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Socio-anthropologie de l'image au Maghreb : Nouveaux usages touristiques de la culture religieuse ; Audiovisuel et creation cinematographique

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Maghreb et sciences sociales 2009-2010

Socio-anthropologie de l’image au Maghreb

Nouveaux usages touristiques de la culture religieuse

Sous la direction de Katia BOISSEVAIN

Audiovisuel et création cinématographique

Sous la direction de Pierre-Noël DENIEUIL

Institut de recherche sur le Maghreb contemporain - TunisUSR 3077

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Institut de recherche sur le Maghreb contemporain

Institut de recherche sur le Maghrebcontemporain (IRMC)

Créé en 1992, l’IRMC est l’un des 27 Institutsfrançais de recherche à l’étranger (IFRE) duministère français des Affaires étrangères eteuropéennes (MAEE) auquel, depuis l’an 2000,sont associés le ministère de l’Éducation nationale,le ministère de la Recherche et le Centre national dela recherche scientifique, dont il constitueactuellement l’USR 3077. Ces instituts sontregroupés en Pôles régionaux dotés chacun d’unConseil scientifique. L’IRMC est regroupé avec leCentre Jacques-Berque de Rabat dans le PôleMaghreb.

Conseil scientifique du Pôle Maghreb en 2009Benjamin Stora (INALCO, Paris XIII. Présidentdu conseil scientifique du Pôle), RahmaBourqia (Université Hassan II-Mohammedia,Maroc), Jean-Philippe Bras (IISMM-EHESS,Paris), Abdelmajid Charfi (Université deLa Manouba-Tunisie), Jean-Pierre Frey (IUP-Université de Paris XII), Éric Gobe (CNRS,IREMAM, Aix-en-Provence), Danielle Jacquart(EPHE, Paris), Bernard Heyberger (Universitéde Tours/CNRS), Anne-Marie Moulin (CNRS,INSERM-Paris), Henri Regnault (Université dePau), Pierre Signoles (Université de Tours),Mohamed Tozy (IREMAM, Aix-en-Provence).

L’IRMC est un centre de recherche en scienceshumaines et sociales : son équipe de recherche estcomposée de chercheurs du CNRS affectés à l’institutpour une durée déterminée et de chercheurs souscontrat du ministère des Affaires étrangères. Leschercheurs ont à charge la conduite à l’échellerégionale de recherches collectives dont les résultatsaboutissent à des ouvrages édités par les soins del’institut. L’institut accueille des boursiers du MAEen tant qu’allocataires de recherche pour une duréedéterminée et des doctorants pour de courtes durées.Il dispose d’une bibliothèque présentant la doublespécificité d’être une bibliothèque générale desciences humaines et sociales et un centre dedocumentation spécialisé sur le Maghreb. Constituéde 27 500 ouvrages et de 97 titres de périodiques enabonnement, le fonds de la bibliothèque aujourd’huientièrement informatisé est consultable en ligne.

Maghreb et sciences sociales

© Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2009-201020, rue Mohamed Ali Tahar – Mutuelleville – 1002 – Tunis (Tunisie)

ISBN : 978-2-296-11633-7Impression et diffusion : L’Harmattan, 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique

F-75005 Paris (France)Tél : 01 40 46 79 20 – Fax : 01 43 25 82 03 – Email : [email protected]

Maghreb et sciences sociales

Alfa. Maghreb et Sciences sociales est unepublication annuelle de l’Institut de recherche sur leMaghreb contemporain créée en 2004 sous le titreAlfa. Maghreb et sciences sociales.

Comité scientifique de Maghreb etsciences sociales

Abdesselam Cheddadi (Institut universitaire dela recherche scientifique, Rabat), JacquesCommaille (CNRS, Groupe d’analyse despolitiques publiques, Paris), Jocelyne Dakhlia(EHESS, Paris), Hichem Djaït (Université deTunis), Chérif Ferjani (Université de Lyon II,Groupe de recherche et d’étude sur laMéditerranée orientale, Lyon), MercedesGarcia-Arenal (Consejo Superior deInvestigationes Cientificas, Madrid), FrançoisGeorgeon (CNRS, Études turques et ottomanes,EHESS, Paris), Éric Gobe (CNRS, Institut d’étudeet de recherche sur le monde arabe etmusulman, Aix-en-Provence), AbdelhamidHénia (Université de Tunis, Dirasset-EtudesMaghrébines), Raymond Jamous (CNRS,Laboratoire d’ethnologie et de sociologiecomparative, Nanterre), Slim Laghmani(Université du Sept-Novembre à Carthage),Giovanni Levi (Université Ca’Foscari deVenise), Mohamed Madoui (Lise-CNAM-CNRS, Paris), Abdelwedoud Ould Cheikh(Université de Metz), Michel Péraldi (CNRS,Centre Jacques-Berque, Rabat), Hassan Rachik(Université de Casablanca), Pierre Signoles(Université de Tours, CITERES-EMAM, Tours),Houari Touati (EHESS, Paris), Malika Zeghal(CNRS, Centre d’études inter-disciplinaires desfaits religieux, Paris et Université de Chicago).

Directeur de l’institut et de la publicationPierre-Noël Denieuil.

Comité de rédactionRédactrice-en-chef : Anne-Marie Planel.Responsables des thèmes 2009-2010 : KatiaBoissevain et Pierre-Noël Denieuil.Secrétariat et PAO : Besma Ouraïed.

Institut de recherche sur le Maghreb contemporainTél. (216) 71 796 722 – Fax. (216) 71 796 [email protected] - http://www.irmcmaghreb.org

USR 3077

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Auteurs

Thème 1BELALIMAT Nadia, doctorante en anthropologie, Université de Bayreuth / EHESS ; chargée de

valorisation scientifique au CIRED (Centre International de recherche sur l’environnement etle développement) - CNRS, Nogent-sur-Marne.

BOISSEVAIN Katia, docteur en ethnologie, Université de Paris X-Nanterre ; membre de l’IDEMEC(Institut d’études méditerranéenne, européenne et comparative) - CNRS (UMR 6591), Aix-en-Provence.

BONTE Pierre, docteur d’État en anthropologie, directeur de recherche émérite au Laboratoired’anthropologie sociale (CNRS-EHESS), Paris.

BOULAY Sébastien, docteur en anthropologie, maître de conférences à l’Université Paris-Descartes,membre du CEPED (Centre population et développement) - INED, IRD.

CAPUTO Barbara, docteur en en anthropologie ; chargée de recherche auprès de la Fondation ISMUde Milan.

CAUVIN-VERNER Corinne, docteur en anthropologie ; chercheur associé au Centre d’histoire socialede l’Islam méditerranéen (EHESS), Paris.

CONORD Sylvaine, docteur en sociologie ; maître de conférences à l’Université Paris X-Nanterre,membre du Laboratoire d’Anthropologie urbaine (CNRS-UPR 34), Ivry.

McGUINNESS Justin, docteur en anthropologie urbaine, Faculté d’architecture de l’UniversitéNewcastle-upon-Tyne ; enseignant à l’Université américaine de Paris.

Thème 2BEN ABDALLAH Chirine, étudiante en Master de sociologie ; Université de Tunis, Faculté des

Sciences Humaines et Sociales ; chercheure associée à l’IRMC.BENDANA Kmar, chercheure en histoire contemporaine à l’Institut supérieur d’histoire de

Mouvement national (ISHMN), Université de La Manouba ; chercheure associée à l’IRMC.BONO Irene, docteur en science politique, Université de Turin.CAILLÉ Patricia, enseignante-chercheuse, Université de Strasbourg.CHERIAA Tahar, cinéaste, Tunis.CHIKHAOUI Tahar, maître-assistant à la Faculté des arts, des lettres et des sciences humaines de

La Manouba.CORRIOU Morgan, doctorante en histoire contemporaine, ATER à l’Université Toulouse –

Le Mirail ; chercheure associée à l’IRMC.MERDACIAbdelmajid, maître de conférence en sociologie, UniversitéMentouri/CRASC, Constantine.OSSMAN Susan, professeur en anthropologie, Université de Californie, Riverside.OUARHANI Aïda, doctorante en sociologie, Université de Paris 3.PÉQUIGNOT Bruno, Directeur du département de Médiation culturelle, Université de Paris 3 -

Sorbonne/CNRS-CERLIS (Centre de recherche sur le lien social).ZALILA Ikbal, docteur en Arts, Université de Paris I ; enseignant à l’Institut supérieur des arts

multimédia (ISAMM), Université de Manouba - Tunis.

Recherche en coursACHOUR-KALLEL Myriam, assistante contractuelle en anthropologie ; Faculté des sciences

humaines et sociales de Tunis ; chercheure associée à l’IRMC.

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Sommaire

Pierre-Noël DENIEUILL’image et la mise en scène du patrimoine au Maghreb. Anthropologie de la mémoire. Éditorial. 9

I. Nouveaux usages touristiques de la culture religieuseThème sous la direction de Katia BOISSEVAIN

Katia BOISSEVAINAttraction touristique et religion au Maghreb. Quand la dimension religieuse devient« bonne à montrer ». Introduction. 17

Nouveaux circuits touristiques

Justin McGUINNESS« De mon âme à ton âme » : le Festival de Fès des musiques sacrées du mondeet ses discours (2003-2007) 27

Nadia BELALIMAT« Marcher sur les traces de Charles de Foucauld ». Les nouvelles formes du tourismereligieux dans le Hoggar algérien 53

Sébastien BOULAYDe la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert.Révélation de la culture religieuse en Adrar mauritanien dans le contexte touristique 75

Pierre BONTE« La Sorbonne du désert ». La production de l’authenticité culturelledans le cadre du tourisme saharien 89

La culture religieuse, une tension entre l’intime et le patrimoine

Sylvaine CONORDLe pèlerinage Lag ba Omer à Djerba (Tunisie). Une forme de migration touristique 105

Corinne CAUVIN-VERNERRandonner au désert : un rituel sans l’islam 117

Katia BOISSEVAINLe rituel stambâli en Tunisie. De la pratique dévotionnelle au spectacle commercial 127

Barbara CAPUTOLe patrimoine kairouanais entre tradition, mémoire et tourisme 143

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II. Audiovisuel et création cinématographiqueThème sous la direction de Pierre-Noël DENIEUIL

Mémoires

Tahar CHERIAADes ciné-clubs aux Journées cinématographiques de Carthage. Entretien avec Morgan Corriou 163

Tahar CHIKHAOUDe la cinéphilie à l’action culturelle. Entretien avec Morgan Corriou 175

ÉtudesBruno PÉQUIGNOTLa sociologie face à l’image 187

Abdelmajid MERDACIL’audiovisuel algérien. Du combat pour la libération nationale à la « boîte noire »de l’autoritarisme (1954-1992) 201

Susan OSSMANImages de Casablanca. Les visages du pouvoir dans une ville moderne 211

Irene BONODu Ciné-club à la « communication sociale » : le cas de la province d’El-Hajeb (Moyen-Atlasmarocain) 221

Ikbal ZALILALes Actualités tunisiennes (1956-1970). Nouveau régime de visibilité du pouvoir bourguibien 237

Aïda OUARHANIPour une nouvelle culture cinématographique nationale. À propos de la coopération audiovisuelleentre la Tunisie et la France 253

Patricia CAILLÉLe Maroc, l’Algérie et la Tunisie des réalisatricesou la construction du Maghreb dans un contexte postcolonial 261

Chirine BEN ABDALLAHL’image de « la femme » dans deux films tunisiens contemporains.Une comparaison entre Khochkhache de Selma Baccar et Ya soltane el-medina ! de Moncef Dhouib 279

Document

CENTRE DE LA FEMMEARABE POUR LA FORMATION ET LARECHERCHE (CAWTAR) - Tunis,Femmes, information et communication. Compte-rendu d’un rapport d’études sur les recherchesarabes entre 1995 et 2005 293

III. Recherche en coursMyriam ACHOUR-KALLELPour une étude des terrains linguistiques. Projet de recherche pour une ethnographie de la parole 305

Résumésfrançais 323anglais 327arabes 331

Sommaire

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L a mémoire est l’aptitude à se souvenir,à se représenter et à maintenir présent

ce qui relève du passé. Le patrimoine estl’ensemble des lieux, monuments, biens,richesses et valeurs, matériels et immatériels,transmis et hérités d’une société. La mémoire dupatrimoine a une existence phénoménologique.Elle ne prend sens que dans sa mise en scène etau travers de sa réception par un destinataire :touriste en quête d’évasion ou de retour auxsources sur les lieux appropriés, spectateur enquête d’introspection et de regard réflexif sur lasociété. Cette mise en scène se caractérise parl’émission d’images physiques ou symboliques,réelles ou simulées, reproductrices ou mani-pulatrices. Mémoire et représentation dupatrimoine, image et communication sociale,telle est la thématique transversale aux deuxdossiers présentés dans cette livraison deMaghreb et sciences sociales 2009-2010 :« Socio-anthropologie de l’image auMaghreb ».

Le premier dossier, Nouveaux usagestouristiques de la culture religieuse, pose laquestion de la construction sociale de la mémoiredu patrimoine et de sa représentation par une miseen images dont l’observation ethnographiques’efforce de décrypter la symbolique, laritualisation, les usages par les individus et lesgroupes de touristes. L’image y est définie commela représentation mentale de la perception ou del’impression que suscite ce patrimoine.

Le second dossier, Audiovisuel et créationcinématographique, questionne la productioncinématographique et sa diffusion de masse tantsous l’angle de son ancrage institutionnel etpolitique, que par référence à sa capacité àrendre compte du réel. L’image y est objectivéecomme points et lignes optiques assurant lareproduction exacte ou analogique (par lasymbolique sociale) de la réalité.

Qu’elles soient mentales ou physiques, cesimages sont organisées sur le mode de la miseen spectacle, touristique ou cinématographique,dans le but d’émouvoir, et de parler à une autredimension de notre rationalité, voire demanipuler (préjugé négatif) ou de conscientiser(préjugé positif) l’identité des populations quiles reçoivent. Il s’agit bien, en ce sens, deréhabiliter l’image trop souvent, comme lemontre Bruno Péquignot, négligée par lessciences sociales parce qu’elle serait unobstacle à la connaissance scientifique, oureléguée comme écran dans l’imaginaire de lacréature face au pouvoir divin.

La mise en images du patrimoineet de la société

La représentation des lieux et de la société

L’identité nationale affiche une image demarque dans la tradition religieuse de ses villes.En témoigne la célébration de Kairouan,capitale islamique symbolisant une continuitéhistorique de la nation tunisienne. La créationau Maroc du Festival de Fès des musiquessacrées du monde en constitue un autreexemple, qui met en image la spiritualité d’unislam mystique à travers les récits des lieux dupassé. Fès, ville médiévale avec son labyrinthede ruelles, cité romantique des rois plongeantdans ses racines antiques en référence à un âged’or, s’impose, selon Justin McGuinness,comme la « belle endormie » qui, hors du tempsou « éternisée », ouvre ses portes au sacré et àla tradition spirituelle. Le fil narratif de lapromotion urbaine vient s’ancrer dans celui dela mystique globalisante et dans l’image de laspiritualité. De même Chinguetti en Mauritanie,la « ville des manuscrits », a créé un label

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Éditorial, 9-14.

Éditorial

L’image et la mise en scène du patrimoine au MaghrebAnthropologie de la mémoire

Pierre-Noël DENIEUIL

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d’ancienne cité caravanière, entre la culture« emblématisée et signifiée par le minaret de samosquée historique », et la bibliothèque comme« trésor inestimable » d’un savoir écrit, révélé ettransmis par les « maîtres ». Ces trois exemples(Kairouan, Fès, Chinguetti) renvoient auxdifférents pouvoirs du lieu, qu’il s’agisse decelui des villes héritages de l’humanité que letouriste découvre, ou de lieux sur lesquels ilrevient après y avoir vécu. Tel est le cas dutourisme de mémoire lorsque Sylvaine Conordévoque le retour collectif de femmes juives surle lieu de leur enfance, au quartier et à la cultured’origine, dans le cadre du pèlerinage commetentative de retrouver un passé.

Ces images concernent tout autant letouriste sur le terrain que le spectateur quivoyage au travers de films et/ou dedocumentaires mettant en scène le patrimoinenational, dont le patrimoine architectural etcitadin mis en valeur par le cinéma tunisien. Entant que regard sur la société et lieu de mise enscène des cultures, des pratiques et des valeurs,l’image devient un mode de communication etde reconnaissance de l’autre. Tahar Cheriaamontre, à ce titre, que le cinéma a véhiculé laculture égyptienne auMaghreb, notamment lorsde l’introduction des films de Youssef Chahinedans les ciné-clubs. Le film s’impose icicomme première rencontre avec une société etses cadres structurants, telle la lecture que nousdonne Cheriaa des westerns comme ladémonstration de la colonisation des Indienspar la société américaine. L’image se faittémoin et miroir de la société.

La représentation des femmes

L’image, c’est aussi le stéréotype créé parune opinion et, ainsi que l’énonce RolandBarthes 1, une mythologie construite par unpouvoir. De fait, l’enquête du Cawtar évoqueles représentations de la femme véhiculées parles médias et les chaînes satellitaires du mondearabe, au service d’une prise de décision trèsmasculine. Ce rapport précise que 80 % desimages présentées de la femme, dans lesfeuilletons télévisuels, sont conventionnelles etnégatives : « un être faible aux horizonslimités » ; « un corps jeune excitant et délaisséà la vieillesse » ; « un esprit matérialiste etopportuniste » ; « une épouse, sœur ou fille, peuadonnée à la chose publique ». On peut dire que

ces images véhiculées par la télévision et lestéléfilms restent construites indépendammentdes femmes – réduites à l’état d’agent passif –et qu’elles ne constituent pas un moyend’expression pour elles-mêmes en tantqu’actrices ou émettrices d’une opinion. Cesimages là renvoient un stéréotype d’où le sujetest exclu, tout comme le tourisme construitparfois des images dénaturées des acteursoccupant les lieux visités.

Toutefois, et c’est la différence avec la miseen scène touristique ou le feuilleton télévisuel,l’œuvre cinématographique s’impose comme« miroir artistique d’un parcours de vie et de laconstruction d’une identité sociale ». Dans cetteperspective, Chirine Ben Abdallah évoque ceque le cinéma nous apprend sur la place et surle statut des femmes dans la société tunisienne,notamment sur la transmission puis sur ladénonciation des tabous de la sexualité et de lacondition dominée des femmes. Le cinématunisien, au travers des stéréotypes de la femmerévoltée et souffrante, de la mère aimante,protectrice, dominatrice ou castratrice, de lafemme désaliénée soit marginale ou prostituée,soit libre et désirante, nous présente « la doublequête d’identité et de liberté, non pas de lafemme exclusivement, mais d’une société touteentière à un moment de son histoire ». Demême, Patricia Caillé montre que le pouvoir ducinéma féminin (lorsque les réalisatrices sontdes femmes) demeure celui de la « contestationd’un ordre culturel bien plus qu’artistique ».Ces femmes n’ont jamais revendiqué decontester les techniques cinématographiques etévolueraient plutôt dans une volonté d’éclairerdes aspects de l’intime, au travers d’uneinterrogation sur leur société.

Les usages de l’image et ses publics

L’image, un langage

De nombreuses photographies jalonnent lesarticles figurant dans cette livraison deMaghreb et sciences sociales. À ce titre, ladocumentation iconographique n’a passeulement un rôle d’illustration. Elle fonctionne

L’image et la mise en scène du patrimoine au Maghreb. Anthropologie de la mémoire

1. R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris,Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, 1980.

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comme ce que Gérard Genette 2 nomme un« péritexte », c’est-à-dire ce qui est autour dutexte : noms d’auteur, titres, dédicaces. Savocation est « d’agir sur le lecteur », afind’influencer « ses représentations et sonsystème de croyances ». Ce « péritexte » icono-graphique transforme le texte et le fait passer dustatut de corpus à celui d’objet théorique ettransversal. Il lui confère une certaine« poétique », par laquelle l’objet à lire devientun « objet à voir ». De ce point de vue,l’insertion de photos entraîne le lecteur au-delàdu texte, la photographie lui impose une visionet met en perspective sa lecture. Barthes (1980)disait à ce propos : « la photographie estviolente, non parce qu’elle montre desviolences, mais parce qu’à chaque fois, elleemplit de force la vue, et qu’en elle rien ne peutse refuser ni se transformer ». Il différenciait,dans la photo, le studium qui est le champd’intérêt culturel et pédagogique, du punctum« qui consiste en cette zébrure inattendue quivient traverser le champ ». Le punctum sort laphoto de son champ culturel et entraîne lelecteur, il retient entre le « ça a été » et le « c’estaussi cela ».

L’image, créatrice de sens, s’impose commeun langage et comme un pouvoir social. SelonBruno Péquignot, la vision marque uneorganisation intellectuelle du cerveau à quil’image apporte de nouveaux élémentsd’interprétation entre les structures de l’œuvreet celles du monde social ; parfois, elles’impose même hors de son interprétation, danstoute sa profondeur idéologique et soninconscient sociétal. L’image est un art de lamise en scène, de ce qui fait sensation et de cequi fait preuve, c’est pour cela que, objet etsymbole, elle est proposée au touriste. Ainsi quele précise Péquignot citant le cinéaste Jean-LucGodard, l’image « est une association d’idéeslointaines et justes » qui redonne du sens à laréalité. Et la mise en tourisme, tout comme lecinéma, n’est autre qu’un montage d’imagesmises en scène et en récit pour donner du sens àla réalité des origines et de la construction dupatrimoine.

La démarche touristique

La construction de l’image fait appel auxvaleurs intérieures de l’individu, telle lareligiosité qui anime le pèlerinage. Les textes

présentés sur les Nouveaux usages touristiquesde la culture religieuse en appellent toutefois ettout autant, aux valeurs d’extériorisation, tellel’image du Hoggar comme terre d’aventure,avec son parcours balisé en jeep, méharée, àpied ou en chameau. Ainsi fonctionne la mise enscène d’un imaginaire de la marche désertiquesur les traces du père Charles de Foucault.Tourisme religieux et tourisme d’aventure, auconfluent de la rencontre du christianisme et del’islam, font ici bon ménage (trek dans le désert,randonnées sur les franges sahariennes et lesdunes de sables en Mauritanie), au service d’unprojet touristique de dépaysement et vu commeinitiation ou réalisation de fantasmes. Lesrandonnées comme rituels ne motivent passeulement sur le plaisir sportif, elles senourrissent d’un imaginaire romantique duSahara comme terre où l’on souffre, de lachaleur et de la marche, dans une quête mystiquede l’intériorité. Ainsi, ce type de tourismes’alimente par l’aspect dual et par l’ambiguïtédes images : un « être ensemble » où sesuperposent le religieux et le profane, le festif etle sacré. Nous sommes là, comme dans le cas del’image télévisuelle, dans une démarche passivede consommation d’un patrimoine culturel, maisaussi de création où le destinataire de l’imagedevient lui-même acteur : « le touriste est aussidans une démarche de création, dans le sens oùil reste le seul maître de l’objet de sa quête et del’art qu’il veut assouvir ».

Dans les cas précités, nous sommes enprésence d’une mise en symbole de bienspatrimoniaux, déréalisés et identifiés à desimages que leur universalité nous porte àconsidérer comme étant « notre » histoire.Toutefois, ces biens, tant matériels qu’imma-tériels, demeurent manipulés dans l’espacetemps de leurmise en spectacle. Si certains sontmarqués de présence/absence telle la mosquéeinterdite de visite à Chinguetti, d’autres sontsoumis au risque d’être « folklorisés » et doncd’être à la fois transmis et perdus, lorsqu’ilssont offerts au spectateur, telles les pratiquesrituelles des musiciens noirs Stambeli de Tunisdécrites par Katia Boisevain. L’on peut alorsévoquer l’ambiguïté du tourisme, à la fois

Pierre-Noël DENIEUIL

2. G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, (coll. Poétique), 1987.

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facteur de développement et agent dedépendance ou de fragilité pour son environ-nement. À ce titre, des questions restentposées : les touristes demeurent-ils deséphémères et des gens de passage dans laculture locale (C. Cauvin-Verner) ? Le tourismegénère-t-il une rencontre vraiment « ratée »entre les visiteurs et les hôtes (B. Caputo, dansle cas de Kairouan) ?

La construction économique, politiqueet institutionnelle de l’image

Les acteurs de l’image

Cette livraison met l’accent sur la mémoireindividuelle d’acteurs qui ont participé àl’histoire de l’image en Tunisie. Il peut s’agirdes réalisateurs qui mettent en scène des faitsautobiographiques. Mais, il est aussi questionde ces hommes ressources dont les parcoursretracent un engagement politique et uneidentité collective : Tahar Cheriaa a créé, dansle creuset et l’imprégnation du nationalisme, lesciné-clubs tunisiens et leur fédération, elle-même à l’origine de l’institutionnalisation desJournées cinématographiques de Carthage(JCC). À la génération suivante, TaharChikhaoui a introduit, en 1989, l’enseignementdu cinéma et a créé le premier ciné-clubuniversitaire. Construit entre deux cultures, ilévoque l’engagement des cinéphiles en faveurde leur production nationale, tout en vivant aurythme des référents internationaux.

Mis à part les réalisateurs et les critiquescinématographiques, plusieurs articlesmention-nent ces autres pédagogues de l’image, que sontles guides touristiques, vus selon les cas commeinitiateurs, médiateurs, voire « instructeursdéficients » et qui ne défendraient pas leurculture contrairement à ce que font lesinformateurs auprès de leurs ethnologues.Certains guides renvoient une image formatéede la société, prennent leur distance face à laculture locale ou cherchent à éviter des débatshouleux sur la question religieuse. D’autres, aucontraire, soutiennent des positionspersonnelles, portent les paroles des culturesnationales, affichent avec pédagogie desopinions et des choix identitaires, voire sesituent dans une volonté parfois hostile vis-à-vis des touristes.

Les enjeux politiques et institutionnels

Les ciné-clubs, au départ d’obédiencecommuniste, par la suite forts des idéologiestiers-mondistes puis panarabistes, ontcaractérisé, avant l’indépendance de la Tunisie,tout l’enjeu politique du cinéma. Cheriaa etChikhaoui affirment l’utilisation du cinématunisien « comme instrument d’éveil cultureldes individus et de la pensée », et comme outilde formation. Souvent considérés comme deslieux de meetings, le cinéma introduit alors àune culture de la « salle », par la diffusion del’image comme moyen de conscientiser lespopulations, en tant que lieu de rassemblement,moment partagé d’éducation et desensibilisation. À ce titre, Irène Bono traited’une expérience de communication sociale parle ciné-club en milieu rural marocain. Des filmsdocumentaires y ont été présentés dans le Haut-Atlas afin de promouvoir le développement etde transmettre les messages liés aux codes demanagement, de l’encadrement et de laparticipation des populations sous la tutelle desanimateurs militants des ciné-clubs. Autresacteurs de l’image, les réalisateurs tunisienssont préoccupés par la question del’interculturalité qui structure leur appartenanceà une nation et qui, dans un moindre effet,structure le rapport au tourisme. À la foisdésireux d’échapper au statut de cinéasteauthentique et enraciné, et soucieux derevendiquer une forme d’universalité de« cinéastes tout court », ils semblent « plutôts’inscrire dans un aller et retour hybride entreles deux cultures ». « Ils assument un brouillaged’identité nationale au profit d’une pluralitéd’affiliations ». Il s’agit bien d’un écartconstruit entre l’affiliation des cinéastes à unchamp historico-culturel et à une mémoirefranco-tunisienne et celles de leur public« national », jeunes tunisiens d’aujourd’hui plusenracinés dans une identité mixte decohabitation des cultures étrangères etdemandeurs de représentations imaginairesextérieures à la confrontation coloniale. Cet étatde fait apparaît d’ailleurs dans l’évolution desusages de la langue et des appartenanceslinguistiques en Tunisie, décrits par MyriamAchour comme véhicules de rapports de forceplus ou moins explicites dans les usagesculturels, comme outils de négociations entredes groupes de sens : la langue française restant

L’image et la mise en scène du patrimoine au Maghreb. Anthropologie de la mémoire

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une langue d’élite, la langue tunisienne est unelangue vécue mais amoindrie par rapport àl’arabe classique comme langue écrite.

L’image, au service du développementéconomique

Une action touristique est actuellementconçue comme une opération de dévelop-pement local. L’organisation de pèlerinages telsque celui de Charles de Foucault au désert,s’inscrit dans une économie touristiqued’infrastructures hôtelières et de sous-traitanceliée aux parcours des guides et des chameliersdu parc national du Hoggar au profit desTouaregs, objets et sujets du marchétouristique. L’article de Nadia Belalimatmontre le passage progressif dans le temps,d’une activité artisanale à des actions pluscommerciales, marquées par le développementd’agences de tourisme religieux et l’accrois-sement des tours opérateurs à Tamanrasset, entant que sous-traitants d’agences spécialisées.Pierre Bonte et Sébastien Boulay mentionnent,à cet égard, la réappropriation des sociétésnomades en Mauritanie, par la constitution destructures d’accueil et d’un autorail du désert,issus d’une société d’économie mixte, dans lecadre d’un choix volontariste et politique dudéveloppement du tourisme en Mauritanie. Cesdeux auteurs mettent aussi en évidence lamarchandisation du patrimoine culturel etreligieux, cette transformation en marchandisesde produits ressortissant de valeurs sociétales,ou marchandisation de l’immatériel par laproduction de signes (telles la vente du soleil etdes paysages exotiques), qui trace l’identité desgroupes culturels qui s’en disputent le marché.

Enfin, notons les inéluctables instrumenta-lisations institutionnelles, entre le politique etl’économique, de l’industrie de l’image. AïdaOuarhani en donne un exemple avecl’introduction des opérateurs privés françaisdans le paysage de la coopération audiovisuelleavec la Tunisie, courant ainsi le risque d’unesorte de déterritorialisation, voire d’unaffaiblissement identitaire de cet art. On peutaussi citer l’infléchissement de la vie politiquedes Journées cinématographiques de Carthagepar leur développement commercial qui, àl’image du Festival de Fès des musiquessacrées du monde, s’inscrit dans un mouvementgénéral de promotion du produit tourisme.

En conclusion : la force de l’image

L’image, touristique ou cinématographique,demeure l’objet de sélection et de manipulationpar un pouvoir politique. C’est ainsi que SusanOssman décrit les images et les affiches commeles nouveaux médias gouvernementaux dans leCasablanca des années 1990. Elle montre quece pouvoir se manifeste à travers lestransformations esthétiques et s’impose enexprimant « certaines normes visuellesprofondément enracinées ». Les images sont icice qui construit la société, ce qui fait lien dansl’art, la mode et les vêtements.

Dans ce sens, Abdelmajid Merdaci décritl’émergence des instances de l’audiovisuelalgérien après l’indépendance, marquée par laprise de conscience des enjeux de l’image et dela représentation dans les conduites de la guerrede libération nationale. La force politique del’image peut s’y « lire » comme moyen decommunication de masse pour retrouver le sensde l’histoire (les films en noir et blanc sur la« reconstruction héroïque »). Globalement,l’audiovisuel algérien, de la télévision comme« boîte noire » du politique à la déshérence ducinéma expatrié en France, suit les fluctuationsinstitutionnelles algériennes depuis laconstruction de l’indépendance et du socialismeà la parenthèse démocratique et à la normalisa-tion, sur fond de violence politique.

De même, la « tunisification » du secteur del’information après l’indépendance de laTunisie a marqué un contrôle sur les images desactualités diffusées dans les soixante et onzesalles de cinéma du pays. Jusqu’aux débuts dela télévision en 1972, ces actualités ont été unsupport privilégié par le gouvernementrépublicain, et on voit bien comment, dans lesannées 1970, la télévision a pris le relais ducinéma. Les actualités ne sont plus alors unesuccession des événements de la semaine, maisun montage justificatif au service de lalégitimité historique du président Bourguiba, etune mise en récit de la légitimité démocratiquedu régime. En ce sens, Ikbal Zalila traite de lamise en cinéma du corps du leader dans lesactualités tunisiennes. Il analyse les différentesgrammaires par lesquelles la caméra, tout eninformant (donc sans prétention artistique) et demanière à renforcer sa crédibilité, transforme etrend abstrait le corps politique en tant que

Pierre-Noël DENIEUIL

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spontanément « vrai » : le corps exposé oucélébré, magnifié ou désincarné, portraitisé,voire dédoublé et superposé dans des époques(« Bourguiba à cheval » ou « Bourguibamalade »), contextualisé ou non sur fond defoule. Georges Balandier et Marc Abélès 3 ont,à cet égard, bien montré que tout pouvoirproduit du spectacle et comment le politique semet en représentation. À ce titre, l’imageparticipe du spectacle de la société et c’est en

cela que sa mise en scène rejoint le rituel de lamise en tourisme dans une sorte de « pacte decroyance » réalisé entre l’émetteur et lerécepteur.

3. G. Balandier, Le pouvoir sur scène, Paris, Fayard, 1980 (éd.augmentée en 1992 et en 2006) ; M. Abélès, Le Spectacle dupouvoir, Paris, L’Herne, (« Carnets de L’Herne », 2007.

L’image et la mise en scène du patrimoine au Maghreb. Anthropologie de la mémoire

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Nouveaux usages touristiquesde la culture religieuseThème 1. sous la direction de

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Introduction

Attraction touristique et religion au MaghrebQuand la dimension religieuse devient « bonne à montrer »

Katia BOISSEVAIN

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 1, 17-23.

D epuis l’ouvrage de J. Urry (1990)intitulé The Tourist Gaze 1, que l’on

peut traduire par « le regard touristique » (avecune nuance supplémentaire de « contemplation »),bon nombre d’anthropologues ont travaillé surles questions des représentations dans le cadretouristique. Ces travaux se sont principalementconcentrés sur trois thématiques. La premièreest celle de l’imaginaire touristique de ladestination (étant entendu que la destination« fantasmée » se construit en amont du voyage,par la littérature, la lecture de guides, les films,etc.). La deuxième thématique est celle ducontraste entre les attentes des touristes et laréalité de leur expérience touristique ; tandisque la troisième traite de la question fortcomplexe de la manière dont les réalités localessont modifiées pour correspondre à ces mêmesattentes.

Dans un même temps, bien moinsnombreuses ont été les études portant sur lesindividus des pays hôtes, sur les diversesmanières dont ils réagissent aux représentationsglobalisées et stéréotypées construites par letourisme sur leur culture et leur lieu de vie. Il enest de même pour les études concernant leschangements sociaux ainsi provoqués.

Une idée incontestable qui revient demanière récurrente dans la littérature sur letourisme, particulièrement sur le tourismeNord-Sud, porte sur le déséquilibre des forcesen présence, c’est-à-dire entre touristes venusdes pays riches, et habitants des pays endéveloppement, donc nécessairement pluspauvres. Le dossier récemment publié dansCivilisations 2 vient nous rappeler l’ethno-centrisme de beaucoup de nos recherches sur letourisme, en incluant de manière très heureusela question du retour touristique des migrantsdans leur pays d’origine, ou du tourisme

asiatique, en Asie ou sur d’autres continents,qui ne sont pas simplement la diffusion dumodèle d’un tourisme occidental, mais sefondent sur des bases historiques et desconfigurations culturelles différentes. Aussinous paraît-il fécond de ne pas se cantonner auconstat d’un déséquilibre entre Nord et Sud, etde s’interroger sur les modes de négociations,sur les adaptations mises en œuvre par lespopulations habitant les lieux visités (car cesont bien les lieux qui forment la base de lapromesse de dépaysement et non lespersonnes). Ainsi, nous pourrions suivreBowman (1996, 83) à ce sujet, (cité parG. Chatelard, 2002 3) lorsqu’il nous dit : « Enprésentant « l’hôte » comme une victime enverslaquelle le visiteur fait quelque chose, nouscontinuons à présenter les non occidentauxcomme des objets sur lesquels agissent lesprojets occidentaux ». Pour sortir de cetteimpasse théorique et philosophique, il nousfaudrait compléter les théories du pouvoir quis’intéressent essentiellement aux questionsd’hégémonie et de résistance, en nous penchantégalement, et peut-être principalement, sur lesstratégies d’adaptation, comme ayant uneaction, à la fois, aux niveaux local et global.Loin de faire des peuples « touristifiés » lesvictimes d’un phénomène qui les dépasse, cetteapproche met l’accent sur la capacité desacteurs indigènes à s’emparer du tourisme pourle mettre au service de leurs propres objectifs.C’est d’ailleurs ce qu’analysent les travaux

1. Londres, Sage Publication, 1990.2. A. Doquet et O. Evrard (dir.), 2008, « Tourisme, mobilités etaltérités contemporaines », Civilisations, vol. 57, n° 1-2.3. « Carnet de route de Jordanie. De la recherche de terrain àl’expérience de la médiation Partie 1 », Cultures & Conflits, n° 47,automne 2002, [En ligne], mis en ligne le 29 avril 2003. URL :http://conflits.revues.org/ index842.html.

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parus ces dernières années sur le tourisme et letravail de l’identité 4, et il apparaît clairementque les articles réunis ici se situent dans cetteveine théorique.

Ainsi, nous pourrons éviter de buter sur leconcept de « résistance » qui, comme le souligneBrown (1996) dans un article à portée théoriqueintitulé “On resisting resistance” 5, est unethématique rabattue et qui bloque l’inter-prétation plus qu’elle ne l’ouvre, présentantcelui qui résiste comme étant uniquement enréaction par rapport à une action externe.

Quels cadres pour l’anthropologiedu tourisme ?

Malgré l’ancienneté des premiers travaux enanthropologie sur le tourisme 6, ce champ seconfronte encore à l’étiquette de « nouvelobjet ». Après quarante ans de recherches, demanière plus nette encore depuis vingt ans(principalement en géographie, mais aussi enhistoire et en anthropologie), les travaux sur letourisme continuent de se multiplier bien qu’ilssoient longtemps demeurés un thème presqueillégitime. Cet objet éminemment contemporaina été, dans un premier temps, massivementinvesti par les sciences économiques puis par lagéographie humaine, plus que par l’anthro-pologie, alors même que holisme et méthodecomparative, constitutifs de notre discipline,sont des outils appropriés pour l’analyse de cephénomène social. Une des raisons invoquéespar Picard et Michaud (2001) 7 est que letourisme a été envisagé comme facteur dedéveloppement, ce qui a privilégié l’angleéconomique au dépend des autres, qui opèrecomme un écran. La tendance se rééquilibredepuis une dizaine d’année avec de plus en plusde thèses, d’ouvrages et de numéro de revuesconsacrés aux modifications liées au tourismeet à la pratique touristique elle-même 8.

Selon Picard et Michaud (id., 5) : « Laplupart des anthropologues tiennent le tourismepour une occupation frivole et regardent lestouristes comme des intrus ». Mais, il est certainqu’en tant que fait social majeur, le phénomèneest nécessairement un sujet d’étude légitimepour l’anthropologie. Nous ne pouvonscontinuer à nous comporter comme si, en tantque chercheurs, nous n’avions jamais croisé de

touristes sur nos terrains, comme si nousabordions des rivages encore vierges etinexplorés par d’autres que nous et éventuel-lement quelque explorateur du XIXe siècle.Comme de nombreux auteurs l’ont préalable-ment souligné, c’est en grande partie ce déni etle risque constant pour l’ethnologue d’êtreconfondu avec le touriste (certes, sous sa formeplus valorisante de voyageur indépendant), quia retardé la problématisation sociologique de cephénomène.

Nouveaux usages de la culture religieuse

Il nous est apparu qu’un des aspects encorepeu explorés des effets du tourisme sur lessociétés, notamment sur les sociétés duMaghreb, était celui des interactions qu’ilentretient avec la religion. Le programme derecherche développé au sein de l’IRMC a pris leparti d’interroger cette dimension de deuxmanières : d’une part, en prenant la mesure desdéveloppements du tourisme religieux 9, avecles divers circuits proposés – sous la forme depèlerinage encadré ou sous celle de voyage àthématique religieuse ; d’autre part, enacceptant que les rituels religieux exercent unattrait exotique indéniable sur les touristes. Cesétudes permettent de mettre au jour commentles deux sphères peuvent parfois développerune complémentarité fructueuse ou, aucontraire, la manière dont leur juxtaposition faitapparaître certains conflits, latents ou déclarés.

4. Comme par exemple la thèse de S. Le Menestrel, 1999, La voiedes Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane, Paris, Belin.5. Michael F. Brown 1996, “On resisting resistance”, AmericanAnthropology, vol. 98, n° 4, 729-735.6. Théo Nunez « Tourism, tradition and acculturation. Weekendismoin a Mexican Village » (1963).7. Michel Picard et Jean Michaud, Anthropologie et Sociétés.Tourisme et Sociétés locales en Asie Orientale, Tourisme et sociétéslocales, vol. 25, n° 2, 2001.8. Anne Doquet et Sara Le Menestrel (dir.), 2006, « Tourismeculturel, réseaux et recompositions sociales », Autrepart, n° 40 ;André Rauch (dir.), 2002, « Touriste, autochtone : qui estl’étranger ? », Ethnologie française, n° 91 ; Bertrand Reau (dir.),2007, « Nouvelles (?) frontières du tourisme », Actes de larecherche en sciences sociales, n° 170.9. A.-C. Simon (2007, « Les voyages religieux. Un marché deniche », in « Sites religieux et tourisme », Cahiers Espaces, n° 96)propose une liste de quelques agences spécialisées, telles queLa Procure, Terre entière, Routes bibliques, Bipel ou Ictus voyages,que nous retrouvons dans l’article de N. Belalimat, (53-74).

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Depuis vingt ans, on observe une netteaugmentation de l’offre de circuits touristiquesà thématique religieuse, en provenanced’Europe, ou des États-Unis, ayant desdestinations variées, vers des sites religieuxplus ou moins importants. Qu’il s’agisse deSaint-Jacques de Compostelle ou d’une visiteen Terre Sainte, les modalités de mise entourisme sont propres à ce type de voyages quicombinent la prise en charge de la demandespirituelle, culturelle à celle plus générale deloisir et de détente 10. Comme en témoigne lemagazine Tourisme islamique et le site Internetqui lui est rattaché, ce phénomène n’est pascantonné aux religions chrétiennes et juives.Édité en cinq langues (arabe, anglais, français,espagnol et allemand) depuis septembre2001 11, ce magazine vise à promouvoir « tousles genres de tourismes respectant les noblesvaleurs éthiques, humaines, familiales et lesmœurs, dont nous trouvons la meilleurmanifestation dans notre religion musulmaneintègre » 12.

En parallèle à ces voyages religieux àproprement parler, et à la littérature touristiquequi les encadre, nous nous sommes égalementpenchés sur ce que la visite touristique, leregard touristique, opèrent comme action sur lerituel religieux lorsque celui-ci est aménagépour répondre aux attentes, ou qu’à l’inverse,lorsqu’il demeure jalousement protégé duregard étranger 13. Mark Tate avait déjàdémontré que le tourisme a contribué à lavivification des cérémonies de la SemaineSainte en Espagne 14. Miguel Segui-Llinas,géographe espagnol qui avait égalementparticipé à notre groupe de recherche,distingue, quant à lui, ces grands rituelsreligieux montrés à tous (touristes inclus),d’autres, qui se déroulent sur un mode plusintime, villageois, et tournent le dos au tourismeen excluant de façon ostentatoire et parfoisbrutale, de la même manière, les touristes et leshabitants étrangers dans les îles Baléares 15.

Dans ce dossier, des anthropologues et dessociologues, travaillant sur des sociétés duMaghreb, proposent d’étudier l’activitétouristique sous cet angle particulier. Lesterrains investigués se fondent tous, d’unemanière ou d’une autre, sur des lieux, des rituelsou une histoire religieuse visant à créer ou àenrichir un produit touristique. Il s’agit

d’interroger les diverses évolutions observéesdans les pays maghrébins, quant au rapport à lamise en scène ou non de la religion quiprocèdent des échanges et contacts créés par lasituation touristique, de plus en plus présente etprégnante dans le fonctionnement des sociétésdu sud de la Méditerranée. Hormis laproblématique de la patrimonialisation desrituels religieux, de leur folklorisation et de leurdevenir, sur laquelle la recherche anthro-pologique travaille depuis longtemps et soustoutes les latitudes 16, les autres facettes de cettethématique sont encore peu explorées. Lescontributions réunies ici permettent de mieuxcerner les tensions, les enjeux patrimoniaux ettouristiques (et accessoirement économiques)entre ce qui est à « nous » (la société hôte) et ceque l’on présente de « nous ». Ainsi réunies, lesétudes font apparaître le paradoxe fort, etsemble-t-il incontournable, selon lequel letravail d’une société sur son patrimoine en exigeune « déprise », une forme de dépossession, deconfiscation, en tout cas de mise à distance. Orla religion, dans sa double dimension decroyance et de pratique, recèle cela departiculier qu’elle relève non seulement del’universel, de l’englobant, mais aussi del’intime le plus absolu, des relations sociales etfamiliales privées, autant que du microcosmeindividuel, du cœur et de l’esprit. Pour illustrercette tension, pensons aux représentations dedhikr (rituel soufi) au cours desquelles larelation à Dieu est offerte aux regards 17 ou àl’ambivalence des guides touristiques de

10. C’est ce que développe Sylvaine Conord dans son article sur lasynagogue de Djerba. Cf. infra, « Tourisme et pèlerinage Lag haOmer : changements et continuité de la Tunisie à Israël », (105-116).11. La coïncidence avec la destruction des Tours jumelles de New-York est fortuite.12. http://www.islamictourism.com/news.13. Cf. infra Corinne Cauvin-Verner, « Randonner au désert : unrituel sans l’islam », (117-125).14. “Tourism and the Holy Week” in Léon Spain, E. Badone etS. Roseman (eds), 2004, Intersecting Journeys. The Anthropology ofPilgrimage and Tourism, Urbana, University of Illinois Press, 2004.15. M. Segui-Llinas, 2007, « La religion, signe identitaire face autourisme, l’exemple des Baléares », in « Sites religieux ettourisme », Cahiers Espaces, n° 96.16. En ce qui concerne l’Europe, on pourra se référer à J. Boissevain,1992, Revitalizing Europeans Rituals, Londres, Routledge.17. Cf. infra Justin McGuinness, « “De mon âme à ton âme” : leFestival de Fès des musiques sacrées du monde et ses discours(2003-2007) », (27-52).

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Kairouan qui font pénétrer les non musulmansdans l’enceinte des mosquées (ailleurs auMaghreb et contrairement aux édifices religieuxau Moyen-Orient, les mosquées ne peuvent êtrevisités par des non musulmans) 18. Hormis troisdes contributeurs, les participants à cetterecherche collective n’avaient pas, au préalable,travaillé sur le tourisme. Pour la majeure partied’entre nous donc, ce travail a été l’occasion des’arrêter et de creuser des questions liées autourisme, qui étaient nées lors de terrainsprécédents, mais qui n’avaient pas jusque là étéapprofondies, ou d’engager une rechercheoriginale. Nous nous plaisons à penser que,comme Picard et Michaud l’écrivaient au sujetdes auteurs qui ont participé à Anthropologie etSociétés. Tourisme et sociétés locales en AsieOrientale, (2001) : « Sans regard préalable ducôté du tourisme, [leur] analyse garde unefraîcheur qui les prémunit contre la tentation dedéductions prématurées ».

Le concept de « situation touristique » estici appréhendé comme un outil permettantl’étude d’une médiation. Nous traitonsprincipalement des touristes étrangers quirendent visite aux pays du Maghreb et rentrenten Europe une fois leur visite accomplie. Nousportons également notre attention aux situationsd’entre deux, tels les juifs tunisiens de Franceen visite à la synagogue de Djerba 19, leschrétiens français ou italiens en randonnée auSahara algérien qui, à cette occasion, perd sadimension nationale pour être happé dans unegéographie mystique 20. Une des pistesimportantes ouverte par cette recherche seraitde voir comment ce site religieux chrétien et lespratiques qui s’y déroulent sont intrinsèque-ment liés à l’histoire coloniale et nationale, cequi pose des enjeux de mémoire importants, àune échelle locale et nationale.

Dans ce cas précis, les touristes neparcourent plus l’Algérie mais « le désert », etles articles réunis ici développent bien l’attraitque ce dernier continue d’opérer surl’imaginaire touristique européen, dans lamesure où il est imprégné de l’héritage fort dela spiritualité chrétienne. De plus, les auteursnous disent comment ce désert fonctionnecomme un cadre à de nouvelles relationsfantasmées : relations que l’on retrouve dans leséquipées décrites par S. Boulay et C. Cauvin-Verner 21, lorsqu’ils relatent le travail

touristique sur le semblant d’initiation etl’intensité des pleurs à l’issue de « l’expériencedu désert ».

Grâce à des variations de point de vue, nousavons aussi pris le parti de faire glisser notreregard des touristes vers les populations qui lesaccueillent et aménagent leur culture religieusedans le but de répondre à leurs attentes et d’entirer quelque bénéfices 22.

Le titre du dossier « Nouveaux usagestouristiques de la culture religieuse » demandeune définition, même approximative, de laculture religieuse au Maghreb, en prenant encompte les limites de ses expressions ou de sesdifférents types de manifestations (matérielleset immatérielles). Ce concept est entendu icicomme l’ensemble des pratiques liées à lasphère religieuse, sans que les acteurs ne s’yréfèrent toujours dans un but spirituel. Parexemple, une visite en famille sur un lieu quiabrite un site religieux relève de la culturereligieuse d’une ville dans le sens où ellemobilise un ensemble de savoirs, de souvenirs,de références religieuses ancrées dans la culturelocale. De la même manière, l’artisanat lié à laconfection de drapeaux désignant les saints etles confréries soufies pourrait être intégré à laculture religieuse, alors que l’action est en elle-même prosaïque, une succession de tâchestechniques, tournées néanmoins vers unefinalité religieuse. Il est vrai que la situationtouristique nous permet de reposer la questionde l’imbrication du sacré et du profane, dupèlerin par rapport au touriste, du rituel parrapport au spectacle, et ce faisant, elle faitapparaître d’autres nuances.

18. Cf. infra Barbara Caputo, « Le patrimoine kairouanais entretradition, mémoire et tourisme », (143-159).19. Cf. infra S. Conord, art. cit.20. Cf. infra Nadia Belalimat, « Marcher sur les traces de Charlesde Foucault. Les nouvelles formes du tourisme religieux dans leHoggar algérien », (53-74).21. Cf. infra Sébastien Boulay, « De la visite de Chinguetti àl’expérience du trek dans le désert. Révélation de la culturereligieuse en Adrar mauritanien dans le contexte touristique »,75-88) ; cf. aussi C. Cauvin-Verner, art.cit.22. Cf. infra K. Boissevain « Le rituel stambâli en Tunisie. De lapratique dévotionnelle au spectacle commercial », (127-142) ;Pierre Bonte « La Sorbonne du désert. Les bibliothèques deChinguetti et le tourisme culturel en Adrar (Mauritanie), (89-102) ;cf. aussi les articles précédemment cités de C Cauvin-Verner,S. Boulay, J. McGuinness et B. Caputo.

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La « mise en tourisme » de la culturereligieuse évoque ce processus social detransformation d’un objet (ici la culturereligieuse et ses expressions) en objet bon àprésenter aux touristes, parce celui-ci est bon àpenser par ces consommateurs en situationparticulière. La « mise en tourisme » est donc àcomprendre comme une expression commodepour évoquer ce que l’on peut également appelerles « transferts », les « traductions » qui sous-entendent une modification de sens, avec desajouts ou suppressions. On a là finalement unphénomène de médiatisation de la culture (icireligieuse) dans le sens où il faut uneintervention pour que l’objet soit également reçupar Autrui. Cela pose la question des acteurs decette médiatisation (les guides, par exemple, quijouent un rôle central), du choix des élémentsemblématiques à médiatiser (sites, rituels,musiques sacrées, manuscrits, etc.), enfin dessupports et des techniques de médiatisationemployés par les médiateurs (discours, objets,lieux, temporalités, scènes, musées, etc.).

« Mettre en tourisme » est en quelque sorteopérer une sélection et une qualificationd’éléments de sa culture pour présenter celle-cià un Autre, et pas n’importe quel Autre : unepersonne issue d’un autre espace-temps, ensituation de dépaysement, de loisir et derecherche de plaisir, bref, un touriste. La « miseen tourisme » d’une culture religieuse et de seséléments emblématiques (architectures, objets,musiques, etc.), de ses « monuments » qu’ilssoient tangibles ou intangibles, procéderaitensuite d’une intégration/inscription dans lesproduits touristiques, qu’il s’agisse de circuitsou d’images vendues aux touristes. Sur cesquestions de singularisation et de requalifica-tion, de changements de statut d’objets au senslarge, nous pouvons nous reporter aux travauxd’Appadurai 23, ou à l’article de Spooner 24 quiretrace le parcours concret et fantasmé du « tapisoriental », en y intégrant sa dimension historique,ainsi que toute la charge affective et marchandede la notion d’« authenticité ». Nous voyons ànouveau à quel point la question du tourisme estenchevêtrée à celle de la globalisation, ducontact entre les cultures, de la circulation desbiens et des idées et, plus encore, comment letourisme, en tant que pratique socialemultiscalaire, fabrique une imagerie à partird’un stock d’images construit sur le temps long.

Si les rapports entre religion et loisirs sontproblématiques, nos diverses observations ontle mérite de les clarifier dans la mesure où lesarticles soulignent le pouvoir attractif de laculture religieuse sur l’imaginaire qui fonde lapratique touristique. Cette culture religieusepeut être mise en action comme emblème, sielle est réduite à un logo, ou utilisée comme unsigne d’exotisme (le minaret de Chinguetti ou laprière dans le désert 25). Elle peut égalementêtre présentée comme un élément culturel(architecture, bibliothèques de Chinguetti) oucomme élément esthétique (musique religieuse,prière). Aussi le patrimoine, comme constructionen rapport direct avec la notion de « tourisme »,se charge-t-il d’une force supplémentairelorsqu’il traite « le religieux ». Il nous a sembléque, dans cette réalité complexe des configura-tions entre le tourisme et le religieux, les visitésjouent toujours sur les limites entre les élémentsqu’ils acceptent de dévoiler et ceux qu’ilspréfèrent cacher (les frères de l’Assekremprotègent les retraitants des touristes ; lesStambeli ne présentent pas tous leurs chants ;dans le cas des édifices religieux, mosquées,madrasas ou zaouias, les lieux d’ablutions sontsouvent dérobés aux regards). En revanche, lesNwâjî ne cachent pas vraiment leur religion,mais les aspects plus problématiques de celle-ciqui pourraient être interprétés comme desreliquats de religion populaire, voire desuperstition. Dans ce cas précis, il s’agit plusprécisément d’une honte intériorisée par rapportau réformisme musulman qui imprègneaujourd’hui la société marocaine en général.

Qu’est-ce que patrimonialiser sa culturereligieuse a de particulier ? La réponse est àchercher du côté de ce que la sphère religieuseévoque. Immanquablement, l’idée sous-jacenteest que la « religion d’une société » recèle unepart de son intimité. Rien d’étonnant donc dansce jeu de montrer/cacher auquel se livrent, avecplus ou moins de succès, les acteurs en priseavec la mise en tourisme de la culture

23. Arjun Appadurai (dir.), 1986, The Social Life of Things.Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, CambridgeUniversity Press.24. Brian Spooner, 1986, “Weavers and dealers : the authenticity ofan oriental carpet”, in A. Appadurai (dir.), The Social Life ofThings…, 195-235.25. Cf. infra S. Boulay, art. cit.

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religieuse. L’accélération du phénomènetouristique n’est pas seulement une question dechangement d’échelle, elle implique égalementdes changements de fond, par exemple au cœurdes rituels, comme le mettent en lumière tousles travaux récents sur les Gnâwâs au Maroc.

Imagerie religieuse et tourisme, entreproduit d’appel et lieu de résistance

Le tourisme est avant tout une posture, unedisposition, un déplacement dans un but deloisir. La question commune à nos recherchesest de voir comment cette forme très particulièrede contact culturel se traduit lorsqu’ellerencontre la sphère religieuse, que cette dernièresoit « marchandisée », prise dans le réseauéconomique du tourisme et conçue comme unproduit d’exotisme attractif ou, au contraire,qu’elle soit dérobée au regard du visiteur.Quelles sont donc les multiples manièresd’articuler le tourisme au religieux, dans unerégion telle que le Maghreb où histoire dutourisme et histoire coloniale sont entrelacées ?

Loin de constituer un simple lieu decroisement et de rencontres heureuses, l’espacede contact, notamment en Méditerranée, est unchamp de tensions qui met en œuvre desnégociations, des stratégies d’appropriation etdes postures de résistance. Nous avons tousobservé une réalité mouvante, un cadre danslequel les catégories sont poreuses,s’interpénètrent, voire se renversent aisément,entre monument et lieu de culte, entre visiteculturelle et dévotion sur un site religieux, entretouristes et pèlerins à l’occasion d’unecérémonie religieuse, entre spectacle et rituel,culturel et cultuel, artiste et thérapeute. Le faitde porter notre attention sur la « culturereligieuse » comme attrait touristiqueintrinsèque du pays visité nous a permis demontrer que c’est au sein de ces zones decroisements et de tensions que sont construitsdes produits touristiques. Ces derniers sonttantôt offerts à tous, de manière œcuménique etuniverselle (festival des musiques sacrées 26),tantôt ils semblent appartenir de droit à ungroupe aux contours éclatés par l’exil, lamigration, et recréés par la force du désir et dela mémoire (juifs de Djerba 27). D’autres sont lerésultat d’une histoire locale particulière quivise parfois à l’ouverture d’un patrimoine

religieux, comme à Chinguetti en Mauritanie 28

ou à Kairouan en Tunisie 29 tandis qu’ailleurs,chez les Nwâjî décrits par Cauvin-Verner 30, ilsemble que l’histoire religieuse doive demeurerinterne au groupe pour être mieux protégée duregard captivé mais tout aussi capteur et jugedes touristes étrangers. Certains encorepréfèrent jouer sur les deux tableaux comme lesStambeli 31 en proposant des représentationsdestinées à l’extérieur (que cet extérieur soittouriste étranger ou festivalier autochtone) etdes cérémonies « entre soi », et en gérant d’unemanière particulière les fruits de ce travailcontesté car perçu comme « non authentique ».

Il est ici question de manifestations trèsdifférentes de la culture religieuse : de lamosquée de Kairouan ou de la synagogue deDjerba comme des bibliothèques en Mauritanie,d’un pèlerinage chrétien à Tamanrasset, de miseen scène de cérémonies religieuses ou deressourcement spirituel à l’occasion d’unerandonnée dans le désert. Pour autant, ledénominateur commun de ces objets est qu’ilsse situent tous dans un entre-deux qui permet deréfléchir à la question des nouveaux usages dureligieux, souvent sous le sceau d’une traditionrevitalisée. Ces nouveaux usages permettentaussi bien d’interroger les nouvelles valeurs etles sociabilités qui en découlent que d’analyserles questions de représentation de soi et durapport à l’altérité, autant de questions éminem-ment anthropologiques.

La position observée par les chercheursassociés à ce programme de recherche a étéd’analyser le religieux dans ses rapports diffusavec les pratiques de loisir. Nous nous sommesainsi écartés de l’étude de la religion dans lesens des croyances et des pratiques, en noussituant dans le loisir, dans des pratiquesculturelles qui touchent à la mémoire, à la vienon spirituelle des gens. En prenant pour pointsd’entrée le patrimoine religieux, nous avons étéamenés à réévaluer les discours sur soi,construits à partir de l’image qu’une région ouqu’une ville veulent donner d’elles-mêmes et de

26. Cf. infra J . McGuinness, art. cit.27. Cf. infra S. Conord, art. cit.28. Cf. infra P. Bonte, art. cit., et S. Boulay, art. cit.29. Cf. infra B. Caputo, art. cit.30. Cf. infra C. Cauvin-Verner, art. cit.31. Cf. infra K. Boissevain, art. cit.

Attraction touristique et religion au Maghreb. Quand la dimension religieuse devient « bonne à montrer »

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la part d’intimité fantasmée qu’elles veulentpréserver. La tension entre l’idée que l’on sefait de l’intérieur et celle de l’extérieur, del’intime et du collectif, de l’individuel et dusocial est éternellement présente et cette tensionest repérable dans les moments de rencontre.

D’une certaine manière, l’appréhensiontouristique du Maghreb, du fait de l’imagerievéhiculée par le XIXe siècle, s’opère très« naturellement » en lien avec la dimensionreligieuse, perçue comme intrinsèque aux lieuxet à leurs habitants. Dans ce cas, l’Autre, leMaghrébin, voire l’Oriental, de part sadifférence avec le touriste européen, est avanttout perçu comme « musulman ». C. Cauvin-Verner 32 ne remarque-t-elle pas que lestouristes rappellent à l’ordre leurs guides nwâjîss’ils les voient boire de l’alcool ? EtS. Boulay 33 souligne la même indignation de lapart des touristes en Mauritanie qui veillent aurespect de l’heure de la prière de leurschameliers.

La religion a la particularité de relever, à lafois, de l’intimité individuelle et du social ; et,par un jeu de passe-passe elle en arrive àincarner l’intimité d’une société. Poser sonregard sur des éléments de la religion de l’Autre,dont l’exotisation par le rituel ou parl’architecture est aisée, c’est avoir l’impressiond’aller au-delà de la surface des choses. Uneseconde question importante posée par nosrecherches respectives est celle de la gestion dusacré face au tourisme. Quelle attitude estadoptée face à l’impureté potentielle représentéepar des personnes qui ne partagent pas la mêmereligion, ou la même intention religieuse ? On

comprend par exemple qu’une des conséquencesdu succès du Festival de Fès des musiquessacrées, outre ses retombées économiquesdirectes et indirectes, se mesure sur le plan deséquilibres religieux. Au regard de laproblématique générale de ce dossier, c’est sansdoute ce qui nous intéresse le plus directement.L’auteur y décrit avec délicatesse la dynamiquequi s’est enclenchée entre la confrérieBoutchichiya (à laquelle se rattache le fondateurdu festival), et la ville. On suppose que lavisibilité de cette confrérie, et la légitimité que lascène, les projecteurs, le public et les médias –tous réunis – lui confèrent, contribue à fairenaître ou renaître un intérêt auprès de certainshabitants de Fès, confirmant ainsi un peu plusson assise populaire et politique.

Si ces questions sont posées par tous nosterrains, les réponses varient en fonction descontextes. En effet, quoi de commun entre desderviches tourneurs de Konya en représentationau Théâtre municipal de Tunis qui n’acceptentpas d’applaudissements, les Nwâjî du Sudmarocain qui cachent leurs saints locaux, lesStambeli qui semblent se diriger vers unedistinction claire entre les fêtes religieusesouvertes aux étrangers et aux festivaliers et lescérémonies thérapeutiques à « utilité » interne ?

Tous jouent sur les limites entre ce qui secache et ce qui se dévoile, entre ce que l’ongarde pour soi et ce qui peut être mis en partage.

32. Cf. infra C. Cauvin-Verner, art. cit.33. Cf. infra S. Boulay, art. cit.

Katia BOISSEVAIN

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1.Nouveaux circuits touristiques

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E n 1935, Walter Benjamin publiait, sousle titre L’œuvre d’art à l’âge de sa

reproductibilité technique, un essai désormaisbien connu dans lequel il explorait l’impact de latechnologie de production de masse sur l’image.Selon Benjamin (rééd. 2000, 15), pareilletechnologie « détache l’objet reproduit dudomaine de la tradition », de la ritualité quiconstitue le fondement de sa valeur d’usage. Unefois détaché de son contexte d’origine qui définitson rôle, l’œuvre d’art perd de son authenticité.Ainsi, notre perception de ce que l’oeuvrereprésente s’en trouve profondément transformée.Vers la fin du XXe siècle, la production en massed’images et de sons a atteint une nouvelle intensitégrâce à la numérisation. Les production,consommation et diffusion de contenu numériquesont à présent l’objet de nombreuses recherchesvisant à comprendre ce que Régis Debray seraittenté de décrire comme étant la « numérisphère » :aujourd’hui, sous des gouvernements autoritaireset démocratiques, l’idéologie dominante du profittrouve sa raison d’être dans un système decommunication de masse d’une rapidité et d’unediffusion sans précédent.

J’étudierai ici la création et l’évolution ducontenu culturel d’un festival mondial demusiques sacrées qui, depuis 1994, se déroulechaque année à Fès, une ville très souventdécrite comme étant la « capitale culturelle etreligieuse » du Maroc. Pour la ville elle-même,il s’agit de l’événement public le plus important,jouissant d’une large couverture médiatique etattirant des visiteurs venant de très loin. Quelraisonnement a pu sous-tendre la création duFestival de Fès des musiques sacrées du monde(FFMSM) 1, dans un monde qui, depuis lors, estfaçonné, dans une très large mesure, par lestechnologies de la communication de masse ?Des universitaires ayant participé au colloque

qui accompagnait ce festival ont été pour moiune source d’inspiration : revenant de Fès pleind’enthousiasme pour ce type de projets àvocation humaniste, ils ont évoqué devant moila possibilité de construire une communitasdégagée de l’emprise des métaphoresdominantes du marché et de la concurrence 2.

Certains écrits, tels ceux de Talal Asad(2003), Régis Debray (1992), Frédéric Lenoir(2003), Jeremy Carrette et Richard King(2005), m’ont ouvert de nouvelles voies deréflexion sur le sacré, le séculier et le spirituel.Il est à souligner que le Festival est unemanifestation complexe, de plusieurs points devue : idéologique, politique, social, voirelogistique 3. Mon argumentation est étayée parquatre termes essentiels – festival, Fès,musiques sacrées et monde – et chacuncorrespond, plus ou moins, à un thème ou à unintérêt théorique, à savoir : la communication etla situation locale ; le tourisme et le patrimoineurbain ; le spectacle, le sacré et le séculier ; et,enfin, la mondialisation. Ceci, bien sûr, est unedivision artificielle, mais elle demeure utileétant donné les enchevêtrements des discourspolitiques à propos du Festival. De fait, cettedivision permet d’éclairer les liens existantentre l’État marocain, le tourisme (national etinternational) et les pratiques religieuses.

Lorsque j’ai commencé à lire la documenta-tion se rapportant au Festival de Fès, je me suisrendu compte qu’écrire un article qui cherche àsituer la nature de cette manifestation culturelle

1. Je me réfère ici à sa traduction en français.2. Ayant moi-même fréquenté ce Festival, je peux affirmer que lesfondateurs sont sincères dans leur intime conviction, à savoir que laspiritualité est capable de transmettre la paix.3. Je remercie Julie Thomas pour l’aide qu’elle m’a apporté lors del’élaboration de cet article.

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 1, 27-52.

« De mon âme à ton âme »Le Festival de Fès des musiques sacrées du monde

et ses discours (2003 - 2007)

Justin McGUINNESS

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dans un cadre théorique n’est pas une tâcheaisée, même pour quelqu’un qui possède unebonne connaissance de la ville de Fès et desautres villes marocaines 4. Dans cet article, jechercherai donc seulement à analyser, enprenant en compte le contexte sociopolitique,les discours médiatiques sur le FFMSM àtravers un échantillon de textes puisés dans lapresse écrite 5 et sur Internet 6, ainsi que desentretiens. Ce corpus couvre une période allantde 2003 à 2007, le Festival ayant été fondé en1995. Des entretiens conduits avec despersonnes ayant travaillé pour le Festival m’ontaidé à affiner mon analyse.

Qui parle et à qui s’adresse-t-on dans cestextes ? De quelle manière l’écrit peut-ilconvaincre ? Comment le discours y est-ilstructuré, que dit-il et que ne dit-il pas ?L’article de Cook (2001), bien que n’étant pas àproprement parler une étude ethnographique,permet un excellent survol du contenu duFestival pour l’année 2001, car il décrit lesdifférents artistes et il les relie à laproblématique de la mise en scène du« spirituel ». Avec un autre point de vue,Belghazi (2006) s’est attaché à étudier lamanière dont le Festival a su puiser danscertains lieux et récits du passé de la ville.Grâce à sa connaissance de Fès, l’auteur tire laconclusion que le Festival « reproduit lesstructures politiques dominantes au Maroc »(Belghazi, id., 97). Il apparaît en effet que lesreprésentations du Festival de Fès se situent à laconfluence de plusieurs discours concurrents.Je centrerai donc mon analyse sur cette questioncar, pour autant que je sache, il n’existe à cejour aucune autre recherche ayant empruntécette voie.

Les textes étudiés ont été choisis pourreprésenter divers cadres institutionnels etlinguistiques : une ONG culturelle marocainedont le site est trilingue, des médias écrits etnumériques (locaux et internationaux) enfrançais et en anglais. Étant donné que mestravaux de recherche s’intéressent pluslargement à la patrimonialisation des villeshistoriques du Maghreb, cet article puiseégalement dans des textes se rapportant à Fès etaux médinas marocaines. Un autre critère desélection a été le caractère récurrent desdescriptions de Fès et de son festival, quis’inscrivent elles-mêmes dans une logique de

valorisation urbaine. D’une manière ou d’uneautre, tous les textes retenus peuvent être perçuscomme cherchant à promouvoir la visibilité deFès, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur duMaroc.

La première partie de l’étude porte sur lacréation du FFMSM (origines, nature etdéveloppement dans le contexte politico-religieux marocain des années 1990). Ici, uneapproche ethnographique a été adoptée,complétant la lecture de la presse. Cettecontextualisation est suivie, en deuxième partie,d’une analyse de discours faite à partird’articles sur Fès publiés par la presse « art devivre », le site web officiel du Festival, unmagazine de promotion urbaine, deshebdomadaires marocains d’information et deplusieurs sites web anglophones d’informationsinternationales. Ici, ma démarche s’inspire detravaux de chercheurs anglophones en analysede discours comme Fairclough, Kress et vanDijk. Une telle approche des contenusmédiatiques permet de comprendre unemanifestation aussi ambitieuse, globale ethybride que le Festival de Fès. S’il est vrai quela recherche urbaine récente a démontrél’étroite relation qui existe entre villes etspectacles dans la production de l’espace et desimaginaires urbains, la place du sacré demeure,elle, bien plus difficile à cerner. En dépit du« déterminisme technique » qui sembleraitsous-tendre le travail de Walter Benjamin surl’impact de la diffusion massive des images, lanature du sacré dans un festival créé à l’heurede la « marchandisation » culturelle resteproblématique.

4. En 2000-2001, j’ai résidé au Maroc, en tant qu’interprète deconférence. De 2003 à 2005, j’ai entrepris une recherche sur cetteclasse de « rénovateurs urbains » qui achètent des logements ets’installent dans le quartier historique de Fès el-Bali. Cf. JustinMcGuinness, 2007.5. Labyrinthes avril-mai 2006, numéro spécial portant le titre « Fès,cité des rois ». Cf. aussi A. Corty, « Fès, la belle endormie », dans larubrique carnet de voyage de Connaissance des arts, mai 2006.6. Adam Blenford, 2006, “Sufism in Fez”, http://news.bbc.co.uk/2/spl/hi/picture_gallery/06/africa_sufi) ; William Dalrymple,“The Sacred Music of Fez”, www.travelintelligence.net, 2007.

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Le double contexte de la création duFestival de Fès

Contexte 1 : patrimonialisation urbaineet discours touristiques

Au Maroc, nombre de villes ont leurspropres festivals, parrainés par les autoritésmunicipales ou par l’État et souvent sponsorisésen partie par des sociétés privées. Depuislongtemps, Marrakech est doté d’un grandfestival d’été de musiques et de dansespopulaires, auquel est venu s’ajouterrécemment le Festival du film de Marrakech.D’autres festivals marocains sont liés à l’annéeagricole, par exemple, le Festival des cerises deSefrou ou le Festival méditerranéen d’El-Hoceïma. Au début des années 2000, quelquesgrandes villes se sont également dotées defestivals de jazz (Tan’jazz, à Tanger, Jazz inRiads à Fès). À Casablanca, il existe unimportant festival de musique, probablementconçu – et certainement présenté par la pressemarocaine – comme un contrepoids auxdifférents discours conservateurs. À la fin de ladécennie 2000-2010, des voix s’élevaient dansla presse marocaine pour critiquer ce qu’ilsconsidéraient être l’instrumentalisation desfestivals par des hommes du sérail pour mieuxasseoir des carrières politiques 7.

Par ailleurs, de nombreux moussem-s,annuels, rendant hommage à des hommessaints, marquent la vie locale et régionale dansles zones rurales 8. Les grandes villes ont euaussi leurs pèlerinages, bien avant la modeactuelle de festivals internationaux. Fès, parexemple, accueille chaque automne le grandpèlerinage du mausolée de Moulay Idriss.L’événement est peu médiatisé. Les seulespublicités visant à attirer des touristesconcernent le Festival des musiques sacrées,ainsi que de nouveaux festivals axés sur laculture amazigh, la cuisine, le jazz, etc. Pareilsfestivals trouvent leur place dans un discourslocal ou international qui élabore un scénariopour ériger Fès en icône touristique.

Jusqu’au début du XXe siècle, la plupart desvilles marocaines avaient évolué lentement 9.Elles étaient organisées en quartiers résidentielsoù figuraient des édifices à usage religieux et àproximité desquels étaient installés des ruesmarchandes concentrant également certains

métiers artisanaux. À partir de 1912, les villesimportantes, à l’exception de Tanger, étaientpassées sous le contrôle des autorités duprotectorat français. Appelées « villesimpériales », celles-ci allaient être soumises àune doctrine d’aménagement spécifiqueélaborée sous l’impulsion du premier résidentgénéral, Hubert Lyautey 10. Les « médinas »,ainsi qu’on les appelait en français, devantrester intactes, de nouveaux plans dedéveloppement urbain furent mis en œuvre àquelque distance de la ville musulmanehistorique, mettant à profit les moyenstechniques les plus sophistiqués. Cettepolitique, bien documentée dans la rechercheuniversitaire 11, avait créé de superbes espacesurbains, neufs, pour les Européens et pourquelques éléments des classes aiséesmarocaines (musulmane et juive), tout enpermettant au tissu urbain historique desurvivre de façon plus ou moins inchangée.Bien que le lieu commun de « l’immuable Fès »soit toujours omniprésent dans la littératuretouristique, un rapide coup d’œil sur les cartespostales du XXe siècle nous rappelle que la villea beaucoup changé, qu’elle n’est plus la« momie médiévale » qu’elle est censée être.

À Fès, la superposition des discours techno-rationalistes, hygiénistes et culturalistes del’époque du protectorat aboutirent à laconstruction d’une importante ville nouvelle surune plaine à plusieurs kilomètres à l’ouest del’ancienne ville bicéphale (Fès el-Bali et Fès el-Jedid). Cependant, cet aménagement était loind’être aussi manichéen que la séparationmédina/ville nouvelle pouvait laisser croire.Dans le discours officiel et cérémonial, lesautorités du protectorat désignaient le Maroccomme « l’empire chérifien ». Bien que lacapitale administrative eût été transférée à

7. Sur l’exploitation des festivals à des fins politiques vue par unejournaliste marocaine, cf. Aïda Semlali (2009).8. Certains de ces derniers ont été interdits, durant les années 1990,les autorités s’inquiétant des problèmes de santé publique quipouvaient résulter des attroupements de plusieurs milliers depersonnes, pendant de courtes périodes dans des sites ruraux sansinfrastructures appropriées.9. Il y a des exceptions à cette règle, celles des villes côtièresfortifiées, notamment El-Jadida dont la citadelle a été construite parles Portugais, et la ville d’Essaouira, œuvre de Théodore Cornut, uningénieur français du XVIIIe siècle.10. Sur la carrière de Lyautey au Maroc, cf. Daniel Rivet (1988).11. En français, cf. Charlotte Jelidi (2005). En anglais, les travaux dePaul Rabinow (1989) et de Gwendolyn Wright (1991) se distinguent.

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Rabat, Fès conserva son importance, au moinspendant les premières années du protectoratfrançais, en tant que capitale diplomatique. Sedéveloppa ainsi le quartier Campini et lequartier de la Batha (Fès el-Bali). Entre la Bathaet Fès el-Jedid, une école franco-marocaine, lecollège Moulay Idriss, fut construite pourinstruire, à la française, les enfants de l’élitefassie. Non loin de cette école, s’étendaient lesjardins exotiques du jnane Sbil avec leursplantations de bambou et leur lac artificiel. Aupalais Batha, lieu de la signature du traité de1912, fut établi le Musée des arts marocainstraditionnels. Des experts français recrutés parLyautey avaient lancé une opération de collectedu patrimoine matériel du pays, l’ont répertorié,puis exposé 12.

Les autorités du protectorat eurent vite faitde comprendre la nécessité d’une bonnepublicité. Au début du Protectorat, architecteset historiens de l’art avaient accompagnéécrivains, peintres et photographes venusdécouvrir le pays. Les descriptions des frèresTharaud des villes impériales sont un modèledu genre, en particulier leur Fès ou lesbourgeois de l’Islam (1930). Walter Harris, lecorrespondant du Times publia Morocco ThatWas, traduit en français en 1927 sous le titreLe Maroc disparu. Préfacé par l’une desprincipales figures de la « pacification » dupays, le général Henri Gouraud, l’ouvragefaisait l’éloge des réalisations de Lyautey. SelonHarris, Lyautey aurait été le « garant del’amélioration considérable du bien-être dupeuple dans les régions occupées par lesFrançais ». Pittoresque et différent, stable sousle régime du protectorat, doté de routes etd’hôtels neufs, et relativement proche de laFrance, le Maroc allait ainsi devenir unedestination touristique durant l’entre-deux-guerres. À la mystique du sultanat s’ajoutaitdonc l’attrait exotique. Et Fès allait y contribueren réinventant son passé pour répondre auxbesoins du voyageur « haut de gamme ».

Dans le Maroc contemporain, les paysagesspectaculaires, les sites historiques et lescultures matérielles du pays éveillant tous lessens continuent de fournirmatière au commercedu voyage. En Europe du Nord, surtout enFrance, la publicité touristique, les documen-taires télévisés et les films, les restaurants deluxe et les boutiques proposant des produits

artisanaux n’ont jamais cessé d’entretenir unefascination pour ce pays. En dépit de certainséchos occasionnels sur les abus des droits del’Homme et la montée de l’influence del’islamisme 13, l’attrait du Maroc reste intact. Ilsemblerait même que les contrastes extrêmesentre richesse et pauvreté rendent le paysencore plus séduisant : la mauvaise consciencedes touristes pouvant être apaisée par un bonpourboire, les oboles accordées aux mendiantspermettent à l’appréciation esthétique decontinuer. Pour reprendre un slogan de lacampagne publicitaire des années 1990 del’Office national marocain du tourisme(ONMT), le royaume demeure une « fête pourles sens ». Les images visuelles sontindispensables à la préservation de l’attrait duMaroc – et il en a été ainsi depuis le temps deLyautey. Entreprises de transport 14, syndicatsd’initiative et autres institutions responsablesdu tourisme confectionnèrent une rhétoriquevisuelle pittoresque mettant à profit le travaild’illustrateurs et de peintres locaux etfrançais 15. Les murs des agences de voyages etdes bureaux de tourisme furent tapissésd’affiches représentant un registre visuel decasbahs et palais stylisés, de fortifications et deparades de cavaliers. À partir des années 1920,cette décoration devait être régulièrementremise à jour pour correspondre à la mode et austyle de l’époque. La campagne publicitaire del’ONMT sur le thème « Une fête pour lessens » 16, revue et corrigée au début des années2000 sous le slogan « Le plus beau pays dumonde », procède donc d’une longuegénéalogie respectable.

12. De semblables efforts ont été faits dans la zone espagnole, avecun musée ethnographique à Tétouan.13. Au début des années 2000, pareils reportages sont publiés dansles quotidiens français de qualité, Le Monde et Libération, moinsfréquemment dans les quotidiens anglais. En 2005 et 2006, lesarticles importants ayant trait au Maroc portaient plutôt surl’immigration clandestine, provenant d’Afrique sub-saharienne viale Maroc et à destination des îles Canaries, et sur le trafic decannabis. Le Courrier international occasionnellement publiaitquelques extraits d’articles critiques, empruntés aux magazinesd’information comme Tel Quel et Le Journal Hebdomadaire.14. En particulier la Compagnie de navigation Paquet,la Compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée et laCompagnie générale transatlantique. Cf. A. Slaoui (1997).15. Le travail du peintre Jacques Majorelle, installé à Marrakech, sedistingue. Cf. son affiche de 1923 pour la Fédération des syndicatsd’initiative et de tourisme du Maroc, avec la casbah de la valléed’Ounila, in A. Slaoui, 1997, 68.16. En français, la campagne a été intitulée « L’éblouissement dessens » et, en italien, « Infinito incanto ».

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Affiches et brochures de voyage suggèrentqu’il est possible de saisir l’essence du Maroc.La culture visuelle et musicale du pays, fondéedans une large mesure sur une intense mise enforme des surfaces en matières et en sons, aideplutôt qu’elle ne gêne ce processus d’essentia-lisation. Le visiteur intimidé par la cohue desrues de la médina peut contempler, dans unemédersa construite au XIIIe siècle, les subtilitésdes stucs ciselés et des poutres en bois, lacalligraphie fluide d’une frise en céramique ; ilpeut se laisser bercer par les arabesques fuyantesde la musique andalouse et avoir l’impression desaisir l’esprit du Maroc. Il n’existe ni traditionscomplexes dans l’iconographie religieuse dupays ni mythologies cachées derrière desensembles statuaires, ni héros patriotiques ouexploits nationaux représentés en peinture.Cependant, la représentation des vocabulairesvisuels de la culture matérielle marocaine dansla littérature touristique ne signifie pas que sacompréhension est assurée.

Celle-ci continue à être étudiée etrépertoriée. Au lendemain de l’indépendance dupays, les collectionneurs privés ont largementcontribué à cet effort, notamment Bert Flint àMarrakech et, à Fès, l’ancien Premier ministreKarim Lamrani. Cette patrimonialisation s’estaussi concrétisée par la restauration minutieusede monuments historiques et par leur remploi àdes fins touristiques. À Fès en particulier, cestravaux ont été réactivés au début des années2000 avec la rénovation de grands monuments,y compris la médersa Bouinaniya (achevée en2005), la médersa Cherratine (2007) et lamédersa Attarine (2009) 17. Sans nul doute,l’affluence suscitée par le Festival desmusiquessacrées a convaincu les autorités responsablesdu patrimoine, à Rabat et à Fès, de mettre envaleur cesmonuments. Mais il ne suffit plus queces bâtiments soient les points d’orgue desvisites guidées, ils doivent également fournir dela documentation pour les écrivains invités parles autorités du tourisme. Les articles publiésdans les magazines de luxe seraient donc lameilleure manière d’entretenir l’existence de laville en tant que destination touristique. Dansl’analyse des discours sur la Fès historique, jeprésenterai un échantillon de ces récits ayanttrait à la « ville comme hôte exotique ».Auparavant, il convient d’expliquer les raisonsde la création du Festival de Fès des musiquessacrées du monde.

Contexte 2 : le Festival et la ville de Fès,événement et stratégie de communication

L’anthropologie nous apprend que certainsrituels suspendent les formes établies de la viequotidienne. Désordres, mouvements et bruitsgénèrent cet instant de passage où le sens deschoses peut être renouvelé. Dans l’Islam nord-africain, les cérémonies de transe pratiquéesdans le cadre des « confréries » (tariqa-s)religieuses sont autant d’occasions où l’ordresocial est suspendu, créant et renouvelant alorsdes sentiments très forts d’appartenance augroupe. Autrefois, ces rituels de transeconstituaient les moments forts des rassemble-ments importants de pèlerins – notamment ceuxde la tariqaAïssaoua à Meknès. Dans le Marocdu début des années 1990, la musiques’inspirant de certaines formes de transe a prisune très grande ampleur dans les festivals, àtravers tout le pays. Le meilleur exemple de cesformes musicales profondément enracinées,plutôt privées mais devenues égalementpubliques, est celui des chants Gnaoua,omniprésents au Festival d’Essaouira. Si unbref numéro Gnaoua, dans les restaurantsmarocains pour tourisme « haut de gamme »,demeure un must, le spectacle de chants sousformes adaptées et modernisées peut toutefoissurprendre, étant donné le caractère peuorthodoxe de la lilat ed-derdeba, « la nuit de latranse ». Un certain nombre de confrériesmarocaines ont été présentées au Festival deFès : en 2001, le soufisme local a été représentépar la Hmadcha de Fès et la Daqqa deTaroudant.

Le Festival de Fès a célébré son dixièmeanniversaire en 2004. Le volume de 446 pages,publié à cette occasion en France sous le titreL’Esprit de Fès, a été qualifié d’« hymne, unchant d’espoir, un cantique, plutôt qu’uneanalyse ». Il pose la « question cruciale pour lesgénérations futures : que voulons-nousvraiment ? ». Au début des années 1990, rien nepouvait prédestiner Fès à réussir la promotiond’une manifestation annuelle de musiquessacrées. Or, en 2006, et en dépit de problèmesde direction, tout porte à croire que l’affaire est

17. Une opération de réfection des façades des rues et des places deFès el Bali les plus fréquentées par les touristes a été lancée en2008. La place de Bou Jloud, Talâa Sghira, Talâa Kbira, souk elAttarine et les rues à proximité de la mosquée Qaraouiyine et destanneries Chouara furent principalement concernées.

Justin McGUINNESS

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scellée, que le festival va continuer, dans lamesure où il paraît fermement établi en tantqu’un des événements majeurs de l’agendaculturel marocain.

En 1991, les Marocains, à l’image desautres peuples arabes et musulmans, ont étéchoqués par les images violentes du conflit auKoweït et en Irak que la télévision satellitairedéversait dans leurs foyers. En réaction àl’opération militaire dénommée « Tempête duDésert », Faouzi Skali, universitaire etdescendant d’une famille fassie, monte uneopération plutôt différente : il invite au Marocdix réalisateurs pour qu’ils présentent leursfilms sur différentes traditions spirituelles desquatre coins du monde. L’image visuelle,utilisée comme arme de guerre, est ainsi miseau service de la paix. L’événement est unsuccès, en dépit de la phraséologie de sonintitulé : « Voies de la paix et enseignement dudésert : vers la rencontre des grandes traditionsdu monde ». Cependant, les cantiques desconfréries religieuses marocaines, présentésdans le désert, ont un impact plus grand que lesfilms projetés. Par conséquent, Skali choisit unconcept tout autre, celui d’un festival centré surla musique spirituelle, parrainé par le roiHassan II. Sa première édition se tient en 1994et Skali devait le diriger pendant douze ans. Parla suite, le festival établit des liens avecl’Association Fès-Saïss, l’une des nombreusesassociations régionales 18 « non gouverne-mentales » créées vers la fin des années 1980 etsubventionnées par le ministère del’Intérieur 19. Ce type d’institutions a la tâchede promouvoir des projets que l’administrationn’est plus en mesure de mettre en œuvre. Unnouveau cadre associatif permet alors à unerégion déterminée d’entreprendre et d’agir 20.Présidé par un autre Fassi, Mohamed Kabbaj, leFès-Saïss n’est pas une exception. Son quartiergénéral est installé dans un élégant local, la DarTazi édifiée au début du XXe siècle dans lequartier de la Batha de la Médina. Le FFMSMdevient vite son initiative la plus connue. Avecle temps, la liste des lieux de rendez-vouss’allonge. Le bab Makina, construit en 1886, etqui abritait autrefois l’hôtel de la Monnaie,accueille toujours les concerts les plus huppés,alors qu’un lieu public comme la placeBaghdadi, non loin de la gare routière et de babBou Jloud, principal point d’accès à l’extrémité

ouest du Fès el-Bali, sert d’espace auxspectacles destinés à la grande foule,généralement peu chers ou gratuits. Unetradition est née, celle des spectacles nocturnessoufis de Dar Tazi. Au début des années 2000,des concerts sont également donnés surl’immense Champs de Courses à Fès-villenouvelle et sur le site romain de Volubilis, nonloin Meknès.

Le FFMSM emploie, en 2005, douzepersonnes à plein temps et huit autres à tempspartiel. Son budget annuel, selon unedéclaration de Faouzi Skali publiée dansMarocHebdo, s’élèverait à 13 millions de dirhams,soit 1,3 million d’euros. Un grand nombre demusiciens se sont produits à bab Makina, tousconsidérés comme des références dans leurstraditions respectives. Parmi les artistes qui ontmarqué le Festival ces dernières années figurentMohamed Reza Shajarian en 2003, RaviShankar en 2005, Jordi Savall etHespérion XXI en 2006. Récemment aussi,d’obscures œuvres baroques ont trouvé leurplace aux côtés des chants a capella du Tibet.Même si les organisateurs insistent sur le faitque la qualité doit primer dans le choix desartistes invités, il est indéniable que laprogrammation du Festival répond aujourd’huià un éventail de goûts plus large que cela etaitle cas au tout début. Par exemple, le chanteurirakien Kadhem Essaher, extrêmementpopulaire, a attiré 30 000 spectateurs, en 2005,place Baghdadi – alors que le spectacle élégantde la troupe de danse de Tokyo, l’ensembleGaguka, s’est déroulé à bab Makina. Ladécision d’organiser le festival fin mai ou débutjuin, hors des vacances scolaires européennes etmarocaines, n’a pas empêché sondéveloppement. En outre, le Festival attire unnombre toujours croissant de journalistes, et

18. Association Grand Atlas Marrakech (1985, reconnue par lesautorités marocaines en 1988), Association Iligh pour ledéveloppement et la coopération (1986, reconnue 1988),Association Ribat al Fath (1986, reconnue 1988).19. L’Association Fès Saïs pour le développement culturel, social etéconomique et créée par le décret n° 202-2-88 du 8 avril 1988. Samission principale est de faire connaître le patrimoine universel deFès en coopérant avec les universitaires, les élus et les ONGs. En1997, cette association compte 1 200 membres. Chiffre donné dansBarrou, 2006, 351.20. À propos du mode de fonctionnement de ces associations,cf. Barrou 2006, 350 : « Leur style de fonctionnement approuvé parles instances supérieures, les voies et les moyens d’interventionsqu’elles utilisent sont d’une souplesse remarquable ».

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impose ainsi sa place dans le paysagemédiatique mondial : une recherche sur le net,même la plus furtive, permet de récolterbeaucoup d’articles faisant l’éloge du FFMSMsur des supports aussi divers que The Guardian,travelintelligence.com, Jeune Afrique, Le Figaro,L’Humanité ou encore Témoignage chrétien.

En tant qu’universitaire et connaisseur dusoufisme, Faouzi Skali a joué un rôle crucialdans la promotion internationale de cettemanifestation. Auteur d’une thèse sur Jésusdans la tradition mystique musulmane, publiéesous le titre de Jésus dans la tradition soufie(Paris, Albin Michel, 1994), il est égalementconnu comme membre actif de la confrérieBoutchichiya 21. Sans sa connaissance dusoufisme marocain, il aurait été impossible dedemander à différentes confréries marocainesde jouer ensemble sur la même petite scène dujardin du palais Tazi. Un grand nombre desmembres des confréries partageait le sentimentque les séances de dhikr ne devaient pas êtredestinées à un public « profane ». Néanmoins,les capacités de persuasion de Skali ont réussià les convaincre. De plus, le réseau importanttissé par Skali dans le monde de la culture et desmédias francophones attira l’attention du publiceuropéen sur l’événement. À ce niveau, JacquesChancel, « une vieille gloire de la pressefrançaise » (ainsi a-t-il été décrit par un de mesinformateurs), a été d’une importance centrale.Également à un niveau très personnel, unaristocrate français apporta un soutien financierdiscret, et dans les premières années duFestival, certaines bourgeoises casablancaisesainsi que des membres d’associationsindépendantes marocaines ont collaboréactivement, impliqués, eux-aussi sur la base decontacts personnels.

C’est à ce double titre d’anthropologue et despécialiste de la culture soufi que Skali a étéfréquemment interviewé ou consulté au sujet del’islam et du dialogue des cultures. Dans le Marocd’aujourd’hui, il existe une tension, très souventpassée sous silence, entre un attachement profondà la pratique soufie et un certain rigorismeislamiste à coloration politique. Il est possiblequ’en haut lieu, les encouragements officielsdonnés au festival, à ses débuts, aient fait partied’une stratégie visant à contrecarrer l’influencemontante d’une interprétation littérale de l’islam,inspirée par le wahhabisme saoudien. Cependant,

peu après les attentats de mai 2003 à Casablanca,Maroc Hebdo s’entretint avec Skali (« auteur denombreux articles sur le soufisme et ferventadepte de la confrérie Boutchichi »), sur lesconfusions qui entourent l’islam au Maroc.L’article est intitulé : « L’islam politique est unehérésie » 22.

D’une manière générale, les journalistescouvrant les manifestations touristiques tellesque le Festival de Fès, ne saisissent pas lesnuances politico-religieuses des coulisses, àquelques rares exceptions près. Dans un articleintitulé « Faouzi Skali, un mystique dans lacité » (Jeune Afrique, 10 juin 2005), lajournaliste Fawzia Zaouari examinel’importance du soufisme dans la carrière deSkali. À la fin de l’entretien, ce dernier prendposition au sujet de la relation entre soufisme etrigorisme islamique :

Le soufisme n’est pas là pour lutter contre cetautre islam qui s’est développé sur unedéculturation et a été dénaturé par lewahhabisme. Notre islam existe depuis toujours,un islam des origines dans lequel il s’agit de seressourcer, tout simplement. 23

La confrérie Boutchichiya n’en demeure pasmoins très influente dans le Marocd’aujourd’hui. Nombre de ses membres serendent au centre de la confrérie à Madagh, nonloin de Berkane dans la province de l’Oriental,pour célébrer chaque année le Mouled 24. Enplus des concerts et des rencontres organisésdans le jardin de la cour du musée Batha, lessoirées de chants soufis sont l’une desprincipales attractions du Festival.

Toutefois, celui-ci n’est pas exclusivementconsacré à la musique. À l’image d’autresfestivals, le ton général est hybride : d’autresformes culturelles, y compris celles parlées etécrites, débats intellectuels, danses et filmsy prennent part. En outre, des divertissementspopulaires ont été peu à peu inclus à laprogrammation jusque-là réservée à la « culturesavante ». Par ailleurs, il est offert des spectacles

21. Sa « conversion » au soufisme remonte à la fin des années 1970.22. A. El Azizi, Abdellatif, « L’islam politique est une hérésie »,Maroc Hebdo International, n° 560, 30 mai 2003, 13.23. F. Zouari, « Faouzi Skali, un mystique dans la cité »,Jeune Afrique, 10 juin 2005.24. Mouled en-Nebaoui, fête célébrant l’anniversaire du ProphèteMohammed. En dialecte marocain, on parle du Mouloud.

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non programmés, d’ordre sensoriel et visuel,aux visiteurs : des jeux de lumières balayant lesmonuments, la restauration en plein air, desrencontres de fortune, l’ambiance électrique dela foule lors des concerts de la place Baghdadi.Alors que le point culminant du Festival resteencore, pour de nombreux visiteurs, unspectacle donné par un ensemble appartenant àune tradition mystique, d’autres festivaliersgarderont en mémoire l’esprit de mobilisationcollective que suscite l’événement. Ils affluentvers Fès, venant d’autres villes marocaines et del’étranger, pour « passer du bon temps » –chacun à sa manière. Pour utiliser le langage dessciences sociales, nous dirons que le FFMSM,tout comme d’autres festivals (et d’autresrituels), crée et concrétise, l’espace d’un courtinstant, un réseau de relations sociales. Lesdécors des concerts et débats ont un fort impactesthétique. Un certain ordre social est créé par lamise en scène et la modification du temps, dudiscours et des symboles.

Au-delà de cette semaine annuelle, le réseausocial, dense mais temporaire, auquell’expérience du Festival donne naissance, seprolonge grâce à sa structure organisationnelle,et à sa présence médiatique. Le site Internet duFFMSM (www.fesfestival.com) s’enrichit parce que publient régulièrement à son propos lesjournaux marocains et la presse internationale,en langues française et anglaise. Curieusement,l’étendue de la reconnaissance que le Festival adonnée à la ville de Fès, semble être prise pourargent comptant dans le discours médiatique.En somme, ce festival permet à la ville hôte etau royaume marocain de conquérir les esprits,parce qu’il représente une partie du pôleculturel autour duquel villes et État peuventarticuler leurs stratégies de communication 25.Le tissu physique de la ville et ses attraits ensont des composantes essentielles.

2. Examen des textes : analyse de discours

« La belle endormie », Fès dans la presse etles magazines de voyage

Avant d’analyser la manière dont leFestival, en tant que tel, est décrit par certainsmédias, il convient d’examiner la façon dont laville-hôte a été promue, dans une certainepresse de voyage de luxe, au cours des années

1990, sachant qu’une importante proportiond’étrangers qui assistent au Festival dispose derevenus élevés. Voyons comment Fès est décriteaux lecteurs de : Connaissance des arts, unmagazine généraliste de luxe consacré àl’art 26 ; Labyrinthes, une revue de luxeconsacrée à la ville de Fès ; Medlife, unmagazine distribué sur les vols de la BritishAirways 27 ; et du supplément « voyages » duNew York Times 28 ; ou encore de travel-intelligence.com 29, un site web d’informationtouristique « haut de gamme ». Les articles quicomposent ce corpus sont rédigés dans un styleplein d’entrain, mais quelles versions de Fèsprésente-t-on à ce consommateur étranger,faisant partie d’une élite sociale qui al’expérience du voyage, en cette époque où letrajet marchandisé est devenu une denréeglobale ? De quelle manière les tissus humain etmatériel de la ville sont-ils utilisés pour donnerun aperçu du cadre d’accueil ?

Les quatre articles de presse ciblent levisiteur instruit, étranger à la ville. Trois surquatre ont des titres percutants et suggestifs :« Restoration Drama », où Abby Aron évoquel’acquisition d’un nouveau logement à Fès,dans Medlife ; « L’âme du Maroc » (‘The Soulof Morocco’) où Sherwood du New York Timesparle des préparatifs du premier Festival de lamusique soufie en 2007 ; et « Fès, la belleendormie » d’Axelle Corty dans Connaissancesdes arts ; sur le site travelintelligence.com,Rogerson opte, quant à lui, pour un titreprosaïque : « Music Festival, Fez ». Troisarticles sur quatre promènent le lecteur dans laville en compagnie d’un guide personnel, un

25. Lors de l’édition du FFMSM de 2007, les représentants de neufvilles ont finalisé la création d’un réseau international des festivalsdes musiques sacrées qui se veut le « point de départ d’unedynamique entre festivals, villes et pays, au travers de créationsartistiques, de rencontres et de synergies, pour agir une culture de lapaix dans le monde » (www.wsm-network.org). Les neuf festivalsmembres du réseau sont Bangalore, Banska Stiavnica (Slovaquie),Brighton, Czestokowa (Pologne), Dijon, Fès, Florence, Lodz(Pologne) et Perpignan.26. A. Corty, « Fès, la belle endormie », Connaissance des arts,2006, 84-93.27. A. Aron, “Restoration Drama. Morocco House Hunter”,Medlife,hiver 2006/2007, (2006, 75-79).28. S. Sherwood, “The Soul of Morocco”, The New York Times, 8 avril2007.http://travel.nytimes.com/20007/04/08/travel/08Fes.html,consulté en été 2007.29. B. Rogerson, “Sacred Music Festival, Fez, Morocco”, TravelIntelligence, 2006. www.travelintelligence.net, consulté le 1erfévrier 2007.

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squanto, pour employer le terme utilisé parJames Clifford (dans une discussion de larecherche anthropologique) – Squanto étant leprénom de l’Amérindien qui aida les colonspuritains à passer leur premier hiver, rude, sur lacôte de la future colonie du Massachussetts.À Fès, ces guides sont souvent des experts ensauvegarde du patrimoine ou des personnalitésartistiques. Corty fait la découverte dudélabrement du palais Glaoui, en compagnie dupetit-fils de son dernier régisseur : « Entouré deses chats, il tente de sauver du naufrage le palaisde son enfance, abandonné depuis la fin desannées 1950 » ; Corty indique la manière dontles visites sont maintenant organisées dans cespalais tombant en ruines 30, toujours possédéspar des privés. Son deuxième squanto,Abdelfettah Seffar, « descendant des ciseleurs-plâtriers du mausolée de Moulay Idriss », atenté d’organiser les premières Journées dupatrimoine de Fès, en 2004, mais un soutienofficiel lui a manqué. Sherwood, lui aussi, adécouvert Fès avec Abdelfettah Seffar qu’ildécrit comme « un artisan et entrepreneurculturel ». Il a eu plusieurs guides dont le guideofficiel Ali Alami, le chef cuisinier LahcenBeqqi et Faouzi Skali, « l’érudit soufi derenommée mondiale ». Dans son article surl’acquisition d’une maison, Aron est moinsexplicite quant à ses guides : elle n’en nommequ’un, un étranger, de l’agence immobilièreCarré Azur, qui lui fournit des informations surles prix et les quartiers pouvant attirer desacheteurs potentiels.

Les Fassis ou les initiés étrangers sont utiliséspour fournir au journaliste un concentré de Fès,de son patrimoine – et de son potentieltouristique. Des photos d’intérieurs luxueux etdes vues panoramiques illustrent les articles demagazines – dont la personne humaine est quasiabsente. Quels sont les lieux communs qui sous-tendent ces récits ? Il est proposé par l’article deCorty : « Fès, la belle endormie ». Sans vouloirdénigrer l’expérience de Rogerson durant lasemaine du festival de la musique dont ladescription est particulièrement fluide – pour lesbesoins de la présente discussion, une analyseprécise de la manière dont Fès est décrite commelieu de fascination, est indispensable.

La « belle endormie » est étrange par essence.Sherwood écrit que : « les choses à Fès sontrarement aussi simples qu’il ne parait » ; son

« squanto » Seffar déclare : « C’est un endroitmystérieux […]. C’est un lieu mystique ».Le mystère provient en partie de la formephysique de la ville : « son labyrinthe de ruelles »(Corty, id., 85). Sherwood nous raconte que : « lelabyrinthe de la Médina pourrait inspirer à unminotaure de changer de carrière ». Le mystèreprovient également des gloires déchues, et de lachute des puissants. Comme le palais de la« belle endormie », à Fès, les grands hôtelsparticuliers de jadis tombent en ruines :

Au fond des cours au charme fantomatique, lespeintures défraîchies des volets, paniers de fleursjaune safran ou rose vif, surprennent par leurallure indienne (Corty à propos du palaisGlaoui).

Une autre partie de la fascination résidedans cette idée selon laquelle « le temps asuspendu son vol ». Seffar raconte à Sherwoodque : « Fès est tout simplement la villemédiévale qu’elle a toujours été » ; Aron écritque la ville « possède un style de vie (sic) quiest resté inchangé depuis plus de 1000 ans » ;Corty remarque l’horloge hydraulique suspendueaumur faisant face à l’entrée de la médersa BouInaniya :

Ce bijou conçu en 1357 n’indique plus l’heuredepuis longtemps. Personne au monde, dit-on, necomprend son mécanisme. Pour bien d’autresmonuments de la capitale culturelle du Maroc, letemps s’est arrêté.

Les tropes d’une ville hors du temps etd’une ville mystérieuse sont donc réunis.Néanmoins, une autre dualité marque lediscours des écrivains-voyageurs : Fès estmagnifique, mais en même temps repoussante,les photographies insistant néanmoins sur lapremière caractéristique. Ainsi qu’il sied à unécrivain de Connaissances des arts, Corty faitd’excellentes descriptions des monumentshistoriques : la médersa Bou Inaniya est « unrêve de marbres et d’onyx ; de cèdre sculpté, dedentelles de stuc et de savants zelligesmulticolores qui poussent la géométrie à sonparoxysme ». Sherwood essaie d’éveiller legoût et l’odorat, aussi bien que la vue, citant unedescription d’Edith Wharton d’une processionde femmes portant de grands plateaux de

30. Pour plus d’information sur le cas d’une de ces grandesdemeures privées de Fès tombant en ruines, cf. H. Mazini etL. Miyara, « Palais el-Mokri, future Mamounia de Fès »,Labyrinthes, octobre-novembre 2006, 76-81.

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pâtisseries sur la tête, lors d’un cortège nuptialjuif. Plus simplement, Aron (2006, 75) raconteque « les demeures fassies sont des lieux oùgrandeur et opulence se confondent sous de trèshaut plafonds ». S’il est vrai que Fès excite tousles sens, elle peut également être répugnante.Rogerson ressort une vieille légende selonlaquelle le prince portugais Ferdinand, capturépar l’armée marocaine, « s’est éteint à petit feuen captivité » dans une tour qui, aujourd’hui,sert d’arrière-plan aux concerts : « Ensuite, soncorps empaillé fut exhibé pendant encore vingt-neuf ans, jusqu’au jour où le Portugal acceptade payer la rançon ». Sherwood, quant à lui,décrit le processus du tannage du cuir quicontinue à Fès selon des techniques anciennes,nonobstant le fordisme : « De très loin, l’odeurnauséabonde que dégage cette alchimieséculaire peut assommer un cheval ». De soncôté, Corty s’attarde sur l’architecture : lespalais sont des épaves. Seule Aron choisitd’éviter le lieu commun « du luxe contre labarbarie » car elle cherchait à rendre compte dela ville en tant que « bon site pourinvestissement immobilier ».

Dans la prose de ces journalistes, Fès estd’une beauté exotique, un lieu de contrastes oùquelques bouffées de barbarie (le passé) et laproto-industrie (le présent) font que la ville,dans sa totalité, est désirable. Cette médiationtextuelle de l’espace urbain crée un cadre qui, àn’en pas douter, joue sur les pratiques duconsommateur étranger qui visite Fès 31.

Ayant à l’esprit ce cadre narratif du contactentre un Nord consommateur et un Sudexotique, passons à présent à un autre espace dela médiatisation transculturelle, à savoir le siteofficiel du Festival de Fès.

L’interface officielle : le site web du Festivalet un livre commémoratif

L’analyse précédente d’un échantillon dediscours journalistiques sur Fès met en relief lamanière dont la ville et son festival fournissentde la matière première aux magazines et auxsites web. Quelle est la nature du discoursproduit directement par les organisateurs duFestival ? Pour aborder cette thématique, onanalysera ici le site web officiel du FFMSMainsi qu’un ouvrage collectif publié en 2004pour commémorer le dixième anniversaire del’événement.

Conçu pour une atteindre un public mondial,le site web du FFMSM (www.fesfestival.com),dans sa version 2006, est rédigé en trois langues(arabe, français et anglais), la version françaiseétant celle d’origine. De quelle manièrel’interface entre les expériences du sacré et levoyage marchandisé est-elle traitée de façonpromotionnelle ? Quelles valeurs culturelles etinstitutionnelles y exprime-t-on ?

Ce site est un médium hybride qui associeplusieurs dimensions d’ordre visuel, oral etmusical 32. Sa page d’accueil est classique : unebannière horizontale portant le nom de lamanifestation en lettres arabes et latines d’unbleu turquoise foncé sur fond ocre, prolongé surla droite par une série d’images. À gauche del’écran, le visiteur trouve, verticalement, uneliste d’intitulés : accueil ; festival desmusiques ; forum de Fès ; Festival dans la ville ;tarifs ; réservations et conseils pratiques.Horizontalement, en dessous de la bannière,une autre barre d’intitulés est proposée :photothèque ; musique ; partenaires ; liens ;forum ; tarifs et réservations, les deux dernièresrubriques étant des répétitions de la barreverticale.

Selon l’usage, dans un site webinstitutionnel, la bannière supérieure sert àdéfinir l’identité visuelle du site. Il apparaîtclairement que ce dernier cible un public nonarabe, non marocain, puisque la traductionarabe du Festival, Mahrajan Fas, figure sur lecôté, à droite du mot « Fès » (en majuscules),telle une simple décoration. À droite du mot« Fès », se trouve le reste du titre du Festival, enarabe, français et anglais. « Musiques sacréesdu monde » est en lettres majuscules et en plusgros caractères que ceux du titre arabe (en haut)et en anglais (en bas). Il s’agit bien là d’unterritoire francophone, même lorsque le visiteurdécouvre les pages en anglais du site. À droitedu titre, la série d’images pose problème. Onpeut voir en effet un chef et son orchestre, unenonne (en train de chanter ?) levant les brasdevant un public invisible, un homme d’unequarantaine d’années en costume et cravate

31. Évaluer l’impact réel de cette presse mondiale d’« art de vivre »,focalisée sur Fès, sur les touristes étrangers est un autre sujet.32. Par souci d’espace, je laisserai de côté les questionsd’interactivité, bien que le site web fonctionne aussi sous la formede catalogue en ligne avec des insertions audiovisuelles.

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brandissant un livre, des artistes habillés encostumes chatoyants s’inclinant devant lepublic, un arc outrepassé illuminé par unelumière mauve et une rangée de cinq personnes(de race blanche selon toute vraisemblance)écoutant une conférence ou un concert. Dansl’ensemble, ces images suggèrent qu’il s’agitd’une manifestation publique, mais seule uneimage (la nonne, probablement la célèbre sœurMarie Kairouz, libanaise) est de toute évidencereligieuse.

Voyons maintenant comment est décrite larelation entre la ville et son Festival ? La paged’accueil du site fournit une brève descriptionde la ville. On retrouve plusieurs éléments quisont ordinairement présentés dans les guides surFès. Par exemple, certaines figures historiquesdu Moyen Âge y sont rappelées : le papeSylvestre II, Maïmonide, Ibn Arabi, Ibn Khaldounet Ibn Al-Banna. Cependant, il existe uncontraste, intéressant en matière de contenu,entre les versions française, arabe et anglaise dutexte d’ouverture, à propos de « Fès et sonfestival » sur fesfestival.com. Voici, en français,ce que dit la version anglaise qui est elle-mêmeune traduction du texte arabe :

Pleine de vie et hospitalière, la ville de Fès nerévèle pas ses secrets facilement. Des sommetsdes collines environnantes où les tombeaux desMérinides semblent somnoler, s’élève une mermiroitante de toits en cuivre verdâtre au-dessusdes murs de la ville éclaboussés de soleil.Derrière cet anonymat, se cache un patrimoinequi ne se révèle que rarement aux voyageurs.C’est parce qu’il a fallu plusieurs générationsd’architectes pour la construire, d’artisans qui ontconsacré leurs vies pour l’embellir, des poètesqui ont écrit leurs plus beaux vers sur elle, etparce qu’elle est restée elle-même, mêmelorsqu’elle fut conquise, Fès a toujours pu releverles défis et renaître des cendres du feu sacré etretrouver sa place de grande spiritualité.

Comme preuve supplémentaire du caractèresavant de la ville, un paragraphe mentionne les« grands hommes » qui ont vécu à Fès – tousétant des figures intellectuelles médiévales destrois religions monothéistes – et, outre desréférences universitaires, il est fait la mentionsuivante :

Même de nos jours, il y a un marché demanuscrits, le dimanche matin dans une ruelleproche de l’Université, où l’on peut se procurerde rares spécimens précieux. 33

La page d’ouverture se conclut par unparagraphe sur l’impact du Festival. Or, sous lemême intitulé, la version française est trèsdifférente, un paragraphe supplémentaire étantinséré à la suite du premier :

Fès ne se livre pas facilement. Pour y accéder, ilfaut rentrer par la grande porte, à la fois visible etvoilée, du sacré. Car Fès est un sanctuaire. C’estainsi d’ailleurs que les Soufis, ces initiés del’islam, l’ont toujours appelée : la Zaouïa. Levoyageur qui venait de loin savait qu’en arrivantaux portes de la ville, c’est à son fondateur et àson saint patron lui-même qu’il demandaitl’hospitalité. Pour lui, Fès est la ville de MoulayIdriss. 34

Dans la version française, la ville est doncprésentée comme un sanctuaire. Les adjectifsqualifiant en anglais la ville de « pleine de vieet hospitalière » ont disparu. Une référenceexplicite est faite au fondateur de la ville,Moulay Idriss, descendant du ProphèteMohammed. Cependant, durant son séjour àFès, le visiteur apprendra qu’il y a deuxMoulayIdriss, et que c’est le deuxième qui a été lefondateur de la ville sur son site actuel 35.

Le contraste entre les deux versions anglaiseet française est encore plus apparent dans lesdeux premières phrases. Dans la versionanglaise, la ville, bien qu’« elle ne révèle pasfacilement ses secrets », est ouverte au regardpanoptique du visiteur qui découvre « une mermiroitante de toits de cuivre verdâtre ».La photo accompagnant le texte montre unevaste étendue urbaine baignée par la lumièreéclatante de l’été, mais sans « toits de cuivre ».

En revanche, dans la version française, ladimension spirituelle est mise en avant d’entréede jeu : la ville a certes des portes visibles, maisla « porte invisible » de l’expérience mystiqueest aussi importante. Ainsi, le texte français meten évidence la dimension ésotérique de lamanifestation.

33. Ayant étudié la ville de manière très approfondie depuis 2003,et plus particulièrement le quartier Qairaouiyine, je peux affirmerque cette tradition est révolue.34. Source : www.fesfestival.com.35. Moulay Idriss el-Akbar, dit « Le Grand », a fui les Abbassidespour trouver refuge dans le Nord-Ouest africain, au début desannées 800. Il s’est établi sur le site de l’ancienne ville romaine deVolubilis où il a converti les tribus locales à l’islam. Son filsMoulay Idriss II, né après la mort d’Idriss I, a fondé Fès vers 809.Aujourd’hui, son tombeau domine les toits de l’ancien Fès.

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Suit un paragraphe qui ne figure pas dansles versions anglaise et arabe :

Beaucoup de Fassi connaissent encore par cœurce que les chroniqueurs rapportent comme étantles paroles, lors de la prière inaugurale, du saint :« Ô Dieu ! Tu sais que je n’ai pas construit cetteville par vanité, par désir de renommée ou parorgueil. Mais je voudrais que tu y sois adoré, queTon Livre y soit Lu et Ta Loi appliquée tant quedurera le monde. Ô Dieu ! Guide vers le bienceux qui y habitent et aide les à l’accomplir, voileà leurs yeux l’épée de l’anarchie et de ladissidence » […]. 36

Il n’y a aucune référence arabe pour cettecitation. Cette allusion à une croyance localeprofondément enracinée vise, à nouveau, àsouligner la dimension spirituelle du Festival.Le dernier paragraphe, comme dans la versionanglaise, parle de son impact, de façon générale.En somme, les trois versions sont adaptées àleurs lectorats supposés mais, en français, leregistre est bien celui de la politique culturelle :

Le Festival des Musiques Sacrées du Monde seveut être porteur de l’esprit de Fès. L’effet enretour sur la ville de Fès est considérable, à lafois, en terme d’image et par son impact sur letourisme culturel, donc sur l’économie. La villehistorique, théâtre de ce festival, est valoriséed’une façon exceptionnelle. Au-delà de Fès, c’estune image positive qui est donnée, à travers cetévénement, du génie de notre pays capable, grâceà ses richesses et traditions culturellesmillénaires, de s’insérer dans un enjeu culturelmondial de grande envergure qu’il gère d’unefaçon particulièrement éloquente. Ce sont toutesces traditions qui se trouvent valorisées et quipeuvent aussi devenir un point d’attrait, de plusen plus fort, pour un public international. 37

En outre, le Festival est perçu comme ayantdes effets positifs (non précisés) sur la société etl’économie de Fès. On est tenté de poser laquestion de savoir aux yeux de qui la ville et lestraditions seront valorisées ? Une nouvellevariable intervient ici : « l’esprit de Fès » que leFestival prétend porter. Et surgit l’idée, chèreaux publicitaires et autres créateurs d’image demarque urbaine, que la ville possède une imageintrinsèque, promue par le Festival.

Les créateurs du site web ont eu clairement àl’esprit qu’ils s’adressaient à un public différentlorsqu’ils ont rédigé la version anglaise. Nousapprenons que le Festival « a été désigné, en2001, par les Nations-Unies comme l’un des

événements majeurs contribuant de manièreremarquable aux dialogues des civilisations » etqu’il y a « un réseau international de soutien etd’intérêt médiatique » comprenant notammentl’organisation de concerts aux États-Unis par laSpirit of Fès, Inc., très probablement une sociétéspécialisée dans la production de spectacles etd’événementiel. Ainsi :

À travers l’organisation d’événements de cegenre, le réseau Spirit of Fès rayonne aux quatrecoins du monde. Plusieurs autres villessouhaitent servir de relais pour diffuser encoreplus le message du Festival et du Colloque : celuidu dialogue entre les religions par le biais de lamusique, la création d’une culture de paixencouragée par la mondialisation et respectueusedes valeurs éthiques et spirituelles universelles. 38

Alors que, dans la version française, lacréation d’une nouvelle dynamique socio-économique urbaine par la culture est centrale,en anglais, l’intérêt est tout autre. Trois motsclés méritent une attention particulière :« civilisation », « dialogue des religions » et« esprit ». Dans la version anglaise, le Festivaltirerait sa légitimité internationale del’approbation de l’ONU, étant donné qu’il tendà faciliter la communication entre des entitésappelées « civilisations ». Plus maladroitementexprimée est la question de la dimension« inter-religieuse » du Festival. Le texte arabe,quant à lui, évite l’usage du terme, mais ilutilise un équivalent, « l’appel [du Festival] à lapropagation de ce noble et exemplaire messagede dialogue des valeurs spirituelles (rûhâni) parle biais de la musique ». En anglais, au moins,le mot interfaith (inter-religieux) peut suggérerla présence de représentants officiels desdifférentes confessions, ce qui n’est pas le cas àFès. Les personnes qui prennent part ausymposium sont, pour la plupart, desuniversitaires et des intellectuels ; les membresde toute autre organisation religieuse formellen’y assistent qu’en leur qualité de représentantsd’ONG environnementales ou de défenseursdes droits de l’Homme 39.

« De mon âme à ton âme ». Le Festival de Fès des musiques sacrées du monde et ses discours ...

36. Source : www.fesfestival.com..37. Source : www.fesfestival.com..38. Source : www.fesfestival.com.39. Voir la liste des contributions in N. Calmé (dir.), 2006.Les personnalités religieuses clairement identifiables sont enminorité, par exemple, le rabbin Rolando Matalon et le père StanRougier.

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Le dernier terme qui semble poser problème,dans la version anglaise, est le mot spirit (esprit).En anglais, il fait partie d’une famille lexicale àforte connotation religieuse regroupantspirituality (spiritualité), spiritual (spirituel) etspiritualism (spiritualisme). Notons en passantque le Saint Esprit (Holy Spirit) est un élémentcentral du christianisme. La racine latine,spiritus, signifie « souffle » comme le termearabe rûh. Depuis la fin du XXe siècle, dans lessociétés nord-atlantiques, le mot a pris unenouvelle signification à mesure que les individusse mettaient à chercher « leur côté spirituel »dans des sociétés où la pratique religieuse estdevenue marginale et que le « marché » et lasociété de consommation se sont positionnés aucentre du système de valeurs. La création de lasociété Spirit of Fès indique clairementl’évolution de cette quête spirituelle vers unemarchandisation, suggérée dans le paragraphed’ouverture du texte français.

La description analytique du texte d’accueil,parce qu’elle met en exergue un certain nombrede différences entre les trois langues utiliséespar le Festival, soulève des questions surl’audience et leurs attentes, sur la création desens autour d’un lieu et sur la culture qui s’ydiffuse. En fait, la présence de textes deprésentation si différentes selon les languesutilisées sur le site 40 pourrait s’expliquer par lecontexte politico-religieux local 41. Il est à noterégalement qu’il y avait à l’origine deux sitesweb du Festival, conçus respectivement par desdesigners français et américain 42.

L’Esprit de Fès : un livre pour commémorerle dixième anniversaire du Festival

Contrastant avec l’image du festival tellequ’elle est véhiculée par le site, le deuxièmeexemple du discours officiel analysé ici a étéconfectionné pour un public beaucoup plusrestreint. Il s’agit d’un livre de 446 pages, intituléL’Esprit de Fès. En quête de sens et de beauté.Dédié aux générations futures, publié en 2004pour commémorer le dixième anniversaire duFestival. Cette publication comprend 80 textes delongueurs inégales classés sous des rubriquesvaguement thématiques : « Fès », « Le cantiquede Fès », « Une âme pour la mondialisation » et« Symboles et paroles ». Chacun de ces chapitresest introduit par un paragraphe poétique

évoquant les portes de la ville ; les textesd’auteur sont des récits sur leur engagementpersonnel par rapport au Festival et à sesobjectifs. Le préambule, de Nathalie Calmé,donne le ton, commençant par une citationlittéraire d’un auteur espagnol qui préfère delongues promenades dans la ville à la visite desmonuments historiques. Interrogé sur son séjourà Fès, cet individu répond qu’il a passé sesjournées : « À rêver… à me demander si ce queje vois est bien réel, ou si je suis le jouet d’unehallucination … À respirer les parfums étrangersde l’Islam… à m’enivrer du rythme perpétuel duMaghreb » (Calmé, 2005 : 11).

La ville de Fès, lieu de délices spirituels etsensuels, est le leitmotif du volume. Dans cecadre, quatre tropes sont identifiables, utilisésselon une intensité différente par lescontributeurs marocains, français et autres,venant d’horizons spirituels, intellectuels etpolitiques divers. Les quatres tropes sont :

" La réconciliation de l’Orient et l’Occident ;" Le dialogue interculturel comme remède auxméfaits du néo-libéralisme ;" La nécessité d’une vraie connaissance del’islam pour éviter les jugements hâtifs ;" Le Maroc, “terre de médiation et tolérance”comme lieu propice à la résolution des questionsposées par les trois tropes précédents.

Un court article dans L’Esprit de Fès estreprésentatif du volume. Il s’agit de celui deMireille Mendès-France, une universitairespécialisée dans des questions des droitshumains. Dans cet article, intitulé « Je n’étaisjamais venue au Maroc », elle parle de la« découverte d’un pays que chacun disaitmagnifique » (Mendès-France, 2006 : 144), touten mentionnant ses organisations de la défensedes droits humains. Elle souligne que « durantquatre jours à Fès, il y a une magie qui permetde réfléchir aux méfaits de la globalisationlibérale dans une totale disponibilité et libertéd’esprit » (ibid, 145). Pour Mendès-France,ainsi que pour la plupart des auteurs, « seuls les

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40. Une analyse des lectures faites par les visiteurs du site webserait une étude intéressante.41. Ce contexte est également essentiel à la compréhension desreportages sur le festival qui véhiculent de la matière écrite en lignepour le marché du voyage. Cf. infra.42. À la fin, c’est fesfestival.com, la version française, qui a eu ledernier mot.

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dialogues interculturels et religieux peuventconstruire des possibilités du vivre ensemblesans exclure quiconque ».

Qui sont les auteurs de L’Esprit de Fès ? Unexamen des biographies dans l’annexe despages 419-438 nous permet d’élaborer latypologie suivante : « intellectuels occidentauxà la découverte de l’islam » (ArnaudDesjardins, Pascal Mallen), « spécialistes desétudes philosophiques et religieuses » (KatiaLegeret, Jean Staune, Zakia Zouanat), « acteursdu dialogue inter-confessionel » (Jean-ClaudePetit, Rabbi Rolondo Matalon, Père StanRougier), « artistes de l’esprit » (MauriceBéjart, Jerry Dunson, Kudsi Erguner, Noa,Yungchen Lhamo), « activistes des ONGs »(Rama Mani, André Porto, Pierre Robhi),« journalistes et professionnels des médias »(Catherine Bendayan, Michel Cazenove,Jacques Chancel, Marc de Smedt),entrepreneurs culturels (Raphaël Souchier),« conseillers politiques / hommes de sérail »(André Azoulay, Jacques Attali, Jacques Lang,Mohamed Kabbaj) et « fonctionnairesinternationaux » (Kathleen Marshall, KoïchiroMatsuura, Dominique Strauss-Kahn, Jean-Louis Sarbib, Jean-Daneil Tordjman, J.W.Wolfensohn). Aussi étonnant que cela puisseparaître, il n’y a aucun représentant d’un paysdu Moyen-Orient. Au niveau des catégoriespolitico-médiatiques, la France paraît sur-représentée.

Il est évident que les organisateurs duFestival ont réussi a rassemblé un groupepsychographique inhabituel. Venant d’horizonsculturels différents, ils démontrent dans leursécrits un fort engagement pour un ordremondial plus juste, enraciné dans la spiritualité.Pour employer un terme créé par Fish (1980), ils’agit d’une communauté interprétative(interpretative community), caractérisée par uneéthique humaniste, qui travaille pour dépasserla lecture littérale des traditions religieuses etcherche à créer une nouvelle cohérencespirituelle. Dans ce concentré de textes trèspersonnels lié au Festival, une appartenance aumonde social est exprimée, un consensus qu’ilest difficile de contredire. Par contre, sanstomber dans un registre sémiotique tropbasique, la couverture du livre exprime laposture paternaliste que sous-tend ce recueil detextes : sur un fond blanc, le titre, L’Esprit de

Fès, suivi de la phrase « Dédié aux générationsfutures » domine le tiers supérieur de l’espace ;ce titre est suivi de quatre noms préstigieux(S.M. le roi Mohamed VI, Bernadette Chirac,Jack Lang, et S.A.R. le prince Charles) ; laseule image de la couverture, à gauche de cesnoms, représente le buste d’un jeune garçondevant un arc outrepassé de style mauresque ; legarçon lève la tête, un brin confus, vers un pandu mur baigné d’ une lumière orange. « Lesgrands de ce monde guideront lesmodestes versla lumière spirituelle » semble être le messageinconscient de cette couverture.

Contextualisation du « spirituel » àFès : le discours politico-culturel d’unmagazine urbain marocain

Une lecture critique du numéro que lemagazine urbain Labyrinthes a consacré à Fèsau printemps 2006 révèle également unepolysémie discursive intéressante. L’ensembledes textes de cette livraison forme un curieuxmélange de plusieurs discours. Ce numérospécial a été publié à un moment où le Festivalet son service de presse ont changé de nature.Labyrinthes est un magazine de luxe, publié

au Maroc et consacré à l’urbain. Chacun de sesnuméros s’intéresse à une ville marocaineparticulière, celui de l’automne 2006, parexemple, était consacré à la ville de Ouezzane,parfois considérée comme la petite sœur de Fès.Le format de Labyrinthes (23 cm x 30 cm) estla norme pour les publications de loisirs. Sonprix de 35 dirhams (soit 7 euros) est élevé pourles marchés marocain et européen. Cependant,la rentabilité d’une publication de ce genreprovient de la publicité (publique et privée)plutôt que des ventes.

La couverture du numéro de 2006 qui porte letitre principal de « Fès, cité des rois », présenteune photo de l’actuel souverain et de son jeunefils avec, en toile de fond, une imagepanoramique de la ville, la nuit. Comme pour lesautres références de notre corpus, j’ai cherché àcomprendre la façon dont s’établit (ou non)l’interface entre le spirituel d’une part, letourisme, la politique urbaine et le tissu urbaind’autre part. J’ai donc analysé le contenu detextes et des discours, avec l’intention, ainsi qu’ila été le cas pour le site web du Festival, de

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décortiquer les points de vue et les lieuxcommuns utilisés pour « penser la ville » et créerun cadre narratif pour d’éventuels projets urbains.

Ces textes donnent la parole à un certainnombre de personnalités fassies, appartenant àl’establishment culturel et politique : parmielles, nous retrouvons Faouzi Skali, le directeurdu Festival, l’écrivain primé Habib Mazini,Fouad Serghini, directeur de l’ADER (Agencepour la dédensification et la réhabilitation de laMédina de Fès), Mohamed Rharrabi, le wali dela région Fès-Boulemane, et le maire HamidChabat. J’ai privilégié neuf articles 43 que jeconsidère comme particulièrement importantsau vu des avis qu’ils expriment et qui sont, pourla plupart, politiques, alors que Labyrinthes sepositionne surtout comme une revue de loisirs.Ils comprennent l’éditorial (« Fès, ville des roisà l’aube d’un nouvel âge d’or »), quatreentretiens, deux articles sur les initiativesculturelles, un autre rendant compte d’un ateliersur l’avenir de Fès, avec de larges extraits desavis des participants ; enfin, une colonned’opinion de style plutôt littéraire.

Les entretiens ont tous été menés par desjournalistes de la revue Labyrinthes, parmi euxl’éditorialiste Leila Miyara et Nejib Berrada, et,chaque article montre une photo des personnesinterviewées. Pour un lectorat habitué auxconventions des magazines d’arts et loisirseuropéens de luxe, les interviews sont longueset les textes denses : ils servent de tribunepermettant aux décideurs de la ville de Fèsd’exprimer leurs opinions sur le Festival,l’industrie du tourisme et le développementfutur. À aucun moment, les personnalitésinterrogées ne sont prises à partie pour leurspoints de vue ou pour les choix politiquesqu’elles expriment.

L’analyse de ces neuf textes a permis de lessituer dans des contextes discursifs plus largeset, par une lecture intensive, d’identifier deuxfils narratifs (alignements) et deux lieuxcommuns (tropes) : l’étude du fil narratifpermet de pointer les positions des agentssociaux sur le passé de la ville ; l’analyse dulieu commun, quant à elle, permet de mettre enlumière des métaphores qui naturalisent unecertaine représentation de la ville. En ce quiconcerne le contexte discursif, le niveau delangue va du littéraire (l’éditorial et l’article« Fès ou l’éloge du métissage ») 44 au

technocratique (les autres entretiens). De plus,dans tous les textes, apparaît un sous-registre dudiscours officiel que l’on peut qualifier de« discours des gestionnaires de la culture » : telqu’on l’observe, dans l’entretien avec legouverneur de la région, lorsqu’il évoque les« atouts stratégiques » de Fès et la nécessitéd’une « compétitivité territoriale innovante »fondée sur le « capital confiance » préexistant.

Le fil narratif n° 1 peut être résumé par laformule suivante : « Romantisme : le passéglorieux vu de la décrépitude présente » ; et lefil narratif n° 2, par : « Utopie : la vitalitéprésente produit un futur prospère ». Le tropen° 1 peut être qualifié de « présent fascinant »(positif) auquel s’oppose la « ville victime »(trope n° 2). Ces catégories, bien quesubjectives, restent utiles à l’analyse car ellespermettent de saisir la mobilisation desressources culturelles à des fins politiques. Eneffet, l’idée des deux tropes est contenue dansles deux fils narratifs (tab.).

Le discours politico-culturel dansLabyrinthes : fils narratifs et tropes

Si dans un premier temps on analysel’éditorial du numéro spécial de Labyrinthesintitulé « Fès, cité des rois » on observe que laville est personnifiée par une femmemystérieuse : « Sous ses haillons sans fard, secachent mille et un trésors et mythes ». C’estune ville dont la survie intrigue – et qui estcapable de croître à nouveau : « […] se régénèreencore dignement »). L’éditorialiste Miyaraécrit que, même si Fès a été pionnière à plusd’un titre, elle a encore besoin d’un « projet deville et [d’]un projet sociétal ». Certainesinitiatives ont été prises par différentes agences

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43. Les articles constituant notre corpus, classés par auteur, figurenten sources, à la fin de l’article.44. H. Mizani, « Fès ou l’éloge du métissage », Labyrinthes, 2006,16-17.

Fil narratif n° 1 : uneposture romantiqueLe passé glorieux de la villeconsidéré à partir de sadécrépitude présente

Fil narratif n° 2 : l’utopieLa vitalité actuelle mène à

un futur prospère

Trope n° 1 : le présentfascinant de la ville

Trope n° 2 : lavictimisation de la ville

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gouvernementales, mais « les résultats sontencore timides ». Le lecteur apprend que les« amoureux de Fès » investissent à Paris etMarbella. Donc, un grand projet serait lasolution. Aux yeux de l’éditorialiste :

Fès n’a besoin peut-être que d’un seul projetfédérateur et intégré, censé rédimer [sic], par laculture et la spiritualité, sa médina dévastée et lamettre en fête. Une cité internationale des arts etde la culture ferait l’affaire.

Bien que le souvenir d’un âge d’or de laville soit toujours présent (fil narratif n° 1),l’action dans un avenir proche (fil narratif n° 2)permettrait d’en réduire la décrépitude. Miyarapoursuit en donnant pour exemples à suivreceux de Bilbao et de Grenade. Dans un autretexte, « Fès ou l’éloge du métissage » 45, HabibMazini propose de construire l’avenir de la villesur des ressources culturelles : « Les Séville,Avignon, Vérone et bien d’autres villes ontrecouru à une vieille recette : le festif etl’animation » 46. Ailleurs, dans un article surune table-ronde, Abdesslam Bouzoubaâsuggère que le développement culturel de Fèsse fasse selon « une approche prospective enfouinant dans la mémoire des lieux, des contes,des lieux et des héros de passage ». Néanmoins,le lecteur critique peut s’interroger sur la causeréelle de la décrépitude actuelle (fil narratifn° 1) – et sur les personnes qui seraient à mêmed’impulser vraiment ces transformationsculturelles (fil narratif n° 2).

Les objectifs de ces initiatives sontexprimés en de nombreuses occasions dans lestextes analysés, surtout ceux de responsablesgouvernementaux. Le wali (gouverneur)Mohamed Rharrabi évoque « le renforcementdes capacités de la médina » et la nécessité de« repositionner la ville grâce à la valorisation deson potentiel » 47. De manière indirecte,apparaît l’idée selon laquelle Fès devraitappartenir à un groupement de villes inter-national ou au moins méditerranéen possédantd’importantes ressources culturelles.

Où interviennent donc « le spirituel » et « lesacré » dans ce discours de politique urbainevéhiculée par Labyrinthes ? C’est seulementdans un entretien avec Faouzi Skali que leFestival de Fès des musiques sacrées du mondeet la Fondation Spirit of Fès entrent en scène 48.

Le fil narratif n° 2 de l’utopie est visible,c’est le registre de la politique culturelle :

Je pense que nous sommes prêts aujourd’hui àvaloriser l’esprit de Fès et à l’exprimer dans unedynamique contemporaine. Le patrimoine matérielet immatériel, et le Festival ont montré que laculture peut être porteur et redynamiser la cité. 49

Plus loin, dans le même article, le Festival neserait qu’une étincelle « dans la dynamique depromotion de Fès, il faudraitmaintenant créer “laflamme” et l’alimenter en combustible grâce à lafondation » 50. Vient ensuite une explicationdétaillée des activités de la Fondation Spirit ofFès – née de l’idée que la mondialisation peutêtre équitable si la croissance économique estliée à des valeurs humaines plus profondes.À ce propos, Skali souligne l’importance decette fondation qui introduit un élémentspirituel. Il décrit la manière avec laquelle lesrencontres de Fès, en rassemblant des penseursde divers horizons, visent à construire « despolitiques équilibrées, responsables et intégrantdes valeurs spirituelles et économiques ». Plusloin dans l’entretien, il déclare que la fondationentend tracer « les contours d’un tourismereligieux autour des confréries et zaouïas deFès », alliant ceci avec des séjours dans laMédina 51. Aucune précision supplémentairen’est donnée ; mais, dans son compte-rendu dela table-ronde sur l’avenir de Fès 52, AbdesslamBouzoubaâ déclare :

[…] Le fait de favoriser le vecteur culturel etspirituel pourrait sortir Fès de sa léthargie. Lesclients potentiels appartiendront aux troisreligions révélées, des quatre coins de la planète.Fès bénéficiant du rituel tijani reste un des plusgrands centres de soufisme au monde. 53

Nous savons que l’activité touristique estessentielle au « développement » de Fès : ledéveloppement signifiant ici la croissance de la

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45. Le terme métissage peut avoir différentes connotations pour leslectorats marocain et français. En France, il peut impliquer mariageinter-ethnique et mélange de races ; ici, il s’agirait plutôt d’une sortede cosmopolitisme.46. H. Mizani, « Fès ou l’éloge du métissage », Labyrinthes, 2006,17, n° 2.47. Cf. N. Berrada et L. Miyara, « Fès prépare sa mue », 2006, 55.48. N. Berrada et L. Miyara, « Fès en quête de vision et desynergies : interview avec Faouzi Skali, directeur général de lafondation “Esprit de Fès” », Labyrinthes, 2006, 80-82.49. Ibid., 80, n° 5.50. Ibid., 80, n° 5.51. Ibid., 81, n° 5.52. Anon, « Think-tank sur le devenir de Fès », Labyrinthes, 2006,18-21.53. Ibid., 20, n° 9.

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demande des visiteurs pour des services en tousgenres et l’expansion qui en résulte du fait desopportunités d’affaires et des emplois qu’ilsuscite. Néanmoins, ceux qui ont rédigé lesarticles, ainsi que les personnes interrogéesdans Labyrinthes n’explicitent que rarement cequ’implique la dimension spirituelle dutourisme. Skali se réfère bien au tourismereligieux, mais en conclusion de son entretien,le journaliste déclare, comme lui, que le projetprioritaire consiste à réaliser un quartier pilote àAïn Zliten avec deux fondouks, un café-théâtre,un café littéraire, quatre résidences pour hôteset un bain traditionnel : aucune mention n’estdonc faite de la dimension spirituelle. Pour cequi est des visiteurs de la mosquée-mausolée deSidi Ahmed Tijani, auxquels Bouzoubaâ seréfère, nombre d’entre eux sont des musulmansd’Afrique de l’Ouest, aux revenus modestes,qui ne s’intéresseraient probablement pas à cetype d’attractions.

Dans sa réflexion sur les trois principauxfestivals de Fès 54, l’écrivain Marie-ÉveBenjelloun n’hésite pas à déclarer que leFestival des musiques sacrées du monderestitue « pleinement l’aura historique de Fès,capitale spirituelle et culturelle du Maroc »,réitérant un lieu commun de la littératuretouristique. Le tourisme, religieux ou autre,insufflerait une nouvelle vie au cadre urbain(fil narratif n° 2). Mais comment des visiteursnon musulmans, fortunés, peuvent-ils devenirdes « touristes religieux » dans une ville où lesprincipaux lieux de prières ne leur sont pasouverts ? Cette question n’est jamais évoquée.

