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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin 198 CHAPITRE IV Sémiotique et sémantique du style chez Jacques Dupin — à partir du recueil Le grésil […] si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; A. Rimbaud, lettre à P. Demeny Alors que la poésie contemporaine se distancie à divers égards du canon moderniste (cf. Pinson 2002), certaines écritures continuent de pouvoir être associées à des formes textuelles mais aussi à des thèmes caractéristiques jadis mis en relief par Hugo Friedrich. Ceci peut être affirmé de la poésie de Jacques Dupin dont le mode d'expression s'apparente à une pratique d’écriture qu'on a coutume de rattacher à l’acte initiateur du Coup de dés de Mallarmé 1 . Les affinités qu'entretient l'œuvre de Dupin avec l’histoire des formes en poésie se manifestent par une ponctuation, une mise en page et une morpho-syntaxe qui définissent une facture textuelle observable dès Dehors (1975) jusqu'à Écart (2000) en passant par Le grésil (1996). Ces recueils ont en commun d'une part de mettre en avant le blanc typographique et de faire un usage parcimonieux des signes de ponctuation, d'autre part de procéder d'une technique d'énonciation nominale 2 . Une telle facture augmente naturellement la difficulté de ces poèmes qui thématisent par ailleurs l’écriture poétique en insistant sur son obscurité constitutive 3 . 1 On notera que Mallarmé insiste sur la différence de degré qui lie son « Poème » aux pratiques poétiques classiques ainsi qu’à celles de ses contemporains : « Les « blancs » en effet, assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. […] la tentative participe, avec imprévu, de poursuites particulières chères à notre temps, le vers libre et le poème en prose. » (Mallarmé, Préface à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, [1914], 1998, éditions Gallimard). 2 Dans ces textes, cette technique symptomatique de la poésie moderne se manifeste par des phrases averbales, l'emploi d’infinitifs dits injonctifs et de participiales, un usage fréquent de l’asyndète et de substantifs dépourvus de déterminant. Ces caractéristiques ne doivent toutefois pas être surestimées puisque que des phrases simples, voire des propositions relatives complètes constituent également la trame morphosyntaxique des poèmes. 3 On peut lire : « le tirant d’obscurité du poème » (Gravir, p. 98), « tant que ma parole est obscure, il [le poème] respire » (L’Embrasure, p. 48), « un livre illisible par intensité » ( Dehors, p. 300), « Le non-sens en filigrane dans l’épaisseur de la langue » (De singes et de mouches), « et traduire en geste, peut-être pour sa survie, la barrière, l’hermétisme de toute écriture… » (Échancré, p. 43), « l’obscur du poème / pendu à la poutre » (Écart, p. 61). N.b. désormais, sauf mention, pour les recueils Gravir, L’Embrasure, Dehors ainsi que pour Une apparence de soupirail les indications de page renvoient au volume Jacques Dupin, 1999, Le corps clairvoyant, 1963-1982, Préface de Jean-Christophe Bailly, Paris, Poésie/Gallimard. Pour les autres recueils les références sont données dans la bibliographie ou au cours de ce chapitre.

Sémiotique et sémantique du style chez Jacques Dupin — à

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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CHAPITRE IV

Sémiotique et sémantique du style chez Jacques Dupin— à partir du recueil Le grésil

[…] si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, ildonne forme ; si c’est informe, il donne del’informe. Trouver une langue ;

A. Rimbaud, lettre à P. Demeny

Alors que la poésie contemporaine se distancie à divers égards du canon moderniste (cf.

Pinson 2002), certaines écritures continuent de pouvoir être associées à des formes textuelles mais

aussi à des thèmes caractéristiques jadis mis en relief par Hugo Friedrich. Ceci peut être affirmé de la

poésie de Jacques Dupin dont le mode d'expression s'apparente à une pratique d’écriture qu'on a

coutume de rattacher à l’acte initiateur du Coup de dés de Mallarmé1. Les affinités qu'entretient

l'œuvre de Dupin avec l’histoire des formes en poésie se manifestent par une ponctuation, une mise en

page et une morpho-syntaxe qui définissent une facture textuelle observable dès Dehors (1975) jusqu'à

Écart (2000) en passant par Le grésil (1996). Ces recueils ont en commun d'une part de mettre en

avant le blanc typographique et de faire un usage parcimonieux des signes de ponctuation, d'autre part

de procéder d'une technique d'énonciation nominale2. Une telle facture augmente naturellement la

difficulté de ces poèmes qui thématisent par ailleurs l’écriture poétique en insistant sur son obscurité

constitutive3.

1 On notera que Mallarmé insiste sur la différence de degré qui lie son « Poème » aux pratiques poétiquesclassiques ainsi qu’à celles de ses contemporains : « Les « blancs » en effet, assument l’importance, frappentd’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique oude peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure, seulement ladisperse. […] la tentative participe, avec imprévu, de poursuites particulières chères à notre temps, le vers libreet le poème en prose. » (Mallarmé, Préface à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, [1914], 1998, éditionsGallimard).2 Dans ces textes, cette technique symptomatique de la poésie moderne se manifeste par des phrases averbales,l'emploi d’infinitifs dits injonctifs et de participiales, un usage fréquent de l’asyndète et de substantifs dépourvusde déterminant. Ces caractéristiques ne doivent toutefois pas être surestimées puisque que des phrases simples,voire des propositions relatives complètes constituent également la trame morphosyntaxique des poèmes.3 On peut lire : « le tirant d’obscurité du poème » (Gravir, p. 98), « tant que ma parole est obscure, il [le poème]respire » (L’Embrasure, p. 48), « un livre illisible par intensité » (Dehors, p. 300), « Le non-sens en filigranedans l’épaisseur de la langue » (De singes et de mouches), « et traduire en geste, peut-être pour sa survie, labarrière, l’hermétisme de toute écriture… » (Échancré, p. 43), « l’obscur du poème / pendu à la poutre » (Écart,p. 61). N.b. désormais, sauf mention, pour les recueils Gravir, L’Embrasure, Dehors ainsi que pour Uneapparence de soupirail les indications de page renvoient au volume Jacques Dupin, 1999, Le corps clairvoyant,1963-1982, Préface de Jean-Christophe Bailly, Paris, Poésie/Gallimard. Pour les autres recueils les référencessont données dans la bibliographie ou au cours de ce chapitre.

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En soulignant la résistance qu’oppose la poésie de Jacques Dupin à la compréhension, la

critique dupinienne lui fait littéralement écho4. C’est que pour Dupin la poésie s’inscrit d’emblée hors

de l’espace public du sens commun :

Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son séjour, son lot. Platon l’a chassé de sa

République. Elle n’y est jamais retournée. Elle n’a jamais eu droit de cité. Elle est dehors. Insurgée,

dérangeante toujours, plongée dans un sommeil actif, une inaction belliqueuse, qui est son vrai travail

dans la langue et dans le monde, envers et contre tous, un travail de transgression et de fondation de la

langue5.

Toutefois, alors qu’elle cultive une pratique agonistique du langage, qui relève d’une poétique du

fragmentaire, de l’éclatement ou de la rupture (pour employer des dénominations propres à l’œuvre),

cette poésie n’est pas dénuée d’une adresse positive, le poète anticipant bien un lecteur potentiel,

comme l’exprime singulièrement ce poème extrait de Le grésil6,

Je ne parle qu’au singulier

qu’au sanglier à la première personne

au dernier venu

au lecteur

inconnu derrière le masque

au solitaire de la harde

à son grognement

dans ma vitre chaque nuit

Bien que concernant un tout autre propos, une citation de Denis Thouard7 nous semble opportune pour

signifier ce qu’implique une telle adresse au lecteur singulier :

On veut tirer celui-ci [le langage] dans des directions opposées : soit vers la plus grande universalité

possible, pour en faire un lien fidèle entre les esprits, en poussant aussi loin que possible sa clarification ;

4 On relève pêle-mêle : « La signification poétique vit ainsi de son propre obscurcissement constant, elle se situeà la limite d’un contact avec le non-sens qui la menace, et qui l’engendre » (J.-P. Richard), « La voix brusque deJacques Dupin fait voler la parole en éclat. » (J.-M. Maulpoix), écriture « chaosmique » (M. Collot), « Langue decommotion, de démolition, de chaos » (F. Zénone), « à la limite de l’indicible », enfin « Dupin is […] oftennoted in fact one of the most uncompromisingly impenetrable poets among a generation which itself is not notedfor its easy readability » (B. Gill).5 Jacques Dupin, 1992, Éclisse, Spectres Familiers, p. 10-11.6 Jacques Dupin, 1996, Le grésil, Paris, P.O.L, p. 110.7 Spécialiste de l’histoire de l’herméneutique, Thouard n’entretient, selon toute vraisemblance, aucun lienintellectuel avec le travail de Jacques Dupin.

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soit vers la plus grande complicité, l'auteur singulier visant le lecteur singulier à travers le masque de

son style8 […]

Cette complicité singulière qui pose le style en véhicule exclusif de la communication est sans doute

propre à l’œuvre hermétique. Cependant l’idée même qu’il faille admettre, dans certains cas, un lien

nécessaire entre style et obscurité ne va pas de soi. Elle peut en effet susciter une sorte de scepticisme

esthétique que Jean Cohen présentait ainsi, en se gardant de prendre explicitement position en la

matière :

Ainsi, selon Mallarmé, le blanc est bien le facteur essentiel de son poème [i.e. le Coup de dés (1897)],

non pas dans sa quantité, qui reste conforme à l’usage, mais dans sa disposition. Par cette « dispersion »,

en effet, le discours est totalement disloqué. La solidarité sémantique des unités, normalement assurée par

leur proximité spatiale, est ici perdue, et peut-être sans rémission. […]. On peut donc se demander si

Mallarmé n’a pas ici franchi la frontière interdite et passé dans la zone où, avec la signification, s’est

perdu le langage, c’est-à-dire la poésie9.

De semblables symptômes textuels, que manifeste nettement la poésie de Dupin, ne sauraient nous

servir d’arguments contre un art du langage au demeurant éprouvé par toute une tradition

interprétative. Plus fondamentalement, hermétisme, style et forme fragmentaire nous paraissent ici

former un faisceau d’aspects indissociables. Dans cette perspective, nous entendons illustrer ici que

des caractéristiques stylistiques des poèmes dits hermétiques se révèlent dans les manières singulières

de percevoir / constituer le sens textuel dans un corpus donné, indépendamment de tout jugement de

valeur sur l’intelligibilité des textes lus. La question du style se détache alors sur un horizon d’étude

ambitieux : au cœur même de la fermeture hermétique des textes, de leur inintelligibilité, quelles

tournures de l’activité interprétative singularisent l’expérience (sémiotique) de la poésie de Jacques

Dupin ?

Laissant de côté l’analyse de la singularité morpho-syntaxique, la première partie de ce

chapitre se donne tout d’abord pour objet de décrire la complexité du plan du signifiant dont dépend le

tracé des parcours interprétatifs dans les textes de Le grésil, recueil qui offre la matière principale de

ce travail10. Cette analyse sémiotique conduit à formuler une hypothèse sur le style de Dupin,

hypothèse que les seconde et troisième parties s’efforcent d’occuper au plan sémantique. Enfin,

revenant sur la spécificité de l’approche qui est ici la nôtre, nos conclusions proposent une synthèse

des aspects stylistiques mis en évidence lors des descriptions antérieures.

8 Cf. Thouard 2003, pp. 107-125. Nous soulignons.9 Cf. Cohen 1966, p. 98.10 Une raison pour le choix de ce recueil est qu’il fait l’objet d’une littérature critique pour le moins lacunairepuisqu’à notre connaissance seul l’article d’O. Himy (1996) lui est spécialement consacré. Par là ce travail nedissimule pas son ambition de contribuer à la lecture de cette part peu explorée de l’œuvre.

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N.b. Les textes de Dupin obligent à se doter de notations spéciales. Pour la clarté de l’exposé, étantdonné qu’après Gravir (1965), et plus exactement après « Le corps clairvoyant », partie initiale deL’Embrasure, tous les poèmes de Dupin présentent la particularité de ne pas porter de titre, nousconvenons de figurer les recueils par l’italique, les parties de recueil par des guillemets, enfin lespoèmes isolés par des italiques suivis de points de suspension. En outre, afin de respecter la mise enforme typographique des textes, nous utilisons la barre oblique « / » pour signaler un ou plusieursretour(s) à la ligne et des crochets « [ ] » pour marquer la présence d’un blanc typographique. Enfin,une bordure noire a pour fonction de simuler, lorsque cela sert le propos, les bords de la page.

1. COMP LEXITÉ DU PLAN DU SIGNIFIANT DANS LE GRÉSIL

1.1. Des textes de facture fragmentaire

L’usage que nous faisons du terme « fragmentaire » se veut d’une part délié de la conception

philosophique du fragment, qui a sa source dans les théories des romantiques d’Iéna (notion d’Idée

universelle), d’autre part sans référence à la conception philologique qui définit elle le fragment

comme le reste d’une totalité perdue par les hasards et dans les événements de l’histoire (cf. les

auteurs dits présocratiques), la tâche du philologue consistant en une restitution de l’hypotexte censé

intégrer les énoncés dispersés et/ou tronqués. Dans notre esprit, l’adjectif « fragmentaire » renvoie en

fait essentiellement à une situation que F. Susini-Anastopoulos dépeint ainsi :

le recours à la forme fragmentaire s’inscrit dans le sillage d’une triple crise aux manifestations déjà

anciennes, et à laquelle on peut identifier la modernité : crise de l’œuvre par caducité des notions

d’achèvement et de complétude, crise de la totalité, perçue comme impossibilité et décrétée monstrueuse

et enfin crise de la généricité, qui a permis au fragment de se présenter, en s’écrivant en marge de la

littérature ou tangentiellement par rapport à elle, comme une alternative plausible et stimulante à la

désaffectation des genres traditionnels, jusqu’à s’imposer comme la matrice même du Genre11.

Pour ne pas céder à ce « Genre » monumental, il faut souligner par ailleurs que, renvoyant à une sorte

de parenté discursive très générale, la catégorie du fragmentaire n’autorise pourtant en poésie à

rapprocher R. Char, E. Jabès, A. Du Bouchet, J. Tortel, Ph. Jaccottet ou encore A.-M. Albiach, voire

F. Ponge12, que dans la stricte mesure où l’on reconnaît une diversité de formes fragmentaires, qui est

fonction des styles individuels.

11 Cf. Susini-Anastopoulos 1997.12 Cf. Wybrands 2001, pp. 207-210.

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1) Mise en page et ponctuation

a) Le plan du signifiant

Dans le cadre théorique adopté, la sémiosis textuelle résulte de parcours entre le plan du

signifiant et le plan du signifié, la relation entre ces deux plans du texte étant conçue comme une

détermination réciproque (vs la présupposition réciproque de la tradition hjelmslevienne)13. On

conviendra d’une conception simple, en deux volets, du plan du signifiant. D’une part, ce plan est fait

des relations (phoniques et/ou graphiques)14 entre des signifiants dont l’identification s’effectue dans

le cadre d’un espace médiatique (informé à l’écrit par sa bi-dimensionnalité et à l’oral par son uni-

dimensionnalité — et dynamisé par la linéarité de la parole). D’autre part, ce plan du texte impose ses

contraintes aux parcours interprétatifs et les signifiants fonctionnent en ce sens comme des

interprétants15 pour le plan du signifié (corrélat d’une perspective onomasiologique). On prévoit

d’analyser le plan du signifiant au moyen des composantes du même nom (cf. Ch.I, 1.1.3).

Sans prendre position par rapport aux diverses définitions en cours (cf. Anis 2004 ; Favriaud

2004), on adopte une définition élargie de la ponctuation (signes graphiques discrets, blanc

d’espacement entre les mots, alinéa, majuscule, etc.). On entendra par mise en page une disposition

des mots sur la page soumise à des normes de genre, mais aussi de style. Comme la ponctuation, celle-

ci relève de la dimension médiatique des textes écrits. Focalisée sur cette dimension notre description

n’investit pas les composantes rythmique et prosodique.

b) De l’œuvre au recueil

De recueil en recueil l’œuvre de Jacques Dupin révèle une facture expressive particulièrement

variée. Cette variété, qui témoigne dans la recherche poétique de tout un éventail de solutions

rythmiques originales (où s’entremêlent contours visuels et contours prosodiques), s’observe en

confrontant les parties des recueils entre elles16. Chacune d’elles en effet ne se laisse pas seulement

identifier par la présence d’un titre mais tire aussi son identité de la permanence d’une mise en forme

typographique particulière. Pour compléter par quelques exemples contrastés les illustrations

qu’offrent les poèmes cités ailleurs dans ce travail (voir infra le poème Captives…) on peut reproduire

ce poème de la partie « L’écoute » d’Échancré (1991, p. 94)

13 Sur le déficit herméneutique en sémiotique cf. Rastier 1997c, pp. 126-128.14 Pour l’aspect phonique on peut noter les phénomènes d’accentuation, de liaison, d’isophonies diverses. Pourl’aspect graphique on note par exemple, dans la poésie qui nous occupe, que l’alignement vertical des mots peutmotiver des rapprochements sémantiques inattendus sans cette condition, à la manière des mots introductifs devers (acronyme) ou des mots à la rime.15 On appelle plus généralement interprétant toute unité du contexte linguistique ou sémiotique permettantd’établir une relation sémique pertinente entre des unités reliées par un parcours interprétatif.16 Cette remarque ne s’applique pas toutefois aux recueils Une apparence de soupirail (1982, Gallimard) Desinges et de mouches (1983, Fata morgana) Les Mères (1986, Fata morgana) qui présentent chacun un ensemblesuivi de textes.

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la hauteur, son irruption abrupte, son suspens dans le froid,nous oblige à redescendre, à parler bas, devant une théorieintercalaire de chenilles grises, de mouvements invisibles,d’images meurtries…

la hauteur que nous heurtons, étant ce qui a surgi d’un bulbefracassé, d’une terre bouleversée, et des strates profondessoudain mises à jour d’une pensée migrante et noyée, avantqu’elle soit,

par des mains de papier, ressaisie dans sa perte pure, ourepoussée vers le chaos dont nous sommes partie prenante depuisle premier jour échancré…

où le positionnement équidistant des trois masses paragraphiques (justifiées) se distingue nettement de

l’espacement régulier, aéré, des sept vers de « La ligne de rupture » (Dehors) ou de ceux de

« L’esclandre » (Rien encore, tout déjà, 1990, p. 31),

à l’extrême de l’écriture de la nuit

rien n’arrête, et manquer la cible est un premier pas

vers le fond de l’œil la fourche de la vie

la croisée des certitudes qui se détruisent

on mange une poignée de terre avec les fourmis

c’est la ligne du dos, le jaillissement, la chute

une phrase décapitée pour que tu sois nue

On relève encore dans « Moraines » de L’Embrasure (1969) et, plus proche de nous, dans « L’ongle

du serpent » de Écart des textes évocateur du poème en prose qui contrastent, par exemple, avec les

petits ensembles concentrés de « Ou meurtres » (Dehors, p. 331) :

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Une encoche

dans le buis

seule

signe

De semblables dispositions du texte sur l'espace de la page ne sont toutefois pas représentées dans Le

grésil et l’on trouve à la place une mise en page dont le poème Rouge éteint… analysé plus loin (cf.

infra, 1.2.2) nous paraît offrir un échantillon assez représentatif. Les textes de cette facture se

rencontrent tout au long de l’œuvre dupinienne de « L’issue dérobée » (L’Embrasure) aux poèmes

d’« Énoncé » (Écart) en passant par « L’onglée » (Dehors). Mais alors que ces derniers recueils (voir

également Rien encore, tout déjà) font voisiner, d’une partie à l’autre, des formes distinctes de mise en

page, chacune des parties de Le grésil semble plutôt moduler un même profil eu égard à la ponctuation

et à la mise en page. Une telle uniformité d’apparence mérite d’être soulignée compte tenu du fait que

i) des parties de ce recueil ont fait l’objet d’une publication séparée17 ; ii) il existe chez Dupin des

recueils qui ne sont pas divisés en parties et, sans grande suprise, dont la facture est uniforme d'un

bout à l'autre.

Le profil en question se caractérise d'une part par l'absence du point, du double point ainsi que

du point virgule, d'autre part par un usage globalement bien plus grand de la virgule, du retrait et du

blanc typographique que du tiret ou du point de suspension (rare). On remarque en outre un usage

minimal de la majuscule qui n’apparaît qu’une seule fois par texte, sur son premier mot. À l’instar de

17 Le grésil réunit des textes d’abord publiés au titre d’un travail d’illustration d’art — réalisé par JacquesCapdeville pour Tramontane (1994, Toulouse, éditions Étant donnés), Jan Voss pour Nacelle (1995, Paris,Daniel Lelong éditeur), Raquel pour Nuit de la couleur (1995, Saint Jean de Védas, Les Cahiers de la Séranne) etJosé Maria Sicilia pour Impromptu (1995, Paris, Michael Woolworth Publications).

