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Silverberg,Robert-Les Profondeurs de La Terre(1971).OCR.french.ebook.alexandriZ

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    ROBERT SILVERBERG

    Les Profondeurs de la terre

    Traduction de Jacques Guiod

    Le Livre de Poche

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    Titre original :

    D O W N W A R D T O T H E E A R T H

    Robert Silverberg, 1971 ditions Opta pour la traduction, 1973.

    ISBN : 978-2253025771

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    Qui sait si lesprit de lhomme slve vers les hauteurs et si

    lesprit de lanimal descend dans les profondeurs de la terre ?

    ECCLSIASTE, III, 21.

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    Il tait finalement sur la Terre de Holman. Il ne savait

    dailleurs pas trop pourquoi. Peut-tre cause dune attirance irrsistible ; peut-tre par sentimentalit ; ou peut-tre mme sur un coup de tte. Gundersen navait jamais envisag de revenir sur cette plante. Et pourtant, il tait l, debout devant lcran panoramique, attendant latterrissage, contemplant la sphre qui tait assez proche pour quil pt la prendre et lcraser dans sa main. Un monde lgrement plus gros que la Terre, un monde qui lui avait pris les dix plus belles annes de sa vie, un monde o il avait appris sur lui-mme des choses quil aurait prfr ne pas connatre. Les lampes rouges du promenoir staient mises clignoter. Le vaisseau allait se poser. En dpit de tout, Gundersen tait de retour.

    Il vit les voiles de brume qui couvraient les zones tempres, les immenses calottes polaires et la ceinture bleu-noir des tropiques embrass. Il se souvint davoir travers la Mer de Poussire aux lueurs du crpuscule ardent ; il se souvint davoir descendu, en un voyage sinistre et silencieux, une rivire que recouvrait une vote de feuilles frissonnantes, effiles comme des poignards. Il se souvint aussi des cocktails dors pris sur la vranda de lun des postes de la jungle, durant la Nuit des Cinq Lunes, avec Seena son ct, tandis quun troupeau de nildoror mugissait dans les buissons. Il y avait bien longtemps de cela. Les nildoror taient redevenus les matres de la Terre de Holman et Gundersen avait eu beaucoup de mal accepter cela. Mais peut-tre fallait-il voir dans ce fait la seule et unique raison de son retour : il voulait voir ce dont les nildoror taient capables.

    Avis aux passagers du promenoir ! annona le haut-parleur. Nous nous mettrons sur orbite datterrissage pour Belzagor dans quinze minutes. Regagnez vos couchettes.

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    Belzagor. Ctait le nouveau nom de la plante. Celui quemployaient les nildoror pour dsigner leur propre monde. Ce mot voquait Gundersen les dieux de la mythologie assyrienne. Bien entendu, ctait l une prononciation romancise ; dans la bouche dun nildor, cela aurait donn quelque chose comme Blllsgrr. Mais ctait devenu Belzagor. Il lui faudrait maintenant appeler cette plante par ce nom, si ctait ce que lon attendait de lui. Il svertuait toujours ne pas offenser gratuitement un tre tranger.

    Belzagor, dit-il, cest joli, non ? La langue roule sur elle-mme et le mot coule tout doucement.

    Les deux touristes qui se trouvaient ct de lui dans le promenoir hochrent la tte. Ils taient prts approuver tout ce que Gundersen aurait pu dire. Le mari tait rondelet, ple et trop lgant. Il lui dit : La dernire fois que vous tes venu ici, on lappelait encore la Terre de Holman, nest-ce pas ?

    Oh ! oui, lui rpondit Gundersen. Mais ctait au bon temps de limprialisme et un Terrien pouvait donner nimporte quel nom une plante. Tout a, cest termin !

    La femme se mit pincer les lvres, tic qui lui tait particulier et que Gundersen attribuait une dysmnorrhe pour ainsi dire permanente. Il lagaait et en tirait un plaisir morbide. Pendant toute la dure du voyage, il stait prsent ces gens sous les traits dun personnage digne de Kipling se faisant passer pour un ancien administrateur de colonies revenu voir quel genre de foutue pagaille les indignes avaient bien pu installer en essayant de se gouverner tout seuls. Ctait une exagration, une dformation de son attitude vritable, mais il lui plaisait parfois de porter un masque. Les touristes huit au total considraient avec horreur et mpris ce gros homme la peau blanche et aux traits creuss par les expriences de lunivers qui se pavanait devant eux. Ils napprouvaient pas le moins du monde limage quil leur prsentait mais savaient dun autre ct quil avait travaill et souffert sous un soleil tranger, ce qui ne manquait pas dun certain attrait romanesque.

    Sjournerez-vous lhtel ? demanda le touriste. Oh ! non. Je vais menfoncer tout de suite dans les terres,

    en direction du Pays des Brumes. Tenez, regardez l, vous

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    voyez ? Sur lhmisphre Nord, cette bande de nuages mi-hauteur. Les diffrences de temprature sont terribles. La chaleur des tropiques et le froid de larctique sont pratiquement cte cte. La brume. Le brouillard. Vous y ferez une excursion. Pour ma part, des affaires my attendent.

    Des affaires ? Je croyais que les plantes nouvellement indpendantes ne se situaient pas dans la zone conomique que

    Il ne sagit pas daffaires commerciales, dit Gundersen, mais daffaires personnelles. Quelque chose que je dois achever, quelque chose que je nai pu dcouvrir lors de mes tournes dinspection. Les lampes rouges clignotrent nouveau, dune faon plus insistante cette fois. Je vous prie de mexcuser. Je crois bien quil est temps de regagner nos couchettes.

    Il se dirigea vers sa cabine et se prpara en vue de latterrissage. Les filires produisirent une trame ouate qui senroula autour de lui. Il ferma les yeux. Il ressentit la pousse de la dclration, sensation curieusement archaque qui ramenait le voyageur aux temps hroques de lexploration spatiale. Le vaisseau plongea vers la plante tandis que Gundersen se balanait suspendu, protg du changement de vlocit.

    Lunique spatiodrome de Belzagor tait celui que les Terriens avaient construit plus dune centaine dannes auparavant. Il se trouvait aux tropiques, non loin de lembouchure dun grand fleuve qui coulait en direction de lunique ocan de la plante. Le Fleuve Madden, lOcan de Benjamini Gundersen ne savait pas quels pouvaient tre dsormais leurs noms dans le langage des nildoror. Heureusement, le spatiodrome fonctionnait automatiquement. Des appareils hautement perfectionns soccupaient des plates-formes datterrissage tandis quun systme de surveillance homostatique tait charg de lentretien des pistes et de la lutte contre la jungle environnante. Tout, absolument tout, tait automatique ; cet t manquer de ralisme que de penser que les nildoror taient capables de soccuper dun spatiodrome mais il tait impossible quune quipe de Terriens pt sjourner ici cette unique fin. Gundersen estimait quil restait peut-tre une centaine de

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    Terriens sur Belzagor mme aprs le retrait gnral mais quils ntaient pas aptes soccuper dun spatiodrome. Et puis, il y avait un trait. Toutes les fonctions administratives devaient tre soit remplies par des nildoror, soit supprimes.

    Ils se posrent. Le berceau ouat se dissipa au signal et tous les passagers descendirent du vaisseau.

    Lair lourd tait celui des tropiques : terre grasse, feuilles pourrissantes, excrments des btes sauvages, arme des fleurs veloutes. Ctait le dbut de la soire. Deux lunes brillaient dans le ciel. Comme dhabitude, la pluie menaait de tomber ; le taux dhumidit tait probablement de 99 p. 100. Cette menace ne se matrialisait pourtant jamais. Les orages taient rares dans cette zone tropicale. Leau tombait simplement et constamment en fines gouttelettes et lon se retrouvait couvert de perles de rose. Gundersen vit un clair dchirer le ciel au-dessus de la cime des arbres qui poussaient en bord de piste. Une htesse fit aligner les neuf passagers. Par ici, sil vous plat , dit-elle dun ton tranchant tout en les conduisant vers lunique btiment du spatiodrome.

    Sur la gauche, trois nildoror sortirent des fourrs et contemplrent les visiteurs dun air solennel. Les touristes, surpris, les montrrent du doigt. Regardez ! Vous les voyez ? On dirait des lphants ! Ce sont des nili des nildoror ?

    Oui, ce sont des nildoror , confirma Gundersen. Le puissant remugle des animaux flottait dans la clairire. Un mle et deux femelles, se dit Gundersen, en juger daprs la taille de leurs dfenses. Tous trois avaient peu prs la mme taille, un peu plus de trois mtres, et leur vert sombre indiquait que ctaient des nildoror de lhmisphre Ouest. Leurs yeux gros comme des assiettes lui accordrent un regard vaguement intrigu. La femelle qui venait en tte, celle qui avait de petites dfenses, leva la queue et dversa placidement une avalanche de crottes violettes et fumantes. Des sons graves et touffs parvinrent aux oreilles de Gundersen, mais il se trouvait trop loin pour pouvoir comprendre ce que disaient les nildoror. Imaginez-les donc en train de grer un spatiodrome, pensait-il. Ou une plante. Et pourtant, cest ce quils font. Oui, cest ce quils font.

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    Il ny avait personne lintrieur du btiment du spatiodrome. Quelques robots appartenant au systme homostatique taient occups rparer le mur du fond, lendroit o la couverture de plastique gris avait apparemment cd devant les implantations de spores. Tt ou tard, la pourriture de la jungle semparait de chaque lment, dans ce secteur de la plante. Ctait l la seule activit visible. Il ny avait pas de bureau de douane. Les nildoror ne possdaient pas cette catgorie de bureaucratie et ils se moquaient totalement de ce que lon pouvait apporter sur leur plante. Les neuf passagers avaient t inspects la douane terrienne, juste avant de dcoller ; car la Terre, elle, se proccupait normment de ce que lon emportait sur les plantes sous-dveloppes. Il ny avait pas non plus de bureau de compagnie spatiale ni de change, ni de centre de renseignements, ni aucune des autres institutions que lon trouve habituellement reprsentes sur un spatiodrome. Il ny avait quun grand hangar vide qui avait jadis abrit une activit coloniale florissante, lpoque o la Terre de Holman tait une proprit de la Terre. Gundersen crut voir autour de lui les spectres de cette poque rvolue : des silhouettes vtues de kaki et porteuses de messages, des subrcargues agitant des feuilles dinventaire, des techniciens en informatique portant des festons de perles-mmoires, des porteurs nildoror chargs de marchandises en partance. Tout tait fig, maintenant, et seuls les grattements produits par les robots rsonnaient dans le silence.

    Lhtesse de la compagnie spatiale dclara aux passagers : Votre guide devrait arriver dun instant lautre. Il vous conduira votre htel et Gundersen devait galement descendre lhtel mais il ny passerait quune seule nuit. Il esprait pouvoir organiser son expdition ds le lendemain matin bien quil net pour linstant aucun plan prcis. Ce serait en grande partie, improvis, une sorte dexpdition de reconnaissance dans les ddales de son pass.