Dans ce discours de la politique urbaine, lacomposante religieuse ou spirituelle dutourisme peut signifier différentes choses. Parexemple, dans l’entretien avec le maire de laville 55, le développement touristique de Fès estdiscuté de la manière la plus concrète. HamidChabat perçoit, en effet, la ville comme une« victime » (trope n° 2), mais il présente aussi àses interviewers une vision technocratiqueconcise de l’avenir de Fès : une meilleuregestion municipale et des travaux importantsd’infrastructure qui seront financés par la ventede terrains municipaux viabilisés pour ledéveloppement immobilier. La Médina n’estpresque pas mentionnée – sauf pour évoquerl’aménagement du « triangle d’or » 56, une zonecentrale qui serait délimitée par trois édifices

religieux majeurs (la mosquée-mausolée deMoulay Idriss, la Grande mosquée desQaraouiyine et Sidi Ahmed Tijani), lancé parOmrane Holding en association avec la mairiede la ville 57. Ici, peut-être, le côté spirituel deschoses, au moins du point de vue du visiteurmusulman pieux, est central.

Miyara clôt son éditorial avec cetteexhortation :

Réconcilions-nous avec cette ville des lumièreset du savoir. Suivons l’exemple de notre jeuneRoi qui a lié son destin à Fès. Construisonsensemble son nouvel âge d’or.

Bien que cette envolée rhétorique donne àl’éditorial une note de fin optimiste, elle n’estque partiellement compréhensible pour lelectorat francophone local. Comment le roi duMaroc a-t-il lié son destin à Fès ? Est-ce enépousant une femme d’une famille originaire deFès et en faisant circoncire son fils dans cetteville ? Il est difficile de répondre à cettequestion. Cependant, à bien réfléchir sur laphoto de couverture qui montre le roi encostume traditionnel et, en arrière-plan, les toitsde la ville, la nuit, et le minaret illuminé de laGrande mosquée desQaraouiyine, la spiritualitérefait surface. Le roi du Maroc est amirel mouminine, le commandeur des croyants, leseul chef d’état musulman à porter ce titre, unefigure centrale dans une société où, pour lamajorité de la population, abandonner lesvaleurs religieuses essentielles est hors dequestion. La pratique religieuse et la spiritualitéqui lui sont associées – vécues par beaucoup deMarocains avec ferveur – sont loin d’être unsuperflu occasionnel ; bien au contraire, ellesreprésentent une dimension importante de la viequotidienne.

Justin McGUINNESS

54. M.-É. Ben Jelloun, « Les trois festivals phares de Fès »,Labyrinthes, 2006, 84-85.55. N. Berrada et L. Miyara, « Le boom de l’investissementmunicipal », Labyrinthes, 2006, 56-57.56. L’expression « triangle d’or » semble avoir été empruntée auxdiscours des agences immobilières parisiennes, le terme se référantà une zone très prisée du VIIIe arrondissement de Paris.57. Bien qu’ayant séjourné à Fès à deux reprises en 2006 (de juilletà novembre-décembre), je n’ai jamais rencontré ce projet OmraneHolding, ni lors de conversations ni dans la presse.

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Les contre-discours : réactionnaire oulégèrement satirique

Le Festival de Fès a aussi ses détracteurs. Ilest de coutume, parmi lesMarocains instruits etles étrangers qui visitent régulièrement le pays,de dire que le Festival est élitiste, du moinsqu’il est déconnecté des dures réalités de la vied’un pourcentage élevé des Fassi. Dans lesmédias, ces critiques du Festival prennent deuxformes, l’une réactionnaire et l’autre satirique.Le discours conservateur est véhiculé par latélévision nationale marocaine et par la presseécrite, notamment celle représentant latendance la plus conservatrice de la sociétémarocaine, en particulier le journal Attajdid 58.Quant à lui, le discours satirique est plus rare :lors de mon enquête, je n’ai trouvé que deuxarticles d’un même auteur et publiés par deshebdomadaires marocains de langue française.

Examinons tout d’abord les positions prisespar ceux qui s’opposent le plus fortement auFestival. Les loisirs au Maroc se sonténormément développés à partir de la fin de ladécennie 1980, dès que les magnétoscopes ontété disponibles et largement diffusés. Avecl’arrivée de la télévision satellitaire, lesMarocains ont eu accès à des mondesinsoupçonnés de divertissement ; les produitsde consommation du Nord, ses débatspolitiques, ses sports et même sa pornographiepouvaient être visionnés à domicile. Lapremière chaîne nationale, RTM, n’arrivait plusà suivre le rythme de production ; la deuxièmechaîne, 2M, s’en est mieux sortie en adoptant leformat des Reality Shows et des sériestélévisées produites localement. Au cours desannées 1990 également, les élites locales deplusieurs villages et villes marocaines àvocation touristique ont lancé des festivals demusique : ceux d’Essaouira et de Fès sontaujourd’hui les plus connus. Mais, entre 2000 et2007, plus aucune ville marocaine quelle qu’ensoit la taille, ne peut se passer d’un festivalannuel accueillant des artistes internationaux etdrainant les foules ; ces manifestations quiengloutissent des budgets considérables,s’attirent aussi les foudres de la critique.

Le discours de ceux qui s’opposent auxfestivals se décompose en deux tendances :celle du rigorisme islamiste et celle, plusdiffuse, de l’« anti-gaspillage » qui défend (oucache) une coalition plus large d’intérêts.

En juin 2000, dans un article de huit pagesintitulé « Culture : les nouveaux fascistes »(Tel Quel, n° 231, 24-30 juin 2006), lejournaliste Reda Allali analyse les attaquescontre les organisateurs de ces manifestations ;on les accuse souvent de « trahir la nation » ;des appels sont même lancés pour prendre desdécisions officielles afin d’interdire certainsspectacles indécents. Ce journaliste, défenseurpassionné du divertissement populaire,s’adresse clairement à un lectorat marocainhabitué de la polémique médiatique – du moinscelle ayant trait aux questions culturelles. Il nefournit aucune date et utilise seulement descitations pour démontrer la démagogie de ceuxqui s’opposent aux festivals.

Les questions de contexte et de conjoncturemises à part, cet article, parce qu’il est truffé decitations de chefs de partis islamistes,commentées par des universitaires de renom,explore la nature des critiques réactionnairesface à la relative dynamique que connaît la vieculturelle marocaine. Il cite notamment lespropos d’Abdelilah Benkirane, parlementairedu PJD (Parti Justice et Développement) qui afait l’objet d’un entretien publié auparavantdans Tel Quel :

Nous sommes contre la débauche observée lors deces festivals. Vous avez vu les groupes de musiquequi sont invités ? Des femmes dénudées,suggestives […] (Tel Quel, 24 juin 2006 : 46).

Un autre membre du PJD, SâadeddineOthmani, commentant l’élection de MissMaroc, considère qu’il s’agit d’« une insultefaite à la femme ». Allali met aussi en exergueune citation d’un politicien islamiste bienconnu, Ahmed Raïssouni :

[…] qui a résumé dans le journal Attajdid laposition de l’aile dure du PJD : « Qui dit festivalde musique, dit toutes les pratiques modernes etpost-modernes comme les boissons alcoolisées,la drogue, la danse, l’adultère, l’homosexualité etla perversion sexuelle et intellectuelle. (Tel Quel,24 juin 2006 : 46).

Plus loin, Reda Allali donne la parole àl’universitaire Mohamed Tozy, spécialiste desquestions politico-religieuses du Maroccontemporain, afin qu’il commente l’idée d’unplus grand contrôle des festivals par l’État :« Ce discours fonctionne, car il rejette

« De mon âme à ton âme ». Le Festival de Fès des musiques sacrées du monde et ses discours ...

58. Des textes critiquant le Festival existent également sur le net.

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l’immoralité sur les autres », nous dit Tozy(Tel Quel, 24 juin 2006 : 47). Outre le discoursrigoriste, le même dossier « Culture : lesnouveaux fascistes » met en relief l’existenced’une réaction conservatrice plus large. Deuxprincipaux groupes critiquant la popularitécroissante des festivals, y sont identifiés : les« populistes » et les « nostalgiques ». Les« populistes » semblent être un groupe diffus –Allali ne donne aucune indication sur leuridentité exacte, mais on devine qu’il s’agiraitd’hommes politiques locaux. Le discours des« populistes » fustige les festivals parce qu’ilscoûtent très cher au contribuable marocain, enraison de leur mauvaise gestion, et du fait qu’ilsprofitent plus aux étrangers qu’aux nationaux.La défense des traditions marocaines sous-tendleur rhétorique. Les « nostalgiques », pour leurpart, sont plus facilement identifiables. Iciencore, Allali ne mentionne aucun nom, et lelecteur est obligé de se fier à l’idée selonlaquelle ils formeraient un groupe de pressions’exprimant bien et ayant de l’influence. Leurraisonnement s’appuie, plus que chez lespopulistes, sur l’idée que les traditionsmarocaines sont menacées. Pour Allali, lavéritable raison résiderait dans le fait que lessubventions gouvernementales qui, par le passé,soutenaient « la chanson moderne marocaine »,nourrissent aujourd’hui les festivals populairesanimés par des artistes locaux et internationaux.Le monde artistique de ces « nostalgiques »,celui d’une soirée télévisée qui s’articule autourd’un chanteur accompagné par un grandorchestre, est en voie de disparition.

La position islamiste, en général, d’après lesexemples cités par Allali, consisterait donc àassocier musique et « perversion » sexuelle. Ladeuxième critique « anti-festival », plus vague,considère que le « Marocain moyen »s’intéresse beaucoup plus au pain qu’à lamusique – une position que ne corrobore pas lesfoules de festivaliers, de plus en plusnombreuses d’année en année 59.

Un troisième courant de critique anti-festivalest spécifique au Festival de Fès des musiquessacrées du monde et il se développe malgré laforte progression du public. Les deux articlesque j’ai étudiés sont de Yassine Zizi : « De monâme à ton âme » (Tel Quel, n° 83, du 21 juin2003), et « Berrada et Aït Qihho, de sortie àFès » (Le Journal Hebdomadaire, du 12 juin

2004). L’auteur adopte, dans les deux cas, un tonmoqueur pour examiner les prétentionsculturelles et l’élitisme social du Festival.Cependant, étant publiés par des journaux delangue française, nous supposons qu’ils n’ontpas atteint un large lectorat marocain.

Exprimant le point de vue d’uncorrespondant de presse désarçonné lorsqu’onlui demanda de couvrir le Festival de Fès, lepremier article de Yassine Zizi, « De mon âme àton âme », rend compte de l’ambiance desconcerts de Goran Bergovic et son Orchestredes mariages et enterrements et de Gilberto Gil,musicien brésilien devenu ministre de laCulture de son pays. Les invités officiels, quiont pris place aux premiers rangs lors desconcerts, font l’objet d’une satire impitoyable.Zizi décrit cet instant où Gilberto Gil descendde la scène pour inviter les officiels à la danse(« mais sitôt qu’il rejoint ses musiciens, tout lemonde s’est rassis […]. Imaginez que l’onpuisse écouter une chanson de Bob Marley assissur sa chaise »). Le ministre marocain de laculture était présent (« très officiel pendant lefestival »). Demandant au lecteur de faire uneffort d’imagination, Zizi écrit :

Imaginez deux secondes MohamedAchaâri [ministre marocain de la Culture] surscène à Rio, une guitare électrique à la main.Non ? Vous n’y arrivez pas ? Vous avez raison, onne peut pas l’imaginer.

Trois photos illustrent son article : celles deBergovic (échevelé, large sourire), de son chefd’orchestre (chauve, tatouages celtes sur lesbras musclés) et de Gilberto Gil discutant sousle grand chêne du Musée Batha.

Pour son second article sur le Festival deFès (juin 2004), Zizi retrace, en deux pages,l’expérience vécue par deux familles locales,les Berrada (fortunés et quelque peu snobs) etles Aït Qihhos (modestes et reconnaissants aufestival). Les Berrada assistent assis auxconcerts de bab Makina, alors les Aït Qihhos,debout, prennent plaisir à écouter la musiquesur la place Baghdadi, près de bab Boujloud. Etle journaliste de conclure :

Justin McGUINNESS

59. La presse marocaine avance, par exemple, le chiffre de 300 000visiteurs au Festival Gnaoua d’Essaouira, en 2003, cf. Rahmouni,Amine (2003) « Un esprit d’exception » in Le JournalHebdomadaire, le 5 juillet 2003 : 28.

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À un jour d’intervalle, les deux familles ont vu lemême spectacle donné par Sabah Fakhri et ilsestiment qu’ils ont passé une excellente soirée.Pour les Berrada, tout le monde a vu qu’ilsétaient là et ils sont contents. Pour lesAït Qihho,la surprise est grande : tant de monde agglutiné àla même place et pas d’agression ni aucun autreincident. Merci Sabah Fakhri. (Le JournalHebdomadaire, 12 juin 2004 : 49).

Bien que cet extrait peut paraîtreinsignifiant, il en dit long sur le Festival de Fès.Les deux familles, l’une appartenant à labourgeoisie locale et l’autre aux milieuxpopulaires, apprécient le spectacle en directd’un des plus grands chanteurs arabescontemporains. La dimension spirituelle estpassée sous silence, l’auteur de l’article seconcentrant plutôt sur cette question tantdébattue auMaroc de la « fracture sociale ». Onserait tenté de dire que le Festival vise à rétablirune certaine justice par le truchement dudivertissement. Pour Yassine Zizi (2004, 48), leFestival « a appris à réconcilier deux classessociales en leur offrant plus ou moins lesmêmes spectacles ».

Retour vers le spirituel : le soufisme dans lalittérature journalistique de voyage 60

Bien que la dimension sacrée du Festival deFès ne soit pas mentionnée par la pressemarocaine et qu’elle ne soit que trèspartiellement soulevée sur le site web duFFMSM, une question reste entière : où levisiteur étranger peut-il s’adresser pourressentir la dimension spirituelle de cettemanifestation ? De quelle manière construit-on« le spirituel », au juste, dans les articles depresse portant sur le Festival ? Dans ladocumentation accumulée, peu d’articlesfournissent une description fidèle de ce que lefestival le plus important de musiques sacréesdu Maroc et de Méditerranée pourrait être.Seuls deux articles en anglais se distinguent desnombreux articles qui recyclent les discours debrochures touristiques ou ceux du site web duFestival 61 : le reportage-photo d’AdamBlenford intitulé Sufism in Fez (« Le soufisme àFès ») (2006) et celui de William Dalrymple,The Sacred Music of Fez (« La musique sacréede Fès ») (2007). Les deux auteurs ont dû, sansaucun doute, faire partie de cette horde dejournalistes étrangers invités à couvrir le

Festival : Blenford est un jeune free-lance quipublie ses papiers par l’intermédiaire de laBBC ; Dalrymple, lui, est un écrivain, sérieux etbien établi, qui a publié des livres sur l’Inde,l’histoire mogole et la spiritualité.

Le reportage-photo de Blenford, intitulé« Le soufisme à Fès », présente une galerie dedix photographies se rapportant à l’islam soufidans le contexte du Festival. Une colonne detextes courts (deux ou trois paragraphes) estplacée à la droite de chaque image. En lesparcourant, le lecteur aura sans doutel’impression que le soufisme est le thème centraldu Festival. Toutes les photos représentent descérémonies soufies ou des membres de la plusinfluente confrérie soufie marocaine, la tariqaBoutchichiya. Ses textes sont, à la fois, simpleset sensibles, un commentaire informé écrit dansle style fluide d’un certain journalisme degauche. Les titres anglais du diaporama deBlenford sont concis et accrocheurs : City ofSong (« Ville de chanson »), accompagné d’unephoto d’un groupe de chanteurs en habitstraditionnels et portant des fez ; WhirlwindDisplays (« Un spectacle tourbillonnant », avecune photographie prise en contre-plongée d’underviche tourneur ; Let’s Transe (« Que la transecommence »), avec le buste d’un jeune hommeen prière ; ou encore One Love (« Un seulamour »), pour commenter la photo de deuxhommes souriants, en train de chanter et debattre des mains.

Ce premier reportage-photo est intéressantdans la mesure où il traduit le changement qui aeu lieu dans la couverture médiatique de l’activitéd’une des confréries marocaines les plusimportantes, la tariqa Boutchichiya, dont FaouziSkali, fondateur du Festival de Fès est un adepte.L’image n° 5, A Sheikh Revered (« Un cheikhrévéré »), montre un portefeuille ouvert révélantla photographie d’un homme enturbanné,souriant, le cheikh Sidi Hamza, actuel chef de laconfrérie Boutchichiya Qadiriya, tout enprécisant : « Une confrérie soufie active auMaroc ». Le lecteur apprend que :

Le cheikh inspire une dévotion particulière auprèsdes fidèles […]. Parce que tout en revendiquantune descendance directe du Prophète Mohamed,

« De mon âme à ton âme ». Le Festival de Fès des musiques sacrées du monde et ses discours ...

60. Travel writerly journalism.61. Sans doute, dans le cyberspace, existe-t-il d’autres articlesconsacrés au soufisme et au sacré.

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Sidi Hamza, possède, croit-on, un lien spirituelactif. Ses disciples se rendent en pèlerinage àMadagh, dans le Nord-Est marocain, et portentsur eux des photos du cheikh chaque jour.

Les deux photos suivantes (n° 6 et n° 7,respectivement sous les titres Grandson andheir (« Petit-fils et héritier ») et The DivineAccountant (« Le comptable divin » [sic]),présentent l’héritier du cheikh : Mounir, 24 ans,est « un jeune homme calme […] qui semble seconsacrer à sa foi et à ses études universitairesen économie » 62. Puis, l’auteur rétablit les liensentre le contenu photographique et le Festival :

À Fès, il [Mounir] est accompagné d’un groupede jeunes soufis qui psalmodient des versets duCoran et chantent des psaumes musulmans enprésence d’une foule de curieux. Lesmembres dela confrérie ont grandi ensemble ; ils chantentleur dévotion à Dieu en parfaite harmonie.

Les photographies n° 7 et n° 8 – Let’s Transe(« Que la transe commence ») et Wide Eyed(« Yeux grand ouverts »), présentant unadolescent chantant – emmènent le lecteur aucœur de l’expérience soufie, tout en citantl’explication, donnée par le fils du cheikh, dudhikr, le « chant rituel ou récitation du nom deDieu ordonné à tous les musulmans » :

- Le chant n’est pas objectif ; c’est une manièred’exprimer ce que nous portons en notre forintérieur, dit Mouad (sic), (photo n° 8).- La voie soufie est faite pour toute votreexistence, dit encore Mouad, (photo n° 9).- Nous avons l’habitude de chanter toutes lessemaines, et nous chantons à l’occasion desmariages, des fêtes, voire sans raison spéciale.- Notre foi est un présent de Dieu. Mais chantern’est pas l’objet – le but est de rencontrer levisage de Dieu. Chanter ne fait que montrer cequ’une personne porte en elle.

Par sa mise en forme discursive du Festival,ce court reportage-photo est unique. Uneexpérience spirituelle intime, la hadhra, durantlaquelle le hâl (un état de communion avecDieu) peut se réaliser, est postée sur le web, luifaisant une petite place dans le flux planétairede textes journalistiques. Cette mise en formede la pratique musulmane présente un contrasteflagrant avec les discours dominants sur l’islamdans les médias nord-atlantiques. Les imagessimples de Blenford décrivant la pratiquesoufie fonctionnent comme un discours devulgarisation. Refusant de représenter le

musulman comme quelqu’un à craindre, il seconcentre sur la véritable pratique, dans uncontexte particulier. Écrit sur un ton respectueux,ce reportage est, à la fois, exploratoire etintelligent.

Le second article intitulé The Sacred Musicof Fès (« La musique sacrée de Fès ») est lerécit, par Dalrymple, de son expérience de lamusique et de la transe musulmanes. Son pointde vue est celui d’un écrivain-voyageur.L’article s’articule autour de trois personnages :Ibn Arabi, le mystique médiéval ; Faouzi Skali,fondateur au XXe siècle du FFMSM, « lecourtois impresario de la musique soufie » ; etAbd Nebi Zizi, « tanneur et membre desAssaiwas (sic), une des confréries soufies lesplus répandues au Maroc ». Ibn Arabi permet àDalrymple de décrire la ville de Fès commehaut lieu de l’enseignement et de la toléranceœcuménique auMoyen Âge. À propos de Skali,l’auteur fait un compte-rendu succinct duFestival et dit que : « le flambeau d’Ibn Arabiest encore porté dans le Fès moderne ». C’estlors d’un concert, « vers minuit, dans l’ancienjardin du Pacha Tazi », que Dalrymple arencontré son troisième « personnage », Zizi,qui l’a invité à une « cérémonie de purificationde maison » dans la Médina.

Son reportage sur la musique sacrée à Fèscorrespond bien à la description, très répanduedans les magazines de loisirs, de cette villecomme modèle de l’urbanisme musulmanmédiéval (« Le tissu ancien de la vie de la villeest encore intact ») et comme lieu decompréhension entre les religions (« La villeuniversitaire de Fès, tolérante et pluraliste »).Toutefois, Dalrymple fait un grand effort pour enfaire ressortir l’aura. Ses remarques sont le plussouvent impressionnistes : la mosquée MoulayIdriss est « un lieu saint si sacré que les nonmusulmans ne peuvent approcher son entrée »,écrit-il ; en réalité, de très nombreux touristespassent tous les jours devant cette entrée.

Dans une envolée rhétorique, agrémentéed’une référence à IbnArabi qui, « lui le premier,a clairement dit que l’amour est plus importantque l’appartenance religieuse », Dalrymple se

Justin McGUINNESS

62. Pourquoi ces deux éléments sont-ils traités sur le même piedd’égalité ? Pourquoi le journaliste choisit-il ici le verbe« sembler » ? Est-ce une sorte d’ironie ou une référence au caractèreimpénétrable du successeur ?

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projette dans le Fès contemporain eninterrogeant Faouzi Skali. C’est seulementlorsque le directeur du Festival situe l’islamdans un contexte global, que le cadre de lanarration change : le message clé de lamanifestation refait surface, à savoir un projetvisant à soulager la planète des hostilités quenourrissent les caricatures de l’Autre : « LesMusulmans avaient une opinion stéréotypée del’Occident et vice versa », dit Faouzi Skali :

Je voulais créer un endroit où les gens peuvent serencontrer et découvrir la beauté de chaquereligion et culture.

Le lecteur apprend que, « pour Faouzi, lesoufisme est au cœur de son action ». Dalrymplele cite au moment où il met l’accent sur le rôledu soufisme dans l’islam et sur l’importance dela pratique spirituelle en général, dans lestraditions religieuses du monde :

C’est ce dont nous, et la génération à venir, avonsaujourd’hui besoin ; autrement nous aurons unmonde sans âme.

Ibn Arabi aurait sans doute approuvé.Le programme du fondateur du Festival estdonc clair, il s’agit de sauver l’âme (les âmes ?)d’un monde menacé par les forces nébuleusesde l’uniformisation. Le « nous » de Skali – uncollectif global – se chargera de cette mission.

La dernière partie de l’article de Dalrympleinvite le lecteur à une soirée de musique soufie,devant « un parterre bigarré où se côtoientgamins des rues, artistes et musiciens », unesoirée musicale de propitiation de djinn dansune maison de Fès. L’écrivain-voyageur décritlesmusiciens, les participants, la progression dela soirée, de la procession desmusiciens dans lacour jusqu’au point culminant :

À mesure que le volume augmentait, certainesfemmes commençaient à se balancer, le regardvide sur leurs visages, cédant à un état de transequi, pour lesMarocains, indique la présence et lapossession du djinn. Cela pouvait certainementinquiéter, mais il était clair que cela était unmoyen de se soulager des anxiétés refoulées, unemanière acceptée par une société profondémentconservatrice. C’était une sorte de soupape desécurité ; quelque chose comme une Rave Party,mais accompagnée d’une meilleure musique,moins monotone.

Avec la condescendance de l’écriture desrécits de voyage anglais des années 1950,Dalrymple résume des pratiques spirituelles

ayant eu lieu dans la maison fassie qui lui aouvert ses portes. Très tôt le matin, Zizi dit aurevoir au visiteur, en précisant :

Lorsqu’ils écoutent cette musique, les djinns sontsatisfaits et ils bénissent la maison ; mais il n’y apas que les djinns. Il s’agit également de nous.Pour nous, cette cérémonie nous rassemble etnous soulage. À la suite de cela, nous faisonscorps avec le monde.

Le reportage-photo de Blenford pour laBBC et l’article de Dalrymple pour travel-intelligence transportent le lecteur vers despratiques spirituelles enracinées dans la vie desFassi. Comme dans les reportages ironiques dela presse marocaine précédemment évoqués,ces deux articles sont importants dans la mesureoù ils rompent avec le sempiternel discours duFestival – bien que Dalrymple se laisse tenterpar quelques clichés néo-orientalistes. Ilspermettent également de voir les changementsdans la manière dont la plus importanteconfrérie soufie marocaine se présente aumonde. En effet, Dalrymple déclare :

[Le Festival de Fès], « un des plus importantsrendez-vous de musiques sacrées, […] constitueune réponse soufie nette aux événementspolitiques […] suscités par la première guerre duGolfe et la polarisation croissante du mondearabe et de l’Occident.

Depuis la naissance du Festival, cettepolarisation a été très souvent citée commeétant la raison d’être de la manifestation, maisle couplet « réponse soufie » ne figurait pasdans la littérature la concernant. Dans cecontexte, le recours à des entretiens ethno-graphiques, de type qualitatif, est très utile.La manière dont la confrérie Boutchichiya seprésente aujourd’hui a effectivement changé.Aux débuts du Festival, il était difficile de sortirle dhikr des zaouïas et des maisons pour leprésenter sur scène. Par ailleurs, dans mesdiscussions avec des membres de la tariqa, j’aidécouvert que, jusque là, les articles publiésdans la presse marocaine sur la Boutchichiyaétaient rédigés par ses disciples (les fogara).Vers 2005, l’idée de « tourisme spirituel »commence à être évoquée. À présent, lesadeptes acceptent plus volontiers que l’ondiffuse des images sur leurs pratiques. Undocumentaire sur la célébration du Mouled àMadagh, diffusé par la deuxième chaîne detélévision marocaine (2M), peut être considéré

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comme faisant partie de l’évolution de leurstratégie de communication. Plus simplement,le nombre grandissant de pèlerins à Madagh est,pour eux, une preuve de l’importance que leurtariqa a acquise. Des milliers de visiteurs s’ysont rendus en 2007. Il n’en reste pas moinsqu’en dépit de cette plus large médiatisation despratiques confrériques, elles continuaientd’être, dans la première décade des années2000, omises par la littérature officielle ayanttrait au Festival.

Néanmoins, on remarque un dernierrebondissement par rapport au discours desjournalistes-écrivains voyageurs : le changementde stratégie de communication des Boutchichiyaa ouvert un nouvel espace publique pour lamusique spirituelle, avec la création du Festivalde Fès de la culture soufie.

Conclusion : discours du festival etrecherches sur le sacré

Le présent article a identifié trois principauxdiscours véhiculés par les textes médiatiquesportant sur le Festival de Fès : un discoursofficiel et semi-officiel de la promotion de laville de Fès ; un contre-discours réactionnaire,critique du festival, humoristique à ses heures ;et un certain discours journalistique relevant del’écriture de voyage qui tente de rendre comptequelque peu de la pratique spirituelle. Cedernier discours peut être qualifié de « mystiqueglobalisant ». Bien entendu ces catégories sontdes constructions et elles ont pour but de rendrepossible une meilleure compréhension duFestival. Le dernier discours, dans lequel unepartie de la pratique religieuse marocaine etfassie a été « libérée » pour atteindre un publicmondial anglophone, ne peut se comprendreque par le biais des entretiens ethnographiques.

Le premier discours, celui de la promotionurbaine, est confectionné par le service decommunication du Festival et par lesjournalistes. Le passé est dépoussiéré demanière sélective, mis en relief de façon àrenforcer l’idée que Fès est un lieu attractif pourceux qui veulent y investir, vivre ou travailler.Cette caractéristique positive est la résultante dela centralité revendiquée par la ville – uneexcellence culturelle et une ouverture pourl’entrepreneur. L’analyse du livre L’Esprit de

Fès montre la manière dont une communautéd’intérêts mondialisée, unie par un certainhumanisme, conçoit la ville comme un lieu deressourcement spirituel, d’ensoulment (termeutilisé par Frédéric Lenoir), dans un monde oùla compétition est l’idéologie dominante sur lelieu de travail.

Pour les personnes imbues de « l’esprit deFès », la ville est un endroit où les ambitions del’avenir de l’humanité sont projetées. Leurexpérience du « sacré » peut n’avoir que peud’échos sur la croyance et les pratiques religieusesde la majorité des Fassi. Les articles de la pressemarocaine révèlent que les festivals sont fortementcontestés – ou, si l’on en croit certains articles surFès, que ces événements permettent de mettre enévidence des avis contradictoires. Le « Fassimoyen » n’est sans doute pas la cible de la pressede luxe ou des sites web.

Le troisième discours, celui de la « mystiqueglobalisante », est très minoritaire. Alors que lamusique du Festival procède de traditionsreligieuses et spirituelles différentes, très peud’articles ont relaté des pratiques de la tariqa àlaquelle le fondateur du Festival appartient.

Décriées au lendemain de l’indépendancedu Maroc, les tariqas sont restées largementdénigrées par le salafisme marocain. Cependant,pour nombre de Marocains, la pratique du dhikrfait partie intégrante de la vie religieuse 63. Faitrévélateur, c’est en 2006, au moment où laBoutchichiya a attiré l’intérêt des médiasmarocains – mais pas nécessairement sous unangle favorable 64 –, que Faouzi Skali, lefondateur du FFMSM, a pris l’initiative demonter une manifestation plus petite et plusspécifique, le « Festival de Fès de la culturesoufie » dont la première édition s’est tenue en2007. Pour la première fois, le terme « soufi » aété utilisé comme label pour un événementpublic. En revanche, on ne retrouve pas lestermes utilisés dans le titre du premier festival :sacré, sacred, ou ‘ariqa. Passant en revue lasession 2008, le site de cette manifestation 65

Justin McGUINNESS

63. Pour autant que je sache, il n’y a eu aucune participation depersonnalités officielles à des manifestations majeures honorant dessaints. Des milliers de personnes se rassemblent à l’occasion dupèlerinage annuel de Madagh (région de l’Oriental), centre de laBoutchichiya, pour célébrer le Mouled.64. Cf. R. Ramdani, « Soufisme ou idolâtrie. Voyage au royaume ducheikh Hamza », Tel Quel, n° 268, 7-13 avril, 2007, 22-25.65. Cf. www.festivalsoufieculture.com.

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insiste sur l’intérêt qu’elle présente pour lesoufisme :

Il est certain que cet événement pourra devenir uneplateforme de rencontres artistiques et spirituellesde taille qui permettra à la diversité culturelle duSoufisme de se faire connaître et de faire valoirainsi la richesse de la culture islamique. 66

La présente analyse permet unecompréhension plus fine de la manière dont cestermes opèrent dans le contexte du Festival deFès. Celui de « sacré » suggère un autre termequi lui est diamétralement opposé, le« profane ». Cette opposition entre « un monded’objets auto-authentificateurs (self-authenti-cating) dans lequel nous existons en tantqu’êtres sociaux et un monde religieux qui est leproduit de notre imagination » (Asad, 2003,194) remonte au siècle des Lumières. Comment,donc, le chercheur peut-il traiter « le sacré », cequalificatif de l’espace transnational maistemporairement très localisé que représente leFestival de Fès. Les recherches futurespourraient emprunter la voie tracée par Asad(id., 36) qui suggère que nous changions notrefaçon d’appréhender le « sacré » en tant qu’objetd’expérience pour le penser comme « ce quirend certaines pratiques conceptuellementpossibles, désirées et impératives ». L’intérêt,alors, consisterait à voir comment « le sacré »est l’objet de la pensée et de la pratiquereligieuse aussi bien que de la pensée séculière.

À Fès, durant les dix premières années deson existence, le Festival a rassemblé unmélange de spectacles, reflétant plusieursvisions du monde, monothéiste, est-asiatique,amérindienne et africaine, tous issus detraditions qui explorent la nature inconnue deDieu et qui suggèrent une ascension spirituelle.Avec une pareille reconnaissance desdifférentes traditions religieuses, on peut penserque le festival lançait un défi dans une ville oùune lecture littérale de l’islam était répandue.Cette position spirituelle inhabituelle présentaitégalement un défi en tant que propositiondurable. En effet, au début des années 2000, lalogique commerciale du parrainage, le tourismeet la demande des artistes connus du grandpublic prirent le dessus. Du point de vue de lapolitique urbaine, on pourrait dire que « lesacré » a servi de puissant signifiant dans lecadre d’une opération de marketing urbainnaissant. Sans nul doute, le thème de « capitale

sacrée » continuera de susciter l’intérêt sur leterrain de la communication territoriale ettouristique.

La création récente – et le succès – duFestival de la culture soufie peut signifier qu’ilexiste encore un désir de « réenchanter lemonde ». D’après mon expérience du Festivalde Fès, les participants apprécient vraiment depouvoir vivre l’expérience soufie du dhikr. S’ilest vrai que certaines des personnes intérrogéesont été gênés par ce qui leur semblait être unesorte de « tourisme spirituel » (avec uneconnotation négative du mot « tourisme »), laplupart d’entre elles ont porté un jugementpositif sur la manifestation. Un des administra-teurs du festival m’a précisé que « Les visiteurssont touchés, sincèrement je pense, par laspiritualité ». En dépit de la reproductionmécanique et de la circulation mondiale detoute sorte d’objets et d’images, la spontanéitéet la beauté du hâl restent intactes. Les espacesque Fès offre à l’exercice spirituel peuvents’avérer importants pour le développement denouvelles formes de conscience religieuse.Toutefois, ainsi que le remarque Lenoir (2003,97), il est encore trop tôt pour dire si lessyncrétismes religieux émergents resteront desmélanges confus (des « bris-collages ») ou s’ilsdonneront naissance, « par voie de bricolages, àde nouveaux dispositifs cohérents ».

Sources

La liste des articles et livres suivants, qui formentle corpus de cette étude, est établie par nomd’auteur.

Le site www.fesfestival.com (2006) est égalementune autre source primaire.

ANON, 2006, “Think-tank sur le devenir de Fès”,Labyrinthes, avril-mai, 18-21.

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« Marcher sur les traces de Charles de Foucauld »Les nouvelles formes du tourisme religieux

dans le Hoggar algérien

Nadia BELALIMAT

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 1, 53-74.

C ’est sous l’angle des nouvelles formesdu « croire » de la société française

que l’on peut envisager le tourisme religieux quise développe, dans le Hoggar algérien, autour dela figure de Charles de Foucauld (1858-1916).Dans cet article 1, nous étudierons le rôlepatrimonial du plateau de l’Assekrem et,conjointement, celui du tourisme religieux dansle développement de l’économie touristique decette région désertique, avec la présence discrètemais déterminante pour le pèlerinage d’unecommunauté chrétienne sur les lieux, celle desPetits Frères de Jésus et des Petites Sœurs duSacré-Cœur. Nous commencerons par retracerl’histoire du pèlerinage ancien qui apparaît aumoment de l’installation des premièrescongrégations d’inspiration foucaldienne enAlgérie. Ce pèlerinage « classique » et sonrenouvellement dans le contexte pluscontemporain de l’expansion du tourismereligieux, serviront de fil directeur à notrepropos. Cette reformulation progressive, sur unmode touristique et dévotionnel lui-mêmerenouvelé, renvoie à la transformation enFrance, depuis quarante ans environ, desmodalités d’affiliation au catholicisme. SelonDanièle Hervieu-Léger (1999, 98), elles se sontcaractérisées par l’individualisation et lasubjectivisation des croyances et par l’auto-nomisation du sujet dans la construction de sacroyance et de la pratique de sa foi. En effet, lareligiosité pèlerine moderne de la sociétéfrançaise « se caractérise par l’impératif quis’impose à l’individu de produire lui-même lessignifications de sa propre existence à travers ladiversité des situations qu’il expérimente, enfonction de ses propres ressources etdispositions » (id.). De plus, l’exemple pèlerindu Hoggar pourrait venir illustrer la réactivité del’Église et des acteurs de « l’économie du

croire » aux changements sociologiques duchamp religieux français (id., 112) :

[…] Les institutions religieuses, confrontées àl’expansion d’une religiosité individuelle etmobile sur laquelle elles ont une faible prise,s’efforcent de la canaliser et de l’orienter eninventant elles-mêmes les « formes d’unesociabilité religieuse pèlerine » qu’elles espèrentmieux ajustées aux demandes contemporainesque les regroupements classiques despratiquants.

Lesmanifestations du tourisme religieux quiémergent à partir des années 1980 dans leHoggar, seront analysées, ici, au regard dudéveloppement propre au tourisme saharienalgérien. À la différence des pays voisins,l’Algérie ne dispose pas d’infrastructureshôtelières et touristiques, ni sur ses côtes quicomptent quelques centres de villégiaturedestinés au tourisme national, ni à l’intérieur dupays. En revanche, c’est le tourisme désertique,avec l’immense massif volcanique del’Ahaggar 2 (480 000 km2 et une altitudemoyenne de 2000 m) et le plateau des Ajjer(700 km à l’est, à la frontière algéro-libyenne)qui positionne ce pays sur le marchéinternational du tourisme d’aventure. Avec10 000 à 20 000 visiteurs par an à la fin desannées 1980, le Sud algérien était devenu une

1. Mes remerciements à ceux qui ont participé à cette étude : lesfraternités de Tamanrasset et de l’Assekrem, Rhania Bousaïd, lesagences de tourisme Akar-Akar, Itinérence, Oulawen Tour et YufEhaket. Merci aussi à mes amis lecteurs pour leurs conseils etcommentaires des versions antérieures de cet article : à KatiaBoissevain qui m’a proposé ce sujet d’étude, Antoine Chatelard dela fraternité de Tamanrasset, et Corinne Cauvin-Verner. Un grandmerci aussi à Mathieu Coulon pour la réalisation des cartes. Cetterecherche a été en partie financée par l’IRMC.2. Ahaggar en tamahaq, Hoggar en arabe.

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destination phare de ce type de tourisme, qu’ilsoit motorisé, de randonnée ou de hautemontagne. Cependant, les années 1990 furentune décennie blanche pour le secteur, suite à laviolence politique qui s’était installée au norddu pays. L’activité n’a repris qu’au début desannées 2000. C’est donc dans ce contextetouristique particulier que nous avons puobserver certaines évolutions des pratiquespèlerines catholiques françaises.

Le Hoggar algérien de Foucauld a, semble-t-il, durablement pris place dans les parcourscontemporains des pèlerins. Nous étudierons toutd’abord l’installation des premières fraternités enAlgérie. Nous nous attacherons ensuite à restituerles différentes manifestations pèlerines ettouristiques liées à la figure de Foucauld, à partirdes années 1980. Le cadre exploratoire de cetarticle ne nous permet pas de proposer unedescription fine de l’expérience pèlerinecontemporaine. Néanmoins, nous en aborderonsle caractère spirituel, en filigrane, par une analyseplus générale des motivations des pèlerinsspécifiques à cette destination. Ce pèlerinagefoulcadien sera surtout restitué dans ses momentssignificatifs du point de vue du recoupement entretourisme et tourisme religieux. C’est aussi àtravers le rôle de ses différents acteurs, dont lescommunautés chrétiennes du Hoggar, que nousaborderons la question de son organisation socio-économique locale.

L’ermitage de Charles de Foucauld àl’Assekrem et le tourisme dans le Hoggar

La fraternité de l’Assekrem

La fraternité des Petits Frères de Jésus àl’Assekrem fut fondée en janvier 1955, enmême temps que celle de Tamanrasset(Annexe 1). Leur installation était motivée,selon leurs propres termes, par la volonté dereprendre « une présence priante et fraternelle »au cœur de ce massif où transhumaient encoreun bon nombre de Touaregs Dag Ghali, et dontcertains avaient croisé la route de Charles deFoucauld. Y vivent aujourd’hui trois frères :deux Français, présents depuis près de quaranteans et un Espagnol arrivé plus récemment. En1955, les frères réaménagèrent discrètement lelieu : ils effectuèrent la réfection de l’ermitage(ill. 1) – où l’on peut encore voir les restes desappareils de mesures météorologiques laisséspar Foucauld en 1911 – et construisirent leurpropre fraternité dix mètres en contrebas. Tousfaisaient fonction de techniciens de relevé à lastation météorologique installée sur le plateaudepuis leur arrivée : elle est devenue, en 1992,une station de veille de l’atmosphère globale(VAG), partenaire d’un réseau mondial detrente stations de veille et mesure climatiquesdes gaz à effet de serre. Cette station etl’ermitage, seuls sites en activité sur le

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© Photographie de Alfred Brungger.

Illustration n° 1. Vue de l’ermitage de Foucauld à l’Assekrem avec les Tizouyet en arrière-plan

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plateau 3, maintiennent des liens étroits, bienque les frères techniciens soient actuellementretraités.

L’installation d’une fraternité à l’Assekrementraîna, sans aucun doute, la redécouverte dela singularité et la beauté du lieu (ill. 2). Ellepermit aussi à ces religieux, dans leur doublefiliation géographique et spirituelle, de mieuxcomprendre certains aspects de la vie« cachée » de Charles de Foucauld, alors mêmeque celle-ci faisait l’objet d’interprétationsmultiples (Annexe 2). Le Frère Antoine, enparticulier, contribua à ce renouvellementhistorico-biographique (A. Chatelard, 2000 et2002). Devenus les gardiens du lieu, les PetitsFrères de Jésus se donnèrent aussi pour tâched’accueillir et d’informer les visiteurs,étrangers ou Algériens, sur le choix de cetteimplantation que Foucauld aurait choisi à causede la proximité des campements et pour lasplendeur naturelle du lieu. Toutefois, au coursdu XXe siècle, le dépeuplement du massif et ladisparition progressive des campements ontcoïncidé avec l’apparition des touristes,synonyme de bouleversement et d’adaptationbon gré mal gré. Aujourd’hui, pendant la saisontouristique, les visites sont quotidiennes et, lesjours d’affluence, les Petits Frères de Jésusvoient passer entre cent et deux centsvoyageurs.

Les premiers pèlerinages foucaldiens

Avant de devenir une destination privilégiéedu tourisme religieux désertique, les ermitagesde Charles de Foucauld en Algérie avaientgénéré des mouvements sporadiques depèlerins, conçus dans le giron d’un courantmissionnaire qui cherchait alors à se réaliserdans le nationalisme algérien postcolonial.L’itinéraire pèlerin consacré au « FrèreCharles » est lié à l’histoire de ces fraternités.On doit en effet son tracé à l’initiative deGeorges Gorrée, ancien membre de la premièrefraternité d’El-Abiodh Sidi Cheikh. Sonactivisme fervent et mimétique pour re-constituer la geste foulcadienne jouacertainement un rôle dans son départ de lacongrégation, deux ans après son arrivée à El-Abiodh 4. René Voillaume, relatant lescirconstances de ce départ, se souvient de lavolonté du missionnaire de constituer unmouvement pèlerin qui aurait honoré la sainteté

Nadia BELALIMAT

3. Au niveau du col de l’Assekrem, en contrebas du plateau, lerefuge de l’Assekrem offre des possibilités d’hébergementsommaires et de restauration aux groupes qui ne bivouaquent pasplus bas dans la vallée.4. Il rejoignit au Maroc le père Peyriguère qui vivait en moine-missionnaire, selon l’esprit de Charles de Foucauld, à El-Kbab, maisil fut finalement nommé curé de Khemisset-les-Zemmour.

Illustration n° 2. Accueil d’un groupe à l’Assekrem par le frère Alain (au centre)

© Photographie de Nadia Belalimat.

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de Foucauld et que les hagiographes del’époque (D. Casajus, 2001) souhaitaientpromouvoir. Selon R. Voillaume (1998, 241) :

Nul plus que lui n’avait étudié les écrits du FrèreCharles ni réuni davantage de documents au prixde recherches incessantes auprès de la famille etde tous ceux qui l’avaient connu. [...] Il meproposa un jour de consacrer sa vie à réaliserchaque année la tournée Tamanrasset / Beni-Abbès dont le père de Foucauld avait eu l’idée audébut de son installation au Hoggar et qui s’étaittrouvé irréalisable.

En 1947, Georges Gorrée publia labiographie Sur les traces de Charles deFoucauld, un titre annonciateur d’une forme depèlerinage inscrite dans le contexte colonialauquel Foucauld avait participé. Les premierspèlerinages de groupes furent organisés dans lesannées 1950 par la revue Les Cahiers Charlesde Foucauld. Ce pèlerinage, annuel, relevaitalors davantage d’une démarche isolée del’association « Les amitiés Charles deFoucauld » (dont G. Gorrée était membre),impliquée dans la Postulation de la Cause de sabéatification 5. Si la démarche s’expliquait pardes débats internes au courant missionnairedéclinant au Maghreb, elle prenait aussi part aumouvement naissant du tourisme d’excursiondans la région et dont la revue de l’associationtémoigne par ailleurs.

Le pèlerinage recrutait chez les laïcs et lesreligieux, mais aussi auprès de paroissiens del’Église d’Algérie. Les deux circuits proposéspar G. Gorrée suivaient à la lettre les lieux de lageste foucaldienne algérienne (carte 1) : « Noëlà Beni Abbès, Pâques à Tamanrasset »,annonçait l’encart publicitaire de la revue. Dansle second circuit, au départ d’Alger par avion, legroupe faisait halte à El-Goléa (lieu de sépulturede Charles de Foucauld), repartait pourTamanrasset afin de visiter sa maison et le fortin(bordj) où il est mort, puis se faisait conduire encamion jusqu’à l’Assekrem, y célébrait la messeet repartait très vite. G. Gorée faisait office deprêtre accompagna-teur, célébrant la messe lorsdes visites des ermitages et animant les veilléesautour « d’instructifs débats sur les sujets diversmais se rattachant au Père de Foucauld et auxproblèmesmissionnaires » (J. Peillard, 1955, 217).

Avec la guerre d’indépendance, ce type depèlerinage prit fin, en même temps que lecourantmissionnaire algérien. À partir de 1962,

le père Launay, prêtre accompagnateur pourLes voyages et pèlerinages de Lugny (Vosges)organisa une trentaine de pèlerinages d’aprèsl’itinéraire choisi par Gorrée. C’est toujours surces étapes que se déroule aujourd’hui lepèlerinage strictement foucaldien (proposé par« Terre Entière »). Il se caractérise par sa trèsgrande étendue géographique et une fortedimension dévotionnelle par rapport autourisme religieux contemporain.

Tourisme dans le Hoggar et tourismereligieux foucaldien

L’activité pèlerine et l’apparition dutourisme religieux à l’Assekrem sont indis-sociables du développement du tourismesaharien. Dans le Hoggar, ces deux formes sontdepuis longtemps étroitement corrélées commeen témoignent les premiers développements del’attractivité pèlerine et touristique del’ermitage de l’Assekrem.

Dès le milieu des années 1960, l’économietouristique de la région fut confiée à l’Agence detourisme algérien, organisme d’État en charge dusecteur. Il faut attendre 1971 pour que s’ouvre, àTamanrasset, la première agence locale detourisme spécialisé 6 et pour que le secteur selibéralise. Le « Hoggar insolite », la premièreexcursion en vogue, s’organise autour de laboucle du Hoggar 7 et implique déjà des toursopérateurs français pionniers dans le secteur,comme « Terre d’aventure » (carte 2).Commence alors une période d’exploration denouvelles routes de circuits dans la chaînevolcanique. Le massif est entouré de nombreuxplateaux de grès – les tassilis – et celui duHoggarsitué à 300 km au sud du massif, découvert en1969, est exploité d’un point de vue touristique à

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5. C’est le préfet apostolique de Ghardaïa qui ouvre, en 1927, leprocès informatif sur la vie, les vertus et la renommée de sainteté deCharles de Foucauld qui mettra près de soixante-dix ans à aboutir. Ilfut reconnu vénérable par un décret d’héroïcité des vertus de Jean-Paul II en 2001. La guérison d’une Italienne, à la suite de la prièred’intercession de son mari auprès du « vénérable Charles », relançale procès en béatification. En 2004, le pape Jean Paul II reconnaît lemiracle de l’intercession de Charles de Foucauld qui ouvre la voie àsa béatification, prononcée le 13 novembre 2005 à la basiliqueSaint-Pierre de Rome par Benoît XVI.6. Akar Akar qui est aujourd’hui une des plus importantes agencesde la ville.7. Tamanrasset, Taifet, Tazruk, Idélès, Ifarouk,Assekrem, Tamanrasset.

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partir de 1972. Aujourd’hui, au long d’unedouzaine de circuits bien balisés, des équipesmènent les touristes en jeep, en méharées ou àpied avec un chameau ou un véhicule quitransporte les équipements (G. Chatelard, 2006).Ces circuits durent de quelques jours à troissemaines pendant la saison touristique qui courtd’octobre à avril. Depuis 2002, le pays a entaméun programme de conservation du grand Sudalgérien (GEF-UNDP, 2002) et a signé le plande développement touristique pan-saharien(UNESCO, 2003) 8.

Cette dynamique d’expansion des circuitstouristiques repose en partie sur l’attractivité duplateau de l’Assekrem et de son ermitage.Depuis les débuts de l’activité touristique, lelieu et la vue panoramique qu’il offre del’Atakor, la chaîne centrale du massif, onttoujours été une étape incontournable de toutséjour dans le Hoggar. Peut-être aussi est-il lepremier site touristique clairement identifié dumassif, du fait de la valeur patrimoniale del’ermitage. Le plateau de l’Assekrem culmine à2 710 mètres d’altitude au centre de l’Atakor.Depuis le plateau qui s’étend sur troiskilomètres, la vue donne sur le plus hautsommet du pays, le mont Tahat à l’ouest, et faceà l’ermitage à l’est, sur les pics rocheuxTizouiet (les jumelles), devenues les icônespaysagères du tourisme saharien algérien.

Les précurseurs du tourisme religieux dansle Hoggar furent une poignée de prêtresfrançais. L’un d’eux, Jean Christin étaitdirecteur de pèlerinage de Haute-Saône ; dès lesannées 1970, il programma systématiquementcette destination dans les pèlerinages annuelsdu diocèse. Il fut l’un des premiers à donner unedimension proprement touristique à ce voyage-pèlerinage en introduisant des étapesd’excursions dans les tassilis, après les étapes(Beni Abbès/El-Goléa/Tamanrasset/Assekrem)du pèlerinage strictement foucaldien précédem-ment évoqué :

Le Père Christin faisait des programmes de deuxsemaines [...] Il faisait l’Assekrem deux jours.Chaque matin, il faisait la messe le temps qu’oncharge les voitures, après le petit déjeuner. Lesoir, à l’arrivée, ils faisaient leur messe avant des’installer. Pour leur circuit il faisait tout leTefedest et Djanet [...]. Parfois il étaitrecommandé par Chemins et Rencontres et ilamenait les gens [...]. Il venait tous les ans. 9

Ce type de programmation, au demeurantrelativement rare si on la compare auxpèlerinages chrétiens ou mariaux traditionnelscomme ceux de Lourdes ou de la Terre Sainte,s’inscrit dans la mission officielle des directeursde pèlerinages au sein de la Pastorale dutourisme et des loisirs de l’Église de France 10.On sait que les pèlerinages, conçus comme « unacte d’Église », sont un moment particulier deformation spirituelle et de prière, qui respecte aumoins les quatre points suivants : « unressourcement dans la foi ; une démarche deconversion individuelle et collective ; un tempsde prière et de pénitence ; une vie fraternelle »(R. Aucourt, 1993, 14). Les groupes diocésainsde pèlerins en visite à l’Assekrem, peu nombreuxmais réguliers, ont certainement contribué àsoutenir l’économie naissante du tourisme dansla région. Certains entretiens réalisés avec lesacteurs locaux du tourisme religieux témoignentde l’ancienneté de leur relation de clientèle avecun directeur de pèlerinage diocésain français.L’un d’eux se souvient de ses premiers pas dansle tourisme avec des groupes conduits par desprêtres passés d’un pèlerinage foucaldien à unpèlerinage semi-touristique. Son récit attestesurtout de la valeur patrimoniale déterminante,géographique et historique, du plateau del’Assekrem et de son ermitage tant pour lesgroupes pèlerins que pour les groupes detouristes qui les ont rapidement supplantés dansles années 1970. Il montre aussi que lespremières activités touristiques, hors pèlerinage,intégraient l’ermitage dans leurs circuits :

En 1976, j’étais taxi à Tamanrasset, j’aicommencé à travailler avec le Père Christin.L’année où j’ai connu le père Christin, en 1972, ilcommençait le pèlerinage par la visite d’Alger,après il descendait en car ou en avion, soit parBéni Abbès, Béchar, après El-Goléa – ça,c’étaient les années 1972-1973-1974 – après ilarrivait à Ghardaïa, prenait le vol El-

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8. Localement, cela se traduit par une coopération entre l’Officenational du parc du Hoggar et l’Association des agences de tourismede Tamanrasset qui ont adopté une charte des bonnes pratiques enfaveur de la conservation des sites rupestres et dunaires face auxnuisances du tourisme.9. Entretien avec Mohamed Zaoui Bekri, Agence Yuf Ehaket, février2006.10. La Pastorale du tourisme et des loisirs, l’organisme officiel del’Église de France chargé des pèlerinages proposés aux paroissiens,prend en compte toute la dimension « tourisme et loisir » : elle estreprésentée dans chaque diocèse, par une équipe regroupée autourd’un délégué diocésain, nommé par l’évêque.

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Goléa / Tamanrasset. Ils montaient à l’Assekremdeux jours et repartaient. Ma première montée àl’Assekrem c’était avec le père Christin, en 1972.Ils faisaient que ça, mais il arrivait des groupesimportants de vingt, trente, quarante jusqu’àsoixante personnes. À l’époque, c’était des LandRover ; mon oncle louait des Land Rover bâchéesqui pouvait transporter treize personnes. Il y avaitde six à dix voitures et il lesmontait à l’Assekrem.À l’époque, c’était encore Jean-Marie [le premierfrère de la fraternité de l’Assekrem]. Avant, onmontait avec eux jusqu’à l’ermitage, mais après ily avait deux ou trois prêtres, ils montaient toutseuls pour faire la messe. Mais la plupart, ils nefaisaient que le pèlerinage et la boucle du Hoggar,même les individuels faisaient ça [...]. À l’époque,on faisait ça avec les ânes. Depuis 1972 que je suisdans le tourisme, le pèlerinage a toujours existé. Jeconnais même des gens qui faisaient ça avec JeanSudriès, déjà en 1962, c’est un Français quiorganisait des voyages dans la boucle duHoggar. 11

Les premiers circuits pèlerins, issus de ladémarche personnelle de ce directeurdiocésain amateur de dévotion foucaldienne,étaient relativement rares (une à deux fois paran). Ils ont très vite été absorbés dans des fluxtouristiques de plus en plus importants. On levoit ici, le mouvement qui s’amorçait à cettemême époque s’éloignait du formalisme et dela lourdeur logistique de l’ancien pèlerinage.Puis la formule d’un tourisme religieuxrenouvelé se systématisa après quel’aumônerie de la Sorbonne, rattachée auCentre des étudiants parisiens (CEP) 12, eutprogrammé un voyage au désert motivé par laredécouverte du contexte culturel dans lequelavait vécu Foucauld. Ainsi, le CEP fut lepremier à concevoir un voyage « sur les tracesde Charles de Foucauld », non pas comme unpèlerinage d’actions de grâce balisé par seslieux de vie, mais « comme une semaine demarche à pied progressive de Tamanrassetjusqu’au sommet de l’Assekrem, sans passerni par l’ermitage de Beni Abbès ni par sontombeau à El-Goléa » :

Pendant longtemps, on n’avait pratiquement plusde pèlerinage : on avait ce groupe de Lugny quivenait assez régulièrement et quelques autresmais c’était peu de choses dans l’année. En plusc’était des gens qui passaient ici que trois ouquatre jours, le temps de monter à l’Assekrem.Le pèlerinage était un genre à part et les groupestouristiques sans étiquette religieuse se sont

multipliés et passaient à l’Assekrem. Souvent,même avec l’étiquette religieuse, cela n’avaitrien d’un pèlerinage. 13

La formule du CEP de l’aumônerie de laSorbonne préfigure le tourisme foucaldien quidevait être formalisé ultérieurement par lesagences françaises spécialisées dans lespèlerinages 14. Celles-ci ont investi cettedestination et, dès cette époque, la région aaccueilli différents groupes de visiteurs auxmotivations aussi bien religieuses ouspirituelles que touristiques ou pèlerines. Pourautant, à la fin des années 1980, ce tourismereligieux représentait encore une part mineure(soit guère plus de 1 500 personnes par an) del’activité touristique globale de la région,estimée à environ 20 000 visiteurs par an.

Du point de vue de l’organisation socio-économique saharienne, les différences entretourisme religieux et tourisme d’aventure nesont pas significatives. La chaîne contractuelledes partenaires est la même et elle repose surdes prestations sous-traitées ou contractéesentre les différentes agences intervenant àchaque niveau de l’organisation du tour : d’unepart, les tour-opérateurs européens, d’autre partles agences locales qui, elles-mêmes, sous-traitent toutes les activités de randonnéechamelière à leurs équipes locales touarèguesinstallées dans le massif. Pour les Touaregs KelAhaggar vivant encore une vie rurale dans lemassif et ses environs, deux activitésprincipales sont liées à l’économie touristique :guides et chameliers louent à la journée leursbêtes ou celles d’un membre de leur famille,que ce soit des chameaux de bâts ou de

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11. Entretien avec Mohamed Zaoui Bekri, directeur de l’AgenceYuf Ehaket, Tamanrasset, février 2006.12. Les aumôneries universitaires de Paris sont animées par desresponsables d’aumônerie (prêtres, laïques ou religieuses) et par desétudiants qui forment l’équipe d’animation. C’est un lieu d’accueilet de partage qui propose un certain nombre d’activités et devoyages, mais aussi de pèlerinages canoniques, dépendant de laMission étudiante catholique d’Île-de-France et de la Missionétudiante catholique de France.13. Entretien avec frèreAntoine Chatelard de la Fraternité des PetitsFrères de Jésus, Tamanrasset, février 2006.14. Comme SIP Voyages, Routes bibliques, La Procure-TerreEntière, Notre-Dame-Du-Salut, Voyages et Pèlerinages de Lugny etplus récemment Ictus Voyage : toutes ont programmé ouprogramment encore le Hoggar foucaldien. Les agences travaillanten lien avec la Pastorale du tourisme de l’Église catholique deFrance dans le cadre des pèlerinages diocésains (Bipel ou Cheminset Rencontres) ont aussi mis ou mettent encore cette formule dansleurs agendas à la demande des diocèses.

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méharées pour les randonnées chamelières, etles guides sont aussi recrutés pour conduire lestreks. La flexibilité et la mobilité traditionnellesdes activités et des moyens de production desgroupes touaregs, pasteurs nomades, ont ainsipu être réinvesties de façon pérenne etcroissante dans ce secteur, ces deux paramètresétant, comme autrefois, une des conditions de laréalisation économique locale (G. Chatelard,2006, 722).

La création du Parc national du Hoggar en1987 et, parallèlement, la construction devillages 15 par l’administration ont contribué àéviter un dépeuplement du massif, tandis que lasous-traitance de l’activité chamelière etlogistique liée au tourisme devenait uneressource pour les Touaregs, bien qu’elle lesplacent dans une position ambigüe : ilsdemeurent le dernier maillon de la chaîneéconomique des contractants du tour, alors qu’entant que groupe nomade, ils sont une despremières motivations, d’ordre exotique, del’argumentaire du marché touristique vers cettedestination. Leur connaissance du terrain(itinéraires, géographie, topographie, pointsd’eau, lieux de bivouac) et leurs compétencesdans le guidage et les soins aux animaux leursont spécifiquement reconnues. Néanmoins, ellessont peu rémunératrices (M. Gast, 2004)comparativement aux autres services (location devoiture, de chauffeur, cuisinier, prestationslogistiques diverses) assurés par desprofessionnels installés en ville. En somme, cetourisme religieux illustre bien le passage d’untourisme artisanal à un tourisme commercialbasé sur un marché complexe, aux multipleséchelles.

Évolutions actuelles et implications localesdu tourisme religieux dans le Hoggar

Nous venons de voir que l’organisationinstitutionnelle multiforme des activités depèlerinage, au sein du vaste ensemblecommunautaire que forme la Pastorale, est nonseulement à l’origine de la démarche pèlerinesur le chemin des ermitages sahariens bâtis parFoucauld, mais aussi à l’initiative de la mise entourisme d’un pèlerinage renouvelé. Dans lemême temps, les agences de tourisme religieux,privées et spécialisées, liées ou non à laPastorale, ont aussi investi cette destination en

structurant leurs partenariats avec des agencestouristiques locales. Aujourd’hui, parmi lacinquantaine d’agences que compteTamanrasset 16, six d’entre elles 17 sont les sous-traitants locaux de ces agences spécialisées,dont deux travaillent depuis plus de trente ansavec les organisations pastorales et diocésaines.Les autres se sont lancées dans cette activitédepuis la saison 2000-2001 qui a marqué lareprise de l’activité touristique. Depuis, cesecteur est devenu très concurrentiel àTamanrasset, ce qui s’est traduit par unaccroissement des Tours Opérateurs spécialisés.En conséquence, deux systèmes de prestationspèlerines coexistent et peuvent se concurrencer :le premier, localisé, est inséré dans les réseauxde la Pastorale des diocèses (tarifs négociés etprestations contractées par les agences depèlerinage liées à la Pastorale (Routesbibliques, Bipel, Chemins et rencontres,Voyages et pèlerinages de Lugny, entre autres) ;le deuxième, diffus et marchand (voyage surbrochure) recrute dans un public catholiqueindifférencié et se développe grâce auxtechniques commerciales touristiqueshabituelles (brochure, site web, tarifs toutcompris). Il arrive cependant que les paroisseschoisissent de contracter leur projet de tourismereligieux dans le Hoggar, via ces agencesprivées. Enfin, des initiatives isolées peuventaussi déboucher sur une contractualisationfidélisée : en février 2006, une paroissecanadienne, placée sous le patronage de Charlesde Foucauld, a directement contracté sonvoyage auprès d’une agence locale et projettede reconduire ce voyage proposé aux jeunes dela paroisse.

Entre octobre 2005 et avril 2006, on acompté, par semaine, de trois à cinq groupes depèlerins, chacun d’entre eux variant entrequinze et soixante personnes. L’année 2006-2007 a confirmé cette tendance à la hausse avecune pointe de cinq à six groupes par jourpendant la haute saison, sous l’effet de labéatification de Charles de Foucauld en

« Marcher sur les traces de Charles de Foucauld » ...

15. Taroumout, Isernan, In dejedj, Taghmart, Ilamane ou TinTarabine, Taghalnanat.16. La ville comptait en 2006 entre trente-cinq et cinquante agencesde tourisme avec des niveaux contrastés d’activité et d’équipements.17. Par ordre alphabétique, Akar-Akar ; In Rechlan ; Itinérance ;Oulawen Tour ; Terakaft ; Yuf Ehaket.

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novembre 2005. Pour les acteurs locaux, ils’agit d’organiser la logistique de ces groupesde taille inhabituelle : le pèlerinage du journalLa Croix, par exemple, comptait cent personnesen octobre 2005, tandis que les groupesd’importants prestataires comme Ictus Voyageont atteint jusqu’à soixante personnes. L’usageest de fractionner le groupe en deux, afin defaciliter la gestion logistique du séjour. Certainsagents locaux font part de leurs réserves, quantà la transformation du tourisme de niche basésur une offre quasi-individualisée aux touristes-voyageurs en quête subjective d’aventuredésertique. Ces aspects, décisifs sur les plansqualitatif et logistique, sont généralementdéfinis sur place lors des voyages d’études descircuits des Tour-opérateurs auprès de leuragence locale :

On vient de faire un voyage d’étude pour mettreau point nos critères. Finalement, je pense qu’ilsont compris que le meilleur voyage qu’on peutfaire, c’est en petit groupe de quinze aumaximum. Je pense qu’ils ont été persuadés qu’ilfaut arrêter les groupes de trente, c’est une vraiearmada, y’a plus de silence, y’a plus de contact.Surtout quand on vient au Sahara pour aller àl’Assekrem, on vient aussi pour le contact, pourle silence, pour rencontrer d’autres gens. Quandils sont trente, quel rapport peuvent-il avoir avecles chameliers ? Y’a une certaine passion, onn’est pas hôtelier [...]. Au Sahara, on y vienttranquillement, doucement, on n’entre pas enmasse comme ça. Des groupes de cent personnes,ça va arriver [...]. En plus, dans les gros groupes,les Touaregs restent ensemble, les pèlerinsaussi. 18

Au-delà des aspects quantitatifs, il existedes différences dans la sociologie religieuse desgroupes, entre les groupes venus par l’inter-médiaire de la Pastorale et les « groupesbrochures », selon le jargon des voyagistes.Pour ce dernier cas, les membres du groupepeuvent ne pas se connaître le jour du départ.Par contre, dans le cas des pèlerinagesparoissiens, le groupe s’inscrit dans unesociabilité religieuse plus ou moins ancienne etmarquée. Les individus entretiennent fréquem-ment des relations sociales liées ou non à lafréquentation de la messe ou aux activités de laparoisse. Dans le calendrier paroissial, levoyage « sur les traces de Charles deFoucauld » est un rendez-vous important del’année qui fera l’objet, par la suite, d’une

réunion pour restituer, raconter, partager lepèlerinage et l’expérience du voyage au désert.À la différence des « groupes brochures », leprêtre accompagnateur connaît bien lesmembres du groupe, leurs parcours et situationsrespectifs. En outre, le voyage est préparé aumoins six mois à l’avance et, dans ce cadre,peut donner lieu à la visite du responsable del’agence locale à Tamanrasset. Enfin, ladémarche pastorale conçoit le voyage commeun projet culturel et religieux par la préparationd’exposés, présentés pendant la marche (parexemple : la vie de Charles de Foucauld ;le désert dans la Bible ; la géologie du Hoggar ;les ermites et le désert).

Les imaginaires de la marche désertiquede type foucaldien

Loin de reproduire la geste foucaldienne, lesformes actuelles de pérégrination illustrent lanouvelle sociabilité pèlerine, décrite parDanièle Hervieu-Léger (1999), reléguant lepèlerinage originel à une pratique désuète ouperçue comme telle. Paradoxalement, du fait dela redéfinition du voyage « sur les traces deCharles de Foucauld » comme une marche etune retraite personnelle au désert avec unencadrement religieux, le terme « pèlerinage »connaît un regain d’utilisation pour désigner cetype de déplacements. Sa béatification ennovembre 2005 a pu également contribuer àsurdéterminer les motivations pèlerines audétriment des objectifs strictement touristiques.Tentons de clarifier ce point, à travers l’analysedes imaginaires qui justifient le choix d’unetelle destination.

Les plus importantes agences de tourismereligieux ont diversifié leur offre selon plusieursformules, qui sont autant de variations sur lesmêmes thèmes : vie au désert, marcheméditative, différents niveaux de randonnée,plusieurs degrés de spiritualités et d’intensitéreligieuse (encadrement religieux proposé ;rencontre des Petits Frères de Jésus quideviennent des arguments d’authenticitéreligieuse) et cadres divers de mise en contactculturel avec les Touaregs. Cependant, nousavancerons l’idée, avec Jean-Robert Henry

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18. Entretien avec le directeur de l’agence Akar-Akar, février 2006.

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(1983), que l’attractivité pèlerine repose sur troisimaginaires fondamentaux : les connotationsbibliques associées au désert, topos de référencede l’imaginaire judéo-chrétien ; la figurelégendaire de Foucauld basée sur son érémitismesupposé et l’imaginaire archaïque associé auxTouaregs, authentiques habitants du Hoggar.

Le premier paradigme s’énonce comme uneévidence tant « la spiritualité biblique etchrétienne [est] nourrie de référence au désert :le désert, espace et temps hostiles à traverser,mais aussi refuge sûr pour le peuple juif ; ledésert, lieu de retraite des prophètes et duChrist, lieu où le diable tente, mais surtout oùDieu parle : “Dieu conduit les âmes saintes dansle désert pour leur parler au cœur” » (OséeII, 14). » (J.-R. Henry, id., 19). Les premiers pasde la fraternité d’El-Abiodh ont été marqués pardes emprunts au soufisme désertique. Mais plusencore, les motivations touristiques religieuses(ou « pèlerines », selon la typologie de DanièleHervieu-Léger) s’inscrivent dans la traditionmonacale moyenâgeuse, elle-même héritée dumonachisme chrétien primitif des Pères dudésert de Syrie et d’Égypte. Celles-ci peuventse retrouver dans les motivations touristiquesgénérales sur la destination 19. En effet, selonJ.-R. Henry (id., 19) :

[Au terme de « désert » sont associées les idées]de solitude, de retraite, de méditation, derecueillement, mais aussi d’épreuves destinées àtremper un caractère ou une foi. Moment deprobation et de prière, le passage au désert est lacondition indispensable de mutations fonda-mentales pour des individus ou pour les peuples.On renonce à un monde, et à une vision dumonde, pour faire éclore un temps nouveau. Toutnotre Moyen-âge sera rempli de cette mythologiedu désert. […] Dans ce contexte, le désert cessed’avoir une objectivité géographique précise : ildevient un lieu intérieur qui résume toute unesérie de comportements : solitude, méditation[…], il désigne plus concrètement les lieux oùpeuvent être favorisés ces comportements.

C’est dans cette matrice mythologique defond que vient personnifier et se fixer la figurelégendaire érémitique de Foucauld. Sur ce point,le rôle et le niveau de connaissance du prêtreaccompagnateur sont importants. En effet, il tientle rôle d’animateur religieux qui consiste avanttout à célébrer l’Eucharistie chaque jour avant lerepas de midi, en pleine nature. Il peut aussisuggérer des temps de recueillement ou des

temps de marche silencieuse. Il envisage aussi,seul ou en concertation avec les membres dugroupe les plus investis, les thèmes del’enseignement religieux autour de la lecture desévangiles ou d’extraits de l’œuvre spirituelle deCharles de Foucauld. La connaissance qu’ont lesgroupes, voire les accompagnateurs, de sa vie etdes différents aspects de son œuvre, est assezlimitée. Son œuvre spirituelle est généralementmieux connue, bien que certaines confusionssoient fréquentes. Lorsque les pèlerinsconnaissent les écrits de Charles de Foucauld, ils’agit souvent de ceux rédigés à Nazareth, bienavant son installation dans le Hoggar, qui sontimprégnés d’imitatio nazaréenne et marqués parle thème de la clôture. La visite aux fraternitéspermet de découvrir cet aspect du personnage,malgré la rapidité des visites et en dépit durespect des horaires du programme. Ayant déjàévoqué les étagements de cette constructionhistorique, soulignons qu’Antoine Chatelard(2005, 25) voit dans la légende foucaldiennel’effet d’une confusion issue du vocabulaireutilisé par Foucauld lui-même et d’une lectureanachronique de ses expériences érémitiquesnazaréennes :

Jusqu’à sa mort, il se dira ermite puisqu’il est seul.Il parle volontiers de ses ermitages et on continueà le faire après lui, même à Beni Abbès, le seullieu où lui-même avait donné à sa demeure le nomde fraternité. Beaucoup, depuis René Bazin, sesont laissé tromper par ce vocabulaire, d’autantque, vivant seul dans le Sahara, donc dans ledésert, il ne peut pas être imaginé sans laspiritualité du Désert. D’où la représentation del’ermite attiré par l’appel du silence, comme dansle seul film réalisé sur lui. Si on ne peut éliminerle mot « ermite » de son vocabulaire, il faut savoirqu’il ne convient pas du tout pour caractériser songenre de vie, ni à Tamanrasset ni même àl’Assekrem où il s’est établi, non pour fuir lafoule, mais pour être « dans un point central »,plus proche des nomades qu’il voyait peu dans sesdébuts sédentaires au village de Tamanrasset. Cemot convenait pour décrire le temps vécu àNazareth et Jérusalem à l’ombre des couvents desClarisses, aumoment où il concevait un projet trèsélaboré et très idéaliste pour faire vivre ensembleune trentaine d’ermites. Dans le Hoggar, il nesouhaite pas l’isolement, il cherche les rencontres.

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19. Cf. dans le présent dossier, les contributions de C. Cauvin-Verner et de S. Boulay sur le tourisme marocain et mauritanien.

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Pourtant, c’est la rencontre entre cepersonnage nazaréen et ce topos biblique quimotivent les pèlerins-touristes. Ainsi, ils sontsouvent loin de penser que ses prières les pluscélèbres (« la prière d’abandon », par exemple)n’ont été inspirées ni par sa vie monacale à BeniAbbès ni par « sa vie de moine-copiste » auHoggar. Très peu connaissent son œuvrelinguistique qui l’occupa dès son installationdans son ermitage de Beni Abbès et qu’il menajusqu’au jour de sa mort. Ils ne savent pas qu’iltravaillait 11h 45 par jour sur son ouvrage,épuisant son interprète, et qu’il peinait à tenirles trois heures de prière par jour qu’il s’étaitfixé dans son horaire (A. Chatelard, 2002 ;D. Casajus, 1999). Cet aspect fondamental de savie reste largement méconnu d’unecommunauté catholique qui voit dans lepersonnage et le motif nazaréen de son messageune illustration saisissante de la caritaschrétienne, celle-là même dont Foucaulds’affranchit à partir de 1908.

Selon le niveau de connaissance du prêtre-accompagnateur du groupe, ce dernier pourradécouvrir peu ou prou le dernier visage deCharles de Foucauld et s’ouvrir à l’altérité del’environnement géographique, social, matériel etreligieux de la société du Hoggar contemporain.Car c’est à travers la rencontre vécue ou imaginéeavec « les Touaregs » (à travers la vie communedu groupe avec leurs guides accompagnateurstouaregs) que se réalise l’expérience pèlerinefoucaldienne d’aujourd’hui. La dimensionculturelle et spécialement « l’identité touarègue »tiennent un rôle très important dans lesmotivations des pèlerins comme dans celles destouristes. Elle peut même contribuer à confondreles deux formes de tourisme :

Moi, je ne suis pas venue pour le pèlerinage maispour le Hoggar. Même si ça travaille quandmême. Quand on est dans un paysagemagnifique, toute seule, on pense aux chosesimportantes, on réfléchit. Je ne suis pas bloquéecontre le pèlerinage, mais ça fait bizarre quandmême. Pourquoi je suis là ? Pourquoi il est allé siloin ? Mais je ne suis pas venue parce que c’étaitun pèlerinage Charles de Foucauld. Je suis venueparce qu’il était venu au Hoggar. (Y., groupeparoissial, février 2005).

Ceci nous amène à aborder l’expériencepèlerine proprement dite et à en décrire sesmoments constitutifs : celui de la connaissance

historique de la vie de Foucauld (les visites deslieux de vie, la rencontre des fraternités) ; cellede la rencontre avec l’équipe locale, formesupplétive de la rencontre imaginée avec lesTouaregs ; et celle de la retraite, à travers lamarche de cinq jours de Tamanrasset àl’Assekrem. Nous avons pris en compteégalement une autre dimension, celle de laconnaissance interconfessionnelle que cetteexpérience peut induire entre musulmans etchrétiens.

Les Fraternités, une posture originale

Les Fraternités sont les acteurs incon-tournables de cet ensemble complexe de réseauxet d’activités. Elles sont placées dans une situationde conciliation entre l’accueil informel et gratuit(non-commercialisé) des visiteurs ou des groupeset la préservation de leur vocation. Les Fraternitésn’ont pas de relations contractuelles avec lesdifférents acteurs économiques du tourismemême s’ils sont devenus un des rouages tout en semaintenant autant que possible à l’écart de laPastorale, de son organisation et de ses techniques.Selon Antoine Chatelard (1993, 130) :

Finalement, ce qui pourrait apparaître originaldans notre situation n’est autre que l’absence deprojet pastoral. C’est peut être notre chance. Iln’est pas question de proposer un modèle pastoralpour d’autres situations, ni même d’imposer notremanière d’être dans la situation où nous sommes.Mais pour l’instant il semble que notre genre deprésence à un peuple et à ceux qui passent soit uneréponse valable à l’attente des uns et une questionbienfaisante pour d’autres. Agir autrement, fairequelque chose pour ceux qui passent, sepréoccuper de l’impact qu’on peut avoir, chercherà faire passer un message, ce serait une sorted’infidélité à notre vocation, une recherche inutileet, à notre avis une erreur.

Historiquement, le mouvement d’attractivitédes ermitages s’est transposé sur les fraternitésinstallées à proximité. Nous avons déjà exposéles évolutions historiques du tourisme sur le sitede l’Assekrem et leurs conséquences pour lesfrères qui accueillent de cent à deux centsvisiteurs – touristes ou « pèlerins » – parsemaine, en saison. Tamanrasset, les fraternités(des Petits Frères et Petites Sœurs de Jésus)tiennent désormais un rôle important dans le« circuit ». Cette revalorisation doit être resituéedans les évolutions du tourisme religieux et la

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patrimonialisation chrétienne des fraternitésqu’elles ont engendrées. L’intérêt historique ettouristique de la Frégate et du fortin, plus tardif,a coïncidé avec l’intensification de l’activitétouristique des années 1980 et sa reprise audébut des années 2000. Les visites de la Frégateet du fortin sont aujourd’hui des étapes obligéesdes programmes de tourisme religieux et unepossibilité pour les groupes de passage dans laville. Auparavant portés à fuir les contacts avecles touristes et les pèlerins, les frères et les sœursont adapté leur vie religieuse au tourisme, sanspour autant organiser le tourisme à proprementparler. Les sœurs tiennent donc despermanences à tour de rôle avec le FrèreAntoine et offrent à ceux qui le souhaitent lapossibilité de prier seuls dans la Frégate ou dansleur propre chapelle et de célébrer l’Eucharistie,tout en maintenant ouvertement leur accueil àtoutes les catégories de visiteurs depuis que laFrégate (et le fortin) sont devenus des lieuxpatrimoniaux dont la visite est intégrée dans laplupart des programmes touristiques. Toujoursselon A. Chatelard (1993, 127) :

Une personne seule peut nous retenir autant qu’ungroupe de trente. Notons par ailleurs que notreaccueil ne peut se limiter à certains groupes. Aucontraire, notre attention va aux isolés, auxAlgériens qui accompagnent des amis et auxgroupes sans étiquette religieuse. Il suffit d’êtredisponible aux gens pour qu’ils croient qu’on est làpour eux, et c’est le danger de ce service qui cachesouvent la réalité de notre vie. Fréquemment, onnous demande, comble de l’ironie, si nous avonsaussi des relations avec les gens du pays !

L’expérience « pèlerine »

À Tamanrasset, le jour d’arrivée ou dudépart, les groupes de pèlerins visitent laFraternité des Petites Sœurs de Jésus, à deux pasde la Frégate. La visite commentée par l’uned’entre elles porte sur les étapes de laconstruction de cette maison étrange, longue etétroite où il a vécu onze ans, entre 1905 et 1916 :

Quand Charles de Foucauld est arrivé ici, il atrouvé dix maisons de roseaux et quarantepersonnes qui faisaient du jardinage, c’étaient desharratins. Les Touaregs ne vivaient pas ici, il n’yavait pas un seul point d’eau. Dans l’ermitage, il atravaillé sur les études touarègues. Il a passé la finde sa vie ici, il travaillait à la chandelle.Aujourd’hui, la chapelle de l’ermitage est devenue

un lieu de prière communautaire pour l’office etl’Eucharistie. On y pratique aussi l’adoration, uneprière silencieuse deux heures par jour.

C’est aussi l’occasion de donner quelqueséléments historiques sur l’installation de lafraternité :

En 1952, lorsque les premières sœurs sontarrivées, il y avait 1 500 habitants : des harratinset des Touaregs seulement.

Le groupe est ensuite convié à une séanced’écoute d’une cassette audio réalisée parAntoine Chatelard relatant « une conversion deCharles de Foucauld » 20. On y entend le récitde sa situation pendant l’hiver 1908 alors qu’ilest gravement malade, atteint du scorbut, etcelui de sa guérison grâce aux bons soins deshabitants du hameau. Cette guérison coïncidaavec la levée de l’interdiction de célébrer seull’Eucharistie qu’il attendait depuislongtemps 21. Cette séance permet aux visiteursd’avoir un point de vue plus réaliste sur unepériode significative de son parcours chrétienau Hoggar. Le récit prend à revers les attributshiératiques et érémitiques du personnage.Le choix de cet épisode de sa vie, issu destravaux historiques et biographiques du FrèreAntoine, permet de découvrir certains aspectshistoriques de sa démarche de foi : Charles deFoucauld est en quelque sorte sauvé de sonisolement dogmatique et idéologique par cetteépreuve et l’aide vitale qu’il reçoit de ceux dontil se pensait le sauveur (A. Chatelard, 2002).C’est une séance importante pour des groupesqui ont une connaissance limitée dupersonnage. S’ensuit généralement unediscussion entre le groupe et le Frère Antoineou une des sœurs sur les différents aspects de sa

« Marcher sur les traces de Charles de Foucauld » ...

20. Ce récit s’inspire du chapitre, « La force dans la faiblesse »(A. Chatelard, 2002, 247-264).21. Étant seul à Tamanrasset, il ne peut célébrer qu’à l’occasion dupassage des quelques chrétiens, des militaires généralement.A. Chatelard (2002, 274) relate ainsi les effets de son installationdans le Hoggar : « Pourquoi être revenu dans ce pays où il ne peutmême célébrer l’Eucharistie ? Depuis six mois, il n’a pu le faire quecinq fois, profitant du passage des deux seuls chrétiens qui ont bienvoulu « assister » à sa messe. [...] Même pour Noël, il est resté seul,sans messe, pour la première fois depuis sa conversion. [...] Il nes’est jamais cru autorisé à communier. Il a cependant osé poser laquestion. Il espère surtout obtenir un jour la permission de célébrerseul, bien que cette autorisation n’ait jamais été accordée [...].Quelques semaines plus tard, il apprendra qu’il ne peut garder lepain consacré dans le tabernacle, tant qu’il est seul. Il l’enlèveraalors, la mort dans l’âme. Pendant six ans, il restera avec untabernacle vide, contraint encore une fois à revoir ses principes etconvictions, puisqu’il restera quand même ».

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vie à Tamanrasset. Immanquablement, ladiscussion déborde pourtant sur les relations àpromouvoir, en tant que chrétien, entrechrétiens et musulmans dans le monded’aujourd’hui tiraillé par des frontièresidéologiques et religieuses. À Tamanrasset, leweek-end, les groupes qui arrivent de l’aéroportcroisent ceux qui rentrent. Il arrive alors quecinq messes soient célébrées dans la mêmejournée, dans des lieux différents et par desgroupes aux motivations différentes. Certainsvisiteurs cherchent autre chose qu’unecélébration, des échanges, ou à rencontrer cescommunautés chrétiennes originales. Lesgroupes pèlerins célèbrent généralement lamesse dans la grande cour abritée des sœurs.Les offices sont aussi fréquentés par lescatholiques pratiquants de passage, lestravailleurs ou coopérants étrangers et lesmigrants africains en partance pour l’Europequi transitent parfois longtemps à Tamanrasset.Pour ceux-ci, la fréquentation de la messe ou dela fraternité des sœurs représente un moment derépit à leur misérable condition.

C’est la marche ascensionnelle de cinqjours, de Tamanrasset à l’Assekrem (80 km aunord), qui constitue le cœur de l’expériencepèlerine. La journée, le groupe est accompagnépar leur animateur religieux et le guide touaregqui ouvre la marche. Pendant ce temps, uneéquipe logistique véhiculée les devance etprépare le bivouac et le repas du soir ; lesrandonneurs les rejoignent vers 16h. Il y a enmoyenne cinq à six heures de marche par jour àeffectuer. Le niveau s’apparente auxrandonnées classiques proposées dans la régionnécessitant une condition physique relativementbonne. La rigueur du climat d’altitude,l’inconfort inhérent à la marche, mais aussi lalongueur des trajets, sont autant d’épreuvesphysiques expérimentées par les marcheurs ; audépart, tous n’ont pas conscience de ce qu’ilsvont « endurer ». À ces épreuves physiques,s’ajoute l’expérience de la rupture d’avec unconfort matériel : le fait de ne pas se laverpendant la marche, de ne pas pouvoirtéléphoner, de se retrouver dans les situationsd’inconfort, au cours de ce séjour prolongé enpleine nature. À l’inverse, l’effet physiologiquebénéfique de la marche se traduit par l’oubli desoi, par un détachement intérieur. Cessensations et cette rupture ne sont d’ailleurs pas

propres aux pèlerins, elles caractérisent pluscommunément l’expérience vécue par lesrandonneurs 22 :

Le dépaysement est total. Moi je me suis vidé latête. Je me suis retrouvé. Ça fait penser à unemini année sabbatique, le fait de marcher tous lesjours, de se poser le soir, d’être là, sans aucunautre but. Surtout d’arrêter de courir. Je trouveque la rupture est plus rapide qu’à Saint-Jacques.C’est à cause du désert. On ne peut rien acheter,on ne peut pas téléphoner, on ne peut pas se laver.Le manque d’eau fait qu’on ne demande pas del’eau pour se laver. En France, c’est tabou de nepas se laver mais ici, on est tous pareil, du coup,ce n’est pas grave. (Entretien avec un pèlerin,février 2005. Groupe paroissial).

Dans ce même groupe, un autre entretienexprime certaines craintes concernant ladémarche pèlerine :

J’avais peur que cela soit trop religieux et de nepas être à ma place. Je ne pratique plus commedans ma jeunesse.

À l’inverse, une autre femme m’a signifié sonregret de n’avoir pas pu s’adonner pleinement aurecueillement, supposé caractériser ce voyage, àcause des bavardages pendant la marche.Certains groupes, plus rares, manifestent aucontraire une forte dévotion qui prolonge cellequi les caractérise en France. Un pèlerinageorganisé par une communauté monastique pourde jeunes laïcs comptait trois temps de prièreliturgique et une célébration eucharistique chaquesoir. Les marches silencieuses étaient respectées.

Enfin, la dimension interconfessionnelleentre islam et christianisme, même si elle n’estpas au centre des motivations initiales, sous-tend l’expérience pèlerine des groupes. Elletient à la découverte aléatoire et auxobservations fortuites qu’ils font de l’islam àtravers les rencontres ou échanges inter-personnels avec les musulmans qui les entoureou qui les accueille. Bien que temporaire (unesemaine en général), la relation de proximitéentre les équipes locales et les touristess’établit dans un huis-clos singulier. C’estl’occasion pour les pèlerins français d’observerles pratiques rituelles de leur équipe, voire,pour certains, d’y communier comme le décritici le journal d’une pèlerine :

Nadia BELALIMAT

22. Sur cette expérience, voir le récit éloquent de R. Chenu, 1983.

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Mardi 24 octobre, nos amis musulmans fêtentl’Aïd, la fin du Ramadan. Nos guides souhaitantparticiper à la grande prière, nous décalonsl’heure de notre départ pour le Tassili et lesaccompagnons. Quelle leçon de piété,d’humilité ! Quelle expérience unique pour nous !Sur cette grande place de Tamanrasset, beaucoupd’hommes sont déjà en prière et de toutes partsd’autres arrivent encore. Nous nous joignons àeux et en pensée prions avec eux. Pour deuxd’entre nous, cette prière en commun n’en est queplus vivante car elle leur permet d’être encommunion avec un fils, un petit-fils, une nièce,un neveu. Seigneur, merci de nous avoir offert cemoment fort, d’avoir ressenti au plus profond denous-mêmes ta présence. Tu étais là, le Dieu detous les hommes, et plus particulièrement à cetinstant même, pour ces centaines de musulmans,mais aussi pour nous, ces quelques chrétiens,venus de France. 23

Nous ne développerons pas ici cet aspect,mais nous noterons que les échanges inter-confessionnels, pour certains groupes et encertaines circonstances, entre les chrétiens-voyageurs et les musulmans-accompagnateursconstituent certainement une des grandesexpériences de foi du voyage.

Les frères, dans une note de recomman-dations aux accompagnateurs des groupesorganisés, intitulée Pèlerinage à l’Assekrem,insistent sur cinq points : les modalités d’ordrepratique de la visite de l’ermitage et du plateaude l’Assekrem ; les possibilités de célébrationdes Eucharisties ; l’entretien du groupe avec lesfrères qu’ils recommandent de prévoir lors deleur visite à Tamanrasset (l’entretien avec lesfrères de l’Assekrem est possible mais passystématique, il n’est pas présenté commefaisant part de la prestation religieuse duséjour) ; les modalités d’organisation pour ceuxdes groupes qui souhaitent passer une journéesur le plateau et deux nuits au col (il est en effetinterdit de dormir la nuit sur le plateau). Ledernier point aborde des recommandationsconcernant les motivations « souvent mélangéesdes participants » qui « doivent être respectées etmême considérées comme des éléments positifset des pierres d’attente permettant un enrichis-sement par rapport à ce que chacun recherche aupoint de départ » ; est aussi recommandée uneouverture d’esprit à la société musulmane :

Les pèlerins chrétiens, de passage en Algérie,monde entièrement musulman, ne peuvent et nedoivent pas ignorer la parole que leur adressent

ces « hommes d’Islam » en leur offrant unehospitalité paisible et amicale. Il serait dommagequ’il n’y ait pas chez les visiteurs une ouvertureà la rencontre avec eux. Ce serait d’ailleursoublier la raison pour laquelle Charles deFoucauld est venu au Hoggar. Cela devrait resterune préoccupation des accompagnateurs.

Ce dernier point stipule que :Les pèlerins doivent éviter le port de costumesreligieux ou civils, qui risqueraient d’attirerl’attention sur eux ou pourraient rappeler dessouvenirs de l’époque coloniale. (Note de laFraternité de l’Assekrem - Pèlerinage àl’Assekrem).

L’Assekrem

L’arrivée à l’Assekrem a généralement lieul’après-midi. Les visiteurs sont accueillis par lefrère de permanence qui a préparé du thé enguettant les groupes dans leur ascension versl’ermitage, comme le veut la coutume à lafraternité. La majorité des questions concerneleurs conditions de vie, leurs raisons de vivreici, les significations de leur présence en ce lieu,leur rapport à l’Église d’Algérie :

Dans la fraternité, le quart des frères sont prêtres.Nous n’avons pas de charge missionnaire, nipastorale. Charles de Foucauld fut notreinspirateur, René Voillaume notre fondateur.Notre système veut que les PFJ vivent une vie deNazareth, c’est-à-dire une immersion dans lesmilieux pauvres, par le travail et la vie encommunauté et après, une vie dans le monde, çac’est l’apport de René Voillaume. Il y a différentsparcours : on peut être dans la fraternité sansexercer de sacerdoce ; on peut aussi être dans lafraternité et si besoin, certains recevront leursacerdoce. Les frères rentrent en France tous lesdeux ans environ. La congrégation est basée àLondres mais on va déménager à Bruxelles.Avant c’était ici, après Marseille, après Romemais là-bas on était trop prêt du bon Dieu. [...]L’Église d’Algérie a accepté notre viecontemplative. Elle apprécie notre forme de vie.C’est le diocèse le plus grand du monde, aveccent chrétiens. Ce sont des Pères Blancs. Maisc’est une église très simple : il n’y a plus d’école,plus de centre d’apprentissage. 24

« Marcher sur les traces de Charles de Foucauld » ...

23. http://catholique-belley-ars.cef.fr/page_mvtsservices/ecran_pelerinages.htm.24. Extrait d’une discussion entre un groupe de pèlerins et un frèrelors de leur accueil sur le plateau.

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La renommée d’érémitisme du Père deFoucauld leur est quasiment systématiquementrenvoyée à travers un questionnement trèscourant chez les groupes pèlerins :

Est-ce que les Petits Frères de Jésus sont tous desermites ?

Une réponse sèchement formulée tourne laquestion en dérision :

Si j’avais voulu être ermite, j’aurais été vivre ailleurs !

L’accueil des frères ne se limite pas auxgroupes à étiquette religieuse. Ils tentent de nepas être monopolisé par un seul groupe, etapprécient de pouvoir passer plus de tempsavec des personnes seules ; dans tous les cas,ils ne devancent pas la demande des visiteurs etlaissent s’exprimer les motivations pluspersonnelles de chacun, s’il le souhaite. Leurattention va aux personnes isolées, auxvisiteurs de tout ordre, aux Algériens quiviennent eux aussi en visite touristique,généralement en famille, à l’Assekrem. EnAlgérie, cet endroit a la réputation d’être unlieu de foi chrétienne. L’Atakor est aussi connuà cause du mont Tahat, le plus haut du pays(2 900 m d’altitude), qui fait face au plateau.Parfois les visiteurs algériens demandent s’iln’y a pas de rites à accomplir, d’offrande àfaire, comme on ferait lors d’une ziyara (visitepieuse sur le tombeau d’un saint musulman).Les dizaines de livres d’or de l’ermitage,entassés dans la bibliothèque, témoignent de lareconnaissance du lieu aussi bien par desAlgériens et des musulmans que par desétrangers venant d’Europe ou d’Algérie, qu’ilssoient chrétiens ou musulmans, d’une autrereligion ou sans confession. On y trouve denombreux hommages à la fraternité universelleprêchée par Foucauld, des prières personnellespour des êtres chers ou d’autres, plusuniverselles, pour la paix dans le monde, desappels au « dialogue des cultures ». Les livresd’or attestent aussi de la beauté et la grandeurdu paysage. Surtout, l’humilité de l’ermitage etla discrétion de ceux qui y vivent ne laissentpersonne indifférent.

L’ermitage

La chapelle est souvent remplie de visiteursvenus pour les Eucharisties matinales que lesfrères célèbrent à huit heures, un quart d’heure

avant le lever du soleil, afin de ne pas priver lesgens du spectacle. Cet horaire a aussi l’avantagede laisser aux frères la disponibilité nécessaire àl’accueil des visiteurs, notamment desAlgériens dont la visite est plus matinale.Pourtant, l’usage des groupes de pèlerins est decélébrer la messe à l’heure qui leur convient,généralement par le prêtre accompagnateur, dufait de la contrainte horaire de leur programme.L’émotion y est souvent très intense ; elle estvécue comme l’ultime action de grâce dupèlerinage. En général, le groupe prie deux fois,à l’arrivée sur le plateau l’après-midi et tôt lematin avant de repartir pour Tamanrasset,puisque l’Assekrem marque la fin du circuit.Des véhicules viennent les chercher et le départest prévu après le petit-déjeuner.

Célébrer la messe à l’extérieur de l’ermitageest exclu. De même, il est souvent demandé auxgroupes pèlerins de respecter ceux qui ne prientpas, de ne pas être par trop démonstratifs ; leport de l’habit n’est pas dans l’usage des frères.Finalement, l’attitude et la discrétion des frèresinvitent chacun à se rappeler l’importance desmoments privilégiés de silence et derecueillement, sur le plateau. Pour les groupes,l’emploi du temps ne permet pas de profiterpleinement du potentiel du lieu, c’est un regretexprimé dans nombres d’entretiens :

À l’Assekrem, j’ai eu besoin de me poser, deméditer. Mais c’était trop rapide, on n’a pas eu letemps.

Les frères, quant à eux, constatent avec regret :On a vu des groupes sous prétexte qu’il fallaitdire la messe ou prier ensemble, rentrer àl’intérieur de l’ermitage et rater un coucher desoleil [...]. Il y avait une sorte d’erreurd’orientation. Ici, il faut prendre la réalité deschoses d’abord, de la nature, de la création et,très important, de la relation avec les gens ici. 25

À l’écart des regards, plus loin sur leplateau, cinq ermitages offrent la possibilité deretraite en solitude complète aux frères,religieux ou laïcs introduits auprès desfraternités, qui viennent des quatre coins dumonde y effectuer une khaloua (retraite) (ill. 3).Pour y accéder, il faut s’éloigner du périmètrede la « maison mère » et suivre les cheminsfaçonnés et entretenus par les frères.

Nadia BELALIMAT

25. Entretien avec A. Chatelard, février 2006.

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Les ermitages sont de petites maisons de pierrecomprenant deux cellules, une chambre et unechapelle. Les retraites peuvent durer de huit àquarante jours, chacun pouvant marcher, prier,lire, travailler ou encore méditer, dans sacellule, ou à l’abri du vent, derrière desparavents de pierre qui parsèment le plateau.Les frères guident volontiers les visiteurs versles différents accès aux ermitages sans pourautant en faire état. Le décor vivant de cesermitages, isolés mais en activité, se situe encontre-champs de l’affluence qui prévaut dulever au coucher du soleil à l’ermitage de

Charles de Foucauld, implanté à quelqueskilomètres de là sur le versant ouest du plateau(ill. 4). Pour qui prend le temps et en obtientl’opportune indication, la visite des ermitagesactuels tient lieu de belle introduction àl’originalité de l’implantation des Petits Frèresde Jésus enAlgérie. Cette « curiosité » n’est pasforcément réservée aux pèlerins. Les groupestouristiques bénéficiant des services d’un guidefamilier des fraternités ont l’opportunité dedécouvrir ce plateau singulier qui préserve sespropres ermitages de l’intrusion touristiquegénérée par l’ermitage initial. Pour la plupart

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Illustration n° 4. Détail d’un ermitage sur le plateaude l’Assekrem : Abou Rahim, “Père miséricordieux”,en arabe et en tifinagh, l’alphabet touareg.

© Photographie de Nadia Belalimat.

Illustration n° 3. Ermitage isolé de la fraternité, Assekrem

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d’entre eux, le coucher du soleil sur le montTahat reste le rituel touristique le plus prisé,avec, le lendemain matin, la vision du lever dusoleil pour un dernier hommage à la nature ou àla création, avant de repartir en voitures versTamanrasset puis l’aéroport.

Conclusion

Replacer le tourisme religieux en hommageà Charles de Foucauld dans sa perspectivehistorique et dans ses concomitances avec ledéveloppement du tourisme saharien permet demontrer en quoi les motivations « pèlerines »procèdent d’une lecture légendaire de la vie dece saint béatifié en 2005. Notre analyse a aussiété guidée par l’originalité et l’ambivalence dela posture des fraternités envers les touristes. Eneffet, leurs membres considèrent a priori toutvisiteur comme étant « en recherche ». Si letourisme désertique se caractérise toujours parun isolement, une mise en retraite temporaire dela personne, le tourisme chrétien foucaldienajuste cette expérience à « l’approche » decommunautés religieuses originales quiincarnent aujourd’hui, plus que l’imagefabriquée de Foucauld, le dialogue nécessaireavec le monde musulman.

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Les Fraternités

Les Petits Frères de Jésus, Ikhouan-El-Khaloua

La postérité sacerdotale de Charles deFoucauld se constitue en 1936, soit vingt ansaprès sa mort, avec la fondation de lacongrégation des Petits Frères de Jésus. Sur labase des règles qu’avait établies Charles deFoucauld, la congrégation va chercher sa voie,entre esprit de mission et vocationcontemplative, pendant une dizaine d’années.Sous l’action déterminée de René Voillaume,premier prieur de la congrégation, une premièrefraternité 26 s’installa en 1934 à El-Abiodh-Sidi-Cheikh, dans le sud oranais, à proximité d’uncentre religieux musulman renommé, la zaouia(confrérie religieuse) du saint Sidi Cheikh de laconfrérie des Cheikhia. Leur règlement sefondait sur « les observances fondamentales dela clôture, du silence et de la prière de jour et denuit » (Voillaume, 1998, 223), à l’image desannées monacales que Charles de Foucauldvécût à Nazareth puis à Beni Abbès. Leur vœude pauvreté se réalisait alors dans l’adoptiond’un dépouillement total, règle de vieimportante de la fraternité. L’originalité del’implantation des Petits Frères à El-Abiodhréside aussi dans le dialogue interconfessionnelentre les ascèses musulmanes et chrétiennesdans le contexte historique de la colonisationpuis de la décolonisation.

À cette époque, l’originalité de leur démarchetient à l’évolution de leur dévotion à travers,notamment, l’influence des pratiques desmaîtresde la confrérie des Cheikhia 27. Sans chargeapostolique, ils maintiennent leur communautéen dehors de l’Église algérienne. Cette relativeliberté leur permettra certaines expériencesinspirées des pratiques enseignées à la zaouia. Ilss’initient aux retraites en solitude (khaloua)soufis à l’image de celles pratiquées par SidiCheikh de son vivant, à la manière nomade, soustente, ou dans un lieu isolé :

Nous ne pouvions circuler aux alentours sansrencontrer cesmaqam, endroits sacrés indiqués parun demi-cercle de pierres entassées, ou simplement

des lieux-dits rappelant des événementsmerveilleux de la vie du saint, ou les endroitsmarqués par sa prière solitaire. On nommait cesderniers des khaloua, mot arabe dérivant d’uneracine signifiant l’action de se retirer à l’écart pourprier. » (Voillaume, 1998, 207).

Ils seront surnommés par les habitants d’El-Abiodh, Ikhouan-el-Khaloua, littéralement« frères de la prière solitaire ». C’est toujourssur ce mode que sont conçus les temps deretraite des fraternités enAlgérie. Cette pratiquerejoint la tradition carmélitaine et celle dessaints déserts qui :

[permet], non seulement d’équilibrer la viecommune par des périodes plus ou moins longuede solitude, mais surtout d’accomplir notre missionsacerdotale d’intercession et d’adoration au nomdu peuple, d’une manière absolue, l’âme étantseule et tout entière livrée à Dieu seul. (id., 227).

La réorientation des petits frères versles missions ouvrières

Au lendemain de la Deuxième Guerremondiale, la congrégation opère unrapprochement significatif avec la Missionouvrière en France et fonde la premièrefraternité en milieu ouvrier, en 1947, à Aix-en-Provence. Il s’agit là d’une réorientationmajeure de la vocation des Petits Frères, quidonne à la congrégation sa physionomiedéfinitive à travers le travail salarié des frères etle maintien de leur vocation contemplative.Leur congrégation évolua donc vers unenouvelle forme de vie religieuse, pour l’Églisemême :

Nadia BELALIMAT

Annexe 1

26. Terme qui désigne, à la fois, la communauté et sa maison. Dansla littérature foucaldienne, le terme « fraternité » se substitue auterme « ermitage » lors de son installation en Algérie, à Beni Abbès,en 1901.27. Brièvement présenté, le soufisme (tasawwuf) représente la voiemystique de l’islam et vise une connaissance empirique de laprésence de Dieu. C’est un combat spirituel (jihâd) exigeant unepurification de l’esprit par l’ascèse, la contemplation (mushâhada)et l’invocation de Dieu (dhikr). Ce mouvement vise à l’union la plusintime possible avec Dieu, sous la forme d’une illumination. Il s’agitd’une ascension initiatique, ponctuée par un labyrinthe d’épreuves,effectuée sous la conduite d’un guide éprouvé et par l’adhésion à ungroupe ou à une confrérie (zaouia) formés sous son autorité.(d’après Jean Chevalier, 1991).

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L’originalité de notre vie religieuse découle decette idée centrale : maintenir une viecontemplative non pas dans la clôture, mais dansles conditions de vie des pauvres et au milieu deshommes, en imitation de la vie de Jésus àNazareth. C’est là le centre de tout pour nous, etles aspects particuliers de notre forme de viereligieuse en découlent : la pauvreté de vie,l’habitation dans de pauvres demeures, lesrapports d’amitié avec les hommes, l’adorationdu Saint-Sacrement, la nature du travail, le portd’un vêtement ordinaire, tout se tient ets’explique par cette vocation contemplative et deprésence aux hommes. (Voillaume, 1998, 466).

Les fraternités du Hoggar

Entre 1952 et 1955, la congrégation desPetits Frères de Jésus fonde deux nouvellesfraternités, à Tamanrasset et à l’Assekrem, àproximité des « ermitages historiques » deFoucauld, la frégate de Tamanrasset etl’ermitage de l’Assekrem. Ce mouvementconcerne aussi les congrégations des PetitesSœurs du Sacré Cœur et celle des Petites Sœursde Jésus qui s’établissent à proximité de laFrégate. Au moment de la guerre d’indépen-dance, un certain nombre d’entre eux adoptent la

nationalité algérienne. Conformément àl’évolution de leur règlement, ils gagnent leurvie par le travail : Antoine, par exemple, futlongtemps employé comme technicien dans leservice de l’hydraulique. Une des sœurs occupalongtemps un emploi de sage-femme à l’hôpitalde Tamanrasset, une autre comptable à lamairie. De leur côté, de 1953 à 1973, les PetitesSœurs de Jésus ont vécu sous tente, dans lemassif, élevant leur troupeau de chèvres. Ellesont quitté Tamanrasset en 2006, après plus d’undemi-siècle de présence dans cette ville. Si lesFrères sont installés dans la ville loin del’affluence touristique liés à l’ermitage deFoucauld, les Petites Sœurs du Sacré Cœuroccupent toujours la maison à côté de laFrégate. Ce bâtiment est néanmoins propriétéde la ville. Elles en gardent la clé et guident lavisite.

Cinquante ans après leur installation, lesfraternités du Hoggar font depuis longtemps partidu tissu social local. Revendiquant une grandediscrétion dans leur vie professionnelle etcontemplative, rien ne prédisposait donc cesreligieux à l’accueil de milliers de visiteursannuels, touristes pour la plupart, pèlerins parfois,sur les lieux de vie de Charles de Foucauld.

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Annexe 2

Charles de Foucauld (1858-1916),un personnage multiple, un parcours

religieux atypique

C’est à 28 ans que Charles de Foucauld seconvertit au catholicisme. Cette conversionconstitue à tout point de vue une rupture avecla vie qu’il a menée dans sa jeunesse. On enrappellera brièvement les éléments bio-graphiques importants. Issu d’une famille del’aristocratie strasbourgeoise, il devientorphelin à l’âge de 7 ans et il est adopté, avecsa jeune sœur, par son grand-père, le colonel deMorlet. Ils grandissent à Nancy. En 1876, ilintègre l’école militaire de Saint-Cyr d’où ilsort sous-lieutenant deux ans plus tard. Lamême année, le décès de son grand-père lelaisse dans un désarroi profond. Il hérite d’unefortune considérable qu’il dépensera dans unevie de « noceur ». Il s’engage dans une carrièremilitaire à l’École de cavalerie de Saumur puisintègre un régiment de Hussards à Pont-à-Mousson où il est souvent mis aux arrêts pourindiscipline. Il découvre l’Algérie en 1880,alors que son régiment est envoyé en renfortdans la répression des insurrections de Sétif. Lavie de caserne l’ennuie. Il est finalementrenvoyé après s’être affiché avec sa maîtresse.Après son retour en France, il obtient saréintégration, et participe à une nouvellecampagne en Algérie. Se voyant refuser samutation au Sénégal, il démissionne de l’arméeen 1882. Il entreprend alors une expéditionexploratoire au Maroc, pendant quatre ans, quilui vaudra la remise de la médaille d’or de laSociété de géographie par Henry Duveyrier. Ilvivra longtemps en concubinage puis selancera dans un projet de mariage viteabandonné.

En 1886, il se rend à l’Église Saint-Augustinà Paris et demande à l’abbé Huvelin des coursde religion. Sa conversion aussi subite queradicale l’amène, d’abord, à effectuer plusieurspériodes de retraites, notamment à la Trappe deNotre-Dame des Neiges en Ardèche. Cespériodes sont entrecoupées par un pèlerinage enTerre sainte, en 1889, deux ans après sa

conversion. C’est à cette occasion que Charlesde Foucauld, en quête d’idéal mystique,découvre, selon Antoine Chatelard (2002, 42) :

L’existence humble et obscur du divin ouvrier.C’est un choc déterminant, une sorte d’appel, etsurtout une réponse à la question qu’il se posedepuis le jour de sa conversion : « Que faut-il queje fasse ? ».

Imiter Jésus à Nazareth définira, dès lors,l’essentiel de sa vocation. Cette intuitiondécisive – « l’incognito du Verbe Incarné » –finira par désigner tout son cheminement deconversion. Néanmoins, la dévotion, l’idéalmystique (et les premiers écrits religieux) qu’ilprojette dans la vie nazaréenne de Jésus serontmarqués par une conception doloriste etpénitente qu’il cultivera ensuite pendant les septannées (1890-1897) qu’il passera à la Trapped’Akbès en Syrie, puis pendant les trois ansqu’il passera chez les Clarisses à Nazareth.Nombre de ses œuvres spirituelles les plusconnues sont écrites pendant cette période.

La première période de sa vie de converti,d’ermite en quête de « la dernière place », et sesécrits ont alimenté nombre d’interprétationsconcernant la compréhension des quinzedernières années de sa vie passées au Hoggar.La publication de la première biographie deCharles de Foucauld, en 1921 par René Bazin,allait poser, pour longtemps, tous les élémentsde la figure légendaire de l’ermite se retirant audésert pour ne vivre que pour Dieu, bienéloignée de la réalité de sa vie au Hoggar.Plusieurs confusions gênent la compréhensiondes onze dernières années de sa vie passées auHoggar. Chaque époque et génération en ontproduit des lectures diverses et controversées.

La littérature hagiographie que son destin asuscitée écarte les circonstances historiques deson installation dans le Hoggar, alors qu’elles’opère à un moment décisif de l’expansioncoloniale française, en 1905, dans les territoirestouaregs. Paul Pandolfi, dans une étude (1997)consacrée aux circonstances historiques de cetteinstallation, en a décrit les étapes, les détours etles négociations qu’elle avait suscité avec lesTouaregs et notamment les Dag-Ghali qui

Nadia BELALIMAT

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voyaient s’installer ce « marabout » chrétien surleur territoire, à Tamanrasset, centre de culturesoù vivaient leurs métayers (harratins) :

L’installation de Foucauld s’opère dans le mêmetemps qu’est vraiment confirmée la soumissiondes Kel Ahaggar aux autorités françaises. C’estdire que cet établissement, aussi important qu’ilait pu se révéler par la suite, n’était alors qu’unpoint secondaire par rapport à ceux qui, tant auxyeux des Kel-Ahaggar que des militairesFrançais, s’avéraient fondamentaux (P. Pandolfi,1997, 64).

Dans les circonstances troublées del’assujettissement des tribus, il commence, enaoût 1905, à faire construire sa maison àTamanrasset, qu’on appellera la frégate à causede sa forme oblongue et ramassée. Quelquesannées plus tard, à la recherche d’un pointcentral dans les montagnes pour se rapprocherdes Touaregs qu’il voit peu à Tamanrasset, ildécouvre l’Assekrem et y fait faire construireun « ermitage ». Il n’y passera que cinq moisdurant l’hiver 1911 pour finalement se résignerà rejoindre Tamanrasset, incapable de résisteraux conditions de vie sur le plateau. Il résideraprincipalement à Tamanrasset jusqu’à sa morten décembre 1916 28.

Les contradictions du personnagedéterminent en partie la difficulté à restituer sonaction. S’il fut une sentinelle avancée en paystouareg de l’expansion coloniale française,Foucauld se démarquait pourtant dumouvement missionnaire en plein essor. Saconception personnelle de sa « mission » évoluaau long des quinze années qu’il passa auHoggar : il se comprenait au début comme uneespèce de « moine-missionnaire » porté par unemission évangélique ambiguë (A. Chatelard,2002, 270) volontairement vécue en marge de lasociété des missionnaires d’Afrique 29. Sa vieplus ascétique qu’érémitique auprès deshabitants du Hoggar lui fera finalementreconsidérer sa vocation comme une quête de« fraternité universelle », posture quereprendront ses héritiers spirituels, les PetitsFrères et Petites Sœurs de Jésus, près de vingtans plus tard, tout en réinterprétant le motif

nazaréen de son message. Au-delà de cescontradictions, l’activité majeure que Charlesde Foucauld poursuivra avec acharnement, futde se plonger, corps et âme, dans une œuvreethnolinguistique monumentale 30 sur laTamahaq, la langue desTouaregs septentrionaux,Kel Ahaggar et Kel Ajjer, encore considéréeaujourd’hui comme un travail linguistiqueinégalé. Plus récemment, la publicationcommentée des Lettres au Marabout, Messagestouaregs au Père de Foucauld, a permis derestituer les relations que sa société d’accueilentretenait avec lui, d’en mesurer la rencontre etlesmalentendus à une période décisive, pour lesTouaregs, de la colonisation française.L’ouvrage relève les ambiguïtés contem-poraines de la réception et l’interprétation dumessage religieux livré par Foucauld à partir deson installation dans le Hoggar. Il souligne larupture qu’a représentée le Hoggar, pourFoucauld, par rapport à la période nazaréennede sa vie :

Une conversion inspirée à l’origine par le rejet dumonde l’a conduit à vouer les dernières années desa vie à la réalisation d’une œuvre « mondaine »,ne pouvant être appréciées que selon des critères« profanes », mais qui restera peut-être pour lapostérité comme la trace la plus palpable de cetteconversion (D. Casajus, 1999, 95).

28. Survenue lors d’une attaque du fortin par un groupe de touaregssénousites en rébellion contre les occupations coloniales italienneset françaises.29. « …la Société des missionnaires d’Afrique plus connue sous lenom de « Pères Blancs » fondée en 1868 par l’archevêque d’Algeret cardinal primat d’Afrique, Monseigneur Lavigerie. Dès lafondation de la congrégation, le discours officiel de la hiérarchie surl’action missionnaire en Afrique est centré autour de la formationspirituelle et politique des convertis et de la place centrale qu’ilsdevront occuper dans leur société. Modèles de réussite d’unapostolat catholique, mais surtout médiateurs par excellence, lesconvertis devaient répondre au principe de base de Lavigerie quitenait avant tout à « christianiser l’Afrique par les Africains.(Lavigerie, 1980) » (Direche-Slimani, 2000, 71).30. On citera, entre autres : Dictionnaire abrégé touareg-françaisdes noms propres, Alger, Carbonel, t. 1, 1918, 652 p et t. 2, 1920,791 p ; Textes touaregs en prose, Alger, Carbonel, 1922, 230 p ;Poésies touarègues, Paris, Leroux, t.I, 1925, 658 p ; t II, 19300,461 p ; Dictionnaire touareg-français, Paris, Imprimerie nationale,1951, 4 vol., 2028 p.

« Marcher sur les traces de Charles de Foucauld » ...

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L e classement de Chinguetti auPatrimoine mondial de l’UNESCO a été

obtenu l’année même du lancement du tourismeen Adrar mauritanien. C’est en effet à partir de1996 que le tourisme organisé prend sonvéritable essor en Mauritanie, grâce àl’ouverture d’une ligne charter entre Paris,Marseille et la petite ville d’Atar, chef-lieu de larégion de l’Adrar. Les voyages proposéscombinent deux formes de tourisme : le« tourisme d’aventure » (ou trekking), offrantdes séjours d’une semaine de « randonnéechamelière » ou de « 4 x 4 » dans le désert, doncassez rustiques et reposant sur une logistiquelimitée ; le « tourisme culturel », fondé sur ladécouverte de la culture locale et la visite desites historiques. Ce tourisme, ciblant pourl’heure un public français, séduit des individusexerçant des métiers culturels et d’enseigne-ment, des professions libérales, des cadresd’entreprises, des étudiants. Le volume destouristes se rendant en Adrar par ligne aériennedirecte reste limité, jusqu’en 2005 à environ10 000 personnes par an 1, chiffre (de l’aéroportd’Atar) qui sera par la suite fortement revu à labaisse pour des raisons politiques 2. Le marchéest disputé par une quinzaine de tour-opérateurs, français pour l’essentiel, représentéssur place par des agences mauritaniennes dontle rôle est de prendre en charge les touristes etde réaliser leur programme. Au moins 70 % descircuits passent par la ville de Chinguetti(S. Panarotto, 2003, 18), faisant d’elle le sitetouristique le plus visité de la région.

L’ancienne cité caravanière, classée sur laliste de l’UNESCO au même titre que trois autresvilles dites « historiques » – à savoir Ouadane,en Adrar, Tichît, au Tagant, et Oualata, dans leHodh oriental – est généralement présentée auxétrangers qui la visitent comme la capitale

spirituelle et culturelle du pays, et apparaît ainsicomme la touche culturelle des produits promuspar les tour-opérateurs. Souvent parée du titreprestigieux de « Septième ville sainte del’islam » par les agences touristiques, relayéespar les médias étrangers, Chinguetti apparaîtd’emblée comme le lieu privilégié dedécouverte d’une culture religieuse ouest-saharienne empreinte d’érudition et detolérance. Néanmoins, dans les faits, il sembleexister un décalage entre les dispositions prisesà Chinguetti pour présenter aux touristes unecertaine image de la culture locale etl’expérience vécue par eux, au cours de la« randonnée chamelière » dans le désert, d’unislam « vivant » et sans artifices.

Ce dispositif serait-il moins opérant auprèsdes visiteurs français que le voyage à pied dansle désert, propice à la méditation, et quiparticiperait avec plus d’efficacité à ladécouverte de l’islam, du fait de son aspectspontané et non programmé par les agences devoyage ? Pour répondre à cette question, jem’appuierai sur des données ethnographiquesrecueillies lors d’enquêtes de terrain menées enAdrar mauritanien entre février et septembre2005 : au cours de quatre circuits touristiqueseffectués avec des groupes de touristesfrançais ; puis dans des localités de l’Adrar

1. Chiffre auquel il faut ajouter les touristes indépendants venant enMauritanie depuis l’Europe par la route, ainsi que les expatriésrésidant à Nouakchott, qui visitent l’Adrar le temps d’un week-endou de vacances scolaires.2. Le renversement en août 2005 du président en place va marquerl’entrée du pays dans une période de turbulences politiques etd’actions de fondamentalistes musulmans visant les intérêtsnationaux, le tout concourant à un discours des chancelleriesoccidentales déconseillant à leurs ressortissants de visiter laMauritanie.

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 1, 75-88.

De la visite de Chinguetti à l’expériencedu trek dans le désert

Révélation de la culture religieuse en Adrar mauritaniendans le contexte touristique

Sébastien BOULAY

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fréquentées par les touristes et auprèsd’opérateurs locaux interrogés à Nouakchott,capitale du pays 3.

Après avoir examiné les démarchespatrimoniales dont la ville fait l’objet,j’évoquerai le décalage qu’il y a entre lesimages produites sur Chinguetti dans lalittérature et les médias et ce qui esteffectivement représenté lors de la visite de laville. Enfin, je m’intéresserai à l’expérience dedécouverte de la culture religieuse locale qui seproduit lors de la marche dans le désert et qui,de fait, participe grandement au dépaysementvécu par les touristes.

La mise en patrimoine de la ville deChinguetti : une formulation à deux voix ?

Démarches et discours exogènes :labellisation et promotion

Voyons d’abord comment Chinguetti estaujourd’hui réinventée par les promoteursétrangers de la culture et du tourisme etexaminons la genèse, à la fois fulgurante etfragile, d’un patrimoine culturel d’intérêttouristique international. Actuellement, il mesemble que les démarches des instancesnationales et mondiales de qualification du« patrimoine culturel » rejoignent celles despromoteurs du tourisme en Mauritanie : ellesvisent à fabriquer un « patrimoine » priori-tairement utile pour le développementéconomique de la région. En Mauritanie, cettenotion a fait son apparition au cours des années1990, notamment avec la création de laFédération nationale des villes anciennes(FNSVA) (1993), le classement des quatre citéshistoriques (1996) et le colloque inaugural duProjet de sauvegarde et de valorisation dupatrimoine culturel mauritanien (PSVPCM)(1999). Certes, l’UNESCO a joué un rôleimportant dans la mise en patrimoine de la citéde Chinguetti, cette démarche ayant été initiéequelques années auparavant 4. Mais le fait quele classement de 1996 coïncide avec l’arrivéedes premiers charters sur l’Adrar me sembleégalement refléter la collusion entre leslogiques des opérateurs de la patrimoniali-sation, d’une part, et celles des agents de lamise en tourisme de la région, d’autre part.

À mon sens, cette liste de classement est lelabel par excellence d’une culture globaleconsensuelle, émis par une institution desNations Unies spécialement mandatée pourqualifier « les plus dignes traces du passé »(D. Fabre, 2000b, 205) pouvant entrer dansl’héritage « de l’humanité ».

Les médias étrangers, français en particulier,ont également largement contribué à faire deChinguetti la ville des manuscrits 5, à sauver enurgence de l’ensablement. Eux aussi ont doncjoué un rôle non négligeable dans ce processusde patrimonialisation : on compte nombre dedocumentaires, parfois d’une qualité douteuse,sur Chinguetti et ses précieux manuscritsmenacés de disparition, d’articles dans desmagazines de voyages ou des journaux à grandtirage qui, on s’en doute, occultent certainesréalités moins bonnes à montrer comme lasituation économique de certaines familles oul’insalubrité urbaine. La mise en patrimoineprocède en effet par sélection et scotomisation,par une mise en avant d’éléments au détrimentd’autres. Des associations de soutien aux« bibliothèques du désert » se sont créées, dansles années 1990, comme celle d’une journalistevedette du Journal télévisé d’une des principaleschaînes françaises.

Aujourd’hui, de nombreuses institutions etONG de développement intervenant au sein dela Commune de Chinguetti, séduites par larapidité apparente de la greffe de ce secteurtouristique sur l’économie locale (S. Boulay,2006), reprennent à leur compte ce discourspatrimonial dans la formulation de leurs projetset dans leur lecture de la ville, alimentant ainsile processus en cours. Parmi les nombreuxprojets humanitaires et/ou de développement

De la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert

3. Recherche post-doctorale partiellement financée par la Sociétémauritanienne de services et de tourisme (SOMASERT), dont jeremercie le directeur de l’époque, Abderrahman Ould Doua, ainsique l’ensemble des personnels d’accompagnement (guides,cuisiniers, chameliers) rencontrés durant cette enquête, pour leurcollaboration amicale.4. Un appel à la sauvegarde des quatre villes anciennes deMauritanie avait été lancé du haut du minaret de Chinguetti dès1981 par Moctar M’Bow, alors directeur de l’UNESCO, suivi d’unsecond appel lancé en 1988 par son successeur Fedérico Mayor,également depuis Chinguetti. En 1993, le ministère de la Culture etde l’Orientation islamique publiait un arrêté classant ces quatrevilles historiques au titre de « patrimoine national protégé »(S. A. Ould Dey, 1999, 61-62).5. Voir la contribution de Pierre Bonte dans ce volume.

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dont la ville est investie, un importantprogramme de l’Union européenne s’est achevéen 2006 : il comportait cinq volets dont troisvisaient l’amélioration des capacités touristiquesde la ville, l’un portant plus spécifiquement surla conservation des manuscrits desbibliothèques familiales. L’introduction dudocument présentant les principaux acquis dece programme commençait par ces phrases :

Chinguetti jouit d’une notoriété internationalepar sa qualité de ville saharienne typique, ce quilui a valu d’être classée au Patrimoine mondial del’UNESCO, et grâce aux « manuscrits du désert »conservés dans des bibliothèques familiales. Auplan national, c’est une ville symbole carChinguetti est le berceau historique du pays et sacapitale religieuse. Elle est considérée comme laSeptième ville sainte de l’islam. Située au nord-est, aux lisières d’un désert de pierre, le plateaude l’Adrar, et d’un désert de sable, l’immenseSahara, c’est aujourd’hui la principaledestination touristique du pays. 6

En fait, ce discours promotionnel reprend,assez fidèlement, celui des guides touristiques etdes catalogues des tour-opérateurs 7 qui mesemblent être également des moteurs trèsimportants de deux processus concomitants : lasanctuarisation et la mise en monument de laville 8. Parmi les différents attraits mis en avantdans la présentation de la destination, le site deChinguetti se voit toujours conférer une placetrès importante. Voici un florilège des différentsqualificatifs que l’on retrouve dans cesdocuments : « ville mythique du désert »,« ancienne cité caravanière », « Septième villesainte de l’islam », « capitale spirituelle de laMauritanie », « oasis aux prises avecl’ensablement », « ville de départ des pèlerinsouest-africains pour La Mecque », etc. Il estproposé de visiter une des bibliothèques de laville, qui abritent généralement un petit musée,de découvrir la ville ancienne, d’aller admirer lecoucher de soleil sur les dunes environnantes, devisiter une coopérative artisanale féminine. Dansces brochures, Chinguetti est en quelque sorteprésentée comme le complément culturel dudésert (conçu comme sauvage, naturel et hostile),car elle occupe une position secondaire dans lescircuits destinés à des voyageurs qui recherchentavant tout le Sahara et les « nomades ».

Les rares guides touristiques sur laMauritanie 9 s’adressent, quant à eux, à un publicplus large, formé notamment de touristes

indépendants, et ils visent à donner desinformations plus précises sur la région et sonpatrimoine. Tout en insistant aussi sur leprestigieux passé religieux de la ville, puis surson « déclin » auXXe siècle et sa « renaissance »grâce au tourisme, ces guides brossent untableau historique de la cité qui est, presque motpour mot, celui que livrent aux visiteurs lesguides accompagnateurs et les conservateurs debibliothèques. Leurs propos tentent de sedistinguer quelque peu du discours publicitairedes tour-opérateurs :

Le commerce transsaharien florissant assuralongtemps la prospérité de la ville. À son apogéeau XVIIIe siècle, Chinguetti comptait unedouzaine de mosquées. Avec le déclin descaravanes, le XXe siècle vit la ville péricliter,comme toutes les autres cités historiques deMauritanie qui dépendaient essentiellement ducommerce transsaharien. Sans entrer dans lapolémique qui consiste à savoir si Chinguetti est,ou non, la Septième ville sainte de l’islam,contentons-nous de préciser que le Coran nementionne que trois villes saintes : La Mecque,Médine et Jérusalem. Ce qui est indéniable enrevanche, c’est que Chinguetti était un point derassemblement très important pour les caravanesde fidèles en partance pour le pèlerinage de

Sébastien BOULAY

6. Projet d’appui à la Commune de Chinguetti (2003-2004-2005-2006), financé par l’Union européenne, République islamique deMauritanie, ministère desAffaires économiques et du Développement,2006, 11 p. (p. 2).7. Les principaux tour-opérateurs qui vendaient des séjours enAdrar jusqu’en 2006 étaient les suivants : Club Aventure, Atalante,Allibert, Nomade Aventure, Terre d’aventure, Déserts, Point-Afrique Voyages, Chemins de sable, Zig-Zag, La Balaguère,La Burle, Explorator, UCPA, Visages. La principale agence réceptivelocale était, en 2006, la SOMASERT (filiale de la Société nationaled’industrie minière).8. Le terme « sanctuaire » me semble, ici, d’un emploi pertinent dufait des différents sens qu’il peut revêtir. Selon le Petit Robert,dictionnaire de la langue française (édition 1991), un sanctuairedésigne d’abord le « lieu le plus saint d’un temple, d’une église,interdit aux profanes ». Le « sanctuaire d’une église désigne lapartie du chœur située autour de l’autel ». « Dans le temple juif, lesanctuaire désigne la partie secrète ou était gardée l’Arched’alliance ». Ce mot désigne ensuite un « édifice consacré auxcérémonies d’une religion », mais aussi « un lieu saint ». Enfin, enlittérature, ce terme renvoie à « un lieu protégé, fermé, secret,sacré ». La notion de « sanctuaire » me semble par conséquent trèsproche de celle de « monument » que Daniel Fabre (2000a, 27)a définie comme « la partie la plus précieuse d’un tout ». Elle sous-tend des idées d’exception, d’exclusion, de démarcation spatiale.9. On peut citer notamment le Petit futé, guide le plus utilisé par lestouristes venant de France, ou encore le Guide du Routard «AfriqueNoire », qui comporte une partie dédiée à la Mauritanie.

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La Mecque. À tel point que, lorsque l’ondemandait à ces pèlerins d’où ils venaient, ilsrépondaient tous de Chinguetti. La Mauritanieporta même un temps le nom de « Pays deShinguet », c’est dire l’importance spirituelle decette cité. Aujourd’hui, la ville semble renaîtregrâce au tourisme. Souhaitons simplement quecelui-ci permette un développement réfléchi etmesuré afin que Chinguetti retrouve un peu deson lustre d’antan dans le respect de son richepassé culturel. 10

Le prestige religieux et économique de cetteville est évoqué au passé : c’est son histoire quidoit être préservée et valorisée dans le cadre dutourisme. En somme, ces démarches et lecturesexogènes d’un même site, émanant d’acteursaussi divers que des institutions internationales,des médias, des promoteurs du tourisme,fabriquent de l’histoire 11 et sanctuarisent laville à des fins touristiques.

Démarche endogène : rôle des Mauritaniensdans l’emblématisation de la ville

Parallèlement à l’engouement médiatiqueétranger dont la ville fait l’objet depuis lesannées 1980 et 1990 surtout, Chinguetti, fondéevers le XIIIe siècle (VIIe siècle de l’Hégire),semble occuper une place de tout premier plandans la représentation du patrimoine culturel dela Nation mauritanienne tout entière, unpatrimoine culturel largement fondé sur l’islam.Bien avant la conquête coloniale du pays(1903), au cours de laquelle il lui fut attribué lenom de « Mauritanie », cette région de l’Ouestdu Sahara était connue, dans le mondemusulman notamment, comme le « pays deChinguetti » (bilâd Chinguît), car la villebénéficiait d’un prestige religieux trèsimportant (B. O. Mohammed Naffé, 2005, 17).

Ce prestige tenait largement à la renomméede ses savants et centres d’enseignement(mahadra) et fut consacré par la parution, vers1911, d’un ouvrage écrit par un savant maurenommé Sid Ahmed Wuld El-Amîn. Ce dernier,parti de Chinguetti pour La Mecque à la fin duXIXe siècle, s’installa au Caire. C’est là qu’ilpublia Al-Wasît (« sur les œuvres des poètes ethommes de lettre du pays de Chinguetti »),ainsi que quelques ouvrages d’exégèse. On peutdire qu’Al-Wasît avait déjà accru la diffusion dela culture des habitants du « pays deChinguetti », dans le contexte d’échanges

culturels et de “mondialisation” qui était celuidu début du XXe siècle, au Caire. L’entrepriseindividuelle d’El-Amin consistait à faireconnaître ce « pays » au reste du mondemusulman. La qualification de Chinguetticomme « Septième ville sainte de l’islam »,reprise de nos jours par toutes les brochures destour-opérateurs, serait apparue pour la premièrefois dans son livre.

Aujourd’hui, la cité est toujourssystématiquement signifiée par le minaret de samosquée « historique » 12, surmonté de cinqœufs d’autruche distinctifs. Cela n’est pasforcément propre à Chinguetti puisque les troisautres cités caravanières classées en 1996 sur laliste du Patrimoine mondial de l’UNESCO(Ouadane, Tichît, et Oualata), sont souventreprésentées, elles aussi, par le minaret de leurmosquée principale. À ce titre, la série spécialede petites cartes de recharge téléphoniques, à1000 UM 13, mise sur le marché en 2006 parl’opérateur mauritano-tunisien MATTEL,représentant les quatre « villes anciennes deMauritanie », est révélatrice de ce choixrécurrent, les quatre clichés mettant à l’honneurle minaret de la mosquée de chacune de cesvilles. Certes, leur renommée tenait beaucoup ettient encore à leur rayonnement spirituel et auprestige des familles religieuses qui y vivaient :Idaw ‘Ali et Laghlâl à Chinguetti ; Idaw el-Hâjet Kounta à Ouadane ; Shorfa à Tichît etOualata. Mais le fait est que, dans chacune deces cités, pour partie en ruines, le minaretconstitue le seul édifice visuellement repérable.Et pourtant, ces édifices se caractérisent par unecertaine discrétion spatiale – le sommet duminaret de la principale mosquée de Chinguettidépassant à peine le toit de certainesmaisons dela vieille ville – et par une grande sobriétéornementale.

Néanmoins, c’est bien le minaret de lamosquée de Chinguetti qui est le plus

De la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert

10. Petit futé Mauritanie CountryGuide, édition 2004/2005, 135-136.11. Selon Daniel Fabre (2000a, 27), « le classement, la restaurationou tout autres actes de reconnaissance du monument sont utiliséscomme des événements qui singularisent le temps local ».12. Qui n’est pas désignée selon ces termes, mais que j’appelle ainsipour distinguer cette mosquée des autres, car Chinguetti comporteplusieursmosquées, dans la vieille ville et la ville nouvelle, séparéespar le lit (batha) de l’oued Chinguetti.13. 1000 ouguyas mauritaniens équivalent à peu près à 3 euros aucours actuel.

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représenté, souvent donc miniaturisé 14 par lesinstances officielles : cet édifice est présentdans le générique de la Télévisionmauritanienne 15, sur l’un des principaux ronds-points de la capitale, sur certains billets debanque, etc. Il est très présent également dansles livres scolaires et autres publicationsd’enseignement ou de recherche. Ce bâtimentest ainsi devenu, par métonymie, le« monument » mis pour la ville de Chinguetti,mais aussi et surtout, par un processus qualifiépar Benedict Anderson (1991) 16 de « logoïsa-tion », l’emblème de l’héritage historique etculturel de la Nation tout entière : le seul cimentincontesté entre ses différentes composantesethniques étant l’islam. Pour l’État, la mise encirculation des images du minaret de Chinguettiest une façon de susciter la prise de conscienceou l’affirmation d’une identité nationalecommune, fondée sur une religion commune.En arrière-plan, cette omniprésence rappelle lasuprématie de la composante maure (arabo-phone) sur la politique et l’économie du pays.

Il est difficile d’évaluer l’influence qu’ontpu avoir les opérateurs étrangers surl’emblématisation duminaret de la mosquée parles Mauritaniens. Il est évident que lesdémarches de valorisation et de promotion dupatrimoine historique de cette ville ont accru larenommée de Chinguetti aux yeux de l’élitenationale. Néanmoins, le classement del’UNESCO demeure inconnu de la majorité deMauritaniens 17. Surtout, l’appellation de« Septième Ville Sainte de l’islam », rabâchéepar les tour-opérateurs dans leurs catalogues,est non seulement ignorée de la population,y compris de certains habitants de Chinguetti,mais également démentie par de nombreusespersonnes interrogées sur ce sujet, dont deshistoriens de l’université de Nouakchott. Ducôté mauritanien, on a donc une forme depatrimonialisation par sélection et emblémati-sation d’un édifice religieux, le petit minaret dela mosquée de Chinguetti : dans ce cas, lepatrimoine religieux nourrit et signifie lepatrimoine culturel de la Nation tout entière. Enrevanche, du côté des acteurs étrangers, lapatrimonialisation opère par la production d’undiscours performatif sur la ville au prestigieuxpassé : le patrimoine religieux semble alorsservir de simple support d’un patrimoineculturel prêt à être consommé par les touristes.

J’ai parlé d’une construction du patrimoineà deux voix, mais a priori il s’agirait plutôt dedeux constructions du patrimoine culturelautonomes. L’une met en avant l’aspect culturelde l’islam, à travers ses bibliothèquesnotamment, et est destinée à un public étrangeret non musulman, où prédomine une culture del’écrit. L’autre représente l’islam savant detoute une nation, ciment d’une sociétépluriethnique et support identitaire. Je penseque les deux démarches, endogènes etexogènes, ne s’excluent pas mais qu’ellescoexistent, à défaut de réellement s’alimenter.Elles se retrouvent dans le fait que Chinguetti,et le minaret en question, représentent, parmétonymie, la République islamique dans lereste dumonde. Aussi la mosquée de Chinguettifait-elle l’objet de différentes lectures de la partd’acteurs distincts : elle est, à la fois, un lieu deprière pour les habitants de la ville et lesmusulmans de passage désirant y prier, symbolepour la Nation mauritanienne et attractiontouristique.

Cette distinction des regards patrimoniauxentre « autochtones » et « allochtones », seretrouve dans la visite de Chinguetti qui estproposée aux touristes, consacrée essentiel-lement aux manuscrits et bibliothèquesfamiliales, et qui se substitue à l’impossiblevisite du « monument » religieux de la ville.

Le sens de la visite

Examinons à présent si ce qui est présentélors de la visite touristique de Chinguetti aquelque correspondance avec ces images et cesdiscours produits à l’« extérieur » de la ville.

Sébastien BOULAY

14. Pour Pietro Bellasi (1984, 40), la miniaturisation est une desformes de « métabolisation » du réel extérieur à soi, « opérationrituelle et symbolique qui rend la réalité externe individuellement etsocialement “soluble”, la rend fructueuse à la constitution d’uneidentité qui se structure par des différences, par une distinctionprécisément entre “soi” et l’autre ».15. Média largement transformé après le putsch du 3 août 2005,mais qui a continué de mettre en avant la référence religieuse dansses programmes et génériques.16 Citée par Irène Maffi (2004, 371).17. Il faut dire que le patrimoine bâti dans ce pays, et dans la culturemaure en particulier, et le patrimoine tangible en général, ne sont pasvraiment valorisés, contrairement au patrimoine intangible et à latradition orale, qui font l’objet de démarches spontanées et populairesde conservation (poésie, musique, conte) au sein de la société.

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J’évoquerai d’abord les éléments qui sont misen avant ou, au contraire, dissimulés par lesMauritaniens au cours de la visite, ensuitel’attitude des touristes lors de celle-ci, enfin lepoint de vue des habitants sur la mise entourisme de leur ville.

Une visite sélective ?

