78
Henryk Sienkiewicz 1846 – 1916 ALLONS À LUI (Pójdźmy za nim!) 1892 Traduction de J.-L. de Janasz parue dans La Revue blanche, vol. 23, 1900. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE POLONAISE

Sienkiewicz - Allons a Lui

Embed Size (px)

Citation preview

Allons Lui

Henryk Sienkiewicz

1846 1916ALLONS LUI

(Pjdmy za nim!)

1892

Traduction de J.-L. de Janasz parue dans La Revue blanche, vol. 23, 1900.TABLEI3II7III11IV14V17VI22VII30VIII44

I

Caus Septimus Cinna tait un patricien romain. Sa jeunesse stait passe aux lgions, dans lpre vie des camps. Plus tard, il tait revenu Rome pour jouir de la gloire, de la volupt et des avantages que pouvait lui procurer une fortune trs grande, bien quun peu corne dj.

Et, outrance, jusqu lexcs, il avait joui de tout ce que pouvait donner lnorme ville. Ses nuits se passaient en festins dans les magnifiques villas suburbaines; il employait ses journes faire de lescrime chez les lanistes, disserter avec les rhteurs aux tpidaria des thermes, o, entre deux thses, on avait coutume dpiloguer sur les racontars de la ville et du monde... il les passait au cirque, aux courses, aux luttes de gladiateurs, ou bien au milieu des joueurs de harpe, des devineresses de Thrace et des suaves danseuses que lon faisait venir des les de lArchipel. Parent, par sa mre, du fameux Lucullus, il avait, semblait-il, hrit de son penchant pour les mets recherchs. Sa table tait servie de vins de Grce, dhutres napolitaines, de grasses sauterelles cuites au miel du Pont. Des poissons de la Mer Rouge aux perdrix blanches du Borysthne, tout ce que possdait Rome, Cinna devait le possder. Toutefois, il jouissait de tout cela non pas en soldat outrancier, mais en praticien clectique.

Il stait suggr, peut-tre mme avait-il veill en soi, le got des belles choses: il raffolait des statuettes venant des fouilles de Corinthe, des pilychnions de lAttique, des poteries trusques ou importes du lointain pays des Sres, des mosaques romaines, des tissus de lEuphrate, des parfums de lArabie, et de tant dautres babioles singulires dont la recherche occupait la futilit de son existence de patricien. Il savait aussi en parler, en connaisseur pris dart, avec des vieillards dents, qui, table, couronnaient de roses leur calvitie, et mchaient de lhliotrope au dessert pour se rafrachir lhaleine.

De mme, il ressentait la beaut dune priode de Cicron, la grce dun vers dHorace ou dOvide.

lev par un rhteur dAthnes, il parlait couramment le grec, connaissait par cur des passages entiers de lIliade et pouvait, au cours dun festin, chanter les posies dAnacron jusqu lenrouement complet, ou bien lbrit finale. De son matre et dautres encore, il tenait des aperus de philosophie et en savait assez pour comprendre sommairement larchitecture de tant ddifices intellectuels, rigs en Hellade ou bien aux colonies. Et il comprenait que, maintenant, tous ces difices ntaient plus quun amas de ruines. Il connaissait personnellement beaucoup de stociens et les avait en mdiocre estime, les considrant comme un parti politique plutt; et il avait coutume de les traiter dinsipides trouble-fte. Souvent, des sceptiques sasseyaient sa table, qui, entre deux services, dmolissaient des systmes entiers, et proclamaient, la coupe la main, que la volupt nest que nant, la vrit, une chose inaccessible aux hommes, et que, pour le sage, le but unique ne peut tre quun calme inaltr.

Tout cela occupait ses oreilles, mais ne prenait point racine en son esprit. Il navait pas de principes et ngligeait den avoir. Caton tait pour lui la personnification dun grand caractre, uni une sottise immense. Pour lui, la vie, ctait la mer, la mer immense, o souffle sa guise, comme il lui plat, le vent... La sagesse suprme consistait donc dans lart de tendre ses voiles aux vents propices... part cela, il prisait la largeur de ses propres paules, son excellent estomac, et sa belle tte romaine au profil daigle, la mchoire puissante. Et il tait persuad quavec tout cela on pouvait, tant bien que mal, vivre sa vie. Il nappartenait pas lcole des sceptiques, mais, dans la vie ordinaire, ctait un sceptique et un voluptueux, bien quil st que la volupt est loin de donner le bonheur. Ne connaissant pas la vritable doctrine dpicure, il se croyait picurien. En tout et pour tout, il considrait la philosophie comme une escrime de lesprit, aussi bonne que celle des lanistes. Et, quand les discours lavaient fatigu, il sen allait au cirque, voir du sang.

Il ne croyait ni aux dieux, ni la vertu, ni la vrit, ni au bonheur. Mais il croyait aux oracles, tait trs superstitieux, et les mystrieuses religions de lOrient excitaient sa curiosit. Et ctait un excellent matre pour ses esclaves, sauf aux instants dennui, o il tait cruel.

Selon lui, la vie tait une grande amphore, brillant dun clat plus sombre eu gard la qualit du vin qui lemplissait. Aussi sefforait-il demplir la sienne du meilleur. Il ne chrissait personne, mais il affectionnait bien des choses, entre autres, sa propre tte daigle au crne superbe, et son pied de patricien.

Parfois se complut-il, aux premires annes de sa vie dissipe, tonner Rome. Et il y russit plusieurs reprises... Plus tard, cela mme le laissa indiffrent.

II

En fin de compte, il se ruina... Son patrimoine sen alla aux cranciers, et il ne resta Cinna quune grande lassitude, comme aprs un dur labeur, une satit curante... et quelque chose de trs inattendu: une inquitude profonde, irraisonne. Pourtant, il avait joui de la richesse, de lamour tel quon le concevait alors, de la volupt, de la gloire et du danger... Il avait, peu de chose prs, fait le tour de toutes les connaissances humaines; il avait pris contact avec lart et la posie... il pouvait donc se figurer avoir obtenu de la vie tout ce quelle tait capable de lui donner. Et, cependant, il avait la sensation davoir nglig quelque chose... quelque chose dessentiel. Pourtant, il ne savait ce qutait ce quelque chose, et ctait en vain quil se creusait la tte.

Il tentait parfois de ragir contre ces penses et contre cette inquitude, il tentait de se persuader que, dans la vie, il ny avait et ne pouvait y avoir rien de plus... Mais alors, son inquitude, loin de sattnuer, sexasprait immdiatement jusqu lui faire croire quil sinquitait non seulement pour lui-mme, mais pour la Ville entire.

Et il en venait envier les sceptiques, tout en les tenant pour des imbciles: Naffirmaient-ils pas quil est possible de peupler le vide avec rien?

Deux hommes semblaient tre en lui maintenant: lun prodigieusement stupfait de sa propre inquitude; lautre, qui paraissait la considrer comme absolument justifie.

Peu aprs sa ruine, Cinna, grce de hautes influences, fut envoy Alexandrie en qualit de fonctionnaire, un peu afin dy reconstituer sa fortune. Son inquitude laccompagna sur le navire et le suivit travers les mers. Il pensait que ses nouvelles fonctions, le monde nouveau qui soffrait ses regards, les sensations nouvelles, parviendraient le dlivrer de cette compagne importune il se trompait. Un mois, deux mois se passrent... et, semblable la semence ramene dItalie, qui se dveloppe plus vivace dans le sol gnreux du Delta, son inquitude, plante touffue, se changea en un cdre robuste et rameux.... et son ombre grandit dans lme de Cinna.

Il essaya dabord de stourdir par une vie semblable a celle quil avait mene Rome. Alexandrie, ville de volupt, tait riche en femmes grecques aux cheveux fauves, au teint clair que le soleil dgypte dorait de transparents reflets dambre. Dans leurs bras, il chercha dabord lapaisement. Mais en vain...

