sentiment de dégoût m’envahissait dès que

 je lisais une phrase. Car je me sentais coupable : “Julie est partie et taphilo ne te console pas du tout, tu souffres comme une bête, il n’y a pas

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à sortir de là, pauvre cloche. L’ataraxie ? Quel mythe ridicule !” Et pour-tant, petit à petit, des morceaux de phrases surnageaient dans mon

désastre émotionnel, comme la lueur d’un phare se mettant à clignoter au-dessus des flots déchaînés. L’image est terriblement banale, maisc’est exactement ça… Je pensai que si je ne pouvais pas méditer, jepouvais au moins avoir l’idée de vouloir le faire. Je me suis accroché àcette bouée comme j’ai pu… Au bout de quelques semaines, la mor-sure du chagrin semblait un peu moins réelle et l’image des philoso-phes un peu plus présente. J’ai relu leurs biographies pour me donner du courage et j’ai essayé d’imaginer comment eux, à ma place, auraientréagi… Au début, c’était une sorte de jeu et puis j’ai sincèrement eu

envie de me replonger dans les textes. Je ne sais pas comment expri-mer ça avec des mots, mais j’ai compris que j’avais passé une sorte decap. La douleur s’estompait et je ressentais à nouveau une relative séré-nité. Ma pensée était plus précise, moins chancelante.

Aujourd’hui, cela fait plusieurs années que Julie est sortie de ma vie.Quand je repense à cet orage de la passion traversé à l’époque, j’ail’impression bizarre d’évoquer un épisode qui ne me concerne pasvraiment, c’est un peu comme si je parlais de l’expérience d’un autre etque je regardais la situation d’en haut. Je me sens à distance de tout

ça… Ma lecture des Anciens, je crois, a gagné en intensité et même,en gravité. Je suis moins prompt à m’enflammer pour un oui ou pourun non, pour une personne ou une autre. Peut-être suis-je devenuplus lucide. »

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13.La troublante question

de l’imagination

L’imagination, une forcequ’il faut canaliser Très tôt, la question de l’imagination (et de ses rapports avec l’ima-ginaire) a suscité l’intérêt des philosophes. Cette étrange faculté,

où se confondent, en d’étonnants processus psycho-cognitifs, lapensée, l’émotion et le sentiment, mais aussi les puissances du rêveet du phantasme, constitue une sorte de scandale philosophique.Car l’imagination est foncièrement ambivalente, tantôt fascinante,tantôt inquiétante : elle nourrit la volonté, l’exalte même, incite àagir, alimente la créativité, l’inventivité, l’innovation, l’audace.Mais, si elle éclaire l’entendement, elle l’égare tout autant par ledélire, la confusion, la perte du sens des réalités, la vaine utopie,

parfois la folie.À la suite de Socrate, Platon, ou Aristote, les stoïciens ont bienvu qu’une imagination mal contrôlée entretient inconsidéré-ment le feu de la passion (irrationnelle par essence), dispersel’attention du penseur, nuit à la vigilance intérieure, en syn-thèse, écarte le progressant de la vie sage, vertueuse.

Parmi de nombreux autres textes possibles, j’ai sélectionné et rap-proché deux extraits fameux et presque similaires, tirés des Essais

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de Montaigne (1533-1592) et des Pensées de Pascal (1623-1662).Mieux que n’importe quelle démonstration, ils illustrent l’emprise

de l’imagination sur l’esprit humain. Pour le lecteur contempo-rain, ils n’ont rien perdu de leur pertinence.

• Premier extrait : Michel Eyquem de Montaigne« Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clair-semés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre Dame de Paris, il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe, et si ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse […]. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus, il n’y a sagesse philosophique de si grande  fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous ferionssi elle était à ter re. J’ai souvent essayé cela en nos montagnes de deçà (et si suis de ceux qui ne s’effraient que médiocrement de telles choses) que  je ne pouvais souffrir la vue de cette profondeur infinie sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encore qu’il s’en fallût bien […] que 

 je ne fusse du tout au bord et n’eusse su choir si je ne me fusse porté àescient au danger. »

• Deuxième extrait : Blaise Pascal« Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soute-nir la pensée sans pâlir et suer. Je ne veux pas rapporter tous ses effets ;qui ne sait que la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un charbon, etc.

emportent la raison hors de ses gonds. »

Pour les deux penseurs, la décision de mettre en scène non pas unsimple quidam mais un philosophe, s’explique par leur souhait decontredire par l’expérience une rhétorique classique sur la toutepuissance de la raison, de l’empire sur soi-même grâce au pouvoir de la volonté. Et à juste titre. En effet, nul n’a besoin de Pascal oude Montaigne pour savoir que les philosophes eux aussi imaginentle pire lorsqu’ils souffrent de maux de ventre, peuvent avoir peur 

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13. La troublante question de l’imagination

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1. Œuvres Complètes, XVI, 201.

du vide, du noir, des souris, se laissent aller à la rêverie et parfoisdivaguent, etc.

Bref, les philosophes sont hommes avant d’être philosophes. Unbon sens à ne jamais perdre de vue. Ainsi, le penseur danois SörenKierkegaard (1813-1855), le père de l’existentialisme, constate quele philosophe n’est pas lui-même une idée de son système mais unhomme particulier. Critiquant les grandes envolées abstraitesd’Hegel (1770-1831), il écrit avec une plume ironique : « Tel pen-seur élève une bâtisse immense, un système universel embrassant toute l’exis-

tence et l’histoire du monde – mais regarde-t-on sa vie privée – on découvre ébaubi ce ridicule énorme qu’il n’habite pas lui-même ce vaste palais, maisune grange à côté, un chenil, ou tout au plus la loge du concierge. »1 Sansdoute. Sauf que l’appréciation de Kierkegaard, est, à mon sens, troprigide : elle semble opposer radicalement la pensée par concepts etla recherche d’une vérité objective, d’un côté, à l’existence, la sub-

 jectivité et le sentiment, de l’autre.

Reste que les réflexions de l’auteur du  Post-scriptum aux miettes

 philosophiques (1846) rendent leur lecteur particulièrement lucidesur les rapports entre la philosophie, la pensée et l’expérience del’existence (l’influence du sentiment sur le comportement indivi-duel, l’aspiration à l’amour et la crainte qu’il inspire, l’angoisse del’échec, le problème de la foi…). Autant dire, tout ce qui fait lecontenu d’une vie d’être humain.

Le conflit classiqueentre imagination et volontéOn l’a constaté, entre l’imagination et la volonté, la lutte est sou-vent inégale. Une simple promenade en forêt à la tombée de lanuit provoque des peurs ridicules (« Et si les fantômes existaientréellement, j’ai l’impression de voir une drôle de lueur à côté de

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cet arbre »), ou légitimes (« On m’a prévenu que des voyous ontfait de ce coin leur lieu de rendez-vous secret où ils préparent leurs

mauvais coups. Il est préférable de ne pas traîner dans les parages àla nuit tombée »). De ce point de vue, force est de constater que lecampagnard est bien mieux armé que le citadin, fût-il agrégé dephilosophie ! Le réalisme et l’humilité s’imposent donc avec force.

Refusant d’abandonner l’homme à cet état de fait, les stoïciensont développé toute une stratégie de maîtrise des représenta-tions, c’est-à-dire, finalement, de la pensée. L’homme est fai-

ble, velléitaire, prompt à se laisser emporter par son imagination ?Qu’à cela ne tienne ; les leçons de philosophie doivent pouvoir transformer l’avorton en athlète de la pensée et de la vertu !

Une technique d’Épictète pour ne plusse laisser entraîner par l’imaginationC’est pourquoi, une grande partie de leur enseignement repose sur 

le contrôle progressif de l’imagination et de ses effets sur l’entende-ment et la volonté.

Épictète revient constamment sur le sujet, en utilisant une mé-thode qu’il affectionne tout particulièrement : celle du monolo-gue intérieur auquel doit se livrer le progressant dans sa quêtedu contrôle de soi.

« En t’opposant à ton imagination, tu la vaincras et tu ne seras pas emporté 

 par elle. Mais, d’abord, ne te laisse pas prendre par sa vivacité, dis :“Attends un peu, image ; laisse-moi voir qui tu es, ce dont tu es l’image ;laisse-moi t’éprouver.” D’ailleurs ne lui permets pas de se développer, de représenter toutes ses conséquences ; sinon, elle s’en va en t’emportant oùelle veut. Fais plus ; fais intervenir contre elle une image belle et noble et chasse celle qui est sale […]. C’est l’ascète véritable qui s’exerce contre de telles images. Tiens bon, malheureux, ne te laisse pas emporter : grand est le combat, divine est l’œuvre pour la royauté, pour la liberté, pour le bonheur,

 pour le calme de l’âme. »

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13. La troublante question de l’imagination

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Toutefois, l’imagination, cette « maîtresse d’erreur et de fausseté […] superbe puissance ennemie de la raison », selon Pascal, correctement

orientée, peut aider le philosophe. Dans son expérience inté-rieure, Épictète s’est aperçu qu’elle peut être employée avec profit.Comme le rapporte Arrien, il préconisait d’opposer une représen-tation à une autre. Exemple : à l’image d’un adultère avec unefemme mariée, il recommande au disciple d’opposer l’image édi-fiante de Socrate restant insensible aux avances du bel Alcibiade1.Cette technique, très simple, existe encore de nos jours, sous denouvelles formes : l’imagination positive, puisque c’est d’elle

dont je veux parler, consiste à saturer littéralement l’esprit dereprésentations mûrement élaborées2. Objectif : orienter leflux quasi continuel de l’imagination dans une direction spéci-fique en vue de modifier le comportement d’un individu versle mieux-être, l’autonomie et l’épanouissement de soi.

Beaucoup de thérapies cognitivo-comportementales3  s’appuientsur cette méthode. Ainsi, en accord avec son thérapeute, le fumeur 

construit une image-symbole le représentant libéré du tabac : decette manière, il peut fixer en lui une scène dans laquelle il se voiten train de respirer à pleins poumons au bord de la mer, ou decourir avec aisance, etc. Lorsque surgit dans sa pensée l’imaged’une cigarette, plutôt que de la refouler (ce qui implique unedéperdition d’énergie mentale et provoque une tension psychi-que), il doit alors immédiatement lui opposer son image-symbole.

Les techniques d’imagination dirigée ont été poussées assez loin,

spécialement par les sophrologues. Les entraîneurs sportifs (lesfameux coachs) recourent aux images mentales pour préparer leurspoulains à la compétition (motivation, gestion du stress, dévelop-pement de la concentration…).

1. Cf. Le Banquet de Platon.2. Cf. mon livre, La visualisation positive , LPM, 1994.3. Cf. mon livre, Le Développement personnel c’est quoi ? InterÉditions, 2002.

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En direct du quotidien

« Finalement, j’ai réalisé que j’ai toujours eu peur de vivre, confie

Sophie (52 ans). Quand j’étais jeune et que je préparais un examen, j’imaginais la tête de l’examinateur, le lieu de l’épreuve, et rien que d’ypenser j’avais une boule à l’estomac… Plus tard, j’imaginais mille et unechoses déplaisantes sur les garçons. Quand je nouais une relation, jefantasmais sur sa possible infidélité, sa duplicité probable… Aujour-d’hui, j’anticipe des épisodes effrayants sur ma vieillesse et ma santé.En fait, je suis une rêveuse, tantôt enthousiaste, tantôt peureuse, maisdominée par l’imagination. À mon âge, j’aime regarder Star Wars, LeSeigneur des Anneaux   et je dévore tous les Harry Potter . J’adore les

créations de l’imaginaire.Avec le temps, tout ça est devenu un peu envahissant et parfois mêmeobsédant. J’ai éprouvé le besoin de pratiquer une sorte de diète men-tale et de m’imposer certaines règles d’hygiène intellectuelle. J’airepris la lecture de quelques auteurs anciens, surtout Épictète et Sénè-que. C’est vrai que leur analyse de l’imagination invite à la réflexion. Àleur époque il n’existait pas tout ce que nous possédons aujourd’hui :TV, radio, ordinateur, Internet. Et pourtant, ils montraient les dangersd’une existence passée à bâtir des châteaux en Espagne et à se laisser guider par l’humeur du moment. J’apprécie particulièrement les misesen garde de Sénèque contre l’excès de divertissement. C’est sidérantde voir à quel point nous, les adultes, sommes boulimiques de distrac-tions et de loisirs. Depuis l’époque romaine rien n’a changé. Un jour jevais au cinéma, après c’est le restaurant, puis le soir suivant la sortieavec les amis, ou le week-end en Normandie. Tout est bon pour ne pasme retrouver seule face à moi-même. Pas très reluisant.

Maintenant j’agis avec discernement : je m’accorde quelques soirées

de pur plaisir avec un roman ou un film, mais à côté de ça je tente dene pas me laisser trop aller à la rêverie… Souvent, je me dis à voixbasse : “Stop ! Plus d’images qui s’enchaînent automatiquement !Éteins ton poste de télévision intérieur tout de suite !” Après, pour dis-cipliner ma pensée, je lis au hasard une page des Entretiens   en meconcentrant sur le contenu, en m’imaginant qu’Épictète s’adressedirectement à moi, comme une sorte de directeur de conscience tou-

 jours disponible. L’effet est saisissant. J’ai soudain l’impression de meredresser mentalement, d’être centrée, et surtout capable de mieux

organiser mes pensées. Et puis, c’est vrai, j’oublie et la machine repart.Mais de plus en plus souvent, j’ai la volonté d’opposer une citation,

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13. La troublante question de l’imagination

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une idée rationnelle à mon cinéma intérieur. Et généralement, je par-viens à contrôler la situation. Parfois, je me répète simplement des mots

comme « sagesse », « philosophie », « état de non-trouble », « principedirecteur ». Au début, ça me semblait ridicule comme mes copainsbouddhistes qui psalmodient des mantras en prenant le métro, afin dene pas se laisser distraire par le monde extérieur. Toutefois, j’ai au moinsacquis cette certitude : je ne supporte plus, à mon âge, d’être commeune marionnette incapable de contrôler, ne serait-ce qu’un peu, ce flotimbécile de pensées, d’opinions, de chimères…

Enfin bref, vous me comprenez, car sur ce point, tout le monde est logéà la même enseigne, ouvrier ou professeur d’université. Je trouve assez

gonflé, voire émouvant que les stoïciens aient voulu construire unethéorie et une pratique de la liberté, en partant du constat de notrealiénation psychologique… Car pour moi, imagination débridée rimeavec aliénation. Il est de bon ton de vanter l’imagination, comme si elleétait positive en soi. Je préfère parler d’imagination raisonnée. Quitteà passer pour une ringarde ou une « réac », je crois qu’il y a beaucoup àpuiser dans l’exemple d’un Marc Aurèle ou d’un Sénèque. »

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14.L’arrachement à la fascination

de l’immédiat

 Nous vivons sous le règne parfois tyranniquede l’hyper-informationLa vie moderne a fait de nous des êtres immergés dans un fluxcolossal de signaux, de stimulations psychiques, intellectuelles,affectives et sensorielles. Comme l’a souligné Edgar Morin dans sa

Méthode , « […] Nous vivons dans une forêt de signes et nous ne pouvonsen sortir ». En permanence, notre esprit-cerveau enregistre, trie,répertorie, analyse et synthétise des milliards de données (data),pour reprendre un terme cher aux mordus de technologie et d’in-formatique. Songeons qu’un manager new-yorkais contemporainreçoit en une seule journée davantage d’informations (publicitésdans les prospectus et les magazines, affiches dans la rue, spots télé-visés, e-mails, SMS, discussions avec les collègues, lecture de docu-ments professionnels…) qu’un paysan français du XVIe siècle danstoute sa vie. Bien sûr, notre brave Américain perçoit la plupart deces signaux de manière inconsciente, par imprégnation en quelquesorte. Transformer chaque « signe » en « information » est une tâcheimpossible, et d’ailleurs inutile. Mais il n’empêche : l’individumoderne est continuellement branché, connecté, relié au monde…entier. Nous l’avons signalé précédemment, le sage a constammentprésent à son esprit la totalité du cosmos. Or, cette allégorie intel-lectuelle a pris un sens littéral au siècle de la mondialisation des

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S’EXERCER AU BONHEUR

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échanges et de la planétarisation des moyens de communicationélectroniques et numériques. Quand nous lisons un article ou

visionnons un reportage, l’arrière-plan de notre réflexion n’est plusle village, la ville, la région, le pays, le continent, mais la planète.Car, contrairement aux générations passées, nous savons que nousvivons dans le monde et que le monde vit en nous. Le cyber-citoyen du monde devient une réalité, économique, sociale,culturelle et politique. Avec le risque évident d’une fragmenta-tion généralisée née d’une complexité impossible à intégrer,mais aussi l’espoir de voir émerger une conscience planétaire,

dont l’écologie est l’incarnation. Chacun sait que les nuagesradioactifs ne s’arrêtent pas aux frontières et que les océans-poubel-les ou la pollution atmosphérique affectent l’espèce humaine aupoint d’en compromettre – virtuellement – la survie.

 Nos associations d’idées sont incessanteset souvent mécaniques Jour après jour, nous contribuons à construire un vaste écosys-tème mental qui, en retour, façonne nos pensées individuelles etcollectives. Et ce n’est pas tout : chacun de nous vit sous l’empire/emprise de la loi des associations d’idées. Cette loi psychologiquea, selon Freud, un caractère universel, constant. Dans ses recher-ches, il a remarqué que si la pensée est un acte de créativité et unfoyer d’innovation, elle se caractérise également par une puissante

fonction répétitive, mécanique. Par exemple, j’écoute une chan-son à la radio qui me plaît au moment où je cuisine mon plat pré-féré. Nul doute que par la suite, lorsque j’entendrai à nouveaucette chanson, mon esprit y associera mécaniquement la cuisine.Ou inversement. Avec le temps, j’observerai des modificationsdans l’enchaînement des associations d’idées : un jour, mon espritpassera automatiquement de la musique, à la cuisine, puis à d’autresépisodes similaires (préparation de repas, choix des aliments, anec-

dotes culinaires…). Une autre fois, toujours à partir du mêmemorceau de musique, ma pensée se concentrera davantage sur les

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14. L’arrachement à la fascination de l’immédiat 

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convives et moins sur la gastronomie. En synthèse, dans tous lescas de figure, il existe une constante (le processus mécanique/

automatique des associations d’idées s’enchaînant à l’infini) etd’innombrables variantes (le lien musique-cuisine-convives s’opèredifféremment selon mon état d’esprit du moment).

 Nous devons penser notre penséeDans ses expérimentations, Freud avait remarquablement perçu ladynamique générale des associations et observé à quel point chacun

pense et ressent à travers des filtres psychiques bien spécifiques,d’où ses passionnantes réflexions sur l’inconscient individuel… plustard assorti d’un inconscient collectif, par son disciple-dissident,Carl. G. Jung. Aujourd’hui encore, la façon dont se composent/décomposent/recomposent ces filtres intérieurs reste énigmatique.Il appartient toutefois au philosophe, tel que défini dans ce livre,d’essayer de se frayer un chemin dans cette forêt de signes (idées,symboles, représentations…) et, si possible, de ne pas s’égarer encours de route, guidé par le fil d’Ariane de la raison. En résumé, ildoit essayer de penser consciemment sa pensée et non pas être

 pensé par sa pensée ! Bien plus qu’un effort de maîtrise intel-lectuelle, c’est là une ascèse extrêmement rigoureuse.

Se concentrer sur l’instant présent  pour mieux se maîtriser L’attention volontairement portée sur un sujet de méditationmûrement choisi est la posture (philosophique) essentielle du

 progressant, résument en substance, Marc Aurèle, Épictète etSénèque. Avant eux, Platon n’avait pas dit autre chose.

« L’attention ( prosochè ) est l’attitude spirituelle fondamentale du stoï-cien. C’est une vigilance et une présence d’esprit continuelles, une cons-cience de soi toujours éveillée, une tension constante de l’esprit. Grâce àelle, le philosophe sait et veut pleinement ce qu’il fait à chaque instant 

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1. Exercices spirituels, op. cit., pages 27-28.

[…]. Cette attention au moment présent est en quelque sorte le secret desexercices spirituels. Elle délivre de la passion qui est toujours provoquée par 

le passé ou l’avenir qui ne dépendent pas de nous ; elle facilite la vigilance en la concentrant sur le minuscule moment présent, toujours maîtrisable,toujours supportable, dans son exiguïté ; elle ouvre enfin notre conscience àla conscience cosmique en nous rendant attentifs à la valeur infinie de cha-que instant, en nous faisant accepter chaque moment de l’existence dans la perspective de la loi universelle du cosmos », détaille P. Hadot1.

Toute l’ascèse stoïcienne est concentrée dans ces quelques lignes.

Mais, comment parvenir à un tel état de conscience ? Par l’usagecorrect des représentations. Très bien pour le principe général, maisplus concrètement ? En décidant de s’arracher à la fascination del’immédiat. Fascination est le mot qui convient, tant nous nous lais-sons polariser par le tumulte du monde et par les mille nuances denos pensées, pour ne rien dire des émotions et des sentiments quihantent notre univers intérieur. Insistons car c’est indispensable :notre attention est littéralement happée, captée, détournée, hypno-

tisée par l’extérieur (le monde phénoménal). Nous ruminons àl’excès une parole blessante, nous ressassons, répétons, rabâchons,radotons. À notre insu, un refrain trotte dans notre tête sans quenous puissions l’arrêter, puis des idées surgissent en nous sans rap-port avec nos objectifs avoués ou nos sentiments profonds. Uneinnocente promenade en ville éveille en nous des désirs grotesques,puérils, ambigus.Tout, en nous et hors de nous, concourt à nousfaire perdre de vue notre ancrage philosophique. En consé-

quence, l’éventuel accès à une plus grande liberté intérieure passe d’abord par la reconnaissance de notre assujettissementnaturel à l’immédiat, donc à tout ce qui s’impose spontané-ment à nous.

« C’est plus fort que moi, plus j’essaie d’oublier cet épisode de mavie et moins j’y parviens, c’est comme un film qui passe en boucle

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14. L’arrachement à la fascination de l’immédiat 

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dans mon cerveau… J’ai acheté sans réfléchir ce vêtement dont jen’ai pas vraiment besoin… Je me suis imposé de lire de la philoso-

phie deux soirs par semaine durant une heure et je n’y suis toujourspas arrivé, en revanche j’ai trouvé le temps de dévorer plusieursthrillers et d’aller au cinéma avec des copains… » Attention : lesentiment de culpabilité n’a pas droit de cité dans ces pagesdont l’objectif est simplement de permettre une série de prisesde conscience, puis de mettre en œuvre une stratégie gra-duelle d’acquisition de l’autonomie intérieure. Rien de plus.Mais rien de moins.