    Il demanda lhtesse : Est-ce que le guide est un nildor ? Vous voulez dire un indigne ? Oh ! non, cest un Terrien,

    Mr. Gundersen. Lhtesse feuilleta une liasse dimprims. Il sappelle Van Beneker. Il aurait d se trouver ici au moins une

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    demi-heure avant larrive du vaisseau et je ne comprends pas pourquoi

    Van Beneker na jamais t trs ponctuel, lui dit Gundersen. Mais le voici

    Un vhicule, plus que rouill et souill par le climat, tait apparu lentre du btiment, et il en sortait prsentement un petit homme rouquin qui semblait tout aussi rouill et souill. Il portait un treillis froiss et des bottes coloniales qui lui montaient aux genoux. Ses cheveux clairsems laissaient apparatre son crne chauve et bronz. Il pntra dans le btiment et regarda autour de lui en clignant ses yeux bleu clair et protubrants qui dnotaient une lgre hyperthyrodie.

    Van ? scria Gundersen. Par ici, Van ! Le petit homme sapprocha. Il tait encore loin quand il

    commena dbiter, dune manire htive et formelle : Soyez tous les bienvenus sur Belzagor. Cest le nom par lequel on dsigne maintenant la Terre de Holman. Je mappelle Van Beneker et je dois vous faire voir de cette plante fascinante tout ce qui mest lgalement permis de vous montrer, et

    Salut, Van ! linterrompit Gundersen. Le guide sarrta en plein discours, visiblement furieux. Il

    cligna nouveau des yeux puis regarda mieux Gundersen. Incertain, il dit enfin Mr. Gundersen ?

    Gundersen tout court. Je ne suis plus ton patron. Mon Dieu ! Mr. Gundersen ! Est-ce que vous tes venu

    pour linspection ? Pas exactement. Je vais faire ma petite visite

    personnelle. Van Beneker sadressa aux autres touristes : Je vous prie

    de mexcuser un instant. Il ajouta pour lhtesse : Tout est rgl. Vous pouvez officiellement me les confier. Jen prends la responsabilit. Ils sont tous l ? Un, deux, trois huit. a va. Bon, les bagages iront l-bas, ct du vhicule. Dites-leur dattendre. Je reviens de suite. (Il prit Gundersen par le coude.) Venez par ici, Mr. Gundersen. Vous ne savez pas quel point je suis surpris. Bon Dieu !

    Comment a sest pass, Van ?

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    Plutt mal. Et comment a pourrait changer, sur cette plante ? En quelle anne tes-vous parti, exactement ?

    En 2240, un an aprs lindpendance. Il y a huit ans de a. Huit ans. Et quest-ce que vous avez fait entre-temps ? Le ministre de lintrieur ma trouv du travail, rpondit

    Gundersen. Jai travaill sans arrt et jai maintenant droit un an de cong ininterrompu.

    Et vous allez le passer ici ? Pourquoi pas ? Pourquoi donc ? Je dsire aller dans le Pays des Brumes. Je veux rendre

    visite aux sulidoror. Ce nest pas possible. Pourquoi donc voudriez-vous faire

    cela ? Pour satisfaire ma curiosit. On na que des ennuis quand on va l-bas. Vous savez ce

    que lon dit, Mr. Gundersen. Je nai pas besoin de vous parler de tous ceux qui y sont alls et des quelques-uns qui en sont revenus (Van Beneker se mit rire). Vous ntes pas venu jusquici rien que pour faire ami-ami avec les sulidoror. Vous devez avoir une autre raison.

    Gundersen changea de conversation. Quest-ce que tu fais maintenant, Van ?

    Je moccupe des touristes, principalement. Il y a environ neuf ou dix arrives par an. Je les emmne au bord de lOcan puis je leur montre une partie du Pays des Brumes et on traverse trs vite la Mer de Poussire. Cest une excursion assez agrable.

    Oui. Je me repose pendant le reste du temps. Je parle

    beaucoup aux nildoror et je vais parfois rendre visite des amis qui habitent dans la jungle. Vous reconnatrez tout le monde, Mr. Gundersen. Ce sont toujours les mme gens qui habitent l.

    Et Seena Royce ? Elle habite prs des Chutes de Shangri-la. Toujours la mme ? Cest ce quelle croit, dit Van Beneker. Vous pensez aller

    par l ?

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    Oui. Je fais un plerinage sentimental. Jirai voir tous les postes de la jungle. Je rendrai visite mes anciens amis. Seena, Cullen, Kurtz, Salamone. Enfin, tous ceux qui seront encore l.

    Il y en a qui sont morts. Tous ceux qui seront encore l , rpta Gundersen. Il

    regarda le petit homme dun air dominateur et se mit sourire. Je crois que tu ferais mieux de toccuper de tes touristes. On pourra parler ce soir, lhtel. Je veux que tu me racontes tout ce qui sest pass depuis mon dpart.

    Cest trs facile, Mr. Gundersen. Je peux faire a tout de suite et nutiliser quun seul mot : pourri. Tout est pourri. Regardez le mur du spatiodrome.

    Oui. Bon. Maintenant, regardez les robots chargs des

    rparations. Pas trs reluisants, hein ? Eux aussi ils commencent nous laisser tomber. Si vous regardez de prs, vous pourrez voir les taches de rouille.

    Mais le systme homostatique ? Bien sr. Tout se rpare automatiquement, mme les

    robots rparateurs. Mais le systme va nous lcher tt ou tard. Les programmes fondamentaux vont se dtriorer et il ny aura plus aucune rparation ; cette plante retombera rapidement lge de pierre. Enfin, je veux dire quelle fera compltement marche arrire. Les nildoror seront enfin contents. Je comprends ces salauds aussi bien que nimporte qui. Je sais quils sont impatients de voir la pourriture terrienne quitter leur plante. Ils font semblant dtre amicaux mais la haine est toujours prsente, une haine maladive, et

    Tu ferais mieux daller toccuper de tes touristes, Van, lui dit Gundersen. Ils commencent simpatienter.

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    Une caravane de nildoror devait les emmener du

    spatiodrome jusqu lhtel deux Terriens sur un indigne ; Gundersen serait seul ; Van Beneker soccuperait des bagages et ouvrirait la marche dans son petit vhicule. Les trois nildoror qui paissaient au bord du terrain datterrissage sapprochrent afin de faire partie de la caravane ; deux autres sortirent des buissons. Gundersen tait surpris que les nildoror acceptent encore de servir de btes de somme aux Terriens. Cela ne les drange pas, lui expliqua Van Beneker. Ils aiment nous faire plaisir. Et puis, ils se sentent suprieurs. De toute faon, ils ne ressentent quasiment pas leurs fardeaux. Ils ne pensent pas quil y ait quelque chose dhumiliant dans le fait de laisser quelquun leur monter dessus.

    Quand jtais ici, javais limpression que cela ne leur plaisait pas beaucoup, dit Gundersen.

    Depuis lindpendance, ils acceptent beaucoup plus facilement ce genre de choses. Et puis, comment pouviez-vous tre certain de ce quils pensaient ? Je veux dire, de ce quils pensaient vraiment ?

    Le fait de chevaucher un nildor inquitait quelque peu les touristes. Van Beneker essaya de les calmer en leur expliquant que ctait l une partie importante de leur contact avec Belzagor. Il ajouta que les machines avaient quelque difficult fonctionner sur cette plante et quil ne restait presque plus de vhicules en tat de marche. Gundersen montra aux nouveaux venus comment monter. Il tapa sur la dfense gauche du nildor et celui-ci sagenouilla la manire dun lphant, tombant lourdement sur ses pattes avant puis sur ses pattes arrire. Le nildor secoua les paules afin de crer le creux profond dans lequel un homme pouvait sasseoir tout son aise. Gundersen monta et saisit les petites cornes qui revenaient en arrire et

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    servaient de pommeaux. La crte pineuse situe au milieu du large crne du nildor se mit onduler. Gundersen y reconnut un geste de bienvenue ; le langage par gestes des nildoror tait trs riche et ils ne se servaient pas seulement de leur crte mais aussi de leurs longues trompes et de leurs oreilles plisses. Sssukh ! lui dit Gundersen, et le nildor se releva. Es-tu bien install ? lui demanda-t-il dans sa langue.

    Trs bien, merci , lui rpondit Gundersen, qui se sentit envahi par le plaisir quand les mots oublis lui revinrent aux lvres.

    Avec maladresse et hsitation, les huit touristes imitrent Gundersen et la caravane emprunta la route de la rivire pour se diriger vers lhtel. Des vers luisants jetaient une lumire lugubre sous la vote des arbres. Une troisime lune stait leve dans le ciel, et les lueurs mles des satellites traversant le feuillage dcouvraient les flots huileux du fleuve qui coulait sur leur gauche. Gundersen prit place larrire de la caravane au cas o lun des touristes aurait des difficults. Il ny eut quun moment dsagrable, quand un nildor sarrta puis quitta les rangs, enfonant ses triples dfenses dans le bord de la rivire, afin de rcolter quelque morceau, avant de reprendre sa place dans la caravane. Cela ne se serait jamais produit dans le temps, se disait Gundersen. Les nildoror navaient pas le droit de satisfaire ainsi leurs caprices.

    Il prouvait du plaisir chevaucher, ainsi, un nildor. La dmarche cahotante de sa monture tait agrable et son rythme tait rapide sans tre prouvant. Ces nildoror sont vraiment de bonnes btes, pensa-t-il. Fortes, dociles, intelligentes. Il faillit tendre la main pour caresser lchine de sa monture mais sarrta temps et se dit quelle verrait en ce geste une certaine condescendance. Les nildoror sont autre chose que des lphants bizarrodes, dut-il se rappeler lui-mme. Ce sont des tres intelligents, la forme de vie dominante sur leur plante. Des gens. Tu ne dois pas loublier.

    Il put bientt entendre les vagues se briser sur le rivage. Ils approchaient de lhtel.

    Le chemin slargit et fit place une clairire. Devant lui, une touriste tendit la main en direction des buissons ; son mari

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    haussa les paules et secoua la tte. Quand Gundersen arriva cet endroit, il vit ce qui les avait intrigus. Des formes noires taient accroupies entre les arbres et de sombres silhouettes se dplaaient lentement en tous sens, difficilement discernables parmi les ombres. Quand son nildor passa proximit, deux de ces formes sombres se levrent et se dressrent au bord du chemin. Ctaient de gros bipdes hauts de prs de trois mtres et couverts dune paisse fourrure rouge sombre. Leurs queues massives sagitaient lentement dans lobscurit viride. Des yeux profondment enfouis, de simples fentes mme dans cette pauvre lumire, surveillaient la procession. Des groins de cuir tombants, aussi longs que ceux des tapirs, reniflaient bruyamment.

    Une femme se retourna doucement et demanda Gundersen : Quest-ce que cest ?

    Ce sont des sulidoror. La seconde espce. Ils viennent du nord, du Pays des Brumes.

    Ils sont dangereux ? Je ne le pense pas. Puisquils viennent du nord, quest-ce quils peuvent faire

    ici ? demanda le mari. Je nen suis pas trs sr , lui rpondit Gundersen, qui

    posa la question sa monture et reut en rponse : Ils travaillent lhtel. Comme grooms ou comme plongeurs.

    Il lui paraissait trange que les nildoror aient transform les sulidoror en domestiques travaillant dans un htel pour Terriens. Mme avant lindpendance, les sulidoror navaient jamais t utiliss comme domestiques. videmment, il y avait normment de robots cette poque.