Alors, il songea au suicide. Beaucoup, parmi ses anciens compagnons avaient, de semblable faon, mis fin leurs tracas, pour des raisons souvent plus futiles encore que ses raisons lui; par ennui simplement, par dsuvrement, ou bien parce que cette vie dissipe navait plus dattraits pour eux... Le glaive aux mains dun esclave habile... et tout tait dit. Cinna sattacha cette pense, mais, dj dcid la suivre, il fut arrt par un rve trange. Comme il passait, en songe, le fleuve de loubli, il lui sembla apercevoir, sur lautre rive, son inquitude sous les traits dun esclave affam qui, avec un salut, disait: Je tai devanc, Seigneur, afin de te recevoir.

Pour la premire fois de sa vie, Cinna eut peur: il ne pouvait songer sans apprhension lexistence future: il fallait donc quils y allassent ensemble, son inquitude et lui.

En dsespoir de cause, il dcida de se rapprocher des savants dont fourmillait le Srapum, esprant trouver auprs deux la clef de lnigme. Les savants ne trouvrent rien, mais, en revanche, le nommrent , titre que lon confrait dordinaire aux Romains de haute ligne et aux grands personnages. Maigre consolation que ce brevet de sagesse pour un homme qui ne savait trouver une rponse sa proccupation la plus intense! Cela et pu lui paratre de lironie. Mais, croyant que le Srapum ne dvoile sa propre sagesse quaux seuls initis, il ne dsespra point encore.

Le plus actif parmi les savants tait Timon dAthnes, homme riche et citoyen romain. Venu Alexandrie afin de pntrer les mystres de la science gyptienne, il y habitait depuis une vingtaine dannes. De lui, on disait quil ntait point, dans la Bibliothque, de parchemin ou de papyrus quil net dchiffr et quil possdait fond toute la science humaine. Et ctait un homme doux et indulgent. Cinna eut vite fait de le distinguer dans la foule pdante des commentateurs au cerveau momifi et bientt leurs rapports, devenus frquents, se changrent en une liaison plus troite et allant jusqu lamiti.

Le jeune homme admirait lingniosit de sa dialectique, son loquence, sa profondeur surtout, quand, abordant des sujets levs, il parlait des destines de lhomme et de lunivers. Ce qui frappait particulirement en lui, cest qu cette profondeur venait se mler comme une tristesse latente. Plus tard, quand ils furent lis damiti, Cinna, souvent, dsira demander au vieillard les raisons de sa tristesse et, en mme temps, lui ouvrir son propre cur. Il attendait une occasion.

III

Certain soir, comme, aprs une chaude discussion sur la migration des mes, ils restaient seuls sur la terrasse contempler la mer, Cinna prit dans les siennes la main de Timon et lui confessa le tourment de sa vie et les raisons qui lui avaient fait rechercher la socit des savants et des philosophes du Srapum.

Jy ai gagn de te connatre, Timon, conclut-il, et maintenant je sais que si tu ne peux mexpliquer lnigme de ma vie, nul autre nen sera capable.

Les yeux fixs sur le miroir de londe qui refltait la lune nouvelle. Timon se taisait. Puis il dit:

Te souvient-il davoir vu en hiver des nues doiseaux sabattre ici, venant des brumes du Nord! Sais-tu, Cinna, ce que ces oiseaux viennent chercher en gypte?...

La chaleur et la lumire.

Les mes humaines, elles, cherchent la chaleur de lamour et la lumire de la vrit. Loiseau sait o chercher ce quil dsire, lme, la pauvre me humaine vogue au hasard, dans lgarement, la tristesse et linquitude.

Pourquoi, noble Timon, ne trouv-je point ma route?

Autrefois, vois-tu, les dieux donnaient lapaisement, aujourdhui, la foi est tarie, tel lhuile dune lampe... Ensuite, on espra que la philosophie ferait clore dans les mes le soleil de la vrit. Vinrent enfin les sceptiques qui, sur les ruines de ce qui fut lAcadmie dAthnes, camprent leur doctrine. Ils se figuraient apporter la paix, ils napportaient que linquitude... Car renoncer, comme ils le font, la lumire et la bienfaisante chaleur, cest livrer lme aux tnbres et linquitude... Et voici pourquoi aveuglment, ttons, les mains tendues, fbriles, nous cherchons une issue...

Est-il possible que tu naies point trouv?

Jai cherch... sans trouver. Tu cherchas une issue dans la volupt, moi, dans la rflexion; et, tous deux, nous errons encore dans les tnbres. Sache donc que ton tourment nest point isol et quen toi souffre et se lamente lme du monde. Depuis longtemps, nest-ce pas, tu as cess de croire aux dieux...

Leur culte est encore public a Rome; on nous fait mme venir de nouveaux dieux dgypte et dAsie... Mais, pour y croire sincrement, il ny a peut-tre que les marachers qui, de grand matin, arrivent de la campagne...

Et ceux-l seuls possdent le calme.

De mme alors que ceux qui, ici, se prosternent devant des oignons et des chats.

De mme aussi que ceux qui, semblables aux animaux, ne dsirent rien de plus que le sommeil aprs la pture.

.................................................................................

Mais alors la vie vaut-elle dtre vcue?

Savons-nous donc ce quapportera la mort?

Mais quelle diffrence alors entre toi et les sceptiques?

Les sceptiques?... Les sceptiques consentent aux tnbres, ou bien font semblant dy consentir. Pour moi, les tnbres sont un tourment.

Et tu nentrevois point la dlivrance?

Timon se tut, puis, lentement, comme hsitant, rpondit:

Je lattends...

Do donc?...

... Je ne sais pas encore...

Puis, appuyant la tte sur sa main et comme pris par le silence qui planait sur la terrasse, dune voix assourdie:

Car, chose trange, il me semble que si le monde ne contenait rien de plus que ce que nous savons, si nous ne pouvions tre rien de plus que ce que nous sommes... cette inquitude ne serait pas en nous... Ainsi, dans la maladie elle-mme, je vois lespoir de la gurison. Les vieilles croyances sont mortes, la philosophie nest plus... La vie ne peut venir que dune vrit nouvelle, inconnue...

.................................................................................

Cet entretien fut dun grand rconfort pour Cinna. Ayant appris que non seulement lui seul, mais que le monde entier tait malade, il eut une sensation de dlivrance, comme si on lui enlevait soudain un fardeau norme, le rpartissant sur des milliers dpaules.

IV

De ce jour, leur amiti devint plus troite encore. Il se voyaient souvent, maintenant, et taient en constante communion dides. Du reste, en dpit de ses multiples tentatives et de la lassitude qui avait suivi, Cinna tait jeune, trop jeune pour que la vie net point pour lui des attraits encore inconnus... Et il en trouva dans la personne dAntha, fille unique de Timon.

Alexandrie, le renom dAntha ntait point infrieur au renom de son pre. Elle tait adore des nobles Romains qui frquentaient Timon, adore des Grecs, adore des philosophes du Srapum, et elle tait lidole du peuple...

Loin de lenfermer au gynce, de lastreindre aux seules occupations fminines, Timon stait efforc de lui inculquer tout son propre savoir. Au sortir de lenfance, il lui avait fait lire les auteurs grecs, latins et hbreux. Car, doue dune mmoire tonnante et leve Alexandrie mme, elle parlait couramment ces trois langues. Elle tait la confidente de toutes ses penses et, souvent, au cours des entretiens symposiaques, elle savait, pareille Ariane, se dgager du labyrinthe des problmes les plus ardus et en affranchir les autres.

Son pre avait pour elle de ladmiration et du respect. Elle tait entoure du charme dun mystre quasi-divin, et voyait, dans des songes inspirs, des choses invisibles aux yeux des autres mortels. Le vieillard laimait comme son me; mais il apprhendait de la perdre, car elle disait souvent quen rve lui apparaissaient des tres de mauvais augure, environns dune lumire trange: prsage de vie ou de mort! elle ne savait...