Placé dans un contexte entièrement différent, l’homme antiquevivait une situation analogue. Pour accroître la force de l’attention,Sénèque recommande de réduire les déplacements, visites, paroleset gestes inutiles. Bien avant Pascal, il comprend que « tout le malheur de l’homme vient de ne pas pouvoir rester en repos dans une chambre ». Deson côté, Marc Aurèle préconise une technique de décompositiondes phénomènes, déjà évoquée dans les tantras indiens et reprise au

XX

e

siècle par Edmund Husserl, dans un sens tout différent, il estvrai. Le but de cette méthode : désamorcer l’attrait du phéno-mène, ne pas céder à l’impulsion, mettre le désir à distance,

 prendre du recul, maintenir une certaine impassibilité. Maislaissons le célèbre empereur parler :

« Quand les choses paraissent trop séduisantes, dénude-les, vois face-à-face leur peu de valeur, arrache d’elles ces histoires que l’on raconte sur elles et dont elles s’enorgueillissent.

[…]Celui qui considère le fait de mourir isolément, en lui-même, en dissolvant  par l’analyse du concept, les fausses représentations qui y sont liées, ne  jugera plus que la mort soit autre chose qu’une œuvre de la nature.

[…] 

Il faut toujours se faire une définition ou description de l’objet qui se pré-sente dans la représentation, afin de le voir en lui-même, tel qu’il est enson essence, mis à nu tout entier et en toutes ses parties suivant la méthode 

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de la division, et se dire à soi-même son vrai nom et le nom des parties qui le composent et dans lesquelles il se résoudra. Car rien n’est mieux capable 

de produire la grandeur d’âme que de pouvoir examiner avec méthode et vérité chacun des objets qui se présentent à nous dans la vie et de le voir toujours de telle manière que l’on ait toujours en même temps présentes àl’esprit les questions suivantes : “Quel est cet univers ? Pour un tel uni-vers, quelle est l’utilité de l’objet qui se présente ? Quelle valeur a-t-il par rapport au Tout et par rapport à l’homme ?”

[…]

Un air mélodieux, si tu le divises en chacun de ses sons et si tu demandes à propos de chacun d’eux, si tu es incapable de lui résister, tu rougirais de le reconnaître. Il en sera de même, si tu fais cela pour la danse, en la décompo-sant en chaque mouvement ou figure. Même chose pour le pancrace. Bref,sauf pour la vertu et ce qui se rapporte à la vertu, souviens-toi bien d’aller au

 plus vite aux parties considérées en elles-mêmes et de parvenir, par la divi-sion que tu fais de ces choses, à les mépriser. Transpose aussi cette méthode àl’ensemble de la vie. »

On notera dans ce passage que notre intrépide philosophe segarde bien de soumettre son propre système de pensée aux cruel-les rigueurs de l’exercice de décomposition. Que le lecteur de cespages se montre plus audacieux. Il pourra ainsi juger par et pour lui-même ce qui reste de la « raison universelle », une fois passéeau crible de la décomposition. C’est toute une aventure.

 À l’impulsion opposer la réflexion…sans rigiditéPour échapper à l’emprise de l’immédiat, Épictète y va égalementde ses conseils. En premier lieu, avant de céder à un désir, ilconvient d’abord d’obtenir de soi un délai pour analyser, éva-luer, juger puis décider. Le philosophe pointe les dangers del’impulsivité et de l’avidité qui nous font commettre des actes quenous regrettons parfois.

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14. L’arrachement à la fascination de l’immédiat 

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Il préconise cet exercice qui n’est rien d’autre qu’une techniquede sevrage :

« Veux-tu ne plus être irascible ? Ne donne pas d’aliment à ton habitude :ne lui jette rien en pâture qui puisse la faire croître. Apaise la première manifestation et compte les jours où tu ne t’es pas mis en colère : “J’avaisl’habitude de me mettre en colère tous les jours ; maintenant c’est tous lesdeux jours, puis tous les trois, puis tous les quatre.” Et si tu te contiensdurant trente jours, offre un sacrifice à un dieu […]. Aujourd’hui, je ne me suis pas laissé aller à la tristesse, ni le jour suivant, ni successivement pen-dant deux ou trois mois ; mais je me tenais sur mes gardes quand se pré-sentaient quelques sujets d’irritation. »

Vigilance, contention d’esprit, « garde de soi », le stoïcisme enacte est un entraînement permanent de la conscience. Maisl’excès nuit en tout : de la contention à la tension et de la vigilanceà la rigidité, il n’y a qu’un pas. Pour éviter de le franchir, sachezvous ménager des moments de détente, de mise en roue libre, sans

déroger pour autant à vos principes philosophiques. Les victoiressur soi-même, acquises de haute lutte, sont bien souvent fragiles.

En direct du quotidien

« Encore trop souvent je me laisse aller à émettre des propos que jeregrette aussitôt, se désole Rosita (31 ans). Si seulement je savais tenir un peu mieux ma langue. Zénon et Sénèque nous mettent en garde àce sujet, mais c’est plus fort que moi. Au travail, si une collègue m’atta-que, je réagis immédiatement de manière impulsive. Mais ensuite, leclimat est détestable pendant des jours… Quelle galère ! Désormais j’aitoujours un bouquin de Sénèque dans mon sac. Des amis me l’ont con-seillé. Quand je sens la colère me gagner, je regarde la couverture dulivre, ça m’aide à réfréner mon tempérament belliqueux. Parfois ça mar-che, je suis contente de moi et à d’autres moments c’est la “cata”… Lessemaines où j’ai réussi à ne pas parler à tort et à travers, je m’offre unerécompense, une sortie au ciné avec mon copain ou un bon petit plat.Ces gratifications, un peu puériles, me stimulent et m’encouragent àcontinuer.

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Je profite de ces périodes pour avancer dans la lecture des philoso-phes. Certains jours leur ascèse me paraît tellement hors de portée

que toute cette belle philosophie stoïcienne en devient irréelle.Cependant, appliquée avec persévérance, elle se révèle d’une effica-cité incroyable. Il y a peu de temps encore je ne savais pas que cesvieux penseurs avaient concocté des techniques pour vivre mieux. Mesamis ont dû y aller au marteau-piqueur au début : j’étais persuadéeque la “philo” c’était de la prise de tête créée par des vieilles barbes etd’imbuvables donneurs de leçons. Aujourd’hui, mon point de vue s’estmodifié. J’appréhende leurs méthodes avec moins de réticences, derésistances, d’idées toutes faites. J’élargis mon horizon. J’aime regar-

der les photos des bustes des philosophes grecs. Presque tous portentla barbe, d’ailleurs. Il se dégage de ces sculptures une impression desérénité, de force intérieure, de détermination et de noblesse. J’ensuis très émue et ça me donne envie d’écouter leur message. Oui c’estça, je crois que leur message m’aide à vivre. J’apprends à être plusattentive et plus pondérée dans mes jugements. Je vis un peu moins àla surface des choses. Et puis, savoir que nous sommes tous des “pro-gressants”, ça évite de se sentir constamment en échec. Quand jepense que Marc Aurèle était empereur romain, quelle humilité dans

son écriture, jamais il ne se donne en exemple. C’est comme une sortede grand frère pour moi. »

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15.L’examen de conscience

Une très vieille tradition, toujours profitableaujourd’huiL’exercice de l’examen de conscience était enseigné, dit-on, par l’undes tout premiers philosophes grecs, Pythagore (vers 582-500 av. J.-C.). Il l’aurait tiré de traditions initiatiques très anciennes, pro-bablement égyptiennes ou orientales.

La méthode est plutôt simple : elle consiste, le soir avant des’endormir, à se remémorer la journée qui vient de s’écouler,depuis le moment du réveil jusqu’au coucher. Pendant quel-ques minutes, le disciple s’efforce d’examiner le plus objective-ment et le plus scrupuleusement possible, comment et en quoi saconduite a été conforme, ou non, à l’enseignement philosophi-que. Il revit en esprit les épisodes significatifs de la journée. Com-

ment s’est-il comporté avec les autres et face aux événements ?Qu’a-t-il ressenti, pensé, imaginé, dit, fait ? Comment a-t-il réagidans une situation imprévue ? A-t-il ou non cédé à un désir fugace, à une pulsion plus profonde, à la colère, à l’emportement,à la malveillance ? Quelle a été la place de la réflexion philosophi-que ou, au contraire, de l’opinion, au cours de la journée ? Desmanquements à la doctrine ont-ils été commis, si oui lesquels ?Des progrès, par rapport à des situations antérieures analogues,ont-ils été accomplis ? Des prises de conscience significatives ont-

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S’EXERCER AU BONHEUR

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elles eu lieu ? Une fois achevé ce travail d’observation et d’ana-lyse, le méditant prend ensuite la décision de ne plus répéter ses

erreurs, de corriger son comportement et, bien sûr, de dévelop-per ses qualités intérieures. À chaque étape il doit s’encourager lui-même et se répéter que dans les mois à venir, il fera mieux. Par souci d’efficacité, il doit bannir les sentiments négatifs commel’apitoiement sur soi et l’autodénigrement, la culpabilisation, maisse concentrer au contraire sur l’analyse et l’introspection cons-tructive. Faute de quoi, la technique tourne à la rumination sté-rile et, pire encore, devient contreproductive : loin d’affermir sa

détermination, l’individu se complaît dans le spectacle de ses limi-tations, ce qui risque fort, de les renforcer. La régression succèdeau progrès !

Pratiqué correctement, cet exercice se révèle un puissant outilde connaissance de soi. Toutefois, chacun le conçoit, la luciditéenvers soi-même reste particulièrement difficile. Le plus souvent,on se juge avec trop de sévérité (« Je ne suis pas assez bien, pas

suffisamment ceci ou trop cela ») ou de complaisance (« Ce n’estpas de ma faute mais de celle des autres »). L’auto-examen est àconseiller à tout débutant qui n’a pas encore pris l’habitude des’observer, tel un spectateur désengagé, mais objectif. Il s’ensuitune découverte troublante et parfois brutale. D’une part, l’indi-vidu comprend vite à quel point la notion de fascination del’immédiat est tout sauf un concept théorique. D’autre part, ilprend rapidement conscience de ses défauts ainsi que de ses quali-

tés. Les uns comme les autres demeurent généralement insoup-çonnés, essentiellement par déficit d’introspection. C’est peu direque la conduite humaine courante manque de profondeur. La« superficialité » et l’approximation restent la règle. Bavardagesexcessifs, déplacements inutiles, agitation stérile abondent, maisles moments d’intense réflexion s’enchaînent rarement. L’exa-men de conscience vise à mettre en évidence des comporte-ments, des travers, des habitudes (bonnes ou mauvaises), des

attitudes. Son application permet de réaliser le connais-toi toi-même .

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15. L’examen de conscience 

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S’examiner et assister au spectacle de soi

À certains égards, cette méthode rappelle l’exemple des comé-diens, des hommes politiques ou des chefs d’entreprise qui font fil-mer leurs interventions (lors de répétitions privées ou en public)pour se corriger ensuite de leurs défauts (élocution, gestuelle,débit, timbre de la voix…). L’examen de conscience met à contri-bution la puissance de l’imagination et de la mémoire pour – litté-ralement – prendre du recul. Cette mise en scène, dans un butd’autopédagogie, crée une sorte de déclic dans le psychisme

d’une personne. Elle apprend à s’observer, à se donner la pos-sibilité d’une transformation future. Plutôt appréciable pourgagner en maîtrise de soi.

Rien d’étonnant donc à ce que ce brave Épictète, eh oui encore lui,ait intégré l’examen de conscience à sa pharmacopée spirituelle. Ildéclare :

« Chaque fois qu’une pensée nous est nécessaire, il faut l’avoir à sa disposi-

tion en dînant les règles du dîner, en se baignant celles du bain, au lit cellesqui concernent le coucher. “Ne laisse pas tomber le sommeil sur tes yeux fati- gués avant d’avoir pensé à tous les actes de ta journée. Qu’ai-je omis ?Qu’ai-je fait ? Que fallait-il faire que je n’ai pas fait ?” Commence par là et continue. Puis, si tu as mal fait, blâme-toi ; si tu as bien fait, sois content. »

La technique vaut d’être essayée un mois seulement : un délai lar-gement suffisant pour en éprouver l’intérêt et l’efficacité.

En direct du quotidien

« À mes yeux, l’examen de conscience est une sorte de résumé du stoï-cisme, affirme Henri (41 ans). Au travers de mes lectures et de mes dis-cussions, j’étais parvenu à la conclusion que l’expérience du principedirecteur, l’hègemonikon dont parle par exemple Marc Aurèle, est unefaçon de réaliser le connais-toi toi-même  cher à Socrate. Seulementvoilà, je ne savais pas comment y parvenir concrètement. Me connaîtrevraiment moi-même afin de mieux me maîtriser : je voulais vivre ça

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S’EXERCER AU BONHEUR

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dans ma pensée, mon cœur et mes tripes. Or, chez moi, le principedirecteur s’est révélé en creux, à défaut d’une meilleure expression.

Pendant un certain temps, j’ai pratiqué régulièrement l’examen deconscience. Eh bien, l’hègemonikon, c’est cet ancrage intérieur fait deraison et de détermination qui me manque à chaque fois qu’au coursde la journée, je me laisse aller à ma mauvaise humeur, que je rouspètepour une vétille, que je suis superficiel, vantard ou paresseux. C’estdingue de voir comment on gaspille du temps, de l’énergie et surtoutde la salive avec des choses sans intérêt. Nous bavardons sans cesse,donnons notre avis superficiellement, jugeons, critiquons, sans mêmenous en apercevoir. Bref, en constatant l’absence du principe directeur 

dans ma vie, j’ai commencé à l’intuitionner et à le ressentir. C’estcurieux mais c’est comme ça… Se connaître soi-même, c’est poser lepied sur un socle psychologique fait de force, de certitude, de cons-cience et, j’ose le dire, de raison. Et ce socle, j’en suis intimement per-suadé, c’est le fameux principe directeur…

Depuis plusieurs mois, je me cramponne à ma découverte ; j’essaie deme saisir moi-même, de m’emparer de quelque chose de réel. Aujour-d’hui, je pratique cet exercice occasionnellement, mais à chaque foisavec le sentiment délicieux de me retrouver. Étonnamment, loin de me

couper des autres – ce que j’ai un temps redouté –, cette méthodem’en rapproche. En effet, je comprends que les autres, eux aussi possè-dent un principe directeur, dont ils sont plus ou moins conscients. Autrechose encore : je commence à percevoir ce que peut signifier cettenotion un peu bizarre de dépassement de l’ego individuel et de raisonuniverselle. Je crois que c’est l’intuition de la réalité comme totalité,chacun de nous étant un fragment, ou un atome de cette réalité. Main-tenant, je saisis mieux pourquoi plusieurs philosophes ont rapproché lepanthéisme stoïcien et le Dieu-Substance spinoziste. J’ai bien envie de

creuser cette question.Grâce à l’examen de conscience, j’ai réalisé que l’expérience du stoï-cisme se révèle dans les petites choses de la vie alors que moi j’avaisen tête les morceaux de bravoure comme le détachement serein deSocrate face à ses accusateurs, le calme de Sénèque lorsque Néron lepousse à se suicider, ou Agrippinus vaquant à ses occupations quoti-diennes en attendant le jugement du Sénat qui doit le condamner à lamort ou à l’exil, relate Alain (39 ans). À trop me focaliser sur ces événe-

ments exceptionnels, dramatiques, spectaculaires, j’avais perdu de vuela nécessaire vigilance appliquée aux mille micro-circonstances de la

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15. L’examen de conscience 

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vie courante. Ainsi, après une journée de boulot particulièrement agi-tée, j’ai éprouvé le besoin de pratiquer l’examen de conscience. Et là

 je me suis aperçu que je m’étais laissé piéger par la vanité. Rien de ter-rible, toutefois.

L’après-midi, s’était déroulée une réunion assez houleuse regroupantmon patron, Martine, ma collaboratrice directe, et moi-même. Assezvite le ton était monté car mon patron et moi étions en désaccord sur un projet. D’habitude j’use de diplomatie, je cherche à arrondir lesangles. Mais là, face à Martine, je n’avais pas voulu donner l’imaged’un type qui se laisse marcher sur les pieds par son supérieur hiérar-chique. Alors j’en avais fait un peu trop. Les éclats de voix fusèrent et la

réunion tourna court. Loin d’être épatée par mon comportement, dont j’étais secrètement assez fier, Martine me fit cette observation : “Tu saisque notre patron veut systématiquement prouver qu’il a raison et qu’ilmet toujours son ego en avant et toi tu as fait pareil. On aurait pu ainsidiscuter des heures, sans que ça serve à quoi que ce soit.” Pris audépourvu par cette remarque, je sentis une pointe d’irritation. En réa-lité, j’étais vexé que ma collaboratrice m’ait mis dans le même sac quemon employeur. Elle avait noté mon accès de vanité, contrairement àmoi : j’étais trop impliqué émotionnellement pour analyser mon atti-

tude. Le soir, durant l’exercice, j’ai revécu la réunion avec des yeux plusneutres, donc plus objectifs. Oui, je m’étais laissé emporter par monego, je devais l’admettre… et ne pas en faire un drame. Une constata-tion s’impose : l’auto-examen permet de s’observer soi-même commesi on observait un tiers. C’est moins facile, ensuite, de se raconter deshistoires. On se contrôle mieux et surtout on reste vigilant face auxdétails qui n’en sont pas. La philosophie est partout. »

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16.L’épreuve de la maladie

Philosopher, pour partie c’est apprendreà mourir Le thème de la maladie et de son inévitable corollaire, la mort, atoujours occupé une place particulière dans la morale stoïcienne.D’abord, parce que la vie de chaque être humain, à commencer par les philosophes, connaît un épilogue invariable. Un truisme, certes,

mais qu’il est bon de rappeler. D’ailleurs, le très gnostique Platonenseignait que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Ensuite, le Por-tique a régulièrement eu à souffrir des persécutions de tel monar-que ou empereur. Et dans les débuts de l’ère chrétienne, lephilosophe aux prises avec les puissants pouvait subir une condam-nation à l’exil, ou pire encore.

D’où le caractère souvent rude et parfois même brutal de plu-

sieurs déclarations présentes chez un Épictète ou un Sénèque.« Que la mort, l’exil et tout ce qui paraît effrayant soient sous tes yeuxchaque jour ; mais plus que tout, la mort. Jamais alors tu ne diras rien de vil, et tu ne désireras rien outre mesure .1 »« […] Revenir d’où l’on vient ; qu’y a-t-il là de si grave ? Il vivra mal,celui qui ne saura pas mourir. C’est pourquoi il faut d’abord enlever son prix à la vie et compter l’existence parmi les choses sans valeur. Ils sont 

1. Épictète, Le Manuel .

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mal vus, dit Cicéron, les gladiateurs qui désirent à tout prix obtenir la vie sauve ; ils ont notre faveur s’ils savent montrer qu’ils la méprisent. Sache 

bien qu’il en est de même pour nous : souvent en effet la cause de la mort,c’est la crainte de mourir .1 »

Enfin, à cette époque, l’avancement de la médecine et de l’hygièneinterdisait des vies longues et exemptes de souffrance physique. Lamortalité infantile était fréquente et la plupart des pathologies qua-siment sans remède. Bref, le concept de maladie, n’a pas le mêmesens pour l’homme de l’antiquité et le contemporain des antibio-

tiques et de la chirurgie ! L’expérience de la souffrance a toujoursété et restera toujours, l’écharde dans la chair des métaphysiquesoptimistes. Dès l’origine, nous l’avons vu, les stoïciens ontvoulu la rationaliser en la replaçant dans un contexte propre-ment cosmique. Ainsi, la morsure du serpent, le tremblement deterre, la maladie, la misère et la rage de dents participent, d’unefaçon ou d’une autre, de la Providence.

Reste que l’expérience d’une pathologie lourde constitue uneépreuve majeure pour l’apprenti-philosophe. Pas simple d’affir-mer l’indifférence au corps et l’impassibilité face à l’éventualité dela mort, à quelques heures d’une lourde opération chirurgicale !

Une morale de l’acceptation face à l’inévitable

La maladie a ceci de redoutable qu’elle entrave gravement la penséeet la volonté. La bataille pour la liberté intérieure est livrée avec desforces diminuées. Or, la réponse du stoïcisme au « scandale » de lamaladie-souffrance tient en un seul mot : résignation. Là, il nes’agit plus de lutter, puisque les facultés font défaut, mais uni-quement d’accepter son sort sans amertume. La différence entre

1. Sénèque, De la tranquillité de l’âme .

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16. L’épreuve de la maladie 

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1. La notion de séparation de l’âme est exposée dans la République et le Phédon.

le philosophe et le non-philosophe réside exclusivement dans l’atti-tude intérieure ; acceptation inconditionnelle dans un cas, révolte

dans l’autre.Outre son extrême précision, ce passage des Entretiens a le mériteinsigne de fournir un fil conducteur généralisable :

« […] Quand tu as la fièvre, qu’est-ce qui empêche ta faculté directrice d’avoir des dispositions conformes à la nature ? Voilà l’épreuve des faits, lavérification de l’aptitude à la philosophie. Car, autant que la promenade,la navigation ou le voyage, la fièvre est une partie de la vie. Lis-tu en te 

 promenant ? – Non. Pas davantage si tu as la fièvre. Si tu te promènescomme il se doit, tu possèdes la qualité du promeneur. Si tu as la fièvre comme il se doit, tu possèdes les qualités du fiévreux. Qu’est-ce qu’avoir la fièvre comme il se doit ? C’est de ne pas en faire un reproche à Dieu ni aux hommes, ne pas être accablé par les événements, attendre la mort dansde bonnes dispositions, suivre les prescriptions ; à l’entrée du médecin, ne  pas craindre ce qu’il va dire, et s’il dit : “Cela va bien”, ne pas se réjouir outre mesure ; car, de quel bien a-t-il parlé pour toi ? […] Et s’il dit :

“Cela va mal”, ne te décourage pas. Car qu’est-ce que ce mal ? C’est l’approche de la séparation de l’âme et du corps. Qu’y a-t-il là de terrible ?Si tu n’en approchais pas maintenant, n’en approcheras-tu pas plus tard ?Le monde doit-il être bouleversé par ta mort ? […] L’œuvre du philosophe,ce n’est pas de conserver des choses extérieures à lui, un peu de mauvaisvin, un peu d’huile, ou son pauvre corps, c’est de maintenir sauve la partie directrice de l’âme. »

Ces propos d’Épictète, inspirés de la métaphysique platonicienne1

rappellent que la peur de la maladie et de la mort naît d’une iden-tification excessive au corps. L’idée qu’un jour, notre corps ne soitplus, qu’il disparaisse, est déconcertante. La mort abstraite, à dis-tance – par exemple les victimes d’une catastrophe naturelle oud’un conflit armé – nous afflige, éveille notre compassion ounotre indignation. Celle des proches nous effraye bien davantage.