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la ponctuation, les observations faites sur les intervalles spatiaux de l’axe vertical de la page (i.e.

l’interligne) et sur ceux de l’axe horizontal (i.e. le retrait et le blanc typographique) montrent que

l’espacement entre les mots connaît lui aussi des variations différemment réglées pour chacune des

parties du recueil. Autrement dit, insistons-y, on est moins porté à penser que Le grésil adopte des

factures à chaque fois distinctes qu’il n’individualise ses sept parties sous la forme de versions d’un

même profil abstrait de ponctuation et de mise en page. Ainsi, l’apparence globale des textes

d’« Impromptu » ne se distingue de celles des six autres parties que par une disposition qui réalise un

desserrement graphique très important entre les mots, comme on peut le voir sur cet exemple (p. 86) :

Captives

— papillons, éphémères, abeilles

du rêve qu’elles ont ourdi

et dehors

c’est l’usine

à ciel ouvert

des comparses en liberté

De semblables configurations typographiques étaient déjà adoptées dans « L’onglée » et surtout dans

« Trait pour trait » (Dehors) qui exploite sans doute le plus les possibilités offertes par les deux

dimensions de la page. Cela dit, même dans le cas des poèmes d’« Impromptu » où la marge n'est

presque pas perçue (cet espace de la page conserve malgré tout sa pertinence en tant qu'indice

sémiotique), l’on atteint pourtant jamais chez Dupin la visée plastique d’un André du Bouchet18.

18 Pour référer à un cas incontournable en la matière : « Une page de Du Bouchet est un manifeste visuel : lesmots, qui souvent sont seuls, ou réunis en brefs syntagmes grammaticalement incomplets, sont égrenés etdessinent une ligne mélodique en elle-même porteuse de sens. Le silence, le blanc, enveloppant la parole commeéchappée, toujours incomplète » (Bancquart, Cahné 1992, pp. 428-429).

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Soit ce poème reproduit par Lucie Bourassa19 :

D’hier étant ici

et à même l’air

non tari.

J’ai vuen deçà de nos souffles, les pierres — dormi, comme l’eau entourela soif

Seul le déversoir ne cesse pas

la corde.

Ici le travail de disposition des mots induit (dans et par une adaptation permanente du lecteur — qui

s'efforce de suivre la linéarisation du texte) des dynamiques perçues relativement à la spatialité de la

page (haut/bas, gauche/droite) et relativement à l'orientation de la lecture qui est la nôtre (de haut en

bas et de gauche à droite). À propos d'autres poèmes, Bourassa commente ainsi l’effet produit :

La brusque plongée en bas de l’îlot20 de la première page de FRAÎCHIR (tableau VII), qui en précipite le

commencement dans la fin, se marquera par exemple par rapport à la hauteur, la justification et la densité

de celui de « à un bruit » (troisième page ; tableau VI), qui le suspendent et retiennent au-dessus d’une

béance de blanc, ou par rapport à la disparition des trois îlots fragmentés de la seconde (tableau VIII) (op.

cit. p. 289) [Nous soulignons ; n.b. les numéros de «tableau» renvoient à la reproduction de poèmes dans

le texte même de Bourassa].

19 Bourassa 1993, p. 285. Il s’agit du poème « Laisses » extrait de Laisses, 1979, Paris, Hachette, POL.20 Pour une définition de ce terme infra 1.1.2.

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Or, à deux ou trois exceptions près21, ce genre de commentaire ne trouve pas d’objet d’application

dans l’œuvre de Dupin. C’est sans doute qu’à la différence de du Bouchet ou d’autres poètes

contemporains22 Dupin n’embrasse que de façon mesurée les grandes expériences typographiques

léguées par la modernité poétique. Autrement dit, si d’un côté la mise en page se distancie

évidemment de la norme scripturale courante, de l’autre on s’aperçoit que la facture des poèmes

n’exploite pas les potentialités de la page en vue d’effets médiatiques qui seraient signifiants pour eux-

mêmes23. Le fait qu'on ne saurait légitimement parler ici de « manifeste visuel » correspond pour ces

textes à une caractéristique de leur dimension médiatique qui tend au fond à contenir une tendance à

l'autonomie du plan du signifiant — une tendance qui s'affirme elle dans la poésie de du Bouchet. Pour

poursuivre notre caractérisation sémiotique, détaillons à présent comment la ponctuation et la mise en

page complexifient ensemble l'appréhension du plan du signifiant.

2) Zones de cooccurrence et présomption d'unités textuelles médianes

Dans Le grésil, les parties du recueil « Tramontane », « Nacelle », « Orties », « Belladone » et

« Chien de fusil » donnent l’impression d’un abord plus facile au plan du signifiant que « Nuit de la

couleur » et « Impromptu ». De fait, dans ces cinq parties, le blanc, l’interligne et le retrait concourent

la plupart du temps à former des groupements distincts de syntagmes. Or ces textes n’acclimatent pas

les strophes simples (distique, tercet) et a fortiori composées (septain, dizain, etc.) de la tradition

poétique. Dès lors que la notion de strophe métrique est caduque, quelle catégorie descriptive utiliser

pour rendre compte du fait qu’on constitue dans Le grésil de semblables regroupements au plan du

signifiant ? On trouve chez J.-M. Gouvard une « strophe graphique » susceptible de nous intéresser :

On distinguera donc la strophe métrique, qui est la forme effectivement dessinée par les combinaisons

des équivalences de fin de vers, de la strophe graphique, qui est la forme suggérée par la mise en page

typographique du poème24.

Il arrive en effet qu’on puisse isoler chez Dupin une configuration textuelle rendue visuellement

prégnante par l’usage de l’interligne, dotée d’une autonomie syntaxique et dont les composantes

21 Par exemple dans Les Mères (p. 47).22 Comme le fait entre autres Olivier Cadiot dans L’Art poetic’ (1988, Paris, P.O.L.) dont la section « pai-i-sage »(p. 195 et s.) rappelle fortement la facture du Coup du dés, jusqu’aux variations de la taille des caractèresd’imprimerie.23 Ce qu’illustrent les traditions orientales et occidentales du calligramme figuré. On notera que dans ce casprécis de production textuelle, où le parcours sémiotique vise l’intégration de graphèmes dans la perceptionsynoptique d’un objet identifiable, c’est la linéarité de la parole qui détermine généralement (abstraction faite dutitre) l’interprétation / perception de l’iconicité des poèmes, et non l’inverse (contra Rousset 1990). En effet, unechose est de percevoir des dynamiques dues aux regroupements et dispersions de signes (identifiés commelinguistiques) disposés sur l’espace de la page (la sémiotique tensive paraît offrir à cet égard des outils en vued’une approche proprement esthétique des textes, cf. Renoue 2002). Autre chose de percevoir des effetsdépendants de la linéarité de la parole. Eu égard aux effets médiatiques, il y a en fait conjonction de la bi-dimensionnalité de l’écrit et la linéarité de la parole, cette dernière seule motivant, au sens étymologique, l’effetperçu.24 Cf. Gouvard 1999, p. 193. Cette définition ne fait pas apparaître que la strophe graphique demeure en fait sousla coupe, pour ainsi dire, de la strophe métrique.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

208

présentent une équivalence syllabique. On relève ainsi cet heptasyllabe dans Surplombant le ravin et

la ville… (p. 114 ; reproduit plus loin) : le prisonnier qui se tait / est un évadé qui voit. Cependant, la

facture moderniste des poèmes de Dupin empêche une utilisation de la strophe graphique qui soit

conforme à la distinction que fait Gouvard. Une autre voie consiste à s’informer du côté des approches

qui tâchent de faire droit à la singularité du plan du signifiant en poésie contemporaine. Bourassa, par

exemple, reprend à cet effet le terme d’« îlot » à Chappuis25 qu’elle définit comme « un groupe de vers

ou de phrases rapprochés typographiquement » (Bourassa 1993, p. 278). La proposition est appliquée

à la poésie de du Bouchet (voir plus haut). Or cette définition semble présupposer l’autonomie

syntaxique de l'unité insulaire (unité dont témoigne la présence récurrente sinon quasi-systématique du

point et/ou de la majuscule chez du Bouchet), ce qui constitue plus l’exception que la règle chez

Dupin.

En fait, ces propositions sont trop spécifiques pour être appliquées aux textes qui nous

requièrent, pour tenter de répondre à notre situation d'analyse, on a besoin d'un concept opératoire.

Appelons zone de cooccurrence un groupement de mots définissable — par le biais de « normes »

individuelles (problématique du style) ou sociales (problématique des genres textuels) — par telle

(typo)disposition particulière des mots, telle métrique, telle ponctuation ou tel « rythme » (cf. Dessons,

Meschonnic 1998)26. Face à un texte poétique donné, l’appréhension immédiate du plan du signifiant

se comprend alors comme une reconnaissance active de la ou des catégorie(s) formelle(s) apte(s) à

spécifier une ou des zone(s) localisant des cooccurrents du texte. La lecture assume ainsi une part des

contraintes associées, ou associables, au mode génétique des textes lus27. Du point de vue de la

production du texte comme de sa réception, ces catégories peuvent référer à une tradition établie (nos

strophes) ou correspondre à un état historique plus récent comme l’îlot de Bourassa ou la ligne28 :

Catégorie Strophe graphique îlot Ligne

Exemple « Abel et Caïn » (Baudelaire) « Laisses » (du Bouchet) Rien encore, tout déjà (Dupin)

Quand les zones de cooccurrence réalisent une proposition formelle inédite, la lecture met en œuvre

une reconnaissance formelle qui passe par une adaptation de la perception/interprétation à l'échelle

d'un corpus. Pour être en mesure de produire un profil de la ou des catégorie(s) pertinente(s), la

méthode voudrait qu'on combine plusieurs critères (en interrogeant par exemple les régularités

25 Dans Chappuis, 1986, « La réitération dynamique », Autour d’André du Bouchet (textes présentés par M.Collot), Paris, PENS, p. 143.26 Puisqu’on se situe exclusivement au plan du signifiant, la syntaxe ne compte pas parmi les critères dedéfinition de la zone de cooccurrence. De fait, en particulier, la (typo)disposition n’intègre pas la question del’ordre des mots.27 Rappelons que le mode génétique « détermine ou du moins contraint la production du texte » (Rastier 2001a,p. 300). Les zones de cooccurrence sont dynamisée par des parcours inter-zones et intra-zone (cf. la rime), maiscomme le processus d'établissement des relations sur le plan du signifiant connaît différents moments, ilconvient de les concevoir en termes d'aspect potentiel/actuel.28 Qui est bien un type formel : « En définitive, le vers tel qu’il se pratique aujourd’hui répond à une définitionqui, pour englober toutes les formes qu’il prend, doit se vouloir minimale : c’est la ligne interrompue » (Aquien2001, p. 270).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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dispositionnelles de tel signe de ponctuation). Cependant, le travail de restitution hypothétique, au

sens positif du terme, des catégories formelles propres aux zones de cooccurrence n'est jamais sûr

d'aboutir. Les poèmes de Le grésil imposent une telle familiarisation avec le plan du signifiant.

Quelles régulatités formelles présentent donc les zones de cooccurrence dans « Tramontane »,

« Nacelle », « Orties », « Belladone » et « Chien de fusil » ? Dans ces parties, parler d’îlot ou de

ligne29 n'est que rarement pertinent et, sous réserve d'une expertise des corrélations entre les

différentes dimensions du plan du signifiant — qui produirait un faisceau de critères fondé sur l'étude

d'un corpus défini —, il semble qu’on ait affaire à une catégorie formelle définie par le seul voisinage

graphique. On aurait ici raison d’objecter que sur la seule base du voisinage graphique la zone de

cooccurrence risque fort de ne pas toujours être isolable (cf. les textes de « Nuit de la couleur »), du

fait que la mise en page épouse chez Dupin un espacement graduel entre les mots (cf. supra, 1.1.1.).

Mais, justement, c'est un aspect remarquable de ces poèmes que de soustraire les indices de

segmentation (opération sémiotique) qui servent à émettre les présomptions d'unités textuelles

médianes30. Dans les poèmes de Le grésil, la complexité du plan du signifiant fait donc plus

qu'empêcher tout recours à des catégories formelles classiques et modernes, voire tout recours à une

catégorie formelle stable qui serait propre à l'œuvre dupinienne et sur laquelle la sémiosis textuelle

s'appuierait avec quelque confiance. En effet, en agissant au niveau de la présomption d'unités

médianes au sein du texte isolé (dès lors qu'on pénètre d'abord dans le texte par le plan du signifiant),

cette complexité déstabilise à la source le processus de détermination réciproque entre les deux plans

du texte — qu'il faut dégager l'un par l'autre. Mais ce pas tout puisque la reconnaissance d'unités

textuelles médianes (qui parachève le processus initié sous la forme d'une présomption) connaît un

autre facteur de complexité : il est peu courant, chez Dupin, que les zones de cooccurrence délimitent

des parties fonctionnelles de texte, à l'image du paragraphe — qui réalise généralement une

correspondance forte entre la disposition des unités et les relations syntaxiques.

3) Un effet de dé-périodisation31

Pour ne faire qu'illustrer ce dernier point, et avant de poursuivre notre caractérisation

sémiotique, il est utile d'interroger l'interaction de la (typo)disposition avec la syntaxe. Comme il

apparaît par exemple dans ce poème

29 La ligne convient seule à la description de certains textes de Rien encore, tout déjà ou de « La ligne derupture » dans Dehors.30 Si l’étendue du paragraphe permet d’émettre une présomption d’unité textuelle, à tout paragraphe necorrespond pas nécessairement une unité textuelle ou partie fonctionnelle de texte.31 On fait souvent remarquer que la déponctuation, pas seulement en poésie (par ex. chez Claude Simon), donnelieu à des rattachements syntaxiques multiples. Ce phénomène reste assez rare chez Dupin (ex. et la distorsion /des figures [ ] du sommeil (p. 39), ce manque d’air qui nous tient // pas encore / je n’ai voulu que tu ailles (p.13)). Cette simple observation commande la bonne compréhension de la présente analyse.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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Surplombant le ravin et la villesous les Croix que j’ai incendiéesune nuit de quarante trois

en face du Collègela Maison d’arrêts

le prisonnier qui se taitest un évadé qui voit

au torrent saisi de peurquoi répondre ?

des motsdes pierres, — le torrent

— la voix du torrent

la formation des zones de cooccurrence peut s’accompagner chez Dupin de disjonctions spatiales

d’unités par ailleurs interprétables comme syntaxiquement dépendantes («Surplombant le ravin et la

ville / sous les Croix que j’ai incendiées / une nuit de quarante trois // en face du Collège »). À

l’inverse, on observe des zones de cooccurrence syntaxiquement autonomes (« le prisonnier qui se tait

/ est un évadé qui voit »). À ce propos, une question simple peut être posée qui concerne des

régularités de composition d'ordre stylistique : lequel de ces deux cas domine l'autre dans Le grésil ?

Sans pouvoir conclure à l’existence d’une forte et rassurante systématicité, notre lecture des textes

observe une absence de coïncidence fréquente entre le groupement effectué par les zones de

cooccurrence et les structures syntaxiques, que ne compense pas la présence de zones de cooccurrence

syntaxiquement autonomes. Alliée à l'usage décrit de la ponctuation, cette tendance syntaxico-

dispositionnelle des textes contribue à contrarier leur segmentation à un niveau de structuration

intermédiaire — dans un intervalle ouvert qui s'étend du syntagme au texte pris dans sa globalité.

Avec la technique d'énonciation nominale, une telle complexité détermine des contours particuliers de

l'unité périodique des poèmes étudiés32. Plus spécialement, nous retiendrons ici que les difficultés

inhérentes à la reconnaissance des zones de structuration intermédiaires du texte génèrent un effet de

dé-périodisation caractéristique de Le grésil.

1.2. Approche sémiot ique de l'unité périodique

Les observations faites jusqu'ici sur la ponctuation et la mise en page rendent compte de

singularités d’une facture dont participe également la morphosyntaxe employée. Plus spécialement, i)

l’insertion de blancs et de retraits d’une part, d’autre part l’absence de ces signes d’assise majeurs du

discours que sont la majuscule et surtout le point, et ii) la disposition particulière de lexies et de

32 L’apparition du terme de période dans notre exposé peu surprendre. Il nous sert à identifier un palier decomplexité textuelle qui dépasse l’ordre phrastique et doit se définir à chaque fois dans les textes par des critères(syntaxiques, sémantiques, rythmiques, graphiques) qui ne sont pas nécessairement convergents. Par ailleurs,notre usage du terme période voudrait signaler l’existence de mouvements textuels pris dans des intervallessémiotiquement définis.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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syntagmes configurés selon un style nominal, constituent ensemble une proposition artistique

originale assimilée à la modernité poétique. Cette proposition peut être décrite plus avant en

secondarisant la perspective morphosyntaxique, par une décision méthodologique, au profit d'une

approche des phénomènes qui se donne pour cadre une sémantique des textes, notamment, et pour

objet la sémiosis textuelle.

Remarque : Les rapports d’une sémantique interprétative avec la syntaxe ne sont pas simples qu’il y paraît.

Ils diffèrent sans doute en fonction des tâches de la description. Ainsi l’examen des propagations sémiques

gagne à s’appuyer sur une description syntaxique classique qui témoigne des barrières discursives

contraignant l’activité sémantique. Dans l’économie de la théorie, on peut dire que les relations syntaxiques

sont traduites par des relations casuelles entre actants. Toutefois, même lorsqu’elle projette ces relations

casuelles sur l’ordre syntagmatique, la sémantique interprétative ne cherche pas à se substituer à l’analyse

syntaxique

Ce qu'on cherche alors à décrire c’est la forme de complexité prise par la détermination réciproque qui

lie les deux plans du texte. Dans cette section, la description limite son objet au moment initial de la

sémiosis textuelle. On adopte en outre, toujours, la perspective d'une étude de style, dans la mesure où

l'on envisage ce qui est constitutif, à ce stade de la structuration du texte, de particularités sémiotiques

communes aux poèmes de Le grésil. La caractérisation proposée tâche de répondre à la question

suivante : à quelle complexité typique doit faire face l’interprétation lorsqu’elle aborde les textes Le

grésil ? Quelle tournure caractéristique y prend la sémiosis en deçà de tout investissement thématique,

dialectique ou dialogique ?33

1) La majuscule comme indice de globalité textuelle

À l’exception des textes de Dupin disposés comme de la prose où l’usage de la ponctuation

demeure conforme à la norme courante, on remarque qu’après avoir employé la majuscule en début de

« vers » le poète transpose invariablement (très exactement après « Le corps clairvoyant » dans

L’Embrasure) la fonction démarcative phrastique de la majuscule au niveau supérieur du texte. Placée

ainsi à l’initiale des textes, la majuscule prend une fonction indicielle d’autant plus forte que chaque

texte ne manifeste en tout et pour tout que cette seule et unique occurrence. Dans Le grésil la mise en

page de « Nuit de la couleur » qui, à la différence du reste du recueil, fait déborder la fin des textes sur

la page suivante (verso ou page en regard) est à ce titre révélatrice de la valeur textuelle — et non plus

phrastique — primordiale de la majuscule34. Ce n’est en effet que grâce à celle-ci que le lecteur

comprend à la page 57 du recueil qu’on quitte le second pour le troisième texte de cette partie où la

mise en forme typographique est, on l’a vu, des plus libres. Bref, dans l'interprétation, il apparaît que

33 L’approche en termes de relations casuelles que nous proposerons se situe en deçà de ces concepts générauxde la sémantique interprétative. Elle ne quitte toutefois pas le cadre d’une sémantique interprétative puisquetoute assignation de cas sémantique à un actant de l’énoncé résulte d’un parcours interprétatif.34 Dupin emploie par ailleurs d’autres signes démarcateurs de texte. Par exemple, au moyen d’une numérotationdans « La ligne de rupture » (Dehors) ou d’astérisques dans « L’ongle du serpent » (Écart).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

212

la majuscule joue dans Le grésil le rôle d’un indice sémiotique dont la fonction est de marquer la

présence, comme globalité, de cet ensemble signifiant que nous appelons « texte »35. Parallèllement,

on dira que la majuscule est perçue comme une forme investie de prégnance. Cette connaissance du

corpus, qu'il conviendrait en d'autres circonstances de rapporter aux normes de genres, nous éclaire sur

un aspect élémentaire des « normes individuelles ».

Pour dépasser cette relation entre une forme typographique singularisée (la majuscule) et une

globalité de sens qui appelle une prise en charge par un processus de différenciation/catégorisation, et

amorcer la description du moment initial de la sémiosis textuelle, il faut préciser l'effet de dé-

périodisation et répondre à l'effet convergent de globalisation dû à la majuscule. On y parvient en

investissant le texte au niveau de ses structures intermédiaires. Une analyse de la morpho-syntaxe est

un moyen de réaliser cet objectif dans les limites de l'ordre phrastique qui correspond à une approche

grammaticale. Toutefois, il doit être clair qu'une telle approche laisse inévitablement dans l'ombre une

large part de la textualité — i.e. le fait qu'un texte ne se réduit pas à un ensemble de phrases ou même

à une composition de propositions. Pour appréhender les structures intermédiaires au plan du signifié

(et commencer ainsi d'organiser l'ensemble signifiant que le lecteur devine) le sémanticien recourt en

premier lieu aux zones actancielles.