Pourtant, elle ntait entoure que damour. Les gyptiens qui frquentaient chez Timon, lappelaient le Lotos, peut-tre cause du culte divin dont cette fleur tait lobjet peut-tre aussi parce que, ayant contempl Antha, on pouvait oublier tout, tout au monde.

Sa beaut galait sa sagesse. Le soleil dgypte navait point hal ce visage, o les roses lueurs de laube semblaient palpiter au sein dune nacre transparente. Ses yeux avaient la couleur du Nil, et, comme les eaux du Fleuve mystrieux, son regard semblait maner des l-bas lointains et ignors. Cinna, quand il leut vue et entendue pour la premire fois, et voulu, tout dabord, lui lever un autel dans latrium de sa maison et y apporter en offrande de blancs ramiers!...

Il avait, dans sa vie, rencontr des milliers de femmes: filles du Nord aux longs cils blancs, aux cheveux couleur des bls, Numidiennes, noires, tels des blocs de lave. Mais jamais, jusquici, il navait dcouvert semblable perfection de lme et du corps! Et son admiration grandissait mesure quil la voyait, mesure quil avait loccasion dcouter ses paroles.

Par instants, lui qui ne croyait plus aux dieux, en venait supposer quAntha ne pouvait tre la fille de Timon, mais bien celle dun dieu, et quelle ntait femme qu demi, tant srement immortelle.

Trs vite, il laima dun amour inattendu, immense, invincible, aussi diffrent des sentiments prouvs jusqualors, quAntha diffrait des autres femmes. Il ne dsirait la possder que pour se prosterner devant elle... Et il et donn tout son sang pour la possder... Il sentait quil vaudrait mieux pour lui tre un mendiant avec elle, quun empereur sans elle. Et, semblable au gouffre marin, qui, avec une puissance infrangible, sempare de tout ce qui se trouve sa porte, lamour sempara de lme de Cinna, de son cur, de ses penses, de ses jours, de ses nuits... et de tout ce qui fait lexistence!...

Et lamour sempara dAntha.

Tu felix, Cinna! rptaient ses amis.

Tu felix, Cinna! se rptait-il lui-mme... Et, le jour des pousailles, quand les lvres divines profrrent le sacramentel: tes cts, toujours, mon Caus, moi, ta Caa! il lui sembla que son bonheur serait, comme la mer, insondable et sans limites.

V

Depuis lors, douze mois staient couls et, pour Cinna, la jeune femme tait toujours lobjet dun culte incessant; elle tait lme de son me, elle tait lamour, la sagesse, la lumire...

Mais le bonheur, profond comme la mer, devait, comme elle, tre changeant et perfide.

Aprs un an, Antha fut prise dun mal cruel et mystrieux. Ses songes inspirs staient changs en des visions terribles qui tarissaient en elle la source de vie. Son visage, do laurore avait fui, avait maintenant la seule transparence de la nacre; ses mains taient diaphanes, ses yeux enfoncs profondment... De plus en plus, le lotos rose devenait lotos blanc, de la blancheur des visages morts.

Prsage de mort en gypte, des vautours planaient au-dessus de la maison de Cinna.

Les visions dAntha devenaient toujours plus terrifiantes. Quand, vers midi, le soleil inondait lunivers de blanches clarts, et que la ville dormait, accable de silence, il lui semblait entendre les pas prcipits dun cortge invisible et des profondeurs de latmosphre surgissait soudain une face cadavrique, qui fixait sur elle ses yeux de jais. Ces yeux!... ils sattachaient elle, impitoyables, semblaient lappeler, lattirer de force vers des tnbres peuples de mystre et deffroi!... Et le corps dAntha frissonnait de fivre, son front ple et livide se couvrait dune sueur froide, et, tel un enfant terrifi et sans forces, elle cherchait un abri sur la poitrine de Cinna.

Au secours! rptait-elle de ses lvres bleuies, au secours, Caus! Dfends moi!

Caus se fut jet sur tous les spectres envoys par Persphone... Mais cest en vain que du regard il scrutait les profondeurs de ltendue. Alentour, ctait la solitude dserte; de blanches clarts inondaient la ville; la mer tait de feu sous le soleil; et, dans le silence, sentendait seul le glatissement des vautours qui planaient au-dessus de la maison.

Les visions devinrent plus frquentes, puis journalires.

Partout, au grand air, dans latrium, dans toutes les pices, elles assaillaient Antha.

Conseill par des mdecins, Cinna avait fait venir des sambuques gyptiennes, il avait assembl des bdouins, joueurs de plagiaule, esprant que le tintamarre sauvage de cette musique couvrirait la rumeur des tres invisibles. Vaine tentative: Antha percevait cette rumeur au sein du vacarme le plus assourdissant et, tous les jours, quand le soleil tait arriv au plus haut de sa course, et que lombre, aux pieds de lhomme, semblait un vtement tomb de ses paules, dans lair embras et palpitant surgissait soudain la face cadavrique... Ses yeux de jais fixs sur Antha, elle restait immobile, puis, lentement, reculait, semblant dire: Viens! viens moi!...

Parfois, elle croyait voir remuer la bouche du spectre; parfois, elle la voyait donner passage dimmondes ncrophores qui slanaient vers elle...

la seule pense de ces visions, les yeux dAntha semplissaient de terreur, et la vie lui tait devenue une torture tellement atroce quelle finit par supplier Cinna de la laisser sempoisonner, ou bien de la percer de son glaive.

Lui savait quil ne pourrait faire cela. Pour elle, il et donn tout son sang... Il et, de ce mme glaive, ouvert ses veines lui, une une. Mais tuer Antha!... La voir, cette tte adore, morte, les paupires fermes, calme et glace; voir cette gorge dchire, sanglante!... Ah! pour faire cela, il et fallu dabord quil devint fou!...

Un mdecin grec avait dit Cinna que ctait Hcate qui apparaissait la jeune femme et que les tres invisibles dont la rumeur la terrifiait formaient le cortge dempouses envoyes par la farouche divinit. Selon cet homme la malade tait perdue, car, ayant vu Hcate, elle devait mourir.

Alors Cinna qui, auparavant, se ft moqu de quiconque lui et parl dHcate, sacrifia une hcatombe la desse. Mais loffrande fut inutile et, le lendemain midi, les yeux lugubres apparaissaient nouveau.

On avait essay de lui couvrir la tte; mais, mme travers les voiles les plus pais, elle voyait la face spectrale. Enferme dans une pice obscure, elle voyait laffreux visage se profiler sur la muraille et clairer les tnbres dune lueur blafarde.

Vers le soir, parfois, la malade allait mieux. Alors un sommeil si profond semparait delle, quil semblait Cinna et Timon quelle ne se rveillerait plus. Bientt, elle devint faible au point de ne plus pouvoir marcher: on la porta dans une litire.

Lancienne inquitude stait rveille, cent fois plus torturante, dans lme de Cinna. La peur pour Antha sy mlait la sensation trange que sa maladie avait des rapports mystrieux avec tout ce dont ils avaient parl, Timon et lui. Peut-tre le vieillard avait-il les mmes penses?... Cinna, toutefois, redoutait de le questionner.

La malade stiolait lentement, comme une fleur contamine par une araigne venimeuse...

Malgr linanit de tout espoir, Cinna faisait des efforts dsesprs pour la sauver. Dabord, il la transporta Memphis. Mais le sjour lombre des Pyramides ne put avoir raison du terrible mal. Alors, il revint Alexandrie et entoura sa femme de devins, de sorciers, de marchands de philtres, et de toute la bande des faiseurs de miracles, pres exploiteurs de la crdulit humaine.

Il navait plus le choix, et tous les moyens lui taient bons!