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Mais, le consentement à notre anéantissement exige un intense tra-vail sur soi. Les champions du stoïcisme n’échappent pas à la règle :

 pouvoir associer la souffrance et la mort à l’ascèse philosophi-que, voilà une aptitude qui ne s’obtient qu’au prix fort ! Raressont les hommes et les femmes à pouvoir dire sans s’émouvoir outremesure : « Je regarde ma propre mort en face et j’y consens entière-ment car je sais qu’elle est inéluctable et qu’elle s’inscrit dans unordre des choses qui me dépasse mais auquel je participe. »

En direct du quotidien

« Quand, après avoir subi une série d’examens, mon médecin m’arévélé que je devais faire désormais très attention à mon cœur, j’ai eudu mal à encaisser le choc. Après tout, je suis encore assez jeune,témoigne Julien (37 ans). Au cours des mois précédents, j’ai nié lesalertes pourtant nombreuses, sans doute par crainte de connaître lavérité sur mon état de santé : étourdissements, suffocations, douleursterribles dans la poitrine. Plusieurs fois j’ai cru être sur le point de mou-rir et je confesse avoir paniqué dans certains cas. Des rendez-vous

auprès de spécialistes ont confirmé mes craintes. Subir un cœur défi-cient à moins de quarante ans et devoir se ménager, quelle pitié !Alors, plutôt que de céder à la morosité et l’abattement, j’ai lu et relule passage des Entretiens  III, où Épictète parle du bon usage des mala-dies. Il est drôle lui ! Mais enfin, malade pour malade, j’ai pensé que jepouvais essayer.

Un beau jour – façon de parler – j’ai subi une crise plus grave que lesautres ; il a fallu m’hospitaliser. La douleur, vraiment dure à supporter,m’empêchait de concentrer mon attention sur autre chose. Pire encore :la pensée de la mort, de ma mort, devenait obsédante. En désespoir decause et puisque j’étais trop faible pour lire ou écrire, je me suis totale-ment abandonné à mon état d’homme malade. J’ai tenté, je dis biententé, de n’accuser rien ni personne. M’inspirant d’Épictète, je me suissimplement dit ceci : “Mon vieux, tu es cloué au lit, diminué, tu ne peuxrien faire à part recevoir les soins qu’on te prodigue, accueillir le person-nel médical avec ton meilleur sourire et accepter la vie,  ta  vie pour ce qu’elle est à cet instant.” Régulièrement, au cours de la journée,

 je me répétais intérieurement : “J’accepte ce qui est. Je consens à ceque l’être soit ce qu’il est. Ici et maintenant. Je vis, j’existe, je souffre, et

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16. L’épreuve de la maladie 

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 j’accepte le Tout, la Vie. Je m’abandonne à la Réalité. Que je sois entrain de courir à l’air libre ou immobilisé sur un lit d’hôpital, c’est la

même réalité, une et indivisible.” Ce monologue était une sorte deprière philosophique. Parfois, quand la douleur me laissait un peu derépit, je songeais au célèbre Hymne à Zeus   de Cléanthe1, un textesuperbe dont j’ai toujours aimé l’enthousiasme naïf… Insensiblement,

 j’ai remarqué qu’il se produisait d’étranges phénomènes en moi : senti-ment soudain de sérénité, de retour à une simplicité primordiale, sensa-tion d’être un minuscule fragment du cosmos, de la nature. Par-delà ladouleur, ô combien tenace, je ressentais comme une curieuse pléni-tude ; la satisfaction d’être vivant, conscient. Et pourtant, Dieu sait si je

n’étais pas dans les meilleures conditions pour philosopher…Aujourd’hui, mon état de santé s’est amélioré mais il reste fragile. Je visen essayant de prendre de la distance par rapport à mon corps que jesais périssable mais également envers la douleur, toujours aux aguets.À ce sujet, la lecture du Phédon a servi de support à ma réflexion. Lescharges de Platon contre le corps, ce « tombeau de l’âme », prennentune dimension particulière pour le patient alité, croyez-moi ! En syn-thèse, j’ai appris à focaliser mon attention sur l’instant présent, l’ici etmaintenant. Je fais souvent l’exercice d’accepter la réalité, même dans

ce qu’elle a d’incompréhensible. Car chacun de nous le reconnaît ; lasouffrance reste quelque chose de scandaleux pour l’être de chair.Cependant, au travers du mur terrible de la maladie, j’ai l’impressiond’avoir touché une sorte de pensée immuable, objective, complète-ment extérieure à moi et pourtant enracinée au plus intime de moi-même : une conscience où se rencontrent le fini et l’infini. »

1. in, Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, 1962.

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IV.

Penser, agir et vivre

en mode stoïcien

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17.Au fait, pour le Portique,

l’action c’est quoi ?

Élargir résolument notre perspectivesur le stoïcismeMaintenant que les fondations conceptuelles du stoïcisme ont étéposées et que son ascèse a été détaillée au travers de ses principaux

exercices de sagesse, l’ouvrage pourrait, en manière de conclusion,recommander une dernière fois au lecteur de vivre avec la philoso-phie… puis s’interrompre.

Pourtant, avant d’achever ce livre, rien n’étant toutefois plus provi-soire qu’une conclusion, il m’a semblé nécessaire de franchir uneautre étape, très importante : celle consistant à élargir la perspectivesur le stoïcisme, à ouvrir complètement son champ d’application

sans ignorer les objections qu’il suscite.Autrement dit, pour aller droit au but, nous devons maintenantexaminer quel peut être réellement le pouvoir de la philosophie,telle que la définissaient les Grecs – elle est avant tout « un choix de vie », révèle Pierre Hadot – dans l’existence quotidienne des hom-mes et des femmes actuels. Comme l’ont noté les Modernes, dansle droit fil des Anciens, « la philosophie ne vaudrait pas une heure de  peine si elle ne devait pas servir à la conduite de la vie ». Difficile de faireplus direct et synthétique.

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Six questions décapantes à ne pas éluder 

D’où, cette série de questions sans concessions qui servira de filconducteur aux trois chapitres, brefs mais décisifs pour l’intelli-gence générale du propos, qui composent cette quatrième partie :

• Peut-on, au tournant du XXIe siècle, se dire stoïcien(ne), au

 point d’en faire un enseignement comme d’autres ont fait du yoga ou du bouddhisme leur voie de perfectionnement ? Unetelle position, proche de la conversion (au sens religieux), s’ins-crit-elle toujours dans le champ philosophique ou s’en écarte-t-

elle au contraire ? La question mérite d’être posée, car la philoso-phie et la religion (au sens large), sans s’exclure a priori , diffèrentradicalement. La question n’a rien d’anodin à un moment où levocable philosophie  est employé de façon abusive ou franchementerronée par les responsables religieux, les propagandistes du déve-loppement personnel, les chefs de sectes ou, plus récemment, lesspécialistes du management d’entreprise.

• Est-il indispensable d’adhérer pleinement aux concepts fon-

damentaux du Portique pour en retirer quelque profit sur le plan du mieux-être et de l’équilibre personnels ? En termesdirects : pourquoi ne pas limiter notre expérience du stoïcismeaux exercices qui ont fait sa réputation au fil des siècles, laissantainsi de côté un arrière-plan métaphysique assez problématique ?Après tout, des penseurs aussi différents que Montaigne, Descartes,Spinoza, Schopenhauer ou Nietzsche se sont intéressés de près auPortique sans en épouser les intuitions clés, loin s’en faut.

• Dans la mesure où cette philosophie revendique massivementune soumission inconditionnelle au Logos-Nature-Raison,qu’en est-il de la liberté de l’homme, laquelle se déploie,comme chacun sait, au travers de l’action ? Dans le fourmille-ment des circonstances de la vie concrète, comment convient-ilde se comporter et d’agir ?

• La célèbre distinction d’Épictète entre ce qui dépend denous et ce qui n’en dépend pas n’est-elle pas excessivementrigide, tant la réalité (complexe par essence) nous montre

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17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ?

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que beaucoup de choses, en ce monde, dépendent plus oumoins de nous ? Là encore, se pose avec acuité le problème du

libre arbitre. J’y reviendrai dans un prochain chapitre.• En admettant intellectuellement le concept de destinée « à lastoïcienne », comment et en quoi l’homme peut-il, ou mêmedoit-il intervenir et modifier le cours des événements ?

• Enfin et pour l’exprimer brutalement : l’abandon à la Provi-dence n’est-il pas un masque de la résignation, une abdica-tion voilée de notre volonté, une dangereuse mise hors jeude notre libre arbitre ? Auquel cas, le stoïcisme serait une pen-

sée passive, une justification fallacieuse de l’impuissance del’homme à se transformer et à modifier son environnement.

On le voit, ces interrogations contiennent, explicitement ou encreux, une critique de l’école antique. Elles trouveront au moinsdes éléments de réponse, je l’espère, grâce à l’exposé d’idées per-sonnelles mais, surtout, beaucoup plus intéressant, sur la based’expériences concrètes, toutes transposées et adaptées de cas réels

et de multiples conversations… jusqu’à des heures avancées.

Trois constats majeurs issus de l’expérienceDans la mesure où Épictète répète, au risque de lasser l’auditoire leplus indulgent, que « la philosophie consiste à vivre les principes et nonà les réciter », plongeons sans aucun complexe dans l’expérienceconcrète.

Au cours des vingt-cinq dernières années, j’ai évoqué pendant descentaines d’heures, via des contacts avec des amis, groupes d’étudeset autres associations, les principes et les pratiques du stoïcisme et,plus largement, de la pensée antique. Et toujours avec l’idée d’exa-miner ce que les individus, comme moi-même, en avions compriset appliqué dans la vie courante.

Par analogie, certaines de ces discussions correspondaient un peuaux séances de débriefing des militaires après qu’ils sont allés au

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feu. Les progressants (puisque selon la vision du Portique il nepeut y avoir que des progressants et jamais de philosophes accom-

plis) ne doivent pas procéder autrement : chaque terme employésera payé de son poids d’expérience et de réflexion individuelles.Avec le recul et sur la durée, trois constats majeurs se sont imposésà moi. Leur méditation mériterait à elle seule un ouvrage entier,mais fixons-nous sur l’essentiel. Sans tolérer aucune digression.

Un univers mental

qui a définitivement changéLe premier constat est évident, mais irréfragable : pour les femmeset les hommes contemporains de l’Internet, il est tout bonnementdevenu impossible de se mettre dans la disposition d’esprit desAnciens touchant à la vision de la providence, du logos et de la rai-son. Leur adhésion inconditionnelle, proche de la foi, nous apparaîtau mieux comme naïve, au pire comme bien trop dogmatique,

voire dangereuse. On peut évidemment tenter l’expérience ennotre siècle : faire « comme si », essayer de revivre l’émotion initialedes premiers adeptes du Portique, se mettre à penser exclusivementà partir des préceptes stoïciens, vouloir remonter à la source. Sauf qu’assez vite, on se retrouve dans la situation des participants à unspectacle historique, revêtant une tenue de chevalier pour distraireles touristes. S’inspirer n’est pas singer. Dans certains momentsd’exaltation intellectuelle ou d’émotion profonde, il arrive de se

sentir proche d’un Sénèque ou d’un Marc Aurèle. Les idées desauteurs nous parlent, semblent s’adresser directement à nous. Cesinstants, rares et donc précieux, se révèlent merveilleux. Pourtant,nous sentons que le message antique nous parvient, malgré notrevolonté de proximité, à travers l’épaisseur des siècles. Il en va ainside chaque doctrine.

De mon point de vue, l’erreur à éviter consiste à vouloir revivreabsolument la révélation philosophique de Zénon… comme

Zénon. La mise en pratique d’un système de pensée n’a de

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17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ?

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sens et d’intérêt qu’adapté aux réalités du jour. Exit donc la sté-rile fascination du passé, il ne mérite guère d’être regretté, et place

au présent !Voici quelques extraits de conversations et échanges philosophi-ques entretenus sur le sujet : « […] Tes stoïciens croyaient à unordre immuable et rationnel alors que nous savons que le soleil estune étoile qui aura consommé toute son énergie dans cinq mil-liards d’années environ […]. Et pourtant, c’est vrai, ils avaient déjàeu l’intuition de la fin du monde puis de sa renaissance avec leur étrange idée de conflagration universelle […]. Autre chose, d’uneportée autrement plus dérangeante : comment s’y seraient-ils prispour intégrer les horreurs du nazisme et du stalinisme dans l’intel-ligence du logos […]. Comment auraient-ils reçu et interprété lesévénements du XXe siècle […]. Tu sais bien que les théodicées nesont qu’une vaine tentative de rationalisation de ce qui reste uneénigme et un scandale pour la conscience morale, je veux parler de l’existence du mal. D’ailleurs si Leibniz ne s’en est pas sorti

c’est tout simplement parce qu’on ne peut pas s’en sortir par uneconstruction intellectuelle, fût-elle géniale. La souffrance, la tienneou celle de ceux que tu aimes, ça te prend aux tripes et c’est tout ![…]. En admettant que la raison universelle, on ne sait trop pour-quoi, ait sciemment choisi de laisser une place au désordre et aumal pour forger la puissance intér ieure de l’homme, dis-moi, le jeuen vaut-il vraiment la chandelle ? Là c’est facile de parler de toutça, nous sommes entre copains au restaurant avec nos carnets de

citations à la main, mais quand la souffrance frappe, comment réa-gissons-nous vraiment ? »

Imparable ! Toutefois, j’ai remarqué ce fait : statistiquement par-lant, les personnes professant des croyances religieuses résistent,beaucoup moins que les athées ou les agnostiques, aux conceptsde nature-raison, de providence ou d’ordre universel. La volontéde s’en remettre, in fine , à une force intelligente, sage et bonne,mais totalement transcendante à l’homme, caractérise l’esprit reli-gieux. Alors que le non-croyant agit en ce monde en s’appuyant

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sur ses seules ressources (intellectuelles, morales, affectives…), lecroyant (au sens large) fait de même, mais toujours en référence à

une divinité, protectrice, consolatrice, et porteuse de sens. En effet,le croyant a la conviction d’être constamment relié à un Esprit quile dépasse. Il pense et agit depuis ce postulat. Plus précisémentencore : parmi les individus de sensibilité religieuse, les adeptes despensées orientales sont davantage en affinité avec le panthéismecontemplatif stoïcien que les individualités de culture chrétienne.Mais il est vrai qu’entre le Portique et le christianisme primitif, ilexiste un rapport de fascination réciproque et d’implacable rivalité.

Sujet abondamment traité par plusieurs historiens de la philosophieoccidentale. Je n’insiste pas.

En synthèse : la confiance accordée par le progressant moderneà un ordre universel transcendant au monde, ou au contraireconsubstantiel à lui, ne va plus de soi. Concrètement, ellerésulte d’une démarche spirituelle, intellectuelle et morale plusque d’une révélation immédiate à la conscience. La foi philoso-

phique, si elle existe, doit être rebâtie et interrogée à nouveaux fraisà intervalles réguliers. En fait, l’adhésion reste, conditionnelle, par-tielle, extérieure. Mais, nuance capitale, une adhésion relative suffit,bien souvent, à fournir une assise intérieure sérieuse en cas de« coup dur ». Disposer d’un cadre de référence conceptuel et del’axe porteur d’une ascèse apporte un appréciable réconfort dans lespériodes difficiles. Telles sont mes observations.

Une école de modestiesans affectation aucuneLe deuxième constat découle du premier : puisque le sentimentde confiance dans l’ordre du monde trébuche à un moment ou àun autre sur l’expérience de la souffrance, des limites personnelles,des obstacles dans la progression intérieure, voire des épreuves,tout le monde, et là je peux généraliser le propos, converge sur la

nécessité de cultiver l’indulgence et surtout la modestie.

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17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ?

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Nouveaux extraits de conversations et échanges philosophiquesentretenus : « […] C’est intéressant de philosopher mais n’oublions

pas que nous ne sommes que des êtres humains et n’en faisons pastout un plat. J’ai encore vu ça la semaine dernière quand je me suisénervé de façon ridicule pour une contravention à la sortie d’uneconférence […]. Tu sais, progresser ne serait-ce qu’un peu, se bâtir un système de valeurs et une vision du monde apporte vraiment duréconfort, donne de la force intérieure, même si c’est exigeant. Ona le sentiment agréable de pouvoir se hisser un peu au-dessus desoi-même et si la méditation des conseils de vie sage de nos Anciens

nous donne l’énergie de tenter quelques efforts, c’est déjà très bien.Après tout, grâce à eux j’ai appris, premièrement, à me méfier de lacolère et deuxièmement, à en traquer les manifestations alorsqu’avant, franchement, je n’y pensais guère. Je réagissais mécani-quement, sans réfléchir. Quand tu muselles ta colère tu gagnes enimpassibilité et tu résistes mieux, c’est un cercle vertueux formida-ble. Sur la durée tu enregistres une réelle amélioration. En psycho-thérapie comportementale je n’ai fondamentalement rien appris de

plus, même si je ne voudrais dénigrer l’apport des thérapies pour rien au monde […]. Cela fait trois ans que j’étudie les Anciens et jecomprends pourquoi ils insistent autant sur la modestie. Travailler sur soi, c’est une aventure de tous les jours […]. À plusieurs reprisesdans les Entretiens, Épictète se demande s’il verra un sage avant dedisparaître. À mon humble avis, le sage est plus un idéal vers lequeltendre qu’un objectif réalisable. Je note au passage qu’en touterigueur, ce brave Épictète ne devrait pas se laisser aller à la lassitude.

Pas très stoïcien comme attitude, mais par ailleurs, quelle preuved’humilité et aussi, d’humour […]. Bon, finalement, se retrouver face à ses limites intellectuelles et psychologiques a un côté positif :avant, tu t’en souviens, je jugeais tout et tout le monde, rien netrouvait grâce à mes yeux. Aujourd’hui, je fais preuve d’indulgencepour les faiblesses des autres. Plusieurs personnes de mon entou-rage, notamment au bureau, ont noté une modification de monattitude. Il paraît que je suis devenu agréable à fréquenter et surtoutque j’écoute davantage. J’ai réalisé que l’humilité ce n’est pas

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l’humiliation. Enfin, disons que j’évolue dans cette direction car j’aiencore un peu de mal avec cette idée […]. »

En synthèse : plus qu’une vertu qu’on s’oblige à cultiver, lamodestie est une attitude qui tend à s’imposer d’elle-même,généralement après quelques mois de mise en pratique des

 principes. Elle n’a rien d’affecté mais repose au contraire sur laconviction sincère qu’effectivement l’homme, surtout s’il cherche àse transformer peu ou prou, mérite pas mal de bienveillance. Cha-cun comprend vite que l’apprenti-philosophe observe et écoutebeaucoup. Or, en soi, l’écoute des autres est porteuse d’enseigne-ments. Une tradition rapporte d’ailleurs que Pythagore imposait,semble-t-il, cinq longues années de silence à ses élèves. Objectif :purifier leur pensée, les porter à l’introspection, préparer les jeunesesprits à l’intégration de l’enseignement philosophique.

 Agir oui, mais dans la bonne direction

Le troisième constat clé porte sur le sens et la portée de l’action(philosophique) : invariablement, les interrogations tournent autour des stratégies d’action déployées dans un contexte philosophique.Le désir louable de l’agir, occulte la nécessaire phase deréflexion sur sa nature. On veut trop faire, trop bien, trop vite,oubliant que le zèle, contreproductif, entrave l’action au sens oùl’entendaient les philosophes anciens car c’est avant tout une actionpensée sur le long terme, une ligne de conduite directrice. Que de

fois ai-je vu se reproduire ce schéma : les chauds partisans et les por-teurs d’étendards des débuts deviennent, assez rapidement, desdéçus. Il leur manque simplement la perspective de la durée et unecompréhension suffisante du concept d’action.

À l’inverse, les personnalités critiques et à l’enthousiasme tempérése révèlent généralement efficacement armées pour la course defond philosophique. Les abondantes métaphores sportives (athlète

sur le stade, gladiateur dans l’arène), chères aux Anciens, consti-tuent un conseil appuyé, voire un avertissement adressé à tous : la

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17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ?

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qualité de l’action s’évalue dans le temps. Par tempérament oupar expérience, le progressant comprend finalement qu’il ne s’agit

pas de se braquer, encore moins de se cabrer mais, paisiblement,d’aller dans une direction. D’où, le titre de ce chapitre : le sens del’action philosophique devant s’entendre au double sens de signi-fication et de direction :

• Signification ? Il s’agit d’une action dont le but essentiel estd’essayer de traduire dans les faits une vision donnée. Claire-ment, l’action philosophique, du point de vue stoïcien, est uneascèse. Ni plus, ni moins.

• Direction ? À l’usage, rien ne se révèle aussi crucial que l’orien-tation générale de la pensée. Progresser signifie avant tout ne

 jamais perdre le cap, spécialement lorsque surgissent crises et obs-tacles, lesquels peuvent être une simple fatigue générale ou desdifficultés passagères à se concentrer. D’ailleurs, un philosophecontemporain comme Jacques Schlanger 1 souligne que la conten-tion d’esprit (la capacité à fixer ses réflexions sur un objet particu-lier) est un trait caractéristique des philosophes par tempérament.Certes. Mais la contention d’esprit, cela se travaille et se déve-loppe, à l’instar du sportif modelant son corps par l’entraînement.