2) Les zones de corrélat ion actancielle

Identifier un texte autonome ou en assimiler deux en réalité distincts change bien sûr

considérablement la donne de la lecture — et c’est le rôle de la majuscule que de régler à ce niveau,

dans Le grésil, la sémiosis dans « Nuit de la couleur» notamment. On expérimente de même au sein de

tout texte des sortes d’effets de bords signalant l’existence de sous-espaces textuels internes, doués

d'une relative autonomie. À l'image des zones de cooccurrence (sous-espaces textuels situés au plan du

signifiant), on peut appeler zones de corrélation actancielle ces sous-espaces textuels situés au plan du

signifié36. Fondées sur l'actualisation de relations entre actants (casualisation), ces zones se définissent

comme des réseaux finis de relations casuelles représentables au moyen de graphes actanciels. Lieu

par excellence de l’activité mésosémantique, elles correspondent à des sites médians du texte,

stratégiques pour la constitution du sens — i.e. où s’accomplissent des parcours interprétatifs décisifs

eu égard à l'évolution des thèmes, des acteurs (ex. personnages), etc37. Enfin, la description des zones

actancielles permet d’envisager les événements sémantiques intra-zone (cf. infra, 2.1.3) et inter-zones

(cf. infra, 2.1.2) caractéristiques d’un texte isolé. Elles sont en définitive susceptibles de participer des

contours les plus simples de l'unité périodique au plan sémantique.

35 Ce critère suffit d'ailleurs à dénombrer les textes du recueil : « Tramontane » : 14 ; « Nacelle » : 15 ; « Nuit dela couleur » : 4 ; « Orties » : 13 ; « Impromptu » : 8 ; « Belladone » : 9 ; « Chien de fusil » : 10.36 La dénomination « zone actancielle » est employée en linguistique ; elle ne semble pas jouir d’une définitionunivoque (cf. Pottier, Neveu, Rastier). Pour ne pas mélanger les genres, nous préférons parler de « zone decorrélation actancielle ».37 Pour un exemple de la description des thèmes cf. Ch.III, 2.1.1 ; infra, 2.4.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

213

Construction des zones actancielles. À titre d'illustration, décrivons d'abord le poème Rouge

éteint… , premier poème de la partie « Tramontane », qui se trouve également être le poème liminaire

du recueil (p. 11) :

Rouge éteint dans la fenêtre

vif-argent

dans le muret de granit

je ne sais pas qui j’oublie,

qui je laisse…

là, il n’y a plus de points

ni de lignes, ni de crampons

dans le schiste,

de volet noir

battant, battu,

pour descendre à l’esprit-de-bois

et gravir le versant nord

où tout se joue, et se lave,

varie, renâcle, et se perd

dans le miroir de l’écorce

tu me regardes

me haïr

En première analyse, on distingue une composition en trois grandes parties : le procédé du

parallélisme et la figure de l'accumulation articulent une partie centrale étendue (de « là » jusqu’à « et

se perd »), vis-à-vis de laquelle se dégagent des parties plus restreintes et moins autonomes situées en

début et en fin de texte. L’établissement des relations actancielles ne fait pas véritablement difficulté

et on peut se contenter de figurer les cas de la manière suivante :

Rouge éteint NOM

dans la fenêtre

vif-argentLOC

dans le muret de granitLOC

jeERG

ne sais pas quiACC

j’ ERG

oublie,

quiACC

je ERG

laisse…

Zone 1a

Zone 1b

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

214

làLOC

, il n’y a plus(RES)

de pointsINST

ni de lignesINST

, ni de cramponsINST

dans le schisteLOC

,

de volet noirINST/ACC

battantATT

, battu(ERG)

,

pour FIN

descendre à l’esprit-de-boisLOC

et gravir le versant nordLOC

oùLOC

toutNOM

se joue, et se lave, varie, renâcle, et se perd

dans le miroir de l’écorceLOC

tuERG

meACC

regardes

meERG/ACC

haïr (RES)

Justifions cette analyse. L’établissement des cas INSTrumental et FINal, qui s’impliquent l’un

l’autre, est induit à partir du lexème « pour » auquel ne correspond pas ici une position de destinataire

(i.e. « pour quelqu’un ») mais un but, une finalité liée en l’occurrence aux procès inverses ‘descendre’

et ‘gravir’. Quant à RESultatif, en fin de texte, il figure un lien implicite qui semble requis par le

module actanciel (en langue) de « se haïr », manifesté par exemple dans la paraphrase « se reprocher

vivement de… ». De même ‘battu’ suppose un agent, d’où le cas ERGatif qui lui est attaché ainsi que,

par rétrospection, l’actualisation de ACC sur ‘volet noir’. L’attribution de NOMinatif à ‘tout’ est en

particulier motivée par la valeur gnomique de l’énumération « se joue, et se lave, varie, renâcle, et

se perd », forme par excellence du non-événement auquel est censé correspondre NOM en sémantique

générale. Le RESultatif mis entre parenthèses se déduit lui de la négation d’existence, à valeur

temporelle, « il n’y a plus… ». Cette attribution, qui concerne en fait l’ensemble des unités de la Zone

2, oblige à poser l’existence, sur le mode de l’implicite, d’un agent non manifesté pourvu du trait

CAUS (non figuré ici). Cette analyse justifie la constitution de la partie centrale en une zone actancielle

unique (Zone 2). La Zone 3 correspond strictement à l’unité graphique qui la localise. Quant à la

division de la première partie en deux zones 1a et 1b elle tente de rendre compte d’une difficulté de

cette partie du texte. En effet, le rapprochement typographique des énoncés est d'un côté appuyé par i)

des traits temporels (/actuel/), aspectuels (/cessatif/) communs à ‘éteint’, ‘oublie’ et ‘laisse’ ; ii) une

compatibilité thématique et dialogique entre deux énoncés — l’un renvoyant à la certitude d’une fin

sans objet défini (Zone 1a), l’autre à l’ignorance affirmée de ce qui se perd (Zone 1b). Mais, d'un autre

côté, ce rapprochement est contredit par un double rattachement possible de « dans le muret de granit

» à l'énoncé qui le précède (parallélisme avec « dans la fenêtre vif-argent ») et à celui qui le suit. On

considère alors que le cas LOC attribué à 'muret de grabit' assure une médiation instable entre les zones

Zone 2

Zone 3

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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1a et 1b, zones dont on légitime ainsi l'existence. Ce dernier exemple montre bien comment

l’actualisation des cas sémantiques peut-être soumise au régime de l’obscurité ; la casualisation

implique des parcours interprétatifs plus ou moins complexes.

Structure des zones actancielles. La structure des zones actancielles mais aussi leur nombre38

peuvent fournir des critères de caractérisation textuelle. Ainsi, par exemple, la structure actancielle ne

prend généralement pas dans Le grésil une forme récursive (comme par ex. dans les structures

hypotaxiques) mais une forme ramifiée unidimensionnelle, i.e. sans l’effet de profondeur que créent

les enchâssements de graphes39. Avec en moyenne une manifestation par texte, la ramification

« plate » en question connaît en outre une structure particulière. En voici un exemple simple. Soit

l’énoncé une inscription affamée / sur la feuille, sur la pierre, dans la langue (p. 64), on a :

N.b. a : ‘inscription’ ; i : ‘feuille’ ; j : ‘pierre’ ; k : ‘langue’. Le trait en pointillé indique qu’on ne se concentreque sur une partie de la structure actancielle.

Outre les embranchements multiples réalisés sur la base d’un même lien40, ces structures ramifiées se

caractérisent par la nature hétérogène de leurs relata (actants). En effet, tendanciellement, les relata

impliqués dans les rapports A, entre les variables i, j et k, et les rapports B, entre les variables {i, j, k}

et {a,…}, relèvent de catégories sémantiques distinctes, en particulier pour ce qui concerne les

rapports A (par ex. ‘feuille’ (/végétal/) vs ‘pierre’ (/minéral/) vs ‘langue’ (/humain/ - /abstrait/)).

Autrement dit, les accumulations et autres adjonctions sont rarement isotopes dans cette poésie.

Surtout, comme l’allotopie peut toucher en même temps les rapports A et B, on comprend que ces

structures sémantiques puissent imposer des degrés de difficulté variables et, autrement dit, que leur

traitement puisse connaître des parcours interprétatifs plus ou moins complexes et stables. Dans tous

les cas, ces structures ramifiées déterminent fréquemment l’identité sémantique de l’unité périodique

dans Le grésil. Plus précisément, elles se révèlent dans tous les cas de complexité un des points

d’achoppement récurrent de la compréhension des textes fragmentaires de Dupin. La présence

massive de ce type de configurations donne alors lieu à une démultiplication de l’opération

38 On en dénombre en moyenne trois par texte dans Le grésil.39 Pour une illustration cf. Rastier 1989, pp. 125-127.40 L’identité du lien étant relative. Ici la valeur spatiale du locatif sur se rapporte à celle de dans sans pour autants’y résumer.

LOC

i

a LOC j

LOC

k

Rapports A

Rapports B

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

216

d’assimilation (qui, rappelons-le, vise à réduire les contrastes sémantiques forts)41. Tout ces aspects

confèrent à la sémiosis textuelle des caractères stylistiques qui marquent au demeurant les textes de

Dupin du sceau de la modernité poétique, au-delà du phénomène de poly-isotopie (domaniale) qui lui

indique, notamment, l’appartenance au discours littéraire.

Bien entendu, une sémiotique de la période (entendue comme un palier textuel intermédiaire

dont l’étendue et le mouvement restent imprévisibles) ne saurait s’en tenir à ces données liminaires et

il conviendrait à ce point de relayer la description de la structure par celle du mouvement — et

autrement dit de poursuivre une description « statique » des zones actancielles par une description de

leur dynamique sémantique interne. On se borne ici à signaler cet objectif de description qui nous

obligerait à des développements d’un autre ordre, dont relève ce qu’on peut métaphoriquement appeler

la dimension « prosodique » du contenu.

1.3. Sémiosis des appariements et instabilité de l 'unité périodique

On peut à préssent proposer de considérer les faits sous l'angle d'une sémiosis des

appariements entre les deux plans du texte. En première approche, la métaphore saussurienne des

vagues naissant au contact de l’air avec une nappe d’eau (Saussure 1985, p. 156) peut donner une idée

de l’appariement entre plans. Plus exactement, ce qu’on peut appeler la sémiosis des appariements

intéresse le problème de l’unité des deux plans du langage dans une perspective syntagmatique. Cette

sémiosis, qui est le mode normal (vs la sémiosis des corrélations42) en ce qui concerne ces

performances sémiotiques que sont les textes, reprend en définitive la question de la délimitation

réciproque des unités du texte. Ainsi, on considère que le mot, en tant qu’unité sémiotisée sous

conditions contextuelles, réalise un appariement entre une forme phonique/graphique (signifiant) et

une forme sémantique (signifié). Relativement au morphème, plus petite unité signifiante, un tel

appariement apparaît déjà complexe.

Pour décrire la détermination réciproque des plans du texte au moment initial de la sémiosis

textuelle, il faut suivre le parcours interprétatif qui mènent d'un plan à l’autre au niveau intermédiaire

de la structuration. Du point de vue d'une sémantique des textes, la difficulté qu'on a à organiser à ce

niveau le plan du signifiant implique une attention qui conduit rapidement la perception au plan du

signifié. Cette perception sémantique se réalise dans la constitution des zones actancielles du texte.

41 Pour une illustration de cette difficulté cf. infra, 3.2.1.42 Cette sémiosis n'engage pas un appariement entre le plan du signifié et le plan du signifiant mais réalise unfonctionnement d'ordre symbolique. On relève par exemple dans les analyses d’Aroui 1996 : « la structurerimique de ce texte SIGNIFIE la thématique du souvenir/non-souvenir qu’on trouve par ailleurs, et les blancstypographiques et les pronoms « tu » / « vous » soulignent le fossé affectif que suppose le heurt interne à cettethématique » (p. 282), « On peut dégager de ce système des césures une interprétation qui rejoint la thématiquedu texte » (p. 290), « Ce sonnet inversé devient la forme-sens de l’amour inversé » (p. 294). Au terme del'interprétation, on a en définitive telle grandeur du plan du signifiant qui vaut pour telle thématique au plan dusignifié (selon le schéma aliquid stat pro aliquo). On retrouve ici une notion clé de la sémiotique du discours,celle de semi-symbolique, qu'il conviendrait de rediscuter dans le cadre du texte écrit. Par « corrélation » nousentendons donc une réciprocité impliquant une relation de type symbolique, où l'interprétation, en même tempsqu'elle fait l'hypothèse d'une valeur symbolique, assigne à une unité élémentaire ou une structure formelle unesignificativité qui la distingue des grandeurs assimilées au plan du signifiant.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

217

Leur établissement s'accompagne alors d'un parcours linguistique inverse qui donne à ressaisir le plan

du signifiant dans l'optique d'une stabilisation élémentaire du texte — qui n'est pas un acte de fixation

mais une sorte d'accord renégociable entre ses deux plans. Les accolades utilisées plus haut figurent

cette reconfiguration du plan du signifiant par la médiation du plan du signifié. C’est sur ce

« premier » parcours textuel que peut ensuite s’appuyer une constitution plus avancée du sens dans Le

grésil.

Seulement une telle stabilisation, c'est-à-dire au fond la qualité de l'appariement entre le plan

du signifiant et celui du signifié, prend ici un tour problématique. En effet, au terme de ce moment

initial de la sémiosis textuelle, la complexité du plan du signifiant demeure et agit sur l'appariement

des deux plans du texte. Autrement dit, il y a une tendance de la sémiosis textuelle a aller à contre-

courant du schéma de la « bonne forme » textuelle (par oppostion à la strophe, par exemple) à un

niveau de structuration intermédiaire. On retrouve ici l'effet de dé-périodisation qui, on le comprend à

présent, désigne un cas particulier d'instabilité sémiotique. N'étant pas radicale, cette instabilité

qualifie chez Dupin l'unité périodique dans les textes de facture analogue à ceux de Le grésil, qui

manifestent par là leur rhétorique de l’obscurité. En définitive, ces texte présentent une particularité

qu'on doit accepter comme une caractéristique sémiotique : la reconnaissance d'unités textuelles

médianes se traduit par un parcours interprétatif où leur présomption au plan du signifiant, qui est le

premier geste en vue d'une segmentation, appelle un parcours au plan du signifié redessinant

généralement les contours de l'unité.

Il nous faut dire encore un mot sur les parties « Impromptu » et « Nuit de la couleur ». Les

textes d’« Impromptu » ne permettent pas d’isoler des zones de cooccurrence et toute procédure

d'articulation immédiate du texte y apparaît inenvisageable. La même difficulté touche la partie « Nuit

de la couleur ». L'instabilité sémiotique dont il vient d'être question atteindrait-elle ici son point

culminant ? Une analyse actancielle comparée des textes d’ « Impromptu » et de « Nuit de la couleur »

montre que cette affirmation n’a aucun caractère d’évidence chez Dupin. À vrai dire, seule la partie

« Nuit de la couleur », où des zones actancielles se laissent dégager, offre des cas d'instabilité

maximale. En revanche, plus de la moitié des poèmes d'« Impromptu » ne présente qu’une zone

actancielle (par exemple, dans Abeilles ouvreuses… (p. 85) ; mais non dans le poème Captives… (p.

11)). Puisque cette zone unique comprend tout le texte, l’idée d’une instabilité sémiotique au niveau

des structures intermédiaires perd sa raison d'être. On identifie alors une forme textuelle rare dans Le

grésil : le « texte-période ».

1.4. D’un recueil à l’œuvre

1) La prose de Macé et les fragments de Dupin

À ce point de l’exposé, pour anticiper sur la partie suivante et faire la synthèse de ce qui

précède, une comparaison entre les techniques de composition de Gérard Macé et de Jacques Dupin

est utile. Le paragraphe pour le premier, la composition par voisinage graphique pour l’autre (nous

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

218

simplifions beaucoup, cf. supra, 1.1. et 1.2.), chacun use de formes de l’expression qui interagissent

avec des formes morphosyntaxiques de prédilection, le style nominal de Dupin s’opposant nettement

aux constructions hypotaxiques que Macé adopte assez tôt dans son œuvre. Mais alors que dans Le

grésil les zones de corrélation actancielle ne correspondent qu’assez rarement à un îlot (au sens de

Bourassa), elles sont toujours contenues chez Macé dans les limites du paragraphe43. Plus

spécialement, la casualisation (i.e. l’attribution de cas sémantiques) connaît chez Dupin un degré de

difficulté moindre que chez Macé : la structure actancielle ne prend généralement pas chez Dupin la

forme d’enchâssements récursifs de graphes mais une forme ramifiée unidimensionnelle. Bref, à

l’homogénéité paragraphique et l’enchâssement des structures actancielles de textes digressifs44

s’opposent l’hétérogénéité typographique et la ramification actancielle « plate » de textes

fragmentaires. Soit en résumé :

Macé (La mémoire…) Dupin (Le grésil)45

Tendance morphosyntaxique Hypotaxe style nominal

Zone de cooccurrence typique alinéa/paragraphe voisinage graphique

Nombre de zones de corrélation Restreint restreint

Morphologie actancielle dominante Enchâssement ramification

Palier méso-sémantique Stable instable

Type de textes Digressifs fragmentaires

Tableau I : comparaison entre les styles de J. Dupin et G. Macé

Plus spécialement, nous pensons avoir suffisamment montré que la différenciation sémiotique de

Dupin épouse dans ses textes fragmentaires, dont Le grésil, des tournures régulières au terme

desquelles le lecteur ré-établit à chaque fois, pour chaque texte, des rapports uniques entre zones de

cooccurrence et zones de corrélation actancielle. Si les textes examinés relevaient d’un genre nous leur

assignerions ces régularités remarquables. Il est plus judicieux de les considérer comme des aspects

d’un style.

43 En particulier, les deux premières parties de La mémoire aime chasser dans le noir se caractérisent par laprésence d’une unique zone de corrélation par alinéa, témoignant ainsi d’une tendance générale à fairecorrespondre, à ce niveau, le plan de l’expression à celui du contenu.44 « Montaigne écrivit un texte ni suivi ni fragmentaire, mais crémentaire, anthologique, citateur, digressif »(Quignard 1986, p. 37). Cette qualification ainsi entendue est adéquate à désigner le style de Macé.45 Exception faite des parties « Impromptu » et « Nuit de la couleur ».

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

219

2) Une lignée styl istique chez Dupin ?

Outre leur régularité au sein de Le grésil, il est possible de suivre, bien que diversement

représentées, les particularités textuelles décrites dès le recueil Dehors puis dans De singes et de

mouches et Contumace, enfin dans Écart. On peut dès lors avancer l’hypothèse que celles-ci indiquent

l’existence d’un style distinct dans l’œuvre, ou plus précisément d’une lignée stylistique46, qui

alternerait dans la chronologie des parutions avec une ou d’autres lignées distinctes. C’est cette série

de textes que nous avons jusqu’ici qualifié de fragmentaires. Soit schématiquement47 :

À l’encontre d’une conception idéaliste des objets culturels (théâtraux, textuels, musicaux, filmiques,

etc.), la ligne discontinue du schéma rappelle non seulement les intermittences que connaît la

production des œuvres mais aussi la relativité prévisible des factures entre lignées stylistiques, avec ici

A d’un côté, B, C… de l’autre. Ce dernier inventaire est laissé ouvert dans l’attente d’éléments

probants qui permettraient d’estimer l’unité stylistique des textes que la lignée A désigne par défaut.

Une telle répartition se fonde en particulier sur des caractères immédiatement perceptibles, à savoir sur

la récurrence concomitante de traits de facture typographiques et morpho-syntaxiques, dont la

majuscule unique à l’initial de texte. Ce trait se démarque des autres faits linguistiques récurrents

retenus en ce qu’il fait l’objet d’une élection qualitative. Car ce n’est pas seulement la récurrence qui

en fait un critère d’identification stylistique mais aussi sa fonction sémiotique singulière. Aussi l’usage

46 En désignant le produit de l’histoire d’une œuvre dû à une transmission interne de particularités linguistiques,le concept de lignée stylistique, qui prévoit une pluralité, entend rompre avec une conception moniste del’oeuvre.47 Les textes retenus définissent un corpus de travail. Ce corpus non numérisé à ce jour ne retient ni la pièce dethéâtre L’éboulement (1977, Galilée) ni les écrits sur l’art réunis dans L’espace autrement dit (1982, Galilée) nila lettre ouverte de Dupin Éclisse (1982, Spectres familiers). Par ailleurs, le dernier poème de Les Mères (pp.47-50) s’inscrit dans la lignée de facture A. On notera également que la partie « L’ongle du serpent » dans Écart nerelève pas de cette lignée.

Lignée de facture A

Dehors

1975

De singes et de

mouches - 1983

Contumace

1986

Écart

2000

Le grésil

1996

Gravir

1963

L’embrasure

1969

De nul lieu et

du Japon - 1981

Une apparence de

soupirail - 1982

Les Mères

1986

Rien encore

tout déjà - 1991

Échancré

1991

Lignées de facture B, C, etc. (?)

Figure I : hypothèse d’une lignée stylistique chez Dupin

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

220

textuel spécial qu’attribue Dupin à la majuscule après « Le corps clairvoyant » (L’Embrasure)

contribue-t-il à l’amorce d’une lignée stylistique.