Or, vers ce temps-l arriva de Csare Alexandrie, Joseph, fils de Khousa, fameux mdecin juif. Cinna le manda immdiatement auprs de la malade et, pour un instant, il reprit espoir: Joseph, qui ne croyait pas aux dieux grecs et romains, carta avec mpris la fable dHcate. Pour lui, Antha tait possde des dmons et il importait de quitter au plus tt lgypte, o les manations putrides du Delta ne pouvaient que nuire la malade.

Juif lui-mme, il indiqua Jrusalem comme tant une ville o les dmons nont point accs, et o lair est sec et vivifiant.

Cinna suivit ce conseil avec dautant plus dempressement quil ny avait plus dautre parti prendre, et que le procurateur qui gouvernait la Jude tait connu de lui et descendait danciens clients de la famille des Cinna. Et, en effet, le procurateur Pontius les reut bras ouverts et les installa dans sa propre rsidence dt, situe non loin des murs de la ville.

Mais, longtemps avant darriver destination. Cinna avait vu son dernier espoir svanouir. Le spectre navait cess de perscuter Antha. mme bord de la galre, et, Jrusalem, la malade attendait lheure fatale avec la mme mortelle angoisse qu Alexandrie.

Et ainsi scoulaient leurs journes dans laccablement, la terreur, le dsespoir et lattente de la mort.

VI

Malgr le jet deau, le pristyle ombreux et lheure matinale, il faisait, dans latrium, une chaleur accablante. Car le marbre tait embras par le soleil printanier. Pourtant, non loin de la maison, se trouvait un vieux pistachier donnant de lombre sur une assez grande tendue. Situ en dehors des murs, lendroit tait plus ar aussi, et Cinna y fit placer la litire orne de jacinthes et de fleurs de pommier, o reposait Antha. Puis il sassit auprs delle et, effleurant ses mains dune pleur dalbtre, il demanda:

Es-tu bien ainsi, carissima?

Fort bien, rpondit-elle d une voix peine intelligible. Puis elle ferma les paupires, comme prise de sommeil.

Et ce fut le silence. Seul, un souffle lger agitait les rameaux en soyeux bruissements, cependant que, autour de la litire, les rayons, perant le feuillage, dcoupaient terre de miroitantes taches dores. Parmi les pierres, des grillons chantaient.

La malade ouvrit les yeux.

Caus, dit-elle, est-il vrai que dans ce pays est apparu un philosophe qui rend la sant aux malades?

Ils appellent ces gens-l des prophtes, rpondit Cinna. Jen avais entendu parler et je voulais lamener auprs de toi; mais ce ntait quun imposteur. En outre, il blasphmait le temple et la loi du pays, et le procurateur la livr aux mains des bourreaux. Cest aujourdhui quil sera crucifi.

Antha baissa la tte.

Toi, le temps te gurira, dit Cinna, voyant la tristesse rpandue sur son visage.

Le temps!... Il fait uvre de mort, non de vie, rpondit-elle lentement.

De nouveau ce fut le silence et le miroitement incessant des taches blondes. Les grillons chantrent plus fort, et des petits lzards saventurrent hors des fentes et vinrent se chauffer au soleil.

De temps en temps, Cinna regardait Antha, et des penses dsesprantes, mille fois renouveles, semparaient de son cerveau: aucune chance de salut... nulle lueur despoir... bientt cet tre ador ne serait plus quune ombre impalpable, une pince de cendres dans une des urnes du Columbarium...

Couche, les paupires closes, dans cette litire fleurie, elle semblait morte dj...

Moi aussi, je te suivrai, songeait Cinna.

Des pas rsonnrent dans le lointain... Le visage dAntha devint plus ple quun linge, sa bouche entrouverte respira prcipitamment, sa poitrine haleta. La malheureuse martyre croyait entendre le cortge des fantmes prcdant le spectre aux yeux de jais. Mais Cinna lui prit les mains, tchant de la rassurer.

Ne crains riens, Antha. Ces pas... je les entends, moi aussi.

Puis il ajouta:

Cest Pontius Pilatus qui vient auprs de nous.

En effet, le procurateur apparaissait au dtour du sentier, escort de deux esclaves. Ctait un homme g dj, au visage arrondi et soigneusement ras o, ct dune gravit factice, se refltaient le souci et la fatigue.

Salut toi, noble Cinna, et toi, divine Antha, dit-il en entrant dans lombre du pistachier. La nuit a t frache, mais voici une journe bien chaude; quelle vous soit propice tous deux, et que la sant dAntha redevienne aussi florissante que ces jacinthes et ces rameaux de pommier qui ornent sa litire!

Sois-nous le bienvenu, rpliqua Cinna.

Le procurateur stait assis sur un quartier de roche et contemplait Antha. Il frona lgrement les sourcils:

La solitude, dit-il, engendre la tristesse et la maladie... Au sein de la foule, la peur ne peut vous atteindre... Un conseil!... Malheureusement, nous ne sommes pas ici Antioche, ni Csare... Nous navons ni jeux, ni courses daucune sorte.. Et, si lon levait un cirque, ces enrags le dtruiraient le lendemain... Ici, lon entend que ces mots: la Loi. Tout porte ombrage cette Loi. Ah, combien je prfrerais tre au pays des Scythes!

Que voulais-tu dire, Pilate?

En effet... jai perdu le fil. Les soucis!... Je disais donc?... Que, dans la foule, la peur ne peut avoir de prise sur vous. Aujourdhui, prcisment, vous pouvez assister un spectacle curieux. Jrusalem, il faut se contenter de peu!... Il faut, avant tout, quAntha, midi, soit environne par la foule. Aujourdhui, trois hommes mourront sur la croix. Cela vaut mieux que rien. Et puis dans la ville pullulent les vagabonds les plus tranges, qui ont afflu de tout le pays en vue des ftes de Pques. Vous pourrez contempler ce peuple votre aise. Je vous ferai donner une place excellente, proximit des croix. Jespre que les supplicis auront du courage. Lun est un homme bien singulier: il se dit le fils de Dieu, il est doux comme une colombe et il na, au fond, rien fait qui mritt la mort.

Et tu las condamn tre crucifi?

Je voulais maffranchir dun ennui et ne pas dchaner la fureur de ce gupier quest le temple. Dj, sans cela, ils se plaignent de moi Rome. Du reste, ce nest pas dun citoyen romain quil sagit.

Sa torture nen sera point amoindrie, cet homme.

Le procurateur ne rpondit point et, aprs un temps, il dit, comme se parlant lui-mme:

Il est une chose entre toutes que je ne puis souffrir, cest lexagration. Ce mot, prononc devant moi, a le don dattrister toute ma journe. Aurea mediocritas!... Le juste milieu... Pour moi, la sagesse est l, toute entire. Et il nest pas au monde dendroit o ce principe soit moins en honneur!... Ah! combien tout cela me fatigue! combien cela me fatigue! Aucun calme, aucun quilibre... ni chez les hommes, ni dans la nature... Tenez, maintenant, au printemps, les nuits sont fraches; et le jour, la fournaise est telle, que les cailloux vous brlent les pieds. Midi est encore loin et voyez ce qui se passe!... Quant aux hommes, mieux vaut nen rien dire! Je suis ici, parce que jy suis forc. Nimporte!... Voici que jallais de nouveau perdre le fil... Allez voir la mise en croix: Je suis persuad que ce Nazaren saura mourir avec courage. Je lai fait fouetter, esprant ainsi le sauver de la mort. Je ne suis point froce, moi! Pendant la flagellation, il tait patient comme un agneau et il bnissait lhumanit. Quand le sang la inond, il a lev les yeux au ciel et sest mis prier. Cest lhomme le plus trange que jaie vu de ma vie. Ma femme, son propos, ne ma pas laiss un instant de rpit et, ds laube, elle na cess de me rpter: Tu ne souffriras pas la mort dun innocent. Moi, je ne demandais pas mieux! Deux fois, je suis mont au Bima et jai harangu ces prtres froces, cette tourbe chassieuse. lunisson, la tte renverse, la bouche bante, ils me rpondaient: Crucifiez-le!