Chinguetti ne compte pas de guidesrattachés à la commune, contrairement à la citéde Ouadane 18 où l’on a à faire à des guidescommunaux spécialisés qui parlent le françaiset qui sont munis d’un badge attestant de leurqualité. À Chinguetti, ville pourtant célèbre, onne remarque rien de tel et sa visite est de courtedurée : une heure environ 19. Le guide, quiaccompagne les touristes pendant la totalité dela durée de leur séjour en Adrar, se charge decette visite : il commence toujours par unepromenade de quelques minutes dans les ruesde la vieille ville avec son groupe. Puis ils’arrête à proximité de l’enceinte de la mosquée« historique », si possible sur une hauteur quipermet de voir le minaret et d’apercevoirl’intérieur de cet espace interdit auxnon musulmans. Il fait alors un rapidehistorique de la cité 20. Après cette introduction,il mène son groupe dans l’une des« bibliothèques » de la ville, dont bon nombrese trouve à proximité de la mosquée 21. Cesbibliothèques sont en fait des demeuresfamiliales, assez exiguës, spatialement ettechniquement conçues pour braver les fortesamplitudes thermiques entre l’été et l’hiver,construites en terre et en pierre, et dont lesdifférentes pièces fonctionnelles, organiséesautour d’une petite cour centrale, sont muniesde portes en bois d’acacia avec une serrure« traditionnelle ». Aujourd’hui, ces maisons-bibliothèques sont uniquement dévolues à lavisite des touristes et ne sont plus habitées. Leurconfiguration architecturale révèle néanmoinsle caractère familial de la propriété de cesouvrages et le fait qu’ils étaient stockés au seinmême de l’habitation.

Le conservateur des lieux qui se présentecomme un membre de la famille propriétaire,prononce d’abord un discours introductif surChinguetti et sur l’histoire de la collection 22.Puis le groupe – ou la moitié du groupe si celui-ci est supérieur à sept ou huit personnes – estinvité à pénétrer dans la pièce renfermant les

précieux manuscrits. Les visiteurs s’installenten cercle autour du conservateur, tels desdisciples autour du maître lors d’un rited’initiation. Ce dernier parle à voix basse, dansce minuscule espace frais et sombre.L’ambiance est presque au recueillement. Ilmontre délicatement à l’assistance quelquesexemplaires anciens de différents typesd’ouvrages (Coran, Vie du Prophète, ouvragesde droit, de grammaire, etc.), certains vieux deplus de cinq siècles, leur explique le système depagination employé, présente les techniquesutilisées à l’époque pour leur fabrication (typede papier utilisé, matières à encres etinstruments d’écriture) et pour leur conserva-tion. On regarde les manuscrits sans pouvoir lestoucher, et seules les photos sans flash sontautorisées.

Se révèle alors aux touristes toute uneculture religieuse savante, ouverte sur le restedu monde musulman depuis des siècles. Labibliothèque apparaît bien comme le sanctuairegardant les « trésors inestimables » 23 de laville, à savoir sesmanuscrits, et se substitue à lamosquée interdite, comblant un manque. Pourmieux transmettre leur savoir, ces conservateursou gérants de bibliothèque choisissent desouvrages représentatifs (les plus beaux, les plusvieux, ceux recelant une astuce technique, etc.).

De la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert

18. Dans cette dernière ville, au patrimoine architectural et àl’histoire également très riches, tout visiteur, même s’il refuse d’êtreaccompagné par un guide communal durant la visite, doit s’acquitterd’une taxe de 1 000 UM. Une partie de ce patrimoine bâti a étéréhabilitée (le rempart, l’ancienne mosquée en contrebas, lesmaisons des fondateurs de la ville, etc.).19. Ce laps de temps varie néanmoins selon que la visite deChinguetti est placée en début ou en fin de circuit, selon égalementla période de fréquentation (hors ou pendant les vacances scolairesfrançaises), selon enfin le profil et les attentes des touristes évaluéspar le guide.20. Voir citation Petit futé Mauritanie dans la première partie de cetexte.21. La ville compte une quinzaine de bibliothèques, mais seulestrois ou quatre sont régulièrement visitées et organisées pourrecevoir des groupes de visiteurs. La plus visitée, celle des AhlHabott, se trouve dans un autre quartier mais elle est très bien situéepuisque qu’elle donne sur la place centrale de la vieille ville, près dela Maison du Livre et du Château d’eau, édifices remarquables de lacité, ainsi que du marché.22. « Legs familial, le manuscrit est plus qu’un livre, un lieu demémoire familiale, un lien avec l’ancêtre ou le saint vénéré »(M. Ould Maouloud, 1999, 112).23. Catalogue 2004/2005 de La Balaguère, p. 77.

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Mais cette représentation semble conjuguerl’islam au passé, comme si seule l’histoire decette religion était bonne à dire et à montrer.Une phrase revient néanmoins très souvent dansleurs discours : « L’islam, c’est autre chose quedu terrorisme et, pour nous, les terroristesislamistes ne sont pas de bons musulmans ».Les visites ne sont pas pour autantmises à profitpar les autorités religieuses locales pour fairepasser un message religieux.

Après avoir posé une série de questions, lesvisiteurs sont conduits dans une petite pièce oùsont exposés des objets, censés représenterdifférents pans de la vie quotidienne d’autrefois,des habitants de Chinguetti et du désertenvironnant : objets de citadins et objets denomades. Les objets sont posés à même le solou sur des étagères, sans étiquettes nicommentaires ni véritable souci de scéno-graphie. Le conservateur explique le sens dechacun de ces objets à l’auditoire qui découvrepeu à peu la société locale à travers cetteprésentation « individualisée » d’artefactsrésumant en quelque sorte des techniques et despratiques quotidiennes, dépourvues dedimension religieuse.

Enfin, généralement, après s’être acquittésdu prix de la visite – d’un montant de 500 UM,soit environ 1,5 euros en 2006 – les visiteurssont autorisés à gravir les marches qui mènent àla terrasse de la maison et, si le temps de visiterestant le permet, le conservateur de labibliothèque leur explique les fonctions desdifférentes pièces de la maison. Ces espacescumulent par conséquent trois « objets » dedécouverte : les manuscrits anciens qui restentles éléments phares de la visite, les objets de viequotidienne, rassemblés récemment par lesfamilles pour donner un contenu supplémen-taire à cette visite, et la maison en elle-même(contenant), cette dernière permettant auxtouristes de comprendre le statut particulier deces collections familiales et le contexte socio-historique de leur conservation.

Ces bibliothèques sont fréquentées parpresque tous les groupes de passage àChinguetti, et ceci pour deux raisonsessentielles. D’une part, elles sont actuellementles seuls espaces « culturels » de la ville et lesseuls destinés à la visite (payante) 24. D’autrepart, les touristes européens appartiennentlargement à des cultures de l’écrit où le livre est

un objet prestigieux et valorisé, tandis que, dansl’environnement culturel des Mauritaniens,c’est l’oralité qui prédomine.

En sortant d’une bibliothèque, les visiteursne peuvent guère faire autrement que derencontrer des vendeuses d’artisanat,ambulantes ou sédentaires installées sous lestentes 25 qui ceignent la mosquée « historique »,à tel point que le site ressemble à un petitcampement commercial en pleine ville, quis’implante au début de la saison touristique(octobre) pour être démonté lorsque celle-cis’achève (avril). L’émotion ressentie par lesvisiteurs devant les manuscrits peut doncrapidement laisser la place à un sentiment detourisme commercial et de saturation. Dans cetartisanat, ne figure aucun objet religieux, pasmême une représentation du petit minaret ouune reproduction de manuscrit. Par contre, danscertaines bibliothèques 26, on vend en fac-similédes pages de manuscrits (à l’exception duCoran), seuls échantillons désacralisés deculture religieuse que les touristes pourrontemporter avec eux.

Nous constatons que, lors de la visite de laville, un certain nombre de sujets et de lieux nesont pas abordés. Spatialement, on circuleautour du site religieux sans que jamais on nepuisse y pénétrer : la mosquée ne se visite pas,même si l’on peut observer, depuis l’extérieurde l’enceinte, son petitminaret emblématique etsa cour centrale. Par ailleurs, la dispositioncirculaire des principales bibliothèquesfamiliales et des tentes-boutiques d’artisanat,souligne la présence interdite de la mosquée.On est bien là dans l’une des définitions dusanctuaire : espace exclusif entourant quelquechose de sacré, de précieux. Les guides et lesconservateurs de bibliothèques mauritaniensjouent un rôle très important dans la sélectionde certains éléments au détriment d’autres : lareligion n’est évoquée que de façon allusive ethistorique et l’on parle d’un islam savant, desavoirs « traditionnels », de cité historique,d’architecture, de bibliothèques, de manuscrits

Sébastien BOULAY

24. Une Maison Théodore Monod (financement Union européenne)est en projet ainsi qu’une Maison des Manuscrits (financementUNESCO).25. Certains guides proposent, pour leur part, la visite decoopératives féminines qui, elles aussi, vendent de l’artisanat.26. Chez les Ahl Habott notamment.

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anciens, etc. En résumé, lors des visites, lesexpressions matérielles et historiques de l’islamà Chinguetti sont abordées, mais pas la pratiquede la religion aujourd’hui. Comme si laproduction patrimoniale devait nécessairementprocéder d’une mise au passé de la culture etcomme si l’islam au présent n’était pas bon àmontrer au regard de l’actualité internationalequi fait, il est vrai, en Occident, une large placeau terrorisme islamiste.

Sentiments des visiteurs et des visités

Si les touristes font volontiers la visite deChinguetti, c’est au titre d’un attrait indéniablepour cette ville dont la renommée médiatique estparvenue jusqu’à eux. C’est aussi, me semble-t-il, dans une démarche passive de consommationd’un « patrimoine culturel » qu’on leur donne àvoir et à entendre, dans leur langue, dans lecadre d’un programme de visite organisé et fixéà l’avance, et auquel ils ne sauraient sesoustraire. Ils acceptent qu’on leur présente uneculture religieuse figée, lisse et apprêtée, alorsqu’ils sont conscients que l’essentiel est ailleurs(je parle notamment de la prière et de la relationà Dieu). Ces touristes qui appartiennent à uncertain milieu socioprofessionnel, qui ontgénéralement fait des études supérieures et quisont des habitués des visites culturelles enEurope, jouent le jeu : qui n’a pas, parmi eux,visité un musée ou un site historique en France ?Les guides accompagnateurs mauritaniensjouent aussi le jeu de la représentation et de lavalorisation de leur patrimoine, selon lesschèmes classiques de la mise en tourisme.Mais, la mise en scène de leur patrimoine lescontraint à des découpages symboliques et à desconstructions spécifiques qui « essentialisent »la culture (I. Maffi, 2004), autour du manuscritet de la bibliothèque par exemple. Cela laissesouvent le sentiment, chez le destinataire decette mise en scène, d’un manque (la mosquéehistorique interdite mais visible) ou d’unphénomène tronqué (le présent d’une pratiquede l’islam et l’authenticité d’une culture).

Ce manque ressenti lors de la visite deChinguetti est largement accentué parl’expérience de la marche dans le désert 27.Certes, l’arrivée à Chinguetti, après unesemaine de randonnée, constitue, pour certains,une victoire sur eux-mêmes ;mais elle est surtoutvécue comme une expérience traumatisante de

retour brutal à la « civilisation » – sous-entendu, à ses maux – et au statut de touristes.Les trekkeurs disent regretter la marche dans ledésert et sa « magie ». Ils ont l’impression depasser d’un monde vivant à un monde figé,d’un monde serein et harmonieux à un espaceagressif, d’un environnement authentique à unmilieu apprêté pour les étrangers. Ils se trouventsoudain confrontés à l’image d’eux-mêmes queles locaux leur renvoient et aux effets négatifsque le tourisme, et donc leur passage, peutentraîner localement (augmentation desdéchets, enfants qui mendient, inflation deboutiques d’artisanat pour touristes etd’auberges aux façades bariolées, présenced’autres groupes de touristes qui suivent lesmêmes itinéraires, effectuent les mêmes visites,etc.), ce qui est beaucoup moins le cas lors ducircuit dans le désert 28. En bref, la transitionentre le circuit, espace-temps « vrai », et la villede Chinguetti, où un certain nombre d’élémentssurgissent uniquement pour les touristes (visitesde bibliothèques, vente d’artisanat, présenced’auberges, etc.) est vécue comme abrupte.

Parmi les habitants de Chinguetti, l’opiniongénérale est très largement favorable autourisme, promu – par les autorités locales et lesbailleurs étrangers – puis perçu comme le seulvecteur de développement économique actuel etcomme un facteur d’inversion de l’exode ruralqui marquait la ville depuis les années 1970.Néanmoins, quelques voix commencent às’élever contre les premiers effets négatifspalpables de cette activité. Certains dénoncentle fait que les enfants et quelques jeunesfemmes de la ville courent après les touristespour leur demander des cadeaux ou leur vendrede petits objets artisanaux, ou le fait quecertaines femmes n’hésitent plus à tendre lamain aux étrangers, ce qui contrevient aux

De la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert

27. Quand la visite de Chinguetti est placée en début de trek, onvisite rapidement la ville car les touristes sont pressés de découvrirle désert, objet véritable de leur séjour. Quand la visite de Chinguettiest placée en fin de trek, la ville est l’objectif symbolique etgéographique de la marche mais l’empreinte, physique et mentale,de cette dernière amoindrira largement, au fil de la randonnée,l’intérêt et l’enthousiasme pour la visite de la ville.28. Certes, durant les temps de déjeuner ou de bivouac, des femmesdes campements ou des villages proches de l’itinéraire empruntéviennent vendre de l’artisanat aux touristes. Mais la présence de ces« habitantes » du désert est beaucoup mieux acceptée par lestouristes durant la marche, car elle constitue des occasionsd’échanges, que celle des vendeuses d’artisanat à Chinguetti.

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usages locaux. Récemment, des hommescraignant de voir la mosquée « historique » deChinguetti ceinte par des auberges tenues pardes non musulmans, se sont opposés à l’achatde terrains par des étrangers dans la vieille ville,et ont eu gain de cause pour un terrain quijouxtait la mosquée 29. Cette réaction sembleêtre le reflet d’une crainte plus générale pourl’intégrité de l’identité et des valeurs religieuseslocales, pour lesquelles les anciens considèrent,aujourd’hui, que l’installation et la réussite des« Nazaréens » 30 sont une menace. Quelquesopérateurs locaux mettent enfin l’accent sur laperte progressive de leur authenticité culturelleau contact des touristes et des agents étrangers,alors que la préservation de cette authenticitéest précisément ce qui fait l’attrait de ladestination.

La valorisation du patrimoine écrit de laville à des fins touristiques se traduit par larencontre de démarches souvent contra-dictoires, marquées par une incompréhensionréciproque, et par un effort d’adaptation desacteurs locaux aux exigences de ces visiteursd’un nouveau genre, comme le souligne cegérant de bibliothèque :

Depuis que le tourisme a commencé ici, lesfamilles propriétaires de bibliothèques se sententplus concernées et motivées pour sauvegarder etvaloriser leur patrimoine. Avant le tourisme, iln’y avait que quelques religieux et chercheurs às’intéresser aux livres.

Il y a eu deux projets UNESCO relatifs à lasauvegarde des manuscrits de Chinguetti. Lepremier a été financé par le Japon. Il s’agissaitde restaurer une maison de la vieille ville pourabriter les livres de l’ensemble des biblio-thèques. Ce projet a été mené sans aucuneconcertation avec les propriétaires de biblio-thèques et les habitants. La maison achetée étaitbien trop petite pour recueillir des collectionsd’ouvrages anciens et surtout elle étaitinondable en cas de forte pluie. Le jour del’inauguration officielle de cette maison, enprésence du Président de la Fondation nationalede sauvegarde des villes anciennes (FNSVA), il aplu et tout le monde s’est aperçu qu’il y avait unproblème avec cette maison. Le projet a ensuiteété abandonné.

Le second projet a consisté à construire unemaison sur un autre terrain de la vieille ville.Celle-ci est aujourd’hui achevée. Mais comment

voulez-vous faire entrer plusieurs milliersd’ouvrages dans des pièces aussi exiguës. C’estbien trop petit. Et puis les livres bénéficientdans nos bibliothèques familiales d’uneclimatisation naturelle alors que la climatisationartificielle de la maison UNESCO posera desproblèmes en cas de panne de courant ou autre.Finalement il a été décidé que cette maisonservirait plus de bureau d’accueil des visiteurs,avec l’exposition de quelques ouvragesprécieux. L’autre problème est que ce projet aété monté en priorité avec une famille, et nereçoit pas l’accord de tous les détenteurs debibliothèques familiales. Il faut biencomprendre que certains ne voudraient pourrien au monde céder leurs ouvrages : le dernierérudit est décédé, en 1999, avec les clés de sabibliothèque dans sa poche, personne nepouvait y toucher, pas même ses enfants. Nousavons comme un lien de parenté très fort avecnos livres. Le chef de cette famille avaitégalement passé un accord de « géranceéternelle » de cette maison avec la FondationFNSVA et l’UNESCO, alors que nous demandionsune gérance collégiale et tournante. Finalement,quelques propriétaires de bibliothèques se sontretirés du projet. Cette famille avait, qui plusest, déjà bénéficié de nombreuses aides de lapart d’une ONG italienne, de la Coopérationallemande, de l’Institut mauritanien derecherche scientifique (IMRS), ainsi que de laSociété nationale d’industrie minière. Ce qui esttout à son honneur d’ailleurs, car je veuxpréciser qu’il n’y a aucune concurrence entrenous autres, propriétaires de bibliothèques, etque cette famille récolte sans doute le fruit desefforts qu’elle a fournis pour s’attirer dessoutiens de l’extérieur.

Dans le passé, celui qui s’occupait des livresétait souvent le plus âgé ou le plus érudit de lafamille. Il était choisi par l’ensemble desmembres de la famille élargie. Aujourd’hui, denouveaux critères se sont ajouté, voire ontremplacé les anciens : il faut que cet hommeconnaisse au moins une ou deux langues de plusque l’arabe, dont le français parfaitement

Sébastien BOULAY

29. Informations recueillies auprès d’un instituteur de Chinguetti,le 30 septembre 2005.30. Les Maures appellent les Européens, et les Occidentaux engénéral, Nçâra, « Nazaréens », terme utilisé dans le Coran pourdésigner les chrétiens.

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puisque l’essentiel des touristes est franco-phone, et qu’il ait de bonnes dispositions àcommuniquer avec les visiteurs et à donner desexplications claires. Hier, c’était le commercecaravanier qui nous faisait connaître dans tout lemonde arabe, aujourd’hui c’est le tourisme quifait parler de Chinguetti partout dans le monde. 31

Dans les bibliothèques, les conservateursprônent le dialogue interreligieux comme gagede paix entre les peuples et les cultures. Unbibliothécaire expose au regard des touristes unprésentoir en bois contenant le Nouveau etl’Ancien Testaments, la Thora, un livre debouddhisme. Comme l’exprime M. Picard(2001, 120) :

Les populations locales ne sont pas les objetspassifs du regard touristique, mais des sujetsactifs qui construisent des représentations de leurculture à l’usage des touristes, des représenta-tions fondées, à la fois, sur leur propre systèmede références et sur leur interprétation du désirdes touristes.

À Chinguetti, la culture religieuse sembles’être figée sur les vestiges de son passé, en unpatrimoine labellisé, médiatisé et marchandisé.En fait, elle se redéfinit sous le regard destouristes et des agences.

Le trek dans le désert : espace-temps dela révélation ?

Finalement, au cours du circuit touristiqueen Adrar, le désert ne constituerait-il pasl’espace le plus propice à la transmission d’uneculture religieuse locale ? En quoi cet espace,avec toute la charge symbolique qu’il portedans l’esprit des visiteurs, serait-il le seul lieupossible de la rencontre avec un islam« vivant » ? Qu’est-ce qui, dans la viequotidienne des protagonistes du circuit,permettrait la transmission de cette culture ?Enfin, le regard des populations côtoyées lorsdu circuit sur ces « Nazaréens qui ne prientpas » est-il empreint d’étonnement, d’incom-préhension, de rejet ?

Désert biblique et dialogue des religions

Le désert est le véritable objet des touristes serendant en Mauritanie. La marche dans le désertporte avec elle tout un imaginaire judéo-chrétienempreint de retour à l’essence des choses, et de

divin (J.-D. Urbain, 2002, 229). Le désert desable est l’espace d’ascèse que beaucoup detouristes viennent chercher, ce que le géographeM. Roux (1996, 13) exprime en ces termes :

L’expérience au désert, c’est […] d’abord unchangement d’échelle, émotionnelle d’abord,mais aussi spatiale et temporelle. Dans cesgrands espaces, les émotions du voyageur sontpoussées à leur paroxysme : la désolation commela joie n’ont plus de limites et trouvent desexpressions hyperboliques : le beau devientsublime, la monotonie fait pressentir le néant,l’incident fait côtoyer la tragédie.

En cela, les dunes de sable constituent unespace privilégié d’initiation (cf. infra). Leslectures que font les trekkeurs durant leur« randonnée chamelière » entretiennent lemythe : Théodore Monod et l’incontournableMéharée, Lawrence d’Arabie (Les sept piliersde la sagesse), Antoine de Saint-Exupéry et sonTerre des Hommes, Michel Vieuchange et saquête de la cité interdite de Smara, Odette duPuigaudeau (Pieds Nus à travers laMauritanie), sont les auteurs et les ouvrages quireviennent le plus souvent, tous publiés dans lapremière moitié du XXe siècle.

La marche dans ce paysage est propice à uneréflexion sur soi, sur sa vie. Nombre detrekkeurs que j’ai pu côtoyer lors des circuits,d’un âge moyen de 41 ans, me disaient setrouver à un moment de transition dans leur vie,soit professionnelle (changement de métier,changement de poste dans une entreprise,retraite proche ou acquise, etc.), soitsentimentale (début d’une vie de couple, ou aucontraire rupture récente, passage des enfants àl’âge adulte et départ du foyer, etc.). Le Saharaapparaît comme un retour au commencementdu monde, il permet de prendre du recul sur sonpassé, de faire le point sur son existenceprésente, prendre des résolutions pour l’aveniret effectuer ainsi un nouveau départ dans la vie.

Certains groupes de réflexion en France,comme « Terre du Ciel », proposent des séjoursde méditation dans le désert autour d’un(e)psychologue de renom, intéressant générale-ment des personnes de plus de 50 ans, plutôtissues de milieux aisés. Certains tour-opérateurs spécialisés dans le tourisme de

De la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert

31. Entretien avec un bibliothécaire de Chinguetti, 1er et 2 octobre 2005.

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randonnée introduisent également des produitsde tourisme méditatif dans leurs catalogues,comme La Balaguère qui proposait en 2005,outre un produit intitulé « Sophrologie dans lesdunes », un circuit baptisé « Shiatsu et Yogadans le désert » 32, avec ce descriptif :

Parce que le désert constitue un « lieu de vérité »,parce que la beauté, le silence, l’isolement total, lesentiment d’infini que l’on ressent ici, plus quepartout ailleurs, permet de se retrouver soi-même,marcher dans le désert constitue déjà en soi uneforme de contemplation, de relaxation, mais ausside ressourcement, et de recherche intérieure. Dansles dunes de l’erg Ouarane, nous pratiquerons desséances de respiration, d’étirements et d’assouplis-sements issus de pratiques traditionnellesorientales (Shiatsu, Qi Gong, Do-in ou Yoga) encompagnie d’un accompagnateur françaisspécialiste de ces disciplines. 33

Une agence de voyage mauritanienne,« Poussières d’Étoiles », a pris le pari de ciblerun public chrétien et propose des séjoursméditatifs qui prennent pour décor principal ledésert. Elle organise des voyages à pied pourdes groupes cherchant à connaître un peu mieuxl’islam et souhaitant faire dialoguer les religionschrétienne et musulmane. Elle dispose departenariats avec des associations chrétiennescomme « Routes bibliques », « Les matins duMonde » ou encore « Ictus Voyage ». Parmi lesdifférents circuits à thème présentés sur sonsite internet (www.poussieresdetoiles.com),l’agence propose un séjour de « Carême audésert : spiritualité chrétienne réservée auxgroupes constitués », un séjour de retraiteindividuelle « Ermitage en toute spiritualité »,enfin un séjour intitulé « À la rencontre del’islam », articulé autour des visites de deuxconfréries soufies. Ce dernier circuit de septjours propose « un périple dans l’Islamintérieur », autour de sept termes clés, censésservir de supports à la transmission des savoirs :

Absolu : cette notion permettra de saisir laconception de la divinité en Islam. Plus largement,c’est le dogme islamique qui sera ici exposé.

Parcours : il s’agira d’évoquer une dimensionfondamentale du rite musulman : le pèlerinage.Plus largement, ce sont tous les rites musulmansdont nous traiterons.

Éternité : on voudra ici présenter l’eschatologieislamique. C’est également l’histoire des peuplesmusulmans que nous évoquerons.

Quête : nous aborderons ici le soufisme enprésentant les vies des mystiques Ibn Arabi etAl-Hallaj entre autres.

Poésie : on lira et commentera le chef d’œuvredes odes antéislamiques. Cette lecture sera leprétexte à un exposé sur la littérature arabe.Sagesse : cette notion sera prétexte à présenter lesgrands hommes de la philosophie islamique :Al-Farabi, Avicenne, Al-Ghazali, Averroès.Paix et amour : on lira et commentera denombreux passages du Coran relatifs à ces deuxtermes.

Si cette démarche révèle une certainecréativité dans la mise à disposition destouristes de savoirs approfondis sur l’islam et lacivilisation arabo-musulmane et dans lapromotion du dialogue des religions mono-théistes, elle reste pour l’heure marginale etsemble peiner à se développer dans un secteurtrès concurrentiel. Dans l’imaginaire occidentalet dans celui des touristes, le désert restel’espace par excellence de la méditation et de larelation à Dieu. Les concepteurs de circuitsdans le désert ne s’y trompent pas en tentant deproposer des produits qui répondent à cettequête. Mais la « vraie » découverte de l’islamreste à venir.

L’islam « vivant » finalement révélé

Durant la marche à pied dans le désert, la vieest rythmée par le réveil vers 6h 30, la pause dela mi-journée entre midi et 15h, et les bivouacs,à partir de 18h. Le guide, le cuisinier, leschameliers profitent de ces pauses pour faire lescinq prières de la journée, généralementindividuellement. Disposant de peu de réservesd’eau, ils effectuent symboliquement leursablutions après avoir touché une pierre ou lesable de leurs deux mains. Cette simplicité del’acte surprend toujours les touristes, ainsi quele fait que la prière n’exige aucune démarche deconcentration ni de recueillement préalable etqu’elle puisse, au contraire, se faire presquen’importe où, même au milieu d’un groupe depersonnes occupées à autre chose, qui plus estétrangères. Ces prières viennent doncégalement rythmer le circuit. Pour ces touristes

Sébastien BOULAY

32. Au prix de 1 300 euros, soit environ 30 % plus cher que lescircuits classiques.33. Catalogue 2004/2005 de La Balaguère, p. 76.

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qui, pour la plupart, n’ont jamais vécu aucontact de musulmans pratiquants, ellesparticipent pleinement du dépaysement duvoyage. Les quelques femmes qui viennentvendre de l’artisanat aux groupes dans le désertet qui s’installent à quelques mètres destouristes font également leurs prières sous leregard surpris et déjà séduit des trekkeurs.

La prière apparaît alors comme un acteabsolument naturel, s’inscrivant dans le coursnormal de la vie quotidienne, à la foisintemporel et bien vivant, par conséquentdiamétralement différent des choses de lareligion montrées aux touristes à Chinguetti,comme si deux islams leur étaient présentés : unislam nomade, naturel et vivant, contre un islamcitadin, culturel et figé dans sa monumentalitécivilisationnelle. Aux yeux des touristes, laprière apparaît comme une pratique« authentique » en tant que telle, qui participe àl’harmonie du voyage, à son esthétique, et doncà l’exotisme ressenti. La « vraie » découverteculturelle se situe là. Pour certains touristes,c’est le fait marquant de leur voyage :découverte inattendue, surprenante, décon-certante même et donc à très fort capital dedépaysement – qui est, rappelons-le, le moteurde toute démarche touristique. Lorsque cettedécouverte s’allie au choc des paysages, lecircuit présente un capital de réussite immédiatet évident. Le dépaysement passe également parle décalage ressenti face à cet islam si différentde celui véhiculé par les médias occidentaux,un islam que beaucoup refusent de voir ou deconsidérer en France.

L’autre « révélation » pour les touristes estcelle du statut des femmes qu’ils sont amenés àcôtoyer pendant leur voyage, notamment lesfemmes de la bâdiya (ou bédouines), dont laliberté de déplacement, d’action, l’humour et lacuriosité tranchent avec l’image stéréotypée dela musulmane soumise et interdite de contactsavec des étrangers, qui plus est non musulmans.

Le guide est le personnage qui se situevéritablement à l’interface entre les touristes etlesMauritaniens, qu’il s’agisse du personnel ducircuit (le cuisinier et les deux ou troischameliers) ou des habitants rencontrés. Il estau service de son groupe, sa « personne-ressource ». Mais en plus d’être un informateurau service de ses clients, un médiateur, unprotecteur aussi, le guide représente et incarne

sa société et sa culture. Pour le groupe, il est lepeuple mauritanien à lui tout seul. Les guidesque nous avons côtoyés insistaient d’ailleurs surleur rôle d’« ambassadeurs » de leur pays, de laculture mauritanienne. Finalement, l’échangepossible avec le guide résout le problème del’échange quasi-impossible avec les« autochtones » rencontrés durant le circuit.

L’effort de transmission de la part du guidesuppose un effort de conversion/traduction. Leguide permet, plus que le passage, la conversiond’une identité culturelle à une autre, même sicette conversion reste éphémère et peut paraîtretout à fait illusoire. Par exemple, certains guidesprofitent du premier repas du dimanche midi,où chacun doit se présenter succinctement, pourdébaptiser les touristes et pour leur donner unnom local : un tel se voit ainsi appelerMokhtar,un autre Mohammed, une telle Aminatou, uneautre ‘Aysha, etc. Cette conversion a pourcontrepartie celle du cuisinier et des troischameliers qui se voient ainsi affublés deprénoms français : le cuisinier se voit appelerPatrick ou Jean-Michel, les chameliers,Bernard, Olivier ou Gérard ! Cette pratiqueconsistant à donner un nom local à l’étrangerest courante dans la société maure et vise àfavoriser son assimilation dans la culture locale.Elle va de pair avec l’apprentissage parl’étranger de la langue hassâniyya et l’adoptiondes coutumes vestimentaires. L’effort detraduction consiste pour le guide à présenteraux touristes sa culture, ou la représentationqu’il en a, en des termes et surtout des conceptscompréhensibles par eux, tel un interprète.Dans cet exercice, le guide élude ce qui peut,selon lui, poser des problèmes de « réception »culturelle. En revanche, il met en avant ce quisera compréhensible, voire plaira au touriste.Ces choix d’équilibriste sont souvent dictés parson expérience au contact des Occidentaux etpar le souci permanent de ne pas indisposer unvisiteur étranger.

Le guide doit, non seulement répondre auxnombreuses questions des touristes, mais aussià celles que posent, par curiosité, les habitantsdes lieux traversés par le groupe : d’un côté, les« Nazaréens » sont surpris et étonnés de laferveur des Mauritaniens qu’ils côtoient ; del’autre, les habitants du désert, et notamment lesjeunes femmes et les enfants rencontrés lors descircuits, sont étonnés, perplexes, parfois même

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apitoyés par le fait que « lesNazaréens ne prientpas », sous-entendu « comme eux ». Pour eux,le « Nazaréen », d’abord colon, puis coopérantmilitaire, enseignant, géologue, aujourd’huitouriste, est surtout un personnage exotique dufait de cette différence fondamentale. Cetteperception est bien évidemment renforcée parleur incompréhension devant l’attitude destouristes qui ne mangent pas dans le même platet prennent plaisir à marcher en plein soleil ou àdescendre des dunes en criant. D’autant que,dans la société maure, le désert est représentécomme un espace « vide » (khle) et stérile,peuplé de djinns (ahl le-khle).

Les guides essaient, au cours du circuit, dene pas aborder la question religieuse, de craintequ’elle donne lieu à des débats houleux entre lesmembres du groupe et donc qu’elle détériorel’ambiance du séjour. En fait, dès les premiersjours du circuit, ils sont régulièrementinterrogés sur leurs pratiques religieuses quisuscitent la curiosité des touristes. D’après lesguides, ces questions, le plus souvent posées enaparté, au cours de la marche 34, sont toujoursles mêmes :

Les touristes sont extrêmement curieux, quant ànotre culture et à notre pratique de l’islam. Ilsnous posent toujours les mêmes questions autourde notre religion : l’interdiction de l’alcool, lapolygamie, le Ramadan. Souvent, ils sont biensensibilisés par les tour-opérateurs au fait qu’ilsvoyagent dans une République islamique. Ils sontégalement assez bien renseignés sur l’islam etnous demandent souvent quel islam nouspratiquons et sont généralement au fait desprincipaux courants de l’islam. Nous insistonsessentiellement dans notre réponse sur le respectdes cinq piliers de notre religion.Quand ils voient que nous prions, ils nousrespectent énormément, se tiennent à l’écart, toutle monde se tait, s’il y a des enfants, ils leurdisent d’attendre la fin de la prière pour venirnous voir ! Alors que chez nous, pendant la prièrela vie continue et les enfants peuvent jouer à côtéde nous s’ils le souhaitent. Il arrive même quecertains touristes nous rappellent à l’ordre surl’heure de la prière : alors que nous n’avons pasvraiment d’heure fixe pour prier. Les touristessont toujours surpris de notre ferveur. 35

Les mêmes touristes qui sont souvent desacteurs passifs durant la visite de Chinguetti,donnent libre cours, pendant la marche à pied etles bivouacs, à leur curiosité sur l’islam : c’est

alors qu’ils peuvent compléter ou valider desinformations acquises dans un guide ou par lebiais de la télévision, ou tout simplements’étonner devant la ferveur sans artifice despratiquants. Leurs questions portent finalementplus sur les implications de l’islam dans la viequotidienne des « nomades » (interditsalimentaires, sexuels, règles de mariage, etc.)que sur les fondements de l’islam proprementdits. Lorsque le guide ou le cuisinier prie, leursclients se comportent soudain comme s’ilspénétraient dans une chapelle et y trouvaientquelqu’un en train de se recueillir. Ils projettentleurs attitudes chrétiennes sur des comporte-ments religieux différents.

Conclusion

Dans cette étude, j’ai tenté de montrer quel’objet de la quête des touristes n’était pastoujours là où l’on tentait de l’orienter, mêmeavec les efforts les plus conséquents fournis parl’État mauritanien, les institutions de protectiondu patrimoine culturel, les agences dedéveloppement, les opérateurs touristiques, lesmédias. La mise en patrimoine et la« valorisation » de la culture religieuse enAdrarmauritanien à des fins touristiques, passant pardes démarches de sanctuarisation etd’emblématisation d’un site comme la ville deChinguetti, ne se traduit pas toujours par leseffets escomptés lors de la visite.

Par contre, la culture religieuse locale serévèle aux touristes avec une efficacitéindéniable lors de la découverte d’une pratiquequotidienne de l’islam par les Mauritaniens quiaccompagnent le groupe dans le désert, unepratique conçue par les touristes comme« authentique » car dénuée de tout artifice,inscrite dans une certaine normalité, empreintede sincérité et de vérité. Le touriste est lui aussidans une démarche de création, dans le sens oùil reste toujours le seul maître de l’objet de saquête et de l’art qu’il mettra à l’assouvir.

Sébastien BOULAY

34. Car lors des temps de marche, le groupe, généralement inférieurà quinze individus, se distend et se sépare en petits noyaux de trois,deux, voire une personne. Certains marcheurs aiment par ailleurscréer une relation personnelle avec le guide.35. Entretien avec un guide de la SOMASERT, Atar, le 29 avril 2006.

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L a République islamique de Mauritanie(RIM), grande comme deux fois la

France, couvre de vastes espaces sahariensmaissa population ne dépasse pas trois millionsd’habitants. Composée autrefois essentiel-lement de nomades, sauf dans la vallée dufleuve Sénégal au Sud, cette population s’estrécemment fortement sédentarisée eturbanisée : un tiers vit aujourd’hui dans lacapitale Nouakchott, ville nouvelle construitepour servir de capitale au moment del’Indépendance.

Le pays n’était guère connu à l’extérieuravant que l’engouement pour le désert, quicontribuera à la renommée d’un ThéodoreMonod, l’attrait d’une culture qui s’épanouitdans les villes anciennes, inscrites auPatrimoine de l’humanité par l’UNESCO, et les« épopées » annuelles du Paris-Dakar, ne lefassent apparaître sur les petits écransoccidentaux et ne commencent à alimenter letourisme local. Le développement de celui-cicependant est récent, résultant aussi desdifficultés d’accès à d’autres pays (Niger, Mali,Algérie) où le tourisme du désert s’étaitdéveloppé auparavant.

Le développement du tourisme en RIM

Le véritable développement du tourisme enRIM date d’une dizaine d’années et correspondà des choix politiques volontaristes qui setraduisent à travers la « Déclaration de politiquegénérale du tourisme » en 1994. Cette politiqueva s’appuyer sur une société, la SOMASERT(Société mauritanienne de service et detourisme) qui avait été créée en 1987 commeune filiale de la SNIM (Société nationaled’industries minières), une importante

entreprise minière, société d’économie mixtedans laquelle l’État mauritanien occupe uneplace importante. La SOMASERT, destinéeinitialement à gérer les activités hôtelières de laSNIM, s’appuyant sur les capitaux et lescompétences de la société mère, va jouer unrôle décisif dans la mise en place de réseauxtouristiques 1.

Il fallait partir de zéro. Hors de Nouakchottet de Nouadhibou, où transitait essentiellementune clientèle internationale qui ne se souciaitguère de tourisme – les villes nouvellesencerclées de bidonvilles n’y incitaient guèrepar ailleurs – il n’existait aucun hôtel au sensmoderne du terme. Le choix d’implantation descircuits touristiques se porta initialement surl’Adrar, zone de plateaux escarpés dans le norddu pays, en plein milieu saharien, chapeletd’oasis où sont installées quelques unes desvilles anciennes (Atar, Aoujeft, Chinguetti,Ouadane) mêlant de superbes paysages decuestas et de grands massifs dunaires illustrantl’image attendue du désert 2. La réfection et lamodernisation de la piste d’aviation d’Atar,principale ville de l’Adrar, à la suite d’unvoyage officiel de Jacques Chirac dans le pays,et grâce à la coopération française, allaientrendre possible le débarquement des touristesau cœur de la région qu’on leur proposait deparcourir.

La SOMASERT fit le choix, heureux, de nepas investir directement dans la mise en placedes circuits touristiques ni dans l’accueil. Ellejoua essentiellement un rôle d’intermédiaire en

1. Sur la SNIM et cette politique de filiale, consulter P. Bonte (2001).2. C’est en ces lieux qu’a été tourné le film Fort-Saganne, il y a unevingtaine d’années.

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« La Sorbonne du désert »La production de l’authenticité culturelle

dans le cadre du tourisme saharien

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signant, en 1996, un accord avec Point-Afriquequi devait mettre en place un système decharters entre l’Europe et l’Adrar et concéderl’organisation des circuits touristiques à unesérie d’opérateurs européens qui prospecterontle marché potentiel. Localement, ceux-ci neréalisent que des investissements minimaux,concédant la gestion de l’accueil, desdéplacements et tous les services annexes à desopérateurs locaux dont le nombre croîtrapidement : il en existait 69 en 1994, ils sont151 en 1999. Ces mêmes agences de voyagelocales sous-traitent pour leur part ces servicesà des personnes du cru, notables tribaux,commerçants, etc., qui ont créé des structuresd’accueil (hôtels àAtar, auberges rustiques dansles oasis, petits restaurants, etc.), et organisentles déplacements en disposant de quelquesvéhicules tout terrain ou de chameaux dontl’élevage trouve un nouvel intérêt de ce faitdans la région.

Les prestations offertes se sont diversifiées,géographiquement, les circuits concernentmaintenant d’autres régions de la RIM, leTagant et les Hodh, le banc d’Arguin 3, etc., etdans leur nature : à côté des circuits pédestres(trekking) et chameliers, ainsi que des circuitsclassiques en véhicules tout terrain, laSOMASERT a fait l’investissement de l’achatd’un autorail touristique d’origine suisse quiparcourt la voie ferrée minéralière dans desconditions de confort acceptable, contrairementaux trains de minerai, rendant le désertaccessible au « troisième âge », clientèlerecherchée. Les infrastructures se sont parailleurs développées. Il y avait 21 hôtels en1994, 41 en 1999. Les « auberges » 4 sontpassées de 10 en 1994, à 85 en 1999 et ellescontinuent à s’implanter dans l’Adrar et hors del’Adrar. Le nombre de lits disponibles est passé,quant à lui, de 1 410 en 1994 à 4 155 en 1999et, à cette date, on estimait que près de 3 000emplois locaux avaient été créés, en majoritédans l’Adrar, chiffre conséquent si l’on sesouvient que cette région abrite environ 70 000personnes et qu’il n’y a strictement aucunesource d’emploi moderne.

L’évolution de la fréquentation touristiquereste assez aléatoire. La Direction générale dutourisme estime qu’elle est passée de 20 000 en1995 à 41 000 en 1998. Plus aisémentcontrôlable, la fréquence des vols charters sur

Atar témoignent d’abord d’une tendance à lahausse (12 vols annuels et 1 500 passagers en1997-1998), avant de stagner ces dernièresannées (7 vols et 8 700 passagers en 2001-2002) du fait de la concurrence internationaleavec, en particulier, l’entrée sur ce marchétouristique du désert de la Libye qui proposedes circuits plus diversifiés.

Caractères et perspectives du tourismedu désert

J’ai souligné le caractère volontariste etfortement orienté des options qui ont présidé audéveloppement contemporain du tourisme enRIM. La création d’un Office national dutourisme en juillet 2002, à côté de la Directiondu tourisme du ministère du Commerce, del’Artisanat et du Tourisme, doit favoriserl’élaboration, en cours, d’une Stratégienationale qui a suscité un certain nombre deréflexions et de travaux.

Les choix qui les ont inspirés sont exprimésde manière claire et cohérente. Le tourisme dudésert au Sahara occidental n’a pas pour finalitéd’être un « tourisme de masse » inscrit dans lesgrands mouvements vacanciers qui président àl’exploitation du désert dans le Sud duMaroc oucelui de la Tunisie par exemple, deux cassouvent évoqués dans les documents élaborésdans le cadre de la Stratégie. Il n’est pas questionde construire dans les oasis mauritaniennes lesgrands hôtels qui fleurissent dans le Jeridtunisien, ni même dans le Sud-marocain.Cependant, le succès des premières saisonstouristiques a fait naître des ambitions en ce senschez certains hommes d’affaire mauritaniens quis’engageraient volontiers dans cette voie, et ilserait par trop optimiste d’imaginer que cetteoption soit définitivement écartée.

Pour le moment néanmoins les options dedéveloppement du tourisme national se limitentà quelques idées fortes. La principale est cellede la promotion d’un « tourisme du désert », qui

« La Sorbonne du désert ». La production de l’authenticité culturelle dans le cadre du tourisme saharien

3. Le banc d’Arguin, localisé entre Nouakchott et Nouadhibou a étéconstitué comme une réserve de faune protégée sur le planinternational et est réputé comme une zone de passage des oiseauxmigrateurs.4. Il s’agit de constructions locales offrant quelques pièces et parfoisdes tentes dans des conditions de confort minimales.

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renvoie aux deux images qui se superposentsous ce terme : l’image paysagiste alimentée dereprésentations de ces horizons infinis de dunesou de roches arides, et celle du nomadismeétroitement associée au mode de vie désertique.

Le tourisme du désert 5, tel qu’il est conçuen RIM est ainsi d’abord considéré comme un« tourisme culturel », là encore dans une doubledimension. La première renvoie à uneexpérience mimétique du nomadisme : à pied, àtravers la pratique du trekking, à dos dechameau ou en utilisant des véhicules toutterrain, le touriste se doit de faire l’expériencede la vie nomade. Il sera accueilli, le soir, aubivouac sous la tente, honoré d’un méchoui endégustant les trois verres de thé traditionnelsconsacrés par l’hospitalité saharienne : unemanière de faire qui a peu à voir avec les rudesconditions de la vie nomade. Mais ellerevendique aussi, c’est le second point, unedimension culturelle, expérience non seulementd’un mode de vie envisagé comme l’antipodede la vie moderne et source de dépaysementabsolu, mais aussi expérience d’une spiritualitéassociée dans l’imaginaire occidental au désertdans les représentations des monothéismesoriginels, ainsi que le soulignait RobertMontagne (1947) et que le rappelait ThéodoreMonod dont le protestantisme se référait àd’autres « déserts » (1988). Ces représentationss’alimentent de la spiritualité attribuée aux« villes saintes » du désert saharien, spiritualitéd’importation cependant, traduisant destransferts de l’imaginaire, comme en témoignentcertains circuits touristiques qui relèvent plutôtde l’invention de gourous occidentaux, où,isolés du monde dans le désert, les participantsse condamnent au mutisme pour mieux révélerleur personnalité profonde.

Troisième option exploitée, et recoupantpour une part les précédentes, celle del’« écotourisme », variante des deux précédentesen ce qu’elle s’alimente d’une sorte de puretéprésupposée du désert – sur laquelle il y auraitbeaucoup à dire – et d’une spiritualitéécologique proprement occidentale. Ce choix ale mérite, ce qui n’est pas la règle dans des paysen voie de développement comme la RIM,d’attirer l’attention sur la fragilité du désert etsur les soins qu’il faut prendre pour le préserverdans le contexte de l’intrusion, aussi contrôléesoit-elle, des « pollueurs » que représentent

potentiellement les touristes occidentauxaccompagnés de la production quotidienne dedéchets qui caractérise la pratique touristique.

Un public ciblé

Il faut rappeler que ces étiquettes, tourismedu désert, tourisme culturel, écotourisme, quiprésident aux options prises au niveau national,sont largement définies par des expertsoccidentaux qui en définissent l’« authenticité »,terme sur lequel je reviendrai. Cette expertises’étend aussi aux populations ciblées parl’organisation du marché touristique. Une étudeintitulée « Faire connaître la Mauritanie.Élaboration d’une stratégie de communication » 6

est consacrée à l’identification de ce public-cible et en définit les traits potentiels : origineoccidentale, française principalement pour lemoment, mais susceptible d’être élargie auniveau européen ; d’un âge moyen d’environ45 ans ; composé en majorité de femmes ; ayantun niveau de revenu plutôt élevé ; et un bonniveau d’instruction.

Les projections établies sur ces bases fontétat d’un marché européen potentiel de 50 000personnes, ce qui multiplie par quatre ou cinq laclientèle actuelle et n’est pas sans soulever desproblèmes.

Certains de ces problèmes sont abordésclairement dans les études auxquelles je meréfère, dans une certaine cohérence avec lesoptions qui ont été prises. Ainsi reconnaissent-elles que les infrastructures « rustiques » quiexistent ne sont pas susceptibles d’undéveloppement illimité dans l’immédiat souspeine de voir se dégrader les capacités d’accueillocales qui font partie du scénario ou d’inciter,comme je le signalais antérieurement, à lacréation d’unités plus vastes qui ne corres-pondraient pas aux caractères souhaités dutourisme du désert. Il est nécessaire d’envisagerune certaine « professionnalisation » desactivités touristiques qui en est encore à unstade très balbutiant : formation d’accompagna-teurs, de guides, d’interprètes, mais aussi de

Pierre BONTE

5. On pourra se référer aussi à l’article parallèle de SébastienBoulay sur la pratique du tourisme du désert en Mauritanie.6. Act-Ouest, rapport provisoire, Projet de Sauvegarde et deValorisation du Patrimoine mauritanien, janvier 2003.

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personnels d’accueil et de service, la gammeétant vaste depuis les cuisiniers susceptibles defaire goûter une cuisine locale par ailleurs bienpeu diversifiée, jusqu’au personnel médical,pratiquement inexistant dans la zone d’accueildes touristes.

S’il existe une réflexion sur ces points, etsur les solutions qui peuvent être trouvées pourrépondre à ces problèmes, il semble que ledéveloppement souhaité du tourisme du désertne prenne pas véritablement en compte lescontraintes très fortes qui pèsent sur celui-ci,dans un contexte naturel et social fragile.

Ces milieux désertiques sont en effetparticulièrement vulnérables et le désert setransforme aisément en poubelle. Il suffit deconstater l’environnement des villes nouvellessahariennes, envahi par les déchets, parti-culièrement les déchets plastiques, mais ausside constater les traces laissées par le Paris-Dakar 7.

Plus problématique encore pour l’avenir estla fragilité dumilieu social et culturel. En moinsd’une dizaine d’années la population de l’Adrarest devenue dépendante de l’emploi touristiquequi fournit l’essentiel des ressources locales.Certes, la situation n’est pas dramatique dansl’état actuel de la pression touristique. Maistoute accentuation de celle-ci, quelles quesoient les précautions prises, est susceptibled’entraîner : d’une part, une profonde décultu-ration des populations locales, avec le cortègebien connu de ses effets (mercantilisation,mendicité, prostitution, etc.) ; et, d’autre part, laproduction d’une « culture traditionnelle »artificielle et coupée de ses racines dontl’anthropologue ayant passé de nombreusesannées dans cette région, est particulièrement àmême d’identifier les prémices sans pour autantdévelopper une vision « passéiste » de cetteculture.

Je pense que les responsables mauritaniensde l’essor du tourisme sont conscients de cesenjeux, et de la nécessité, pour préserver le« créneau » qu’ils ont aménagé, de respectercertaines règles : éviter la « mise en réserve »des populations concernées et se lancer dans untourisme de masse international qu’ils sont peuà même d’assumer. La véritable question qui sepose en fait, et qu’ils tentent d’appréhender ens’appuyant plus sur les expertises interna-tionales que sur leurs propres valeurs – mais

pouvait-il en être autrement ? – est celle desmoyens disponibles pour conforter cette imaged’authenticité du monde qu’ils ouvrent ainsi àl’extérieur, dans ses dimensions naturelles etculturelles. Cette image « authentique » dutourisme du désert est en fait un produit de la« marchandisation » dans laquelle s’inscrit letourisme occidental actuel. Ce terme n’impliqueaucun jugement de valeur. Il reflète toutsimplement les enjeux actuels de la mondialisa-tion dont on ne peut reprocher auxMauritaniensd’être à l’origine, et dans le cadre de laquelle ilsdoivent vivre. Ce sont ces notions de« mondialisation », de « marchandisation » etd’« authenticité », permettant d’analyser les« marchandises » que sont susceptibles de« produire » les anciens nomades du désert,qu’il nous faut explorer plus avant.

« La Sorbonne du désert » ?

« La Sorbonne du désert », tel était le titred’un long article consacré par le journalLe Monde, en date du 5 septembre 1999, sous lasignature de Danielle Rouard, à une descriptionenthousiaste du qsar 8 mauritanien deChinguetti, à ses enseignements et à sesbibliothèques, ainsi qu’aux activités religieuseset intellectuelles de ses occupants intimementliées sous l’égide de l’islam.

L’image me fit d’abord sourire après lesmois passés dans ce qsar dans les années 1970et 1980 à l’occasion de la préparation de mathèse sur l’émirat de l’Adrar (1998a). Non pasque je sous-estime le rôle religieux, culturel etintellectuel des habitants du qsar depuis leXVIIe siècle et surtout au XIXe siècle, mais lesnombreuses approximations des référenceshistoriques et les liens évidents avec lapromotion du « tourisme du désert » enMauritanie, dans l’Adrar en priorité, entraienten contradiction avec les représentations, àprétentions critique et scientifique, fussent-elles

« La Sorbonne du désert ». La production de l’authenticité culturelle dans le cadre du tourisme saharien

7. J’ai eu l’occasion de le faire quand la course s’est attaquée à lafameuse passe de la Naga (chamelle laitière) menant du Tagant auHodh, où j’ai observé les restes de nombreuses voitures quin’avaient pu franchir l’obstacle et étaient restées abandonnées dansle désert. Il est vrai que les capacités de récupération des artisanslocaux ont dû effacer assez vite ces traces.8. Qsar (pluriel, qsûr) désigne les petits centres urbains, vivantautrefois du commerce caravanier et des plantations de palmiers,dont l’origine est souvent ancienne.

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modestes, que j’avais forgées en ce quiconcerne les origines du qsar et ses fonctionssociales, culturelles, religieuses et politiques.

En un second temps, et à l’occasion de laréflexion engagée dans le cadre de ceprogramme de recherche, cette imagem’interrogea aussi sur mes travaux antérieurs,« pré-touristiques ». Elle était largement initiéepar les Mauritaniens eux-mêmes, pour desraisons qui n’étaient pas seulement« commerciales » et « intéressées » mais quicorrespondaient aussi au mouvement de patri-monialisation de leur culture 9 qui accompagnela promotion touristique de cette partie duSahara. L’inscription des villes anciennes deMauritanie au patrimoine universel del’humanité, le développement du « Programmede sauvegarde et de valorisation du patrimoineculturel mauritanien », à la fin des années 1990,ne peuvent être réduits à un phénomène demarketing organisé par les professionnels dutourisme dont devraient se désintéresser lessciences humaines. Il s’agit d’un fait pluscomplexe qui mérite d’être étudié en tant quefait social, qui conjugue la « mise en tourisme »des paysages et cultures de l’Adrarmauritanien,et la dimension religieuse de ces cultures. Je mesuis attaché pour l’heure à un aspect de celles-ci :les « bibliothèques » de Chinguetti auxquellesse réfère essentiellement l’article du Monde 10.

La dimension religieuse des objets que sontles manuscrits et livres est incontestable. Ausein de cette culture saharienne, lesbibliothèques ont constitué un domaineprivilégié des réflexions contemporaines sur lepatrimoine mauritanien. Rien ne les prédis-posait cependant au destin touristique qui leur aété réservé. La visite des bibliothèques n’a riende « spectaculaire », qui mériterait le« déplacement » – de fait Sébastien Boulaysouligne qu’elle n’occupe qu’une place trèslimitée dans les « tours » vendus aux touristes,quelques dizaines de minutes à peine. J’ai visitéen janvier 2006 la « vitrine » de cesbibliothèques de Chinguetti, celle des AhlHabût, réinstallée dans un nouveau bâtiment,présentée agréablement et qui a une vocationscientifique : elle est ouverte auxchercheurs 11 – qui n’ont pas à payer le prix dela visite – elle comprend une salle de lecture etde conférences. Un jeune universitairemauritanien, pendant la saison touristique,

présente avec beaucoup de gentillesse et decompétence quelques ouvrages importants, lesautres étant enfermés dans des armoiresmurales. La visite touristique n’est qu’un plusajouté au séjour dont le principal intérêt est derenforcer auprès du visiteur cette image despiritualité et d’investissement culturel qui estrevendiquée dans la présentation des circuits.

On peut noter d’ailleurs que la sommeimportante de manuscrits, entre dix et douzemille, réunis à Nouakchott par l’Institutmauritanien de recherches scientifiques (IMRS)et par l’Institut de recherches et d’études ensciences islamiques (IRESI), loin des circuitstouristiques, ne suscite d’autres intérêts queceux des spécialistes scientifiques qui sepenchent sur l’histoire du patrimoine saharien.

L’image immanquablement évoquée desbibliothèques sahariennes dans les discourslocaux, rejoignant ceux des dépliantstouristiques, ou des médias qui leur font écho,doit donc être fortement contextualisée. Elle estétroitement associée à d’autres images-arguments touristiques dont l’efficacité setrouve ainsi renforcée. Le développement dutourisme saharien en Mauritanie s’appuieessentiellement, ainsi que je l’ai précédemmentnoté, sur deux référents : le désert et la vienomade, qui définissent ce « tourisme dudésert ». Dans les représentations comme dansl’organisation des séjours, ils en privilégient ladimension « aventure », physique au premierchef mais aussi sociale, en tant qu’expérienced’un dépaysement dans un milieu naturel etsocio-culturel radicalement différent.

Cette « aventure » est illustrée jusqu’à lacaricature dans ces autres formes du tourismedu désert que représentent les rallyes : l’Adraret les régions avoisinantes ont représenté aussiun « terrain de loisir » pour des expéditions qui,tel le Paris-Dakar, ne se limitent pas à des

Pierre BONTE

9. Cette réflexion est menée depuis quelques années au niveaugouvernemental dans le cadre du « Projet de sauvegarde et devalorisation du patrimoine mauritanien » financé par la Banquemondiale à partir de 1999 et, plus récemment, à l’occasion d’uncolloque organisé par le ministère de la Culture, de la Jeunesse etdes Sports (2006).10. Ce journal s’est engagé, sur la lancée dans une action depréservation de ces bibliothèques dont le destin actuel m’estinconnu.11. Qui n’ont pas à payer le prix de la visite !

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épreuves sportives mais intègrent aussi 12 des« aventuriers » issus de tous les milieuxoccidentaux qui organisent leur vie autour decette expérience annuelle unique. On pourranoter cependant que la couverture médiatiquede ce « tourisme événementiel », prendra – il estvrai aussi pour faire oublier les enfants écrasésau bord des routes et les accidents – un tour« culturel » qui annonce – il le précède mêmechronologiquement me semble-t-il – la patri-monialisation de la dimension « spirituelle » dudésert.

Le désert comme lieu de spiritualité,religieuse, intellectuelle, culturelle en définitive,est l’autre argument de définition de l’aventurehumaine personnelle qu’y inscrit le touriste.L’évocation des bibliothèques s’inscrit dans cecontexte. Elle souligne cependant un autre traitremarquable de ces images : leur croisemententre la culture d’origine et la cultured’« accueil » des touristes.

Pourquoi Chinguetti ?

Mais pourquoi Chinguetti ? Des dizaines debibliothèques « familiales » ont été inventoriéesen Mauritanie et dans les autres pays sahariens.De fait, il existe une « compétition » plus oumoins évidente mais qui pourrait avoir deseffets « commerciaux », entre ces « produits »touristiques, si l’on s’inscrit dans lespréoccupations de management et de marketingdes activités touristiques. La promotion de ceqsar est en partie conjoncturelle. Chinguetti està moins de cent kilomètres d’Atar, aéroport oùdébarquent les touristes et se trouve au centrede nombre des circuits proposés. Ouadane,quoique proche et volontiers concurrente, estplus éloignée et excentrée. Les qsûr anciens deTichitt et Oualata sont difficiles d’accès, mêmedepuis Nouakchott, et en conséquence peufréquentés.

Le dynamisme des populations locales deChinguetti, occupé par les tribus Idaw‘alî etLaghlal, a sans doute contribué aussi à l’accentmis sur cette ville. Ces tribus jouent un rôleimportant dans l’économie et la vie politiquenationales. Elles ont d’ailleurs contribuédirectement à la construction de la nouvelleroute liant Chinguetti à Atar. Plus anciennement,et de manière plus décisive encore pour notrepropos, elles ont contribué à la formation d’une

image de leur ville comme « capitale »religieuse et intellectuelle du Sahara occidental,« 7ème ville sainte de l’islam sunnite », au pointque le pays aurait été dénommé bilad ash-Shinqît, « le pays de Chinguetti ». Il nous fautd’abord revenir sur cette image autour delaquelle se conjuguent les représentationslocales et celles offertes aux touristes commeargument de leur voyage.

Il s’agit moins d’opposer ces représenta-tions à une « vérité » historique que decomprendre comment elles ont pu se mettre enplace et s’organiser. La question des origines duqsar s’impose cependant et mérite qu’on laremette dans la perspective des faits connusavant de revenir sur les bibliothèques et leurplace, tant dans la mémoire collective que dansles dépliants touristiques.

La date « officielle » de fondation du qsarde Chinguetti remonte au XIIIe siècle 13. En faitla première référence à l’existence d’un établis-sement humain est beaucoup plus tardive. Elledate de la fin du XVe siècle et elle est le fait desPortugais qui parlent d’un « petit village » de cenom mais accordent toute leur attention àOuadane dont l’importance semble bien plusgrande. Il faut attendre le XVIIe siècle pourassister à un incontestable développement de laville qui connaît son premier éclat religieux etintellectuel dans un contexte de diaspora destribus locales. Parallèlement, se manifeste unlent déclin de Ouadane auquel contribue leconflit entre les deux cités dans la premièremoitié du XVIIIe siècle. Les enjeux commer-ciaux semblent avoir joué un rôle décisif, enparticulier le contrôle de la production et dutransport du sel de la sebkha d’Idjil située àquelques jours de marche au nord.

Telle est la trame générale de l’évolutiond’une société qsûrienne dont j’ai traité dans mathèse. Elle s’inscrit dans un contexte régionalcaractérisé par la formation d’une cultureislamique « soudanaise », organisée autour demaîtres locaux, qui bénéficie de l’éclat desgrands empires médiévaux qui exerçaient uncertain contrôle sur les régions sahariennes.Les centres originels semblent plutôt se situer à

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12. Les participants ne sont pas en majorité des « professionnels »13. Et même au VIIIe siècle en ce qui concerne le qsar voisin,aujourd’hui disparu, d’Abweyr qui l’aurait précédé et dont seraitoriginaire une partie de la population actuelle.

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Tombouctou et Oualata où les œuvresintellectuelles fleurissent dès les XVe-XVIe siècles, mais le mouvement des hommes,des idées et des biens entre ces qsûr sahariensfavorise la diffusion de cette culture dansl’ensemble du Sahara occidental. Ce n’est qu’auXIXe siècle que s’affirme pleinement le rôlenouveau, commercial, religieux et culturel, deChinguetti. C’est aussi le siècle où seconstituent les bibliothèques de la ville même sides œuvres classiques de l’islam sunnitemalékite circulaient déjà auparavant dans cetterégion et avaient pu s’accumuler à Tombouctou,Oualata, Tichit et Ouadane, ainsi que leprouvent les références locales.

Chinguetti bénéficie, à cette époque, de laréorganisation de l’espace économique saharienqui tient pour une part importante à sonouverture, par Saint-Louis, à l’embouchure dufleuve Sénégal, et Mogador, dans le Sudmarocain, vers le marché mondial à l’heure dela colonisation européenne. Les caravanessillonnent de plus en plus régulièrement ledésert. Les échanges régionaux se diversifientavec l’arrivée de nouveaux produits (étoffes,thé et sucre, armes, papier, etc.) et les qsûr del’Adrar se trouvent dans une positionprivilégiée entre le Maghreb, le Soudan et lavallée du Sénégal. Des commerçants« marocains » s’installent le long des axescommerciaux tels les Tekna, tribu originaire duSud marocain, à Chinguetti dont le rôle est ainsisouligné. De nouvelles méthodes commercialess’affirment et les habitants de Chinguetti, lesLaghlal en particulier, s’en inspirent etconstruisent les premières « fortunescommerciales » de la ville. La constitution despremières grandes bibliothèques de la ville estsignificativement associée au nom de cesgrandes familles qui obtiennent, à partir duMaghreb et du Proche-Orient, à l’occasion deleurs expéditions commerciales et de leurspèlerinages, manuscrits et ouvrages quis’accumulent dans les bibliothèques.

Une figure emblématique est celle de SîdiMuhammed uld Habût, l’un des premiersgrands commerçants, au sens moderne, de laville dont il fut par ailleurs le qadi. C’est à cethomme, décédé en 1872), et à son fils Ahmedqui mourut en 1884, que l’on doit laconstitution de la célèbre bibliothèque des AhlHabût. Elle aurait compté 2 500 titres au

moment de la colonisation avant de connaîtrebien des vicissitudes expliquées, notamment,par la résistance de la famille à l’entreprisecoloniale française. Plus tardivement, la mêmeassociation entre commerce et acquisitiond’ouvrages s’observe dans une autre famille dela tribu des Laghlal, celle d’Ahmed uldMuhammed Mahmûd (vers 1865-1940) quifonde aussi l’une des grandes bibliothèques dela ville (P. Bonte, 1998b).

Le capital commercial s’investit ainsi, pourune part non négligeable, dans un « capitalsymbolique » qui correspond au rôle religieux,culturel et intellectuel que jouent, par ailleurs,ces personnages contribuant au renom croissantde Chinguetti. Loin d’être un effet induit de laréussite commerciale, la motivation religieuserisque fort d’en être la motivation première etc’est moins par son rôle économique nouveauque par son prestige religieux que se forge alorsl’image du qsar.

Parce que nombre d’entre eux proviennentde Chinguetti, les pèlerins qui se rendent àLa Mecque vont conforter l’idée que le qsar estle point de départ de la majorité des Sahariensqui effectuent le pèlerinage aux lieux saints 14.Ces représentations sont accréditées tant dans lemonde européen – par l’intermédiaire des récitsque les Français recueillent à Alger dans lesdernières décennies du XIXe siècle auprès depèlerins originaires de la ville et de cette régionet dont ils publient des extraits significatifs –que par la présence de ressortissants de la villedans les cités du monde arabo-musulman. Unefigure s’impose à ce propos : celle d’AhmedLemine ech-Chinguetti, auteur d’un ouvrageappelé à une diffusion significative dans lecontexte colonial et contemporain, al-Wasit. Ily présente aux habitants du Caire où il publieson ouvrage, et aux musulmans, les grandstraits de la société saharienne et de sesproductions littéraires et il se fait l’apologue dubilad al-Shinqît, faisant de la ville le centre derayonnement de l’islam au Sahara occidental etla « 7ème ville sainte de l’islam sunnite ».

Au terme de ce rapide rappel historique oncomprend mieux, je l’espère, les fondementslocaux de cette écriture particulière de l’histoiredes « Chinguettiens », qui est disponible au

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14. Ils devaient être en fait fort peu nombreux à l’époque.

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moment de la colonisation française et quecelle-ci va, en partie, reprendre à son compte. Ilne s’agit nullement d’une histoire « fausse »mais d’une écriture de celle-ci qui s’effectue enfonction des préoccupations et des intérêts,moins politiques et économiques que religieuxet culturels, de ceux qui la produisent. Pour lacomprendre, il faut tenir compte de ladimension éminemment religieuse des préoc-cupations des habitants du qsar et, puisqu’ils’agit dans cet article de « bibliothèques », ilfaut aussi examiner la place qu’occupe plusparticulièrement l’écrit dans les représentationslocales. Nous reviendrons ensuite sur laconjugaison de ces représentations et de cellesvéhiculées par les dépliants destinés à attirerl’attention des touristes.

Les bibliothèques de Chinguetti

Quelques mots d’abord sur le contenu deces bibliothèques. Peu de textes produits pardes Sahariens nous sont parvenus qui remontentau-delà des XVe-XVIe siècles. Les documentsantérieurs qu’elles contiennent sont doncsouvent des copies, par ailleurs fort précieusesen ce qu’elles témoignent de la diffusion dusavoir islamique, mais dont il est difficiled’évaluer la date d’acquisition dans lesbibliothèques locales. C’est à partir duXVIe siècle à Tombouctou, du XVIIe siècle àChinguetti que se multiplient véritablement lesœuvres originales.

Ces observations ne signifient pas que jeminimise l’importance de ces écrits pourl’étude de la vie religieuse, culturelle etintellectuelle de cette région, mais ellesrappellent que la constitution de ces biblio-thèques s’inscrit dans une séquence assezcohérente avec l’esquisse historique présentéeplus haut. Revenons maintenant sur quelquesaspects de la place de l’écrit dans les représen-tations culturelles locales afin d’illustrer leslectures croisées qui peuvent en être faites avecd’autres approches, celle du « tourisme » maisaussi de la littérature « savante ».

L’écriture entretient, comme ailleurs dans lemonde musulman, des rapports complexes avecl’oralité dans la mesure où les textes sont aussidestinés, sur le modèle de l’enseignementcoranique, à être mémorisés et récités. On peut

parler même d’« auralité » (C. Taince-Cheikh,1998) pour désigner cette relation entre écrit etoral où la récitation de bouche à oreille joue unrôle important. L’importance de la poésie et dela versification au Sahara de nombreux textesclassiques religieux correspond à cet aspect del’écrit : l’un des premiers grands noms de lalittérature chinguettienne est le poète uld Razgaau tournant du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle.Cette observation est cohérente avec ladimension révélée de la parole mise en écritdont le modèle est le Coran traduisant la paroledivine, mais dont l’on retrouve les manifesta-tions dans certaines représentations des originesde la tradition religieuse et intellectuelle écrite àChinguetti même.

Ainsi, l’inspiration des premiers grandsécrivains et hommes de religion du qsar estparfois interprétée, sur un mode miraculeux,comme la transmission du savoir d’un sainthomme, par ailleurs illettré, Shatîri, qui apparutmystérieusement dans la ville se baignant lanuit nu dans les bassins de la palmeraie. Avantde disparaître tout aussi mystérieusement iltransmit sur le mode de la révélation« inspirée » la somme de leurs savoirs àquelques uns des plus grands savants deChinguetti fondateurs de la renomméeintellectuelle de la cité dans la seconde partie duXVIIe siècle, en particulier al-TalebMuhammed al-Mukhtâr uld Bel ‘Amash, ditQadi de Chinguetti, ou encore ‘Abdallah ibnTaleb dit Qadi al-Ghazi. Cette révélationinspirée se retrouve, dans les traditions desSmasid d’Atar, chez al-imam al-Majdhûb, luiaussi illettré, qui vit son bras enflerdémesurément et ne put guérir qu’en écrivant.

S’il n’est pas nécessairement révélé, lesavoir écrit est toujours transmis parl’intermédiaire de « maîtres » que l’on visitelonguement et dont l’on recueille les enseigne-ments et les paroles. La formation des savantsest généralement itinérante, allant d’un maître àun autre pour bénéficier de leurs compétences.Une bonne partie des productions écriteslocales conservées dans les bibliothèques relèvedu droit musulman (fiqh). Plus de 30% desmanuscrits concernent le domaine juridique.Une place importante est occupée par les fatwades fuqahâ (juristes) locaux qui illustrent lacasuistique de la démarche (Yahya ould el Bara,2000). Il s’agit de déclarations sur tel ou tel

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point précis d’application du droit quiimpliquent des chaînes de référence individua-lisées où s’estompe aussi la distinction entreécrit et oral. Les autres domaines des sciencesmusulmanes (théologie, sciences coraniques,grammaire, astronomie, mathématiques,médecine, etc.) parfois mis en forme poétiquepour en faciliter la connaissance renvoientsouvent à un certain nombre d’œuvres clefs quisont l’objet de commentaires exégétiques,illustrés par quelques savants incontestés àl’échelle régionale, et renvoient aussi à deschaînes de transmission.

Ces témoignages sur la vie religieuse etintellectuelle saharienne sont extrêmementprécieux mais dessinent – ce serait auxspécialistes de ces questions d’approfondir danscette direction la recherche – une conceptiondes « bibliothèques » assez différentes de cellequi prévaut dans la société occidentalecontemporaine. Il s’agit moins d’une somme, àprétention à la limite universelle dans lesgrandes bibliothèques à vocation internationale,d’enregistrement des connaissances mis àdisposition du « public » que d’une sorte de« thésaurisation » individuelle et familiale dessavoirs révélés et transmis qui capitalisesymboliquement ceux-ci et justifie le statut, etle prestige, de ceux qui détiennent ces ouvrages.On pourrait rapprocher cette « capitalisation »de celle qui s’effectue dans la société tribale engénéral en terme d’honneur.

Cependant, certains des écrits ont cettefonction d’« enregistrement ». Il s’agit deschroniques, annales, biographies, hagio-graphies, etc., que l’on trouve en nombrerelativement limité dans ces bibliothèques. Onpeut les rapprocher d’autres types d’écrits quirelèvent de l’héritage familial ou local : actesjuridiques, correspondances, etc. Ils s’inscriventdans des archives privées qui n’entrentqu’accessoirement dans la conception desbibliothèques que je viens d’esquisser et étaientsouvent jalousement préservés des regardsextérieurs.

Avant d’examiner la manière dont cesreprésentations locales des œuvres écrites secroisent avec celles qui en font un argumenttouristique, je dirai quelques mots de ladécouverte savante de ces bibliothèques quiaccompagne leur patrimonialisation et entretientavec elle une relation complexe.

Le regard des scientifiques

Dès la colonisation française, cesbibliothèques sont connues et, au début duXXe siècle, Louis Massignon consacre unarticle à celle fondée par Cheikh Sidiya àBoutilimit (1909). Ce n’est cependant qu’aprèsl’indépendance du pays que s’éveille réellementl’intérêt scientifique. Un premier catalogagetrès partiel est effectué par Mukhtar ouldHamidoun et l’orientaliste suédois Haymowskien 1965-1966. À l’instigation de l’Étatmauritanien dans le cadre de l’IMRS puissimultanément dans le cadre de l’IRESI , uncertain nombre de ces manuscrits sont rachetéset rassemblés à Nouakchott. Nombre defamilles refusent cependant de céder ces biensprécieux. La recherche se révèle en outredémesurée : non seulement on estime le nombrede manuscrits dans le pays à environcent mille 15 et la collecte et le catalogage dansl’ensemble du pays sont une tâche difficile,mais en outre ces manuscrits sont très souventen mauvais état (la proportion est estimée à prèsde 90 % par certains auteurs…). Il est doncnécessaire de les restaurer ou de prévoir desmesures conservatoires telles que le micro-filmage et le microfichage.

L’aide internationale va permettre d’engagertrès partiellement ce travail. Le microfilmaged’une partie des manuscrits de l’IMRS,essentiellement en collaboration avecl’université allemande de Tubingen, est effectuéen 1989. La même année, la mission de MmeJosée Balagna, responsable des manuscritsarabes de la Bibliothèque nationale de France(BNF), dans le cadre de la coopérationfrançaise, jette les bases d’un projet qui auraquelques effets dans le cadre de l’IMRStoujours. En 1994, l’orientaliste allemandUlrich Ribstock réalise un premier cataloguepartiel qui sera publié. En 1996, la mission deJean Arnoult, directeur des bibliothèques auministère français de la Culture avance denouvelles propositions de plus grande ampleur,sans cacher la difficulté de la tâche.

L’investigation scientifique, dans uncontexte de patrimonialisation de cet héritageécrit de la culture mauritanienne, sera en partie

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15. Chiffre avancé par Sayd ould Hamody, communicationpersonnelle.

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relancée du fait du développement du tourismedu désert. Elle contribue aussi à alimenter lesimages invoquées comme argument de choix decelui-ci par les touristes occidentaux enMauritanie en particulier. La médiatisation deces images – « La Sorbonne du désert » parexemple – contribue à déterminer ces choix.Des initiatives privées ou d’ONG semultiplient, sans que leur efficacité soit encoreprobante. L’exploitation des bibliothèquesfamiliales par leurs détenteurs devient aussidans ce contexte un argument qui contribue àleur promotion par les Mauritaniens eux-mêmes. On ne peut qu’en espérer des effetspositifs pour la conservation du patrimoine et ledéveloppement de la recherche, sans verserdans trop d’optimisme.

Érudits et touristes : regards croisés

Il nous reste à aborder une dernière étape denotre analyse, la plus importante sans doute : lanature des croisements qui se sont produits entreles représentations locales de ces bibliothèqueset celles qui servent d’argument pour lapromotion touristique de la Mauritanie.Reprenant un certain nombre de pointsdéveloppés dans ces argumentaires touristiques,je les classerai selon trois références principales.

La première concerne les caractèresparticuliers de production et de conservation deces écrits qui tranchent – même si le plussouvent cette comparaison reste sous-entendue –avec nos conceptions actuelles de la productionde livres, et plus généralement de l’écriture dansl’ère post-Gutenberg. Le caractère manuel del’écriture manuscrite et la production artisanaledes ouvrages reliés de cuir par les forgerons,utilisant parfois des matériaux locaux – despeaux de gazelle comme parchemin faute depapier par exemple – donnent un aspect« écologique » pourrait-on dire à leurfabrication. Leur transmission et conservationdans un cadre familial – l’indivision dans lecadre des habûs 16 – les fait sortir du monde dela marchandise. Leur conservation dans unmilieu nomade enfin accentue ces traitsd’« exotisme », voire d’ « archaïsme », qui sontpropres à fasciner les touristes.

L’affaire est cependant loin d’être aussisimple car, simultanément, second point deréférence, l’existence de ces bibliothèques

apparaît aussi comme un témoignage d’unecivilisation sinon commune dumoins proche, del’appartenance à une même humanité.L’évocation d’une « Sorbonne du désert » va ence sens et, dans le cours de l’article du journalLe Monde, cette idée d’une même « citoyennetédu monde » est évoquée. Je cite : « Le livre estnotre histoire quelle que soit notre langue nousne pouvons laisser notre histoire partir enpoussière ». Parfois est aussi invoqué, dans lemême ordre d’idée, le rôle de la civilisationarabe et musulmane dans le développementancien des sociétés européennes. La notion de« rencontre des civilisations » est récurrente dansles argumentaires touristiques : découvrir l’autreest aussi porter un nouveau regard sur soi.

Parmi ces valeurs partagées, s’inscrit, entroisième point, une sorte de « spiritualité »inhérente à la vie dans le désert, qui est peut-êtrela plus prégnante. La précarité de ces œuvresécrites et l’ascétisme du mode de vie de leursdétenteurs confortent la vision occidentale decette spiritualité. Elle renvoie à des images dereligiosité, liées aux origines des mono-théismes, dont se faisaient déjà l’interprèteRobert Montagne (1947). Ces images setrouvaient aussi dans la préface de Paul Claudelà l’ouvrage posthume de Michel Vieuchange –mort dans les années 1930 en essayantd’atteindre Smara au Sahara occidental(A. de Meaux, 2004). Elles sont inscrites dans lalittérature coloniale (E. Psichari, 1916). Elless’incarnent de manière plus contemporaine dansla figure emblématique de Théodore Monod,savant et humaniste, imprégné de cultureprotestante, mais aussi chantre de l’écologie,souvent cité dans les argumentaires touristiquesqui appellent à marcher sur ses traces.

Ces quelques réflexions provisoiresjustifient le croisement entre les images localesdes bibliothèques et celles que produit lemarketing touristique à l’intention de leurs« clients ». Elles soulignent, entre autres, lacomplexité de la notion d’« authenticité » dansun contexte de contact, à travers le tourisme, dessociétés et des cultures, ainsi que la marge deréinterprétation sémiologique qu’elle implique.Les signes de référence ne sont pas les mêmes.

« La Sorbonne du désert ». La production de l’authenticité culturelle dans le cadre du tourisme saharien

16. La procédure juridique des habûs permet de conserver certainsbiens en indivision en prévoyant précisément la liste des ayants droit.

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Y a-t-il pour autant « malentendu », voire« tromperie », production d’images « fausses » ?Je serais porté à répondre non tout enreconnaissant que ces nouveaux thèmes d’étude,comme la plupart de ceux qui s’inscrivent dansla « modernité » soulèvent des problèmesthéoriques, et même épistémologiques, auxanthropologues qui s’en saisissent. Avant d’yrevenir pour conclure, je dirai quelques mots dela mosquée de Chinguetti.

La mosquée de Chinguetti

Un autre emblème de la spiritualité deChinguetti est sa mosquée, lieu de rencontre destouristes qui découvrent cet austère édifice,riche des couleurs des pierres de l’Adrar, dont lesommet est orné de quatre coquilles d’œufd’autruche, posé au cœur de la ville anciennedans un site qui permet, la visite n’en étant pasprévue, de plonger du regard, du haut desruelles adjacentes, sur l’édifice qui s’étend encontrebas et d’en découvrir la vocation.

L’intérêt que peuvent avoir les touristesoccidentaux à cette découverte, fut-elle furtive,est attesté par l’installation, constatée en 2006,dans les ruelles et places adjacentes, de tentes etd’échoppes qui offrent aux visiteurs les produitsde l’artisanat local. Autour, se regroupent lesmarchands bouleversant l’image provinciale etintimiste que je pouvais avoir de l’édificedurant mes séjours antérieurs.

Je ne céderai pas à la nostalgie, pas plus queje ne convierai le lecteur à une nouvelle leçond’histoire, car l’histoire de la cité est riche et jen’en ai exploré que quelques domaines. Mais, lamosquée est de fait admirablement enchâssédans son cadre urbain traditionnel, qui lui donnesa beauté et lui fournit du sens. On ne peutcomprendre le qsar sans la mosquée et lamosquée sans le qsar. Nombre des habitationsanciennes qui environnent le monument, qui estpour sa part régulièrement entretenu et restauré,sont cependant en ruines. Ces ruines elles-mêmes sont chargées d’un sens qui ne peut êtredirectement accessible aux touristes de passagen’y voyant qu’abandon et déclin.

L’habitat qsûrien a toujours eu une partd’éphémère. Il est le fait de populationsnomades qui n’occupaient le qsar, hors quelquesgrandes familles patriciennes, ou encore lesesclaves et haratîn 17 travaillant dans la

palmeraie, qu’une partie de l’année. Le destindes familles, susceptibles de se diviser, voire dedisparaître, commandait aussi l’occupation deslieux laissés alors au monde des jnûn 18 et plusprosaïquement au bétail qui les occupe ; lesévolutions récentes, l’exode rural, lesmigrationsvers les villes nouvelles n’ont fait qu’entérinerun phénomène séculaire plus visible encore àOuadane qui décline au XIXe siècle alors ques’affirme la primauté de Chinguetti.

La vision nomade du monde, le caractèrenon permanent de l’habitat, son abandon et sonréinvestissement dans de nouvelles cons-tructions se traduisent dans cet habitat qsûriendont les signes runéiformes ne sont pas unemanifestation de désintérêtmais une composanteculturelle essentielle.

Image cependant qui s’impose au touriste etdont il peut peiner à comprendre lessignifications. La mosquée de Chinguetti, joyaude l’urbanisme saharien, n’est pas seulementl’emblème de la vie du qsar, elle en affirme lapermanence au milieu des ruines quil’environnent. Comment restituer le sens decette coïncidence entre les uns et les autres ?Comment traduire dans le langage des touristescette anthropologie des ruines qui me sembleune composante de la culture qsûrienne ?

Le malentendu risque d’être profond etd’être source de problèmes en ce qui concernel’avenir de la ville. Il semble essentiel pour fairecomprendre cette culture qsûrienne à ceux quise déplacent d’Europe pour la découvrir, d’endonner quelques témoignages et les projets derestauration dans le cadre de la sauvegarde dupatrimoine vont aussi en ce sens : desentreprises de réhabilitation s’imposentvraisemblablement. Mais ces ruines ont aussileur signification. Elles sont des lieux demémoire, celle des hommes et des familles quiles ont occupées, familles aujourd’huidispersées ou réinstallées en d’autres quartiers.Dans les termes de la modernité, cescontradictions peuvent se nouer autour de laquestion foncière. Certains indices tendent àprouver que cette question pourrait se poserdans un avenir proche.

Pierre BONTE

17. Esclaves affranchis.18. Les jnûn, (génies) de création divine, et dont la société est undouble de celle des hommes, occupent volontiers les lieuxabandonnés par ceux-ci.

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De nouveaux enjeux se manifestent en effeten ce domaine. Certains sont relativementprosaïques, tels ceux qui résultent de lamultiplication des « auberges » d’accueil, pourune part exploitées par des « étrangers » qui, enfonction de leur proximité avec les opérateursextérieurs bénéficient parfois d’une clientèleplus importante que celle des petites aubergeslocales.

D’autres peuvent résulter de lapatrimonialisation de la ville dans un contexteoù la référence au religieux donne unedimension « sacrée » à l’occupation des lieux età sa traduction foncière qui peut être sourced’évolutions imprévues. Faut-il envisagerl’avenir de Chinguetti, comme l’a été celui deGorée au Sénégal, dans un autre contexte –celui de la « sacralisation » des déportationsd’esclaves africains –, comme le réinvestis-sement du patrimoine foncier par sespropriétaires actuels – voire par des personnesextérieures, mauritaniennes ou non ? Cetteperspective me semble ouverte. Qui varestaurer le qsar, et au profit de qui ?

La notion d’« authenticité »

Le tourisme du désert, dans sa dimensionculturelle, soulève des problèmes qui relèventd’un double mouvement de transformation desvaleurs attachées aux biens qui sont d’ordre leplus divers – paysages, modes de vie, biensculturels ou artefacts matériels comme lesproduits de l’artisanat 19, etc. – dans le contextecontemporain de mondialisation dont letourisme représente un aspect remarquable. Ils’agit d’abord de la transformation en« marchandises » consommables sur le marchémondial, de produits qui ressortissaientjusqu’alors des valeurs particulières de lasociété dont ils relevaient. Il s’agit ensuite de laréinterprétation de ces valeurs attribuées à desobjets relevant des techniques locales, de biensculturels comme les bibliothèques ou même depaysage ou d’un cadre de vie nomade dans uncontexte de patrimonialisation définissant leursnouvelles significations dans la sociétécontemporaine. Car ces « biens culturels », dansleurs dimensions identitaires en particulier, nesont pas aussi aisément réductibles à ce statutde pure marchandise comme le prouvent lesdébats politiques qu’ils suscitent 20. Certes, le

soleil tropical et les plages de cocotiers, maisaussi les horizons de dunes et de regg du désertpeuvent devenir des produits en vente sur lemarché. Les bibliothèques sahariennes restentpar contre des lieux de mémoire et d’identitépour les sociétés qui les ont constituées, toutcomme les ruines qui entourent la mosquée deChinguetti.

Le terme qui m’avait au départ amusé etintrigué de « Sorbonne du désert », attribué auqsar de Chinguetti, se révèle alors lourd designifications : il s’agit de réassignation et deréaménagement des significations attribuées àces biens culturels sous le regard croisé de leurpatrimonialisation locale et de leur réappro-priation dans le « système-monde ». Il seraitparticulièrement intéressant d’examiner, danscette perspective, la politique de patrimonia-lisation universalisante de l’UNESCO qui s’estd’abord attachée à des signesmatériels culturels(les villes anciennes) ou naturels (le bancd’Arguin), mais qui s’oriente actuellement versla reconnaissance de lieux de mémoire : dans lecontexte saharien, le projet de patrimonia-lisation des routes caravanières anciennesillustre ces évolutions.

Les travaux sur ce thème peuvent emprunterà divers auteurs, en remontant d’abord auxtravaux fondateurs de Roland Barthes (1964)puis aux réflexions de Jean Baudrillard (1972)sur les dimensions culturelles de la marchandisedans les sociétés occidentales où elle trace lescontours de l’identité des groupes sociaux quise partagent le marché, et dessine les grandeslignes de la société de consommation qui est lanôtre. Un ouvrage clef est cependant, pour notrepropos, celui édité par Arjun Appadurai (1986)

« La Sorbonne du désert ». La production de l’authenticité culturelle dans le cadre du tourisme saharien

19. On pourra consulter sur ce point l’étude que j’ai consacrée dansle rapport Évaluation du système culturel mauritanien sous l’angledes problèmes de développement, « Projet de sauvegarde etvalorisation du patrimoine culturel mauritanien », Secrétariatgénéral de la Présidence de la République, Nouakchott, mars 2003.20. Je pense aux nombreux débats que suscite la notiond’« exception culturelle » souvent invoquée dans la vie politiquefrançaise en particulier, s’agissant de la production littéraire,cinématographique, etc., débats qui ont eu leur écho dans le mondedes anthropologues à propos de la création d’un musée des « artspremiers », gestion certes d’un patrimoine commun à l’humanitémais dans un contexte de réinterprétation des valeurs que présententces objets remarquables qui n’est pas sans implication en ce quiconcerne leur marchandisation. Parallèlement au marché desartisanats « indigènes », le marché des « arts premiers » représentedes enjeux financiers non négligeables.

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qui, en continuité reconnue avec les travaux deBarthes et de Baudrillard, aborde théorique-ment la question de ce qu’est, dans le mondeactuel, le fondement culturel des biens de toutenature qui prennent ce statut de puremarchandise : la vente du soleil et des paysagesexotiques ayant à cet égard les mêmescaractères, ainsi que l’avait déjà noté Baudrillard,que l’alimentation dans les supermarchés 21.

La valeur des marchandises ne s’épuise pas,notent ces auteurs, dans leur valeur d’échangeni dans leur valeur d’usage comme leprésuppose l’économie classique. Au sein de lasociété de consommation, les marchandisessont aussi des « signes » qui contribuent àdifférencier et à classer les groupes et lesindividus qui les consomment. Interchangeablede nature, la marchandise est objetd’investissements culturels au moment de saconsommation : la voiture de série devient« ma » voiture. Un voyage touristique dans ledésert différencie ceux qui le pratiquent, lepublic ciblé, de ceux qui passent une semainesur une plage tropicale ou méditerranéenne.

La « fabrication » de la marchandise vas’attacher autant à construire ces signes quiidentifient son consommateur qu’à satisfairedes besoins objectifs de celui-ci. Les« marchandises culturelles », dont relève lesmarchés de l’art, mais aussi ceux des loisirs, eten particulier des loisirs culturels, se prêtentparticulièrement à cette production des signessociaux et individuels.

B. Spooner a contribué à fonder la notiond’« authenticité » comme l’un des caractèresque prend la marchandise au moment de saconsommation à partir de son étude de laproduction et du commerce des tapis orientauxen Occident. La confection de ces tapis relève,en Asie centrale où a travaillé Spooner, d’unartisanat féminin très ancien qui s’inscrivaitdans les valeurs de cette société nomade et quiétait riche d’une symbolique antérieure àl’islam et renouvelée par celui-ci. Ce n’estcependant qu’au XIXe siècle – lorsque, noteSpooner, la fabrication industrielle de copies deces tapis devient possible dans les sociétésoccidentales – que les tapis d’« origine » vont setrouver investis d’une nouvelle valeurmarchande, à la même époque où commence àse développer le marché des « chinoiseries » etautres objets exotiques. Cette marchandisation

renouvelle profondément les conditions defabrication et de commercialisation – beaucoupde tapis de Bukhara sont fabriqués de nos joursau Pakistan – et s’organise autour de la notiond’« authenticité » qui s’appuie, certes, sur descritères locaux (mode de fabrication artisanale,style), mais qui est doublement définie par lemarché international en fonction desconnaissances des consommateurs (collection-neurs) et des expertises qui s’y exercent.L’ancienneté joue naturellement un rôleimportant dans cette authentification mais aussila « marque » qui a suscité un renouveau de lafabrication de ces tapis, à partir des années1960, qui avait beaucoup déclinée dans lesannées 1930.

L’histoire du tapis oriental n’est qu’uneillustration exemplaire du mouvement demarchandisation des cultures locales dont onpeut multiplier les exemples actuels et qui setraduit par la floraison du commerce des « artspremiers » que l’on se propose maintenant demettre en musée. C’est sur le marché mondialque ces produits, issus de cultures locales dontelles affirmaient les valeurs et l’identité,acquièrent maintenant de nouvelles significa-tions, recherchés par les « amateurs », objetsd’expertises qui leur assignent leur nouvellevaleur, signes du goût ou plus simplement de larichesse, qui différencie les consommateurs surle marché. Il m’apparaît que l’on peut assezfacilement établir un parallèle entre cesmouvements qui concernent les produitsculturels matériels et ceux qui concernent, cettefois, une sorte de consommation locale desbiens culturels (et naturels, car à côté dutourisme du désert, et plus recherché encoreexiste un tourisme de la plage et des cocotiers)à travers le tourisme. Le tourisme du désert,dans ses dimensions culturelles et écologiques,relève de cette production des signes qui, dansle contexte de mondialisation, contribuent à ladifférenciation des groupes sociaux et desindividus à l’égard desmarchandises qu’ils sontsommés de consommer pour affirmer leuridentité et leur place dans la société.

Pierre BONTE

21. On notera d’ailleurs qu’à cet égard, en ce qui concerne lesproducteurs de marchandises, les distinctions sont totalementbrouillées et que l’on peut « acheter » un voyage dans le désert dansle même cadre mercantile que des pots de yaourt, au supermarchéou sur catalogue internet.

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Bibliographie

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« La Sorbonne du désert ». La production de l’authenticité culturelle dans le cadre du tourisme saharien

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2.La culture religieuse,

une tension entre l’intime et lepatrimoine

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Des cafés de Belleville à la synagoguede La Ghriba

P aris 19e, lieu de départ pour lepèlerinage annuel. Un groupe de

femmes juives d’origine tunisienne se retrouvelà, quotidiennement, dans un café du boulevardde Belleville 1. Elles discutent entre elles endialecte judéo-arabe, échangent desinformations sur les conditions de voyageoffertes par les agences et se posent de multiplesquestions : « Les spectacles, le soir, sont-ilsinclus dans le prix ? Les repas servis sont-ilsbien casher ? Les chambres ont-elles vue sur lamer ?, etc. ». Ces préoccupations ne sont pasd’ordre religieux, et pourtant elles préparentainsi le pèlerinage Lag ba Omer, dumoins cellesqui peuvent y participer.

Compte tenu de leur âge avancé, la santéfragile de certaines ne leur permet plus devoyager. Retraitées, elles ont entre 60 ans et80 ans en 1995. Nos enquêtes se sontéchelonnées de 1994 à 2000 avec une nouvelleprise de contact avec le terrain en 2005-2006.La fragmentation de l’espace et du temps del’enquête anthropologique en milieu urbainrend indispensable une observation de longuedurée. En 2006, certaines d’entre elles sontdécédées ou souffrantes, seule une minoritécontinue à participer au pèlerinage. La plupartde ces femmes ont vécu à La Hafsia, quartierpopulaire de Tunis, avant de rejoindre la Franceen 1957 : elles étaient alors âgées d’unevingtaine d’années. Issues de milieuxmodestes,elles ont exercé en France divers métiers(cantinière, couturière, ouvrière en usine). Lescercles féminins invitent à un certain relâche-ment verbal et comportemental (confidencesd’ordre affectif, formes particulières d’humour,

commérages, manières de s’habiller, posturesdécontractées, extra-version, gestuellesfamilières) que certaines des participantes nes’autoriseraient pas en présence d’un homme.Dans les cafés, elles s’installent systémati-quement à quelquesmètres de distance du “coindes hommes”. Les rapports de sexe du milieuculturel étudié, l’existence de territoiresdistincts et de frontières bien délimitées sont àl’origine d’une observation privilégiant lesfemmes 2. Un rapport de confiance réelle nevint que tardivement et seulement avec ungroupe réduit de Juives tunisiennes : d’une part,j’étais considérée comme étrangère, née enFrance et non juive, d’autre part monacceptation par un groupe entraînait inélucta-blement ma mise à l’écart par d’autres femmes.En effet, des sous-groupes se forment au gré desconflits inter-personnels ou des commérages.La diffusion de ragots et de médisances estaccentuée au moment de la préparation dudépart pour le pèlerinage annuel en Tunisie.

Dans le quartier de Belleville, comme dansle caravansérail 3 de La Ghriba, des affichesannoncent le pèlerinage, photographies derabbins jerbiens à l’appui : elles sont posées surles vitrines de commerçants bellevillois, commecelle de l’épicerie Benisti située boulevard deBelleville. Gisèle, comme de nombreux Juifsd’origine tunisienne qui participent à ce voyage,

1. Le groupe observé n’est pas représentatif de l’ensemble des Juifsd’origine tunisienne vivant en France, mais seulement d’un milieusocial et d’une génération.2. Des entretiens ont été néanmoins réalisés avec les hommes, demanière ponctuelle.3. Le caravansérail de La Ghriba sur l’île de Djerba en Tunisie esttraditionnellement un lieu d’accueil sous forme de vaste courentourée de bâtiments où les pèlerins pouvaient être logés située enface de la synagogue.

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 105-116.

Le pèlerinage Lag ba Omer à Djerba (Tunisie)Une forme de migration touristique

Sylvaine CONORD

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n’est pas revenue dans son pays natal depuistrente-deux ans. Elle appréhende ce retour, etest déjà déterminée à ne pas retourner à Tunis,la ville de son enfance. Elle craint pour sasécurité. La visite de la capitale fait partie duprogramme proposé en option, moyennant unsupplément. « Le passé, c’est le passé », dit-elle. Sa volonté est donc bien de devenir“touriste” dans son propre pays pour découvrirun lieu qu’elle ne connaît pas et participer aupèlerinage. Pour la plupart des pèlerins, il nes’agit pas d’un voyage nostalgique destiné àrevoir les lieux de leur jeunesse. Djerbareprésente davantage une destination exotique,un dépaysement, un endroit idéal pour desvacances grâce à sa situation géographique ausud de la Tunisie, en bord de mer avec sesplages étendues et son hôtellerie. Un tiersseulement des participants souhaite participer àl’excursion qui leur permet de rechercher leurancienne maison dans les dédales des rues deLa Hafsia, leur quartier d’origine, ou la tombed’un proche au cimetière. Ceux là aspirentmaintenant à retrouver un pays et des paysagesqu’ils avaient dû quitter sans envisager d’yrevenir. Le pèlerinage s’inscrit également dansce retour par une zyara (visite d’un saint) autourde la tombe du rabbin saint Haï Taïeb située àTunis 4. La journée est entrecoupée d’undéjeuner copieux dans un restaurant de la ville.Durant l’ensemble du séjour, la programmationest prévue pour que les activités religieusesalternent avec les activités de détente.

Elles ne choisissent pas par hasard leurscompagnes de voyages. Des marchandisesdiverses (bijoux, vêtements) sont régulièrementvendues entre elles dans le café. Et une de leursvoisines de table peut être qualifiée de“voleuse” indésirable pour le pèlerinage, parcequ’un jour elle a vendu un article à un prix tropélevé. Des réseaux se forment et des liensamicaux se renforcent quand il s’agit desélectionner ensemble l’agence de voyage aveclaquelle elles décideront de partir. Il peut s’agird’une agence ou d’un organisateur indépendantqui fera travailler une agence de voyageintermédiaire. Plusieurs critères de satisfactionsont pris en compte par les pèlerins au momentde la vente : le respect de chaque étape dupèlerinage avec l’organisation des trajets en carde l’hôtel à la synagogue, les repas et aussi lapart laissée aux loisirs, le confort des hôtels.

Le religieux et le ludique sont étroitement liés.L’agence, tout d’abord, fait l’objet dediscussions. La personnalité du voyagisteconstitue un critère de choix important : il doitêtre connu et intégré à la “communauté”, êtresympathique et présenter les prix et les servicesles mieux adaptés. Enfin, il doit respecter dansson programme le déroulement des différentesétapes et rituels du pèlerinage. Quant à moi, jesuis partie en Tunisie avec un voyagiste quiutilise les services de la FRAM pour le voyage etl’hôtellerie, en compagnie d’une des femmes deBelleville avec qui je devais partager lachambre (ill. 1).

Les clientes s’informent sur le déroulementdu pèlerinage et s’inquiètent, parallèlement, dutemps qu’elles auront pour visiter des souks etpour danser lors de soirées qu’elles espèrentfestives. Installées à la terrasse d’un cafébellevillois, les femmes juives originaires deTunisie préparent ce voyage six mois àl’avance. Elles échangent les informationsconcernant les prix offerts par les différentesagences de voyage, le choix des hôtels, laqualité des repas et des services, etc. Elles fontles achats nécessaires également : foulardsqu’elles jetteront sur la Menorah ou sur latombe d’un rabbin saint, bougies qu’ellesallumeront en formulant des vœux,“mendiants” 5 qu’elles distribueront le jour dela fête, parfum qu’elles verseront sur les lieuxdes cultes. Elles ont manifesté très tôt unecertaine fierté à me parler de leur participationà ces pèlerinages et ont introduit, elles-mêmes,l’idée que la photographie est un moyen demontrer, et surtout une nouvelle façon de semontrer.

Le pèlerinage Lag ba Omer à Djerba (Tunisie). Une forme de migration touristique

4. Rabbi Haï Taïeb vécut à Tunis entre la deuxième moitié du XVIIIesiècle et le début du XIXe siècle. « Il a exercé durant de longuesannées les fonctions de rabbin, a enseigné la Torah à de nombreuxdisciples et a rédigé des commentaires et exégèses de la Torah, maisil est surtout célèbre pour les miracles qu’il a accomplis au sein dela communauté de Tunis » (M. Saraf, 1987, 13). Un grand nombrede légendes existent autour de la vie de Rabbi Haï Taïeb. Toutes serejoignent sur deux points : il accomplit des miracles et s’adonne àla boisson, la boukha de préférence. Le rite central autour de satombe consiste alors, pour les pèlerins, à arroser la tombe de cetalcool de figue et, surtout, à partager des verres et boire ensembleau-dessus de la tombe.5. Fruits sec de la couleur des buses des ordres mendiants ayant faitcatholiques vœu de pauvreté.

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Pèlerinage et tourisme

Dans son acception courante, le pèlerinageest considéré comme un voyage vers des lieuxde culte religieux. Le motif général de cevoyage est la profonde conviction que desprières et d’autres pratiques religieuses sontexceptionnellement efficaces dans des localitésliées à un saint ou à une divinité. Les Juivestunisiennes que j’ai suivies de Paris à Djerbaattendent essentiellement du pèlerinage laguérison d’un mal ou l’obtention d’une faveur.Cependant, si les futures pèlerines s’inquiètentainsi de l’organisation du séjour, qui n’est autrequ’un voyage organisé, c’est que la motivationreligieuse et mémorielle n’exclut pas des motifsplus profanes que révèle l’observation dupèlerinage. En effet, la Tunisie est aussi un paysoù le secteur touristique s’est considérablement

développé depuis les années 1960 et les grandshôtels de l’île de Djerba attirent de nombreuxétrangers. Les Juives tunisiennes le savent bienet ne cachent pas le plaisir qu’elles ont à profiterdu confort de vastes chambres, du soleil au bordde la piscine ou de la douce chaleur duhammam et des massages, services proposéspar l’hôtel moyennant de faibles suppléments.Grâce au niveau de vie en Tunisie relativementbas, elles accèdent à une qualité de vie durantleur séjour qu’elles ne pourraient espérerobtenir sur le sol français.

Par ailleurs, le pèlerinage n’est pas, commeautrefois, un moyen parmi d’autres de sortir deson lieu de résidence. Quand elles habitaientencore à Tunis, ces femmes ne se déplaçaientpas à Djerba pour participer au pèlerinage Lagba Omer, faute d’argent et de temps. « Il fut uneépoque où il fallait y aller à dos d’âne »,

Sylvaine CONORD

Illustration n° 1. Annonce du pèlerinage sur la devantured’une épicerie du quartier de Belleville, Paris.

© Photographie de Sylvaine Conord.

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m’explique-t-on. Avec le “tourisme de masse”,la mobilité spatiale des individus a considéra-blement changé depuis les années 1950 6.Aujourd’hui, les Juives tunisiennes deBelleville, aux revenus modestes, se déplacentplusieurs fois dans l’année de Juan-les-pins(ville méditerranéenne française) à Israël, enpassant par la Tunisie pour certaines d’entreelles. Néanmoins, les voyages à but religieuxtiennent une place à part dans la mémoirecollective. Ils se prolongent dans le quotidien,lorsqu’on attribue tel heureux événementfamilial (une naissance, par exemple 7) à laréalisation des vœux formulés lors du pèlerinage.

C’est en tant que photographe, et àl’occasion de ces activités profanes, que j’ai étéinvitée à participer à leur pèlerinage, en Israël etpuis Tunisie. Grâce à mon matérielphotographique imposant 8, j’étais identifiée àune photographe professionnelle et je fusinvestie de rôles divers, du photographe demariage au photographe de voyage organisé,au. gré des déplacements de ces femmes enFrance (Juan-les-pins, Deauville, régionparisienne) et à l’étranger (Tunisie, Israël) pourparticiper à des moments de loisir étroitementliés à des événements à caractère religieux. Parexemple, à Paris, j’ai pu ainsi observer lesrebaybia, fête à caractère profane, durantlesquelles j’ai assisté à des manifestations detranse associées à des croyances en des génies,les djnouns. À Juan-les-pins – ville du Sud de laFrance qu’elles nomment “Belleville-plage” –où elles passent leurs vacances, j’ai retrouvé surplace l’annexe d’une épicerie cacher deBelleville et j’ai pu observer le respect desrègles relatives au shabbat.

Observer le pèlerinage à Djerba permet demieux comprendre les pratiques religieuses etles raisons qui motivent les pèlerins à se rendredans cette île du Sud tunisien. Le pèlerinage ditde « Lag ba-Omer » a lieu pendant la périodeappelée « Omer », commençant le deuxièmejour de la Pessah 9 (jour de la première gerbed’orge offerte à Dieu), et s’achevant le trente-troisième jour (en hébreu, « Lag » signifie 33)de l’Omer, selon les Juifs tunisiens –correspondant au 18 du mois de Iyyar ducalendrier judaïque et qui commémore la find’une épidémie au cours du soulèvement desJuifs contre Rome (132-135) (L. Podselver,2001). Ce jour-là, a lieu une célébration très

importante pour ces femmes de Belleville, celledu saint Rabbi Shimon Bar Yochaï. Lescérémonies se déroulent pendant la Hilloulah(commémoration de la mort d’un rabbin saint,de la montée de son âme). La date précise dudécès de la plupart de ces personnages appelésles saddiqim (I. Ben-Ami, 1990, 19) étantsouvent inconnue, on les célèbre lors de laHilloulah de Lag ba-Omer ou pendant les moisd’Elul ou de Tishri du calendrier judaïque.

Cette fête annuelle contribue à perpétuer enFrance comme en Tunisie les croyancespopulaires judéo-tunisiennes. Véhiculéesjusqu’à nos jours à travers diverses légendes desource orale, ces croyances motivent ledéplacement de nombreux touristes vers laTunisie, ou vers Israël. Rabbi Shimon BarYohaï est considéré comme le commentateur,l’inspirateur ou l’auteur du Sépher du Zohar(traduction, le Livre des splendeurs). Pour leskabbalistiques, c’est un ouvrage primordial dela mystique juive et, tout particulièrement pourles Juifs duMaghreb. Le Livre du Zohar était eneffet souvent conservé dans les maisons commeune amulette protectrice, alors que la Torahdemeure dans la synagogue.

Sur l’île de Djerba, cette commémoration estancienne puisque J. Vehel (1930, 208) évoquaitdéjà au début duXXe siècle, le pèlerinage annuelqui conduisait nombre de fidèles de divers paysvers la synagogue de la Ghriba :

On fait venir de Tunis, à grands frais, lesinnombrables musiciens juifs, sacrés et profanes,chanteurs ou instrumentistes, sans compter ceuxtrès réputés du Caire ou d’Alexandrie. Desbateaux sont affrétés pour amener les pèlerins detous les ports de Tunisie, de Tripolitaine,d’Égypte, de Grèce et d’ailleurs.

Depuis que les Juives tunisiennesrencontrées dans le quartier de Bellevillerésident en France, elles s’organisent pour venirdans le Sud tunisien en qualité de touristesdécouvrant, parfois pour la première fois, cette

Le pèlerinage Lag ba Omer à Djerba (Tunisie). Une forme de migration touristique

6. C’est au début des années 1950 que l’émigration des Juifs deTunisie de leurs anciens territoires d’Afrique duNord en direction dela France s’est précipitée avec l’indépendance (1956) de la Tunisie.La crise de Bizerte en 1961, la guerre des Six-jours en Israël (1967)ont accéléré le rythme des départs. (Tapia et Simon, 1998).7. Marta, par exemple, souhaite formuler un vœu concernant lanaissance d’un fils pour sa fille.8. Deux appareils Nikon Reflex et trois objectifs photographiques.9. Pâques juives, qui durent sept jours.

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région éloignée de Tunis. C’est une manière derester lié au pays d’origine qui privilégie ladimension religieuse de ce “retour”. Lorsque jeles ai accompagnées, durant deux annéesconsécutives, en Israël et en Tunisie pour lepèlerinage Lag ba Omer 10, j’ai rapidementcompris qu’elles étaient autant pèlerines quetouristes, inscrites dans un voyage organisé.Mes pratiques photographiques étaientd’ailleurs étroitement liées à leurs activitéstouristiques. Je devais prendre en photo cellesavec qui je voyageais, en pose frontale sur tousles Lieux saints et dans différentes positions (enjetant un foulard sur l’objet rituel la Ménorah,assise au bord de la piscine de l’hôtel, endansant le soir). À notre retour, je leur donnaisou leur vendais des centaines de photographies(S. Conord, 2000).

Cette forme accentuée d’auto-représentationest à l’image de la représentation de soi et dupèlerinage. Les instants vécus doivent marquerun temps exceptionnel – celui du pèlerinage –que l’on prolonge grâce au souvenir véhiculépar les photographies conservées dans desalbums. Certaines me demandèrent des prisesde vues systématiques sur tous les lieux dupèlerinage, afin de mémoriser les gestes rituelset montrer ensuite les images comme unepreuve de leur présence et du respect strict durituel. C’est aussi le moyen de marquer leurprésence, de montrer les photographies à leursamies pour leur prouver qu’elles y ont bienparticipé, et à leur famille pour leur décrire lesdifférents lieux de cultes y compris les tombesoù sont enterrés des proches visitées, durant uneexcursion à Tunis organisée par le voyagiste.L’enquête qui remonte à 1996, actualisée dixans plus tard, m’a permis d’interpréter des riteset des croyances, sur les lieux visités.

Dès le début, j’ai eu le projet de réaliser uneethnographie visuelle du pèlerinage. Dans lescirconstances d’un événement qui a lieu unefois par an et sur une courte période, l’imagephotographique a pour principale fonctiond’enregistrer quelques éléments du visible aufur et à mesure du déroulement des diversesétapes du pèlerinage. En effet, les organisateursdu voyage prévoient des activités du matin ausoir, jusque tard dans la nuit, qui ne m’ont guèrelaissé le temps, sur place, de prendre du reculpar rapport au déroulement de ce typed’événement. La méthode consistait à enregistrer

de manière systématique des cadrages variés,pris sous différents angles, afin de constituerune sorte de carnet de bord visuel (S. Conord,2006). Il fut complété par la réalisationd’entretiens et la tenue d’un journal de terrainécrit, car l’image seule ne se suffit pas à elle-même dans le cadre d’une démarcheanthropologique. Il s’agit donc plutôt, ici, deconsidérer les images collectées comme autantd’“observations visuelles” mémorisées quipeuvent servir à fournir des informations surdes aspects oubliés des faits observés. Laphotographie devient un instrument derecherche à part entière. Les images récoltéessont subjectives, limitées dans leur cadrage etdans ce qu’elles montrent (qui n’est finalementque la partie visible des faits), certes. Mais, aumoment du traitement des données, celles-cipeuvent êtres utiles à la remémoration decertains détails (gestes, décors, regards,ornements, objets rituels, individus présents,etc.), que l’œil nu et sélectif de l’anthropologue,n’auront pas pu tous mémoriser. La photo-graphie tient également un rôle central pour lessujets photographiés.

Dans les premiers jours, tous les pèlerins seretrouvent à La Ghriba. Le transport se fait parcar et le logement est assuré dans des hôtelstrois étoiles situés au bord de la mer. Devantl’entrée de la synagogue, l’organisateur sort lagrande banderole annonçant l’arrivée despèlerins et il la fait tenir par l’ensemble dugroupe pour une prise de vue photographique,une photo souvenir, marquant leur présence.Comme l’observentAvram Udovitch et LucetteValensi (1984, 133) :

À première vue, ce pèlerinage est bien une formede tourisme, une opération commerciale lucrativepour l’agence de voyages qui l’organise.Le voyage à Djerba prend, selon l’âge despèlerins, le caractère d’une semaine de congéspayés ou d’une excursion du “troisième âge”.

Mais nous ne pouvons pas nous contenter decette première lecture. Les relations entrepèlerinage et tourisme sont complexes ; si unepart des motivations des pèlerins est d’ordretouristique, l’essentiel des raisons qui lesentraînent à venir est bien d’ordre religieux.C’est également ce que l’on observe au

Sylvaine CONORD

10. Pèlerinages en Israël en 1995 et en Tunisie en 1996.

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pèlerinage Lag ba Omer organisé en Israëlchaque année. Le pèlerinage a ses codes, sestemporalités et un rituel qui doit être respecté. Et,comme le note Hicham Dakhama (2005, 44) :

La description des différents moments dupèlerinage est nécessaire pour saisir l’imbricationdes symboliques du sacré avec l’identitairesubjectif ou collectif.

Lieux de mémoire, rituels et religiosité

À Djerba, la synagogue de La Ghriba est lelieu central du pèlerinage. La présence juive surcette île est ancienne puisqu’elle a précédél’islamisation de l’Afrique du Nord, l’hégémonieromaine, la deuxième destruction du Temple en70 après J.-C., voire la première (586 avant J.-C.).Cette présence est interprétée comme le résultatde la toute première diaspora (A. Udovitch etL. Valensi, 1984). Toutefois, il n’existe pasd’explication unique, reconnue, de l’origine desJuifs de Djerba. Les récits diffèrent dans le détailet dans la chronologie. Selon la version la pluspopulaire leur installation aurait suivi ladestruction du Temple de Salomon en 586avant J.-C. Un groupe de prêtres aurait fuiJérusalem et serait arrivé à Djerba, portant aveclui une porte et les pierres du sanctuaire. Cesprêtres auraient ainsi incorporé les vestiges duTemple à La Ghriba, qu’ils construisirent alors.C’est la raison pour laquelle cette synagogue atoujours fait l’objet de pèlerinage et devénération. Son image véhiculée par des cartespostales, des photos, est aussi touristique. Leslieux sont visités toute l’année pour leurarchitecture et le spectacle des quelques rabbinsdjerbiens âgés priant au fond de l’édifice. C’estun monument que l’on visite quel que soit sonappartenance religieuse, et un passage obligé dela visite de l’île. Certains aspects architecturauxde la synagogue ont même été reconstitués end’autres lieux, en Israël (synagogue d’Ofakim),dans un musée américain (Phoenix) en Arizona,avec l’objectif d’y attirer les touristes. Il estindiqué dans les prospectus : « Visite de lasynagogue de La Ghriba construite sur le modèleexact de la synagogue de Djerba ». Il existe unevéritable nécessité de retrouver une réplique dulieu sacré, plus particulièrement en Israël où serendent chaque année des centaines de pèlerinsjuifs sépharades. Des cartes postales véhiculentune image qui accentue les traits “typiques”

(perçus comme traditionnels) de la synagogue etdes Juifs de Djerba, par des effets de mise enscène de rabbins installés dans la salle des prières.

Après la traversée de la première salle de lasynagogue, hommes et femmes confonduspénètrent dans une deuxième salle où lesflammes de nombreuses bougies illuminent déjàla pièce aux arcades bleue et blanc. Chacun serecueille et allume avec précaution une ouplusieurs chandelles en formulant un vœu. Despèlerines expriment déjà des émotions fortes(joies, pleurs) à cet endroit.

Depuis cette salle, on aperçoit une petiteentrée au fond de la synagogue. Il s’agit dupassage vers une grotte où serait enterré unpersonnage légendaire, la Ghriba, qui signifie« esseulée », « isolée ». Les femmes, enparticulier, attachent une grande importance à lalégende qui évoque la vie de cette jeune filledont l’histoire serait étroitement liée à celle dela synagogue. Elle aurait survécu aux flammesd’un incendie touchant la maison où ellehabitait. Tout a brûlé sauf elle et elle est restéeseule « comme une statue », me dit-on. Restéesans famille, elle serait partie sur les chemins,seule, et se serait arrêtée quelque part. Elle étaitpieuse mais isolée, alors la mort l’auraitemportée rapidement. Selon les différents récitsque j’ai pu collecter, cette femme ne serait pasjuive. La grotte est exiguë, toute en longueur(environ 4 mètres de long sur 1,5 mètre delarge) ; on ne peut pas s’y tenir debout. D’aprèsmes observations, seules les femmesy pénètrent : après avoir ôté leurs chaussures,elles s’y glissent avec beaucoup de difficulté,doivent se courber et presque se coucher pourdescendre la petite pente par laquelle on accèdeà l’intérieur de la grotte. Ces obstaclesn’arrêtent pas les pèlerines de tout âge. Maisl’entrée dans ce lieu prend la tournure d’unelutte quand elles se disputent leur tour. Une foisà l’intérieur, elles ne veulent plus en sortir etsont interpellées par les autres pèlerines quiattendent pour descendre (elles ne peuvent êtrequ’à trois à l’intérieur) ou par leurs maris quin’apprécient pas toujours ce rite fémininassocié à des croyances dites « populaires ».L’intérieur est extrêmement sombre, éclairé parles seules flammes des quelques petites bougiesplacées au fond de l’antre : à cet endroit lespèlerines prient, et formulent leurs vœux àla Ghriba. Sans l’éclair du flash, on ne pourrait

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percevoir, au premier plan, cet amas d’œufsdurs ou crus (ill. 2), parfois emballés dans dessacs plastiques, ou apportés dans des gobelets.La pénombre, le silence, le contact de la pierreà l’état brut, les dépôts de suie sur les parois, lesodeurs de cire et d’œuf mêlées, la forte chaleurà l’intérieur de la grotte, tout cela contrastefortement avec l’ambiance de la synagogue(éclairée, colorée et bruyante) où les pèlerins,par vagues successives, s’activent.

Si les pèlerines déposent des œufs durs dansla grotte, c’est en guise d’offrande pour quesoient exaucés leurs vœux. Pour leur fille, ellessouhaitent un enfant ou un mariage à célébrer.Elles inscrivent sur chaque œuf le prénom deleur fille et pense que la Ghriba fera desmiracles grâce à ce don. Certaines récupèrentl’œuf pour le faire manger à leur retour par uncélibataire qui cherche à se marier. Les vœux

ont évolué avec le temps et il n’est pas rare quecertaines demandent du travail pour leursenfants chômeurs ou la santé pour d’autres.Autrefois, on inscrivait le nom d’une jeune fillesur un œuf cru, uniquement dans l’espoir de lamarier. À la fin du pèlerinage, chacune retiraitl’œuf qu’elle avait déposé et qui avait durci à lachaleur des chandelles et le rapportait à la jeunefille concernée qui devait le consommer. Elleétait alors sûre de trouver un mari dans l’année(A. Udovitch et L. Valensi, 1984, 135). Avec ledéveloppement des activités touristiques dans larégion, aujourd’hui les vœux concernent aussila santé, le travail, la guérison, la solitude,toutes sortes de difficultés que vivent les Juivestunisiennes installées en France. J’ai surprisdans la grotte une femme remerciant la Ghribade l’avoir guérie d’un cancer en touchant laparoi avec ses cheveux qu’elle avait perdus

Sylvaine CONORD

Illustration n° 2. Œufs déposés dans la grotte sous la synagogue, Djerba, Tunisie

© Photographie de Sylvaine Conord.

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lorsqu’elle était malade. Ce rituel spécifique-ment féminin est un élément important de lareligiosité des femmes du milieu étudié. Ilillustre bien leur rapport au religieux : quête dumiraculeux, offrandes et demandes à unefemme, la Ghriba, qui a souffert dans sa vie, etqui peut donc les comprendre. Elles peuventvenir lui raconter leurs souffrances physiques etmorales et exprimer une forte intensitéémotionnelle. Elles éprouvent ainsi un certainréconfort qui est plus difficile à trouver enFrance, à distance du lieu sacré.

Cette synagogue est donc sacrée pour deuxraisons : on pourrait y trouver un morceau duTemple, mais c’est aussi un ventre dont la chaleurpeut cuire les œufs déposés par les pèlerins et quiva rendre les filles mariables (id., 135). De plus,cette cérémonie prend place le jour de laHilloulah, c’est-à-dire le jour de la célébration del’anniversaire de la mort de Rabbi Shimon BarYochaï. On trouve aussi des remerciements enex-voto avec des noms de familles d’origineslivournaise, ibérique ou locale en souvenir d’unêtre perdu ou simplement pour la bénédictiond’une descendance.

La troisième étape du parcours consistetoujours à revenir à la première salle de lasynagogue pour rencontrer les rabbins djerbiensvêtus de leurs habits “traditionnels” et faire lash’uda (prière) : ils font réciter une prière parles rabbins de La Ghriba et, comme près destombes des rabbins saints vénérés en Tunisie,ils distribuent des fruits secs et offrent desverres de boukha (un alcool fort à base de figue)d’abord aux rabbins, puis à ceux qui veulentbien les accepter.

On ne peut donc pas dire, à l’inverse de cequ’observe Rachid Amirou (1995, 143) lorsd’un pèlerinage au Sri-Lanka, que le tempspassé à la synagogue de La Ghriba, un jour depèlerinage, prend la forme d’une banale visitede sanctuaire. Quand on interroge les pèlerins,ils affirment tous être venus pour formuler desvœux, pour s’adresser à la Ghriba. La croyanceau miracle est forte. Le voyage est accompliavec des attentes précises, des rites à effectuer.Cependant, toutes les étapes, du petit-déjeuner,à la visite de la synagogue, jusqu’au retour àl’hôtel sont planifiés dans les moindres détails.Les dons rituels sont prévus dans le budgetglobal du séjour comme le coût de n’importequelle activité profane.

Dans la première cour, après le passage dansla synagogue, a lieu une vente aux enchères dontles bénéfices sont versés au Comité deLa Ghriba pour subvenir aux besoins des pluspauvres et restaurer les Lieux saints comme latombe de Rabbi Youssef El-Maraabi. Deuxhommes, tour à tour, prennent le micro etdéveloppent d’un ton convaincant les qualités etvertus de chaque objet offert à la vente : unephotographie en couleur encadrée représentantla première salle de la synagogue, des foulardsqui ont recouvert des objets rituels (comme laMenorah ou les coffres de bois protégeant lesÉcritures), des rimonim (globes d’argent enforme de grenades) et Tables de la Loi en argentqui couronnent la Torah. Les pèlerins achètentces objets en leur attribuant une valeurprophylactique.

La Ghriba est aussi une auberge. Le jour deLag ba-Omer, les marchands affluent ets’installent dans les deux cours : rôtisseurs,vendeurs de pâtisseries, de brick et de boissons,marchands de souvenirs (petits chameaux enpeluche, sandales, foulards, chapeaux, portraitsphotographiques de rabbins vénérés, etc.). Onpeut y voir des grandes tablées de pèlerins,joyeuses et animées, installées face auxrôtisseurs. Des activités commerciales, des fêtesle soir se déroulent autour de la synagogue sanscontredire les principes du pèlerinage. Avec cesmarchands de souvenirs et ces grillades, lereligieux jouxte le profane. Les pèlerinsredeviennent pleinement touristes lorsqu’ils sebousculent devant des stands où ils se procurent,en marchandant, des souvenirs du pays.

La dernière étape est celle de la processionautour de la Menorah. Celle-ci est unepyramide hexagonale savamment montée surun tricycle, qui séjourne toute l’année dans unedes pièces du caravansérail 11. Chaque pèlerinelance un foulard sur cet objet, certaines d’entre

Le pèlerinage Lag ba Omer à Djerba (Tunisie). Une forme de migration touristique

11. Avram Udovitch et Lucette Valensi (1984, 132) décrivent cetobjet : « La Menorah présente sur cinq étages la hiérarchie des êtresselon les Djerbiens : à la base, la population juive, constituée par lesdouze tribus d’Israël ; puis les divers rabbins fameux de Tunisie, dontle nom se mêle, au troisième niveau, à celui des grands personnagesde la Bible – Abraham, Isaac, Rachel, Léa, etc. Au sommet dutroisième étage, court l’inscription en lettres hébraïques : « Cechandelier est en l’honneur de Rabbi Meïer Ba’al Hanes et de RabbiShimon BarYochaï, que leurs mérites nous assurent une protection ».Au-dessus, le nom de Dieu, Sheddaï, est inscrit dans l’étoile de David,et enfin les Tables de la Loi en argent couronnent l’édifice. Avant laprocession, la Menorah est enveloppée, recouverte, dissimulée sousplusieurs épaisseurs de foulards de soie et de mousseline ».

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elles l’aspergent de parfum ou d’eau deCologne. La Menorah, parée de ces foulardsmulticolores et dorés, est embrassée par lesfemmes et quelques hommes, longuement, dansun moment de recueillement. La Menorah estensuite conduite en procession depuis lecaravansérail jusqu’à la synagogue de HaraSghira 12. Le cortège démarre lentement.Le privilège de tirer le chariot sur quelquesmètres est vendu aux enchères. Cette vente serépète tous les dix mètres environ et stopperégulièrement le cortège qui met ainsi près dedeux heures avant d’arriver au village. Unorchestre précède la procession, et on entenddes chants, des refrains connus des pèlerins, des“you-you”. La Menorah, après son passage à lasynagogue du village, est ramenée à celle de laGhriba. À partir de ce moment, les pèlerins sebousculent. Le cortège avance de manièrebeaucoup plus rapide qu’au départ, quelquesheures auparavant. La joie partagée par tous estimmense. Les pèlerins, entraînés par les chantset la musique, expriment leur émotion et leurgaieté par des mouvements de foule. Lesfemmes sont beaucoup plus nombreuses que leshommes dans ce pèlerinage. Séparées de leurmari et de leurs enfants le temps des rituels,elles s’abandonnent à la danse, au chant, à laparade vestimentaire ; « On est comme deslionnes déchaînées », dit l’une d’elles avecsatisfaction. Cela rappelle leur attitude durantles rebaybia 13, lorsqu’entre femmes elles sesentaient plus libres de leurs mouvements et deleur manière de danser. Il n’y a plus deséparation entre les hommes et les femmes, lesenfants et les adultes, les Juifs de la grande Haraet ceux de la petite, les musulmans et les juifs,les indigènes et les étrangers. Les barrièresrigoureusement entretenues par les Juifsdjerbiens s’ouvrent, le temps d’une fête,observentA. Udovitch et L. Valensi (1984, 132-133). H. Dakhama (2005, 44) note :

Si certains moments activent des affectspersonnels, d’autres ne peuvent être envisagésque comme forme de mobilisation collectivepour affirmer une identité groupale, sociale,communautaire ou s’en démarquer.

Après la fête, chacun retrouve son activitéquotidienne et la Menorah est rangée jusqu’àl’année suivante. Le soir, la fête se prolonge demanière plus calme dans la cour du caravan-sérailpar des discussions, des rencontres entre pèlerins.

Dans le programme du voyage, les jourssuivants, étaient prévus également deux zyara :la visite de la tombe de Rabbi Youssef El-Maraabi (située à El-Hamma, village proche deGabès) et de celle de Rabbi Haï Taïeb (situéedans un cimetière de Tunis). Un temps dedétente est d’abord prévu à l’hôtel pour profiterde la piscine, du hammam et des soiréesorganisées. Sont invités des musiciens et desgroupes de danse folklorique tunisienne quiplaisent tout particulièrement à ces touristesfrançais d’origine tunisienne dans la mesure oùla musique orientale répond à une quête dedépaysement autant qu’à une recherche desouvenirs teintés de nostalgie.

L’attentat de 2002 et ses conséquences

Depuis que j’ai réalisé cette enquête unévénement a eu des répercussions immédiatessur le site et sa fréquentation : le 11 avril 2002,vingt et une personnes (des Allemands, desFrançais et des Tunisiens) trouvèrent la mortdans un attentat, à la porte de la synagogue.Depuis, la sécurité a été considérablementrenforcée, des murailles et des miradors ont étéconstruits autour de la synagogue et de soncaravansérail, et des hommes patrouillent jouret nuit. Selon une revue du Centre commu-nautaire laïc juif, seules 300 personnes auraientfait le déplacement pour le pèlerinage en 2002qui a suivi l’attentat (contre 8 000 pèlerins en2000 et 2001) des centaines d’annulations devoyage auraient été enregistrées. En mai 2005,selon l’Agence France Presse (AFP), près de4 000 pèlerins étaient à nouveau présents. Ainsi,on peut noter que si le nombre de pèlerins est enbaisse, le pèlerinage n’a jamais été annulé. Ilfaut dire que le comité organisateur a multipliéles efforts pour faire la promotion nécessaire.Les services de sécurité sont omniprésents, enalerte et renforcés à Djerba. Le ministre tunisiendu Tourisme vient en général faire une visiteavant la procession autour de la Menorah.Le pèlerinage continue à rassembler annuel-lement des pèlerins, venus en grande partie

Sylvaine CONORD

12. Hara Sghira (ou « Petite Hara ») est un quartier situé environ à1,5 km de la synagogue.13.Après-midi dansant entre femmes exclusivement à l’exception desmusiciens durant lesquelles on observe desmanifestations de transes.

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d’Europe, et qui se plient également à unprogramme touristique dans diverses régions dupays.

Il semble, néanmoins, qu’il y ait une baissede fréquentation du pèlerinage depuis 2002.Certains pèlerins que j’avais connus en 1996,lors de mon premier terrain à Djerba, ont choisien 2005-2006 de se rendre au pèlerinage Lag baOmer en Israël, autant pour des raisons desécurité que pour des raisons familiales, selonles entretiens réalisés en 2006. Maggy part enIsraël avec sa belle-fille et sait que, sur place,ses neveux qui résident à Netanya, pourront luirendre visite, sans qu’elle ait à se déplacer : « Ilsviennent me voir directement à l’hôtel », medit-elle. Par ailleurs, sa belle-fille a fait lapromesse de revenir en Israël pour le pèlerinagesi un vœu (exprimé l’année précédente lors dumême pèlerinage) était exaucé. Elle a eu un fils,il faut donc qu’elle retourne en Israël, depréférence avec sa belle-mère. L’idée de reveniren Tunisie n’est pas exclue, mais, depuis quatreans, Maggy n’a pu se rendre à aucun pèlerinagepour des raisons de santé.

Les deux grandes agences de voyages duXIXe arrondissement de Paris que j’interroge,confirment cette tendance. Elles n’organisentplus directement le pèlerinage en Tunisie et fontsystématiquement appel à une agence inter-médiaire pour ceux qui souhaiteraient s’yrendre. Dans ce quartier, seule une organisatricesemblerait rassembler encore un nombresuffisant de pèlerins pour partir à Djerba. Lesautres agences organisent le pèlerinage Lag baOmer en Israël. Au programme de la visite, onpropose de voir les tombes de Rabbi ChimonBar Yohai et de Rabbi Meir Baal Haness, laréplique de la synagogue de la Ghriba àOffakim, un tour en bateau sur le lac Tibériade,un repas dans un kibboutz, la visite deJérusalem et du Mur des lamentations. « Il y abeaucoup plus de demandes », m’expliquent-elles, « c’est devenu plus rentable ».

H. Dakhama (2005, 56) propose cetteanalyse :

Les réactivations identitaires et identificatoiresqui s’opèrent au moment du pèlerinage et lesrecompositions des imaginaires qui en résultentattestent, aux yeux des pèlerins, de la continuitéde la communauté à travers l’espace et le temps.

Et, au même titre que la composantemarocaine décrite par cet auteur, nous pouvons

constater ici une identité juive avec unecomposante tunisienne au-delà des territoires derésidence. Se reconnaissent à travers cetteidentité des pèlerins juifs tunisiens, de Djerba àIsraël. Dans son travail sur un pèlerinage juifmarocain, Dakhama exprime deux remarquesqui nous éclairent sur les raisons de ceschangements de destination. D’une part,Jérusalem reste le centre religieux dansl’imaginaire des pèlerins locaux ; d’autre part, ilnote (id., 48-49) que :

Tout le travail du sionisme à travers l’Agencejuive a été de détruire la relation qu’entretenaientles Juifs avec leur terre de naissance et de leremplacer par la relation essentialiste, mythiqueet sacrée, que la religion établit entre tout Juif etJérusalem.

Israël est aussi le pays où de nombreuxmembres des familles de pèlerins ont décidé des’installer. Une partie des pèlerins choisissentencore de venir à la Ghriba en Tunisie. Lesautres visitent en Israël la tombe de RabbiChimon Bar Yohai sur le mont Meron où unefoule de pèlerins d’origines diverses (Israëliens,Européens, Américains) se retrouve 14 et vontun autre jour prier le long du Mur deslamentations. Comme en Tunisie, des soiréesmusicales (tunisienne, israélienne) sontorganisées dans les hôtels, le soir.

Conclusion : particularisme dujudaïsme populaire tunisien

En Tunisie comme en Israël, le temps d’unesemaine, on réintroduit du religieux dans unevie qui en est dépourvue. Ce pèlerinage quiprend la forme d’un voyage organisé,représente également un moment fort, trèsintense d’affirmation du lien social et dessolidarités à travers les pratiques religieuses(L. Podeselver, 2001, 1999). En Tunisie, cen’est pas au judaïsme universel, mais aucontraire au judaïsme le plus étroitementlocalisé que se rattache le pèlerinage(A. Udovitch et L. Valensi, 1984, 80). Cetteforme de religiosité spécifique aux croyances etpratiques populaires du judaïsme tunisien estétroitement liée à l’identité sociale et culturelle

Le pèlerinage Lag ba Omer à Djerba (Tunisie). Une forme de migration touristique

14. J’ai participé au Lag ba Omer en Israël, en 1995. L’hôtel était situéà Netanya d’où nous étions transportés en car pour les excursions.

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des femmes du milieu étudié ; elle est fortementmarginalisée par la “culture savante” (ill. 3). Cepèlerinage représente aussi, pour ces femmes,un retour aux “racines” sur le sol natal, même sielles ne l’expriment pas systématiquement.Elles sont en vacances dans un cadre particulierpuisqu’il leur rappelle par les sons, les odeurs etla langue celui de leur enfance. Mais, en Tunisiecomme en Israël, le pèlerinage est aussi un objetde consommation, un loisir. Il mêle le religieuxau profane, le festif au sacré. Les frontièresentre ces différentes dimensions que l’onretrouve à travers les images et les programmesréalisés par les agences sont parfois difficiles àpercevoir. Le pèlerin, le touriste et l’adepte dutourisme religieux ne font qu’un dans uncontexte qui les porte hors du temps. SelonAlbert Piette (2004), l’activité religieuse setrouve dans un entre-deux permanent. Au termedu pèlerinage, le fidèle se trouve enrichi d’unenouvelle expérience. Il rentre chez lui renforcédans sa foi et conforté dans ce qui le liefortement à une grande communauté decroyants. Comme lui, des centaines depersonnes se sont déplacées en Tunisie ou enIsraël pour vénérer des rabbins saints. Commelui, ces pèlerins ont su également profiter de cesmoments hors du quotidien pour partager des

loisirs et le plaisir d’un “être ensemble” au bordd’une piscine ou dans un souk de la régionvisitée. Finalement, ce pèlerinage permetd’introduire les activités d’une excursiontouristique dans un programme consacré à laperpétuation de rites attachés à des croyancespopulaires. L’infrastructure touristique permet,à chaque participant, de trouver tous lesmoyensnécessaires au confort de leur voyage.L’organisation par une agence ne laisse rien auhasard et le touriste vérifie, négocie chaquedétail de son séjour. À cette occasion, ladimension cérémoniale de la Hilloulah et cellede la spiritualité cultuelle s’expriment aussiprofondément (I. Ben-Ami, 1990, 137). Grâce àcesmoments exceptionnels, le temps du partaged’une expérience religieuse, qui est aussi celuides vacances, offre la possibilité au pèlerin ettouriste de se recharger en forces nouvelles pouraffronter les difficultés du quotidien 15.

Sylvaine CONORD

15. Je tiens à remercier Sylvie Pédron-Colombani (Université deParis 10-Nanterre, Laboratoire d’ethnologie et de sociologiecomparative) pour ses conseils.

Illustration n° 3. Synagogue de la Ghriba vue de l’intérieur, Djerba, Tunisie

© Photographie de Sylvaine Conord.

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Randonner au désert : un rituel sans l’islam

Corinne CAUVIN-VERNER

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 1, 117-125.

L ’anthropologie du tourisme établitfréquemment une homologie de

structures entre le tourisme et le pèlerinage,entre le tourisme et les rites de passage. D. MacCannell (1976) parle des sites touristiques entermes de lieux sacrés. « Sous le conformismegrégaire, le rite collectif. Sous le circuit, lacérémonie », écrit Jean-Didier Urbain (1991,231). Au sud du Maroc, le tourisme saharien derandonnées à dos de chameau draine le thèmeconfus, quoique systématiquement repérable,de l’initiation, sorte de noyau central à partirduquel rayonnent les fantasmes des randonneurs.Mais, les scénarios initiatiques joués et donnésà jouer, paradoxalement, ignorent l’islam.

Depuis les années 1990, les frangessahariennes du Maroc connaissent uneprogression constante du tourisme dit« de découverte ». Confrontés à la décadence dunomadisme, beaucoup d’anciens pasteurs-caravaniers s’engagent comme guides,chameliers ou cuisiniers dans les circuitsd’excursion que proposent les agences locales.Profitant de cette manne, certains jeunes gensvont même jusqu’à monter leur propre agencede randonnées, en partenariat avec de petitesstructures de voyages européennes. Notreenquête, menée de 1995 à 2005, s’estconcentrée sur les prestations qu’offre une deces petites agences, établie à Zagora.

Zagora est gros bourg administratif, distantde 370 km de Marrakech. En raison del’affluence touristique, elle est devenue en 1996la préfecture de la vallée du Drâa. Le Drâadésigne le plus long cours d’eau du Maroc, quicollecte les eaux du Haut-Atlas pour s’orienterbrusquement, au niveau de Mhamîd, jusqu’àl’Atlantique. Il désigne aussi la région quis’étend sur les deux rives de ce cours d’eau,depuisAgdz jusqu’à Mhamîd, dernière oasis de

la vallée avant la frontière algérienne. Le longde l’oued, la vallée est bordée de palmiersdattiers à l’ombre desquels sont cultivés del’orge, du blé, un peu de légumes et du henné.Au-delà, les steppes montagneuses et lesplateaux présahariens sont des terres à vocationpastorale. La végétation y est pauvre : armoise,alfa, épineux. À quelques kilomètres en amontde Mhamîd, la chaîne de l’Anti-Atlas estsoulignée par une étroite digue de roches nuespeu élevée appelée le Bani. Cette arête, limesnaturel qui marque la lisière du Sahara, sepoursuit, vers l’ouest, jusqu’à l’oasis de Tata.Au-delà du Bani, s’étendent des plainessablonneuses et proprement sahariennesmenantjusqu’à la hamada du Drâa.

Le climat est aride, avec des températuresestivales qui atteignent 50 degrés et desprécipitations qui n’excèdent pas 44 mm par an.En toutes saisons, des vents de sable prolongésérodent les sols et provoquent un dessèchementprogressif qu’accentuent les effets de surchargepastorale. Depuis les années 1970, renonçantaux activités pastorales, beaucoup d’anciensbergers se sont engagés dans l’armée, recruteurprincipal du sud de la vallée. L’agriculturesurvivant difficilement aux dernières vagues desécheresse, la région connait un exode ruralconstant. En ville, les emplois sont limités etfluctuants, faiblement rémunérés. Marginaliséeet excentrée, la province ne survit que dutourisme.