    Lhtel se dressait devant eux. Il tait situ sur la cte ; ctait un dme godsique tincelant qui ne montrait aucune trace de vieillissement. Avant lindpendance, a avait t un endroit chic exclusivement rserv aux principaux administrateurs de la Compagnie. Gundersen y avait pass de nombreuses heures agrables. Il mit pied terre et aida Van Beneker faire descendre les touristes. Trois sulidoror se tenaient lentre de lhtel. Van Beneker leur adressa un geste nerveux et ils commencrent dcharger les bagages du coffre.

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    Quand il fut entr dans lhtel, Gundersen eut tt fait de relever les traces de dcadence. Un tapis de mousse carnivore avait commenc stendre depuis une bande de fleurs ornementales situe le long du mur du couloir et atteignait dj les premires dalles noires du hall. Il vit les petites bouches dentues claquer dimpatience quand il entra. Les robots chargs de lentretien de ltablissement avaient t certainement programms pour couper la mousse la limite de la bande de fleurs mais leur programme avait d lgrement saltrer avec les annes de sorte que la mousse pouvait maintenant pntrer lintrieur du btiment. Les robots avaient d tre supprims et les sulidoror qui les remplaaient neffectuaient pas bien leurs travaux de jardinage. Il y avait encore bien dautres signes annonciateurs du relchement de lentretien.

    Les domestiques vous montreront vos chambres, annona Van Beneker. Vous pourrez venir au cocktail ds que vous serez prts. Le dner sera servi dans une heure et demie environ.

    Un grand sulidor conduisit Gundersen vers une chambre situe au troisime tage avec vue sur la mer. Il eut le rflexe de tendre une pice la grande crature mais le sulidor lui jeta un regard confondu et nosa pas la prendre. Gundersen pensa que les sulidoror devaient ressentir quelque tension secrte, quelque bouillonnement intrieur ; mais peut-tre cela nexistait-il que dans sa propre imagination. Il tait rare autrefois de voir les sulidoror en dehors de la zone des brumes et Gundersen ne se sentait pas laise en leur compagnie.

    Il dit dans le langage des nildoror : Depuis combien de temps travailles-tu lhtel ? mais le sulidor ne lui rpondit pas. Gundersen ne connaissait pas la langue des sulidoror mais savait trs bien que tous les sulidoror taient censs parler couramment le nildororu aussi bien que le sulidororu. Il formula de nouveau sa question en prononant mieux les mots. Le sulidor gratta sa fourrure de ses griffes luisantes, mais ne dit rien. Il passa devant Gundersen, rgla le mur-fentre, arrangea les filtres atmosphriques et sortit avec solennit.

    Gundersen frona les sourcils. Il se dshabilla rapidement et passa sous le purificateur. Une rapide vibration le dbarrassa de la poussire du voyage. Il dfit ses affaires et revtit ses habits

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    de soire, une tunique grise et cintre ainsi que des bottes luisantes dans lesquelles il pouvait se mirer. Il assombrit lgrement la couleur de ses cheveux et passa du jaune lauburn clair.

    Il se sentait soudain trs fatigu. Il ntait pas encore arriv au milieu de son existence il

    avait quarante-huit ans et les voyages ne laffectaient pas en temps ordinaire. Pourquoi donc cette fatigue ? Il comprit quil tait inhabituellement tendu depuis quelques heures, depuis quil tait arriv sur cette plante. Rigide, inflexible, sur la dfensive ne sachant mme pas pourquoi il tait revenu, incertain de son accueil, peut-tre mme lgrement affect par un sentiment de culpabilit. Et maintenant, cette fatigue. Il appuya sur une touche et transforma le mur en miroir. Oui, il avait le visage tir ; ses pommettes, habituellement prominentes, saillaient prsent comme des lames de couteau ; ses lvres taient serres et son front pliss. Larte mince de son nez sachevait en narines dilates. Gundersen ferma les yeux et excuta les diverses phases dun exercice de relaxation. Il avait lair un peu mieux trente secondes plus tard mais se dit quun verre lui ferait du bien. Il descendit dans le hall.

    Les touristes ntaient pas encore revenus. Les persiennes taient ouvertes et il pouvait entendre le ressac et humer lair salin. Une ligne blanche de sel stait forme le long de la plage. La mare tait haute et seules taient visibles les pointes dchiquetes des rochers qui bordaient la zone rserve aux baigneurs. Il porta ses regards par-del la mer strie dargent et contempla les tnbres qui stendaient au-dessus de lorient. Il y avait galement eu trois lunes dans le ciel le soir o une rception dadieu avait t donne en son honneur. son issue, il tait parti en compagnie de Seena prendre un bain de minuit, loin des hauts-fonds, en un endroit o ils avaient peine pied ; ensuite ils taient revenus sur le rivage, nus et couverts de sel, et ils avaient fait lamour. Il lavait alors embrasse comme on le fait quand on est sr que cest pour la dernire fois. Et maintenant, pourtant, il tait de retour.

    La nostalgie lui aiguillonna le cur et il dfaillit.

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    Il avait trente ans quand il tait arriv sur la Terre de Holman en qualit dassistant. Il en tait reparti administrateur, lge de quarante ans. Les trente premires annes de sa vie avaient, dune certaine manire, t un prlude bien ple cette dcennie ; mais les huit dernires annes avaient t un pilogue bien creux. Il avait pass sa vie sur ce continent silencieux, bord au nord par la glace et la brume et au sud par la brume et la glace, lest par lOcan de Benjamini et louest par la Mer de Poussire. Pendant un certain temps, il avait gouvern la moiti dun monde, du moins en labsence de son principal rsident. Et cette plante lavait rejet comme sil navait jamais exist. Il se dtourna des persiennes et sassit.

    Van Beneker fit son apparition, toujours vtu de son treillis humide et froiss. Il eut un clin dil amical et se mit fouiller dans un placard. Je suis galement barman, Mr. Gundersen. Que puis-je vous servir ?

    De lalcool. Sous la forme qui te plaira. Du raide ou de leau-de-vie ? De leau-de-vie. Jaime bien le got. Comme vous voudrez. Moi, je prfre le raide. Cest leffet

    qui compte, monsieur. Leffet. Il posa un verre vide devant Gundersen et lui tendit un

    flacon contenant une dizaine de centimtres cubes dun liquide rouge sombre. Du rhum des plateaux, une production locale. Gundersen nen avait pas bu une seule fois en huit ans. Le flacon tait quip dun rfrigrateur par condensation ; il le mit en marche dune lgre pousse du doigt et regarda patiemment les paillettes de glace se former sur la paroi interne. Quand sa boisson fut suffisamment rafrachie, il la versa dans le verre et la porta vivement ses lvres.

    Ce sont les rserves davant lindpendance, lui confia Van Beneker. Il nen reste plus beaucoup mais je savais que cela vous plairait. Il posa un tube ultra-sons sur son avant-bras gauche. Zzz ! et laiguille projeta lalcool dans ses veines. Il dit en souriant : a agit plus vite comme a. Le coup du prolo ? Je vous verse un autre rhum, Mr. Gundersen ?

    Pas tout de suite. Tu ferais mieux de toccuper de tes touristes, Van.

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    Les couples commenaient entrer dans le bar : les Watson vinrent dabord, suivis des Miraflores, des Stein et finalement des Christopher. Ils avaient bien entendu espr trouver le bar grouillant de monde, empli de touristes sinterpellant joyeusement dun bout lautre de la pice et de domestiques en livre rouge occups servir des boissons. Au lieu de tout cela, il ny avait que des murs au plastique caill, une sculpture sonique qui ne fonctionnait plus, couverte dpaisses toiles daraigne, des tables vides et ce bizarre Mr. Gundersen qui regardait son verre dun air pensif. Les touristes changrent des regards de dception. tait-ce pour voir cela quils avaient franchi toutes ces annes-lumire ? Van Beneker sapprocha deux et leur offrit des boissons, des cigares et tout ce que les modestes ressources de lhtel pouvaient leur fournir. Ils formrent deux groupes et sinstallrent prs des fentres pour parler voix basse, pleinement conscients de la prsence de Gundersen. Ils ressentaient certainement le ridicule de leur situation, tous ces touristes riches et insouciants que lennui avait pousss aller visiter les coins les plus reculs de la galaxie. Stein soccupait dun salon gntique en Californie et Miraflores de casinos sur la Lune ; Watson tait docteur et Christopher Gundersen ne parvenait pas se souvenir de la profession de Christopher. En tout cas, ctait quelque chose dans la finance.

    Mrs. Stein dit alors : Il y a quelques-uns de ces animaux sur la plage. Les lphants verts.

    Tout le monde se mit regarder. Gundersen demanda un autre verre et fut aussitt servi. Van Beneker tait en sueur ; il rougit, cligna une nouvelle fois de lil et sinjecta une seconde dose dalcool. Les touristes eurent de petits rires touffs. Mrs. Christopher dit : Est-ce quils nont aucune pudeur ?

    Peut-tre ne font-ils que samuser, Ethel, lui dit Watson. Samuser ? Eh bien, si vous appelez a samuser. Gundersen se pencha en avant et regarda par la fentre sans

    mme se lever. Deux nildoror taient en train de saccoupler sur la plage : la femelle tait agenouille lendroit o le sel formait une couche assez paisse, et le mle la montait en la tenant par les paules et en appuyant sa trompe centrale sur la crte

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    osseuse du crne de sa partenaire. Ses pattes arrire remuaient en tous sens tandis quil se prparait la pntrer. Les touristes riaient en mettant des commentaires ; ils semblaient la fois outrs et intresss. Gundersen se rendit compte, son grand tonnement, quil tait galement choqu bien que laccouplement de deux nildoror net rien de nouveau pour lui ; et, quand un monstrueux barrissement sleva au moment de lorgasme, il dtourna la tte, embarrass, mais sans savoir pourquoi.

    Vous avez lair ennuy, lui dit Van Beneker. Ils navaient pas faire cela ici. Pourquoi pas ? Ils le font partout. Vous le savez bien. Ils ont fait exprs de venir ici, murmura Gundersen. Pour

    sexhiber devant les touristes ? Ou pour les dranger ? Ils ne devraient mme pas sintresser ces touristes. Quessaient-ils de montrer ? Quils ne sont rien dautre que des animaux, trs certainement.

    Vous ne comprenez rien aux nildoror, Gundy. Gundersen leva les yeux, doublement surpris par la

    remarque de Van Beneker et par le rapide passage de Mr. Gundersen Gundy . Van Beneker lui aussi avait lair tonn, puis il cligna rapidement des yeux et tira sur une de ses mches rebelles.

    Ah ! oui ? lui demanda Gundersen. Aprs avoir pass dix annes ici ?

    Je vous demande pardon, mais je nai jamais pens que vous les compreniez, mme quand vous tiez ici. Quand jtais sous vos ordres, je suis souvent all visiter les villages en votre compagnie. Et je vous ai observ.

    Et ton avis, Van, en quoi nai-je pas russi les comprendre ?

    Vous les mprisiez. Vous les considriez comme des animaux.

    Ce nest pas vrai ! Si, Gundy, cest vrai. Vous navez jamais admis une seule

    fois quils aient la moindre trace dintelligence.

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    Cest absolument faux , lui rpondit Gundersen qui se leva et prit un autre flacon de rhum dans le placard avant de regagner la table.