Et alors tu as cd, dit Cinna.

Jaurais provoqu une meute en ville. et je suis ici pour maintenir la paix. Le devoir avant tout!... Je naime pas lexagration, je suis las mourir, mais si jentreprends quelque chose, je nhsite pas sacrifier la vie dun seul homme au salut commun... Surtout, si cest un inconnu pour lequel personne ne viendra me demander des comptes... Tant pis pour lui, il nest pas citoyen romain.

Le soleil ne luit pas pour Rome seulement, murmura Antha.

Divine, rpliqua le procurateur, je pourrais te rpondre que, sur la terre entire, le soleil claire la domination romaine, et quil faut donc tout sacrifier au bonheur de Rome. Les meutes affaiblissent notre autorit!... Mais, avant tout, je ten supplie, nexige pas de moi de changer la sentence. Cinna te dira que cest impossible, et que Csar seul pourrait le faire. Moi, je ne le puis pas, mme si je le voulais... Nest-il pas vrai, Caus?

En effet.

Mais ces paroles firent une peine visible Antha; et, pensant elle-mme peut-tre, elle dit:

Ainsi, lon peut souffrir et mourir innocent?

Nul en ce monde nest innocent, rpondit Pilate. Ce Nazaren na commis aucun crime; fort bien: comme procurateur, je men suis lav les mains. Mais, en tant quhomme, je blme sa doctrine. Je me suis entretenu fort longtemps avec lui, et me suis convaincu par moi-mme quil enseignait des choses inoues. Que voulez-vous, le monde ne peut exister que par la sagesse... Qui donc niera lutilit de la vertu? Pas moi, toujours!... Les stociens eux-mmes enseignent supporter ladversit dune humeur gale, sans pour cela exiger de vous le renoncement complet. La fortune et le dner tout la fois!... Dis-moi, Cinna, toi qui es un homme sage que penserais-tu de moi, si, un beau jour, jabandonnais la maison que vous habitez en ce moment ces crve-la-faim qui sont l, en train de se chauffer au soleil, prs de la porte de Yoppe?.. Et cest justement des choses semblables quil exige. Il enseigne, en outre, quil faut aimer tous les hommes dun mme amour, les Juifs comme les Romains, les Romains comme les gyptiens, les gyptiens comme les noirs, et ainsi de suite..... la fin, jen ai eu assez! Comment? La vie de cet homme est en jeu! Lui se comporte comme sil sagissait dun autre: il enseigne, il prie!... Je nai point le devoir de sauver un homme qui ny tient pas lui-mme... Qui dpasse la mesure en tout, nest pas un homme sens!... Et puis, il se fait appeler Fils de Dieu, il dtruit les fondements sur lesquels est difi le monde donc il fait du tort aux hommes! Quil pense ce quil veut, pourvu quil ne dtruise rien! En tant quhomme, je proteste contre sa doctrine. Si, pour moi-mme, je ne crois pas aux dieux, cest mon affaire; pourtant, jadmets la ncessit dune religion, je laffirme toute occasion... Car, selon moi, pour les hommes, la religion est un frein... Il faut atteler les chevaux, et les bien atteler... Du reste, ce Nazaren ne doit pas craindre la mort, puisquil prtend pouvoir ressusciter.

Cinna et Antha se regardrent avec tonnement:

Ressusciter?

Ni plus ni moins! Le troisime jour. Cest ainsi, du moins, quenseignent ses disciples. Lui-mme... Au fait, jai oubli de le questionner ce sujet. Du reste, cest tout un: la mort nous tient quittes de nos promesses. Et mme, sil ne ressuscitait pas, il ny perdrait rien, attendu que, selon lui, le bonheur vritable et la vie ternelle commencent seulement aprs la mort. Il parle de cela rellement comme un homme sr de son fait. Son Hads lui est plus lumineux que ce monde sublunaire et, plus on souffre ici-bas, plus on est sr dy avoir accs. On doit seulement aimer, aimer, aimer encore!...

trange..., dit Antha.

Et les autres te criaient: Crucifie-le! demanda Cinna.

Et je ne men tonne aucunement... Leur me nest que haine, et qui donc, sinon la haine, rclamera le supplice pour lamour?

Antha passa sa main amaigrie sur son front:

Et il est convaincu que lon peut vivre et tre heureux aprs la mort?

Cest pour cela quil na peur ni de la croix, ni de la mort.

Combien ce serait bon, Cinna!...

Et, un instant aprs:

Comment sait-il cela?

Le procurateur fit un geste:

Il prtend le savoir du Pre de tous les hommes, lequel, chez les Juifs, rpond notre Jupiter, sauf que, selon le Nazaren, il est Un, Unique et Misricordieux.

Combien ce serait bon, Caus! rpta la malade.

Cinna ouvrit la bouche, comme pour rpondre mais il resta muet... La conversation sarrta. Pontius continuait visiblement ses rflexions sur ltrange doctrine du Nazaren, car, par instants, il hochait, secouait la tte et les paules. Enfin, il se leva et prit cong.

Antha dit soudain:

Caus, allons voir ce Nazaren.

Htez-vous, dit en les quittant Pilate, le cortge va bientt se mettre en marche.

VII

La journe sannonait claire et chaude. Vers midi toutefois surgirent, venant du nord-est, des nuages sombres et cuivrs, peu tendus, mais lourds et comme gros de tempte. Lazur profond du ciel subsistait encore, mais on voyait que bientt les nuages se rejoindraient, barrant tout lhorizon. Maintenant, le soleil les frangeait dor liquide et de feu. Au-dessus de la ville elle-mme et des collines environnantes, souvrait encore la large baie dun ciel sans tache. En bas, le vent stait tu.

Sur lminence du Golgotha, lil dcouvrait dj des groupes dhommes, venus pour devancer le cortge qui allait quitter la ville.

Le soleil illuminait perte de vue la causse pierreuse, aride et morne, dont la monotone grisaille tait strie du noir des artes et des crevasses, plus noires encore de par la clart qui baignait ltendue. Dans le lointain, pareillement striles et vides, des collines plus leves se voilaient dune brume bleutre.

Plus bas, entre les murs de la ville et le Golgotha, stendait une plaine seme de roches... moins dserte, car dans les crevasses o un peu de terre stait amasse, pointaient des figuiers au rare et pauvre feuillage. et l apparaissaient, nids dhirondelles colls au roc, des habitations aux toits en terrasse, ainsi que des tombes peintes de blanc, qui resplendissaient au soleil. Au pied mme des murs denceinte, une multitude de tentes et de chalets, dresss en vue des ftes et de laffluence des villageois, formaient des campements entiers, grouillants dhommes et de dromadaires.

Le soleil montait lentement dans ltendue libre du ciel. Lheure tait proche o sur ces hauteurs plane un silence de mort, et o tous les tres vivants cherchent un abri derrire leurs murs ou se terrent dans les fentes rocheuses. Mme maintenant, malgr leffervescence inusite, une tristesse planait sur ce paysage, o laveuglante clart illuminait uniquement la friche gristre et morne. Le vacarme des voix lointaines venant de la ville se fondait en une rumeur pareille au murmure des flots et semblait tre absorb par le silence.

Les groupes de gens qui, ds le matin, attendaient au Golgotha avaient les yeux fixs sur la ville, que le cortge allait quitter incessamment. La litire dAntha arriva avec son escorte de soldats envoys par le procurateur, et qui devaient lui frayer un chemin travers la cohue, et, le cas chant, la protger des injures, toujours possibles avec ces foules fanatiques et leves dans la haine de ltranger.

Cinna marchait ct de la litire, en compagnie du centurion Rufilus.