À Zagora, les circuits de randonnées sontorganisés par des tour operators, ou par desétablissements hôteliers, ou encore par demodestes entrepreneurs locaux issus de famillesde nomades sédentarisés dans les années 1970.Notre attention s’est portée sur quelques-uns deces derniers, anciens caravaniers issus de latribu des Nwâjî, de confédération ‘Arîb

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aujourd’hui recensée comme tribu sahraouie.En partenariat avec un voyagiste français dontla structure associative défend une stratégie ditede « tourisme durable » ou « équitable », ils ontmonté une petite agence d’excursion saharienneproposant des circuits allant de sept à quinzejours.

L’agence a vu le jour en 1996. C’est unepetite entreprise familiale qui fonctionne surune division du travail hiérarchique etstatutaire. Guides et cuisiniers sont néces-sairement des Nwâji. Les chameliers, quand ilsne sont pas des Nwâjî, sont recrutés parmi lesanciens esclaves traditionnellement affectées àla garde des troupeaux ou parmi les BerbèresAït Khebbache, groupe allié des Nwâjî. Leseffectifs des équipes varient selon le volumedes groupes. Il faut compter un dromadaire partouriste et un chamelier pour deux à troisdromadaires. Ni le guide ni les chameliers nemontent jamais sur les dromadaires, déjàlourdement chargés de bagages, de nourriture,de matériel de cuisine, de couvertures, d’eau etparfois de bois. Les circuits s’effectuent à l’estde Mhamîd jusqu’à l’erg Chigaga, à raisond’environ trente kilomètres par jour.

La saison touristique s’étend de débutoctobre à début mai. Pendant ces huit mois,l’agence emploie une trentaine de personnes. Laplupart sont rémunérés à la journée : 25 eurospour les guides, 15 euros pour les cuisiniers,10 euros pour les chameliers. Aux salaires,s’ajoutent pourboires et commissions sur lesachats de la clientèle dans les boutiques deZagora. Cette clientèle est majoritairementfrançaise, provinciale, d’âge mûr, issue desclasses moyennes. La proportion de femmes estélevée.

Les randonnées comme rituel

Au désert, les randonneurs européens nesont pas motivés que par le plaisir sportif de lamarche. Ils souhaitent se ressourcer, serégénérer et éprouver l’altérité d’un mondefantasmé comme l’antithèse de la civilisation(J.-R. Henry, 1983). Excepté les lecturesd’enfance, L’Escadron blanc, L’Atlantide ouLe Petit Prince, ils ont assez peu lu d’ouvragessur le Sahara. En ce sens, ils ne sont pascomparables aux voyageurs du Grand Tour duXVIIIe siècle qui associaient un souvenir

littéraire à la contemplation des paysages et desœuvres. Ils n’appartiennent pas davantage àcette catégorie de touristes lettrés qu’évoquentencore certains guides du milieu duXXe siècle 1. Néanmoins, imprégnés desreprésentations populaires du Sahara, ils seprojettent dans toutes sortes de scénariosfantasmatiques à forte valeur initiatique.

De toutes les mythologies sahariennes,l’épopée de la conquête est probablement l’unedes plus enracinée dans leur imaginaire. Sur latrace des pionniers, ils conçoivent leurrandonnée comme une épreuve où ils pourraientrisquer leur vie. Les dangers étant très limités,ils recherchent eux-mêmes du risque. Ilsmarchent en tête, s’éloignent des campements,improvisent des itinéraires, redoublent l’effortd’endurance, se privent de boire... L’aventureest-elle une figure de l’excellence ?

Dès l’antiquité, le désert apparaît dans lesreprésentations comme une terre cruelle où l’onmeurt de lente agonie. La Bible produit desimages plus ambivalentes, mais tout de mêmeeffrayantes, que réactualisent, au XIXe siècle, lesdrames des explorations sahariennes puis,courant XXe siècle, quelques destins funestesd’aventuriers. Cette mythologie où, d’Hérodote ànos jours, se donnent à lire tant de tragédies, estconfusément présente à l’esprit des randonneurs.Ils rêvent d’en tester l’efficacité. Issus decatégories socioprofessionnelles souffrant dejugements dépréciatifs – employés, instituteurs,kinésithérapeutes, animateurs culturels, retraités,etc. –, en « s’aventurant » au Sahara, ils rompentavec la routine de leur vie, ils tutoient la légende.

À cette idéologie du martyr, s’ajoute unefébrilité romantique. Les randonneurs jouent às’identifier aux nomades. Ils s’habillent commeeux, cherchent à acquérir leurs compétencesd’adaptation au milieu – savoir s’orienter,résister au climat et à la fatigue de la marche...

Randonner au désert : un rituel sans l’islam

1. Un guide du Maroc, d’époque coloniale, dirigé par le généralCharbonneau en collaboration avec un collectif de militaires,d’ecclésiastiques et d’administrateurs, vante les qualités du touristelettré en ces termes : « Le touriste lettré c’est par exemple ce scout, cejeune étudiant, ce prêtre, cet instituteur de campagne, cet industrielcultivé, ce professeur, ce retraité demeuré alerte qui, à pied ou àbicyclette, s’en va à travers son canton notant dans son esprit ou sur soncalepin tel ou tel détail amusant ou caractéristique, telle vieille chansondu folklore local. Ce n’est donc point une question de mode delocomotion, de distance à parcourir, de situation sociale ou même dehaute culture. Définissons le touriste lettré celui qui cherche à profiterde ses déplacements pour enrichir son intelligence et son cœur ».

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Ce faisant, ils s’imaginent qu’ils reviendronttransformés de leur voyage au Sahara, peut-êtremême qu’ils y auront trouvé la foi, à l’imaged’un Psichari ou d’un Foucauld, qui renonce àla carrière d’officier pour devenir ermite. Dansla littérature, le thème est repris avec grandeurpar Balzac qui achève Une passion dansle désert par ce dialogue (2000, 29) :

– Dans le désert, voyez-vous, il y a tout, et iln’y a rien [...] ;– Mais encore expliquez-moi ?– Eh ! bien, reprit-il en laissant échapper un gested’impatience, c’est Dieu sans les hommes [...].

Les randonneurs ne sont pas de ferventsadmirateurs des mystiques. La plupart d’entreeux ont un rapport assez mou aux grandesreligions et les représentations bibliques dudésert ne sont pas les images qu’ils convoquentle plus volontiers. Des textes sacrés des grandsmonothéismes, ils gardent néanmoins le souvenird’un lieu de retraite et de solitude propice à laméditation et au recueillement. Aussi, pendant larandonnée, ils s’isolent pour rédiger des carnetsde voyage ou des journaux intimes. Ils seplongent dans des attitudes contemplatives.Certains se tiennent même volontairement àl’écart du groupe, causant très peu, se repliant sureux-mêmes pour cultiver leur secrète intériorité.Peu d’entre eux revendiquent leur foi en unereligion. La laïcité a tout emporté de leurséventuelles convictions. Mais ils conçoivent ledésert comme un lieu invitant au questionnementmétaphysique et ils tentent d’en éprouver lavocation monothéiste. Un jeune randonneur,étudiant en art et en architecture, témoigne :

– Je suis plutôt quelqu’un de rationnel, je ne croispas en Dieu. Pourtant, il doit bien y avoir uneraison profonde à ce que les trois religionsmonothéistes aient toutes leurs origines dans ledésert. C’est peut-être dû à cette possibilité de sefixer sur un seul point, grâce au silence et auxconditions de vie extrêmes [...].

Il arriva qu’un prêtre participe à l’un descircuits. Était-il venu pour reconnaître un décoraux résonances bibliques ? Quelqu’un dugroupe risqua la question :

–Alors qu’est-ce que ça vous fait d’être là, à prierdans le désert ?

À la surprise générale, il fit cette réponselaconique :

– Mais je prie chaque dimanche dans le désert.

Il n’évoqua jamais la question de sa foi et nefit aucun prosélytisme. Il s’avéra qu’il n’avaitjamais éprouvé d’attrait pour le Sahara. Sans lesincitations d’une fidèle de sa paroisse quivoyageait avec lui, il ne s’y serait pas aventuré.

Certains voyagistes sont spécialisés dans lesséjours à thème spirituel. Terre du Ciel, parexemple, propose trois types de « stages » auSahara : Chant et spiritualité, Retraite, etMéharée contemplative. Une participante à l’unde ces stages, marocaine et musulmane,directrice d’une société de conseil enmanagement à Casablanca, a publié sa relationde voyage (S. Filal, 1999). Que relate-t-elle deson expérience ? Les « novices », décritscomme des « captifs », devaient se soumettrequotidiennement dans les dunes à des séancesde méditation collectives dirigées par un guidespirituel, sorte de nouveau prophète assumant,en d’autres circonstances, la fonction de prêtre.Bien que le gourou fût catholique, toutes lesreligions étaient convoquées, des meilleursmorceaux de l’Ancien Testament aux sentencesde Confucius. De l’islam, n’était évoqué que lesoufisme. Le stage, décrit comme « un exodemystique sur le chemin de la vérité », consacraitle syncrétisme et désamorçait la dimensionidéologique du religieux par le thème de laspiritualité, apolitique et consensuel.

Quelques soient les prestations offertes,toutes les brochures des voyagistes vulgarisentce thème de la quête mystique, en convoquantpar exemple le proverbe touareg : « Dieu a créédes pays pleins d’eau pour y vivre et des désertspour que l’homme y trouve son âme ». Ellesprétendent soumettre le néophyte à desépreuves et à des rites cérémoniels : parexemple, les trois thés, l’ascension de la grandedune ou le bain de sable. Elles ménagent leseffets de rupture ou de démarcation propres auxscénarios initiatiques : le séjour est censé sedérouler dans un lieu « hors du commun »,« paradisiaque », éloigné de la communauté deshommes, selon les phases habituelles duscénario du rite de passage ; et la séparation seferait au départ du circuit lorsque les touristesabandonnent une partie de leurs bagages etqu’ils revêtent chèche et sarouel 2. L’initiation

Corinne CAUVIN-VERNER

2. Avant les touristes, les explorateurs eux-mêmes ont cédé auplaisir d’un travestissement souvent inutile : les musulmansrencontrés au cours de leur périple savaient qu’ils étaient chrétiens.

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aurait lieu tout au long du parcours, avec unpoint d’acmé dans les grandes dunes où lacaravane fait halte une demi-journée et unenuit. La réintégration s’effectuerait au retour enFrance, accompagnée d’effets de nostalgie etd’hypothétiques prises de conscience.

Outre l’endurance de la marche, du climat etdes conditions précaires d’installation nocturne,les randonnées produisent deux épreuvescanoniques des initiations traditionnelles : lebain de sable et l’ascension de la grande dune.Parvenus à les surmonter, les touristes sontcomme à l’orée du monde. Ils se sentent deshommes nouveaux. Certains sont des adeptesdu yoga. La pratique ne concurrence pas lesprétentions initiatiques des circuits mais, aucontraire, elle les renforce. Disposant detechniques reconnues et validées, le yoga leurdonne des gages d’efficacité.

Ces randonnées font-elles un usagemétaphorique, parodique, réel de l’initiation ?Un randonneur, philosophe, témoigne :

Pouvoir courir dans les dunes, rouler dans lesdunes, c’est une histoire d’enfance [...]. Dormir àla belle étoile, c’est une histoire d’enfance [...].C’est une très belle autorisation au jeu, on peutfaire comme si tout était possible, comme si lesrègles habituelles n’étaient plus en vigueur [...].On peut se salir, ne pas se laver pendant dixjours, courir après ses camarades [...].

Bien que les passionnés du Sahara sereconnaissent en des sortes de confréries 3 etqu’à la faveur d’une randonnée certainstouristes aient rêvé de recommencer leur vie, ilsne renoncent pas à leurs ancrages dans leursociété d’origine. Leur quête bricole unsymbolisme de contrefaçon plaçant les repèresidentitaires sous le règne du provisoire.Cependant, cela est-il particulier aux tempsmodernes ? Les générations antérieuresd’explorateurs ou même de militairesprojetaient déjà, dans leurs séjours au Sahara,des valeurs à prétention initiatique. Doit-onalors penser, à l’instar de M. Eliade (1959), queces scénarios ne sont que des motifs littéraires ?

Le voyage a quand même une petiteefficacité rituelle. À l’image des guerriers et deschamans cherchant à revivre les aventures d’unpersonnage doué de qualités hors du commun,les randonneurs marchent sur les traces deglorieux ancêtres. La marche fait éclater leurshorizons clos et les plonge dans un temps

statique ou cyclique leur procurant desmoments « saturés d’être ». En expérimentantles oppositions désert / ville, nomade / sédentaire,sauvage / civilisé, tradition / modernité, Orient /Occident, ils testent et réactualisent l’imageriesaharienne. Bien que parcouru de touristes et devéhicules tout terrain, le désert leur apparaîtencore comme une alternative auxdésenchantements des sociétés industrielles.

Les guides : des instructeurs déficients

Doit-on considérer que les guides occupentle rang d’instructeurs, comme dans les ritesd’initiation traditionnels ? Transmettent-ils unsavoir, des techniques de vie, des valeurs ? Ilsfournissent l’eau et la nourriture nécessaire à lasurvie du groupe et communiquent leur savoirempirique de la nature saharienne : indiquer oùtrouver du bois mort, où dormir sans danger ;montrer comment charger un dromadaire oudresser un campement, etc. Ils convainquent lestouristes de s’ensevelir dans le sable. C’est àleur signal et sur leurs traces que lesrandonneurs s’élancent vers le sommet de lagrande dune. Toutefois, ils n’objectivent pas leurculture, à la manière de l’informateur idéal, etlorsque les groupes se sont constitués autour deprogrammes intensifs de yoga, de danse ou deméditation, leur rôle s’amenuise devant celui dugourou qui exerce une autorité de chef d’armée.

La question de leur formation est centrale.Dans le Sud marocain, les candidats au métierde guide présentent des aptitudes variées, moinsdissociables qu’il n’y paraît : l’expérience dupastoralisme et la connaissance des languesétrangères. La première suppose que le guidesoit né au Sahara et qu’il exerce sa professioncomme il exercerait celle de berger. De moinsen moins fréquente, elle exige souvent uneformation d’une durée moyenne d’un an.La seconde implique généralement que lesjeunes aient appris les langues étrangères aucontact des touristes ou bien qu’ils aient étudiédans les grandes villes universitaires de larégion (Marrakech ou Agadir). Munis dediplômes mais ne trouvant pas d’emploi, ils se

Randonner au désert : un rituel sans l’islam

3. Selon L. Gardel, l’auteur de Fort Saganne, « Il existe uneconfrérie des amoureux du Sahara. ». Cf. Géo, n° 178, 1993.De nombreuses associations réunissent les voyageurs sahariens :« La Rahla », « Cœur Nomade », etc.

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résignent à travailler momentanément dans letourisme. Comme il n’existe pas au Maroc deformation spécifique au métier de guidesaharien, ils sont, comme les bergers, formés« sur le tas ». Ils ne sont pas motivés par leurmétier et rêvent d’émigrer à la faveur d’unerelation avec une étrangère.

Ils ne délivrent aucune mise en récit de typeethnographique. Ils n’évoquent pas l’histoire deleur groupe, c’est même à peine s’ils serevendiquent nwâjî, préférant pour simplifier sequalifier de Touaregs – un nom quasimétonymique des populations du Sahara(P. Pandolfi, 2004). Ils n’exposent aucunedonnée relative au climat ou à la géologie. Ils nemontrent pas les enclaves de culturescéréalières assurant la subsistance des derniersnomades autour de l’erg Chigaga. Ilsn’expliquent pas comment se jouent lesrapports d’accès au territoire. Les seulstoponymes dont les touristes ont connaissancesont ceux indiqués sur la brochure et, à ladifférence par exemple des excursions dans leWadi Ramm en Jordanie où les sites sont l’objetd’un discours interprétatif (G. Chatelard, 2002),les lieux traversés ne sont pas commentés.

La plupart des circuits traversent l’oasisd’Um L’alag où convergent les nomades ensaison sèche. Cette oasis est dite « sacrée ». Unelégende rapporte qu’on y peut laisser ses biensd’une année sur l’autre en toute sécurité puisque,s’ils étaient dérobés, ils ne manqueraient pas dese transformer miraculeusement en pierres ou enserpents. Les guides ne racontent rien de cettehistoire aux touristes – comme ils taisent les jeuxde concurrence des différentes agences deZagora pour accéder à l’oasis. Ils ne font visiteraucun de leurs lieux de pèlerinage auxsanctuaires des saints locaux, ne commententpas l’architecture de ces sanctuaires etn’exposent aucune donnée hagiographiquerelative au saint qui y est enterré. Si l’un descircuits fait halte au sanctuaire de Sidi Naji, lesaint fondateur de leur tribu, c’est uniquementparce que les paysages y sont spectaculaires etqu’en vertu de leur appartenance tribale, ils ontobtenu des autorisations pour y guider desgroupes de touristes. Ils y campent à distance dutombeau et n’y font aucune démonstrationd’ablutions, d’offrandes, de sacrifice ou de prièrecollective – comme ils le font systématiquementlorsqu’ils n’accompagnent pas des touristes.

Les Nwâjî sont tenus pour chorfa,descendants du Prophète. En toutes circons-tances ils le revendiquent, cette généalogie leurassurant, en dépit de leur marginalisation, uneforme de prestige. La croyance populaire veutque, aujourd’hui encore, quiconque chercheraità agresser un Nwâjî soit immédiatement châtiépar Dieu. Le Nwâjî n’aurait qu’à tirer sur sonqtob – mèche de cheveux longs laissée àl’arrière d’un crâne rasé, dans les coiffurestraditionnelles – pour que le sang se mette àcouler. Les guides nwâjî n’évoquent pourtantaucune de ces croyances – même sur le modeédulcoré de la spiritualité. Ils taisent leur craintedes jnûn, des mauvais génies qui hantent leslieux déserts. Bien qu’ils prêtent une grandeattention aux gestes prohibés pour ne pas leséveiller, ils se refusent à en parler aux touristes,de peur, disent-ils, d’« être pris pour desintégristes ». Tout est là, et c’est une aporie.Le touriste souhaite se confronter à l’altérité des« peuples du désert » mais les individus encharge de les guider ne doivent pas serevendiquer musulmans, au risque d’être prispour des fanatiques. Ils ne doivent pasdavantage se dénommer « Sahraouis » pour nepas apparaître comme des dissidentssusceptibles de menacer la sécurité desvoyageurs. Ils se contentent donc de se déclarerTouaregs, une « labellisation » neutre quiattesterait de leur authenticité d’« HommesBleus ».

Les touristes le ressentent-ils comme unmanque ? Férus de spiritualité plus que dereligion, d’images plus que de contenus, ils sesatisfont généralement du spectacle des gestesde la prière, sorte de « partie pour le tout »réactualisant l’altérité du musulman. De cetteprière, ils sont très friands. Ils l’investissentd’une forte valeur esthétique. Elle conforte leuridée que le désert invite à la méditation et aurecueillement. Elle matérialise, au même titreque divers artefacts (costumes, danses,musiques), la confrontation à une culture quileur est étrangère. Certains vont même jusqu’às’étonner que leurs guides ne prient pasdavantage et, dans cet étonnement, on décèleraitpresque une pointe de reproche. Les touristes nemanifestent pas de curiosité pour l’islam. Mais,paradoxalement, ils s’appliquent à renouveler lejeu de représentations ambivalentes, notammentautour de la ségrégation sexuelle.

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La diffusion massive d’une littérature àprétention ethnographique sur les sociétéstouarègues les a informés du statut particulierde la femme targui. Venant au Sahara marocain,ils s’attendaient donc à rencontrer des femmesallant et venant librement, se mêlant auxhommes, la figure découverte. Or les bédouinesdu Sahara marocain dissimulent leur visage, nese mêlent pas aux hommes qui ne sont pas deleur groupe et s’éloignent à l’approche desétrangers. Pendant les circuits, certaines desrandonneuses s’en indignent. Elles prennent leguide à parti de leur déception et insistent pourrencontrer des femmes. Selon les cas, le guidepropose une visite guidée aux abords dequelques tentes voisines. La confrontation estgénéralement riche en tensions. Les touristesveulent prendre des photos. Disposées àdistribuer des cahiers, des vêtements, desmédicaments et, éventuellement, à participeraux « actions humanitaires » du voyagiste, elless’offusquent de la mendicité des enfants etrefusent catégoriquement de donner de l’argent.Le guide apaise alors les tensions en achetantun peu de lait.

Relevons encore, en illustration de cetteambivalence, que ce sont généralement lestouristes les plus féministes qui ont uneaventure sexuelle avec leur guide. Une intimitése met alors en place qui transcende la relationtouristique et dissout la frustration del’impossible communication culturelle. Captépar une touriste, le guide intègre pleinement sesfonctions de passeur et d’instructeur. Le couple,éventuellement, se reforme aux vacancessuivantes. Avec le temps, se dessinent desprojets de mariages et d’enfants. La randonnéeatteint alors une efficacité de rite d’agrégationqui n’est plus ni parodique, ni unilatéral.

Procès d’acculturation

Les touristes sont ignorants du détail desprescriptions islamiques – leur connaissance selimite aux interdits alimentaires portant sur leporc et sur l’alcool 4. Pourtant, ils jugent parfoisque leurs guides sont de « mauvaismusulmans »et donc d’inauthentiques autochtones. Ilss’étonnent de ne pas voir certains guides faire laprière, ne comprennent pas que certains nejeûnent pas pendant le mois de Ramadan etlorsqu’ils sont éventuellement témoins, au retour

du circuit, de l’ivresse de leur guide, ils sepiquent de leur rappeler que leur religion leurinterdit l’alcool. Au contact des touristes, assiste-t-on à une précipitation de l’acculturation ?

Bien que les impacts du tourisme frappentles imaginaires, la relation touristique nes’apparente ni à une forme de colonisation ni àune forme de conquête. Ludique pour celui quivient, lucrative pour celui qui reçoit, elleprovoque un tête-à-tête qui n’est ni permanentni homogène ni exclusif : à la différence descolons, les touristes ne font que passer. Sanscesse renouvelés, ils se ressemblent sans êtrecomplètement identiques. Si l’on décèle à leurcontact certains dérèglements de la vie sociale,ils n’en sont certainement pas les seulsresponsables. Le tourisme précipite la moderni-sation mais, allant dans le même sens que lecourant historique de l’ensemble de la société,il ne brouille pas toutes les références.

Reprenant une thèse de J. Berque, D. Rivet(2002, 303) souligne que les Maghrébins, autemps de la colonisation, compensaient leurperte d’autonomie en se repliant sur leur foi etleur sexualité – la femme devenant un« conservatoire de la nationalité vaincue ». Audépart ou au retour des circuits, il arrive que desgroupes de touristes soient logés dans la maisonfamiliale des guides, agréée gîte d’étape par lesautorités locales. Comme c’est souvent le casdans la société bédouine, cette maison compteun surnuméraire de femmes, parentes veuves,divorcées ou orphelines, auxquelles s’ajoutentservantes et voisines. On remarque à cetteoccasion que se manipulent finement lescatégories d’hôtes, d’invités et de clients,désignés sous le nom de nsâra, « chrétiens ».Alors que les enquêtes sur le tourismeétablissent que l’arrivée en masse de voyageursprovoque une dégénérescence des institutionstraditionnelles, en premier lieu desquellesl’hospitalité, les familles d’accueil gardent lecontrôle des interactions.

Les femmes entrent en contact avec lestouristes lorsqu’ils séjournent dans la maisonfamiliale. Mais, elles ne sont chargées d’aucundiscours spécifique – la majorité d’entre elles

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4. Leur connaissance des interdits alimentaires est très limitée. Parexemple, peu de touristes savent que les musulmans ne consommentque de la viande halâl, c’est-à-dire égorgée rituellement pour êtrevidée de son sang.

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ne parlent pas le français. Nulle hospitalitésexuelle comme il s’en serait pratiqué autrefois(ou ailleurs). Les échanges restent brefs, limitésautour du service des repas. Les femmesmariées restent haram, interdites au contact desétrangers. Il n’y a que les célibataires (filles oudivorcées) que les touristes puissentphotographier. Il n’y a qu’avec elles qu’ilspuissent se promener dans les jardins, aider à lapréparation des repas et échanger quelquespropos hésitants. Ce sont ces filles ou cesdivorcées qui proposent éventuellement auxclientes de passage de leur dessiner des motifsau henné sur la paume des mains ou sur laplante des pieds. Alors que la coutume, en vertude la prophylaxie habituelle, la recommande aumoment des fêtes (mariages, ‘Aïd el-adha, etc.),cette application de henné n’est investied’aucune valeur particulière. En revanche, lestouristes y projettent une valeur cérémonielle,comme si elles étaient soumises à un rite depassage signifiant leur intégration. À ceslimitations de contact selon le statut desfemmes, s’ajoutent des limitations territoriales.Une haie de roseaux est dressée au centre de lacour de la maison pour dérober aux regards desétrangers les activités quotidiennes, en premierlieu desquelles les assemblées de femmes,voisines ou parentes.

Par ailleurs, il serait tout à fait imprudentd’établir une causalité simple entre ledéveloppement du tourisme et le recul despratiques religieuses. Dans de nombreux foyersmarocains, ruraux ou citadins, la jeunesse neremplit pas ses obligations religieuses. Lesguides ne prient pas, mais ils restent attachésaux rituels et à ce qu’il est convenu d’appeler leculte des saints. Même au contact desrationalités occidentales, ils accordent unegrande attention aux présages, sollicitent devinset voyants pour interpréter songes et avenir. Ilscroient à la puissance maléfique des jnûn et s’enprotègent. Ils effectuent des pèlerinages auxsanctuaires locaux pour quérir la guérison d’unproche. En plus de la zakât, ils redistribuent unepart des bénéfices de leur entreprise parl’intermédiaire d’associations de dévelop-pement. Grâce aux revenus du tourisme, ils ontoffert à leur père le coûteux voyage du pèlerinaux lieux saints de l’islam et, quotidiennement,ils aident les nécessiteux. Mais les touristesévaluent que les Sahariens, somme toute,seraient de « mauvais convertis ».

Ce stéréotype d’un nomade peu scrupuleuxdes obligations religieuses est antérieur audéveloppement du tourisme de masse – il n’estqu’à relire les relations de voyage desEuropéens. Il n’est pas non plus spécifiquementorientaliste. Les citadinsmarocains développentune imagerie saharienne en de nombreux pointscomparable à celle des touristes, quoiquebeaucoup plus discriminatoire. Ils considèrentles nomades comme des ignorants même si, àtravers eux, s’exprime une image de pureté etde sainteté dont attestent, par bouffées, lesmouvements de réforme politico-religieuse oula pépinière de saints de la Seguiet al-Hamra.

La question a maintes fois été posée desavoir si l’islam était une religion du désert.Selon l’orientaliste R. Arnaldez (1983), l’islamserait peu favorable à la méditation solitairedans le désert, tandis qu’H. Touati (2000)démontre que le soufisme se serait largementnourri de traversées du désert. J. Chelhod(1986, 13) rapporte ce hadith :

Ce que je redoute pour mon peuple c’est le lait,où le diable se tapit entre l’écume et la crème. Ilsaimeront en boire et retourneront au désert,délaissant les centres où l’on prie en commun.

Sans vouloir trancher dans ce débat quitraverse la tradition orientaliste érudite, on peuts’en tenir à quelques données simples etlargement reconnues : l’islam s’est développédans des villes (La Mecque, Médine) ; il s’estdoté d’institutions citadines (mosquées, écoles,marchés) ; les imâms influents viennent desgrandes métropoles ; l’antithèse entre hadâra etbâdiya, citadinité et bédounisme, que formalisede manière durable la sociologie d’IbnKhaldoun quand il souligne les ravages deshordes hilaliennes – pourtant bras armé del’arabisation du pays – sur les structuresvillageoises du Maghreb, constitue une descharpentes de base des nations maghrébines.

À l’image d’un bédouin fidèle aux héritagesdes valeurs abrahamiques, la littérature arabesuperpose fréquemment la vision brutale de lahorde sans foi ni loi car le monde des tribusrenvoie à la jâhiliya, ère de l’ignorance païenneet les coutumes bédouines sont blâmées parl’orthodoxie : les Nwâjî font brûler le bkhûrcensé éloigner les mauvais génies, ils croisentles couteaux sept fois au-dessus de l’encensoir.Hommes et femmes prient en commun ausanctuaire de Sidi Nâjî. À l’occasion des

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mariages, les jeunes filles sont présentées,dévoilées, devant une assemblée d’hommes,pour exécuter des danses de gedra que lamodernité islamique réprouve.

Sans raisonner en terme d’oppositionradicale, il faut ici éclairer l’éventuel processusd’acculturation religieuse d’une distinction entreislam maraboutique et islam savant. Cela a étérégulièrement noté : les bédouins suivent unenseignement coranique minimal donnant plusde poids aux émotions qu’à l’observance scrupu-leuse des règles. Ils ont une expérience desrituels extatiques. L’imâm est une figure absentede leur imaginaire, quand la silhouette du fqîh seprofile derrière chaque événement important dela vie quotidienne. Ils personnalisent la religionet croient en un pluralisme des incarnationslocales du sacré. Enfin, leur univers religieux estfait de hiérarchies et de médiations 5. Commebeaucoup d’autres surgeons de vieux groupesmaraboutiques, les Nwâjî n’exercent plus leurfonction de médiateurs. Toutefois, la dévolutiongénéalogique de la baraka survit à leurreconversion dans le tourisme.

La cohabitation d’un islam populaire,orthodoxe et mystique n’est pas sans provoquerde tensions au sein de la société marocaine. Lesguides ne se conforment pas au nouvel ordrepuritain de l’islam citadin. Beaucoup consom-ment de l’alcool. La majorité entretient desrelations avec les étrangères avec le desseind’émigrer un jour. Ils ne sanctionnent pas levécu liturgique de leurs parents. Ils continuentde vénérer les saints populaires et les lieux deculte à peine marqués. Mais, ils le font de plusen plus timidement car ils ont appris à douter dela légitimité de ces pratiques. S’ils devaientmettre en scène un islam, ne choisiraient-ils pascelui de l’orthodoxie citadine ? Lorsqu’ilscélèbrent un mariage et qu’un touriste est invitéà se joindre à la noce, ils s’excusent del’archaïsme de leur rituel et, un peu gênés,déclarent que c’est « le souk des filles ». Quandun étranger évoque le culte des saints, ils aimentà dire que « le wali est une affaire de femmes ».Sous la pression d’un islam réformé, mâtinéd’intégrisme, les femmes n’osent plus danser lagedra au milieu d’un cercle d’hommes.

En conclusion, nous rappellerons laréflexion de J. Berque (1958) selon laquelle lesinfluences, au Maghreb, ne se dessinent pas

seulement selon l’axe nord-sud qui introduittechniques, capitaux et culture européenne. Ily a aussi un mouvement sud-nord, de« l’africanité dégressive », écrit Berque ; unmouvement ouest-est, qui est celui de larévolution maraboutique des XVe-XVIe sièclesrépandant vers l’est, sur la route du pèlerinage,une pépinière de saints maghrébins que l’onretrouve jusqu’auYémen ; enfin, un mouvementest-ouest qui est celui des invasions arabes, dela diffusion de l’islam rénové et de la modernitéorientale. Ce n’est pas tant le vent du tourismequi balaie ici les traditions, que celui duréformisme.

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Randonner au désert : un rituel sans l’islam

5. Les groupes maraboutiques avaient pour fonction de superviserles élections des chefs et de servir de médiateurs dans le règlementdes disputes. Ils fournissaient la logistique et les témoins du sermentcollectif, offraient un sanctuaire, servaient de bureau de placementet de centre d’informations, géraient les charges tribales,fournissaient un leadership en cas d’agression, justifiaient lestatu quo intertribal (droits de pâturage limités en temps et enespace) et en garantissaient les liens (hospitalité, commerce et fêtessaisonnières). Ils protégeaient les voyageurs et faisaient intervenir labénédiction divine (miracles, etc.). Cf. E. Gellner, 2003.

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L es recherches récentes sur les cultes« noirs » auMaghreb ont souligné leur

caractère dynamique et leurs liens avec lemilieu du spectacle, notamment en ce quiconcerne les plus connus d’entre eux, lesGnawa du Maroc (Kapchan, 2007). Plus raressont les études qui analysent les lienscomplexes qui rattachent ces cultes aux autresmodes d’expression religieuse dans la société.Le travail très documenté d’Ahmed Rahal surles Stambeli 1, en tant que groupe religieux deTunisie, montre que, s’ils partagent certainescaractéristiques avec les autres musulmans dupays, ne s’adresseraient qu’aux Noirsdescendants d’esclaves, unis par un rituel quipuise ses racines en Afrique subsaharienne 2. Ilest vrai qu’en arabe, le terme stambâli désigne,à la fois, une confrérie religieuse noire forméede descendants d’esclaves et le rituel religieuxqu’ils accomplissent régulièrement et qui a pourbut de mener les participants vers une transe depossession salutaire. À l’instar des Gnawamarocains, les Stambeli tunisiens (et les Noirsen général) appartiennent à un groupe économi-quement faible, socialement déconsidéré, etdont la religiosité demeure suspecte. Pourautant, les Stambeli bénéficient (de même queles Gnawa) d’un statut ambigu. Ils sont souventperçus comme authentiques, forts, proches desesprits et de Dieu. Leur servilité passée estrarement évoquée, mais en tant que khaddem 3,ils ont acquis un large bénéfice spirituel par lebiais du travail et de la dévotion. Dans cecontexte, la proximité des Noirs avec le mondedes esprits et « de la marge » peut être entenduecomme la rançon de leur labeur collectif,effectué pour les autres hommes, mais aussipour Dieu. À ce titre, ils ont établi, en tant quegroupe statutaire, leur position de passeur entre

le domaine de l’invisible et celui des hommesou, pour utiliser la terminologie soufie àlaquelle ils se réfèrent eux-mêmes, ils ont accèsau bâtin qui désigne le sens caché des choses,par opposition au dhâhir, ce qui est apparent etperceptible par tous.

Cette confrérie et son rituel ne peuvent doncpas être étudiés en vase clos. D’une part, ilsentretiennent une grande complémentarité, uneinterdépendance avec les autres pratiques liéesau culte des saints en Tunisie ; d’autre part, lamusique, les couleurs et la théâtralité de leurscérémonies ont aujourd’hui un attrait indéniablesur les publics de festivaliers nationaux et devisiteurs étrangers.

L’imbrication du stambâli avec le culte dessaints se situe aussi bien au niveau du calendrierrituel annuel, du panthéon invoqué que desparticipants aux cérémonies. Aujourd’hui, lestambâli en tant que forme religieuse est soumisaux transformations qui affectent les représenta-tions sociales en lien, notamment, avec lapatrimonialisation. Le discours le plus courant,dans la presse ou dans les conversations de tousles jours, est que ce « rituel noir » est un

1. J’utilise la graphie Stambeli pour désigner les individus etgroupes qui font partie de cette confrérie, et stambâli lorsqu’il s’agitdes cérémonies, religieuses ou non.2. Ces derniers seraient arrivés dans la région entre le XIe ou leXIIe siècle et la fin du XIXe siècle, en dépit de l’abolition del’esclavage des Noirs dès 1846, par Ahmed Bey. Jean-Michel Deveau (2005) retrace les routes du commerce d’esclavetranssaharien vers la Méditerranée à l’époque moderne et affirmeque celui-ci était toujours actif tandis que la traite transatlantiquebattait encore son plein.3. Du verbe khadama, travailler : khddâm, le travailleur(pl. khddâmat). Les termes khadîm ou khimat signifient « lesserviteurs », qu’ils soient domestiques ou au service de l’État.L’acception peut donc être péjorative ou servile, mais pas au sensjuridique ou statutaire.

Le rituel stambâli en TunisieDe la pratique dévotionnelle au spectacle commercial

Katia BOISSEVAIN

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 1, 127-142.

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morceau de patrimoine immatériel à préserver,une sorte de parade contre l’uniformisation et ledésenchantement du monde 4.

Des réseaux croisés de groupes de Stambelivoient ainsi le jour, certains se produisant dansdes festivals culturels ou des hôtels tandis qued’autres, qui réservent leurs prestations aux seulsrituels religieux, peuvent se targuer d’une plusgrande authenticité. Dans cet article, la questionne sera pas tant de savoir quels effets defolklorisation les représentations scéniques ontsur les rituels religieux – question largementdébattue par ailleurs 5 –, mais plutôt decomprendre quelles sont, pour les officiants, lesmodes de légitimation de leur rituel et de leurdémarche. En tant que musiciens et croyants, ilsdoivent jouer sur deux registres : la crédibilitéartistique (musique et spectacle) et l’authenticité,donc l’efficacité religieuse aux yeux de ceux quine se produisent pas publiquement.

Après avoir exposé l’origine présumée duculte Stambeli, je décrirai, en première partie, ledéroulement-type d’une cérémonie dans unbeau quartier de la capitale tunisienne, portantmon attention sur les modalités multiples decirculation de l’argent entre les participants(humains et non humains). Je présenterai, endeuxième partie, la manière dont les rituels sontprésentés et proposés aux publics de festivalierset de touristes. Pour les musiciens qui seproduisent sur plusieurs scènes, le problèmecentral devient celui d’asseoir leur légitimité etde trouver les réponses à apporter auxaccusations de dévoiement et de cupiditéformulées à leur encontre. J’attirerai entroisième partie l’attention sur la place et le rôlede l’argent dans ces rituels, et sur le fait que lescérémonies stambâli se déroulent toujours dansun système marchand, indépendamment ducadre, religio-thérapeutique, culturel outouristique. Le but n’est pas de suggérer qu’iln’y aurait, au fond, pas grande différence entreles stambâli « entre-soi » et les représentationspubliques et commerciales, ce qui pourrait êtreperçu comme une tentative de défense moraledes ma‘allem engagés dans le monde duspectacle, mais de démontrer que c’est parl’argent, par son mode de circulation, savalence, par ce qu’il autorise ou interdit, brefpar la valeur qui lui est accordée en fonction dessituations et des lieux, que la légitimité desacteurs s’accroît ou s’amenuise, se perd et se

recouvre. Je propose que la légèreté aveclaquelle les musiciens usent de l’argent qu’ilsdégagent de leur activité « profane » contribueen partie, bien que par des chemins détournés, àréaffirmer cette légitimité religieuse qui leur estcontestée.

Un rituel de descendants d’esclavesdans la bourgeoisie tunisoise

La manière dont j’ai rencontré des groupesde Stambeli a influé celle dont j’ai appréhendéce terrain. Lors d’une précédente recherche surSayyda Mannûbiya 6, je me suis rendue compteque les liens entre ses deux zaouïas tunisoisesrelevaient d’ordres différents et, surtout, que lescirculations d’adeptes entre les lieux saints de lacapitale tunisienne complexifiaient quelque peule tableau selon lequel les disciples d’un saint(quel qu’il soit) se rendraient dans le sanctuairequi lui est dédié dans le but unique d’y célébrerson culte. De fait, c’est par le biais de la relationet des multiples passages d’un groupe rituellâche et non circonscrit vers un autre que j’aiabordé les cérémonies de stambâli et leursofficiants, maîtres ou musiciens, très loin del’optique d’un groupe clôt.

Les liens existants aujourd’hui entre lesdeux sanctuaires de cette sainte du XIIIe sièclese fondent sur une histoire religieuse, sur une

Le rituel stambâli en Tunisie. De la pratique dévotionnelle au spectacle commercial

4. Les rituels d’autres confréries soufies connaissent également desformes de patrimonialisation dans le cadre religieux, et de mise enspectacle dans la sphère culturelle. Néanmoins, ces spectacles nesont pas destinés au public touristique classique. Par exemple, lespectacle de Fadhel Jaziri, El-Hadhra (1989), qui regroupait deschants soufis de quelques confréries tunisiennes, a beaucoup marquéle public tunisien. Par ailleurs, chaque année à l’occasion du Festivalde la Médina des processions de la Shâdhiliya sont organisées et leschants de Sulemya sont fréquents dans l’une ou l’autre zaouia de lavieille ville, notamment dans celle de Sidi Mahrez. Sur la ville deTunis pendant le Ramadan, cf. Larbi Chouikha, 1998.5. Voir notamment les nombreux travaux sur les Gnawa, qui sontl’équivalent marocains de Stambeli. Deborah Kapchan (2007),Bertrand Hell (2002). Les Gnawa se produisent sur scène depuis lafin des années 1960, avec de nombreuses répercussions, quant à laprofessionnalisation des musiciens. Leur participation active à laWorld Music les distingue des Stambeli. Par exemple, Archie Sheppest venu jouer au Festival de Carthage pendant l’été 2006,accompagné d’un groupe de Gnawa marocains.6. Cf. K. Boissevain, 2006. Les données sur lesquelles je me fondeproviennent d’observations menées dans le cadre de ma thèse dedoctorat, et d’autres recherches plus récentes, au cours d’un post-doctorat dans lequel je me suis intéressée aux cérémonies religieusesen Tunisie lorsque celles-ci sont extraites du contexte religieux, etplacées face à un public, de festivaliers ou de touristes.

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histoire urbaine et sur une histoire politique.Tout d’abord religieuse puisque les légendesdécrivent Sayyda Mannûbiya comme unedisciple de Sidi Bel Hassân el-Shâdhily 7,fondateur de la grande confrérie Shâdhiliya, cequi explique ainsi les déplacements de la sainte,largement critiqués, entre la zaouia deLa Manouba (son lieu de naissance) et celle duGorjâni (son lieu de recueillement et d’étude).Ensuite, l’histoire urbaine récente renforce lelien. Ainsi, depuis les années 1940 mais plusencore depuis 1960, la Tunisie a connu unexode rural très important 8. Des quartiers denouveaux arrivants se sont construits àproximité des deux sanctuaires de la sainte quiont peu à peu accueilli des hommes et desfemmes venant, en ce lieu, vénérer des saintsrestés au village. Enfin, ces sanctuaires sont liésl’un à l’autre par l’histoire politique : aprèsl’indépendance en 1956, Habib Bourguiba, lepremier président de la République Tunisienne,décida de moderniser son pays, de réformer lespratiques musulmanes en affaiblissant lesconfréries et en dénigrant la pratique du cultedes saint, désormais considérée commearchaïque. Pour arriver à ses fins, entre autresmesures, il nationalisa les habous (biens demainmorte) 9 qui constituaient leur basefinancière et transforma, ferma, voire détruisit,nombre de sanctuaires dont celui de SayydaMannûbiya au Gorjâni. Ces fermetures eurentpour effet des transferts de cultes, et lescérémonies des Stambeli, eux aussi chassés deleur zaouia, furent célébrées, un temps, dansl’enceinte de Sayyda Mannûbiya àLa Manouba. De cette proximité due au partagedu lieu, découlent des liens sociaux et rituelssolides, qui contribuent à entretenir despasserelles entre desmilieux sociaux contrastés 10.

Le stambâli, un rituel d’esclaves ?

La littérature propose diverses origines dumot et du rituel de stambâli. Selon KeikoTakaki (1997), une légende explique que lesdébuts de ces rituels sont liés au marabout noirSidi Sa‘ad, un esclave venu du Soudan. Aprèsavoir travaillé un certain temps auprès d’unmaître turc, il s’était mis au service du bey deTunis. En guise de récompense pour un miracleaccompli, il aurait reçu un terrain au Mornag(dans les environs de Tunis). C’est à cet endroitqu’est situé aujourd’hui son mausolée.

Considéré par la suite comme le saint protecteurdes Noirs, un culte s’est développé autour delui. Ses fidèles se réunissent dans son mausoléeet des cérémonies religieuses y ont toujourslieu. Quant à l’appellation Stambeli, ilsemblerait qu’elle soit dérivée du nom de lacapitale de l’empire ottoman, pour lequel SidiSa‘ad avait servi, Istanbul.

Ahmed Rahal (2000, 18) 11 fait, quant à lui,appel à une seconde légende pour expliquerl’origine de ce groupe et de leur relationparticulière à la musique. Son point de départest la légende de Bilâl, premier muezzin del’islam, premier homme noir converti à l’islam,et premier esclave affranchi. Sa biographie estintimement liée à la genèse de l’islam, et lesNoirs du Maghreb auraient ainsi choisi uneréférence identitaire originelle d’un prestigeinégalable. Autre mérite, Sidi Bilâl auraitcontribué à ramener l’entente entre Fatima, lafille du prophète, et son mari ‘Ali, parl’intermédiaire de la musique et de la danse.Ces deux filiations ne se contredisent pas, dansla mesure où Sidi Sa‘ad, en tant que saint noirest, à ce titre, un descendant de Sidi Bilâl. C’estdonc l’origine socio-ethnique de ce culte quiprévaut et qui, aujourd’hui encore, prédomine.

En dépit de cette coloration ethnique, lesrelations entre le culte dédié à SayydaMannûbiya et celui des Stambeli se construisentégalement entre les officiants et les visiteurs etvisiteuses. Les rituels féminins dédiés à lasainte sont dirigés par des musiciennes qui seréunissent autour d’une musicienne principale,appelée ‘arîfa (celle qui sait), qui est seule àmanier le bendîr 12 et à pouvoir décider del’enchaînement des chants, les nûba, pour lessaints et les esprits. Cette femme, elle-mêmenoire, officie également en tant que medium

Katia BOISSEVAIN

7. Ce saint, né au Maroc au sud de Ceuta vers 1187, arriva à Tunisen 1228, entouré de nombreux disciples. Fondateur de la Shâdhiliyaet enterré en Égypte, sa confrérie jouit encore d’un très grandprestige à travers tout le Maghreb.8. Aujourd’hui, 65 % de la population tunisienne vit en ville.9. Loi du 18 juillet 1957.10. Ces passerelles existent par ailleurs, notamment par le biais desliens de clientèle qui unissent de nombreuses familles tunisoises à desfamilles noires, anciennement domestiques. Cf. InèsMrad-Dali, 2005.11. se fondant sur l’ouvrage de Viviane Pâques (1964, 474).12. Bendîr : large tambourin, d’un diamètre de 40 cm. Peau dechèvre tiré sur un cadre en bois, au son très profond, bourdonnantgrâce aux cordes en boyau fixées sous la peau. Joué courammentlors des cérémonies soufies.

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lors de cérémonies de stambâli, uniquementdans des contextes domestiques. Là aussi, elleest appelée ‘arîfa parce qu’elle permet auxesprits de descendre sur l’assistance et qu’elleguide de manière experte et attentionnée lespossédées dans leur transe. Par ailleurs, desvisiteuses de Sayyda Mannûbiya se rendentparfois au sanctuaire des Stambeli (celui de BabJedid ou de Sidi Sa’ad dans la plaine duMornag) et assistent et participent avec plaisir àleurs cérémonies.

La configuration musicale d’un stambâli esttoujours sensiblement la même. Un musiciencentral, appelé le ma‘allem, joue du gumbri,instrument qu’il fabrique, en principe lui-même, à partir d’une caisse cylindrique en boisavec un manche et trois cordes, décoré denombreux cauris et d’innombrables pendentifsmétalliques. Le ma‘allem est accompagné dedeux ou trois joueurs de crotales métalliques,appelées shqasheq 13. Le gumbri estl’instrument le plus valorisé de la composition.Il permet d’appeler et de communiquer avec lesesprits et, pour cette raison, il est entouré denombreux interdits et traité avec un respectinfini. Ses cordes ne sont pincées qu’après lecoucher du soleil. Pour autant, ce sont lesshqasheq, leur sonorité métallique et leurrythme effréné, qui soutiennent la cadence destranses de possession, et qui, combinés auxeffusions d’encens qu’on rajoute au brasérodans les moments de plus grande intensité,contribuent à porter les adeptes tout au long deleur danse, jusqu’à la chute.

La base instrumentale est stable, identiquedans le cas de cérémonies dans les zaouias et dansle cadre domestique, tandis que des innovationssont introduites à l’occasion des représentationsscéniques, notamment au niveau du nombre desparticipants, des costumes, et de l’agencementdes séquences musicales. Pourtant, monhypothèse est que ce qui diffère principalemententre les deux types de représentations (rituelle ouscénique) n’est pas à chercher du côté deséléments du dispositif cultuel ou visuel maisplutôt du côté de la dynamique entre ces diverséléments. En d’autres termes, tandis que la raisond’être même du rituel, son efficacité, se fonde surla circulation de nombreux ingrédients visibles etinvisibles que je détaillerai, le spectacle publicinterdit l’échange et le mouvement. Malgré uneeffervescence apparente, les chants, les danses,

les transes ne répondent pas à une logiquecirculatoire et, sur le plan spirituel, se révèlentstatiques.

Aujourd’hui très populaire dans les quartiersmodestes, ce rituel bénéficie également d’unemise à l’honneur dans les quartiers les plus richesde la capitale tunisienne. Il s’agit donc d’unepratique religieuse vivante 14, dans le cadrestrictement religieux comme dans le contexteplus large de festivals culturels ou les spectaclesd’hôtels à destination des touristes, ce que nousverrons plus loin.

Une cérémonie privée dans un quartier aisé deTunis : échanges, biens symboliques et baraka

Parallèlement aux représentations publiquesdont il sera faitmention plus loin, le nombre descélébrations domestiques à but thérapeutique etprophylactique (lors d’un déménagement parexemple, pour attirer la baraka sur lamaisonnée) augmente, donnant lieu à desespaces d’innovation et de réinvention rituelle.Dans les deux cas, les cérémonies sont tariféeset les prix discutés avant qu’un accord soitconclu. Pour les stambâli domestiques, lemontant qui sera versé au ma‘allem dépendd’un ensemble de paramètres, tels que lanotoriété de ce dernier, le nombre de musiciensqu’il aura avec lui ce soir là 15, le nom dumédium, l’époque de l’année (dans un jeuclassique d’offre et de demande, l’été est pluscher que l’hiver), le quartier et les liensd’interconnaissance qui existent ou non entre lafamille qui organise et le groupe qui officie 16.

Le rituel stambâli en Tunisie. De la pratique dévotionnelle au spectacle commercial

13. Ou qarqâb au Maroc.14. Contrairement à ce que la presse laisse entendre, le rituel n’estni figé, ni moribond. Un exemple de ce tableau, la journaliste NadiaChahed, dans La Presse de Tunisie décrit une cérémonie qui s’estdéroulée pendant la nuit du Destin du mois de Ramadan 2009(27e nuit) dans la zaouia du quartier de Bab Jedid à Tunis : « Il y aeu une cérémonie de Stambali comme on n’en fait plus […] Tout estprésenté dans un respect total des traditions. Un art, un patrimoineet des traditions préservés de l’oubli et des aléas du temps et de lamodernité » (10 décembre 2009).15. Un des termes utilisés pour désignés une cérémonie de stambâliest lîla, ce qui veut dire « nuit ». La soirée peut effectivement durertoute la nuit mais pour des raisons de voisinages et derèglementations municipales, elles s’interrompent généralement, àcontrecœur, autour de 2 h du matin.16. Ces liens remontent parfois à plusieurs dizaines d’années, voire àplusieurs générations, et sont amenés à se perpétuer. Lorsqu’un vœu(wa‘da) adressé au saint ou aux jnoun a été exaucé, la contrepartiepeut être de faire célébrer un stambâli annuel en son nom. Dans cecas, les liens sont amenés à perdurer au fil des étapes de vie d’unefamille (événements familiaux, déménagements, naissances, etc.).

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Les tarifs pratiqués pour les spectaclesculturels ou touristiques dépendent à peu prèsdesmêmes donnéesmais les affaires sont traitéessur un mode plus professionnel et les éléments denégociation se fondent moins sur des argumentspersonnels et affectifs (« je te connais et jeconnais ta famille, je t’apprécie, je le fais pourtoi, c’est entre nous, etc. ») que sur des critèresobjectifs (nombre de musiciens, durée duspectacle, distance à parcourir pour venirtravailler). Bien entendu, ces données généralespeuvent aussi être combinées et pondérées pardes considérations plus subjectives telles quel’habitude que les deux personnes ont detravailler ensemble ou des services qui peuventavoir été rendus par ailleurs. L’usage veut quedans le premier cas, la personne souhaitantorganiser la cérémonie se déplace pour rendrevisite à l’officiant, signe de respect et dedéférence. En revanche, les négociationsconcernant la rémunération pour un spectacle sedéroulent au téléphone, sans autre formalité.

Aussi, opposer cérémonies domestiques ettouristiques en se fondant sur la base de larémunération serait erroné. Même dans le cadredes rituels thérapeutiques, certains ma‘allem,‘arîfa, voire musiciens, sont plus ou moinsengagés pour leur force, leur puissance, leurintégrité, et ces trois éléments sont jugés à l’aunede leur talent face aux esprits, autant qu’à celle deleur altruisme, de leur générosité, des « services »qu’ils rendent. D’autres, en revanche, sont moinsestimés et essuient des critiques qui portent surleurs compétences et le fait qu’ils « courent aprèsl’argent ». La ligne de partage n’est donc pas àtracer entre deux types de représentations, mais àl’intérieur même de la catégorie des officiants,l’équation étant toujours semblables : lesmeilleurs sont les plus généreux en tout, lesmoinsefficaces sont censés être avides et avares.À remarquer d’ailleurs que ceci n’équivaut pas àdire que les meilleurs sont les moins chers etinversement. La générosité se calcule iciautrement que dans le seul rapportmarchand. Lesma‘allem peuvent être généreux en temps, enbénédictions, en louanges, en paroles bénéfiques,en petits gestes. Généreux aussi par rapport àl’énergie qu’ils reçoivent du monde de la marge,et qu’ils réussissent à transmettre parl’intermédiaire de leur gumbri et de leursmusiciens. Ils sont donc jugés en fonction de cequ’ils font circuler au sein du rituel.

En quoi consiste alors une cérémonie dansle quartier très moderne et huppé de HayNasser, composé de nouveaux immeubles et demoyennes et grandes villas bien entretenues etfleuries, sur les hauteurs de la ville ? Qu’est-cequi y circule ? Pour commencer par unedescription sommaire, le parking de la villa estoccupé par des voitures de luxe, et les femmesprésentes sont aussi bien habillées, maquilléeset parées que pour assister à un mariage. Le trèsgrand salon rectangulaire au sol de marbre a étévidé de la plupart de ses meubles à l’exceptionde quelques uns, poussés le long des murs.L’espace est très délimité : d’un côté les cinqmusiciens installés sur des matelas à même lestapis et l’espace dédié aux transes ; de l’autre,les très nombreuses chaises, canapés et fauteuilsluxueux, en rangs serrés, dans le butd’accommoder le plus de monde possible.L’assistance est féminine, à part un homme quifait le service et le mari de la maîtresse demaison qui apparaît de temps à autre. Leshommes sont entrés directement dans undeuxième salon au sous-sol, par une porte quis’ouvre sur le jardin en contrebas 17. On peutaisément ignorer leur présence.

Un animal mâle, noir, a été sacrifié le matinmême, et la victime est consommée parl’assemblée et les musiciens lors du repas dusoir. Comme à l’habitude pour les sacrifices, lemouton a été encensé, ainsi que le couteau etautres instruments qui ont servi au dépeçage.Le sang de l’animal a lui aussi été traité commeà l’accoutumée, à force de sel dans un premiertemps pour éloigner les jnoun, puis à grandeeau. Une femme qui travaille dans cette maisona préalablement trempé sa main dans le sangfrais pour appliquer une khamsa (emprunte dela main) protectrice sur un des murs extérieursde la maison, près de l’entrée. Elle peut parfoisredoubler ce geste protecteur par l’onction dufront et des poignets des enfants, ou d’autresmembres de la famille qui n’y sont d’ailleurspas toujours favorables.

La cérémonie débute peu de temps après lecoucher du soleil : les musiciens « ouvrent » lerituel sur le pas de la porte, et rythment à l’aide

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17. Les grandesmaisons bourgeoises à Tunis ont parfois deux grandssalons (outre la beit el-qa‘da dédiée aux moments de détente enfamille), ce qui permet d’accueillir hommes et femmes séparémentlors des grands évènements sociaux, sans que la ségrégation soittotale, ni motivée par des raisons a priori religieuses.

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d’un grand tambour la récitation de la fâtiha,première sourate du Coran. Puis, l’attentedébute ; lors de cérémonies religieusesdomestiques dans des quartiers modestes, onattend les musiciens ; ici, par un renversementde priorité, on attend que tous les invités soientarrivés et installés pour commencer. Lorsque lasalle est enfin emplie, la fâtiha est à nouveaurécitée par les musiciens, et murmurée deconcert par toute l’assistance, qui adopte lagestuelle adéquate, les paumes des mainsouvertes vers le ciel. Les musiciens entamentun ou deux morceaux musicaux. À ce point dela cérémonie, la personne qui a organisé lerituel est, elle aussi, encensée, tout commel’animal sacrifié l’a été précédemment. Toutd’abord ses pieds, l’un après l’autre sont passésdans la fumée épaisse, puis ses mains, etfinalement son visage. Il est possible qu’à cemoment elle entre en transe, mais pasnécessairement. Après cette courte introductionmusicale, le repas des musiciens est servi surune table basse disposée devant eux. Tandisqu’ils commencent à dîner, la maîtresse demaison invite ses convives à passer à table.Dans cette grande demeure, nous traversons lacuisine, pour atteindre le jardin. Là, hommes etfemmes sont installés autour d’une dizaine detables de huit personnes, et il y aura deuxservices. Le repas est un repas de fête, copieuxet raffiné, comparable par le menu aux repas demariage. Après le festin, tout le monde retourneà sa place ou à une autre, certaines jeunesfemmes s’installent par terre. Une autre fâtihaintroduit la cérémonie en tant que telle, lamusique, les chants, les transes et lesdivinations commencent réellement, et sepoursuivront jusqu’à tard dans la nuit. Malgréla participation par les transes ou les demandesde voyance, si l’on compare ces rituels à ceuxqui se déroulent dans des maisons modestes, legroupe compact installé sur les chaises fait plusfigure de public que d’assemblée active.Cependant, en dépit des différences formellesd’appropriation de l’espace et de modalitésd’expression, le rituel produit les effetsescomptés : l’alliance entre la personne quil’organise et son jinn ou le saint est renouvelée,la maison est placée sous de bons auspices, lesliens entre la famille hôte et les invités sontréactivés, resserrés, confirmés. Le rituel seracommenté et jugé en fonction des événementsqui s’y sont déroulés (disputes éventuelles,

débordements d’émotions) et si les jnoun ont étéprésents et coopératifs, la soirée sera qualifiéepar les officiants et les participants de« chaude » (comme tout ce qui est en relationintime avec ces êtres surnaturels, qu’il s’agissede personnes ou de lieux).

Ainsi, même dans une maison bourgeoise,dans laquelle les invités sont installés commedes spectateurs, tandis que les transes ne sont niaussi nombreuses ni aussi intenses que dans unintérieur plus modeste ou dans une zaouia,l’échange entre le monde des humains et celuides jnoun s’opère. Il n’est donc pas question deparler de « vrai » stambâli – celui célébré dansles sanctuaires ou dans les quartiers pauvres –pour l’opposer à un « faux » rituel, dans lesbeaux quartiers. Les deux répondent à desconditions de purification de la maison,nécessitent le sacrifice d’un animal ; toutesdeux visent à une meilleure coexistence avecles esprits et donnent lieu à des transes depossession parfois suivies de parolesclairvoyantes. Néanmoins, les stambâli desquartiers chics connaissent une esthétisation etune narration qui indique qu’une distance secrée entre l’événement et le regard qui est portésur lui. Les cérémonies de stambâli sontprésentées comme faisant intrinsèquementpartie de soi-même en tant que tunisien, commeune part de culture profonde. Pour autant, laplupart des invités présents dans ces maisonsaisées ne revendiquent pas d’origine spirituellecommune, d’affiliation, ni d’origine géo-graphique ou généalogique avec les groupes demusiciens. Les femmes présentes clamentplutôt des ascendances spirituelles quitrouveraient leur origine au Moyen-Orient ouau Maroc (deux régions riches en saints) ouparlent d’aïeux Turcs. Il n’en demeure pasmoins que cette cérémonie, qui a pour but lacélébration des jnoun par le biais de lapossession, est présentée comme une pratiqueintime, familiale et légitime, d’un point de vuereligieux et historique. Le discours quiaccompagne ces stambâli est le suivant : ils’agit d’un rituel bénéfique car on retourne auxsources, aux valeurs essentielles. Certainesparticipantes assurent que ces fêtes étaient déjàorganisées lorsqu’elles étaient petites, et ellessont vécues comme un legs d’un membre deleur famille. Les organisatrices de ces rituels àdomicile en parlent comme d’un souvenirchaleureux, comme d’une trace de la « Tunisie

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d’avant » et les investissent d’une grandecharge affective, à la hauteur du coût financierimportant qu’ils représentent 18.

Spectacles de festival et spectacleshôteliers : « Venez voir, rien ne circule ! »

Indéniablement, le stambâli connaît unregain d’intérêt plus large depuis le milieuannées 1990. Dans le cadre de préoccupationsde sauvegarde des traditions, de constitutiond’un patrimoine immatériel, des filmsdocumentaires sur cette partie « africaine » de laTunisie et desmises en spectacles voient le jour.Par exemple, le film documentaire de NawfelSaheb Ettabaâ, intitulé Stambeli, qui date de1999, a eu un succès certain. Des représenta-tions scéniques ou de rue sont proposéespresque chaque année dans le cadre du Festivalde la Médina de Tunis, festival qui a lieu tousles mois de Ramadan. En été, un groupe demusiciens, accoutrés comme des Stambeliarpentent les allées d’un parc d’attraction trèsfréquenté à Hammamet (Carthage Land) enchantant, jouant des shqasheq et en faisant peuraux petits enfants. Les imitations de stambâlisont parfois présentes dans les manifestationssportives, footballistique notamment, pourapporter de l’animation aux supporters del’équipe tunisienne 19. Le stambâli et sesofficiants vivent donc une période d’adaptationà une situation nouvelle qui allie la présencemassive du tourisme et l’intérêt toujourscroissant pour la patrimonialisation. Dans cenouveau contexte, certainsma‘allem s’engagentdans la voie de la mise en représentation et doncde la marchandisation d’un rituel désormaisdevenu spectacle, bien de consommation. Unetelle décision est souvent perçue par lespratiquants comme un changement d’activitéuniquement motivé par la quête de richessematérielle, et par voie de conséquence, lalégitimité du ma‘allem est ébranlée par dessoupçons de cupidité, de dissolution de sa force,de corruption de la pratique et donc de pollutionpotentielle. Le passage du rituel à lareprésentation implique, pour le ma‘allem et sesmusiciens, de renégocier une légitimité vis-à-vis de leur entourage en général, et plus encorede donner des gages de leur intégrité auxofficiants qui ne se sont pas engagés dans cettevoie marchande. Les critiques portent tout

d’abord sur les conséquences des représenta-tions quant aux relations entre le monde deshommes et celui des jnoun : d’un côté, la miseen scène de ces rituels dans un cadre nonreligieux est dangereux car il existe un risqueréel d’ouvrir les portes de la communicationentre les humains et les jnoun sans avoir pristoutes les précautions d’usage pour contenir lapuissance d’action de ces derniers, et donc des’exposer à de graves conséquences. D’unautre, à force de singer les invocationsreligieuses, de déranger les esprits des saints etdes jnoun pour de mauvaises raisons, lesofficiants ne démontrent plus le respectsuffisant et nécessaire envers les forcesinvisibles et amenuisent, voire perdent, leurqualité de passeurs, leur efficacité et ne peuventplus opérer dans le cadre d’un pratiquereligieuse réelle. Ils exposent la communauté àdes périls surhumains et ce faisant, érodent leurcapacité à traiter avec les esprits. Le danger estdonc collectif et individuel. Aussi, ils sontaccusés de vendre « les traditions » et de lesdénaturer, avec pour seul but l’appât du gain,sans intention pure (niya hasana) ni humilité.

Pourtant, l’argent n’est jamais absent desmanifestations des Stambeli et il en fait mêmeintrinsèquement partie. Qu’il s’agisse d’unedemande de prédiction clairvoyante, d’unehadhra dans un sanctuaire, d’une lîla (nuit)dans une maison ou encore d’un spectacle lorsd’un festival ou d’une soirée d’hôtel, lamonnaie et les billets sont toujours présents. Cequi change, en revanche, est la manière dontl’argent circule et sa finalité.

De la réceptivité du public

Le festival culturel qui se déroule pendant lemois de Ramadan à Tunis, le Festival de laMédina, programme un spectacle de stambâlipresque chaque année. Quel type de publicy trouve-t-on ? Le public festivalier est urbain,disparate, globalement éduqué et sensible aux

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18. Les dépenses encourues sont élevées. Il faut payer le groupe demusicien, l’animal à sacrifier, la nourriture, les services d’unecuisinière même dans les foyers modestes, la location de tables etchaises chez les plus riches. Je ne suis pas en mesure de chiffrer cesdépenses, tant elles varient en fonction du quartier et du standing del’événement.19. Dans ce cas, il n’y a pas de gumbri mais des darbûka-s et descrotales, et un personnage est déguisé avec des peaux d’animaux,comme le Bou Saâdiya des Stambeli.

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manifestations culturelles. De tous âges et decondition sociale plutôt aisée, il est, en général,peu enclin à assister à des cérémonies destambâli que ce soit dans des mausolées ou desintérieurs domestiques. Pour autant, l’émotionest vive lors de l’ouverture du spectacle et si jen’ai personnellement jamais vu de transes dansla salle, on m’a affirmé à plusieurs reprisesavoir déjà assisté à ce type de débordement.Sans socialisation particulière au sein de ceculte, le public tunisien entretient tout de mêmeune familiarité avec des saints omniprésentsdans les chants religieux 20 psalmodiés dansd’autres contextes ou des noms de jnoun quipeuvent être entendus ailleurs.

En revanche, dans les hôtels des stationsbalnéaires, il s’agit d’un public touristiqueclassique, en majorité international, allemand,français ou anglais. Les spectacles y sontprésentés en tant qu’« animations » vers 21h 30,après le dîner, et les vacanciers, ayant pris lesoleil toute la journée regarde donc un spectacle« folklorique » d’un œil plus ou moins attentifet amusé, en buvant une bière près de la piscine.La distance qui sépare ce public d’uneassemblée lors d’une cérémonie religieuse, entermes de pudeur vestimentaire, de rapport aucorps, de séparation des sexes et bien entendude respect des règles de pureté est extrême.

Certains groupes se spécialisent dans cesfestivités, tout en maintenant une activitérituelle classique. D’autres s’engouffrent dansla brèche « culturelle » et tentent d’être présentsur la scène dès que possible, profitant de l’airdu temps qui met à l’honneur ces versionsfolklorisées de rituels religieux. Des confrériessoufies plus traditionnelles sont égalementsujettes à des mises en représentations, mais jen’en connais pas qui se produisent dans deshôtels. Si la musique, enregistrée sur disque CDou exécutée à l’occasion de cérémoniesreligieuses, peut être écoutée par tous, ladémarche de se rendre à un spectacle demusique soufie demeure une pratique élitiste,lorsqu’il est vraiment présenté en tant quespectacle, au même titre que les spectaclesculturels dans leur ensemble.

Les mises en scène diffèrent selon qu’onobserve une de ces représentations dans lazaouia de Sidi Chiha (rénovée en 2005) ou uneSulâmiya à Sidi Mahrez (zaouia importantedans la médina, qui reste un lieu de culte,

contrairement à la première) à l’occasion duFestival de la Médina. À Sidi Chiha, le publicest assis dans la cour, face aux musiciens,installé sur des rangées de chaises, et, s’ilparticipe par quelques « Allah Allah ! » et quel’on entend fuser quelques youyous, lesmorceaux musicaux sont tout de mêmeponctués par des applaudissements, absents descérémonies religieuses. À Sidi Mahrez, leshommes et les femmes sont assis par terre etadossés aux murs, dans deux pièces différentes,comme lors des mi‘ad (rencontres) hebdo-madaires. Cependant, le spectacle s’introduit, àcette occasion, par la présence de la caméra etde celle de quelques étrangers, en l’occurrence,des festivaliers assidus qui ont relevél’événement sur le programme. Le changementle plus remarquable par rapport à unecérémonie uniquement religieuse et nonspectaculaire, un dhikr 21 classique, est qu’ici,les femmes se lèvent parfois pour aller voir leshommes en train de réciter les versets du Coran.En temps « normal », lors de cérémoniesreligieuses, ce qui importe passe par l’écoute,non par le regard. Nesma’ kalâm rabbi(« j’écoute les paroles de Dieu ») est une phrasequi revient souvent chez les femmes dansl’audience. Ici, on écoute en même temps qu’onregarde, et même sans applaudissements, lecaméraman et les preneurs de son, par leuractivité, changent le dispositif rituel.

Un exemple de ma‘allem artiste

Un des personnages emblématiques durenouveau culturel du Stambeli à Tunis cesdernières années est un homme appelé RyadhZaouch. Il s’agit d’un ma‘allem artiste quipense et vit sa pratique dans le doublemouvement et la double exigence du rituel

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20. Lors des cérémonies religieuses, le répertoire de chants Stambelise compose en deux parties, la première, dédiée aux saints blancs, etl’autre aux saints noirs. Les saints blancs sont les saints del’orthodoxie musulmane, souvent fondateurs des grandes confrérieslocales (Shâdhiliya, Qâdiriya, etc.) et les chants qui leur sont dédiéssont connus de tous. C’est également ceux qui sont présentés, enpriorité, lors des spectacles. Un choix est opéré parmi les chantsdédiés aux saints noirs, en fonction de la force de leur pouvoird’invocation et de leur dangerosité.21. Un dhikr est une séquence de cérémonie soufie pendant laquelleles adeptes se remémorent à Dieu (dh-k-r signifie se rappeler) pardes répétitions rapides de formules telles que la shahada, jusqu’aumoment où la respiration et le balancement du corps amène lesconfrères à un état (hâl) d’élévation mystique. Le but ici n’est pas latranse, mais une communication plus intime avec Dieu.

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religieux et de la représentation spectaculaire. Ilnourrit son activité d’un mélange de traditionorale qui lui a été inculqué dans son enfance,d’un apprentissage initiatique plus formelauprès d’un ma‘allem en tant que jeune adulteet d’écrits ethnographiques du début duXXe siècle. Ainsi, ses rituels se construisentprincipalement à partir d’un savoir hérité qui luia été transmis de la manière la plus classique etformelle, par des années passées auprès d’unma‘allem.

Cet homme, omniprésent sur la scèneculturelle tunisoise, est absolument accessiblede toute part. Loin de l’image du ma‘allemréservé et retiré, qu’on imagine volontiersmener une vie simple et sobre, il incarne unesorte star de la transe, et apprécie visiblementcette position et la suractivité qui l’accompagne.Le ma‘allem est un homme blanc, ou considérécomme tel, très actif dans la promotion et lavisibilité de ses spectacles. Il puise sesréférences dans les quelques textes ethno-graphiques existants sur le stambâli, notammentdans les travaux de Zawadowsky (1942), dansune démarche classique de légitimation de latradition par l’ethnologie. Ici, l’entreprisedemeure personnelle et les recherches serventprincipalement à retrouver des effets de misesen scènes jugées « authentiques ». Ailleurs, setourner vers l’ethnologie pour enrichir desensembles cérémoniels ou pour tenter decomprendre l’organisation d’un rituel ou d’unpanthéon est souvent une entreprise organisée.C’est notamment le cas pour les cultes depossession à Cuba, ou dans ce que les Dogonssouhaitent préserver et présenter aux touristesde leur culture 22.

Sans être le seul artiste de stambâli sur lascène tunisienne, le ma‘allem dont il est questionest celui qui est le plus sollicité. C’est à lui quel’on fera appel pour des démonstrations auprèsd’invités de marque de passage à Tunis.

Garant de la tradition par le travail rituel etpar le travail architectural qu’il a entrepris dansla zaouia (rénovation et agrandissement) d’unepart, il élabore des chorégraphies spectaculaireset prend soin de rentrer dans les canonsesthétiques de la représentation scéniqued’autre part. Pour que le spectacle apparaissentbeau et agréable à tous, il fait en sorte que lescouleurs des costumes soient assortis, que lesdanseurs et danseuses se déplacent ensemble et

en rythme. En professionnel de la scèneculturelle et touristique, il présente une carte devisite et a confectionné un book à destinationdes programmateurs de spectacles d’hôtels.Plus récemment, il a ouvert une page surFacebook, sur laquelle on peut suivre une partiedu rituel/spectacle dans sa zaouia de Bab Jedid.

Pendant le mois de ramadan, la ville s’animechaque soir par le Festival de la Médina, appeléainsi car la quasi-totalité de la programmationartistique se déroule dans la vieille ville deTunis. Les édifices, restaurés à grands frais aucours des années 1990 et affectés à des activitésculturelles, accueillent toute sorte d’artistes,allant des flûtistes afghans aux chanteurscubains en passant par desmusiciens de variétésou de stambâli. Depuis 2005, les jardins duPalais Kheïreddine se transforment en salle despectacle et reçoivent régulièrement la troupede stambâli 23.

Pour avoir une idée de la différence avec lerituel domestique décrit plus haut, je brosseraiquelques séquences de cette représentation. Larecherche d’une mise en scène spectaculairey est manifeste, le but n’étant pas ici de coller,de mimer ni de reconstituer une cérémonieclassique. Il s’agit d’une dramatisation, d’uneévocation de ce rituel connu de tous maisfréquenté par peu. D’un point de vue musical,les morceaux les plus « chauds » ne sont pasjoués. Les nûba qui provoquent généralementles transes les plus violentes ou problématiquesparmi l’assistance sont réservées aux soirs derituels et il semblerait que lesma‘allem / artistesne soient pas pressés de changer cette règle,peut-être par crainte d’ouvrir une brèche qu’ilsne sauraient maîtriser par la suite. Aussi ont-ilspour habitude de présenter uniquement lapremière partie des chants, ceux dédiés auxsaints blancs, sur lesquelles certaines transes sedéclenchent, mais sans manifester la forceredoutable des airs joués dans la deuxièmepartie du rituel, pour les saints noirs. Il estdifficile de prévoir, à l’heure actuelle, quelsdéveloppements suivront. Est-ce que, à l’instarde ce que Bertrand Hell (2002, 354) a observéchez les Gnawa, quelques années suffiront àfaire glisser les rituels sur la pente de ladésacralisation, ne faisant plus cas des interdits

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22. Voir à ce sujet le travail de A. Doquet, 1999.23. Encore à l’affiche le 12 octobre 2009.

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rituels, tel que prononcer les noms de certainsjnoun sans précautions ou manier le gumbri enétat d’ivresse ?

Pour l’heure, sur la grande scène dresséedans les jardins du Palais Kheïreddine, est placéun décor qui évoque à la fois la Tunisie etl’Afrique. Des grands tapis mergoum recouvrentle sol et les musiciens sont assis sur des coussinsde tapisserie ou des poufs en cuirs, semblables àceux en vente dans les souks touristiques.Le joueur de gumbri est installé au centre de lascène et, contrairement à la disposition communedans les cérémonies thérapeutiques, les autresmusiciens (târ et shqasheq) sont dispersés et neforment pas corps. Ce soir là, le ma‘allem prendle rôle de ‘arîf, de medium, et joue la transe,dansant et gesticulant sur les rythmes et les airsproposés, faisant virevolter les voilages de soncostume satiné, et se parant successivement dedivers snâjiq (sing. sanjaq, étendard). Derrièreces premiers rôles (les musiciens et le médium),des seconds font office de décorum. Il s’agit dequatre jeunes hommes africains, le torse nu, quiportent des lances dans une posture du guerrierafricain peu convaincant. Ces jeunes gens sontdes étudiants africains séjournant à Tunis pourleurs cursus, recrutés à la soirée. Les troisièmesrôles sont joués par des jeunes filles noires,tunisiennes. Elles entrent et sortent de scène àplusieurs moments clés du spectacle, et enfonction des airs joués, dans une chorégraphie detranse mimées, seules ou à plusieurs, ellesincarnent divers jnoun et adoptent la gestuelleappropriée, observable lors des transes encontextes religieux et thérapeutique. Parexemple, les gestes reconnaissables entre tous deSidi Bou Saïd (baba bahri) et sa cohorte dejnoun de la mer, suscitent une grande excitationet provoquent beaucoup de youyous, de danse etde tapement de mains dans l’assistance. Leplaisir et l’émotion provoqués par le spectacle estévident dans l’assistance, mais malgré l’encenset les thés distribués sur scène aux musiciens, iln’est pas question de tromper quiconque, il s’agitd’un spectacle culturel, non d’un rituel.

Si la représentation est sensiblement la mêmedevant le public touristique et le public desfestivaliers (bien que plus longue et plusmusicale lors des festivals), les deux auditoires neperçoivent pas du tout la même chose et lesattitudes qui en découlent contrastent. Lestouristes sont vaguement curieux devant un

spectacle folklorique dont ils ne comprennent pasla teneur, tandis que les festivaliers se montrentsensibles aux différentes séquences et auxrythmes de la représentation. Régulièrement, lorsdes parties où la musique se fait plus intense,beaucoup de jeunes gens, parfois survoltés, sepressent contre la scène, téléphone portable avecappareil photo intégré au poing, pour conserver etemmener chez eux quelques images de la soirée.

Que reprocher à ce type de rituel folklorisé ?

Le reproche formulé le plus fréquemment estque les conditions de pureté ne sont pasrespectées. Ce type de jugement émane surtoutd’individus impliqués dans les déroulementsrituels des stambâli, qu’ils soient officiants,musiciens ou ‘arîfa. Pour corroborer cejugement, on m’oppose la mixité, le fait que lacérémonie soit tronquée, et la présence d’alcoolsur les lieux. Lorsque je fais remarquer qu’il n’ya pas de ségrégation sexuelle stricte lors desrituels (les musiciens sont des hommes, la ‘arîfaest généralement une femme et si l’assistanceest composée en majorité de femme, quelqueshommes peuvent parfois traverser la pièce, voireparticiper aux transes), mes interlocuteursm’affirment que la différence est de taillepuisqu’il n’y a pas la même intention derrièreles deux formes de mixité. En ce qui concerne lefait que tous les airs ne sont pas joués, jesouligne que ceci arrive également souvent chezles particuliers, et que le ma‘allem peut êtreamené à estimer qu’il n’est pas nécessaire dejouer telle ou telle nûba. Là encore, on me faitpart d’une différence d’intention car, dans le casdu spectacle, tout est décidé à l’avance,indépendamment des manifestations des jnounet de leurs besoins éventuels du moment ; lorsd’un rituel, par contre, le ma‘allem adapte ledéroulement en fonction des exigences desesprits, dans une démarche de travailrespectueux, de recherche de satisfaction detous, d’allègement de souffrances. Pour ce quiest des boissons alcoolisées, s’il arrive que debouteilles soient présentes dans des maisons quiorganisent un rituel de stambâli – notammentdans les classes sociales aisées 24 – le ma‘allemm’affirme que c’est une différence de quantité,

Le rituel stambâli en Tunisie. De la pratique dévotionnelle au spectacle commercial

24. L’alcool est également consommé dans les milieux modestes,mais sa consommation se limite souvent à l’extérieur du foyer.

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et de rapport à l’offense. Dans le premiers cas,les hôtes sont un peu honteux, ou au moinsrespectueux. Dans le second, les touristes n’ontpas même conscience d’enfreindre unequelconque interdiction puisqu’ils ne sont pasconcernés directement. Ils font donc prendre unrisque rituel aux musiciens ou plutôt lesmusiciens se mettent eux-mêmes en danger, sansque cette question soit adressée ni par les uns nipar les autres. Pourtant, tandis qu’il estimpensable de faire pénétrer de l’alcool au seind’une zaouia, la règle est beaucoup plus souplelors d’une cérémonie privée.

Il existe d’ailleurs une figure du panthéonStambeli, impure et immorale, appelé babaJattou. Cet esprit se manifeste lors despossessions rituelles comme un ivrogne titubant,il danse en buvant du vin et en débitant desgrossièretés. À l’occasion d’une cérémonie dansun quartier chic, le maître de maison a fait uneapparition à la limite du burlesque, pendantlaquelle il était censé incarner ce baba Jattou,sans que sa transe ne soit réellement prise ausérieux. Il arrive donc que, dans le cadredomestique, un participant commence à jouer surle thème de l’alcool, une bouteille de vin ou dewhisky à la main, mais le caractère transgressifest assumé, conscient et surtout ludique.

Un second lot de critiques résulte de l’idéeque la motivation principale de ces types dereprésentation découle d’un intérêt matériel,très loin du service religieux (au sens de servicerendu) qui devrait en être la base. Nous avonsvu plus haut que si l’intérêt matériel n’est pasabsent des cérémonies domestiques ou dans leszaouias, celui-ci est transcendé par l’échangespirituel qui est activé par le rituel. De plus, lesrevenus liés aux représentations sont bien plusélevés que ceux gagnés lors des rituels, alorsque le travail à fournir, en temps et en intensitéémotionnelle est bien moindre.

Enfin, les préoccupations esthétiques liéesau spectacle sont perçues comme superficiellespar rapport au sens profond du stambâli. Lescostumes recherchés et les mises en scènesaffectées notamment (fausses tentes dresséespour évoquer un nomadisme bédouin exotique,lances plantées en référence à une Afriquesauvage) suscitent des commentaires trèsnégatifs et moqueurs. Un musicien Stambeli mefait remarquer qu’ils s’habillent avec des habits« arabes » (labsa ‘arabi), lorsqu’ils officient

chez les particuliers et qu’ils mettent descostumes africains lors des représentationsculturelles et touristiques. En fait, lors des rituelsdomestiques, si le ma‘allem est vêtu d’unpantalon blanc bouffant, d’une chemisetunisienne blanche, d’un petit gilet et d’unechechia rouge qui viennent rehausserl’ensemble, les musiciens, pour leur part, sontsouvent habillés élégamment mais « comme à laville ». Les robes chamarrées, tissus colorés sontportés et maniés par la ‘arîfa, la médium, quiamène les esprits à se manifester et assiste lespersonnes possédées à entrer en contact demanière canalisée et bénéfique avec leur jinn 25.À l’occasion de ces rituels domestiques, la ‘arîfaest toujours une femme, tandis que, dans le casdes festivals ou spectacles touristiques, le rôleest souvent incarné par un homme, vêtu d’unelongue jupe, respectant ainsi les descriptionsethnographiques du début du siècle dernier 26.

Toujours est-il que le Stambeli à Tunis sedéfinit aujourd’hui, à la fois, comme participantd’une identité tunisienne et soufie, tout en s’endistinguant, en cultivant les images et référencesde son passé d’Afrique subsaharienne. L’exotiqueafricain coloré, exubérant en commerce avec lesesprits en langue ‘ajmi 27, est opposé, par un jeude miroir quasi symétrique à l’arabe en blanc,raffiné, qui s’adresse à Dieu respectueusementpar le biais d’intermédiaires considérés commeplus légitimes aux yeux de l’orthodoxietraditionnelle et de la beauté de la languecoranique.

À plusieurs reprises, j’ai observé que lesmembres des groupes se dirigent avec entrainvers les soirées religieuses ou les festivals,tandis qu’ils adoptent auprès de leur famille uneattitude très différente lorsqu’ils vont travaillerdans un hôtel. Dans ce cas, ils traînent despieds, préparent leurs costumes et rassemblentleurs affaires d’un air las, montrent avec

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25. Une personne peut être possédée par plusieurs jnoun.26. On peut néanmoins légitimement se demander si cesdescriptions correspondent au reflet de la réalité de l’époque – unhomme médium – aumilieu de musiciensmasculins, pour un publicà majorité féminin, ou si le médium était en général féminin, maisqu’on lui aurait substitué un homme à l’occasion de la venue d’unhomme étranger (l’ethnologue). Je n’ai pas de réponse à cettequestion qui reste ouverte.27. Le terme ‘ajmi, se retrouve dans plusieurs contextes. Il désignetout d’abord la langue chantée lors du stambâli et fait référence àson origine lointaine. En règle générale, ce qui est qualifié de ‘ajmiest en relation avec une extranéité africaine valorisée.

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insistance leur manque d’intérêt à l’égard decette activité, comme si elle venait toujoursinterrompre le fil de la vie quotidienne, tandisqu’une fois sur place, la bonne humeur etl’ambiance festive ne sont jamais loin. Larégularité de ce comportement me laisse penserqu’il s’agit de montrer, par son attitude, qu’onn’adhère pas entièrement à l’entreprise defolklorisation à laquelle on participe, et quec’est une manière de dissimuler la satisfactionde travailler peu, dans un cadre agréable, pourune rémunération élevée.

Nous avons vu que les critiques à l’égarddes ma‘allem et musiciens qui s’adonnent à cesreprésentations spectaculaires sont nombreuseset qu’elles entament leur prestige auprès desautres groupes de Stambeli et des « clients »potentiels. Pour célébrer une cérémoniethérapeutique à la maison, une famille hésiteraavant de faire appel à un ma‘allem dont laréputation dans le milieu hôtelier est acquise.Quels sont alors les arguments avancés pourcontrer ces attaques ?

L’idée la plus fréquemment défendue, pourma gouverne ou au cours de conversations quine m’étaient pas adressées mais auxquellesj’assistais, est que passer par le tourisme et lesfestivals et un moyen de faire connaître laculture et la musique noire tout en étant enfin enmesure d’en vivre dignement. Certainsindividus, ouverts sur le monde et curieux de cequi se passe ailleurs, m’ont également dit qu’ilssouhaitent s’inspirer de l’attrait des Gnawa surles étrangers pour développer les spectaclesstambâli. S’il n’y a rien à redire quant àl’intention de cet argument, l’exemplemarocain du Festival Gnawa d’Essaouira,rapporté par Bertrand Hell, nous encourage àobserver les effets à plus long terme. En effet,tandis que les promoteurs artistiques affirmentcontribuer à défendre la culture Gnawa, l’auteursouligne les effets de désorganisation qu’ilsproduisent parfois :

La défense de la culture gnawa ? Il y a tout lieu dedouter sérieusement de cette idée complai-samment affichée dans les dossiers de presse : enjuin 2001, le festival se tint exactement auxmêmesdates que le moussem de Tamesloht et ce, malgréles réticences exprimées par lesmaâlems. Du coup,les chefs de culte venus effectuer le pèlerinage sevirent privés des troupes de musiciens et lescélébrations rituelles s’en trouvèrent grandementdésorganisées. (Id., 2002, 355).

Un autre argument est que l’argent ainsigagné a permis des agrandissements etréparations dans la zaouia de Bab Jedid. Toutcomme le produit des dons et desrémunérations, l’argent est dépensé, d’une part,en dépenses courantes et, d’autre part, enfinancement de cérémonies thérapeutiquesoccasionnelles pour ceux et celles qui n’en ontpas les moyens.

Restaurer la circulation de la baraka

Le point commun fondamental entre rituelspublics ou privés, dans un sanctuaire ou lorsd’une cérémonie domestique, est également cequi les distingue des spectacles de festivals oud’hôtels. Pour les premiers, le ma‘allem, sesmusiciens et son ou sa médium s’efforcent, parleur don, leur talent et leur travail, de mettre enéquivalence les biens symboliques et matérielset d’assurer leur circulation. En cela, ils sont lesmaîtres du passage, des passages multiplesentre différents mondes et différents ordres duréel. Il s’agit de circulations nombreuses etcomplexes, de dons, dans une réciprocitéimmédiate ou différée entre : d’une part, desindividus dont le statut social peut êtredifférents, aux histoires et aux parcoursspécifiques, mais qui partagent une humanitécommune et une égalité de fait face à Dieu ;d’autre part, des êtres humains et des êtressurnaturels (jnoun et saints), ces dernierspouvant être généreux ou exigeants, protecteursou rancuniers, selon qu’on les honore ou qu’ilsprennent ombrage du fait d’avoir été délaissés.Dans le cas des spectacles, les participants sontpréoccupés par la performance artistique, par laqualité du son, de l’éclairage, la coordinationchorégraphique et ce qui circule se limite à laprestation dirigée vers le public et lesapplaudissements, en retour, adressés aux« artistes ».

Il serait possible de dresser une liste desobjets et des biens symboliques qui sontéchangés et les manières dont ces échanges sedéroulent. Mais cette liste serait artificielle dansla mesure où c’est la charge de baraka dont ilssont investis qui importe et non les objets eneux-mêmes. D’ailleurs, ceux qui sont perçuscomme intrinsèquement dotés de baraka, sontrares (Coran, moissons, nouveau-nés).

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Ce fluide bénéfique plein de vertu pour leshommes et le monde, revêt une dimensioncumulative : l’intensité de sa circulation influesur sa quantité, sur sa force.

La valeur des objets dépend donc de leurmise en relation. Ainsi, les étendards (snâjiq)qui sont présents lors des rituels – qu’ils serventà habiller les murs ou à draper la médium lorsde la descente des esprits pendant les transes –sont chargés de baraka par les liens qu’ilstissent avec les autres éléments du dispositifrituel. Le sanjaq satiné, rouge, vert, blanc, oubleu pâle selon la couleur qui représente lesaint, a été confectionné par une femme aprèsune guérison, à la demande de son jinn et parl’intermédiaire de la ‘arîfa ; cette dernière a étépayée après une transe au cours de laquellemusique, encens, chants et youyous ontcontribué à alléger ses douleurs et ses peines. Ilest dédié à un saint, et ce sont les liens tissésentre tous ces éléments (la femme, le saint, lamaladie, le jinn, la ‘arîfa, l’argent, la musique,l’encens, les chants et les youyous) quidéterminent la charge bénéfique de l’objet« étendard ». Il a été donné en remerciement.Comme tous les dons amenés dans ce cadrerituel, il est fait pour maintenir unecommunication avec le saint. On donne pourrecevoir, et ce qui est vrai pour les participantsl’est également pour les officiants.

Aussi l’argent circule-t-il sous des formesdifférentes et selon des modalités distinctes : enpièce ou en billets, à l’intérieur ou à l’extérieurdu rituel, en tant que rémunération ou don.Qu’il s’agisse du paiement pour un stambâli oud’un petit rituel de voyance ordinaire, undésenvoûtement ou un remerciement ponctuelpour un chant, une danse, une transe ou nûba,l’argent n’occupe pas la même place. En tantque rémunération d’un rituel de stambâli (dansun sanctuaire ou à la maison), la négociationentre la famille organisatrice (souvent lafemme) et le ma‘allem a lieu avantl’événement, tout comme le versement de lasomme due. Souvent la medium de stambâli, la‘arîfa, sait interpréter les signes divers afin dedécrypter l’avenir, conseiller sur un achat ouune personne à éviter, en se fondant sur lecrépitement de l’encens ou la couleur etl’agencement des cartes tirées d’un paquet decartes. Dans ce cas, les tarifs varient entre troisdinars pour une consultation rapide dans un

sanctuaire, à l’occasion d’une pause entre deuxséries de chants panégyriques, et vingt dinarspour une consultation plus approfondie audomicile de la ‘arîfa, réglés après. En tant querémunération, versée avant ou après, l’échangemonétaire, pour déterminant qu’il demeure,n’est pas visible au sein de l’acte rituel même.En revanche, lors d’une cérémonie religieuse,pièces et billets circulent, entre lesspectatrices / participantes et le ma‘allem, ‘arîfaet musiciens, les premières déposant quelquespièces dans un petit panier devant le groupemusical à la fin d’une nûba particulièrementappréciée, ou dans certains cas de liesse plusintense et plus démonstrative, jetant avecostentation des billets en pluie sur lesmusiciens, qui les ramassent négligemment unefois le morceau musical accompli.

Cette présence de l’argent et le détachementavec lequel il est considéré participe del’impression générale d’abondance. Le maîtremot lors de ces rituels, plus encore dans lesmaisons que dans les sanctuaires, est laprofusion. Il faut que les invités se sentent bienaccueillis, que rien ne manque (nourriture,boissons, thé, coussins, décorations, encens dedivers types et origines), comme si l’exception-nalité de l’occasion venait renforcer les règlesd’hospitalité habituelles. De même, les invitéssurnaturels qui sont conviés, ceux qu’on appellepour venir alléger les souffrances, doivent sentirjoie et confort, quand bien même le quotidien estaride et difficile. Ainsi, dans les quartiers lesplus pauvres, une solidarité se met à l’œuvrepour l’organisation du rituel. Celle-ci ne portepas sur les dépenses les plus onéreuses (legroupe de musiciens ou l’animal à sacrifier)mais sur tout ce qui vient à côté, quelques kilosde couscous, la préparation de petits gâteaux (lesgâteaux tunisiens, avec leur lot de sucre, de miel,de beurre et de fruits secs sont chers à préparer),ou plus simplement par le fait d’amener avec soiun kilo de sucre et quelques paquets de thé. Lesdépenses consenties pour ce rituel doivent êtreinterprétées comme autant de preuves de foi quiseront gratifiées par des bienfaits futurs.

Ce qui arrive à la musique religieuselorsqu’elle est déplacée du cadre rituel vers lecadre touristique est une problématique maintesfois explorée. La réponse apportée est souventla même, où que l’on se trouve : une perte desubstance, le rituel se vide de sens sacré, le

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sacré est déplacé (lesmusiciens se réservent desséquences pour les cérémonies « entre soi ») oudifféré par compensation (l’argent gagné dansun contexte touristique est réinjecté dans lasphère religieuse).

Dans le cadre des études sur les religionsdites « afro-américaines », des travaux ont étéengagés sur les accusations de non-traditionalitédu candomblé brésilien (S. Capone, 1996) ou demercantilisme dans les cérémonies religieuses àCuba (K.Argyriadis, 2007). Argyriadis incite lesobservateurs à introduire une dose deprofondeur historique et des enjeux sociaux etpolitiques dans leurs analyses afin de se rendrecompte que la situation n’est, à Cuba, pas sinouvelle. Elle affirme que cette réflexion doitégalement nous amener :

[…] à remettre en question l’existence d’unelimite claire entre « le faux » et « l’authentique »,ainsi que la distinction classique entre sacré etprofane, et la distinction entre ce qui relèveraitrespectivement de l’artistique, du culturel, dureligieux, du politique, de l’affectif ou del’économique, dans la mesure où toutes cesdimensions sont étroitement liées aussi bien dansle cadre d’une cérémonie religieuse que danscelui d’un spectacle touristique.

Il y a moins de recul historique au Maghrebconcernant ces transformations rituelles liées autourisme, et à la dimension culturelle des rituelsd’initiation et de possession : moins de travauxy sont consacrés. Depuis quarante ans enAmérique du Sud, des liens intenses ont éténoués avec des ethnologues dans les écritsdesquels des religiosos ont puisé leur autorité etont justifié l’augmentation de leurs tarifs. Riende tel en Tunisie. Pourtant, Bertrand Hell, dansle dernier chapitre de son livre Le tourbillon desgénies (2002, 332-363), fait le point sur lesdéveloppements, les transformations profondes,qu’il a observés au sein des confréries Gnawaces vingt dernières années.

À sa lecture, nous pouvons imaginer deuxtypes possibles de développements. LesStambeli pourraient prendre le même cheminque celui des Gnawa décrits par B. Hell.L’auteur insiste sur le fait qu’il n’y a plus auMaroc de grands initiés, que l’emphase estdésormais mise sur la transe individuelle auprofit de la possession initiatique, longue etexigeante et qui nécessite une réelle maîtrisedes esprits. Les risques encourus sont

désormais le déchaînement de la surnature avecl’intervention répétée de forces maléfiques,observables pendant les rituels, de jnoun encolère, qui provoquent des troubles multiplesdans les mondes des humains.

Peut-être l’expérience Gnawa servira-t-elleaux Stambeli :

Ce phénomène de commercialisation ne concernepas seulement un petit nombre de troupesestampillées « folkloriques » : ainsi les quinzemaâlems que je côtoie régulièrement dans lesdifférentes villes se sont-ils tous déjà produits surune scène hors du Maroc, la plupart effectuant unvoyage annuel au minimum. (Hell, 2002, 344).

L’autre développement envisageable seraitsur le modèle de ce que C. Pasqualino (1998)décrit pour le flamenco des Gitans d’Andalousie.Le flamenco aujourd’hui distingue trèsclairement les représentations tournées versl’intérieur, « l’entre soi », des spectaclesdestinés à l’extérieur, aux non-Gitans, soient-ilstouristes ou espagnols.

Un usage particulier de l’argent : honorerpar la dépense

Nous avons donc vu que la différence netient pas tant à l’organisation spatiale, au faitque dans un rituel il y a une assemblée quiparticipe, se lève, chante, entre en transe, tandisque lors des cérémonies spectaculaires chacunreste sagement à sa place. Ce qui estdéterminant, c’est qu’au cours d’une cérémoniethérapeutique, la baraka, ce fluide bénéfique,circule bel et bien, tandis que dans le cas de lareprésentation scénique, festivalière outouristique, l’échange ne se réalise pas. Lessupports de la baraka sont nombreux, l’animalsacrifié tout d’abord, qui ouvre la communica-tion entre Dieu, les esprits et les hommes.Le partage de ce sacrifice ensuite, qui faitcirculer entre les hommes. Mais aussi l’encens,qui joue un rôle considérable dans l’apaisementdes jnoun, la transe, les paroles inspirées quidécoulent parfois de ces transes, le henné, leshumeurs des animaux sacrifiés et des possédés(sang des premiers et sueur des seconds) etaussi l’argent, pièces et billets, donné par lesparticipants aux musiciens pendant les nûba(morceaux musicaux).

Il est très rare de sacrifier un animal lorsd’un festival culturel, et la pratique serait

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totalement incongrue dans les hôtels. Sur scène,lorsque l’encens est présent c’est principalementpour son côté esthétique. L’argent non plus n’apas sa place sur scène. Il ne circule pas commevecteur de baraka. Ici, l’argent est réduit à unemonnaie d’échange pour un service marchand,il est donné à sens unique. Plus encore, il estdonné à l’extérieur du rituel, hors-circuit, iln’est porteur de rien d’autre que de sa valeuréconomique. Le résultat est qu’il faut le fairecirculer ailleurs, en dehors.

En effet, l’argent n’est pas dépensé de lamême manière s’il a été gagné en contextetouristique ou en contexte religieux. L’argentgagné lors d’une cérémonie religieuse estréintégré à l’argent dédié aux dépensescourantes de la maisonnée et à l’aide des pluspauvres. En revanche, les cachets lors dessoirées de spectacles sont traités différemment :cet argent est dilapidé, gaspillé, « claqué ». Ilme semble que l’argent gagné de cette manièreest, en quelque sorte, purifié rapidement entresoi. Il est parfois question d’argent « sale » etbien que je n’ai jamais entendu l’expression« laver l’argent », c’est ce qu’il semble sepasser. Dépenser rapidement l’argent qui vientde l’extérieur est une manière de préserver unnous, qui n’est pas un nous ethnique,confrérique. Il s’agit d’un « nous » spirituel, unefrontière que l’on trace entre « nous » et ceuxpour lesquels on se produit, et il s’agit par lamême occasion d’une manière de se distinguer,« nous » les hommes libres, des « autres » quisont enchaînés par leur besoin d’argent.Critiques et dénigrement des « autres », auto-légitimation d’une activité contestée en tant quepratique religieuse, valorisée comme pratiquetraditionnelle et identitaire mais décriéelorsqu’elle devient produit touristique. Cerapport détaché et apparemment décomplexé àla recette de ces spectacles, l’usage frivole quien est fait, est une manière de revendiquer sapureté et son intégrité en prenant le contre-piedde la critique principale qui leur est adressée,celle de vénalité.

Conclusion

Argidiarys (2007) observe, dans le cas cubain :Les discussions qui portent sur les biensmatériels et surtout les accusations de

mercantilisme jouent donc un rôle fondamentaldans le cadre des enjeux micro-politiques dumonde religioso havanais.

C’est également le cas à Tunis où, d’ungroupe de Stambeli à l’autre, le rapport desofficiants à l’argent gagné par le biais de lapratique artistique est discuté, commenté,évalué. Flamber son argent réinstaure unecirculation aléatoire, économiquement nonrationnelle, non maîtrisée, qui redonne panacheet liberté à celui qui se le permet. En tant que« flambeur », le musicien prouve qu’il n’est pastenu par l’argent, il établit sa liberté face ausystème économique dans lequel le jugementdes autres tente de l’enfermer. Par des dépensesimmorales au regard de la religion et de lasociété mais appréciées de ses amis et de sespairs, il inverse les valeurs. La générositédevient supérieure à la probité, l’abondance etla flamboyance est signe de baraka, et s’il nereste rien au petit matin, c’est que la confianceen la vie est présente, la confiance en Dieu. Hellparle de « rire » de joie, de détachement, de jeuavec la vie. L’argent gagné « facilement »(à peine une heure de spectacle par rapport àune dizaine pour un rituel), de manièrecontestable, est dépensé de la même manière,facilement et de manière contestable.

Plusieurs musiciens Stambeli m’ont dit, àplusieurs reprises, que les « autres gens »aiment ce détachement face à l’argent, autantqu’ils aiment la fête, le rire, le fait d’êtreensemble (lamma), le sucre, le parfum : touteschoses qui nous sont agréables le sontégalement pour eux. Les réponses quant à laconsommation d’alcool restent floues et ensuspens.

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L e tourisme a été longtemps considérépar l’anthropologie comme un

domaine autonome, inséré dans un systèmespécifique et généralement isolé, aussi bien dela société de provenance 1 que de la société et dela culture des pays de destination du voyagetouristique. Dans la coupure ainsi tracée, ontrouve l’idée implicite que les sociétés sontencore des systèmes clos, qu’elles ne sont pasouvertes et traversées par la circulation despersonnes et des biens, et par des représenta-tions. Ainsi, les processus touristiquesgénèreraient une « rencontre » partiellementratée entre des visiteurs (guests) et les hôtes(hosts), et qui bien souvent aurait une forteinfluence sur ces sociétés (A. Simonicca, 1997).La distinction entre ces deux types de sociétésn’est pas sans rappeler celle qui est fait parl’anthropologie entre sociétés « proches » et« éloignées » 2.

D’autres modèles théoriques empruntés àl’anthropologie ont été réinterprétés pour lessoumettre aux exigences de la situationtouristique. Le tourisme est alors considérécomme une expérience qui relèverait de ladimension du « sacré » dans le sens d’unerupture ritualisée du quotidien des sociétésoccidentales (N. Graburn, 1983), d’une quêted’authenticité (d’un rite de passage), ou encored’un moment liminal (D. Mac Cannell, 1973,1984, 1999 ; A. Simonicca, 1997 ; V. Turner,1973, 1975 et 1978), qui suspend les repèrestemporels et spatiaux. Dans cet espace-tempssuspendu, le voyage touristique a également étéconçu comme un pseudo-événement, uneexpérience préfabriquée et empaquetée(D. Boorstin, 1961) qui se substitue à la réalitéempirique, et qui est isolé du monde du voyageet de l’expérience. Dans la plupart de cesétudes, la rencontre entre touristes et locaux est

considérée comme une série de transactionsentre hosts and guests (D. Nash, 1981 ;A. Simonicca, 1997, 14) responsable d’uneforme de corruption de l’« authenticité » de laculture des guests et donc de la mise en scèned’une « tradition inventée ». Enfin, quelquesauteurs ont proposé de considérer le touriste entant qu’homme ou femme qui vit sonexpérience de déplacement entre « familiarité »et extranéité (E. Cohen, 1984), et de saisir ladimension dynamique de la rencontre entretouristes et locaux (D. Mac Cannell, 1989).Mais, là encore, ces considérations ne portentque sur l’une des deux parties, ignorant ledeuxième terme de la relation 3.

Récemment cependant, le tourisme et lestouristes ont commencé à être regardésdifféremment, en opérant des comparaisonsentre les regards, les buts, les modalités derencontre entre le touriste (ou l’anthropologue)et les Autres (V. Galani Moutafi, 2000).Les formes prises par le tourisme européen,elles aussi, ont commencé à changer, allant versun tourisme dit « culturel » (A. Apostolakis,2003 ; E. Wickens, 2002), qui serait plus« éthique » dans la mesure où son but est derapprocher les touristes de l’histoire et de laculture des sociétés visitées. Mais la notion de« voyage » proposée par James Clifford (1997),parmi d’autres réflexions comme celle de ArjunAppadurai (1996) sur les ethnoscapes et lesmediascapes, a contribué à mettre définitive-ment en crise cette conception localisée etlimitée de la culture, en se focalisant sur la« frontière » en tant qu’espace de créationculturelle. D’autres travaux sur le phénomènetouristique proprement dit ont souligné lesinterférences complexes entre les raisons quipoussent les personnes à quitter leur lieu derésidence pour se rendre ailleurs, et « le

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Le patrimoine kairouanais entre tradition,mémoire et tourisme

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processus mis en place dans la circulationd’hommes, images, services, revenus et idées »(A. Simonicca, 1997, II) 4.

Sans vouloir nier ni diminuer la valeurheuristique des modèles théoriquesd’anthropologie du tourisme qui nous sontproposés, nous ne pouvons plus considérer letourisme comme coupé d’un contexteépistémologique plus large car cela nousempêche de prendre en compte de nombreuxphénomènes concernant la rencontre sur unefrontière culturelle, la connaissance, voire latentative de connaissance, de l’Autre 5.

L’étude de cas que nous nous proposonsd’étudier, le tourisme dans la ville sainte deKairouan, sera ici considéré comme unprocessus de négociation culturelle au mêmetitre que beaucoup d’autres, d’autant que le liense fait de plus en plus étroit entre tourisme etpatrimoine. Ici, s’entrelacent la construction del’identité nationale et la présentation organiséed’une culture patrimonialisée, ayant « un rôlemajeur de configuration de la contem-poranéité » 6.

La première partie étudie la présentationofficiellement faite, aux touristes, de la Tunisie.Comme dans d’autres pays, les opérations demise en valeur du patrimoine constituent unphénomène à plusieurs dimensions, qui inclutdes interventions (nationales et internationales)en matière de coopération, de développement etde tourisme : les représentations symboliques,les aspects identitaires et les enjeuxéconomiques s’y entrecroisent 7, orientant lesreprésentations de l’identité nationale dans lecadre de la construction d’espaces trans-nationaux.

La deuxième partie analyse les discours desguides touristiques rencontrés lors des enquêtesmenées à Kairouan, ville sainte et haut lieu dupatrimoine monumental tunisien qui, commeCarthage, a été inscrite sur la liste du patrimoinemondial de l’UNESCO. Dans les tours organisésen Tunisie, les guides sont souvent les porte-paroles uniques de la culture nationale. C’est entoute liberté qu’ils présentent, à leur façon, lasociété tunisienne aux touristes étrangers.Souvent, l’interprétation qu’ils proposentdiffère des discours officiels. Ces médiateursculturels qui constituent une catégorieprofessionnelle à part, affichent leurs opinionset leurs choix identitaires, tout en se confrontant

à des notions telles que la « modernité », la« tradition », la « religion » et les « spécificitésculturelles ». Aussi ai-je opéré une comparaisonentre les narrations de ces guides et lesreprésentations officielles et savantes d’un lieupatrimonialisé, la ville sainte de Kairouan, afinde montrer comment s’élabore une présentationidentitaire, par le biais de discours qui ne sesuperposent pas toujours. Je me suis surtoutemployée à analyser la négociation culturelle(parfois tendue) qui a lieu au cours des visitestouristiques.

Construction historique etreprésentations de l’identité tunisienneà partir d’un patrimoine monumental

La construction de l’identité tunisienne estd’abord le fait des institutions qui se sontoccupées de patrimoine, elles-mêmes étantformées d’historiens et d’administrateurs. Leursreprésentations patrimoniales résultent d’unregard synthétique sur l’histoire politique de laTunisie (de la civilisation carthaginoise à lapériode coloniale, en passant par l’époque de ladomination turque), bien que les discours sur lepatrimoine demeurent strictement reliés à celuide la Renaissance arabe (inbi’âth) (A. Laroui,1992) : en récupérant l’héritage arabo-islamique, les élites intellectuelles tunisiennesont cherché à retrouver le rang international,

Le patrimoine kairouanais entre tradition, mémoire et tourisme

4. Plusieurs anthropologues, parmi lesquels James Boon (1982) etRoyWagner (1992) avaient auparavant souligné que la culture n’estpas une donnée objective, mais le résultat d’un processusdialogique, une construction continue (Fabietti, 1999, 144), quirésulte d’un accord soumis à une dynamique de renégociation.5. Déjà, Farrell (1979) affirmait que les touristes comme les hôtesont le problème d’évaluer les personnes avec lesquelles ils ont àfaire mais qu’ils connaissent très peu. Certes, de nos jours, onpourrait dire plutôt qu’il s’agit de négocier la connaissance que lesuns ont acquise des autres, notamment au travers des imagesmédiatiques et touristiques, mais aussi par les récits des immigrés.La même observation a été faite par D. Nash (1977) sur la rencontretouristique comme rencontre entre étrangers.6. J’utilise volontairement le terme de « contemporanéité », à ladifférence de Simonicca (1997) qui parle de « modernité », sans endonner de définition. Il est d’ailleurs attesté que l’on ne peut parlerde « modernité » qu’au pluriel.7. Selon Michael Herzfeld (1991), les opérations de mise en valeurde type patrimonial constituent un objet d’analyse d’importancemajeure pour saisir les dynamiques internationales à une échelleglobale.

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autrefois prééminent, des Arabes et desmusulmans. Cependant, l’héritage étanttransmis par les générations précédentes, cesélites considèrent généralement comme desancêtres, non seulement lesArabes, mais toutesles différentes civilisations qui se sont installéessur leur territoire : Berbères, Carthaginois,Romains, Byzantins, et Turcs. Cette inter-prétation historique englobante s’appuie surl’archéologie et sur l’hypothèse formulée parAbdallah Laroui (id.) qui affirmait que le Nordde l’Afrique aurait été habité par une populationmixte ayant migrée depuis l’est méditerranéen,par mer. L’Afrique du Nord intégrerait doncautant l’Ouest que l’Est (A. Hannoum, 1997,107). Les gouvernements successifs ont ainsiutilisé les théories et le capital symbolique desélites intellectuelles pour ériger des représenta-tions identitaires.

Il convient toutefois de ne pas considérercomme unitaire et homogène une politiquepatrimoniale qui résulte de logiques plurielles,qui est fonction des acteurs et de leurs niveauxd’initiative. Les institutions patrimoniales fontl’objet de conflits internes où s’affrontent desprises de positions différentes, selon lespolitiques à mettre en œuvre, les trajectoiresbiographiques et professionnelles de seschercheurs-fonctionnaires, et les sites dont ilss’occupent. Différentes relations sont établiesentre les deux principaux types de patrimoinemonumental : les sites archéologiques, cartha-ginois et romains, et l’héritage islamique qui,avec ses mosquées et ses mausolées, joue unrôle majeur dans la construction de l’identitétunisienne. En résumé, dans l’œuvre desélection des éléments historiques, lesouvertures l’emportent sur les fermetures, lebrassage de civilisations sur les guerres et lesconflits. Il ne s’agit pas du récit d’une histoiredouloureuse, jalonnées de luttes sanglantes,mais d’une construction intellectuelle positiveoù seules subsistent les empreintes successivesde plusieurs héritages culturels.

Dans le rapport préparé pour la Banquemondiale par le bureau d’études Dirasset(T. Houidi, dir., 2001), le patrimoine est définicomme « une notion globale qui envahit lesconsciences collectives, un capital historiquequi nourrit l’identité de la nation et qui faitl’authenticité de la Tunisie ». Ce capitals’imposerait donc aux consciences en vertu de

sa propre véracité. Il faut ajouter à cettedéfinition celle d’un héritage culturel vivant,notamment islamique, qui informerait leséléments constitutifs de la vie culturelle dupays, et qui se serait transmis de génération engénération (S. Kamarti, 1995). Il est doncproposé aux Tunisiens une identité alternative –l’Ifriqiya, avant et après la conquête islamique,étant censée avoir été en contact permanentavec les peuples de la Méditerranée. Le récit del’identité tunisienne, issu de la lecture des tracesmatérielles du passé (considérées comme autantde preuves objectives) devient ainsi unejustification pour introduire, de droit, ce paysdans l’arène mondiale.

Les membres de l’Institut national dupatrimoine (INP) qui travaillent à la sauvegardedes sites et monuments sont eux-mêmesconvaincus des enjeux politiques de laconservation et de la transmission auxnouvelles générations des traces matérielles etimmatérielles du passé. Cependant, parce qu’ilsprotègent, bien souvent, ce patrimoine dans uneoptique nationaliste, les négociations sontparfois difficiles dans le cadre de la coopérationinternationale 8. Ce sont des archéologuestunisiens qui, en particulier, ont impulsé unepolitique de valorisation de l’histoire cartha-ginoise et romaine, mais avec de retombéesbien différentes dans les discours courants.

Carthage et l’Afrique romaine

Dans son travail sur Carthage qui lui a valuune reconnaissance internationale, M’hamedFantar a voulu renverser l’image négative quiavait été donnée des Carthaginois par certainssavants français de la fin du XIXe siècle et de lapremière partie du XXe siècle 9. Ainsi, lesCarthaginois auraient été les premiers àintroduire la démocratie dans les pays de laMéditerranée où ils ont créé un empire, eninstaurant une présence commerciale pacifique.Non seulement les Carthaginois auraient

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8. Notamment, leur demande de reconnaissance d’une positionparitaire avec les pays européens est très forte, et se traduit souventdans l’exercice du pouvoir que ces chercheurs détiennent sur lessites. Il serait intéressant de considérer les pratiques et la positionsymbolique des chercheurs de l’Inp à la lumière des théories deBourdieu (1972, 1979, 1980), mais en élargissant l’espace deschamps sur une échelle internationale.

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constitué un modèle de démocratie, depacifisme et de cosmopolitisme, mais ilsauraient aussi donné à la femme une situationprivilégiée qu’elle n’avait ni chez les Grecs nichez les Romains. De fait, l’identification de lanation tunisienne avec l’ancienne Carthage – entant que civilisation d’où la nation actuelleserait originaire –, est largement répandue dansles manuels scolaires, dans les médias, et aussiparmi les guides touristiques : les Carthaginoissont censés avoir joué un rôle fondateur, etconstituent un élément indissociable de lanation tunisienne. Il est vrai que la mémoireorale ne se superpose pas exactement auxpropos de l’archéologue, et que la défaitepassée de Carthage constitue une projectiondans le présent ou le passé le plus récent. Ainsi,la domination française de la période duProtectorat est, aujourd’hui encore, perçuecomme le prolongement de la défaitecarthaginoise, et comme une marque d’hostilitéde l’Occident à l’égard du Monde arabe.

D’autres historiens et archéologues attribuentaux Romains un apport majeur, l’introduction detechniques comme l’irrigation, les aqueducs,etc. ; et cette installation romaine est représentéecomme une continuation historique de Carthage,avec la reconstruction et le repeuplement de laville. En effet, des « traces » archéologiquespermettraient de soutenir la théorie selon laquellel’élément punique aurait survécu longtemps et seserait mêlé aux conquérants, accentuant lemélange des populations et développant un cadrearchitectural et artistique original, de typeafricain : les mosaïques romano-africaines sontprésentées comme exemple. Six à sept sièclesd’influence romaine auraient ainsi marqué laTunisie, à l’instar de la civilisation carthaginoise.Les colonisateurs français de l’Algérie (1830)puis de la Tunisie (1881) ont cherché à légitimerleur domination en inscrivant leurs conquêtesdans la lignée de l’occupation romaine. Enprétendant descendre également des Romains,archéologues et historiens tunisiens se sontemparés de cet héritage culturel pour construireleur identité nationale.

À travers une sélection de signes (main deFatma, poisson, éventail carré, fibules, bendir,etc.) que l’on retrouve dans les mosaïques oudans des illustrations à caractère historique, ontend aussi à valider la théorie de la continuitéentre passé et présent. Mais ceux qui disent

partager les mêmes racines que les Européens,dans le même temps, cultivent leur différencepar leur appartenance au monde arabo-musulman.

Un Islam s’inscrivant dans la continuitéhistorique

Dans les discours patrimoniaux tunisiens, lacivilisation musulmane n’est pas perçue commeune rupture, l’islam ayant assimilé certainséléments des cultures qui l’ont précédé. Sil’histoire de l’Islam méditerranéen est faite deconflits, elle est surtout faite de contacts entreles peuples et de circulation d’élémentsculturels (J. Binous et al., 2000). Par exemple,la ville islamique est censée avoir prolongé latradition urbaine gréco-romaine, tout enl’enrichissant par des apports nouveaux(T. Houidi, dir., 2001). L’histoire inscrite dansles monuments de l’héritage arabo-musulmanserait bien celle d’un islam tunisien qui, auIXe siècle, avait atteint son âge d’or : la dynastiedesAghlabides correspondrait à une période decosmopolitisme, de tolérance et de dialogueentre les religions. Cependant, une bonne partiedes discours sur l’Islam, à l’adresse destouristes, se résume à la description de laGrande Mosquée de Kairouan, dontl’édification coïncide avec l’installation del’Islam en Tunisie, et au récit de l’histoireglorieuse des premiers siècles de la conquêtemusulmane : bâtie par ‘Uqba bin Nafa en 670,elle est considérée comme étant le monumentreligieux les plus important de l’Occidentmusulman et le symbole de l’Islam tunisien.Ceux qui l’ont édifiée auraient été inspirés parles idées et les figures géométriques des néo-

Le patrimoine kairouanais entre tradition, mémoire et tourisme

9. M’hamed Fantar a largement contribué à développer un discourssur la puissance et l’apport civilisateur de Carthage. Ancien directeurde l’INAA, il est actuellement membre de la prestigieuse Accademiadei Lincei italienne. Il est aujourd’hui l’un des acteurs principaux dudialogue interreligieux, fortement soutenu par le gouvernementtunisien. Il a pour objectif de retracer les composantes universelles ettrans-historiques de la notion de sacré, que nulle religion ne peutavoir la prétention de posséder en exclusive, car celles-là remontentà l’origine de l’humanité. Encore une fois, il affirme la primauté descivilisations mésopotamiennes dans l’énonciation d’une notion desacré, dont la compréhension serait indispensable à la connaissanceapprofondie des trois religions abrahamiques. Cf. M. Fantar, 1993 et2003.

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platoniciens grecs (J. Binous et al., 2000) 10.Ainsi, à travers la liaison opérée entre les lieuxpatrimoniaux et des « moments forts » del’histoire du pays, est tracée une carte spatio-temporelle qui constitue une synthèsehistorique, et qui insère la civilisation musulmanedans l’histoire et l’espace méditerranéens.

La Grande Mosquée de Kairouan est unmonument idéal pour représenter la période desAghlabides, car elle a été totalement reconstruite,exception faite du mihrab, par le souverainaghlabide Zyadat Allah en 836. Ses descriptionssont ainsi l’occasion de mettre en exergue laplace du soufisme, du cosmopolitisme, de latolérance religieuse et du dialogue entre lesreligions qui auraient marqué, depuis lesAghlabides jusqu’à nos jours, la religiosité enTunisie, « une terre de mysticisme ». Lesoufisme constitue un sujet privilégié de cesdiscours, actuellement encouragés par legouvernement. En parallèle, une politique derestauration des mausolées de saints a étéengagée depuis une vingtaine d’années 11. Mais,sur ce sujet, nous avons pu constater desdifférences entre les représentations savantes 12,les narrations orales et la mémoire collective.

Ce récit historique qui connecte le passémusulman à l’islam d’aujourd’hui, affirme qu’ily a une cohérence entre les différents âges del’histoire tunisienne, et laisse entrevoir le rôleque la Tunisie pourrait avoir dans laRenaissance arabe. Il ne fait aucun doute que sedéveloppèrent, au IXe siècle, des activitésculturelles et religieuses qui ont permis àKairouan de devenir l’un des centres islamiquesles plus importants : par exemple, on venait departout, y compris d’Espagne, pour assister auxlectures de l’imam Sahnûn (M. Talbi, 2002,862). Tous les courants religieux y étaientreprésentés, même si chacun d’entre euxaccusait l’autre d’hérésie et que l’ons’échangeait des anathèmes. Ibn Sahnûn,opposé aux innovateurs, les ahl al-bida, devaitéliminer progressivement ces différents espacesde discussion 13. Dans les récits officiels surl’histoire tunisienne, les aspects positifs sontsoulignés et les conflits, par contre, rarementmentionnés. Toutefois, dans l’opinioncollective, l’œuvre d’Ibn Sahnûn est générale-ment très appréciée, surtout parmi les habitantsde Kairouan qui considèrent cet imam commeune personnalité locale.

La Méditerranée entre discours patrimonialet mémoire orale

Face à Kairouan, première capitale del’Ifriqiya et symbole par excellence de lacivilisation islamique, Tunis serait méditer-ranéenne autant que musulmane. L’actuellecapitale du pays aurait été vouée à ce rôle, entant que ville proche de la Méditerranée,

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10. Selon Néji Jelloul (2000, 6), le premier minaret de la GrandeMosquée de Kairouan fut érigé en s’inspirant du phare romain deSallakta qui, lui-même, aurait pris pour modèle celui d’Alexandrie.Dans le guide à la mosquée de Kairouan rédigée par le même auteur(et publiée par l’Agence nationale du Patrimoine), celle-ci estdécrite comme une sorte de synthèse pacifique entre la nouvellecivilisation et les précédentes : selon l’historien al-Nouwayri, ‘Uqbaaurait décidé de bâtir la mosquée là où le cri de guerre « AllahAkbar » cessait. Dans l’interprétation de N. Jelloul, cela signifie undépassement des conflits grâce à la force spirituelle de l’islam. Deplus, la présence d’éléments architecturaux romains et de symboleschrétiens ferait de cette mosquée une sorte de cosmos montrant, à lafois, l’unité et la diversité de la civilisation méditerranéenne. Cetteinterprétation a été fortement contestée par des Kairouanais quipensent que la culture islamique est originale, sans aucune influenceextérieure. Il est à noter que souvent les théories concernantl’architecture islamique sont influencées par les travaux d’un auteurnon arabe, Oleg Grabar (1986 et 1987).11. Le Président de la République Zine Abidine Ben ‘Ali, à ladifférence de Habib Bourguiba, a prôné une politique visant à établirune distinction entre les formes de religiosité maghrébine et cellesdu Moyen-Orient. Il est donc affirmé que l’activité des saints auraitfortement contribué à diffuser un islam tolérant et pacifiste. Il ne faitaucun doute que subsistent en Tunisie des formes très enracinées devénération des saints. Mais on ne mentionne pas les conflitssubsistant entre la vénération des saints (avec ses phénomènes detranse, ses pèlerinages aux mausolées et la prononciation de vœux)et une religiosité, considérée comme « orthodoxe », qui ne s’appuieque sur la sunna et les cinq piliers de l’Islam. Le rôle des saints estcritiqué très fortement par ceux qui considèrent la notion demédiation entre les hommes et Dieu comme une forme d’hérésie oude superstition. Cf. K. Boissevain, 2006.12. Sur la représentation de cette période comme un âge decosmopolitisme et de tolérance religieuse, cf. M. Chapoutot-Remadi, 2000, 39 : « Les villes étaient habitées par des Berbères,des Byzantins, des autochtones bilingues, afariqa, Arabes Syriens etIraquiens, Yéménites et Persans du Khorasan ; juifs, chrétiens etmusulmans vivaient en parfaite harmonie ». Cette période est aussicelle de la prédication et de la diffusion du malékisme, par l’ImamSahnûn Ibn Sa’îd, dans l’Afrique occidentale (Kh. Maoudoud,1992). Le quatrième siècle de l’Hégire a été, selon Abdallah Laroui(1992, 210), généralement considéré par les Arabes comme« l’apogée de l’histoire et de la civilisation arabe, […] quand tout lesgroupes et les cultures ethniques contribuaient à la diffusion d’uneculture littéraire, scientifique et philosophique variée, entièrementécrite en Arabe ».13. Une fois devenu cadi, Ibn Sahnûn tortura à mort le mu’taziliteAbu Dja’farAhmad, puis il commença à réprimer « l’hérésie », puisla liberté de pensée en dispersant tous les cercles religieux (M. Talbi,2003, 873).

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ouverte aux étrangers, où le brassage culturel aété le plus important (M. Chapoutot-Remadi,1995). Ayant reçu un héritage urbain antérieur àl’islam, Tunis devient « un phare de l’Islam »,puis « successivement, une enclave espagnole,une base corsaire enrichie par la Corse, lacapitale d’une province ottomane, le noyaucommercial d’un Protectorat français, et lapremière ville de la Tunisie moderne, située aucœur de la Méditerranée » (Kh. El-Menchari,1999, 22). Sous le Protectorat, les premierstouristes européens ont également contribué àfaire de cette capitale une cité cosmopolite,avec ses grands hôtels, ses théâtres, son casino.Selon le schéma assez classique des récitsidentitaires, le cosmopolitisme est ici encoremis en avant, comme un leg positif. Mêmel’architecture de la médina de Tunis seraitl’expression d’un cosmopolitisme méditer-ranéen disparu (Z. Mouhli et J. McGuinness,1998). Ce récit historique « méditerranéen »constitue le modèle identitaire idéal des éliteséconomiques et intellectuelles, aux originessouvent mêlées (descendants de famillesturques, avec parfois des ancêtres ou desconjoints français ou italiens), et qui tirent unepartie de leur capital symbolique de leurinsertion dans des réseaux familiauxinternationaux. Mais la mémoire méditer-ranéenne ne constitue pas le privilège distinctifet exclusif de l’élite sociale. La construction del’histoire d’un pays permet de constater que denombreux rapprochements peuvent être faitsentre récits historiques, histoires personnelles etmémoires orales 14. La « mémoire généra-tionnelle » est répandue aussi parmi les gensordinaires. Nombre de Tunisiens, nés avantl’indépendance ou peu après, ont vécu dans unpays où cohabitaient différents groupes (Turcs,Italiens et Juifs Livournais, Maltais, et Français,etc.). Mais, rien n’empêche ces mêmespersonnes de ce sentir arabes, musulmans etméditerranéens, c’est-à-dire issues d’unmélange de civilisations et ayant des pointscommuns avec les autres peuples de la rive nordde la Méditerranée. La notion de« méditerranéité » qui est historique-ment,géographiquement et culturellement biendéterminée, puise ses racines dans une mémoirerécente et dans une volonté politique réitérée : ils’agit de sauvegarder cette mémoire face à lamontée d’une identité arabe, profondément

ancrée dans la religion musulmane, afin decontrer la marginalisation internationale dontles Tunisiens se sentent victimes, en tant quemusulmans.

Il y aurait donc interférence ou convergenceentre les discours institutionnels, les représenta-tions de certaines catégories professionnellesjouant un rôle clé dans la sauvegarde dupatrimoine, et les narrations identitaires de lapopulation tunisienne, dumoins celle qui vit surle littoral méditerranéen.

Les propos patrimoniaux ayant trait à cettedimension méditerranéenne renvoient, entermes symboliques, à un espace qui dépasseles frontières nationales. L’espace euro-méditerranéen ne constitue donc pas seulementune ressource de type économique, mais unedemande de reconnaissance, aussi, destraditions musulmanes qui se trouvent, par lebiais du patrimoine islamique, insérées dansl’espace symbolique et historique de laMéditerranée. Les connexions entre Méditerranéeet civilisation islamique s’établissent dedifférentes manières, au travers d’une histoiresavante et officielle, ou par le biais destémoignages oraux de la période qui a précédéou suivi l’indépendance, avant que les étrangersne partent.

Toutefois, cette double appartenance estaussi inscrite dans le présent des individus,selon diverses modalités, et en interaction avecd’autres flux, la migration, le tourisme, lesrésidents étrangers, les choix des partenaires etdes amis, les habitudes de consommation, lesimages idéales du corps, etc. Ces évidences,constamment rappelées, sont étroitement liéesau désir d’être inclus et considérés commemembres à part entière des pays méditer-ranéens, mais avec des spécificités culturelles,historiques et religieuses.

Bien que le mot « Arabe », prononcé parcertains étrangers, puisse être perçu comme unesorte d’accusation qui renvoie à une altérité

Le patrimoine kairouanais entre tradition, mémoire et tourisme

14. Les discours sur le patrimoine ne peuvent pas être considérésuniquement comme le fruit d’une activité institutionnelle etacadémique. Il y a sûrement, dans ces interprétations historiques, unpassé dans le présent, mais on peut également retrouver le présent,ou, mieux encore, la mémoire générationnelle dans le passé, cequ’on pourrait également appeler la négociation constante entrel’histoire et la mémoire (Y. Zerubavel, 1994).

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radicale 15, la « méditerranéité » tunisienneaurait également pour objectif de défendre uneintimité culturelle incluse dans la partie arabede l’identité nationale, plus ou moins pressentiecomme telle par différents acteurs.

L’arabité comme « intimité culturelle » et lamémoire générationnelle

Dans le texte de présentation du colloqueTourisme culturel et écologique dans legouvernorat de Kairouan (2005), et dont lesauteurs sont des membres des plus anciennesfamilles de Kairouan, la description de la villeet de ses environs peut être considérée, d’uncôté, comme une perspective locale depatrimoine et, de l’autre, comme une prise deposition officielle sur le patrimoine kairouanais.Selon les auteurs, les habitants de Kairouan etde sa région seraient fiers de montrer la richessede leur patrimoine aux étrangers 16 qui, pour laplupart, participent à des circuits touristiquesorganisés. Les habitants qui se sont engagésdans la promotion et la mise en valeur de leurpatrimoine, afin de convaincre les touristes derester plus d’un jour dans la ville, nonseulement valorisent l’ancienneté et lasimplicité de l’architecture kairouanaise, maischerchent aussi à mieux faire connaître leurartisanat 17, et leurs modes de vie. Ainsi, lespolitiques concernant l’héritage constituent unphénomène aussi bien économique et politiqueque culturel et identitaire 18.

Pour les habitants de Kairouan qui affirmentque leurs ancêtres se sont installés depuis dessiècles dans la ville, le patrimoine matériel etimmatériel du lieu est strictement relié auxvaleurs symboliques concernant leur identitéurbaine, leur mémoire biographique et sociale,qui est aussi un facteur de distinction sociale.Bien que des bédouins nomades de la steppeenvironnante se soient installés dans lesfaubourgs de la ville depuis le XIe siècle, il existeencore une division symbolique très nette entreles urbains (beldiyya) et les Zlass, anciensmembres de cette tribu de nomades (appelésarab), considérés comme des étrangers qui nepartagent pas les traditions kairouanaises. Lesanciens quartiers zlass (rbat) furent toujours misà l’écart du centre urbain (houma) auquels’identifient les anciennes familles kairouanaises(M. Kerrou, 1998). Actuellement, ceux qui se

considèrent comme des beldiyya gardent lamémoire du temps de leur enfance, lorsqu’ilshabitaient dans l’ancienne médina, quandl’expansion urbaine, présentée commeanarchique, n’était pas encore commencée. Defaçon un peu paradoxale, la mise en valeur del’héritage et l’ouverture au tourisme de groupesont considérées comme des moyens desauvegarder les traditions de Kairouan dont lasimplicité des relations sociales est symboliséepar l’espace clos de la médina. Bien que les éliteskairouanaises aient différentes opinions à l’égarddes valeurs traditionnelles, elles veulent donctransmettre le message que cet héritage mérite unrespect considérable, ayant contribué à l’histoirede la Méditerranée et à l’histoire universelle.

Alors que, dans les discours officiels, lacivilisation arabo-musulmane est toujoursprésentée d’une façon identique, c’est-à-direfondue dans la partie méditerranéenne, en dépitd’une religiosité spécifique, dans le cas deKairouan en revanche, l’histoire des élitessociales est strictement liée à l’arabité et aupatrimoine religieux. Toutefois, nous avons étéconfrontés aux conséquences de ces discoursofficiels sur les propos des enquêtés : ilsalternent et négocient entre affirmation etnégation de leur arabité. En effet, la crainted’être méprisé en tant qu’Arabe coexiste avecune exaspération face à la fermeture desfrontières européennes et aux stéréotypes quicirculent dans les médias européens.

Barbara CAPUTO

15. Lors de mes entretiens, l’énonciation même du mot « Arabe »suscitait une réaction immédiate et systématique. Ce discours denégation de l’identité arabe des Tunisiens suivait toujours le mêmeschéma : il n’y aurait pas de preuve indiscutable d’une origine arabe ;« le mélange des races a été tel, depuis l’Antiquité jusqu’à laDeuxième Guerre mondiale que personne ne peut savoir réellementqui sont ses ancêtres » ; « même les Allemands se sont installéspendant quelque temps en Tunisie, dans les montagnes, et y auraientlaissé des enfants ». Certains émettent un jugement moral lorsqu’ilsdisent que les monolingues arabophones seraient des gens renfermés,tendancieux et surtout ignorants. Mais le mot « Arabe » peut changerde signification lorsque ces mêmes Tunisiens définissent leur identitépar rapport aux autres.16. En général, les habitants de Kairouan montrent de l’intérêt pourles opérations de restauration, en considérant le patrimoine commeun symbole de l’identité, la culture et la mémoire de la Tunisie.17. Tissage des tapis faits par les femmes et vendus aux enchèresdans le souk ; fabrication de chaussures en cuir de chèvre oud’agneau ; tissage de châles brodés.18. Pour l’année 2009, Kairouan a eté choisie comme capitaleculturelle de l’Islam par l’ISESCO (Organisation islamique pourl’éducation, la science et la culture).

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Les membres d’une famille kairouanaiseque j’ai rencontrée font la prière et, tandis quele mari aime à boire de temps en temps, safemme s’investit dans le bénévolat. Leur filles’habille selon la mode du moment, ventredécouvert, leur fils est inscrit dans une écolehôtelière en Europe, tout en continuant à jeunerdurant le mois de Ramadan 19. Pour cesKairouanais, parler de l’héritage islamiquesignifie garder un passé qui constitue un modèlede distinction sociale. S’occuper de patrimoinepermet à leur ville de disposer d’un pouvoird’action, en accédant à des ressourceséconomiques ou relationnelles, dans une arèneinternationale. Même s’ils ne sont pas insérés,par leurs professions, dans les politiquespatrimoniales, ils s’intéressent activement auxrestaurations qui sont faites des monuments dela ville, apprécient les étrangers qui s’occupentde cette sauvegarde et aiment entrer en contactavec eux. Le langage architectonique, à leursyeux, n’a pas beaucoup de signification s’il nepermet pas de faire passer un message culturel.Selon eux, il ne suffit pas de présenter laGrande Mosquée comme un simple édifice, ilfaut expliquer son fondement culturel, idéal, quiannonce une culture nouvelle, différente detoutes les autres, avec un message totalementdifférent. Il s’agit du message de la culturemusulmane, aussi bien dans la mosquée de Sidi‘Oqba que dans les petites mosquées dequartier, avec leurs fonctions sociales.

Le contenu des représentations desKairouanais est sensiblement différents desdiscours des représentants du Patrimoine : insérerl’héritage islamique dans l’espace méditerranéenne veut pas dire le diluer dans l’héritage descivilisations passées. Les Kairouanais qui seconsidèrent comme les descendants desconquérants Arabes, semblent avoir traduit lesévénements historiques douloureux quiaffectèrent leur ville au cours des siècles par unsentiment commun, celui de la nécessité, face audanger, d’une fermeture de leur cité 20.

Visites touristiques à Kairouan :les guides comme médiateurs culturels

Bien que l’ancien rôle politique de Kairouanait été suivi d’une longue décadence, sonimportance religieuse a néanmoins perduré. Selon

Mourad Rammah (2000 et 2003) 21, ce rôlespirituel prit son essor durant la périodeAghlabide, avec la reconstruction de la GrandeMosquée. Il continua avec la construction desmausolées et des demeures bâties par des soufis,ascètes et hommes de religion, qui apportèrent àla ville un statut de haute spiritualité. Sous ladynastie Husseinite, furent construits le mausoléede Abu Zama el-Balawi et sa médersa. Ces deuxlieux de culte sont les seuls qui soient partiel-lement ouverts aux étrangers non musulmans enTunisie – ce qui ne manque pas de soulever desréactions parmi les touristes. Toutefois, leursvisites offrent aux guides l’occasion d’expliquerles règles ou certains aspects de la religionmusulmane. Ces visites nous ont donnél’opportunité de saisir la négociation de catégoriesidentitaires et religieuses, qui se joue entre guideset touristes étrangers.

Les guides touristiques ont une autoritéénonciative dont ils profitent face aux touristesinscrits dans un voyage organisé, usant de laliberté relative dont ils ne disposent pasnormalement dans l’espace public. Au cours desvisites, ces guides ont la possibilité de donnerleur propre interprétation de l’histoire, et de seprononcer sur la religion, la culture, l’identitétunisienne, les événements politiques inter-nationaux – ceux qui concernent notamment lemonde arabe et musulman. Ils sont bien souventconscients de leur rôle d’hommes ou de femmesà la frontière de leur culture, et sont soucieux deprésenter aux touristes “leur vérité”, enchoisissant, selon le cas, un style dialogique plusou moins souple. Parfois, ils introduisent des

Le patrimoine kairouanais entre tradition, mémoire et tourisme

19. Les habitants de Kairouan sont censés être parmi les plusrespectueux des règles religieuses et des codes vestimentaires.Le dernier imam, récemment décédé, Abderrahman Khalif, étaitconsidéré comme conservateur en matière d’interprétation religieuse.20. Dans les essais historiques, ainsi que dans les narrations deshabitants, Kairouan est décrite comme une ville placée, dès sonorigine, dans un environnement hostile. Le site fût choisi à cause desa distance de la mer, à cette époque encore contrôlée par lesByzantins, et de son éloignement des montagnes habitées par lesBerbères. Depuis le règne de Zyadat Allah I en (209 H./824 J.-C.)jusqu’à la domination turque, Kairouan subit de nombreusesattaques. Ses remparts furent détruits plusieurs fois afin de punir sapopulation. Les édifices de la ville furent souvent abattus et seshabitants maintes fois massacrés, à cause de leur opposition aupouvoir politique (M. Talbi, 2003).21. Historien et secrétaire de l’Association de sauvegarde de la médina(ASM) de Kairouan, descendant d’une ancienne famille kairouanaise,qui a un rôle majeur dans la gestion de l’héritage kairouanais.