    Jaurais pu aller vous le chercher, lui dit Van Beneker. Il fallait me le demander.

    a va. Gundersen rafrachit sa boisson et lavala aussitt. Tu racontes un tas de btises, Van. Jai fait tout mon possible pour ces gens. Pour amliorer leur niveau de vie, pour les lever la civilisation. Pour eux, jai rquisitionn des bandes magntiques, des conques sonores et des tonnes dobjets culturels. Jai fait tablir de nouvelles rgles afin de pousser au maximum le rendement de nos efforts. Jai insist pour que mes hommes respectent leurs droits comme tant ceux de la culture indigne dominante

    Vous les avez traits en animaux extrmement intelligents. Mais pas en personnes trangres et intelligentes. Vous ne vous en tes peut-tre pas rendu compte vous-mme, Gundy, mais moi si, et eux aussi. Vous leur parliez dune manire condescendante. Vous tiez aimable avec eux mais pas selon la manire quil fallait. Vos efforts pour les amliorer et les amener votre culture ctait de la foutaise, Gundy ; ils avaient leur propre culture. Ils ne voulaient pas de la vtre !

    Mon devoir tait de les guider, rpondit schement Gundersen. Mme si cela tait tout fait futile de penser quune horde danimaux qui nont mme pas de langage crit Il sarrta horrifi.

    Des animaux ! lui dit Van Beneker. Je suis fatigu. Jai peut-tre un peu trop bu. Cest venu

    tout seul. Des animaux ! Cesse de me harceler, Van. Jai fait de mon mieux, et si ce

    que jai fait est mauvais, jen suis dsol. Jai essay de faire ce qui tait bien. (Il repoussa son verre vide.) Donne-men un autre, sil te plait.

    Van Beneker lui remplit son verre et sinjecta une nouvelle dose dalcool. Gundersen fut satisfait de cette pause dans leur conversation ; il en tait apparemment de mme pour Van Beneker car tous deux restrent un long moment silencieux,

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    vitant de se regarder en face. Un sulidor pntra dans le bar et ramassa les verres vides en se penchant pour ne pas heurter de la tte le plafond, qui tait construit selon des normes terriennes. Les touristes sarrtrent de parler quand la crature lallure froce passa parmi eux. Gundersen tourna ses regards vers la plage. Les nildoror avaient disparu. Une des lunes se levait lest, projetant sur les flots des tranes argentes. Il se rendit compte quil avait oubli les noms de ces lunes, mais cela navait plus aucune importance ; les anciens noms que leur avait donns les Terriens taient maintenant lettre morte. Il dit finalement Van Beneker : Comment se fait-il que tu sois rest aprs lindpendance ?

    Je me sentais chez moi. Au bout de vingt-cinq ans, pourquoi aurais-je choisi daller autre part ?

    Tu nas pas de famille ? Non. Et puis, jaime cet endroit. Jai une pension de la

    Compagnie et les touristes me donnent des pourboires. Lhtel maccorde un salaire. Cest bien suffisant pour les quelques besoins que jai. Cest--dire, principalement, mes doses dalcool. Pourquoi devrais-je men aller ?

    qui est cet htel ? lui demanda Gundersen. la Confdration des nildoror du continent occidental.

    Cest la Compagnie qui le leur a donn. Et les nildoror te paient un salaire ? Je croyais quils se

    tenaient en dehors du systme montaire de la galaxie ? Oui, cest vrai, mais ils se sont arrangs avec la

    Compagnie. Cela revient dire que cest la Compagnie qui continue

    soccuper de cet htel. Si lon considre que quelquun sen occupe, videmment,

    cest la Compagnie, lui accorda Van Beneker. Mais cela ne viole pas spcialement la loi de lindpendance. Il ny a quun seul employ, moi. Mon salaire provient de ce que les touristes paient pour leur sjour. Le reste sert acheter des objets imports par la zone conomique. Vous ne comprenez donc pas que tout cela nest quune gigantesque plaisanterie ? Cela ne sert qu me donner la possibilit dacheter des alcools, cest tout.

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    Cet htel na rien dune affaire commerciale. La Compagnie est compltement en dehors de cette plante.

    Daccord, daccord. Je te crois. Mais Van Beneker ajouta : Quallez-vous chercher dans le

    Pays des Brumes ? Tu veux vraiment le savoir ? Le temps passe mieux quand on pose des questions. Je veux voir la crmonie de la Renaissance. Je ny ai

    jamais assist pendant tout le temps que jai pass ici. On et dit que les yeux bleus de Van Beneker allaient

    totalement ressortir de leurs orbites. Vous ne pouvez donc jamais tre srieux, Gundy ?

    Je suis srieux. Vous savez que cest trs dangereux. Je suis prt affronter les risques que cette crmonie

    implique. Vous devriez tout dabord en parler certaines personnes.

    Ce nest pas le genre de choses dont nous devons nous mler. Gundersen soupira. Est-ce que tu y as assist ? Non. Je nai jamais eu envie de voir cela. Je ne sais pas ce

    que les sulidoror peuvent faire dans la montagne mais ils peuvent trs bien y arriver sans moi. Je vais quand mme vous dire qui vous devriez vous adresser : Seena.

    Elle a assist la crmonie de la Renaissance ? Pas elle, mais son mari. Gundersen se sentit soudainement constern. Qui est-ce

    donc ? Jeff Kurtz. Vous ne le saviez pas ? Pas possible, murmura Gundersen. Vous vous demandez ce quelle a bien pu lui trouver,

    hein ? Je me demande comment elle a pu se rsoudre vivre

    avec un homme comme celui-l. Tu parlais de mon attitude envers les indignes ! Sil y a quelquun qui les traitait comme sils taient sa proprit prive, cest

    Demandez Seena, elle habite prs des Chutes de Shangri-la. Demandez-lui ce quelle sait de la Renaissance ! dit

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    Van Beneker en riant. Vous vous moquez de moi, nest-ce pas ? Vous savez que je suis sol et vous vous marrez !

    Pas du tout. Gundersen se leva, lair gn. Je crois quil vaut mieux que jaille me coucher.

    Van Beneker laccompagna jusqu la porte. Au moment o il sortait, le petit homme se pencha vers lui et lui dit : Vous savez, Gundy, ce que les nildoror faisaient sur la plage ce ntait pas pour les touristes. Ctait pour vous. Cest leur humour. Bonne nuit, Gundy !

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    3

    Gundersen se rveilla de bonne heure, lesprit tonnamment

    clair. Laube venait de se lever et le soleil verdtre tait encore bas dans le ciel. Le ciel dorient, au-dessus de locan : comme un souvenir de la Terre. Il se dirigea vers la plage dans lintention de prendre un bain. Une brise du sud poussait quelques nuages dans le ciel. Les arbres taient chargs de fruits et le taux dhumidit aussi lev que dhabitude ; on entendait rsonner les coups de tonnerre qui clataient dans les montagnes situes paralllement la cte et un jour de voiture. La plage tait jonche de monceaux dexcrments de nildoror. Gundersen avana prudemment en zigzaguant sur le sable crissant et se jeta plat ventre dans leau. Il plongea sous les premiers rouleaux puis effectua des brasses rapides et efficaces pour se diriger vers les hauts-fonds. La mare tait basse. Il traversa le banc de sable puis se remit nager jusqu puisement. Il revint vers le rivage et saperut que deux touristes taient galement venus se baigner. Christopher et Miraflores ; ils lui sourirent dun air timide. a fait du bien ! leur dit-il. Il ny a rien de tel que leau sale !

    Ils ne peuvent pas nettoyer la plage ? lui demanda Miraflores.

    Un sulidor lair triste servit le petit djeuner : des fruits et des poissons du pays. Gundersen avait un apptit norme. Il commena par engloutir trois fruits amers la pulpe vert dor puis dcortiqua avec adresse un poisson-araigne ; il avala si rapidement la chair douce et rose quon et pu croire quil participait un concours de vitesse. Le sulidor lui apporta un autre poisson ainsi quun bol de cierges forestiers laspect phallique. Il navait pas fini de les dguster que Van Beneker entra, porteur de vtements propres mais effilochs. Il avait lair

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    raill et radouci. Il ne sassit pas la table de Gundersen ; il lui adressa un sourire trs protocolaire et fit mine de sloigner.

    Venez vous asseoir, Van , dit Gundersen. Van Beneker obit dun air gn. Pour hier soir, je Ny pensez plus. Jai t insupportable, Mr. Gundersen. Vous aviez un peu trop bu. Cest pardonn. In vino

    veritas. Comme vous mavez appel Gundy toute la soire, vous pouvez aussi bien continuer le faire ce matin. Qui donc prend ces poissons ?

    Il y a un barrage automatique un peu au nord de lhtel. Les poissons sont capturs et amens tout droit dans la cuisine. Je me demande qui soccuperait de la cuisine sil ny avait pas toutes ces machines.

    Et pour cueillir les fruits ? galement des machines ? Ce sont les sulidoror qui sen occupent. Quand ont-ils commenc travailler comme

    domestiques ? Il y a cinq ans environ. Peut-tre six. Je suppose que les

    nildoror nous ont emprunt cette ide. Puisque nous pouvions faire deux des porteurs et des bulldozers vivants, ils pouvaient faire des sulidoror des garons dhtel. Aprs tout, les sulidoror constituent lespce infrieure.

    Mais ils sont toujours leurs propres matres. Pourquoi ont-ils accept cela ? Que peuvent-ils y trouver ?

    Je nen sais rien, dit Van Beneker. Quelquun a-t-il jamais compris les sulidoror ?

    Cest assez vrai, se dit Gundersen. Jusqu prsent, personne na russi comprendre le genre de relation qui stablit entre les deux espces intelligentes de cette plante. Tout dabord, la prsence simultane de deux races intelligentes est une contradiction formelle de la logique volutive de lunivers. Les nildoror et les sulidoror peuvent tous deux prtendre la supriorit et leur niveau de perception dpasse celui des primates hominids les plus dvelopps. Un sulidor est considrablement plus malin quun chimpanz et un nildor est encore plus intelligent que cela. Mme sil ny avait eu aucun nildor, la seule prsence des sulidoror aurait t suffisante pour

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    obliger la Compagnie abandonner cette plante au moment o la campagne de dcolonisation battait son plein.

    Mais pourquoi donc ces deux espces, unies par cet trange accord tacite ? Les sulidoror, bipdes carnivores, rgnant sur le Pays des Brumes, et les nildoror, quadrupdes herbivores, assurant la domination des tropiques Comment se sont-ils partag le monde avec tant de prcision ? Et pourquoi cette division de la suprmatie tait-elle remise en valeur, si ctait bien de cela quil sagissait ? Gundersen savait que ces cratures taient lies par dantiques traits et quil existait entre elles tout un systme de droits et de prtentions ; il savait galement que chaque nildor retournait dans le Pays des Brumes lorsque venait le temps de sa Renaissance. Mais il ignorait totalement le rle que les sulidoror pouvaient jouer dans la vie et la Renaissance des nildoror. Et tout le monde tait dans son cas. Il admettait que ce mystre tait une des raisons pour lesquelles il tait revenu sur la Terre de Holman, sur Belzagor, maintenant quil tait dgag de toute responsabilit administrative et quil tait libre de risquer sa vie pour des affaires purement personnelles. Il tait troubl par des modifications quil lui semblait relever autour de lhtel dans les relations nilodoror-sulidoror, relations qui taient dj assez complexes quand elles taient figes videmment, les coutumes de ces tres tranges ne le regardaient nullement ; maintenant, plus rien ne le regardait. Et quand un homme na plus dintrts, il doit sen trouver de nouveaux. Il tait donc ici pour effectuer des recherches, cest--dire pour fureter et espionner. Vu sous cet angle, son retour ressemblait plus un acte volontaire et moins une soumission, une attirance irrsistible, ce quil avait tout dabord craint.

    bien plus compliqu que tout ce que lon avait pu croire, lui disait Van Beneker.