Antha semblait plus tranquille et moins angoisse aux approches de midi et la menace des affreuses visions qui lpuisaient. Ce quavait dit du jeune Nazaren le procurateur stait empar de son esprit et lui faisait oublier sa propre dtresse. Il y avait l, pour elle, quelque chose dtonnant, dincomprhensible presque!... Beaucoup dhommes, alors, savaient mourir avec calme, comme steint un bcher funraire o le bois sest consum. Ce calme, ce courage venaient dune rsignation philosophique limplacable ncessit dun passage de la lumire aux tnbres, de la vie relle une existence illusoire, terne et imprcise. Mais, personne, jusquici, navait bni la mort, personne navait quitt la vie avec la certitude inbranlable que ce ntait quau-del du bcher et de la tombe que commenait une existence vritable, un bonheur si puissant, tellement infini, quil ne pouvait tre imparti que par une Entit toute puissante elle-mme et infinie.

Et lhomme quon allait crucifier prchait cela comme une vrit incontestable! Antha se sentait profondment frappe par cet enseignement, qui lui apparaissait une source unique desprance et de rdemption. Elle savait quil lui fallait mourir, et un immense regret semparait delle: mourir ctait pour elle abandonner Cinna, abandonner son pre, abandonner le monde, lamour... ctait le vide glac, le nant, les tnbres.

Et son regret sillimitait de tout le bonheur qui tait sa part en ce monde. Ah! si la mort pouvait servir quelque chose, si lon pouvait emporter avec soi un souvenir damour, un reflet de bonheur combien la rsignation et t plus aise!

Et, alors quelle nesprait rien, rien de la mort, elle entendait soudain que la mort pouvait tout lui donner...

Qui donc prchait cela! Un homme trange, un rabbi, un prophte, un philosophe, qui faisait de lamour la plus haute des vertus, qui, sous le fouet, bnissait les hommes, et que lon allait crucifier... Et Antha songeait: Pourquoi enseignait-il ainsi, quand la croix devait tre son unique salaire?... Dautres dsirrent le pouvoir, Lui, point; dautres voulurent la richesse, Lui resta pauvre... Ils voulurent des palais, des festins, des lgances, des toffes de pourpre, des chars incrusts de nacre et divoire, Lui vcut, tel un ptre! Il prchait lamour, la piti, le pardon et la pauvret... pouvait il donc tre mchant et affamer les hommes de vaines illusions?

Mais sil disait vrai, alors, que bnie soit la mort, terme des misres terrestres, change dun bonheur infime contre un bonheur meilleur, lumire des yeux fltris, essor ail vers des joies ternelles!... Maintenant Antha comprenait cette promesse de rsurrection.

Lesprit et le cur de la malade pousaient dsesprment la doctrine nouvelle. Elle se rappelait les paroles de Timon, rptant que seule une vrit nouvelle pouvait arracher lhumanit aux fers qui lenchanaient. La voici, la vrit nouvelle! Elle est victorieuse de la mort, donc elle apporte le salut.

Et Antha sabma si profondment, de tout son tre, dans ces penses, que, pour la premire fois depuis tant de jours, Cinna naperut pas sur son visage langoisse surgissante.

Enfin, le cortge se mit en marche dans la direction du Golgotha; de lminence o se trouvait Antha, on pouvait lembrasser du regard. La foule tait nombreuse, mais semblait perdue dans ces espaces pierreux. De la porte ouverte sessaimait la multitude de plus en plus compacte, se grossissant de ceux qui attendaient au dehors.

Dabord, ils marchrent en une longue thorie qui, peu peu, senfla comme un fleuve dbordant son lit, tandis quils avanaient mesure. Des essaims denfants gambadaient sur les cts. Le cortge savanait dans la fluctuation chatoyante des tuniques blanches, des chles carlates et bleus. Au centre, luisaient les cuirasses et les lances des soldats romains, que le soleil baisait de rayons voletants. La rumeur des voix confuses arrivait de loin et saffirmait toujours plus distincte.

Enfin, ils sapprochrent tout fait... et les premires ranges se mirent escalader le tertre. La foule se htait pour occuper les places proches du lieu du supplice, afin den voir tous les dtails, et le dtachement escortant les condamns, refoul, restait de plus en plus en arrire. Les enfants arrivrent les premiers: garons demi-nus, des pices dtoffes aux reins, les cheveux coups ras, sauf deux petites touffes aux tempes, hls, les yeux presque bleus et le parler criard. Avec un brouhaha sauvage, ils se mirent extirper du sol des rocailles afin de les jeter aux crucifis...

Tout de suite, le tertre fourmilla dune tourbe bigarre. Les visages taient, pour la plupart, anims par le mouvement et par lespoir du spectacle. Nulle trace de piti. Le ton criard de la voix, la volubilit insense de la parole, la brusquerie des gestes tonnaient Antha, malgr son accoutumance la bavarde vivacit de la race grecque. Ces gens causaient entre eux comme sils voulaient en venir aux mains, ils se hlaient comme sils taient en danger de mort, ils criaient comme si on les corchait.

Rufilus, se rapprochant de la litire, se mit donner des explications dune voix tranquille de soldat en service, cependant que la mare humaine montait, ininterrompue. La cohue augmentait de minute en minute. Dans la foule, les bourgeois de Jrusalem, reconnaissables leurs tuniques rayes, se tenaient lcart, vitant de se mler au vil ramassis des faubourgs. Puis, ctaient des villageois, venus en grand nombre, avec leurs familles, loccasion des ftes, des cultivateurs, sangls de sacs en guise de ceinture, et, vtus de peaux de chvre, des ptres au visage bonasse et ahuri.

Des femmes suivaient, en bandes: ctaient, pour la plupart, des femmes du peuple, car les bourgeoises aises de Jrusalem naimaient pas quitter leur foyer, des paysannes, aussi, ou bien des filles la mise criarde, les cheveux teints, ainsi que les sourcils et les ongles, sentant trs fort le nard, avec dnormes pendants doreilles et des colliers de picettes.

Venait enfin le Sanhdrin avec, au centre, Hanan, vieillard la face de vautour, aux yeux cercls de sang, et lnorme Kaapha, coiff du cidaris deux pointes, le rational dor sur la poitrine. Autour deux, ctaient les diffrents pharisiens: les bancroches qui marchent en heurtant les cailloux, les front sanglant qui se choquent le front contre les murs, et les schikmi, les forts dpaules, qui marchent le dos vot, comme prts se charger des crimes de la ville entire. La gravit sombre et le fanatisme obstin de leurs visages les distinguaient de la meute des braillards.

Le jeune visage dAntha, dj marqu par la mort, sa silhouette spectrale, attiraient lattention: dimportuns regards pesaient sur elle, ou sapprochait impudemment, malgr la prsence des soldats. Mais tels taient le mpris et la haine de ltranger, que les regards, loin de reflter la commisration, luisaient dune joie froce de la savoir condamne sans retour.

Et Antha comprit clairement pourquoi ces hommes avaient exig la croix pour le prophte qui enseignait lamour. Et ce Nazaren lui sembla soudain un tre proche, un tre cher. Comme elle, il devait mourir. Rien, aprs la sentence, ntait capable de le sauver: pour elle aussi, la sentence tait sans appel. Et elle se sentait lie lui par une fraternit dinfortune et de mort. Seulement, lui marchait au supplice avec lespoir des demains doutre-tombe, tandis quelle, prive jusquici de cet espoir, venait le chercher auprs de lui.

Soudain la rumeur lointaine creva en une tempte de sifflets, de hurlements sauvages... Puis tout se tut. Dans le silence retentit le cliquetis des armures et le pas lourd et cadenc des lgionnaires.

La foule souvrit en un remous et lescorte des condamns vint hauteur de la litire. En tte, sur les cts et derrire, marchaient les soldats, dun pas gal et lent. Au centre apparaissaient les traverses des trois croix, qui semblaient savancer delles-mmes, tant les porteurs ployaient lchine sous le lourd fardeau. On devinait que le Nazaren ntait point parmi eux. Dabord, deux faces effrontes et sinistres de bandits; puis, un paysan g, visiblement forc par les soldats cette besogne de remplaant.