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références à l’actualité politique. De leur côté,nombre de touristes aiment poser des questions àpropos de l’actualité politique et socialetunisienne et de la religion. Il est vrai aussi queces étrangers aiment parfois critiquer ou affirmerleurs point de vue sur la religion et la femmemusulmane, en considérant les règles religieusescomme une métonymie de la réalité sociale. Lesguides se sentent donc investis du devoird’expliquer leur culture, un devoir aussi bienmoral que professionnel, afin de satisfaire lacuriosité des touristes ou de combattre les préjugés.

Ils aiment discuter lorsqu’ils sentent queleur auditoire est intéressé. Parfois ils prennentl’initiative, en répétant et soutenant sans cesseleurs positions, sans se soucier des commentairesparfois ironiques. Il suffit, par exemple, dedécouvrir un vignoble ou une mosaïquereprésentant Bacchus au Musée national duBardo pour entamer un discours sur laconsommation d’alcool en Tunisie. Lesdéplacements collectifs en bus, dus au parcours,procurent du temps pour parler de religion,d’histoire et d’identité. Mais, Kairouan est sansaucun doute le site patrimonial le plus indiquépour donner des explications d’ordre religieux,à cause de son statut de « ville sainte ».

La négociation entre guide et touristes àpropos de l’islam et de ses pratiques

À travers des explications sur le Coran, surles cinq piliers de l’islam, sur des règlesconcernant la prière, les guides énoncent leursidées sur la religion. Lors de la visite de laGrande Mosquée de Kairouan, qui suit toujoursle même parcours, des explications historiquessur l’origine de la ville sont données, maissurtout des explications d’ordre architectural :sont montrés le puits, les salles des ablutions, leminaret, les pierres avec les inscriptionsromaines ; des explications sont données sur lastructure de la salle de prière ; la distinctionentre sunnites et chiites est expliquée et, parfois,sont mentionnés les rites hanéfite et malékite.Ensuite, sont expliquées les règles de la prièremusulmane. La séparation entre hommes etfemmes dans la salle de prière, commel’interdiction aux femmes de rentrer dans lamosquée lorsqu’elles ont leurs menstrues,suscite très souvent des protestations.Cependant, un guide nous a affirmé :

Les malékites sont les musulmans plus ouverts,les femmes peuvent assister à toutes les activités,elles ne se couvrent pas.

L’explication des règles de prière, coupéed’un contexte historique et culturel plus vaste,devient une sorte de métonymie de la relationentre les genres, difficile à démentir dans lamesure où les touristes sont insérés dans unesorte de « bulle » dans le pays où ils voyagent.Bien souvent, la fermeture de la salle de prièrerenforce, chez eux, l’idée d’une fermeture de cepays aux non musulmans. Forcés par lescirconstances et conscients des dynamiquesinterprétatives qui se déclenchent, les guidesdoivent, bon gré mal gré, faire face auxquestions et aux observations qui peuventdevenir insistantes. Parfois, ce sont les touristeseux-mêmes qui cherchent à comprendre lacorrespondance entre les règles et la réalité, endemandant, par exemple :

Y a-t-il une pratique réelle dans la population ?

Alors que certains guides pensent qu’enTunisie, les jeunes sont de moins en moinspratiquants, d’autres pensent exactement lecontraire, à savoir qu’il y aurait chez eux unregain d’intérêt pour la religion. Dans la mosquéede Sidi ‘Oqba, une guide du Patrimoine,dénommée Fetiha, donne la réponse suivante :

97 % des Tunisiens sont musulmans, il y a lespratiquants et les non pratiquants ; de plus enplus, surtout à Kairouan, la religion est présentedans la vie quotidienne. Il est important pour lemusulman de faire la prière, et aussi d’écouter lesermon. La séparation à l’intérieur de la mosquéesert à ne pas se déconcentrer.

Par la suite, Fetiha me précisera :Les clients sont étonnés, surtout la première foisqu’ils arrivent ici. Parmi les touristes, il y atoujours des préjugés. Seulement s’ils ont descontacts directs, ils peuvent se faire une idée.S’ils me posent des questions, j’essaie derépondre. Mais, il y a des personnes qui sontouvertes et des personnes qui ne le sont pas. Laplupart des Français reviennent souvent, mêmeaprès le 11 septembre 2001, ils sont venus enTunisie sans s’inquiéter. Ils connaissent desTunisiens, ont l’occasion d’avoir un contactdirect avec les habitants.

Cette femme fait la prière, mais ne semblepas avoir envie de mettre un voile, ce quid’ailleurs est prohibé, pour les guides

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touristiques, par les autorités tunisiennes. Porterle voile est un engagement sérieux et difficile,me dit-elle :

Nous devons présenter l’islam de manière de nepas permettre de mauvaises interprétations,surtout après ce qui s’est passé le 11-Septembre.Nous devons dire qu’ici, il y a un islam ouvert ettolérant, et qu’il n’y a pas d’intégristes. Lesfemmes ici sont libres et ne portent pas le voile.

Je lui dis :Si l’on est libre, on est libre aussi de porter levoile.

Et Fatiha de répondre :Oui, mais les femmes ne doivent pas êtreobligées. La liberté finit là où commence laliberté des autres. Alors, on n’est pas libre ausside se promener nus dans la rue.

Les guides essaient de faire comprendre auxtouristes quel est le comportement le plusapproprié dans une ville sainte. Selon une autrefemme guide :

Les anciens ne supportent pas que les touristesfassent des choses comme s’embrasser dans larue, dans la mosquée et aussi dans le souk.À Sousse, il est normal que les personnes sedépouillent, il y a la mer, il y a les touristes. MaisKairouan est une ville sainte !

Aïcha, quant à elle, n’a pas une grandeconsidération pour les touristes. Lorsque je luidemande pourquoi, à son avis, il y en a autantqui visitent la Tunisie, elle me répond, avec unsourire amer, qu’il s’agit d’un pays « bonmarché ». En ce qui concerne la religion, elleessaie de faire passer le message que la religionn’a rien à voir avec la politique, et que, danschaque pays, on peut avoir des pratiquesreligieuses différentes. Elle semble partagéeentre le respect ponctuel des règles coraniqueset la défense d’une dimension intérieure del’expérience religieuse.

Aïda, qui a une maîtrise en sciences duPatrimoine, profite aussi de son autorité sur lestouristes pour se moquer d’eux, sur le mode dela plaisanterie. Toutefois, elle donne desréponses détaillées lorsqu’ils se montrentintéressés, et me dit que certaines de leursquestions l’ont poussée à se renseigner. C’est àla faculté qu’elle est devenue passionnée par lesujet, et elle désire maintenant montrer auxautres le patrimoine tunisien.

Certains guides ont parfois des réactionsplus ouvertement conflictuelles envers lestouristes qui se montrent critiques à l’égard dela religion islamique ou de la culture arabe.Néjib, par exemple, préfère jouer laconfrontation sur les points faibles des troisreligions du Livre :

Si on me pose des questions sur la séparation deshommes et des femmes dans la mosquée, jeréponds que ça se passe ainsi dans toutes lesreligions, les hommes sont toujours devant et lesfemmes derrière. S’ils commencent à parler durôle de la femme, je dis que c’est le même enEurope, avec l’usage que la publicité fait desfemmes.

Lors d’une visite à la mosquée dite « duBarbier », j’ai pu assister à un échangehouleux entre un guide et une Italienne quisoutenait que le Prophète Mohammed étaitquelqu’un de rusé, qui avait inventé le Coran.Bien qu’il ne se considère pas commepratiquant, ce guide n’a pas dissimulé sonénervement. En de nombreuses occasions, ladéfense de la culture musulmane s’imposedonc à eux, mais de façon plus ou moinsconsciente. Que certains guides aientl’intention de provoquer les touristes, ou qued’autres se sentent concernés par l’obligationmorale de donner des explications correctes,très souvent le désir d’une confrontation estprésent, avec l’idée qu’un contact direct est, detoute façon, positif.

Outre les discours sur l’orthodoxiemusulmane, l’identité tunisienne véhiculée parles guides du Patrimoine se construit, commedans les récits officiels, en traversant l’histoire,des Carthaginois jusqu’à la colonisation, maisavec de jugements d’ordre historique différents.S’y entremêlent des informations d’ordrehistorique et architectural, des bribes demémoire orale, des explications personnellessur l’identité résultant d’une sélection de signes(plus ou moins méditerranéens), et, surtout, desdéfinitions du rapport entre tradition etmodernité. S’y ajoutent des prises de positionsur la dynamique politique contemporaine(question palestinienne ou irakienne,terrorisme, intégrisme, etc.). Dans le mêmetemps, ces médiateurs peuvent aussi bien parlerde leur histoire familiale et de leur parcoursbiographique, tout en affirmant leur identitéurbaine ou rurale, de la côte, de l’intérieur du

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pays ou du désert, leur origine arabe ouberbère 22.

C’est par hasard que Kamel a commencé àtravailler comme guide touristique. Il étaitsociologue, mais il voulait travailler au contactdes gens et non dans un bureau où il devait fairedes planifications avec des assistantes sociales.Pour faire le guide, il aurait renoncé à avoir unevie personnelle. Il aime surtout faire desexcursions dans le désert, et s’habiller avec desvêtements traditionnels plutôt qu’européens. Enme parlant de Kairouan, il souligne que la villefût bâtie loin de la mer puisque les Arabesétaient des hommes du désert. Il aime passer dutemps avec les gens, raconter des histoires prèsdu feu, le soir. Il aime aussi découvrir l’histoireet la culture des autres, leurs identités etappartenances régionales. Quant à Taoufik, ildit avoir travaillé comme guide touristiqueparce qu’il n’a pas réussi à finir un doctorat detroisième cycle, faute de moyens. Il parle de safamille, originaire de Sidi Bouzid, en affirmantavec fierté pouvoir satisfaire aux besoins de sesproches.

De façon générale, et quel que soit sonniveau de connaissances, tout guide insère, dansses descriptions, des narrations personnelles.Afin de montrer comment les guides utilisentl’espace patrimonial pour présenter et soutenirleurs positions personnelles, j’analyserai icileurs discours à propos de la religion et destensions internationales.

Les représentations d’un “Islam tunisien”pacifiste

En rentrant dans la petite cour qui mène aumausolée de Abû Zama el-Balawi – premièreétape de l’excursion qui comprend Kairouan etEl-Jem –, Choukri veut présenter à un groupede Français la technique du stuc. Il leur montreque, sous la voûte, il y a les « 99 noms deDieu », qui concernent tout ce qui est d’ordresuperlatif. Un de ces noms, explique-t-il, est as-salam, la paix :

As-salam est la manière arabe de saluer. En saluantainsi les autres, on prononce un jugement de paix,même si ce mot aujourd’hui a perdu son sens.

Quelques visiteurs acquiescent. Plus tard,dans l’amphithéâtre d’El-Jem, le même guidepropose un jeu. Dans un couloir souterrain quise trouve au-dessous de l’arène, il demande à

ceux qui se disent « de gauche » de sortir par lagauche, et à ceux qui se disent « de droite », desortir par la droite, les extrémistes devant allerau fond. Deux touristes vont au fond etdécouvrent que, là, il n’y a pas de sortie. EtChoukri de dire :

Pour les extrémistes, il n’y a pas d’issue.

Par la suite, il me précisera :Dans une religion qui donne de tels témoignagesd’amour, on ne peut concevoir la violence et leterrorisme !

Dans le bus, pendant le trajet de Kairouan àEl-Jem, Choukri avait raconté des épisodes dela vie de musulmans exemplaires : Hatem Tay,qui a égorgé un de ses dromadaires pour l’offrirà un hôte ; Umar Ibn el-Khattar, le deuxièmecalife aprèsAbû Baker, qui a dit que si une mulese blessait la patte à cause d’une pierre sur laroute, cela serait de sa faute, car il n’a rien faitpour l’en empêcher.

Un autre guide s’est prononcé en faveurd’un islam idéal auquel il faudrait remonter sil’on veut vraiment comprendre l’essence de lareligion musulmane :

Il faut regarder les principes religieux qui setrouvent dans les livres, lire le Coran et leshadith, et non pas le comportement despersonnes. [...] Si l’on écoute seulement ce qu’ondit, on ne comprend pas. Le Prophète a dit :« Le meilleur d’entre vous a le meilleurcomportement avec sa propre femme ». Il fautchercher un imam et lui demander une traductioncorrecte. Maintenant il y a surtout des traductionsen anglais, quelques unes faites exprès pour lesmusulmans. Si l’on est des bons musulmans, onn’est jamais des terroristes, il vaut mieux êtrevictimes qu’agresseurs. Dans le Coran le mot« terrorisme » n’existe pas. Jihad veut dire« défense ». Mais il faut lire le Coran pourconnaître bien ces choses-là. Il y a beaucoup deproblèmes : l’impolitesse, le manque de foi et deprière. Il n’y a pas d’éducation religieuse

Barbara CAPUTO

22. Par exemple, après la visite de la Grande Mosquée, Habib m’ainvité, ainsi qu’une autre personne, à déjeuner avec lui. Il nous araconté qu’il est originaire de Gafsa, qu’il descend de la « civilisationcapsienne », et donc que fort probablement nous aurions les mêmesancêtres. Il a ajouté que le nom de famille indique qu’il pourrait êtreun Berbère arabisé, car la ville de Kasserine, d’où il vient, a étéenvahie par les Beni Hilal. Selon lui, il se pourrait que les Romainsse soient mêlés aux Berbères, puisque ces derniers les ont aidés àcombattre les Carthaginois. Toutefois, il a précisé qu’il est trèsdifficile de connaître avec certitude ses véritables origines, puisqu’enTunisie, il y a eu toutes sortes de civilisations.

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suffisante parmi les musulmans. Ils suivent lesautres, sont musulmans seulement de naissance,ne font pas le Ramadan. [...] Un musulmanpratiquant croit à toutes les autres religions, enpremier le christianisme.

Un troisième guide s’est exprimé, dans lacour de la Grande Mosquée, en ces termes :

Nous devons présenter l’islam de manière à nepas permettre de mauvaises interprétations,surtout après ce qui s’est passé le 11-Septembre.Nous devons dire qu’ici, il y a un islam ouvert ettolérant, et qu’il n’y a pas d’intégristes.

Il arrive donc fréquemment que les guidesfassent une distinction entre religion etpolitique. Après avoir expliqué les cinq piliersde l’islam, l’un d’entre eux dit aux touristes :

Je vous ai rappelé les principes de l’islam.Aujourd’hui, on fait une grande confusion avecl’islam et on pense au terrorisme. Mais, laTunisie est une terre de tolérance et il fautrappeler cela. En Tunisie, on a su concilierl’islam avec la modernité, grâce à Bourguiba. Ona le code du Statut personnel et la polygamie aété abolie. Bourguiba s’est battu pour enlever levoile aux femmes, parce que les femmes, ellesseules, n’en avaient pas le courage. Et, en dépitde la résistance des mentalités traditionnelles,petit à petit, c’est arrivé sans aucune violence.Le fanatisme existe dans toutes les religions.

Il m’est arrivé d’entendre des guides,hommes ou femmes et quels que soient leursopinions et leurs expériences de vie, dire qu’il yaurait un islam typiquement tunisien, et unRamadan tunisien, le jeûne étant un fait socialplus que religieux. Or, bien souvent, ces guidesexpliquent aux touristes leurs habitudespersonnelles (s’ils font la prière, jeûnent,boivent de l’alcool) et que cela ne doit pas êtremis en relation directe avec leur degréd’ouverture aux étrangers. Ils expriment ainsidifférents types de comportements et depositions : ceux ou celles qui s’adaptent au stylede vie des touristes, qui boivent en leurcompagnie, qui ne font pas le Ramadan,seraient plutôt « laïcs », et aiment à généralisercette position pour toute la société tunisienne ;d’autres, en revanche, affichent leur croyance,même si cela ne veut pas toujours dire qu’ilsfont la prière. Il nous a semblé également que,selon la position adoptée par les guides, le rôlede l’imam et celui des écoles coraniques sontprésentés de façon plus ou moins positive.

Les discours à propos du Coran sontl’occasion de faire reconnaître l’adaptation duLivre Saint à la « modernité ». Le fait d’en parleren tant que modèle à suivre, constitue alors unmoyen de prendre des distances par rapport auxmusulmans qui donneraient « le mauvaisexemple ». Deux guides venant de Hammametont expliqué les cinq piliers de l’islam, enajoutant qu’ils ne les respectaient pas, même si leCoran n’en comportait pas moins toutes lesvérités scientifiques. Alors que l’idée la pluscouramment admise par les guides est quel’islam est homogène, quelques uns affirment,toutefois, qu’il y aurait plus de deux centsexplications du Coran.

Par ailleurs, ils introduisent une com-paraison entre monothéismes. Par exemple, unrepérage de décors architecturaux (une croix surun chapiteau de Kairouan ou sur le minaret) estcommenté comme une représentation des troisreligions. Au cours de la visite de la GrandeMosquée, il peut être aussi déclaré qu’« il n’y aqu’un seul Dieu, que les trois religions sontproches » ; ou que « les trois livres sacrés seressemblent, qu’ils se soucient du bien deshommes ». D’autres n’hésitent pas à faire unparallèle avec les pratiques catholiques : laprière musulmane deviendrait ainsi un momentde « confession », dans la mesure où il n’y a pasd’intermédiaire, dans l’islam, entre l’individu etDieu.

Les conflits d’opinion autour du culte des saints

À la différence de la Grande Mosquée deKairouan, le mausolée du wali Abou-Zama el-Balawi constitue, un espace polyvalent etpolysémique, avec la salle de prière, la médersaet ses faïences turques de style andalous, la salledes circoncisions, la salle qui abrite le tombeaudu « Barbier du Prophète » et sa cour d’entréequi ressemble à celle d’une maisontraditionnelle. Dans cet espace, se déroulenttoutes les activités d’une zaouïa : visite autombeau de Sidi Sahbi (nom populaire de AbouZama el-Balawi), formulation de vœux,circoncision, etc. Cette zaouïa présente lacaractéristique, quasi unique en Tunisie, depermettre à des touristes non musulmans deregarder des musulmans en prière sur la tombedu saint, des femmes du Sud tunisien avec leursvêtements traditionnels, des petits garçons

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habillés pour la circoncision. L’achat desouvenirs (tels que chapelets, gants pour lehammam, roses de sable, colliers ou flûtesporteurs de baraka) leur est aussi proposé.À l’entrée de la salle du tombeau, les visiteursétrangers sont accueillis comme les autres : lemoqaddem de la zaouïa (ou celui qui leremplace en son absence) leur verse sur lesmains quelques gouttes d’eau de fleurd’oranger, mais ils doivent se limiter à regarderde l’extérieur. Néanmoins, la visite du lieudonne l’occasion aux guides d’exprimer leurspositions à l’égard du culte des saints (awliya)et des pratiques traditionnelles en général.

En ce domaine, leurs propos comportenttoujours un jugement positif ou négatif.L’hostilité ou l’attachement que ressent le guideenvers les awliya sont toujours ouvertementdéclarés, même au cours de la visite. Mais,l’autorité du guide étant supérieure à celle dumoqaddem (dont la connaissance des languesétrangères se limite par ailleurs au français), cedernier ne peut contester les affirmations quisont faites. Une bonne partie des guides chercheun compromis entre les deux positions, enprésentant le saint comme un homme pieux quia aidé les autres, un savant qui a étudié leCoran, mais qui n’a jamais fait de prodiges.Généralement, ils qualifient d’analphabètes etde superstitieux les gens qui demandent au saintdes guérisons ou des enfants. Et seule uneminorité de guides parle d’une façon positive dela baraka (la « grâce qui émane du saint et quicircule dans la zaouïa ») et des pratiquespropres à tout mausolée, du vœu à la circulationd’offrandes pour les pauvres :

Les saints musulmans sont semblables auxchrétiens. Les religions se rassemblent toutes. Ils’agit de musulmans qui ont fait beaucoup pourla population, comme la Caritas fait des collectesd’argent. Tous les gens se ressemblent. Ils ontdonné de la nourriture aux pauvres, puis ils ontcréé des écoles.

Parfois, une explication d’ordre scientifiquesur le pouvoir des saints est donnée, en tant quepouvoir magnétique diffusé, non seulementparmi les musulmans, mais partout dans lemonde, En outre, les guérisons sont expliquéespar la psychologie des malades, au même titreque chez le médecin. Comme souvent, le choixdes catégories s’effectue en cherchant desressemblances d’ordre universel, dans l’espace

et dans le temps. Il est à noter que les guidesparlent rarement du soufisme, ou qu’ils le fontd’une manière très synthétique, à cause dutemps limité et du nombre d’explicationsdifférentes qu’il faut donner dans le mausolée.

Ceux qui disent être attachés au culte dessaints peuvent aussi bien condamnerfarouchement la pratique de la circoncisiondans la zaouïa 23. Un guide, originaire deKairouan, qui laissait entrevoir son attachementpersonnel au culte des saints, illustre cetteambivalence : il affirmait et niait en mêmetemps que ces traditions fussent conformes à lareligion, tout en décrivant la multiplicité destraditions et les côtés positifs et attractifs de celieu, en mêlant les catégories :

Là, c’est la cour à ciel ouvert, on n’y fait pas laprière, on vient pour la paix, pour réfléchir, pourdemander des choses. […] Pour résumer, ce n’estpas une mosquée, le mausolée est le tombeaud’un saint et c’est un complexe religieux. Là, cesont des chambres pour les visiteurs qui viennentà Kairouan pour faire des offrandes, passer lajournée, faire la cuisine, se reposer, faire lasieste ; c’est gratuit ce qu’on donne aux visiteursqui viennent de tous les coins, pour visiter lemausolée. Là, c’est très beau. […] La femmevient là avec son bébé pour visiter et demander lebonheur, la chance, pour la vie, lorsqu’il seragrand. […] Les femmes qui sont habillées enrouge, c’est des femmes bédouines qui habitentles environs de Kairouan, des paysannes quiviennent visiter le mausolée une fois par an,comme ça. Elles ont des problèmes et demandentl’aide de ce saint. On dit, il faut demanderdirectement à Allah, là, le saint c’est commenous. […] Là, Madame on s’approche, là ontrouve le tombeau du Barbier, du compagnon duProphète, celui qui a trois poils de la barbe duProphète, c’est le mausolée le plus visité de laTunisie et c’est un lieu de pèlerinage, desTunisiens, même des Marocains, des Algériens,du Monde arabe. […] Le tombeau est du VIIemais tout le reste XVIIe. Le lustre, la femme deBen Ali l’a donné, parce que la mosquée, pour

Barbara CAPUTO

23. Le principe d’analogie suggère que, le saint étant « un barbier »,la zaouïa soit une place idéale pour effectuer la circoncision, opéréetraditionnellement par un barbier, peut-être en souffrant moins,même si ici la circoncision est effectuée sans l’anesthésie totalequ’on pratique à l’hôpital. Des familles entières s’installent pourquelques heures ou quelques jours dans la zaouïa, des chambresétant alors mises à leur disposition. Les jugements des guides sur lacirconcision sont prononcés, le plus souvent et avec davantage dedétails, par les hommes dont les positions sont complexes etnuancées. Parfois, ils dérivent d’une expérience personnelle, et duchoix qu’ils font concernant la manière de circoncire leurs enfants.

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nous Madame, c’est la maison de Dieu. On doitoffrir beaucoup de cadeaux parce que c’est lamaison de Dieu. Voilà les femmes quidemandent, elles ont des problèmes, le mari estmalade ou à l’étranger. C’est des traditions,voyez ça, c’est bon ces traditions, même les gensintellectuels pratiquent cette tradition.

Le passage par l’ancienne médersa donneégalement l’occasion soit de se déclarer en faveurde la sécularisation du système éducatif, soit dese ranger du côté de la tradition en défendant uneidentité islamique. Une bonne partie des guidesutilise cet espace pour insérer la Tunisie dans lamodernité, en déclarant qu’avant l’indépendancedu pays, on apprenait tout par cœur, et onn’étudiait pas lesmatières scientifiques. Le guided’un groupe d’Américains a même dit qu’onn’enseignait que des fine arts.

La medersa peut également être considérécomme un lieu où « l’on produit de l’ignorance,heureusement disparu après l’indépendance »,ou bien un lieu de transmission d’un savoirimportant, « et dont on peut être fier ». En effet,certains guides mettent en évidence qu’il s’agitdu maintien d’une tradition prestigieuse, que lamédersa témoigne des plus anciennes traditionssavantes de l’islam, un lieu de connaissancesmathématiques, médicales et scientifiques.Selon l’un d’entre eux :

[Dans les médersas, on enseignait] l’histoirearabo-musulmane et l’histoire mondiale, lagéographie du Monde arabe, les scienceshumaines. Comment peut-on dire que le Coranempêche les gens d’étudier des matièresscientifiques ?

Ce guide opère une distinction entre médersaet kouttab où l’on n’apprend que le Coran :

Mais c’était aux temps de l’occupation. On nevoulait pas faire apprendre autre chose, afin de nepas faire comprendre ce qui se passe dans le monde.

Il explique aussi qu’il existe une écolecoranique près de la Grande Mosquée,information que les guides hostiles àl’enseignement coranique ne donnent pas.

Conclusion

À partir de l’exemple de la visite deKairouan, j’ai essayé de montrer les différentsusages et les différentes interprétations selon la

perspective d’où sont regardés les lieuxpatrimoniaux. Ils peuvent être vus commeautant de symbole d’identité nationale oud’identité locale à afficher, et comme unemanière de prendre position sur la religionmusulmane, dans un contexte internationaldevenu plus conflictuel.

Alors que les professionnels du patrimoineet du tourisme cherchent à orienter les discoursdes guides dans le sens des représentationsqu’ils souhaitent faire circuler parmi lestouristes , notre enquête montre qu’il y auraitpeu de coïncidence entre les discours officielset ceux des guides. J’ai entendu dire plusieursfois par les fonctionnaires et enseignants quis’occupent de patrimoine que les guides nedoivent pas être des professeurs, et qu’ilsdevraient se limiter à acquérir le savoir de ceuxqui « savent ». Ils sont en général d’accord surle fait que les guides ne devraient pas avoird’initiative personnelle en matière d’inter-prétation de la religion ou de l’histoirenationale. Les guides eux-mêmes tiennentparfois ce raisonnement. Beaucoup sontconvaincus de ne pouvoir jamais atteindre leniveau d’un chercheur, et essayent d’être à lahauteur de leur tâche, en se sentant investisd’une lourde responsabilité.

Il n’empêche qu’ils contribuent à diffuserdes interprétations, tout aussi sûrement que lessources dites « institutionnelles » et « légitimes ».Il est à noter que la situation touristique elle-même empêche de développer des discourstotalement alignés sur les seuls contenus desdiscours « savants », historiques ou architec-turaux. Dans la Grande Mosquée de Sidi ‘Oqba,les guides se doivent d’expliquer la religionofficielle. Il leur est généralement recommandéde parler des cinq piliers de l’islam pour sesoustraire aux questions embarrassantes, maiscela induit rapidement d’autres questions sur lespratiques religieuses actuelles. Ils ressententalors l’impérieuse nécessité de distinguerreligion et politique, notamment pourcommenter le phénomène de l’islamismepolitique sur lesquels les touristes s’interrogentsouvent.

Les discours des guides représentent un casintéressant de cohabitation entre une histoireécrite, savante (et/ou officielle) et desmémoiresorales multiples. D’une part, ce haut lieu deculte et les usages qui en sont faits, contribuent

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à la transmission de récits concurrents. D’autrepart, le récit de fondation que véhicule chaquefamille et qui amènent les guides à se déclarerde telle ou telle origine, a un rôle majeur dans lafaçon dont ils manifestent leur attachement aupatrimoine islamique de leur pays. Les parcoursbiographiques de chacun de ces guidesmontrent comment la quête de reconnaissanced’un patrimoine national – qui ne doit pas êtreconsidéré seulement sous un angle religieux,mais aussi dans un sens historique et culturel –n’exclut pas des parcours hybrides, si l’on veutappeler ainsi des choix de vie qui prennent, biensûr, aussi en compte des appartenances inter-nationales ou transnationales.

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Audiovisuel et création cinématographique

Thème 2. sous la direction dePierre-Noël DENIEUIL

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Les ciné-clubs ont initié plusieurs générations de jeunes Tunisiens aux débats et à l’analyse socio-politiquedans un espace public sévèrement contrôlé. Né dans le sillage direct du second conflit mondial, le réseau des ciné-clubs devient dans les années 1950-1960 l’un des plus importants – si ce n’est le principal – mouvements associatifstunisiens. Tahar Cheriaa a joué un rôle fondateur dans cet essor. Au niveau associatif comme institutionnel, sonnom reste attaché au développement d’une certaine culture cinématographique dans la Tunisie indépendante. Néen 1927, dans un petit village du Sahel, il bénéficie du système méritocratique des bourses qui lui permet de suivrel’enseignement du collège Sadiki entre 1941 et 1948. Il exerce alors comme instituteur (1948-1950) puis commeprofesseur de langue arabe à Sfax (1950-1962). C’est à cette époque que se noue son engagement dans lemouvement des ciné-clubs : il crée le Ciné-club des Jeunes à Sfax, fonde et dirige la revue Nawadi-Cinéma (1959-1970), prend la tête de la Fédération tunisienne des ciné-clubs en 1960. Cette activité le conduit naturellement à ladirection du cinéma dans le tout jeune secrétariat d’État aux Affaires culturelles et à l’Information, poste qu’iloccupe entre 1962 et 1970. Il est, par la suite, détaché à l’Agence de coopération culturelle et technique à Paris(1971-1987). Au-delà du rôle fondamental de la cinéphilie, il convient également de retenir la place essentielle dela formation sadikienne et du scoutisme dans ce parcours militant. À travers les ciné-clubs comme les ciné-bus,l’ambition de celui qui se définit encore, et avant toute chose, comme un enseignant fut bien de former le nouveaucitoyen tunisien dans les premières décennies de l’indépendance.

Morgan Corriou

Mémo i re s

Des ciné-clubs aux Journées cinématographiquesde Carthage

Tahar CHERIAA

Entretien avec Morgan Corriou

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 163-174.

L’initiation au cinéma

Morgan Corriou : Une première questionconcerne votre expérience en tant quespectateur, j’aimerais savoir à partir de quelâge vous avez commencé à aller au cinéma.Étiez-vous enfant ou adolescent ?

Tahar Cherriaa : Adolescent. Je suis d’unvillage, Sayada, où il n’y avait pas de cinéma : àtrente kilomètres à la ronde, le cinéma n’existaitpas du tout. Mon frère n’a pas pu aller à l’école.Il avait un métier à partir de l’âge de 11-12 ans :il était tisserand, comme son père était tisserandet il a tissé presque jusqu’à sa mort, à plus de90 ans. Dans mon village, on suivait la filière :ou on était fils de pêcheur et on était pêcheur, ouon était fils de tisserand, et on était tisserand.Quant à moi, j’ai été à l’école primaire deSayada, très tard, et par accident, entre 11 ans et14 ans. Mes parents ne pouvaient pas assurermes études, mais j’ai été pris en main par undirecteur d’école qui a consacré tout son temps,en dehors des heures de classe, à me fairetravailler jusqu’à minuit. J’ai appris le françaisdès les trois premiers mois où j’ai mis les piedsdans cette école primaire.

J’ai découvert le cinéma quand je suis venude mon village à Tunis, l’année de la guerre, enoctobre 1941. J’étais interne au collège Sadiki.Jusqu’en 1957, des gens ont constitué unecaisse pour que les élèves doués de l’ensemblede la régence puissent continuer leurs études.Pour les connaître, il y avait un concours.Chaque promotion, selon la caisse, était ouverteà un certain nombre de postes. Je me rappelleque, quand j’ai réussi à ce concours, sur toute larégence, on était dix-huit internes, c’est-à-direque nous étions entièrement pris en charge,habillés, nourris, logés, soignés évidemment, etmême nos voyages allers et retours, chez nous,étaient payés.

Je suis arrivé presque à 15 ans à Sadiki, trèstard. Mais, depuis l’âge de 10 ou 11 ans, j’étaisimprégné (c’était un environnement très peuconscient, c’est après que je l’ai réalisé), parl’immense séminaire qu’était le nationalisme. ÀSadiki – ce n’était pas le Sadiki d’après lesannées 1950 –, c’était un régime réellementmilitaire, la discipline était draconienne etl’objectif que l’on brandissait, et que l’onannonçait à tous les gosses qui arrivaient àchaque promotion, c’était d’être les meilleurs

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de tous. Il fallait donc être insurpassables enfrançais, en anglais, en arabe, y compris parrapport aux étudiants de la Zitouna. Quand jesuis arrivé à Sadiki, cette imprégnation denationalisme était vraiment irrépressible, le motest impropre, mais en tous cas elle étaitmarquante et c’est très important dans monparcours de ciné-clubs, de cinéma, ministère,Agence de coopération, UNESCO et autres.C’est resté jusqu’à ma retraite.

Le cinéma, je l’ai découvert le premier ou ledeuxième vendredi où je suis sorti du collège.Qui m’a amené là ? Sans doute des camaradesqui étaient avec moi. J’ai été évidemmentfasciné, et j’ai pris çà comme une sorte demaladie que j’aurais attrapée, comme d’autrescopains au même âge étaient entichés defootball ou de courses de chevaux ou denatation, bref ce fut un engouement d’adolescentun peu attardé et çà a continué pendant aumoins deux ou trois ans.

MC : Alliez-vous souvent au cinéma ?TC : Oui, chaque vendredi. Quelquefois, je

courais pour y aller car nous n’avions quel’après midi, moins de six heures ; il fallaitrevenir avant que ne soient fermées les portesdu lycée, c’était comme un séminaire, et si onétait en retard, on écopait immanquablement dehuit heures, c’est-à-dire que pendant deuxvendredi, on ne pouvait pas sortir. Moi, jecourais, je voyais l’affiche, ou les photos dansle hall, et je m’engouffrais. Quelquefois au boutde vingt minutes, je m’apercevais que ce n’étaitpas ce que je voulais voir. Je me disais :

Je suis en train de perdre non pas mon après-midi, mais ma semaine !

Même si çà devait me coûter vingt francs aulieu de dix francs, je sortais alors de cette salleet je courais vers une autre pour voir un film quiavait déjà commencé, c’était les mêmeshoraires. Il m’est arrivé souvent de voir unepartie d’un film et une autre partie d’un autrefilm qui n’avaient rien à voir entre eux.D’abord, j’ai pris pour engouement les filmsque les pseudo-professionnels appellent « lesfilms d’action » : les westerns ou les filmsd’aventure, un peu exotiques, semi-imaginaires,semi-fantastiques. Je me rappelle du choc, del’impression que m’avait fait King Kong, lepremier. J’ai continué comme çà jusqu’à ma

découverte des ciné-clubs. Pour le cinéma,j’étais boulimiquement cinophage.

MC : Dans quelles salles de Tunis alliez-vous ?

TC : Dans toutes les salles. Attention, pascelles de la zone française, parce qu’ellesétaient chères. Les places les moins chèresdevaient y être de 12 ou 15 francs (anciens). AuColisée et au Palmarium, le prix des placesallait de 15 à 20 francs. Donc là, je n’y entraispas parce que je n’avais pas d’argent : je roulaisavec 50 francs par mois.

MC : C’était le montant de la bourse quevous receviez ?

TC : Non, la bourse c’était juste pour letransport ! Mais, mon père et surtout un oncleramassaient de quoi m’envoyer ces 50 francstous les mois. Cet argent allait pratiquement à80% dans le cinéma. D’ailleurs, je ne ressentaisaucun autre besoin. On commençait à voir desfilms égyptiens, qui arrivaient de Paris sous-titrés en français, mais les Tunisiens n’en avaientpas besoin pour comprendre. J’allais aussi voirles films arabes, qu’il faut donc ajouter auxautres genres, westerns, aventure, etc.

MC : Entre les salles de l’avenue JulesFerry et les salles de Bab Souika, y avait-il unedifférence au niveau de la propreté ou dubruit... ?

TC : Oui, tout à fait conséquente ! Il étaitinterdit de fumer dans toutes les salles decinéma. Dans les salles des quartierspour... – les « prépondérants » auraient dit« bicots » pour parler des Arabes, des« indigènes », le mot était très employé, en toutcas ici –, hé bien, dans ces salles, c’était pleinde mégots de cigarettes, même sous lesfauteuils. Au Colisée non, ni au Capitole. Autrechose qui sévissait, les glibettes qui seramassaient alors à la pelle ; ça non plus, onn’en trouvait pas dans les salles pour« prépondérants ».

MC : Les films diffusés dans ces sallesétaient-ils différents ou était-ce les mêmes ?

TC : En grande partie. Certains filmspassaient des salles disons « prépondérantes »dans les salles « bicots », mais pas l’inverse. Je

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pense aux westerns de troisième vision,quatrième vision, très anciens, ou aux filmsmuets comme les Charlot par exemple, et dontla location ne coûtait pas cher. La salle pouvaitles passer sans trop de frais. À part ça, ils’agissait de films égyptiens. À un momentdonné, il y eût aussi une vague d’importation defilms hindous.

Du temps des ciné-clubs...

La découverte du ciné-club « Méliès » à Tunis

TC : Un jour, j’étais au cinéma Le Paris,l’actuel théâtre 4e Art, je ne me rappelle mêmeplus le film. Certainement, c’était l’annéescolaire 1945-1946. Je vois mon film et je sors.Mais, curieusement, une bonne vingtaine degens reste assis. Je me retourne, juste avant deme retrouver dans le hall. Je me demande ce quise passe. Je m’en rappelle comme si c’étaitaujourd’hui. Je reste debout, et je vois l’un deuxqui se lève, qui leur fait face et qui commence àparler du film. Je me dis :

Ah bon ? Moi, j’ai payé mon billet, il n’y a pasde raison que je ne l’écoute pas !

Je me rassois. Je ne sais plus si c’est à cemonsieur ou à un voisin que j’ai posé laquestion. Je voyais qu’il levait le doigt et qu’ildiscutait du film :

- Mais qu’est-ce que vous faites là ?- C’est un ciné-club, c’est la première fois quevous venez ?- C’est par hasard.

Alors, il m’explique ce que c’est. Du coup,je lui demande comment on peut y entrer :

- C’est rien du tout, au guichet, vous pouvez allerprendre un abonnement, dès maintenant ensortant, et ça vous donne droit à quatre séancespar mois.

Je me suis donc retrouvé membre, tout à faithonorable et à part entière, juste un peu plusenthousiaste peut-être que beaucoup d’autres,d’un ciné-club en Tunisie. L’année suivante, j’aicontinué.

Grâce à eux, je suis devenu, non pascinophage, mais cinéphile. Je comprenais quec’était des films choisis, des films que,probablement, je ne serais pas allé regarder toutseul en faisant le tour des salles. Ce qu’ils en

disaient, les uns et les autres, permettait de voirle cinéma d’un autre point de vue, avec un autreregard, c’est-à-dire comme une source desavoir, au moins une source d’informations.J’étais insatiable de savoir car, [à Sadiki], onnous dressait comme des animaux à vouloirtoujours plus de savoir. Je découvrais que lecinéma n’est pas seulement des évasions ou desfantasmes.

MC : Ces ciné-clubs avaient-ils un nomprécis ?

TC : Oui, du nom des plus fameuxinventeurs : celui de Tunis s’appelait le ciné-club « Méliès » ; celui de Sfax, « LouisLumière » ; et celui de Ferryville, « Jean Vigo ».

MC : Quelle population fréquentait cesciné-clubs ?

TC : Essentiellement la classe moyenne,l’intelligentsia. Par profession, on trouvaitsurtout des enseignants : à 90% des enseignantsdu Secondaire, peut-être quelques instituteurs.En deuxième lieu, c’était des avocats et desjuges ; et enfin des médecins. Je crois que cestrois professions étaient les plus représentées,dans une écrasante majorité.

MC : Y avait-il beaucoup d’étudiantscomme vous ?

TC : Mais non, mais non ! C’est une autrehistoire qui viendra après, celle des étudiants etdes jeunes. Au début, ces trois professionsdominaient. Or elles étaient majoritairementcomposées d’Européens, soit de Français, soitde naturalisés français, soit des gens denationalité anglaise, comme les Maltais, ouitalienne, et quelques Tunisiens médecins ouavocats. D’ailleurs, le fondateur de ce ciné-club – le premier en date a été justement « leMéliès » – s’appelait maître Bigiaoui.

MC : Il était communisteTC : Oui. D’ailleurs le mouvement en

France a été lancé, à la Libération, par le Particommuniste. La Fédération française des ciné-clubs (FFCC) est une de ces organisationscréées à la Libération, parce que lescommunistes étaient membres du gouverne-ment De Gaulle. C’était sans précédent, àl’exception du Ciné-club des Ursulines créé

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avant-guerre au Quartier latin. Le premierréseau des ciné-clubs français était d’obédiencecommuniste et ses « protubérances » dans lescolonies et autres furent menés par des gens quiétaient aussi, au préalable, communistes.

Comme j’étais dépêché de gagner ma vie,dès que j’ai eu la deuxième partie dubaccalauréat, l’année scolaire 1948-1949, je mesuis fait nommer enseignant. Je ne pouvais pasêtre dans le Secondaire, mais mon bac mepermettait d’être instituteur. Et voilà qu’on menomme à Sfax. Entre temps, par correspondance,j’ai préparé mes licences. J’étais inscrit àl’Institut des Hautes Études de Tunis qui s’estcréé juste l’année où je partais à Sfax.

MC : Enseigniez-vous dans une écoletunisienne ou française ?

TC : À l’époque, elle était française, maisl’arabe y avait sa place, il n’avait pas étédétrôné puisqu’on l’enseignait. J’avais malicence d’arabe, donc j’enseignais l’arabecomme j’aurais pu le faire à Lyon ou ailleurs. Etla majeure partie des élèves étaient Tunisiens.

À Sfax, j’ai découvert finalement ce ciné-club dont j’avais tant entendu parler, le « Louis-Lumière » : dès les premières élections dunouveau bureau, en décembre 1950, je me suisproposé pour en faire partie. Etme voilà membredu bureau du Ciné-club « Louis-Lumière ».

Le Ciné-club des Jeunes de Sfax

En septembre 1954, j’ai dit à deuxcollègues :

Ça ne va pas ce ciné-club, il n’y a que desadultes... Nos camarades communistes, c’estgentil, ils sont pour l’indépendance… mais noslycéens, de grands gaillards de 17 ou 18 ansparfois, ne viennent jamais aux séances. Si onleur faisait un ciné-club, rien que pour eux. Onles a en classe. On peut parfaitement lesinfluencer, leur donner même des mauvaisesnotes s’ils ne viennent pas ! Quant à la réticencedes parents, on va dire que c’est ouvert auxjeunes lycéens et collégiens, accompagnésexclusivement de leurs parents. Comme adultes,ne seront admis que les parents qui sont avec unlycéen.

À l’époque, il n’y avait pas de maman quiserait sortie avec son fils. Mais, si le papavoulait aller au cinéma, il pouvait venir avec

son fils. Il y avait un travail à faire avec lesparents. Hé bien, nous avons réussi à tel pointqu’au bout du deuxième trimestre, presque lamoitié de la salle était remplie de lycéens oucollégiens accompagnés de leurs papas, maisaussi accompagnés de tous les copains duquartier avec qui ils jouaient au ballon. Nousleur avions dit :

Amenez-les qu’ils voient le film avec vousdimanche prochain. Pas besoin qu’ils soient aulycée.

Et ça a fonctionné comme çà, pendant desannées. Jusqu’à maintenant, je ne suis pas peufier de dire : « C’est mon ciné-club ».Évidemment, j’étais fondateur, président dupremier bureau qui s’est constitué avec cesmêmes professeurs. J’étais surtout maître de laprogrammation.

Il y avait un petit journal local, Les Nouvellessfaxiennes, avec de petites annonces decommerçants, comme il y en avait partout, et quiétait distribué gratuitement. Ce journal était tenupar le seul imprimeur de la ville, un Maltais dunom de Scicluna. Lorsqu’en octobre 1954, j’ailancé avec mes copains le Ciné-club des Jeunes,pour les lycéens, il m’est venu l’idée, pour ne pasdépayser les élèves, d’y continuer le travail quel’on faisait avec eux au lycée : on a desdocuments de référence, des textes à expliquer,des cours sur la vie de tel poète ou de tel écrivain,ils font des rédactions. Je me suis dit que le Ciné-club des Jeunes devait être comme ça, commeune classe, sauf qu’au lieu de leur dire : « Sortezvotre manuel, telle page, pour lire tel poème deVictor Hugo », je leur disais :

On vient de voir ce film pour jeunes,manifestement pour votre âge. Moi, votreprofesseur et votre animateur ici, pourquoi j’aichoisi ce film ? Voilà, ce que j’en pense. Mais,pour vous donner plus de liberté, je vais faire çasous forme de questions. Vous, vous y répondezou vous en inventez d’autres. Et on va discutercomme on discute en classe.

Cela m’a amené, d’abord, à polycopier depetites fiches sur les films. Puis Les Nouvellessfaxiennes les ont imprimées, exactementcomme des prospectus que l’on trouve dans larue : sur cette fiche technique, on trouvait, surdeux lignes, le titre du film, le nom duréalisateur, celui du producteur, celui dudistributeur, etc., mais aussi les deux ou troisacteurs et actrices principaux. Après, on mettait

Des ciné-clubs aux Journées cinématographiques de Carthage. Entretien avec Morgan Corriou

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le paragraphe synopsis, ou résumé du film,comme on fait le résumé d’un livre. Enfin, dansle dernier paragraphe, les questions.

Nous-mêmes, vers 1954, avions poussé descamarades de Gabès à créer un ciné-club. Pourcelui de Gafsa, je m’en rappelle parce quej’étais alors, en même temps, inspecteur deslycées. Lors de mes passages, j’ameutais et jemobilisais. Des professeurs se réunissaient etfaisaient une demande.

Nous avons aussi constitué ce que nousavons appelé « les conseils des trois » : parceque trois professeurs – Tahar Cheriaa, PierreGermain et Nouri Zanzouri – les signaient.Nous prenions tous les films qui passaient àSfax. Dans les années 1950, il y avait peut-êtrecinq salles dans la ville. Pour chaque film, nousfaisions, très brièvement, une phrase, voiredeux mots inscrits à la main sur un imprimé endouble colonne, M. Scicluna nous ayant fait etimprimé le canevas. Par exemple : l’un disait« très mauvais », l’autre « à ne pas voir », letroisième, « ne vaut pas le coup », etc. Ou bien :« très bien », « excellent ».

Mais comment rendre publics ces conseils ?Des adhérents du Ciné-club « Louis-Lumière »,surtout deux pharmaciens du centre ville, nousont rendu service en mettant à notre dispositionleurs vitrines : on avait le droit de tout y afficher,nous nous étions renseignés. L’intérieur de lavitrine, c’est chez toi, ce n’est pas public.

Le cinéma dans lequel nous faisions le Ciné-club des Jeunes, appartenait à un commerçant,gros propriétaire d’oliviers à Sfax. Nouripossédait deux salles, une achetée, commefonds de commerce et l’autre, qu’il avait lui-même construite. Il s’était entiché de faire ducommerce filmique. Je me suis dit qu’il étaitbeaucoup plus compréhensible que l’on affichechez lui, plutôt que chez un pharmacien. Il étaitd’abord réticent :

Si, au moins, le mauvais jugement est de l’ordredu « passable », comme vous faites en classe, jeveux bien, mais quelqu’un qui écrit qu’un filmest « nul », quelqu’un qui est le professeur desenfants et auquel les gens font crédit, jamais de lavie ! Vous me prenez pour qui ? Vous louez lasalle pour votre club, vous me payez, et puissinon allez chercher ailleurs !

Il a accepté quand l’affichage a pris del’ampleur en ville, chez les pharmaciensseulement. Parce qu’il surveillait les concurrents,

il voyait la queue devant les salles quiprojetaient les films où nos avis, par exemple,avaient été « excellent » ou encore qui avaientreçu l’appréciation « pour famille », « pourtoutes familles » (que d’ailleurs j’avaisintroduite au scandale de certains). J’avais pasmal de crédit comme professeur. Et surtout leCiné-club des Jeunes était de plus en plusfréquenté. Notre propriétaire, en boncommerçant, est donc venu me dire :

Écoutez, je vous autorise à mettre une affiche dansla salle Nour où il y a le Ciné-club des Jeunes.

Du coup, les autres propriétaires de salles decinéma (Le Colisée, Le Majestic, Le Rex) ont dit :

Et nous, et nous, et nous ?Ah, on veut notre copie !

J’ai demandé à l’imprimeur Scicluna qui mefaisait les fiches, s’il pouvait nous faire d’autrescopies. Il me fit un devis, mais ça revenait cher.Ici encore, un autre cinéphile du Ciné-club« Louis-Lumière », fonctionnaire à la grandecompagnie Sfax-Gafsa, a sauvé la situation ennous faisant ça gratuitement. Il remettait unrouleau dans mon casier de la salle desprofesseurs, en passant, et c’était à moi, enbicyclette, d’aller les donner aux vitrines...y compris celles des cinq cinémas.

La création de la Fédération tunisiennedes ciné-clubs (FTCC)

En décembre 1954, les ciné-clubs se sontréunis à Sfax et on a décidé, officiellement, d’enfaire une fédération. Jusque-là, nous étionsfédérés dans les faits, c’est-à-dire que nouséchangions des films que le ciné-club de Tunisfaisait « dispatcher » ensuite. Nous noussommes organisés sur le modèle français. J’aiété élu le premier président de la FTCC. En1954, on comptait moins d’une dizaine de ciné-clubs, quand je suis retourné à Tunis, ils étaientpresque quarante.

MC : Y avait-il une sorte de concurrenceavec ceux de Tunis notamment ?

TC : Mais non ! Puisque j’étais à Sfax, on amis le siège social de cette association à Sfax.Mais ils étaient avec nous, fondateurs. Ilsparticipaient à nos réunions. C’est eux, aucontraire, qui proposaient le plus, même si toutle monde proposait des films pour la prochaineprogrammation.

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MC : Est-ce que le Ciné-club des Jeunes deSfax s’opposait à ceux du bureau ?

TC : Non, je vous dis, j’étais président de laFédération, et responsable du Ciné-club« Louis-Lumière » de Sfax. La seule raisonpour laquelle les bureaux successifs de laFédération ne m’ont pas suivi, c’est que jevoulais que nos activités soient en arabe, parcequ’aux lycées et collèges, l’arabe étaitconsidéré comme une première langueétrangère, tout l’enseignement se faisant enfrançais, alors que les élèves étaient arabo-phones. Je voulais qu’on leur présentât un film,de n’importe quel pays, en arabe, au lieu de lefaire en français, qu’ils comprenaient aussi.

MC : Les tracts étaient pourtant bilingues...TC : Oui, ça ne les gênait pas. Qu’il y ait un

double en arabe, ça ne gênait personne. Leproblème, c’est que beaucoup de membres desCiné-clubs auraient eu des difficultés àprésenter un film et à discuter en arabe. L’autrechose, c’est que je voulais qu’ils prennent encharge ceux qui étaient absents, c’est-à-dire lesclasses terminales des collèges et des lycées. Ilsn’allaient pas dans les ciné-clubs ni à Tunis niailleurs, sauf un peut-être par hasard. Je pensaisqu’ils avaient besoin d’avoir un ciné-club et depouvoir pratiquer cet exercice intellectuel, pours’instruire. Pour çà, ils ne me suivaient pas nonplus. Je me rappelle parfaitement de ladiscussion. Ils disaient :

Qu’est-ce qui les empêche ? Si tu as des lycéens,mais tu n’as qu’à les encourager à venir au Ciné-club « Louis-Lumière ».

Enfin, la goutte qui a fait déborder le vaseentre moi et mon bureau, c’est que je prétendaisprogrammer, éventuellement, des filmségyptiens, pour ne pas dire arabes puisquec’était les seuls films arabes qui existaient.Quand, pour la première fois, à une réunion dubureau de la Fédération, je leur ai proposé lefilm de Youssef Chahine Bab El-Hadid, StationCairo en anglais (Station centrale, selon latraduction de Georges Sadoul) – son deuxièmefilm devenu un classique du cinéma arabe –,tousm’ont dit : « Mais qu’est-ce c’est que ça ? »Rares parmi eux étaient ceux qui allaient dansles salles publiques voir un film égyptien. Il yavait véritablement un préjugé, non pasmalveillant (car c’était des intellectuels, des

professeurs), mais un préjugé tellement ancréqu’il paraissait impossible que cela soitintéressant. L’idée s’était formée, comme unesorte de blocage dans les cerveaux de tout lemonde, que c’était du mélodrame intensémentdébile, à se faire accompagner d’une bonnedouzaine de mouchoirs. Ils reprochaient aussi àces films d’être parsemés de danses du ventre.Cette idée figée les amenait à négliger quelquesœuvres remarquables de l’histoire du cinémaégyptien.

Mais, pour Bab El-Hadid, j’ai insisté. Jeleur ai dit :

Mais, enfin, qu’est-ce que c’est que cetostracisme spécialement anti-égyptien ?

Je ne l’avais jamais ressenti par rapport à unautre cinéma national, quelque soit le pays. Jeme suis fâché :

Il sera programmé, ce film. Etmaintenant, si vousne voulez jamais le voir, allez-vous faire f... !

C’est pour ça aussi que l’idée d’un ciné-club à part m’était apparue nécessaire. Je leuravais dit :

Voilà, je vais demander l’autorisation à larésidence générale de France pour un nouveauciné-club, que j’appelle d’ores et déjà « Ciné-club des Jeunes ». Et puis je vais le programmertout seul. J’y mettrais toutes les m... que j’aienvie de mettre. Maintenant quand il y aura cefilm que je passerai là pour les gosses, ceux quisont un peu curieux et pas tout à fait c... parmivous peuvent venir ce dimanche le voir.

C’est ainsi que ça s’est passé, et tout lebureau est venu.

MC : Tous les membres du bureau sontvenus voir ce film égyptien ?

TC : Oui, quand il est passé au Ciné-clubdes Jeunes de Sfax, peut-être l’année suivante.Ce n’est qu’après que la Fédération l’a adoptéquand on a découvert de plus en plus Chahine etd’autres auteurs. Alors le cinéma égyptien étaitdevenu programmable à la Fédération. Ducoup, les membres de la Fédération qui avaientvu le film, et qui composait en même temps lebureau du « Louis-Lumière », directement debouche à oreilles, poussaient les ciné-clubs àprogrammer les films que je programmais auCiné-club des Jeunes, certains films étant aussipour adultes.

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MC : Dans les ciné-clubs, les discussionsétaient-elles en arabe ou en français ?

TC : Elles étaient en français, totalement enfrançais, tout le temps, mais pas dans le Ciné-club des Jeunes de Sfax où elles étaient enarabe. Il y en eût un deuxième à Sousse, je crois.C’était le même système, avec des présentationset une discussion en arabe. Très vite, il y eûtégalement un Ciné-club des Jeunes à Kairouan.Et petit à petit, un deuxième réseau de ciné-clubs se développait parallèlement, qui sedistinguait, notamment, par la langue de débatset de présentation, et par une program-mationdifférente.

MC : Le fait de vouloir créer uneprogrammation différente et des débats en arabe,était-ce aussi une volonté nationale, pour préparerle nouvel État ?

TC : Oui, pour l’adoption de la languesurtout, parce que, je le répète, à Kairouancomme au Kef, on enseignait l’arabe presquecomme si c’était une langue étrangère, on ne luiconsacrait que cinq heures sur trente heures decours.

MC : Cela n’a-t-il pas provoqué de tensionsavec les autorités françaises ?

TC : Non, non, elles n’ont pas faitobstruction. Certainement, cela était plutôt malvu par les services des contrôles civils, et lesservices de police. Mais c’était vraiment desdébats libres. Prenons les westerns. Je vous aidit que je m’étais entiché de westerns, audépart. J’ai tué des milliers d’Indiens, parprocuration. Petit à petit, c’est dans les ciné-clubs que j’ai commencé à me dire :

Mais ce n’est pas possible, les vainqueurs, lesbons, les meilleurs sont toujours des Blancs ! Etles autres, ce sont des drôles de sauvages, ilscoupent la peau et ils laissent le bonhommevivant !

J’ai donc pris de la distance vis-à-vis de cegenre là.

Quand j’étais au ciné-club, il y avait déjà descinéastes américains, etmême hollywoodiens, unpeu différents. Je me rappelle le film BroncoApache de Richard Brooks, avec Burt Lancasterjouant l’Apache. Ces films-là prenaient fait etcause pour l’Indien, contre le Blanc. Dans ceswesterns, on voyait tout le côté répressif. On

expulsait les gens de leurs territoires, d’unemanière ou d’une autre, on les chassait. Je mesuis rendu compte que c’était de la colonisationpure et simple. Le bon droit, pour moi, était ducôté de ceux qu’on massacrait. Ensuite, lemême Brooks a fait, à Hollywood, un film surune rébellion indépendantiste anti-anglaisemenée par une tribu dominante et guerrière duKenya (les kikuyus), et dirigée d’ailleurs… parun avocat ; c’est un nanti, un fils de riches qui afait ses études enAngleterre, mais qui prend faitet cause contre lesAnglais. Il devient le zaïm, leleader. C’est pratiquement le chemin qu’a prisBourguiba, la violence en moins : il est sorti dela Sorbonne avec tous ses diplômes en français,il est venu ici, et il a créé un parti contre laprésence française en Tunisie. Le film deBrooks sur cette rébellion passait dans les sallestunisiennes.

MC : Ces films provoquaient-ils des débats,ou au moins des réactions ?

TC : Beaucoup de débats, dans la mesure oùles ciné-clubs, comme mouvement, étaientplutôt à gauche, sinon communistes.

MC : Dans ces rencontres, y avait-il aussides Français, des Italiens... ?

TC : Oui, beaucoup de clubs, jusqu’à ce quej’en sois parti, étaient encore animés par desFrançais.

MC : Y avait-il des tensions pendant cesréunions, juste avant l’indépendance ?

TC : À l’intérieur des ciné-clubs,absolument pas.

MC : Avant d’en venir à votre rôle auministère, j’aurais aimé que vous nous parliezde votre action comme syndicaliste, puisquevous avez été secrétaire général du syndicat del’enseignement secondaire (1954-1960).

TC : Ma carrière de syndicaliste a été trèsbrève. L’époque était assez mouvementée, onavait plein de réunions, soit au niveau fédéral del’enseignement général, soit au niveau local desenseignements secondaire et technique. Lesecrétaire général était appelé à jouer un rôleessentiellement d’information. On utilisait,entre autres, les chauffeurs de « louages » [outaxis collectifs] parmi les syndiqués eux-

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mêmes. Dans la journée, aussi bien au Kef qu’àGafsa, tout le monde était au courant del’instruction de la Fédération de Tunis.Syndiqué, je l’étais déjà à Tunis parce qu’il yavait un syndicat des étudiants, mais jen’assistais à aucune réunion. Je n’ai été militant(employons le grand mot) qu’à Sfax et à partirde Sfax. J’ai cessé par la suite de renouveler macarte, ça équivalait donc à une démission. Toutcela a cessé de m’intéresser assez vite, j’étaisinfiniment plus motivé, pour dire honnêtementles choses, par l’activité des ciné-clubs. J’avaisaussi d’autres activités, en parallèle : toutd’abord, au sein d’une vieille associationculturelle de Sfax, el-Lakhmia, qui travaillaituniquement en arabe ; ensuite dans le cadre del’Université nouvelle, une association françaisevisant à faire voyager des conférenciers àtravers la France, la Navarre, les colonies et lesprotectorats. Dans toutes les grandes villes, il yavait des bureaux tunisiens de cette association,et leur travail était de s’inscrire dans le circuitde façon à avoir tel ou tel conférencier. Et puis,depuis ma première année à Sadiki, j’étaisscout. J’ai continué en étant à Sfax. C’est untrès beau mouvement.

... À la direction du cinéma

MC : Comment êtes-vous passé des ciné-clubs au ministère des Affaires culturelles ?

TC : C’est dû à un concours decirconstances. Le ministère venait d’être créé, ils’est d’abord appelé secrétariat d’État à laCulture et à l’Orientation, puis à la Culture et àl’Informa-tion, et enfin auxAffaires culturelles.Le ministre, Chedli Klibi, était alors directeurgénéral de la Radio tunisienne. C’était lapremière fois qu’on parlait d’un départementchargé de la culture en Tunisie. L’UNESCO etl’ALECSO 1, pour la Ligue Arabe, avaientimposé une sorte de canevas : il y a la culture ausens de la littérature, mais il y a aussi le cinéma,le théâtre, etc. Trois sections existaient déjà, quiont été affectées, avec hommes et bagages, aunouveau secrétariat d’État : l’ancien service duthéâtre qui était rattaché à la direction généralel’Instruction publique et des Beaux-arts ; celuide la musique, également très vieux, quidépendait du même département ; enfin,l’archéologie. Parmi ces gens-là, les cinéphilesse sont dits :

Il est temps de considérer le cinéma comme unart. En France, il y a un service du cinéma, il y aun centre national. Mais à qui le confier ? Et çaconsiste en quoi ?

Or c’était le seul service qui était déjàprêt puisque la Fédération existait depuis lesannées 1950, ainsi que l’organe Nawadi-Cinéma qui se distribuait dans les ciné-clubs.En outre, et grâce à l’aide de l’Éducationnationale, existaient également les rencontresdes animateurs de ciné-clubs, les rencontres deNawadi. Je n’avais jamais touché à labureaucratie jusque là. J’ai beaucoup aiméenseigner, discuter avec les élèves, les écouter.C’est passionnant ce contact. Je me fatiguaisplus que de mesure tellement ça me plaisait. Labureaucratie, il me semble d’après monexpérience qu’il lui est impossible d’assurer çaà quiconque. Je n’ai retrouvé l’enseignementque beaucoup plus tard, comme professeurinvité, à l’époque où j’étais à l’Agence decoopération [culturelle et technique à Paris].

MC : Durant ce passage au ministère, n’yavait-il pas une sorte de tension entre votre rôledans les ciné-clubs et vos responsabilités à ladirection du cinéma ?

TC : Si, bien sûr ! Progressivement, il y a euune mainmise directe du parti, cela est devenuintolérable. L’une des initiatives que j’avaisprise en tant chef du service du cinéma était lapropagation de la culture populaire par le film,à côté des ciné-clubs. Chedli Klibi s’y étaitintéressé en priorité, au point de lui accorder laplus grosse subvention sur le budget de sonministère, plus que pour le théâtre ou pour leslivres. Mon idée était la suivante :

Pourquoi ne pas éduquer le peuple lui-même ?Les neuf dixièmes des Tunisiens ne voient jamaisun film. Or n’importe où, tu peux mettre uneétoffe. Etmême un mur bien blanc peut te donnerune image. Un appareil 16 mm, ça passe, et onfait des projections.

Ça a donc commencé comme ça, etBourguiba était d’accord. Nous avonscommandé, d’un seul coup, trois grandscamions Berliet parce qu’ils avaient une cabinepermettant à une ou deux personnes de dormir,et surtout parce que l’arrière du camion était

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1. Arab League Educational, Cultural and Scientific Organization(ALECSO).

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aménageable. Nous avons aussi commandévingt petites camionnettes équipées d’un seul litet d’un appareil de projection 16 mm, fixéderrière à l’armature. Par la suite, on leur a fixé,à côté, un appareil 35 mm. Tous les chauffeursqui ont été engagés avaient leur diplôme deprojectionniste, donc, ils étaient autonomes. Ilsuffisait simplement de trouver la place, maiselle n’a jamais fait défaut : c’était les écolesprimaires qui étaient les mieux réparties sur leterritoire, et les lycées... avec leurs murs, etsurtout leur personnel. Nous avons demandéaux directeurs de nous désigner chacun uncandidat bénévole pour animer une séance deprojection. Parce que le chauffeur pouvait êtreconsidéré comme un technicien, mais noncomme un présentateur, il fallait quelqu’unayant l’habitude de s’adresser aux élèves, et auxgens de façon générale. Nous avons reçu ceslistes, et fait l’agenda. Ainsi, dans chaque école,quelqu’un attendait le projectionniste, avaitpréparé la séance en placardant les petitesaffiches qu’on avait faites. Nous leur avionsdemandé de ne chasser ni les vieux ni lesfemmes, le cinéma était pour tout le monde !Klibi applaudissait à tout ça. Il voulait fairemieux que Malraux qu’il admirait, donc il étaitaux anges.

Qu’est-ce que nous proposions à cesspectateurs ? D’une part, un journal qu’onappelait Les Actualités tunisiennes (la bobinefaisait généralement 5 à 10 min), puis des films.J’avais constitué une filmothèque qui, pourmoi, était la base même de la culture populaire :des films très bien faits et didactiques surl’hygiène par exemple, pas seulement celle desgens, mais aussi celle des puits, des animaux,etc. Les producteurs les avaient faits avec uneseule bande magnétique de façon à ce qu’ilspuissent les vendre en Afrique, en Asie oupartout dans le monde. Ces films-là parlaienttunisien alors qu’une immense majorité d’entreeux étaient produits par des maisons hindoues,quelques-unes mexicaines. Je faisais en sorteque cette partie didactique durât moins d’uneheure, me disant qu’au bout de ça, si lesspectateurs s’étaient déjà tapés 30 mn depropagande, et une heure d’une autre forme depropagande, ils risquaient de partir en disant :« Qu’est-ce c’est que ce cinéma ? ». Il fallaitdonc leur donner un « gâteau », et le laisser pourla fin de la séance. Évidemment, je choisissaisdes films égyptiens, pratiquement rien d’autre

parce qu’il n’y avait pas encore de filmsalgériens, libanais ou autres. Les gens n’étaientpas du tout francophones, il fallait donc quel’ensemble du programme fût arabophone et,autant que possible, « tunisophone ». Jechoisissais les films où jouaient des vedettesque les gens connaissaient (Faten Hamama,Omar Sharif, par exemple), et que certainsavaient même pu déjà voir à la ville d’à côté.

Il y avait alors un gouverneur, AmorChachia, qui avait toute la confiance duprésident Bourguiba. Celui-ci décréta dans songouvernorat de Sousse que ces films« éclairaient » les gens :

Si Cheriaa, me dit-il, nous, nous ne cherchonspas à éveiller le peuple, nous cherchons à ledistraire. Vous me gardez Les Actualitéstunisiennes et Faten Hamama, tout le reste jen’en veux pas.

Les Actualités tunisiennes étaient approuvéespar le président avant d’être mises encirculation, mais il n’y avait que Chedli Klibi etmoi-même qui prenions connaissance desautres documentaires. Dans les tournées, j’avaisenvoyé, par exemple, des films sur la région desmines : la prévention des accidents, les effetsnocifs de la poussière, etc. Amor Chachia medit : « Non, non, non ! Vous voulez éveiller lemonde...2 » Et il les interdit dans songouvernorat. À ma grande désolation, ChedliKlibi laissa faire. Là-dessus, Bourguiba lenomma également gouverneur de Nabeul puisde Kairouan. Se retrouvant en charge de troisgouvernorats, ce personnage imposa partout lamême décision. Ensuite, il vit que certainscinémas, dans les villes, programmaient desfilms qui lui déplaisaient, malgré la censuredraconienne dont tout le monde se plaignaitdéjà. Voilà qu’il se mêla d’apostropher leministère en termes crus :

Il y en a marre de ce ministère de la Culture. Onferme des portes et il en ouvre d’autres !

Il y avait pourtant un délégué du ministèrede l’Intérieur dans la commission de censure.

Un courant serrait alors de près lesassociations tunisiennes, jusqu’à faire pressionpour que disparaissent toutes celles où il y avaitdes discussions. Or l’association la plus

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2. Transcription phonétique : « La ! La ! La ! Entûma t’hebbû t’faïkûennass ! ».

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ancienne, la plus ramifiée dans le pays, en1965-1966, était la Fédération tunisienne desciné-clubs. Elle avait alors plus de quaranteclubs qui se réunissaient au moins une fois parquinzaine pour une projection. Cela faisaitcomme quarante petits meetings. Petit à petit,Amor Chachia essaya de scléroser la FTCC enempêchant ses programmes de passer, parl’intermédiaire de son délégué local – ce dernierdisant aux propriétaires de salle qu’on « lesavait à l’œil » s’ils passaient tel ou tel film. Ilcommença donc par étrangler le ciné-club deSfax. Les trois salles étaient dirigées d’ailleurspar de vieux militants des ciné-clubs. Il n’étaitpas gouverneur de Sfax, mais pourtant, il les avraiment étranglés, par intimidation. Sousse asuivi. Ainsi, la plupart des ciné-clubs ont ferméfaute d’activité. Fin 1968, il n’en restait peut-être qu’une douzaine dans tout le pays, alorsqu’ils étaient une cinquantaine quand j’avaisquitté Sfax pour aller travailler au ministère.Les gens s’en sont désintéressés aussi. La chapeétait intolérable durant ces années, je peuxexcuser tous ceux qui se disaient :

Je vaisme retrouver avec beaucoup de problèmessur le dos pour un film. Je ne vais pas au ciné-club.

MC : Quelles étaient alors vos relationsavec la SATPEC 3 ?

TC : La SATPEC étant sous l’égide de laCulture, je me suis retrouvé administrateur de laSATPEC dans les premiers temps de sacréation. Au ministère, Bennour, chargé depréparer ce dossier, fut nommé premier PDG decette société. Il resta en poste un ou deux ans,puis Mustapha Fersi lui succéda. Lui ne fit quede la gestion, jamais de véritables investis-sements. De fait, aumoment où les premières etdeuxièmes fournées d’étudiants que nousavions envoyés dans les écoles supérieures decinéma à travers le monde, revinrent en Tunisieavec leurs diplômes, ils ne trouvèrent pas detravail, même à la SATPEC. Celle-ci étaitcensée être prête à recruter le réalisateur, lemonteur, etc., et à faire des films. Mais rien n’aété fait, que des films de commande.

Prenons par exemple un film sur l’épopéede Bourguiba, et qui s’est appelé Renaissanceen français. Il a coûté cher parce qu’on en a faitquatre versions (arabe, française, anglaise etallemande). Heureusement que le parti l’a lui-

même financé, car le ministère ne le pouvaitpas. Pour venir diriger cette grande opération,j’ai sollicité Mario Ruspoli. Ce cinéaste s’étaitfait connaître en France, surtout par les ciné-clubistes, par le maniement de la caméraCoutant, la première caméra portée 16 mm.Je lui ai adjoint quatre de nos réalisateurs 4,parmi ceux qui étaient désœuvrés. Ils ont pris çaavec plus ou moins d’enthousiasme, mais ilsont pris ça à cœur. Pour ce film, il y a eu unemontagne de tournages, pendant six mois. J’aialors dit à Chedli Klibi :

C’est l’occasion de faire plusieurs documentaireshistoriques. Il faut en profiter maintenant, car sion demande de l’argent pour le faire, personne neva nous le donner. Par exemple, si on filmaitKairouan sous toutes ses coutures ?

MC : Sous couvert de l’autre film, c’estcela ?

TC : Oui ! Parce qu’on filmait à travers laTunisie. Je lui ai demandé :

Et si on faisait Sadiki ?

Pour Kairouan, Chedli Klibi m’a répondu :Il ne faut pas traîner beaucoup, parce que ça sesaurait... Bourguiba n’est même pas passé par là.

Mais, Bourguiba était très fier d’être sorti ducollège Sadiki. Chedli Klibi était sadikien, moiaussi, tout le monde l’était. Son proviseur, à cemoment-là, Abdelwahab Bakir, était un de mesanciens professeurs et un collègue du ministre.C’était l’occasion ou jamais de faire un beaufilm sur son lycée ! Il nous l’a fait visiter, touten nous racontant Sadiki du temps où il était,lui, élève, donc cinquante ans avant... et lacaméra tournait.

Qu’est-il advenu du film ? On l’a projeté aucommanditaire dans son palais. Certaineschoses ont été critiquées et, tout de suite, il a étédécidé de le couper. Par exemple, nous étionsallés tourner dans le Nord. Nous avions repéréune population disséminée dans la montagne,sur la rive nord de la vallée, et habitant, non pasdes troglodytes, mais des trous, des cavitésformées par la nature. Des familles entières de

Des ciné-clubs aux Journées cinématographiques de Carthage. Entretien avec Morgan Corriou

3. Société anonyme tunisienne de production et d’expansioncinématographique (SATPEC).4. Hamouda Ben Halima, Ahmed Herzallah, Noureddine Mechri etHédi Ben Khelifa.

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quinze à seize personnes étaient entassées àl’intérieur de ces grottes, ça puait, c’étaitincroyable comme humidité, et quelquefois toutcela était dans la neige. La caméra suivait uneassistante sociale. À un moment, elle demandaitau père d’une famille nombreuse s’il connaissaitle nom de tous ses enfants, et ce dernier luirépondait :

Ah, les premiers oui, mais maintenant non, alorsje les appelle par numéro…

MC : Bourguiba était furieux ?TC : Oui, il nous a dit :On n’a rien trouvé de mieux à aller filmer que cesfamilles nombreuses ! Mais j’en connais àMonastir des familles nombreuses ! Pourquoichoisir cette grotte ? C’est de la malveillance !C’est ça, la Tunisie de Bourguiba ? Pourquoialler si loin ? À Ouardia, à la porte de Tunis, il y aun dispensaire !

Et je passe d’autres choses qui lui ont déplu.Le film durait trois heures, comme on nepouvait pas couper autant de séquences, l’idéeest venue au directeur de la SATPEC de faire unnouveau montage. Et ce film qui avait coûté sicher, a été réduit à 50 mn.

MC : Est-ce aussi dans le cadre de vosfonctions au ministère que vous avez créé lesJournées cinématographiques de Carthage(JCC) ?

TC : Oui, dans la continuation directe desrencontres de Nawadi. La programmation desciné-clubs se faisait en un grand séminaire.Durant les vacances de printemps, on réunissaitdeux délégués de chaque ciné-club, avec l’aidede l’Éducation nationale. On disposait d’uninternat où l’on pouvait cuisiner et dormirpendant quatre jours ou cinq jours. La plupartdes animateurs venaient de l’enseignement etdépendaient du ministère. Ils obtenaient doncun congé payé. Ces rencontres consistaientessentiellement à ingurgiter deux longs-métrages ou l’équivalent avant midi. Et puis,après, on discutait comme dans un ciné-club.On déjeunait et on se détendait un peu, etrebelote dès quatre heures de l’après-midijusqu’à minuit. On ne faisait que ça, voir desfilms et en discuter pendant une semaine.C’était du bourrage de crâne. « Ciné-club » enarabe se traduit par nawadi cinema. Alors, on a

appelé ces rencontres du printemps, lesrencontres de Nawadi Cinéma. L’ancêtre desJCC, c’est précisément ça.

Les premières JCC ont représenté finale-ment les quatrièmes rencontres de Nawadi. Lessessions de 1966, 1968 et 1970 ont étéorganisées directement par des animateurs desciné-clubs. La différence était que j’étais auministère. J’ai cumulé pendant quelques annéesla présidence de la Fédération [FTCC] et ladirection du service du cinéma. J’ai pu ainsiavoir de l’aide du ministère de la Culture, et j’airamassé 3 000 dollars de l’UNESCO. C’étaiténorme. J’intéressais l’UNESCO, j’avais unami là-bas, toujours une connaissance des ciné-clubs. L’autre différence, aussi, c’est qu’oninvitait, au minimum, le réalisateur des filmsprojetés et, pour certains films, des vedettes,mais au compte-goutte : pour faire courir la rue,pour montrer que c’était un festival, et non unerencontre des ciné-clubs. Déjà, on avait tenté dedonner, avec nos propres moyens, unedimension internationale à la dernière sessionde Nawadi à Radès. J’avais invité un anciencollègue professeur qui était dans lemouvement des ciné-clubs à Alger. Mon postede directeur m’a permis de faire ça de manièreplus large. La deuxième session, celle de 1968,était déjà mémorable. Pour moi, elle restepratiquement la meilleure session des JCC.Ousmane Sembene avait entraîné toutel’Afrique au sud du Sahara. Mais, il n’y avaitpas que cet élément là : les animateurs des ciné-clubs étaient de plus en plus passionnémentmotivés.

MC : Votre objectif initial pour les JCCétait-il davantage panafricain ?

TC : Depuis le premier règlement, lefestival se voulait panafricain et panarabe, maisinter-national pour autant. Je dirais même que,par la force des choses, les huit dixièmes desfilms invités ne venaient ni du Monde arabe nide l’Afrique. D’ailleurs, y a-t-il jamais eu unesession où la proportion de films arabes etafricains a dépassé le tiers ?

Une idéologie plus vaste a toujours entourémes démarches, mes engagements. Elle était, enterme de politique, d’abord tunisienne, puisvaguement, pendant une certaine période,panarabe, puis tiers-mondiste à partir de laréunion de Bandoeng. J’ai commencé à me

Tahar CHERIAA

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sentir concerné et à m’engager réellement,surtout quand j’ai eu des relations directes avecdes responsables enAmérique latine, à Cuba, auCanada, aux États-Unis. En 1974, j’étais àl’Agence de coopération [culturelle ettechnique] en France. On a organisé avec toutce réseau de connaissances des états-générauxdu cinéma, presqu’un pendant de Bandoeng. Ona fait ça à l’Office national du film (ONF) àMontréal. En 1968, j’avais aussi organisé àHammamet un petit séminaire avec lesAfricains, avant le festival proprement dit. Etlà, on avait lancé l’idée de réunir les cinéastesafricains du continent. Or il y avait deuxassociations : l’une tunisienne, l’Associationdes cinéastes tunisiens (ACT), l’autre créée parOusmane Sembene lui-même qui s’appelait lesArtistes sénégalais associés. Mais, il y avaitaussi des Camerounais, des Nigériens, desGabonais qui avaient fait des films et qui étaientvenus aux JCC en 1966. En 1968, il y en a euplus, parce que j’avais dit à Sembene de« ramener à Carthage même ceux qui avaienttourné en 8 mm, à peine visible ».

Donc, en 1968, les cinéastes étaient plusnombreux et l’idée fut lancée : là où il existaitplus de quatre ou cinq réalisateurs, comme enCôte-d’Ivoire ou au Niger, une associationserait fondée. Nous nous disions :

Qu’à cela ne tienne, s’il n’y a qu’un seul, isolé, –et il n’y en avait justement qu’un seul àMadagascar –, on dira que la Fédérationcomprend des cinéastes africains, associés ounon.

En 1969, le Congrès international panafricaindes cultures fut organisé en Algérie parBoumediene – la première session avait eu lieuau Sénégal sous le nom du Festival panafricaindes arts nègres. Là, se sont retrouvés la plupartdes cinéastes panafricains, et c’est ainsi que futcréée la Fédération panafricaine, sur le papier,avec son premier bureau : Hatem Ben Miled futélu premier président, avec Babacar Sembcomme premier secrétaire général et, commetrésorier, Paulin Soumanou Vieyra, un autreSénégalais. À l’époque, j’étais moi-même enprison. La session suivante devenait donc lasaison 1970 des JCC. Et là, ça a marché toutseul, la Fédération a fait ses réunions, sescolloques, son travail en somme.

Les JCC se sont ainsi développées avant deprendre un tournant. Je ne dis pas que c’estmoins bien. Toute la vie politique, culturelle, etdonc cinématographique a été infléchie par ledéveloppement touristique. L’État misait sur letourisme, les JCC ont été, de fait, sollicitées.Je ne pense pas que c’était une malveillance,même si bien sûr certains ont voulu que les JCCservent le tourisme ou ne servent à rien.Le festival s’est finalement trouvé embarquédans un mouvement général de promotion duproduit « Tunisia ».

L’incurable nationaliste que je suis devraitpeut-être s’en féliciter. Cependant, la vraie passionde ma vie aura été quand même l’éducation, desjeunes et des adultes, par tous les moyens oumédias qu’il m’a été donnés de maîtriser : lalittérature, le cinéma et l’audiovisuel en général.

Des ciné-clubs aux Journées cinématographiques de Carthage. Entretien avec Morgan Corriou

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Kmar Bendana : Tahar Chikhaoui, tu es unenseignant de littérature et de civilisationfrançaise à l’université, mais tu es aussi uncritique de cinéma. J’aimerais explorer avec toicette jonction entre ces deux rôles de« passeur », en engageant par cet entretien unevision rétrospective sur ton parcours, et aussisur ce que ce parcours t’a appris sur le cinématunisien.

Tahar Chikhaoui : J e préciserai toutd’abord que je suis également enseignant decinéma et que je me consacre entièrement à cetenseignement depuis quelques années. Jereviens depuis quelques temps à desenseignements proches de la littérature, mais ilse trouve que, très vite, dès que j’ai commencéà enseigner, après une thèse de littérature sur LaRochefoucauld 1, j’ai aussi, quasi spontané-ment, commencé à enseigner le cinéma. Je croisavoir été le premier à introduire cetenseignement à l’université.

KB : En quelle année ?TC : Je suis entré à la faculté des Lettres de

La Manouba en 1988, et j’ai dû faire cetteproposition au Conseil scientifique dès 1989.Les membres de ce Conseil me connaissaient etils ont très vite accepté que l’enseignement ducinéma figure dans les programmes, à l’époqueen tant que certificat optionnel. Il s’agissaitd’un enseignement ouvert à tous les étudiantsmême s’il émanait du Département de français.Très vite aussi, j’ai créé le ciné-club de lafaculté des Lettres. Cet enseignement s’estélargi par la suite lorsque nous avons créé, ausein même du Département de français, unefilière « arts et spectacles ». Il s’agissait d’unenseignement destiné aux étudiants inscrits enmaîtrise de français qu’ils pouvaient choisir dès

leur troisième année. Malheureusement, avec ladernière réforme qui a mis en place le systèmedit LMD (licence, mastère, doctorat) tout celaest en train de péricliter.

KB : Dès le départ, tu as donc enseigné lecinéma dans un département de littérature. N’yavait-il que des littéraires comme premierspublics ?

TC : Oui, mais depuis 1993, je l’ai aussienseigné dans une école privée de cinéma,l’Institut maghrébin de cinéma (IMC) l’ancêtrede l’actuelle École des arts du cinéma (EDAC).L’IMC (devenu l’EDAC) était, dès le départ,destiné à enseigner les métiers du cinéma. Uncertain nombre de ses élèves exercentaujourd’hui comme cinéastes. Je pratiquaisdonc (et je pratique toujours) en même temps,les deux types d’enseignement qui sontsensiblement différents, et tout cela à côté d’uneactivité d’animateur, à la faculté, dans lesmaisons de la culture et ailleurs.

KB : En quoi cette expérience t’a-t-elleappris le cinéma, en tant que culture àenseigner ?

Ces deux types d’enseignement ne sont pasvécus de la même façon. À l’IMC, c’était plusmouvementé, parce que moins bien organisé.Par ailleurs, j’ai toujours animé un ciné-club etexercé la critique dans la presse culturelle. Et,depuis environ sept ans, j’interviens égalementdans des ateliers de réécriture de scénarios : je

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 175-184.

Mémo i re s

De la cinéphilie à l’action culturelle

Tahar CHIKHAOUIEntretien avec Kmar Bendana

1. François VI duc de La Rochefoucauld (1613-1680). TaharChikhaoui, Lecture des Mémoires de La Rochefoucauld, Unepoétique de la banalité, Thèse pour l’obtention du Diplôme deRecherches Approfondies, sous la direction de Suzanne Guellouz,Tunis, Faculté des Lettres, 1986, 265 p.

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le fais en Tunisie ou ailleurs (en Algérie et enBelgique notamment), mais jamais tout seul, laplupart du temps avec un scénariste.

KB : Enseigner le cinéma, c’est aussienseigner l’histoire du cinéma, comme onenseigne la littérature.

TC : Oui. En somme, j’enseigne l’histoire etla critique du cinéma dans une institutionpublique et dans une institution privée ; mais,j’anime aussi des ciné-clubs à l’intérieur del’université et à l’extérieur ; et j’écris dans desrevues en Italie, en France, en Espagne, enAlgérie et en Égypte, en français et, depuisquelque temps, en arabe.

KB : Peux-tu nous parler de la création del’Association tunisienne pour la promotion dela critique cinématographique (ATPCC) et deCinécrits ?

TC : L’Association a été créée en 1986,j’étais l’un des membres fondateurs, je n’enétais pas le président au moment où elle a étécréée. Au départ, ça devait être autre chose, uneréunion entre les gens qui s’intéressaient aucinéma. J’étais là avec eux.

KB : Quels étaient les membres fondateursde cette association ?

TC : Je me souviens que, dans les premièresréunions, il y avait, par exemple, Nejib Ayed,Khaled Basraoui, Hichem Ben Ammar, NouriZanzouri, Mounir Falleh, Mustapha Nagbou,Leïla Gharbi, Hatem Bourial… et d’autres.

KB : C’était des gens qui étaient dans lesciné-clubs, dans l’animation culturelle, maisaussi dans la critique de cinéma ?

TC : Ils étaient tous dans le milieu ducinéma et ils voulaient créer une association,mais je ne me souviens plus très bien de leursobjectifs. Je ne comprenais pas très bien, parceque je n’étais pas directement associé à l’idéeinitiale. Puis, très vite, c’est devenu uneassociation de critiques. Là, ça m’a intéressédirectement car, à cette époque, j’écrivais. Jeme suis donc impliqué en tant que membre decette association, mais je n’ai pas du toutcherché ni à être membre du bureau ni à êtreprésident. J’étais présent, je participais,j’intervenais beaucoup. À un certain moment,

sur la demande de certains membres, j’en suisdevenu le président. J’y suis resté presque dixans, un peu trop longtemps

KB : Entre temps, des ciné-clubs ont étécréés ?

TC : Nous organisions essentiellement descycles (je me rappelle toujours avec fierté larétrospective intégrale consacrée à Pasolini),mais nous n’étions pas toujours d’accord sur ceque l’association devait faire. Certainspensaient qu’il fallait faire également de laformation, pour l’émergence d’une critiquecinématographique digne de ce nom. D’autrespensaient qu’il fallait seulement montrer desfilms. Dans les années 1990 en effet, on voyaitmoins de films intéressants dans les salles.Quant à moi, je pensais qu’il était important demontrer des films pour aider les journalistes àécrire, mais qu’il fallait aussi former denouveaux critiques. C’est comme ça que l’idéem’est venue de créer un atelier pour desjeunes : au départ, je ne pensais pas lancer unatelier de critique de cinéma. Ce quim’intéressait, c’était de réunir des jeunes et deles amener à intervenir sur un film. Il s’agissaitd’étudiants que je connaissais à droite et àgauche, puisque j’enseignais à la faculté et quej’animais en même temps un ciné-club à lafaculté, et un autre au Centre cultureluniversitaire Houssine Bouzaiene, à Tunis.Certains d’entre eux revenaient plus souvent,montraient un intérêt plus grand pour lecinéma. Je les ai donc réunis en leur proposantde créer un atelier, en commençant par lecinéma tunisien. J’écrivais dans les journauxdepuis les années 1980 (sur le cinéma, sur lethéâtre, sur la littérature, etc.), mais je n’aivraiment pris la décision d’aller plus loin dansla critique cinématographique qu’avecL’homme de cendres de Nouri Bouzid (1986).Ce film a joué pour moi un rôle important,c’est pour cela que j’avais d’abord pensé aucinéma tunisien.

En tant que professeur de langue et delittérature françaises, j’ai toujours eu unproblème par rapport à ma propre réalitéculturelle, littéraire. Nous écrivions des articlessur des auteurs français, sur lesquels les Françaisavaient toujours écrit, bien avant nous et mieuxque nous. Je ne me sentais pas à l’aise, sachantqu’ailleurs, au Maroc par exemple, la

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configuration était bien différente : les critiqueslittéraires, « francisants » également, peuvent,quant à eux, utiliser des textes arabes et destextes marocains. Je vivais ce décalage commeune frustration. J’étais l’un des rares spécialistesde la littérature française du XVIIe siècle,j’aurais pu en profiter, mais ça ne me motivaitpas beaucoup. Au cinéma, c’était pareil. Je mesuis inscrit dans un type de cinéphilie trèsproche de la cinéphilie française. Or, quand lefilm de Nouri Bouzid est sorti en 1986, je n’aidormi après la projection qu’après avoir écrit unarticle. Le lendemain, il est sorti dans La Pressede Tunisie sous le titre « Caméra de chair ».C’était pour moi un événement important quidonna tout d’un coup un sens à ce que je faisais.

KB : C’est vrai que L’homme de cendres aété un révélateur pour le public tunisien, il apermis une sorte de retour sur soi.

TC : Là, je me suis dit que je pouvais, peut-être, donner un sens aumot « critique de cinématunisien ». Cela ne m’empêchait pas decontinuer à enseigner, en tant qu’universitaire,les cinémas américain, italien ou français. Pourmoi, ce qui s’écrivait dans les journaux n’étaitpas satisfaisant, et je pensais qu’il fallaitrenouveler la critique. J’ai donc lancé cetatelier. J’ai demandé à chacun d’analyser uneséquence, et nous avons organisé une séancepublique, à la Maison de la culture IbnKhaldoun, au cours de laquelle chacun a parlédu film. Mais, très vite, nous nous sommes ditqu’il fallait écrire.

Le premier numéro de Cinécrits, intitulé« Premiers regards », a porté sur les filmsprogrammés alors dans les salles. Ce que nousfaisions était en rapport avec les manifestations,les cycles que l’association organisait. Monpremier souci était d’articuler cela avecl’actualité. Après, nous avons pris de grandsclassiques tels que Pier Paolo Pasolini, FrançoisTruffaut, Rainer Werner Fassbinder etc. Nousavons donc très vite pensé qu’il fallait que l’onrevienne à la culture cinématographiquemondiale. Nous visionnions les films surcassette, nous discutions beaucoup et chacunapportait un projet de texte. Mais, nous n’étionspas le porte-parole de l’association, ce n’étaitpas la revue officielle de l’association, parceque les autresmembres du bureau n’y écrivaientpas ; et même pour ceux qui voulaient y écrire,

leurs articles étaient soumis à l’avis du groupedes rédacteurs.

KB : C’était donc d’abord un atelierd’écriture.

TC : J’ai oublié de dire qu’au départ, jerêvais d’autre chose, d’une revue tunisienneprofessionnelle. J’avais contacté des critiques,mais je ne suis pas arrivé à la faire.

KB : Est-ce que tu sais pourquoi maintenant ?TC : Le souvenir que j’en ai, c’est que je

n’ai pas rencontré beaucoup d’enthousiasme.

KB : Tu voulais construire un espace dedébat ? S’il n’a pas pu naître à cette époque là,était-ce la faute aux gens du cinéma ou à ceuxqui écrivaient ? Ou encore, était-ce lié auxrapports entre la culture académique et laculture cinématographique ?

TC : Je ne sais pas, mais je me suis dit quela solution passait par les jeunes. À l’époque, jepensais que cette responsabilité étaitindividuelle. Même si je n’étais pas toujoursd’accord avec ce qui s’écrivait, je voulaisd’abord réunir des critiques parmi ceux quiétaient en exercice. J’ai donc créé cet atelier entant qu’espace de débats. Personne ne s’estopposé à ce projet, même si cela a créé quelquesjalousies. Mais, ça a marché pendant trois ouquatre ans. Ces jeunes étaient des étudiants,célibataires ; par la suite, ils se sont mariés, ilsont trouvé du travail, certains même sont partisloin du pays : ça devenait plus difficile pourmoide réunir les membres de notre atelierd’écriture. Mais, nous sommes allés jusqu’àpublier une vingtaine de numéros, assez« décents » et appréciés. La plupart d’entre euxcontinuent aujourd’hui à être dans le cinéma, ilsécrivent un peu partout, en Tunisie et àl’étranger.

KB : Bien que brève, la publication deCinécrits fut quand même une expérienceintéressante.

TC : Le plus important, de mon point devue, c’est qu’à un moment, nous nous sommesdit qu’il nous fallait analyser plus de filmsarabes et africains. Nous avons ainsi écrit surdes cinéastes importants comme le MalienSouleymane Cissé, le Burkinabé Idrissa

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Ouédraogo ou l’Égyptien Youssef Chahine.Nous voulions nous adapter à notre réalité etnous continuons aujourd’hui encore.

KB : Tu poses, de façon plus générale, leproblème de l’exercice des métiers intellectuels,ou des métiers qui ont un rapport avec la parole etl’écriture. Est-ce ce que tu déplores ? Le cinémarévèlerait-il, plus que les autres arts, un manquede moyens ou un manque d’espace créatif ?

TC : Les deux. Le cinéma révèle plus parcequ’il est un vecteur d’expression contem-poraine. C’est aussi ce que je connais le mieux.Nous vivons tous cela, mais les solutions quel’on donne à ce problème sont différentes.Bourguiba ne disait-il pas que la Tunisie étaittrop petite pour lui ! Reprendre cette expressionpeut paraître démesurée, mais elle n’est passans intérêt. La Tunisie est un pays qui, de parsa situation géographique et son histoire, peutdonner la capacité ou peut-être seulementl’illusion d’embrasser le monde. Les gens dema génération ont eu également la capacité, parleur formation, d’embrasser ce qui se passe enEurope et dans le monde, et nous n’avons pasappris ces choses là impunément : le décalagen’est pas facile à vivre, il est difficile de ne passe sentir confinés dans un espace qui a du mal àcontenir nos ambitions.

KB : Tu évoques ici le côté extraverti de laclasse intellectuelle tunisienne.

TC : Cette extraversion n’est pas forcémentpositive, elle génère beaucoup d’aigreur, deressentiment et de blocage. Je le vois dans lesfilms, dans les plans qui défilent, dans lesséquences, dans la façon dont les personnagesbougent. J’y vois le désir des cinéastes d’allerloin, d’atteindre des niveaux internationaux.Par exemple, quand tel ou tel cinéaste tunisienprend sa caméra, Godard, par exemple, ouFellini n’est pas loin de son horizon : c’est unréférent qui brûle, même s’il n’y pense pasvraiment. Prenons l’exemple d’AbdellatifBen Ammar 2, il a été l’assistant de Rossellinisur Le messie (1975). Bien sûr, il n’était pas leseul (d’autres Tunisiens ont travaillé avecRossellini), mais ce n’est pas rien. Pourtranscender le drame en fantaisie, il faut unegymnastique extraordinaire, un grand écart. Ilne faut pas que ce soit un écartèlement, unetorture, mais au contraire une « grâce ».

KB : Quel remède le cinéma offre-t-il pouratténuer cet écartèlement ? Aujourd’hui, avons-nous les moyens de dépasser cette situation ?

TC : Nous en avons les moyens, mais c’esttoujours une question de « responsabilité », ausens sartrien du terme. Je ne crois pas du toutqu’il s’agisse d’une absence de moyens, c’est laquestion d’un environnement avec lequel il fautcomposer.

KB : Par ton travail, tu milites pour laconstruction d’une critique nationale avertie,mais il n’y a pas suffisamment de revuesspécialisées, ni un musée du cinéma actif, en touscas un lieu vivant à partir duquel les Tunisienspourraient acquérir une culture cinéma-tographique et inscrire leur cinéma dans unedynamique culturelle contemporaine. De façonparadoxale, l’important dispositif culturel quiexiste autour du cinéma tunisien ne l’empêcherait-il pas d’être plus productif ? Le cinéma n’a passeulement besoin de cinéastes et de techniciens.

TC : Revenons à la question posée au départde l’entretien, celle de l’enseignant-chercheurqui est censé réfléchir ou apporter un « regardsur » quelque chose (un film, dans le casprésent), et qui, en même temps, est associé à lavie culturelle, en l’occurrence le cinéma.Paradoxalement, ces deux postures – celle del’enseignant qui donne un cours sur Hitchcockpar exemple, et celle du journaliste qui, face àun film tunisien, réagit par un article dans unquotidien de la place –, ne sont pas complémen-taires, leur relation est problématique.

KB : Pourtant, elles ne sont pasantinomiques ! Si elles le sont, est-ce parce qu’iln’y a pas l’espace d’expression culturelle dontnous parlions tout à l’heure, ou encore parce quele cinéma tunisien qui est maintenantrelativement connu, ne serait pas assez inscritdans le cinéma mondial ? Comment, selon toi,pourrait-il être plus fort, avoir plus d’existence ?

De la cinéphilie à l’action culturelle. Entretien avec Kmar Bendana

2. Abdellatif Ben Ammar, né en 1943 à Tunis, diplômé del’IDHEC (Paris). Filmographie : 2 + 2 = 5 (court métrageavec Hassen Daldoul etMustapha Fersi) ; Le cerveau (courtmétrage) ; Opération yeux (1967, court métrage),L’espérance (1968, court métrage), (1969, premier longmétrage), Sur les traces de Baal (1971, court métrage),Mosquées de Kairouan (1972, court métrage), (1974, longmétrage), Sadiki (1975, court métrage), (1980, longmétrage), (2002, long métrage).

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TC : Je veux dire que ces postures ne sontpas dans le prolongement l’une de l’autre. C’estcomme si on faisait deux métiers différents etdans deux aires culturelles totalementdifférentes. Par exemple, quand, à Tunis, jeparle d’Hitchcock, je me dois d’en parlercomme si j’étais dans la peau d’un enseignantd’une université française ou autre. Monexigence doit être la même.

KB : Parce que tu possèdes la culturenécessaire...

TC : Et, en plus, j’utilise la même langue.Mais, pour parler du film tunisien, dans une salletelle que celle de la Maison de la cultureIbn Khaldoun ou pour écrire dans Tunis Hebdoou même dans Cinécrits, publication née de lavolonté d’inventer un espace nouveau, il se passeautre chose : non pas que je me défassetotalement de ce que je suis, puisque je suistoujours celui qui a parlé de Hitchcock en classe,une heure auparavant, mais je suis dans une autreposture. C’est un travail plus dur. Mon bonheuraurait consisté à ce que, lorsque je sors del’université après avoir parlé en tant queprofesseur de cinéma, je puisse continuer à faireà peu près la même chose en dehors, dans uncadre différent, une maison de la culture ouailleurs. Or je n’ai jamais eu ce sentiment là, sauflorsque le premier film de Nouri Bouzid est sorti.C’est comme si je passais d’une situationcinématographique à une situation pas encoresuffisamment cinématographique. La questionfondamentale qui se pose à moi est celle du« développement ». Je me rends compte que jedeviens, non pas un fonctionnaire, maisquelqu’un qui participe à la construction dequelque chose. Celui qui réfléchit est toujourscritique, il mobilise l’acuité du regard ; enrevanche, quand il participe à la construction dequelque chose, et quand en plus ce quelque choseest fragile, il effectue un travail pratique, délicat,quasi manuel, qui appelle d’autres facultés : je ledis sans aucun mépris, mais c’est autre chose.Dans d’autres pays, on peut continuer à exercerla critique, devant un autre public.

KB : Au-delà de la pédagogie, del’enseignement ou de l’animation, ton objectiftouche donc à quelque chose de très profond, àla possibilité d’un regard, à travers le cinéma,sur la société contemporaine. Penses-tu que

cette diffraction du regard, cette double postureque tu ressens, est applicable seulement aucinéma ou peut-on la retrouver dans d’autressecteurs culturels ?

TC : Oui, par exemple dans le domaine dela peinture ou de la littérature, mais peut-êtrepas de la même manière. Je crois surtout quecette question est liée à une génération. Quandj’ai découvert la culture française – et à traverselle la culture européenne et plus généralementoccidentale –, je n’ai pas découvert une cultureétrangère, ce n’était pas la « culture de l’autre ».Je la faisais mienne cette culture, évidemmentpuisqu’elle a construit aussi ma personnalité.

KB : Et la culture tunisienne alors ?TC : La culture tunisienne était déjà là ; sauf

que, à mesure que j’avance, je me rends comptequ’il y a un réel hiatus. J’ai eu la possibilitéd’être considéré comme un critique cinémato-graphique. Lorsque Serge Toubiana 3 m’ademandé, il y a une quinzaine d’années, decollaborer aux Cahiers du cinéma, ce n’était pasparce que son équipe avait besoin d’unspécialiste de l’Afrique ou du Monde arabe(« un Tunisien parlant l’arabe pouvant parler ducinéma arabe ») : ce n’est pas cela le critère dece genre de revue. Il s’adressait à un critique decinéma qui écrit, de temps en temps, sur desfilms étrangers. Pourtant, je ne l’ai pas fait.

KB : Est-ce pour ne pas seulement écrire àl’étranger ou pour ne pas seulement écrire surle cinéma étranger ?

TC : À ce moment là, je pensais que j’auraisété là-bas en touriste, je n’avais pas depropension naturelle à cela. Je ne peux pas nepas me poser la question de savoir ce que je faisdes cinémas qui existent autour de moi, et descinéastes arabes en général. Dans une espèced’universa-lisme abstrait, on peut ne pas entenir compte. J’en ai beaucoup discuté aveccertains de mes amis, les plus jeunesnotamment : pour eux, si 99, 99 % des filmssont mauvais, et bien on ne parle que du 0,01 %restant, s’ils sont bons et quelle que soit lanationalité du cinéaste. Mais, je n’arrive pas à

Tahar CHIKHAOUI

3. Serge Toubiana, né à Sousse (Tunisie) en 1946, est aujourd’huidirecteur de la. Il a été rédacteur en chef de la revue aux côtés de1973 à 1979. [NDLR].

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me faire à cette idée. C’est probablement dû àma culture patriotique, ou à mon tempéramentvolontariste ; je pense que j’ai uneresponsabilité (pour employer un mot un peupompeux) : puisque je suis là, que je parle cettelangue, que j’ai vu ce film là, je peux dire àpropos de ce film quelque chose qui puisseavoir un sens. Aujourd’hui, je vais plus loindans mon raisonnement : je me dis que lanotoriété ou la célébrité n’existe pas, qu’iln’existe pas de valeur en soi : c’est le processusde valorisation qui est le plus important, c’estlui qui donne leur valeur aux choses.

KB : Fais-tu référence au marketing ?TC : Non, pas du tout. Il s’agit du sens que

je donne à la culture. Les choses ont leur valeur,mais si on ne les valorise pas, cette valeur ne sevoit pas, donc n’existe pas. Pour dire les chosesplus simplement, Khalifa le teigneux, réalisé en1968 parHamouda Ben Halima, est un excellentfilm. Or qu’avons-nous écrit sur ce film ? Et passeulement sur celui là. C’est pour dire que laresponsabilité, je la vois comme ça, aussi.

KB : Ton point de vue a changé en vingt-cinq ans, mais le cinéma a changé également,ainsi que la place du cinéma dans la culture.

TC : C’est surtout parce que j’écris àl’étranger et que je vois comment ça se passe,peut-être aussi parce que je voyage plus souventmaintenant. En Belgique, par exemple, je sais ceque les gens disent du cinéma belge. C’est unpeu pareil qu’en Tunisie. En revanche, onpourrait réfléchir sur la dynamique importantequi existe en France, sur le cinéma et autour ducinéma. Ce n’est pas le cinéma français en luimême qui est important, même du temps de laNouvelle Vague. C’est plutôt l’importance ducinéma dans la culture française, l’importanceque l’on accorde dans ce pays à l’industrie ducinéma, à l’économie du cinéma, aux salles despectacle, à la critique, au dispositif juridique quiorganise le métier et la profession, et aussi àl’enseignement. Nous aussi, nous avons notrepoint de vue mais, à cause ou à la faveur de cettesituation d’indigence intellectuelle, nous avonstendance à mythifier ce qui se passe ailleurs.Quand on parle de Godard ou de Fellini, nous nesavons pas toujours ce qu’il y a derrière. Onoublie que Godard est un Suisse. Son importancea été montée ou montrée (si j’ose m’exprimer

ainsi) en France. Quand la Nouvelle Vague estarrivée, elle était portée par l’arrivée d’un grandnombre de cinéastes nouveaux. Quand FrançoiseGiroud a utilisé cette expression, devenueaujourd’hui étriquée, elle savait ce qu’elle disait :elle parlait des nouvelles générations de Françaisqui arrivaient et apportaient quelque chosed’autre, non pas seulement au cinéma. Nous nele voyons pas parce que nous ne nousreprésentons pas concrètement ce qu’est unedynamique culturelle.

Pour certains, c’est cette valorisation d’unedynamique qui a fait ressortir l’importance d’unFrançois Truffaut (1932-1984) dont on pourraitdire aujourd’hui que c’est un cinéaste sommetoute classique. Quant à moi, je ne dirais pastout à fait cela, parce que je viens de cettefiliation (c’est affectif !) ; mais j’entends desgens le dire. S’il y a eu Truffaut, c’est parcequ’il y avait également Jean-Luc Godard,Jacques Rivette, Éric Rohmer et plus loin JeanRouch, Alain Resnais, Chris Marker, et avanteux Robert Bresson, Jean Cocteau, Jean Renoir,etc. Un groupe de jeunes réalisateurs, arrivés aucinéma par la cinéphilie et par la critique, quiont modifié le système. À leur époque, on nepouvait se faire une place dans le cinémafrançais que si l’on était coopté, l’institutionétait extrêmement rigide et ces jeunes sontvenus dire : « Ça suffit maintenant ! ».

KB : L’imprégnation de cette « exceptionculturelle française », du moins pour lesTunisiens de ta génération, aurait donc suffi àfaire émerger la conscience de ce qui doitentourer une dynamique culturelle autour ducinéma ou d’autres secteurs culturels. Cetteconscience existe-t-elle aujourd’hui ?

TC : Dans le milieu des critiques ?

KB : Dans le milieu culturel et intellectueltunisien en général. Je ne parle pas des gens dumétier, de ceux qui en vivent.

TC : Non, à mon avis, les gens quiréfléchissent sur le cinéma ne sont pasconscients de cela.

KB : D’où, peut-être la difficulté que turessens à être sur les deux terrains ?

TC : C’est ça, je n’ai pas l’impression de mefaire entendre. Par exemple, quand je descends

De la cinéphilie à l’action culturelle. Entretien avec Kmar Bendana

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de la faculté pour aller à la maison de la culture,pour « animer » (pas pour faire une conférence),cette attitude là n’est pas comprise. Beaucoup degens pensent que c’est un pis-aller dont lavaleur, à leurs yeux dégradante, m’échapperait.Ils ne comprennent pas cette démarche, alorsque pour moi, maintenant, elle est presque plusimportante que l’enseignement. À la faculté, j’aiparfois l’impression d’être inutile. En tout cas, jeme sens plus utile lorsque j’anime une séancedans un lieu culturel à Tunis, et encore plus àl’intérieur du pays. Je suis alors dans la réalitédu pays plus que lorsque, à la faculté, je donneun cours sur le cinéma. Même si je suis fier depouvoir enseigner le cinéma à l’université.

KB : Est-ce à cause d’une meilleureréception de tes propos par un large public ?

TC : Non, plutôt parce que je pense quec’est là que l’essentiel se joue. Peut-être aussiparce que l’enseignement universitaire devientun carcan de plus en plus rigide. Évidemment, àl’université, on peut suivre un programme etassurer une continuité, évaluer si ça a marchéou non. À l’extérieur, c’est plus aléatoire, maisc’est plus vrai. Cette question que j’ai du mal àformuler est peut-être liée à ma formation. J’aiété formé à une époque où les illusions étaientimportantes, une époque d’euphorie.

KB : Tu parles de quelle époque, car tu n’aspas plus de 55 ans ?

Je parle des années 1970, et je me compareà mes enfants. C’était une époque où leslendemains étaient plus radieux. Quand on avaitle bac, on pouvait travailler où on voulait etj’étais persuadé que j’allais transformer lasociété. Bien sûr, tout le monde participetoujours, à son niveau, aux changements de lasociété, mais jusqu’à l’âge de 40 ans environ,j’étais absolument convaincu que nous allionstransformer le monde, grâce au « dévelop-pement » : peu importe qu’on l’entende au senslibéral ou au sens marxiste, « au développementdes forces productives » et des changements des« rapports de production » qui s’ensuivraient.Je n’étais pas le seul à le penser. Nous avionsune perception extrêmement concrète de cetteresponsabilité. Je dis cela pour expliquer leterme « euphorie » que je viens d’utiliser. Ceque je faisais était porté par ce mouvement là.Bazin et son influence sur la nouvelle critique

française n’était pas seulement pour moi un faitd’histoire ou une référence intellectuelle.

KB : Le projet d’André Bazin 4, grand critiquede cinéma, n’était-il pas lui-même national ? Sonmodèle, confronté aux normes internationalesactuelles, ne s’est-il pas un peu perdu également ?

TC : D’abord le projet d’André Bazinn’était pas un modèle national, maisintellectuel. Bazin ne défendait pas seulement lecinéma français, il défendait aussi beaucoup lecinéma italien ou américain, en tout cas descinéastes américains comme Orson Welles etdes cinéastes italiens comme RobertoRossellini. Il ne pensait pas créer une école,mais il a bien été un « père spirituel », unesource d’inspiration forte pour les générationsde critiques qui lui ont succédé. Il n’était pas leseul mais en tous cas, il a été très important.

C’est en vertu de la pensée d’André Bazinque les critiques de ma génération ont défendu lecinéma mondial. La différence, c’est qu’ilécrivait en français, dans des revues françaises.Il faisait son travail de critique, en parallèle àl’animation. Lorsqu’on est honnête avec soi-même, comment peut-on se défaire de cesschémas ? L’histoire de la critique cinéma-tographique a fonctionné de cette manière, ellefait partie de ma culture, et je pense que nousfaisons aussi partie de cette histoire là. Si jecompare notre situation à celle des critiques, parexemple, burkinabés ou italiens, ce n’estévidemment pas la même chose.

KB : Pourquoi ? Parce qu’il y a un dispositifscolaire différent ?

Le critique italien est dans la continuité, sonrêve est contigu à sa réalité. Le Burkinabé, parcontre, peut être très content lorsqu’il voit unfilm burkinabé quel qu’il soit ou à peu près.Pour lui, ce ne serait que positif, tous les filmsétant importants, même s’il voit bien qu’il y a

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4. André Bazin (1918-1958), enseignant à l’École normalesupérieure de Saint-Cloud, a fondé, à Paris, le ciné-club de laMaison des lettres. Militant pour l’éducation populaire après laDeuxième Guerre mondiale, il participe à la fondation de ciné-clubs, à des stages, anime des conférences dans les usines enFrance, en , en , au. Il mène, en parallèle, un travail de réflexion enécrivant pour L’écran français, Le Parisien libéré, en rédigeant desmonographies. Il participe à la création de Radio-Cinéma-Télévision (qui deviendra ). Auteur de Qu’est-ce que le cinéma ?(recueil d’études en 4 vol., 1958-1963), Paris, Éditions du Cerf,1999, (1er éd. 1976). [NDLR].

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une différence entre Idrissa Ouedraogo etPierre Yameogo. Quand bien même il aurait lamême culture cinéphilique que la mienne, il esttrès loin de notre démarche. Pour nous, laquestion qui se pose est celle de la proximitéhistorique et géographique d’avec l’Europe.

Dans l’un de mes derniers déplacements,j’étais invité au Portugal à une rencontre sur lacritique de cinéma : Il y avait de grandscritiques européens et américains, réunis parJean-Michel Frodon. À côté de Jean Douchet,Enrico Guezzi, etc. J’étais au cœur de lacritique mondiale. Tu comprends que, quand jeretourne ici, l’échelle n’est plus la même, quec’est troublant.

KB : C’est un effet de chapelle !TC : Oui, mais on ne peut pas y échapper.

Est-ce qu’il se passe la même chose pour cesgrands critiques lorsqu’ils vont dans une sallede cinéma de leur pays ? Sont-ils confrontés aumême hiatus chez eux ?

KB : Cela doit être comparable. Ce qui meparaît intéressant justement, c’est cettecoexistence entre le connaisseur de l’art et celuiqui doit le communiquer, en parler à une largeaudience. Aujourd’hui, avons-nous les moyensd’atténuer ou de dépasser cette situationd’écartèlement ?

TC : Voici un exemple très simple. Je viensde rentrer de Belgique où j’ai animé un atelierd’écriture en marge de la dernière session duFestival international du film francophone deNamur. Durant ce séjour, j’ai tenu à voir le filmrécent d’un cinéaste belge, connu, JoachimLafosse, Élève libre. Il faut dire au passage quele cinéma belge est en essor, alors que nous neparlons que des frères Dardenne : ces deuxcinéastes sont évidemment immenses, mais leurvaleur (encore une fois) se perçoit mal à causede cette vision tronquée. Élève libre est donc unfilm dont on peut penser à raison qu’il n’est pasun chef d’œuvre, mais le sujet qu’il aborde, lapédophilie, et la façon de l’aborder nousinterpellent à plus d’un titre.

Lors de la projection, j’étais noyé dans unocéan d’élèves, des adolescents accompagnésde leurs professeurs. Je n’en revenais pas, j’ensuis encore étonné. Pendant deux heures, j’étaisdavantage impressionné par la situation d’écoute

que par le film lui-même. Quand je suis sorti decette salle, à Namur, je ne pouvais pas ne paspenser à l’impact d’un tel film ou de sonéquivalent chez moi, d’autant que jem’intéresse à l’éducation des jeunes par lecinéma, dans les collèges.

De retour à Paris, j’ai eu l’occasion de voirun film israélien, Tu n’aimeras point, de HaïmTabakman qui traite de façon extrêmementsingulière de l’homosexualité masculine dansun quartier ultra orthodoxe de Jérusalem. Làencore, au-delà des thèmes précis, je me suisposé des tas de questions.

Je rentre en Tunisie en pensant à ce que nouspouvons faire ici, à travers le cinéma, parrapport aux questions qui se posent à nous.J’essaie de mesurer les distances en évitant lessautes d’humeur. J’ai un tel rapport à ce que jecrois être ma responsabilité dans l’utilisation ducinéma tunisien, comme instrument d’éveilculturel, de la pensée. Je ne prétends pas que lecinéma a la même fonction partout, mais je nepeux pas ne pas le considérer comme un vecteurimportant de modernisation sociale. Je pourraiséviter les comparaisons et dire : « Oui, ce sontdes cultures différentes ». On peut dire çafroidement, cyniquement, mais jusqu’à uncertain point.

J’ai pris des exemples extrêmes, mais pourmoi le cinéma tunisien qui prétend s’attaquer auxproblèmes de société, qui cherche à s’articuler àla réalité, ne répond pas assez aux attentes.

Quand tu prends le cinéma algériend’Algérie, où l’institution est également très enretard sur les exigences du Septième art dans cepays, tu découvres des choses intéressantes. Iln’y a qu’à voir La Chine est encore loin, ledernier documentaire de Malek Bensmail. Partide l’école où la première balle a été tirée contredes Français pour parler de la société, il est allétrès loin dans l’analyse de son environnement.Regardez le Palestinien Elie Suleiman ouencore le Marocain Faouzi Ben Saïd, descinéastes en phase avec leur époque et lecinéma de leur époque. Ce ne sont que desexemples ponctuels.

Le cinéma est une industrie et, en Tunisie,nous n’avons que treize salles de cinéma. Enrevanche, nous avons quatre ou cinq écoles decinéma, publiques ou privées, beaucoupd’étudiants sortent avec des diplômes. Par an, onarrive aujourd’hui à plus de quarante courts-

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métrages. Le documentaire est directement lié àla formation. Tout ça pour dire le paradoxe dû audécalage entre le désir d’un critique de cinéma etl’environnement institutionnel. L’espace dudocumentaire est fermé. Où peut-il être montré ?Pourtant, même les documentaires commencentà amorcer quelque chose.

Le documentaire est important dans les paysoù les cinéastes désirent témoigner. PrendsLe silence de Karim Souaki, il est intéressant, ils’attaque à un problème sensible. Nousattendons le film de Mohamed Zran dont lesdocumentaires ont été toujours remarqués, sansparler de Hichem Ben Ammar qui semble sespécialiser avec courage et rigueur dans legenre. Mais il n’y a pas foule.

KB : Pour témoigner, il faut le désir detémoigner et il faut l’écoute.

TC : L’écoute existe, et le désir de témoigneraussi mais l’écoute est étouffée et le désir estrefoulé. On ne fait pas un film pour s’amuser.L’image que tu fais est une image que tuarraches à titre personnel. On n’est pas encoresorti de la conception que l’État se faisait ducinéma lorsqu’a été créée la SATPEC : cettesociété nationale n’est plus là, mais son ombreplane et la proposition est largementhypothéquée par la représentation politique.

KB : Il y a un cinéma tunisien qui se faithors de Tunisie...

TC : Très peu de chose, comparé àl’Algérie, presque rien. Nous ne sommes pasdans la situation des cinéastes chinois qui ensont à leur cinquième génération deprofessionnels, et qui sont en train de négocieravec l’État chinois. Le même cinéaste Lou Yequi a fait un film sur la place Tien an Men, Unejeunesse chinoise, vient d’en faire un autre surl’homosexualité en Chine, Nuit d’ivresseprintanière, au nom de la défense des droits del’homme. Nous ne sommes pas non plus dans lasituation du Maroc où c’est l’État qui pousse àaller plus loin. Dans le film de Leïla Marrakchi,Marock, réalisé il y a quelques années, il existeune liberté de ton inimaginable : il a fait débatet l’État a pris parti. Un autre exemple est celuide Nos lieux interdits de Leïla Kilani : cetexcellent documentaire sur le thème desdisparus sous le règne de Hassan II, a permis de

lever autre interdit, dans le cadre de laréconciliation nationale. Pour autant, nous nesommes pas non plus dans la situation ducinéma algérien où l’institution cinémato-graphique s’est totalement effondrée. EnTunisie, l’État donne encore de l’argent, sesoucie des salles, mais pas assez. Les jeunes quiarrivent sont un peu déroutés.

KB : Comment cela se voit au niveau del’enseignement ?

TC : Pour moi, l’enseignement vient aprèsle cinéma, or on enseigne des choses qui n’ontpas d’écho dans l’environnement immédiat. Jene parle pas de la formation professionnelle,mais de l’enseignement, de l’éducation, de laculture cinématographique. Je ne sais pas sibeaucoup de gens vont voir les films, nous nesommes pas nombreux à assister aux festivalsinternationaux de cinéma. On trouve les filmsdans les vidéo-clubs ; mais est-ce un véritablecircuit de diffusion ?

KB : Est-ce que la consommation faitculture ?

TC : Non, je ne crois pas, parce que laculture suppose aussi l’accompagnement. Celasuppose un discours : il n’y a de culture sansdiscours. La critique cinématographiquesignifie un montage entre la créationcinématographique et un discours sur le cinéma,et des lieux.

KB : Penses-tu que la jeunesse a consciencede ce déficit de culture cinématographique ?

TC : C’est un problème mondial. Dans lemonde entier, le cinéma vit des mutations etpartout, on réagit pour le sauvegarder et ledévelopper, en intégrant le numérique, lesDVD, Internet, etc. En fait, on assiste à uneconfusion audiovisuelle où tout se mêle. Lecinéma est un art autonome dont la diffusion achangé complètement le rapport à l’écrit. Par lebiais d’Internet, les identités sont aujourd’huialtérées.

En Tunisie, nous avons une façonparticulière de vivre cette histoire. Au Maroc,ils ont compris que le cinéma sert le dévelop-pement. C’est très pensé. Toutes les loispromulguées depuis 2000 pour défendre lecinéma, l’importance de la production (15 films

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par an sont produits au Maroc, alors que nousnous n’en produisons pas plus que trois par anen Tunisie). Par contre, nous les devançons entermes d’écoles. Les Marocains s’attaquentaussi au problème du piratage, ils ont du mal,mais presque tous les ministères conjuguentleurs efforts pour endiguer le phénomène. Ils lepensent comme un « assainissement », afin depouvoir créer des multiplex.

Je suis témoin qu’ici, nous n’avons pas puimporter, par exemple, le dernier film de PedroAlmodovar parce qu’il était déjà en circulationdans le pays, en version piratée. Ce procédéillégal casse le marché, et ne fait pas culture,parce que le film en question ne passe pas ensalle. C’est lié à tout le reste. Si, dans la salle, lefilm est aussi objet de consommation, cetteconsommation est néanmoins organisée, leproduit valorisé. Autrement, tu déprécies lefilm. En Tunisie, peut-il y avoir dans lesjournaux une chronique sur les DVD copiés quisortent ? Tu ne peux pas car c’est comme si tulégitimais le vol. Ça me pose des problèmesdans mon enseignement : parfois, je suis obligéde dire à mes étudiants d’aller acheter tel filmdans un vidéo-club. Les gens savent très bienque c’est du piratage. Par exemple, imagine un

professeur d’instruction civique qui est obligéde demander aux élèves d’aller voler à labibliothèque publique le dernier traité moralcontre le vol ! Bien sûr, tu peux voir tout ce quetu veux, mais je pense que ça nous aidedavantage à penser que l’on peut piratern’importe quoi, plutôt qu’à faire du cinéma. Lessecteurs cinématographique et audiovisuelvivent donc un énorme déficit en termes delégislation. Et cela rejaillit sur les mentalitésdes cinéastes. Là, on n’est pas dansl’underground, puisque c’est le système lui-même qui a engendré cette mentalité.

Le côté un peu bâtard du cinéma tunisien estaussi lié au fait que les cinéastes ne savent pascomment se positionner par rapport au cinémamondial. Il y a une perte de repèresextraordinaire dans le domaine du cinéma. Deschangements existent, mais pas de véritablesmutations ni dans la production, ni dansl’industrie du cinéma ni dans l’enseignement, etcela depuis vingt-cinq ans. On commence justeà percevoir quelque frémissement, puisquerécemment le ministre desAffaires culturelles ademandé aux professionnels de s’organiserpour se consulter et proposer une réforme. Onverra ce que cela donnera.

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Études

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L a question des images est apparue dansmon travail de recherche à partir et

dans le cadre des questions que me posait lerefus du recours aux œuvres d’art en sociologiedes arts et de la culture. Par exemple, certainsqui refusaient l’intégration de l’analyse desœuvres dans l’ensemble des démarchessociologiques n’hésitaient pas, dans leurspropres travaux, à avoir recours à la littérature,ce qui n’est qu’apparemment paradoxal. Monhypothèse est que le refus des œuvres est, pourune part essentielle, un refus des images, anciendans l’histoire de notre culture, mais qui n’estpas spécifique à la sociologie des arts et de laculture, ni sans doute d’ailleurs à la sociologie,même si, lentement, les choses évoluent.

Ainsi, constatant ce relatif désintérêt dessociologues pour l’image, leur réelle méfiance,voire leur rejet pur et simple, j’ai cherché àcomprendre d’où pouvait venir ce rejet. Laprincipale objection qui est faite à leur usage, àleur prise en compte comme objet d’analyse oucomme outil d’investigation porte sur lanécessité d’une interprétation, soit sur le faitque, contrairement à d’autres types de données,le sens ou la signification sociologiques desimages seraient ou pourraient être l’objet despéculations sans freins ni entraves.

Bien sûr, une telle position est intenable,aucune donnée ne pouvant se passer, dans leprocessus de production des connaissances,d’une interprétation ; et donc, l’interprétationn’est pas spécifique à l’image. De fait, on peuten dire autant des données quantitatives ouqualitatives, issues de recherches menées parquestionnaire, par entretien, analyse d’archives,observation, etc. On peut tout aussi bien délirersur un tableau statistique ou sur des entretiensque sur un tableau de Picasso ou de Vélazquezet rien du côté de l’objet, on le sait, n’empêche

le manque de rigueur dans l’analyse. La rigueurne vient pas de l’objet, ni même sans doute, entout cas exclusivement, des outils, mais del’usage qui en est fait et donc du chercheur etdes conditions qu’il se fixe pour assurer cetterigueur. C’est le sens, me semble-t-il de laremarque de Gaston Bachelard (1970, 213) :

En effet, une des exigences primordiales del’esprit scientifique, c’est que la précision d’unemesure doit se référer constamment à lasensibilité de la méthode de mesure et qu’elledoit naturellement tenir compte des conditions depermanence de l’objet mesuré. Mesurerexactement un objet fuyant ou indéterminé,mesurer exactement un objet fixe et biendéterminé avec un instrument grossier, voilàdeux types d’occupations vaines que rejette deprime abord la discipline scientifique.

Les matériaux “classiques” en sociologiesont peu discutés, en fait, et leur capacité à êtreune source de connaissance pour le sociologuene fait que rarement l’objet d’un doute. Certes,il y a des discussions pour savoir si tel ou telobjets relèvent plutôt d’une démarchequantitative ou qualitative, ou les deuxarticulées ; s’il est plus efficient de réaliser unquestionnaire fermé, ou de procéder à desentretiens non directifs ; si l’observationparticipante n’est pas plus apte à établir lesbases d’une compréhension d’un phénomène ets’il faut lui adjoindre ou non une enquête plusclassique ; enfin pour savoir quelle est la placedans l’ensemble de la procédure du recours àl’étude des archives, au sens large, de toutdocument pré-construit en dehors de ladémarche scientifique proprement dite. Or il estclair que chacune des catégories de donnéesainsi recueillies est construite et que, dans leprocessus de construction, plusieurs facteursinterviennent. Dans l’entretien on peut relever :

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 187-199.

La sociologie face à l’image

Bruno PÉQUIGNOT

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la situation artificielle, l’orientation desquestions posées par le sociologue, le caractèretoujours reconstruit des réponses et notammentquand il s’agit de donner un récit de sa propreexistence par la personne interrogée, ou encorequand il s’agit par elle d’exprimer une opinionsur un sujet pour lequel, en dehors de lasituation d’entretien, elle n’aurait pas réalisél’effort de réflexivité exigé par une réponse. Demême, une enquête par questionnaire vainduire, par la succession des questions, uncertain type de réponses, et le traitementstatistique va lui aussi introduire des biaisinterprétatifs par le choix des items, ou desséries comparées, etc.

Tout cela est bien connu, certes, mais ce quireste un peu étrange, c’est que le caractère“irréel” des données ainsi recueillies ne soit pasopposé aux analyses qui en sont faites, alorsque sera dénoncé le caractère illusoire,illusionniste même de l’image. Qu’elle ne soitpas une simple “copie” ou un simple “reflet” dela réalité relève sans doute de l’évidence, maiscela signifie-t-il que, pour autant, elle n’ait rienà voir avec la réalité matérielle dont elle estreprésentation, qu’elle ne serait que pureillusion dont il serait, alors, sans doute,intéressant de savoir d’où elle tirerait cetteapparence de réalité, qui justifie le plus souventsa condamnation ?

Assez rapidement dans cette enquête surl’origine (Nietzsche) de ce rejet ou de cettemise à l’écart, j‘ai rencontré Émile Durkheim etje voudrais souligner que l’on retrouve dans sacondamnation de l’imagination et de ce qu’ellesuppose de liberté, voire de divagation, unestructure de discours qui traverse l’histoire desidées de Platon à Pierre Bourdieu en passant parla querelle des iconoclastes – bien analysée parMarie-José Mondzain (1996) –, ou celle de laRéforme.

La permanence historique de cetteméfiance, exprimée à chaque étape historiquede façon spécifique, est en soi une question quimériterait une enquête historique sérieuse,esquissée brillamment (mais un peu décevantepour ce qui concerne la modernité) par AlainBesançon (1994), mais aussi par Marie-JoséMondzain (1996) et illustrée, par exemple, parDaniele Menozzi (1991), et plus récemmentencore pour ce qui concerne l’Église d’Occidentpar Olivier Boulnois (2008).

Les adversaires de l’image historiquementl’ont toujours été pour des raisons politiques ;dans La République, Platon reprochait auxartistes de nous éloigner de la vérité et donc,d’apporter de la confusion dans la Cité, lesIconoclastes défendant en revanche le pouvoirde l’Empereur contre les prêtres. Ainsi, pourPlaton, l’argument était métaphysique ; il étaitthéologique pour les Iconoclastes ; social etpatriotique pour Émile Durkheim. Il estaujourd’hui « scientifique », mais je crains qu’iln’ait pas beaucoup plus de consistances sous cedernier masque, car il reste à savoir quelsenjeux de pouvoir, il est chargé de couvrir sousce manteau vertueux.

On pourrait ici, peut-être, se contenter dedénoncer une Xième forme de résurgence del’interdit religieux de l’image, comme écrantrompeur entre Dieu et sa créature, entre laréalité vraie et le scientifique, ou jouer sur lemot « image » à l’instar des sondeurs quiprésentent volontiers leurs résultats comme une“photographie instantanée” de l’opinionpublique. Cela, sans doute, ne répondrait pas àla question essentielle qui se pose de l’usage del’image dans la démarche sociologique et de laplace spécifique qu’elle peut y occuper. PierreFrancastel écrivait en 1956 (253-254) :

La fonction symbolique sous-tend toutes lesformes d’enregistrement matériel desphénomènes et toute activité informatrice de lapensée. L’art n’est donc pas un phénomène isolé,bien qu’il possède sa spécificité. Cette spécificitéest dans la nature particulière des solutions et nondans la forme générale de l’activité figurative.De même que, sur le plan technique, l’art est unedes techniques humaines et participe de ce fait àcertaines lois générales de toutes les techniques,ainsi sur le plan figuratif, l’art est un deslangages humains. Dans l’un et l’autre cas, ilparticipe aux communes activités ; il estspécifique, mais il n’est pas, comme on le croittrop souvent, divergent.

On peut, sans doute, étendre ce que ditPierre Francastel de l’art figuratif, à toutes lesformes d’images, qu’elles aient ou nonprétention à être œuvres d’art. Ce qu’il s’agit decomprendre, c’est en quoi l’image parmi les“langages” est spécifique. Ici, Jean-ClaudePasseron (1991, 258) nous indique clairementune piste, en rappelant tout d’abord : « L’icônen’est pas le signe, on doit tirer toutes lesconséquences méthodologiques de cette

La sociologie face à l’image

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spécificité » ; ce qui signifie que l’usage dumot « lecture » pour l’image est une métaphoreet n’est sans doute que cela. Une image seregarde, s’analyse, voire s’interprète, aprèsavoir été fabriquée. Mais, au sens strict, elle nese lit pas, et cela n’est pas sans conséquence sursa place dans la démarche sociologique. Noscollègues québécois qui ont proposé le terme de« spectature » pour remplacer celui de« lecture » quand il s’agit d’image, nousrendent là un vrai service pour la rigueur de nosdiscours sur l’objet icônique.

Le travail interprétatif ne doit pas êtreconfondu avec ce que, classiquement, ondésigne comme exégèse ou herméneutique. Jene vais pas ici développer ce qui l’a été ailleurspar d’autres et par moi-même, mais jerappellerai ce qui me semble être la différenceessentielle : l’herméneute trouve dans l’objettravaillé (texte, image) lui-même les élémentsde connaissance qu’il cherche, il s’agit pour luide comprendre le texte par et en lui-même ;l’interprète, lui, cherche à établir les conditions,nécessairement externes, de la production dutexte pour en tirer une signification (G. Simon,1980, 11 sq.). Louis Althusser (1995, 1er éd.1967) en donne une illustration particulièrementintéressante dans la critique de l’humanismethéorique du jeune Marx à propos de la questionde l’aliénation. Il commence par montrer que,pour Ludwig Feuerbach, cette question ne sejoue pas dans la réalité concrète d’unetransformation sociale, mais uniquement dansla “conscience”. Il écrit (id., 458) :

L’aliénation n’est plus procès portant sur destransformations réelles, mais abstraction, portantseulement sur des significations. La désaliéna-tion de l’homme n’est plus alors qu’un simple“renversement” du “renversement” du sensreliant l’Homme à son Essence aliénée-réaliséedans ses Objets. Cette “inversion de l’inversion”ne porte ainsi que sur le “sens” : elle relève ensomme de la prise de conscience rectifiée de cequi existe déjà en acte ; elle est en somme la“bonne lecture” d’un texte, déjà écrit, et que leshommes lisaient jusque-là à l’envers. Elle estdans son principe même herméneutique.

L’herméneutique consiste donc ici àinverser ou, dans d’autres cas, à “creuser” lesens du texte sans que dans cette opérationn’intervienne aucune intervention de l’extérieurdu texte, et notamment aucune prise en compte

des conditions de sa production. Le “jeune”Marx est encore pris dans une telleproblématique quand il définit, en 1843, sa“critique” comme “autoexplication” ou même“confession” : « Il s’agit d’une confession, etrien de plus. Pour se faire remettre ses péchés,l’humanité n’a qu’à les déclarer ce qu’ilssont » 1. Or la position de Karl Marx vafondamentalement changer quand il établira saméthode qui consiste justement à soumettre lesens d’un texte à l’analyse des déterminationssociales et historiques de sa production.

L’interprétation suppose – contrairement àl’herméneutique qui cherche dans le texte un“vrai” texte – que l’on pense le sens d’un textecomme le résultat d’un processus de productionqui détermine, non seulement sa forme, mais sasignification et, par là, sa ou ses compréhension(s)possible(s) par un lecteur. Comme le souligneJean-Claude Passeron (1986, 455) :

La sociologie de l’art n’existe que si elle saits’obliger à mettre en relations les structures del’œuvre et les fonctions internes de ses élémentsavec les structures du monde social où sacréation, sa circulation et sa réception signifientquelque chose ou exercent quelque fonction.C’est donc dire à la fois, contre le sociologismeexternaliste, que l’analyse des effets ou descontextes sociaux de l’art appelle l’analysestructurale interne des œuvres, et plusprécisément des œuvres singulières puisqu’ellene peut sans risque d’auto-annulation êtreconduite comme analyse passe-partout d’unepratique symbolique anonymisée ; et, contre leformalisme internaliste forcené, que l’analyseinterne de la “littéralité” ou de l’iconicitépicturale doit trouver dans la structure du texte oude l’icône les raisons suffisantes et lesinterrogations pertinentes qui la contraignent etla guident dans l’analyse externe du fonction-nement des œuvres comme fonctionnementculturel.

Le travail d’interprétation suppose donc lamise en place d’une dialectique entre uneanalyse interne et une analyse externe del’image, sous l’hypothèse que sa signification,et sans doute, une part de ses effets sociaux, nepeut être établie que par la compréhension desmodalités spécifiques de “correspondance”

Bruno PÉQUIGNOT

1. Karl Marx (1843), cité in Althusser, 1967-1995, 462.

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entre ces deux niveaux d’analyse. Elle n’est nipur reflet ni simple copie ni pur fantasme. Elleest une représentation, une constructionplastique de la réalité qu’elle met en scène etdont elle propose une certaine structurationsignifiante. Or une telle conception du travailsur l’image implique qu’on exhibe, d’une part,les conditions de sa production et, d’autre part,celles de sa réception et qu’on articule leuranalyse avec une analyse interne de sastructure.

Pour voir, il faut savoir regarder. C’est enquelque sorte la conclusion à laquelle estparvenue une équipe internationale d’astro-nomes qui, à l’aide du télescope spatial Spitzera, pour la première fois, détecté directement dela vapeur d’eau autour de la planète extra-solaire HD 189733b.

Ainsi commence un article duMonde (signéBarthelemy, 2007) qui montre ensuite que, pourvoir la vapeur d’eau, il fallait d’abord avoirappris à regarder où et quand c’était hypo-thétiquement efficace pour repérer cettefameuse vapeur d’eau et savoir interpréterl’image ainsi transmise. Cette anecdote mepermet de revenir à la question de l’image.Nous avons donc appris à voir ce que nosprédécesseurs ne savaient pas voir, et cetapprentissage transforme, parfois profondémentnotre compréhension du monde qui nousenvironne et donc, change notre capacitéd’action sur lui. La connaissance est uninstrument nécessaire à l’action.

Maintenant, si comme le sociologue le fait,on part de la pratique ou des pratiques socialespour tenter de les comprendre et de lesexpliquer en en reconstruisant la logique, on nepeut exclure de la recherche l’étude desprocessus de production de ces connaissancesqui ont informé la pratique. Nos capacités àvoir, à repérer, à reconnaître tel ou tel élémentssont donc un objet de recherche à part entière.C’est sans doute un des ressorts importants del’activité des fabricants d’images, qu’ellessoient « d’art » ou non. Jasper Johns (2007, 12),dans un entretien, souligne ainsi, répondant àune question sur ce qu’il cherchait à faire dansses œuvres :

Je crois que j’essayais de voir quelque chose, devoir ce que c’est que voir, de jouer avec la vue etla parole, tout en remarquant que la vie impliquecertaines complexités et contradictions.

C’est aussi ce que cherchent certainsbiologistes, comme en témoigne le dossier sur« le cerveau » présenté dans le numéro dejuillet-août 2007 de la revue La Recherche(signé Coisne), où il est rendu compte d’unesérie d’expériences qui cherchent à substituerd’autres organes à l’œil pour « voir » un objet.Sans entrer dans le détail, un peu complexe, del’expérience ici décrite, où la perceptionvisuelle passe par la langue, je voudrais relevertout d’abord que ce type d’expérience a étérendu possible par une hypothèse proposée, il ya quarante ans, par Paul Bach-Y-Rita 2 selonlaquelle « ce n’est pas la rétine, mais le cerveauqui voit ». À partir de là, les chercheurs ontentrepris « d’enseigner » au cerveau à voir avecd’autres organes, notamment tactiles :

Le décryptage de cette information nécessite audépart un effort de concentration de la part del’utilisateur : il doit comprendre comment lespicotements distribués sur la surface de la langue[par un ensemble d’électrodes disposées sur lalangue et associées à une caméra et à unordinateur] l’informent sur l’objet à percevoir.Mais, après quelques heures d’entraînement, leraisonnement conscient disparaît. L’usager neperçoit plus de stimulations tactiles, mais ildistingue l’obstacle comme étant devant lui.La perception est d’ailleurs si nette que si lacaméra zoome soudainement sur l’obstacle pouren agrandir l’image, l’utilisateur cherche àl’éviter en se protégeant de son bras.