    Excuse-moi. Je nai pas fait attention ce que tu viens de dire.

    a na aucune importance. Nous parlons beaucoup ici. Nous ne sommes plus quune centaine. Quand comptez-vous partir pour le nord ?

    Tu es press de te dbarrasser de moi, Van ?

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    Je veux seulement savoir quoi men tenir, monsieur, lui rpondit le petit homme. Si vous restez, il faudra des provisions supplmentaires et

    Je partirai aprs le petit djeuner. Si tu veux bien mindiquer le plus proche campement de nildoror, jirai y retirer mon permis de voyage.

    Il est vingt kilomtres au sud-est. Jaimerais bien vous y emmener dans mon petit vhicule, mais vous comprenez les touristes

    Tu peux peut-tre me trouver un nildor, lui proposa Gundersen. Si cest trop compliqu, je pourrai me dbrouiller tout seul

    Je vais men occuper , lui promit Van Beneker. Une heure aprs le petit djeuner, un jeune nildor mle

    arriva pour emmener Gundersen jusquau campement. Jadis, Gundersen serait tout simplement mont sur son dos mais il ressentait aujourdhui le besoin de faire des prsentations. On ne demande pas un tre libre et intelligent de vous conduire pendant vingt kilomtres dans la jungle sans afficher la politesse la plus lmentaire, se dit-il. Je suis Edmund Gundersen de la premire naissance, dclara-t-il, et je te souhaite de connatre la joie de nombreuses Renaissances, ami de mon voyage.

    Je suis Sringahar de la premire naissance, lui rpondit le nildor sur le mme ton, et je te remercie de ton vu, ami de mon voyage. Je tobis de mon plein gr, et attends tes ordres.

    Je souhaite parler un nildor de nombreuses naissances et obtenir la permission daller vers le nord. Cet homme ma dit que tu pourrais me faire rencontrer un tel nildor.

    Oui, je le peux. Maintenant ? Maintenant. Gundersen avait une valise quil posa sur la croupe puissante

    du nildor. Sringahar releva immdiatement la queue pour maintenir la valise puis sagenouilla afin que Gundersen effectue les gestes rituels. Plusieurs tonnes de chair se relevrent et savancrent docilement vers la lisire de la fort. Rien ou presque ne semblait avoir chang.

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    Ils gardrent le silence pendant le premier kilomtre, traversant des bouquets darbres fruitiers de plus en plus denses. Gundersen comprit peu peu que le nildor ne parlerait pas sil ne lui adressait pas la parole ; il entama alors la conversation en expliquant quil avait pass dix annes sur Belzagor. Sringahar lui rpondit quil le savait et quil se souvenait de lui du temps de la Compagnie. La nature du systme vocal des nildoror supprimait de la phrase toute nuance et toute implication. La voix tait neutre, rduite une sorte de grognement nasal qui nindiquait pas si les souvenirs que le nildor avait de Gundersen taient mauvais, agrables ou indiffrents. Gundersen aurait pu tre mieux renseign en observant les mouvements de la crte de Sringahar mais il tait impossible une personne assise sur le dos dun nildor de remarquer autre chose que les mouvements les plus amples et les plus gnraux. Le systme de communication non verbale particulirement complexe employ par les nildoror ne stait pas dvelopp en vue du bon plaisir du passager. Gundersen navait appris que quelques-uns parmi la quasi-infinit de ces gestes supplmentaires et il avait maintenant oubli la plupart de ceux-ci. Le nildor lui semblait pourtant assez courtois.

    Il profita du trajet pour mettre en pratique son nildororu. Il navait jamais commis aucune erreur jusqu prsent mais savait quil aurait besoin de toutes ses facults pour avoir une conversation avec un nildor de nombreuses naissances. Il rptait sans cesse : Je nai pas fait de faute, nest-ce pas ? Corrige-moi si jen fais.

    Tu parles trs bien , lui rpondait le nildor. En vrit, cette langue ntait pas complique. Le vocabulaire

    en tait assez limit et la grammaire fort simple. Les mots nildororu ne se dclinaient pas, ils sagglutinaient, les syllabes sentassaient les unes sur les autres de sorte quun concept assez complexe comme celui de le premier pturage du clan de ma compagne devenait un long grognement sonore ne comportant pas la moindre pause. Le discours des nildoror tait lent et plutt lourd ; il comportait bon nombre de sons rouls quun Terrien devait aller chercher au plus profond de ses narines. Quand Gundersen abandonnait le nildororu pour une

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    quelconque langue de la Terre, il ressentait une gaiet soudaine, un peu comme un acrobate de cirque qui se trouverait instantanment transport de Jupiter sur Mercure.

    Sringahar empruntait un chemin de nildor et non pas une des anciennes routes de la Compagnie. Gundersen devait souvent viter les branches basses des arbres ; une vigne nicalanga descendit en frissonnant pour senrouler autour de sa gorge et lui donner un baiser rapide, glac et tendre, mais pourtant effrayant. Quand il se retourna, il vit la vigne gonfle dexcitation, rouge et tumfie davoir caress la peau dun Terrien. Le taux dhumidit de la fort atteignit rapidement le haut de lchelle et le niveau de condensation devint proche de celui de la pluie. Lair tait si humide que Gundersen prouvait des difficults respirer et que des gouttes de sueur coulaient sur son corps. Cela ne dura que quelques instants. Quelques minutes plus tard, ils rencontrrent une route de la Compagnie, piste troite de la jungle, moiti efface et presque compltement recouverte. Encore une anne et elle nexisterait plus.

    Le corps massif du nildor avait besoin de se restaurer frquemment. Ils sarrtaient toutes les demi-heures et Gundersen mettait pied terre tandis que Sringahar mchonnait des pousses. Ce spectacle ravivait les prjugs latents de Gundersen et le gnait tellement quil essayait de ne pas regarder. Tout comme un lphant, le nildor droulait sa trompe et arrachait les branches feuillues des arbres les plus bas. La bouche gigantesque souvrait alors pour engloutir la nourriture. Grce ses triples dfenses, Sringahar arrachait des morceaux dcorce quil rservait pour son dessert. Les mchoires puissantes se dplaaient davant en arrire et broyaient inlassablement la nourriture. Nous ne sommes pas mieux quand nous mangeons, se dit Gundersen, mais son dmon personnel contrecarra sa tolrance en insistant sur le fait que son compagnon ntait quun animal.

    Sringahar ntait pas du genre sextrioriser. Quand Gundersen ne disait rien, le nildor ne disait rien ; quand Gundersen lui posait une question, le nildor lui rpondait poliment mais de la manire la plus brve possible. Gundersen

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    avait du mal alimenter une conversation aussi dcousue et saccordait parfois plusieurs minutes conscutives de silence. Berc par le rythme de la dmarche de la grosse crature, il tait heureux de se faire transporter dans la jungle humide. Il ne savait pas o il se trouvait et aurait t incapable de dire sils avaient pris la bonne direction car les arbres qui se dressaient devant lui formaient une vote qui occultait le soleil. Le nildor lui donna pourtant un renseignement inattendu sur leur position aprs quil se fut arrt pour son troisime repas de la matine. Il quitta subitement le chemin et partit en diagonale ; il traversa pendant quelques instants la partie la plus dense de la fort, abattant la vgtation devant lui, puis sarrta devant ce qui avait jadis t un des btiments de la Compagnie, un dme de verre terni par le temps et enfoui sous les vignes.

    Connais-tu cette maison, Edmund de la premire naissance ? lui demanda Sringahar.

    Qutait-ce donc ? Le Poste des Serpents. O vous extrayiez le venin. Le pass se dressa brusquement devant Gundersen comme

    une haute falaise. Toute une srie incohrente dimages hallucinatoires lui envahit lesprit. Les anciens scandales, oublis ou pardonns depuis longtemps, clataient nouveau. Cest donc le Poste des Serpents, cette ruine ? Voici donc le lieu de tant de pchs secrets et de tant de disgrces ? Gundersen sentit le sang lui monter aux joues. Il descendit de la croupe du nildor et sapprocha lentement du btiment. Il resta un instant debout devant la porte, observant lintrieur. Oui, voici les tubes et les tuyaux, les canaux dans lesquels coulait le venin que lon venait dextraire ; tous les instruments de travail taient leur place, abandonns et moiti dvors par la chaleur et la moisissure. Voici la porte par laquelle entraient les serpents de la jungle, attirs par cette musique trangre laquelle ils ne pouvaient pas rsister ; voici lendroit o lon extrayait le venin ; voici voici

    Gundersen se retourna pour jeter un regard Sringahar. La crte du nildor tait gonfle : signe de tension nerveuse et peut-tre mme de honte partage. Les nildoror se souvenaient galement de ce btiment. Gundersen pntra dans le poste en

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    repoussant la porte demi ouverte, qui grina sur ses gonds et produisit un bruit mtallique qui rsonna dans le btiment sphrique pour steindre finalement sur un ultime et faible tintement. Wang ! Et Gundersen entendit nouveau la guitare de Jeff Kurtz ; les annes seffacrent et il avait nouveau vingt et un ans. Il venait darriver sur la Terre de Holman et allait bientt prendre ses fonctions au Poste des Serpents puisquil avait t assign cet endroit qui faisait tant de bruit. Oui. Des brumes de sa mmoire sortit limage de Kurtz. Il se tenait l, tout prs de la porte, lintrieur du btiment, incroyablement grand, lhomme le plus grand que Gundersen et jamais vu. Il avait une immense tte chauve en forme de pain de sucre, dimmenses yeux noirs enchsss sous des arcades osseuses et pr-hominiennes et un sourire clatant qui lui fendait le visage en deux. Wang ! fit la guitare et Kurtz dit : Cela vous intressera, Gundy. Ce poste est un endroit tout fait unique. Nous avons enterr votre prdcesseur la semaine dernire. Wang ! Bien entendu, vous devez apprendre mettre une certaine distance entre vous-mme et ce qui se passe en ce lieu. Cest lunique secret qui vous permet de conserver votre identit sur un monde tranger, Gundy. Il faut saisir le ct esthtique de cet loignement : dessinez un cercle autour de vous et dites la plante tu peux aller jusque-l mais pas plus loin. Sinon, la plante finira par vous absorber et vous deviendrez une partie delle-mme. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

    Pas du tout, dit Gundersen. Cela viendra tout doucement un peu plus tard. Wang !