Dans l’optique d’une conception complexe de la lignée stylistique, il faut convenir que si la

reconnaissance d’une lignée peut se résumer aux traits de facture ces derniers peuvent, par ailleurs,

être spécialement considérés comme autant de motifs d’enquêter sur des régularités de type

sémantique. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien la lignée stylistique (identifiée par sa facture) est

homologuée au plan sémantique par la description de formes d’organisation singulières propres à la

même série de textes (qui révèle de la sorte une unité formelle forte), ou bien l’on découvre un style

sémantique susceptible de s’étendre à une série de textes étrangers à une lignée supposée au départ

unilinéaire. On peut, du moins provisoirement pour la clarté de ce propos, appeler « style » unilinéaire

le premier cas de figure, où la lignée stylistique résulte de la correspondance, pour une même série de

textes, d’une facture et d’un style sémantique, et le second « style » multilinéaire, qui présente un style

sémantique commun pour des factures (typographiques, phoniques et/ou morphosyntaxiques)

distinctes :

L’intention des deux prochaines parties de ce chapitre est de mettre en évidence des lignes de force

sémantiques du style de Dupin et, plus précisément, d’éclairer les tournures sémantiques qui

dynamisent la thématique et la dialogique des textes. On ne se demandera que ponctuellement si ces

régularités sémantiques relèvent ou non de la lignée A.

2. CARACTÉRIS ATION THÉ MATIQUE ET DIALOGIQUE

Avant d’en venir à la thématique et à la dialectique proprement dites, nous isolerons trois

événements sémantiques de nature différente qui reflètent certaines particularités du tissu esthétique

de Rouge éteint… (dont nous avons déjà établi les zones de corrélation actancielle). Ces analyses, qui

introduisent dans la complexité des parcours interprétatifs que renferme la poésie de Dupin, nous

servirons à illustrer le moment venu certains points de la discussion.

Style sémantique

Style sémantiqueLignée A

(I) STYLE UNILINÉAIRE (II) STYLE MULTILINÉAIRE

Lignée A

Lignée B

Facture de la série de textes A

Facture de la série de textes B

Facture de la série de textes A

Figure II : cas possibles de correspondance entre facture et style sémantique

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

221

2.1. Aspects singuliers de Rouge éteint…

1) La tension narrative

La présence massive des RESultatifs dénués de corrélats CAUsatifs manifestés crée un effet

d’énigme narrative qui identifie, dans notre perspective, un événement sémantique (d’ordre

dialectique) caractéristique de la (dis-)cohérence des textes de Dupin. Plus exactement, en deçà de tout

investissement thématique : (i) le texte génère des indices casuels suggérant une antériorité dans le

temps dialectique ; (ii) la position initiale du poème dans la partie « Tramontane » joue alors le rôle

d’une contrainte sur l’interprétation qui conduit à anticiper, classiquement, un développement narratif

ultérieur censé dissiper l’obscurité installée ; (iii) cependant les autres textes n’offrent pas de prise à

une stratégie des passages parallèles qui autoriserait à suppléer l’ellipse présumée ; (iv) les attentes

narratives demeurent par suite en suspens. Se dégage ainsi une tension narrative sous-jacente qui

contribue à « l’étrangeté » du poème. Les autres textes de Le grésil confirment cette réduction de la

composante dialectique à son niveau le plus élémentaire — raison pour laquelle cette étude se

concentre sur la thématique et la dialectique.

2) Un parallélisme sémantique interne — interact ion inter-zones

Si l’on compare la Zone 1b à la Zone 3, on note une permutation des positions actancielles (Je

Qui, Tu Je) accompagnée d’un changement de voix prédicative48, la première réitérant un

subjectif cognitif dans je ne sais pas qui j’oublie, / qui je laisse, la seconde se traduisant par un

subjectif perceptif dans tu me regardes. Ces correspondances inter-zones ne sont pas les seules et l’on

observe entre fenêtre vif-argent et muret de granit d’un côté, et miroir de l’écorce de l’autre,

l’interaction sémantique suivante

48 Pottier en distingue cinq pour le français : l’existentiel, le situatif, l’équatif, le descriptif et le subjectif. Cedernier évoque des activités qui ne modifient le prédicat. Cf. Pottier [1987] 1992, pp. 129-152.

Zone 1

Zone 2

Zone 3

Passage b Passage c

Passage a

(lexicalisations synthétiques)

‘miroir’ ‘écorce’

‘fenêtre’ ‘vif-argent’ ‘granit’‘muret’

• a • b • c

• a • b • c • d • e • c • e • f

• d • e • f

Figure III : Reprise de forme sémantique inter-zones

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

222

N.B. a : /bordure/, b : /visuel/, c : /clarté/, d : /séparation/, e : /dureté/, f : /rugosité/.

On construit en somme, par sélection réciproque entre ces passages du début et de la fin du texte, deux

formes sémantiques simples — {/bordure/, /visuel/, /clarté/} et {/séparation/, /dureté/, /rugosité/} —

actualisées sous la forme de complexes sémiques dans les trois passages en question. Présentes de

manière analytique dans fenêtre vif-argent et muret de granit, ces formes sont différemment accueillies

dans le syntagme miroir de l’écorce où miroir et écorce lexicalisent respectivement, de manière

synthétique, les contenus de fenêtre vif-argent et mur de granit. Si l’on décide de na pas introduire la

question de la linéarité du texte (cf. les principes de potentialisation du sens et de rétroaction), cette

sorte d’écho sémantique se conçoit simplement : via les modes de la perception sémantique

(assimilation, dissimilation), les sémèmes ‘miroir’ et ‘écorce’ effectuent la reprise de ‘fenêtre’, ‘vif-

argent’ d’un côté, et ‘muret’, ‘granit’ de l’autre. Or cette reprise est doublement située : 1. au plan du

signifié, elle connecte à distance des sémèmes impliqués dans des zones actancielles non contiguës ; 2.

qui correspondent, au plan du signifiant, au début et à la fin du texte. Dans ces conditions, les parcours

interprétatifs font événement en induisant un effet de clôture qui doit sa présence particulière à sa

qualité sémiotique. Le texte dispose là les conditions d’une expérience de lecture singulière. Pourtant,

la reconnaissance d’un tel événement n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Voyons pourquoi.

3) Double sens, stabilisation de formes et lecture thématique

L’attribution spontanée d’un sens à un signifiant identifié n’a d’autre légitimité que la

fréquence de son emploi quotidien. Pour miroir, le Grand Robert nous informe d’un emploi non usuel

intéressant le domaine de la sylviculture : « Entaille sur le tronc d’un arbre, portant une marque au

marteau signifiant que l’arbre doit être réservé ou abattu ». Une sémantique des textes doit noter son

existence lexicale et s’enquérir de sa pertinence en contexte. Outre l’isotopie de la Montagne et celle

des Parties de bâtiment (cf. infra 2.2.), qui induisent vraisemblablement la présence d’une activité

humaine, on relève un passage dans le troisième poème de « Tramontane » qui répond également de

l’adéquation du matériel lexicographique : dans la langue / des forestiers [] coupe claire / veut dire

forêt sombre (p. 15). Le domaine forestier ne peut être plus clairement signifié. En vertu de ces

éléments, il est possible, bien que discutable, de construire pour le syntagme « miroir de l’écorce » le

rapport fond/formes suivant,

FOND

// sylviculture//

FORME X

’entaille’

FORME Y

‘écorce’

Liaison formes/Fond /matériel/ /végétal/

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

223

qui doit son état (i) à la convocation d’un vocable spécialisé (sur la foi d’un passage parallèle) et (ii) à

une restriction du co-texte au syntagme lui-même. Que se passe t-il si nous outrepassons la seconde

condition ? Dans l’hypothèse d’une lecture linéaire du texte, sous l’effet du rattachement syntaxique

de miroir de l’écorce à tu me regardes / me haïr , on construit un autre rapport fond/forme entre

miroir et regardes et écorce n’est plus saisi comme matière d’une pratique sociale mais devient

simple élément végétal. Soit schématiquement :

En raison de la valeur d’emploi usuelle de miroir, on conviendra que ce sens textuel est spontanément

construit par le locuteur. Cette lecture, qui aboutit à une métaphore au génitif (miroir de l’écorce)49,

diverge à l’évidence de la précédente où ‘miroir’ a le sens d’une ‘entaille’. À l’appui de cette dernière

interprétation, nous avons convoqué le sociolecte ainsi qu’un passage pertinent de Le grésil. S’ajoute à

ces interprétants la présence chez Dupin de syntagmes signifiant explicitement l’idée d’une incision

dans du bois50, syntagmes qu’il y a lieu de considérer comme des occurrences du thème diffusant de

l’Altération chez Dupin et qu’il n’est pas sans intérêt de rapprocher des Bucoliques de Virgile (cf.

infra, 2.4.4). Cela motive la validation d’une autre lecture plausible :

49 Le contraste sémantique entre le sémème ‘miroir’ et le sémème écorce’ est fort, on a : /objet manufacturé/ vs/matière naturelle/, /lisse/ vs /rugueux/, /plat/ vs /convexe/, /lumineux/ vs /sombre/, /+fragile/ vs /+résistant/.50 Les syntagmes en question sont les suivants : une encoche dans le buis (Dehors, p. 331), le vif de l’écorce /ouverte (Écart, p. 89).

FORME A

‘écorce’

FORME B’

« ’glace’ »

FORME C

‘regarder’

FOND

// visuel//

Figure IV : Rapport fond / forme sémantique (‘miroir’ ≡ ‘glace’)

allotopie

syntagme N de N

FOND

//matériel//

FORME B’’

« ’entaille’ »

FORME A

‘écorce’FORME C

‘regarder’

Figure V : second rapport fond /forme sémantique (‘miroir’ ≡ ‘entaille’)

syntagme N de N

compatible

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

224

Pour deux raisons complémentaires, nous estimons que cette lecture est plus tardive et pour tout dire

seconde dans la sémiosis textuelle : i) un sens de miroir immédiat (‘glace’), l’autre moins accessible

(‘entaille’) ; ii) et qui nécessite la mobilisation de l’intertexte (dans la langue / des forestiers [] coupe

claire / veut dire forêt sombre). En somme, le passage tolère deux interprétations également légitimes

mais susceptibles d’être hiérarchisées dans le temps de la lecture. On a :

Lecture 1 ((‘miroir’ ≡ ‘glace’) Lecture 2 (‘miroir’ ≡ ‘entaille’)

première seconde

allotope isotope

Tableau II : lecture de miroir de l’écorce

À un certain niveau d’analyse, on notera que le passage de la première à la seconde lecture a pour

corrélat possible une connexion intertextuelle au sein de l’œuvre (thème de l’Altération) mais aussi

avec la tradition (Virgile). Inversement, la stabilisation de la forme textuelle « miroir », entendu au

sens d’objet qui sert à se regarder, ouvre d’autres voies dans la topique (qu’on pense ici simplement à

l’expression miroir de l’âme). On voit sur cet exemple de quelle manière une simple stabilisation de

forme textuelle peut venir problématiser la lecture thématique et le parcours de l’intertexte. Par là,

cette description explicite en même temps la valeur critique, pour l’interprétation, du syntagme miroir

de l’écorce, et la valeur événementielle de ce passage quant à la cohérence du texte.

2.2. Caractère thématique global

1) Première isotopie domaniale : la Montagne

Le titre de la première partie du recueil, « Tramontane »51, donne le ton : l’impression

référentielle qui domine cette partie est celle d’un environnement montagnard52. Dans Rouge éteint

dans la fenêtre… cette impression référentielle trouve dans « gravir le versant nord » et dans

« crampons dans le schiste » des formes textuelles saillantes, dans la mesure où on actualise le trait

/montagne/ dans ‘versant’, nord étant un interprétant décisif, et dans ‘crampon’, où c’est la structure

‘crampons’ (LOC) ‘schiste’ qui est l’interprétant. Tout cela s’accorde au demeurant avec le

secteur dialectique de l’œuvre qui comprend effectivement un acteur Montagne (outre montagne on

relève parmi ses occurrences volcan ou rocher, et par voie de synecdoque gorge, cime, combe, orgue,

piton, etc.) dont versant nord offre toutefois ici une occurrence actancielle spéciale puisqu’elle réalise

une reprise partielle du sémème ‘tramontane’ (voir note précédente). L’œuvre surdétermine ainsi

51 Désignant un vent du nord, le mot est issu de l’italien tramontana (stella) « (étoile) qui est au-delà des monts »(Robert).52 Nous avons présenté le concept d’impression référentielle au chapitre précédent (2.1.2.b).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

225

partiellement le sens de ce texte isolé. Partant, tout un réseau associatif se laisse plus ou moins

librement tisser dans le texte :

• ‘gravir’ : action de s’élever sur une pente escarpée.

• ‘crampons’ : pièce à pointes que l’on fixe provisoirement sous les talons des chaussures (PRobert)

(évocation furtive du domaine de l’alpinisme).

• ‘là’ : dans la montagne.

• ‘point’ : on réécrit ’point culminant’, entendu comme sommet.

• ‘ligne’ : on réécrit ’ligne de faîte’ ou ’crête’. Cf. de ligne de mire / de ligne de crête

(« Tramontane », p. 28), également la ligne des montagnes (L’embrasure, p. 168).

• ‘schiste’ : /montagne/ afférent en contexte, en partie via le domaine géologique.

• ‘granit’ : idem.

• ‘je’ : sur cette isotopie, en postulant l’unité dialogique de la partie « Tramontane », en particulier en

maintenant l’identité complexe du foyer énonciatif (cf. infra, 2.3.2), on peut penser ici à une sorte de

pâtre. Cf. Traînée grise des transhumances (p. 23) ; ma hantise caprilège (p. 23) ; Nos chevaux, nos

étrangères // les tiens / montagnards, les miens absents […] de l’ombre des juments sœurs / qui me

gardent, que / j’abreuve (p. 19) ; j’ai cueilli tôt le matin / la mirabelle / et donné l’orge aux chevaux » (p.

26) ; « gardeur de troupeau (p. 66).

• ‘où’ : /montagne/ y est propagé à partir de versant nord.

• ‘tout’ : idem (acteur indéterminé que localise l’ubac).

• ‘se joue’, ‘se lave’, ‘varie’, ‘se perd’ : le ruissellement pluvial modifie par érosion le profil du versant

non méridional des montagnes. Cf. le début du poème De la montagne descendu… et le ruissellement de

la pluie (p. 31), dans son contexte. On note également Tout ce qui roule entre mes tempes, de sécheresse

et de cailloux, à les faire éclater, comme à travers un cirque de montagne qui amplifie son grondement, et

roule, et déferle contre vos genoux (L’embrasure, p. 154).

• ‘miroir’ : relève spécialement du domaine de la sylviculture, d’où, par compatibilité, une indexation

licite sur l’isotopie Montagne.

• ’écorce’ : idem, a fortiori.

2) Impression référentielle dominante du poème

D’autres isotopies génériques se laissent dégager. La description retient une isotopie

taxémique qui suscite une impression référentielle plus nette que celle liée à l’isotopie générique

Montagne53. Nous dirons pour cette raison qu’elle est dominante ; le fond sémantique correspondant à

cette isotopie pouvant par ailleurs être dit dense. Les sémèmes qui s’y indexent correspondent à un

taxème des Parties de bâtiment : ‘fenêtre’, ‘muret’, ‘crampon’54, ‘schiste’ (’ardoise’), ‘volet’,

‘battant’55. Le sémème ‘miroir’, au sens spéculaire du terme, est compatible avec cette isotopie.

53 Cette impression de netteté supérieure peut être conçue comme un effet de désignation.54 « Pièce de métal recourbée, servant à saisir, attacher, assembler. Pierres jointes par des crampons. » (Robert).55 Les co-occurrents de battant conduisent à l’analyser à la fois comme un substantif synonyme de « volet » et leparticipe présent de « battre ».

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

226

Loin de laisser libre court à la spéculation imaginative, le texte offre ici les conditions d’une

impression référentielle dotée d’une relative ouverture : l’imagisation du bâtiment varie selon la

lecture qu’on fait du terme polysémique volet. On peut ainsi lui conférer le sens ordinaire de ‘panneau,

battant qui sert à protéger une fenêtre’, et cette lecture paraît appelée par fenêtre et battant, ce dernier

étant lu alors comme un substantif. Le bâtiment en question est alors saisi comme un lieu d’habitation

de nature indéterminée. Mais on peut tout aussi bien donner à volet le sens d’une ‘ailette d’une roue à

aube’, et le bâtiment est alors « vu comme » une sorte de moulin. Il est possible de légitimer cette

seconde lecture, peut-être étonnante au premier abord, par un passage de l’œuvre où battre et volet

sont co-occurrents : Je me sens devenir par instants cet homme hermétique et comblé dont les

paupières battent et cessent de battre comme des volets de fer sur une eau morte sans reflets

(L’Embrasure, p. 159). Au demeurant, on se souviendra que la figure du moulin est explicitement

développée dans la partie « Tiré de soie » d’Échancré. Gageons que bien souvent la lecture spontanée

empruntera l’une ou l’autre voie sans s’inquiéter d’une quelconque alternative référentielle. Mais cette

latitude, vis-à-vis de laquelle nous ne prenons pas position, reste soumise aux conditions linguistiques

que pose le poème.

3) Seconde isotopie domaniale : l’Écri ture

La complexité interprétative du poème tient à d’autres conditions encore. En ne manifestant

notamment ni comparaison ni métaphore in praesentia56, ce texte diminue en effet fortement la

possibilité d’identifier les relations comparant / comparé et par suite restreint d’autant l’intelligibilité

de sa dimension symbolique. On peut montrer qu’il s’agit là d’un usage rhétorique délibéré de

l’obscurité en convoquant certains passages de l’œuvre qui intéressent la compréhension des textes de

Dupin en général. À ce titre, un mot dans le poème doit spécialement nous arrêter, il s’agit de

l’infinitif « gravir », verbe qui rappelle le titre du premier livre de poésie de Dupin, Gravir (1963)57. Il

ne s’agit pas là d’un hasard lexical mais d’une reprise thématique. On relève en particulier ce passage,

dans la partie À l’aplomb, plus exactement dans la série des « Lichens » (p. 69) :

Te gravir et, t’ayant gravie — quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule et dévale, — te

gravir encore. Autre cime, autre gisement.

et plus loin, sur un mode métonymique, dans le poème « Ce tison la distance » (p. 79) :

56 Ces dernières ne sont pourtant pas rares chez Dupin où elles se réalisent selon différentes configurationssyntaxiques (apposition, parataxe, prédication) dont voici un échantillon extrait de Le grésil : derrière le mur deta voix grise (p. 104), des mots / des pierres (p. 114) ; le poème est la trajectoire / de la vie vraie dans un corpsmort (p. 119).57 Cette rétrospection intertextuelle peut, soit dit en passant, être lue comme un retour aux origines, valeursymbolique présente chez Dupin et que thématise par ailleurs la partie de Le grésil « Chien de fusil » en lien nondissimulé avec des éléments biographiques liés à l’enfance du poète.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

227

Au rebours des laves, notre encre s’aère, s’irise, prend conscience, devient translucide et brûlante, à

mesure qu’elle gravit la pente du volcan.

ou encore (p. 59)

LA S O IF

J’appelle l’éboulement

(Dans sa clarté tu es nue)

Et la dislocation du livre

Parmi l’arrachement des pierres.

Je dors pour que le sang qui manque à ton supplice,

Lutte avec les arômes, les genêts, le torrent

De ma montagne ennemie.

Je marche interminablement.

Je marche pour altérer quelque chose de pur,

Cet oiseau aveugle à mon poing

Ou ce trop clair visage entrevu

À distance d’un jet de pierres.

J’écris pour enfouir mon or,

Pour fermer les yeux.

Ces passages58 sont importants car non seulement ils assoient l’existence thématique de la première

isotopie mais ils permettent aussi de mettre en exergue une connexion très caractéristique de la

thématique dupinienne, à savoir celle qui relie les domaines d’expérience de la montagne et de

l’écriture. La reconnaissance de cette connexion thématique — elle rayonne dans l’œuvre entière, y

compris dans Le grésil — déclenche dans notre texte toute une série de parcours interprétatifs faisant

apparaître une seconde isotopie générique globale de l’Écriture. Le texte semble structurellement

tolérer les éléments de lecture suivants :

• ‘fenêtre’ : dans un manuscrit, espace libre laissé pour être rempli ultérieurement, synonyme du blanc, au

sens de ce qui n’est pas écrit.

58 On pourrait en citer d’autres plus tardifs dans l’œuvre, moins explicites aussi. Par exemple : une offense siaiguë qu’à peine perçue, déchiffrée, à flanc de rocher, elle révoque en doute la fusion du compact et dufractionné, du signe et de l’air — une lecture de montagne, par surplombs, cassures vives, marches lacunaires,éblouissements basaltiques, sacrifice de la chimère… (Échancré, 1991, p. 102), fond et cime allégés soudain /par l’encre qui s’évapore (Écart, 2000, p. 11).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

228

• ‘là’ : dans le contexte là, il n y a plus de points / ni de lignes, désigne la page même du poème, où les

lignes de mots sont rompues et les points de ponctuation manquent.

• ‘point’ : signe servant à marquer la séparation des phrases et/ou unité de dimension des caractères

d’imprimerie.

• ‘ligne’ : suite de caractères disposés dans la page (cf. Ligne désœuvrée ligne ouverte / à ce qui se joue

mortellement / dans l’espace écrit Contumace, p. 17) et/ou ligne-bloc dans l’imprimerie, cf. également

dans leur contexte, sur un clavier à la dérive (Échancré, p. 21), à l’écart des blocs typographiques, des

butoirs de plomb (Échancré, p. 29).