L’IRM permet de comprendre commentl’information passe d’une zone à l’autre ducerveau pour aboutir à « l’aire visuelle primairequi analyse ce signal et le traduit en perceptionvisuelle. Cette zone n’est pas sollicitéed’habitude chez les non-voyants » (ibidem).

Cette expérience montre bien que cequ’avait imaginé autrefois Paul Bach-Y-Rita setrouve confirmé grâce aux moyens modernesd’investigation du fonctionnement du cerveau.Mais la reconnaissance d’une forme passe aussipar la mobilisation du stock de « formes » déjàacquises, c’est là que la mémoire joue un rôleessentiel. Un objet que je n’ai jamais vu estanalysé à partir des objets déjà vus et je vaischercher, par comparaison formelle, àcomprendre ce qu’il est. C’est ce qu’indiquebien Jacques Morizot (2005, 9) :

La sociologie face à l’image

2. Cité in La Recherche, « Spécial Cerveau », n° 410, juillet-août 2007.

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Le fait qu’une surface présente des lignes et descouleurs ou exhibe une texture particulière estcertes une condition indispensable pour qu’ellesoit appréhendée par nos sens, mais tant qu’onest incapable de lui associer un contenu inter-prétable, il semble difficile de parler d’image ausens propre du terme.

L’interprétation de ce stimulus visuel estfonction de notre culture visuelle, nourrie del’ensemble de nos expériences en la matière.C’est ce que rappelle Jacques Aumont(1990, 59), dans son livre fondateur sur l’image,s’appuyant sur Gombrich (1998) :

Gombrich insiste, en outre, sur le fait que cetravail de reconnaissance, dans la mesure mêmeoù il s’agit de re-connaître, s’appuie sur lamémoire, plus exactement, sur une réserve deformes d’objets et d’arrangements spatiauxmémorisés : la constance perceptive est lacomparaison incessante que nous faisons, entrece que nous voyons et ce que nous avons déjà vu.

Les arts jouent ici un rôle spécifique dans lafabrication d’arrangements et de formes surlequel Jacques Morizot (2005, 44) insiste :

Ainsi le mérite de l’art, ce qui en fait une activitéhumaine riche et diversifiée, est sa capacité àcultiver la simulation pour elle-même, d’enraffiner et d’en faire varier à l’infini lesmodalités,du moins dans les limites compatibles avec lerespect de l’œuvre.

D’une certaine manière, l’art nous proposeune sorte de situation expérimentale, danslaquelle sont produites des images, nonnaturellement générées, mais donnant à notrecerveau des instruments nouveaux d’interpré-tation des formes que nous percevons. L’art faitvoir ce que nous ne savons pas voir dans ce quenous regardons et ainsi il nous donne unepuissance d’action différente. Pour comprendrecette action, il est sans doute utile de remonteraux instruments qui ont informé l’être agissant,l’ensemble des savoirs accumulés par sonéducation, au sens large du terme et par sonexpérience propre, dont fait partie l’expérienceesthétique, comme le montre John Dewey(1934, rééd. 2005).

C’est ici qu’il me semble utile d’introduiredans le raisonnement la théorie de la mémoiretelle que l’a proposée Maurice Halbwachs en1925. La mémoire, pour lui, en effet, est toujourscollective. Il souligne ainsi un point importantpour mon propos (id., 1994, 371-372) :

Il n’y a donc pas de perception sans souvenir.Mais, inversement, il n’y a pas alors de souvenirqui puisse être dit purement intérieur, c’est à direqui ne puisse se conserver que dans la mémoireindividuelle. En effet, dumoment qu’un souvenirreproduit une perception collective, lui-même nepeut être que collectif, et il serait impossible àl’individu de se représenter à nouveau, réduit àses seules forces, ce qu’il n’a pu se représenterune première fois qu’en s’appuyant sur la penséede son groupe.

On retrouve bien ici l’idée soutenue parJean-Claude Passeron (1991) sur les rapportsentre l’interprétation des œuvres et la culture oul’inconscient du spectateur. En d’autres termes,le sens donné à une image renvoie toujours auxconditions historiques de sa production :inconscient, histoire individuelle, culture,histoire collective dont se nourrit la première,qui font de chacun des interprètes, à la fois, desêtre uniques et pluriels, et qui permet à chacunde comprendre, à partir de son histoire proprecomme de sa connaissance de l’histoirecollective, l’interprétation proposée.

Mais, là où les sociologues se sentent plus àl’aise, c’est bien évidemment dans l’analyse dela réception. Cette “aisance”, à vrai dire touterelative, ne doit pas masquer la difficulté d’unetelle analyse. En effet, la compréhension de laréception de l’image et ses effets sociaux passepar la prise en compte des conditions de laréception : statut de l’image, accompagnementou non par du discours oral ou écrit, etc. On ne“reçoit” pas de la même manière un tableau trèsconnu d’un “grand” peintre, une toile d’uninconnu, une photographie de famille et uncliché de Cartier-Bresson. La même image peutprovoquer admiration, dégoût, rire ou larmesselon les indices que le spectateur y reconnaît.C’est ce sur quoi insiste à juste titre Jean-Claude Passeron (1991, 269) :

[...] toute l’image n’épuise pas sa significationdans la figuration, c’est-à-dire dans laressemblance perceptive avec l’objet représenté :oublions même la peinture non figurative, et sansparler du fait que l’image analogique est souventaccompagnée, en toutes sortes de messages,d’énoncés oraux ou écrits qui font intervenird’autres codes et qui encadrent ou décident sonsens, il est impossible de réduire ce sens àl’analogie visuelle (à “l’iconicité”) puisqu’uneimage inclut, toujours, à des degrés variablesselon les types d’images, des relations et deséléments “arbitraires” qui subordonnent chez le

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spectateur la compréhension complète de “cequ’elle veut dire” à la connaissance de cesconventions multiples et variables, bref à uneculture iconique.

Et un peu plus loin, il précise (id.) :Aucune image n’a jamais contraint quiconque àlui donner un sens où son inconscient ne trouvequelque profit et dont sa culture ne lui procure laclef.

La compréhension sociologique des effetssociaux de l’image passe par la prise en comptede l’ensemble de ces dimensions et de la miseen évidence des logiques qui les mettent enrelation. Certes, l’image n’est pas construiteselon les déterminations formelles, structurellesdu discours, il n’y a pas ici de syntaxe fixéearbitrairement, même si l’appréhension del’image a à voir avec la langue, elle montre plusqu’elle ne démontre, elle articule des formesplus qu’elle ne compose des idées ; mais, laproduction d’une connaissance à partir del’image suppose qu’il y ait, dans les relationsentre sa structure interne et ses conditions deproduction et de réception, des logiques enœuvre ; et la supposition que ces logiques sont,tout aumoins en partie, sociales est la conditionde l’usage des images en sociologie. Si l’onreprend ce que dit Jean-Claude Passeron – et sil’on tient compte du fait que, pour SigmundFreud (1939, rééd. 1986, 237), « le contenu del’inconscient est dans tous les cas collectif » –,tout ce qui contribue à la production comme à laréception de l’image trouve sa source dans lesocial et le culturel. Le travail du sociologue surl’image passe donc, ici comme ailleurs, par une“déconstruction” des modalités de productionde l’image, d’une part, en fonction de ce que saréception nous révèle, d’autre part en fonctiondes relations que l’on pourra établir entre ce quiest vu et la structure interne de ce qui est donnéà voir.

Prenons l’exemple des images, proposéespar la télévision, des “charniers” de Timisoara :dans un premier temps, tous les spectateurs yont “cru”. Comment expliquer cette croyanceen la réalité de ce qui était présenté : réalité (?)dont il faudrait d’ailleurs savoir de quel ordreelle est ici ? En effet, ce que l’on pouvait voir,c’est une série de cadavres les uns à côté desautres, cette réalité-là n’a pas été – et ne peutsans doute être – mise en cause, c’est lecommentaire qui l’accompagnait qui a été

critiqué : massacre de la police de Ceaucescuou cadavres sortis de la morgue locale pourfaire un acte de propagande ? Or la question nefut pas posée, tant il était évident pour tous quela police politique roumaine était capable d’untel acte. Un minimum de vigilance critiqueaurait pu s’appuyer sur le fait qu’elle avait aussiété capable de tout cacher jusque-là ! Les effetssociaux de cette vision non critique ont été,d’une part, une pression de l’opinion publiquesur les gouvernements occidentaux contreCeaucescu, et, d’autre part, ont eu pourconséquence que son exécution après uneparodie de procès n’a été dénoncée parpersonne ou presque. La “révélation” dumontage, c’est-à-dire de la mise en scène descadavres 3, habilement accompagnée d’uncommentaire rappelé ci-dessus, a produit unedénonciation violente de la manipulation parl’image, et en l’occurrence télévisuelle. Mais,cette dénonciation s’est arrêtée à ce reportage etne s’est pas étendue à toutes les imagestélévisuelles, d’une part ; d’autre part, cen’était pas la première fois qu’une tellemanipulation était réalisée. Sans doute cettedénonciation elle-même n’a-t-elle été aussiforte que pour éviter que, justement, lavigilance critique que l’on pouvait espérer voirémerger de la révélation de cette “tromperie”,risque de mettre en cause la crédibilité globalede toutes les images présentées, de leurcommentaire et du rapport qui les lient. Depuis,d’autres affaires ont confirmé cela : le vrai-faux entretien avec Fidel Castro, par exemple.

L’analyse sociologique de l’image doitprendre en compte l’ensemble de ces éléments :la réalité sociologique de l’image, c’estl’ensemble des indices, symboliques, quiprennent sens non en eux-mêmes, mais en tantqu’ils sont des représentations formelles,plastiques, d’idéologies. Sur ce point, LouisAlthusser (1977, rééd. 1995, 592-593) nousindique une piste quand, analysant l’œuvrepicturale de Lucio Fanti, considérée comme une“peinture d’idéologie”, il précise ce qu’on peutentendre par là :

La sociologie face à l’image

3. Il n’y a pas que chez les sauvages que les cadavres “parlent”.DansMort et pouvoir (1978), Louis-Vincent Thomas décrit un ritueloù on promène le cadavre sur un brancard, dans un village africain,si le cortège bute, hésite, voire tombe, devant une case, le mort aparlé et désigné celui qui l’a fait mourir.

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Et si on demande : « Mais comment donc fairepour peindre une idéologie ? », Lucio Fantirépond en peignant des photographies soviétiquesofficielles composées par des photographesattentifs à leurs devoirs idéologiques. Sans doutel’idéologie officielle “existe” aussi dans de toutautres formes que dans la forme d’imagesphotographiques. Mais elle “existe” aussi dansces images, dans le traitement du “sujet”, dans lasymbolique des personnages, dans le cadrage, letype de paysage, dans les statues, qui peuplent lesjardins, dans les statues et les tableaux quihabitent les demeures. On ajoutera naturellementque, pour peindre une idéologie et que ça se voie,que donc on voit que c’est une idéologie etqu’elle marche trop droit pour ne pas êtreboiteuse, il ne suffit pas de simplement reproduireune image : une image chargée d’idéologie ne sedonne jamais à voir comme de l’idéologie enimage. Il faut la travailler pour produire en ellecette minuscule distance intérieure qui ladéséquilibre, l’identifie et la dénonce.

Le travail du peintre sur la photographie aquelque chose d’exemplaire pour le sociologue,même si, comme Pierre Bourdieu (1994, 36) ledit à Hans Haacke à propos de l’œuvre d’art,l’énoncé de ce qui pourrait être tiré commediscours de l’image n’a pas le même typed’impact que le montage de ces indices dans uneimage :

L’artiste est celui qui est capable de fairesensation. Ce qui ne veut pas dire faire dusensationnel, à la façon de nos saltimbanques detélévision, mais au sens fort du terme, fairepasser dans l’ordre de la sensation, qui, en tantque telle, est de nature à toucher la sensibilité, àémouvoir, des analyses qui, dans la rigueur froidedu concept et de la démonstration, laissent lelecteur ou le spectateur indifférent.

Certes, mais si cette plus grande capacité àémouvoir de l’œuvre d’art, et je dirai de touteimage, y compris celles ici critiquées par PierreBourdieu, de la télévision, qui vise ausensationnel, est incontestable, il reste ausociologue à comprendre les processus en acte.

Il y a dans toute image une construction. Ellepeut vouloir “dire” quelque chose, faire passer unmessage, comme on dit, c’est le cas de lapublicité et de la propagande ; mais, que ce soitle cas ou non, de toutes les façons les effetssociaux produits sur le spectateur sont desrésultats et ont des conséquences. Pour comp-rendre ces conséquences, il faut reconstituer lesprocessus en œuvre dans la production de ce

résultat. Ce qui caractérise peut-être l’image,comme réalité sociologique, c’est qu’elle est unmixte d’éléments qui pourraient tout aussi bienfaire l’objet d’un discours articulé, et d’élémentsqui y jouent sur un autre registre dont on ne peutcomprendre l’efficace sociale qu’en décons-truisant les processus de production du sens,inscrits matériellement dans l’image. Il s’agitdonc d’une juxtaposition ordonnée dans un cadredéterminé d’éléments potentiellement indépen-dants les uns des autres, mais dont lasignification comme indices est à chercher dansl’ensemble des systèmes idéologiques qui ontparticipé de façon explicite ou non à laproduction de l’image.

La question des images ou des usages del’image en sciences sociales est une questionrécurrente dans nos débats depuis les premièrestentatives photographiques du XIXe siècle, oules premiers films ethnographiques notamment.Depuis, cette question se trouve déclinée dansde nombreux secteurs de la recherche, etnotamment en sociologie des arts et de laculture autour de la question du statut del’analyse des œuvres (en l’occurrence plastiquesou visuelles) dans la démarche du sociologue.En général, cette question est traitée plus defaçon technique : comment analyser, ouprésenter une image dans une recherche, ou unerecherche en images que comme une questionépistémologique. La question que pose l’imageest de même type dans un premier temps. N’est-elle qu’un « fait », du type « il y a eu telévénement » comme on peut le dire devant unephotographie, ou un film d’actualité ? Ou peut-elle avoir un autre statut heuristique dans larecherche ? Est-elle témoignage, illustration oupeut-elle faire « preuve », voire remplacer unraisonnement ou une démonstration, et à quellesconditions ?Jacques Aumont (1990,192-193) rappelle :

Toute représentation est donc rapportée par sonspectateur – ou plutôt, par ses spectateurshistoriques et successifs – à des énoncésidéologiques, culturels, en tout cas symboliques,sans lesquels elle n’a pas de sens. Ces énoncéspeuvent être totalement implicites, jamaisformulés : ils n’en sont pas moins formulablesverbalement, et le problème du sens de l’imageest donc d’abord du rapport entre l’image et lesmots, entre l’image et le langage. Ce point a étésouvent soulevé, et nous nous contenterons, icide rappeler, après bien d’autres, qu’il n’y a pas

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d’images « pures », purement iconiques puisque,pour être pleinement comprise, une imagenécessite la maîtrise du langage verbal.

S’il n’y a pas d’image sans discours, sonstatut d’objet scientifique ou d’instrument derecherche est-il tout à fait particulier par rapportà d’autres, déjà inscrits dans le langage verbal ?Voire : un témoignage, un entretien etmême lesréponses par oui ou par non à un questionnairefermé, ainsi que tout document écrit sur lequels’appuie le chercheur sont aussi l’objet d’uneréception où l’idéologie et la culture durécepteur, comme d’ailleurs de l’émetteur,jouent un rôle dans sa compréhension. Cela a étébien montré par Didier Demazière et ClaudeDubar (1997), dans leur ouvrage sur lesentretiens et leur traitement sociologique, où ilscherchent à tenir compte sociologiquement de la« parole » même de l’interlocuteur. On sait quechaque mot prend un sens spécifique pourchaque interlocuteur en fonction de sa proprebiographie, c’est-à-dire en fonction des usagesdu mot que chacun a rencontré, et en fonctiondes circonstances particulières de cette ou de cesrencontres. Certains mots peuvent même, àcertaines époques, acquérir une épaisseuridéologique tout à fait étonnante en fonctiond’un usage public qui en a été fait. Cela est bienconnu et on peut citer un exemple tristementcélèbre : l’usage du mot « détail » a été trèsdifficile pour les hommes politiques après unedéclaration controversée d’un dirigeantpolitique. Or rien dans l’histoire de ce terme,dans son étymologie, dans la définition inscritedans les dictionnaires ne peut expliquer saconnotation idéologique momentanée, si cen’est cet usage particulier fait à un momentparticulier par un individu particulier.

Mais, revenons à l’image qui relève, peut-être, quand même d’un usage particulier. Lanécessité d’interpréter un texte n’est pas tout àfait du même type que celle d’interpréter uneimage qui, contrairement au texte, ne dispose nide dictionnaire ni de grammaire pour êtredéchiffrée et comprise. On peut reprendre lacitation de Jean-Claude Passeron (1991, 258) :

L’image n’est pas le signe, on doit tirer toutes lesconséquencesméthodologiques de cette spécificité.

Plus loin, il insiste (id., 269) :L’image la plus plate ou, semble-t-il, la plus« lisible », ne livre finalement son sens que dans lediscours et les actes de l’individu ou du groupe qui

l’objective en le disant ou en en faisant quelquechose : du fait de sa multivocité énonciative et deson indétermination assertorique, l’image la plusréductible à son sens iconique (la moins « codée »par l’arbitraire de la coutume ou d’un systèmeintentionnel de signes) est un message dont lesignifié n’est jamais constitué et stabilisé qu’autravers de l’interprétation, nécessairementlinguistique ou comportementale, formulée ouagie par les spectateurs, en fonction des «circonstances » du spectacle, parmi lesquellesl’image sociale que le spectateur se fait de l’offred’images n’est pas la moins décisive.

Une telle idée impose donc la présence d’undiscours qui vient « redoubler » l’image.Difficile de trouver ici le terme approprié, etc’est là toute la question à laquelle noussommes confrontés : commentaire, illustration,explication, interprétation ? Quel peut être lestatut du discours par rapport à l’image ? Sitoute la connaissance est dans le discours, àquoi bon l’image ? En d’autres termes, si onpeut remplacer l’image par du discours qui enépuiserait le sens, elle n’a plus d’autre utilitéque d’être illustrative, et donc superfétatoire.

Peut-être faut-il introduire une réflexion surla définition de l’image, définition qui doitpouvoir intégrer toutes les formes d’images :celles entièrement fabriquées par l’artiste oul’imagier, comme on disait au Moyen Âge,comme celle fabriquée par l’intermédiaire d’uninstrument de saisie du réel : appareil photo,caméra, l’image de synthèse relevant plus à mesyeux de la première catégorie que de laseconde 4. Pour ce faire, partons d’une idéeproposée par Jean-Luc Godard qui permet demieux comprendre une part essentielle de sonœuvre, notamment la dernière période (à cejour). Dans le script de son film : JLG/JLG, lecinéaste nous propose en effet une sorte dedéfinition de l’image, de mode d’emploi de sesfilms. Il est intéressant de noter ici que pourrendre quelque chose du rythme cinémato-graphique, il utilise un procédé typographiqueparticulier à l’écrit pour donner son texte, allantà la ligne à chaque « silence », mais aussi àchaque changement de plan. Ce qui est àsouligner, à mon sens, c’est que ce rythme« haché » qui est celui de la parole de Jean-LucGodard disant à voix haute ce qu’il écrit sur uncahier, et qui s’inscrit en réserve blanche sur

La sociologie face à l’image

4. Nous renvoyons à l’excellent ouvrage de Pierre Barboza, 1996.

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l’image est aussi d’une certaine manière lerythme de la pensée en acte. Ce procédé, deplus, donne une dimension visuelle à l’écrit,dimension que, bien entendu, il a toujours, maisqui, ici, apparaît plus explicitement. On sait quecertains textes ou documents rebutent ou, aucontraire, attire avant même qu’on en ait lu lapremière ligne du fait de la présentation, de latypographie, etc. En ce sens, StéphaneMallarmé nous semble être un pionnier qui,avec « Jamais un coup de dés… », a pensé lepoème autant avec des mots, des sons qu’avecun espace visuel de leur distribution :

L’image est une créationpurede l’espritelle ne peutnaître d’une comparaisonc’est vraimais du rapprochementde deux réalitésplus ou moinséloignéesplus les rapportsde deux réalités rapprochées sont lointaines etjustesplus l’image sera forte.

Arrêtons nous un instant sur cette citationde J.-L. Godard, (1996, 21-22) 5. Il me semblenécessaire de souligner l’idée qu’une imagen’est jamais une représentation d’une réalitéisolée, il y a toujours (au moins) deux élémentsarticulés pour qu’il y ait une image qui ait dusens. L’image est une production de « l’esprit »écrit Godard, par une opération de rapproche-ment entre des éléments séparés, la compré-hension de l’image passe de ce fait par l’analysedu processus de production intellectuel qui ainstitué et imposé le rapprochement et l’imagequi en découle. Il insiste pour dire que la« force » de l’image est liée, d’une part, audegré d’éloignement des éléments ainsiarticulés et, d’autre part, à la « justesse » de cerapprochement. Cette dernière remarque estessentielle puisqu’elle introduit l’idée d’unjugement sur la pertinence de l’articulation,jugement c’est-à-dire pensée. La question est desavoir comment s’évalue cette justesse. Aussiest-il important à rappeler ce que disait Jean-Claude Passeron (1991) : la culture etl’inconscient, c’est-à-dire l’histoire même du

sujet inscrit dans une société, jouent leurs rôlespour créer du sens, et permettre qu’il soit reçupar un public, partageant quelque chose de ceshistoires.

Un point important est l’idée qu’il ne peuts’agir d’une comparaison. La comparaison estune autre opération intellectuelle que lejugement, c’est une mise en perspective, unrapprochement certes, mais d’éléments quirestent extérieurs les uns aux autres, alors quedans l’image, il y a une fusion, voire une« confusion », des éléments rapprochés. ÉmileDurkheim (1895, rééd. 1967, 79) disait que lesociologue se doit de distinguer ce que le senscommun confond, mais aussi l’inverse, il se doitpour penser un phénomène de le « confondre »avec d’autres entre lesquels le sens commun nevoit pourtant aucun point commun. On peut iciproposer un exemple : lors d’un match defootball (Heyzel), il y a eu une émeute et desmorts. Le commentateur du match n’a su querépéter sur le vif cette phrase : « Ça n’a rien àvoir avec le sport ! ». Est-ce si sûr ? Le systèmesportif qui prélève des sommes considérablessur les supporters ne contribue-t-il pas àfanatiser ces derniers, ce qui expliquerait leurréaction violente en cas de défaite, qu’elle soitjuste ou non ? Rapprocher cette émeute dusystème économique de financement du sportpeut paraître étrange au commentateur sportif, iln’en est pas moins sans doute une piste pourcomprendre le phénomène sociologique de laviolence qui se déchaîne dans certains stades 6.Le travail du savant consiste d’abord à établirdes relations et à les penser éventuellementcomme récurrentes, c’est-à-dire comme deslois. La production d’une image est proche decette activité intellectuelle comme le souligneJean-Luc Godard, elle est « création pure », cequi est à mon sens dire qu’elle n’est pas unetraduction visuelle de ce qui aurait pu être penséau préalable, ce ne serait plus alors qu’unesimple illustration plastique d’une pensée. Cetteopération de pensée invite bien évidemment àune autre, celle du spectateur qui va re-penser le

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5. Il s’agit en fait d’un texte de Pierre Reverdy paru dans sa revueNord-Sud en 1918. Et ce passage est cité par André Breton (1924,rééd. 1992, 31).6. Jean-Luc Godard a ainsi choqué dans une émission de télévisionen rapprochant ce qui se passait alors dans l’ex-Yougoslavie avec letennis en disant avoir entendu un entraîneur dire à son joueur :« Tue-le ! ».

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rapprochement en fonction de sa propreinscription culturelle et de son propre inconscient.D’une certaine manière, les découvertesscientifiques sont du même modèle : la loi del’attraction universelle a été établie par IsaacNewton en « appliquant » aux objets célestesles lois établies par d’autres pour des objetsterrestres : la chute des corps (Galilée), lemouvement centrifuge (rapport entre la vitessede rotation d’une bille au bout d’une ficelleavec l’angle du cône ainsi formé parHuyghens), pour établir une loi générale dumouvement des objets dans l’espace qui intègreles découvertes précédentes : les trois lois deKépler sur les orbites des planètes autour dusoleil et réponde à la question de savoirpourquoi la lune ne tombe pas sur la terre 7.Jean-Luc Godard poursuit (id., 22) :

deux réalités qui n’ont aucun rapportne peuvent se rapprocherutilementil n’y a pasde créationd’image.

La pensée qui crée l’image n’est pasn’importe quoi. Il y a nécessairement quelquechose de commun entre les éléments rapprochéspour qu’il y ait image. En ce sens, l’usage duterme « création » par Jean-Luc Godard est iciun problème. Au sens strict, il ne s’agit pasd’une création, mais d’une fabrication, d’un« montage » comme il le souligne souvent avecforce, au point qu’il fasse du montage laspécificité même de l’image cinémato-graphique par rapport à d’autres types d’images.Les éléments rapprochés existent toujours-déjàavant l’image, dans la réalité, dans lesreprésentations, dans la pensée, dans le discours.D’une certaine manière, l’image comme lapensée nouvelle est toujours le résultat d’unesynthèse (comme l’exemple de Newton lemontre bien) entre des éléments séparés, soit parl’analyse, soit tout simplement dans la réalitéelle-même, soit encore parce qu’ils ont étéproduits dans des démarches séparées. Jean-LucGodard insiste ainsi (id., 23) :

et deux réalitéscontrairesne se rapprochent paselles s’opposent.Une imagen’est pas forte

parce qu’elle est brutale ou fantastiquemais parce que l’associationdes idées est lointainelointaine et juste.

Le terme d’« association », ici, nous ramèneà Sigmund Freud et à la technique psycha-nalytique. La force de l’image est fonction del’éloignement, en tout cas tel qu’il est pensé parle sens commun, la tradition, etc. Il peut êtreaussi l’effet pervers d‘un résultat scientifiquepréalable ossifié en dogme, c’est-à-dire ayantperdu sa force de novation. Cette distance quiimpose l’indépendance des éléments et doncleur compréhension séparée, ainsi franchie parla pensée, donne la force à l’image qui lesrapproche. En ce sens, la pensée commel’image est toujours critique, critique de tout cequi fait obstacle à une appréhension ordonnéede la réalité qui, sans elle, reste fragmentaire,chaotique, sans signification et donc inutilepour l’action. Notre intervention dans la réalitésuppose, en effet, que nous lui trouvions dusens. Les arts et les sciences y contribuentchacune à leur manière, spécifique certes, maisstructurellement homologue.

Je voudrais pour conclure tenter de tirer deces réflexions épistémologiques quelquesconséquences sur la question de l’usage et de laplace des images en sciences sociales. Je l’aisouligné, à partir du texte de Jean-Luc Godard,l’image si elle est « pensée » n’est pas et nepeut être ravalée à la seule fonction del’illustration. C’est dire que la position que jevoudrais soutenir pose l’image commeinstrument d’investigation et donc comme outilde production d’une connaissance de la réalité.C’est donc lui supposer une spécificité parrapport au texte, même si, j’y insiste, elle n’enest pas séparable. Dans ses Histoire(s) ducinéma, Jean-Luc Godard procède à unmontage d’images issues de diverses sources :cinéma, peinture, actualités photographiques oucinématographiques, vidéo, publicité, etc. ; etle texte intervient sous deux formes : inscrit enréserve blanche sur l’image et donc s’intégrantdans son dispositif, et par une voix off qui lit letexte en question ou dit autre chose. Il s’agit

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7. On sait que justement elle « tombe », mais tombe en même tempssur l’ensemble des autres objets dans l’espace ce qui explique et saposition et son mouvement : forme de l’orbite et vitesse dedéplacement.

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d’un dispositif, un peu comme un protocoleexpérimental en sciences de la nature. Dans cedispositif, chaque élément vient s’articuler àl’ensemble des autres pour produire ce queJean-Luc Godard tente de penser sur le cinéma,à savoir qu’il aurait dû être un instrument deproduction de savoir et de pensée : « Il estévident », écrit-il, « que le cinéma est capablede penser d’une manière plus accomplie que lalittérature et la philosophie, mais cela a été trèsvite oublié » (J.-L. Godard in J. Rosembaum,1997, 13). Il a ce que ni l’une ni l’autre n’acomme instrument à son service : l’image, leson, les mots, l’espace et le temps, la fiction etl’abstraction, tout ce qui contribue à laproduction d’une culture s’y trouve réuni et qui,par le montage, produit du sens. Le montagepermet justement de rapprocher par la fiction. Ildonne quelques exemples qui me semblentsignificatifs pour faire comprendre cette idée àpartir de l’histoire, dans un entretien avec SergeDaney (J.-L. Godard, 1988, 25) :

Si tu dis que Copernic vers 1540 a amené cetteidée que le soleil a cessé de tourner autour de laterre. Et si tu dis qu’à quelques années près,Vésale a publié De corporis humanis fabrica, oùon voit l’intérieur du corps humain, le squelette,les écorchés. Bon tu as Copernic dans unbouquin et, dans un autre, tu as Vésale. Et puis,quatre cents ans après, tu as François Jacob quidit : « la même année, Copernic et Vésale… ».Et bien là, il ne fait pas de la biologie Jacob : ilfait du cinéma. L’histoire n’est que là. De mêmeCocteau dit : « Si Rimbaud avait vécu, il seraitmort la même année que le Maréchal Pétain ».Alors, tu vois le portrait de Rimbaud jeune, tuvois le portrait de Pétain en 1948 et tu vois lesdeux et là tu as une histoire, tu as « de »l’histoire. C’est ça le cinéma.

Cette extension de l’idée de cinéma luipermet de montrer l’apport de la technique dumontage bien au-delà de qu’on désignehabituellement dans les pratiques symboliquespar le terme de « cinéma ». D’une certainemanière, si le cinéma se définit comme ladécouverte du montage, tout montage esttoujours, d’une certaine manière, du cinéma.On pourrait montrer que cette découverte aprovoqué dans l’histoire des arts et de la pensée,des transformations profondes : la peinture dePicasso, le Surréalisme, les Installations, etc. ensont directement issus. Mais ce serait un autredébat.

Si ce que nous dit Jean-Claude Passeron dessciences sociales – à savoir qu’elles sontprioritairement des disciplines du récit et nondu calcul – est vrai, toutes les formes de miseen récit peuvent contribuer à la production deconnaissances dans ce champ. Je dis contribueret non directement produire, il y a une étapetoujours à respecter pour qu’il y ait science,c’est la vérification des propositions avancéespar un travail systématique et rigoureux deconfrontation avec des éléments produitsindépendamment d’elles. L’image, telle que jel’ai, avec Jean-Luc Godard, définie ci-dessusest toujours une mise en récit de la réalité et, parlà, elle peut être un outil de production deconnaissance et d’investigation dans la réalité.Quand Émile Durkheim rapproche le suicide, lareligion, le statut matrimonial et la taille descommunes, il raconte une histoire qui permetd’établir une relation, qui vérification faite peutêtre une loi de la vie sociale. De même quandMax Weber (1905, rééd. 2003) rapproche unetendance religieuse avec l’apparition dephénomènes économiques, il raconte unehistoire, de même quand Jean-Luc Godardétablit un rapport entre la peinture italienne dela Renaissance et une publicité pour des sous-vêtements féminins (Pierrot le Fou) pourétablir un rapport entre deux types decivilisation ayant chacune sa logique, ou encoredans le même film quand il rapproche unecertaine vision de la société (argent, vitesse)associant une multiplicité d’indices : abandondes noms propres pour les indicatifs télé-phoniques (« Ah, vous aussi vous avez oubliéqui était Balzac ! »), le succès du 45 Tours, ladanse moderne comme couverture des activitésmaffieuses, d’ailleurs issues en l’occurrenced’une dérive du politique (OAS), etc. Il raconteune histoire et pense une évolution sociale quepeu de sociologues ou d’autres analysaient ainsià l’époque. Il le dit lui-même : « Il fautconfronter des idées vagues avec des imagesclaires ». Invitant à la critique des représenta-tions communes par le rapprochement inédit dece qui les constitue dans une image, qui n’estclaire que parce que, justement, elle met enlumière ce qui, sans elle, serait resté obscur,confus, idéologique en un mot.

Le sociologue produit de la connaissancepar l’interprétation raisonnée d’objets théori-quement construits, qui sont autant de “misesen scène” de la réalité sociale : mise en

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discours dans l’entretien, mise en tableaux, engraphiques, etc. pour les matériaux quantitatifs.Dans le cas de l’image, il a une opérationsupplémentaire à réaliser : reconstituer leprocessus de production de la mise en scène, dela mise en image – ce faisant d’ailleurs, lesociologue est renvoyé à la question del’analyse du processus de production de cesautres mises en scène du social par lesociologue lui-même – de la réalité sociale,pour comprendre et expliquer comment parl’image, et dans l’image, une société seconstruit, se pense et donc aussi se transforme.

On peut dire alors de l’image en sociologie,ce que Roger Bastide (1977, 49) disait del’œuvre d’art – pensant surtout aux artsplastiques :

En un mot, parce que l’art a des racinessociologiques, il devient à la fois document ettechnique d’analyse pour mieux connaître lesocial dans ce qu’il présente de plus difficile àatteindre et de plus obscur pour le sociologuequi suivrait d’autres voies d’approche. La boucleest ainsi bouclée. Nous sommes partis d’unesociologie qui cherche le social dans l’art etnous aboutissons à une sociologie qui va, aucontraire, de la connaissance de l’art à laconnaissance du social.

Un tel retournement de perspective n’estpossible qu’à la condition que soit réellementprise en compte la spécificité de l’image, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas prise pour ce qu’ellen’est pas : un texte.

La question de l’image est donc fondamentaledans une analyse scientifique de la réalité dufonctionnement de la vie sociale. Elle n’est pasun phénomène secondaire, un artefact que l’onpeut négliger, elle est au fondement même ceque qui fait qu'il y a un objet pour unesociologie : le lien social. Toutefois, qu’on nes’y trompe pas, ce n’est pas l’actuel déferle-ment d’images qui lui donne ce statut, c’est sonessence même : elle est médiation et écran,mise en rapport et mise à distance, objetd’amour et de rejet, voire de haine. Reflet etfiction, en d’autres termes, elle réunit en elletout ce qui permet de décrire les relationssociales.

La question que l’on peut alors proposerpour évaluer l’apport de l’usage des images ensciences sociales est celle-là même que, dansl’évaluation de tout travail scientifique, on peut

ou doit se poser : en quoi cet article, ce film,nous apprend-il quelque chose d’inédit sur lephénomène qu’il prétend étudier ?

On peut ici partager une conclusion etl’espérance de la philosophe Marie-JoséMondzain (1996, 234) :

Voilà pourquoi la question de l’image, de l’icôneet de l’idole nous déchire, puisqu’elle nous tientsimultanément le discours de la vie et de la mort.Telle est l’image dans toute sa puissanceéconomique, mensongère et véridique à la fois.Elle engage partout le questionnement sur lesrapports entre notre désir et notre identité. [...]Un tel point de vue pourrait étayer une histoiredu narcissisme où se déploieraient les figuresanagogiques ou mortifères de nos libertés et denos servitudes, de nos désespoirs et de nosutopies. Une sorte d’économie politique dunarcissisme qui ne serait pas à tout coup le récitd’une noyade. La pensée philosophique del’image n’est peut-être après tout qu’une façonpour Narcisse d’apprendre à nager.

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L es Émissions de langues arabe etkabyle (« Élak ») de la Radiodiffusion

française en Algérie ont constitué, à la fin desannées 1920, le premier marqueur significatifde la place de l’audiovisuel dans la sociétéalgérienne. Au-delà des motivations d’ordrepolitique qui furent au principe du lancement deces programmes – élargir la sphère dedomination coloniale, afin de pouvoircommémorer, dans le faste, le centenaire del’occupation –, il y a lieu d’en relever la portée,d’une part sur les pratiques culturelles delongue durée, d’autre part dans l’assignation dumédia radiophonique à être l’inattendu vecteurd’amplification du processus de « reprisehistorique », signalé par le sociologueAbdelkader Djeghloul (1988). En effet,l’avènement de cette radio algérienne s’inscrit,non seulement dans la profondeur de champd’une effervescence exprimée par de nouvellesgénérations de lettrés en langues arabe et/oufrançaise (enseignants, officiers de l’arméefrançaise, journalistes, nouvellistes, etc.) ; maisaussi dans la montée en puissance desassociations musulmanes couvrant, du cultuelau sportif en passant par le culturel ou lecaritatif, les divers registres de la mobilisationdes acteurs sociaux. Ce double processus a étéconsacré politiquement par l’émergence denouvelles formes d’organisation (parti,syndicat) ou d’expression (meeting, marche,grève).

Après l’indépendance du pays, entre 1965 et1975, se mirent en place les instances del’audiovisuel algérien avec la nationalisation dela radio-télévision et la création du Centrenational de cinématographie (CNC). L’imbrica-tion des moyens audiovisuels dans le systèmede gouvernement, constitue, en elle-même, unautre indicateur de l’évolution des rapports

entre l’État et la société. Or c’est aussi durantcette période que se diffusent le plus des imagesde la guerre d’indépendance lors même quecette thématique a une part relativementminoritaire dans l’ensemble de la productioncinématographique algérienne 1. Nous avonsdonc cherché à savoir dans quelle mesure, lesfilms de fiction ou documentaires qui s’yrattache, informent, à la fois, l’imaginairecollectif et une quête du sens de l’histoirenationale.

Il existe relativement peu de témoignagesécrits la guerre d’indépendance ou de récitsd’acteurs. Les rares ouvrages qui s’yrattachent – en particulier ceux de l’ancienprésident du GPRA Ferhat Abbas – ont étépubliés en France et ont fait l’objet d’unestricte censure en Algérie : à tout le moins, celanous informe que la représentation de cetteséquence relevait du principe même del’imprimatur et du contrôle en amont et, pourun temps au moins, que cette représentation nepouvait être éloignée de l’image d’un « peupleen armes » mise en scène dès les premièrescommémorations du 1er novembre 1954. Ensituation de relative rigidité du support écrit etde la dimension aléatoire des autres modes detransmission mémorielles, il s’agira icid’évaluer les possibilités et les limites d’uneexpression cinématographique assignée par lafonction de moyen de communication demasse.

1. Sur deux décennies, depuis Une si jeune paix (1964), film signépar Jacques Charby, jusqu’à Fleur de lotus (1988), la dernière œuvrede Amar Laskri, nous n’avons pu dénombrer, tous registresconfondus (fictions et documentaires), que treize films ayant trait,explicitement, à cette période charnière de l’histoire algérienne(A. Merdaci, 2003). Cf. aussi B. Stora, 2004.

L’audiovisuel algérienDu combat pour la libération nationale à la « boîte noire »

de l’autoritarisme (1954-1992)

Abdelmajid MERDACI

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Du socle communautaire à la virtualiténationale

La « révolution radiophonique »

Il n’est pas excessif de parler d’une« révolution radiophonique », à partir de la findes années 1920, au sens où se mit alors enscènes, par la voie des ondes 2, une« algérianité » longtemps occultée, jusqu’alorslargement atomisée par la ségrégationcoloniale. Chaque jour à partir de six heures dumatin, une autre Algérie s’inventait, sous uncontrôle politique vigilant certes, mais quimobilisait au-delà d’un public encore restreintdu fait des faibles capacités techniques dediffusion, sans parler du coût du récepteur sur lemarché. La radio projeta ces Algériens delangues arabe et kabyle du terroir vers uneterritorialité nationale largement inédite ; et, demanière aussi marquante, elle les réinscrivitdans l’espace d’une civilisation arabo-musulmane longtemps subjuguée. Ainsi,l’ouverture des programmes de la stationd’Alger, en langue arabe, par l’appel à la prièredont l’audience ne pouvait être comparée àcelle d’un adhen de mosquée locale, a puconforter le sentiment d’appartenance à unecollectivité élargie – à tout le moins decroyants – plus chargée de sens et d’enjeux quele quartier ou le village d’origine. Nombre derécits de vie de ceux qui ont appartenus auxgénérations 1940-1950 rapportent le rôle, aussiinédit que significatif, de l’écoute collectiveautour du poste de radio, dans le « café maure ».Sans doute le média radiophonique s’est-iltrouvé objectivement convoqué pour fairebouger les normes d’une socialisationalgérienne longtemps arc-boutée à la famille,l’école coranique (ou médersa), en y rajoutantune touche de modernité qui ne s’épuisait passur le seul registre de la performance technique.Par exemple, le ténor algérien MahieddineBachtarzi (1969) qui fut aussi l’un desfondateurs d’un théâtre de langue arabe,rapporte dans ses Mémoires les conditions dediffusion de son premier concert par la stationd’Alger. Dans le renforcement des assises d’uneculture algérienne, il convient ici de soulignerl’importance d’une écoute en commun, au-delàdes terres d’origine, des musiciens et des diversgenres musicaux. Les voix des femmes – cellesde chanteuses comme Cheikha Tetma, M’alma

Yamna, Mériem Fekkaï, pour les toutespremières d’entre elles ; ou celles decomédiennes du théâtre radiophonique tellesque Saïda Nadhira, Nouria, Wahiba, Farida,etc. – ont largement contribué à reconfigurer lesimaginaires, et à légitimer la position desAlgériennes dans l’espace public. Toutefois,cette séquence fondatrice de la modernisationde la communication sociale, au sein d’unesociété dite « indigène », reste encore peu priseen compte dans les travaux académiques, endépit de la disponibilité de l’ensemble desnuméros de La revue des Élak 3, un matériautout à fait remarquable qui présente lesprogrammes hebdomadaires de la station.

La place exceptionnelle de la radiodiffusiondans la vie quotidienne des Algériens futconsacrée, de façon spectaculaire, par la lecturede la proclamation du 1er novembre 1954 surRadio Le Caire et, surtout, par l’annonce –anticipée 4 – des actions projetées par ladirection du Front de libération nationale(FLN). Durant la guerre d’indépendance (1954-1962), « Sawt El-Djazaïr » (« La Voix del’Algérie ») – émission diffusée par le FLNaussi sur les ondes cairotes – aurait joué, seloncertains, le même rôle que la radio de la FranceLibre à Londres dans les années 1940. Elle auradu moins constitué un pôle emblématique dediffusion de la culture de résistance au sein desfoyers algériens.

Un « audiovisuel » de combat

La guerre d’indépendance algérienne paraît,au demeurant, avoir fondé le dispositifaudiovisuel algérien, en ce qu’elle fut lepremier de tous les conflits de la décolonisationà avoir requis des médias tels que la presseécrite internationale et la photographie 5. Dansson roman Comme un collégien, John Le Carré(2001), évoquant la couverture médiatique de laguerre du Viêt-nam du côté américain, parle de« cirque » pour qualifier la corporation desjournalistes couvrant les événements. Or la

2. Tous contenus programmatiques (informations, musiques,théâtre) égaux par ailleurs.3. Le collection de cette revue radiophonique est actuellement endépôt au Centre de recherche du ministère des AnciensMoudjahidines, Alger.4. Cette annonce avait accrédité, un temps, la thèse française de « lamain égyptienne » dans l’insurrection algérienne.5. Nous renvoyons à la thèse inédite de Marie Chominot, 2008.

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première configuration de cette corporation,comme en témoigne dans ses mémoires lejournaliste anglais Edward Beer, avait eud’abord pour cadre Tunis et la guerrealgérienne. Ce rappel vaut essentiellement pourmettre en exergue la place décisive que lesdirigeants du FLN accordèrent à la communica-tion, dans « la guerre inégale » (L. Gervereau etB. Stora, dir., 2004) qui les opposa augouvernement français. De Tunis à New-Yorken passant par les capitales arabes ou celles depays « amis » (et y compris en France même),la diplomatie du Gouvernement provisoire de laRépublique Algérienne (GPRA) sut amplifierles positions et les propositions du FLN, userdes opportunités offertes par les médias et,finalement, intégrer ces modalités commeinséparables de l’exercice politique.

Cette donnée joua un rôle notable lors de lacrise de l’été 1962 qui opposa différents clansdu FLN, en lutte ouverte pour le pouvoir au seindu nouvel État, et qui détermina largement lechoix du premier gouvernement de l’Algérieindépendante. Mais, auparavant, elle était déjàinscrite dans les pratiques du FLN : sarecherche de moyens pour prendre une partactive dans la guerre des images avait été unecomposante inédite de sa stratégie.

La première unité « cinéma » de la wilaya I,basée à Tébessa, date de 1957. Ce fut donc demanière relativement précoce que le « GroupeFarid », rassemblant des hommes commeDjamel Chanderli, René Vautier et AhmedRachedi, prit conscience des enjeux d’image etde représentation dans la conduite de la guerre.Dans le témoignage que donne le commandantTahar Bouderbala, à la fin des années 1980, enmarge de l’organisation du Panorama du cinémade Constantine, l’ancien secrétaire de lawilaya IIrapporte les conditions de vie et de travail deDjamel Chanderli, l’accueil qui lui était fait dansles maquis où, des mois durant, il enregistrait,caméra sur l’épaule, des images inédites del’Armée de libération nationale (ALN) 6. Parailleurs, le GPRA avait aussi fait le choix de seprojeter dans l’avenir, en assurant la formation àl’étranger – notamment en Tchécoslovaquie, enYougoslavie et en Pologne – de cinéastes tels queLakhdar Hamina ou Amar Laskri qui devaientoccuper des positions fortes dans lacinématographie algérienne, au lendemain del’indépendance (A. Merdaci, 2003).

La construction d’un imaginaire guerrier

Les premières mises en perspective, par lecinéma, de la guerre d’indépendance inter-vinrent presque en contrechamp des luttes depouvoir au sein de la direction du FLN, durantl’été 1962. Au-delà de leur valeur documentairedidactique, Yasmina (1961) et Les fusils de laliberté (1961) puis le film de montage Peupleen marche (1962) posaient, à la fois, la questiondu cadre institutionnel d’une cinématographiealgérienne et celle de ses choix thématiques etesthétiques 7. En sus d’une précoce répressiondes oppositions (affichées ou virtuelles), l’unedes priorités du nouvel État algérien fut la prisede contrôle de l’ensemble des moyens decommunication de masse par la nationalisationdes titres et imprimeries de la presse européenne,celle du groupe d’édition et de diffusionHachette, celle surtout de la radio-télévision :dès octobre 1962, cette dernière fut instituée enRadio-télévision algérienne (RTA). La mêmedémarche se retrouve avec la création du CNCayant autant vocation à encadrer la productionaudiovisuelle qu’à assurer la formation decadres algériens du secteur 8. Cette logiquepolitique de contrôle de la communication et dela création culturelle s’élargit par la suite auxthéâtres municipaux d’Algérie, regroupés ausein de l’institution centralisée du Théâtrenational algérien ; elle s’élargit aussi aux sallesde cinéma – un peu plus de trois cents – dont lagestion fut attribuée aux assemblées populairescommunales. La concomitance avec laquelle semirent en place les institutions de l’État-nationet l’audiovisuel national s’explique d’autantplus que ce dernier fut mobilisé aussi bien pourla consolidation du lien national que pour laformation d’un imaginaire collectif.

Dès novembre 1963, s’esquissent lespremiers éléments d’une reconstruction, parl’image, de l’imaginaire de guerre : la télévision

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6. Ces images sont d’autant plus précieuses que l’ALN demeureassez méconnue, si l’on excepte les photos du journaliste américainKrems dans la région de Collo in L. Gervereau et B. Stora, dir.,2004.7. Sur ce dernier registre, il importait de savoir de quelle manièreallait être traitée la séquence fondatrice de la guerred’indépendance, alors qu’aujourd’hui, elle peut être interprétéecomme s’apparentant à la fin d’un cycle de cinématographienationale.8. Le CNC fut transformé en Office national du cinéma et desindustries cinématographiques (ONCIC) en 1966.

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nationale retransmet en direct le défilécommémorant le 1er novembre 1954 sur lamoutonnière d’Alger (opportunément rebaptisée« avenue de l’ALN »), en associant le symbolepremier du pouvoir, l’Assemblée nationalepopulaire (ANP), à des groupes figurant lesmaquisards des wilayet de l’intérieur du pays,posés comme émanation de la mobilisationpopulaire au sein du FLN/ALN. Ces choix,celui d’un 1er novembre connoté au recours à laviolence politique, et celui de la représentationquasi pédagogique des forces sur lesquellesreposait le pouvoir, nous informent surl’ensemble du système de représentation de laguerre d’indépendance, communément verbaliséecomme « Révolution de libération nationale »par le discours institutionnel, y compris sur leregistre didactique du manuel scolaire(A. Merdaci, 2007).

La production cinématographique de cetteépoque ne pouvait que procéder de l’ensembledes représentations formellement accréditées,d’une part. Elle rend, d’autre part, plusperceptible a posteriori le changement de soclede légitimation politique qui allait s’opérer dansles années 1970, entraînant la forclusion de cepremier imaginaire guerrier. Rappeler que cetimaginaire fonde son efficacité autant del’histoire représentée que de son mode dereprésentation et donc des choix techniques etesthétiques, autorise un premier niveau delecture des œuvres.

Noir et Blanc : la tentation documentariste

Sept films sur les treize films de notrecorpus ont été tournés en noir et blanc. Sansdoute les capacités de la cinématographiealgérienne de la période expliquent-elles enpartie ce choix. Il n’en reste pasmoins que cetteesthétique documentariste favorisa la mise enplace de processus identificatoires. DepuisLe vent des Aurès (1966) de Mohamed-LakhdarHamina – récit pathétique de la quête d’unemère à la recherche d’un fils disparu entre lesmains des militaires français, restituant avecjustesse et sobriété une souffrance qui tend versl’universel –, à La Bataille d’Alger (1966) dePonte Corvo – reconstruction héroïque del’engagement du FLN et du « petit peuple »d’Alger face à la terreur organisée par les parasdu général Massu sous le régime des pouvoirsspéciaux concédés à l’armée en Algérie –, se

déclinent les images-bornes d’une représenta-tion licite du conflit. Zone interdite ouPatrouille à l’Est, signés respectivement parLallam et Laskri, et dont les scénarios serapprochent du code d’énonciation dit de« docu-fiction », portent, de la manière la plusmarquée, les constructions idéal-typiques d’un« peuple en armes », niché dans des montagnes,véritables valeurs refuge des mythes résistanciels(B. Stora, 2004).

De même, dans La voie (1966) de MohamedSlim Riad qui parle de la détention et de la viede groupe des militants, leur détermination etleur niveau de conscience politique sont enrésonance avec ceux des maquisards fixés, enparticulier, par Laskri. En contrechamp, cettefilmographie de guerre comprend aussi deuxœuvres de Lakhdar Hamina plus enracinéesdans le cadre urbain et qui, du traumatisme de latorture (Décembre, 1971) au regard critique,marqué au coin de la dérision (Hassan Terro,1966), croisent, comme d’autres films de cetteséquence, sur des registres divers, les images etles représentations que donne la télévisionalgérienne en relation notamment avec les ritescommémoratifs institués de la guerred’indépendance. Il importe de relever les effetsd’intertextualité que peut autoriser ce balan-cement entre images sanctifiées, délibérémentmises en avant – assez généralement celles dedirigeants morts au combat – et un récitfilmique qui se constitue d’une certaine manièredans leur prolongement.

Ce système de représentation d’une guerreaux déchirements multiples et, faute d’éclairerl’histoire du conflit, n’aurait-il pas participé audouble mouvement de légitimation des thèsesconsubstantielles au régime issu de la crise del’été 1962 – Un seul héros, le peuple ; L’ANPcontinuatrice de la glorieuse ALN – et deshommes qui les incarnent ? Aujourd’hui, lestravaux d’historiens et les témoignages quiémergent dans le champ éditorial algérienpermettent de mieuxmesurer l’occultation, faitepar les films de cette époque, de la dimensionpolitique de la lutte conduite par le FLN(y compris sur le registre des divergences et desoppositions), et de la place qu’y avaientoccupée les personnalités dirigeantes du Frontet/ou de l’ALN. Néanmoins, en mettant unhéroïsme élémentaire à la portée de toutes lesconsciences, cette représentation filmique a

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assuré une fonction de nationalisation du liensocial et d’apaisement des mémoires. De cepoint de vue, La nuit a peur du soleil deMustapha Badie, œuvre touffue au demeurant etfilmée en noir et blanc, se démarque en mettanten scène les débats de conscience quel’engagement en faveur du FLN avait pususciter, dans certains milieux.

Cette liturgie « algérianiste », en noir etblanc, reste à analyser plus finement, d’autantplus que la fiction absorbée par ce codeesthétique, comme en contrechamp, se refondesur le registre de la couleur qui, au-delà del’argument thématique, signale d’emblée etfortement la part de l’imaginaire. Deux œuvresde référence – L’opium et le bâton (1973) etChroniques des années de braise (1974) –constituent la guerre d’indépendance comme unstrict sujet d’écriture cinématographique. Ellesmarquent, à tout le moins, une fin de cycle dansle mode de gestion de la symbolique du conflit.Il faut sans doute s’arrêter au paradoxefondamental de cette séquence de l’histoire ducinéma algérien dont la consécrationinternationale par la palme d’or du Festival deCannes, en 1975, masquait en fait un chant ducygne. La personnalisation des œuvres deRachedi ou de Lakhdar Hamina, à l’esthétismeagréé, marque la fin d’une cinématographied’auteur collectif, celle aussi d’un imaginairerequis par des enjeux politiques et parl’impératif de cohésion sociale. La corres-pondance doit peu au hasard qui fait de 1976,année de la consécration d’un nouveauconsensus politique fixé par la Chartenationale 9, une année charnière.

Un changement du socle de la légitimité

Le socialisme est alors institué commenouveau socle de la légitimité du régimerépublicain. L’histoire de ce glissementprogressif de la question nationale à la questionsociale – qui a des enracinements dans lemouvement national algérien – reste aussi àfaire. La presse gouvernementale fut l’un desvecteurs de ce courant, et la critique del’inflation des signes de « la révolution » aucinéma, l’un des arguments établis.

La nouvelle connivence idéologique entre lerégime en place et les communistes algériens, sielle fut essentiellement syndicale, s’exprimaaussi sur le terrain de la créativité culturelle.

Dans le secteur cinématographique, elle serevêtit des habits de la séduction, en offrant denouveaux lieux de sociabilité esthétique. D’unepart, la commission de lecture de la RTA intégrades cinéphiles politiquement connotés, moinsdans le militantisme au sens organique que dansla militance conviviale et le compagnonnage ;d’autre part, l’expérience à tous égardsnovatrice de la revue Les deux écransaccompagna l’institution de la cinémathèqued’Alger, en tant que lieu de référence d’uneparole critique, voire de contrechamp idéolo-gique peu ou prou articulé aux nouveauxobjectifs gouvernementaux.

En résonance des expériences de rénovationesthétique d’un nouveau cinéma, social,enraciné dans les mythes populaires – dont lecinema novo brésilien était le modèle deréférence, à l’ombre de Glauber Rocha et deCarlos Dièguès –, la cinémathèque d’Alger futérigée en sanctuaire du nouveau cinéma(cinéma djedid) algérien dont on mesurera plustard qu’il eût aussi pour fonction de renvoyer lathématique de la guerre d’indépendance dans lechamp de la représentation sociale. Abordant laquestion de la terre – Noua de Aziz Tolbiproduit par la télévision nationale (1972) ;Les déracinés de Lamine Merbah (1976) – et lestatut de la femme – Le charbonnier deBouamari (1972) ; Omar Gatlato de Allouache(1976) ; ou encore Nahla de Farouk Beloufa(1973) –, ces films à l’esthétique nouvellepeuvent être tenus comme autant de marqueursd’un changement de thématique et degénération dans la mesure où ils expurgèrentl’espace public algérien des images de la guerred’indépendance. Seul le film Fleur de lotus deAmar Laskri (1988), dont la sortie fut différéepour des raisons techniques et financières,aurait permis de réactiver une mémoire plusintérieure du conflit, si son scénario n’avait étépar trop excentré, une partie de l’action sepassant au Viêt-nam.

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9. Entre temps, on avait procédé à la nationalisation deshydrocarbures (février 1971), lancé la « révolution agraire »(novembre 1971) et noué une alliance, certes discrète maisefficiente, avec le Parti de l’avant-garde socialisme (PAGS), avatardu Parti communiste algérien auquel il s’identifiait, et dont leschoix confortaient la dimension anti-impérialiste de l’Algérie et saproximité avec le camp socialiste.

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De la restructuration au démantèlement

La restructuration des entreprises publiques,au cours de la décennie 1980 10, celles entreautres du secteur de l’audiovisuel et particu-lièrement de la cinématographie, fut le préludedu démantèlement qui mit fin à ce qui avait été,un temps, considéré comme l’« exceptionalgérienne » parmi les cinémas africains ouarabes.

La restructuration d’un audiovisuel d’État

L’histoire de la télévision algérienneprocède des mêmes déterminations politiquesqui avaient autrefois élargi l’impact de laradiodiffusion. Du fait même des conditions deréception, elles ont amplifié les imaginaires,auparavant portés par la cinématographie, de laséquence ascendante de l’État-nation. Durantcette décennie, l’un des objectifs prioritaires enmatière de radio-télévision a été d’endévelopper et d’en améliorer les capacités dediffusion, afin d’assurer la couverture del’ensemble du territoire. Parmi les principalesréalisations, signalons les ouvertures successivesdes stations de Béchar, Constantine, Tlemcen,Saïda, la modernisation de la station deLakhdaria ou encore l’intérêt marqué pour lesHauts-Plateaux ou le Sud. Ce souci stratégiquede porter le message jusque dans les régions lesplus reculées du pays, s’est doublé d’un intérêtprécoce pour une diffusion satellitaire à mêmede renforcer les relations des pouvoirs publicsavec les communautés algériennes vivant àl’étranger, en particulier en France.

Pendant longtemps et en raison de lafaiblesse de départ du parc de récepteurs detélévision, la Radiodiffusion algérienne avaitété le média de référence, pour une majorité decitoyens. Sa programmation est toujoursorganisée en trois chaînes émettant en languearabe (pour la première et la plus importante) eten kabyle pour la seconde, la troisième chaînede langue française étant plus orientée versl’extérieur, les chancelleries étrangères et lesélites francophones. Dirigée de manièrecentralisée et représentée au niveau des chefs-lieux des capitales de l’Ouest (Oran) et de l’Est(Constantine) par une délégation régionale,cette radio reste l’un des principaux supports dela communication institutionnelle. Latélévision, en revanche, a d’abord connu, sur

fond de mobilisation de l’image au service durégime, une phase d’algérianisation marquéepar l’arabisation du principal journal télévisé dela journée, le vingt heures. Par la suite, vint unephase de modernisation des moyens detélédiffusion, avec pour objectif – globalementatteint à la fin des années 1970 – de lacouverture de la plus grande partie du territoire.

La radio et la télévision ont étéeffectivement requises, par les gouvernementssuccessifs, pour prendre une part active à « lastabilisation des institutions », formuleconsacrée pour désigner le renforcement desassises du pouvoir dans la société. Pour autant,il serait erroné de n’en retenir que la seulelecture politique. La critique portée à laTélévision algérienne, selon laquelle elle neserait que le relais du pouvoir, est suffisammententendue pour qu’il soit nécessaire d’y revenir.Par contre, il importe de mettre en évidence sonlent et quotidien travail de socialisation auprèsde la population, une fonction qu’elle a assuméedans des limites précises. Dans une sociétéprofondément déchirée par la guerred’indépendance, les déplacements depopulations et la déstructuration de sessoubassements économiques, la télévision a suréinventer et réinvestir, avec ses moyenspropres, l’idée nationale, en lui attribuant desterritoires largement inconnus du plus grandnombre, en déplaçant ou en transformant lessocles d’appartenance. Ce média populaire anotamment substitué un cadre national auxdifférents communautarismes, habillé lesimaginaires de personnages, de situations, delangages en phase avec les normes defonctionnement les plus visibles de l’État-nation (gouvernement, administration, justice,école, etc.).

On peut alors tenir que la palme d’orattribuée à Cannes, en 1975, au film Chroniquedes années de braise marque le zénith del’audiovisuel d’État tel que mis en place aulendemain de l’indépendance ; et qu’il étaitdans la nature même du régime autoritaire queson contrôle puisse constituer l’un des enjeuxde la succession après la disparition, fin 1978,du président Boumediene.

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10. Durant la même décennie 1980, furent remises en cause lesoptions définies par la Charte nationale de 1976.

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Les médias de la réforme

Le bilan du « socialisme algérien »spectaculairement mis en scène par ChadliBendjedid, successeur de Boumediene, lors deson premier mandat (1978-1983) est l’une desbalises importantes des réformes libéralesengagées au cours des années 1980 : denouvelles options économiques et politiques seconcrétisent par la « restructuration desentreprises publiques », à savoir le démantè-lement des grandes sociétés issues de lapolitique de nationalisation des années 1960-1970 et de « l’industrie industrialisante ».Le secteur de la communication – en ce qu’ilreprésente notamment une institution depouvoir – est également touché par cetterestructuration. La réorganisation de lacinématographie algérienne, désormais confiéeà un Centre algérien d’animation de l’industriecinématographique (CAAIC), est la premièreétape d’une stratégie de désengagement del’État qui ne procède pas uniquement despremiers effets de la crise économique et dupoids de la dette extérieure. En pratique, celasignifie la fin du financement public de laproduction et, en même temps, celle desambitions d’installer les bases d’une industriecinématographique, longtemps caressée par lesprofessionnels et projetée par les pouvoirspublics. L’expérience de la rétrocession dessalles de cinéma au privé s’avère néanmoinssans portée, notamment devant le caractèredurable de la désaffection du public face à laconcurrence d’une télévision en couleurs àlaquelle la réception par satellite des chaînesétrangères devait assurer un niveau d’audiencesans précédent.

Après la dissolution de l’Office desactualités algériennes, celle prévisible duCAAIC sanctionne – en dépit du lobbyingsoutenu de son dernier directeur, le cinéasteAmar Laskri – la clôture du cycle le plus fécondde l’histoire du cinéma algérien. L’extinctiond’une offre d’œuvres cinématographiques, seproduit dans une indifférence qui jure avec lafonction de marqueur idéologique qui avait étécelle de la production des années 1970. Elle sefait, non seulement sur fonds d’explosion de lademande d’images de tous registres et de toutesorigines par le biais de la réception par satellite,mais aussi sur fonds d’extension du marché dela vidéo aujourd’hui dominé par le secteur

informel et qui met à la disposition du public,par le système du piratage, les créationsinternationales les plus récentes.

La Radio-télévision algérienne (RTA), aumode de gestion centralisé et toujours souscontrôle politique étroit, pose la question de lanécessaire adaptation à l’esprit de la réforme :jusqu’où faut-il aller sans perdre la main misedes pouvoirs publics sur ces précieuxinstruments de contrôle social ? L’année 1986voit ainsi la séparation de la télévision et de laradio, cette dernière étant érigée en Entreprisepublique industrielle et commerciale (EPIC),sous le label de l’Entreprise nationale deradiodiffusion (ENRS) : elle est dotée d’uneadministration autonome, regroupant moyenstechniques et personnels anciennement rattachésaux trois chaînes de radio sous le régime de laRTA. Cette modification de statut se traduitégalement en termes de stratégie d’entreprise.Mais, le processus le plus marquant est, sansconteste, le glissement de socle d’une radionationale, gardienne vigilante d’une certaineidée de l’unité nationale contre les dérivesrégionalistes ou localistes, vers la décentralisa-tion de l’animation radiophonique à l’enseignede la proximité. Dès le début des années 1990,au lendemain des ruptures d’octobre 1988, semettent en place les premières expériences deradio locale (radio Tiitéri) ou thématique telleque Radio Bahdja, première radio musicaleémettant dans la zone de la capitale et qui, trèsrapidement, gagne une audience exceptionnelle.

Dans l’esprit de « l’équilibre régional » quitient autant du principe de l’action que dufantasme des dirigeants algériens, quarante-trois radios sont ainsi labellisées. Elles couvrentla vie locale dans ses diverses expressions(culturelles notamment) tout en relayant lesthèses gouvernementales, que ce soit au traversde relais des principaux journaux parlés de lachaîne I ou de la promotion des autorités localeset de leurs choix 11. Cette expérience qui a faitl’objet d’un work shop commandé par ladirection de l’ENRS, reste encore assez peuétudiée et il est difficile d’en établir un bilaninformé. Toutefois, il semble que les pouvoirspublics aient voulu anticiper une évolution du

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11. Il convient ici de signaler les efforts faits en matière demodernisation des radios locales, particulièrement dans le domainede l’accroissement des capacités des centres émetteurs.

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secteur dont l’investissement privé serait levecteur le plus significatif : sur ce registre, nousprenons acte de la position réitérée desdifférents gouvernants algériens qui tient cetteévolution comme porteuse de risques sérieuxpour l’unité nationale.

Leur prévention est encore plus nettementmarquée en ce qui concerne la télévision dont larestructuration a donné lieu à la création de troisentreprises, chacune d’entre elles, ayant encharge l’une des fonctions anciennementassignées à la RTA : l’Entreprise nationale deproduction audiovisuelle (ENPA) pour laproduction de tous les programmes (fictions,séries, documentaires) susceptibles de figurerdans la grille de la nouvelle Entreprise nationalede télévision (ENTV) ; l’ENTV en tantqu’unique opérateur en matière de diffusiontélévisée ; et la Télédiffusion algérienne (TDA)pour la transmission. En dépit du principe derelations d’ordre commercial et contractuelentre ces trois entreprises, l’ENTV est autoriséeà élargir son marché à d’autres partenaires et,par conséquence, à des offres de programmesnationaux ou étrangers inédits 12. En parallèle,la loi réformiste Hamrouche d’avril 1990légalise les entreprises privées de productionaudiovisuelle.

De la parenthèse démocratique à lanormalisation

L’autre versant de la réforme de la télévisionest la création, au cours des années 1990, dedeux diffuseurs périphériques de l’ENTV, et quin’ont pas d’autonomie budgétaire : le premier,« Canal Algérie », de langue française, cibleprincipalement les Algériens émigrés enEurope ; le second, « Algérie 3 », s’adresse plusspécifiquement aux publics moyens-orientaux etarabophones. Les pouvoirs publics cherchentainsi à porter leur message au-delà desfrontières, à un moment où l’Algérie subit uneforme d’embargo et perd notoirement le contrôlede son image dans les médias internationaux.

En somme, cette opportunité donnée àl’ENTV de s’ouvrir au marché audiovisuel n’estpas celle qui porte le plus l’esprit de la réforme,dont l’architecte fut le chef de gouvernementréformateur Mouloud Hamrouche. C’est enparticulier sous l’autorité de Abdou Benziane,professionnel reconnu, que la télévisionalgérienne s’est ouverte à la diversité des acteurs

et des opinions politiques à l’œuvre dans lasociété algérienne. Le lifting du « Vingt heures »a également validé un professionnalismelongtemps étouffé par la censure. En outre,l’émission hebdomadaire « Face à la presse », talkshow animé par deux jeunes journalistes (MouradChebine et Rabah Kouidri), recevait, deux heuresdurant et en direct, aussi bien des islamistes duFIS que des trotskystes du Parti socialiste dutravail, ou toute autre expression du champpolitique national. Leur émission devint unevitrine de l’option de démocratisation du régimealgérien. Bien avant et bien plus que la presseprivée qui se met aussi en place à cette époque, latélévision algérienne porte les symboles de ce quiest désigné comme « le printemps d’Alger », bienqu’elle soit aussi l’un des enjeuxmajeurs, au plusprofond de la crise des années 1990, de laconfrontation entre le FIS et le pouvoir.

Ce conflit s’inscrit aussi à l’intérieur mêmede l’ENTV. Notamment, la présentation du« Vingt heures » et son contenu font l’objet d’unbras de fer entre la hiérarchie rédactionnelle etle syndicat de l’entreprise majoritairementislamiste. La télévision algérienne qui aretransmis en direct, à son corps défendant,l’assassinat du président Boudiaf le 29 juin1992, est l’une des cibles du terrorismeislamiste. Il vise, non seulement son siègecentral situé au centre d’Alger, mais aussi desjournalistes et des techniciens de la télévision,femmes et hommes, pour ce qu’ils représentent.

Sur fond de violence politique, lanormalisation de la télévision algérienne desannées 1990, qui se traduit par un retour marquéà une information institutionnelle, est l’un desindicateurs des nouveaux rapports de force quis’établissent au sein même du gouvernement etentre celui-ci et ses oppositions. S’impose alors,particulièrement au sein des acteurs se réclamantde la mouvance démocratique algérienne, larevendication couplée de « l’ouverture du champpolitique » – verrouillé par l’état d’urgencedécrété depuis février 1992 – et du « champmédiatique », formulation désignant explicite-ment le fonctionnement de la télévisiondésormais vouée à la défense du régime en place,et singulièrement du président de la République.

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12. Cette ouverture au marché de l’audiovisuel est consacrée dansle cahier des charges de l’ENTV, lui-même approuvé par leParlement algérien.

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Question récurrente du débat politique etmédiatique algérien, cette ouverture « n’est enaucune manière à l’ordre du jour », affirment lesporte-parole officiels.

Conclusion

À l’heure où les autorités algériennesconduisent des négociations en vue d’uneintégration au sein de l’Organisation mondialedu commerce (OMC) et d’un partenariat avecl’Union européenne, le statut politique del’audiovisuel algérien, sa soustraction à la seulelogique du marché dont se réclame les discoursofficiels, paraissent bien être le nœud gordiend’une problématique démocratisation durégime et de la société. Même s’il fautreconnaître l’importance des investissements,consentis par les pouvoirs publics, pour lamodernisation de l’entreprise audiovisuelle,l’adaptation de ses équipements et la formationde ses cadres, il n’est pas faux de tenir latélévision pour « la boîte noire » del’autoritarisme algérien, sur le long terme. Lesdifférentes séquences de l’histoire de latélévision algérienne – y compris « laparenthèse démocratique » du début des années1990 – tendent à confirmer le renforcement deses liens avec les centres de la décisionpolitique (présidence de la République, servicesde sécurité, etc.), comme son statut particulierd’institution de et du pouvoir.

Toutefois, et pour autant qu’elle satisfasseles attentes des dirigeants, la télévisionnationale répond-elle, au moins en partie, àcelles des publics algériens ? L’addiction auxchaînes satellitaires – françaises notamment –ne masquerait-elle pas l’attachement, certesdifficilement vérifiable en l’absence d’instru-ments de mesure, desAlgériens à ce média ? Onpeut trouver une trace indirecte de ce sentimentcollectif dans la diversité des articles queconsacre la presse algérienne à sesprogrammes, ses acteurs, ses ratages ou sesabus politiques. Tout semble se passer commesi les télé-spectateurs continuent de partagerune certitude, celle que les signes d’unchangement (politique) seraient prioritairementportés par la télévision, eux qui ontconstamment guetté, dans tout retard du « Vingtheures », celui (souvent avéré) d’une crise ausommet de l’État.

En dépit de ce positionnement, lesindicateurs ne manquent pas qui établissentl’importance de l’ouverture de la sociétéalgérienne à la civilisation de l’image et cela aumoment même où les capacités d’une offreinterne paraissent des plus limitées. À ladéshérence d’un cinéma algérien, en partieexpatrié en France, s’ajoutent les contraintes decoût et/ou de distribution pour les petitesentreprises de production qui, par ailleurs, sontsouvent les otages des logiques de clientélismeimposées par l’unique diffuseur autorisé. C’estdonc à l’enseigne du strict contrôle desprogrammes que la télévision algérienne abordeaujourd’hui, non seulement la concurrence avecles offres des chaînes satellitaires, mais aussi lesnouveaux horizons technologiques de lanumérisation et de la diffusion sur le net.

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Q uand les autoritésmilitaires françaisesprojetèrent des films en 1913 dans le

palais du sultan du Maroc, leur intention étaitd’inspirer à leurs sujets une « terreursalutaire » 2. Venus d’une Europe de la « BelleÉpoque » fascinée par les esprits, les diseusesde bonne aventure et les jeux de salonésotériques, le général Gallieni et le colonelMarchand vantaient la puissance de pacificationdu cinéma, qui « donne immédiatement à ceuxqui le possèdent la réputation de sorcier ». Cesmagiciens qui avaient en leur possession etprojetaient des images fantomatiques capti-vaient leurs spectateurs. Mais, quels pouvoirs,quels avantages ces illusions d’optiquepouvaient-elles réellement procurer ? C’est àcette question que s’efforce de répondre le livrePicturing Casablanca (1994) 3, à travers uneville qui s’est développée en même temps quel’image médiatisée.

Le procédé cinématographique se basait surla technologie répétitive et mécanique de lamitrailleuse. Ses implications militaires furentpourtant occultées, dès son apparition, par desdiscussions sur son statut de Septième art,d’outil scientifique, ou d’entreprise commerciale.Les images défilent dans la caméra et leprojecteur comme les balles dans unemitrailleuse, avec la régularité d’une chaîne demontage. Pourtant, seul celui qui manipulevéritablement la pellicule peut entrevoir chaqueimage distinctement. Lorsqu’il est projeté, lefilm envoûte ses propres créateurs, et ce flot delumière qui dévide, à la fois, images et sons leurfait perdre de vue le processus de production deleurs œuvres. L’écran de cinéma reflète, commeune lumière lunaire, ce courant régulierd’images. Les télévisions, elles, sont commedes soleils qui brillent dans des maisons bienéclairées.

Le cinéma et la télévision appartiennent à ununivers visuel moderne dont font partie lesphotographies et les affiches, ces autres imagesreproduites par des procédés mécaniques.Le progrès technique facilita la reproduction deprises de vue et transforma notre regard. Deschoses nouvelles nous furent ainsi données àvoir. Des images et des discours inédits serépandirent et transformèrent la connaissance. Ildevenait important de se poser de nouvellesquestions. Que voyait-on dans les photos ?Pourquoi certaines images restaient-ellescachées, alors que d’autres étaient affichées bienen évidence ? Qui se chargeait de les choisir ?

En Europe où ces questions, et biend’autres, déconcertèrent les artistes modernes ettroublèrent le grand public, ces nouveauxmoyens de production d’images furent souventqualifiés de scandaleux ou de révolutionnaires.Mais, du point de vue de ces autres continentsoù le cinéma, l’imprimerie et la photographieavaient souvent été introduits simultanément,ces formes révolutionnaires n’étaient qu’unecontinuation de traditions artistiques « euro-

1. [NDLR] Ce texte, traduit de l’anglais par Catherine Lheureux etpublié avec l’autorisation des Presses universitaire de Californie quenous remercions, présente de larges extraits de l’introduction dulivre Picturing Casablanca de Susan Ossman paru en anglais en1994. Une traduction en français est en projet.2. Il y eut aussi les projections de Gabriel Veyre, photographe etcinéaste de Moulay Abd El-Aziz de 1901 à 1907. Cf. PhilippeJacquier, Marion Pranal et Farid Abdelouahab, Le Maroc de GabrielVeyre : 1901-1936. Paris, Kubik Éditions, 2005, 191 p.3. Beaucoup d’excellentes études sur l’histoire du cinéma, la ville deCasablanca ou encore sur lesmedias auMaroc et auMaghreb ont vule jour depuis cette date. Ils ne paraîtront pas ici, j’ai préféré éviterde dénaturer le texte en l’imaginant refait à la mode de 2009. Je nefais référence aux publications récentes que pour corriger quelquesdates. Je remercie Morgan Corriou pour son aide à cet égard, ainsique pour sa lecture attentive du texte.

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péennes » existantes. En Europe, les films, lesphotographies et les revues découpaientl’espace et le temps avec une rationalitécartésienne et changeaient les manières de voirtout en conservant une conception de l’encadre-ment et de la perspective tirée du quotidien. Cesnouvelles technologies de l’image avaient beauêtre modernes, la manière dont elles se dévelop-paient exprimait certaines normes visuellesprofondément enracinées.

Ceux qui inventèrent et perfectionnèrent lesnouvelles machines productrices d’images versla fin du XIXe siècle et le début du XXe sièclepouvaient choisir entre de nombreux modesd’expression. Quelques artistes furentcependant déçus de voir que le cinéma secontentait surtout d’adapter des formesthéâtrales déjà largement répandues. Pourcertains intellectuels européens, le cinéman’était que du théâtre dégénéré ; rares étaientles cinéastes qui choisissaient de faire des filmsqui n’étaient pas simplement des histoiresassociées à des images. Mais le choix de laplupart d’entre eux n’avait rien de surprenant,car l’histoire illustrée est au cœur de lasensibilité européenne : le Chemin de Croix etsa progression ne sont pas sans rappeler ledessin animé. Mais si l’œil de la camérapromettait une « vision cyclopéenne, quin’était pas celle d’un homme », ce regardnouveau et inhumain fut, à la fois, sourced’humanisme et de projets scientifiques etmilitaires. Alors que l’art moderne proposaitdes possibilités inédites d’explorationesthétique, l’essor de la photographie donnaitaux gens ordinaires l’impression d’accéder àun univers pictural jusqu'à présent réservé auxriches. En Europe, par exemple, le portrait futle pilier de l’art aristocratique et ecclésiastiquependant des siècles. Mais avec l’avènement dela photographie, chacun put soudaincontempler et faire admirer sa propre image, oucollectionner celles d’êtres chers. Il devintpossible d’encadrer des instantanés ou de lesmettre dans sa poche.

Les traditions intellectuelles et artistiques selimitent rarement à une seule « culture », si parce mot on désigne le monde pratique etsymbolique partagé. Ceci est surtout vrai pourles sociétés dans lesquelles l’écriture oud’autres techniques de préservation du savoirvoient le jour. Un groupe de connaissances

spécialisées peut alors influer sur une variété desituations sociales, tout en gardant la capacitéd’imprégner chacune d’entre elles de modesd’expression ou d’organisation socialepartagés. Si le déroulement quasi cinémato-graphique de récits illustrés témoigne du lienentre images et mots dans la traditioneuropéenne, quelles perceptions visuelles etauditives furent donc altérées quand desreprésentations humaines se mirent à danser surles murs du palais sultanien ?

Le sultan du Maroc possédait des portraitsde ses ancêtres, et les arts européens, comme lapeinture de chevalet, étaient connus au Marocsinon pratiqués. Mais, si les gens du peuple quine vivaient pas au palais connaissaient lessommités par leurs noms ou par des légendes,ils n’auraient cependant pas su les reconnaître.À la différence des Européens, lesMarocains nesculptaient pas dans la pierre l’effigie de leurssaints et de leurs héros, ni ne peignaientd’objets sur toile. Cette réticence n’était passimplement due à l’iconoclasme imposé par lareligion musulmane. Elle exprimait plutôt uneconception esthétique et éthique de la relationentre la Création d’une part, et l’humanité et sesinnovations d’autre part. Bien que cetteconception fût certainement liée à l’interpréta-tion de la loi, cette dernière était comprisedifféremment en Perse et en Inde, par exemple ;au Moyen-Orient, à des époques plus reculées,on représentait en effet couramment despersonnages dans l’art séculier.

Dans les motifs antérieurs à l’époque duprotectorat français (1912-1956) et dans unegrande partie de la décoration marocainecontemporaine, la beauté et le sens ne naîtraientpas d’une contemplation désintéressée, mais dela relation de l’objet à l’espace, du jeuharmonieux entre ombre et lumière. L’aspectaustère des habitations cache souvent desintérieurs opulents, comme ces robes flottantesqui dissimulaient autrefois des sous-vêtementsraffinés et un savant usage des bijoux que lescitadines arboraient chez elles.

Les contrastes entre le noir, le blanc et lacouleur témoignent d’une recherche esthétiquede la lumière et de l’ombre, du silence et dubruit – ils parlent, en bref, d’absence et deprésence. Et tandis que cette dernière esthabitée de couleurs, de motifs et de mots, lesgens projettent leurs ombres sur du vide.

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Dans le contexte marocain, l’art ne sedifférencie pas de la décoration ou del’architecture. Ibn Khaldun, par exemple,établit une distinction entre deux catégoriesprincipales d’activité humaine, ’ulum et sina’a.’Ulum correspond aux « sciences » intellec-tuelles abstraites comme la philosophie, lesmathématiques, la science et la religion. Sina’a,dont la racine s-n-’ signifie « fabriquer »,correspond à l’artisanat et comprend l’architec-ture, l’agriculture, la musique, la médecine ettoutes sortes d’autres activités. Finn, l’art, est laméthode de perfectionnement de l’art manuel.L’art s’apprend en copiant, en imitant puis enaidant un maître. On peut tout faire de manièreartistique. Aujourd’hui finn signifie aussi,parfois, l’« art » dans le sens européen.

Au Maroc, les formes esthétiques onttoujours changé au fil des ans en fonction devariations dans les goûts régionaux, mais aussien réaction aux influences extérieures. Onretrouve desmotifs persans ou portugais dans labroderie marocaine. À Fès, la mode vestimen-taire et les styles de pantoufles (blagi) et debijoux changeaient tous les deux ans, selon lecalendrier liturgique, suivi par les femmes desfamilles riches de Fès qui décidaient de larefonte à la dernière mode de leurs bijoux enargent. L’innovation (bid’a) était contrôlée,mais n’était pas entravée par les interprétationsreligieuses de la loi sacrée, et les régulationssociales s’effectuaient par un système deguildes dans les villes. Le pouvoir se manifestetoujours à travers l’esthétique, mais cetterelation est peut-être encore plus évidente dansles systèmes monarchiques. Chaque nouvelledynastie a retravaillé les formes esthétiques demanière unique ; c’est d’ailleurs pour cetteraison que l’on peut aujourd’hui dater lespériodes artistiques. Les souverains puissants,en construisant des mosquées, des palais et desécoles (medaris) magnifiques, cherchaient àinspirer à leurs sujets, à leurs rivaux et, à lapostérité, un respect mêlé de crainte. Cesdifférents styles symbolisaient, à la fois, lepouvoir et une vie sociale structurée.

Le gouvernement français du protectorat etle cinéma ne furent pas seuls responsables del’évolution de la mode vestimentaire et de l’artmarocains, mais tous deux ont influencé lafaçon d’amener et de comprendre le change-ment, contribuant ainsi à modifier les relations

entre différents types d’activités. Les visages,les souvenirs, les quartiers, les conceptionsqu’avaient les gens de la vie publique, ont étélentement mais fortement redéfinis en accordavec des bouleversements affectant les sphèresde l’esthétique, de l’éthique et de la science.Quand le champ visuel dépasse les cadreshabituels, la manière dont l’individu perçoit soncorps, son identité, et sa place dans l’univers esttransformée. Les images médiatisées jouent unrôle essentiel dans la modernisation. Pouraccéder aumonde de l’image moderne, seuls lesyeux suffisent, mais la maîtrise de cetteproduction demande une bonne connaissancede la rationalité qui gouverne le choix des plans.Au Maroc, les conventions européennes dereprésentation ne pouvaient être dissociées desautres aspects de la puissance protectrice et desnouveaux types d’organisations économiques etsociales qui les accompagnaient. Les nouveauxmédias ont changé la relation du sujet à sonenvironnement, de l’individu à l’univers.

Certaines régions de langue arabe furentexposées aux images et aux idées modernes del’Europe avant le XXe siècle. Des chefs commeMohammed Ali en Égypte adoptèrent etadaptèrent certaines de ses pratiques dansl’espoir de contrer son pouvoir. Des formesartistiques d’origine européenne, comme lethéâtre et le roman, jouèrent un rôle dans laNahda, ou « renaissance » du Moyen-Orient.Si les sultans et les marchands marocains sesont intéressés à ces progrès, ils n’ont pourtanteu que très peu d’impact localement [...].

En 1894, alors qu’en ville les Marocainsajoutent des feuilles de menthe fraîche à leur théasiatique dans des théières anglaises, MoulayAbdelaziz, âgé de quatorze ans, monte sur letrône à la mort du sultan Moulay Hassan. LesEuropéens qui visitent le Maroc sont impres-sionnés par la sobriété des murs nus blanchis àla chaux, mais ils critiquent le nouveau sultanparce qu’il aime la nouveauté et l’exotisme. Sonpalais regorge de phonographes, d’appareilsphotos, d’animaux en cage, de feux d’artifices ;certains observateurs se demandent même si lesconseillers du sultan n’encouragent pas songoût pour les nouveaux gadgets afin del’éloigner des affaires de l’État [...].

Dès l’établissement du Protectorat en 1912,les villes, l’éducation, la loi et le gouvernementsont tous conçus selon un modèle à deux

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niveaux. De nouvelles cités françaises sontbâties près des villes existantes (mudun) [...].Dans la très jeune ville de Casablanca, les gensentrent en contact avec leur environnement demanière imprévisible. Les rues se remplissentd’automobiles, et les ouvriers quittent leschamps pour travailler dans de nouvellesusines. La ville s’agrandit avec une spontanéitébruyante, contrariant joyeusement le plan deLyautey qui prévoyait de séparer harmonieuse-ment les groupes sociaux. Les horloges, lesusines, les cinémas et les Européennes entenues légères d’été deviennent un spectaclehabitue1 dans les rues de Casablanca. Lesnouveaux médias envahissent la vie quotidiennetandis que les propos qui entourent les imageset la vie sociale se mettent à ressembler à ceuxdes Européens.

Avant le Protectorat, aucun bâtiment publicau Maroc n’était voué, traditionnellement, auspectacle. Les histoires se racontaient chez soi,entre amis, ou sur les places publiques. IIexistait des érudits, mais aucun critique dethéâtre ne possédait de connaissances légitimesen matière d’art dramatique. L’arrivée dans cepays de formes artistiques comme le théâtre etle cinéma déclenche des débats intellectuels etesthétiques. La peinture de chevalet, lasculpture, les discussions sur l’art, les articlessur les vedettes de cinéma dans les magazinespopulaires, font leur apparition simultanément àCasablanca.

Or nombre de concepts sur les stratégies desindustries culturelles européennes ne sontd’aucune utilité pour comprendre la manièredont sont exploitées les images au Maroc. EnEurope, les critiques ont souvent utilisé lecinéma à ses débuts pour « prouver » la mort dela culture bourgeoise et la propagation de laculture de masse ; auMaroc, il n’existait pas de« classes sociales » et de configurationculturelle permettant la comparaison. Lesdiscours intellectuels étaient cependant souventadoptés dans leurs formes « importées », etcelles-ci influençaient la manière dont les genspercevaient leurs propres activités. Au mêmemoment, en France comme dans les colonies,des intellectuels commencèrent à s’intéresser àcertains problèmes liés au colonialisme.

Tandis que les Marocains s’engagent dansdes débats de plus en plus universels sur l’artet la politique, apparaissent de nouvelles

revendications pour une peinture, un cinéma etune littérature adaptés à « l’imaginationmarocaine ». Certaines demandes locales dereprésentation « indigène » s’inspirent demodèles européens de connaissances et deprotestation importés par l’élite, qui fontégalement références au Machrek où lesproblèmes posés par ces formes de savoir ontdéjà été abordés. Dans les années 1930, dejeunes militants indépendantistes choisissent des’exprimer, en partie, à travers un théâtre destyle occidental. De nouvelles catégoriessociales comme celles de l’artiste, de l’écrivain,et même de l’instituteur voient le jour à cetteépoque, alors que les usages orientalistesprennent des formes inédites, influencées parles films, les magazines, et les livres venusd’Europe. Des images stéréotypées d’Arabespeuvent à présent aussi bien être vues par ceuxqu’elles sont censées représenter que par le «colon » qui, par sa situation, devientl’archétype de l’Européen. L’orientalisme asouvent été critiqué, mais il est vrai que leproblème d’une description « réelle » descultures arabes reste entier. En effet, il faudraitêtre plus attentif aux demandes d’images dites« authentiques ». Les documentaires, les photosd’actualité et les textes qui ont encouragé leprogrès ont tous participé d’un discours de« réforme sociale » qui a transformé la manièrede parler de l’image dans le monde entier.

Les opérateurs Lumière tournent leurspremières images duMaroc en 1897. Leur film,Le chevrier marocain, devait faire partie d’unesérie destinée à faire connaître les pays lointainsau public français. Persuadés qu’ils réussiraientà élargir l’horizon du « Français moyen », lesfrères Lumière accompagnent leurs films dediscours sur la science et sur le réalisme. Seloneux, l’éducation peut devenir agréable etpassionnante grâce à un contact presqueimmédiat avec des pays et des peupleslointains : « Le cinéma nous emmène au Japon,au Canada, au Chili, au pôle Nord, au cap deBonne Espérance ; [...] il nous offre desimages qui n’ont que huit heures ».

Le public métropolitain fut le premier àadmirer ces pays lointains ; celui des coloniesne tarda pas à le remplacer devant l’écran. Cetintérêt journalistique pour les documentaires etles nouvelles mit le public européendirectement en contact avec des parties du

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monde que beaucoup de leurs dirigeantsespéraient pouvoir dominer. De ces efforts,résulta une taxonomie des caractéristiquesgéographiques et physiques qui – comme pourles études universitaires et en particulier pourles études ethnographiques d’alors – témoi-gnaient, par leur réalisme assuré, d’unecertaine naïveté. Aujourd’hui comme autrefois,des publications progressistes colportent l’idéequ’une présentation « réaliste » desproblèmes sociaux peut parvenir, d’unemanière ou d’une autre, à remédier à cesdifficultés et, inévitablement, à instruire lesgens. Ceux qui protestaient contrel’infériorisation manifeste des colonisés se sontsouvent tournés vers la science, l’éducation etle réalisme pour ne pas être taxés defantaisistes. Les histoires très imaginatives etles ambitions commerciales des filmségyptiens et desmélodrames américains ont étécritiquées et le sont toujours par ceux quiconsidèrent que science, progrès et réformesont inextricablement liés.

Il est révélateur que les critiquesprogressistes, tout comme le gouvernementfrançais, considéraient que l’essor du cinémaégyptien et sa popularité au Maroc étaientparticulièrement regrettable. Leurs raisonsn’étaient cependant pas les mêmes. Après laDeuxième Guerre mondiale, les autoritésfrançaises s’aperçurent que les seuls films enlangue arabe proposés au public marocainétaient égyptiens. Le Centre cinéma-tographique marocain (CCM) fut ainsi créé en1947 pour encourager le développement d’uncinéma marocain national que le Protectoratpourrait contrôler. Cette politique imitait celleque Lyautey avait choisie, quelques dizainesd’années plus tôt, à savoir encourager la presserégionale dans le but de contrebalancerl’influence des journaux publiés dans le Norddu Maroc, sous contrôle espagnol. Au début duXXe siècle, les journalistes français étaientimmédiatement déportés si leurs messages nedonnaient pas le point de vue officiel. Demême, ceux qui tentaient d’utiliser le cinémapour critiquer l’exploitation des femmes ou destravailleurs ne pouvaient guère espérer qu’uneinstitution comme celle du Protectoratrépercutât leurs slogans nationalistes. Malgrécela, les réalistes espéraient au moins éviter lasentimentalité des films populaires égyptiens.

Ceux qui étaient au pouvoir étaientbeaucoup plus préoccupés par la recherche d’unpublic que par la création d’un art. On pouvaittrouver des thèmes régionaux ou originaux danscertaines formes populaires de divertissementcomme le music-hall et le théâtre populaire,mais le cinéma reposait sur un public nombreuxet des expériences reproductibles. Au Maroc, ilétait possible d’exposer des spectateursd’origines diverses aux images et stéréotypesqui avaient cours en Europe. On pouvait ainsidiffuser indifféremment des informationsnationales et des pièces de théâtre. Le succèscommercial dépendait de la capacité d’attirerles foules et de développer des thèmes d’intérêtgénéral. Spectateurs et agences publicitairesvirent le jour simultanément et donnèrentnaissance à des vedettes dont les personnagesétaient projetés à l’écran, exhibés dans lesjournaux et sur les murs des villes. Les imagesdes stars et des hommes politiques quittèrentl’écran et envahirent le quotidien pour inciter àdes pratiques nouvelles, modifiant ainsi lesstyles vestimentaires, l’argot, et les idéesrégissant les rapports entre les hommes et lesfemmes. Des fans particulièrement zélésadoptèrent parfois rapidement des comporte-ments qui avaient autrefois été associés à la« vie de bohème », et des manières d’êtreinventées par des vedettes de cinéma originales.De nouvelles relations se forgèrent entre lecommerce et le sentimentalisme, des individusde provenances et de langues maternellesdifférentes se trouvant brusquement plongésdans un monde dont ils partageaient lesréférences visuelles et littéraires.

Ces changements ont ainsi influencé tous lesaspects de la vie quotidienne pendant leProtectorat, et les débats sur l’art national, lecinéma et la télévision continuent d’être trèsanimés depuis l’indépendance (1956). Doit-onmettre en scène les nouvelles formes de pouvoirde façon « réaliste », selon le modèle de lavérité moderne ? Les médias doivent-ilscontinuer de présenter de charmantes fantaisiesrappelant les films égyptiens qui, selon laplupart des intellectuels progressistes,« pervertiraient les masses » ? On peutidentifier, dans la fiction théâtrale, les images etles idées de la société, deux manièresprincipales de percevoir et de vivre lesrelations, si l’on étudie cette opposition en

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fonction des deux modèles de piété musulmaneexistant auMaroc : le réformisme salafite et lesconfréries soufistes.

De nombreux partisans de l’Istiqlal(mouvement marocain pour l’indépendancenationale) ont suivi les préceptes de l’islamsalafite. Plusieurs courants d’idées réformistesse référaient aux wahhabites de l’Arabie duXVIIIe siècle et à des écrivains commel’Égyptien Mohammed Abduh. Au Maroccomme dans l’Algérie voisine, les nationalistesréagirent, à la fois, contre le pouvoir colonial etles pratiques religieuses populaires [...].

Dans la pratique quotidienne, la distinctionentre les salafites et les adorateurs des saintsn’est pas formelle. C’est pourquoi lacompétition entre le maraboutisme (la dévotionaux saints) et les courants réformistes de l’islamdoit être interprétée, non comme un guidetaxinomique, mais comme une métaphore quipeut nous aider à comprendre l’entrelacementcomplexe de la pensée et de l’expressionesthétique dans le Maroc contemporain. Alorsque les salafites sont enclins à un rationalismeaustère et à l’iconoclasme, les saints serventd’intermédiaires entre Dieu et l’individu. Lesréformateurs se basent essentiellement sur lesmots du Coran et de la Sunna, tandis que lamusique, la danse et l’extase marquent lesrituels de confréries telles que l’Aissawa, laTijanniya et l’Hamadsha. Les réformateurss’opposent à la magie, tout comme aumysticisme. Comment pourraient-ils approuverl’utilisation de versets coraniques commesimples talismans pour nuire à un voisin,reconquérir l’affection d’un mari, ou chasser lesjnun ou génies ?

J’ai écrit plus haut que le général JosephGallieni espérait que l’aspect surnaturel desfilms servirait ses plans. Mais, les imagesmagiques sont puissamment ambiguës. Et bienque les sorciers paraissent éloignés despréoccupations du commun des mortels, leurpouvoir dans la société marocaine ne peut êtrepassé sous silence. Par contraste, le point de vuesalafite et son intellectualisme séculaire, tousdeux fondamentalement rationnels, fuientl’ambiguïté et recherchent le débat et leconsensus légal. Il arrive que les mots soientvoilés, mais idéalement chacun d’entre eux nepossède qu’un seul sens. La dichotomie entreraison et imagination, austérité et étalage

baroque, semblait a priori pouvoir se résoudreavec l’aide de l’alphabétisation et de quelquesrudiments de religion. Il ne faut pas oublierqu’au Maroc, la diffusion de discours surl’éducation, le progrès et le pouvoir étaitégalement liée à la magie de plus en plus subtiled’images grand public produites sur place ouailleurs. Les historiens ont aussi suggéré queceux qui se battaient pour l’indépendancenationale – d’Abdelkrim, qui commanda lepremier mouvement de résistance contre lesEspagnols dans le Nord, aux chefs bourgeois del’Istiqlal (mouvement pour l’indépendance)jusqu’à Ben Barka, le leader socialiste – durentadopter le style relationnel des zawiyyas pourgagner la confiance de leurs partisans.

Le Protectorat posa les bases de nouvellesorganisations « rationnelles » du visible. Maisces représentations inédites furent souventinterprétées en terme de relations sociales qui,elles-mêmes, s’accordaient ma1 avec les plansdes administrateurs ou avec les boulevardsmodernes de Casablanca. L’avenir semblaitappartenir à des leaders capables de présenterdes projets modernes de manière charismatiqueou magique, tout en alliant motivationsrégionales contemporaines et motivationsinternationales. Après l’indépendance de 1956,le pouvoir ne s’exprima plus à traversMarianne, le symbole de la France, mais sesreprésentations, qui avaient été introduites parles administrateurs français et les magazines decinéma, devaient persister.

Avec le retour du roi Mohammed V et lareprise d’un pouvoir réel par la monarchie en1956, de nouvelles traditions se développèrentpour exprimer les liens unissant le peuple à sessouverains, maintenant « embaumés » par laphotographie. Un nouveau rôle fut donné àl’image du roi tandis que l’ensemble de laproduction audiovisuelle se consacra de plus enplus systématiquement à la représentation ducharisme. La baraka (la grâce) avait toujoursété l’attribut des saints, des sages et des sultans.Comme c’est le cas pour le dab, qui s’emploiepour décrire un comportement acceptable etcourtois, on reconnaît immédiatement ce don.On ne peut ni le revendiquer ni savoir commentle reconnaître ; il existe, voilà tout. Avecl’apparition de l’appareil photo et de la caméra,la baraka fut de plus en plus souvent capturéepar la photographie et le film.

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Afficher des portraits du roi dans lesendroits publics est aujourd’hui obligatoire. IIest également courant que les gens aient aumur,chez eux, des photographies de représentants del’autorité, qu’ils soient le roi, leurs pères ouleurs fils. Les jeunes dorment souvent dans deschambres tapissées d’images qui les font rêver,comme celles de Bob Marley ou d’Aouwaïta, lachampionne marocaine de course à pied. Dansles magasins, près des photographies du roi, ontrouve des pin-up, des posters de voyages, despublicités pour des films égyptiens. Des vers duCoran sont scotchés sur de vieilles publicitéspour de l’huile de moteur, et des vedettes defootball sont affichées près de Bruce Lee ou deSylvester Stallone. Ces murs couverts deposters, de cartes postales et de photographiesne compartimentent pas l’expérience commel’avait souhaité Lyautey : d’un côté leMarocain ? De l’autre, l’Européen ? Latélévision transporte le monde public au cœurdes habitations sous la forme d’une imageanimée et délimitée.

L’étude du rôle de ces images dans lacréation du Casablanca d’aujourd’huis’apparente à l’étude du cinéma commeexpérience, forme de savoir et technique.Quand nous regardons un film, des liensmystérieux unissent personnes et objets etconstruisent des histoires que nous pouvonscomprendre, à condition de connaître les rôlestypes et les formules du scénario. En tant quepublic, nous voulons savoir comment leshistoires se terminent ; en tant que citoyens ousujets, nous nous demandons comment ellesparviennent à nous faire accepter certainesopinions, ou à nous faire acheter certainsproduits. Nous pensons moins souvent auximpératifs techniques qui sous-tendent le bondéroulement de la projection d’un film, à lamanière dont les images rythment notre vie, ouencore à la façon dont celles-ci contribuent àorganiser l’espace et à créer un sentimentd’appartenance au groupe. Étudier les imagesgrand public, c’est réfléchir à chacun de cesproblèmes en s’interrogeant sur la significationdes lieux où ces images ne peuvent ou nedevraient pas entrer. On ne trouve pas de photosdans les mosquées, ni d’écran de cinéma dansles bureaux, et pourtant les images destinéesaux masses encombrent nos rues, se glissentdans nos conversations, et habillent nos corps.

Leur ingéniosité est, à la fois, indirecte etdirigée. Elle est centrée sur des stratégiesparticulières de pouvoir, et constammentrecomposée par des changements importants etpourtant infimes dans l’organisation quotidiennedu moi et de la société.

Cette étude a été conçue dans ses grandeslignes à Paris en 1983 à partir d’un projet derecherche sur l’histoire du cinéma et de latélévision marocaine. En 1987 et 1988, j’aivoyagé entre Paris et le Maroc, pour discuterlonguement avec des professionnels responsablesde la création et de la sélection d’images pour latélévision, le cinéma et la presse. À la mêmeépoque, j’avais commencé à étudier commentdes gens d’origines différentes regardaient cesimages, en parlaient et en produisaient eux-mêmes. Au début, j’avais prévu de porter toutemon attention sur les groupes qui utilisaient leplus souvent les images et les informationsgrand public pour se tenir au courant : non passur l’élite, qui pouvait s’informer directementdes problèmes nationaux ou régionaux, mais surcette « classe moyenne » qui n’entretenait pasforcément des liens personnels avec depuissants personnages, et qui, par ses ressourcesculturelles et économiques, pouvait trèslargement accéder aux images grand public.Cette façon d’aborder le problème avaitl’avantage d’éviter les idées préconçues sur lestatut social et familial de l’individu, ou sur lestatut du groupe. Cependant, mon projet derecherche était plus compliqué que je ne l’avaisenvisagé au départ. Quand je me suis installée àCasablanca à l’automne 1988, il m’apparutclairement que ma recherche porterait sur leslimites de l’image dans cette ville, et sur cellesde ma propre vision de la société, née de mesétudes en Amérique et en Europe. Commentpouvais-je établir une distinction entre lesdiscours « européens » et « marocains » surl’image et la société, alors qu’ils s’étaientdéveloppés dans un contexte de réciprocitépermanente ?

Paradoxalement, la situation contemporaine –avec sa prolifération de médias, son commerceinternational, ses populations mobiles, et sesconflits régionaux et mondiaux – intensifie leséchanges entre les pays et leurs régions tout endéfinissant l’État-nation comme siège légitimedu pouvoir et source principale d’identité.Certains ethnologues ont étudié les effets de

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l’économie mondiale sur la vie et les croyanceslocales et ont fréquemment proposé un scénariodans lequel les visions du monde s’opposent etdans lequel le camp le plus faible subit la loi duplus fort. Pour eux, les mondes symboliques etles histoires que l’on raconte à voix basse sontsouvent des sources possibles de résistance auxpouvoirs extérieurs. Or, malgré des différencesconsidérables qui doivent être prises en comptedans nos visions du monde, il me paraîtimportant, pour comprendre nos contradictionsmodernes, de se souvenir que d’autres lespartagent, même si cela engendre ou aggraveles inégalités. Il convient donc de reconsidérer,à la fois, le rôle de l’État et les thèsesholistiques sur la culture. En effet, nous devonsréexaminer la façon dont les formationsétatiques ou régionales encouragent certainesidées sur la culture et comment les manièresconventionnelles d’aborder l’étude de la sociétéintègrent ou non les conceptions personnellesdes gens.

Les spécialistes de la communication, de parle monde, suivent généralement des méthodeseuropéennes et américaines pour mener leursprojets de recherche. Dans ce type d’étude,l’idée de « classe sociale », par exemple, estsouvent prise comme allant de soi. La « famillenucléaire » réunie autour de la télévision estprésentée comme la norme, et le chef defamille, habituellement le père, met en avant saprofession comme signe de son statut socio-logique. Mais comment identifier celui qui,dans un groupe social, et en particulier dans unefamille, devrait être considéré comme la sourcedu capital économique et culturel ? Lesfamilles nucléaires sont de plus en plusnombreuses au Maroc, mais la « familleélargie » continue d’être très répandue.Toutefois, comparées aux modèles américainset européens étudiés par les analystes desmédias, même les familles nucléaires sontsouvent assez grandes au Maroc. Danspratiquement toutes les situations que j’ai purencontrer dans ce pays, des personnesd’origines différentes se réunissent pourdiscuter de ce qu’elles ont vu à la télévision oudans les magazines. Dans une région où lechômage est très élevé, les identités qui ne sontpas liées à l’activité professionnelle ont souventplus d’importance que celles qui le sont. Ontrouve couramment des « bonnes » et autres

domestiques dans des maisonnées qui sont loind’être riches selon les critères américains oueuropéens, et ces personnes participentétroitement à la vie de leurs employeurs. Degrandes différences dans les antécédentséconomiques et culturels peuvent coexisterdans une même famille : il n’est pas rare, pourun professeur d’université ou pour le présidentd’une grande entreprise, d’avoir une mèreanalphabète. Les compétences linguistiquesvarient également à l’intérieur des groupes ouchez l’individu lui-même selon les situationsqu’il rencontre. Ma recherche ne réfute pasl’hypothèse que la « classe sociale » influence-rait la manière dont les gens regardent lesimages et s’y rapportent, mais mes conclusionsmodulent ces présomptions en prenant enconsidération la variété de situations socialesdans lesquelles les images participent à la viequotidienne et à la réinvention perpétuelle de lasociété.

Les gens sur lesquels j’écris ici estimentqu’il est très important de pouvoir déterminer lestatut social, mais leur manière d’accorder cestatut diffère. L’identification avec un quartierest souvent utilisée pour indiquer la positionsociale. J’ai rencontré des gens des quartiers« populaires », issus des milieux ouvriers deAïn Chok et Derb Kebir, des quartiers chicsd’Anfa et Polo, et du Maarif, un quartier enévolution. Beaucoup de mes observations lesplus surprenantes ont été faites dans desendroits publics comme le parc de la Liguearabe et les larges boulevards de la ville. J’aiparlé avec des gens de tous les âges,individuellement, avec leurs amis, ou chez eux,avec leurs familles. Quand je généralise sur les« Casablancais », les « jeunes », ou d’autresgroupes, je puise dans d’innombrables rencontresà Casablanca et sur le territoire marocain. Cesgénéralisations sont basées sur la fréquenceavec laquelle certains propos ou pratiquesreviennent. Je ne dis pas qu’elles sontreprésentatives dans un sens statistique, monbut n’étant pas de révéler une moyenne ou dedécouvrir un système unique de représentation« marocaine ». Les limites du possible, lesparticularités du visible, les contours dusignifié – ne sont pas les mêmes pour tous lesCasablancais, sans parler des Marocains dansleur ensemble. Toutefois, ce qui m’a le plusrévélé les limites de la différenciation sociale,

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est la fréquence avec laquelle des gens dequartiers et même de régions différents,abordaient les mêmes sujets. Leur opinion surces questions différait énormément, mais lesmodèles et les thèmes qu’ils évoquaient étaientremarquablement cohérents. Les rythmes de latechnique moderne jouaient certainement unrôle dans ces régularités.

Je me suis efforcée, dans ce qui suit,d’emprunter la voie constructiviste évoquée parRoland Barthes dans son essai sur laphotographie. Cette étude, dit-il :

[n’a] rien à voir avec un corpus : seulementquelques corps. Dans ce débat somme touteconventionnel entre la subjectivité et la science,j’en venais à cette idée bizarre : pourquoi n’yaurait-il pas, en quelque sorte, une sciencenouvelle par objet ? Une mathesis singularis(et non plus universalis) ? J’acceptai donc de meprendre pour médiateur de toute laPhotographie : je tenterai de formuler, à partir dequelques mouvements personnels, le traitfondamental, l’universel sans lequel il n’y auraitpas de Photographie.

Je n’ai pas remarqué qu’un seul traitfondamental soit particulier à Casablanca, maiscertains thèmes revenaient régulièrement dansles images et les textes, dans les rues, et dans lespropos échangés. Une fois identifiés, j’appro-fondissais chacun d’entre eux par des questionset par l’observation. J’adoptais pour moi-mêmece que j’appelle un « positionnement fort »,afin de suivre prioritairement ces images, end’autres termes, je m’intéressais délibérément àcertaines images bien précises. Celles-cisemblaient pouvoir m’aider à comprendre despratiques apparemment inexplicables sans pourcela être la clef de la société dans son ensemble.Quand je dis que ma position de chercheur était« forte », je veux également souligner le faitqu’il était fréquent, tout comme c’était le caspour les gens que je rencontrais à Casablanca,que les images que je voyais et les propos quej’entendais m’étaient déjà familiers. Je devaisdonc prendre position et exprimer despréférences sur ces références partagées. Dès ledébut, je trouvais que le processus consistant àdébattre, à être en désaccord, et à apprendre denouvelles manières d’aborder des questionsdéjà rencontrées, était au centre de mesrecherches : je faisais plus qu’absorber laculture locale. Pendant toute la durée de ce

projet, je reformulais et retravaillais constam-ment, en relation avec les autres, les sujets quej’avais choisis. L’objet de cette étude, mapropre image, et le ton de mes relations avec ungrand nombre de gens furent affectés par lecadrage initial de mon sujet. Dans lemouvement de la vie casablancaise, j’utilisaisles images que j’avais choisies pour dirigermonregard et pour déterminer l’importance de cedont j’étais témoin. Les différentes délimita-tions de certaines images coïncidaient souventavec les limites des discours ou des pratiquesquotidiennes. [...].

Pour les vrais Casablancais, mais aussi pourles étrangers, le quotidien et l’insolite semélangent, s’entrecroisent, divergent, et semétamorphosent. L’étrange n’est pas apparubrusquement dans mes recherches. II s’y estintroduit peu à peu, alors que j’essayais decomprendre ce qui se dissimulait derrière lecôté ostentatoire d’un Casablanca moderne.Une partie de l’invisible ne pouvait être vu,comme ne pouvait être perçue la logiqueguidant le flux régulier des gens dans la rue.D’autres objets inconnus semblaient, à premièrevue, sans danger, mais inspiraient la crainte oule doute quand on les observait de plus près. Leshistoires les plus étranges qu’il m’ait étédonnées d’entendre n’avaient pas grand’ choseà voir avec le surnaturel ou l’étrange. Les zonesdangereuses n’étaient pas les endroitshabituellement hantés par les génies (jnun)qui – comme tous les êtres sensés – seregroupent autour de l’eau. Les gens seplaignaient plutôt d’être arrêtés dans les hallsd’entrée d’immeubles de bureaux modernes,d’être emmenés de force au commissariat, oud’être accostés sur le chemin de l’école. On nepeut immédiatement donner un nom à ce qui,habituellement, ne se « voit » pas. Si les pariasou les enfants sont susceptibles de parlerd’objets ou de gens invisibles, les membressensés et mûrs de la société auront, eux,tendance à reconnaître ce qui a une existencelégitime, qu’il s’agisse d’un génie ou d’unquark. Les règles qui gouvernent la visibilité nedeviennent le sujet de débats passionnés quedans des situations exceptionnelles. Ce qui estcaché n’est pas simplement ce qui est étrange àl’observateur extérieur. L’« invisible » estsouvent l’étrangeté même. II peut incarnerl’inadmissible ou l’inexpliqué chez l’individu

Susan OSSMAN

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ou dans les relations, y compris dans lesrapports entre les nations ou les groupessociaux.

Des visions surgissent dans des cauchemarsou se cristallisent dans de plaisants fantasmes. «Voir » n’est pas toujours « croire », mais enremaniant ce qui est visible, on tente deconvaincre les autres que certaines visions sontréelles, alors que d’autres ne sont que desimples chimères. Même des pratiques «naturelles » – des gestes d’amitié ou de respect,des façons de marcher différentes, certainesopinions sur les nouveaux vêtements desvoisins – peuvent suggérer comment desgroupes se forment, comment ils se perçoiventet aimeraient que d’autres les voient. Pourquoise cramponner à certains objets comme s’ilsétaient des traits culturels importants, et enmettre d’autres au rebut ? Les Casablancais,tout comme les ethnologues, se posent cettequestion quotidiennement.

Ce que j’ai appelé le « positionnement fort »du chercheur implique que l’anthropologie estune activité réfléchie. Mais on ne peuts’attendre aujourd’hui a ce qu’elle s’appuie surune expérience « ethnographique » de ladifférence totale – dans laquelle le chercheurs’efforce malgré tout de découvrir unecommunauté humaine universelle. Ni leprocessus de la recherche ni son sujet d’étudene peuvent être décrits comme des entitésindépendantes possédant leurs propresscénarios culturels. Les complicités et lesconflits qui lient les ethnographes à ceux dontils tentent de décrire la vie et la sociétés’expriment sur des scènes qu’ils partagent enpartie. Qu’un ethnographe ou un informateur

soit perçu comme représentant tel ou tel groupeest important, mais nous ne pouvons acceptercomme base de l’étude ethnographique elle-même des équations aussi rudimentaires. Dansce livre, je m’efforce d’étudier les diversesmanières d’analyser des identités différentes etleur rapport à la connaissance. Ce n’est qu’endiscernant ces variations et leur importancerelative que nous découvrirons les « universauxconcrets » qui ont le plus de poids. Nouspourrons alors comprendre les stratégiessubtiles des pouvoirs modernes. [...].

Après l’exil du sultan Mohammed V décidépar les Français pour sa prise de positionnationaliste, on raconta qu’on avait vu sonreflet sur la lune. Celle-ci servit donc depremier écran aux projections de l’imagenationale. Aujourd’hui, la vie nous plongequotidiennement dans une mer d’images,éparpillant comme des algues sur une plage desphotographies, des posters et des magazinesdans nos salles de séjour déjà inondées par lalumière bleue de la télévision. Nous vivons encompagnie de portraits de gens que nous nerencontrerons jamais, mais dont nous avonsl’impression de connaître la vie en détail.Choisir d’autres images que celles qui nous sontoffertes, ou les utiliser pour des projets qui noussont personnels, demande une certainecompréhension de la logique qui les anime.Peut-être une ville portuaire comme Casablancapeut-elle nous aider à mieux comprendre lepassage de la lune-écran aux écransélectroniques. La lune s’y cache souventderrière un épais brouillard, ou disparaîtderrière la pulsation des néons publicitaires.

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L e 23 mai 2008, aux pieds du Moyen-Atlas, est présentée une vidéo sur les

« bonnes pratiques » de la « participationassociative » 1. Ce documentaire qui est leproduit du premier investissement en« communication sociale » jamais réalisé parune province marocaine, tend à montrer lesprincipes orientant les politiques de dévelop-pement, depuis au moins deux décennies 2. Enquatorze minutes, sont passés en revue : desagriculteurs en train de construire des structuresd’irrigation pour leurs terres ; les succèsremportés par de jeunes désœuvrés transformésen micro-entrepreneurs ; un bibliobus parcourantles campagnes pour aider à l’alphabétisationdes plus jeunes. Le message est clair : on nepeut vaincre la pauvreté qu’en s’impliquantpersonnellement pour développer son propreterritoire.

Le lieu de la représentation du film, la villed’El-Hajeb (un peu plus que 27 000 habitantsselon le dernier recensement de 2004 3), estaussi le cadre du documentaire. Il s’agit duchef-lieu de la province du même nom, situéeentre la plaine agricole de Saïs et les premierscontreforts du Moyen-Atlas, au centre d’unedes rares régions du Maroc devenues coloniesde peuplement sous le protectorat français(1912-1956) 4. Aujourd’hui, elle bénéficie, defaçon prioritaire, de l’Initiative nationale pourle développement humain (INDH) 5. Ceprogramme de développement, lancé par le roiMohammed VI en 2005, se base sur l’implicationdes associations, au niveau local, dans la luttecontre la pauvreté et l’exclusion. À El-Hajeb,l’invitation à la participation a eu des effetsspectaculaires : alors qu’il y a à peine trois ans,dans toute la province, on comptait un peu plusde 450 associations, aujourd’hui on estime queleur nombre est supérieur à 750. En particulier,

les associations de développement ont plus quedécuplé : fin 2004 elles étaient 9, à la mi 2007on en comptait 96 6.

Pour réaliser ce documentaire, présenté àl’occasion du troisième anniversaire dulancement de l’Initiative royale, un metteur enscène professionnel a parcouru pendant deuxmois la province à la recherche d’expériences àraconter, accompagné d’un fonctionnaire del’administration décentralisée. Un de ses

1. Cet article repose sur des enquêtes effectuées entre avril 2007 etmai 2008, dans le cadre d’une Thèse de doctorat en science politiquesoutenue à l’Université de Turin en 2009 sur le « phénomèneparticipatif » auMaroc, à partir de la mise en œuvre de l’INDH dansla province d’El-Hajeb. L’activité des ciné-clubs n’est pas l’objet dema thèse. Néanmoins, au long de mon enquête, je me suis renducompte de l’importance de telles organisations, et à plusieursniveaux : dans le développement de la participation associative,dans la structuration des instances de plaidoyer ; dans la trajectoiredes acteurs locaux qui ont poursuivi des études ; et même dansl’émergence de certaines personnalités qui ont su influencer par lasuite des politiques publiques à niveau local. Cet article, loin quetraiter stricto sensu de l’activité du ciné-club d’El-Hajeb, vise doncà mesurer son importance tout en le prenant comme point de départpour observer le déroulement successif des pratiques departicipation. Le ciné-club et le documentaire de communicationsociale sont ici considérés comme phases paradigmatiques ayantmarqué les transformations de la participation associative.2. Pour un historique des politiques de développement,cf. notamment G. Rist, 1996 (rééd. 2007).3. Données disponibles sur le site du Haut commissariat au Plan :www.hcp.ma.4. Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, l’administrationfrançaise avait distribué des lots de terre de 200 ha à 400 ha, dansla partie la plus fertile de la plaine du Saïs, invitant les ancienscombattants à devenir colons. Sur cette modification du tissu socialde la région à l’époque coloniale, nous renvoyons à A. Thabault,1947. Pour une chronique de l’histoire locale sous le protectorat,cf. A. Hardy, 2003.5. L’initiative s’appuie pour son ciblage sur les « Cartes de lapauvreté », selon lesquelles El-Hajeb serait la onzième provinceplus pauvre duMaroc, sur soixante-six. Pour une analyse de l’INDHet son impact en termes de styles de gouvernement, je me permetsde renvoyer à I. Bono, 2009. Pour une vue générale desmodalités defonctionnement de l’Initiative, cf. le site : www.indh.gov.ma. Pourune description plus détaillée, cf. Banque mondiale, 2006.6. Source : Province d’El Hajeb, Division des Affaires générales,juillet 2007.

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 221-235.

Du Ciné-club à la « communication sociale »Le cas de la province d’El-Hajeb (Moyen-Atlas marocain)

Irene BONO

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collègues nous disait, à quelques jours de lapremière projection 7 :

Nous ne savons pas encore qui viendra : peut-être un ministre, peut être un bailleur de fonds,peut être le gouverneur national de l’INDH.

Il est certain que cette manifestation n’estpas passée inaperçue aux yeux de ceux qui,vingt-cinq ans plus tôt, s’étaient attelés à gagnerune marge de participation, justement à traversla projection de vidéos : à El Hajeb le Ciné-club, fondé en 1982, a été l’unique associationde la ville pendant de nombreuses années. Àune époque où toute forme d’action politiquespontanée était contrôlée ou réprimée, lapromotion de la culture cinématographiquepermettait de se procurer des espaces deréunion, de soulever des thèmes de débat, deparler directement à la population. De nos jours,l’association qui est l’héritière du Ciné-club estintégrée à l’INDH tant du point de vue de sagestion – son actuel président siège dans lecomité responsable des décisions prises auniveau local 8 – que de la réalisation de projetsde développement. Elle est dotée d’un nouveauprésident et ses membres appartiennent à unegénération plus jeune que celle desmilitants desannées 1980.

Le rôle des Ciné-clubs a été délaissé par lalittérature scientifique sur l’associationnisme auMaroc qui s’est plutôt concentrée sur lesmouvements urbains engagés dans desrevendications plus explicitement politiques,pour trouver un lien entre ceux-ci et l’ouverturedu régime, dans une perspective de transi-tologie (Denœux et Gateau, 1995 ; Roque,2005 ; Sater, 2007). Cependant, si l’on sort dela géographie des grandes organisationsurbaines, c’est bien autour des Ciné-clubs quese sont longtemps déroulées les principalesactivités de mobilisation politique et d’affirma-tion sociale. En effet, comme l’a préciséZ. Daoud (2007, 216), les Ciné-clubs ont été« des lieux de conscientisation, d’apprentissagedu politique, hors des circuits politiques ».

Dans les pages qui suivent, nous parcourronsles différentes étapes du rapport établi entrel’audiovisuel et les associations dans cettepetite ville marocaine. En prenant enconsidération « la vie politique, les relationssociales, les règles économiques et les réactionspsychologiques » typiques d’un « pays normal »(Levi, 1985, 6), où peut-être a manqué la

visibilité des mouvements de contestationurbains, nous avons observé les trans-formations, non seulement des structures departicipation, mais aussi de la nature del’engagement associatif, à partir de l’usage devidéos. Le choix de la diffusion audiovisuellecomme moyen de transmission des messagesliés à la participation n’est pas sans implica-tions : pour M. McLuhan (1987, 9), tout moyende communication a « des conséquencessociales et personnelles » qui découlent del’échelle de communication introduite dans nosvies par le medium même.

À El-Hajeb, le Ciné-club existait bien avantla création de la province et l’arrivée desstructures de l’administration déconcentrée. Ausein de celui-ci se sont développées lespremières activités de prise de position critique,de conscientisation, de mobilisation et parfoisde travail social. La projection de films qui,souvent, avaient un caractère engagé, donnait laplace à des débats dont les contenus étaientpolitiques, à une époque où les espaces publicsde prise de parole étaient restreints. De plus,chaque dimanche, l’activité du cinéclubs’accompagnait aussi de séances de théâtre pourles plus jeunes et d’animations pour les enfants.Il fut donc un véritable espace d’apprentissagede la participation, à tel point qu’aujourd’hui, ilest souvent indiqué comme « la mère de toutesles associations » 9. Dans les années 1980 ilrassemblait plus de 400 adhérents et noussuivrons ici le parcours de certains d’entre eux.

Nous introduirons tout d’abord l’histoire deMouhcine 10 qui a amené son bagage demilitant du Ciné-club dans son travail defonctionnaire en charge de l’INDH, et de lapromotion de la vidéo. Puis, nous considéreronsl’expérience de Yacine, aujourd’hui à la têted’au moins trois associations de dévelop-pement, et qui se sert de l’audiovisuel pourpromouvoir ses activités. En troisième partie,nous retracerons l’itinéraire de Leyla qui militemaintenant pour les droits humains, mais qui neveut pas s’engager dans le développement

7. Entretien avec un fonctionnaire de l’INDH, El-Hajeb, mai 2008.8. Il s’agit du Comité provincial pour le développement humain(CPDH), composé de représentants du tissu associatif, dereprésentants élus localement, de fonctionnaires de l’administrationlocale.9. Entretien avec un militant du ciné-club, El-Hajeb, avril 2007.10. Les acteurs cités apparaissent sous des noms d’emprunt.

Du Ciné-club à la « communication sociale »

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participatif, tout en étant attirée par sesnouveaux médias de communication. Enfin,nous consacrerons une quatrième partie àl’histoire de sept jeunes dont la vidéo decommunication sociale raconte la réussite etqui, en tant que membres du Ciné-clubd’aujourd’hui, ont bénéficié de cette associationcomme cadre d’auto-emploi. Les histoires devie de ces différents acteurs du Ciné-club ontété reconstituées à partir d’entretiens semi-directifs et de l’observation participante,effectués entre avril 2007 et avril 2008, enprêtant attention aux différents usages faits de lavidéo dans chaque expérience. Par cetteapproche de microstoria, nous souhaitonsmettre en lumière les vicissitudes, au quotidien,d’un groupe de personnes « impliquées dansdes événements locaux, mais reliés à des faitspolitiques et économiques qui échappent à leurcontrôle direct » (Levi, 1985, 6), sans que celan’exclut pour eux une marge de manœuvre.

Mouhcine, du Ciné-club au ministèrede l’Intérieur

Mouhcine était encore lycéen lorsqu’en1982, quelques jeunes d’El-Hajeb commencèrentà se réunir autour de l’Association culturelle« Objectif cinématographique et anthropologique »,appelée plus simplement « Ciné-club » ou« Objectif » (hadaf). En tant que petit centrerural, leur ville était à peine reconnue commeune commune urbaine de la province deMeknès (Taghbaloute, 2000, 125). Pour autant,on y enregistra des affrontements durant lesannées de manifestations contre la cherté de lavie, déclenchées par les injonctions du Fondsmonétaire international (FMI) de suspendre lesaides à la consommation. À cette époque,Abdellah fréquentait, comme Mouhcine, lelycée local 11 :

Il y avait la nouvelle de l’augmentation des prixet les conditions scolaires étaient très mauvaises.La contestation a commencé autour du lycée oùun groupe restreint de lycéens s’intéressait auchangement, aux idées de gauche et à ce qui sepassait à l’université.

Les étudiants, très sensibles aux événementsqui agitaient la vie politique nationale, sejoignirent rapidement au nouveau Ciné-club,animé par un groupe de jeunes professeurs.

Dix ans avaient passé depuis les tentativesde coup d’État contre le roi Hassan II et lesdésordres du Moyen-Atlas à la suite desquels lesouverain avait réagi d’« une main lourde », enlimitant chaque espace de participation (Dalle,2004, 399). Le dahir de 1958 sur la libertéd’association 12, promulgué au lendemain del’indépendance, avait été amendé dans un sensrestrictif en 1973, au lendemain même destentatives de coup d’État (Ghazali, 1991, 246).Pour créer une association, une déclarationd’existence ne suffisait plus : en l’absence del’autorisation préalable des autorités, de sévèrespeines étaient prévues pour ceux qui exerçaientune activité associative ; et toute organisationconsidérée comme étant un facteur de troublede l’ordre public pouvait être suspendue oudissoute par décret 13.

Le nom adopté par le Ciné-club d’El-Hajeb,« Objectif », renvoyait à l’idée de « promouvoirune nouvelle culture, alternative à celle quidomine dans le Makhzen » 14, selon un desmilitants de l’époque 15. Même son logosymbolisait l’intention des fondateurs de seservir de la culture comme instrument de lutte :un arc fait d’une pellicule cinématographiquetendue comme pour lancer un stylo et un livre,tel une flèche. Mouhcine raconte :

Nous n’avions pas le droit de créer un partipolitique, ni d’exercer des activités quis’opposeraient au système [...] Nous voulionscréer un schisme dans la culture d’ici.

La cinématographie était le noyau desactivités, mais celles-ci allaient bien au-delà.Selon un membre actif du Ciné-club 16 :

11. Entretien avec un membre d’une association culturelle locale,El-Hajeb, avril 2008.12. Dahir n° 1.58.376 du 15 novembre 1958.13. Dahir portant loi n° 1-73-283 du 10 avril 1973 modifiant etcomplétant le dahir 1-58-376 du 15 novembre 1958 réglementantle droit d’association.14. Littéralement le mot makhzen veut dire « dépôt » (d’où dérive lemot « magasin »). Dans le langage courant, il est utilisé pourindiquer le pouvoir/l’autorité, quand celui qui parle ne se réfère pas àun mécanisme spécifique du gouvernement (pour l’administration,par exemple, le mot hidara est utilisé) mais à un plus grand ensemblede normes, dont les limites ne sont pas nécessairement définies.Selon Mohammed Tozy (1991, 158) : « plus qu’un mode degouvernement, [le Makhzen] est à la fois manière d’être et de faire,qui habite lesmots, épice les plats, fixe le cérémonial des noces, tisseles habits de circonstance et détermine le rituel de référence qui fixela forme et le contenu de la relation entre gouvernant et gouvernés ».15. Entretien avec un ex-membre du Ciné-club, Rabat, juillet 2007.16. Entretien avec le président d’une association culturelle, El-Hajeb,juin 2007.

Irene BONO

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C’était la voix de toute la population, elles’engageait sur les questions concrètes. [Au-delàde l’activité culturelle], on participait à l’associa-tion pour soutenir la création d’un esprit critique.

Outre les réunions et les conférencesdestinées à toute la population, les membres del’association avaient recours à l’auto-taxationpour soutenir la promotion de représentationsthéâtrales et cinématographiques. Ces activitésse déroulaient surtout dans les locaux de laMaison des Jeunes (dar al-shabab), propriété duministère de l’Éducation et de la Jeunesse 17.Certes, l’expérience d’El-Hajeb n’était pas isoléepuisqu’il y avait une soixantaine de Ciné-clubsde même type dans tout le pays. Un membre dela Fédération nationale des ciné-clubs marocains(FNCM) qui, de Casablanca, coordonnaitl’activité des groupes locaux, nous explique quele Ciné-club « était le moyen le moins onéreux etle moins risqué pour faire de la politique » 18.

Cette fédération était composée d’un groupede jeunes intellectuels marocains qui, en 1972,avaient récupéré l’ancienne organisation fondéeen 1958, après l’indépendance, par d’ex-colonset des coopérants étrangers (Carter, 2008, 540).En 1960, on dénombrait onze Ciné-clubs danstout le pays dont les activités, ainsi que cellesde la Fédération, étaient soutenues par la Franceet par d’autres pays européens. Le Centrecinématographique marocain (CCM), créédepuis 1944 dans le but de réguler laproduction, la distribution et l’exploitation del’activité cinématographique, octroyait aussides subventions aux associations locales (dahirdu 8 janvier 1944). Mais, en 1968, le CCMrevendiqua la vice-présidence de la fédérationnationale des Ciné-clubs, pour établir uncontrôle plus efficace sur la « marocanisation »des produits diffusés 19. L’année suivante, futcréé un siège administratif du mouvementauprès du ministère de l’Éducation, de laJeunesse et du Sport (Carter, 2008, 541).

Quand les jeunes intellectuels marocainsarrivèrent à la tête de la FNCM en 1972,l’activité changea. Ils travaillaient sur le fondcinématographique soviétique et sur le stock depellicules laissé par l’ancienne directionfrançaise. Le régime d’importation des filmsétait encore régi par le dahir du 7 novembre1940 (plus tard, modifié par celui du 19septembre 1977) qui interdisait l’introductionde films dans le pays sans une déclaration

préalable : la Commission de contrôle desfilms déterminait aussi la nature de la diffusionautorisée (Jaïdi, 1991, 46-47) :

Durant les premières années, nos films préférésétaient ceux d’Eisenstein. Nous nous sentionsproches de la Nouvelle Vague française et ducinéma engagé allemand.

À cette époque, le président de la FNCMétait Nourredine Saïl, l’actuel directeur duCCM. L’activité de la fédération était régie parun calendrier hebdomadaire. Le lundi étaitdédié à la distribution des films dans tout lepays : les militants de Casablanca s’occupaientde la zone sud, jusqu’à Tiznit ; le Ciné-clubd’El-Hajeb était alimenté par les adhérentsbasés à Fez. Entretemps, les militantss’occupaient de la programmation de lasemaine suivante. Le mardi, les jeunes deCasablanca se chargeaient d’élaborer des fichessur les films de la semaine suivante :

Nous allions au Centre culturel français pourconsulter Télérama, nous écrivions la fiche puisnous devions la traduire en arabe et la taper à lamachine.

Un avocat, sympathisant, mettait à leurdisposition les instruments nécessaires à latranscription. Le mercredi, la fiche était ronéo-typée et le matériel pour les soixante Ciné-clubsdu pays était préparé. Le jeudi était réservé à ladistribution de ce matériel. Les projections sedéroulaient les vendredi, samedi et dimanche.Un militant de l’époque raconte :

D’abord dans notre Ciné-club, et puis le dimanchematin dans les quartiers pauvres de Casablanca.

Outre la promotion de la culture cinémato-graphique, la fédération revendiquait alorsclairement son engagement à développer « uneconscience politique enracinée dans la réalitéculturelle du pays » 20.

17. Cf. http://www.secj.gov.ma/jeunesse/jeunesse/jeunesse.php.18. Entretien avec Mohammed Tozy, ex-membre de la Fédérationnationale des Ciné-clubs marocains, Paris, juin 2008.19. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, furentintroduites plusieurs mesures pour favoriser la « marocanisation »du secteur cinématographique comme celle de toute « sociétécommerciale et industrielle » (Daoud, 1973, 2). Les dahirs des2 mars 1973 et 7 mai 1973 précisent ce que l’on entend par «société commerciale et industrielle ».20. Dans l’article « Un large éventail de production » (Le Mondedes 21 et 22 novembre 1976), G. Hennebelle dit que la FNCM« contribue puissamment à la formation d’un public decinéphiles [...] et à l’émergence d’une conscience politiqueenracinée dans la réalité culturelle du pays.

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Lorsque Mouhcine s’établit dans la villevoisine de Meknès pour entrer à l’université, leCiné-club n’était déjà plus l’unique associationd’El-Hajeb car, en 1988, était née uneassociation culturelle d’inspiration islamique.Ses fondateurs, à la recherche d’un cadrejuridique pour leurs activités, se rappellent de laméfiance générale des habitants à leur encontre :

El-Hajeb était une ville de gauche ; uneassociation islamique provoquait des frictions.

« Objectif » demeurait cependant l’organi-sation qui regroupait le plus d’adhérents(jusqu’à quatre cents militants).

Après avoir terminé ses études, Mouhcinese retrouva sans travail. Il revint donc vivre àEl-Hajeb où le Ciné-club se transforme en 1991en véritable association, avec toujours pourobjectif la diffusion de la culture cinémato-graphique et théâtrale. Que la transformation enassociation ait été facilité par la premièreouverture politique du régime – que l’on faitgénéralement correspondre avec l’amnistie de1991 21 – ou par la nouvelle répartitionadministrative de 1991 – qui amène à lanaissance de la province d’El-Hajeb –, lesfondateurs se rappellent qu’« il n’était pasaussi facile de créer une association » et que lesautorités locales, à l’époque, acceptèrent « maissans s’en approcher ».

Très vite, l’opposition entre « Objectif » etl’association culturelle à matrice islamique seradicalisa. En 1993 et 1994, l’imam de lamosquée centrale d’El-Hajeb interditmême auxcroyants de fréquenter le Ciné-club. D’aprèsMouhcine :

Dans un prêche, il nous déclara tous athées etavertit les familles de ne pas permettre à leursenfants de fréquenter l’association ou d’assisteraux projections.

De même, avant une manifestation del’association culturelle islamique, les autoritésfirent savoir aux militants du Ciné-club qu’ilsles considèreraient comme responsables d’unquelconque désordre, parce qu’étant censés êtreles opposants directs des islamistes.

C’est seulement en 1998 que Mouhcine, quientretemps avait commencé à militer aussi dansl’Association des diplômés chômeurs, obtint unposte de travail. Il travailla ainsi pendant septans comme fonctionnaire du ministère del’Intérieur auprès de l’état-civil dans une petite

commune rurale de la même province. Cerecrutement n’était pas sans lien avec sonmilitantisme, et il peut être même considérécomme une sorte de « promotion sur leterrain » de son activité associative (Bono,2009, 153). En effet le mouvement desdiplômés chômeurs négociait les recrutementsavec les autorités sur la base d’un principevalorisant la participation : celui qui avait leplus d’années de militantisme, le maximumd’assiduité dans l’organisation de la protesta-tion et le plus de présence aux manifestationsavait la priorité (Emperador-Badimon, 2007, 15).

Une fois recruté dans son nouvel emploi,Mouhcine n’abandonna pas pour autantl’engagement associatif. Il continua à militeravec « Objectif », dont, aujourd’hui encore, ilse déclare conseiller ; et il soutint la trans-formation d’une petite association sportive duvillage où il était fonctionnaire, en uneassociation de développement :

De nombreuses ONG internationales travaillaient(et soutenaient les associations locales) surcertains thèmes, c’est pour cela que j’ai insistésur l’utilisation des mots « rural » et « dévelop-pement » dans le nom de l’association.

Avec le lancement de l’Initiative royale, en2005, l’ancien militant associatif a été promudans la structure du ministère de l’Intérieurchargée de sa mise en œuvre. Ici encore, il doitce récent avancement de carrière à sa « carte devisite participative » (Bono, 2009, 162). Deplus, il a été appelé directement par le gouver-neur pour assurer une tâche de plus granderesponsabilité au sein de la Division de l’actionsociale (DAS). Mouhcine a tout à fait le profilrequis par le ministère de l’Intérieur pour êtrefonctionnaire de la DAS 22 : avoir une forma-tion académique, de la motivation et de lasensibilité pour les questions sociales, descapacités relationnelles et de communication,une disponibilité à se déplacer sur le territoire.Aujourd’hui, il s’occupe de la sélection desActivités génératrices de revenus (AGR) enfaveur des jeunes sans emploi. Lui-mêmeconsidère sa nouvelle charge ministérielle

21. C’est par exemple la thèse avancée par M. Catusse et F. Vairel(2003, 75).22. Circulaire duministre de l’Intérieur (n° 5278 du 20 juillet 2005)adressée aux wali et gouverneurs de provinces et préfectures,relative à la « Mise en place de la Division de l’action sociale ».

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comme un élément de continuité en parfaitecohérence avec son militantisme des années1980 :

À quoi cela sert-il de vivre dans le ghetto ? Êtreprogressiste, démocratique, citoyen, ce sont desvaleurs humaines, et alors pourquoi ne pas lesmettre en pratique ? Je continue à avoir unevision de gauche, qui a même été choisie parl’État : choisir le développement et les Activitésgénératrices de revenus est une vision de gauche.

Le même état d’esprit explique qu’il ait étél’un des promoteurs de la vidéo sur lacommunication sociale : « Lamajeure partie desassociations d’El-Hajeb n’ont pas de compé-tences en communication », nous déclare-t-il.

Yacine : du Ciné-club à l’écotourisme

La présidence de Saïl s’étant terminé en1983, la nouvelle direction de la FNCM choisitune ligne de « culture populaire », avec pourbut « d’encadrer la population » : « Nous nousétions éloignés du public », raconte un autremembre de la fédération. Ce fut dans ce contexteque Yacine, fils d’une famille d’agriculteursappartenant à la tribu berbère des Beni M’tir, fitson entrée au Ciné-club d’El-Hajeb :

C’était le premier embryon de travail associatifici, mais il était plus politique qu’associatif. Noustravaillions sur la culture, sur l’inspiration deGramsci. L’idée était de renforcer l’autonomie del’individu pour lui permettre de ne pas êtreabsorbé par le système. C’était une associationd’autodéfense.