Quelques extraits encore : « Depuis que j’ai commencé à étudier le Portique je ne cesse de m’interroger sur la nature de mesactions : contredisent-elles ou expriment-elles mes convictionspersonnelles ? […] La direction de la pensée et de l’action formentun tout car, depuis que je lis les philosophes, une subtile fracture

s’est opérée dans ma conscience ; je continue de m’adonner à cer-taines activités inutiles ou triviales, mais sans y retrouver le mêmeplaisir. Plus j’essaie, moins j’y parviens. Une petite voix en mois’élève pour me dire que je perds mon temps bêtement, que jedevrais passer à autre chose […]. Les conversations qui m’exci-taient auparavant commencent à m’ennuyer sérieusement. Ma

1. Guide pour un apprenti philosophe , PUF, 2002.

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pensée s’est comme réveillée, alors qu’elle était en sommeil, cedont je m’aperçois seulement aujourd’hui. Jour après jour, je suis

un peu plus vigilant sur ce que je décide de faire ou de ne pas faire[…]. Donner une dimension philosophique à l’action ? Malgré lepoids de l’exigence, non, plutôt à cause d’elle, j’ai découvert une joie nouvelle, très subtile : celle d’exercer sa pensée au lieu de selaisser entraîner par le conformisme ambiant et de gagner un peud’empire sur soi-même. Attention toutefois au piège de l’orgueil etde ce “sourcil hautain” du vaniteux qui n’a rien compris à la phi-losophie […]. L’action se joue, au final, dans les petits détails de

l’existence, et spécialement dans la vie en société : pas plus tardqu’hier, durant la pause déjeuner, on s’est tous mis à débiner unecollègue. Pour ne pas me singulariser j’ai participé à « ça » entenant des propos blessants avec une voix très désagréable. Le restede la journée je n’étais vraiment pas bien. Je veux agir pour modi-fier ce comportement, j’en ai vraiment envie. Critiquer oui, déni-grer non. Surtout en l’absence des intéressés. »

En synthèse : dans ses écrits, Marc Aurèle nous enjoint de passer d’une action utile à la communauté à une autre action utile à lacommunauté en pensant à la raison universelle. Cette considéra-tion sublime fournit néanmoins une commande opérationnelleexploitable aujourd’hui encore au quotidien, comme le prouveun exemple des plus modestes. Ainsi, décider de pratiquer le trisélectif des déchets ménagers :

• Ne contredit en rien les exigences de la morale élémentaire ;

• Répond également, fait notable, à celles de la science ;• Respecte parfaitement l’intérêt général ;• S’inscrit dans une visée universelle, proprement cosmique.

Le principe général à observer consiste à orienter l’action per-sonnelle dans un sens universel (respect de la morale, intérêtdu plus grand nombre…). Il va sans dire qu’une telle visiondoit être mise en œuvre progressivement. Est-il possible, dureste, de faire autrement, compte tenu de la nature humaine ?

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17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ?

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Enfin, songeons-y avec un peu d’humour : dans la mesure où ilsconçoivent le cosmos comme un être vivant animé par le logos,

nul doute que les premiers stoïciens, s’ils revenaient parmi nous,se feraient écologistes !

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18.Action et détachement

Une double aspirationau cœur de tous les systèmes de penséeLa conscience humaine oscille constamment, au gré des circonstan-ces et des expériences, vers deux attitudes philosophiques contra-dictoires, au moins en apparence :

• Le désir de contempler l’ordre du monde, d’y adhérer, de

l’accepter pour ce qu’il est (cf. le stoïcisme, bien sûr, ou encoreles concepts d’amor fati 1  et d’éternel retour développés par unNietzsche, ou, dans une certaine mesure, la béatitude liée àl’expérience de l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza). Cettetendance débouche invariablement sur une philosophie dudétachement : culture du « lâcher prise », recherche d’un état denon-désir, pratique de l’équanimité, souci de dépasser l’ego etses intérêts mesquins, « sentiment océanique » de fusion avec la« Vie », l’« Esprit », le « Cosmos ».

• La volonté de modifier le monde, de le transformer, de l’adap-ter, d’en percer tous les mystères (Descartes et sa proposition de« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »).

1. C’est-à-dire « d’amour du destin ».

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Cette seconde tendance, prométhéenne1, valorise évidemmentl’action de l’homme et spécialement l’essor de la science et des

techniques, encourage l’initiative personnelle, repose sur unephilosophie de la liberté, préconise l’organisation des rapportshumains par la politique, affirme l’autonomie de la pensée(laquelle n’exclut pas automatiquement la croyance ou la voiecontemplative, loin s’en faut). Bref, cette seconde attituderésume assez bien le destin de l’Occident.

Cette ligne de partage essentielle qui traverse tous les systèmes de

pensée, philosophiques ou religieux, a été finement mise en évi-dence par Luc Ferry dans son ouvrage intitulé Vaincre les peurs, la philosophie comme amour de la sagesse 2. L’auteur y écrit :

« À partir du stoïcisme, deux attitudes philosophiques vont, à chaque épo-que de son histoire, s’affronter sans jamais parvenir à l’emporter l’une sur l’autre : l’une nous invite à nous réconcilier avec le monde, à l’aimer plutôt qu’à vouloir le transformer. L’autre au contraire nous enjoint de manière impérative d’user de notre volonté et de notre intelligence pour tâcher de 

l’améliorer du mieux que nous pouvons. Le conflit se retrouvera chez lesmodernes et les contemporains : Spinoza d’un côté, Kant de l’autre,Nietzsche et son invitation à l’amor fati et Marx qui reproche aux philo-sophes de n’avoir fait qu’interpréter le monde alors qu’il s’agissait de le transformer. »

Le propos de l’ancien ministre de l’Éducation mérite réflexion.Sauf que pour les stoïciens, une telle distinction est non seulement

1. Dans la mythologie, Prométhée, issu de la race des Titans, est celui quidéroba le feu aux dieux, afin de le transmettre aux hommes. Pour le punir deson audace, Zeus l’enchaîna sur le Caucase où un aigle venait chaque jour luironger le foie. Comme cet organe repoussait sans cesse, le supplice de Pro-méthée était sans fin. Mais Héraclès délivra le malheureux. Le personnage deProméthée symbolise le pouvoir de l’homme à créer lui-même son destin par sa pensée et son action, l’affranchissement de l’autorité (tradition, politique,religion) et l’affirmation de la liberté.

2. Chez Odile Jacob, en 2006.

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18. Action et détachement 

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injustifiée mais philosophiquement erronée. En effet, puisque cequi a plu à Dieu doit également plaire à l’homme (cf. Sénèque), le

rôle de ce dernier est de contempler l’ordre universel pour s’enréjouir et d’agir à seule fin de renforcer ce sentiment.

Tel est d’ailleurs le but avoué de l’ascèse : nous affranchir de latyrannie des passions en nous détachant d’elles, tout en compre-nant, point capital, qu’elles ont été créées en vue d’éprouver notreforce morale. Les passions, voulues par le Logos, ont pour objetde nous faire désirer la sérénité et la méditation philosophique.

La triple discipline du jugement,du désir et de l’actionDans la pratique, agir en sage va consister à faire du bien du Tout lafinalité de chaque action, si infime soit-elle. On l’a vu, MarcAurèle revient inlassablement sur cet aspect. Pour incarner cettedoctrine des plus abstraites, il préconise cet exercice puissant et très

concret : la triple discipline du jugement, du désir et de l’action.Mais comment procéder ? L’empereur nous propose, en premièreétape, de prendre refuge dans notre principe directeur  (cf.  lafameuse « partie rationnelle de l’âme » théorisée par Platon). Depuiscette position en surplomb inexpugnable, nous devons ensuite :

• Émettre des jugements conformes à la raison sur les êtres etles choses, c’est-à-dire nous les représenter tels qu’ils sont dans

leur essence, sans nous abandonner à des appréciations, opinionset jugements de valeur superficiels et trompeurs. En clair : nousdevons maîtriser nos pensées ;

• Soumettre nos désirs au contrôle du principe directeur,autrement dit, essayer, en toutes circonstances, de prendre le

 parti de la raison ordonnatrice plutôt que de céder systéma-tiquement à nos impulsions, inclinations et autres passions.« [Pour Marc Aurèle] la discipline du désir consistera à refuser de dési-rer autre chose que ce que veut la nature du tout », peut-on lire chez

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Pierre Hadot dans la citadelle intérieure . En clair : nous devonsdonner à nos désirs une orientation raisonnable. Remarque

rapide : le désir n’est pas condamnable en soi, puisqu’il fournit,par exemple, l’énergie nécessaire à la réalisation de l’idéal philo-sophique ;

• Enchaîner des actions complètement alignées sur la disci- pline du jugement et du désir. Dans la vie concrète, la disci-pline de l’action équivaut à viser le bien de la communauté. Enclair : nous devons produire des actions conformes à la rai-son, telle que les Anciens la conçoivent.

Avec la maîtrise des représentations, le contrôle de soi et lesouci de la communauté humaine, le cycle de l’action versionstoïcisme est bouclé.

L’action philosophique est de nature… politique

Or, faire converger les stratégies d’action vers un schéma aussigrandiose a une conséquence immédiate : la politique, eh oui,devient, ipso facto, l’objectif pratique de la vision théorique. Il fautentendre ici le terme de politique dans son acception la plus éle-vée, à savoir l’administration des affaires de la cité dans le souci del’intérêt général. Citoyen modèle, chef de famille responsable,fidèle à ses amis dans l’adversité, bon voisin, le philosophe

envisage la politique sous son angle éthique exclusivement,cela va sans dire. Et tout son agir au quotidien s’en ressent.

Sur ce plan, les stoïciens n’innovent guère, voire pas du tout. Ils sebornent à reprendre les thèses platoniciennes. Ainsi, tous les écri-vains du Portique auraient pu signer cet extrait de la célèbreLettre VII  1 où Platon évoque longuement ses vues avec lucidité.

1. in, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1950.

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18. Action et détachement 

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1. Histoire de la philosophie ancienne , Beauchesne, 1960.

« […] Finalement je compris que tous les États actuels sont mal gouvernés,car leur législation est à peu près incurable sans d’énergiques préparatifs

 joints à d’heureuses circonstances. Je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa seule lumière, on peut reconnaî-tre où est la justice dans la vie publique et la vie privée. Donc, les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques

 philosophes n’arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher sérieusement. »

Le contenu de la « vraie philosophie » à laquelle Platon réclame rien

moins que notre salut individuel, se retrouve quasiment en intégra-lité dans le stoïcisme. Philosophie et politique, donc. Comme leremarque Paul-Bernard Grenet1 : « Platon est le contraire du bâtisseur de système qui se retire du monde pour spéculer. L’idéal qui le hante a tou-

 jours été et n’a jamais cessé d’être politique. » On ne saurait mieux dire.

En dignes héritiers du maître, les stoïciens n’ont cessé d’opposer,déjà, la politique politicienne à la politique éthique. Mais, apparem-ment, dans un état de détachement quant aux résultats concretsd’une telle entreprise. Le célèbre empereur romain, une fois auxaffaires, se conseille à lui-même de ne pas espérer, justement, laRépublique platonicienne, à laquelle il aspire pourtant. Cette lignede tension entre action (politique) et culture du détachement nequittera jamais l’École, de Zénon jusqu’à ses derniers représentants :le bourbier de la « chose publique » (res publica) est un redoutableécueil pour l’aspirant philosophe, mais simultanément elle est en

quelque sorte déclarée d’intérêt… public. Il faut se détacher des passions politiciennes car on risque d’y perdre son intégrité et jusqu’à son âme, mais attention, pas question de se retirer dumonde car « Dieu a voulu que l’homme vive parmi les hommes ».

À l’instar de son maître Musonius Rufus et d’autres, Épictète espé-rait convertir à la philosophie la future élite politique de son temps.

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Pour les observateurs modernes que nous sommes, les décalages dece type n’ont rien de choquant, au contraire, ils stimulent la

réflexion et invitent à relativiser les idées. Et puis, nous en avons vutellement d’autres ! Sauf que les Anciens, nous l’avons signalé, neplaisantaient pas avec la cohérence du système. Et là où euxvoyaient l’expression d’une force, nous constatons plutôt l’aveud’une faiblesse. Le cas de Chrysippe, traversé par une intense dou-leur physique, s’écriant : « Non douleur, je refuse d’admettre que tu esun mal », nous fait tout simplement sourire. Celui d’Épictète affir-mant que « la maladie est une entrave pour le corps mais non pour 

l’âme » est peu réconfortant lorsque quelques heures nous séparentd’une intervention chirurgicale. L’invitation au détachement n’estpas le détachement lui-même !

Le détachement est avant tout un travailsur les émotions

Ce petit détour par la politique et Platon, loin de nous éloigner de lacompréhension du binôme action/détachement, nous en rapprocheau contraire. Car la gestion philosophique des « affaires de la cité » etle souci du « bien de la communauté » concernent, à un degré ou àun autre, absolument toutes les formes de groupes sociaux et les rap-ports humains dans leur ensemble : couple, famille, amis, collègues,membres d’une association, ville, région, pays, continent, planète.Immergés dans ce gigantesque écosystème de chair, de sang et

d’âme, nous sommes contraints d’agir sans relâche et de prati-quer le détachement.

En synthèse, en nous situant dans la perspective stoïcienne :

• L’action, c’est ce que je fais intérieurement pour me perfection-ner moralement et extérieurement pour être l’ami des hommes.C’est de cela dont il s’agit.

• Le détachement  c’est l’attitude intérieure que j’adopte par laquelle je dépasse mon rapport de fascination coutumier envers

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18. Action et détachement 

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mes pensées, actions, sentiments, émotions, phantasmes et aspira-tions. En conséquence de quoi, si je décide de travailler le déta-

chement, je vais tenter : – De ne plus me laisser polariser par les biens matériels (leur quête, leur conservation, leur perte) ;

 – De refréner mon appétit de consommation (avoir toujoursplus, vouloir toujours faire davantage, accumuler sans fin lesobjets, les sensations ou les plaisirs) ;

 – De contrôler mon besoin de pouvoir, de reconnaissance, oude prestige (moi, moi, moi, encore et toujours moi…) ;

 – De ne pas me laisser entraîner par le tumulte des passions (lestendances, les pulsions qui m’éloignent des valeurs de la phi-losophie).

Tous ces aspects, loin d’être refoulés ou condamnés seront au con-traire systématiquement analysés, jugés et comme mis à distance,tant il est vrai que toute passion n’est pas mauvaise en soi et quetout désir n’est pas destructeur.Désirer la sagesse c’est toujours

désirer, mais avec la raison, pas contre elle.

Où l’on reparle de la « vie bonne »Fondamentalement, donc, le détachement est un travail sur lesémotions qui nous lient, ou plutôt nous enchaînent, à ce que nousprenons à tort pour nos possessions, mentales ou physiques. Ainsi,

en toute rigueur stoïcienne, nous ne devrions plus dire :• « Mon appartement », mais « l’appartement que j’occupe » ;• « Ma femme » ou « mon mari », mais « la personne avec qui je

vis » ;• « Mon emploi », mais « le poste dans lequel la destinée m’a

momentanément placé », etc.

Si le détachement constitue un regard philosophique « désengagé »posé sur le monde, il reste que l’habitude inconsciente de nous

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identifier automatiquement aux choses et aux êtres que nousaimons/désirons/convoitons ou redoutons de perdre, est terrible-

ment tenace.Finalement, lorsque j’agis sur moi-même pour atteindre lasagesse et sur l’extérieur pour rendre la communauté humainemeilleure, je mène la fameuse « vie bonne », sur laquelle Sénè-que insiste tant, destination ultime de la « vraie » philosophie. Pour que mon ascèse soit complète je dois travailler en permanence sur deux niveaux simultanément : la vie intérieure et la vie extérieure.

Se détacher n’est pas abdiquer ou se renier Le moment est venu de confronter les admirables envolées« philosophantes » du Portique à la réalité la plus prosaïque.Démonstration sera faite, si besoin était, que la façon dont nouscontrôlons nos émotions, ou plutôt l’inverse, joue un rôle clé dansune stratégie de détachement. À lire ces trois exemples, révéla-

teurs des contresens usuels sur la notion de détachement.

Premier exemple, le harcèlement moral

Dans les entreprises, beaucoup de personnes s’estiment, à tort ou àraison, harcelées moralement, mises sur la touche, victimes d’un collè-gue ou d’un supérieur.

Je me souviens d’une réunion où une jeune femme, d’une nature trèsidéaliste, avait déclaré : « […] Désormais je m’en fiche si mon chef deservice me marche sur les pieds et lance des remarques blessantes sur mon travail car je n’ai plus d’orgueil mal placé. Je me sens totalementdétachée de mes émotions et de mon petit ego. Ce que les autrespensent de moi m’indiffère, je me suis libérée de tout ça. »

Voire ! Car cette attitude trahit en réalité un manque d’assuranceet la volonté d’éviter les conflits à tout prix. Dans ce cas de figure,le détachement consisterait plutôt à prendre effectivement durecul face aux émotions (légitimes) provoquées par une mise en

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18. Action et détachement 

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quarantaine, tout en réclamant une entrevue avec le supérieur hiérarchique pour confronter les points de vue le plus objective-

ment possible. Autrement dit, le détachement passe ici par unedécision (rencontrer le chef pour se livrer à une « explication detexte », spécialement si c’est intimidant), puis, le cas échéant,déclencher une série d’actions précises (évoquer la situation avecla direction des ressources humaines, les représentants du person-nel, contacter l’inspection du travail, un conseiller juridique…).

Deuxième exemple, une promotion ratée

Restons dans le monde de l’entreprise. Un manager, responsable d’uncentre de profit, annonce son départ. Un poste va donc se libérer. Ladirection générale a deux possibilités : contacter son chasseur de têtespour trouver un candidat ou faire jouer la promotion interne. Lessemaines passent mais personne ne semble intéressé par la perspec-tive d’occuper de nouvelles fonctions. La direction des ressourceshumaines va devoir procéder à un recrutement. Le cabinet constitue saliste de prospection afin de débaucher un manager déjà en poste chez

la concurrence. Une pratique courante, pour ne pas dire systématiquedans le « business ».

« J’ai longuement hésité à proposer mes services pour ce poste et j’aifinalement décidé de ne pas donner suite, explique Henri. Après tout,

 j’occupais un emploi, correctement rémunéré, et l’idée de remplacer lepartant ne m’enchantait pas vraiment. En fait, je craignais de ne pasêtre à la hauteur de la situation. D’un autre côté, je me disais que celapourrait être un nouveau défi professionnel à l’approche de la quaran-taine sans même avoir à changer d’entreprise. Et puis, il y avait unebelle augmentation à la clé, ma famille serait fière de moi. Mais bon, etc’est logique, il allait falloir s’impliquer plus fortement dans le travail.D’hésitations en atermoiements, les choses en sont restées là. Aujour-d’hui, le nouveau manager, en provenance d’une société concurrente,a pris ses fonctions. Il est d’ailleurs sympathique, cependant j’ai le sen-timent que j’aurais pu faire aussi bien que lui. Seulement voilà, je suisresté passif. Ce qui me dérange le plus dans toute cette affaire, c’estmon manque de sincérité : j’ai maquillé mes craintes sous les apparen-ces de la vertu et du détachement, une idée sur laquelle je réfléchisdepuis un certain temps déjà. Ainsi, j’ai invoqué le refus de me mettre

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en avant, le désir de ne pas céder à l’appétit de pouvoir ou d’argentafin de justifier mon inertie. Bref, j’ai joué au type détaché des promo-

tions alors que je n’ai simplement pas osé saisir une opportunité. »

Cet autodiagnostic très juste d’Henri traduit une belle lucidité. Ledétachement mal compris peut effectivement entraver l’action.Plus grave : il donne les apparences de la vertu à la passivité. L’exis-tence implique un risque irréductible : je peux être victime d’unaccident, tomber malade, être séparé de mes proches. Or, le butréel du détachement est de nous aider à traverser l’expérience de la

vie en développant notre force intérieure (réflexion, introspection,intégrité personnelle). Encore une fois, compte tenu de la naturehumaine, patience et modestie représentent les règles à suivreimpérativement pour évoluer. Du reste, existe-t-il une alternative ?Poser la question équivaut à y répondre.

Troisième exemple, les déménagements

Les déménagements, y compris lorsqu’ils s’opèrent dans de bonnesconditions, représentent néanmoins une expérience directe et littéraledu détachement envers les possessions matérielles. La vue des cartonset autres paquets a quelque chose d’enthousiasmant et de… profondé-ment déprimant. Parfois, les larmes ne sont pas loin, et pas seulementchez les enfants. Quitter un lieu pour un autre, même plus agréable,répétons-le, recèle toujours une part d’imprévu, de risque potentiel :les nouveaux voisins seront-ils aussi sympathiques que les anciens ?L’environnement, pas trop bruyant ? Les commerçants, accueillants ?

L’idéal, sur le plan du détachement, serait d’appliquer le conseild’Épictète dans son Manuel . Le philosophe nous invite à jouir desbiens de ce monde, d’en prendre soin, mais, nuance capitale,« comme s’ils appartenaient à autrui, ainsi que font les voyageurs dans une hôtellerie ». Dans ce cas de figure, le détachement authentique c’est :

• Profiter pleinement d’une nouvelle maison ;• S’ouvrir à de nouvelles expériences ;

• Refuser de céder au découragement en cas de perte.

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18. Action et détachement 

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En synthèse, le détachement intelligent nous aide à accepter laloi du changement. Plus largement, cultiver le détachement

s’avère un avantage considérable dans une société soumise à demultiples transformations, ou, même, bouleversements (révolutionsscientifiques notamment autour de la génétique, questions bioéthi-ques, essor des technologies numériques, changements climatiques,nouvelles pandémies, modification des modes de vie…).

L’Inde nous fournit la clé d’interprétation

du concept de détachement L’existence même de notre corps physique – pétri de besoins – fait de nous des êtres-jetés-dans-le-monde, inexorablement enga-gés dans l’action. Face à cette réalité, le stoïcisme propose devivre, donc, dans le détachement. Comment ? En faisant de l’agir humain une expression de la raison universelle et en poussant àl’extrême la maîtrise de soi (cf. la triple discipline), clé de la liberté

intérieure. Soit. Mais peut-on aller plus loin ? Oui, à condition dequitter les rivages de la Méditerranée et de partir pour l’Inde.C’est dans cette région asiatique que fut rédigé un des plus beauxtextes spirituels de l’humanité, la Bhagavad Gîtâ1.

Ce poème de quelque sept cents vers, répartis en dix-huit chants,écrit sous forme de dialogue entre Arjuna et Krishna, figure dansle Mahâbhârata2. Il a été conçu par plusieurs auteurs au travers deversions, contributions, ajouts, interpolations successifs, probable-ment vers le deuxième siècle avant notre ère. La Gîtâ résume dansun style superbe les thèses essentielles de l’hindouisme. Et, parmielles, il y a celle de la discipline de l’action ou karma yoga. Eneffet, étymologiquement, karma signifie action. Aisé à comprendre,

1. « Chant du Bienheureux Seigneur ».2. Texte épique composé de dix-huit chapitres et d’environ cent mille stances.