• ‘crampon’ : peut se lire par suite comme ’crochet’, au sens de signe graphique, ligne verticale aux

deux extrémités à angle droit ([ ]) (Robert)59.

• ‘battant’ (p. présent), ‘battu’ : compte tenu des cas INS et FIN environnant, on retrouve sans doute là

l’idée que le poème […] demeure, pendant son déploiement, l’axe du renversement du réel, la puissance

de dislocation qui féconde (p. 230). Plus généralement, l’Altération est un thème (cf. infra, 2.4.2.),

valorisée positivement, de premier plan dans l’univers symbolique dupinien. On relève ainsi dans le

poème Grand vent les vers Les fruit de l’orgueil, les fruits du basalte / Mûriront sous les coups / Qui nous

rendent visibles (Gravir, « Suite basaltique », p. 25), ou encore comme une vie détruite à l’instant / dont

les mains qui la tordent / expriment / la lumière (L’Embrasure, p. 142).

• ‘gravir’ : se laisse réécrire comme ‘écrire’. Cf. T’étreindre / écrire [ ] le versant nord (Le grésil, p. 15).

• ‘se joue’, ‘se lave’, ‘varie’, ‘renâcle’, ‘se perd’ : renvoie certainement à la poésie en acte. Cf. L’acte

d’écrire comme rupture, et engagement cruel de l’esprit, et du corps, dans une succession nécessaire de

ruptures, de dérives, d’embrasements (L’Embrasure, p. 165).

• ‘muret’ : de nombreux passages de l’œuvre appellent à cet endroit une connexion symbolique sur

l’isotopie de l’écriture, ‘muret’ ’page’. Cf. Elargissant l’espace, extravaguant la page, pulvérisant

le cercle de pierres (Écart, p. 32) ; jusqu’au silence qui sourd / de tes plissements de granit / scintillante

écriture (Gravir, p. 123) ; le mur des livres (Échancré, p. 29) ; Ecrire le mur . écrire dans le mur . […]

écrire un mot de vérité claire dans le granit . reconstruire le mur qui s’abat sur moi traversant le mur

(Échancré, p. 64). Plus généralement, Dupin s’approprie le motif du mot-pierre60 : un éboulis de pierres

et de mots dans Échancré (p. 101) ; des mots, des pierres, — le torrent dans Le grésil (p. 114) ; m a

bibliothèque de cailloux dans Gravir (p. 85).

• ‘schiste’ : régime métaphorique impliqué par les remarques précédentes. Cf. notamment, « le cri des

corneilles alentour imitant le chant éraillé d’une plume sur de lourds feuillets de schiste… » (Dehors,

« Un récit », p. 298).

• ‘versant’ : cf. « chose écrite / par un sentier désaxé / désyntaxé — qui la hisse » (Le grésil, p. 76) qui

induit la connexion symbolique ‘sentier’ ’phrase’ et légitime ainsi par la voie métonymique une

59 La correspondance des motifs (au sens de la TFS) de crampon (cf. l’étymologie krampo) et de crochet estl’interprétant de cette réécriture : /extrémité recourbée/. Le parcours interprétatif qui aboutit à ’crochet’ estcertes complexe, voire « tiré par les cheveux », mais ce genre de complexité ne peut servir d’argument de rejetdans ce type de textes. Au reste la réécriture ’crochet’ s’harmonisant avec les lectures précédentes de point etde ligne, la description rend ainsi compte d’une lecture possible, et plus exactement d’une propriété du texte àaccueillir une potentialité du lexique.60 Topos que reprend par exemple Reverdy dans Vous êtes vous aussi… : « Et la vôtre est pleine / de grains / jeveux dire de beaux /poèmes — / Cher Char chercheur de / pierres dures sous la terre / Qui savez les mettre ausoleil / Pour en faire des mots / de plus pure matière », in Dominique Fourcade (dir.), 1971, Cahier de L’Herne,René Char, Editions de l’Herne, p. 343. C’est là une version miniature du topos du poème-édifice.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

229

lecture de ‘versant’ sur l’isotopie de l’écriture : ‘versant’ ’poème’. Cf. « T’étreindre / écrire [ ] le

versant nord » (Le grésil, p. 15) et également J.-P. Richard « […] à travers l’amoncellement des cailloux

et des mots, jusqu’aux sommets de la montagne, du poème, […] » (1964, Onze études sur la poésie

moderne, éditions du Seuil, p. 341).

• ‘je’, ‘me’ : dans le prolongement des lectures précédentes, désignent la figure lyrique du poète.

En permettant de réévaluer de cette façon la thématique du poème par rapport à celle de l’œuvre, les

passages convoqués (sont les garants de régularités thématiques fortes) nous révèlent la dissimulation

du thème de l’écriture dans Rouge éteint… L’isotopie correspondante est principalement validée au

moyen de parcours intertextuels dont les passages se situent tous au sein de l’œuvre. Insoupçonnable

pour un lecteur non familier des textes de Dupin mais restituable par un connaisseur de l’œuvre, le

thème de l’écriture peut être dit en l’espèce implicite du point de vue de la réception. Au-delà, la

convocation des passages invite à voir un geste énonciatif et ce thème peut alors être qualifié de caché,

de ce point de vue. Au plan de la perception sémantique, le nombre conséquent de réécritures qui

constitue l’isotopie prouve la rareté effective de ce fond, ce que confirme du reste la lecture de

« Tramontane » et du reste du recueil.

4) Dynamique thématique du recueil

On obtient en somme les correspondances suivantes, toujours en termes de tendances et dont

le caractère relatif, au sein du texte lu, doit être souligné :

Isotopie Parties de bâtiment Montagne Écriture

Qualitéperceptive + dense - dense + rare

Qualitéinterprétative + explicite - explicite + implicite

Tableau III : tendances thématiques dans Rouge éteint…

Au-delà de ce texte isolé, on constate que la thématique de l’écriture court sur l’ensemble du recueil,

avec bien entendu à cette échelle des variations ponctuelles de son statut perceptif/interprétatif. On

relève ainsi des moments de clarté, ou des sorties de l’ombre de ce thème (par ex. Il faut écrire il faut [

] rire / le poème est la trajectoire / de la vie vraie dans un corps mort (p. 119)). Tout au long de Le

grésil ce thème implicite de l’Écriture entretient des rapports contextuels avec une thématique plus

explicite qui se concrétise linguistiquement par des isotopies de type domanial (i.e. domaines

d’expérience et domaines encyclopédiques concrets) et taxémiques. La lexicalisation des domaines est

tantôt évidente (par ex. Apiculture) tantôt plus difficile à fixer (par ex. domaine de la Montagne ou

Pastoral ?) :

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

230

Part ie du recue il Thèmes ex plicit es

Tramontane Montagne – Pastoral

Nacelle Maladie (respiratoire)

Nuit de la couleur ?

Orties Forêt

Impromptu Apiculture

Belladone Montagne

Chien de fusil Enfance – Psychiatrie61 /Montagne

Tableau IV : thématique apparente de Le grésil

Dans l’économie linéaire du recueil, on assiste donc à des changements réguliers de fonds denses

qu’accompagne la permanence d’un fond rare, celui de l’écriture. Ces fonds ont en commun la

modalité ontique du réel (vs irréel / apparence) et autrement dit, l’imaginaire des textes est fait

d’entités et de lieux concrets et matériels62. Chaque partie de recueil forme de ce fait un ensemble

thématiquement autonome mais non indépendant des autres parties, en raison de la continuité

thématique de l’écriture. L’intérêt de cette observation réside en particulier dans le détail sémantique

qu’elle apporte en regard de l’identification de cette particularité incontournable que Viart propose

d’appeler « écriture seconde » :

Un rapport au réel autre que celui médiatisé par l’écriture transitive apparaît de plus en plus au cœur de

ces textes. L’écriture parle abondamment d’elle-même, met en scène son propre mouvement et sa

profonde nécessité, selon une pratique éprouvée de longue date par la poésie de Jacques Dupin qu’en son

temps nous avions nommée « écriture seconde ». […]. Le poète ne cesse de dire qu’il écrit, cet acte

délibéré se transforme au fil des répétitions en véritable fonction, aussi en va-t-il d’écrire comme de

marcher63.

En effet, l’analyse textuelle montre que, en comparaison avec les autres thèmes identifiables qui lui

sont concomitants, si « L’écriture parle abondamment d’elle-même » c’est en ne se désignant ou en ne

se « lexicalisant » elle-même que par intermittence. Plus spécialement, la coexistence thématique entre

61 Pour arguments, nous renvoyons le lecteur aux éléments de biographie qu’offre Jean Frémon, ancien camaradede lycée de Dupin, dans « Brisées » in Dominique Viart (dir.), 1995, Jacques Dupin, L’injonction silencieuse,Paris, Éditions de la Table Ronde, pp. 269-277.62 Ce point de caractérisation sémantique est important car il est en lien avec la question des impressionsréférentielles de type réaliste, question dont nous avons donné un aperçu et que nous retrouverons plus loin.63 Cf. Viart 1992, p. 50.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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des thèmes apparents et celui implicite de l’écriture apparaît propre à la poésie fragmentaire de Dupin,

à savoir aux textes de la lignée A et, autrement dit, ne semble pas devoir être élevé au rang de

caractéristique typique de l’œuvre. Ainsi, notamment, les parties de recueil « Moraines »

(L’embrasure) et « Fragmes » (Échancré), qui présentent des textes en prose (d’une forme qui reste

distincte de la glose), thématisent elles de façon explicite l’opération ou la création poétique, et par là

l’écriture, ce qui suffit à en faire un type de textes à part dans l’œuvre. Ces derniers semblent

justiciables d’une étude qui aurait pour objet de montrer leur cohérence stylistique particulière,

justifiant par là l’existence d’au moins deux lignées stylistiques supplémentaires chez Dupin, qu’on

pourrait nommer B et C.

2.3. Les figures de l’énonciation représentée et leur complexité

« Je suis sans identité », peut-on lire au milieu du recueil. Ce qui apparaît comme une reprise

de la célèbre formule de Rimbaud64 interpelle naturellement la compréhension des textes : qui

s’adresse à qui (ou à quoi) dans Rouge éteint… et, plus largement, dans Le grésil voire au-delà dans

l’œuvre ? Nous concentrons ici la description sur l’identité thématique des foyers énonciatifs (Je) et

interprétatifs (Tu) pour tenter de mettre en évidence d’une part la dynamique spécifique de

constitution de leur molécule sémique (i.e. son contenu sémantique) respective au sein des parties du

recueil (dans l’hypothèse d’une lecture linéaire), d’autre part la complexité qui entoure la

lexicalisation synthétique censée dénommer les foyers en question (du moins sous un régime

herméneutique de la clarté).

Une précision terminologique avant de commencer. Nous croyons, du moins les textes étudiés

nous y invitent-ils, qu’il y a lieu de compléter, du moins provisoirement et pour les besoins de

l’analyse, à un niveau plus abstrait la notion de molécule sémique, entendue comme forme sémantique

développée syntagmatiquement au sein d’un ensemble défini de textes (partie de recueil, roman, etc.),

par celle de figure (« idiomatique ») entendue comme grandeur unifiant au moins deux molécules

sémiques homologues au sein d’une œuvre donnée.

1) Sémantique du foyer interprétatif

a) Description dynamique du foyer interprétatif dans « Orties »

La lecture du recueil retient en premier lieu qu’« Impromptu » et « Chien de fusil » ne

manifestent pas de foyer interprétatif. Dans les autres parties, le trait /interlocuteur/ pour Tu peut être

64 Dans sa lettre adressée à G. Izambard datée du 13 mai 1971 : « Les souffrances sont énormes, mais il faut êtrefort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : ondevrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots. — Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouveviolon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » (Rimbaud, Œuvres I, Poésies,1989, éd. J.-L. Steinmetz, Paris, GF-Flammarion, p. 138).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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dit inhibé puisqu’à aucun moment en effet la parole n’est donnée, même de façon indirecte65, au foyer

interprétatif ; d’où l’impression constante que Je s’adresse à un Tu distant ou absent, comme

condamné au mutisme. Cette particularité renforce la distance que certains textes suggèrent entre les

foyers énonciatif et interprétatif66. Au-delà de ce constat commun aux textes de Le grésil, l’identité

thématique de ce dernier foyer se révèle particulièrement difficile à saisir, et dans la plupart des cas

elle est insaisissable. Pour mieux s’en rendre compte, procédons au parcours linéaire d’une partie du

recueil afin d’y observer comment se constitue dans la durée la molécule sémique de Tu. Soit

« Orties », on obtient :

— Texte 1. (p. 63) : dans le passage Tu te déplaces entre les couleurs / amour étranglé on actualise dans

‘tu’, de façon minimale, les traits /humain/ et /animé/. Une attente est créée qui concerne l’identité

thématique : de qui s’agit-il ?

— Texte 2. (p. 64-65) : foyer interprétatif non manifesté.

— Texte 3. (p. 66) : foyer interprétatif non manifesté.

— Texte 4. (p. 67-68) : foyer interprétatif non manifesté. On note néanmoins la présence d’un actant doté

du trait /féminin/ dans ma mort, sans l’avoir vécue, / elle, sans voix, me tirant… Les syntagmes amour

étranglé (Texte 1) et sans voix incitent, sur la base du trait /mutisme/, à assimiler ‘elle’ à ‘tu’ mais à ce

moment du temps textuel l’opération est encore mal assurée.

— Texte 5. (p. 69) : foyer interprétatif non manifesté. Le poème lexicalise le poète : Le poète — il

n’existe pas — / est celui qui change / de sexe comme de chemise. Il s’agit d’un passage décisif de

« Orties » qui non seulement permet d’actualiser /écriture/ dans la molécule sémique du foyer énonciatif

mais aussi autorise la réécriture ‘je’ ’poète’, notamment en raison du parallèle pertinent entre Le

poète — il n’existe pas — et Je suis sans identité (p. 67).

— Texte 6. (p. 70) : dans ton absence [ ] tintement / de coupe / décrue de la voix on actualise /absence/

dans Tu, ce qui s’accorde avec l’inhibition du trait /interlocuteur/. Surtout, on rapproche ce passage de

elle, sans voix, me tirant… (p. 67) et de amour étranglé (p. 63) pour opérer une sélection réciproque des

traits /féminin/ et /mutisme/. Par ailleurs, le voisinage de livre dans le texte et la prégnance récente du

thème de la poésie donnent à lire coupe à la fois comme ‘récipient à boire’ et comme ‘césure’. Il s’en suit

une potentialisation du trait domanial /poésie/ sur ‘tu’, c’est-à-dire une présomption d’isotopie au degré

faible de certitude.

— Texte 7. (p. 71) : conservation dans « attendre / que toi tu lances les dés » des traits précédemment

actualisés, le passage faisant en particulier écho à « elle, sans voix, me tirant… » (je souligne), les

passages actualisant /activité/ dans les occurrences de Tu et, par homologation, /passivité/ dans Je (on

peut penser ici à la figure typique de l’Inspiration poétique). Saillance de /humain/ à travers /corporel/

65 À l’image par exemple de ce qu’on peut relever dans les « Moraines » de L’embrasure : Tu ne m’échapperaspas, dit le livre. Tu m’ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n’y a pasde dedans (p. 158).66 Distance marquée dans « Tramontane » par l’actualisation du trait /aliénation/ dans Je (cf. infra, 2). Onnote entre autres à cet égard le conditionnel dans Tu serais avec moi sous le masque / […] adossés à la toutepuissance / du modèle absent / toi, moi, / l’autre, le souffle qui se tresse (p. 38) ou encore l’état de séparationdans aller vers toi / qui m’est chair et que je blesse (p. 74).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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dans ou privé de tout — ou de rien, / écrire // ni ton corps ni tes yeux mais leur impatience. Les négations

indiquent, à nouveau, un rapport du foyer interprétatif à l’écriture.

— Texte 8. (p. 72) : actualisation de /corporel/ dans Le regard la minceur / de ton ombre.

— Texte 9. (p. 73) : elle va se détruire en moi / comme je / me détruis hors d’elle // d’une friche de mots /

elle a bu le sang. Compte tenu des attentes en cours, on actualise /écriture/ dans Tu. Que le foyer

interprétatif possède un lien avec l’écriture au sens large, voire avec la poésie en particulier, ne fait

désormais plus de doute.

— Texte 10. (p. 74) : Dans le passage Un aveugle dans la nuit / transsexuel de l’écriture […] et marcher

en claudiquant / aller vers toi / qui m’est chair et que je blesse, ce dernier mot ainsi que l’ambivalence de

sens sur chair (‘chair’ et ‘chère’) prescrivent une actualisation saillante de /corporel/ dans Tu. En outre,

compte tenu du chemin parcouru jusqu’ici, on identifie dans ce poème une thématisation de l’activité

poétique qu’évoque tout particulièrement le voisinage des sémèmes ‘aveugle’ et ‘écriture’. Bref, à ce

point de la lecture de « Orties », complémentairement aux réécritures ‘je’ ’poète’ et ‘marcher’

’écrire’, l’interprétation cherche à réécrire ‘toi’ sur l’isotopie de l’écriture poétique.

— Texte 11. (p. 75) : foyer interprétatif non manifesté.

— Texte 12. (p. 76-77) : foyer interprétatif non manifesté.

— Texte 13. (p. 78-79) : foyer interprétatif non manifesté.

Ce parcours linéaire attentif d’« Orties » constitue le contenu suivant pour le foyer interprétatif :

{/humain/, /animé/, /féminin/ ; /corporel/ ; /mutisme/ - /non interlocutif/ ; /écriture (poétique)/}. On

remarque cependant que les textes ne privilégient aucune dénomination compatible avec l’isotopie de

l’écriture qui, en miroir du mot « poète » pour le foyer énonciatif (voir ci-dessous), permettrait

d’intégrer tous ces traits d’une façon cohérente, c’est-à-dire au moins pertinente vis-à-vis de l’univers

thématique spécifique sous-jacent à « Orties ». En fait, les textes ne renferment même aucune

indication qui donnerait à comprendre à qui ou à quoi renvoie exactement ce pôle de l’énonciation

représentée. Certes, il est toujours possible d’approcher une identité thématique locale par

l’intermédiaire d’un type littéraire (et d’ailleurs comment ne pas penser en poésie, en premier lieu, à

celui de la Muse pour comprendre à qui ou à quoi s’adresse un Je ?) mais il demeure essentiel à nos

yeux que les textes d’« Orties », en tant qu’ils reflètent une stratégie d’énigmatisation, laissent sous-

déterminée l’intégration lexicale des traits de cette molécule sémique. Bref, du côté de la réception la

désignation textuelle de Tu demeure imprécise. Développons ce point.

b) La dynamique de constitution du foyer et son incidence sur la lecture

1. Passages en parallèle et sélection réciproque. — Mis à part l’actualisation du trait /écriture/

qui procède surtout, on l’a vu, de la sémantisation concomitante du foyer énonciatif, le parcours

linéaire de « Orties » montre que la construction du foyer interprétatif s’appuie en priorité sur la mise

en parallèle de passages entre lesquels s’opère une sélection réciproque des traits constitutifs de la

molécule sémique (Texte 10 et Texte 6), phénomène que nous présentons comme une sorte de

parallélisme sémantique interne (cf. supra, 2.1.2). Il ne s’agit pas là d’un cas de figure isolé et les

autres parties de Le grésil sont justiciables d’un fonctionnement analogue. Par exemple, dans

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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« Nacelle » on connecte d’un côté la sœur de ma cage d’air (Texte 2. - p. 36) avec tes contre-cages

odorantes / avec les insectes doux / d’un visage de femme-enfant (Texte 6. - p. 42), de l’autre ma

discorde dort masquée (Texte 2. - p. 36) avec Tu serais avec moi sous le masque (Texte 4. - pp. 38-

39). Se dégagent de ces rapprochements des traits communs à la molécule sémique décrite ci-dessus, à

savoir /animé/, /humain/, /féminin/. Aussi paraît-il raisonnable de dire que la dynamique de

constitution du foyer interprétatif se fait, en général, via des connexions à moyenne et longue distance

entre au moins deux passages qui se distinguent comme passage-source et passage-but relativement au

texte lu.

2. Indices intrinsèques de lecture. — De fait, l’établissement de ce type de connexions définit

une part de la dynamique du sens au sein de la partie de recueil concernée. De plus, comme c’est

principalement selon ce mode intertextuel particulier qu’on accède de façon pertinente à l’identité du

foyer interprétatif, la manifestation lexicale (tu, te, toi) de ce dernier par un texte isolé devient pour le

lecteur informé un indice (sémiotique) que le temps de la lecture est au moins commensurable à celui

du parcours de la partie de recueil. En d’autres termes, un texte où l’on lit un tu sera appréhendé

comme un espace connexe qu’il est nécessaire de déborder par un parcours intertextuel diffusant, selon

le mode du parallélisme sémantique, au sein de la partie de recueil où se situe le texte en question. En

même temps qu’un caractère stylistique, c’est une exigence posée par les textes eux-mêmes,

intrinsèque à la poésie de Dupin, et ne pas tenir compte de cette réalité revient sans doute à produire

une compréhension inévitablement réductrice. À l’inverse, l’absence de marques de l’énonciation

représentée signale la possibilité de conduire une lecture (relativement) bornée par l’espace connexe

du texte considéré, comme c’est le cas, par exemple, dans le poème cité au tout début de ce chapitre

(Je ne parle qu’au sanglier…).

c) Une figure féminine innommée

1. Occurrences d’une figure dupinienne. — Dans une des toutes premières études sur la poésie

de Dupin, Jean-Pierre Richard note :

La femme est en effet dans l’univers imaginaire de Dupin une valeur centrale, fascinante, dont la

médiation émerveillée occupe maint poème. Son thème se lie à la plupart des images dominantes dont

nous avons tenté de déchiffrer l’intention. Nous la savons par exemple associée, de part sa nudité soudain

éclatée, à l’écroulement des pierres 67.