Le Nazaren marchait dernire les croix, entre deux soldats. Il allait, un manteau de pourpre jet sur les paules, couronn dpines qui ensanglantaient son front. De rouges gouttelettes coulaient lentement le long de son visage, ou bien se figeaient en caillots sous la couronne, semblables aux baies de lglantier ou des perles de corail. Il tait ple et savanait lentement, dune dmarche chancelante et affaiblie.

Au milieu des ricanements de la populace, il allait, semblant, dans sa rverie, planer par del lunivers, semblant dj dtach de ce monde, inattentif aux clameurs de haine, comme sil tait le Pardonneur dont le pardon dpasse la mesure humaine, le surhumain Dispensateur de misricorde... dj baign dInfini, dj exalt au-dessus du bourbier humain... silencieux et trs doux, et triste, triste infiniment, de la tristesse accablante de toute la terre.

Tu es la vrit, murmurrent les lvres frissonnantes dAntha.

Le cortge passait tout prs de la litire. Un instant, il sarrta, tandis que les soldats de tte se frayaient un passage travers la cohue.

Antha voyait le Nazaren de trs prs: elle voyait ses cheveux boucls ondoyer au vent lger, elle voyait le reflet rougetre du manteau sur sa face ple et diaphane. La tourbe, dans sa pousse vers Lui, cernait troitement les soldats, forcs de lui faire un rempart de leurs lances. Partout des poings crisps, des yeux dsorbits, des dents dcouvertes, des barbes mises en dsordre par la rage des gestes, des bouches cumantes, vocifrant de rauques clameurs.

Lui embrassa la foule dun regard circulaire, comme pour dire: Que vous ai-je fait?... Puis il leva les yeux vers le ciel, pour prier... et pardonner.

Antha! Antha! sexclamait Caus.

Antha nentendait point... Ses yeux versaient de grosses larmes. Oubliant sa maladie, oubliant que, depuis bien des jours, elle navait plus la force de se soulever de sa litire; soudain dresse, frmissante, affole de douleur, de piti et dindignation contre les aveugles hues de la populace, elle ramassait les jacinthes et les fleurs de pommier et les jetait sous les pieds du Nazaren.

Il se fit un silence. La foule tait muette de stupeur la vue de cette noble romaine sinclinant devant le condamn. Lui tourna les yeux vers ce pauvre visage maci, et ses lvres remurent, comme pour une bndiction.

Affaisse sur les coussins de la litire, Antha sentait que descendait en elle une mer de clart, de bont, de misricorde, desprance et de bonheur... Et, de nouveau, elle balbutia:

La Vrit, cest Toi!

Puis un nouveau torrent de larmes obscurcit ses yeux. Mais on Le poussa en avant, cinquante pas de la litire, vers les arbres dj dresss dans les fentes du roc. De nouveau, la foule droba le Nazaren aux regards dAntha, mais grce laltitude du tertre, elle retrouva bientt son ple visage couronn dpines. Les lgionnaires firent face encore une fois la meute hurlante et la dispersrent coups de bton, afin quelle ne gnt pas lexcution. On commena dattacher les deux larrons aux croix latrales. La troisime croix, celle du milieu, portait, clou son sommet, un criteau que soulevait et tourmentait le vent sans cesse accru.

Les soldats sapprochrent du Nazaren pour lui ter ses vtements; la foule clama: Le Roi! le Roi... toi, Roi!... o sont tes milices!... dfends-toi! Un rire clatait qui secouait la canaille, roulait... et soudain le plateau entier sbouffait lunisson...

Cependant, on ltendit terre sur les paules afin de lui clouer les mains la traverse de la croix pour, ensuite, le hisser avec elle sur larbre principal.

Alors, prs de la litire, un homme vtu dune blanche simarre saffaissa et, entassant sur sa tte la poussire et les cailloux, cria dune voix affreuse, brise de dsespoir:

Jtais lpreux: Lui ma guri! Et on Le crucifie!

Le visage dAntha devint plus blanc quun linge.

Guri... Il la guri... Caus, tu entends?

Veux-tu rentrer? demanda Cinna.

Non, je reste!

Et, de navoir point appel ce Nazaren afin quil gurit sa femme, Cinna sentit que se dchanait en lui un dsespoir sauvage et sans limites.

Mais dj les soldats, appliquant les clous ses mains, se mettaient clouer. Ctait dabord un choc sourd et voil: fer contre fer... puis un bruit plus sonore, indice que les clous, traversant la chair, staient heurts au bois. La foule stait tue nouveau, afin, sans doute, de savourer les cris de douleur que le supplice ne manquerait pas darracher au Nazaren. Lui, pourtant, restait silencieux; seuls, terrifiants et sinistres, rsonnaient sur le tertre les coups de marteau.

La besogne termine, la traverse fut hisse avec le corps. Guid par la parole du centurion prpos la corve, qui rptait le commandement dune voix monotone, en tranant sur les syllabes, un des soldats se mit clouer les pieds.

Les nuages qui, ds le matin avaient envahi lhorizon, voilaient maintenant le soleil, teignant le rayonnement lumineux des rochers et des lointaines collines. Le crpuscule envahissait le monde. Un crpe sinistre et cuivr commena dobscurcir ltendue et, mesure que le soleil senfonait derrire les nuages amoncels, devint plus dense et plus opaque. On et dit des tnbres rougetres se rpandant sur la terre. Un vent brlant souffla par deux fois, puis se tut. Lair semplit de bue.

Soudain, les dernires lueurs fauves steignirent. Des nues lugubres tournoyrent, savanant comme une muraille norme lassaut de la ville et des hauteurs. Ctait lorage... et lunivers semplissait dinquitude.

Rentrons, dit Cinna.

Encore... Le voir encore! rpondit-elle.

Lobscurit voilait les corps des crucifis. Cinna fit avancer la litire plus prs du lieu du supplice. Ils ntaient plus qu quelques pas de la croix. Sur la bistre du bois, dans la pnombre universelle, le corps du Crucifi semblait tiss de rayons lunaires... Sa poitrine haletait. Sa tte et ses yeux taient encore tourns vers le ciel.

Soudain, un bruit sourd gronda dans la profondeur des nuages. La foudre sveilla, se leva, roula de lest louest avec un fracas pouvantable, puis, comme seffondrant dans des gouffres sans fond, rsonna plus bas, toujours plus bas, assourdie puis senflant nouveau, et clata enfin en un coup de tonnerre qui fit trembler le monde dans ses fondements.

En mme temps, un immense clair blafard avait dchir les nuage... illuminant le ciel, la terre, les cuirasses des soldats et la tourbe anxieuse, apeure, tasse comme un troupeau.

Aprs lclair, lobscurit se fit plus grande encore. Des femmes qui staient galement approches de la croix, sanglotrent prs dAntha. Quelque chose de terrifiant venait de ces sanglots dans le silence. Ceux qui staient perdus dans la foule commencrent se hler. et l, des voix terrifies profrrent:

Oih! o lanouh! ne crucifia-t-on point un Juste?

Qui tmoigna de la vrit! Oih!

Qui ressuscita les morts! Oih!

Une voix cria:

Malheur toi, Jrusalem!

Une autre:

La terre a trembl!

Un second clair ouvrit les abmes du ciel, les montra peupls de gigantesques fantmes fulgurants. Les voix moururent dans les hurlements de louragan qui, ru soudain avec une force invincible, arracha une foule de chles et de manteaux et les fit tournoyer sur la hauteur.

De nouveau, les voix scrirent:

La terre a trembl!

Beaucoup senfuirent en droute. Dautres restaient immobiliss, enchans par la peur, ptrifis, le crne vide, avec seulement la trouble sensation quil venait de se passer quelque chose deffrayant...