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le principe du yoga de l’action est autrement plus difficile à mettreen œuvre.

Selon l’hindouisme, puisque le déterminisme cosmique poussel’homme à agir sans cesse, et donc à subir l’enchaînement desphénomènes, vie après vie,une des voies possibles de libérationspirituelle consiste à agir, mais en étant détaché du fruit del’action. Dans cette vision, l’action devient une sorte de prièreimpersonnelle permanente à la divinité, qu’il s’agisse de faire satoilette, de préparer à déjeuner, de passer la journée au bureau, ou

même d’aller à la guerre, le dialogue entre Arjuna et Krishna ayantlieu sur un champ de bataille, avant l’affrontement. Deux préci-sions avant de poursuivre : premièrement, nous n’entrerons pas icidans le détail de la construction métaphysique de la mystique hin-doue, ou, pour être plus précis, de sa gnose ; deuxièmement, nousne chercherons pas davantage à confronter la pensée asiatique à laphilosophie occidentale. Il y faudrait un ouvrage.

Bornons-nous à isoler l’aspect technique, lequel consiste, dans

l’idéal :• À observer l’ascèse stoïcienne de l’action en toutes circonstances ;• À rester le plus détaché possible, voire dans un état de quasi-

impassibilité, quant aux résultats de l’action engagée.

Cette approche gréco-indienne, ou indo-grecque, comme onvoudra, a le mérite insigne de libérer complètement le pou-

voir d’action au lieu de l’inhiber.Qu’on y songe : bien souvent, les attentes, les espoirs, les craintes,bref, les émotions entravent l’action, la parasitent, l’inhibent.Nous redoutons un possible échec, des déconvenues ou des désil-lusions. Telle est la conséquence inévitable d’une action attachée àson résultat. En revanche, agir par goût de l’action (au sens quenous avons précisé précédemment) revient à donner le meilleurde soi-même selon les possibilités du moment mais sans se

 préoccuper du résultat final. La conséquence de cette stratégie

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18. Action et détachement 

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est évidente : l’individu qui la pratique se protège, au moins par-tiellement, des sentiments négatifs dus aux revers, retards, déboires

et autres aléas, d’ailleurs inséparables de la vie. Les stoïciens con-seillaient du reste d’envisager froidement les difficultés possiblesdans toute entreprise afin de désamorcer l’effet dissolvant d’unéventuel échec. L’expression « au moins partiellement » fait toutela différence quand il s’agit d’entretenir une motivation à longterme.

Bien sûr, cette voie est tout sauf facile à mettre en œuvre dans lescirconstances de la vie contemporaine : l’étudiant qui sue sang eteau pour réussir un examen aura certainement du mal à se sentir détaché du fruit de son action s’il échoue ; le malade contraint desuivre un énième traitement médical se montrera probablementplus enclin à l’abattement qu’au détachement serein ; le jeunediplômé qui a multiplié les actes de candidature pendant de longsmois sans parvenir à décrocher un emploi réagira avec quelqueaigreur au concept de karma yoga.

À ces trois exemples, il est impossible d’objecter quoi que ce soit.Pour deux raisons fort simples :

• Il est assez mal venu d’administrer des leçons de philosophie etplus encore de morale à des personnes en difficulté ou en état desouffrance. Dans de tels cas, l’empathie est de loin la meilleureconduite.

• L’intérêt de la méthode s’impose de lui-même à tout étudiant

sérieux. En fait, la pratique de l’action conjuguée à la culture dudétachement libère petit à petit de l’angoisse du résultat. L’expé-rience montre que c’est juste une question de temps. Concrète-ment, sur le long terme, la dynamique de l’action, loin de s’étioler et finalement de retomber, ne cesse au contraire de se développer et de s’enrichir. Mieux : les périodes de mise en veilleuse (néces-saires à l’équilibre psychique), les jachères mentales (le terreau desréalisations futures) et autres phases de décompression (qui veut

voyager loin ménage sa monture) deviennent elles-mêmes un res-sort d’action détachée !

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Pour conclure, j’ai sélectionné de très courts extraits, tirés duchant III de la Bhagavad Gîtâ 1, consacré à la discipline de l’action :

« Celui qui, maîtrisant ses sens par l’esprit, entreprend dans le détache-ment de pratiquer le yoga de l’action mettant en œuvre ses facultés actives,il excelle (parmi les ascètes). »« L’action est ce qui enchaîne à ce monde. »« Libre de tout attachement, acquitte-toi de tes œuvres. »« L’homme qui ne trouve ses délices que dans le Soi, on ne lui connaît rien à accomplir. »« Pour lui, accomplir telle œuvre ou s’abstenir de telle autre ne présente  plus aucun sens ni intérêt personnel. »« C’est pourquoi, sans t’y attacher ne cesse jamais d’accomplir les actions prescrites. »

1. Traduction d’Anne-Marie Esnoul et d’Olivier Lacombe, coll. « Points Sa-gesses », Le Seuil, 1977.

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19.La liberté, jusqu’où ?

Une conception très restrictive de la libertéDans la perspective du stoïcisme, la question de la libertéhumaine prend appui sur une conception très spéciale du des-tin et de la destinée (cf. les chapitres de la deuxième partie). Fauted’y adhérer, au moins à titre de postulat, toute l’économie du sys-tème s’effondre.

En termes simples, le destin exprime la loi intangible du Logos,telle qu’elle se manifeste et s’impose à l’homme, au mieux de sesintérêts philosophiques, cela va de soi. La destinée, quant à elle, est,selon la définition consacrée, l’ensemble des événements surgissantdans la vie humaine. Le philosophe relie les événements et lessituations avec le fil d’or de la raison universelle. Chaque fait, ycompris le plus insignifiant en apparence, prend sa dimensionréelle à la lumière du Destin… avec une gigantesque majuscule.

Rappelons que pour les stoïciens, le rôle de chacun est fixé paravance selon un mécanisme cosmique cyclique inexorable.Ainsi, le progressant est programmé/prédestiné pour pratiquer laphilosophie, le commerçant écouler sa marchandise, l’homme deloi plaider ou juger et le voleur commettre des délits. Obnubilé par la cohérence doctrinale, le Portique ira jusqu’à soutenir, qu’eneffet, il est dans la nature du délinquant de nuire à la société. Etpourtant, en citoyens responsables, les stoïciens se gardent bien deprôner une morale du « vivre et laisser vivre ». Évoquant Zénon de

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Citium, dans son célèbreVie, doctrines et sentences des philosophes illus-tres Diogène Laërce1, rapporte : « […] Son esclave volait, il lui donna le 

 fouet. L’autre lui dit : “C’est mon destin qui m’a poussé à voler.” “Et à être battu aussi”, dit Zénon. » L’argumentation est, en l’espèce, des plusexpéditives à l’endroit d’un individu dont le seul tort consiste aufond à suivre sa nature propre !

La liberté passe toujours par la maîtrisede soiPour l’apprenti philosophe, l’exercice de la liberté se limite essen-tiellement à la maîtrise de soi (cf. la triple discipline). Par exemple,Socrate, l’archétype du sage, loin de manifester ses instincts violents,les a, au contraire, complètement muselés. Ce faisant, l’Athénien adonné le coup d’envoi d’une dualité psychologique (on pourraitpresque parler de dualisme) opposant la raison à la passion, la vertuau désir, la joie de l’âme aux plaisirs du corps.

Au final, le destin qu’il nous est demandé d’assumer pleinementet joyeusement débouche sur un impératif unique : vivre en

 philosophe. Qu’on soit commerçant, magistrat ou voleur ne changerien à l’affaire. La liberté de l’homme sage (par opposition à l’igno-rant) consiste, stricto sensu, à se soumettre à un ordre universel pré-établi. À partir de là, il ne reste plus rien à démontrer. La pureréflexion s’achève pour céder la place aux fastidieuses louanges à lagloire du Dieu-Providence, dont Épictète a le secret. Dans sonenseignement, il reprend notamment à son compte le très bel Hymne à Zeus de Cléanthe (331-232) et d’autres vers qui lui sont attribués :

« Conduis-moi, Zeus, et toi aussi, Destin, À l’endroit que vous m’avez assigné. Je vous suivrai sans retard. Car si je refusais, Je serais un méchant et je n’en devrais pas moins vous suivre. »

1. Coll. « Garnier Flammarion », Flammarion, 1993.

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19. La liberté, jusqu’où ?

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Beaucoup plus tard, Sénèque enroulera avec talent toute la doctrineen un saisissant aphorisme : « Le destin conduit celui qui acquiesce et 

entraîne celui qui refuse .1

 »Ces conceptions posent, in fine , la question – j’y arrive – de laliberté et du libre arbitre (le pouvoir individuel d’autodétermina-tion à l’action en fonction de ses jugements propres). Or, évoquerle libre arbitre conduit immédiatement à parler d’éthiqueinterpersonnelle, c’est-à-dire de la façon dont je vais me compor-ter avec les autres. En effet, à moins de vivre sur une île déserte,

mon libre arbitre rencontre inévitablement celui d’autrui. De cetterencontre résulte un maillage redoutablement complexe d’inter-actions entre « egos-égaux » fait de complémentarités, oppositions,confrontations, collaborations, fusions, séparations, attirances,répulsions, sympathies, antipathies, compétitions, rivalités, solida-rités… et ainsi à l’infini.

Engagé dans ce maillage interpersonnel en perpétuelle évolu-tion, comment l’individu peut-il/doit-il déployer une éthique

de la liberté praticable et efficace dans ses effets ? Vaste débat.D’autant plus vaste que la liberté s’exerce simultanément sur deuxfronts : à l’intérieur de moi (ma conscience, ma pensée, mes idées,représentations, perceptions, sensations) et à l’extérieur (mon actiondans le monde, mon interaction avec les autres).

Une zone grise mal définie par la distinctiond’ÉpictèteUne manière possible de répondre à la question du libre arbitre,apparemment bien abstraite, c’est d’en revenir, une fois encore, àÉpictète. Véritable pièce d’anthologie du stoïcisme impérial, lacélèbre distinction opérée par le maître de Nicopolis entre ce qui

1. In, Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, op. cit .

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dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, par quoi s’ouvre leManuel , déclenche plusieurs sentiments, de l’enthousiasme à la

perplexité (cf . la citation de la page 85).Avec le recul historique, on comprend qu’Épictète ait formuléson propos de façon extrêmement rigide. À son époque, l’arbi-traire des despotes était monnaie courante, sans parler de larudesse des conditions de vie. Bref, mieux valait se bâtir unesolide citadelle intérieure. Notre philosophe devait donc marquer les esprits et fixer des priorités, spécialement auprès de la jeunesse.

En bon pédagogue, il savait également qu’on échoue souvent par manque de cohérence. Ainsi, à vouloir exceller sur tous les plans,le débutant risque de ne réussir dans aucun. Mais surtout, la causede la philosophie exige un engagement total, exclusif. Concrète-ment, selon Épictète, le progressant doit se concentrer uni-quement sur ce qui dépend de lui.

Et pourtant, entre la « blancheur » immaculée de la maîtrise desreprésentations, l’« unique pouvoir qui dépende de nous », et l’inquié-

tante « noirceur » de tout « ce qui ne dépend pas de nous », il existeune « zone grise » : celle constituée par tout ce qui dépend plusou moins  de nous. C’est dans cette troublante zone intermé-diaire que s’exerce le libre arbitre. Avec, à nouveau, une questionrécurrente, presque obsédante : liberté oui, mais jusqu’où ?

Considérons deux dimensions fondamentales :

• À l’intérieur de moi : j’ai toujours la possibilité de progresser 

dans mon ascèse, de me rendre plus indépendant de l’opinion desautres, moins soumis aux émotions, plus pondéré dans mes for-mulations, un peu plus impassible face aux coups du sort,meilleur collègue, davantage à l’écoute de mes proches, etc. Son-geant probablement aux Anciens, Montaigne a, du reste, ce motmagnifique dans ses Essais III : « La vraie liberté, c’est pouvoir toute chose sur soi. » La qualité de mon détachement, clé de maliberté intérieure, dépend en grande partie de l’intensité de

l’effort que je peux/veux consentir. En synthèse : je ne suis

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19. La liberté, jusqu’où ?

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 jamais que  plus ou moins  serein, angoissé […] en fonction demon travail philosophique.

• À l’extérieur de moi : sur ce plan, les choses se compliquentprodigieusement car, dans le monde extérieur, beaucoup dechoses dépendent plus ou moins de ce que je décide de faire… ounon. À commencer par la politique, au sens large (la gestion desaffaires de la cité). Je peux choisir de militer dans une associationde quartier ou bien au sein d’un parti de gouvernement, ouencore faire les deux, changer de conviction, prendre une nou-velle direction dans ma vision de la société. J’ai la possibilité de

décider d’aider une personne (par compassion, intérêt, affec-tion…) ou de lui nuire (pour me venger, réparer une humilia-tion, jouer au justicier…). Une décision de cette nature risqued’avoir des effets imprévisibles sur le déroulement de mon exis-tence. Nous avons tous vécu des situations et fait des rencontres,apparemment sans grande importance, qui se sont finalementrévélées essentielles ! Sans reprendre l’argumentation existentia-liste, on doit admettre que la liberté, comme concept, a quelque

chose de vertigineux, d’angoissant. Je n’insiste pas.

La notion de plus ou moins présentée dans ces pages est une vis sansfin : comment puis-je rendre mes actes toujours plus moraux,épurer mes intentions, élever mes aspirations, éviter les erreurs, enun mot m’améliorer ? Plus subtil : à partir de quel moment larépétition de l’action devient-elle obstination imbécile, la volontéde toujours faire plus et mieux, acharnement stérile ?

L’exemple de la passion le montre quotidiennement : je tombeamoureux d’une personne qui ne répond pas à mes sentiments. Jefais tout ce qui est en mon pouvoir afin d’être accepté (appels,courriers, invitations, cadeaux, déplacements…). Mais au termed’une harassante entreprise de séduction, j’admets que je doism’effacer, abandonner, me résigner, l’être aimé restant insensible àmes avances. Je sais également que l’opiniâtreté frise parfois le har-

cèlement. Fort bien. Toutefois, la persistance de mon sentiment,après un échec apparent, lequel s’évalue éventuellement en mois,

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voire en années, peut finalement inspirer confiance à la personnetant désirée et m’ouvrir une perspective heureuse. Celle-ci voyant

alors dans ma persévérance une preuve de sincérité, une volontéd’engagement. Remarque : évoquer les épisodes amoureux dansun livre consacré à la philosophie en général et au stoïcisme en par-ticulier n’a rien de fortuit. En la matière, le comportement des phi-losophes est identique à celui de l’homme de la rue, avec son lot depassions, d’attirances et autres séparations. Rares sont les auteursayant voulu, et su, penser et vivre l’amour humain à la lumière de laraison (cf.  Socrate, Zénon, Épictète, Marc Aurèle, Spinoza, Male-

branche, Kant ou plus près de nous, Jaspers et d’autres).Dans un autre domaine, je peux avoir l’ambition de développer une nouvelle activité professionnelle. D’échec en échec, je décidede renoncer en me disant intérieurement : « Si à telle date, ou entelle occasion, rien de concret ne se déclenche, alors ce sera lesigne que décidément je ne dois pas poursuivre dans cette voie etque je n’étais tout simplement pas fait pour ça. » Cette attitude

s’analyse sous différents angles, tous potentiellement pertinents :• Manque de détermination de l’individu (incapacité à surmonter 

les échecs, faire le dos rond et repartir au front) ;• Acte de lucidité et de courage (savoir reconnaître ses limites, ne

pas s’acharner bêtement, s’exercer au détachement, avoir l’intel-ligence de changer de stratégie) ;

• Superstition (s’adonner à la pensée magique appliquée auxsignes, dates, symboles…).

Concernant ce dernier élément, j’ai vécu et observé chez d’autresde stupéfiants retournements de situation : au moment où la déci-sion est prise (en toute sincérité et non par calcul) de renoncer (enprenant appui sur une date, un signe…), un concours de circons-tances, impossible à prévoir rationnellement, redistribue subitementles cartes. Dans ce cas, ce qui était taxé de superstition devientintuition, prescience. De quoi s’interroger sans fin sur la notion dedestinée.

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Autre exemple, très prosaïque : les stoïciens soutiennent que lasanté ne dépend pas de nous, puisque le destin nous impose un

corps malade ou sain. Or, la science moderne prouve que par mon alimentation, je suis en mesure de modifier  plus ou moinsmon état de santé à long terme. Cependant, malgré ma vigilanceet mes bonnes résolutions, je peux tomber gravement malade.Une pathologie s’impose alors à moi et brise le cours normal demon existence.

Face à tous ces cas de figure, on rétorquera que, finalement, toutest affaire de psychologie individuelle et de dynamique person-nelle. On affirmera aussi, à juste titre, que l’expression d’une abs-traction (idée, idéal, croyance…) passe nécessairement par le filtred’une subjectivité particulière avec ses capacités, ses limites, sesqualités, ses défauts.

En effet, ma liberté personnelle se déploie à partir de ma subjecti-vité. Or, je sais que je peux me tromper, entasser illusion sur illu-sion, commettre de regrettables erreurs… en étant animé des

meilleures intentions. Et pourtant, je suis bien obligé de solliciter mon caractère d’irréductible sujet pensant – une subjectivitéimmergée parmi des milliards d’autres dans l’océan de l’objectivité – si je veux pouvoir juger, décider et agir. En synthèse : pour vivre et

 penser en philosophe, je n’ai pas trop des lumières conjuguéesde l’introspection et de la réflexion critique pour m’orienteravec plus ou moins d’efficacité dans la « zone grise ».

Stoïcisme et… développement personnelMais ce n’est pas tout ! Car le message du Portique nous parvient àtravers l’épaisseur de deux millénaires qui ont modelé nos représen-tations intellectuelles, morales, culturelles (au sens large). Lorsquenous lisons les auteurs anciens, consciemment ou non, nous bai-gnons dans un arrière-plan mental façonné par le judéo-christia-nisme, la Renaissance, le mouvement humaniste, les Lumières, lepersonnalisme, le scientisme, le psychologisme (cf.  la psychanalyse,

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1. Op. cit .

la psychologie moderne), les pensées de l’après-guerre commel’existentialisme ou le structuralisme, ou, beaucoup plus récem-

ment, l’économisme et le génétisme. Sans oublier l’influencecroissante de toute la mouvance du développement personnel.Né aux États-Unis après la guerre à partir des travaux réalisés par plusieurs psychiatres et psychologues d’origine européenne ouaméricaine (Abraham Maslow, Carl Rogers, Gregory Bateson,Richard Bandler, John Grinder, Éric Berne, Alfonso Caycedo…),le « dév’perso’ » se situe au carrefour de la psychologie appliquée,des thérapies brèves et comportementales et d’un syncrétisme

intellectuel façonné d’intuitions géniales et de confondantes niai-series. Un univers en soi, très intéressant à explorer. Ce que j’aientrepris au travers de six livres, dont Le Développement personnel,c’est quoi ?1  dans lequel j’expose le contexte historique d’émer-gence, les concepts, les courants et les techniques de ce paradigme.

En voici ma propre définition : le développement personnel estl’ensemble des moyens employés par un individu en vue de

réaliser par lui-même (avec l’aide de tiers ou seul) des change-ments positifs et constructifs, même partiels, et s’inscrivantdans une perspective d’acquisition progressive d’autonomie etde créativité.

C’est dire si, métaphysiquement parlant, le développement per-sonnel se situe aux antipodes du stoïcisme. Il repose sur une visionprométhéenne dans laquelle l’homme se construit par l’action sur lui-même et dans le monde. Le progrès est toujours possible, les

conditions extérieures peuvent être modifiées, des résultats tangi-bles sont observables en quelques mois. Pour le développementpersonnel, l’idée d’une existence réglée par avance selon lesdécrets d’une destinée hors de contrôle s’avère inacceptable. Onne subit son destin que dans l’exacte mesure où on le veut bien,on se détermine ici et maintenant en agissant, sans attendre une

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19. La liberté, jusqu’où ?

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hypothétique réalisation post mortem. Si on souffre, on a le devoir de savoir pourquoi et de travailler sur soi pour être plus heureux.

Il n’y a jamais d’échec, mais uniquement des erreurs rectifiablesgrâce à une technique plus efficace ou un thérapeute plus compé-tent. Chacun peut prétendre à une vie meilleure. D’ailleurs, il ena le devoir ! L’optimisme règne sans partage. Abondamment relayépar les médias, des émissions de télévision aux journaux féminins,exploité par la littérature sur le management, ce courant de pen-sée exerce aujourd’hui une profonde influence sur les modesde vie, au foyer comme au bureau.

D’où ces quatre remarques :

• Depuis sa création, le développement personnel a redonné con-fiance, énergie et goût de l’action à des millions de personnes,principalement dans la civilisation occidentale, en leur indi-quant une voie praticable vers plus d’épanouissement et de joiede vivre. Peu de systèmes de pensée ont rendu un tel service auxhommes. Et je pèse mes mots.

• Pour aucun trésor au monde, je ne voudrais dénigrer les psy-chothérapies et les méthodes de croissance personnelle. Malgréleurs limites, elles ont prouvé leur utilité. Et souvent leur effica-cité opérationnelle.

• Lorsqu’il dégénère en idéologie, le développement personnelvéhicule la fallacieuse illusion selon laquelle tout – ou presque – est possible à tous. En ce cas, duperie, escroquerie et charlata-nisme ne sont jamais loin.

• Le plus souvent, les propagandistes des techniques de croissancepersonnelle pèchent par manque de perspective critique. Il enrésulte un volontarisme un brin naïf selon lequel « vouloir c’estpouvoir ». Faut-il préciser que la réalité humaine est autrementcomplexe à interpréter et modifier ?

À l’actif : le développement personnel a su mettre en avant lesnotions d’autonomie, de responsabilité et de travail sur soi en

les articulant avec des stratégies d’action. De ce point de vue,

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des passerelles avec les exercices de sagesse des anciens peuvent êtrelancées, en dépit de grandes différences conceptuelles.

Au passif : ce modèle crée un dangereux climat de fascination pour l’action, laquelle devient vite une « addiction », pour employer un néologisme, doublé d’un culte de la liberté qui selimite trop souvent à l’excitation du changement pour lechangement. De la pratique des images mentales en passant par ladiététique, le « fitness » ou la chirurgie esthétique, ce système depensée a néanmoins démontré que l’être humain peut, à la lettre,se construire. Avec toutes les dérives qu’on imagine.