Comme notre description comprend les traits /féminin/ et /corporel/, cette citation invite à filer le

thème de la nudité. On rapproche ainsi d’une part, dans Le grésil, comme tu te dénudes dans la

couleur (p. 57), par la grâce et par le fouet / de ta nudité cavalière (p. 98), à ta nudité de langue / ta

soif [ ] ton refus de l’air (p. 105) et, d’autre part, ces passages extraits de Le corps clairvoyant,

67 Cf. Richard 1964, pp. 352-353.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

235

Ta nuque, plus bas que la pierre, / Ton corps plus nu / Que cette table de granit… // Sans le tonnerre d’un

seul de tes cils, / Serais-tu devenue la même / Lisse et insaisissable ennemie (Gravir, p. 86)

qu’elle se montre nue dans sa parole même / et c’est un corps de femme qui se fend (L’embrasure, p.

113)

à bout de forces une parole nue (L’embrasure, p. 134)

Enchaînés et indifférents, nous travaillons ensemble, l’un pour l’autre […]. Tentation de la dévêtir, mais

elle n’est jamais nue comme le sont les femmes. De lui prêter une apparence, une distance, pour

l’approcher, la désarçonner, la séduire… (L’embrasure, p. 155)

d’Échancré,

par un malentendu crépusculaire qui me force à te désécrire douloureusement, à te mettre à nu, à te mettre

à mort, sur l’une ou l’autre feuille d’un carnet taché de sang… (p. 65)

ou encore dans Écart,

Mise à nu de la mise à mort. Et retour au grand large, à l’infini filé de la langue, fille et mère accouplées,

invisiblement ajointées. Comme l’entaille et le couteau (p. 55).

De tels rapprochements, non exhaustifs, sont instructifs. Sans avoir besoin d’entrer dans le détail, on

voit bien que les traits de la molécule dégagée dans « Orties » s’actualisent dans l’œuvre, à des degrés

divers, en beaucoup d’endroits distincts. En changeant ainsi d’échelle contextuelle, on est fondé à

conclure que le foyer interprétatif d’« Orties » concrétise, dans les limites textuelles qui sont celles de

cette partie, une figure dupinienne identifiable à l’échelle de l’œuvre par un groupement homologue de

traits sémantiques. Élevant ainsi cette forme dialogique au rang de figure de l’énonciation représentée,

on souligne alors ce que ne précise pas le passage cité de la lecture de Richard : il existe chez Dupin

une figure féminine qui occupe typiquement la place du foyer interprétatif au sein de son univers

sémantique.

2. Sur la lexicalisation « femme ». — Admettons, concernant toujours la lecture de Richard,

que femme lexicalise notre trait /féminin/ et que nudité spécifie notre /corporel/. Ces relations méritent

d’être discutées. Sans qu’il soit question ici de faire un faux procès à l’auteur68, il faut en effet faire

remarquer le caractère restrictif d’une description qui se bornerait à retenir que Tu renvoie

littéralement à une femme, c’est-à-dire qui se contenterait de la dénomination « femme » comme

lexicalisation synthétique de la figure et/ou de la molécule sémique associée à Tu. D’une part, en effet,

pour faire simple et aller à l’essentiel, la relation entre nudité et /corporel/ n’a rien d’évident comme

68 Dont le corpus d’analyse est par la force des choses beaucoup plus restreint que le nôtre (cf. infra, 2.4.1.a).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

236

en témoigne l’ambivalence de Ton corps plus nu / Que cette table de granit… ou de qu’elle se montre

nue dans sa parole même, où la nudité se lit aussi, notamment, comme vacuité. (On note ainsi de la

part de l’auteur implicite un geste d’abstraction, ou de déréalisation). D’autre part, retenir la

dénomination « femme », alors qu’elle lie les traits {/humain/, /animé/, /féminin/ ; /corporel/ ;

/mutisme/ - /non interlocutif/ ; /écriture (poétique)/}, est en soi source de malentendu et, par exemple,

cette figure dupinienne n’a évidemment rien à voir avec quelque écrivain ou quelque égérie que ce

soit. Bref, selon nous, la lexicalisation « femme » est trop spécifique car elle emporte une modalisation

ontique (/réel/) en désaccord avec les textes. Pratiquement, il convient donc de compléter la

description en soulignant d’un côté la modalité irréelle qui affecte le foyer interprétatif (et par là, la

description intègre l’ambivalence que nous notions au sujet de la nudité mais aussi relativise la valeur

des traits /humain/ et /animé/), de l’autre l’insigne difficulté qu’il y a à lexicaliser par un terme

univoque la molécule sémique du foyer interprétatif. En somme, si la lexicalisation « femme » se

montre pressante pour le lecteur — c’est même à n’en pas douter ce qui lui vient d’emblée à l’esprit,

celui-ci finit par la mettre entre parenthèses lorsqu’il comprend que l’entité féminine qu’il reconnaît

« n’est jamais nue comme le sont les femmes ».

3. Une saisie thématique d’aspect inaccompli. — Sur ce point, il faut noter la tension

interprétative suivante : (i) alors que les textes incitent, au terme de nombreux parcours interprétatifs,

à réécrire ‘tu’ sur l’isotopie de l’écriture (Texte 10) ; (ii) aussi loin qu’on scrute l’œuvre celle-ci ne

paraît pas proposer une lexicalisation synthétique qui permette d’individualiser, pour prendre un

exemple très contrasté, une figure comparable à une Laure (Pétrarque) ou une Cassandre (Ronsard). À

quelle entité féminine, qu’on devine sur la base des passages convoqués être allégorique (d’où la

modalité de l’irréel définitoire de la molécule sémique), est donc destinée l’adresse de Je ? À

l’Injonction silencieuse, qui pourrait être chez Dupin une forme singulière d’inspiration poétique69, à

la Poésie personnifiée ou encore à la Parole inaccessible ? S’il est bien difficile d’en décider c’est sans

doute que la question de la bonne dénomination ne se pose tout simplement pas. En revanche, un

fonctionnement régulier est assignable à la sémantique du foyer interprétatif : alors que l’interprétation

/ la description circonscrit le seuil thématique de l’énonciation représentée — i.e. le fait que, en

l’occurrence, l’identité du foyer énonciatif soit compatible avec le domaine de l’écriture, ou de la

poésie — elle ne parvient toutefois pas à en trouver l’issue attendue — i.e. une dénomination

appropriée, quand bien même la stratégie de lecture mobiliserait l’ensemble de l’œuvre. On pourrait

nous objecter à cet égard que dans « Tramontane » le rapprochement de T’étreindre / écrire [ ] le

versant nord (p. 15), Nos chevaux, nos étrangères / les tiens montagnards (p. 19), la tramontane venue

de toi (p. 32) autorise vraisemblablement à réécrire ‘tu’ par ’montagne’ (ce qui d’ailleurs n’est peut-

être pas sans liens avec la déesse calcaire dont il est question à la page 101)70. Outre le fait qu’il

s’agisse d’un cas isolé, la complexité des parcours interprétatifs, et donc le bas degré de plausibilité,

69 Nous ne développerons pas cette intuition de lecture. Citons néanmoins le passage concerné : « L’injonctionsilencieuse glisse à la surface des eaux, brille à la cime de l’herbe et affleure le mot quotidien », Gravir (p. 151).70 Ces rapprochements à distance sont à reverser au crédit de la dynamique de constitution du foyer interprétatifpar sélection réciproque de traits sémantiques.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

237

qui entoure une telle lecture ne jouent pas en défaveur de notre description. Pour ces raisons, nous

retiendrons que, tendanciellement, la construction dynamique du foyer interprétatif se distingue chez

Dupin par une saisie thématique d’aspect inaccompli, telle que nous venons de la présenter, lorsqu’on

se situe au niveau de la molécule sémique.

4. Une figure flottante de l’œuvre. — On peut préciser ce point dans les termes d’une

description morphosémantique, en disant que si une forme sémantique est bien donnée à construire

dans le temps textuel de la partie de recueil, son procès de constitution se distingue par une attente non

résolue d’intégration lexicale de la forme impliquée, que réaliserait l’élection d’une dénomination

pertinente et univoque. Si cela est juste, la cohérence de forme qui tient les traits sémantiques

constitutifs de la molécule sémique du foyer interprétatif doit être dite faible, ou dénuée de compacité.

À un niveau d’abstraction supérieur, il est raisonnable d’avancer que chez Dupin le secteur dialogique

renferme une figure étrange qui pour être constante, i.e. dotée d’un contenu stable représenté sur la

longue durée de l’œuvre, n’en est pas moins flottante, ces qualités apparaissant indissociables de la

dynamique de constitution particulière que nous avons vue.

2) Sémantique du foyer énonciatif

a) Description dynamique du foyer énonciatif dans « Tramontane »

Dans Le grésil, seule la partie « Nuit de la couleur » ne manifeste pas de foyer énonciatif. Les

autres textes ne contreviennent pas à l’actualisation des traits génériques inhérents aux déictiques

personnels, soit /animé/ et /humain/ et de manière plus spécifique /locuteur/. Ce sont des traits

permanents de la molécule sémique du foyer énonciatif. Pour en savoir davantage décrivons

l’évolution de la molécule de Je dans les quatorze textes « Tramontane », en ne prêtant à chaque fois

attention qu’aux prescriptions les plus prégnantes du co-texte (les pages suivantes reviendront sur ce

que l’on passe ici volontairement sous silence) :

— Texte 1. (pp. 11-12) : actualisation par héritage des traits /humain/, /animé/, /locuteur/. Dans le

contexte qui j’oublie / qui je laisse actualisation du trait /aliénation/ au sens d’éloignement71.

— Texte 2. (p. 13-14) : conservation des traits précédemment actualisés. Le contexte je n’ai voulu que tu

ailles / que tu t’entailles de moi reprend en miroir qui j’oublie / qui je laisse.

— Texte 3. (p. 15) : le voisinage des infinitifs étreindre et écrire dans le contexte T’étreindre / écrire […]

le versant nord ainsi que la mienne qui reprend langue au sens d’un parler singulier induisent une

potentialisation du trait /écriture/ pour Je.

— Texte 4. (p. 17) : foyer énonciatif non manifesté.

71 La dénomination peut être discutable dans ce texte alors qu’elle semble s’imposer en fin de partie (cf. Un coupde feu dans la nuit / approche l’autre de soi / et soi de l’infini de l’autre / et de l’inconnu que je suis (p. 32)). Enfait, les traits en question sont justiciables de la catégorie graduelle de la distance, catégorie qui varie en intensitédans le développement de « Tramontane », la molécule sémique de Je évoluant en conséquence. Cela rappelleune fois de plus que les traits sémantiques sont des paraphrases intra-linguistiques qui restent évidemmentsoumises aux spécificités de la langue de la description.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

238

— Texte 5. (p. 18) : Le trait /aliénation/ est ré-actualisé dans le contexte j’ai vécu longtemps, les bêtes / se

sont rapprochées / peu de mots dans la nuit / du poirier sauvage, dans la lettre / de l’ami qui appelle, très

loin. En outre, les bêtes se sont rapprochées indique un lien à la nature qui pousse au moins à

potentialiser le trait /animal/, sans autre spécification.

— Texte 6. (p. 19-20) : Depuis le premier texte la situation d’énonciation est associée à un milieu

montagnard et, au fur et à mesure du parcours de lecture, la molécule sémique de Je a reçu jusqu’ici d’une

manière non saillante, nous semble t-il, le trait /milieu montagnard/. Les passages Nos chevaux, nos

étrangères / les tiens montagnards, les miens absents et, surtout, des juments sœurs / qui me gardent, que

/ j’abreuve rendent désormais saillant un trait qu’on peut, non sans hésitation, dénommer /élevage/72. Tant

et si bien qu’on est tout prêt ici de réaliser une réécriture du type ‘Je’ ’éleveur’, qui offrirait une

lexicalisation synthétique identificatrice satisfaisante, et en quelque sorte la « bonne forme » attendue par

l’interprétation en ce qui concerne les pôles de l’énonciation représentée. On note également une nouvelle

actualisation d’/aliénation/ dans les miens absents.

— Texte 7. (p. 21-22) : le passage le mot / dans le vide, le ver blanc / dans le fruit de la page-plaie

reprend sans doute le syntagme figé le ver est dans fruit qui traduit une situation en voie de dégradation

prévisible. Sa recomposition est faite sous la forme d’un parallélisme syntaxique qui donne à associer

d’un côté mot et ver blanc73, de l’autre vide et fruit. Dans ces conditions, on complète l’isotopie de

l’écriture (‘mot’, ‘page’) par une réécriture de ‘ver blanc’, isotope lui avec ‘fruit’, comme ‘vers non

rimé’ (associé au signifiant non manifesté vers blanc). Cette sorte de syllepse spécifie en même temps,

quoique discrètement, le domaine de l’écriture comme étant celui de la poésie en particulier. Or Le grésil

est bien entendu un recueil de poésie. Tout cela suggèrerait de voir dans je te nomme l’évocation vague de

la parole poétique. On est alors tenté de réaliser une réécriture du type ‘Je’ ’poète’. Cependant, la

complexité des parcours interprétatifs qui mène à une telle réécriture ne fait précisément qu’y mener et

l’on comprend que l’avaliser implique un saut interprétatif important d’autant que cette lecture entre en

conflit interprétatif avec les attentes crées par le texte précédent où l’on avait, plus plausiblement encore,

‘Je’ ’éleveur’. Néanmoins, on doit noter que le degré de présence de l’isotopie de l’écriture

(‘papier’, ‘blanc’, ‘rature’, ‘mot’, ‘vers blanc’, ‘page’) pousse à relativiser la saillance d’un trait

domanial /élevage/ dans Je. On rencontre là une difficulté interprétative sur laquelle il nous faudra revenir

(cf. infra, 2.c. § 4).

— Texte 8. (p. 23) : ma hantise caprilège / inique dans le sabot n’est pas pour clarifier la situation

précédente. On note une actualisation de /dysphorie/ qui peut autoriser une rétrolecture axiologique sur Je

et en tout cas met en relief la relative atonie thymique de « Tramontane » en ce qui concerne le foyer

énonciatif. Nouvelle actualisation de /aliénation/ dans sous-homme, assimilé à Je par un détour

interprétatif complexe.

— Texte 9. (p. 24) : on devine immédiatement que « l’arôme brutal / que je meurs d’avoir écrit » joue un

rôle décisif quant à la difficulté soulevée plus haut. Ce passage connaît une propagation de /écriture/ dans

‘je’ qui répond aux attentes activées dans les textes 3 et 7. Le trait /écriture/ ainsi lié à une agentivité peut

être dit saillant. Désormais, sans pour autant induire une réécriture immédiate de ‘je’ par ’poète’, il est

72 La dénomination de ce trait, qui renvoie au domaine du même nom, peut surprendre. Elle nous est suggéréepar le contenu du foyer énonciatif d’« Impromptu », où l’activité humaine thématisée est celle du soin desabeilles, dans la mesure où l’on parle d’ « élevage des abeilles » (PRobert). 73 « Larve de hanneton » (PRobert).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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clair que le foyer énonciatif est compris comme renvoyant à un homme dont l’activité est l’écriture, une

sorte d’écrivain qu’on hésite à nommer ainsi.

— Texte 10. (p. 25) : foyer énonciatif non manifesté.

— Texte 11. (pp. 26-27) : à l’inverse de ce qui se passe dans le texte 7, le passage j’ai cueilli tôt le matin /

la mirabelle / et donné l’orge aux chevaux prescrit dans Je une virtualisation de /écriture/ au profit du trait

/élevage/... qu’on substitue plus bas dans le même poème à nouveau à /écriture/ dans les rêves sont

insipides […] ils ne parlent pas ma langue. Cette instabilité est du même ordre que celle relevée au

niveau du Texte 7.

— Texte 12. (pp. 28-29) : foyer énonciatif non manifesté.

— Texte 13. (pp. 30-31) : foyer énonciatif non manifesté.

— Texte 14. (p. 32) : ultime actualisation de /aliénation/ dans l’inconnu que je suis. Ici l’attention au

contexte immédiat ne contraint à aucune actualisation d’un trait domanial /écriture/ dans Je. On peut y

voir une forme d’implicite, la position finale du texte engageant à tenir compte du chemin parcouru, c’est-

à-dire des actualisations effectuées pour le foyer énonciatif et pour le foyer interprétatif, les deux étant

évidemment corrélés.

Du premier au dernier texte la description — et sans doute la mémoire, a constitué un groupement

stable de traits sémantiques qui correspond à la molécule sémique du foyer énonciatif, soit : {/animé/,

/humain/, /locuteur/ ; /dysphorie/ ; /aliénation/ ; /écriture/, /élevage/}. Mis à part le trait /élevage/, à

l’instar de ce qu’on peut observer pour le foyer interprétatif, ce groupement de traits se rencontrant

ailleurs dans l’œuvre pour le foyer énonciatif, il apparaît à nouveau que les parties de recueil

accueillent ici une figure dialogique exclusive (i.e. étant seule à occuper la place du foyer énonciatif

dans l’œuvre). On notera à ce sujet que « Tramontane » ne réalise pas tous les traits afférents à cette

figure dupinienne comme le montre l’actualisation du trait saillant /cécité/ dans « Belladone »74.

b) La dynamique de constitution du foyer énonciatif et son incidence sur la lecture

La dynamique du sens passe vraisemblablement par un moment décisif qui se traduit par la

reconnaissance de passages envisageables comme des lieux stratégiques de la lecture chez Dupin.

Dans Le grésil, ces passages sont de taille variable (du syntagme au texte) :

74 Voici les contextes : j’aurais perdu les yeux (p. 95) ; je suis aveugle (p. 101) ; les yeux crevés (p. 102).Prévenons ici les assimilations thématiques rapides en citant ce propos Bollack : « Un mot, la cécité, a été prispour un sigle connu, permettant de rattacher une œuvre à une autre, au mépris de toutes les significationsparticulières. Le thème produit des relations généalogiques : Homère et Œdipe, Hölderlin et ses ténèbres, etCelan… Ainsi de suite. Un aveugle pour un autre. […]. Une violence transhistorique s’empare de la matière, etla soumet, malgré la verve polémique. La distance critique n’est reconnue qu’artificiellement » (Bollack 2001,pp. 115-116).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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Part ie du recue il Passages

« Tramontane » dans l’arôme brutal / que je meurs d’avoir écrit (p. 24)

« Nacelle » qui me fascine en cela / sans écrire (p. 48)

« Orties » écrire à peine, avoir lu, / ne rien lire (p. 66)

« Impromptu » Je me suis laissé […] une plume éraillée […] et les feuilles dispersées (p.87)

« Belladone » j’écris sur ton genou dans l’air (p. 98)

« Chien de fusil » Je ne parle qu’au singulier […] au lecteur inconnu (p. 110)

Tableau V : passages décisifs concernant le foyer énonciatif dans Le grésil

Comme la fonction sémiotique de ces passages n’est pas entendue d’avance ils doivent bien sûr faire

eux-mêmes l’objet d’une élaboration interprétative. Plutôt que d’entrer dans le détail des parcours

interprétatifs, on insistera sur ce qu’ils ont en commun : (i) donner à actualiser avec certitude /écriture/

dans ‘je’ — exactement, partout où un « double » du poète ne s’impose pas (cf. infra, c) § 2) ; (ii)

indexer la marque de l’énonciation représentée sur l’isotopie de l’Écriture ; (iii) étant donné la

présomption d’actorialité associée à cette marque, contribuer fortement à promouvoir le thème —

implicite, rappelons-le — de l’écriture au sein de la partie de recueil concernée. La valeur d’évidence

de cette indexation thématique de Je (qui relève alors de l’écriture) fait alors événement relativement

aux présomptions faibles des moments interprétatifs antérieurs (trait /écriture/ potentialisé ou non

encore actualisé), en premier lieu en ce qui concerne les autres occurrences de Je (Texte 9).

c) Une identité thématique oscillante

Deux particularités du foyer énonciatif méritent d’être notées, qui paraissent uniment affecter

les textes de lignée A :

1. Présence thématique implicite. — À la différence du foyer interprétatif, les textes

abandonnent pour le foyer énonciatif des indices qui suggèrent plus ou moins fortement une

lexicalisation synthétique de sa molécule sémique. Toutefois, la dénomination qui se présente

immédiatement à l’esprit, à savoir « poète », ne doit pas venir niveler le tissu esthétique des textes ou

faire oublier leur relief sémantique spécifique, c’est-à-dire laisser à l’arrière-plan les inégalités

qualitatives auxquelles nous avons précisément tâché d’être attentifs. La figure lyrique du Poète qu’on

tend à inférer dans les conditions décrites ci-dessus n’apparaît en effet qu’en filigrane dans Le grésil

car elle relève directement du caractère implicite du thème de l’écriture. Les textes enjoignent ainsi,

globalement, de parler du poète en gardant en tête les guillemets imaginaires qui s’imposent.