Soudain, les tnbres roussirent nouveau... Le vent roulait les nuages, les tordait comme des chiffons calcins. La lumire revenait par degrs... Enfin, le dme des tnbres se dchira et la clart solaire slana flots; de suite, sclairrent le tertre, les visages effars et les trois croix.

La tte du Nazaren, retombe trs bas sur sa poitrine, avait la pleur de la cire; les paupires taient fermes, les lvres bleutres.

Mort, murmura Antha.

Mort, rpta Cinna.

Au mme instant, le centurion pera de sa lance le ct du mort. La rapparition de la lumire et la vue de cette mort semblaient, chose curieuse, rassurer la multitude. Elle se rapprochait maintenant, les soldats ayant cess de lui barrer la route. Des voix se firent entendre:

Descends!... descends de ta croix!

Encore une fois, Antha jeta les yeux sur cette tte ple et inerte, puis, voix basse, comme se parlant elle-mme, elle dit:

Ressuscitera-t-il?...

Devant ces yeux et cette bouche marqus du sceau bleutre de la mort, devant ces bras dmesurment allongs, devant ce corps inerte, dj affaiss de tout son poids de chose morte, la voix dAntha frmissait de doute et de dsespoir.

Un mme doute tenaillait lme de Cinna. Lui non plus ne croyait pas en la rsurrection du Nazaren; mais il croyait que, sil avait vcu, Lui seul et pu, par sa force bonne ou mauvaise, gurir Antha.

Alentour, les voix se faisaient plus nombreuses, qui criaient:

Descends!... descends de ta croix!...

Descends, rpta avec dsespoir Cinna, guris-la moi; prends mon me en change!

Le temps se remettait au beau. Les hauteurs taient encore voiles de bues diffuses, mais, au-dessus du plateau et de la ville, le ciel stendait immacul. La tour Antonia rayonnait au soleil, soleil elle-mme. Lair rafrachi tait stri de vols dhirondelles. Cinna donna le signal du retour.

Laprs-midi avait dj commenc. Prs de la maison, Antha dit tout coup:

Hcate nest pas venue aujourdhui.

Cinna y pensait, lui aussi.

VIII

Le spectre ne vint point non plus le lendemain. Une animation inaccoutume stait empare de la malade par suite de larrive de Timon qui, inquiet pour Antha, terrifi par les lettres de son gendre, avait quitt en hte Alexandrie, afin de contempler, une fois encore, sa fille unique,

Lespoir, maintenant, tentait de renatre dans lme de Cinna. Mais lui nosait plus entrouvrir son cur cet hte dcevant, nosait plus esprer. Les visions qui puisaient Antha avaient fait trve, parfois, pour une journe, jamais pour deux Alexandrie comme dans le dsert. Cinna attribuait le rpit actuel larrive de Timon et aux sensations de la veille, qui staient si profondment empares de la malade, que, mme avec son pre, elle ne pouvait parler dautre chose.

Timon coutait en silence, sans contredire, absorb par ses rflexions. Ensuite, il senquit assidment de la doctrine du Nazaren, dont Antha ne savait, du reste, que le peu que lui en avait rpt le procurateur.

Toutefois, elle se sentait mieux portante et plus forte et, quand lheure nfaste fut passe, ses yeux brillrent dun vritable espoir. plusieurs reprises, elle qualifia ce jour du nom de favorable, et pria son mari de le noter.

En ralit, la journe tait triste et maussade. Ds le matin, la pluie, trs dense dabord, puis fine et cinglante, navait cess de tomber des nuages rampant trs bas et dploys uniformment. Vers le soir seulement apparut, dans le ciel lav, lnorme globe de feu du soleil. Il baigna de pourpre et dor les nuages, les roches grises le marbre des portiques de la villa, et descendit dans un rayonnement immense vers la Mditerrane.

En revanche, le lendemain, le temps tait admirable. La journe sannonait trs chaude, mais la matine tait frache, le ciel tait sans tache, et la terre tellement inonde dazur, que tous les objets en semblaient azurs.

Antha stait transporte sur la hauteur, sous son pistachier de prdilection, afin de savourer le spectacle de ltendue joyeuse et claire. Cinna et Timon ne quittaient pas la litire, observant anxieusement la malade. Son visage refltait linquitude de lattente, mais non plus cette mortelle terreur qui, jusquici, semparait delle aux abords de midi. Ses yeux vivaient dune vie plus intense, ses joues se teintaient de rose.

Par instants, Cinna songeait que vraiment Antha pouvait tre gurie, et, cette pense, il et voulu se jeter terre et sangloter en bnissant les dieux... Puis, la terreur ltreignait que ce ne ft peut-tre quune dernire lueur de lampe mourante. Voulant tout prix raffermir son espoir, il jetait de temps en temps un regard Timon. Mais les mmes penses devaient sans doute obsder celui-ci, car il gardait les yeux obstinment fixs terre.

Personne ne rappela dun mot lapproche de midi. Pourtant Cinna qui, chaque instant, examinait les ombres sapercevait, le cur serr, quelles se raccourcissaient de plus en plus.

Ils restaient l, comme abms dans leur songerie... Antha elle mme semblait moins inquite: dans sa litire dcouverte, la tte sur un coussin de pourpre, elle aspirait avec dlices lair que la brise lgre apportait du large. Mais, avant midi, la brise tomba. La chaleur devint plus forte. Surchauffs par le soleil, les buissons de nard exhalrent un arme subtil et enivrant. De clairs papillons se balanaient autour des touffes danmones... Des fentes rocheuses, les petits lzards, dj accoutums cette litire et ces gens, sortirent un un, hardiment, attentifs toutefois chaque mouvement. Le monde reposait au sein du calme lumineux, de la douceur sereine, paisible et azure.

Timon et Cinna semblaient, eux aussi, plongs dans ce clair apaisement. La malade avait ferm les yeux, comme prise de sommeil et le silence ntait troubl que par les soupirs qui, de temps en temps, soulevaient sa poitrine.

Mais Cinna remarqua que lombre de son corps, perdant la forme allonge, gisait tale ses pieds... Il tait midi.

Soudain, Antha ouvrit les yeux et profra dune voix trange:

Cinna... ta main!...

Il eut un sursaut, le cur glac dangoisse: lheure tait l des terrifiantes visions. Mais, les yeux largis:

Vois... disait-elle, l-bas la clart afflue... sassemble en une gerbe!... Elle frisonne... miroite... se rapproche de moi...

Antha, ne regarde pas! supplia-t-il.

Mais, miracle! les traits de la malade nexprimaient point la terreur. La bouche tait entrouverte, les yeux rayonnants, et le visage sclairait peu peu dune joie immense.

Le pylne de lumire savance vers moi, disait-elle. Je vois, je vois... Cest lui, cest le Nazaren!... Il sourit... douceur... misricorde!... Ses mains sanglantes se tendent vers moi. Cinna, Il apporte la gurison, la rdemption!... Il mappelle, Cinna!...

Alors Cinna devint trs ple, et dit:

Partout o Il appelle, allons Lui!

Un instant aprs, de lautre ct, sur le sentier pierreux conduisant la ville, apparut Ponce-Pilate. Davance, lexpression de son visage le rvlait porteur dune nouvelle dont, en homme raisonnable, il ne pouvait croire quelle ft autre chose quune invention saugrenue des foules crdules et grossires.

En effet, de loin encore, spongeant le front, il cria:

Figurez-vous... Ils prtendent maintenant... quil est ressuscit!_______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 14 dcembre 2011.

* * *

Les livres que donne la Bibliothque sont libres de droits dauteur. Ils peuvent tre repris et rutiliss, des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la Bibliothque russe et slave comme origine.

Les textes ont t relus et corrigs avec la plus grande attention, en tenant compte de lorthographe de lpoque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient chapp. Nhsitez pas nous les signaler.

LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE POLONAISE

Les croix, videmment. (Note BRS)

PAGE 48