Enfin et surtout : l’exigence du changement tous azimuts pour réussir, se transformer, s’épanouir […] est elle-même devenue,chez beaucoup, un conformisme qui ne dit pas son nom. Or, lebut du développement personnel, tel que je le conçois, est de

 permettre à chacun de vivre sa propre vie et non de revêtir ununiforme mental.

Plaidoyer pour une éthique de la modestieDu point de vue philosophique présenté dans ces pages, que tirer de tout ce qui précède, au sujet du problème de la liberté et dulibre arbitre ?

Procédons de manière synthétique afin de clarifier au maximuml’ensemble du propos :

• Mon destin se révèle progressivement au travers d’une séried’événements qui s’imposent à moi (rencontres, opportunités,obstacles, état de santé, déménagements…). Certains sont agréa-bles d’autres beaucoup moins. Ma liberté, c’est de conservermon équilibre intérieur et la maîtrise de moi-même.

• Mon destin, c’est aussi tout ce sur quoi ma pensée revient cons-tamment : mes aspirations, rêves, idéaux, idées, mais aussi meshantises, angoisses, pulsions, tendances… Ma liberté c’est

d’exercer mon pouvoir d’introspection et de discernement

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19. La liberté, jusqu’où ?

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afin de distinguer nettement ce qui va servir mon progrès philo-sophique ou au contraire l’entraver. J’use ensuite de mon libre

arbitre pour agir en fonction des décisions prises.• Dans la durée, l’expérience m’enseigne deux choses : première-ment, que j’ai un pouvoir d’action et un libre arbitre au moinsrelatifs, mais aussi des limites (psychologiques, intellectuelles,physiques). Par conséquent, si je suis objectif, j’admets l’idéesimple selon laquelle je ne peux jamais m’améliorer que plusou moins en fonction des possibilités du moment. Le progrèss’effectue au présent. Avec de d’humilité et pas mal d’humour, je

me dis que c’est déjà beaucoup.• La connaissance de soi est une nécessité pour philosopher 

authentiquement. Or, sachant que je suis faillible autantqu’un autre, je dois adopter l’éthique de la modestie, sans enfaire un drame. Cette éthique s’appuie essentiellement sur uneintrospection constamment reprise à nouveaux frais, la pratiquede la triple discipline (la maîtrise du jugement, du désir et del’action), et la culture du détachement (conserver un certain

équilibre intérieur dans l’adversité comme dans le succès, dansle plaisir comme dans la douleur, etc.).

En illustration, je propose cette citation de Descartes, superbe-ment rédigée. Extraite des Méditations métaphysiques  (1641), ellesitue parfaitement la nécessité de l’introspection dans la vie dusujet conscient-pensant-agissant :

« […] Si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent. »

En effet, nous devons accepter les limites de notre connaissance etcomprendre qu’il nous est parfois difficile, et même souvent, desavoir dans quelle direction agir. Le philosophe français nous

 propose donc de délibérer, autrement dit de réfléchir inté-

rieurement, d’examiner toutes les options de choix à notre

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disposition, puis d’agir résolument au mieux de nos possibi-lités. Ce faisant, nous exprimons notre liberté.

Descartes a été bien inspiré d’exploiter les textes anciens. Car, aubout du compte, le grand mérite du stoïcisme reste, aujourd’huicomme hier, de pouvoir aider l’individu à gagner en :

• Liberté intérieure ;• Pouvoir d’introspection ;• Sérénité ;• Sagesse ;

• Modestie ;• Ouverture aux autres.

Une superbe feuille de route philosophique pour l’humanité con-temporaine.

Une voie d’action pour chacun d’entre nous :

le double engagement En conclusion de cette partie consacrée à l’action, je me permetsde faire une proposition au lecteur, celle de prendre vis-à-vis desoi-même le double engagement que voici : premièrement,accomplir une action utile au progrès personnel et une actionutile au progrès collectif . Tous les ans, les décisions seront analy-sées et modifiées s’il y a lieu, ou reconduites à l’identique. Si lecontenu des actions entreprises doit rester secret, il est possible en

revanche de faire passer le message autour de soi.Ce double engagement présente plusieurs avantages : il développela conscience morale du sujet, respecte la liberté de chacun, nenécessite aucune préparation spécifique et encore moins de rejoin-dre une organisation particulière. Chacun est libre de ses décisions,et le reste. Surtout : il existe une infinité d’actions à mener :

• Côté progrès personnel : cesser de s’irriter pour une broutille,

lire davantage de livres de philosophie, être plus qualitatif dans laconsommation télévisuelle, etc.

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19. La liberté, jusqu’où ?

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• Côté progrès collectif : faire régulièrement un don financier – même modeste – à une œuvre, respecter le tri sélectif, etc.

Cette approche s’inspire du principe de pollinisation tel qu’on lerencontre dans la nature. Petite leçon de choses : la pollinisationest le transport du pollen des étamines jusqu’au stigmate d’unefleur de la même espèce, rendant ainsi possible le processus de lafécondation. Le pollen est la poudre formée par les substancesproduites par les étamines des plantes à fleurs et dont chacunconstitue un élément reproducteur mâle.

Puisse chacun d’entre nous diffuser le pollen du progrès… philo-sophique. Avec modestie.

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Conclusion

Cheminer dans la vieavec les stoïciens

Pourquoi le message du Portique résisteà l’usure des siècles

Dans l’histoire de la philosophie en général et de la pensée antiqueen particulier, le stoïcisme occupe une place de choix. Un statutlié à sa durée (plusieurs siècles), sa diversité (différentes influenceset tendances), la richesse de ses auteurs et de ses textes (dont troppeu sont parvenus jusqu’à nous) et, en même temps, sa cohérence(des concepts originaux, une doctrine structurée). Le Portique estdonc une formidable machine à philosopher.

Mais s’il n’était que cela, son message n’aurait pas si bien résisté à

l’érosion du temps. Car sa grande force est de s’adresser sciemmentà des hommes et des femmes immergés dans la vie réelle et non àde purs esprits. D’ailleurs, tous les auteurs répètent, livre après livre,que le stoïcisme consiste à vivre les principes et non à les réciter, àréaliser la sagesse et non à se contenter d’y réfléchir. Le Portiqueétablit une continuité logique, nécessaire, entre la pensée etl’action. Se dire philosophe, c’est décider de vivre en philosophe !De même que, par analogie, on attend de celui qui professe la foichrétienne qu’il se conduise effectivement en chrétien.

Conclusion

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Et puis, il y a cette idée, très séduisante : non seulement le bonheur n’est pas une cause perdue, un rêve creux, mais il est au contraire la

conséquence quasi inévitable de la philosophie appliquée. En cela,le stoïcisme s’apparente à un enseignement dont la finalité est detransformer l’individu. Il estime que l’homme est fondamentale-ment un être-pour-le-bonheur. Il pousse d’ailleurs le bouchon unpeu loin en faisant de l’ataraxie, le fameux état de non-trouble(notion que nous avons détaillée) une véritable obligation morale.Oui, pour les stoïciens, l’homme a le devoir d’être heureux !

Ce volontarisme et cet optimisme, longuement évoqués – et néces-sairement critiqués – dans ces pages, ont le pouvoir de stimuler lapensée et de guider l’action.

Où l’auteur dévoile ses motivationsDans la vie comme dans mes livres, j’évite de trop parler de moi. Jepréfère les conversations ayant une portée générale. Sans doute une

conséquence d’une longue fréquentation des concepts. L’âgevenant, cette tendance s’amplifie. Toutefois, je juge nécessaire, danscette conclusion, d’expliquer pourquoi ce livre consacré aux stoï-ciens. Pour dévoiler mes principales influences intellectuelles, jeprécise que si Platon m’a fourni l’essentiel de ma vision philosophi-que, Descartes m’a littéralement appris à penser. Platon est – et reste

 – mon initiateur. Descartes, lui, est mon maître de philosophie. Ilm’a fallu plus de vingt ans pour le comprendre. Et le stoïcisme dans

tout ça ? Eh bien, ce bon vieux Portique m’enthousiasme encore ettoujours, pour trois raisons essentielles.

D’abord, sa conception du Logos, imagé comme  feu artiste , et duCosmos, envisagé comme organisme vivant, nourrit en partie l’idéeque je me fais à la fois de la spiritualité et de la philosophie.Détailler le contenu de cette idée m’entraînerait trop loin. Reprenant à moncompte la belle expression de Gabriel Germain, j’indique simple-

ment qu’il existe une « spiritualité stoïcienne », à laquelle je suisparticulièrement sensible.

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Conclusion

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Cette approche est brillamment représentée par Épictète, mon stoï-cien favori, comme lui-même se sentait en affinité avec les idées de

Socrate et de Platon. Le philosophe développe sa pensée sur deuxplans simultanés, comme les deux faces d’une médaille. Côté pile,l’intensité de la réflexion, le goût de la maîtrise de soi, l’apprentis-sage des idées par la logique, une rare lucidité sur la nature humaine,coupante comme une lame de rasoir. Côté face, une foi philosophi-que pleine de ferveur et de joie, et j’ose le dire, un authentiqueamour de la vie. Mais de la vie en philosophie. L’examen de cettemédaille m’ouvre constamment de nouvelles perspectives.

Enfin, et ce dernier aspect ne manquera pas de retenir l’attention dulecteur, les fameux exercices spirituels m’ont aidé à réellement garder le cap, sur les flots démontés de la passion amoureuse (la grandeaffaire de la vie pour la plupart d’entre nous). Sans parler d’autrestendances nettement plus… funestes. La puissance des techniquesconcoctées par les auteurs du Portique n’a rien d’une vue del’esprit, à condition de savoir raison garder. Je le dis sans fard : le

stoïcisme vaut largement le bouddhisme. En théorie comme enpratique.

En somme…L’école du Portique nous appelle à déployer notre raison et à obser-ver une éthique de haute volée dans nos rapports avec les autres.Mais, en récompense de nos efforts, elle nous offre la possibilité

d’une sérénité lucide , et non l’illusoire refuge d’une sagesse factice.Par ailleurs, je le souligne une ultime fois, les œuvres du Portiqueapportent un vaste panorama d’idées percutantes, de conceptsétonnants, parfois déroutants, et, donc, d’exercices moraux effica-ces. De cet héritage nous pouvons toutes et tous tirer profit, ici etmaintenant.

Enfin, et j’en termine, le stoïcisme, c’est également une impres-sionnante galerie de portraits de personnages hors normes. Des

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individus qui, parfois avec maladresse, mais toujours avec une sin-cérité émouvante, ont osé l’aventure de la vie avec la pensée.

Cette aventure, née il y a plus de vingt-cinq siècles, s’appelle phi-losophie .

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Annexes

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Glossaire

Ce court glossaire présente quelques termes clés spécifiques à laphilosophie (idée, concept…) et plusieurs notions essentielles pour comprendre le stoïcisme (ascèse, ataraxie, conflagration, eudémo-nisme, logos, monisme, palingénésie, panthéisme, passion, représen-tation, raison, rhétorique, sophistique). Pour les lecteurs souhaitantaller plus loin, je recommande la consultation du Dictionnaire de lalangue philosophique, par Paul Foulquié1.

AscèseElle consiste à pratiquer quotidiennement une série d’exercicesde perfectionnement intellectuel et moral en vue d’atteindre lasagesse. Pour les Anciens, la philosophie est un choix de vie, unengagement existentiel, et ne se limite donc pas à une pure spécu-lation intellectuelle. Philosopher, c’est vivre la philosophie. L’ascèseconstitue le moyen de réaliser son programme.

Ataraxie

État de non-trouble. C’est le but de l’ascèse stoïcienne. Cet étatde conscience se caractérise par le dépassement de la crainte, despassions humaines, et par une identification de l’individu auxidéaux de la philosophie. Au point que le sage est pratiquementprésenté comme une incarnation du Logos avec un grand « L ».

1. PUF, 1992 (6e édition).

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Faut-il préciser que cette thèse doit être examinée avec la plusgrande circonspection, le sage étant davantage un objectif qu’une

réalité, comme l’admettaient implicitement les Anciens.

Cognition

Objet des neurosciences, elle est l’ensemble des facultés et des pro-cessus par lesquels nous connaissons et savons que nous connaissonsles objets de la pensée ou les phénomènes du monde extérieur. Unchamp majeur de recherche pour la philosophie contemporaine estson articulation avec les neurosciences et le cognitivisme, et pluslargement l’étude de la relation esprit/cerveau (cf. Edgar Morin1,La Méthode  III).

Concept

Idée ou représentation (voir définition) abstraite générale regrou-pant sous une même unité de pensée une catégorie d’objets abstraits(idées, symboles, images mentales) ou concrets (objets matériels,

situations). Ainsi, les concepts de liberté, de substance, d’essence,ou, par exemple, les concepts de nombre en mathématiques ou defigure en géométrie expriment tous une idée générale abstraite. Enrevanche, les concepts de maison, d’automobile ou d’oiseau dési-gnent et regroupent sous une même unité et sous un même terme,toute la diversité ; par exemple, des maisons (résidence secondaire,pavillon de banlieue…), des automobiles (berline, décapotable…)ou des oiseaux (colombe, hirondelle…) rencontrés dans l’expé-

rience sensible.

Précision : le propre du philosophe est de passer de l’idée au con-cept. La différence essentielle entre les deux : le degré de précision.L’objectif poursuivi par le philosophe lorsqu’il forge des concepts :constituer une connaissance rationnelle et transmissible au traversd’un langage structuré, précis et rigoureux.

1. La Méthode  est parue en plusieurs volumes au Seuil entre 1977 et 2004.

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Glossaire 

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Conflagration

Gigantesque incendie de portée cosmique intervenant au terme

d’un cycle temporel prédéterminé. Inutile de préciser que ledétail d’un tel mécanisme métaphysique échappe à toute compré-hension humaine, sage y compris. Du reste, plusieurs stoïciens ontsérieusement mis en doute les notions de conflagration univer-selle (laquelle rappelle la doctrine des cycles de la gnose hindoue)et de palingénésie (voir définition). Pour une étude approfondiesur ce thème, consulter le livre de René Hoven, Le stoïcisme et lesstoïciens face au problème de l’au-delà1.

Cynisme

Doctrine fondée par Antisthène (444-365), un disciple de Socrate.Cette conception de la philosophie se définit par une recherche jusqu’au-boutiste de la vertu, autrement dit, sans sacrifier aux con-ventions morales et sociales. Le cynisme prône un rejet énergiquedu conformisme et affiche la volonté farouche de retrouver 

l’homme authentique sous le masque social. La postérité a surtoutretenu la figure de Diogène de Sinope (vers 413-323). Du fond deson tonneau, il aurait lancé à Alexandre le Grand : « Ôte-toi de monsoleil. » Selon l’avis de Platon, Diogène le Cynique est un « Socrate devenu fou ».

Entendement

Faculté et aptitude à comprendre, savoir et connaître, englobant lasensibilité, mais distincte d’elle. Synonymes : cognition, intellect.L’expression usuelle, « cela dépasse l’entendement », signifie bience qu’elle veut dire : cela dépasse les capacités de conceptualisa-tion, de représentation, de réflexion dont nous disposons en tantque sujet conscient pensant et connaissant.

1. Les Belles Lettres, 1971.

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Eudémonisme

Philosophie qui se donne comme finalité, dans sa morale et sa

pratique, le bonheur de l’homme. Le stoïcisme est un eudémo-nisme par excellence : le bonheur résulte de la volonté de « vivre conformément à la nature », selon l’expression stoïcienne consacrée.La marque de fabrique du bonheur version Portique est l’ataraxie.L’épicurisme, qu’on a coutume d’opposer systématiquement austoïcisme, est également un eudémonisme.

Gnoséologie

En philosophie, la gnoséologie est l’étude des fondements de laconnaissance humaine et des mécanismes intellectuels qui la ren-dent possible.

Humanisme

Doctrine philosophique qui fait de l’homme sa valeur (morale)suprême. Il découle de ce postulat une vision personnaliste quiencourage l’essor du progrès scientifique, des libertés démocrati-ques et qui favorise, d’une façon générale, la libération du poten-tiel humain. Historiquement parlant, l’humanisme est un courantintellectuel né lors de la Renaissance italienne qui devait s’étendreprogressivement à l’Europe. Parmi ses représentants les plus connusfigurent : Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Érasme, GuillaumeBudé, Montaigne. Il existe différents courants (à tournure reli-gieuse ou au contraire athée, etc.) au sein de ce mouvement.

Idée

Représentation abstraite contenue dans la pensée, comme élémentimmanent (selon certains philosophes) ou produite par elle (selond’autres). Une certitude : les idées sont, au sens le plus général, un« événement mental »1 exprimé par et dans la pensée à l’aide d’un

1. Jaques Schlanger, op. cit.

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Glossaire 

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mot. Des expressions usuelles comme, « J’ai une idée, si on allait aucinéma ce soir… » « J’ai mon idée sur la question… », « J’ai dans

l’idée qu’il pourrait bien venir dîner… », traduisent bien le fait queles idées sont consubstantielles à notre pensée consciente. Les idéesoccupent constamment notre esprit. Il en existe une infinité serapportant à d’innombrables catégories d’objets abstraits (ceux quinous sont donnés ou construits dans la pensée en dehors de l’expé-rience) ou concrets (les phénomènes donnés dans l’espace-temps).Les idées peuvent être justes, fausses, délirantes, rationnelles, sau-grenues, réfléchies, etc.

IntuitionConnaissance immédiate qui s’impose à la pensée sans passer par leraisonnement. L’intuition se rapporte à des objets donnés dansl’expérience ; on parle alors d’intuition sensible, qui est au fond laperception des phénomènes tels qu’ils apparaissent dans la cons-cience et construits par la pensée. Mais elle s’applique également àdes abstractions, des idées a priori  indépendantes de l’expérience ;on parle alors d’intuition intellectuelle. L’idéalisme repose sur lapossibilité d’une intuition intellectuelle de la vérité chez l’homme.Sans établir d’opposition sommaire, une ligne de partage se dessineentre deux grands types de penseurs :

• D’une part, les philosophes à tournure idéaliste (par exemple,Platon, Descartes, Hegel…) qui admettent, d’une façon ou d’uneautre, la possibilité d’une saisie de l’intuition des essences noumé-

nales (ce qui suppose au préalable d’en postuler l’existence) ;• D’autre part, les philosophes à tournure réaliste qui n’admettentpas une telle possibilité (par exemple, Kant) ou même rejettentl’existence de telles essences (cf. Feuerbach, Marx…). Remar-que : on appelle intuitionnisme une doctrine qui accorde uneplace centrale à l’intuition dans sa théorie de la connaissance(cf. le concept d’intuition de la durée chez Bergson).

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LogosConcept polysémique par excellence qui désigne « la force intelligente 

qui unit toutes choses dans l’univers » (Héraclite), « la raison universelle »(Parménide), « la science », « le discours rationnel »  (Platon), ou bienencore l’« Esprit Saint », le « Verbe » (théologie chrétienne). Dans lestoïcisme primitif, le Logos, ce « feu artiste »  qui imprègne toutl’univers et en garantit la rationalité (bonté, sagesse, justice) est la cléde voûte du système.

MétaphysiqueL’objet de la métaphysique (ce qui se trouve avant la physique) estde connaître, à l’aide de la raison pure (c’est-à-dire la pensée abs-traite déployée en dehors de l’expérience sensible), la natureultime de la réalité. Les objets métaphysiques par excellence sont :Dieu, l’Esprit, l’âme, l’existence du monde ou, même, l’originede la matière.

MonismeDoctrine selon laquelle l’ensemble de la réalité, telle que nous lapercevons et la pensons, se ramène à un principe unique (la matière,l’esprit, la pensée, l’être…). Le panthéisme apparaît donc commeune forme de monisme. Le monisme est une théorie utilisée par lespenseurs pour dépasser certaines oppositions « dialogiques » commel’être et la pensée, l’esprit et la matière, l’unité et la multiplicité.

OntologieÉtude de l’être en tant qu’être. L’ontologie est une partie essentiellede la métaphysique. Au XXe siècle, Martin Heidegger (1889-1976)a repris les premières intuitions des présocratiques et renouvelé laréflexion ontologique dans une direction inédite.

Optimisme

Doctrine philosophique qui estime qu’au final, le positif l’emportesur le négatif et que le progrès est possible. Avec son « Tout est pour 

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le mieux dans le meilleur des mondes possibles », Leibniz (1646-1716) apoussé à l’extrême la métaphysique optimiste. Avant lui, le stoï-

cisme ne s’est pas fait que des amis en affirmant massivement, sanstact aucun pour les souffrances humaines, l’optimisme métaphysi-que. Remarque : sans une vision claire de cette conception del’optimisme, il est impossible de comprendre le stoïcisme réel. Ausens courant, l’optimiste est un peu considéré comme le naïf deservice qui veut croire aux lendemains qui chantent.

Palingénésie

Retour périodique et éternel des mêmes événements et situa-tions. Probablement influencés par la pensée orientale, les pre-miers stoïciens ont bâti une conception cyclique du temps, sortede rythme universel fixé selon les décrets d’une destinée à laquellel’homme sage se soumet de bonne grâce, contrairement à l’igno-rant. Pour une étude approfondie sur ce thème, voir le livre deVictor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps1.

PanthéismeDoctrine philosophique qui tend à identifier Dieu à la totalité de laréalité manifestée (le monde, la matière, la pensée…). Le pan-théisme est donc un « immanentisme », Dieu étant non pas trans-cendant (extérieur) mais au contraire consubstantiel au monde. Lestoïcisme repose sur un monisme panthéiste. Spinoza (1632-1677)a poussé très loin cette logique avec son célèbre Deus sive Natura

(Dieu ou la Nature). Mais l’histoire du panthéisme occidental nes’arrête pas avec L’Éthique , l’œuvre majeure de Spinoza. À leur manière, Hegel ou Schelling, au travers de leur philosophie de lanature, ouvrent des voies originales de réflexion sur le panthéisme.Leurs idées ont le grand mérite d’éclairer la relation entre Dieu,l’âme humaine, le monde, sujets d’étude traditionnels de la méta-physique classique.