2. Présences thématiques explicites. — Cela doit être rapproché de la coexistence thématique

singulière que nous avons dégagée (cf. supra, 2.2.4). À cet égard, il est fréquent que les textes

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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fragmentaires de Dupin donnent à construire, toujours au fil d’une partie de recueil, une identité

énonciative dotée d’un côté d’un profil lié aux thèmes explicites en cours et, de l’autre, d’un profil lié

au thème implicite de l’écriture. Ainsi dans « Impromptu » l’identité thématique du foyer énonciatif

adopte manifestement les traits d’un apiculteur (par ex. Pour fuir [ ] mes mains [ ] de tueur / elles [les

abeilles] se sont noyées / recueillies / dans l’immensité de la cire (p. 88)). De même, tandis que

« Nacelle » reprend le type bien connu du Phtisique (en le modernisant par l’introduction de la

mécanique de l’assistance respiratoire), dans « Chien de fusil », Je rappelle le type de l’Enfant à

l’enfance tragique (cf. derrière les barreaux // l’enfant migrateur / les séquelles / le supplice / gravent

/ ce qui s’envole et s’enterre, p. 112) ; que redouble, par parenthèse, le type connexe de la Mère

terrible, résurgence du recueil Les mères. Fait apparemment inséparable de la nette mise en question

de l’identité dans Le grésil75, la présence empreinte de retenue du Poète apparaît ainsi invariablement

corrélée, au sein de chaque partie du recueil, à celle souvent patente d’une sorte d’Autre dont la

pratique ou la situation exprimée n’est pas celle de l’écriture. Cette dualité du foyer énonciatif mérite

d’être approfondie.

3. Je et ses Autres ? — Est-il licite de parler ici d’autant de doubles ? La complexité de la

question des doubles implique une discussion théorique qui dépasse notre propos76. Notons seulement

que la place du double paraît déjà occupée dans l’univers poétique de Dupin par la figure féminine

dont nous avons longuement parlé. Ainsi dans « Belladone », titre ô combien évocateur, cette dernière

est nommée ma sœur (p. 98), après avoir été présentée comme un corps inanimé de sœur / un double [

] à rendre gorge (p. 96). Par ailleurs, on peut concevoir, sur un plan strictement textuel, l’évocation

biographique de l’enfance de Jacques Dupin dans « Chien de fusil » (J’ai quatre ans la mort du père /

parachève un premier livre, p. 109 ; La prison / des fous [ ] la passion des folles, p. 113, etc.) comme

la production d’un hétéro-univers de Je, aspectualisé selon l’inchoatif et modalisé selon la dysphorie.

De fait, l’Enfant ne peut être conçu à strictement parler comme un double car il n’y pas solution de

continuité, ni temporelle ni actorielle, entre cet acteur du « récit » et la voix responsable de

l’anamnèse. À nos yeux, la relation entre le « Poète » et ce que nous ne devons sans doute qu’appeler

avec prudence ses « Autres » est précisément justiciable d’un tel traitement axé sur une absence de

solution de continuité concernant la dualité propre au foyer énonciatif. Tâchons d’illustrer cette

proposition.

4. Événements dialogiques typiques. — Nous avons eu l’occasion d’observer sur les Textes 7

et 11 de « Tramontane » les modifications de contenu quelque peu déroutantes du foyer énonciatif.

Comme l’examen de Le grésil fait apparaître que de semblables événements sémantiques constituent

une des régularités sémantiques des textes, il nous faut tenter d’en savoir plus.

75 Ce que ne manque pas de souligner Himy : « Le poète est en effet défini — rien de très étonnant — comme unchangeur. Mais ce sont les substitutions qu’il opère qui sont originales à plusieurs titres. Elles jouent d’abord surles expressions lexicalisées : change[r] de … comme de chemise. Mais le changement outrepasse la banalité del’expression, puisqu’il s’agit de change[r] de sexe, ce qui fait alors passer d’un langage usuel à une expressionsurprenante, et à une forme de monstruosité » (Himy 1996, p. 25).76 Signalons à ce sujet la réflexion stimulante de Morel 2001, pp. 17-24.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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A. Dans « Tramontane » l’identité thématique du foyer énonciatif se montre hétérogène au

domaine de l’écriture au gré de passages (voir, à des degrés divers, les textes 5, 6, 8, 9, 11) qui

autorisent à déduire une fonction liée au soin des animaux, comme par exemple dans j’ai cueilli tôt le

matin / la mirabelle / et donné l’orge aux chevaux (p. 26). Ces événements remarquables qui

surviennent au cours de cette partie du recueil consistent selon nous en des modifications

intempestives du rapport fond / forme concernant la molécule sémique du foyer énonciatif. Ce genre

de modifications n’est évidemment imputable qu’à la qualité du contexte d’accueil des marques de

l’énonciation représentée, et dépend ainsi en premier lieu des isotopies génériques qui sous-tendent la

zone de contexte. En outre, l’indexation des diverses marques de l’énonciation sur l’une des isotopies

génériques en présence, qui témoigne de la réalisation d’un certain rapport fond / forme, connaît des

degrés d’assimilation qui sont fonction de la stabilité sémantique présumée du passage. Une

impression référentielle de type réaliste suppose ainsi une certaine présomption de stabilité de la part

du lecteur. Dans le cas présent, par exemple,

Consumé ou en partanceun amour de bruyère, un genoudans l’humiditéles fougères bordant l’eau

j’ai cueilli tôt le matinla mirabelleet donné l’orge aux chevaux

la lecture de l’énoncé j’ai cueilli tôt le matin / la mirabelle / et donné l’orge aux chevaux produit, de

façon univoque, une impression référentielle de type réaliste. Dans ce contexte, ‘je’ est assimilé sans

difficulté à une sorte d’isotopie pastorale. C’est apparemment un même scénario qui s’applique à la

Zone 1 du poème Nos chevaux, nos étrangères… (p. 19),

Nos chevaux, nos étrangères

les tiensmontagnards, les miens absents

lu pour toi et pour moià l’étal d’une boutique« blocs à lécher de sel de mer »je prends, je suis à l’écoute…

Zone 1

Zone 2

Zone 3

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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je boirai leur soif mêmes’il n’y avait le resserrementde cette parole étrangère

langue d’amours distordues,de sécheresse

aveugle, malgré la frayeur,le délire

de l’ombre des juments sœursqui me gardent, que

j’abreuve

à ceci près que deux acteurs se trouvent ici identifiés au domaine pastoral, Tu via « tiens » et Je via

« miens ». De même, dans le contexte de l’ombre des juments sœurs / qui me gardent, que / j’abreuve

— malgré d’un côté l’allotopie entre délire et ombre, de l’autre la co-occurrence atypique jument

sœur, la dernière occurrence de Je dans la Zone 4 tend fortement à être lue ainsi. Entre ces deux

moments du texte, l’assimilation isotopique de Je, en particulier, connaît elle un sort tout différent. En

effet, dans les Zones 2 et 3 tout d’abord mais aussi vraisemblablement au tout début de la Zone 4, il

faut noter d’une part un indéniable éloignement du domaine pastoral (cf. à l’étal d’une boutique),

d’autre part une tendance à assimiler les occurrences de Je à l’isotopie de l’écriture poétique. Les

sémèmes ‘lu’, ‘parole’, ‘langue’ ainsi que ‘à l’écoute’, voire même ‘prends’, y conduisent, sous la

pression d’une présomption d’isotopie globale notamment impulsée par l’énoncé dans l’arôme brutal /

que je meurs d’avoir écris (p. 24). C’est là un effet local de la promotion thématique de l’écriture que

nous soulignions plus haut (cf. supra, b). Un schéma peut nous aider à visualiser cette analyse :

Zone 4

FOND 1 : Pastoral

FOND 2 : Écriture

‘tiens’ ‘miens’

‘chevaux’ ‘étrangères’

‘lu’

‘toi’ ‘moi’ ‘je’ ‘prends’‘à l’écoute’

‘je’ ‘je’

‘parole’ ‘langue’

‘juments’‘gardent’ ‘abreuve’

‘me’ ‘je’

Zone

1

Zone

2

Zone

3

Zone

4

AB

Figure VI : assimilations contextuelles dans le poème Nos chevaux, nos étrangères…

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

244

N.b. La distance entre les sémèmes et la ligne figurant les fonds sémantiques tient compte (de manière intuitive)des degrés d’assimilation à l’isotopie concernée. Tout sémème est en effet prédisposé par ses traits génériques àdes accrochements plus ou moins forts ou pertinents avec tel ou tel fond sémantique.

Les flèches A et B de cette courbe, qui n’a pour unique but que de souligner (de représenter au sens

faible) les variations majeures du contexte au palier global du texte, indiquent l’existence de moments

du texte en amont et/ou en aval desquels le rapport fond / forme du foyer énonciatif bascule. En outre,

ces flèches signalent des ruptures d’isotopie générique, soit schématiquement : Pastoral – A – Écriture

– B – Pastoral77. Le foyer énonciatif fait ainsi l’objet d’une variation de contenu contrôlée par les

passages du texte. Cette variation est observé et représenté schématiquement dans le cadre du poème

Nos chevaux, nos étrangères… vaut également, dans son principe, pour le temps textuel de la partie de

recueil.

B. Qu’est-ce qui varie ? Rien bien sûr si l’on se situe exclusivement au seul niveau du passage.

À l’échelle contextuelle du texte isolé comme à l’échelle de la partie de recueil, qui nous apparaît

former la globalité textuelle pertinente chez Dupin, ce qui varie c’est précisément le rapport entre un

groupement stable de traits sémantiques, i.e. une forme sémantique, et le fond sémantique dominant

du passage parcouru par la lecture. Les preuves d’une telle variation engagent les lexicalisations du

foyer énonciatif : alors qu’entre A et B le contexte offre la possibilité de lexicaliser Je par « poète »,

au-delà de B mais aussi antérieurement au point A, le foyer énonciatif pourrait, à la limite, recevoir la

dénomination « berger » ou une dénomination équivalente.

C. Cela ne va pourtant pas sans poser problème. Étant donné la molécule sémique du foyer

énonciatif {/animé/, /humain/, /locuteur/ ; /dysphorie/ ; /aliénation/ ; /écriture/, /élevage/}, faut-il en

effet prévoir un statut à part aux deux derniers traits ou ne pas les intégrer au motif qu’ils relèvent

chacun, en définitive, du fond sémantique en cours ? En d’autres termes, faut-il considérer que la

forme sémantique est en l’occurrence composée (i) exclusivement des traits {/animé/, /humain/,

/locuteur/ ; /dysphorie/ ; /aliénation/} ou bien (ii) de tous les traits précédents ? L’invocation d’un

modus vivendi ne s’impose pas. En tant que traces retenues — par la description et la mémoire — d’un

parcours de lecture, les traits /écriture/ et /élevage/ ne sont pas étrangers à la molécule car ils

correspondent à des actualisations récurrentes et non accidentelles dans « Tramontane ». Au reste, ils

ne sont pas hétérogènes aux autres traits dans la mesure où leur présence effective ou actuelle dépend

également de conditions contextuelles. Enfin, il faut se garder de confondre le trait /écriture/ avec la

dénomination de fond Écriture. Bref, dans l’hypothèse d’un parcours saturant de la partie de

« Tramontane » et d’un parcours linéaire de Nos chevaux, nos étrangères… , on doit s’imaginer les

alternances suivantes concernant l’évolution en contexte du contenu de Je :

77 On remarquera à ce sujet que la première rupture d’isotopie, appuyée au plan de l’expression par un usage del’interligne, intéresse une transition entre zones de corrélation actancielle. Ce qui signe un événement sémiotiqueau niveau de la progression du texte.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

245

D. On peut voir dans cette analyse une réponse sémantique à la question que pose l’identité du

sujet lyrique chez Dupin : Je demeure-t-il le même ? Nous répondrons que le foyer énonciatif, si l’on

convient d’en faire le représentant sémantique du sujet lyrique, est marqué par la dualité, son identité

oscillant entre deux pôles thématiques — dont l’un, constant à l’échelle de l’œuvre, correspond au

domaine de l’écriture — au gré des passages de la partie de recueil. Je apparaît donc moins un

« autre » chez Dupin qu’un « soi » sans identité fixe. Ensemble avec l’aspect flottant du foyer

interprétatif, c’est cette sorte d’événement sémantique qu’est la variation thématique du foyer

énonciatif, dont on peut facilement faire l’expérience, que nous considérons caractériser foncièrement

le plan dialogique de cette poésie78.

2.4. Le thème de l’Altérat ion

À la suite de cette description de formes dialogiques, nous proposons de compléter la

caractérisation des fonds du secteur thématique en décrivant un sinon le thème (forme sémantique) que

la critique s’accorde à mettre au premier plan des singularités de cette poésie.

1) J. Dupin et J.-P. Richard : lecture croisée

L’œuvre et sa critique ne se font pas seulement écho concernant le thème de l’obscurité

poétique. Il en est un autre, tout aussi central, qui les fait se rejoindre au point que certains poèmes

paraissent nouer d’eux-mêmes la relation critique, peut-être pour la prévenir, à tous les sens de ce mot

:

Commencer comme on déchire un drap, le drap dans les plis duquel on se regardait dormir. L’acte

d’écrire comme rupture, et engagement cruel de l’esprit, et du corps, dans une succession nécessaire de

ruptures, de dérives, d’embrasements. […]. Rompre et ressaisir, et ainsi renouer. Dans la forêt nous

sommes plus près du bûcheron que du promeneur solitaire. Pas de hautes futaies traversées de rayons et

de chants d’oiseaux, mais des stères de bois en puissance. Tout nous est donné, mais pour être forcé, pour

être entamé, en quelque façon pour être détruit, — et nous détruire79.

ou encore,

78 Le « rythme » qu’il imprime à ce poème (selon un schéma x / y / x) invite à s’interroger sur la « rythmisation »des textes entre eux : nous n’avons pas observé de rythmes remarquables de cet ordre quant à la succession destextes dans la partie de recueil.79 « Moraines », L’Embrasure, p. 165.

A B

actualisé

virtualisé /écriture/

/pastoral/ /écriture/ /pastoral/

/pastoral/ /écriture/

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

246

car il faut écraser le ver, et casser le filage des mots, pour qu’il vive, lui, le vers, qu’il surgisse et qu’il

étincelle, à l’état naissant… et consentir au déchirement arbitraire de la langue pour qu’elle entame

l’inconnu, qu’elle s’y fraye un chemin, à perte de vue… 80

Déployant ainsi sa poétique, Dupin délivre au lecteur un certain nombre d’accès à sa poésie en même

temps qu’il en exprime les nœuds thématiques81. La première citation est extraite de L’embrasure un

recueil paru en 1969, la seconde est tirée de Échancré paru lui en 1991. Devançant les éclairages du

poète, Jean-Pierre Richard, dans un texte daté d’octobre 1962 qui inclut cependant la lecture de Gravir

(1963)82, écrivait déjà :

Ma première chance, c’est que la paroi de l’être n’est pas lisse et que je puis donc faire jouer en elle

l’effort d’une incision. A l’abrupt de l’objet j’opposerai la brutalité de mon attaque. Déchirer l’espace en

avançant en lui, creuser « une brèche dans l’horizon » (p. 54), une « brèche dans le mur » des choses (p.

56), jeter « la parole mal équarrie mais assaillante » dans la paroi « trouée » de l’air (G), tels seront les

premiers gestes de ma rébellion. Les thèmes de la faille ou de l’entame soutiennent ainsi, dans le paysage

de Dupin, un rêve d’agressivité. Ils se lient à la pratique imaginaire de toute une série d’objets ou

d’instruments tranchants — soc, fourche, bêche, lame, épée, épieu, aiguille, écharde même — destinés à

violer le tissu hostile du réel83.

Ces citations expriment un thème commun que Richard désignait un peu plus tard par le mot de

« brisure »84. Risquons-en une description sémantique.

2) Trois formes sémantiques et leurs occurrences

Ce thème indubitablement central est reconnaissable à un effet de sens récurrent qui se laisse

formuler comme une ‘altération d’une intégrité par pénétration / section entraînant une ouverture /

séparation’. Dans les textes, on rencontre ce thème de l’Altération, pour faire court, sous des aspects

plus ou moins développés selon l’usage de l’ellipse au plan morphosyntaxique. Dans Le grésil nous en

avons isolé trois versions qu’on distingue également dans le reste de l’œuvre. Pour les représenter

nous proposons les graphes sémantiques suivants accompagnés d’exemples (non exhaustifs)

d’occurrences où les formes sémantiques décrites se réalisent :

80 « Fragmes », Échancré, p. 20.81 Cf. Brophy 1988, pp. 280-289.82 Il s’agit du chapitre « Jacques Dupin » dans Onze études sur la poésie moderne, Seuil, 1964, pp. 340-363. Lapremière note indique les textes lus : « J’adopte les abréviations suivantes : C : Cendrier du voyage, GLM,1960 ; M : Joan Miró, Flammarion, 1962 ; G : Giacometti – Textes pour une approche, Maeght, 1963. Lesautres citations sont toutes extraites de Gravir, Gallimard, 1963 » (p. 340).83 Op. cit., p. 343.84 Dans la préface de la première édition de L’embrasure précédé de Gravir (1971), reprise dans Jacques Dupin,Le corps clairvoyant, 1963-1982, 1999, Paris, Poésie/Gallimard, pp. 409-412.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

247

Exemples d’occurrences dans Le grésil, Le corps clairvoyant et dans d’autres recueils :

- mon nom troue la trame / vide / la sonorité du temps (p. 13)

- des nuages blancs coupent la crête (p. 29)

- les serres / d’un oiseau de nuit / ouvrant le cycle — un éclat (p. 71)

- Elles […] perçant le vitrage de l’atelier des cires / et les mots encore indistincts (p. 90)

- du vide qui te comprend / me lacère (p. 105)

- les séquelles / le supplice / gravent / ce qui s’envole et s’enterre (p. 112)

- La prison des fous [] la passion des folles / s’inscrivent dans le grain d’un mur / et tatouent ma peau (p.

113)

- déjà s’éclaire glisse / pénètre par entaille / de l’os / et du mot / la lame d’un corps l’amour perdu (p. 117)

- une obscénité qui tranche / et ravit un œil vivant / dans l’œil du mort (p. 119)

- la racine du temple a percé le pied du marcheur pourrissant (p. 51)

- les tiges percent la liasse de nos vies antérieures (p. 138)

- ne s’écrirait pas sans l’ouverture qu’un coup de folie force dans l’opacité du réel (p. 224)

- à force de ratures on finit par se haïr et se taire — et lui ressembler, couteau pour ouvrir la plaie visible (p.