L’activité des Ciné-clubs assumait donc unengagement toujours plus politique : « Enquelques années, nombre d’entre nous étionspassés à la lutte politique », raconte un desmembres de la fédération nationale. Yacine,quant à lui, rappelle le profond débat que traversal’organisation à la fin des années 1980, repro-duisant la cassure affrontée à cette époque par lagauche universitaire d’inspiration baathiste :

Il y avait ceux qui soutenaient que nous aurionsdû nous intégrer dans le système pour réaliser lechangement de l’intérieur, et ceux quirevendiquaient l’importance de demeurerautonomes pour continuer la résistance directe.

La faction dont se reconnaît Yacine voulaitcontinuer le travail sur le plan culturel. À desannées de distance, lui qui est aujourd’hui

président de diverses associations de dévelop-pement, ne dément pas sa position :

Qu’ont fait les autres ? Ils sont restés assis aucafé les bras croisés, ils n’ont rien fait pour lapopulation.

Le débat « entre militantisme politique etcitoyen » s’accentua, provoquant une rupture,au sein du Ciné-club d’El-Hajeb : ceux quiétaient opposés à la ligne dominante ayantquitté l’association, il advint un changementprofond dans sa composition sociale. Artistes etcinéphiles demeurèrent, mais comme un groupemarginal et silencieux, loin du débat. Toujoursselon Yacine :

« Objectif » ne s’est pas enraciné sur despersonnes qui sont restées vivre en ville.Beaucoup sont allés travailler à l’étranger,quelques-uns ont abandonné l’activité associative.Il n’est resté qu’une minorité qui s’est servie del’association pour intégrer l’administrationlocale.

Au vu de la transformation du Ciné-club etde la conversion de certains de ses camaradesde lutte en fonctionnaires, Yacine décida dequitter l’organisation. Avec d’autres, il fonda lasection locale de l’Association marocaine desdroits humains (AMDH) où il milita jusqu’en1998 comme responsable du comité sur lesviolations. Très vite cependant, il abandonnacette expérience :

Il nous semblait que les militants, dans leurgrande majorité, cherchaient à améliorer leurpropre position et nous étions les marches surlesquelles ils devaient monter pour y arriver.Nous nous sommes sentis utilisés.

Il explique sa réorientation par la remise enquestion de la nature de la participation qu’ilavait jusqu’alors pratiquée :

Il n’y avait pas de vision du développement ;nous avons décidé de sortir pour travailler dansun contexte de proximité.

Or son choix arriva au moment où lespolitiques de développement s’orientaient versla participation du citoyen et la lutte contre lapauvreté, sur une petite échelle. Au lendemainde la succession de 1999, « proximité », « échellelocale de développement » et « approcheparticipative » devinrent les mots clefs desdiscours publics marocains (El Yaagoubi2006, 12-13). Seulement, deux mois s’écoulèrententre l’accession au trône de Mohammed VI et

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l’illustration du « nouveau concept d’autorité »auquel il entendait inspirer son style degouvernement 23.

Yacine était prêt dans la mesure où il avaitétudié les théories et les techniques du dévelop-pement rural à l’École nationale d’agriculture(ENA) pendant plusieurs années. En 2000, ilavait fondé une association de développementrural et en était devenu le président. Cetteorganisation s’engagea dans l’« écotourisme »,dans des « activités socio-culturelles » et des« Activités génératrices de revenus », selon lesdéfinitions qui s’imposent sur la scène de laparticipation associative et dont il s’approprierapidement les discours. L’année suivante, il futl’un des vingt-neuf jeunes diplômés membresd’une association à qui fut octroyé un terrain àcultiver : ces propriétés du domaine publicétaient restées en indivis après la nationalisationdes terres des étrangers depuis les années1970 24. Durant les années qui suivent, lapremière association fondée parYacine fut prisecomme modèle par d’autres associations dontlui-même était membre : l’Association dudouar voisin qui faisait partie de la mêmecommune rurale ; l’association créée pourgérer les Activités génératrices de revenus enfaveur des jeunes sans emploi ; et l’Associationde développement des enfants d’ancienscombattants. Elles en reproduisirent les baseset, parfois, en reprirent les statuts.

En ville, Yacine est actuellement considérécomme « un battant » : « Je ne sais pluscombien il en a », affirme Ayoub, jeunefondateur d’une association qui soutient lesenfants de la rue, parlant des associations queYacine chapote 25. Selon lui, Yacine a eu dusuccès parce que c’est quelqu’un « qui sait yfaire », qu’il est très instruit, et qu’« il savaitcomment bouger : il travaille dans son “bled”,il était déjà dans le secteur ». Toutefois, notreinterlocuteur met l’accent sur le fait que, pourréussir avec une association, il est aussinécessaire de choisir un cadre intéressant pourle marché des bailleurs de fonds :

Les ONG valorisent le monde rural, si tu travaillessur ces thèmes, tu as plus de chance de réussir.

L’activité associative de Yacine, en dehorsdu Ciné-club, a été facilitée par une série deréformes ayant pour but d’institutionnaliser lesnouvelles orientations de la monarchie. En2002, la loi sur les associations a été réformée 26 :

avec la nouvelle norme, une déclarationd’existence suffit pour créer une organisation etle droit de recevoir des financements étrangersest introduit. L’année suivante, une circulaireministérielle a discipliné le partenariat entre lesassociations et les offices publics 27 : lepartenariat est présenté comme un des moyensprivilégiés pour lutter contre la pauvreté etaméliorer les conditions de vie de la population,l’objectif étant de garantir l’efficacité del’intervention associative, d’une part enoptimisant l’emploi des ressources, d’autre parten simplifiant les procédures d’activation et degestion du partenariat.

L’association dont Yacine est le présidentcompte un grand nombre de partenariats avecdes bailleurs de fonds, nationaux et inter-nationaux 28. Il soulève régulièrement cetargument pour démontrer l’expérience qu’il a dusecteur associatif. Dans son travail, il fait aussiappel au soutien d’un consultant, chercheurd’une prestigieuse université locale qui a déjàpris en charge une série de projets de dévelop-pement participatif, nationaux et internationaux.Le premier contact entre Hamza et Yacine a eulieu en 2004, à l’occasion d’une rencontreartistique organisée par l’association, à la fin dela récolte. Yacine raconte que Hamza, qui étaitparmi les invités, « en eut une très bonneimpression » et que, pour cela, il a cherché àmettre en contact l’association avec un partenaireétranger. Fort d’une expérience en écotourismedans la région de Tétouan, Hamza a suggéré àYacine de s’engager dans le même cadre.

Les compétences que Yacine a acquisesdans le domaine associatif lui permettent,aujourd’hui, de trouver du travail. Selon lui,l’association est un « cadre d’auto-occupation »qui permet d’acquérir des techniques profes-sionnelles requises pour les actions dedéveloppement :

23. Discours du roi Mohammed VI, 12 octobre 1999.24. Cf. le dahir du 2 mars 1973. Dans la province d’El-Hajeb, lanationalisation s’est traduite par la répartition de 10 % de la surfaceagricole exploitable, soit environ 23 170 ha, en 1 890 lots et par leurattribution à soixante coopératives de petits propriétaires (Zaïdi, 1999).25. Entretien avec un membre d’une association locale chargée desenfants, El-Hajeb, mai 2008.26. Dahir n° 1.58.376 du 15 novembre 1958, modifié par la loin° 75-00 du 23 juillet 2002.27. Circulaire du Premier ministre, n° 7/2003 du 27 juin 2003, surle « Partenariat entre l’État et les associations ».28. Parmi eux l’Union européenne (UE) et l’Agence française dedéveloppement (AFD).

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Il y a des gens qui, après s’être formés, partent ettravaillent ailleurs : c’est cela l’objectif.

Ainsi, au lendemain du lancement del’INDH, il a été impliqué, avec trente-cinqautres militants associatifs de la province, dansla réalisation du diagnostic participatif requispour orienter les interventions de dévelop-pement. L’un d’entre eux raconte :

Ils ont choisi les meilleurs d’entre nous, ceux quiavaient la plus solide expérience dans le cadreassociatif. 29

Puis, Yacine a travaillé occasionnellementcomme consultant, animateur social et chercheurproduisant des études de faisabilitécommissionnées par des offices de dévelop-pement nationaux et internationaux. L’un desmembres de la fédération des Ciné-clubs deCasablanca explique la normalité du parcours deYacine (du Ciné-club au développement rural)qui illustre l’une des possibles modalités de« rétribution du militantisme » (Gaxie, 2005) :

Il est fréquent que, dans les villages, les anciensmilitants soient aujourd’hui engagés dans desassociations de développement [...] En ville, il yavait plus d’opportunités : certains d’entre nousont adhéré à des partis politiques, d’autres sontdevenus des intellectuels confirmés.

En ville, l’activité dans la FNCM a marquéle début de la carrière pour certains quiaujourd'hui continuent à travailler dans ledomaine de l’audiovisuel. Parmi eux, noustrouvons le cinéaste Saad Chraïbi, ainsi quel’ancien président de la fédération NourredineSaïl qui, après avoir travaillé pour les chaînesde télévisions 2M et Canal+, est aujourd’huil’actuel directeur du CCM. Nous trouvonségalement Ahmed Ghazali qui, suite à unecarrière de juriste, d’abord à l’université puisauprès de plusieurs cabinets ministériels, ainsique dans le cadre associatif 30, s’est à nouveauoccupé d’audiovisuel quand, en 2003, il a éténommé à la tête du Haut commissariat de lacommunication audiovisuelle. D’autres anciensmilitants de la FNCM, en revanche, ont par lasuite poursuivi leur carrière dans d’autresdomaines – par exemple strictement académique.

Mouhcine est très critique vis-à-vis deYacine. Il considère que les associationspromues par ce dernier sont des « associationspersonnelles », « des associations “cartables” »,créées par des diplômés sans travail à la

recherche d’une opportunité personnelle et pourleur propre famille :

Quand le projet est terminé, l’association disparaîtavec la mallette du diplômé qui l’a promue.

Mais, la critique est réciproque. SelonYacine, « Mouhcine est totalement absorbé parl’administration, il s’est vendu ». Yacine, lui,ne fait pas confiance aux autorités provincialesqui travaillent étroitement avec les associations,du reste il n’est pas toujours invité à participerà leurs initiatives :

Ils ont une sorte d’allergie envers nous. Ils ontessayé d’imiter le discours civil, mais pas pour ledéveloppement. Ils veulent bloquer le travail desassociations qui sont actuellement les concurrentesdu pouvoir.

Yacine sait tout des autres associations,même s’il préfère développer ses projetsseulement avec les associations créées à partirde son expérience personnelle :

Nous sommes bien informés sur les autres, parcequ’il est nécessaire de connaître la force de sespropres concurrents.

Dans la vidéo, il n’est pas représenté.Certes, il n’a pas besoin des autoritésprovinciales pourmontrer son succès associatif.Un documentaire ! Il l’avait, quant à lui, déjàréalisé en 2004 : 18 minutes de film pourpromouvoir les douars où travaillent sesassociations comme destinations pour lesamoureux de l’écotourisme. Cette vidéo, enfrançais, a été diffusée, même à l’étranger,grâce au partenariat de son association avec uneorganisation de Gascogne. Il insiste :

Si l’on reste dans la stagnation d’El-Hajeb, nousne faisons rien !

Leyla : du Ciné-club aux droits humains

Leyla, aujourd’hui à la tête de l’Associationdes droits humains, a commencé à fréquenter leCiné-club de la ville, dès l’âge de 16 ans :

Nous étions tous jeunes, il n’y avait rien à El-Hajeb.

29. Ghazali a été parmi les fondateurs de Transparency Maroc, del’Association marocaine de solidarité et de Développement(AMSED) et de l’Association marocaine d’appui à la promotion dela petite entreprise (AMAPPE).30. Entretien avec un ancien militant de l’UNEM, Meknès, avril 2008.

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Avant l’installation des autorités munici-pales, s’y trouvaient seulement une grandecaserne – héritage de celle créée par le généralMoinier sur le territoire des Béni M’tir, aulendemain de la prise de Fez en 1911 –, et ungrand quartier de prostitution. Jusqu’en 2005, iln’y avaitmême pas de commissariat de police :le maintien de l’ordre en ville était délégué àune dizaine de gendarmes. Leyla évoque l’étatd’esprit de ces premiers militants :

À l’époque, tous avaient peur du travailassociatif, nous travaillions plutôt entre nous.

Dans un petit centre comme celui-ci, celaétait difficile, en particulier pour les femmes :

Avant, il était très rare de trouver des femmesdans les associations. Nous étions trois ou quatre,et l’on ne nous considérait pas bien du tout.

Leyla se rappelle le caractère intensémentpolitique de leur engagement au Ciné-club :

À l’époque, nous appelions El-Hajeb, KarriaSiyassiya : la terre de la politique. Il y avait devrais militants. Puis, quand ils sont alléstravailler, ça a encore changé, et puis de nouveau.

De ces années là, elle se souvient du rapportambigu qu’ils entretenaient avec les autoritéslocales. L’activité du Ciné-club était contrôlée,mais non réprimée :

Les autorités ne nous dérangeaient pas. Ellespensaient : « Ils sont jeunes, laissons les travailler ! ».

Même à la fédération, à Casablanca, onparle d’un rapport ambigu avec les forces del’ordre. Après l’interdiction de l’Unionnationale des étudiants marocains (UNEM) en1973, les Ciné-clubs étaient l’unique espaced’expression autorisé :

Nous étions souvent interrogés, ils nouscontrôlaient mais, jusqu’à un certain point, nousavions la paix.

Dans les années 1980, à Fez, de nombreuxmilitants de l’UNEM qui continuaient à agirdans la clandestinité, venaient d’El-Hajeb.Parmi eux, nombre de militants du Ciné-club seretrouvent en ville, à la faculté de philosophie.Un camarade d’université de Leyla raconte 31 :

L’État savait que celui qui étudiait la philosophieétait un militant.

La présence en ville n’interrompt en rien lemilitantisme des jeunes d’El-Hajeb au sein duCiné-club. Toujours selon le même interlocuteur :

À l’époque de l’UNEM et de la guerre des prix,chaque étudiant militant avait des rapports avecson territoire d’origine.

Les jeunes du Ciné-club auxquels, au-paravant, une certaine marge de manœuvre étaitpermise, commencèrent à être touchés par larépression quand ils revinrent à El-Hajeb aprèsleurs études. La province venait d’être crééeaprès les manifestations contre la cherté de lavie de décembre 1990 (Taghbaloute, 2000,126). À cette occasion, des heurts eurent lieuaussi à El-Hajeb. Un ancien participant à cesémeutes se rappelle :

Les jeunes se sont réunis et ont scandé desslogans, attaquants les symboles du pouvoir : lamairie, la gendarmerie, etc. Ils ont même attaquéquelques portraits du roi. 32

Moins de deux semaines plus tard, lesautorités procédèrent à la nouvelle répartitionadministrative, en proposant à nouveau lastratégie de contrôle du territoire marocain déjàadoptée au lendemain des désordres deCasablanca, dix ans plus tôt (Rachik, 1995,126). Initialement partagé en 16 provinces et2 préfectures (1959), le même territoireregroupait, en janvier 1991, 44 provinces et 24préfectures, partagées en 10 régions 33 :« Nous, au lieu d’une gifle, nous avons reçu uneprovince », dit un acteur d’El-Hajeb 34.

Selon Leyla, la création de la province a étécapitale pour imprimer une nouvelle orientationaux activités du Ciné-club. Avec la nouvellerépartition administrative, de nombreux postesde travail devaient être créés dans l’administra-tion publique pour les jeunes diplômés(M. Emperador Badimon, 2005, 39). Ainsi, lamême année, sont créées l’association héritièredu Ciné-club et la cellule locale de l’Associa-tion nationale des diplômés chômeurs.

Pendant neuf ans, Leyla a participé avecassiduité au mouvement de ces diplômés sanstravail. Deux sections locales ont vu le jourdans la province. Leur activité était tolérée, bienqu’à ce jour, l’association n’ait jamais obtenude reconnaissance légale. Elle explique :

31. Entretien avec un ancien militant de l'UNEM,Meknès, avril 2008.32. Entretien avec un membre d’une association locale pour ladéfense de la culture amazigh, El-Hajeb, avril 2008.33. Décret n° 2-91-90 du 1er janvier 1991 qui modifie et complète ledahir n° 1-59-351 du 2 décembre 1959 relatif à la divisionadministrative du royaume.34. Entretien avec le bibliothécaire, El-Hajeb, avril 2008.

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S’opposer à notre activité spontanée auraitsignifié créer des occasions de déranger le pouvoir.

La cellule d’El-Hajeb était alors particulière-ment active : il y avait des sit-in, desmanifestations de mécontentement, des grèvesde la faim. Toutefois, les activités des jeunessans travail ont été réprimées par la force. Lorsde l’une d’elles, Leyla perdit le bébé qu’elleattendait. Beaucoup de ses camarades de luttefinirent en prison.

Malgré la dureté du comportement dugouverneur de l’époque qui, selon Leyla,« aurait mis toutes les associations en prison »,durant son mandat la province recruta trentediplômés chômeurs. Quelques vieux camaradesde Leyla, militants comme Mouhcine, obtinrentau même moment un poste de fonctionnaire. Àce jour, plus de quarante fonctionnaires deprovince, communes et autres institutionslocales d’El-Hajeb ont été recrutés par le biaisdu mouvement des diplômés chômeurs 35.

De nombreux diplômés ont trouvé du travail dansla province, pour les autres il n’y a rien eu.

Au milieu des années 1990, Leyla décidad’abandonner le Ciné-club d’El-Hajeb. Ellevenait de trouver du travail à Fez, dans uneentreprise privée. Elle nous dit qu’elle n’avaitplus beaucoup de temps et qu’elle voulait dédierle peu de temps qu’il lui restait à militer pour lesdroits humains et pour la cause des diplôméschômeurs, dans le cadre de l’Associationmarocaine des droits humains (AMDH). Mais,ses propos trahissent un désaccord concernantl’orientation prise, à l’époque, par l’associationhéritière du Ciné-club :

L’Association pour les droits humains mesuffisait parce qu’elle répondait à mes objectifs.Nous, nous avons une vision, on ne la change pasd’un jour à l’autre.

Actuellement, le nouveau Ciné-club promeutde nombreux projets dans le cadre de l’INDH.Outre le fait d’avoir géré un parcours deformation pour les nouveaux militantsassociatifs en milieu rural, elle a développé ungroupe de catering en faveur des jeunes sansemploi. Elle a aussi soutenu la création del’Association des porteurs non autorisés etdéveloppé un projet d’animation pour lesenfants dans les quartiers les plus pauvres.Leyla ne parle pas ouvertement de la nouvelleorientation du Ciné-club, elle se limite à dire :

Moi, j’ai été sans emploi. Il aurait été facile demonter une association, m’allier au pouvoir ettravailler. Mais je n’ai pas voulu le faire. J’ai desprincipes.

Son camarade d’université et de militan-tisme des années 1980 n’hésite pas à définir leCiné-club d’aujourd’hui comme « un agent del’État ». Selon lui, quand les anciens membresd’« Objectif » sont allés travailler ailleurs, ceuxqui sont restés, « qui n’étaient pas desmilitants », ont réussi à changer le mode defonctionnement de l’association :

Nous leur avons préparé le terrain, ils se sontappropriés notre militantisme.

Leyla, quant à elle, insiste sur les difficultésde soutenir un engagement militant compte tenude la multiplication des associations à El-Hajeb :

Les gens créent des associations à la recherched’une source de revenus ; et, parfois, sans mêmeconnaître l’ABC du travail associatif.

En l’absence d’un objectif commun, lesassociations finissent, selon elle, par « jouer lerôle du muqqadem, seulement un peu pluscivilisé » et, dans ces cas là, l’associationdevient seulement un moyen « pour parler del’un ou de l’autre ».

L’expérience de Leyla, comme celle deYacine, n’est pas racontée dans le documentairesur les « bonnes pratiques » de la participationassociative. Au cours des dernières années, sonassociation a cependant redécouvert la fonctionde l’audiovisuel : non pas des films engagéscomme ceux des années 1970 et 1980, mais desvidéos qui dénoncent, reprises quelquefoisseulement avec un portable puis transmises surYou Tube par des citoyens privés 36 :

Ici, à El-Hajeb, il ne nous est pas encore arrivé defilmer des épisodes de corruption, comme dans leNord. Et, quand on cherche à accuser lesautorités, il n’y a rien de concret pour démontrerles accusations de corruption, ou de protection dutrafic de la prostitution.

35. La vague de recrutement du début des années 1990 s’inscrivait dansune dynamique nationale. Le Palais et le ministère de l’Intérieur soute-naient les demandes de ces jeunesmilitants, en poussant les collectivitéslocales à créer des emplois favorisant les plus actifs du mouvement,peut-être dans un but de cooptation ou, pour le moins, d’absorption. Lesautorités alternèrent donc entre la répression et des tournéesoccasionnelles de recrutements (Emperador Badimon, 2005, 46).36. Cf. Ziraoui et Sekkouri Alaoui, 2007. Ce film, qui dénonce unépisode de corruption dans lequel un gendarme demandait del’argent à un automobiliste, a été distribué sur You Tube.

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Dans son travail à la présidence de la sectionlocale de l’AMDH, Leyla est continuellement àla recherche de nouveaux langages, afin defavoriser le renouvellement générationnel :Malgré les réticences de certains vieuxmilitants, l’association des droits humains adonc décidé de s’ouvrir. Parce qu’il y aurait,« une grande difficulté à travailler avec lesjeunes », elle ne peut que regarder aveccuriosité la réalisation des vidéos. Leyla pensequ’« il faut trouver un moyen pour rapprocherles jeunes du militantisme » et qu’il est« impossible de travailler avec les anciennesméthodes : les jeunes veulent faire des fêtes,chanter le rap, etc. ».

Les jeunes du catering : du chômageau (nouveau) Ciné-club

Le documentaire de mai 2008 sur les« bonnes pratiques » du développementparticipatif s’ouvre avec l’histoire de septjeunes diplômés, cinq hommes et deux femmesentre la vingtaine et la trentaine qui, après desannées de tâches informelles et occasionnelles,ont trouvé une possibilité d’emploi plus stablepar le biais de l’INDH 37. Grâce à un projet del’association ayant succédé à l’ancien Ciné-club, ils ont créé un groupe de catering qui offreun service de restauration dans la cantine de laprovince (buvette), durant les fêtes et lesmariages. On entend leurs voix qui racontentcomment ils ont demandé au président du Ciné-club un prêt pour acheter de bons vêtements etle matériel nécessaire pour cuisiner :

Certains d’entre nous travaillaient de temps entemps dans la gastronomie, nous voulions nousmettre à notre compte.

Grâce au soutien de l’Initiative royale, en2007 ils ont pu acheter nappes, vaisselle,matériel de cuisson et vêtements de travail. Lavidéo les montre, tous les sept, en uniformes deserveurs, dans une salle obtenue en concessionet située dans les locaux de l’administrationprovinciale d’El-Hajeb. Pour décorer la salle, ilsont peint sur le mur les premières lignes dudiscours royal, en reprenant le style graphique etles couleurs de la campagne de communicationde l’Initiative royale : écrite en vert, soulignéeen rouge, sur fond blanc. Dans les différentesinterviews de la vidéo, les nouveaux associés

répètent un seul message : « L’INDH ouvreune porte pour sortir du chômage ». Mustapha,26 ans, fait partie du Ciné-club depuis plus dedix ans. Il parle de l’activité associative commed’une « seconde mère ». Durant des années, ila collectionné une douzaine de diplômes : sesqualifications vont de l’hydraulique à l’électro-technique et à l’animation théâtrale ; en outre, ila obtenu un diplôme d’allemand ; mais, il nousdit qu’avec ses diplômes, il ne trouve pas detravail : « Au moins avec l’association il y en aun peu ! ». Selon lui, le roi aurait développél’INDH afin d’éviter que les jeunes « ne fassentdes bêtises » ; et que, si les gens acceptent, ceserait « pour avoir un peu d’argent ».

Cependant, tous les membres du groupe decatering ne fréquentaient pas le nouveau Ciné-club avant la mise en œuvre de leur projet.Habib y va, durant son temps libre, mais depuisdeux ans seulement ; les deux filles du groupes’y sont affiliées quand apparut la possibilitéd’entamer le projet de catering. Pour lemoment, le volume de leurs affaires va si bienqu’ils recherchent un huitième adhérent : unefille sachant faire les salades traditionnelles, etqui pourrait aussi s’associer au Ciné-club. Ilparaît étonnant qu’aucun membre du groupe nesache cuisiner, ou qu’ils ne se soient paspréoccupés d’apprendre à cuisiner. De fait, laréalisation matérielle de leur initiative a étédéléguée à deux dames chargées, l’une de lacuisine, l’autre de la propreté 38. Or ces deuxfemmes ne sont jamais présentées, ni dans lavidéo ni dans aucune occasion publique, quandbien même, sans leur contribution, ces jeunesdiplômés affiliés au nouveau Ciné-club nepourraient pas « participer ».

Tous les sept, ils gèrent l’aspect visible dutravail, celui que présente le documentaire :servir à table et, surtout, présenter l’Initiativeroyale pour augmenter leur chiffre d’affaires :

La différence avec les autres groupes de catering,c’est que nous sommes des gens bien habillés,nous sommes jeunes, nous travaillons sur laqualité du service et sur la présentation.

37. Histoire reconstruite à partir d’entretiens répétés avec lesmembres du nouveau Ciné-club, aujourd’hui bénéficiaire d’unprojet INDH, El-Hajeb, avril 2008-mai 2008.38. De la même façon, J. Elyachar (2005) raconte que certainsmaîtres artisans des boutiques du Caire, savent dresser un plan detravail, mais ne connaissent pas le travail manuel requis dans leslaboratoires qu’ils ont ouverts grâce à un micro-crédit.

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Ilsmettent ainsi l’accent sur des apparences,d’ajustement et de qualité, deux critèresimportants pour être impliqué dans le dévelop-pement participatif, c’est-à-dire qu’ils saventcomment « participer ». Pour cette raisonégalement, ils ont préparé des cartes de visite,tout en se fiant au bouche à oreille pouraugmenter leur chiffre d’affaires :

La publicité fonctionne très bien, même quandnous sommes en tournée pour le festival dethéâtre.

La fonction du documentaire qui relatel’expérience de ce premier groupe de catering,ainsi que d’autres histoires réussies departicipation, est double. Premièrement, lavidéo est un instrument de « marketingterritorial », comme l’explique le fonctionnaireen charge du projet ; elle sert à démontrerl’efficacité des investissements réalisés et à enattirer de nouveaux, permettant ainsi de gagnerla compétition nationale engagée entre lesdifférentes provinces. Deuxièmement, lacommunication sociale est censée favoriser« l’auto-management des personnes », commel’explique un fonctionnaire en charge del’Initiative : la même vidéo sera donc présentéelors d’une tournée dans les villages de laprovince d’El-Hajeb où il n’y a pas encored’associations, pour inciter les gens à participerà l’Initiative royale. D’après son metteur enscène, même celui qui est déjà engagé, sevoyant représenté au cinéma, peut se rendrecompte du parcours qu’il a effectué.

Les sept membres du groupe de cateringsont trop jeunes pour se rappeler de l’époque oùle Ciné-club était l’unique espace d’expressionpolitique dans la province d’El-Hajeb. Enrevanche, quelques anciennes militantes qui enont gardé le souvenir, sont néanmoins sur lepoint de reproduire l’expérience : créer unnouveau groupe de catering. Il s’agit desfondatrices de l’Association Espérance qui ontabandonné le Ciné-club au milieu des années1990, pour s’engager en faveur des droits desfemmes. Une première tentative au sein del’INDH avait déçu leurs attentes. En effet, lestechniques de l’Initiative pour lutter contre lapauvreté sont différentes de celles desassociations 39. L’INDH, selon elles, « crée desprojets pour faire profiter la population », alorsque le principal objectif des associations c’estaussi celui de « renforcer les droits des

bénéficiaires ». Mais, avec le salaire que troisd’entre elles perçoivent du financement desprojets, elles n’arrivent pas à boucler le mois.Ainsi la direction de leur association arécemment accepté la proposition que leur afaite le gouverneur d’El-Hajeb : présenter àl’INDH un nouveau projet de catering. Elless’en expliquent :

Nous n’avons pas d’autre opportunité : il n’y apas une bonne occupation dans le cadre associatifet travailler pour l’association nous prend trop detemps. Alors nous avons fait un projet pour nous.

De même, pour le metteur en scène dudocumentaire, il ne s’agissait que d’uneoccasion de travail. En même temps qu’ilréalisait le documentaire, il terminait un bookphotographique sur un nouvel hôtel enconstruction, et il préparait des vidéos pour desfêtes et des mariages. Depuis plusieurs années,il gère la communication sociale de laFondation Mohammed V pour la solidarité 40 ;récemment, il a particulièrement soigné lesillustrations de la publication qui vient d’êtreéditée pour en célébrer le dixième anniversaire.Pour élaborer ce livre commémoratif, quatreécrivains et quatre photographes ont sillonné leMaroc, par avion et pendant des mois, à larecherche d’« histoires de solidarité » àraconter. À la suite de la diffusion dudocumentaire sur El-Hajeb, il s’attendait à êtrecontacté par d’autres administrations locales,désireuses de reprendre l’initiative. Mais, le faitd’avoir distribué quelques cartes de visitepersonnelles, lors de la présentation officiellede la vidéo sur les « bonnes pratiques » de laparticipation, a provoqué l’irritation dufonctionnaire responsable.

Conclusion

D’un instrument de sensibilisation à unsupport d’auto-affirmation, la vidéo symbolise,dans la reconstruction des événements qui ontété initiés par le Ciné-club d’El-Hajeb, ce quepeut être la « langue standard » de laparticipation associative. Elle ne sert passeulement à communiquer mais à « faire

39. Entretien avec les membres d’une association locale pour ladéfense du droit des femmes, El-Hajeb, juin 2007.40. Cf. le site : http://www.fm5.ma/.

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reconnaître un nouveau discours d’autorité »(Bourdieu, 1982, 28-31), avec son vocabulairepolitique, ses termes de référence, sesmétaphores et les représentations du mondesocial qu’il véhicule.

La construction de ce langage standard de laparticipation est prise très au sérieux à l’heurede la communication sociale. En effet,l’utilisation de vidéos et de films renforce,aujourd’hui, le lien entre l’urgence de réduire lapauvreté et la stratégie proposée pour y faireface avec l’INDH 41. En outre, la stratégieaudiovisuelle permet aussi de célébrer les« vertus salvatrices » de la participation. Ainsi,selon certains, la valeur de l’INDH résideraitjustement dans son « effet d’annonce » :l’important étant de démontrer que la questionsociale est au cœur des préoccupations de lamonarchie, qui aurait identifiée une stratégiepour y faire face. L’attention portée à larésonance médiatique de l’Initiative rappelled’autres exemples de « substitution de laréalisation des réformes par la représentationdes campagnes » (Hibou, 1996, 3), nombreuxpar le passé : campagnes pour contrecarrer leseffets de la sècheresse en 1981 et en 1995 ;campagne d’assainissement de 1996 contre lacorruption (Hibou et Tozy, 2000, 37-39), etc.

Au vu de l’importance des contenusvéhiculés par la communication sociale, laréalisation du documentaire a même créé desfrictions entre le metteur en scène etl’administration provinciale d’El-Hajeb. Bienqu’accompagné par le chef du bureau de pressede la province lors des prises de vue, son choixdes « bonnes pratiques » a été contesté laveille de la présentation du film. En outre, lesautorités ont préféré ne pas faire filmer certainsépisodes :

Ils n’aiment pas qu’on leur dise qu’il y a deschoses qui ne marchent pas. À certains moments,le caïd a couvert l’objectif de ma caméra de samain. 42

Enfin, même ses choix de montage ont étécritiqués : en treize minutes il n’avait évoquéque « seulement » sept projets. Il lui a donc étédemandé de réduire le temps dédié à chacun,afin de pouvoir en présenter davantage.

L’utilisation de la vidéo pour diffuser unmodèle de comportement en société renvoieainsi aux techniques de gouvernement décritespar Michel Foucault (1975, 36) dans ce qu’il

appelle le modèle de « l’inclusion dupestiféré » : dans la gestion de la quarantaine, àchaque individu est attribuée une fenêtre oùapparaître une fois appelé ; si l’on n’apparaîtpas, cela veut dire que l’on est au lit, malade ;et si l’on est malade, on est donc dangereux ;dans ce cas, le pouvoir intervient. Il s’agit d’unmodèle qui ne vise pas à exclure celui qui nerépond pas à une norme déterminée, mais àintroduire des éléments de conformisme pourassurer le maillage de l’espace social.

Toutefois, les récits que nous avons restituéssuggèrent que les pratiques qui se développent àpartir de cette « langue standard » – qu’ellesoit véhiculée par des films de dénonciationdiffusés dans les Ciné-clubs ou à travers desdocumentaires de communication sociale àl’heure du développement participatif – ne sontpas les mêmes pour tous. Chaque acteur lesélabore d’une façon spécifique, comme s’ilconstruisait « des phrases personnelles avecune syntaxe reçue» (De Certeau, 1980, 52 sq.).La syntaxe de la participation telle qu’elle esttransmise par la communication sociale laisseainsi une marge pour développer des pratiquesd’actions plurielles.

Lire les trajectoires des membres du Ciné-club d’El-Hajeb à partir d’un tel modèle révèlela pluralité des manifestations possibles de laprogressive « marchandisation » de la partici-pation associative : Il peut s’agir des jeunes ducatering qui trouvent dans le vidéo unecélébration de leur réussite ;mais aussi de ceuxqui, comme Mouhcine, ont soutenu saréalisation ; ou de ceux qui se servent de courtmétrages documentaires pour promouvoir leurspropres activités comme Yacine ; ou encore deceux qui, comme Leyla, tout en refusant des’intégrer dans la vague de participation audéveloppement, sont pourtant attiré par lapuissance du langage audiovisuel dans lamobilisation des gens. L’exploration du rapport

41. Dans la coordination de l’Initiative royale, il existe une cellulespéciale, chargée du service de presse, qui écrive des articles,prépare des spots et des documentaires, ou trouve des espaces sur lesmédias. Durant les premiersmois de l’annonce de l’Initiative royale,un spot télévisé montrait un enfant qui jouait au foot avec un ballonfait de vieux chiffons, dans une localité indéterminée du Sudmarocain. Derrière une tente, ses parents le regardent. À un certainmoment la tente devient une maison en dur et le terrain poussiéreux,un terrain de foot ; quant au ballon de chiffons, il se métamorphoseen un ballon de cuir. La transformation de la scène porte la signaturede l’INDH.42. Entretien, Rabat, mai 2008.

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Du Ciné-club à la « communication sociale »

entre vidéo et associations ouvre ainsi desperspectives de réflexion sur la progressiveaffirmation d’un « style managérial » (Tozy,2008, 38) des modes de gouvernement auMaroc 43 .

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43. Sur la « managérialisation », nous renvoyons à : Tozy, 2008 ;Hibou et Tozy, 2002 ; Catusse, 2008.

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C ’est à Georges Balandier, dans sonouvrage fondateur Le pouvoir sur

scènes (1980), que revient le mérite d’avoir étéun des premiers, en France, à penser lacontrainte spectaculaire qui pèse sur toutpouvoir. Anthropologue africaniste, Balandierdevait progressivement réorienter ses travauxdans le sens d’une saisie anthropologique de lamodernité politique. Ce faisant, il s’est proposéde mettre en avant les continuités entre sociétésde « tradition » et sociétés « modernes » dansl’exercice du pouvoir. Mais, cette approche àlaquelle nous invite G. Balandier ne peut êtreréduite à sa composante spectaculaire, celle-cine constituant que le versant visible (pour lesgouvernés) des attributs de la souveraineté.Prenant le contre-pied d’un culturalismeréducteur, Balandier, en changeant d’échelle, apostulé l’universalité des pratiques de pouvoiret l’identité des impératifs qui pèsent sur lui.La métaphore théâtrale qu’il a utilisée a étéreprise et retravaillée dans une perspectivephilosophique par Jean-Jacques Wunenburger(2001) dont le projet est de réfléchir sur lesimaginaires du politique. Son hypothèse dedépart (id., 19) affine et précise l’idée deBalandier en mettant l’accent sur le fait que, sila théâtralité est bien une dimensionstructurante de tout pouvoir, c’est qu’ellecorrespond au désir des gouvernés de voir lepolitique incarné dans des mises en scène.

La notion de « mise en représentation dupolitique » développée par Marc Abélès (1997)nous paraît d’autant plus opératoire qu’ellepermet aussi bien de penser le spectacle dupouvoir, que les mutations induites parl’évolution des formes de la mise enreprésentation du politique. Tout en préservantl’essentiel de la pensée de Balandier elle rendpossible l’appréhension du spectacle du pouvoir

aussi bien dans ses formes anciennes que danscelles médiatisées.

À l’échelle du regard, les mutations induitespar cette évolution des formes de la mise enReprésentation du politique sont significatives.De participatif et fusionnel, dans le spectaclevivant du pouvoir, le regard devient distancié ettributaire d’un second niveau de mise en scènequi lui dicte la manière de voir. Même s il étaitaimanté par le centre, le regard d’avant l’ère descaméras jouissait d une relative liberté face auspectacle qui s offrait à lui.

Le découpage opéré par la caméra, en fait unregard définitivement captif et isolé. Ce quirelevait d’un corps, d’un visage n’en constitueplus que le simulacre ; une image diffusée surun écran « Le regard du spectateur scrute auplus près un visage qui n est qu’une image, uneface qui n est qu une surface » J.J. Courtine(1995, 157). De participatif et fusionnel , dansle spectacle vivant du pouvoir, le regard devientpeu à peu distancié et tributaire d’un secondniveau de mise en scène qui lui dicte la manièrede voir.

Le spectacle vivant du pouvoir, hier seulemodalité de la représentation du politiquecoexiste désormais avec son artefact saisi parles caméras du cinéma puis de la télévision,notamment lors la projection desActualités. Or,si les études sur les mises en scène télévisuellesdu politique sont aujourd’hui légion dans lechamp des sciences de l’information, de lascience politique ou de sociologie de lacommunication, le cinéma à travers sesActualités reste très peu étudié dans cetteperspective. Ce sont pourtant ces premièresimages qui ont jeté les bases de la nouvellegrammaire des mises en représentation dupolitique.

Les Actualités tunisiennes (1956-1970)Nouveau régime de visibilité du pouvoir bourguibien

Ikbal ZALILA

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 237-252.

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Cette étude projette d’analyser, dans laTunisie de 1956 à 1970, aussi bien les nouvellesformes de mise en scène du politique proposéespar les Actualités cinématographiques sous laprésidence d’Habib Bourguiba que lesnouvelles modalités du regard sur l’incarnationdu pouvoir qu’elles induisent 1.

Nous chercherons, ici, à travers l’analysed’un échantillon de bandes d’Actualitéscouvrant les quinze années qui suiventl’indépendance du pays, à savoir de quellemanière et jusqu’à quel point le cinéma enarrive à déréaliser le pouvoir par lasurexposition du « corps bourguibien ». Dansun premier temps, l’image cinématographiquedes Actualités filmées a procédé à une sorte de« rethéâtralisation » 2 du corps du « Combattantsuprême ». Par la suite, le grand leader étantusé par le temps et la maladie, et à travers unesorte de retournement, ces mises en scène sesont avérées prisonnières des pesanteursformelles desActualités et tributaires du regardque portait les spectateurs sur ces images.

Un objet d’étude illégitime ?

Les Actualités filmées constituent le parentpauvre de la réflexion théorique dans les étudescinématographiques. Si celles-ci ont intéresséles historiens en tant que nouvelle source pourl’écriture de l’histoire de notre temps, il estfrappant de constater la rareté des études quiappartiennent au champ propre de la théorie ducinéma 3 Plusieurs hypothèses pourraient êtreavancées pour expliquer cette marginalisation.

Il existe, tout d’abord, une suspicion decollusion des Actualités avec les pouvoirsétablis, leur réduction à un élément du dispositifde propagande des États, l’exemple para-digmatique étant les actualités nazies etsoviétiques. Elles seraient à cet effet le versantcinématographique d’une vaste opérationd’endoctrinement des masses. Les Actualitéssont « l’indice des limites du cinéma » a ditBela Balazs 4. Cela suffit-il à les mettre au bandes objets cinématographiques dignes d’intérêt ?S’il est indéniable que les actualités relèvent dela propagande, elles n’en détiennent pas lemonopole. Les travaux portant sur la fonctionidéologique d’inculcation des valeurs dominantesdans le cinéma de fiction (notamment mais pasexclusivement hollywoodien) 5 ont établi,

durant les trente dernières années, le caractèreconservateur, voire réactionnaire, de la majeurepartie des productions cinématographiquesnationales, sans que cela ne frappe le cinéma defiction d’opprobre et n’en fasse un objet« illégitime ». Si les images d’actualités sont« serviles », quelque part « menteuses », ellesne le sont pas plus que les images de fiction,mais elles le sont autrement 6.

Une seconde hypothèse pourrait êtreavancée, quant aux raisons de la marginalité desActualités dans la réflexion sur le cinéma, cellerelative à leur caractère « non-artistique ». Si lecinéma de fiction et le documentaire constituentles objets par excellence de la théoriecinématographique, c’est essentiellement enraison du statut artistique que leur attribuentla critique et les chercheurs. La tradition« auteuriste » définit un film comme latraduction du point de vue de son réalisateur,même s’il est la consécration d’une entreprisecollective. Envisagées sous cet angle, lesActualités n’ont rien à nous dire, cela va de soi.Elles sont, selon François Niney (1995), « lerésultat d’une division du travail où ce sontrarement les mêmes personnes qui décident dusujet, filment, commentent, montent, etprésentent les images ». Se limitant à vouloir(dés)informer, les Actualités n’ont jamais euune quelconque prétention artistique. Mais, ceciest également le cas pour la majeure partie de laproduction cinématographique qui n’a pasd’autre objectif que de divertir. De ce fait, touttype d’images projetées à un public dans unesalle de cinéma devient théoriquement

1. Disposant d une quinzaine d’heures de matière filmée constituéede numéros d’Actualités tunisiennes allant de 1956 à 1970, nousavons réalisé un documentaire en deux parties, une première partieconsacrée aux représentations du corps de Bourguiba, une secondeaux mises en scène de l’Histoire.2. Nous empruntons cette expression à Alain J. Bélanger (1995).3. Nous renvoyons notamment à trois études d’historiens : la thèsed’Héléne Puiseux (1978) sur les Actualités allemandes durant laPremière Guerre mondiale ; celle d’AnthonyAldgate (1979) sur lesActualités britanniques et la guerre civile en Espagne ; et les travauxde Sylvie Lindpereg (2000) sur les Actualités françaises de laLibération.4. Cité par François Niney (1995, 65).5. Dana Polan( 1986), Lotte Eisner (1952), Roger Dadoune ( 2000),Noel Burch (1996) entre autres.6. Selon Marc Ferro (1991) : « Tous les documents doivent êtreanalysés comme des documents de propagande. Mais le tout est desavoir de quelle propagande il s’agit. Les images d’archives ne sontpasmensongères aumoins sur un point : ce que l’on a voulu dire auxgens. Çà, c’est une vérité historique ».

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justiciable d’une analyse, et peu importent lesintentions qui auraient présidé à leur réalisation.Abordées sous l’angle de leur réception, ilapparaît que les Actualités acquièrent unelégitimité qui en fait un objet du champ desétudes cinématographiques. Mais l’objet reste àconstruire.

Cette marginalité dans laquelle se trouventles Actualités, fait que celles-ci sontindéfinissables génériquement. Il est néanmoinspossible de les rapprocher du documentaire sion se place du point de vue de leur réception.Pour cela nous avons eu recours à la notiond’« institution » telle que la définit R. Odin(1988), fondateur de la sémio-pragmatique ducinéma. Cette approche qui propose d’étudier laréalisation et la lecture des films en tant quepratiques sociales programmées, remet enquestion l’immédiateté de l’intention« auctoriale » et la passivité dans laquelle seraitrelégué le spectateur. Cette faculté à produire dusens, le spectateur la détient de contraintesextérieures au film, de contraintes culturelles.Selon cette même approche, l’acte de faire oude voir un film n’est pas d’emblée un fait dediscours, mais un fait d’institution qui passe parl’adoption d’un rôle programmé par un faisceaude déterminations issu de l’espace social(id., 1988, 121). Le spectateur selon le genre defilm auquel il est confronté, va produire uneimage du réalisateur, en fonction d’attentes etd’un savoir préalable qui lui viennent del’espace social, d’expériences antérieures.

Cependant, comment cerner, à partir del’étude d’Actualités filmées, le type de contratqui s’instaure entre les réalisateurs et lesrécepteurs des Actualités ? Au regard de laclassification établie par R. Odin, appartien-draient à l’institution du film de reportage, leurréalisateur étant construit comme « celui quipossède le voir », avec deux conséquencesimportantes : la présence de la caméra et duréalisateur lors du déroulement des événements ;et la relative neutralité de la caméra par rapportà ce qu’elle filme, ce qui est crucial pourcomprendre ce qui se joue dans la réception desActualités. La caméra n’aurait fait qu’enregistrerun événement qui se serait quand même produitsans sa présence. Dans cette optique, ce quifonde les Actualités serait le déni de leur statutd’artefact, de mise en scène. François deLa Bretèque (1997, 4) qualifie ce contrat

implicite passé entre réalisateurs et récepteursdesActualités de « pacte de croyance ». Que lesimages qu’elles diffusent soient aussireconstituées, coupées, montées, remontées,commentées n’entame en rien cette croyance duspectateur, à partir dumoment où celles-ci ont leréel pour monde référentiel. S’assignant deobjectifs différents, le documentaire s’appuieaussi sur son arrimage au réel pour provoquer laréflexion du spectateur, il fonctionne commenous le décrit B. Nichols (1991, 28) sur un« littéralisme dénotatif dumonde historique », etc’est sous cet angle qu’un rapprochement estpossible entre documentaire et actualités, ducôté d’ un aspect du type de contrat établi avecle spectateur et de la nature du matériau utilisé ;des images reconnaissables comme prélevéesdans le monde réel. Dans cette perspective, lesactualités peuvent être considérées comme unemodalité du documentaire et pensées dans laperspective de ce travail en tant que « mise enscène des mises en scènes du politique », elles-mêmes fondées sur le déni de leurmise en scène.

Il convient donc de resituer, dans le contextetunisien de 1956, l’enjeu que représentaient,pour le nouveau régime républicain, desActualités cinématographiques proprementtunisiennes, de comprendre leur importancedans le dispositif de la propagande, puisd’expliquer les mutations que les représenta-tions des représentations du pouvoir ont induitdans la relation entre gouvernants et gouvernésentre 1956 et 1970.

Les actualités tunisiennes : de ladépendance à la « tunisification »

Les Actualités tunisiennes s’inscrivent, en1956, dans le sillage d’autres journauxd’actualités qui étaient présentés dans les sallesde cinéma depuis les années 1920 7. Aulendemain de l’indépendance, le nouveausecrétariat d’État à l’Information lance unjournal d’actualité locale, la Tunisied’aujourd’hui. Ce journal est produit par unesociété de droit privé, « La nouvelle ère ».

7. Dans son étude sur le cinéma colonial, Habib Belaïd (1998) a misen évidence l’importance de ce phénomène et les conflits entrecommunautés qu’elles ont pu générer lors de périodes de tensioninternationale.

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Les travaux et fournitures sont alors assurés pardes opérateurs locaux, mais le développementet le montage se font toujours à Paris dans lesinstallations des Actualités françaises.La première bande réalisée par cette jeunesociété est un résumé de la vie tunisienne entrele 15 et le 30 mai 1956.

Le 10 juin de la même année, la présentationde ce premier numéro a lieu à Tunis, dans lasalle Le Colisée, en présence du président de laRépublique et du gouvernement tunisien 8.

Cette « tunisification » du secteur del’information, outre qu’elle constituel’expression d’une indépendance politiquenouvellement acquise, vise à asseoir uncontrôle sur les images diffusées dans les71 salles de cinéma existant à cette époque enTunisie : ces salles (dont 55 de format standardet 16 de format 16 mm) offrent environ 44 000fauteuils. En vertu de l’article premier du décretdu 31 mai 1956 9, le secrétariat d’État àl’Information est la seule instance habilitée àoctroyer des visas d’exploitation auxexploitants et distributeurs de films à compterdu 12 juin 1956. Ce visa s’étend également auxbandes d’actualités en provenance de France.Les premières années de l’indépendance secaractérisent en effet par un pluralisme en lamatière, à savoir la diffusion, sous réserve decontrôle a priori, de plusieurs journaux, lesActualités tunisiennes côtoyant des actualitésétrangères essentiellement françaises :Actualités Pathé, Gaumont, Actualitésfrançaises 10. Et l’une des premières mesuressymboliques de nouveau régime est la censure,dans les journaux des Actualités françaises, detous les sujets concernant la guerre d’Algérie.

Mais, le lancement desActualités tunisiennesobéit d’abord à l’impératif d’exprimer le pointde vue tunisien sur les événements de lasemaine. Le rédacteur en chef desActualités et,à travers lui, le secrétariat d’État àl’Information exercent donc un contrôle trèsstrict de ces images, par le biais de l’établis-sement d’une feuille de route destinée auxopérateurs et leur indiquant les événements àcouvrir. Ce contrôle s’exerce également sur lecommentaire rédigé par les soins de deuxjournalistes tunisiens (un pour la versionfrançaise, l’autre pour la version arabe) présentsà Paris, sur la base de coupures de presse enprovenance de Tunis 11. Néanmoins, le contenu

de la rubrique « Actualités internationales »demeure tributaire du choix opéré par lesActualités françaises, et était susceptibled’entrer par moments en contradiction avec lesorientations du régime républicain. Cettedépendance dans laquelle se trouvaient lesActualités tunisiennes par rapport auxActualités françaises, avait par ailleurs un coûtrelativement important, soit 50 000 dinars labande hebdomadaire 12.

Lors de la bataille de Bizerte en juillet 1961,une partie importante de la pellicule enregistréesera vendue à Paris aux télévisions étrangères etne regagnera jamais la Tunisie.

La rupture diplomatique avec la France,consécutive à la guerre de Bizerte, a consacré lamise sous tutelle, par la SATPEC ( S o c i é t éanonyme de production et d’exploitationcinématographique) des Actualités tunisiennes.Cette société nationale n’étant pas encore àmême de les confectionner, leur postproductionet leur développement sont provisoirementeffectués en Italie. C’est suite aux contrecoupsde la guerre de Bizerte et dans le but de s‘affranchir définitivement de la tutelle desactualités françaises, que l’idée de laconstruction d’un complexe cinématographiquea commencé à s’imposer. La SATPEC en estofficiellement chargée en 1965. Et il fautattendre le 6 janvier 1968 pour que sorte unpremier numéro qui ne doive plus rien à desstructures extérieures 13.

8. La Presse de Tunisie, 11 juin 1956.9. Il incombe au secrétariat d’État à l’information, créé par décret du31 mai 1956, la charge de gérer toutes les questions qui ont trait à lapresse, la radiodiffusion, la cinématographie Dans l’article premierdu décret, il est stipulé que cette instance a notamment pourmission : d’élaborer des règles qui régissent les professions de lapresse, de la radiodiffusion et du cinéma, ainsi que celles qui ont traità l’importation, la production, la distribution ou la vente d’ouvragespériodiques ou films et de veiller a leur application ; de faireconnaître les conceptions, les programmes et les réalisations duGouvernement tunisien et de favoriser, à l’intérieur et à l’extérieurdu pays, une meilleure connaissance et une plus grandecompréhension de la vie tunisienne, des problèmes de l’État tunisienet de sa culture.10. Ce pluralisme s’explique, entre autres, par la rentabilité dusecteur qui fait qu’en 1960, vingt firmes étrangères opèrent enTunisie, dont trois d’actualités et de publicité.11. Témoignage de Ahmed Laamouri, speaker de la version arabedes Actualités.12. Le courrier financier de Tunisie repris par Cinafric, décembre 1962.13. La nouvelle cité du cinéma Taieb Mhiri inaugurée en 1968constitue le premier noyau de l’industrie cinématographique enTunisie.

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L’arrêté du 20 avril 1964 du secrétariatd’État auxAffaires culturelles et à l’Orientation,en rendant obligatoire la diffusion desActualités tunisiennes dans les salles de cinémamet à nouveau en évidence leur centralité dansle dispositif de propagande de l’État 14. Lamême année, le tournant socialiste du régimebourguibien se traduit par l’instauration d’unmonopole d’importation et de distribution defilms au profit de la (SATPEC) dont la création,dès 1957, s’était inscrite dans la logique du trainde mesures prises pour « tunisifier » le secteurde l’information en Tunisie 15. Ce monopolesuspend donc les activités des firmes étrangèresjusqu’au début des années 1970 (tournantlibéral de l’économie tunisienne), lesActualitéstunisiennes seront alors les seules à êtrediffusées dans les salles tunisiennes.

Aucune étude n’existe, à ce jour, sur laréception de ces Actualités, les chiffres sontnéanmoins éloquents, quant à la grandedissémination des images du pouvoir, en ville(cinémas et maisons de la culture) et dans lescampagnes (camions « cinébus »). Dès 1960, oncompte une place de cinéma pour 27 habitantset le nombre de spectateurs est estimé à6 millions de personnes, Au milieu des années1960, le parc des salles comprend une centainede salles (62 salles en standard et 39 ensubstandard) et offre 60 000 fauteuils (contre44 000 fauteuils, quatre ans plus tôt). Parailleurs, à la fin des années 1960, le parc descircuits ruraux compte 26 cinébus couvrant 156villages. Dès les premiers mois de l’indépen-dance et conscient de l’impact que pouvait avoirle cinéma sur la population tunisienne, lesecrétariat d’État à l’Information avait initié destournées de propagande cinématographique.Une première tournée avait eu lieu entreseptembre et octobre 1956, permettant auxhabitants du Nord-Ouest de la Tunisie d’assisterà des séances publiques et gratuites decinéma 16. En avril 1957 le bilan des tournéesde l’unique camion « cinébus » s’était élevé à270 séances récréatives qui avaient pu drainer600 000 spectateurs dont 25 % de femmes et25 % d’enfants 17. Cet engouement avait amenéle secrétariat d’État à l’Information à lancer undeuxième camion « cinébus », la même année1957. En dépit de l’absence de données autresque quantitatives sur les projections assuréespar ces cinébus dans des cours d’école ou sur laplace du village, il est possible d’imaginer leurs

effets sur des tunisiens dont certainsdécouvraient parfois pour la première fois la« magie » du cinéma, et parmi lesquellesl’analphabétisme était répandu. En 1963, cettepolitique de diffusion du cinéma se renforceavec la création de trente maisons de la culture,équipées de projecteurs 16 mm et qui devaientassurer jusqu’au début des années 1970, 2 500projections par an (Hamdene, 1980, 24).Les Actualités tunisiennes figuraient en tant quepartie fixe dans les programmes offerts, aussibien par les maisons de la culture et par lescircuits ruraux. Le reste du programme étantgénéralement constitué de fictions étrangèresou de documentaires éducatifs.

Par cette large diffusion et par le nombre deTunisiens qu’elles ont touché, lesActualités ontdonc bien constitué, jusqu’à la généralisation dela télévision en 1971-72 un support de commu-nication privilégié par le régime bourguibien,dans la phase d’édification nationale.

La « mise en scène des « mises enscène » du pouvoir bourguibien

Il s’agit dans ce qui suit de rendre compte duprocessus qui a abouti à la réalisation d’un filmdocumentaire de 77minutes en deux parties dontle matériau est constitué d’images d’actualités.

Travailler sur des images d’actualités c’estintroduire un troisième niveau de mise en scène,celles du chercheur. Il s agit en effet à traversune mise en série sur la durée de numérosd’actualités, d’y trouver une cohérence, d’en

14. Arrêté du 20 avril 1964 : « Les programmes présentés danstoutes les salles de spectacle cinématographique sont constitués dedeux parties : a) une première partie comprenant : les Actualitéstunisiennes dont la projection à chaque séance est obligatoire etexclut tout autre journal filmé ; soit des films d’un métrage inférieurà 1 300 m, soit d’un métrage supérieur à 1 300 m, mais dont le visainitial date de cinq ans ; b) une deuxième partie constituée par unfilm d’un métrage supérieur à 1 300 m ».15. Les objectifs assignés à la SATPEC, lors de sa création en 1957,étaient : l’importation et la distribution de films ; la production pourl’État de courts et de longs-métrages ; et éventuellement,l’installation d’une industrie cinématographique. Le capital de lasociété se répartit comme suit : 55 % des parts sont détenus parl’ASA, 20 % par les collectivités publiques, le solde étant mis à ladisposition du secteur privé. Cette société est gérée par un conseild’administration de douze membres : sept d’entre eux sont désignéspar l’État et quatre par les collectivités publiques et le secteur privé,une place étant réservée à un représentant des organisationssyndicales les plus représentatives.16. Cinafric, novembre 1956.17. Idem, décembre, 1957

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dégager des régularités ainsi que des évolutionsdans la logique de représentation par rapport àune problématique et des hypothèses de départ.Ce faisant se produit un détournement de lafonction première des actualités ; la saisie quasiinstantanée des principaux événements de lasemaine sans aucune prétention à faire Histoire.C’est le regard du chercheur et la distancehistorique à partir de laquelle il opère qui faitaccéder cette matière filmée au statut demonument au sens que lui a donné Foucaultrepris par Jacques Rancière (1995, 55)« Le monument est ce qui parle sans mots, cequi nous instruit sans intention de nousinstruire, ce qui porte mémoire par le fait mêmede ne s être soucié que de son présent ».

Notre point de départ est le fait que lesimages d’actualités fonctionnent dans le déni deleur mise en scène. En effet En vertu du « pactede croyance » qui lie les spectateur auxActualités, tout ce qui a trait au processus defabrication de ces plans – qui ont été cadrésselon une composition et un axe choisis parl’opérateur, éclairés, puis coupés, montés,mixés avec des sons et habillés d’uncommentaire – est occulté, les Actualités seprésentant comme une simple opérationd’enregistrement du réel.

Nous tenterons dans un premier temps derestituer la trajectoire de la représentation ducorps de Bourguiba en épousant celle du regardauquel il est offert en spectacle, pour essayer devoir de quelle manière lesActualités en arriventà le dématérialiser 18. Cette dématérialisationdu « corps souverain » opère à un doubleniveau : un premier niveau où l’image idéaliséedu corps dans les actualités vaut pour le corps,un second niveau où le portrait de Bourguibaomniprésent, image de l’image du corps sesubstitue au corps.

Les représentations du corps proposéespar les Actualités

Nous avons fait le choix, à partir dedifférents sujets d’actualités, de travaillerponctuellement sur un certain nombre defigures récurrentes de la représentation du corpsBourguibien. Leur permanence dans la durée setraduit par l’instauration d’une certaine manièrede voir le pouvoir et son incarnation. L’universdes Actualités étant quasiment réductible auxactivités du président Bourguiba, c’est donc la

saisie cinématographique du corps bourguibienqui constitue le principal souci des opérateurs.Loin d être « indifférente », la caméra proposeune représentation « idéalisée » de Bourguibaarticulée autour de quatre types de figuresrécurrentes. Le corps « exposé » et « célébré »correspond à des plans larges qui restituent lepoint de vue d’un témoin de ces entrées dans lesvilles ou d’un participant à ces meetingspolitiques animés par Bourguiba.

En revanche, le corps « magnifié » et lecorps « désincarné » qui correspondent à desfigures de la représentation que seules rendperceptibles la caméra traduisent à leurmanière, cette mutation du type de regard sur lepouvoir consécutive à la médiatisation de sesmises en scène. La cinquième figure correspondaux portraits de Bourguiba omniprésents danstous les sujets qui joueront un rôle crucial dansle travail de « déréalisation » opéré par lesactualistes (ill. 1). Ces figures mises en sériemettent en lumière les transformations desmises en scène du corps du pouvoir induites parla médiation du cinéma. Elles soulignent parailleurs la mutation du regard sur le pouvoir querend possible la caméra. Les pesanteursformelles inhérentes auxActualités, ne sont pasexclusives d’une évolution dans la représenta-tion, subtile mais néanmoins perceptible etsignifiante sur la durée.

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18. S’ il est impossible faute de données qualitatives de reconstituerl’expérience spectatorielle face aux actualités entre 1956 et 1970, ilnous semble néanmoins possible d’essayer de s’en approcher par lebiais d une démarche où il s agit à travers un film de montage derépondre à des images d‘actualités par des images de même facture.Cette démarche s est faite dans un double souci :- Restituer dans la mesure du possible l’intégralité du sujet tel qu ila été montré au spectateur de l’époque (images et sons). Si desponctions sont opérées dans les sujets (comme ce sera le cas pour lepremier et le troisième chapitre de la première partie, faire en sorteque ces prélèvements effectués sur une totalité soient explicites etperceptibles par le spectateur.- Recourir d une manière parcimonieuse au commentaire de manière àce qu il ne soit pas pléonastique par rapport au montage qui constitueune forme de commentaire en soi. L’enjeu est de ne pas substituer unestructure de coercition (le discours du spécialiste) au totalitarisme dela voix off du speaker des actualitésA. Cugier (1982, 96).Le film se présente comme une forme ouverte où le déploiement dun point de vue est assumé et mis en avant en tant que tel.Le spectateur a de cette manière toute la latitude d’adhérer ou de nepas adhérer à une « démonstration » dont il maîtrise les enjeux et quipeut être considérée comme une proposition de sens possible parmilectures possibles.À travers ce film, nous nous proposons de démonter les mécanismesde la représentation à l’œuvre dans les actualités en tenant comptede ce qui les fonde, le regard du spectateur.

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Ces fragments, dans leur redondance maisaussi dans leurs infimes dissemblances,retracent le processus d’édification d’unsymbole par les moyens du cinéma etconstituent la traduction visuelle (et sonore) duglissement progressif du régime vers un culte dela personnalité. C’est en effet par le biais de laradicalisation des points de vue en contre-plongée, de l’envahissement du champ par desportraits de plus en plus agressifs et imposants,à travers cette coupure graduelle entreBourguiba et le peuple jusqu’à son effacement,mais aussi dans le hiatus qui s’installe petit àpetit entre la liesse populaire décrite par lecommentateur et ce que montrent les images, etfinalement dans ces plans où plus rien nes’interpose entre Bourguiba et les cieux, que sedéploie ce processus à la fin duquel seul leBourguiba « désincarné » faisant face à sonportrait plein cadre subsiste dans le champ.

Les modalités de coexistence au sein d’unmême plan du corps et de son double

Le dédoublement du corps de Bourguiba estopéré par les portraits qui font leur apparitiondans le champ, dans un même plan (ill. 2). Descinq figures repérées auparavant, ne demeureque le Bourguiba « désincarné » faisant face ausimulacre de son corps, son portrait. C’estprécisément sur les différentesmodalités de leurcoexistence dans un même plan que portel’analyse par un montage qui isole cet effet dedédoublement pour en suivre l’évolution. Lesportraits d’abord discrets, en arrière plan, ornenttous les intérieurs visités par Bourguiba, maisils étaient là avant le Bourguiba charnel.Progressivement, ces portraits prennent del’ampleur, jusqu’à la démesure. Sur certainsplans, le tribun est dérisoire dans ses gesticula-tions face au caractère imposant de ses portraitsdont l’ampleur en fait le seul élément saillant del’image.

Ce dédoublement opère d’une manièredifférente en extérieurs, où la jonction entreBourguiba et son portrait se fait par le biais depanoramiques qui vont du corps à son image oude celle-ci à celui-là. Il est difficile de penserque ces mises en scène ont été organisées pourles caméras, les portraits de Bourguibaomniprésents et surtout de plus en plusenvahissants étaient là et ne pouvaient qu’êtresaisis par les objectifs des opérateurs des

Actualités, surtout en intérieur lors de meetings.Ces panoramiques mettent en lumière unesurenchère dans la mythification de Bourguibaet instaurent, avec le temps, une figure imposée,reprise d’un opérateur à un autre. Cette figureévoluant vers une sorte de stéréotype dans lamise en image caractéristique du genre.Le corps et son double se confondent, ou pourêtre plus précis l’image du corps et l’image del’image du corps se confondent. Le portraitvalant pour l’homme. Ce n’est qu’à cettecondition que la substitution peut avoir lieu.

La désacralisation et la substitutionprogressive du corps par son simulacre

Le 12 mars 1967, Bourguiba est atteintd’une thrombose coronarienne qui fera craindrele pire pour sa santé et pour le devenir de laTunisie. La propagande officielle dans le but derassurer l’opinion publique choisit de montrerBourguiba convalescent, dans son lit entouré deson épouse et des membres du conseil de laRépublique venus lui présenter leurs vœux deprompt rétablissement. Notre choix s’est doncporté sur deux sujets consacrés aurétablissement progressif de Bourguiba,respectivement extraits des numéros 14 et 15 del’année 1967. Le spectacle quelque peupathétique du président de la République enpyjama, les cheveux hirsutes, arborant devantles caméras son plus beau sourire, estsymptomatique du régime de visibilitémaximale de sa personne voulu par Bourguiba.Si le corps malade peut être montré, c’est grâceau travail antérieur d’idéalisation fait par lapropagande. C’est le sens que nous donnonsaux surimpressions. Cette technique est utiliséedans le cinéma dans le but de donner à voir dansla simultanéité deux plans, un premier plan surlequel vient se greffer un second 19. À travers lasurimpression de plans du « Bourguiba àcheval » du 1er juin 1955 sur des plans duBourguiba malade, notre propos est de mettreen avant le fait que les images d’aujourd’hui (leprésent des actualités) ne sont montrables queparce que le corps s’est déjà mué en symboleidéalisé. Ce que l’on voit ne se joue pas

19. L’idée qui se dégage du procédé de sur-impression est celle del’enrichissement de sens : le spectateur est confronté à plusd’informations à traiter dans un plan, en dépit du déficit de lisibilitédu plan.

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seulement dans le plan ou dans la séquence,mais aussi dans le souvenir des images dupassé (ill. 3).

En termes de propagande, les pesanteursformelles inhérentes aux actualités montrant cecorps malade ont néanmoins des effets contre-productifs. La période allant de mars 1967 au1er juin 1970 est caractérisée par un relatifretrait du président de la République de la viepolitique en raison de problèmes de santérécurrents, ses apparitions dans lesActualités seraréfient, la détérioration de son état de santéétant visible. La déchéance du corps estd’autant plus perceptible qu’aucune solution, entermes de mise en image, n’a été envisagée pouratténuer à l’écran les ravages de la maladie. Oncontinue à filmer Bourguiba selon le mêmepoint de vue en contre-plongée légère et en planserré.Ainsi, lesmêmes pesanteurs formelles quil’avaient édifié en symbole, se retournentprogressivement contre lui dans ces fragmentsoù les signes de sa maladie sont perceptibles etaccentués par la lumière, l’angle de prise de vueet la valeur du plan. Au point que certains planspourraient passer pour une véritable entreprisede liquidation symbolique, s ils n’étaient pasinscrits dans une trajectoire de représentationdu leader.

Les élections du 2 novembre 1969constituent un tournant politique dans l’histoirede la Tunisie indépendante dans la mesure oùelles sonnent le glas de la dynamique deconstruction nationale. Ces élections sedéroulent dans un contexte particulier : lerégime bourguibien a dû faire face à une crisede légitimité sans précédent, provoquée parl’impopularité de sa politique de collectivisa-tion 20. En outre, l’état de santé de Bourguibaalimente une lutte de succession dans les plushautes sphères du pouvoir. Bourguiba, atteintd’une dépression nerveuse ne prend pas part àla campagne électorale, dont le n° 45 de 1969des Actualités rend compte. Ce numéro nousinterpelle aujourd’hui, parce qu’il constitue lecouronnement d’une politique de représentationdu corps bourguibien entreprise par lesActualités tunisiennes. Ce qui se trouvait enfiligrane est alors exposé d’une manière on nepeut plus explicite. Cinématographiquement,rien ou presque n’a changé, un commentairelénifiant qui a un peu perdu de son emphaserappelle le dialogue nécessaire entre le sommet

et la base, et la démocratie interne au parti. Enl’absence de Bourguiba, le journal présente unchamp/contre-champ entre des ministres faisantcampagne et des militants anonymes dontl’intérêt pour les discours est loin d’être acquis.Les plans de meetings se succèdent sans quel’on sache vraiment qui parle. Seul, le Premierministre, Béhi Ladgham, a droit de cité. Lesautres membres du gouvernement paraissentcomme écrasés par de grands portraits deBourguiba situés derrière les tribunes. Cesportraits, de par leur taille, font de l’absence deBourguiba une « surprésence » qui frappe denullité les prestations des membres dugouvernement dans les différents meetings.Cette interchangeabilité entre Bourguiba et sonimage préparée, martelée par les Actualités« naturalise » la substitution en cours dusymbole à l’homme, le Bourguiba mortelfaisant place au Bourguiba éternel.

Bourguiba fait une apparition le jour desélections (ill. 4). Le sujet qui lui y est consacrécommence sur un gros plan, une affichetteélectorale le représentant souriant, de blancvêtu, et sa voix, déliée des images, parle ducaractère sacré du vote. Suivent des plans deson arrivée à la municipalité de Carthage, puison passe à une photographie de Bourguibas’acquittant de son devoir électoral dans lamême municipalité, mais en 1964. Retour auprésent avec ces plans pathétiques deBourguiba déposant, les mains tremblantes, sonbulletin dans une urne, puis s’adonnant au« bain de foule ». Ces images de déchéancephysique sont tout de suite effacées par un planen extérieur sur l’un de ses portraits de tailleimposante. L’ensemble de la séquence estconstruite autour d’une idée de montagerelativement simple : l’alternance de plans surdes portraits de Bourguiba et de plans où il estmontré en train de voter. Ces portraits prennenten charge les plans d’un Bourguiba maladepour en atténuer, voire en annuler, l’impact.Cette opération de substitution a été renduepossible par le montage qui fixe définitivementBourguiba dans le statut de symbole. Toutefois,cette mystification n’a été envisageable qu’à la

20. En août 1969, l’orientation socialiste de l’économie tunisienne,soutenue quelques mois plus tôt par Bourguiba, est remise enquestion. Ahmed Ben Salah, principal inspirateur de cette politiqueet détenteur de cinq portefeuilles ministériels, est écarté de l’équipedirigeante avant d’être jugé au début de 1970.

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faveur d’un double travail de déréalisation : unpremier moment où c’est l’image du corps(Bourguiba et son image) qui vaut pour le corpset un second moment où c’est l’image del’image du corps (le portrait) qui vaut pour lecorps.

Des mises en scène de l’histoire tunisienne,à l’œuvre dans les Actualités

La deuxième partie du film a été consacréeaux mises en scène de l’Histoire à l’œuvre dansles actualités. Elle prend pour point de départ unnuméro spécial 21 des Actualités tunisiennesn° 3 bis de l’année 1965 qui commémore lequinzième anniversaire de l’arrestation deBourguiba, le 18 janvier 1952. Cette date a étéérigée au rang de fête nationale par décretn° 61-144 du 30 mars 1961, fixant les joursfériés pour les fonctionnaires et les agents del’État, des collectivités publiques et locales etdes établissements publics. Ce « spécial »(de 7 minutes environ) est un montage qui sepropose de retracer l’histoire de la Tunisiedepuis ce moment « fondateur » jusqu’en1965 22. Il utilise un matériau hétéroclite quicomprend : des extraits des Actualitésfrançaises pour la période antérieure à 1956 ;des extraits des Actualités tunisiennes ; desphotographies (de Bourguiba essentiellement) ;des séquences de reconstitution, notammentcelles relatives à la répression française aprèsl’arrestation du leader, et à la révolte populairequi s’en est suivie. Ce sont les milliers demètres de pellicule tournés pour les besoins desActualités tunisiennes, entre 1956 et janvier1965, qui constituent les rushes de ce numérospécial.

À travers ce type de film, s’opère unemutation de la fonction première desActualités,à savoir la sélection dans les faits de la semainede ce qui est jugé digne de relever del’événement. L’actualité faisant place àl’histoire, ne reste d’actualité que la datecommémorative de l’événement. Les images quiconstituent le film de montage qui ont été desactualités acquièrent le statut d’archives et desrushes pour le monteur du film. Souvent, lesmêmes plans, voire les mêmes blocs, sontréutilisés d’une manière cyclique. Seule lateneur du commentaire change. C’est par cebiais que l’actualité du moment fait irruption, lacommémoration se faisant toujours l’écho des

préoccupations du présent. Décontextualisées,réorganisées dans une logique différente par lemontage, ces images qui constituaient autrefoisla substance de l’actualité de la semaine, neservent ici que de faire valoir à un texte dit parun speaker qui leur donne cohérence. Cechangement de statut induit donc leurchangement de nature. Reprises dans le cadre dufilm de montage, et à force de répétition, lesimages fixent, d’une manière quasi définitive, lamémoire d’un événement, faute d’imagesalternatives.

Un montage au service de la légitimitéhistorique

Quelle est la finalité de cette mise en récitproduite par le montage ?

L’arrestation de Bourguiba, la nuit du18 janvier 1952, illustrée par une scènereconstituée aurait donnée le signal de la luttedécisive pour l’indépendance. Aussi le montagealterne-t-il entre les lieux d’exil de Bourguiba(Tabarka, Rémada, île de La Galite ou île deGroix) et les « soubresauts » de l’Histoire Cefaisant, le montage s’arrange quelque peu avecl’histoire puisque trente mois (du 18 janvier

21. Le « spécial », comme son nom l’indique, est consacré à unévénement jugé exceptionnel. Il peut s’agir de fêtes nationales(Indépendance, République, Victoire, Commémoration des martyrs,Anniversaire de Bourguiba, etc.) ou de voyages du chef de l’État(à l’étranger ou dans les différents gouvernorats de la RépubliqueTunisienne). Contrairement à une bande ordinaire, le « spécial » seréduit donc à une seule rubrique, mais sont format qui est d’unelongueur de 250 m (soit 8 minutes environ) dans un numéroordinaire, peut atteindre 1 000 m ou plus (discours du président dela République ; premier anniversaire de l’indépendance, le 20 mars1956 ; congrès du parti à Sousse en 1959 ou à Bizerte en 1964 ;festivités organisées à l’occasion de l’évacuation des troupesfrançaises de la base de Bizerte, en décembre 1963, etc.). Surtout, un« spécial » peut prendre la forme d’un montage d’Actualitéslorsqu’il est confectionné dans le but de commémorer : soit une dateconsidérée comme importante pour l’histoire de la Tunisie(la guerre de Bizerte, les batailles de l’évacuation, etc.) ; soit unépisode de « l’épopée Bourguibienne » (son arrestation le 18 janvier1952 qui aurait donné lieu à la bataille décisive pourl’indépendance) ; soit encore une réalisation du régime dont on faitle bilan rétrospectivement (« Les acquis du socialisme destourien »).22. Dans notre film, nous le présentons dans son intégralité toutd’abord, puis en faisant défiler les mêmes images, mais ensubstituant à la voix du commentateur celle de Bourguibacommentant les images illustrant la période dont il est fait référencedans ce document. Cette analyse se fixe plusieurs objectifs : mettreau jour le refoulé et l’impensé de ce numéro spécial ; remettre enquestion la fausse évidence de l’enchaînement causal desévénements tels qu’ils sont représentés ; restituer leur complexitéaux événements évoqués d’une manière schématique ; détourner lespesanteurs formelles des Actualités, afin de mettre en lumière unaspect de la propagande.

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1952 à juin 1954) séparent les différentesrelégations du leader nationaliste. À partir dudernier plan sur Bourguiba à l’île de Groix,c’est la mise en parallèle du destin deBourguiba et de celui de la Tunisie qui estprivilègiée jusqu’à ce plan du paquebot La villed’Alger faisant son entrée dans le port de Tunis,le 1er juin 1955.

Cependant, la chronologie est respectéedans la représentation des événementspolitiques qui aboutissent à ce retour d’exil 23.

Cette alternance et la rupture de chronologiequ’elle induit font que le film se déploie selonune double temporalité : un temps psycho-logique, indéfini, représenté par ces photo-graphies des lieux d’exil de Bourguiba ; et untemps historique celui des soubresauts del’Histoire que subit la Tunisie entre 1952 et1955. Ainsi, l’arrestation de Bourguiba auraitréveillé la Tunisie de sa léthargie : même exilé,« Bourguiba galvanisait le peuple par sesdirectives éclairées ». Le commentaire joue à ceniveau un rôle fondamental dans le verrouillagedu sens des images. Il renforce l’idée del’évidence de l’enchaînement causal desévénements représentés, alors même que lemontage joue sur l’enchevêtrement destemporalités. Le récit redevient linéaire à partirde ce plan sur le paquebot qui illustre larencontre inéluctable entre Bourguiba et sonpeuple. Bourguiba séparé de sa terre par la mer,lui revient par la mer. C’est ce même hommemontré dans sa solitude en exil, que la Tunisieentière accueille à bras ouverts (ill. 5).

Mise en récit de la légitimité démocratiqueFort de sa légitimité historique, Bourguiba

aurait « accepté » l’autonomie interne du Juin1955 comme une étape transitoire, avantl’indépendance du 20 mars 1956. Celle-ci estainsi ravalée au rang de non-événement par lemontage n° 3 bis de 1965. L’indépendance esttout simplement présentée comme l’aboutis-sement logique de l’autonomie interne acceptéepar Bourguiba qui « a gagné le pari del’indépendance au cours de son voyage àParis et pour la première fois dans l’histoire lepeuple tunisien allait exercer son droit auvote ». La conséquence immédiate del’accession de la Tunisie à l’indépendance estdonc (selon le montage) l’exercice de ladémocratie par le biais du vote. Le gros plan sur

la main qui glisse une enveloppe dans l’urneinaugure l’« ère démocratique » de la futureRépublique (ill. 6). Toujours selon lecommentateur, c’est l’Assemblée nationaleconstituante, démocratiquement élue et« détentrice de la volonté populaire qui allaitdéposer le Bey » qui « chargera le chef dugouvernement de donner corps à cetteindépendance chèrement acquise ».

La proclamation de la République étant unacte légal, Bourguiba ne pouvait, en tant queprésident de cette assemblée, qu’en entériner ladécision. Cette revendication de légalité devaits’étendre au conflit armé de Bizerte auquel sontconsacrés quelques plans. Outre sa légitimitéinterne acquise à travers les élections, la« Tunisie de Bourguiba » défendra, auprès desinstances internationales, la cause desmouvements de libération dans le Tiers monde.C’est aussi, entre autres, grâce à l’interventiondes Nations-Unies que Bizerte sera évacuée. Unautre acte « légal », la signature par Bourguibade la loi nationalisant les terres agricoles(12 mai 1964) aurait permis au pays de parfaireson entreprise de développement et de seprojeter, grâce au socialisme destourien, dansdes lendemains meilleurs. Pour cettedémonstration, le montage du film de 1965puise dans les Actualités tunisiennes, alors queles images sollicitées auparavant sont soit celledes Actualités françaises, soit des séquences dereconstitution tournées après l’indépendance(fouilles opérées par les gendarmes français,arrestations de militants), soit encore desclichés de Bourguiba (dont un notammentdatant d’après l’indépendance et qui a été prislors d’une visite effectuée par Bourguiba en1958 à l’île de La Galite).

Après une « consécration démocratique »,venue se greffer sur une légitimité historique,Bourguiba est présent dans pratiquement tousles plans du film. Toutefois, on peut s’interroger

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23. Le résident général de France de Hautecloque est nommé le13 janvier 1952 ; il forme le ministère Baccouche le 23 mars 1952 ;Farhat Hached est assassiné le 5 décembre 1952 ; Voizard remplacede Hautecloque en septembre 1953 ; et forme le gouvernementMzali le 2 mars 1954, gouvernement qui tiendra cent jours jusqu’au17 juin 1954 ; enfin, le 31 juillet 1954, Pierre Mendès-France, dansson discours de Carthage, accorde l’autonomie interne à la Tunisie.Ces accords, négociés par le ministère Tahar Ben Ammar constituéde quatre néo-destouriens, quatre indépendants et un socialiste, sontparaphés le 29 mai 1955. Le 1er juin 1955, Bourguiba fait un retourtriomphal à Tunis au bord du Ville d’Alger.

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sur l’absence d’images relatives aux électionslégislatives et présidentielles de 1959 et de1964, à la promulgation de la Constitutiontunisienne, le 1er juin 1959 (date également duquatrième anniversaire du retour triomphal du« père de la nation »), ainsi qu’aux martyrs deBizerte. Une première hypothèse peut êtreavancée pour expliquer ces « oublis ». Si lechoix du réalisateur du montage s’est porté surla légalité consubstantielle à la naissance de laRépublique, tout ce qui s’en suit revêtnécessairement une légitimité démocratique.Cela expliquerait que ce numéro s’attarde aussilongtemps (au regard de son métrage) sur lesmoments fondateurs du nouvel État tunisien etévacue de l’histoire les premières électionslégislatives et présidentielles de la Tunisieindépendante. Concernant Bizerte, le ton estplutôt conciliant avec la France : cette guerremeurtrière étant résumée en un plan d’un stylosur une carte, quelques plans d’explosion, unplan sur les parachutistes français, et un plan(antérieur à la guerre) d’une manifestation defemmes pour la libération de Bizerte. Si lecommentaire reconnaît le caractère sanglant duconflit, aucune image des atrocités commises nevient illustrer la voix over.

À ce niveau, il est important decontextualiser ces images diffusées dans lessalles de cinéma en 1965. À peine la page deBizerte tournée et l’évacuation de la basemilitaire acquise le 15 octobre 1963, lesrelations franco-tunisiennes sont à nouveautendues après la nationalisation des terresagricoles, le 12 mai 1964 : soit quatre-vingt-trois ans jour pour jour, au même lieu, sur lamême table et à la même heure que la signaturedu traité de Ksar Saïd qui avait légitimél’occupation française de la régence de Tunis.Cette mise en scène, voulue par Bourguiba,vient gommer l’acte de capitulation de SadokBey, acceptant un protectorat français, le 12mai1881.

Conclusion

L’histoire de la Tunisie ne s’arrête pas en1970, et le « corps bourguibien » ne s’efface pasdéfinitivement derrière son image ; mais il estincontestable que la ferveur populaire qui asuccédé aux premières années del’indépendance est fortement affaiblie. Les

Actualités tunisiennes ont contribué à érigerBourguiba en mythe, en symbole éternel et lesimages qu’elles ont produites ont constitué despalliatifs aux absences répétées du chef del’État, en cette fin des années 1960. Mais, àforce d’être sollicitée, son image tourne à vide.Le pouvoir bourguibien se routinise et l’élan deconstruction nationale est stoppé net. Il faudradeux opérations d’envergure, dont Bourguibaavait le secret, pour sortir son régime del’ornière. Les manifestations grandiosesorganisées pour son retour sur la scènepolitique, le 1er juin 1970, après huit moisd’absence (qui reprend au détail près lespectacle du 1er juin 1955) et son fameuxrepentir prononcé devant les caméras desActualités nationales :

Moi Habib Bourguiba, je me suis trompé[silence] sur le compte d’une personne [AhmedBen Salah] et je demande à tous ceux qui ontsouffert dans leurs biens et leur chair dem’excuser, parce que je me suis trompé sansintention de leur nuire.

Les morceaux sont provisoirement recollésmais une page de l’histoire de la Tunisieindépendante est tournée. Les Actualités ensalle font place à la télévision qui se chargerad’affiner et de pousser jusqu’au grotesque cequi était en germe dans les journauxcinématographiques.

C’est par le biais d’une triple approche,politique et symbolique (Le spectacle vivant dupolitique), cinématographique (les mises enscène des mises en scène proposées par lesactualités) et historique (les mises en scène duchercheur), que nous avons entreprisd’appréhender les différentes modalités desmises en scène du pouvoir bourguibien.

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Illustration n° 1. Représentations du corps

Le corps exposé (1956) Le corps exposé (fin des années 1960)

Le corps célébré (1958)

Le corps magnifié (1957) Le corps magnifié (1966)

Le corps simulé (1959) Le corps simulé (1968)

Le corps désincarné (1959)

Le corps et son simulacre

Le corps désincarné (1969)

Le corps célébré (fin des années 1960)

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Illustration n° 2. Dédoublement

Source : FD 174 ; Actualités tunisiennes,n° spécial « Congrès du Parti », Sousse,1959.

Source : Actualités tunisiennes, n° 13 del’année 1967 (suite à la maladie de Bourguiba,le 12 mars). En surimpression : le n° 18 del’année 1957, « Avènement de la République »,le 25 juillet.

Source : Actualités tunisiennes, n° 47 del’année 1964, « Congrès de Bizerte ».

Ilustration n° 3. Surimpression

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Ilustration n° 4. Mystification

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Source : Actualités tunisiennes, n° 45 del’année 1969, « Les élections de novembre1969 ».

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Illustration n° 5. Montage et légitimité historique

Ilustration n° 6. Le plan fondateur de la légitimité démocratique

Source : Actualités tunisiennes, n° spécial3bis de l’année 1965 commémorant letreizième anniversaire de l’arrestation deBourguiba, le 18 janvier 1952.

Source : Actualités tunisiennes, n° spécial3bis de l’année 1965 commémorant letreizième anniversaire de l’arrestation deBourguiba, le 18 janvier 1952.

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A lors que le secteur audiovisuel tunisienest de plus en plus subventionné par

des instances nationales tunisiennes et françaises(ou plus largement européennes), lafréquentation des salles de cinéma tunisiennesdemeure pour le moins frileuse quand y estprojeté un film tunisien. Comme dans d’autrespays, de nombreuses raisons économiques,politiques, sociales expliquent cettedésaffection. Mais, en Tunisie, le désintérêtpopulaire envers le « cinéma national » nes’expliquerait-il pas d’abord par une divergenceentre les attentes des spectateurs et lesreprésentations qu’en donnent les cinéastestunisiens ? De façon générale, les cinéphilesdénoncent les redéfinitions identitaires qu’ilsproposent dans leurs films, parce qu’elles necorrespondraient plus à leur vision dumonde. Etles jeunes spectateurs 1 qui n’ont pas le mêmebesoin de se définir par rapport à « l’Autre », laFrance en particulier, ne soutiennent plus lesthèses de leurs aînés, cinéastes nés peu aprèsl’indépendance (1956). La société étantaujourd’hui confrontée à l’ouverture desfrontières, à l’interculturalité par le biais de latélévision, d’Internet, du développement destélécommunications, des identités mixtesémergent qui influent sur le « travail del’imagination » et qui expliqueraient le position-nement actuel du public.

Dans cet article, nous avançons une doublehypothèse. D’une part, l’affirmation identitaireque reflètent une grande partie des filmstunisiens serait le fruit d’une « indépendanceparadoxale » au sens qu’en donne Raphaël Millet(1998), un moyen pour les cinéastes de ne pasintérioriser le sentiment d’une dominationextérieure (plus économique que culturelle) quis’exprime, non seulement dans le domaine desproductions audiovisuelles, mais aussi dans celui

de leur diffusion à l’étranger et en Tunisie.D’autre part, le désintérêt des spectateurstunisiens pour leur cinéma nationals’expliquerait par le fait que ce dernier s’inscritdans une période de bouleversement radical dansla construction d’un nouveau territoire culturel,entre nationalisme et pluralité d’affiliations.

Une « indépendance paradoxale »

De nombreux réalisateurs tunisiens sontaujourd’hui dépendants de financementseuropéens, particulièrement en provenance dusecteur public français. Pour autant peut-onqualifier cette coopération audiovisuelle de« postcoloniale », au sens qu’en donne ArjunAppadurai (2001) 2 ? Elle pourrait expliquercependant le paradoxe que la cinématographietunisienne est, à la fois, en pleine expansion et“boudée” par le public local. Au regard de toutel’histoire de la production cinématographiqueen Tunisie, aucun long-métrage tunisien n’a puêtre produit en dehors du système decoopération audiovisuelle entre les pays duMaghreb et la France – via le Centre national dela cinématographie (CNC) de Paris ou leministère français des Affaires étrangères –,voire l’Europe – via le Programme EuromedAudiovisuel de l’Union européenne.

Le ministère tunisien de la Culture attribue,quant à lui, 1 % du budget total de l’État ausoutien à la production cinématographique et

1. 70% de la population tunisienne ont entre 14 ans et 65 ans. Selonune enquête effectuée en 2004, ce sont les 31-34 ans qui fréquententle plus les cinémas.2. SelonArjunAppadurai (2001, 27), le « postcolonialisme » désigneune phase historique durant laquelle le rapport entre un centre et sespériphéries ne peut plus être perçu selon l’ancienne mentalitécoloniale qui privilégiait la relation hiérarchique à ce centre.

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 253-260.

Pour une nouvelle culture cinématographique nationaleÀ propos de la coopération audiovisuelle

entre la Tunisie et la France

Aïda OUARHANI

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audiovisuelle, soit le même taux appliqué enFrance. Malgré ces subventions étatiques(pouvant atteindre 35 % du budget d’un long-métrage) et le soutien accordé par la Radio-Télévision tunisienne (ERTT) – à hauteur de100 000 dinars pour un long-métrage –, un filmest de moins en moins bien financé au regard deson coût global. Les producteurs sont doncobligés de recourir à des financements étrangerset se tournent majoritairement vers la France.

Dans la production des films, la France esttrès volontariste vis-à-vis des pays dits « duSud ». Son objectif qui est de promouvoird’autres cinématographies pour endiguerl’uniformisation des écrans par le cinémaaméricain, a permis l’émergence de nombreuxauteurs. Elle se retrouve ainsi l’interlocuteurprivilégié des producteurs tunisiens quand ils’agit de participer à la défense de « l’exceptionculturelle » : après les négociations du GATT 3,les films réalisés par un étrangermais coproduitpar un Français peuvent postuler à l’avance surrecettes, au soutien de l’Union européenne ou àd’autres financements participant à la diversitéculturelle. De plus, le système tunisien deproduction cinématographique étant trèsatomisé, il se distingue par l’existence d’ungrand nombre de micro-sociétés privées ayantsouvent un siège ou une succursale à Paris 4.

La production cinématographique : aidespubliques et coproductions internationales

Les dispositifs publics français d’aide à lacréation cinématographique (cinéma d’auteur)s’inscrivent dans une longue tradition françaisede défense des « cultures nationales ». Lavolonté des pouvoirs publics françaisd’intervenir financièrement auprès du cinématunisien amène à penser qu’ils le considèrentcomme un enjeu autre que simplementéconomique. Outre un mode avantageux definancement en coproduction, la coopérationavec la France repose tout d’abord sur laformation des cinéastes et des techniciens.Nombre d’entre eux ont été formés dans desécoles françaises, par exemple la FEMIS(ancienne IDHEC) ou l’école Louis-Lumière.Ensuite, nombre de techniciens français sontprésents dans la conception des films tunisiens.Cette présence s’explique par les contraintesd’une aide liée 5 qui oblige à ce qu’une partie dela fabrication du film subventionné soit

effectuée dans des structures françaises (engénéral dans des sociétés de postproductionpour les finitions). Enfin, la capitale françaiseexerce une véritable force centripète, dans lamesure où elle centralise de nombreuses étapesde fabrication d’un film, de sa production à saconception technique.

Dans le domaine des coproductions, lacoopération entre les deux pays semble surtouts’accorder de l’évolution des politiquesculturelles françaises.

Certains réalisateurs tunisiens voient dans lesystème de coproduction une précieuseopportunité permettant à leurs films, et auxfilms des « pays du Sud » en général, nonseulement d’exister, mais aussi de s’assurer unecarrière commerciale, si modeste soit-elle,autant dans le circuit de distribution en salle quepar sa diffusion sur les chaînes de télévisionfrançaises et plus largement européennes.D’autres réalisateurs émettent quelquesréserves, même s’ils profitent du système decoproduction. Dans ses entretiens réalisés avecHédi Khelil (2002), Omar Khlifi avance l’idéeque la formation hétéroclite des cinéastes lesentraîne à « occidentaliser » leur film dansl’intention de plaire au plus grand nombre : « Ilsveulent donner une image de la Tunisie que lesOccidentaux voudraient voir » (id., 2002). Cesréactions témoignent d’un réel malaise, les unsvoulant défendre leur identité nationale, les

3. The General Agreement on Tariff and Trade. Malgré son caractèreprovisoire, le GATT est resté le seul instrument multilatéralrégissant le commerce international jusqu’à la fin de 1994, momentoù a été constitué l’Organisation mondiale du commerce (OMC).Mais le GATT en tant qu’accord – enrichi pendant près d’un demi-siècle – existe toujours, incorporé à l’OMC. On parle désormais du« GATT de 1994 ».4. Après l’indépendance, la production de films en Tunisie dépendaitde la Société anonyme tunisienne de production et d’expansioncinématographique (SATPEC). Cette société publique, créée en 1957,s’occupait de la production, de l’importation, de la distribution et del’exploitation des films. Au début des années 1960, la SATPECcherchait à défier les compagnies de distribution multinationales dontles films inondaient le marché, mais un boycott des grandescompagnies étrangères amena finalement le gouvernement à capitulerdans ce domaine en 1965. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que laSATPEC put renforcer sa volonté d’interférer comme opérateurunique de distribution et d’exploitation des films. Mais les lourdestaxations (14 %), les fort taux de location des films (37 %) firentbasculer le marché de la distribution qui entraîna la quasi faillite de cetorganisme public. La faible capacité d’investissent des exploitants etpar là même le faible retour sur investissement au producteur ontcontribué à la concentration des entreprises dans ces secteurs.5. Ces aides liées existent pour favoriser la création d’emploi etl’activité cinématographique au niveau local. Il est donc normal quela fabrication d’un film ayant reçu ce type d’aide s’effectue en partiedans ces conditions.

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autres défendant une liberté de création sansoutre mesure ; néanmoins, les uns et les autressont contraints d’utiliser le système existant. Endépit (ou à cause) de cette dépendance decapitaux, les cinéastes tunisiens trouventcependant le moyen de s’exprimer et derevendiquer leur autonomie qui passe,notamment, par une affirmation identitaire.

L’exploitation cinématographique : les limitesdu programme Europa Cinémas

Sur le marché cinématographique tunisien(exploitation et distribution), Paris a aussiacquis une position de leader. Prenonsl’exemple de la distribution en Tunisie et de laforte dépendance des salles de cinéma vis-à-visdu programme Europa Cinémas. Créé en 1992,grâce au financement du Programme MEDIAde l’Union européenne et du CNC à Paris,Europa Cinémas est devenu le premier réseaude salles de cinéma à programmationmajoritairement européenne. Il apporte unsoutien financier aux salles qui s’engagent àprogrammer un nombre significatif de filmseuropéens, non nationaux, et à mettre en placedes actions d’animation et de promotion defilms européens en direction du jeune public.Grâce au financement du Programme EuromedAudiovisuel de l’Union européenne, le réseaus’est implanté dans dix pays du pourtourméditerranéen (Algérie, Égypte, Israël,Jordanie, Liban, Maroc, Syrie, TerritoiresPalestiniens, Tunisie, Turquie), et y offre unsoutien à la distribution et à l’exploitationd’œuvres européennes, mais aussi aux œuvresqualifiées de « méditerranéennes » :

[Les] films méditerranéens [sont] les longs etcourts-métrages de fiction, de documentaire oud’animation, produits ou coproduits par une ouplusieurs sociétés de production des paysméditerranéens adhérents et réalisés par uncinéaste méditerranéen et auxquels ont contribuésignificativement des comédiens et techniciensde ces mêmes pays adhérents. 6

L’objectif du projet Europa Cinémas est derenforcer les structures de diffusion etd’accroître la part des films européens et« méditerranéens » dans la programmation dessalles de cinéma en soutenant les exploitants etdistributeurs des partenaires adhérents. Cesoutien financier aux exploitants tunisiensprogrammant un certain pourcentage de films

européens et « méditerranéens », devraitpermettre d’augmenter la diffusion des filmstunisiens dans les salles, dans la mesure où lesexploitants sont subventionnés pour distribuerdes films qualifiés de « méditerranéens ».Toutefois, si les films nationaux seronteffectivement pris en compte dans la part desfilms des pays méditerranéens, la priorité seradonnée aux films non nationaux. Ainsi, lesfilms tunisiens se retrouvent lésés dans leurpropre pays, même si ces films sont issus d’unecoproduction avec un pays européen 7.

Nous retrouvons ici, la notiond’« indépendance paradoxale » utilisée parRaphaël Millet (1998). Les distributeurs sontsoumis aux lois du marché et ne peuvent pasgarantir une large diffusion de films tunisiens. Ilsdépendent financièrement de la coordinationMaghreb-Europa Cinémas, et ne peuvent pas sepermettre de déroger à leurs engagements. Ilsdoivent atteindre le quota de films européens ouméditerranéens non nationaux pour bénéficierdes subventions. De toutes les manières, c’estbien la rentabilité financière si ce n’est la surviedes maisons de distribution qui donne la marcheà suivre.

Avantages et inconvénients de l’interdépendance

La diplomatie culturelle de la France trouvedonc un intérêt dans une coopérationaudiovisuelle avec la Tunisie. Pour autant, celane fait pas de ce pays un État néo-colonial quicontinuerait d’imposer son idéologie à unancien protectorat. Dans le cas descoproductions franco-tunisiennes, toutes lesparties engagées trouvent leurs intérêts. Enmême temps que certains réalisateurs tunisiensobtiennent un financement et que desprofessionnels de la production sont sollicités,les organismes de diffusion publics européensremplissent leurs quotas de diffusion d’œuvresaudiovisuelles européennes comme les décretssur le cinéma et l’audiovisuel le demandent 8.

6. En revanche, les films européens sont définis comme « longs etcourts-métrages de fiction, de documentaire ou d’animation,produits ou coproduitsmajoritairement par une ou plusieurs sociétéseuropéennes et à la réalisation desquels ont contribuésignificativement des professionnels européens ».7. Depuis sa création, seule une vingtaine de sorties de filmsMEDAdans les « pays du Sud » a été soutenue.8. Cf. le décret n° 92-281 du 27 mars 1992 qui reprend pour lesobligations de production, les nouvelles définitions des œuvresd’expression originale française ou européennes, introduites par le

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Il en va autrement si l’on considère le cinématunisien dans des termes autres que strictementéconomiques. Nous l’avons signalé, c’estessentiellement grâce à la politique culturellefrançaise que le cinéma tunisien bénéficie, entant qu’acteur de la vie internationale, d’unevisibilité culturelle. Cependant, la coproductionprovoque aussi une déterritorialisation cinémato-graphique, lors même que, dans toute politiqueculturelle d’un pays, il y a une référence à sonidentité nationale. Lorsque les pouvoirs publicsfrançais engagent pleinement le renforcement,l’affirmation ou le rayonnement du cinématunisien, ils entrent en contradiction avec lesvaleurs d’indépendance culturelle qu’ilscherchent à défendre. De fait, plus le cinématunisien est dépendant de l’État français, plus ilest susceptible de devenir une sorte dereprésentation française vis-à-vis des autrespays. En ce sens, nous pouvons parler d’unprocessus d’« altération ».

Si l’on en croit les communiqués de pressed’Unifrance 9, le cinéma tunisien (notammentlorsqu’il est d’expression française) est parfoisintégré statistiquement à l’évaluation durayonnement de la culture française dans lemonde. À titre d’exemple, vingt-quatre long-métrages « issus de dix pays membres de lafrancophonie », dont la Tunisie fait partie, ontété programmés au Festival francophone deVienne de 2003. Le patrimoine nationaltunisien permet ainsi de gonfler les statistiqueset de renforcer la présence du film français (ouà coproduction française) tant sur le territoirenational qu’à l’étranger.

Face à cette situation, la position desautorités tunisiennes en charge de la culture estambiguë. Certes, l’intervention de la France estune aide précieuse pour un pays incapable desatisfaire les besoins financiers de son cinéma.Mais, l’enjeu n’est plus le même lorsqu’il s’agitd’une déterritorialisation cinématographique quipourrait apparaître comme un affaiblissementidentitaire de la production cinématographiquenationale. L’enjeu véritablement politique sepose donc en termes différents pour la France etpour la Tunisie dont la culture nationale peutêtre fragilisée, si ce n’est remise en question.

Cependant, la coopération audiovisuelle etcinématographique ne s’arrête pas là, car l’onvoit émerger de nouveaux acteurs et structuresprivés dans le domaine de la postproduction.

L’annonce par le groupe Datacine, filiale deQuita Communications, détenue par Tarak BenAmmar, de la création à Gammarth, près deTunis, d’un complexe cinématographique dédiéaux industries techniques du cinéma illustrebien cette posture. Ce producteur tunisien quiest l’un des piliers des structures audiovisuellesdans le monde, a fait de l’ancienne SATPEC(ex-laboratoire national de production) « unpôle arabe, africain et international » eninstallant du matériel satisfaisant les normeseuropéennes, mais aussi les structures privéesde postproduction, tant sur le planphotochimique que sur celui du son et de lapostproduction 10. Ce nouveau complexe quis’inscrit dans l’ère de la délocalisationgénéralisée, devrait aussi permettre auxentreprises françaises de bénéficier d’atoutsconséquents. Attirant les productions étrangèrespar une main-d’œuvre et un matériel à moindrecoût par rapport aux pays d’Europe, lesnouveaux laboratoires de la SATPEC proposentdes avantages comparatifs sans équivoque,voire une roue de secours aux entreprisesétrangères non compétitives.

En somme, d’un côté, la Tunisie estconsidérée comme un pôle attractif pour lesopérateurs étrangers qui y voient un moyen dediminuer leurs coûts de production sans tenircompte du contexte socio-culturel local. Del’autre côté, les contraintes d’une aide liée, dans

décret n° 92-279 du 27 mars 1992 modifiant le décret n° 90-66 du17 janvier 1990 relatif à la diffusion des œuvres audiovisuelles etcinématographiques. Cette décision implique que les diffuseursinternationaux, nationaux et régionaux doivent réserver uneproportion minimale de leurs programmes en France à des œuvresfrançaises et européennes et émanant de producteurs indépendants(Obligation de diffusion de 60 % d’œuvres européennes dont 40 %d’œuvres européennes d’expression françaises et 192 films par andont 104 entre 20h30 et 22h30).9. www.unifrance.org.10. L’ambition de Tarak Ben Ammar, en Tunisie, ne se limite pasdans l’investissement dans la postproduction. Elle porte égalementsur le tirage des copies. Non pour concurrencer les laboratoiresfrançais, mais pour « renverser la mainmise des grands laboratoiresaméricains sur les marchés européens ». En effet, Deluxe etTechnicolor ont des centres de production à Londres et en Italie quitirent, à eux deux, plus de 4 milliards de mètres de pellicule par an,dont 230 millions importés en France. Tarak Ben Ammar souhaitealler chercher ces 230 millions de mètres en proposantprochainement aux réalisateurs français une structure en Tunisie.Le tirage des copies est une opération qui ne nécessite aucune main-d’œuvre, il s’agit d’une activité mécanique totalement automatisée.L’intérêt de développer un laboratoire de ce type en Tunisie permetdonc à ce grand producteur tunisien, à la fois d’échapper à la loifrançaise anti-trusts, et d’être le maillon clé pour les productionsétrangères.

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le cadre de coproductions, obligent les cinéasteslocaux à ce qu’une partie de la production soiteffectuée dans des structures françaises. Cettesituation paradoxale, où les productionsétrangères viennent en Tunisie et où lesproductions tunisiennes elles-mêmes vont enFrance, rend compte des flux internationaux etdes nouveaux enjeux entre cinéma et territoire.

Cinéma tunisien et « postcolonialisme »

Face au système économique dominant quiprovoque une déterritorialisation cinémato-graphique et qui peut être perçu, depuis Tunis,comme un affaiblissement identitaire ou encoreune mise sous tutelle, les cinéastes tunisienscherchent à réinventer leurs différencesculturelles, en réinvestissant le supportcinématographique. Certes, d’un point de vueéconomique, il peut être logique que cesréalisateurs ciblent leurs stratégies sur unedemande dite « occidentale ». Mais, il n’endemeure pasmoins que leur imaginaire ouvre laporte à d’autres moyens d’expression et depratiques culturelles qui permettent d’échapperà une prétendue domination culturelle :aujourd’hui, grâce à la multiplication dessatellites, l’image franchit les frontières etsymbolise les flux transnationaux quiinteragissent en Tunisie. Dans ce contexte, lecinéma tunisien ne peut être que le reflet d’unenécessaire conciliation entre les dimensionséconomiques et identitaires.

Reconfigurations identitaires : l’expressiond’une identité plurielle

Se situant dans une alternative hybride, toutcinéaste tunisien capte la technique pour lamettre au service de son propre imaginaire,développer son propre langage cinémato-graphique et être la source de sa représentationiconique : chaque film tend à affirmer uneidentité spécifique, si ce n’est une culturenationale (voire nationaliste). De façongénérale, les cinéastes tunisiens souhaitentaccentuer les traits de leur indépendancepolitique tant sur le plan historique que sur leplan culturel. Toutefois, cela soulève un autreparadoxe, lié au fait que ces mêmes cinéastesqui, tous, ont connu la période postcoloniale,sont empreints d’une culture française et

défendent leur double appartenance culturelle(tunisienne et française). En assumant unbrouillage d’identité nationale au profit d’unepluralité d’affiliations, ils se défendent d’uneapproche extra-tunisienne en même tempsqu’ils la consomment.

Certains d’entre eux, par le biais d’unnationalisme ostentatoire, cherchent même àaffirmer, dans leurs films, leur appartenance àune nation indépendante depuis un demi-siècleseulement. Cette perspective « post-coloniale »influerait sur la création culturelle qui, elle-même, privilégierait un discours de rejet de ladomination extérieure. L’usage de la notionimplique donc la destitution du « centre ». Faceà la difficulté liée à l’universalité de la culturedominante, la tentation est d’orienter soncombat sur la défense de la différenceculturelle. Cette attitude fonde une relation àl’Autre faite de projections, où la différenceculturelle sert à se forger une identité nationale.

En faisant un panorama des différents pointsde vue des réalisateurs tunisiens, on s’aperçoitque la question d’appartenance à une nation estun sujet qui les préoccupe tout particulièrement.Il s’agit, pour la plupart d’entre eux, d’unvéritable décentrement identitaire quipermettrait de contrebalancer la domination.Pourtant, bien qu’ils affirment leur appartenancetunisienne, ils ne l’expriment pas toujours de lamême manière. Ils semblent évoluer entredéfense de leur identité tunisienne et volontéd’en être débarrassés, c’est-à-dire ne plus avoirbesoin de se justifier en tant que Tunisiensparce que cela est devenu une évidence. Sedifférencier leur semble nécessaire en réaction àtout enfermement identitaire.

Pour s’en dégager, les cinéastes tunisienstendent à affirmer que leur spécificité estprécisément qu’ils n’en ont pas. Soucieuxd’échapper aux catégories d’authenticité,d’identité et de racine unique, ils revendiquentsouvent un statut indifférencié de « cinéastetout court », bien que cela soit une abstraction :de façon sommaire, ce serait une personne quiaurait atteint à l’« universel », débarrassé desdéterminations sociales comme l’origine, lesexe, l’âge, l’histoire collective ou individuelle.En fait, ces cinéastes semblent plutôt s’inscriredans un aller et retour hybride entre deuxcultures, elles-mêmes en constante mutation. Ilsassument un brouillage d’identité nationale au

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profit d’une pluralité d’affiliation. Non pasqu’ils ne sachent pas se définir, mais que lesflux transnationaux, au sein desquels ilsinteragissent également, entrent en compétitionet se nourrissent les uns des autres. Lescinéastes définissent alors un nouveaucosmopolitisme qui présuppose une multitudede définitions de l’identité tunisienne. Cenouveau paysage multiculturel pousse à croireque le « postcolonialisme », au sens que nouslui donnons, présente quelque limite quipourrait expliquer le fossé grandissant entre lescinéastes et leurs publics.

La confrontation des représentations entre lescinéastes et leurs publics tunisiens : vers uncinéma « postnational » ?

Il est vrai que l’influence de cesreconfigurations identitaires sur le travail del’imagination n’est pas en reste pour expliquerle faible succès populaire des films tunisiens, enTunisie. Car, aux profondes avancéestechnologiques, associées à des fluxmigratoirestoujours plus nombreux, répondrait uneévolution des imaginaires sociaux, un nouvelordre d’instabilité dans la création dessubjectivités modernes. Il apparaît que cesdifférents publics seraient de moins en moinsdépendant des territoires des États-nations oùles constructions identitaires « se produisaientdans un jeu permanent d’opposition entre soi etl’Autre, entre l’intérieur et l’extérieur »(A. Appadurai, 2001, 9-11). Il serait plutôtempreint de la « multiplication de sphèrespubliques, caractérisées par des modesd’appropriation collective des récits et imagesmédiatiques » (id.). D’ailleurs, nous pouvonsremarquer, grâce au nombre d’entrées en salle,que ce qui détermine le succès d’un film enTunisie est, en partie, la construction dereprésentations « imaginaires » nées en dehorsdes relations coloniales. Prenons l’exemple dedeux films à succès, Les silences du palais deMoufida Tlatli (1994) et L’enfant des terrassesde Férid Boughédir (1990), qui abordent laquestion des relations familiales au sein de lasociété musulmane d’alors. Leurs réalisateursse sont réappropriés les mots, ont réécrits leurhistoire, ont secoués les codes universels quiunissaient « la périphérie au centre ». Leurétude filmique, couplée avec une enquête de

terrain que j’ai effectuée auprès du public, amontré que ce qui rend une œuvre attractiveserait moins le contact de deux cultures quel’expérience de leur confrontation. Autreexemple, dans son film Making off (2008),Nouri Bouzid opère une mise à distancepermettant un certain regard critique. Il renvoieles mœurs de la Tunisie aux mœurs des paysoccidentaux et réciproquement. Tant que cesfilms ne traitent pas de la relation à un« centre » marquée de manière hiérarchique, ilssont appréciés. Cela tend à confirmer notre idéede départ : le public serait bien confronté à unchangement d’ordre culturel global, par le biaisde la télévision satellite, du cinéma étranger,d’Internet.

Cette nouvelle génération pouvant ainsiconstater qu’une multitude de vies est possible,son imagination s’en voit renforcée. Les jeunesspectateurs qui fréquentent les salles de cinémane se satisfont plus de n’être que le public passifdes transformations culturelles voisines,essentiellement européennes. Ils souhaitentparticiper, également, à leur propre ascensionsociale, personnelle et nationale. Ils sontmarqués par le désir d’accéder à un statut, nonpas privilégié, mais simplement défendu par lesautres entités locales en contact direct aveceux : ils souhaitent vivre au cinéma leurs rêves,leurs désirs, leurs ambitions. Il semble qu’unfilm tunisien ne soit un succès que s’il prendforme dans une réalité concrète et plausible,c’est-à-dire avec ce que permet la vie sociale enTunisie : non pas que la fiction doiveimpérativement rejoindre la réalité, maisqu’elle fasse en sorte de se situer dans uneapproche plus contemporaine.

Ainsi, il existe aujourd’hui un lien fort entrele travail de l’imagination comme forme derésistance et l’émergence de solidarités globalessusceptibles de donner naissance à un nouvelespace culturel « postnational ». Mais, l’écartentre l’identité privée, qui détermine l’affiliationdes cinéastes à un champ culturel, etl’imaginaire collectif des publics tend à rendrela tâche plus difficile aux cinéastes eux-mêmes.

À l’instar d’autres intellectuels et artistes,les cinéastes tunisiens sont très attachés à lamémoire, moins d’un point de vue nostalgiquequ’historique, pour rendre compte du présentou se projeter dans l’avenir. Les propos deMahmoud Ben Mahmoud, dans un entretien

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avec Jacques Choukroun (1994), à propos deson film Poussière d’argent, sont explicites à cesujet :

Nous faisons un film qui est utile parce qu’ilactualise des valeurs, qui sont prises en chargepar des gens âgés, mais qui ont des valeursd’avenir.

Quant aux spectateurs potentiels (c’est-à-dire les générations les plus jeunes), imprégnéspar un changement culturel d’ordre plus global,ils assument d’autres apports formant uneidentité mixte. Ils sont l’incarnation de ce que laTunisie d’après l’indépendance nationale seraitdevenue, là où elle croit qu’elle s’est le mieuxenracinée, à savoir dans une ouverture desfrontières et dans une cohabitation de plusieurscultures étrangères. De ce fait, la question de lafiliation et celle de la transmission entre lescinéastes et le public deviennent cruciales.

Conclusion

Depuis 1956, il s’opère une modification dela reproduction sociale, territoriale et culturellede l’identité de la nation tunisienne, que l’onpeut saisir par le biais du cinéma tunisien. Lesfilms réalisés depuis cette date reflètent lebesoin des cinéastes de se définir par rapport àla France, pour s’en différencier. Toutefois, lepublic tunisien dénonce les reconfigurationsidentitaires dont leur cinéma « national » faitl’objet. En effet, les cinéastes abordant toujoursla question de l’appartenance à la nationtunisienne, développent ainsi des stratégies dedémarcation par rapport à l’ancien colonisateur.Or cette attitude vient en opposition avec lesreprésentations d’une génération de cinéphilesqui n’a pas connu ni la colonisation ni ladécolonisation, et qui n’a plus à se définir parrapport à la France. L’acharnement descinéastes à vouloir se démarquer d’unedomination symbolique par la quête d’unenouvelle identité, ne fait qu’accentuer l’écartentre leurs perceptions et celles des jeunesspectateurs

Mais, une autre raison, d’ordre plus global,expliquerait l’impopularité du cinéma tunisienauprès du public local. La relationinstitutionnelle entre la France et la Tunisieexiste bien, et de manière difficilementcontournable pour cette dernière. Si, par bien

des aspects, elle est indéniablement positive,par d’autres, elle est particulièrement ambiguë :si, avant l’indépendance de la Tunisie, lapolitique culturelle française a contribué àhomogénéiser les cultures autochtones, lapolitique culturelle actuelle – à laquelleparticipent le système de soutien cinémato-graphique et l’accueil privilégié fait aux filmstunisiens – est parfois ressentie comme unepolitique néocolonialiste par les professionnels.Car, que ce soit dans le domaine de la diffusionou de l’industrie du film tunisien, la quantité, laqualité et le type de production culturelle nesont pas sans rapport avec l’approche politiqueet culturelle de « l’hexagone » français.

Le devenir identitaire du cinéma tunisien,relevant de l’économie culturelle française, estdonc partiellement mis en cause, en raison d’une« postcolonisation » biaisée. Comme le noteArmand Mattelart (s.d.), parlant de La cultureglobale :

Même si, depuis la fin du monde bipolaire, lepouvoir est plus ardu à cerner – parce que diffus,volatil, complexe et interactif, selon laterminologie consacrée –, il est toujours là.

Au regard de son histoire politique(protectorat) et de sa dépendance culturelleactuelle, liée à la libéralisation économique desstructures de production et d’exploitation, lecinéma tunisien renforce un discours tantd’identité que d’indépendance. Actuellement, ilrend compte d’une cinématographie hybride : ilsait s’approprier le savoir-faire français« déterritorialisé », pour d’une certaine façon, le« reterritorialiser » à l’attention de son publicnational. Cependant, ce travail de réinvestis-sement de la culture dominante et ce travail del’imagination ne peuvent être disjoints de l’idéedu public : dans cette perspective, les paysagesculturels sont certes travaillés par les fluxtransnationaux du cosmopolitisme marchand,mais ils sont aussi l’objet d’une appropriation àun niveau local.

Tout travail de l’imagination donnenaissance à des phénomènes complexesd’hybridation et de résistance à l’homo-généisation, différents selon les générations.Toutefois, comme fait collectif et social, il nesaurait être purement émancipateur nientièrement soumis à la contrainte. Le rejet ducinéma national par les spectateurs tunisiensnous semble être un acte de contestation par

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lequel les individus et les groupes cherchent àannexer le monde global dans leurs proprespratiques de la modernité. Ils refusent uncinéma « postcolonial » qui ne projette quel’imaginaire d’une seule génération.

Aujourd’hui, deux voies s’offrent au cinématunisien. La première est liée à la volonté descinéastes, et des institutions culturelles enTunisie, d’offrir à une nouvelle génération deréalisateurs l’occasion de créer une œuvresuivant leur perception du monde pour, peut-être, pouvoir adhérer à l’imaginaire actuel dupublic local. La seconde oblige les médiateurs àélaborer des stratégies d’animation et dedéveloppement culturel, à endosser desfonctions d’impulsion et d’accompagnement, àcoordonner des ressources artistiques etculturelles sur le territoire, enfin à élargir lepositionnement des institutions. Les acteurscinématographiques tunisiens devraient inclureles attentes du public tunisien dans leursconfigurations culturelles pour que leursstratégies de valorisation et de transmission dela culture cinématographique soient enfinpopulaires.

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L es cinémas nationaux ont permis dedévelopper considérablement les

savoirs sur le cinéma. Ils offraient l’avantaged’une certaine stabilité, fut-elle imaginaire : unterritoire, une politique, une industrie, unnombre de films produits, un nombre de filmscirculant dans les salles, une culture du cinémaet des publics. Longtemps assimilé à saproduction, un ensemble de films regroupésautour de représentations, d’esthétiques, degenres, d’écoles, l’aboutissement d’unepolitique faisant vivre ou non une industrie,l’étude des cinémas nationaux avait faitl’économie d’une réflexion sur les publicsmalgré les incantations des théoriciens ducinéma national qui, depuis longtemps, assènentque la production des savoirs ne peut ignorer lerapport des publics aux films (A. Higson, 1989et 2002 ; F. Montebello, 2005).

En cela, imposer le rapport « cinéma et post-colonialité » introduit de fait une dislocation etnous oblige à envisager le cinéma contem-porain dans la résilience des écarts plus oumoins flagrants qui existent depuis toujoursentre les lieux de financement, de production,d’exploitation et les publics, ainsi que lesrapports de domination qui sous-tendent cettedislocation. De fait, examiner le cinéma auprisme de la catégorie « Maghreb » peut sembleraller de soi, alors qu’un examen un tant soit peuméticuleux nous confronte rapidement à ladifficulté de saisir ce que ce terme recouvre,puisque les significations qui lui sont attribuéesvarient selon les lieux de leur attribution. À cetitre, les « cinémas du Maghreb » posent desquestions intéressantes et exigent la prise encompte de quatre dimensions : (1) la dimensionnationale pour chacun des trois pays concernés,à la fois, les imaginaires créés par le cinéma quiparticipent à la construction d’identités

nationales distinctes et les moyens importantsmis en œuvre par une politique nationale pour lefinancement, la production, la distribution,l’exploitation de films ; (2) la dimensionrégionale, c’est-à-dire la question de ce quirapproche ces cinémas nationaux dans uneidentité maghrébine, mais aussi de ce qui lesdissémine au sein de catégories plus larges, lescinémas de la « Méditerranée », les cinémasarabes ou africains. Parler des « cinémas duMaghreb » requiert qu’on s’interroge sur lechoix de cette catégorie dans la production, lapromotion et la valorisation des films. Cettecatégorie invite également (3) à une réflexionsur la dimension post-coloniale puisque lacatégorie « Maghreb » nous engage dans uneinterrogation des rapports de domination qu’ilsinfèrent (N. Lazarus, 2006 ; C. Fordsick etD. Murphy, 2003) ; Enfin, (4) les cinémas duMaghreb nous contraignent à examinerl’imbrication de cette dimension post-colonialeavec la dimension transnationale (A. Khalil,2007) qui concerne la production, les représen-tations, la circulation des films, les migrationsdes personnels. Elle concerne également cellesdes publics d’autant que les mutations d’ordreculturel et technologique en cours nousimposent de réinscrire toute étude des catégoriesstructurant la production des savoirs sur lecinéma dans une réflexion plus large sur lesformats de production, les institutions, lesévénements et les supportsmultiples qui rendentces films visibles à des publics de plus en plusdifficilement saisissables pour les chercheurs.

Dans cet article, nous établirons d’abord leslieux et les formes de la construction de lacatégorie « cinémas du Maghreb » et la placedes réalisatrices dans cette catégorie. Par unebrève typologie des films réalisés par desfemmes au Maroc, en Algérie et en Tunisie

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 261-277.

Le Maroc, l’Algérie et la Tunisiedes réalisatrices ou la construction du Maghreb

dans un contexte postcolonial

Patricia CAILLÉ

À la mémoire d’Asma Fani,présidente de la Fédération tunisienne des Ciné-clubs.

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depuis les indépendances, nous examinerons laplace des réalisatrices des trois pays et de leursdiasporas. Nous attachant ainsi à des enjeuxsymboliques, l’accès des femmes à laréalisation du long-métrage de fiction 1, nousavons recensé un corpus de vingt-sixréalisatrices et trente-sept films afin d’interrogerla corrélation entre : 1) la place des femmes,leur trajectoire professionnelle et personnelle,leur formation, leur accès aux moyens deproduction de part et d’autre de laMéditerranée ; 2) les productions, le cycle devie des films, l’accès aux écrans nationaux etinternationaux, la diffusion sur différentssupports ; 3) les représentations véhiculées, leschoix thématiques et formels tels qu’ils sontrelevés et diffusés dans les lieux de laconstruction d’un patrimoine. En somme, cetravail sur la place des réalisatrices dans lesproductions nationales, leur visibilité nationaleet internationale nous permet de cerner la façondont les productions le plus souvent inter-nationales, leur circulation, les migrations despersonnels et les diasporas participent à laconstruction d’une ou des représentationscinématographiques du Maghreb. Ce travail seprésente comme une réflexion initialenécessaire au développement d’une recherchesur les représentations véhiculées par les films.Les représentations sont le plus souventassimilées aux analyses de contenus, si souventremises en cause, à la fois, par les thuriférairesd’approches esthétiques et contempteursaffirmés ou ironiques (L. Jullier, 2002, 108-111)du développement des approches socio-culturelles anglo-américaines ou par lespromoteurs d’une sociologie des médias etpasseurs convaincants des théories anglo-américaines en France (E. Maigret, 2006, 74).

Dans notre corpus, les réalisatrices et lesfilms ont été retenus à partir de la nationalité oude l’identité revendiquée de leurs auteurs, desdifférentes recensions dans les lieux depatrimonialisation de ces cinématographies. Cetravail nous a permis de prêter une attentionparticulière aux descriptions systématiquesadjacentes aux fiches techniques et artistiquesdes films qui accompagnent les films et sontinhérentes à la promotion tout comme àl’indexation des films. Dans ce cadre, nousnoterons que le travail de patrimonialisation sestructure dans l’articulation de ressourcesspécifiques à chaque pays et d’autres ressources

régionales. Au niveau national, le dévelop-pement des ressources peut se faire au niveaudes sites institutionnels de cinémas nationauxtels que celui du Centre cinématographiquemarocain (CCM), des sites issus d’initiativesdiverses sur les cinémas et/ou culturesnationales comme, par exemple, Le cinématunisien, la référence du cinéma tunisien. Auniveau régional, nous avons recensé des sitesthématiques et/ou critiques sur Internet, telsqu’Africiné, le site de la Fédération africaine decritique cinématographique ou Africultures, lesite et la revue spécialisée des culturesafricaines, dont la partie cinéma est trèsdéveloppée 2. Mis très régulièrement à jour, tousces sites ont largement contribué à transformerla visibilité des films en imposant unesystématisation des corpus 3. Et c’est en quelquesorte le caractère progressivement standardisé etsystématique de la production d’informations, àla charnière de la production, de la promotion etde la valorisation des films qui nous intéresseici. Il est noté que ce sont sous les catégories« cinémas d’Afrique », « cinémas arabes » et« cinémas nationaux » que les films des troispays du Maghreb sont recensés, davantage quesous la catégorie « cinémas du Maghreb ».

Nous n’aurons pas la prétention d’établirdans ces quelques pages une autre généalogiedes études ou théories postcoloniales qui fasse

1. S’attacher à la réalisation est un enjeu symbolique dans uneculture du cinéma qui consacre ce poste comme étant celui de lacréation. Une telle posture participe d’un discours hégémonique quirepousse à la périphérie une interrogation sur la place des femmesdans des positions plus stratégiques, la production par exemple. Cetravail nous permet donc de questionner l’accès et les conditions dela reconnaissance, mais il offre également une vision déformée de laplace des femmes dans les industries du cinéma, puisqu’il ignorebon nombre de postes techniques, la place ambiguë des actrices, etc.2. Les sites de la CCM, http://www.ccm.ma/index.html, d’Africiné,http://www.africine.org/, d’Africultures, http://www.africultures.com/php/, du cinéma tunisien. Citer ces références efface unehistoire du développement des ressources systématiques de corpusjusqu’alors marginalisés et dont le développement constitue unenjeu trop important pour être limité à une note de bas de page. Cessites constituent un objet d’études en soi, mais il apparaît clairementque la constitution d’un patrimoine autour de corpus systématiques,la promotion de ceux-ci sont le fait d’acteurs institutionnels,associatifs ou d’initiatives individuelles très différents. Cesinitiatives doivent être examinées en lien avec des politiques ducinéma nationales, régionales ou diasporiques dont ils font partie,qu’ils complètent, contestent ou dont ils compensent l’absence.3. Il en existe d’autres, si nous considérons les sites français et/oufrancophones : Clap Noir, http://www.clapnoir.org/spip.php?page=sommaire, est également consacré aux cinémas africains ; ouAflam, le site d’une association marseillaise dédié à la diffusion desfilms arabes, http://www.aflam.fr/spip.php?rubrique1

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autorité, mais ne relèverons que quelquestensions particulièrement propices à notreréflexion.

Le « postcolonial » (N. Lazarus, 2006) est,entre autres, le lieu d’une interrogation desreprésentations qui, comme le suggère EdwardSaid dans L’Orientalisme (1978), précèdent etproduisent la réalité pour ensuite prétendre lareprésenter au travers d’un discours colonisa-teur fallacieux (N. Lazarus, 2006, 71). Lesdisciplines et cadres institutionnels danslesquels ces représentations ont été interrogéesont opposé des résistances, la crainte justifiéede la surévaluation des représentations, del’analyse des formations discursives, desprocessus de signification. La valorisation de latextualité aux dépens des conditionsmatérielles, des expériences, des contextesculturels, économiques et politiques deproduction et de réception a fait craindre que lesdiscours et leur analyse ne se substituent etdeviennent le modèle de la pratique sociale.Cette crainte était d’autant plus forte que denombreux courants de la théorie et de la critiquepostcoloniales, comme les Subaltern Studies, nesont pas issus des mouvements anti-coloniauxet se montrent critiques du marxisme construitcomme réductionnisme économique (B. Parry,2006, 139-156) ou comme une représentationabstraite universalisante d’une masculinitéblanche (A. Rich, 1984, 210-31). Si, à laréflexion sur les nationalismes le plus souventdénigrés par la critique postcoloniale(A. Donadey, 2003, 202-210), on opposel’examen de la migrance ou l’hybridité,considérées comme les formes privilégiées dela condition postcoloniale (H. Bhabha, 2004) 4,cette analyse croisée des trajectoires desréalisatrices, de la production des films et desreprésentations véhiculées nous permettra ainside parer aux réserves émises et d’interroger lestensions entre les espaces nationaux deproduction et les migrations dans la réalisationde films par des femmes.

Le deuxième questionnement concerne lerapport que ces films entretiennent avec les« canons » de la culture cinématographique et leslieux de leur construction. John Marx (2006)note que la littérature postcoloniale a permis derépudier le canon, de réviser les textes et lesconcepts canoniques et de transformer la façondont la littérature doit être pensée et enseignée.

Mais, qu’en est-il du cinéma, des films réaliséspar des femmes au Maghreb, de la constitutiond’un corpus, ainsi que de la capacité d’auteurs àmettre en lumière les rapports de dominationinhérents à ce canon, de les contester, voire de lestransformer (id., 157-173), dans une conscienceaigüe des rapports entre savoirs et pouvoir ?

Si le « postcolonial » questionne inlassable-ment les frontières entre passé et présent, payscolonisateurs et colonisés explorant les lieux etles formes du « post », Emmanuelle Sibeud(2007, 143) rappelle que la revendication d’unradicalisme académique auto-congratulatoire etd’une rupture avec tout ce qui précède court lerisque de vider le « post-colonial » de sonpotentiel critique. Par ailleurs, Benita Parry(2006, 141) montre que cette rupture ne peutêtre détachée de la montée en puissanced’autres domaines de recherches, les GenderStudies, les études féministes, ethniques ou gayqui ont aussi montré comment les savoirsdominants avaient relégué aux marges certainescommunautés et traditions.

Les lieux et les formes de la dimension« Maghreb » de la productioncinématographique

Il est possible de repérer la réalité etl’importance de la dimension « Maghreb » ducinéma, à la fois, dans la littérature spécialiséeet/ou savante qu’elle génère, dans lesévénements auxquels ces cinématographiesdonnent lieu, dans les initiatives des acteurs del’industrie, ainsi que dans les fonds et diversprogrammes publics créés par les politiques ducinéma. Il est également important d’interrogerles dimensions géographique, culturelle oupolitique auxquelles la dénomination « Maghreb »fait référence, et les acteurs et/ou publicsqu’elles visent des deux côtés de la Méditerranée.Or les résultats sont assez ambivalents.

Dans le discours critique, le Maghrebapparaît à propos de films des trois pays etrenvoie à une ère culturelle que des thématiquescommunes construisent, les femmes,

4. Hamid Nacify (1999, 1-13) fait une distinction importante entrel’exil, la migrance et le diasporique et met également en gardecontre la proéminence de l’exil, deux questions que nousn’aborderons pas dans le cadre de ce travail.

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l’émigration vers l’Europe, la montée del’intégrisme. De nombreux articles ont étépubliés sur des films spécifiques du Maghreb,les ouvrages sont plus rares : en France,CinémAction a consacré plusieurs numéros auxcinémas du Maghreb (M. Berrah, 1981;M. Serceau, 2004) ; le numéro 3-4 de la revueWachma, au Maroc, est titré « Cinémas duMaghreb » (2008) ; Roy Armes (2006),spécialiste des cinémas du Maghreb etd’Afrique, recense les réalisateurs et lesreprésentations ; et Denise Brahimi (2009)examine le lien entre politiques nationales,sociétés et représentations. Des festivals plusnombreux sont dédiés spécifiquement auxcinémas du Maghreb : « Maghreb, si loin, siproche » qui se déroule sur plusieurs villes duSud de la France autour de Carcassonne, en està sa douzième édition ; le « Panorama ducinéma marocain » au cinéma l’Écran à Saint-Denis est devenu depuis deux ans « Panoramades cinémas du Maghreb » ; le « Maghreb deslivres » a lancé un « Maghreb des films » dontune avant-première a eu lieu en février 2009 àParis et en banlieue et dont la 1er édition s’esttenue en octobre 2009. De l’autre côté de laMéditerranée, le premier coup de projecteur surdes films du Maghreb, lors du Festival du filmd’Oujda (2003), a donné lieu au premier« Festival du film maghrébin » d’Oujda (2005)dont l’objectif affirmé était le développementd’un espace d’échanges. Il est resté sans suite.La même année, une trentaine de réalisateursdont six femmes s’étaient regroupés, àl’occasion du Festival de Locarno, en uneassociation, « Maghreb Cinémas », et avaitémis le vœu de développer des collaborations(M. D. Jaïdi, 2008, 20-28), mais les effets decette volonté ne sont pas manifestes.

Que ce soit au niveau de la production ou dela distribution, il n’existe pas de programmeconsacré spécifiquement au développement descinémas du Maghreb. Les programmes destinésà l’Afrique ont diminué et le Fonds Sud inclutmaintenant des pays d’Asie et d’Amérique duSud (T. Hoefert de Turégano, 2005). Qui plusest, d’autres ouvrages, événements, initiativeset/ou associations sont structurés par d’autrescatégories qui apparaissent tout aussi fréquem-ment, voire plus souvent, les festivals consacrésà l’Afrique, à la Méditerranée ou au mondearabe intègrent des films des pays duMaghreb 5. Euromed Audiovisual I et II

concernent la Méditerranée et organisentcertains événements ayant trait aux cinémasarabes. Les ouvrages concernent les cinémasarabes (K. Khayati, 1996 ; V. Shafik, 1998) toutcomme les cinémas de la Méditerranée(M. Bensalah, 2000 ; R. Millet, 2002), lescinémas nationaux (O. Khlifi, 1970 ;M. D. Jaïdi, 2001 ; K. Dwyer, 2004 ; H. Khelil,2007 ; Ismaël, 2008 ; sur les femmes,A. Gabous, 1998) ou les cinémas nord-africains. À ce titre, aucun des abstracts desarticles intégrés dans le numéro spécial,“Through the lens of diaspora : North AfricanCinema in a global context” du Journal ofNorth African Studies (A. Khalil, dir., 2007),consacré au cinéma nord-africain dans uncontexte global, ne mentionne le terme« Maghreb », ces articles mettant tous en avantun auteur ou la dimension nationale de cescinématographies.

Qu’elle soit définie comme une catégoriegéographique, culturelle et/ou politique, lesprofessionnels, les organisateurs de festival etles chercheurs qui se sont emparés des« cinémas du Maghreb » dans les années 2000,n’y mettent bien entendu pas le même sens.Pour les professionnels menés par lesréalisateurs et les organisateurs de festivals auMaghreb, les « cinémas du Maghreb » sont àvenir 6. Ces initiatives représentent la créationet la promotion d’un espace d’échanges, dedialogue et de coopération entre les trois pays,afin de stimuler la production et d’accroître lavisibilité des films en mutualisant lesmoyens etles publics. Les coopérations existent depuisplus longtemps qu’il n’y paraît, mais ellesdemeurent timides, la conviction de l’engage-ment ne semblant pas suffire à la pérennité desprojets. Pour les organisateurs de festivals enFrance, cette catégorie va de soi dans le lienqu’elle établit avec la réalité culturelle devagues d’immigration. Les événementsparticipent ainsi à la promotion de cinémato-graphies méconnues et contribuent au dévelop-

5. C’est le cas du Festival des cinémas d’Afrique à Angers commele festival de Fameck. En outre, la lecture des éditoriaux de cescinémas révèle que ces événements sont généralement conçusautour de représentations pensées comme rapprochement entre descommunautés créées par différentes vagues migratoires.6. Les collaborations et coproductions entre divers pays duMaghrebsont plus nombreuses qu’on ne le croit, mais elles sont souventminoritaires et s’ajoutent généralement à une coproduction entre unpays maghrébin et un pays européen.

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pement du dialogue de différentes communautéspar la connaissance de l’autre. Un peu de lamême façon, les chercheurs interrogent ladimension culturelle et post-coloniale descultures dont le cinéma est une desmanifestations. Dans 50 ans de cinémasmaghrébins de Denise Brahimi (2009) commedans Companion Encyclopedia to North Africanand Middle Eastern Cinemas, dirigée parOliverLeaman (2001), les « cinémas du Maghreb »sont divisés en trois sections consacrées auxcinémas nationaux ; cependant, les femmesdans les représentations pour l’une et lesfemmes réalisatrices pour l’autre constituentune entrée commune regroupée sous la bannière« Maghreb » du fait d’une préoccupationcommune, liée à la condition des femmes queles films déclinent, d’un accès limité desréalisatrices à la production, de trajectoiresmigratoires similaires. Les représentations desfemmes et la contribution des femmes aucinéma deviennent ainsi implicitement unedimension constitutive et représentative de lacatégorie « cinémas du Maghreb ».

2. Réalisatrices du Maghreb,des diasporas et leurs réalisations

Il est essentiel de distinguer la présence desfilms par des réalisatrices du Maghreb sur lesmarchés internationaux et la présence des filmssur la condition des femmes sur ces mêmesmarchés, afin de bien comprendre les enjeux etle miroir déformant que peut constituer lacollusion entre les deux. En effet, la conditiondes femmes au Maghreb construite dans unrapport à la modernité est un enjeu structurantdes relations franco-maghrébines et le « film surla condition des femmes » qui tend ainsi àmettre en exergue une capacité de résistance desfemmes construite comme porteuse demodernité aux dépens des rapports sociaux desexe 7, s’inscrit dans cet enjeu. Dans l’enjeu quistructure le rapport entre la production et laréception des films se rejoue un rapport dedomination culturelle qui dépasse les films eux-mêmes (P. Caillé, 2007).

Les « films sur la condition des femmes » nesont pas l’apanage des réalisatrices. Desréalisateurs très connus dans leurs paysrespectifs et au-delà – dont Mohamed

Abderrahmane Tazi ou Saïd Chraïbi au Maroc,Mohamed Lakhdar-Hamina, Adbelaziz Tolbi,Mohamed Chouikh ou Nadir Moknèche enAlgérie, Ferid Boughedir, Nouri Bouzid ouAbdellatif Ben Ammar en Tunisie – ont mis enscène des protagonistes qui sont des femmes :d’où la difficulté pour les femmes de s’emparerdes représentations puisque cette démarches’inscrit déjà, qu’elles le veuillent ou non, dansune hiérarchisation des cultures au-delà desreprésentations. En conséquence, les filmsdeviennent les véhicules de la représentationd’une spécificité culturelle et sont examinés auprisme de catégories dévaluées, celles de« cinéma social », de « cinéma porte-parole »,de « film à thèse », etc., même si le plussouvent, les critiques français s’accordent àreconnaître que ces films dépassent les limitesimposées du « genre ».