1. Vrin, 2000 (4e édition).

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Passion

Mouvement de la psyché (ensemble des processus psychiques

conscients et inconscients de l’individu), exprimé à la consciencepar l’affectivité qui détermine l’individu au vouloir et à l’action.Portée à son paroxysme, la passion submerge l’esprit au point desupplanter la raison et le sens moral. Du reste, la littérature est-elleautre chose que le récit des miracles et des ravages de la passion etdes élans du corps et du cœur ? La philosophie occidentale s’estbâtie, dès l’origine, sur une opposition entre la raison (la réflexion,la maîtrise de soi), d’un côté, et la passion (l’hubris, la démesure),de l’autre. Du platonisme, le stoïcisme a repris ce schéma de dua-lité entre autocontrôle par l’exercice de la raison et abandon à lapassion. Les modernes (Descartes, Leibniz, Malebranche…) ontpoursuivi dans cette voie. Pourtant, contrairement à une légendetenace, Descartes, le père du rationalisme moderne, a toujoursreconnu le rôle positif des passions. Dans son traité des Passions de l’âme   (1649), il considère que les états affectifs (plaisirs, douleurs,émotions, sentiments) remplissent une sorte de fonction naturellequi est de « disposer l’âme à vouloir les choses que la nature nous dicte utiles et à persister en cette volonté ». Par exemple, une sensation dedouleur est un symptôme à prendre en compte, un sentiment detristesse profonde, le signe que nous devons davantage travailler à lamaîtrise de notre état intérieur.

Pessimisme

Doctrine philosophique qui estime qu’au final, le négatif l’emportesur le positif et que le progrès est fragile, lacunaire, incertain, voireimpossible. Dans cette conception, l’homme et le cosmos sont pro-bablement contingents (cf. notion d’absurde au sens contemporainavec Sartre, Camus, Beckett, Cioran…). Arthur Schopenhauer (1788-1860) est un des représentants les plus connus du pessimismethéorisé. Dans son sens restreint, le pessimiste, c’est le rabat-joie deservice qui voit tout en noir.

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Glossaire 

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Phénoménologie

Étude descriptive et analytique des phénomènes tels qu’ils sont

représentés dans la conscience du sujet qui les perçoit et les pense.La phénoménologie c’est aussi et surtout la méthode créée par Edmund Husserl (1859-1938) qui propose de revenir « aux chosesmêmes »  au travers d’une démarche extrêmement exigeante quis’inspire à la fois des mathématiques et de la psychologie. Au départ,le projet d’Edmund Husserl est de faire de la philosophie une« science rigoureuse » (c’est d’ailleurs le titre de l’une de ses œuvres,parue en 1911). Au fil du temps, il prendra ses distances par rapportà son projet initial. Très schématiquement, les étapes essentielles duprocessus de « réduction », au cœur de la méthode, sont : la mise enévidence de l’ego transcendantal (l’aperception de soi comme sujetest une condition de possibilité de la connaissance, et donc de lapratique de la phénoménologie) ; la variation eidétique (saisie desessences derrière la diversité des formes), l’époché transcendantale(suspension du jugement, mise en parenthèses du monde, afind’examiner les choses en elles-mêmes en faisant abstraction des pré-supposés et des affects). Lui-même influencé par le philosophe etpsychologue allemand Franz Brentano (cf. le concept d’intentionna-lité de la conscience, selon lequel toute conscience est consciencede quelque chose), Husserl a marqué de son em-preinte la plupartdes grands philosophes du XXe siècle : Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Ricœur, Derrida et d’autres. Conseil : pensée ardue,la phénoménologie a fait l’objet d’un petit ouvrage de présentationdense mais accessible par Natalie Depraz1, une grande spécialiste dece courant de pensée.

PhilosophieÉtymologiquement, le terme signifie « amour de la sagesse ». Selonla tradition, Pythagore, homme modeste, se serait lui-même pré-senté non pas comme sophos (sage) mais comme philosophos (amant

1. Husserl , Armand Colin, 1999.

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de la sagesse). Au sens originel, la philosophie est la quête de lasagesse, celle-ci n’étant au fond rien d’autre que l’intégration de la

raison (au sens des penseurs grecs). D’un point de vue général, laphilosophie est une discipline faisant partie des sciences humaines(bien qu’elle les englobe) qui se donne pour objet la connaissancede la réalité en procédant par création et enchaînement de concepts(voir définition) à l’aide de la raison (voir définition). Les conceptssont donc les outils du philosophe. Dans sa construction, tout sys-tème (voir définition) implique une théorie de la connaissance (ceque nous pouvons connaître et selon quel mode opératoire) et une

pratique ou morale (ce que nous devons faire ou nous abstenir defaire, vis-à-vis de nous-mêmes, des autres).

PsychagogieApplication des enseignements de la philosophie à la conduitemorale de soi-même et des autres. Synonyme : direction de cons-cience. Dans la tradition occidentale, Socrate est l’archétype dupsychagogue.

PsychismeEnsemble des phénomènes rattachés à la psyché dont la psycholo-gie a fait son objet d’étude. La psyché étant, quant à elle, l’ensembledes facultés et des phénomènes psychiques constituant l’identitépersonnelle d’un individu.

RaisonCapacité d’établir, par la pensée, des rapports basés sur la nécessitélogique et les liens de causalité entre les idées, les faits, les choses,et, plus largement, de distinguer le vrai du faux. Dans ses modesopératoires, l’exercice de la raison s’appuie sur l’intellection, l’abs-traction, la conceptualisation, le raisonnement (analyse/synthèse,induction/déduction) et le discours discursif. Dans l’histoire dela philosophie, essentiellement des Anciens jusqu’aux Modernes,la raison représente le critère absolu qui définit l’humanité de

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Glossaire 

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l’homme : la capacité à réfléchir consciemment et à guider sonaction dans un sens moral. Dans le stoïcisme, la raison universelle

est la loi immanente du monde que le sage doit connaître et ten-ter d’incarner. Dans cette vision, la raison existe objectivement endehors de l’homme, comme principe métaphysique consubstan-tiel à la Nature. Par la philosophie, ce dernier l’expérimente danssa pensée en tant que source de vérité et apprend à s’y soumettredans son comportement.

Représentation

Se représenter une chose c’est rendre cette chose présente à notreesprit. En psychologie, le terme représentation (du latin, repraesen-tatio, action de présenter, praesentare , ou de rendre présent à nou-veau) est souvent synonyme d’« image mentale », construite par lesujet et se rapportant à des objets ou des situations, réels ou ima-ginaires. Il désigne également l’activité mentale par laquelle lesujet reçoit et organise ses perceptions, notamment celles dérivéesdes messages des sens.

En philosophie, ce concept s’est développé dans plusieurs direc-tions. Mais, pour l’essentiel, se représenter une chose (le vase posésur la table en face de moi) ; un concept (la liberté, la causalité,l’être, Dieu…) ; une image mentale (je me représente par antici-pation ce que sera le rendez-vous avec mes amis auquel je merends, je construis en pensée l’image d’un animal qui n’existe pasdans la réalité), cela équivaut à s’en faire une idée. L’apport théo-

rique des stoïciens est leur interprétation de la représentation, sur laquelle ils divergeaient d’ailleurs (Cléanthe y voit une empreintedes objets dans l’âme et Chrysippe plutôt une modification del’âme mue par la perception des objets et l’intuition des idées).Dès l’époque de l’ancien Portique, il semble avoir été établi que lareprésentation n’est pas seulement une image (passive) des chosesdans notre esprit, mais également une structure fondamentale dela pensée, une de ses fonctions essentielles, grâce à laquelle nouspouvons connaître la réalité et savoir que nous la connaissons.

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S’EXERCER AU BONHEUR

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Rhétorique

Art de l’éloquence, de l’expression orale et de la persuasion par la

parole. Les sophistes en ont fait leur arme privilégiée. Le rhéteur,terme qui apparaît sous la plume des anciens, est le professeur d’artoratoire. Souvent connotée péjorativement, la rhétorique, commetechnique, s’avère toutefois utile lorsqu’il s’agit d’exposer des argu-ments de manière structurée.

Spiritualisme

Conception qui fait de l’esprit le fondement de la réalité, son subs-tratum métaphysique, par opposition au matérialisme qui, lui, pose lamatière comme absolu. En philosophie, l’opposition spiritualisme/matérialisme ne doit pas être confondue avec le binôme idéalisme/réalisme, ces doctrines portant sur l’origine de la connaissancehumaine et non sur celle du fondement de l’être (cf. gnoséologie).Même si, dans la réflexion philosophique, les deux dimensions sontliées.

Remarque : la démarche philosophique se méfie des pensées quiprétendent tout expliquer par un principe unique à partir duquelsont inférées les structures de la connaissance et les catégories dephénomènes. Par ailleurs, on l’oublie trop souvent, le mouvementdu spiritualisme français (XIXe  et XXe siècles) a certes été repré-senté par le célèbre Henri Bergson (1859-1941) mais aussi par plusieurs philosophes méconnus : Victor Cousin (1792-1867),

Pierre Laromiguière (1756-1837), Félix Ravaisson (1813-1900), Jules Lachelier (1832-1918), Émile Boutroux (1845-1921), JulesLagneau (1851-1894) et bien d’autres.

Sophistique

Art oratoire (rhétorique) visant à persuader, mis au point par lessophistes de l’antiquité qui faisaient commerce de leurs talents.Protagoras (vers 486-410) est une figure dominante des sophistes.Platon lui a consacré un dialogue éponyme. Dans d’autres œuvres

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Glossaire 

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comme le Gorgias, il multiplie les charges contre cet art de persua-der autrui par des discours souvent spécieux, à seule fin d’obtenir 

l’avantage sur l’autre, envisagé comme adversaire. Ce détourne-ment de la rhétorique est aux antipodes du dialogue entre espritslibres dont l’unique but est, en principe, de chercher ensemble lavérité.

SystèmeEnsemble construit et cohérent d’idées et de concepts créé par unphilosophe pour interpréter le monde (théorie de la connaissance)et généralement en déduire une morale (individuelle, collective,politique…). Pendant des siècles, bâtir des systèmes a été le péchémignon des philosophes. Et les déconstruire le travers de la plu-part des penseurs du siècle passé. Une évolution somme toutelogique. Attention : un philosophe peut déployer une penséeconstruite et rigoureuse sans pour autant fonder un système.

VolontéFaculté qu’à l’homme de se déterminer en vue d’une action et del’accomplir effectivement. Plusieurs philosophes de renom, ontdonné un sens spécifique et inédit à ce terme (cf.  la volonté depuissance chez Nietzsche ou la Volonté avec un grand « V » dansle système de Schopenhauer, un concept dérivé en partie des pen-sées orientales et qui a influencé la théorie de l’inconscient deFreud et de Jung).

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Bibliographie

Orientation bibliographiqueCette orientation bibliographique est scindée en deux parties dis-tinctes et complémentaires :

• La première propose une liste, volontairement limitée, dequelques ouvrages indispensables à la compréhension du stoï-cisme (histoire, développement, philosophes, œuvres majeures,influence).

• La deuxième regroupe plusieurs titres qui proposent une intro-duction des plus pédagogiques à la philosophie dans son ensemble.

Précision importante : ces deux listes ne respectent pas le classe-ment alphabétique mais indiquent l’ordre de progression deslectures philosophiques que j’ai sélectionnées. Peu d’ouvrages autotal, choisis avec soin. Tous sont accessibles au public curieux,moyennant un effort intellectuel relativement modéré. Il faut juste accepter d’y consacrer un peu de temps et de bonne volonté.

Sur le stoïcisme en particulier

• VOILQUIN (Jean), Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flam-marion, 1964.Pour se familiariser avec les origines de la pensée grecque etdonc du stoïcisme. Clair, synthétique, pédagogique. Un livreconnu de tous les étudiants en philosophie et profitable à tous.

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S’EXERCER AU BONHEUR

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• SAUVAGE  (Micheline), Socrate et la conscience de l’homme , coll.« Maîtres spirituels », Le Seuil, 1959.

Une évocation particulièrement vivante et détaillée du « patrondes philosophes » et véritable stoïcien avant l’heure. La connais-sance du stoïcisme passe par celle du socratisme.

• PLATON, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, Garnier-Flamma-rion, 1965.L’essence du platonisme et, dans un sens, de la philosophie elle-même, en trois courts dialogues, supérieurement écrits. En effet,outre l’intérêt des idées déployées, le lecteur appréciera le styleinimitable du « divin Platon ».

• BRUN (Jean), Le stoïcisme , coll. « Que sais-je ? », PUF, 1958.En un bref volume, l’auteur offre une vision globale des doctr i-nes, des concepts et des hommes qui ont fondé le stoïcisme. Untexte à la fois riche et synthétique. La table des matières du livrereprend le schéma tripartite des Anciens : Logique, Physique,Morale. Un texte clair et efficace.

• BREHIER  (Émile), SCHUHL  (Pierre-Maxime), Les Stoïciens,Bibliothèque de la Pléiade, 1962.Le livre somme sur le stoïcisme, qu’il faut avoir dans sa biblio-thèque quand on s’intéresse sérieusement à ce courant de pen-sée. À lire en particulier les célèbres Pensées pour moi-même   deMarc Aurèle et les fameux Entretiens d’Épictète. Ne pas négliger la lecture, très agréable, du choix de textes de Sénèque.

• HADOT  (Pierre), Exercices spirituels et philosophie antique , AlbinMichel, 2002.Une somme de pensée grecque (Socrate, Épictète, Marc Aurèle,Platon, Plotin…) et de stoïcisme, tout simplement in-dis-pen-sa-ble. Étudier ce livre d’une exceptionnelle richesse, c’estphilosopher ! À lire également, la version que P. Hadot proposedu Manuel d’Épictète  (Le Livre de Poche, 2000).

• FATTAL (Michel), Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque ,L’Harmattan, 2001.

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Bibliographie 

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Membre de la Société platonicienne internationale et spécialistede la pensée antique, Michel Fattal a réalisé un travail considérable

visant notamment à préciser la nature du logos chez les auteurs etpenseurs grecs (Homère, Hésiode, Héraclite, Parménide, Platon,Aristote…). Son recueil d’études, rédigées entre 1985 et 2000,s’impose comme un livre de référence, intellectuellement exi-geant et historiquement passionnant (cf.  le chapitre intitulé, Laconstitution du concept de logos dans la philosophie grecque de Platon auxStoïciens). Pour lecteurs avertis.

Sur la philosophie en général• VEGLERIS (Eugénie), Des philosophes pour bien vivre , Eyrolles, 2007.

Dans un ouvrage qui n’hésite pas à tutoyer son lecteur, et avecune très belle écriture, cette agrégée et docteur en philosophie,évoque les pensées des grands philosophes et passe en revue lesquestions clés de l’existence. Il en résulte un livre superbe à lireet relire au gré des jours, pour vivre avec la philosophie et trou-ver son propre « centre de gravité ». Un livre pour apprendre àphilosopher.

• COMTE-SPONVILLE (André), Présentations de la philosophie , AlbinMichel, 2000 (réédition au Livre de Poche, 2003).En douze thèmes majeurs (la morale, la politique, l’amour, lamort, la connaissance, la liberté, Dieu, l’athéisme, l’art, le temps,l’homme, la sagesse), l’auteur accompagne le lecteur dans unepassionnante découverte de la philosophie et de ses vertus. Un

ouvrage lumineux à consulter sans modération.•  JASPERS (Karl), Introduction à la philosophie , Plon, 1951 (réédition

en collection 10/18).L’un des principaux philosophes allemands du siècle dernier (1883-1969) expose les enjeux de la vie avec la pensée. Un livreinépuisable par la profondeur de ses vues et la variété de sesthèmes. Superbement rédigé. En particulier, le chapitre que Jaspers consacre à l’englobant , un de ses concepts fondamentaux,ouvre d’infinies perspectives de réflexion.

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S’EXERCER AU BONHEUR

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• SCHLANGER  (Jacques), Guide pour un apprenti philosophe , PUF,2002.

Dans cet ouvrage pédagogique, au sens plein et entier du terme,l’auteur périmètre le champ philosophique en passant en revueplusieurs questions fondamentales : qu’est-ce que penser en philo-sophe ? Qu’est-ce qu’une idée ? Un concept ? Peut-on enseigner la philosophie ? Comment vivre en philosophe ? Une réflexionsalutaire sur le philosophe en tant qu’homme et « artisan d’idées ».

• PROD’HOMME (Gilles), Métro, boulot… philo ! Pratiquer la philo-sophie au quotidien pour vivre mieux, InterÉditions, 2004.

Une initiation à la « philo » en général et au stoïcisme en parti-culier, rédigée pour les néophytes… par un amateur passionné.

• BORNE (Étienne), Le problème du mal , PUF, 1973.Comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’existence (et l’expé-rience !) du mal constituent effectivement, c’est le moins qu’onpuisse dire, un problème  posé à la raison et à la sagesse humaines.Dans un texte court, serré, incisif, l’auteur évoque plusieurs

thèmes essentiels de réflexion (la souffrance, la mort, l’absurde,Dieu et sa création…). Un livre à lire impérativement pour phi-losopher en toute lucidité.

• DROIT (Roger-Pol), L’oubli de l’Inde , PUF, 1989 (réédition PointsSeuil, 2004).Une enquête intellectuelle décapante pour échapper à l’occi-dentalo-centrisme qui veut faire de la pensée grecque le pointde démarrage absolu de la philosophie. Hautement instructif 

pour qui veut apprendre à exercer son esprit critique et s’ouvrir aux métaphysiques orientales, souvent caricaturées par nos pen-seurs professionnels. Un texte incisif pour comprendre, et sesouvenir, que la cécité intellectuelle sévit partout, y compris enphilosophie. Fort heureusement, il existe des exceptions : ainsi,Karl Jaspers n’avait pas hésité à ouvrir sa série intitulée Les grands philosophes par l’évocation de quatre figures ayant, selon lui,« donné la mesure de l’humain » : Socrate, Bouddha, Confucius et

 Jésus. La philosophie telle qu’elle s’est construite en Occidentn’épuise donc pas toute philosophie possible.

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Bibliographie 

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• VERGELY (Bertrand), Boulevard des philosophes, de l’Antiquité à laRenaissance et de La Renaissance à Aujourd’hui  (2 tomes), Éditions

Milan, 2005.Une présentation simple, directe et didactique de l’histoire de laphilosophie occidentale, des origines à nos jours (les œuvres, lespenseurs, les idées maîtresses). À conserver à portée de mainpour se repérer facilement et rapidement. Parfaitement accessi-ble aux néophytes.

Quelques auteurs cités… à lire ou à relire,si le cœur vous en dit DESCARTES (René),

Le Discours de la Méthode  (1637), ouvrage édité en diverses col-lections de poche.

Les Méditations métaphysiques (1641), ouvrage édité en diversescollections de poche.Les passions de l’âme  (1649), ouvrage édité en diverses collec-tions de poche.

LAËRCE (Diogène), Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres,coll. « Garnier Flammarion », Flammarion, 1993.

CASSIUS (Dion), Histoire romaine (elle se composait de 80 livres.La partie la plus complète est celle qui commence au livre

XXXVII et finit au LIX inclus dont certains sont encore édités).ÉPICTÈTE,

Entretiens, coll. « La petite collection », Mille et une nuits, 2005.Le Manuel , LGF - Livre de Poche, 2000.

HUSSERL (Edmund), Méditations cartésiennes, Vrin, 1992.

MARC AURÈLE, Pensées pour moi-même, ouvrage édité en diversescollections de poche.

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S’EXERCER AU BONHEUR

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MONTAIGNE  (Michel de), Les Essais, ouvrage édité en diversescollections de poche.

PASCAL (Blaise), Les Pensées, ouvrage édité en diverses collectionsde poche.

PLATON, Le Banquet , ouvrage édité en diverses collections depoche.

SÉNÈQUE, De la tranquillité de l’âme , coll. « La petite collection »,Mille et une nuits, 2003.

SPINOZA  (Baruch), L’Éthique , ouvrage édité en diverses collec-tions de poche.

Sources bibliographiquesDEPRAZ (Natalie), Husserl , Armand Colin, 1999.

FERRY  (Luc), Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la

sagesse , Odile Jacob, 2006.FOULQUIÉ (Paul), Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, 1992(6e édition).

GOLDSCHMIDT (Victor), Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin,2000 (4e édition).

GRAF (Alain), Les grands courants de la philosophie ancienne , Le Seuil,1996.

GRENET  (Paul-Bernard), Histoire de la philosophie ancienne , Beau-chesne, 1960.

GRIMAL (Pierre), Marc Aurèle , Fayard, 1991.

HADOT (Pierre),La Citadelle intér ieure, Fayard, 1992.La philosophie comme manière de vivre , coll. « Biblio Essais », LeLivre de Poche, 2003.

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Bibliographie 

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HENRY (Michel), « Le cogito et l’idée de phénoménologie », in Jean-Louis Vieillard-Baron (dir.), Autour de Descartes, le problème de 

l’âme et du dualisme , Paris, Vrin, 1991.HOVEN (René), Le stoïcisme et les stoïciens face au problème de l’au-delà, Les Belles Lettres, 1971.

 JAGU (Amand), Épictète et Platon, Vrin, 1946.

KOLM (Serge-Christophe), Le bonheur-liberté , PUF, 1982.

MERLEAU-PONTY  (Maurice), Éloge de la philosophie , Gallimard,

1953.MOREAU  (Joseph), Stoïcisme, épicurisme, tradition hellénique, J. Vrin,1979.

MORIN (Edgar), La Méthode , parue en plusieurs volumes au Seuilentre 1977 et 2004.

PROD’HOMME (Gilles),

La visualisation positive , LPM, 1994.Le Développement personnel c’est quoi ? InterÉditions, 2002.

RUSS (Jacqueline), Dictionnaire de philosophie , Bordas, 1991.

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Le Portique sur Internet

Depuis quelques années, le monde de l’Internet a vu apparaître de

nombreux sites consacrés à la philosophie. Certains, très savants,sont développés par des universités ou des associations spécifiques.D’autres sont destinés à aider les étudiants dans la préparation deleurs examens. La plupart sont de bonne qualité et souvent trèsdenses : présentation des œuvres, choix de citations, fiches derepérage sur les auteurs, contexte historique, glossaires, explica-tions pédagogiques sur les concepts essentiels, exercices pratiques,documents à télécharger… Tout y est. Ou peu s’en faut.

Parallèlement à ces différents sites, il existe de nombreuses initiati-ves, moins officielles, émanant de groupements, de cercles d’étu-des, ou même d’individus. En effet, sur la Toile, de plus en plus dephilosophes amateurs souhaitent faire découvrir cette discipline àun large public.

Dans le prolongement des sites Internet, se sont également déve-loppés, plus récemment, les blogs (contraction de web et log). Àl’instar des cafés-philo, ces pages personnelles en ligne, bien qued’un intérêt inégal, sont une précieuse source pour mesurer l’engouement envers la « chose » philosophique.