    Venez voir nos serpents. Kurtz avait cinq ans de plus que Gundersen et il tait arriv

    trois ans avant lui sur la Terre de Holman. Gundersen le connaissait de rputation bien avant de le rencontrer. Il lui semblait que tout le monde tait terroris par Kurtz ; celui-ci ntait pourtant quun simple agent de la Compagnie qui navait jamais obtenu la moindre promotion. Aprs cinq minutes passes en sa compagnie, Gundersen commena comprendre pourquoi. Kurtz donnait une impression dinstabilit ce ntait pas exactement un ange dchu mais il tait plutt sur le chemin de la dchance, comme une sorte de Lucifer en pleine chute qui

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    tomberait du matin jusquau soir couvert de rose tout en tant au matin de sa chute. Il ntait pas possible de confier des responsabilits importantes un homme comme celui-l tant quil navait pas fini son transit et trouv son tat ultime.

    Ils entrrent tous les deux dans le Poste des Serpents. Kurtz passa devant les systmes de distillation et tendit le bras pour caresser doucement tubes et robinets. Ses doigts voquaient des pattes daraigne et sa carcasse tait tonnamment obscne. lautre bout de la pice se tenait un petit homme trapu et sombre qui tait le directeur du poste. Gio Salamone. Kurtz fit les prsentations. Salamone sourit. Vous avez de la chance, dit-il Gundersen, comment avez-vous fait pour tre nomm ici ?

    On ma envoy, cest tout, lui rpondit Gundersen. On vous a fait une blague, suggra Kurtz. Srement, lui rpondit Gundersen. Tout le monde croyait

    que je blaguais quand je disais navoir pas fait de demande particulire.

    Pour tester votre innocence , murmura Kurtz. Salamone prit la parole. Maintenant que vous tes ici, vous

    feriez mieux dapprendre quelle est notre rgle fondamentale. Quand vous quitterez ce poste, vous ne parlerez personne de ce qui se passe ici. Capisce ? Rptez aprs moi : Je jure par le Pre, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi que par Abraham, Isaac, Jacob, Mose

    Kurtz clata de rire. Gundersen tait compltement perdu. Cest la premire

    fois que jentends un tel serment. Salamone est un juif italien, lui expliqua Kurtz. Il pense

    toutes les ventualits. Ce nest pas la peine de jurer mais je dois dire quil a raison : ce qui se passe ici ne concerne personne dautre. Tout ce que lon a pu vous dire propos de cette station est probablement vrai mais il ne faudra quand mme rien dire quand vous partirez. Wang ! Wang ! Bon, maintenant, observez soigneusement : nous allons invoquer les dmons. Envoie les amplis, Gio !

    Salamone prit un sac de plastique empli dune sorte de farine dore et le transporta vers la porte arrire du poste. Il en prit

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    une poigne quil jeta en lair dun geste vif ; le vent sempara instantanment des petits grains scintillants et les entrana au loin. Kurtz dit : Il vient de lancer dans la jungle un millier de micro-amplificateurs. Dans une dizaine de minutes, ils couvriront un rayon de dix kilomtres. Ils sont rgls sur la frquence de ma guitare et de la flte de Gio et les sons vont se rpercuter de tous cts. Kurtz commena jouer quelques notes dune mlodie. Salamone sortit une petite flte traversire et cra sa propre mlodie dans la tonalit de Kurtz. Leur musique se transforma en une sarabande majestueuse, dlicate et hypnotique, dans laquelle deux ou trois phrases revenaient inlassablement sans aucune variation de volume ou de tonalit. Il ne se passa rien dtrange pendant une dizaine de minutes. Puis Kurtz fit un signe de tte en direction de la jungle. Ils arrivent, dit-il dune voix sifflante. Nous sommes les seuls et vritables charmeurs de serpents.

    Gundersen regarda les serpents sortir de la fort ; ils taient quatre fois plus grands quun homme et gros comme un bras. Leur dos tait couvert dun bout lautre de nageoires mobiles. Leur peau vert ple tait luisante et visiblement poisseuse, en juger par les nombreux dtritus du sol de la fort qui staient colls eux, fragments de feuilles, de terre et de fleurs fanes. Ils navaient pas dyeux mais des ranges de plaques sensibles grosses comme des assiettes qui flanquaient leurs nageoires dorsales. Leur tte mousse et leur bouche ntait quune fente qui ne pouvait absorber que de petites boulettes dherbe. la place des narines se trouvaient deux tuyaux minces longs comme le pouce ; ils devenaient cinq fois plus grands dans les moments critiques ou quand le serpent tait attaqu. Ils crachaient alors un venin bleu. En dpit de leur taille, en dpit de leur nombre, Gundersen ne les trouva pas effrayants bien quil se ft certainement senti mal laise en voyant arriver toute une bande de pythons. Ces serpents ntaient pas des pythons ; ce ntait mme pas des reptiles, seulement des animaux dun type assez grossier, des espces de vers gants. Ils avaient lair paresseux et apparemment sans intelligence. Et pourtant ils rpondaient merveilleusement la musique. La

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    musique les avait attirs jusquau poste et ils se contorsionnaient en un trange ballet en en cherchant la source.

    Quelques-uns pntraient dj lintrieur du btiment. Est-ce que vous jouez de la guitare ? demanda Kurtz.

    Tenez jouez nimporte quoi. La mlodie na plus dimportance prsent. Il tendit son instrument Gundersen, qui toucha maladroitement les cordes pendant quelques instants puis russit en tirer une imitation assez lamentable de la mlodie de Kurtz. Pendant ce temps, celui-ci soccupait glisser sur la tte du premier serpent une sorte de coiffe tubulaire et rose qui se mit exercer des contractions rythmiques ; les ondulations du serpent devinrent momentanment plus intenses, ses nageoires sagitrent dune manire convulsive et sa queue frappa le sol. Puis il redevint calme. Kurtz enleva la coiffe et la posa sur la tte dun autre serpent, puis dun autre et dun autre encore.

    Il rcoltait le venin. Ces animaux reprsentaient un danger mortel pour le mtabolisme des indignes ; ctait du moins ce que lon disait. Ils nattaquaient jamais mais frappaient quand on les provoquait et leur poison tait sans antidote. Mais ce qui ntait que du poison sur la Terre de Holman tait une vritable bndiction sur la Terre. Le venin des serpents de la jungle tait un des produits dexportation les plus profitables pour la Compagnie. Soigneusement distill, dilu, cristallis et purifi, le venin servait de catalyseur dans la rgnration des organes. Une dose de venin supprimait progressivement les rsistances des cellules humaines au changement et corrompait insidieusement le cytoplasme afin quil parvienne persuader le noyau de dclencher son matriel gntique. Ce qui encourageait rapidement le rveil de la division cellulaire et la reproduction de parties du corps quand on avait besoin dun nouveau bras, dune nouvelle jambe ou mme dun nouveau visage. Gundersen ignorait totalement le comment et le pourquoi de la chose mais sa priode dentranement lui avait permis de voir agir ce produit sur un homme dont les deux jambes avaient t amputes au-dessous du genou au cours dun accident arien. Grce cette mdication, la chair stait reforme. Elle librait les gardiens du schma gntique du

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    corps, ce qui facilitait normment la tche des chirurgiens-gnticiens en sensibilisant et en stimulant la zone de rgnration. Les jambes taient rapparues en six mois.

    Gundersen continuait de gratter sa guitare, Salamone de jouer de la flte et Kurtz de rcolter le venin. Des meuglements slevrent subitement de la jungle : il tait clair quun troupeau de nildoror avait t galement attir par la musique. Gundersen les vit sortir des broussailles et rester presque timidement au bord de la clairire. Ils taient neuf. Au bout dun moment, ils entamrent une danse lourde et maladroite. Leurs trompes se balanaient au rythme de la musique ; ils agitaient la queue en tous sens et balanaient leur crte osseuse. Termin ! annona Kurtz. Cinq litres une bonne rcolte. Une fois dbarrasss de leur venin, les serpents repartirent dans la fort ds quil ny eut plus de musique. Les nildoror sattardrent pour regarder intensment les hommes qui travaillaient lintrieur du poste ; ils finirent pourtant par sen aller. Kurtz et Salamone enseignrent Gundersen les techniques ncessaires la distillation du liquide prcieux afin que celui-ci ft prt tre expdi sur Terre.

    Ce fut tout. Il ne voyait absolument rien de scandaleux dans ce qui se passait et ne comprenait pas pourquoi le quartier gnral faisait tant de mystres propos de ce poste ; il ne comprenait pas non plus pourquoi Salamone avait essay de lui faire prter serment de garder le silence. Il nosait pas le leur demander. Trois jours plus tard, ils appelrent nouveau les serpents pour en extraire le venin ; tout cela lui parut irrprochable. Mais il comprit rapidement que Kurtz et Salamone prouvaient son honntet avant de lui faire partager leurs secrets.

    Ce fut au cours de sa troisime semaine de travail au Poste des Serpents quil fut finalement admis au cur du mystre. La traite tait termine et les serpents taient partis ; plus dune douzaine de nildoror avaient t attirs par le concert de la journe mais seuls quelques-uns dentre eux taient rests devant le poste. Gundersen comprit que quelque chose dtrange allait se passer quand il vit Kurtz jeter un coup dil rapide Salamone puis dtacher un rcipient de venin avant de

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    le passer la distillation. Il versa le contenu dans un bol assez large pour recevoir un bon litre de liquide. Sur Terre, cette quantit de mdicament aurait cot Gundersen un an de son salaire dassistant de poste.

    Venez avec nous , lui dit Kurtz. Les trois hommes sortirent du poste. Les trois nildoror

    sapprochrent aussitt dun air trange, la crte dresse et les oreilles tremblantes. Ils avaient lair dtre en mme temps peureux et impatients. Kurtz tendit Salamone le bol de venin brut dans lequel il but lentement avant de le lui rendre. Kurtz but galement puis passa le bol Gundersen en lui disant :

    Vous voulez communier avec nous ? Gundersen hsita et Salamone lui dit : Cest sans danger. Cela nagit pas sur les noyaux quand on le prend par voie buccale.

    Gundersen porta le bol ses lvres et, mfiant, nen but quune gorge. Le venin tait doux mais fort clair.

    Cela nagit que sur le cerveau , ajouta Salamone. Kurtz lui retira doucement le bol et le posa sur le sol. Le plus

    gros des nildoror savana et y plongea dlicatement sa trompe. Ce fut ensuite au tour du second nildor puis du troisime. Le bol fut rapidement vid.