241)

- travaille du souffle / par les linéaments et la trame / que je dresse [ ] que je troue / mortellement (p. 281)

- Je plonge un coin de fer entre tes épaules, roc abrupt, douleur mercenaire (p. 373)

- écrire / incise la corne / coche / une enfance (Contumace, p. 77)

- casser le socle des fonds […] qui repoussent qui déchirent / le rideau de verre et de pluie (Rien encore, tout

déjà, p. 54)

ACC/altération/ERGAGENT : x OBJET : x

Figure VII : forme sémantique A

/incisif/

ATT

a. /occlusif/b. /dense/

c. /obstructif/

a. /ouvert/b. /disjoint/

RES

ATT

ATT OBJET : x

INST

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

248

- écriture réamorcée / par l’immondice que perce // la tige d’un corps aimantée (Écart, p. 23)

Avec pour base le schéma [X] (LOC) [Y] :

Exemples d’occurrences dans Le grésil, Le corps clairvoyant et dans d’autres recueils :

- manière noire du trait / incisé dans la lumière (p. 16)

- le ver blanc dans le fruit de la page-plaie (p. 21)

- la lumière de la lame / contre l’énigme murée (p. 22)

- leurs dents dans la feuille (p. 24)

- les serres / l’encoche / dans le granit (p. 55)

- du sillage de nulle barque / dans la pierre (p. 57)

- inscription affamée / sur la feuille, sur la pierre / dans la langue (p. 64)

- bloc d’anthracite écrasé / dans la lumière (p. 104)

- sur l’écorce la griffe d’un oiseau de proie (p. 55)

- signe incisé dans le corps (Contumace, p. 84)

- les lettres qui me détruisent / sont des clous à forte tête / dans la cloison de papier (Écart, p. 23)

- Poésie : l’ongle du serpent sur la peau des choses (Écart, p. 51)

LOC

Figure VIII : forme sémantique B

OBJET : x

ATT

OBJET : x

ATT

/incisif/

ATT

PART

RESa. /ouvert/

b. /disjoint/

a. /occlusif/b. /dense/

c. /obstructif/

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

249

Avec pour base un schéma attributif :

Exemples d’occurrences dans Le grésil, Le corps clairvoyant et dans d’autres recueils :

- scintillement de terre ouverte (p. 23)

- la langue éparpillée (p. 23)

- le sommeil troué (p. 27)

- du temps fracturé (p. 30)

- le moyeu creusé pour qu’elle tourne (p. 30)

- Dans les découpes gravées (p. 36)

- l’écartèlement des valences (p. 43)

- Rayonnement du cuivre attaqué (p. 44)

- Les créatures gravées (p. 45)

- déchirure / du roc (p. 55)

- l’espace écrit, ouvert (p. 55)

- le cillement / de la plaie (p. 73)

- la phrase écartelée (p. 85)

- feuilles dispersées (p. 87)

- avant-livre épars (p. 95)

- la robe / de faille, fendue, rongée (p. 99)

- ajoncs clairsemés (p. 104)

- Dans l’air déchiré (p. 34)

- Amours anfractueuses, revenez, / Déchirez le corps clairvoyant (p. 86)

- les balafres de la lumière (p. 117)

- le texte dilacéré du soleil (p. 199)

- passage dentelé que la nuit contre le vide inscrit (p. 217)

- Les grands châtaigniers fendus / se reposent […] des prouesses déchiquetées de leurs feuilles (p. 263)

- l’écartèlement d’un parfum (Écart, p. 70)

- où se loge et se meut l’écriture . dans les syncopes de l’air, les déchirures de la vie, les trous noirs de la

dérive du ciel (Échancré, p. 49)

Figure IX : forme sémantique C

ATT OBJET : x

RES

a. /occlusif/b. /dense/

c. /obstructif/

a. /ouvert/b. /disjoint/ ATT

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

250

3) Sémantique des textes et critique thématique

a) Apports de la description

Remarquons tout de suite que ces formes sémantiques s’appliquent également aux citations de

Dupin et de Richard. Notre description retrouve ainsi la lecture perspicace de ce dernier, qu’elle

synthétise et précise. D’une part, en effet, elle met en relief la permanence et le travail du thème chez

Dupin, dont le relevé d’occurrences montre qu’il s’étend de Gravir à Écart. D’autre part, ces graphes

explicitent la complexité que connaît la manifestation textuelle du « rêve d’agressivité » que souligne

Richard :

(i) La lecture des schémas note tout d’abord un passage souple du graphe A au graphe B et du

graphe B au graphe C par virtualisation de liens, et concurremment des nœuds attenants, que les liens

en pointillés PART et RES ont pour fonction de signaler. Dès lors n’a-t-on pas affaire en définitive à une

seule et même forme sémantique ? Nous retiendrons que ces graphes représentent trois formes

sémantiques isomorphes mais néanmoins autonomes et légitimées en tant que telles par la récurrence

de formations syntaxiques définies. On rend ainsi compte des manières dont les textes réalisent le

thème spécifique de l’Altération ; ce qui signifie que nous décidons de retenir trois formes

sémantiques pour un même thème. La citation de Richard peut en effet laisser penser que le procès

d’agression est toujours lexicalisé (nous pensons à l’emploi que le critique fait des verbes « déchirer »,

« creuser », « jeter » ainsi qu’à la mise en scène de sa propre voix, « je puis donc faire jouer en elle

l’effort d’une incision », par exemple), on voit qu’il n’en est rien et que, en termes de fréquence, les

formes sémantiques « incomplètes » ne sont pas rares, conformément au profil morphosyntaxique des

textes fragmentaires. Mais le thème de l’Altération connaît des manifestations plus discrètes encore.

On relie ainsi à la thématique la gradation se joue, et se lave / varie, renâcle, et se perd dans Rouge

éteint… , ou encore battant, battu mais aussi des termes isolés tels que lame (p. 117), serres (p. 55) qui

se rattachent au réseau thématique, via les formes sémantiques, par leurs traits /incisif/ et

/instrumental/. Il en va de même pour déchirement (p. 58), morfil (p. 76) ou faucillées (p. 89), par

exemple, qui induisent une lecture thématique du passage où il sont identifiés. Ainsi s’ouvre-t-on sans

aucun doute un accès, via la cohésion des formes sémantiques, à la cohérence de textes d’abord

difficile.

(ii) On notera que les traits /occlusif/, /dense/, /obstructif/ (notamment lexicalisé dans opacité

du réel), auxquels répondent respectivement les traits /ouvert/ et /disjoint/, pourraient être

sommairement réduits à /fermé/ d’un côté, /ouvert/ de l’autre — tous deux compris alors en un sens

très générique (i.e. au niveau du motif de ces paraphrases linguistiques) — mais nous avons souhaité

ne pas gommer la variété de l’altération. Il y a en effet, dans l’univers sémantique de Dupin, des

ouvertures radicales qui sont des séparations (la phrase écartelée, le texte dilacéré du soleil, et ainsi

de suite), d’où le trait /dense/ (qui comprend l’idée de compacité) et surtout le trait /disjoint/.

(iii) Par ailleurs, le thème spécifique de l’Altération implique des structures sémantiques

complexes. Cela explique la difficulté réelle de trouver un mot qui explique ou résume à lui seul le

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

251

thème visé. Aussi lorsque Richard propose le terme « brisure », il met linguistiquement

(intentionnellement ?) l’accent sur un certain aspect du thème de l‘Altération, à savoir sur un état

résultatif et un procès intense : on situe de la sorte la lecture thématique du côté de la séparation.

Notre choix du terme Altération, qui désigne comme on sait à la fois un procès et un état, procure à la

description un terme sensible à la variété in situ des réalisations linguistiques du thème. En ce sens, on

notera que la valeur de procès du thème connaît des degrés : on peut la dire actuelle dans les

occurrences A, potentielle dans les occurrences B et virtuelle dans les occurrences de type C.

b) Des occurrences de forme au thème, et retour

Situons pour finir l’approche qui a été la nôtre jusqu’ici en 2.2. et 2.4. Le paragraphe initial

d’un article de Bollack prévient ainsi le lecteur :

La lecture thématique pose des problèmes. Si les thèmes se rapportent à une topique très générale comme

le rêve ou la nuit, à l’exploration des régions infernales ou du temps, et à la temporalité, l’intérêt des

rapprochements est faible. L’alignement d’extraits trop fragmentaires, supposés s’éclairer mutuellement,

permet au mieux de cerner certaines constantes ou les prépondérances, et de délimiter les contours d’un

« univers poétique », condamné à rester vague et indifférencié. Que commente-t-on ? On ne saisit pas

grand-chose quand on élimine le contexte. On passe à côté des infléchissements qu’imprime le

mouvement global d’une structure ouverte et fermée, et de ceux que règle, dans ce cadre, une visée

particulière85.

Notre description du thème de l’Altération chez Dupin ne nous semble pas tomber sous le coup de

cette mise en garde. Elle présente en effet une structure complexe à notre avis difficilement

identifiable ailleurs. Dans le même ordre d’idée, notre caractérisation revendique ici son titre en ce

qu’elle conçoit l’écriture comme un thème implicite consubstantiel à des thèmes explicites. Au

demeurant, notre approche associe d’emblée la cécité, par exemple, au foyer énonciatif ou encore le

mutisme au foyer interprétatif plutôt que d’en faire des thèmes isolés c’est-à-dire de les désolidariser

de leur lieu d’appartenance, et de soustraire ainsi une part de la spécificité des textes lus. De fait, les

formes thématiques ou dialogiques offrent à la caractérisation sémantique des textes des principes

d’organisation primordiaux. Cependant, comme la construction d’une forme sémantique suppose la

mise en œuvre d’une décontextualisation raisonnée, fondée sur un ensemble de passages situés dans

l’œuvre, il y a le risque d’en rester à ce niveau d’abstraction alors qu’il convient de faire retour aux

énoncés de départ sans lesquels la forme n’a aucune réalité linguistique. En effectuant ce retour

nécessaire, on aborde les variations en contexte des formes sémantiques, thématiques ou dialogiques.

Nous expliciterons le principe de ces variations dans la troisième partie de ce chapitre. Pour

l’instant, mettons rapidement en perspective le thème de l’Altération ainsi décrit. Notre question est la

85 Cf. Bollack 1993b, p. 72.

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

252

suivante : compte tenu de la valeur emblématique de ce thème chez Dupin ne peut-on le relier en

quelque manière à une tradition poétique ?

4) Dupin et Virgile : une poésie ant i-bucolique ?

a) Rapprochements

A. L’œuvre de Dupin connaît un intertexte contemporain ainsi qu’un intertexte classique. Le

recueil Échancré le souligne à sa manière en nommant explicitement Virgile et Ronsard (p. 16) d’une

part, Artaud (p. 54), Ponge (p. 28) et Leiris (p. 62), de l’autre. Ailleurs, ne me touche pas (Le grésil, p.

111) prosaïse le noli me tangere biblique ; sur le soleil cou coupé (Écart, p. 88) pour ainsi dire dé-

fragmente le dernier vers du poème Zone d’Apollinaire, soleil cou coupé. Cela doit nous rappeler de

ne pas séculariser aveuglément les textes contemporains, c’est-à-dire d’interroger leur situation dans le

temps stratifié de la tradition proche et lointaine. Une caractérisation sémantique des textes peut

contribuer à inspirer des hypothèses de lecture en ce sens.

B. Dans le poème Rouge éteint… les deux isotopies génériques Montagne et Parties

d’habitation peuvent induire ensemble un effet de réalisme empirique aux accents bucoliques. Cette

impression tend à se muer en une direction de lecture à part entière dès lors qu’on convoque d’une part

la suite du recueil86, d’autre part d’autres textes de l’œuvre87. Surtout, le sujet des poèmes mêle

l’activité poétique à l’évocation d’un paysage montagnard. Ces menus éléments d’interprétation

invitent à relire les Bucoliques de Virgile.

C. Des rapprochements intertextuels, qui ne sont pas des rattachements généalogiques entre

auteurs, se profilent alors. Ainsi les loups de la voix (p. 32), repris plus loin dans Tu te déplaces entre

les couleurs / amour étranglé /// autrefois avec les loups / avec les voix / sur la mer (p. 63), peuvent

être rapprochés des vers 53-54 des Bucoliques, dans l’églogue IX : maintenant j’ai oublié tous ces

poèmes, et la voix même, déjà, manque à Mœris, les loups ont les premiers aperçu Mœris88. Ailleurs,

la lecture en parallèle de Virgile et de Dupin est tentée de valider un rapprochement particulier des

syntagmes une encoche dans le buis (Dehors, p. 331) ou encore le vif de l’écorce / ouverte (Écart, p.

89) et, aux conditions que nous avons vues, avec miroir de l’écorce89. Néraudau remarque en effet que

« Les bergers des Bucoliques jouent de la flûte et composent mentalement les vers qu’ensuite ils

chantent ou, comme ici, écrivent », sa note commentant les vers 13-15 de l’églogue V :

86 Cf. supra, 2.2.1.a, les citations faites pour l’indexation de ‘je’ sur l’isotopie de la montagne.87 On y relève entre autres, dans le premier et le dernier recueil : « Dors, berger. N’importe où. Je te trouverai.Mon sommeil est l’égal du tien. Sur le versant clair paissent nos troupeaux. Sur le versant abrupt paissent nostroupeaux » (Gravir, p. 67) ; « Un matin de candeur sauvage où les mots tombent de très haut, se dispersent — etje cherche à les rassembler en aboyant, courant çà et là, mordant leurs jarrets comme un chien de troupeau »(Écart, p. 46). La chèvre est au demeurant une figure dupinienne récurrente.88 Virgile, Bucoliques, 2002, deuxième tirage, Paris, Les belles lettres. J.-P. Néraudau note à ce sujet : « D’aprèsPline l’Ancien (Histoire naturelle, VIII, 22, 34), « en Italie, on croit que la vue des loups est funeste et quel’homme perd la voix s’ils l’aperçoivent les premiers » (p. 103).89 Le rapprochement suppose un rapport fond/forme stabilisé qui n’est pas fondé sur l’emploi usuel de « miroir »,d’où des objections prévisibles (cf. supra, 2.1.3).

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

253

Non, je vais plutôt essayer les vers que j’ai naguère inscrits dans la verte écorce d’un hêtre, en y

intercalant des airs de musique ; après cela, invite Amyntas à se mesurer à moi !90

et indirectement les vers 50-54 de l’églogue X :

Je m’en irai, et les vers que j’ai composés à la manière du poète de Chalcis, je les modulerai sur le pipeau

du pâtre sicilien. C’est décidé : dans les forêts, parmi les repaires des bêtes sauvages, j’aime mieux

souffrir et graver mes Amours sur des arbres tendres : ils grandiront ; vous grandirez, mes Amours91.

Sémantiquement, outre la présence du thème de l’écriture dans les parties concernées de Le grésil,

Dehors et Écart, le rapprochement de ces passages se fonde sur la possibilité de constituer un tertium

comparationis entre d’une part l’énoncé les vers que j’ai naguère inscrits dans la verte écorce d’un

hêtre, représentable ainsi (où a : ‘je’, b : ‘inscrire’, c : ‘vers’, d : ‘verte écorce d’un hêtre’)

et j’ […] graver mes Amours sur des arbres tendres (où i : ‘je’, j : ‘graver’, k : ‘mes Amours’, l :

‘arbres tendres’)

d’autre part entre, une encoche dans le buis (où s : ‘encoche’, t : ‘buis’)

90 Op. cit., p. 51.91 Op. cit., pp. 111-112.

ACCb

LOC

ERGa c

d

Gr.1

ACCj

LOC

ERGi k

l

Gr.2

LOCs tGr.3

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

254

et le vif de l’écorce / ouverte (où v : /ouvert/, w : ‘écorce’)

Aux graphes étendus 1 et 2 qui manifestent des processus s’opposent les graphes restreints 3 et 4 qui

se présentent comme des graphes d’état subséquents aux premiers, dans l’absolu. Malgré ces

différences de morphologie, l’interprétation tend à produire les homologations suivantes :

Variables homologuées

Groupe A Groupe B

Énoncé 1 b (‘inscrire’) d (‘verte écorce d’un arbre’)

Énoncé 2 j (‘graver’) l (‘arbres tendres’)

Énoncé 3 s (‘encoche’) t (‘buis’)

Énoncé 4 v (‘ouverte’) w (‘écorce’)

Analyse

/apertif //indiciel//duratif//cursif/

/restreint//oblong/

/végétal//externe//solide//fermé/

N.b. Le trait /apertif/ (‘qui ouvre’, ‘qui est ouvert’) est un néologisme qui exploite la racine latine (cf. apéritif,etc.).

Il ressort de l’analyse deux groupements de traits, plus ou moins latents/saillants selon les énoncés,

dont l’articulation sémantique binaire (Groupement A Groupement B) jouit d’une objectivité

convaincante. Si l’on convient de mettre entre parenthèses le trait /végétal/, cette articulation peut être

lexicalisée par le mot « inscription », entendu comme procès et comme résultat. On notera d’une part

que les traits /apertif/ et /fermé/ de notre description soulignent l’étymologie latine inscribere c’est-à-

dire « écrire dans » où la préposition a une nette valeur spatiale (vs notionnelle), d’autre part que cet

élément lexical d’inscrire, qu’on trouve par exemple dans l’expression figurée les rides ont inscrit son

âge sur son front, est virtuel en ce qui concerne la majorité des emplois courants du mot (par ex.

inscrire une date, inscrire un enfant à la crèche, inscrire sur l’écran, etc.). Sans négliger la distance

linguistique et culturelle qui sépare Dupin de Virgile, d’autre part en soulignant la figure

emblématique que représente l’auteur des Bucoliques en poésie ainsi que le caractère obsédant du

ATTv wGr.4

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Chapitre IV – Sémiotique et sémantique du style chez J. Dupin

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thème de l’Altération chez Dupin, on peut tenter de problématiser à partir de là les liens présumés

entre Dupin et Virgile.

b) Pistes de lecture

A. Si sémantiquement le rapprochement des passages n’est pas fortuit, il semble exagéré, du

moins ne sommes-nous en possession d’aucune preuve qui permette de l’affirmer, de considérer les

passages cités de Le grésil, Dehors et Écart comme des réécritures directes des passages cités des

Bucoliques. Plus largement, nous maintiendrions à l’arrière-plan l’idée d’une nième reprise

fragmentaire contemporaine supplémentaire de Virgile — en dépit de ce qu’on sait sur le succès des

Bucoliques qui a conduit, à travers les siècles, à l’éclatement de l’œuvre92. Le lien intertextuel entre

Dupin et Virgile nous paraît en somme distendu. À quoi bon, donc, une telle description ? Elle est

pour nous comme la mise à plat du point de jonction théorique, de la perspective du commentaire,

entre la poésie dupinienne et la poésie virgilienne en général. Cela veut dire, en clair, qu’il est possible

de formuler à partir de là des hypothèses sur les rapports de Dupin à certaines valeurs de la tradition

de la poésie occidentale.

B. Pour entrer dans ce problème fort délicat on peut se demander quelle est la place dans

l’univers sémantique de l’un et l’autre poète de l’« inscription », au sens que met en lumière notre

description sémantique où les traits opposés /apertif/ et /fermé/ apparaissent également centraux. Chez

Virgile cette place est réduite : dans les Bucoliques nous n’avons rencontré l’inscription que dans les

deux passages cités. Sa fonction est bien déterminée : exclusivement liée au végétal, l’inscription dans

l’écorce est le moyen de conserver la parole poétique, qui est vraisemblablement la transposition

littéraire d’une pratique de l’époque93. Chez Dupin l’inscription concerne des matières diverses autres

que l’écorce (par ex. inscription affamée / sur la feuille, sur la pierre / dans la langue). Surtout, loin

de toute intention de fixation de la parole poétique94, elle participe essentiellement, semble-t-il, d’une

conception de l’écriture comme opération de rupture, de perte (Tout nous est donné, mais pour être

forcé, pour être entamé, en quelque façon pour être détruit, — et nous détruire , L’Embrasure, p.

165) : dans l’inscription c’est ici la pénétration et la section qui retiennent l’attention du poète —

l’espace écrit, [c’est-à-dire] ouvert, Le grésil, p. 55), et non la conservation.

C. Quel est la portée globale de ces différences et accents sémantiques ? À travers l’étude de

ces détails — qui impliquent en fait toute sa thématique de l’Altération, peut-on dire que Dupin renoue

avec la tradition anti-bucolique dans les textes qui manifestent chez lui une isotopie pastorale, ou

92 Cf. Néraudau 2002, pp. 116-123.93 Citons en guise d’illustration Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia de P. Quignard (1984, Gallimard) : « En384, très affectée par le suicide de Virius Nicomachus Flavianus, Decimus Avitius mourut. Apronenia Avitiaassocie ses bien considérables à ceux qu’elle retire de son veuvage. […]. Enfin elle commence d’inscrire austylet des petites notes étranges sur des tablettes de buis » (p. 19).94 Citons, par manière de contraste, ces vers de Th. Gautier (Émaux et Camées) : Sculpte, lime, ciselle ; / Que tonrêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant !

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montagnarde ? Il y a lieu de le croire95, d’autant plus que le poète revendique nettement un thème anti-

poétique. Une réponse circonstanciée mériterait à elle seule tout un chapitre, au bas mot, que nous

n’entamerons pas ici. On se contentera de noter que l’univers de Dupin converge avec celui des

églogues V et VI qui évoquent non plus les vergers d’Arcadie mais les cailloux, les ravins, les torrents

des cimes. Ce point commun favorise la comparaison : l’homme réconcilié de l’Arcadie s’oppose à

l’homme divisé de l’univers dupinien ; ici le poète tresse des corbeilles avec des brins d’osier ou du

jonc souple (II, 72-73), là il troue la trame (Le grésil, p. 13) — mais on note, Poussière éparse au vent

de la nuit de l’hiver, je n’occuperai pas le berceau qu’ensemble [avec la poésie, très probablement],

ma vie durant, nous aurons tressé de nos mains confondues, avec les osiers du courant (« Moraines »,

p. 156). Il n’est en outre pas rare que Dupin introduise une verdeur d’expression absente des

Bucoliques (ex. je l’engrosse comme une laie (Le grésil, p. 75))96. En marge de cette question, il

resterait à préciser en quelle manière l’Altération ne se comprend finalement pas autrement que

comme l’appropriation individuelle du thème de la création poétique. À notre avis, il peut-être

intéressant de considérer les variations contextuelles (i.e. les occurrences) des trois formes

sémantiques A, B, C dégagées comme des manifestations métaphoriques (un terme qui bien sûr

enclenche d’emblée toute une nouvelle recherche) de l’écriture en train de se faire ou de son résultat,

la première des trois formes (A, en raison du procès /altération/) renvoyant alors très exactement à

l’écriture poétique in actu nascendi.

95 Ajoutons ces autres pièces au dossier anti-bucolique : Les anges n’écrivent pas . les arbres, les fleurs, les bêtesn’écrivent pas… les dieux, même morts, écrivent… […] ils viennent à l’improviste, ils soufflent dans mon pipeaul’aria des morts (Échancré, p. 48) ; Pas de hautes futaies traversées de rayons et de chants d’oiseaux, mais desstères de bois en puissance (L’embrasure, « Moraines », p. 165). Signalons par ailleurs que dans certains textes,l’atmosphère bucolique subsiste de manière équivoque (cf. la figure du poète-apiculteur présente dans Le grésil(c’est tout le sujet d’ « Impromptu ») puis reprise et développée dans Écart (pp. 41-43)).96 À cet égard, la position de Dupin est affine à celle de Georges Bataille. Cf. « À la « haine de la poésie »succède la trahison de la poésie. À son affrontement de face, une dérive oblique, détachant son profil perdu. Unedénégation mesurée au sextant sur la carte du ciel boueux. » (Dupin, Le soleil substitué, p. 225). Comment nepas penser tout à la fois, en lisant ces lignes, à L’Impossible ou la haine de la poésie (1947) et à Le bleu duciel (1957) ?