En synthèse, les ressources de l’Internet (sites + blogs) rendentpossible l’essor d’une cyber-communauté philosophique : forumsd’échanges, annonces de conférences, séminaires, parutions d’ou-vrages, etc.

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À noter enfin que tous les éditeurs de philosophie présentent leursproductions (catalogues, collections, nouveautés) sur le Web. Les

consulter est un bon moyen de se tenir au courant de l’actualitééditoriale.

Remarque pratique : la plupart des sites répertoriés dans cette listesont accessibles par le www (WorldWideWeb) ou directement par le http//

Sélection de sites consacrés à la philosophie, proposant d’utiles res-sources sur la pensée grecque en général et le stoïcisme en parti-

culier :ac-versailles.fr ci-philo. Asso.fr cosmovisions.comecole-du-portique.comfacdephilo. Univ-lyon3.fr 

leportique.netpedagogie. Ac-toulouse.fr/philosophie/textesdephilosophesphilagora.netphiloctetes.Free.fr philosophie.orgsosphilo.comspinozaetnous.orgwebphilo.comwikipedia.orgwww2.ac-lyon.fr/enseigne/philosophie/sites.html

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Index des concepts

AAbsolu 107, 204Abstraction 197, 202Absurde 64, 200Action 35, 48, 79, 87, 148,

154–155, 160, 164, 168, 200,203, 205

Âme 80, 99, 103, 107, 203Aristotélisme 6, 15, 24, 47Art oratoire 204Ascèse 8, 32, 41, 74, 80, 85, 93,

103, 127, 142, 155, 161, 166,176, 193

Ataraxie 8, 41, 70, 86, 193, 196Autonomie 129

BBien moral 41Bonheur 36, 64, 77, 196Bouddhisme 7, 99, 148

CCartésianisme 104, 108Casuistique 89Catégorie 194

Causalisme 64

Causalité 64, 202Christianisme 15, 152Citoyen du monde 36Cogito 106, 108, 110Cognition 194–195Concept 27, 39, 52, 194, 198,

202–203, 205Conceptualisation 202

Condition humaine 95Conflagration 14, 68, 195Connaissance 19, 61–62, 81,

105, 194, 196–197, 202, 204~ de soi 109, 183

Conscience 80, 82, 107, 197,200–201

~ de soi 41~ morale 29~ -pensée 112

Contemplation 35Corps 68Cosmogonie 58, 61Cosmologie 58, 61Cosmopolitisme 14Cosmos 60, 63, 79, 125, 157,

159, 200~ -Logos 8

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Création 5, 60, 66, 69, 72Cycle 68, 195

Cyniques 32, 46, 86Cynisme 6, 195

DDéduction 202Démocratie 3Désir 48, 79, 161, 174Destin 77, 85–86, 173–174Destinée 28, 149, 173, 199Détachement 41, 84, 86, 93,

164, 166, 168–169, 183Déterminisme 64, 70Développement personnel 180Dialectique 62Dialogue 29, 62, 205Dieu 35, 41, 63–64, 66, 68–69,

71, 73, 75, 77, 80, 107, 199~ -Logos 71~ -Providence 174~ -Substance 63

Direction de conscience 54, 202Discipline

~ de l’action 169, 172~ du jugement et

du désir 162Discours 62, 205

~ discursif 202Divinité 60, 64Dogmatisme 84Doute 64, 110

~ méthodique 105Dualisme 73, 90, 93Durée 197

EEgo transcendantal 201Émanatisme 69Entendement 70, 106, 120, 195Épicurisme 6, 47, 52, 54, 196Espace-temps 81Esprit 63, 152, 159

~ Saint 66, 198Essences nouménales 197Éternel Retour 68, 159Éthique 41, 58, 61

~ interpersonnelle 175Être 198

~ -un 60Eudémonisme 77, 196Examen de conscience 48, 133,

135, 137Existence 54, 107Existentialisme 119Expérience 81, 197–198

~ existentielle 106~ sensible 194

Exprimable 68

F

Feu artiste 198

GGnose hindoue 195Gnoséologie 196, 204

H

Hasard 64

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Index des concepts

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Hègemonikon 135Hindouisme 169

Humanisme 16, 196Hylozoïsme 71

IIdéalisme 197, 204Idées 5, 107, 194, 196–197, 203,

205Identité 202Illusion 107Imagination 105, 117, 119–120,

122Immanentisme 199Impassibilité 129Inconscient 127Individu 5

Induction 202Innéisme 108Intellect 195Intellection 202Intellectualisme 19Intentionnalité de

la conscience 201Intérêt général 162

Introspection 29, 109–110, 179,182–183Intuition 35, 81, 106, 109, 197Intuitionnisme 197Ironie 29, 34

 J Jugement 48, 79, 82, 85 Justice 45, 48

KKarma yoga 169Krisis 1

LLangage 60, 62, 194Liberté 70, 79, 84, 86, 95, 99,

148, 160, 169, 173, 175, 182~ démocratique 196

~ intérieure 184Libre arbitre 70, 149, 175, 183Logique 19, 41, 61, 78, 81Logos 27, 35–36, 44, 57–64,

66–69, 73, 77, 81, 87, 93,150–151, 157, 161, 173, 193,198

~ -Cosmos 103

~ -discours 62~ -Nature-Raison 148~ -Raison 28, 61, 70, 93~ stoïcien 63~ -Verbe-Esprit 66

MMaïeutique 27, 29Maîtrise 113, 127, 182

~ de soi 45, 99, 169~ des représentations 120

Mal 74, 151~ moral 41

Manvantaras 68Matérialisme 7, 69, 204Mathématiques 201Matière 63, 69, 71, 73, 204

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S’EXERCER AU BONHEUR

220 © Groupe Eyrolles

Métaphysique 70, 104, 107,198–199

~ platonicienne 141Méthode 84Moi 5, 80Monde

~ -Logos-Raison 104~ phénoménal 128

Mondialisation 125Monisme 69, 71, 198–199

Monothéisme 14Morale 19, 41, 77, 171, 202,205

Mort 54, 68, 91, 142

NNaturalisme 64Nature 8, 19, 35, 60, 64, 89–90,

104, 107, 203~ humaine 168~ -Logos-Raison 40, 78~ -Providence 48~ -Raison 35, 45, 80, 103,

151~ -Univers 71~ universelle 17

Nazisme 94, 151Neurosciences 194Nirvana 70

OObjectivation 69Objets 197, 203

~ de la pensée 194

Occident 160Ontologie 198

Optimisme 7, 64, 73, 198Ordre 151~ divin 28, 64~ supérieur 7~ universel 151, 174

Orthodoxie 84

PPalingénésie 14, 68, 195, 199Panthéisme 35–36, 70, 92, 152,

198–199Parénétique 89Passions 8, 54, 64, 70, 74, 79,

82, 94–95, 99, 117, 165, 174,200

Pensée 36, 54, 60, 62, 80, 86,104, 111, 113, 126–127, 155,196–197, 202–204

Perception 81, 197, 203Personne 5Pessimisme 200Pharmacopée 99Phénomènes 129, 197, 201, 204

~ du monde extérieur 194Phénoménologie 108, 201Philosophie 4, 16, 19, 21, 23,

27, 36, 41, 43, 47, 53–54, 61,90, 93–94, 108–110, 148, 163,166, 171, 176, 193–196,200–204

~ de la nature 199~ du détachement 159

Physique 19, 41, 61

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Index des concepts

© Groupe Eyrolles 221

Platonisme 6, 15, 19, 24, 47, 57,200

Plotinisme 6Politique 5, 160, 162Pouvoir 

~ d’action 183~ d’introspection 184

Présocratiques 68, 94Principe 63, 113

~ directeur 80–81, 103,

109–110, 135, 161~ physique 69~ unique 198, 204

Progrès 48, 183, 198, 200~ scientifique 196

Providence 45, 64, 72, 149–151Psychagogie 202Psyché 100, 200, 202Psychisme 95, 202Psychologie 54, 110, 201–203

RRaison 5, 7, 60, 77, 79, 85, 87,

94–95, 99, 105, 150, 161, 174,200, 202

~ pure 198

~ universelle 8, 27, 35,40–41, 48, 72, 79, 93,130, 151, 156, 169, 173,203

Raisonnement 105, 197, 202Rationalisme 93, 200Rationalité 198Réalisme 204

Réalité 61, 64, 69, 81, 86,198–199, 204

Religion 148Représentation 36, 79–80, 82,

84–86, 89–90, 112, 128, 194,196, 203~ compréhensive 81

République 163Rhétorique 46, 204

SSage 24, 39, 70, 77, 79, 82, 84,

86–87, 93, 125, 153, 161, 174,193, 195, 199, 203

Sagesse 6–8, 17, 19, 21, 54, 61,73, 77, 79, 86, 99, 109, 184,193, 201

Scepticisme 107Sciences 105, 109, 160, 198

~ humaines 202

Sens 81, 105~ moral 200, 203

Sensibilité 195Séparation de l’âme

et du corps 90Sérénité 184Société 5Socratisme 41

Sophistique 24, 204Spinozisme 70Spiritualisme 7, 19, 91, 204Subjectif 107Substance 68, 107Substratum 204Sujet 203Syncrétisme 54

Synthèse 202Système 4, 93, 202, 205

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S’EXERCER AU BONHEUR

222 © Groupe Eyrolles

TTechnique

~ d’imagination dirigée 121~ de décomposition

des phénomènes 129~ du carnet 113

Temps 54, 68, 155Théodicée 73Théologie 61

~ chrétienne 198

Théorie~ de l’inconscient 205~ de la connaissance 205

Thérapies cognitivo-comportementales 121

Totalitarisme 93Tout 79, 161

~ universel 18

Triple discipline 183

UUnité 106Univers 5, 63–64, 67, 71, 75, 77

~ -bloc 68Universel 35, 94, 109

VVariation eidétique 201Verbe 66, 198Vérité 64, 94, 105, 197, 203,

205Vertu 27, 34, 61, 79, 168, 174,

195Vie 159

~ bonne 166Vision du monde 153

Voie de perfectionnement 148Volonté 29, 75, 95, 119–120,

149, 205~ de puissance 205

Vouloir 200

Y

 Yoga 148

ZZone grise 179

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© Groupe Eyrolles 223

Index des noms propres

AAdorno 64Alexandre le Grand 14, 195Alquié Ferdinand 105Anaxagore 24, 60Anaximandre 60Antiochus 19Antipater 13

Antisthène 32, 38, 195Appolonius 46Ariston 46Aristophane 22Aristote 7, 19, 57, 62, 117Arrien 38, 88, 92, 114, 121Attale 50

BBandler Richard 180Bateson Gregory 180Beckett 200Bergson Henri 197, 204Berne Éric 180Bhagavad Gîtâ 169, 172Bouddha 1, 100Boutroux Émile 204

Bréhier Émile 6, 57, 73Brentano Franz 201Brun Jean 14, 63Budé Guillaume 196

CCamus Albert 200Cassius Dion 44

Catilius Severus 46Caycedo Alfonso 180Chrysippe 7, 13, 18–19, 67, 73,

93, 104, 164, 203Cicéron 19Cinna Catulus 46Cioran 200Cléanthe 13, 67, 74, 143, 174,

203Clément 65Cousin Victor 204Cratès 32–33

DDavid Louis 23Depraz Natalie 201Derrida 201

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S’EXERCER AU BONHEUR

224 © Groupe Eyrolles

Descartes René 5, 16, 18, 88,100, 104–107, 109–110, 112,

148, 159, 188, 197, 200Diogène 13, 32, 38, 195

EÉcole du Portique 6, 8Empédocle 60Épictète 7–9, 13, 15–16, 18–19,

37, 39, 70, 72, 78, 80, 84–86,88, 90, 92, 94, 99–100, 114,120–121, 127, 130, 135, 139,141–142, 148–149, 163–164,168, 174–175, 178, 189

Érasme 196

F

Fattal Michel 59, 61, 65Ferry Luc 160Feuerbach 197Ficin Marsile 196Foucault Michel 18Foulquié Paul 193Freud Sigmund 126–127, 205Fronton Cornélius 46

GGautama 99Germain Gabriel 188Gilson Étienne 105Goldschmidt Victor 199Gorgias 25Gouhier Henri 105Graf Alain 68

Grenet Paul-Bernard 163Grimal Pierre 44

Grinder John 180Guéroult Martial 105

HHadot Pierre 6, 8, 61, 65, 72,

78, 87, 147, 162Hegel Friedrich 21, 119, 197,

199Heidegger Martin 49, 94, 198,

201Henry Michel 109Héraclite 22, 25, 33, 57, 59–62,

198Homère 59Hoven René 195Husserl Edmund 108, 129, 201

IInde 169

 J Jagu Amand 25, 90

 Jaspers Karl 21, 26, 178 Jung Carl G. 127, 205 Juste-Lipse 16

KKant Emmanuel IV, 16, 160,

178, 197Kierkegaard Sören 64, 119

Kolm Serge-Christophe 7

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Index des noms propres

© Groupe Eyrolles 225

LLachelier Jules 204Laërce Diogène 18, 31, 34, 174Lagneau Jules 204Laromiguière Pierre 204Le Christ 66Lefèvre Roger 105Leibniz Gottfried Wilhelm 73,

75, 112, 199–200Levinas Emmanuel 201

MMahâbhârata 169Malebranche 178, 200Marc Aurèle IV, 7–9, 13–16,

18, 41, 43–44, 63, 67, 75, 78,88, 100, 112, 127, 129, 156,161, 178

Marion Jean-luc 105Marx Karl 160, 197Maslow Abraham 180Merleau-Ponty Maurice 21, 201Montaigne Michel (de) 118,

148, 176, 196Montesquieu 53Moreau Joseph 14, 70Morin Edgar 125, 194Musonius Rufus 13, 37, 85,

163

NNietzsche Friedrich 18, 64, 148,

159–160, 205

OOvide 95

PPanétius 13Parménide 59, 61–62, 198Pascal Blaise 16, 113, 118, 121,

129Périclès 24

Pic de la Mirandole 196Platon 7, 19, 21–24, 33, 39, 43,57, 59, 61–62, 68, 73, 80, 90,93, 100, 117, 127, 139, 143,161–162, 164, 188–189, 195,197–198, 204

Plutarque 18, 69Polémon 33

Porphyre 6Portique 14, 17–19, 24, 31, 33,35, 40, 44, 52, 61, 63, 65,67–68, 70, 73–74, 77–78, 80,82, 86–87, 93, 103, 113, 139,148, 150, 152, 162, 179, 187,196, 203

Posidonius 14

Prodicos 25Prométhée 160Protagoras 25, 204Pythagore 7, 57, 101, 133, 154,

201

RRavaisson Félix 204Ricœur 201

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S’EXERCER AU BONHEUR

226 © Groupe Eyrolles

Rodis-Lewis Geneviève 105Rogers Carl 180

Rousseau Jean-Jacques 16Russ Jacqueline 58Rusticus Junius 46

SSaint Paul 15, 95Sartre Jean-Paul 109, 200–201Schelling 199Schlanger Jacques 155, 196Schopenhauer Arthur 18, 64,

148, 200, 205Sénèque 7, 9, 13, 15, 17–18, 46,

49, 51–52, 63, 70, 72, 78, 80,84, 86, 90, 127, 129, 139, 161,166, 175

Sextius le Fils 50

Sextus 46Socrate 7, 9, 21–28, 32, 38–39,

52, 57, 68, 74, 78, 90, 117,174, 178, 189, 195, 202

Sotion 50Spinoza Baruch 16–18, 63, 95,

148, 159–160, 178, 199Stilpon 33

TTacite 51Thalès 22, 60

VVair Guillaume (du) 16

XXénocrate 33Xénophon 22, 32

ZZénon 6–7, 13–14, 28, 31,33–35, 57, 62–64, 67, 74,80–81, 93, 104, 163, 173, 178

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© Groupe Eyrolles 227

Tables des matières

Introduction – Pourquoi le stoïcisme ? Une voie d’accès

à la « vie heureuse » .................................... 1La Krisis, redoutable défi et formidable opportunité ............. 1La démocratie en question ................................................... 3L’éternel retour à la philosophie........................................... 4Pourquoi le stoïcisme ? ........................................................ 6Un stoïcisme pour aujourd’hui............................................. 8

I. Une histoire gréco-latine

1. Les trois grandes périodes du Portique ........................ 13L’origine du terme............................................................... 13La place du stoïcisme dans la philosophie occidentale ........... 14L’influence du Portique sur Descartes et Spinoza.................. 16Un message qui perdure de nos jours ................................... 18Des pensées et des exercices pratiques pour aujourd’hui ....... 19

2. Socrate, patron des philosophes et des stoïciens ......... 21

Un personnage en chair et en os .......................................... 21Le patron des philosophes avait sa voix intérieure, le daimôn .. 25Le philosophe qui affirmait ne rien savoir............................. 26Une figure de l’héroïsme intellectuel et moral ...................... 27

3. Zénon de Citium, le fondateur de la doctrine .............. 31Le coup d’envoi donné à Chypre......................................... 31De l’influence des « philosophes-chiens » à l’abandonde la volonté de choquer...................................................... 32Une tempérance proverbiale ................................................ 33

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S’EXERCER AU BONHEUR

228 © Groupe Eyrolles

4. Épictète, l’esclave devenu maître de philosophie ........ 37Esclave et boiteux ! .............................................................. 37

L’enseignement moral, non dénué d’humour, d’Épictèteconsigné par son disciple Arrien ........................................... 38Une religion philosophique proche de la spiritualité............. 39

5. Marc Aurèle, l’empereur-philosophe ........................... 43Une saisissante lucidité ......................................................... 43Des épreuves à répétition ..................................................... 44Marc Aurèle définit la philosophie comme voie d’accèsà la sagesse ........................................................................... 46

6. Sénèque, le chroniqueur de la vie bonne ..................... 49Un philosophe dans les hautes sphères du pouvoir................ 49Sénèque subit l’arbitraire de Néron, après avoir étéson précepteur ..................................................................... 51La mort de Sénèque rappelle un certain… Socrate ............... 51Une plume talentueuse, un observateur avisé des passionshumaines ............................................................................. 52

II. La lumière sur les principes

7. Une pensée du Logos..................................................... 57L’originalité du stoïcisme ..................................................... 57Tout l’enseignement repose sur une conception du Logos.... 58La force intelligente de l’univers........................................... 60Avec Platon, le logos reçoit son sens moderne...................... 61

Le Logos stoïcien garantit la rationalité et la cohérencedu monde ............................................................................ 63Finalement, le Logos, c’est Dieu en action ........................... 64Le christianisme a fait du Logos l’Esprit Saint ....................... 65

8. Rationalisme et panthéisme : deux idées de basedu stoïcisme.................................................................... 67

Le stoïcisme veut penser l’unité du monde… et la vivre ....... 67Pas de Dieu personnel dans le stoïcisme ............................... 71Le comble de l’optimisme, parfois jusqu’à l’excès ................. 73

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Tables des matières

© Groupe Eyrolles 229

Une pensée hermétique au problème du malet de la souffrance ................................................................ 74

9. L’usage correct des représentations .............................. 77Le programme pratique du stoïcisme : vivre le bonheur ....... 77Nous pouvons maîtriser notre propension à émettredes jugements ...................................................................... 78Au cœur de la doctrine : le principe directeur ...................... 80Un aperçu du concept de représentation .............................. 80Trois exemples simples pour comprendre le rôledes représentations ............................................................... 82

Garder le sens de la mesure, y compris dans la volontéde se maîtriser ...................................................................... 84Une école de détachement................................................... 86La liberté passe par l’abandon à l’ordre du monde................. 87La ligne de conduite à suivre dans la vie courante................. 89L’attachement de l’homme à son corps, le plus grandobstacle au progrès intérieur................................................. 90Deux difficultés réelles du Portique à méditer ...................... 93

III. Une pharmacopée de la conscience

10. Précisions et précautions ............................................... 99Des exercices pour soigner l’âme.......................................... 99Ce qu’on peut attendre du stoïcisme en action..................... 100

11. Le point de départ… est aussi le point d’arrivée.......... 103D’abord, plonger dans le mystère du « Je » ........................... 103Que faire concrètement pour démarrer ?Reprendre Descartes !.......................................................... 104L’influence de Descartes sur les grands penseurs modernes.... 108

12. Le recueil de pensées ..................................................... 113Le secret de la réussite : savoir orienter sa pensée.................. 113Une méthode pratique pour confectionner un carnetefficace ................................................................................ 114

13. La troublante question de l’imagination ...................... 117L’imagination, une force qu’il faut canaliser.......................... 117

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S’EXERCER AU BONHEUR

230 © Groupe Eyrolles

Le conflit classique entre imagination et volonté .................. 119Une technique d’Épictète pour ne plus se laisser entraîner 

par l’imagination.................................................................. 12014. L’arrachement à la fascination de l’immédiat .............. 125

Nous vivons sous le règne parfois tyranniquede l’hyper-information......................................................... 125Nos associations d’idées sont incessantes et souventmécaniques .......................................................................... 126Nous devons penser notre pensée......................................... 127Se concentrer sur l’instant présent pour mieux se maîtriser ... 127

À l’impulsion opposer la réflexion… sans rigidité ................. 13015. L’examen de conscience................................................. 133

Une très vieille tradition, toujours profitable aujourd’hui...... 133S’examiner et assister au spectacle de soi............................... 135

16. L’épreuve de la maladie................................................. 139Philosopher, pour partie c’est apprendre à mourir ................ 139Une morale de l’acceptation face à l’inévitable ..................... 140

IV. Penser, agir et vivre en mode stoïcien

17. Au fait, pour le Portique, l’action c’est quoi ? .............. 147Élargir résolument notre perspective sur le stoïcisme ............ 147Six questions décapantes à ne pas éluder............................... 148Trois constats majeurs issus de l’expérience .......................... 149Un univers mental qui a définitivement changé.................... 150

Une école de modestie sans affectation aucune..................... 152Agir oui, mais dans la bonne direction ................................. 154

18. Action et détachement ................................................... 159Une double aspiration au cœur de tous les systèmesde pensée............................................................................. 159La triple discipline du jugement, du désir et de l’action ........ 161L’action philosophique est de nature… politique.................. 162Le détachement est avant tout un travail sur les émotions ..... 164Où l’on reparle de la « vie bonne »....................................... 165

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Tables des matières

Se détacher n’est pas abdiquer ou se renier ........................... 166L’Inde nous fournit la clé d’interprétation du concept

de détachement.................................................................... 16919. La liberté, jusqu’où ? ..................................................... 173

Une conception très restrictive de la liberté.......................... 173La liberté passe toujours par la maîtrise de soi ....................... 174

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