    Gundersen dit : Si cest un poison pour les indignes Pas quand ils le boivent. Uniquement quand cela passe

    directement dans le sang, lui expliqua Salamone. Que va-t-il arriver ? Attendez, lui rpondit Kurtz. Et soyez rceptif tout ce qui

    va se passer. Gundersen ne dut pas attendre longtemps. Il sentit que sa

    nuque se durcissait, que son visage se tendait ; ses bras devinrent intolrablement lourds. Il lui parut prfrable de se mettre genoux quand leffet saccrut encore. Il se tourna vers Kurtz pour trouver du rconfort dans ses yeux noirs et brillants mais les yeux de Kurtz avaient dj commenc saplatir et sagrandir tandis que sa trompe verte et prhensile atteignait dj le sol. Salamone avait galement commenc sa mtamorphose et sautait gaiement tout en labourant le sol de ses dfenses. Le durcissement continuait. Gundersen comprit alors quil pesait plusieurs tonnes ; il voulut prouver la

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    coordination de son nouveau corps ; marcha en avant et en arrire et apprit se servir de ses quatre membres la fois. Il sapprocha de la source et aspira leau dans sa trompe. Son corps norme se mit pousser des barrissements de joie. Il se joignit Kurtz et Salamone pour excuter une danse sauvage qui fit trembler le sol. Les nildoror staient galement transforms : lun dentre eux tait devenu Kurtz, un autre Salamone et le troisime Gundersen. Les trois anciens animaux excutaient de folles pirouettes et retombaient sur le sol, ignorant quils taient des habitudes humaines. Mais Gundersen ne sintressait dj plus aux nildoror. Il prfrait se concentrer sur son exprience personnelle. Il se sentait terrifi, au plus profond de son me, de savoir que cette transformation lui tait advenue et quil tait condamn vivre ternellement comme un animal sauvage qui doit, pour se nourrir, arracher lcorce et dchirer les branches. Il tait pourtant fort intressant de stre ainsi transform et davoir accs des donnes sensorielles tout fait nouvelles. Sa vue tait trouble et tout lui semblait perdu dans un halo mais il avait des compensations : il pouvait distinguer les odeurs, leur direction et leur texture ; et son oue tait bien plus sensible. Cela quivalait la possibilit de voir linfrarouge et lultraviolet. Une fleur de la fort lgrement fane lui adressa des effluves troublants de douce moisissure ; dans les repres souterrains, le claquement des mandibules des insectes tait comme une symphonie pour percussion. Sans parler de sa taille gigantesque ! Quelle extase que davoir un tel corps ! Sa nouvelle personnalit sautait en lair et retombait pour slever nouveau. Il pitinait des arbres et sen flicitait en poussant des cris sonores. Il se gavait de nourriture. Puis il sassit un instant et demeura immobile ; il mdita sur le mal dans lunivers et se demanda pourquoi il devait en tre ainsi et si le mal existait vraiment en tant que phnomne objectif. Ses rponses le surprirent agrablement et il se tourna vers Kurtz pour lui faire part de ses rflexions mais leffet du venin se dissipa avec une soudainet incroyable et il ne fallut que quelques instants Gundersen pour quil se sente nouveau normal. Il se mit pleurer et fut envahi par la honte comme sil avait t surpris

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    martyriser un enfant. Les trois nildoror avaient disparu. Salamone ramassa le bol et entra dans le poste. Venez, dit Kurtz. Il faut rentrer.

    Ils nchangrent aucune impression avec lui. Ils lavaient laiss participer mais ne lui expliqurent pas la moindre chose et changrent de conversation chaque fois quil dsirait leur poser une question. Ce rite tait tout fait hermtique. Gundersen tait totalement incapable de faire une valuation quelconque de son exprience. Son corps stait-il vritablement transform en un corps de nildor, et cela pendant une heure ? Certainement pas. Ou alors son esprit stait-il immisc de quelque manire dans le corps du nildor ? Tandis que lme du nildor, supposer que les nildoror eussent une me, se serait rfugie dans son corps ? De quel genre de partage, de quelle sorte dunion de lintriorit stait-il agi dans la clairire ?

    Trois jours plus tard, Gundersen demanda tre mut. cette poque, il tait facilement boulevers par le mystre et linconnu. Quand il annona Kurtz quil avait lintention de sen aller, lunique raction de ce dernier fut un rire bref et brutal. La dure normale de sjour dans ce poste tait de huit semaines et Gundersen nen avait mme pas fait la moiti. Il ny accomplit plus aucun travail.

    Plus tard, il rassembla le plus grand nombre possible de rumeurs concernant le Poste des Serpents. On lui raconta dtranges histoires propos dabominations sexuelles qui auraient eu lieu dans les bosquets et daccouplements entre Terriens et nildoror, sinon entre Terriens du mme sexe. Il entendit murmurer que ceux qui avaient pris lhabitude de boire le venin connaissaient de terribles changements physiques qui les affectaient dune manire trange et permanente. Il apprit comment les anciens des nildoror fustigeaient dans leurs conseils la pratique morbide qui consistait se rendre au Poste des Serpents pour boire la liqueur offerte par les Terriens. Mais il ne savait nullement si tous ces bavardages taient fonds. Mme aprs plusieurs annes, il lui tait difficile de regarder Kurtz dans les yeux dans les rares occasions o ils se rencontraient. Il eut mme de la difficult vivre en sa propre compagnie. De faon trangement extrieure, il avait t

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    marqu par cette unique heure de mtamorphose. Il se sentait un peu comme une vierge qui serait tombe dans une orgie pour en sortir dflore mais encore dans lignorance de ce qui lui est arriv.

    Les fantmes svanouirent. Les notes de la guitare de Kurtz sloignrent puis disparurent compltement.

    Sringahar lui dit : Pouvons-nous partir ? Gundersen sortit lentement des ruines du poste. Quelquun

    se charge-t-il toujours de rcolter le venin ? Pas ici , lui rpondit le nildor en sagenouillant.

    Gundersen monta sur son dos et Sringahar sloigna en silence vers le chemin quils avaient abandonn un peu plus tt.

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    Ce fut au dbut de laprs-midi quils arrivrent en vue du

    campement des nildoror, qui tait le but immdiat de Gundersen. Ils avaient pass la plus grande partie de la journe traverser la plaine ctire et se trouvaient prsent en un point o le terrain plongeait brutalement, crant une dpression troite et longue dirige nord-sud, faille profonde qui sparait le plateau central de la cte. Quand ils furent proximit de la faille, Gundersen remarqua le feuillage dvast, preuve tangible quun important troupeau de nildoror se trouvait quelques kilomtres de l. Une cicatrice irrgulire courait dans la fort, slevant du sol et montant une hauteur double de la taille dun homme.

    Mme lextraordinaire luxuriance tropicale de cette rgion naurait pu lutter contre lapptit des nildoror ; il fallait au moins une anne pour que ces rgions dvastes puissent retrouver leur tat naturel aprs que les nildoror se seraient loigns. Mais malgr les dgts quils causaient, la fort situe autour de la cicatrice tait encore plus touffue que celle qui recouvrait la plaine ctire de lest. Ctait une jungle dune puissance formidable, sombre, humide et moite. La temprature tait considrablement plus leve dans la valle que sur la cte et, bien que latmosphre ny ft peut-tre pas plus moite, lhumidit de lair tait presque tangible. La vgtation tait galement diffrente. Les arbres de la plaine avaient tendance se couvrir de feuilles pointues, dune manire parfois dangereuse. Tandis quici les feuilles taient rondes et charnues, lourds disques bleu sombre qui scintillaient voluptueusement quand les rayons du soleil transperaient la vote de la fort.

    Gundersen et sa monture continurent de descendre tout en suivant la ligne de pturage des nildoror. Ils longeaient

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    prsent un ruisseau qui coulait de faon perverse en direction des terres ; le sol tait humide et spongieux et plus souvent qu son tour Sringahar dut avancer avec de la boue jusquaux genoux. Ils pntrrent dans un vaste bassin circulaire et il semblait bien que ce ft l lendroit le moins lev de toute la rgion. Des ruisseaux sy jetaient de trois ou quatre cts et formaient au centre un lac sombre et couvert de mauvaises herbes ; autour du lac se trouvait le troupeau de Sringahar. Gundersen vit plusieurs centaines de nildoror en train de brouter, de dormir, de saccoupler ou de se promener.

    Pose-moi terre, dit-il, se surprenant lui-mme. Je vais marcher tes cts.

    Sringahar ne rpondit rien et le laissa descendre. Gundersen regretta ses impulsions galitaires au moment

    mme o il posa le pied sur le sol. Les larges pattes des nildoror saccommodaient trs bien de ce sol boueux, mais il saperut quil avait tendance senfoncer sil sattardait un peu trop au mme endroit. Il ne voulait pourtant pas remonter sur le nildor. Il devait lutter pour faire le moindre pas, et il lutta. Il tait nerveux et incertain de laccueil quil allait recevoir ; de plus, il avait faim car il navait rien mang pendant tout le voyage. Heureusement, des fruits amers pendaient aux arbres avoisinants. Le temps tait si lourd que respirer tait un vritable supplice. Il se sentit soulag quand il lui fut plus facile de marcher, un peu plus bas le long de la pente. Les plantes spongieuses rejetes par le lac sentremlaient sous la boue et formaient une plate-forme stable, sinon rassurante.

    Sringahar leva sa trompe et poussa ladresse du campement un cri de salutation semblable un clat de trompette. Quelques nildoror lui rpondirent de la mme manire. Sringahar dit ensuite Gundersen : Notre frre aux nombreuses naissances se tient au bord du lac, ami de mon voyage. Le vois-tu, l-bas, dans ce groupe ? Te conduirai-je lui maintenant ?

    Je ten prie , lui rpondit Gundersen. Le lac tait recouvert dherbes arraches. Celles-ci formaient

    des masses qui recouvraient la surface de leau : des feuilles semblables des cornes dabondance, des plantes sporifres en

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    forme de coupe, des tiges noueuses et emmles, tout cela dun bleu sombre contrastant avec le pers de leau. Dans ce labyrinthe compliqu de plantes se dplaaient lentement une demi-douzaine dnormes mammifres semi-aquatiques, des malidaror dont les corps cylindriques et jauntres taient presque compltement submergs. On napercevait deux que les rondeurs de leurs dos et les priscopes de leurs yeux prominents, et parfois aussi leurs narines caverneuses et reniflantes. Gundersen pouvait voir les andains immenses que les malidaror avaient taills dans la vgtation pour trouver leur nourriture quotidienne lautre extrmit du lac ; les blessures se refermaient dj comme des plantes nouvelles se htaient de repousser sur les endroits rcemment dfrichs.

    Gundersen et Sringahar descendirent vers leau. Le vent se leva soudain et Gundersen reut une bouffe des senteurs du lac. Il se mit tousser ; ctait comme sil avait respir les vapeurs dune cuve de distillerie. Le lac tait en fermentation. Lalcool tait produit par la respiration des plantes aquatiques et, comme il ny avait aucun coulement, le lac tait semblable une gigantesque baignoire pleine de brandy. Lalcool et leau svaporaient trs rapidement et rendaient lair non seulement humide mais encore terriblement enivrant. Pendant les sicles o lvaporation de leau avait dpass lapprovisionnement des ruisseaux, le degr dalcool des dchets stait progressivement lev. lpoque o la Compagnie soccupait de cette plante, de tels lacs avaient t la cause de la destruction de plus dun agent.

    Les nildoror ne se proccuprent pas de lui quand il sapprocha deux. Gundersen tait conscient que chaque membre du campement lobservait attentivement mais ils firent semblant, en poursuivant leurs occupations, de ne voir en lui quune chose futile. Il fut tonn de voir une douzaine dabris de broussailles se dresser au bord de lun des ruisseaux. Les nildoror ne possdaient aucune sorte dhabitation ; le climat les rendait inutiles et, de plus, ils taient tout fait incapables de construire quoi que ce soit car ils ne possdaient pas dautres organes de manipulation que les trois doigts situs au bout de leurs trompes. Il regarda avec tonnement les pauvres

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    cabanes et pensa aprs un instant quil avait dj vu des constructions de ce genre : ctaient des huttes de sulidoror. Il vit ensuite les sulidoror eux-mmes, assis les jambes croises lintrieur des huttes ; ils taient peut-tre une vingtaine. taient-ils esclaves, captifs, ou encore amis de la tribu ? Aucune de ces suppositions ntait la bonne.

    Voici notre frre aux nombreuses naissances , lui dit Sringahar en faisant un geste de la trompe en direction dun nildor rid et vnrable qui se tenait au bord du lac au milieu dun groupe de ses congnres.

    Gundersen ressentit un sursaut de terreur, inspir non seulement par le grand ge de cette crature mais par lide que ce trs vieil animal auquel les annes avaient donn une teinte gris-bleu avait d participer de nombreuses fois aux rites inimaginables de la crmonie de la Renaissance. Le nildor aux nombreuses naissances tait all bien au-del de la barrire spirituelle qui retient les humains prisonniers. Quel que ft le nirvna que pouvait offrir la crmonie de la Renaissance, cet tre y avait got, la diffrence de Gundersen, et cette diffrence cruciale dexprience entamait le courage de Gundersen tandis quil sapprochait du chef de la tribu.

    Tout un groupe de courtisans entourait lanctre. Ctait un rassemblement danciens, la peau ride et grise. Les nildoror plus jeunes, ceux de la gnration de Sringahar, se tenaient une distance respectueuse. Tous les nildoror du campement taient adultes. Aucun Terrien navait jamais vu un jeune nildor. Quelquun avait dit Gundersen que les nildoror naissaient dans le Pays des Brumes, l o habitent les sulidoror, et quils y vivaient apparemment dans la plus totale retraite jusqu ce quils atteignent lquivalent nildor de ladolescence pour repartir ensuite vers les jungles tropicales. On lui avait galement dit que les nildoror espraient revenir au Pays des Brumes quand le temps serait venu de mourir. Mais il ne savait pas si cela tait vrai. Personne dailleurs ne le savait.

    Les rangs des courtisans sentrouvrirent et Gundersen se trouva en face de lanctre. Le protocole exigeait que ce ft Gundersen qui parlt le premier mais il hsita, troubl par sa

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    nervosit ou peut-tre par les vapeurs qui se dgageaient du lac, et un moment interminable se passa avant quil pt se ressaisir.

    Il dit enfin : Je suis Edmund Gundersen de la premire naissance, et je te souhaite la joie de nombreuses Renaissances, trs sage !

    Sans se hter, le nildor balana de ct sa tte massive, aspira un peu deau du lac et la fit passer dans sa bouche. Il grogna ensuite : Nous te connaissons, Edmundgundersen, des jours passs. Tu dirigeais la grande maison de la Compagnie au Point du Feu, dans la Mer de Poussire.

    La grande mmoire du nildor tonna et effraya Gundersen. Sils se souvenaient si bien de lui, quelles chances avait-il dobtenir quelque chose de ces gens ? Ils navaient aucun service lui rendre.

    Jtais ici, oui, il y a bien longtemps, dit-il dun air absent. Il ny a pas si longtemps. Dix cycles ne sont pas longs.

    Les yeux lourds du nildor se refermrent et on et dit que lanctre stait endormi. Mais il reprit alors, les yeux toujours clos : Je suis Volhimyor de la septime naissance. Viendras-tu dans leau avec moi ? Je me fatigue rapidement sur la terre ferme depuis cette nouvelle naissance.

    Sans plus attendre, Volhimyor savana dans le lac puis nagea lentement jusqu une quarantaine de mtres du rivage ; il se mit ensuite flotter avec de leau jusquaux paules. Un malidar qui broutait les herbes de cette partie du lac disparut sous les eaux en poussant un murmure de mcontentement pour refaire surface un peu plus loin. Gundersen savait quil ne pouvait pas faire autrement que de suivre lanctre. Il enleva ses vtements et savana.

    Leau tide lenveloppa aussitt. quelque distance du bord, le filet spongieux et vgtal qui soutenait le sol cdait la place une boue chaude qui tait douce aux pieds de Gundersen. Il sentit sous lui les mouvements rapides de petits animaux aux pattes multiples et agiles. Les racines des plantes aquatiques senroulaient autour de ses jambes et les bulles noires dalcool qui montaient des profondeurs et clataient la surface le faisaient presque suffoquer. Il repoussait les plantes et se frayait un chemin avec mille difficults. Il se sentit soulag quand ses

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    pieds perdirent tout contact avec la boue. Il se dirigea rapidement vers Volhimyor. Grce au malidar, la surface de leau tait propre mais, dans les profondeurs du lac, des cratures inconnues nageaient en tout sens et il arriva plus dune fois quune forme humide et agile le frle.

    Il seffora de ne pas y prter attention. Volhimyor avait toujours lair endormi ; il murmura : Cela

    fait de nombreux cycles que tu as quitt ce monde, nest-ce pas ? Je suis revenu sur mon propre monde aprs que la

    Compagnie eut abandonn ses droits , lui rpondit Gundersen. Avant mme que sentrouvrent les paupires du nildor, avant

    mme que les yeux jaunes et ronds ne lui jettent un regard glacial, Gundersen avait compris quil avait commis une maladresse.

    Ta Compagnie na jamais eu aucun droit quelle puisse abandonner, lui dit le nildor dun ton neutre. Ce nest pas vrai ?

    Cest vrai , concda Gundersen. Il rflchit une phrase plus correcte et dit finalement : Je suis revenu sur mon propre monde aprs que la Compagnie ait cess de possder cette plante.

    Ces paroles sont plus proches de la vrit. Pourquoi donc es-tu revenu ?

    Parce que jaimais cet endroit et que je souhaitais le voir encore une fois.

    Est-il possible quun Terrien prouve de lamour pour Belzagor ?

    Oui, cest possible. Un Terrien peut tre captur par Belzagor, lui dit

    Volhimyor encore plus lentement. Un Terrien peut trouver que son me est prisonnire des forces de cette plante et tenue en esclavage. Mais je doute quun Terrien puisse prouver de lamour pour cette plante, daprs ce que je sais de votre notion de lamour.

    Je te concde un point, anctre ! Mon me a t capture par Belzagor. Je ne pouvais quy revenir.

    Tu sembles bien press de concder des points. Je ne dsire pas toffenser.

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    Louable dcision. Et que vas-tu faire sur ce monde qui retient ton me prisonnire ?

    Voyager dans toutes les parties de ton monde, lui rpondit Gundersen. Je souhaite tout particulirement aller dans le Pays des Brumes.

    Et pourquoi donc ? Cest lendroit qui me captive au plus haut point. Ce nest pas une rponse trs instructive, lui dit le nildor. Je ne peux pas ten donner dautre. Quy a-t-il en cet endroit qui te captive ainsi ? La beaut des montagnes qui surgissent de la brume.

    Lclat du soleil par un matin clair, froid et brillant. La splendeur des lunes au-dessus dun champ de neige scintillante.

    Tu as lesprit trs potique , dit Volhimyor. Gundersen ne savait pas si ctait un compliment ou une

    moquerie. Il dit : Daprs la loi actuelle, je dois, pour pntrer dans le

    Pays des Brumes, obtenir la permission dun nildor de nombreuses naissances. Je suis donc venu te demander cette permission.

    Le respect que tu as pour nos lois est vraiment fastueux, ami lunique naissance. Tu ntais pas ainsi dans le temps.

    Gundersen se mordit les lvres. Il sentit quelque chose lui grimper le long du jarret, dans les profondeurs du lac, mais se fora regarder lanctre avec srnit. Il choisit soigneusement ses mots et dit : Nous sommes parfois lents comprendre la nature des autres et nous les offensons sans savoir ce que nous faisons.

    Cest vrai. Mais ensuite nous comprenons, ajouta Gundersen, et nous

    nous sentons emplis de remords pour nos actions passes. Nous esprons pouvoir tre pardonns pour nos pchs.

    Le pardon dpend de la qualit du remords, lui dit Volhimyor, et aussi de la qualit du pch.

    Je crois que mes erreurs te sont connues. Elles ne sont pas oublies, lui dit le nildor. Je crois aussi que, dans ta foi, la possibilit de la

    rdemption personnelle nest pas inconnue.

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    Oui, cest vrai. Me laisseras-tu faire amende honorable pour mes pchs

    passs envers ton peuple, connus ou inconnus ? Cela ne veut rien dire que de faire amende honorable pour

    des pchs inconnus, lui dit le nildor. Mais nous ne recherchons pas les excuses. La rdemption de tes pchs est ton affaire ; ce nest pas la ntre. Peut-tre la trouveras-tu ici, comme tu lespres. Je sens dj un changement favorable en ton esprit ; cela jouera en ta faveur.

    Tu maccordes donc la permission daller vers le nord ? lui demanda Gundersen.

    Pas si vite. Sois notre hte pendant quelque temps. Nous devons y rflchir. Tu peux retourner sur le rivage.

    Le renvoi tait clair et net. Gundersen remercia lanctre pour sa patience, non sans se sentir satisfait de la manire dont il avait men leur entretien. Il avait toujours montr beaucoup de rvrence envers les anctres mme un vritable imprialiste la Kipling savait se montrer respectueux envers un vnrable chef de tribu mais lpoque de la Compagnie, ce navait jamais t rien de plus quun jeu pour lui, une fausse dmonstration dhumilit, puisque la puissance suprieure tait celle du chef de secteur de la Compagnie et non celle dun nildor, quel que ft le degr de saintet de celui-ci. Le vieux nildor avait prsent le pouvoir de lempcher daller dans le Pays des Brumes et il aurait trs bien pu voir dans cette interdiction une sorte de justice potique. Gundersen sentait que son attitude humble et dfrente tait jusqu prsent raisonnablement sincre et quune partie de cette sincrit avait atteint Volhimyor. Il savait quil ne pourrait tromper lanctre en lui montrant un ancien agent de la Compagnie tel que lui-mme soudainement dsireux de se traner devant les anciennes victimes de lexpansionnisme terrien ; mais, sans aucune dmonstration dhonntet, il navait pas la moindre chance dobtenir lautorisation daller vers le nord.

    Il tait encore quelques mtres de la rive quand quelque chose le frappa violemment entre les paules. Il tomba, hbt et haletant.

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    Quand il fut sous leau, la pense lui vint que Volhimyor stait tratreusement approch de lui et lavait frapp de sa trompe. Un tel coup aurait pu tre fatal sil lui avait t volontairement donn. Bredouillant, la bouche emplie du liquide du lac, les bras demi paralyss par la force du coup, Gundersen fit pniblement surface, sattendant trouver le vieux nildor dress devant lui, prt lui assener le coup de grce.

    Il ouvrit les yeux et dut attendre quelques instants avant de ne plus voir flou. Non, lanctre se trouvait loin de lui et regardait dans une autre direction. Gundersen eut alors un curieux sentiment de prmonition et baissa la tte linstant mme o il allait tre dcapit par ce qui lavait frapp auparavant. Il senfona dans leau jusquau nez et vit tourner au-dessus de lui une tige jauntre semblable une vergue dmonte. Puis il entendit deffroyables cris de douleur et vit la surface du lac se couvrir de rides de plus en plus profondes. Il regarda autour de lui.

    Une douzaine de sulidoror taient entrs dans leau pour tuer un malidar. Le formidab