La dimension nationale des productions

Nonobstant la complexité de l’articulationdes dimensions matérielles, symboliques etimaginaires qui s’attachent aux cinémasnationaux, lors de précédents travaux sur laréception des cinémas du Maghreb en France(P. Caillé, à paraître), nous avions déjà insistésur le fait que le cinéma national pouvait êtrepensé comme la somme de huit élémentsdistincts : (1) la production d’un ensemble defilms « originaires », à tout le moins en partie,d’un pays opérant aussi comme un ensemble dereprésentations construisant une culture 8 ; (2)une politique du cinéma qui définit, réglementeet soutient cette production, sa distribution etson exploitation, avec discrimination ou non(P. Léglise, 1970) ; (3) une industrie avec deséquipements, des modes de productionprivilégiés, et des personnels dont la formationdoit être assurée (D. Crisp, 1994 ; J. Farchy,1992 ; A. Williams, 1992) ; (4) une culture ducinéma définie, hiérarchisée et transmise pardes acteurs, fondée sur un ensemble de films enmajorité étrangers et relayée par diversesinstitutions outre les réseaux commerciaux

7. À l’opposé, le film sur la « condition des femmes » construit despersonnages masculins qui, s’ils sont porteurs de la domination,restent souvent à peine ébauchés.8. Tous les travaux dont la démarche privilégie les analyses desreprésentations sont ici des approches qui ont produit des savoirsqu’elles soient historiques et critiques, thématiques, etc. Pour n’enciter que quelques unes, Martine Beugnet (2000), Geneviève Sellier(2005), Carrie Tarr (2006).

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traditionnels (médiathèques, cinémathèques,ciné-clubs, festivals, musées, universités)(J.-M. Guy, 2000 ; B. Lahire 2004 ; L. Jullier,2004) ; (5) une relation entre cinéma ettélévision qui favorise ou non la production etla visibilité des cinémas nationaux (L. Creton,2003) ; (6) l’accessibilité des films sur diverssupports etmédias (TV, VHS, DVD, VOD) ; (7)les publics, leurs pratiques avec des réflexionssur la réception (O. Donnat, 1998 et 2003 ;J.-P. Esquenazi, 2003 ; E. Ethis, 2005 et 2006) ;(8) une production des discours/savoirs quidonne forme et corps à cette culture nationaledu cinéma et la situe parmi les autres. Dans cecadre, nous avions évoqué la façon dont lesprofondes transformations de l’objet « cinéma »,celles du paysage audiovisuel, des modes deconsommation des films ne signifiaient pasnécessairement la relégation du national,toujours imaginaire, mais davantage unereconfiguration certaine de la façon dont il peutse manifester et/ou être construit par lesdiscours et les pratiques et être ainsi concep-tualisé comme objet de recherche. Examiner lesréalisations des femmes dans les trois pays,nous permet d’examiner systématiquement leparallèle entre des politiques nationales etl’accès des femmes à la réalisation, le cycle devie des films.

Réalisatrices marocaines, de la diaspora etleurs réalisations

Le cinéma marocain connaît actuellement unassez gros essor lié à une politique volontaristed’investissement organisée et gérée par le Centrecinématographique marocain (CCM). Créé en1944, restructuré en 1977, cet organisme opèresur le modèle du Centre national de lacinématographie (CNC) en France. Il gère unfonds d’aide, entre autres par une avance surrecettes, participe à des programmes definancements de la distribution, contribue à lapromotion du cinéma par diverses actions, attiredes tournages étrangers, participe au dévelop-pement d’une culture du cinéma à travers unecinémathèque. La production cinémato-graphique a été de presque neuf films par an enmoyenne depuis les années 2000. Même s’ilparaît impossible d’endiguer l’érosion du parc desalles, le Maroc connaît le meilleur réseaud’exploitation du Maghreb puisqu’il compte unparc de 70 salles et 94 écrans 9 – dont deux

multiplexes, le premier de quinze salles àCasablanca, le second de neuf salles àMarrakech. Les films marocains attirent 15 %des spectateurs en salles. Les festivals du cinémaau Maroc sont légions, mais le FestivalInternational du Film de Femmes de Salé,destiné à promouvoir les films de femmes et lesfemmes, vient de connaître sa troisième éditionen septembre-octobre 2009, trois ans après laprécendente.

Au Maroc, se sont ouvertes deux écoles deformation au cinéma : l’École supérieure desarts visuels (ESAV) de Marrakech qui forme,depuis 2006, des étudiants en licence et enmaîtrise (la première promotion comptait unquart de femmes) ; et l’Institut spécialisé dansles métiers du cinéma de Ouarzazate, aussidepuis 2006, qui forme des techniciens en deuxans. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de cesécoles sur le fonctionnement de l’industrie etsur l’accès des femmes aux métiers du cinémaet à la réalisation. En outre, un programme deproduction et formation, initié par NabilAyouch et sa société de production Ali’n Prod,dans un rapprochement avec les télévisionsnationales, a permis à un cinéma populaire devoir le jour : trente films de genre ont ainsi étéréalisés en Haute Définition entre 2004-2008 etdouze autres devraient bientôt suivre. Ces filmssont destinés à une exploitation initiale en salleset à une diffusion sur les chaînes télévisées. Sice programme avait également pour but deformer des Marocains, il n’a pas amené defemmes à la réalisation.

La place des réalisatrices est très modeste.Sur une filmographie de 195 films tenue par leCCM, seulement quinze longs-métrages (dontquatorze de fiction) ont été réalisés par huitfemmes au Maroc – quatre films sont attribuésà Farida Benlyazid, deux à Farida Bourquia,Narjiss Nejjar et Zakia Tahiri sur lesquels nousreviendrons –, soit 7,1 % des films réalisés.Le CCM recense six femmes dans la liste des61 réalisateurs, à peine 10 %, certainesréalisatrices contestant le mode d’attribution dela carte professionnelle par le CCM, enparticulier le fait que seuls les films en 35 mmsoient comptabilisés.

9. Selon le recensement officiel du CCM, 23 septembre 2008, dansle cadre d’un bilan intermédiaire des chiffres des films marocains ensalles. http://www.ccm.ma/inter/news.asp?code=505 (site visité le5 mars 2009).

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Le Maroc compte un certain nombre deréalisatrices de documentaires – YasmineKassari, Izza Genini, Leïla Kilani, DalilaEnnadre, Fatima Jebli Ouazzani et RahmaBenhamou El-Madani –, certaines d’entre ellesayant fait plusieurs longs-métrages. Cesdocumentaires constituent une gamme deproductions très diverses. Ainsi, Izza Geninitravaille de façon indépendante à la constructiond’une mémoire de la musique ;Yasmine Kassari,avec Quand les hommes pleurent (2000) et LeïlaKilani avec Tanger, rêves de brûleurs (2002),rend compte avec force de la misère liée auxmigrations économiques. Leïla Kilani aégalement réalisé un documentaire, Nos lieuxinterdits (2008), très soutenu par les institutions,sur l’Instance « Équité et Réconciliation » auMaroc. Fatima Jebli Ouazzani, quant à elle, aréalisé une fiction/documentaire sur la virginité,Dans la maison de mon père (1997), dans uneesthétique qui laisse une grande place à lacouleur, la mise à distance par la narration.Dalila Ennadre a construit une œuvrepersonnelle et créé, par l’image numérique, unespace de dialogue avec les femmes faisantsurgir des paroles qui échappent aux normes, enparticulier dans J’ai tant aimé (2008). Certaines,Yasmine Kassari ou Farida Benlyazid parexemple, passent du documentaire à la fiction,mais nombreuses sont celles qui vivent ledocumentaire comme un moyen d’expressionfort tout en rêvant et travaillant au passage à lafiction : Rahma Benhamou El-Madani et DalilaEnnadre travaillent actuellement sur desscénarios de fiction.

Si nous examinons le parcours desréalisatrices de longs-métrages de fiction, septsont nées au Maroc et quatre y viventaujourd’hui même si les formes de la mobilitérendent parfois difficile l’attribution d’un lieude résidence. En l’absence d’école, toutes sesont formées en Europe dont quatre à Paris. Laréalisation cinématographique n’est pas la seuleoccupation, quatre réalisatrices ont travaillépour la télévision, et six de leurs biographiesrecensent d’autres activités qui ne sont pas liéesau cinéma. Leurs approches, traitementsfilmiques, ainsi que les genres cinémato-graphiques que ces femmes abordent, sont lesplus variés des trois pays. Les réalisatricesjonglent avec les hiérarchies, les genres. Parexemple, Farida Benlyazid est passée du film

poétique, au conte, au film d’enquête populaire,à la chronique caustique dans des représenta-tions de femmes le plus souvent nuancées etcomplexes, avant de passer au documentaire surla jeunesse urbaine, réalisé à partir du projetd’une sociolinguiste, Dominique Caubet.Le dernier long-métrage de Zakia Tahiri,Number One (2008), est une comédie légère surla condition des femmes vue du point de vued’un homme ensorcelé. Si les protagonistes desfilms de fiction sont des femmes dans neuffilms, les questionnements liés aux migrationssont également présents, même si le Maroc estreprésenté comme le lieu de la fiction danstreize des films. L’histoire (post)colonialeapparaît rarement, si ce n’est dans Juanita deTanger (Benlyazid, 2005) ou de façon plusténue et plus âpre au travers des migrations.

L’industrie du cinéma au Maroc est plus« insulaire », quatre films sur les quatorze ducorpus sont des productions nationales. Lepremier long-métrage de fiction tourné par unefemme au Maroc, La braise (1982) de FaridaBourquia, n’a jamais été distribué en France nien Europe. Les premiers films sont sortis auMaroc de façon très anarchiques et peusoutenus, par contre la structuration del’industrie a permis des succès : Marock deLeila Marrakchi (2006) qui, porté par la rumeurd’une transgression, a battu des records ensalles au Maroc, et a eu un succès relatif enFrance. Proportionnellement, les films deréalisatrices marocaines se vendent moins bien,en nombre de films, en Europe et enFrance 10 que ceux de leurs homologuesalgériennes et tunisiennes. Sur les quatorzelong-métrages de fiction, seulement cinq ont étédistribués en France attirant en moyenne 61 000spectateurs. Seulement quatre de ces films sontsortis en VHS ou DVD.

Au Maroc, l’accroissement du nombre defilms réalisés par des femmes et l’investis-sement de l’État qui a permis un développementassez spectaculaire de l’industrie du cinéma,vont de pair, ce qui ne veut pas dire que lesoutien de l’industrie a favorisé l’accès desfemmes à la réalisation. Certaines femmes ontaccès à l’avance sur recettes, d’autres

10. Ces chiffres sont fondés sur les bases de données, CBO, tous leschiffres du box-office et Lumière.

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reviennent de la diaspora vers le Maroc pourobtenir des financements, mais la proportiondes femmes à la réalisation ne s’en trouve paspour autant augmentée 11. En outre, il sembleque la diversité relativement plus grande desréalisations par des femmes ne constitue pas unattrait pour les marchés et publics interna-tionaux, au contraire.

Réalisatrices algériennes, de la diaspora etleurs réalisations

À l’indépendance en 1962, le cinémaalgérien a été rapidement organisé par l’Officenational pour le commerce et l’industriecinématographique (ONCIC) qui a conduit à laproduction de nombreux films destinés à lapromotion d’une histoire et d’une politiquenationale. Toutefois, les femmes ne sonttoujours pas présentes à la réalisation. Lesannées 1990 ont été une décennie noire pourl’Algérie comme pour son cinéma et la guerrecivile coïncide avec le désengagement de l’Étatvis-à-vis du cinéma. Merzak Allouacheprésente Bab El-Oued City (1994) qui retrace lamontée du pouvoir des islamistes au travers del’enfermement d’une femme, comme étant lepremier film algérien réalisé en dehors de toutsoutien étatique. Pratiquement, aucun film n’aété produit dans les années 1990 en Algérie, lesfilms produits l’ont été en dehors de ce pays quiétait doté, pendant la période coloniale, d’unparc de plus de 400 salles. Par la suite,l’absence de moyens a conduit à l’asphyxie, etl’exploitation cinématographique est aujourd’huipratiquement inexistante. Néanmoins, ilsubsiste un petit réseau de cinémathèques et lamanifestation « Alger, capitale de la culturearabe 2007 » a permis d’accroître la production,et à deux femmes de réaliser chacune un long-métrage.

C’est la Radio-télévision algérienne (RTA)qui a initialement permis à des femmes deréaliser des films en 16 mm. Ainsi, La noubades femmes du mont Chenoua (1978) de laromancière Assia Djebar, premier film réalisépar une femme, mélange fiction etdocumentaire pour parler de la mémoire de laguerre ; son second film, La zerda ou les chantsde l’oubli (1982) est un documentaired’archives sur la période coloniale. Parmi lesdix réalisatrices de fiction, neuf n’ont qu’unseul long-métrage à leur actif. Sept sont nées en

Algérie et trois en France, alors que deuxtravaillent actuellement en Algérie et sept enFrance, une aux États-Unis. Rares sont cellesqui, comme Yamina Mounir Chouikh, ont étéformées au sein de l’industrie algérienne. Lamajorité a reçu des formations en cinéma, enlettres ou en arts en France, deux sontdiplômées de l’Institut des hautes étudescinématographiques (IDHEC). L’activitécinématograhique ne constitue qu’une partie deleur travail. Les réalisatrices algérienness’investissent, à la fois, dans le domaineuniversitaire, artistique, écriture ou peinture ;cinq d’entre elles travaillent à la réalisationpour la télévision dont quatre en France.

Si, en Algérie, la présence des femmes dansl’industrie cinématographique est faible, celles-ci sont présentes par leurs réalisations, maiségalement dans la formation. Dans un pays sansécole de cinéma, elles favorisent aujourd’huil’accès des jeunes à la production par lesateliers qu’elles organisent, ceux auxquels ellesparticipent, les associations qu’elles créent –même si, à ce stade, l’impact de ces efforts et lapérennité de ces expériences restent difficiles àévaluer. À l’initiative de ces projets deformation, Habiba Djahnine – venue à laréalisation par une tragédie de la guerre civile :Lettre à ma sœur (2006) est un hommage renduà la disparue – œuvre dans le cadre del’Association « Cinéma et Mémoire » et celuide « Kaïna Cinéma » qu’elle a initiés en2003 12. Elle forme avec d’autres réalisatrices/formatrices, depuis trois ans, une petite dizainede stagiaires dans des ateliers à Bejaïaauxquelles s’adossent les Rencontres du filmdocumentaire (qui en sont à leur troisièmeédition). Katia Kameli, une vidéaste, a organisé,dans le cadre de « Bledi in Progress », desateliers dont certains films ont circulé dans lesfestivals.

Comme pour le Maroc, des réalisatricesalgériennes dans et de la diaspora ont beaucouptravaillé sur le documentaire. Yamina Benguiguiet Djamila Sahraoui ont ainsi créé en France,dans les années 1990 et 2000, une œuvre

11. L’avance sur recette a été accordée au dernier scénario de NarjissNejjar, L’amante du Rif, le 26 février 2009.12. Kaïna est un réseau d’échanges culturels et de formations aucinéma et à l’audiovisuel qui rassemble, en majorité, desprofessionnels d’Algérie et de France, mais qui se veut ouvert auxautres pays du pourtour méditerranéen.

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importante : la première, sur la mémoire del’immigration et la seconde, sur l’expérience desfemmes et des jeunes en Algérie, alors mêmeque l’Algérie ne produisait plus d’images. Cesdeux réalisatrices sont également passées à lafiction avec respectivement Inch’AllahDimanche (2001) et Barakat (2006) : le premiertraite de l’expérience de l’immigration et lesecond, de la guerre civile vues, toutes les deux,du point de vue des femmes.

Les schémas de production concernant leslongs-métrages de fiction révèlent un nombreéquivalent de productions nationales, decoproduction internationales et de productionsfrançaises ; mais ce sont ces deux dernièrescatégories qui sont sorties en DVD 13. Six filmssont sortis sur les écrans français avec unemoyenne de 60 400 entrées par films, et huitfilms sont sortis en VHS ou DVD.

À la différence du Maroc, les réalisationsdocumentaires algériennes, comme les fictions,sont marquées par un rapport très fort àl’histoire douloureuse de la colonisation, de ladécolonisation et de la construction nationale.Ce sont les dimensions historiques coloniale etpost-coloniale qui dominent la production desfilms, qu’ils soient documentaires ou de fiction.Si les protagonistes sont des femmes pour huitdes onze films, si la condition des femmes esteffectivement abordée par les réalisatricesd’Algérie et de la diaspora, c’est davantagecomme moyen d’interroger l’histoire officielle,ses œillères, ses points aveugles. En cela, il estassez symptomatique que l’un des trois films defiction qui ne soit pas avant tout historique maisqui aborde un tabou social, L’envers du miroir(2007) de Nadia Cherabi-Labidi, est égalementun film dont la réalisatrice n’est pas lascénariste – le scénario étant attribué à Sid AliMazif, un réalisateur dont certains filmstraitaient déjà de la condition des femmes. Lestrois autres interrogent depuis la diaspora lesidentités sexuelles, Un fils (2003) d’AmalBedjaoui, ou sexuelles et nationale, Originecontrôlée (2000) d’Ahmed Bouchaâla et ZakiaTahiri, ou les identités culturelles et religieuses,La Petite Jérusalem (2005).

L’industrie algérienne du cinéma renaît deses cendres, mais la place des réalisatrices ydemeure en pointillé. Si les films qui mettent enscène des femmes rencontrent un certainsuccès, ce sont davantage les films de Nadir

Moknèche, avec le charisme de Biyouna, quiremportent une adhésion transnationale dupoint de vue de la production et de la réception.Par contre, nous ne pourrions que spéculer surle fait que cette présence timide des réalisatricesalgériennes ou dans la diaspora doive êtreimputée à leur marginalisation dans l’industriepuisque la situation politique avait réduit ànéant la possibilité de faire des films enAlgérie.

Réalisatrices tunisiennes, de la diaspora,et leurs réalisations

Les réalisatrices sont plus présentes enTunisie et depuis plus longtemps. L’industrie ducinéma y a été organisée par la Sociétéanonyme tunisienne de production etd’expansion cinématographique (SATPEC),créée en 1957, qui a géré verticalementl’industrie, ainsi que les importations pour untemps. Dotée à partir de 1967 de studios àGammarth, elle a permis une productionrégulière de films pour un aussi petit pays.Après la liquidation de la SATPEC (1992), desstudios ont été réouverts depuis peu par TarekBen Ammar qui espère faire de la Tunisie unpôle international de production et depostproduction. La production de films enTunisie s’est adossée sur une culture du cinémaexigeante et revendiquée qui a fédéré de trèsnombreux adhérents. Deux associations, laFédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC)(créée en 1950) et la Fédération tunisienne descinéastes amateurs (FTCA) (créée en 1962) ontcontribué à une réflexion sur les pratiques et lesenjeux d’un cinéma national. La Tunisie produitactuellement deux à trois films par an et, sur uncorpus d’environ quatre-vingt-dix longs-métrages, on en compte douze réalisés par desfemmes (soit 13 %). Les Journées cinémato-graphiques de Carthage (JCC) (créées en 1966)qui ont lieu tous les deux ans, sont certainementun des lieux de promotion des cinémas duMaghreb et d’Afrique. La Tunisie compteactuellement six écoles de cinéma, mais cettedonnée récente n’a, pour l’instant, pas eu d’effetsur l’accès des femmes à la réalisation de longs-métrages de fiction.

13. La présence de la Nouba des femmes du mont Chenoua auprèsd’un distributeur américain, Women Make Movies, est certainementliée à la carrière américaine de son auteur, Assia Djebar, aujourd’huiprofesseure à New York University.

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Sur les sept Tunisiennes réalisatrices delongs-métrages de fiction, cinq sont nées enTunisie et deux dans la diaspora, et quatrevivent actuellement dans la diaspora. Elles sontvenues au cinéma soit par la FTCA (pour SelmaBaccar), soit par la formation dans l’industrie(pour Nadia El-Fani) ou, le plus souvent, pardes formations à l’étranger dans des institutionsprestigieuses telles que l’IDHEC/FEMIS 14 àParis ou l’INSAS 15 à Bruxelles. Certainesréalisatrices, comme Selma Baccar et KalthoumBornaz, ont une activité et un rayonnement plusnational 16, d’autres se sont forgées uneréputation au Maghreb et au-delà : MoufidaTlatli, par exemple, est la monteuse remarquéede nombreux classiques algériens etmarocains ;elle a également été à la tête du Fonds Sud.Quant à Raja Amari, son très médiatisé Satinrouge (2002) a fait davantage d’entrées enFrance qu’en Tunisie. Même si les réalisatricestunisiennes sont plus présentes et depuis pluslongtemps, elles ne parviennent pas à tourner denombreux films. En dépit de sa notoriétéinternationale, Moufida Tlatli n’a tourné quedeux films au cinéma, Les silences du palais(1993) et La saison des hommes (2000). Sontroisième film, Nadia et Sarra (2004) est uneproduction pour la télévision. Presque toutes lesréalisatrices ont travaillé pour la télévision, touten affirmant de fortes exigences quant à leurliberté de création, et presque toutes sontproductrices.

Onze de ces longs-métrages sont descoproductions dont huit avec la France, un avecla Belgique, un avec la Suisse. Quatre sont descoproductions totales ou partielles avec leMaroc et une avec l’Algérie. Les réalisatrices,comme leurs homologues masculins, seplaignent de la timidité de la télévisiontunisienne qui, si elle soutient la production desfilms, ne garantit pas leur diffusion. Toutefois,dans les trois pays du Maghreb central, ce sontcertainement les films tunisiens qui ontrencontré le plus de succès auprès du public enFrance et en Europe, les films de Moufida Tlatlien particulier : cinq films sont sortis en salles enFrance, avec une moyenne de 92 000 entrées 17 ;six sont sortis en VHS et/ou DVD. En cela, lesfilms tunisiens réalisés par des femmes semblentse rapprocher davantage de cette catégorie leplus souvent construite implicitement, du filmsur « la condition des femmes », sous-catégorie

d’une tradition de la critique sociale (O. Barlet,2009) du cinéma maghrébin (arabe et/ouafricain également) 18, qui circule inter-nationalement et contre lequel tente souvent des’inscrire toute revendication de cinéma decréation, malgré la qualité formelle de certainsfilms. De bonne facture, ils trouvent dans lespays européens et occidentaux un public curieuxprêt à en apprécier la thématique et parfoisl’esthétique, même si la prédictibilité de lacondition des femmes est liée à un plaisir dont ladimension post-coloniale ne saurait être sous-estimée (P. Caillé, 2007). En outre, la réalité deleur succès est plus nuancée puisqu’un filmcomme La trace (1982/1988) de Nejia BenMabrouk – pourtant reconnu comme un desfilms importants – ou Miel et cendres de NadiaFares Anliker, très réussi également, ne sontjamais sortis en France ; et puisque c’estHalfaouine, l’enfant des terrasses (1990) deFérid Boughedir qui a rencontré le plus grandsuccès 19.

Le futur demeure incertain. Si les films àdimension sociale réalisés par des hommes oudes femmes ont été au goût des publicsnationaux tunisiens, français et européens dansles années 1990 et au début des années 2000,ces films n’emportent plus une adhésion aussiforte. En outre, le début des années 2000 laissaitaugurer de l’arrivée d’une nouvelle générationde réalisatrices à travers une série de courts-métrages de fiction qui a beaucoup circulé dansles festivals. Ces femmes ne sont pasaujourd’hui parvenues à la réalisation de longs-

14. L’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC (1944-1985) de Paris est devenu, en 1986, l’École nationale supérieure del’image et du son dont l’acronyme FEMIS signifie Fondationeuropéenne pour les métiers de l’image et du son.15. L’Institut national supérieur des arts du spectacles et destechniques de diffusion (INSAS) de Bruxelles est une écolesupérieure des arts (ESA) du réseau de la Communauté française deBelgique enseignant les arts du spectacle (audiovisuel et théâtre).16. Malgré le renom et l’activité intense de Selma Baccar enTunisie, ses films ne sont pas distribués dans les pays européens,même s’ils sont très présents dans les festivals internationaux.17. Les silences du palais de Moufida Tlatli a atteint les 200 000entrées, loin quand même derrière Halfaouine, l’enfant des terrassesde Ferid Boughédir qui a dépassé les 300 000 entrées.18. Denise Brahimi indique que les cinémas du Maghreb sont descinémas de l’urgence qui se sont développés dans « la volontécritique et dans l’expression sans ambages d’une désillusion, voired’un mécontentement » (11).19. Ces nuances nous forcent à la réserve car elles nous imposentd’interroger l’impact du parcours international des films sur lescinématographies nationales, ce qui dépasse le cadre de ce travail.

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métrages et nous n’avons pas suffisamment dedonnées nous permettant de savoir si cetteabsence est liée au recul de l’investissementdans l’industrie du cinéma en général ou à lamarginalisation des femmes. Les réalisatricestunisiennes de longs métrages de fiction sontgénéralement celles qui travaillent aussi auxrares courts métrages documentaires 20. Mais,dans l’ensemble, la réalisation documentairereste très marginale dans les activités desréalisatrices tunisiennes.

Le Maghreb des réalisatrices : une catégoriepertinente ou non ?

Traiter de la spirale de production et deréception des longs-métrages de fiction réalisésau Maroc, en Algérie et en Tunisie ou dans lesdiasporas, afin d’examiner les formes et lesenjeux de la catégorie « Maghreb », nousinciterait à voir dans la similarité des chiffres lareproduction de trois schémas nationaux quis’articulerait autour de la marginalité desréalisatrices et de la récurrence de certains traitsattachés aux films réalisés. Au niveau de laproduction, le nombre de réalisatrices et defilms est à peu près équivalent pour chacun despays, soit neuf réalisatrices au Maroc pourquatorze films, dix en Algérie pour onze filmset huit en Tunisie pour douze films. Nousincluons, dans ces chiffres, les réalisatricesvivant dans les diasporas. Même si le premierfilm réalisé par une femme date de 1978 pourl’Algérie et la Tunisie, et de 1982 pour leMaroc, les films réalisés par des femmesconstituent un phénomène récent qui, s’il adébuté dans les années 1990 en Tunisie, datedes années 2000 : seuls deux longsmétrages ontété réalisés dans les années 1970, trois dans lesannées 1980, huit dans les années 1990, contrevingt-quatre des trente-sept films que comptenotre corpus, dans les années 2000. Lesschémas des productions tendent vers lacoproduction entre un pays du Maghreb et unpays d’Europe, la France ayant coproduit dix-huit films, la Belgique, la Suisse et les Pays-Basdeux films chacun. Il n’existe que septcoproductions engageant au moins deux paysdu Maghreb, mais seulement l’une d’entre ellesqui soit entièrement maghrébine. Toutes lesautres engagent un pays d’Europe.

Qu’elles soient temporaires ou permanentes,le schéma des migrations est relativement

similaire et va quasi exclusivement duMaghrebvers l’Europe, ce qui nous incite à penser queles cinémas du Maghreb se construisentdavantage dans un rapport qui va des trois payscités vers la France qu’entre les trois pays duMaghreb. Les migrations liées à la formationsont les plus nombreuses. Quinze desréalisatrices nées dans l’un des pays duMaghreb ont été formées en Europe (dont onzeen France). Cinq ont été formées à l’IDHEC (oula FEMIS) à Paris et deux à l’INSAS enBelgique. Les autres ont des formations encinéma proposées par des universités et desinstitutions privées, ou des formations en artet/ou lettres, ou sont autodidactes. Lesmigrations, outre la formation, concernent troisréalisatrices marocaines, quatre réalisatricesalgériennes et deux réalisatrices tunisiennes,dont six vers la France et deux vers la Belgique.

Les migrations sont aujourd’hui plus floues,avec des réalisatrices qui traversent laMéditerranée dans les deux sens pour desactivités liées à la réalisation filmique outélévisuelle. Elles se font, le plus souvent, versdes pays francophones (France, Belgique etSuisse). De ce fait, les films des réalisatrices deces trois pays du Maghreb sont proportion-nellement plus distribués que ceux de leurshomologues masculins, si l’on considère lenombre de films distribués. Mais cela ne veutpas dire que les films réalisés par des femmesaient un plus grand rayonnement et participentdavantage à la construction des représentationsde la condition des femmes dans ces pays. Nousavons évoqué les succès du premier long-métrage de Ferid Boughedir ou ceux de NadirMoknèche qui dépassent largement ceux desréalisatrices tunisiennes ou algériennes.

Même si leurs films rencontrent un certainsuccès international, les réalisatrices ne viventpas, le plus souvent, de la réalisation cinémato-graphique. Nombreuses sont celles quirevendiquent une autre activité passée ouprésente : elles sont universitaires, journalistes,romancières, peintres ou autres. Nombreusessont aussi celles qui travaillent pour les

20. Nous noterons ici le travail de Néjia Ben Mabrouk, seule femmeparmi les cinq réalisateurs de La guerre du Golfe (1992), seuleégalement à être allée à Bagdad pour tourner, et qui revendique unedémarche novatrice fondée sur une recherche formelle. KalthoumBornaz a aussi réalisé trois documentaires remarqués, alors que seslongs-métrages de fiction font débat.

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télévisions que ce soit dans leur pays d’origineou dans la diaspora. Là encore, les réalisatricestunisiennes et celles des diasporas ont desformations plus directement en cinéma ettendent à combiner cinéma et télévision, alorsque leurs homologues algériennes etmarocaines s’adonnent à des activités decréation plus diverses.

Mis à part Farida Benlyazid, parvenue àréaliser quatre longs-métrages auMaroc, SelmaBaccar trois en Tunisie, et Narjiss Nejjar qui atouché une avance pour son troisième long-métrage, seulement cinq autres réalisatricessont parvenues à faire un deuxième long-métrage de fiction. La majorité n’en a qu’unseul à son actif. Il est encore plus étonnant deconstater que les films de ces trois réalisatricesn’ont eu qu’un accès très limité à la distributioncommerciale internationale : Les yeux secs(2003) de Narjiss Nejjar est sorti en France en2004 et Ruses de femmes (1999) de FaridaBenlyazid, en Allemagne en 1999. Ilapparaîtrait donc que c’est davantage unpositionnement national fort dans l’industrie,plutôt qu’un renom international, qui garantisseaux réalisatrices un accès plus « régulier » auxmoyens de production, même s’il est sans doutetrop tôt pour évaluer la façon dont les femmes,arrivées dans les années 2000, vont être à mêmeet désirer faire d’autres films de cinéma.

Les filmographies des réalisatrices sontsingulièrement moins longues que celles deleurs homologues masculins. Lorsque lesmontants sont disponibles, il apparaît que lesfilms sont généralement réalisés sur de petits,voire de très petits budgets, les réalisatrices desdiasporas tendant à équilibrer, à la fois, lenombre et le coût des productions. C’estnotamment le cas pour l’Algérie. Il s’agit depetits films d’auteur dont les réalisatrices sontles scénaristes, sauf pour quatre films de notrecorpus. De façon assez prévisible, ce sontgénéralement des réalisatrices nées avant lesannées 1960 et/ou mieux intégrées dans lesindustries qui réalisent les films à partir descénarios qui ne sont pas les leurs.

Au niveau de la production, lesmouvementsinternes au Maghreb existent de façonmarginale. Ils sont visibles dans les coproductionsdéjà mentionnées, et dans la circulation desréalisatrices. Nous avons déjà fait allusion àMoufida Tlatli, monteuse au Maghreb et nous

pourrions évoquer Karin Albou, née en France,d’origine algérienne et juive. Elle a réalisé unpremier film sur la communauté juive enbanlieue parisienne (La petite Jérusalem, 2005)et un autre en Tunisie (Le chant des mariées,2008) ; ou encore Zakia Tahiri qui a coréaliséavec son mari Ahmed Bouchaâla, Originecontrôlée (2000), une comédie française dont leressort comique est lié aux identités sexuées etnationales, celles des clandestins algériens enFrance avant de faire son deuxième film,Number One (2007) au Maroc. Malgré cesquelques exceptions, la vision globale desréalisatrices et leurs films accrédite davantagel’idée d’un Maghreb constitué de trois cinéma-tographies nationales distinctes et engagéeschacune dans des allers et retours avec laFrance concernant les financements, lespersonnes et les films.

Un examen de la fiche descriptive desreprésentations véhiculées par les films estégalement riche d’enseignements. Sans grandesurprise, on recense vingt-huit des fictionsidentifiées comme étant centrées sur desprotagonistes qui sont des femmes. Vingt-septfilms recensent le pays d’origine de laréalisatrice comme lieu unique de la fiction, etvingt-trois notent la tension entre tradition etmodernité. Par contre, la France n’estmentionnée que six fois comme constituant unélément signifiant de la représentation, ladimension post-coloniale huit fois, l’histoirenationale douze fois (sept des films concernéssont algériens) et lesmigrations quatorze fois. Ilen ressort un décalage important entre l’examendes trajectoires des réalisatrices et desproductions qui met en relief les passerellesentre les pays du Maghreb et la France(également la Belgique et la Suisse) et, lesfictions qui, elles, mettent en scène une culturenationale « insularisée » des pays concernés,dans un rapport qui se joue entre tradition etmodernité (Maroc et Tunisie) ou dans unrapport à l’histoire spécifiquement nationale(Algérie).

Aucune fiche ne mentionne le terme« Maghreb », et seulement deux d’entre elles leterme « maghrébin » et « maghrébine », toutesdeux qualifiant l’expérience des hommes oufemmes émigré(e)s algérien(ne)s en France.Dans les représentations du cinéma contem-porain, la dénomination « Maghreb » renvoie à

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l’expérience qu’ont les individus de la migrationd’un des pays vers la France. Mais il estégalement clair que « le Maghreb » constitueune catégorie beaucoup plus implicitequ’explicite ; il se construit dans le décalageentre les productions transnationales (dont lamajorité est financée par la France), avec desréalisatrices qui ont étudié et/ou vivent dans ladiaspora, et des représentations qui, elles, restentlargement nationales, celles d’une communauténationale circonscrite à son territoire. En cela,les réalisatrices de la diaspora offrent un regardsur leur culture d’origine. Si les descriptionsmettent implicitement ou explicitement en avantle pays et non le Maghreb, l’articulation desreprésentations sur « la condition des femmes »au travers de protagonistes qui sont des femmes,ainsi que la tension entre tradition et modernité,reproduisent un imaginaire qui s’ancre dans leslieux communs de la condition dominée desfemmes dans la culture arabo-musulmane despays du Maghreb, quand bien même celui-cin’est pas cité et quand bien même celui-ci estcontesté par les films.

Si, en termes de chiffres et de traits, les filmsréalisés par des femmes pouvaient apparaîtrecomme constituant des corpus similaires tantquantitativement que qualitativement, l’assimi-lation des trois cinématographies est renforcéepar les pratiques de recensement des filmsconjuguées à la dévalorisation implicite du typede films.

En outre, même s’il est encore trop tôt et siles corpus sont trop restreints pour pouvoirmonter en généralité, il semble que, malgré lesdifficultés, les femmes restent attachées auxvaleurs du film sur pellicule. La mutationtechnologique en cours apparaît comme unenjeu dans le discours de certaines réalisatricesqui n’hésitent pas à affirmer que le numériqueest un moyen de contourner l’accès difficile à laformation ou au partage de savoir-faire dansune concurrence forte. Rares sont celles qui sesont tournées vers le HD pour leurs longs-métrages de fiction. Parmi les réalisatrices desfilms de fiction, seules Nadia El-Fani pourBedwin Hacker (2003) et Fatma ZohraZahmoum avec Z’har (2008) ont franchi le pas.Ces deux films marquent un renouvellement dela représentation des femmes dans les cinémasdu Maghreb pour le premier ; et , pour lesecond, une réflexion sur les enjeux de l’accès

des réalisatrices à la production et à l’impactque cet accès peut avoir sur les représentations(celles, entre autres, des pays du Maghreb) 21.Ce deuxième film commence tout juste à sortirdans les festivals.

Dix-huit des trente-sept films de notrecorpus sont sortis sur les écrans français etautant d’entre eux ont été commercialisés enVHS ou DVD. Si, dans les années 1980 et 1990,les films sortis en DVD ne correspondaient pasaux films sortis en salles, les années 2000 sontcelles d’un réalignement des films sortis enDVD sur ceux qui sortent en salles en France. Ilest donc clair que la sortie des films sur lesmarchés français et européens conditionne deplus en plus la visibilité, la viabilité et le cyclede vie de ces productions, même si paradoxa-lement cette viabilité ne semble pass’accompagner d’un accès aux financementspour les réalisatrices concernées. Dans cecontexte, il paraît difficile de spéculer surl’importance de la distribution internationale etdonc, sur les risques de normativité grandissanteimposée par les exigences réelles ou supposéesdes publics occidentaux que représente laréalisation des longs-métrages de fiction.

En termes de notoriété, ce sont les festivals,en particulier les festivals internationaux, quidemeurent le lieu privilégié de la circulation etde la visibilité des films et qui peuventéventuellement mener à la distribution. Mais unexamen de la place des réalisatrices duMaghrebne peut que prendre en compte d’autresinstitutions, les médiathèques, la place inexistantede ces cinématographies dans les universités,ainsi que d’autres médias : la télévision avec ledéveloppement des nouvelles chaînes cabléesou numériques, et Internet doivent aussi êtreinterrogés 22.

21. Dans ce cadre, il faut noter l’importance du travail documentaireque Dalila Ennadre a pu réaliser, grâce au numérique, en particulierJ’ai tant aimé (2008).22. Comme nous l’avons déjà mentionné, la mutation culturelle quiaccompagne la mutation technologique en cours, amène avec elleun flot de nouvelles questions sur la façon dont celle-ci transformele rapport des publics aux films, et sur les outils et les démarches quipermettraient aux chercheurs d’accéder à ces publics. L’accessibilitédes films sur une gamme toujours plus large de supports, rend lespublics et leurs pratiques toujours plus insaisissables. Cetteconsommation de cinéma qui se privatise rend la notion de« publics » plus diffuse et les analyses de la réception plus difficiles(Ancel et Pessin, 2001).

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Conclusion

Si l’examen du lien entre Maghreb,réalisatrices et films pouvait initialementparaître relever de l’évidence, saisir la formede ce lien à travers une lecture systématiquedes trajectoires des réalisatrices, de laproduction des films réalisés, et des documentspermettant leur recensement s’avère plusdifficile, puisque c’est la dimension nationalequi partout prévaut. Le Maghreb, absent desdiscours, demeure pourtant implicitementprésent. Il est constitué par la similairemarginalité des femmes dans les trois pays,ainsi que par la façon dont les films réalisés pardes femmes s’attachent principalement à lacondition dominée des femmes, dans chacundes pays du Maghreb. Cette condition dominéetend ainsi à glisser vers une exploration del’intime d’autant que la sexualité, qu’elle soitévoquée par la frustration, la répression oul’épanouissement, est très présente. Lemétissage – tout comme les migrations quenous avons déjà évoquées – demeurerelativement absent et ne fait souvent l’objetque d’allusions.

Cette catégorie « Maghreb » se trouve ainsireprise et naturalisée dans les discourspromotionnels et critiques comme dans lesévénements qui permettent la circulation desfilms réalisés par des femmes dans les paysd’Europe, en particulier en France. D’où uneambivalence de taille, alors même que lesévénements construits autour des « cinémas duMaghreb » invitent à une connaissance del’autre les longs-métrages de fiction quiexplorent la résistance des femmes commeporteuses de modernité, autant par les discoursqui circulent à propos de ces films que par lesreprésentations elles-mêmes, tendent àcirconscrire cet Autre dans sa conditionrégionale (locale), une culture arabo-musulmane homogène, en quelque sorteimmuable, dans les espaces fermés largementidentiques des cultures nationales. À ce titre, ilest clair que les films réalisés par lesTunisiennes, plus visibles et plus prisés, ontsans doute contribué à l’émergence de cettecatégorie, à la différence des films algériensplus ancrés dans une histoire nationale ou desfilms marocains, plus rares sur les écranseuropéens et plus éclectiques.

La dimension post-coloniale apparaît doncdans la construction ambivalente du« Maghreb », à la fois référence implicite auxmigrations et renvoi à une culture arabo-musulmance, somme de cultures nationalesautres dans leur relative similarité etpermanence. Elle apparaît de la même façondans le décalage entre la dimension trans-nationale de la production des films et destrajectoires des réalisatrices qui tranchesingulièrement avec la dimension plus nationaledes représentations véhiculées encore accentuéepar les discours.

Mais, un examen plus minutieux nous alertepourtant sur les rapports plus complexes qui sefont jour entre le national et le post-colonial/transnational, concernant l’accès desréalisatrices aux moyens de production. Ladistribution des films en France et en Europepeut apparaître comme la consécration, elle estcertainement la marque d’une reconnaissancesymbolique. Elle n’est pas pour autant lamarque d’un ancrage institutionnel et d’unaccès facilité aux financements. Ce sont, auMaroc et en Tunisie, les réalisatrices au rayon-nement national qui ont réalisé davantage delongs métrages de fiction. En d’autres termes,les financements semblent liés à l’implantationdes réalisatrices dans un pays, au Maghreb, enFrance ou en Belgique – la télévisionconstituant un tremplin important – alors que lareconnaissance internationale ne s’accompagnepas automatiquement d’un accès plus facile auxfinancements, quels qu’ils soient.

Nous terminerons par une note spéculativesur ce qui est clairement l’incapacité d’uncinéma post-colonial maghrébin, entre autresles films réalisés par des femmes duMaghreb etdes diasporas, à transformer les canons ducinéma de la même manière que la littératurepost-coloniale aurait affecté les canonsoccidentaux de la littérature, et la manière depenser la littérature, si l’on en croit l’analyseproposée par John Marx (2006). L’institution-nalisation de la littérature maghrébine s’est faitedans le cadre d’une mobilisation assezimportante autour de la littérature francophone,en marge des lettres modernes, en grande partiedans les réseaux universitaires francophones ettransnationaux anglo-américains au seindesquels les réseaux franco-maghrébins sontactifs, à travers la constitution de ressources

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pédagogiques, le recensement de travaux derecherche, de revues spécialisées, des listes dediffusion ou de discussion 23.

L’institutionnalisation du cinéma est ancrée,en France, à la fois dans une révolutionsymbolique qui a eu lieu dans la critiquecinématographique au cours des années 1950 etdans le développement d’études cinémato-graphiques dont les objets et les démarches sontdivers, éclatés, et dont la priorité n’a pas été laréflexion sur les canons, mais qui s’appuie surune conception du cinéma issue de cetterévolution critique. En cela, les hiérarchiesétablies dans un rapport entre les cinémasnationaux européens et autres issus desNouvelles Vagues et un rapport polémique aucinéma américain, à la fois adulé et honni,continuent de s’articuler autour de la valorisationdu film d’auteur, expression de l’intime et del’unique à laquelle s’adosse une valorisationesthétique assez strictement codifiée. Dans unetelle conception du cinéma, les cinémas duMaghreb et d’Afrique constituent de petitscorpus qui occupent une position trèsmarginale, ce cinéma maghrébin critique néd’une désillusion, voire d’un mécontentementpartagé (D. Brahimi, 2009, 11) ne pouvantconstituer une veine prisée. À cet égard, le sexedes réalisatrices opère de façon ambiguë dansles discours promotionnels et critiques puisqueles films réalisés par des femmes pourraientparfois offrir une valeur ajoutée, celle del’expérience intime, du ressenti, du vécu... Ilsseraient ainsi les garants d’une authenticité queles films réalisés par les hommes n’auraient pasnécessairement et pourraient parer au soupçonqui entache le « cinéma porte-parole ».Pourtant, ce « plus » d’authenticité ne seconvertit pas en valeur cinématographiqueajoutée, et ne fait pas l’objet d’une réflexionplus poussée sur l’esthétique et l’histoire descinématographies nationales et/ou régionalesqui auraient pu les nourrir, ni sur la place desfemmes dans les industries.

La dévalorisation attachée à la tradition dela critique sociale tend à assimiler les films auxcultures représentées laissant ainsi les culturesartistiques nationales très largement ignorées.Dans la promotion de l’expérience de l’intime,de l’autobiographique, les réalisatrices seretrouvent souvent assignées à la condition desfemmes qu’elles dénoncent. Une telle posture

peut d’ailleurs aller jusqu’à l’expression d’unplaisir spectatoriel non-réfléxif ancré dans desmotifs orientalisants que les films invitentparfois. L’accès à la modernité de la culturearabo-musulmane maghrébine se niche dans laviolation du tabou, dont l’espace clos et interditdu féminin que les réalisateurs et réalisatricesrendent ainsi accessible. C’est ce que le regardde l’enfant nous donne à voir dans Halfaouine,l’enfant des terrasses (F. Boughedir, 1990),mais aussi l’accès aux quartiers des servantesdans Les Silences du Palais (M. Tlatli, 1993)dont les titres de la réception critique en Francesont éloquents, « Prison de femmes » ou « Lesbelles captives ». De tels titres inscrivent ainsila réception du film dans la tension entre unMaghreb fantasmé et une dimension nationaleégalement très affirmée, « Les Tunisiennesprennent la parole », et relèguent la dimensionintime et unique.

Il serait ici trop long ici d’énumérer lesentretiens des réalisatrices qui, dans lapromotion d’un film, sont partagées entreinvoquer l’expérience intime et se référer à laculture cinéphilique hégémonique dont lesfilms du Maghreb sont exclus. Des entretiensavec les réalisatrices révèlent d’ailleurs que laconnaissance des films réalisés par les hommesou les femmes des autres pays du Maghrebn’apparaît pas comme primordiale à leurapproche du cinéma. Les gages que donnent lesréalisatrices et les critères à l’aune desquelsleurs films sont évalués sont liés davantage àleur capacité à intégrer les canons existants dansle rapport qu’ont les films à la culturereprésentée, le seul pouvoir jamais accordé auxréalisatrices étant la contestation d’un ordreculturel bien plus qu’artistique. La contestationdes canons d’une culture cinématographiquen’est jamais l’ambition revendiquée ni laprétention attribuée aux films. Mais, là encore,comprendre le rapport des réalisatrices à lacréation cinématographique, leurs position-nements stratégiques et leur puissance d’agirdans l’espace des rapports sociaux, culturels etartistiques dans lesquels elles s’inscrivent,requerrait une analyse beaucoup plus fine.

23. Limag (http://www.limag.refer.org/), par exemple, constitue uneréférence incontournable pour les littératures du Maghreb et desdiasporas. Ce site recense également de façon moins systématiqueles films et les travaux de recherches sur les films et une liste dediffusion très active, tout comme celle de France-Maghreb.

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Bien sûr j’étais inspiré par l’idée, déjà complexeet récursive, de comprendre la société à l’aide ducinéma tout en comprenant le cinéma à l’aide dela société. Mais j’étais aussi poussé par quelquechose de très intime, la fascination de monadolescence, et mon sentiment adulte que lecinéma est beaucoup plus beau, émouvant,extraordinaire que tout autre représentation.

Ces propos que nous empruntons à EdgarMorin, en préface à son essai d’anthropologieLe Cinéma ou l’homme imaginaire (1954, XII),nous permettent d’expliciter la démarche quenous voudrions adopter dans cette étudesociologique : appréhender le cinéma commeun art qui reflète et qui construit la réalité 2.

Producteur de spectacle, le cinéma estdevenu un média de masse très important dansla mesure où il est à l’origine d’un nouveau typed’industrie de l’imaginaire (A.Akoun, 1999, 75),un ensemble de formes et de contenus imaginéss’inscrivant dans des expressions et despratiques sociales (P. Ansart, 1999, 270). Toutesles définitions qui en sont données renvoient àcette dualité : il s’agit, à la fois, d’un art etd’une industrie. Longtemps considéré commeun phénomène culturel par excellence, il suscitedonc aussi bien l’intérêt esthétique que l’étude.Si le cinéma est un des modes de production del’imaginaire d’une société, il paraît possibled’appréhender l’une de ses manifestations lesplus riches, en l’occurrence la place et lesreprésentations de la femme par une sociétédonnée.

Notre intérêt pour ce thème vient d’uneaffirmation assez répandue selon laquelle lecinéma arabe, en général, ne donnerait pas uneimage « satisfaisante » des femmes. Par le biaisd’une combinaison d’images, de paroles, degestes et de regards, les cinéastes dessinent eneffet les contours des transformations de la

société dans laquelle ils vivent. Dans le cas del’Algérie des années 1970-1980, voici ce qu’endit Mohamed Mimouni (1982, 12) :

Par-delà les sensibilités, c’est la différence desregards et des mises en situation, qui éclairel’ambiguïté des enjeux sociaux, dont la femme serévèle l’épicentre. Convoquée sur le terrain de latradition en tant que composante de la reconquêtede l’identité culturelle, elle est en même tempsperçue comme facteur de transformation, commebaromètre mesurant le degré de blocage ou delibération de nos sociétés. Située au cœur de laproblématique de la tradition et de la modernité,elle en cristallise les conflits et les déchirements,les espoirs aussi.

Dans cette étude de cas, nous n’avonsaucunement la prétention de couvrir, lessystèmes symboliques de l’imaginaireautochtone dans leur ensemble. Mais nouschercherons à analyser certains de ces systèmesdans la mesure où ils apportent deséclaircissements sur la tension dans les rapportsentre les sexes, ainsi que sur la conditionféminine, qui sont de plus en plus abordés dansla culture tunisienne, notamment dans lecinéma.

Afin de retracer l’évolution des représenta-tions différenciées de la femme tunisienne, etpour vérifier la thèse avancée par plusieurscritiques cinématographiques selon laquellel’image de la femme reflèterait son statut dans

1. Cet article est extrait du mémoire de fin d’études supérieures del’auteur soutenu à l’ISSH de Tunis le 30 juin 2008, sous la directionde Mme Sihem Najar, maître de conférence en sociologie.2. Nous avons adopté une perspective de la « sociologie ducinéma », qui interroge le fait sociologique dans son rapport avec lecinéma. Il s’agit aussi bien de s’intéresser à ce qui motive la pratiquedu cinéma et explique la fréquentation cinématographique que decomprendre le caractère subjectif de la réception d’une œuvrecinématographique.

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 279-289.

L’image de « la femme »dans deux films tunisiens contemporains 1

Une comparaison entre Khochkhache de Selma Baccaret Ya soltane el-medina ! de Moncef Dhouib

Chirine BEN ABDALLAH

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une société donnée 3, nous avons sélectionnédeux films de cinéastes des deux sexes :Khochkhache ou Fleur d’oubli réalisé parSelma Baccar en 2005 et Ya soltane el-medina !réalisé par Moncef Dhouib en 1992.

Cependant, il convient de rappeler que lasociété tunisienne est en pleine mutation etqu’elle est pluraliste, c’est-à-dire, en emprun-tant la définition de Berger et Luckmann (1996,170), qu’il s’agit d’« une société qui possède ununivers de connaissances partagé, pré-donné entant que tel où différents univers partielscoexistent dans un état de mutuelle accom-modation ». De ce fait, nous ne pouvonsconcevoir une image unidimensionnelle dela femme tunisienne : cette figure pluriellechange, non seulement d’une région à uneautre, mais aussi d’un contexte historique oud’un cadre social à un autre. Par ailleurs,sachant que le cinéma tunisien est essentiel-lement un cinéma d’auteur, fréquemmentassimilé au cinéma d’« art et d’essai », il nousa paru pertinent d’étudier la trajectoire socialedes cinéastes, ainsi que le contexte de laproduction des films qui sont le reflet de lapersonnalité artistique de leur réalisateur.

Notre travail reposera donc essentiellementsur le croisement des fictions retenues commecorpus avec les récits de vie de deux cinéastescontemporains, récits qui tiennent compte deleur trajectoire sociale respective et de seséventuelles « bifurcations » 4. Cette approchebiographique 5 devrait nous permettre de saisirla logique profonde de leurs œuvres. Lecinéaste, choisi comme « point nodal » dutravail, est ici perçu comme un « individuépistémique par l’entremise duquel il estpossible d’accéder à une meilleure compré-hension d’une question sociologique posée demanière circonscrite » 6.

L’œuvre cinématographique, miroirartistique d’un parcours de vie etde la construction d’une identité sociale

Les deux films retenus ont laissé incontes-tablement leur empreinte dans le cinématunisien 7 de ces dernières années, tous les deuxayant suscité un débat de la part des critiquescinématographiques. Le premier, Ya soltane el-medina ! 8 de Moncef Dhouib, est un film qui ne

laisse pas indifférent. Pour les uns, il s’agiraitd’une œuvre remarquable qui met l’accent sur unmilieu extrêmement précaire, celui dessquatteurs de la ville de Tunis (qu’auparavant,personne n’avait osé dévoilé aussi crûment), etau sein même de la société tunisoise (qui se ditde plus en plus « moderne » ou « modernisée »).Selon ces critiques laudatives, la vision ducinéaste n’aurait pas été celle d’un artiste quivoudrait à tout prix fausser les pistes, embellir laréalité pour la rendre plus agréable esthétique-ment et, par conséquent, réaliser un film moinsdérangeant. Pour les autres en revanche, la visiongrise, charbonneuse, et dramatisée qu’en donnele réalisateur, donnerait une vision négative de laville de Tunis et une image dégradante etpéjorative de la femme tunisienne. En somme, cefilm a créé une vraie polémique et a fait l’objetde critiques virulentes.

Le choix du second film, Khochkhache 9 deSelma Baccar, s’est aussi imposé à nous. Eneffet, cette œuvre s’articule autour de la femme

3. Notamment celle de Ahmed Araïb (1998, 8) : « Dans les filmsconçus par les hommes, la femme n’a que l’image qu’elle mérite,c’est-à-dire que cette image reflète son statut dans la société. Femmebattue, femme attelée aux plus dures des besognes, femme soumise,femme exploitée. [...] Profil remis en cause, plus tard, par lesfemmes cinéastes elles-mêmes ».4. Nous allons adopter pour notre analyse la notion de« bifurcation », définie par Claire Bidart (2006, 31) comme « unchangement important et brutal dans l’orientation de la trajectoire,dont à la fois le moment et l’issue étaient imprévisibles, pourl’acteur comme pour le sociologue ».5. Pour le recueil des informations concernant les croyances, lesvaleurs et les représentations, la méthode qualitative s’impose.6. cf. K Bendana, K. Boissevain et D. Cavallo (2005, 12), citantBernard Pudal (2005).7. Pour la documentation sur le cinéma tunisien, nous nous sommesnotamment référés aux travaux de : Hédi Khélil (2007) KhémaïsKhayati (1996) ; Sonia Chamkhi (2002), ainsi qu’à la revue cinéma-tographique SeptièmArt.8. Synopsis du film. Une jeune bédouine, Ramla, est emmenée parses parents en ville, dans une vieille demeure – désertée par sesvéritables propriétaires, et squattée par différentes familles issues del’exode rural – afin d’épouser son cousin Bab auquel elle estdestinée depuis l’enfance. Le fiancé se trouvant en prison, sa mèreRabha, qui gère toute la maison transformée en oukala, décided’enfermer la jeune fille dans une chambre en attendant de la marier.Dans sa réclusion, Ramla noue une relation avec Fraj, l’autre fils dela vieille Rabha qui est un prédicateur illuminé ; connaissant lesportes et les issues de la médina, ce dernier invite plusieurs foisRamla à sortir. Refusant son enfermement, Ramla nourrit l’idée des’évader, avec l’aide de cet autre cousin. Mais Fraj n’ose s’aventurerau-delà des frontières de la médina familière, marquée par sessignes. De cachette en cachette, un soir, Ramla tombe entre lesmains de son fiancé, le bandit Bab, qui, sorti de prison et ne lareconnaissant pas, la livre à ses hommes pour la violer.9. Synopsis du film. Dans la Tunisie des années 1940, Zakia, unefemme issue de la bourgeoisie tunisoise, en raison d’un dramepersonnel, sombre dans la dépendance d’une drogue douce : la fleur

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qu’elle décrit comme entreprenante, résistante,s’attachant à la vie et refusant la domination,tout en en payant le prix jusqu’à la descente auxenfers, le néant. L’œuvre qui se présente commeune leçon de vie, a eu un succès national etinternational, dans différents festivals de renom 10.

Ces deux cinéastes sont, non seulementreprésentatifs du cinéma tunisien contemporain,mais encore reconnus aux plans national etinternational. Moncef Dhouib, né à Sfax en1952, a été metteur en scène de théâtre,marionnettiste, décorateur avant de devenirréalisateur. Il a étudié à l’Université de Paris IIIet a fait du théâtre de rue, organisant notammentdes spectacles de marionnettes. En 1980, ilprésente à Tunis un spectacle de rue demarionnettes géantes, La geste hilalienne. Ildevient membre de la Fédération tunisienne descinéastes amateurs (FTCA) entre 1976 et 1980.C’est aussi à partir des années 1980 qu’il réaliseses premiers courts métrages, révélant un talentet une originalité indéniables – Hammam dhab(1985), El-hadhra (1989), Tourba (1996) – etun moyen métrage – Nids d’aigles (1982).Auteur réalisateur, Moncef Dhouib alternejusqu’à présent entre théâtre et cinéma.Ya soltane el-medina ! 11, tourné au printemps1992 dans la médina de Tunis, est son premierlong métrage.

Selma Baccar 12 est née, quant à elle, en1945 à Tunis. Après deux ans d’études àl’Institut français de cinéma (IFC), elle tourneen 1976 son premier long métrage, Fatma 75,un docu-fiction sur la condition féminine enTunisie. Le second est sorti dix ans plus tard :Habiba M’sika ou La danse du feu (1995) estinspiré du drame vécu par la célèbre chanteusedes années 1930, brûlée vive par son amant. Lacinéaste a également à son actif des moyens etdes courts métrages dont : Femmes dans notremémoire ou Nisaâ fi edhakira (1997) une sériede docu-fiction sur des femmes de pouvoir enterre d’islam ; Au pays du tarayoun ou Fi biledtarayoun (1985). Son troisième et dernier longmétrage, sorti en 2006, Khochkhache ou Fleurd’oubli lui a rapporté plusieurs prix 13.

Sachant que nous traitons de deux films quirelèvent du cinéma d’auteur, le réalisateur étantlui-même le scénariste, nous avons essayéd’analyser les films en les croisant avec lesrécits de vie de leurs réalisateurs, afin dedécrypter les messages volontairement transmis

ou les représentations diffusées indirectementpar ces fictions. Les deux films, en effet, fontaussi partie du cinéma narratif, qui est unecatégorie cinématographique caractérisée par lanarration d’une histoire, à la fois, présentée parle cinéaste et interprétée par le spectateur.Différentes techniques cinématographiques,outre les données sémiologiques, nous ont aidésà décrypter lesmessages des auteurs-réalisateurs.Toutefois, dans cette étude, nous avons optépour l’analyse de contenu des séquences et desdialogues qui repose essentiellement sur lesrécits de vie des cinéastes eux-mêmes.

Tout en ayant conscience que « la descriptiond’un film comporte toujours des moments derisque, notamment la tentation de lui faire direplus que ce qu’il dit » (R. Hadj-Moussa, 78),nous avons constaté à l’issue du croisement del’ensemble de l’œuvre de chacun des deuxcinéastes avec le récit qu’ils nous en ont donnélors d’entretiens, que chaque film présente despériodes, des faits ou des lieux qui les ontmarqué. Nous essaierons, dans ce qui suit, derepérer cette articulation, à l’origine de laconstruction d’une identité sociale, tout à lafois, singulière et plurielle.

Selma Baccar ou la « mémoire transmise »

Pour chacun de ses longs métrages, SelmaBaccar affirme avoir transmis une part d’elle-même, et que tous ses films sont représentatifsd’une période marquante de sa vie. Que ce soitpour Fatma 75,Habiba M’sika ou Khochkhache,elle fait toujours appel à des personnages

de pavot (el-khochkhache) qu’elle a goûtée, pour la première fois,pour calmer les douleurs de l’accouchement. Elle y prend goût,d’autant qu’elle n’a qu’une envie, qu’un désir : apaiser sessouffrances causés par son mari – également victime d’une mèresurprotectrice – qui la délaisse pour un domestique ; Zakia rêvera deliberté pour sa fille, mais la vendra plus tard à un mari que sa fille neconnaît pas, n’aime pas, pour quelques poignées de fleurs de pavot.10. Sélection officielle hors compétition au Festival de Cannes(2006).11. Prix spécial du jury au Festival de Namur (1993) ; Prix de lameilleure œuvre cinématographique au Festival de Damas (1993) ;Grand Prix du Festival de Khourbigua et Prix des Ciné-clubsmarocains (1993) ; dix nominations à M’NET ALL Africa FilmAwards, Afrique du Sud (1995).12. Pour avoir une plus ample idée sur les femmes cinéastestunisiennes et notamment sur Selma Baccar, cf. A. Gabous, 1998.13. Prix du cinéma à l’occasion de la Journée nationale de la culture,Tunis (2006) ; Prix du Public et Prix d’interprétation féminine(Rabia Ben Abdallah) au Festival international du film d’auteur,Rabat (2007) ; Prix « Images de Femmes » au Festival international« Vues d’Afrique », Montréal (2007) ; Prix spécial du jury auFestival de Rome, Rome (2007).

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féminins inspirés par les figures de sa mère oude ses tantes maternelle et paternelle. Ces troisfemmes qui ont agi sur la socialisation de lafuture cinéaste, ont alimenté un « stock demémoire transmise », une réserve de connais-sances dans laquelle Selma Baccar a puisé soninspiration pour l’écriture de ses films. Ellessont véritablement réincarnées par les prota-gonistes féminines de ses fictions.

C’est d’abord la nostalgie du passé quiserait à l’origine de Khochkhache, et surtout lerapport à la transmission (qui lui est très cher)de mère à fille, d’une génération de femme àune autre, mais que l’on retrouve égalementdans ses autres films. Le récit de ce troisièmelong métrage n’a pas été inventé : la « descenteaux enfers » de Zakia, devenue dépendante dela fleur de pavot (ou khochkhache) s’inspired’une histoire vraie ; Selma Baccar en a prisconnaissance par des bribes de phrases, deschuchotements, des petits rires entre lesfemmes de sa famille. Plus tard, nous dit-elle,elle a eu envie d’y réfléchir, elle a essayé d’ensavoir plus. Elle a trouvé certains détails de lavie de cette femme et de ses semblables, maispersonne n’a jamais pu répondre à cettequestion essentielle : quelle est l’origine decette déchéance ? Pourquoi Zakia est-elledevenue dépendante de la « plante maléfique »qui, dans les années 1940-1950, était administréeaux jeunesmères et à leurs bébés, sous forme detisane, pour calmer les douleurs après unaccouchement ou pour endormir le nouveau-né.Bien sûr, toutes les femmes qui ont bu cettetisane de pavot n’en sont pas devenuesdépendantes. Aussi la cinéaste s’est-elleinterrogée sur le pourquoi :

Je me suis dis : « Qu’est-ce qui a pu arriver de siterrible à cette femme pour qu’elle aille jusqu’às’autodétruire ? ». Je me suis dis qu’elle a dûvivre une frustration sexuelle telle, qu’elle a dû lacompenser par cette plante maléfique. 14

Elle a essayé d’imaginer ce qui, hier ouaujourd’hui, a pu ou peut encore faire qu’unefemme ressente une détresse assez forte pouravoir envie de se détruire, tout en sacrifiant cequ’elle a de plus beau, en l’occurrence la filletant désirée et qu’elle a mis au monde en dépitde l’homosexualité de son mari. De touteévidence, ce dernier qui n’aurait eu aucun désirpour sa femme, n’en était pas moins apte àprocréer même si, dans le quotidien, Si

Mokhtar, le mari, était plus préoccupé de sarelation amoureuse avec leur jeune domestique.

En ce qui concerne le cadre urbain danslequel la cinéaste inscrit sa fiction, SelmaBaccar nous dit se retrouver un peu partout dansKhochkhache, surtout dans les scènes filméesdans la médina de Tunis. Elle-même n’y est pasnée, mais cela s’explique certainement du faitde la « mémoire transmise » par ses proches :

Cette ambiance m’a été tellement bien racontéepar ma mère et mes tantes que j’ai l’impressiond’y avoir vécu et puis, moi, je crois vraiment à laréincarnation. 15

Dans ses films, nous la retrouvons enparticulier dans ce qui a trait à l’amour, à lasexualité et surtout à la sensualité – elleprécise : « Je suis beaucoup plus “charnelle”que “cérébrale” ». Si nous la retrouvons aussidans la frustration de Zakia – puisque laréalisatrice a été affectée par l’expérience d’undivorce, d’une rupture au sein de son proprecouple –, toutefois, elle ne s’identifie pas à cepersonnage tombé dans la dépendance, aucontraire elle s’en démarque en disant :

Je suis trop libre pour être dépendante de quoi oude qui que ce soit, dès que je sens que je vais tropm’attacher, je fuis, même si c’est un peu brutaldes fois. 16

Selma Baccar cherche même à dénoncercette situation en démontrant, à la fin du film,que l’autodestruction n’est pas la bonnesolution, qu’il faut savoir dépasser la souffrance.Alors que le personnage de Zakia a sombrédans la tourmente et qu’elle finit par êtreinternée dans un asile psychiatrique. Elle y faitla connaissance d’Anissa et de Khémaïs, son« prince charmant », deux malades grâce à quielle reprend goût à la vie : l’intensité desmoments de rencontre avec ces personnagesnous permet d’en déduire que Zakia n’auraitpas pu redécouvrir la vie, sans passer parl’expérience de la douleur et de la dépendance.

L’asile serait-il, ici, un espace producteur dereprésentations ? À huis clos, la description del’espace de l’asile prend quelques références àl’hôpital psychiatrique de Tunis, par rapport au

14. Entretien chez la cinéaste, Hammam-Liff, 12 avril 2008.15. Idem.16. Ibid.

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comportement des malades, mais ce n’est pasun véritable lieu thérapeutique, puisque l’on n’yvoit ni médecins ni médicaments. Même lespersonnels paramédicaux ressemblent beaucoupplus, dans le film, à des gardiens de prisons.C’est donc plutôt un lieu d’incarcération où l’onjetterait tous les marginaux de la société, celuiqui ne veut pas suivre l’ordre établi, et qui nepeut guérir que par lui-même : c’est justementl’enseignement que Khémaïs dispense à Zakia,et le sens caché du film.

Erving Goffman (1968, 78) considère l’asilecomme une « institution totalitaire » qu’ildéfinit ainsi :

Lieu de résidence et de travail où un grand nombred’individus placés dans la même situation, coupésdu monde extérieur […] mènent ensemble unevie recluse dont lesmodalités sont explicitement etminutieusement réglées.

Il s’agirait donc d’un espace symbolique,imaginaire où les personnages de Zakia et deKhémais se retrouvent face à eux-mêmes, où lesautres ne peuvent rien leur apporter : « Le seulmoyen de guérir est de trouver un équilibreintérieur, si précaire soit-il, mais c’est le seulremède », nous déclare la cinéaste.

De plus, le choix d’un « asile » commeespace privilégié dans lequel se déroule laplupart des événements du film, s’explique peutêtre par le fait que la cinéaste est intriguée (si cen’est attirée) par les gens « fatigués nerveuse-ment ». Elle trouve en effet que la folie estvalorisante, puisqu’elle est souvent une sourced’inspiration. Elle déclare néanmoins :

Quand je vois ces gens-là, ils m’attirentaffectivement, mais j’ai peur de trop les côtoyervu que je me sens très fragilisée. 17

Ce sentiment mêlé d’attirance et de craintetrouve probablement ses racines dans les« problèmes nerveux » qu’aurait eu sa mère, encharge d’une famille nombreuse. De façon plusgénérale, nous avons pu remarquer que lacinéaste fait appel, pour chacun de ses films,aux personnes, aux lieux ou aux histoires quiont marqué son enfance ou qui ont nourri sa« mémoire transmise ».

Moncef Dhouib ou la « quête de liberté »

En focalisant maintenant l’attention surl’œuvre cinématographique de Moncef Dhouib,de Hammam dhab à Ya soltane el-medina !,

nous sommes également frappés par l’existencede liens étroits entre les films et les faits vécuspar leur réalisateur. En particulier, il y parle deslieux qui ont marqué certaines périodes de savie, qui ont imprégné sa trajectoire personnelle.Toutefois, les histoires qui sont racontées dansces lieux ne sont pas les siennes, même siYa soltane el-medina ! paraît consacrer sapropre expérience de la médina de Tunis, lefutur cinéaste ayant vécu auparavant dans uneoukala (logement collectif) pour hommescélibataires, et ayant connu de l’intérieur cemonde complexe.

Fasciné par les joyaux architecturaux de laville ancienne, Moncef Dhouib est choqué parce qu’il nomme « retour à la bédouinisation »qui caractérise les demeures et les populationsqui y vivent. Dans un entretien, il nous a confiéavoir voulu mettre en lumière, à traversYa soltane el-medina !, ce contraste entre lehaut niveau d’urbanité que reflète l’architecturedes grandes maisons de notables d’autrefois, etla ruralisation de ces espaces citadins par lesoccupants d’aujourd’hui.

Dans ce film, les scènes que les spectateurstrouvent osées pourraient être comparées au« choc culturel » vécu en France par MoncefDhouib, lors de son premier cours de théâtre àl’Université de Vincennes : la leçon consistait àdécouvrir l’autre, dévêtu, de manière tactile. Orcette expérience délibérément pédagogique aconstitué une « bifurcation » marquante dans leparcours du réalisateur : elle a forgé sapersonnalité et a nourri sa vision du monde denouvelles perceptions et représentations, qu’il atraduit dans ses films : « Mes films c’estVincennes, ce n’est ni la Tunisie ni mafamille ! » 18. Le cinéaste a voulu transgresserle tabou des scènes de sexe, qui provient, selonlui, de la « législation du regard transmise parnotre culture » 19.

Nous retrouvons le cinéaste un peu partoutdans le film Ya soltane el-medina !, même s’ilporte cette fois-ci, à la différence de sa trilogie(Hammam dhab, Tourba et El-hadhra), unregard extérieur aux faits. Il est là, surtout, dans

17. Entretien avec la cinéaste à Mutuelleville, chez sa fille, Tunis,20 mars 2008.18. Entretien avec le cinéaste fait dans sa maison de production,Tunis, 27 février 2008.19. Idem, 25 avril 2008.

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le parcours du personnage principal, Ramla,qui traverse la médina de toit en toit, dans unequête de liberté qui se prolonge au-delà de laPorte de France vers la ville neuve de Tunis,jusqu’à son retour dans la chambre où elle a étérecluse.

Outre cette fascination du réalisateur pourles villes – qu’elles soient modernes ouantiques –, son empreinte est égalementperceptible dans tout ce qui renvoie aux rituelsmagico-religieux ; Moncef Dhouib qui, enfant,avait pu y assister en compagnie de sa mère,nous déclare :

Étant garçon unique vivant dans une familleélargie, j’étais infiltré dans un univers decousines. Comme invisible, j’assistais aux rituelsféminins et je captais. 20

Le cinéaste retrace minutieusement, dansson film, ces rituels pratiqués par la mère deFraj. Il nous dévoile, en détails, les dessous desséances d’exorcisme ou encore le rituel dutasfih 21 : des griffes faites au genou de la petitefille ramenée par sa maman, à la réplique qu’onlui demanda de répéter : « Je suis un mur, il estun fil ! » (Ena hitt, howa khitt), formulepréservant la virginité de la fille et la rendantinviolable. On retrouve dans ses films cetunivers souterrain qui impressionnait énormé-ment le réalisateur.

En tant que cinéaste, il cherche à démontrer,à travers cet exemple, que la culture qualifiée de« traditionnelle » a produit deux typesd’espaces sociaux et culturels : celui desfemmes et celui des hommes. Dans laspiritualité qui relèverait du féminin beaucoupplus que du masculin, l’intérieur serait undomaine réservé aux femmes, l’extérieur auxhommes. Cette division va de pair avec ladivision sexuelle des rôles dans la sociététunisienne traditionnelle : en tant que gestion-naires du foyer, les femmes s’occupent desaffaires du foyer et des enfants. Étant excluesdes lieux réservés aux hommes, elles se seraientdonc approprié d’autres endroits, en particuliermaraboutiques, comme l’explique MouniraSaad (2002, 194) 22 :

C’est dans ce cadre qu’elles se sont appropriél’espace de la zaouïa. L’intégration de la femmedans l’espace confrérique permet donc unprolongement de son espace propre et donc, uneouverture qui repousse les limites de l’enferme-ment assigné par la tradition sociale.

Or le réalisateur de Ya soltane el-medina !laisse tout de suite planer le doute sur cettedivision de la vie sociale selon le genre. Il n’yaurait pas seulement ceux qui commandent etceux qui servent, car cela est beaucoup pluscomplexe. Pour lui, il n’y aurait ni concorde niharmonie entre l’homme – vaillant défenseur dela sainte masculinité ou perpétuel perdant à sonpropre jeu –, et la femme – éternelle martyre oufausse victime et prodigieuse calculatrice.

Par ailleurs, le cinéaste nous a confirméqu’il a été fortement inspiré par l’oukala où ilavait séjourné après son retour de France. Ilavait alors été fasciné par la culture citadinetunisoise et son patrimoine architectural. Ilaurait ainsi discerné en la médina l’image quiarbore la décadence, et aurait voulu partager ceconstat avec le public et peut être transmettre unmessage implicite aux autorités en charge de lagestion urbaine. En effet, le film a eu un impactpositif chez les responsables du ministère del’Habitat qui ont ressorti le dossier de ceslogements collectifs surpeuplés, appelés enarabe oukeyel (sing. oukala) ; et suite à unprojet présidentiel, une nouvelle cité, appeléeL’Oukéyél, a été construite aux abords de lacapitale, en faveur de ces populations vivantdans des logements précaires.

Tous les personnages de son film ont étéinspirés par le vécu du cinéaste qui, en faisant letour de ce type de logement, a pu assister auxconversations et aux bagarres de ses co-locataires, et les enregistrer. Il a aussi puremarquer que la femme avait le plus souvent ledessus, l’autorité de l’homme, dans ceshabitations populaires, étant quasi inexistante.

Vers une typologie des représentationsféminines

Les deux films tunisiens étudiés nousproposant une image fort complexe de lafemme tunisienne, notre exercice a consisté à

20. Entretien avec le cinéaste fait dans sa maison de production,Tunis, 27 février 2008.21. En référence à I. Dridi (2004, 16). Littéralement ce terme arabesignifie « blindage », « scellement » ou encore « ferrage », dans lesens de l’expression « ferrer un cheval ». Par analogie, il désigne unemanière de protéger la virginité des jeunes filles jusqu’à leurmariage.22. Sur le culte contemporain de Saïda Manoubia à Tunis et àLa Manouba, cf. aussi la thèse de K. Boissevain (2006).

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en dresser une typologie tout en essayantd’établir une comparaison entre les modèlesproposés par chacun des deux cinéastes.Cependant, la tâche n’était pas aisée. Nousavons eu des difficultés à cataloguer certainesfigures féminines, traduisant les représentationspropres des réalisateurs.

Toutefois voici une proposition de classi-fication qui se décline selon trois profils : lafemme révoltée, souffrante car soumise à desréalités qui la dépassent ; les figures pluriellesde la mère, incarnées en aimante, protectrice ouencore dominatrice, voire castratrice ; la femmedésaliénée, qu’elle soit marginale par laprostitution ou tout à fait le contraire, unefemme libre, individu à part entière, désirantêtre compagne de l’homme et son égale en tantque partenaire ou complice.

La femme révoltée

Dans Khochkhache de Selma Baccar, Zakiaest le modèle de la femme qui résiste à son mariet, quelque part, se bat pour améliorer lacondition féminine. Mais, ce qui la ronge le plusest le fait qu’elle ne peut pas parler de sasouffrance. Cette femme frustrée sexuellement atrouvé une échappatoire dans la fleur de pavot,jusqu’à l’anéantissement, l’entière dévalorisa-tion de son être. Pour autant, cette dépendanceest une manière de refuser de se taire. Parexemple, durant la scène des funérailles de sabelle-mère, Zakia dit à sa copine : « Qu’est-cequ’elles veulent ces femmes ? Elles veulent queje pleure ? Je ne vais pas pleurer, je ne sauveraipas les apparences ». C’est comme si ellevoulait dire : « Je ne vais pas en parlermais je ledis autrement » ; ou qu’elle proclamait de lasorte sa détresse. Ultérieurement, elle se rendracompte que, finalement, ce n’est pas grave si lesautres savent ou non ce qu’elle endure,l’essentiel c’est qu’elle arrive elle-même à s’ensortir ; et c’est en touchant le fond qu’elleapprend à retrouver sa dignité d’être humain,cherchant son propre bonheur tout en refusant dese réconcilier avec la société qui la persécute.

Dans le même film, il existe bien unmouvement de balancier entre le présent et lepassé, qui ne souligne pas la frontière qui lesdélimite, ne serait-ce que par un regard du sujetqui renverrait au passé et signifierait lesouvenir. C’est une mise en abîme de latemporalité par l’espace. Sur les traces du passé,

Zakia se soumet, à chaque fois, avec cettegrande part de douleur consentante, au travailde la mémoire et du souvenir. Roland Barthes(1963, 23) a montré la nature fermée dusouvenir et du travail de la mémoire, et lecaractère à la fois figé et rassurant de ceprotocole de la répétition :

L’imagination est toujours rétrospective et lesouvenir a toujours l’acuité d’une image, voilà leprotocole qui règle l’échange du réel et del’irréel […]. Le souvenir est si bien ordonné qu’ilest parfaitement disponible, on peut le rappeler àloisir, avec la plus grande chance d’efficacité.

Et Barthes d’ajouter :Il y a comme une sorte de transe : le passéredevient présent sans cesser d’être organisécomme un souvenir.

La principale protagoniste du film de SelmaBaccar n’investit pas la positivité de l’oubli, ellene cesse de ressasser des images du passé. Cetteopération renvoie à une recherche permanented’identité qui trouve sa réponse dans lessouvenirs et effectue une projection dansl’avenir. Zakia tente sans cesse, par cetteopération, de remonter à la source de son échec,mais cette source la fige dans son passé : l’imageest répétée, mais jamais dépassée. Ce n’estqu’avec l’aide de Khémais, son compagnond’asile, qu’elle pourra tenter de l’affronter.

À la différence de la mise en abîme vécuepar Zakia, le personnage de Ramla, dans le filmde Moncef Dhouib, présente une femmerévoltée qui, subissant aussi la pression sociale,la transforme en force positive. À sa manière,elle représente l’espoir, celui de lendemainsmeilleurs : une femme qui cherche à fuir lefardeau des traditions et à briser sa condition de« prisonnière » de la communauté villageoise,en sortant du lot, malgré toutes les consé-quences qui pourraient s’en suivre.

Amenée par ses parents de son village natalqu’elle n’a jamais quitté auparavant, maintenueprisonnière dans une chambre de l’oukala enattendant le mariage, Ramla découvre encachette, grâce à Fraj, son futur beau-frère, lesterrasses de la médina. Fraj constitue la sourcede ses nouvelles connaissances, et de ladécouverte de la ville qui lui annonce l’insoup-çonnable ouverture.

C’est donc une femme libre ou en quête deliberté, celle qui se bat pour son épanouis-

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sement et son indépendance malgré lescirconstances qui l’ont emmenée en ce lieuétriqué. La seule issue pour Ramla est des’évader du monde qui la conditionne. Àchaque virée nocturne sur les terrasses de lamédina – « la nuit étant le moment privilégiéd’une incompréhensible communion »(G. Durand, 1990, 249), elle est présentée par leréalisateur comme euphorique et naïvementenchantée. Elle se met à rêver de Tunis, de sesespaces ouverts et libérateurs, comme d’unvoyage merveilleux. Toutefois, la promessed’un futur rêvé ne sera pas tenue ; son rêve nese réalisera jamais dans la mesure où elle seperd à la suite d’un viol.

Même si on ne sait pas si Ramla suit Frajparce qu’elle l’aime ou parce qu’il lui faitdécouvrir la médina, leurs virées nocturnespeuvent être assimilées à la « fugue » d’unejeune fille avec le partenaire de son choix, tellequ’elle est pratiquée dans le Sud tunisien etintégrée au protocole matrimonial (S. Ferchiou,1989, 85). En effet, cet acte de révolteinstitutionnalisé est récupéré par le systèmepatriarcal qui le contrôle et lui accordea posteriori la légitimité nécessaire. Cette« fugue » se situe donc à l’articulation entre unpouvoir masculin dominant et un contre-pouvoir féminin efficace.

Selma Baccar, quant à elle, aurait pu choisirpour Zakia une autre fin ; par exemple, lamontrer en vieille femme démunie venant vivrechez sa fille, dans un coin de la maison, commetous les archétypes de personnes âgées que l’onconnaît. Mais, la cinéaste a choisi de conclureson film sur une note de bonheur, en lui donnantl’espoir de vivre mieux, ce que Moncef Dhouibne propose pas nécessairement pour seshéroïnes.

Les figures plurielles de la mère

Les deux cinéastes nous ont présenté desmodèles différents de mère, qui sont tantôtcontradictoires, tantôt semblables. Zakia, toutau long de sa détresse, espérait avoir une fillequi apaiserait sa souffrance et à qui elleapprendrait à vivre libre. Après un long combat,elle y arrive et, malgré son apparentenégligence, elle était une mère aimante,affectueuse qui espère une vie meilleure que lasienne, pour sa fille : Mériem qui a étéfortement affectée par la dépendance de sa

mère, fonde une famille loin des siens et cettedistance n’est pas un hasard. Elle a projeté detourner la page, voire de « tuer la mère » (ausens freudien du terme). Après être devenuemère, elle-même, elle a voulu se protéger etprotéger ses enfants d’une grand-mèreprésentant toutes les caractéristiques de ladéchéance. Néanmoins, c’est en larmes qu’ellerevient chercher sa mère à l’asile pour luiproposer de venir vivre avec elle. La réconcilia-tion entre les deux femmes se fait en toutesérénité laissant entrevoir l’idée que l’espoir esttoujours de mise. Zakia, cependant, se sentsuffisamment libre pour décider de laisser safille repartir sans elle. En dépit de son amourmaternel, elle reste donc là où elle a trouvé sonbonheur : la fleur que lui offre Khémaïssymbolise le droit au bonheur, même entre lesmurs gris d’un asile.

En contrepartie, Selma Baccar nouspropose, à travers le personnage de la mère deSi Mokhtar, un archétype de mère autoritaire etultra-conservatrice. C’est elle, Lella Mannena,qui décide de tout, jusqu’aux moindres détails,qui dicte les règles et se fait obéir par tous :indiscutablement, la belle-mère de Zakia tientles rênes de la maisonnée, en l’absence de sonunique fils. Surtout, elle n’hésite pas àemployer des mots aussi offensants queblessants, quitte à heurter la sensibilité de sonentourage, en premier lieu celle de sa belle-fille.Et même, relativement à des sujets quiconcernent l’intimité du couple, l’absenced’enfantement, elle ordonne à Zakia d’accélérerles choses en lui disant sur un ton de reproche :« Jusqu’où va aller cette passivité ? ». Parexcès d’amour envers son fils, l’ayant gardé leplus près possible d’elle, elle a cru le protégerdes menaces de l’extérieur ; elle l’a empêchéde grandir comme les autres enfants du mêmeâge, de devenir autonome. Une explication enface-à-face avec Si Mokhtar, à laquelle elle nes’attendait pas, la bouleverse. Elle qui amonopolisé la parole durant des décennies,accepte pour une fois la discussion et comprendqu’elle porte la responsabilité d’une vie decouple gâchée par des dérives sentimentales,l’homosexualité du fils. Elle se retrouve donccondamnée, sans appel. Telle une sorted’autochâtiment, cette mère dominatrice, si cen’est castratrice, demeure alors clouée au lit etsuccombe à la douleur de ne pouvoir répondre

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elle-même aux questions qu’elle a tentées decacher aux autres durant de longues années. Laréalisatrice s’interroge donc sur la responsa-bilité de Lella Mannena pour expliquer lepenchant de son fils, Si Mokhtar, pour Jaâfar,leur domestique et également son camarade dejeu. Elle note à ce propos : « Moi, je distoujours que les jeux d’enfants sont devenus desjeux d’adultes » 23.

Ce prototype de mère autoritaire rejointcelui, proposé par Moncef Dhouib, et qui estincarné par Rebha, la mère de Bab et de Fraj,aussi tranchante que glaciale. Le cinéaste metl’accent sur la femme présente qui commande etne se laisse pas faire. Dans le cadre lugubre del’oukala, celui de la cohabitation forcée, avecdes règles de vie commune qu’il est difficile defaire respecter par tous, la question de la place del’homme ne devrait pas se poser. Dans le rôle decelui qui commande, le spectateur s’attend à voirapparaître un homme fort, aux muscles endurciset aux tatouages immondes avec bien entenduune moustache, sans oublier le dengri, levêtement porté jadis, par les dockers. Mais non !Le personnage incarnant le patron est occupé, degré ou de force, par une matrone, en l’occurrencela mère de Bab. Sa force de caractère, conjuguéeau féminin, a pu effacer le rôle social qui lui étaitprédestiné, en tant que femme.

Tout au long du film, Rebha a impérative-ment son mot à dire, elle commande tout le clandu haut de son balcon ; elle symbolise le chef detribu et n’hésite surtout pas à employer le ton etles mots qu’il faut pour se faire respecter. Eneffet, même son fils, un voyou, ivrogne et ancientaulard qui personnifie, à lui seul, le mâledominant, ne peut absolument pas la contredire.Ce personnage de Bab est emblématique : lemême bandit qui transgresse les droits desautres, s’approprie leurs biens et leur argent etdispose de leurs corps, se soumet à l’autorité desa mère, la vénère et se donne comme missionde financer son pèlerinage à La Mecque. Orcette mère qui fait du pèlerinage son ultimedésir, n’entretient aucun rapport avec la religionet profite de la notoriété de son autre fils, Fraj,pour arnaquer les clientes. Ce profil de matroneillustre, nous semble-t-il la réflexion deChristine Guillonnet (2005, 9), en introduction àson étude sur la sociologie du genre :

Ces catégories de sexes et de genre ne sont passeulement des variables capables d’expliquer des

phénomènes sociaux, des composantes de lapanoplie identitaire des agents sociaux. Elles sontaussi ce avec quoi nous pensons et classons lemonde social.

Néanmoins, ces profils de mères tendent àconfirmer l’« analyse classique des sociétésarabo-musulmanes qui distingue deux mondessociaux fortement différenciés, un monde publicmasculin et un monde privé féminin »(S. Ferchiou, id., 81), se fondant sur cette doubledichotomie public/privé, masculin/féminin.

Les femmes désaliénées

Une catégorie stigmatisée de femmes, celledes prostituées, est présente dans le film deMoncef Dhouib. Ces femmes marginalisées quise prostituent parce qu’elles considèrent lecommerce de leur corps comme le dernierrecours pour sortir de la misère matérielle et/ouaffective, peuvent être qualifiées de « libérées »du point de vue des conventions sociales.Pourtant, elles traînent aussi, dans leursrelations sociales, leurs cortèges d’interdits. Sielles représentent, a priori, la doublesoumission féminine, cela n’exclut pas qu’ellesse révoltent. Nous pouvons même avancerl’idée qu’elles seraient, en quelque sorte les« kamikazes » de la guerre des sexes. Danscette bataille, bien sûr, elles perdent d’officepuisqu’elles sont, dès la naissance, reléguéesdans le camp de ceux et celles qui subissent, lesimpuissants. Atrophiées dans leur corps, ce sontelles, néanmoins, qui acceptent ou non le client,cet homme-roi autoproclamé qui, pour une fois,se laisse faire ; alors, pour un instantseulement, ce sont elles aussi qui décident. Lefilm montre que la marginalité de la prostitutioncontient parfois moins de dangers que lacondition des citadines, qui risquent souventd’avantage l’agression, le viol. Tel est le cas dupersonnage de Ramla, la villageoise : « Cet étatde fait et les jugements virulents contraignent lacitadine au silence alors que la prostituée yéchappe menant sa vie en marge de la famille etde la société » (A. et D. Larguèche, 1992) 24.

Warda, une des résidentes de l’oukala, estaussi présentée, par le cinéaste, comme unemarginale faisant partie du cercle des

23. Entretien réalisé chez la cinéaste, Hammam-Liff, 12 avril 2008.24. Citée par N. Jrad, 2002, 228.

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prostituées, sans pour autant que l’on sache sielle en est vraiment une. Elle renvoie aumodèlede la séductrice qui emprunte des détours, parles pratiques magiques car elle ne peut serésoudre à perdre Bab. Connaissant sonpenchant pour son fils, Rebha oblige Bab àépouser Ramla. Alors, Warda charge Fraj,l’illuminé, de prélever l’une des mains d’uncadavre, celui d’un locataire, père d’uneprostituée, mort accidentellement aprèsl’écroulement du toit de l’une des pièces del’oukala. Selon les dires d’un charlatan, autrerésident de l’oukala, le fait de manger uncouscous tamisé avec la main d’un mort devraitréduire Bab à l’obéissance et en faire unamoureux transis. Cet exemple rejoint lespropos de A. et D. Larguèche (1992, 15) :

La prostitution, expression la plus basse duprofane se croise avec le maraboutisme, symbolele plus concret du sacré.

Pour Selma Baccar, le personnage deMeriem est positif puisqu’il réalise les rêves dela mère. Cette fille tant désirée par Zakia anéanmoins manqué d’amour paternel – carl’affection de son père Si Mokhtar s’estreportée sur Jaafar, l’ami d’enfance – etd’amour maternel car Zakia, constamment enmanque d’extase narcotique, l’a délaissée.L’opprobre sociale jetée sur ses parents aentâché son enfance, aussi part-elle le plus loinpossible de la demeure familiale, sans regrets niconcessions. En dépit d’un mariage arrangé,voire négocié, elle sait comment se protéger etrester digne malgré tout. Par ailleurs, elle gardeen elle une représentation sensible de sa mère,qui la remplit d’émotion. Sa devise, héritée deZakia, est de savoir rester libre et pouvoirarbitrer sa vie, ne laisser personne d’autredécider à sa place.

Conclusion

Les deux films tunisiens que nous avonsétudiés présentent des situations et despersonnages qui traduisent la double quêted’identité et de liberté, non pas de la femmeexclusivement, mais d’une société toute entière,à un moment de son histoire. Les différences dereprésentation de la situation des femmes enTunisie témoigneraient de la complexité quetraverse la société et de l’hétérogénéité de la

« condition féminine », selon les milieuxsocioculturels. La façon de relater les relationsentre hommes et femmes, dans une fictioncinématographique, dévoile implicitement lesressorts d’une société dans un contexteéconomique donné, et des structures sociales etmentales latentes. Kmar Bendana (2006, 89) l’adéjà signalé dans son article sur Fleur d’oublipublié dans La vie des idées :

[L’]image [de la femme tunisienne] dans lesfilms contemporains, qu’ils soient faits ou nonpar des femmes, atteste à la fois de l’évolution ducinéma tunisien comme de celle de lareprésentation qu’une société en pleine mutationse donne d’elle-même.

Ces modèles ou profils ne sont pasentièrement représentatifs de la situationstatutaire des femmes, puisqu’ils exprimentplutôt l’orientation artistique et la démarcheexploratrice de deux réalisateurs. Il n’endemeure pas moins que l’étude de lareprésentation des femmes pose le problème dela relation, d’ordre conflictuel ou non, entrel’héritage du passé et les exigences des tempsmodernes.

Un film, c’est une recherche, « un travaillaborieux et réfléchi » comme l’indiqueMoncef Dhouib. Derrière chaque film, il y aune histoire qui correspond aux question-nements des cinéastes par rapport à leurspropres trajectoires sociales et aux contextessocio-culturels dans lesquels elles s’inscrivent.Tout film est une quête, une sorte de thérapiepersonnelle soit pour se débarrasser du fardeaudes souvenirs, soit pour extérioriser des faits ousentiments qui pèsent sur le cinéaste, ou encorepour exprimer un point de vue.

Il apparaît, à travers l’analyse de ces deuxfilms et des entretiens avec leurs réalisateurs,que leurs représentations de la femmetunisienne s’avèrent être plurielles, puisque lesprotagonistes de leurs fictions renvoient àdifférentes figures féminines. Par ailleurs, àl’issue de notre analyse, certaines de noshypothèses de départ ont été infirmées, enl’occurrence l’hypothèse qu’il y aurait unevision différentielle de la part des cinéastes desdeux sexes, par rapport à l’image de la femme.

Les deux cinéastes que nous avonsinterrogés ont affirmé, comme nombre de leursconfrères, qu’il n’y a pas de films sur la femmeou sur l’homme, ni un cinéma masculin ou un

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cinéma féminin. L’appellation « film defemme » est quelque part réductrice et inutilepuisqu’on voit des films faits par des femmesqui n’apportent aucune émotion et des filmsfaits par des hommes qui en regorgent et viceversa. De ce fait, une œuvre cinématographiquen’a ni sexe ni race ni nationalité. Elle s’enracinedans la culture de celui ou celle qui l’a faite et,si elle est réussie, elle renverra à l’universel.

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À l’évidence, l’image de la femmevéhiculée par les médias laisse

beaucoup à désirer. Toutes les conférences ettous les travaux de recherche consacrés à lafemme et l’information s’accordent à soulignerque les médias portent préjudice à la femmedont ils présentent souvent une imagedéformée. En 2006, le Centre de la femme arabepour la formation et la recherche (CAWTAR) etle Fonds de développement des Nations-Uniespour la femme (UNIFEM) ont voulu connaîtrel’opinion des chercheuses et des chercheurs surla relation entre la femme, l’information et lacommunication.

Si l’un des objectifs des deux institutionsdans le Rapport AWDR Women and Media estde tirer profit, pour leurs programmes, desrésultats des recherches arabes, il leur importeaussi, en leur qualité d’institutions derecherche, de prendre connaissance des voiesqui ont permis d’atteindre ces résultats. Cefaisant, elles visent à contribuer à améliorer desrecherches pouvant avoir des prolongementspratiques dans le programme de CAWTAR entant que centre de formation.

Avec l’équipe du Rapport, CAWTAR a doncmis en place un réseau chargé d’analyser vingt-cinq livres et trente articles publiés entre 1995et 2005 et dont les titres mentionnent l’objet del’étude : « Femmes et Médias, Genre etMédias », selon huit thèmes qui privilégientl’aspect qualitatif sur l’aspect quantitatif, àsavoir :

– L’image de la femme telle qu’elle apparaîtdans les études ;– Le public dans les études arabes ;– Lesmédias étudiés : l’écrit, l’audio et le visuel ;– Les technologies de la communication etla femme ;

– Les chercheuses et chercheurs auteurs desétudes, et les sujets traités ;– Les zones géographiques couvertes parles études ;– La nature de la recherche : fondamentale,appliquée ou expérimentale ; les outils et lesméthodologies ;– Les résultats et les recommandations desétudes.

Ce compte-rendu présente, de façonsuccincte, le contenu des deux parties duRapport – « Le paysage médiatique arabe » et« Les études arabes et les médias » –, tout en yintégrant les objectifs de notre équipe derecherche, ainsi que les principaux résultatsauxquels nous sommes parvenus 1.

Le paysage médiatique arabe

Le paysage de l’information, dans les paysarabes, qui fait l’objet de la première partie duRapport, a été divisé en cinq chapitres. Lesquatre premiers portent respectivement sur laproduction visuelle, audio, écrite etélectronique. Quant au cinquième, il traite desfemmes professionnelles de l’information. Sichaque domaine est abordé séparément, nousavons tenu compte des chevauchementsfréquents dus au progrès technologique qui aprovoqué parfois une fusion entre le visuel,l’audio, l’écrit et l’électronique.

Le paysage de l’information dans le mondearabe a subi un profond changement du fait dela révolution de la communication : un grandnombre de chaînes satellitaires, majoritairementprivées et spécialisées ont favorisé l’apparitionde contenus divers (films de fiction et variétés)dans lesquels la femme est souvent présente. De

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Femmes, information et communicationCompte-rendu d’un rapport d’études sur les recherches

arabes entre 1995 et 2005

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même, sont nées de nombreuses chaînesd’information qui diffusent des débatsinteractifs, dont certains parlent de la femme.Enfin, des chaînes satellitaires idéologiques ontvu le jour. Ainsi se sont côtoyés le religieux, lepolitique, l’économique et le récréatif, offrantde nombreuses occasions d’évoquer la femmeet de l’instrumentaliser d’une façon ou d’uneautre.

La production audio se caractérise par laprolifération des stations radiophoniquesémettant par satellite ou en modulation defréquence (FM). Certaines se sont spécialiséesdans les variétés, essentiellement musicales.D’autres, tout en étant indépendantes, suivent lavoie tracée par les radios officielles jusque dansleurs journaux d’information. À certainségards, ce paysage audio n’est pas sans rappelerle paysage visuel.

Quant à la presse écrite, elle se caractériseessentiellement par la diminution du nombre dejournaux et de lecteurs, les chiffres indiquantque les journaux arabes ont une des plus faiblesdistributions au monde, ce qui pourraits’expliquer par leur caractère officiel ou quasi-officiel. Cette presse est essentiellementconsacrée aux informations, mais avec descommentaires instrumentalisés.

Nous avons montré que, dans le domaine del’information, la prise de décision estessentiellement masculine. Elle l’est égalementdans le secteur du numérique et au niveau de ladiffusion puisque les professionnelles del’information ne sont généralement chargéesque des tâches journalistiques secondaires. Lepaysage de l’information ne devient fémininque dans l’apparence extérieure, puisquel’image de la professionnelle de l’informationet de la femme en général y est exploitée pourcommercialiser les contenus. Toutefois,hommes et femmes de l’information sont àégalité en termes de prix à payer du fait desrisques que comporte leur profession.

La révolution de la communication a aussiengendré l’apparition de l’Internet dans lemonde arabe, et son expansion rapide ou lenteselon les cas. Dans ce domaine, le paysage secaractérise par des contrastes aigus entrecertains pays, comparables aux pays du Nord enla matière, tels que les Émirats arabes unis, etd’autres vivant à l’ère pré-informatique, commel’Irak. En parallèle, nous avons pu constater la

profonde « fracture numérique » existant entreles femmes et les hommes, à côté d’autresécarts tout aussi profonds : telle cette fatwainterdisant à la femme de prendre la mer si ellen’est pas accompagnée de son mari ou d’unmuharram 2.

Nous avons également voulu savoir si lesrares études arabes qui parlent de l’Internetconsidèrent celui-ci comme un phénomène decommunication, à part entière, lié auxnouvelles technologies de l’information et dela communication, ou si elles se sontcontentées de l’aborder en tant que nouveaumédia venant s’ajouter à la presse écrite, laradio et la télévision. Les résultats indiquentque la majorité des études traitent des contenusde l’information sans se soucier de la nécessitéde les différencier. Elles considèrentnéanmoins l’Internet sous l’angle de ladiffusion, de l’utilisation ou de l’appropriationpar les femmes.

Les études et les médias : une analysedes contenus

La deuxième partie du Rapport vise àdéterminer si l’image de la femme dans lesmédias est positive ou négative, et si leschercheuses et chercheurs sont parvenus à leursconclusions par l’étude des contenus ou par untravail sur le terrain dans lequel ils auraientinterrogé les receveurs de l’image sur leurperception de celle-ci. En effet, était-il possiblede reconstituer une image dont nous ne savionspeut-être pas où elle se trouvait ? Nous sommespartis des contenus étudiés pour déterminer sil’image que l’on cherchait à établir existait danscertains contenus ou dans tous les contenus. Ils’est avéré que cette image était partielle,puisque les études qui se sont intéressées à lapresse écrite se sont basées sur les articlesréservés à la femme, tandis que celles qui ontporté sur le visuel se sont focalisées sur les filmsde fiction (ou dramatiques) télévisés. Quant audomaine de l’audio, il n’a guère été étudié.

Dans le chapitre intitulé « La Pré-pondérance de l’analyse des contenus », nousmontrons qu’il existe deux types de recherche :

2. Littéralement, celui que la femme ne peut pas épouser.

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la recherche fondamentale qui étudie lesconcepts en vue de produire la connaissance etles outils permettant d’y accéder, et larecherche appliquée qui consiste à expéri-menter ces concepts. Nous avons voulu savoirsi, parmi les études arabes considérées, il en estqui tentent d’élaborer des concepts et desoutils, notamment autour du concept de« genre » qui apparaît clairement dans lesétudes féministes, mais pas dans les travauxdes spécialistes de l’information et de lacommunication. En parallèle, nous avonsessayé de comprendre si les méthodologiesutilisées étaient de type qualitatif ou de typestatistique quantitatif. L’absence d’étudesorientées vers la recherche fondamentaleexplique pourquoi les outils conçus pourl’analyse des textes ont été maintenus et n’ontpas été adaptés à l’étude de la femme dans lescontenus de l’information.

Nous avons également constaté l’absenced’études de type « recherche appliquée » visantà résoudre des problèmes concrets et précis. Detelles études ont prouvé leur efficacité et sontmaintenant connues sous le nom d’« études dedéveloppement ». Leur absence pourraits’expliquer par le fait que les institutions derecherche se tiennent à l’écart de leurenvironnement, ou par le fait qu’elles sontrejetées par lui.

Parmi les études considérées dans leRapport, deux n’ont pas étudié les médias, et sesont plutôt concentrées sur d’autres études,arabes ou non, traitant de la femme etl’information. Le premier travail conclut queces études se sont contentées de décrire l’imagede la femme dans les œuvres dramatiques sansutiliser les outils appropriés à l’analyse de cetteimage. Il relève que les études ne se sont passuffisamment intéressées à l’image de la femmedans les dramatiques. Il conclut que toutes lesétudes, arabes ou non, s’accordent à dire quel’image de la femme dans les médias estnégative.

Selon le deuxième travail, les étudeségyptiennes s’intéresseraient à la question del’Égyptienne face aux médias, au contenudiffusé sur la femme et à son impact sur lepublic, et aux femmes communicatrices. Ilconsidère aussi que les médias égyptienss’intéresseraient à la situation de la femme etaux questions qui la concernent (reproduction,

maternité et planning familial) ; et, s’agissantdes études non arabes, que les médiasprésenteraient généralement un traitementclassique et conventionnel des rôles féminins,renforçant dans le discours prêté à la femme lesstéréotypes concernant sa personnalité.Cependant, les rôles correspondants chez lafemme rurale sont passés sous silence.

Peu de travaux sur la femme « acteur »,productrice ou consommatrice, et émettriced’une opinion

En ce qui concerne les formes d’interactionentre la femme et les médias, nous avons voulusavoir si les études arabes s’étaient intéressées àla femme en tant que sujet des contenus, ou entant que productrice, ou encore en tant queconsommatrice. À partir de là, il devenaitpossible de comprendre les approches adoptéespar les médias arabes dans le traitement de laquestion de la femme et de l’information :s’agissait-il d’approches conventionnelles àl’information, ou d’approches combinantinformation et communication, et attentives àl’interaction entre les deux ?

Dans l’ensemble, les résultats indiquent quela femme a surtout été considérée comme sujetpassif, parfois comme productrice et plusrarement comme consommatrice des contenusde l’information.

Il n’existe pas de traditions arabes bienétablies en matière d’étude du public dans lestravaux de recherche sur l’information. Lescontenus, à eux seuls, ne permettent pas decomprendre l’image de la femme dans lesmédias. Le problème, à vrai dire, ne réside pasdans l’image au moment de sa diffusion, maisau moment de sa réception : c’est alors qu’elleest perçue, comprise, interprétée, emmagasinée,restituée et comparée. Les études arabes ontrarement donné la parole au public, préférantparler en son nom, et se focalisant sur l’analysedes contenus. En ce sens, elles ne se sont guèreintéressées à autre chose que les médias àproprement parler, sans évoquer les institutionsde formation, les syndicats et autres organisa-tions de la « société civile » ayant un rapportavec la communication.

Il était important pour nous de savoir si lesétudes s’étaient intéressées au public, et quelsoutils ils avaient utilisés dans ce cas. Nous les

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avons réparties en trois catégories : études ayantparlé du public ou en son nom, études ayant parléavec lui et études lui ayant donné la parole.

Les études fondamentales ont démontréqu’il convient de ne pas parler au nom du publicsi l’on veut comprendre l’image mentale qui seconstitue dans les esprits sur la femme ou surtout autre sujet. C’est ce qui s’appelle « étudesde réception ».

Afin de comprendre la nature des approcheset des méthodes utilisées par les auteurs, ilimportait également de nous informer sur lanature des contenus étudiés, de savoirnotamment s’il s’agissait d’informationconcernant des faits réels, des films de fictionou des publicités.

Selon les rares travaux consacrés à lafemme en tant que consommatrice des produitsde l’information, les femmes considèreraientque les médias ne tiennent pas compte desdifférences de leurs besoins en ce domained’après la situation sociale, l’âge, la profession,etc. D’autres résultats concernent les conditionsde réception ou d’utilisation, et l’opinion desfemmes sur ce que la télévision en particulierdiffuse à leur sujet :

– La majorité des femmes considèrent quelesmédias fournissent une matière qui s’adresseaux femmes en général, sans tenir compte deleurs besoins spécifiques ;

– Elles regardent la télévision plus qu’ellesne lisent les journaux et les magazines, etont une préférence pour les dramatiques ;– Elles recherchent le divertissement, dansl’Internet comme dans d’autres médias ;– Elles sont amatrices de télévision, tout enconsidérant que cela représente une perte detemps ;– Elles appellent à la protection des valeurscontre ce que diffusent les télévisionssatellitaires ;– Elles considèrent que l’informationdevrait mettre en relief la valeur du savoir.

En dehors de deux études, la plupart desrésultats des travaux de recherche considérésont porté sur l’image de la femme dans lesmédias, et n’ont évoqué que rarement la femmeproductrice ou consommatrice de la matièrefournie par les médias.

L’image négative de la femme se rapporte àson intelligence et à sa moralité défectueuses

Les travaux des chercheurs arabes indiquentqu’environ les quatre cinquièmes des imagesprésentées dans lesmédias sont conventionnelleset négatives. Cependant, contrairement à cequ’on pourrait penser, ces images ne serapportent pas à l’exploitation du corps de lafemme et à ses rôles divers, mais à ses capacitésintellectuelles et à sa moralité. À partir desrésultats des recherches, le Rapport conclut quela femme arabe est présentée dans les médiascomme suit :

– Elle se caractérise par la défectuosité de samoralité, de son intelligence et de soncaractère ; c’est un être faible aux horizonslimités ;– Elle se définit par son corps : elle estexcitante ; elle est jeune et ne se préoccupeque de son apparence physique ; elle estgrosse et laide ;– Elle est matérialiste, opportuniste,corrompue et corruptrice ;– C’est une épouse, une mère ou unemaîtresse de maison qui ne travaille pas ;c’est une sœur ou une fille qui gravite dansl’orbite de l’homme, et qui est peuintéressée par les affaires publiques.

Les images positives de la femmen’annulent pas toujours ces images négatives,même si elles se rapportent à la capacité desfemmes à créer, à exceller et à contribuer à lavie publique. Ici, les résultats peuvent serésumer comme suit :

– La femme est active ; elle est capable dediriger ;– Elle participe aux affaires publiques ;– Elle est instruite ; elle est brillante ;– Elle a une hautemoralité ; c’est unemilitante.

La compétence et l’engagement de la femmeprofessionnelle de l’information n’empêchentpas qu’elle soit lésée

Les études arabes s’accordent à dire que lasituation de la femme professionnelle del’information ne correspond nullement à sacompétence, à son engagement et à sonobjectivité :

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– Bien que la femme professionnelle del’information soit perçue comme objectiveet engagée, contribuant au progrès de lasociété par son militantisme et sa force decaractère, on ne lui confie cependant que lestâches secondaires ;– La présence de la femme professionnelledans les médias est un fait important, maisnon suffisant en soi ; elle demeure faibledans les centres de décision même si l’onconstate qu’elle a progressé dans certainesinstitutions de radio et de télévision ;– Le faible nombre de professionnelles del’information s’expliquerait par leurcondition de femmes et par l’insuffisance deleur culture sociétale ;– Il y a une étroite corrélation entre lasituation des professionnelles del’information et la situation du secteur del’information, dans son ensemble, dans lemonde arabe.

Contre toute attente, la majorité desprogrammes recensés par les études arabessont des programmes politiques

D’après les études, le recensement descontenus concernant la femme et diffusés parles médias arabes montre que les rubriquespolitiques arrivent au premier rang, précédantainsi les rubriques sociales et économiques. Cesmédias abordent la question de la femme àtravers un grand nombre de sujets couvrantdifférents domaines :

– La majorité des contenus qui évoquent lafemme sont politiques et économiques,suivis par les contenus relatifs aux relationsfamiliales et à la vie domestique ;– Les contenus relatifs au statut personnelsont plus nombreux qu’on ne le pense, etprécèdent les questions sociales et laquestion de la femme face à l’éducation, autravail et à la culture ;– Les contenus centrés sur le corps et laféminité de la femme arrivent en bonneposition, mais sont toutefois moinsnombreux que les contenus économiques etpolitiques ;– Les contenus relatifs à la santéreproductive arrivent en fin de classement.

Les médias arabes diffusent peu de contenusur la femme, et leur position à son égard estambiguë

Les résultats confirment ce que des partiess’intéressant au domaine de l’information et dela femme ont observé, à savoir que les médiasne diffusent pas suffisamment de matière sur lafemme. Concernant l’intérêt porté à certainescatégories de femmes au détriment d’autrescatégories, il est intéressant de constater que lesrésultats de toutes les études, qu’elles aient ounon utilisé le questionnaire, concordent :

– Les médias ne répondent pas aux besoinsdes femmes et ne les aident pas à s’adapterà leur environnement ;– Certains médias ne diffusent jamais deprogrammes sur la femme ;– La majorité des médias traitent desquestions concernant la femme sous formede simple information, et négligent lesautres genres possibles ;– Certains médias s’efforcent parfoisprésenter une image équilibrée de lafemme ;– La majorité des médias n’ont pas unestratégie claire concernant le traitement desquestions relatives à la femme ; certainsjouent délibérément un rôle rétrograde dansce domaine.

Conclusion

Au terme de cette analyse, nous insisteronssur quatre résultats qui nous semblent les plusimportants :

– L’image négative de la femme se rapporteplus à son intelligence, à sa moralité et à soncomportement qu’à l’exploitation de soncorps ;– Les études ont reconstitué cette image ense fondant sur une partie seulement descontenus de l’information ;– La majorité des études considérées sefondent sur une approche centrée surl’analyse des contenus et de l’influence desmédias, qui néglige d’autres aspects del’environnement de l’information et de lacommunication ;

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– Cette démarche explique que ces étudessont, pour la plupart, quantitatives etstatistiques, et qu’elles analysent lescontenus à l’excès, ce qui ne s’adapte pastoujours à leurs objectifs.

Il paraît nécessaire, aujourd’hui, de dépassercertains blocages, pour passer de l’ère de laproblématique « femme et information » à cellede « genre et communication ». Il conviendraensuite de revenir à la première problématique,d’une part, pour essayer de concilier lesconcepts de « genre » et de « femme » et,d’autre part, pour intégrer dans l’espacemédiatique arabe « information et communica-tion », sans perdre de vue que cet espace ne selimite pas à la production arabe.

Les principales conclusions du Rapportpeuvent être résumées en sept points, en dehorsdes recommandations présentées en encadré :

1. Les études traitent le sujet de manière partielle

Il ne s’agissait pas pour nous de tenter uneévaluation de ces études, mais de procéder àleur analyse, démarche qui va dans le sens desétudes elles-mêmes. Les études ne sauraients’améliorer si elles ne sont pas critiquées, ettout chercheur est aussi un critique.Celles quenous avons analysées indiquent que l’image dela femme dans les médias est une image quiporte préjudice à ses capacités intellectuelles,à ses comportements et à ses rôles. Cetteimage négative est plus visible sous cetteforme que dans l’utilisation du corps de lafemme par les médias pour le spectacle oupour la publicité.

Dans leurmajorité, ces études concluent quel’image de la femme est une image négative.Quelques unes considèrent que l’image estéquilibrée, ou qu’elle est tantôt négative ettantôt positive. On constate toutefois que lesétudes arabes ne traitent pas la question demanière exhaustive, mais partielle. Dans le casde la télévision, elles ne s’intéressent qu’auxfilms de fiction, à la publicité et aux vidéoclips.Dans la presse écrite, elles étudient l’image dela femme dans « les espaces qui lui sontconsacrés ». Le Rapport AWDR Women andMedia recommande par conséquent l’adoptiond’une approche qualitative couvrant tous lescontenus.

2. Les études parlent au nom du public et nelui donnent la parole que rarement

De nombreuses études arabes parlent dupublic, mais peu d’entre elles discutent avec cepublic ou lui donnent la parole. Ce résultat, quiindique que les études ont souvent parlé dupublic ou en son nom sans l’interroger, renvoieà d’autres résultats qui montrent que les travauxont traité de la femme en tant que sujet passif, ense basant essentiellement sur l’analyse descontenus. Ici, le chercheur établit les souhaits dupublic à partir de simples supputations, ce quiest une approche peu fiable. Il est donc normalque les études ayant interrogé le public se soientcontenté d’utiliser le questionnaire, qui n’offrepas de grandes possibilités d’exprimer uneopinion sur le sujet. C’est pourquoi le Rapportrecommande d’appuyer les études qualitativesqui donnent la parole au public.

3. Les études se concentrent sur la productionécrite et sur les dramatiques télévisées

Les travaux de recherche étudient lescontenus écrits davantage que les contenusvisuels, qui sont traités par les articles plus quepar les livres. Quant aux contenus audio, ils neretiennent guère l’attention. L’étude de latélévision porte surtout sur les dramatiquestélévisées, et dans une moindre mesure sur lesvidéo-clips et la publicité. Pour les médiasécrits, les études ne s’intéressent qu’à cequ’elles appellent « les programmes consacrés àla femme », ce qui veut dire qu’elles passentsous silence la femme présente dans d’autresprogrammes sans y être mentionnéeexpressément. Les études se concentrent sur lescontenus arabes, négligeant d’autres contenuslargement diffusés par lesmédias arabes. Sur cepoint, le Rapport recommande qu’une attentionplus grande soit portée à l’étude de la radio et àcelle des contenus d’origine étrangère proposésau public arabe.

4. Les études considèrent l’Internet commeun moyen de diffusion

Les études arabes continuent à considérerl’Internet comme un nouveau média,remplissant une fonction comparable à celle desmédias traditionnels, c’est-à-dire essentiel-lement une fonction de diffusion. En réalité,

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l’Internet a changé un certain nombre deconcepts du fait qu’il est à la fois un outil decommunication, de production, de recherche etd’interaction.

Le nombre restreint d’études ayant traité dela femme et l’Internet, et les méthodes utiliséespar elles amènent à dire que l’approche adoptéereste une approche conventionnelle fondée surles concepts d’émetteur, message et récepteur, àune époque où les technologies de l’informationont intégré information et communication. Parconséquent, le Rapport recommande demultiplier les études sur la femme et l’Internetsous l’angle de la technologie de la communica-tion, et non pas seulement en tant que moyend’information.

5. Les études sont le fruit d’un travailindividuel et se concentrent sur des paysarabes particuliers

L’équipe du Rapport a constaté que lesétudes portant sur le domaine complexe de lafemme, l’information et la communication sont,pour la plupart, des travaux individuels.Certains spécialistes affirment que ce domainene s’est pas encore imposé en tant que domaineindépendant ayant ses propres frontières, outils,méthodologies et approches, et qu’il se contented’emprunter à d’autres ces éléments.

Les études individuelles sur l’information etla communication sont d’une utilité limitée carle sujet nécessite une approche multidiscipli-naire, et le problème s’aggrave lorsque larecherche touche au domaine de la femme, quifait l’objet de polémiques entre les différentscourants féministes.

Les études considérées s’intéressentessentiellement aux contenus diffusés par lesmoyens d’information et de communication. Laplupart parlent surtout de la femme en tant quesujet passif, parfois de la femme productrice, etplus rarement de la femme consommatrice. LeRapport conclut également que les études

arabes se concentrent sur des pays particulierset qu’il est rare qu’elles étudient la femme dansun cadre dépassant celui de leurs frontièresnationales. Le Rapport recommande donc quedes études traitent de la femme arabe engénéral, au-delà du cadre national. Ilrecommande aussi de s’intéresser davantage àla femme en tant que consommatrice descontenus de l’information.

6. Les études sont quantitatives, statistiqueset analytiques à l’excès

Le Rapport a constaté le foisonnement desétudes expérimentales (ou empiriques), la raretédes études fondamentales et l’absence des étudesappliquées, dites parfois « études de dévelop-pement ». Ceci est dû à une utilisation excessivedes statistiques dans l’analyse des contenus, audétriment d’autres outils permettant de produiredes études qualitatives. Ces outils, tels que lequestionnaire, l’entretien et les groupes dediscussion ont été utilisés dans le but de collecterles données, et non dans celui de comprendre ladémarche intellectuelle de la personne chez quise forme une image mentale de la femme. LeRapport recommande de réaliser des étudesfondamentales portant sur la femme, l’informa-tion et la communication, et d’instaurer destraditions de recherche appliquée visant à traiterles problèmes posés par ce domaine.

7. Les études négligent l’approche en termesde « genre »

Les études font toujours une distinctionentre les programmes réservés aux femmes etles autres types de programmes. Par conséquent,elles ne prennent pas en consi-dération lesprogrammes sur la base des rôles qu’ils fixentaux hommes et aux femmes. Aussi le Rapportrecommande-t-il l’organisation de réunionsscientifiques pour étudier la question du genre.

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Recommandations

Les recommandations ont porté sur les différents aspects de l’information et de lacommunication, mais, si certaines d’entre elles sont spécifiques et ciblées, d’autres nesemblent s’adresser à personne en particulier. D’autres encore sont à ignorer, car elles seraientde nature à produire de nouveaux stéréotypes nuisibles à la femme. Nous citons ci-après lesrecommandations les plus pertinentes et les plus récurrentes :

1. Recommandations relatives à la femme en tant qu’image– Appeler à améliorer l’image de la femme dans les médias pour en faire une imagepositive ;– Observer l’image de la femme présentée par les médias et attirer l’attention desdifférentes parties prenantes, dont les organisations de la société civile et les instancesofficielles.

2. Recommandations relatives à la femme productrice– Appeler à la responsabilisation des professionnelles de l’information, afind’améliorer la performance des médias en matière de traitement de la femme ;– Augmenter le nombre de femmes travaillant dans le domaine de l’information ;– Promouvoir l’accès des femmes aux postes de décision dans les institutions del’information.

3. Recommandations relatives à la femme consommatrice– Appeler à une prise de conscience des femmes, d’une manière générale ou pour unemeilleure utilisation des médias ;– Mener des enquêtes auprès du public pour connaître les souhaits des femmes enmatière de contenus de l’information.

4. Recommandations relatives à la femme en tant que sujet– Augmenter le nombre de programmes, d’espaces et de domaines consacrés à lafemme, et s’intéresser aux différentes catégories de femmes.

5. Recommandations relatives aux médias– Les médias doivent être sélectifs en ce qui concerne le contenu diffusé sous formed’information ou sous toute autre forme. Il convient de soumettre les dramatiques à uneévaluation préalable et de refuser la diffusion de spots publicitaires portant atteinte à lafemme ;– Les médias ne doivent pas se limiter à traiter des sujets concernant la femme sousl’angle de l’information seule, et doivent au contraire utiliser les différents genresexistants ;– Les programmes présentés doivent proposer des solutions aux problèmes auxquellesles femmes sont confrontées ;– Les professionnels de l’information doivent œuvrer à la diffusion de programmesconcernant la femme.

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6. Recommandations relatives à l’environnement des médias– Élaborer des politiques de l’information dans lesquelles les médias participent à lapromotion de la femme ;– Créer des alliances et des partenariats entre les professionnelles de l’information etleur environnement ;– Créer des commissions pour récompenser les travaux journalistiques de qualité quitraitent de la femme.

7. Recommandations adressées « à tout le monde »– Changer le climat intellectuel, social et politique ;– Appliquer les lois.

En conclusion, il est possible de répartir les recommandations en trois catégories :– Recommandations s’adressant à des destinataires identifiés : il s’agit derecommandations ciblant essentiellement les médias, et les femmes et hommesprofessionnels de l’information. Il convient de signaler que le premier groupe derecommandations ne tient pas compte des pressions économiques et financièresexercées sur les médias.– Recommandations s’adressant à des destinataires non identifiés : cesrecommandations s’apparentent plutôt à la proclamation de positions idéologiquesou politiques, ou à l’expression de vœux pieux, ce qui les prive de tout caractèrescientifique.– Recommandations à ignorer : celles-ci appellent à instaurer certaines formes decensure des dramatiques ou des programmes d’information, ou à sensibiliser la femmeaux programmes jugés « convenables » pour elle.

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Recherche en cours

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L ’usage de trois langues (maternelle,nationale et étrangère) ne cesse de

susciter des polémiques nationales, en Tunisie,mais aussi régionales (en Algérie et au Maroc).Ces polémiques proviennent d’une situationdéfinie par une triple caractéristiquelinguistique : la diglossie, dissociation entrelangue maternelle (tunisien) et langue nationale(arabe classique) ; le bilinguisme, intégration dedeux langues tunisien/arabe standard, d’unepart, vs français, d’autre part ; et le code-switching ou l’alternance codique, soit lepassage d’un registre linguistique à un autreparmi les trois langues citées.

Si de rares auteurs ont réfléchi à la question,peu, en revanche, s’y sont intéressés encombinant le point de vue émique à uneméthodologie-analyse se fondant sur uneanthropologie de la parole. L’idée ici est decombler ce vide en recourant à un travail deterrain voulant recueillir le point de vue et lespratiques des acteurs : de quelle manière lesdiscours et les pratiques des acteurs peuventrenseigner sur les logiques liées à la questionlinguistique ? Comment ces derniers considèrent-ils cette hétérogénéité (multilinguisme “serein”ou multilinguisme “fauteur de troubles”) ?Quelle est, en contexte, la distance entre langueet parole ? Enfin, qu’est-ce qu’une analyse de laparole en situation, basée sur une étude deterrain, peut dégager de la dynamique socialecontemporaine ?

Je commencerai par dissiper le malentenduselon lequel il peut exister des sociétéslinguistiquement homogènes avant d’argumenteren faveur d’une différence qualitative entre lesdifférents types d’hétérogénéités linguistiquesselon les contextes. En deuxième lieu, je mefocaliserai sur le cas de la Tunisie, avecnéanmoins de fréquentes références à l’Algérie

et auMaroc, pourmontrer comment l’usage destrois langues (arabe classique, tunisien etfrançais) s’est développé historiquement,développements souvent accompagnés deripostes socio-politiques plus ou moinsimportantes. Enfin, je conclurai en argumentanten faveur d’une approche méthodologique etanalytique posant la langue et ses usagescomme une pratique sociale à part entière.La double vocation de ce texte est de soulignerl’intérêt d’un travail de terrain ethnographiqueen Tunisie, tout en montrant l’utilité qu’uneétude de la langue et de la parole en anthro-pologie suggère.

Hétérogénéités linguistiques

L’État-nation repose sur une acception selonlaquelle l’établissement d’un État nationalsuppose l’unité de trois principes : ceux deterritoire, de religion et de langue (Y. BenAchour, 1995, 95 ; A. Cheddadi, 1999, 31 ;H. Esmili, 1999, 47). Une langue communegarantit donc pour l’État-nation un seuil decohésion minimum entre les citoyens servant deciment, à la fois, interne – une unité entre cesderniers – et externe – en rapport à d’autresidentités extranationales. L’homogénéitélinguistique constitue donc une variableimportante dans le maintien d’une cohésionnationale pour les décideurs politiques.

Or cet objectif politique d’unificationlinguistique n’est jamais véritablement vérifié.Confronté aux pratiques quotidiennes desacteurs, il est désavoué : l’on parle différem-ment en fonction du statut social (un “travailleur”

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Thème 2, 305-320.

Pour une étude des terrains linguistiquesProjet de recherche pour une ethnographie de la parole 1

Myriam ACHOUR KALLEL

1. Ce texte expose le projet de recherche associée que je mènedepuis novembre 2009 à l’IRMC.

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parlera différemment d’un “bourgeois”), del’âge (les adolescents emploient d’autresmanières de parler que les adultes), du genre(les hommes et les femmes parlentdifféremment), de la provenance régionale (les“ruraux” et les “urbains”). Mais, ces usagesdifférenciés d’une même langue commune nesont pas neutres. Ils portent en eux des conflitset témoignent de rapports de force plus oumoins explicites : des valeurs, parfoisidéologiques, sont en effet associées auxdifférentes manières de parler opposant unparler normatif valorisé à un parler normative-ment dévalué.

Ces valeurs liées aux usages différenciésd’un même substrat linguistique constituent desoutils de négociation permanente entre groupessociaux (P. Bourdieu, 1982 2 ; C. Canut, 2000 ;A. Le Nevez, 2008 ; K. A. Woolard, 1985).D’élément discursif, la parole devient ainsi unmode d’action sur le réel qui challengel’équilibre promu politiquement. Sans surprise,cette hétérogénéité linguistique est générale-ment considérée comme négative (carcorrompue, menaçante) par les décideurspolitiques 3. Les pratiques linguistiquesdifférenciées renseignent donc sur les écartstant entre groupes sociaux distincts qu’entrepolitiques publiques et pratiques quotidiennes.

Ainsi, deux idées se dégagent de ce quiprécède : non seulement l’homogénéitélinguistique n’existe nullement, mais ellecomporte et témoigne aussi de conflits sociauxd’intensité variable selon les contextes. Je mebaserai sur quelques exemples pour illustrer cesfaits. Les deux premiers proviennent du terrainfrançais et sont tirés des études de CécileCanut 4 et d’Adam Le Nevez 5. Comme toutobjet social vivant et dynamique, les languesconstituent pour les acteurs sociaux, en dépit del’homogénéisation défendue par les décideurspolitiques, un véhicule d’expression personnelle.En tant que tel, ce véhicule est approprié par lesgroupes sociaux dans leurs pratiques langagières.C. Canut, linguiste, insiste précisément sur cespratiques linguistiques différenciées en montrantque c’est parce qu’elles sont décontextualiséesque les approches linguistiques ont tendance àêtre homogénéisantes.

Sa critique porte d’abord sur les analyseslinguistiques des discours. Celles-ci prolongentgénéralement les présupposés politiques en

considérant l’homogénéité comme référentlinguistique. Dans son article plaidant pour« une nouvelle approche des pratiqueslangagières », Cécile Canut (2001a, 392) insistesur la nécessité d’« une remise en causeépistémologique fondamentale [...] : il s’agit deconcevoir le langage 6 dans sa dimensionfondamentalement hétérogène ». Ce point devue théorique considérant que toute pratique dela langue est hétérogène implique pour l’auteurde placer cette hétérogénéité linguistiquecomme point de départ de sa recherche, quitte àobserver après in situ des tendances des acteursà l’homogénéisation. Il s’en suit une métho-dologie différente reliant les deux niveauxmicro (« type d’interaction, situation de parole,etc. » et macro (« discours idéologiques, histoiredes sociétés, cultures, etc. » (id., 2001a, 394)des contextes d’énonciation, et insistant surl’importance de saisir le « dire en train de sefaire » (J. Authier-Revuz, 1995 cité parC. Canut, 2000, 75). Cette position épistémo-logique nourrit donc la méthodologie utilisée,d’une part, et éclaire l’hypothèse principale del’étude, d’autre part : celle de mettre enévidence ce qu’elle nomme la « tensionépilinguistique », c’est-à-dire les mouvementsdiscursifs des acteurs entre homogénéisation ethétérogénéisation.

Adam Le Nevez, quant à lui, insiste sur ladimension hétérogène de la langue. S’ilsouligne, avec C. Canut, l’importance deconsidérer scientifiquement les pratiques

Pour une étude des terrains linguistiques. Projet de recherche pour une ethnographie de la parole

2. Pour Pierre Bourdieu (1982, 14) : « Les rapports de communicationpar excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi desrapports de pouvoir symbolique où s’actualisent des rapports deforce entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs ».3. La difficulté qu’ont certaines voix à se voir portées est éloquente.Ainsi en est-il du linguiste tunisien Rached Hamzaoui qui tente demontrer, depuis 1982, la dimension hétérogène de l’arabe classique.4. « Subjectivité, imaginaires et fantasmes des langues : la mise endiscours ‘épilinguistique’ », 2000 ; « Pour une nouvelle approchedes pratiques langagières », 2001a et « À la frontière des langues.Figures de la démarcation », 2001b.5. “Rethinking diversity and difference in French languagepractices”, 2008.6. Remarquons au passage que l’auteur emploie le terme depratiques langagières et non linguistiques dans son titre tout enfocalisant son attention sur l’hétérogénéité linguistique en évoquantla conception du langage et non pas celle de la langue. Mais,l’hétérogénéité est toujours constatée que l’on soit dans un registrede langue (il n’y a pas une manière de dire la langue) ou de langage(il n’y a pas une manière de dire dans une même langue).

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quotidiennes de la langue, il va encore plus loinque C. Canut en plaçant au centre « la diversitéet l’hétérogénéité linguistiques comme traitsconstitutifs fondamentaux et légitimes de lasociété française » (A. Le Nevez, 2008, 309 7).Il met en relief deux points caractérisant leséchanges et les sollicitations linguistiques etlangagières quotidiennes en France. D’abord, lefait qu’il n’y a pas que le français, mais unecoexistence avec d’autres langues commel’arabe et l’anglais. Ensuite, il montre qu’enfonction des origines et des influences, lefrançais est parlé différemment. Or, et c’est cequi a été affirmé plus haut, à ces différencessont attribuées des systèmes de valeurs et denormes : alors que la « reproduction d’unepratique standardisée [et] normative de lalangue nationale » est valorisée, la diversité estperçue « en termes négatifs : comme un manqued’instruction ou de compétence linguistique, unmarqueur stigmatisant de la différence sociale »(id., 2008, 310).

Cécile Canut (2001a, 393-394, n. 8) remonteau XVIe siècle pour expliquer l’instauration decette représentation de la différence :

Pour des raisons strictement politiques deconstitution ou de renforcement des Nations, lastandardisation des langues et la normalisation« par le haut » donne lieu dans de nombreuxÉtats à une homogénéisation à outrance, voire àune chasse à la variation et au plurilinguisme.Ainsi, en France, l’homogénéisation linguistiquetotale du pays, entamée au XVIe siècle par l’éliteet les politiques, s’est exercée à la fois sur leplurilinguisme (éviction de toutes les langues ouparlers autres que le français) mais aussi sur lesusages (imposition d’un bon usage, la langue del’élite, face auquel le seul espace possible estcelui de la faute).

Cette normalisation peut ensuite êtrerécupérée « par le bas ». En se basant sur unexemple de son terrain, C. Canut (2000, 83)montre comment cette standardisation a étéréappropriée par les acteurs sociaux. Elleanalyse en effet le discours d’un retraité, ancieningénieur et maire du village, mettant enévidence le fait que son discours est inscrit dansun registre valorisant une pratique linguistiquehomogénéisante et standardisée, celle du« français des Rois de France ».

Ce « français des Rois de France » témoignede l’instauration et de l’appropriation d’unenorme standard valorisée 8 qui dévalue

systématiquement toute autre forme devariation linguistique. Ce constat est vérifiéailleurs et en d’autres temps. Retenons, parexemple, l’étude de Paul K. Longmore (2007,514) : dans une perspective historique, cedernier montre comment, au moment de laconstruction des États Unis d’Amérique, l’élitea décidé de standardiser la langue développéedurant l’époque coloniale, soit la langueanglaise. Plus précisément, l’accent londonien aété considéré comme la bonnemanière de parleret toute diversification était alors considéréecomme « crise de la langue », « confusion »,« abus et corruptions ».

La mise en avant d’une manière de dirediscréditant toute forme de diversification va depair avec la mise en avant d’une langue qui endéconsidère d’autres dans des substratsmultilingues, qu’ils soient individuels ounationaux. Commençons par le premier cas,celui de multilinguisme familial, pour lequelC. Canut (2000, 91) fournit un exemplesymptomatique. Il s’agit d’un entretien effectuéauprès d’un homme d’une quarantained’années, chauffeur de taxi et motard de pressesportive. Il est de père occitan et de mèreespagnole. Étant lui-même monolingue franco-phone, son discours témoigne d’un tiraillement(voire d’une souffrance) « entre sa pratiquelinguistique monolingue de la « langue descolons », selon ses propres termes, [et] son désirde la langue occitane qu’il ne peut défendre quedans les discours ».

Cependant, l’exemple des descendants decouples mixtes constitue une exception et lamajorité des acteurs parlent spontanémentà partir d’une même langue. Généralement,comme le souligne A. Le Nevez (2008),l’hétérogénéité linguistique y est pratiquée demanière non consciente. En dépit dessollicitations linguistiques diverses observéesdans une échoppe de kebab, l’auteur note que« cette diversité semble passer inaperçue ».Contrairement aux politiques pour qui la langueconstitue un enjeu majeur (« un pouvoir socio-

Myriam ACHOUR KALLEL

7. C’est ma traduction. Voici l’extrait en anglais : “This paper [...]seeks to reframe linguistic diversity and heterogeneity asfundamental and legitimate constitutive features of French society”.Le reste des extraits sont traduits par moi.8. Pensée par l’élite selon C. Canut (2001, 394) comme « langueidéale et pure qui n’a jamais existé (Buruma, 2001) que dans leurimaginaire».

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symbolique »), et contrairement aux activisteset aux artistes pour qui « la langue devient deplus en plus un lieu d’engagementpolitique [...], cette conscience ne semble pasêtre reflétée, du moins explicitement, dansl’échoppe de kebab » (id., 2008, 312 9).

Or, si dans certains pays cette hétérogénéitépasse chez la plupart pour être inaperçue, dansd’autres, en revanche, la (les) langue(s)cristallise(nt) un véritable malaise sociologiquefaisant régulièrement l’objet de fortes revendi-cations identitaires et politiques. Bien qu’il n’yait plus de doute quant au caractère hétérogènede toute pratique langagière quelle que soit lasociété, le substrat social et politique de certainscontextes fait varier qualitativement le typed’hétérogénéité observée. Il est possible dedégager quatre facteurs contribuant à fairevarier les types d’hétérogénéité. Tout d’abord,dans les contextes où les langues font l’objet defortes revendications, l’hétérogénéité est loin depasser inaperçue, comme on l’a vuprécédemment, puisqu’elle réfère directementaux groupes sociaux et à leurs histoires socialeet politique. Ces derniers utilisent eux-mêmesle vecteur linguistique de manière tout à faitconsciente (pensons au statut du berbère et auxrevendications qui lui sont associées en Algérieet au Maroc 10 ; ou encore aux débats autour del’arabisation dans les trois pays du Maghrebcentral). Deuxièmement, cette conscience estteintée de souffrance. En effet, la question icin’est pas d’être conscient du pouvoir de lalangue et d’en jouer, comme peuvent le faire lesartistes dans les exemples fournis parA. Le Nevez, mais d’en porter douloureu-sement la marque. C’est ce qu’affirmentR. Bistolfi et H. Giordan (2002, 10-11) quiposent « la souffrance » comme faisant partiedes caractéristiques de la réalité linguistique enMéditerranée. Rien qu’en revenant aux écritsvariablement romancés de grands auteurscomme J. Derrida (1996), A. Memmi (1953),A. Khatibi (1971 et 1983) ou T. Salih (1983) 11,nous constatons à quel point les vécus et lesémotions liés à la langue ont marqué leursbiographies respectives. En troisième lieu,contrairement aux exemples cités plus haut où ilétait question d’une correspondance – certesimparfaite – entre langue pratiquée et languenationale, il est des contextes où cettecorrespondance est faible ou ambiguë. Parexemple, la langue arabe standard constitue la

langue nationale en Tunisie ; pourtant, elle n’estpratiquée que dans des circonstances officielles,les échanges quotidiens se déroulant en tunisienaccompagnés de mots de français. Enfin, ledernier facteur participant de la variation destypes d’hétérogénéités peut être formulécomme suit : l’hétérogénéité qui part d’uneseule langue (le français ou l’anglais, parexemple) ne peut être similaire à celle oùplusieurs langues coexistent en même temps.Or, au Maghreb, coexistent l’arabe standard, lalangue parlée communément désignée par leterme de « dialecte national », le berbère(surtout en Algérie et au Maroc) et le français.

Ces quatre caractéristiques différencient lestypes d’hétérogénéités liées aux questions delangue. Les quatre sont attestées dans les paysdu Maghreb où les enjeux de la questionlinguistique suscitent des passions importantes.Je me focaliserai, dans la partie qui suit, sur lecas tunisien pour exposer les développementshistorico-politiques liées à la coexistence destrois langues présentes sur le terrain : l’arabestandard, le français et le tunisien.

Passions linguistiques

En Tunisie, le rapport aux trois langues envigueur constitue un problème récurrent. Celui-ci se manifeste à travers, d’une part, les enjeux

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9. “While many politicians and policy makers are acutely aware ofthe importance of language as a site of socio-symbolic power, andlanguage is increasingly becoming a site of political engagement foractivists and artists, this consciousness does not seem to bereflected, explicitly at least, in the kebab shop”.10. Consulter notamment Abdellah Bounfour qui a consacré unouvrage de référence sur ce point, Le nœud de la langue (1994).11. Derrida (1996, 14) confie : « [...] jamais cette langue, la seuleque je sois ainsi voué à parler, tant que parler me sera possible, à lavie à la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne.Jamais elle ne le fut en vérité. Tu perçois du coup l’origine de messouffrances, puisque cette langue les traverse de part en part, et lelieu de mes passions, de mes désirs, de mes prières, la vocation demes espérances » ; ou encore T. Salih (1983, 53) : « Nous autresarticulions les mots anglais comme des mots arabes, incapablesd’enchaîner correctement deux sons. Moustafa Saïd, lui, tordait labouche, tendait les lèvres, et lesmots sortaient comme d’une boucheanglaise. De haine envieuse et admirative à la fois, nous l’avionssurnommé “l’Anglais noir”. La langue anglaise, alors, était la clef del’avenir. Point de salut sans elle ». Soulignons que la liste desécrivains maghrébins s’étant directement ou indirectement exprimésur les usages linguistiques est bien longue. S’y ajoute la littératureproduite dans et sur d’autres contextes, notamment celle relative aucréole et au français. Songeons notamment à la très riche productiond’auteurs commeAimé Césaire, Edouard Glissant ou encore PatrickChamoiseau. Pour mieux comprendre les pratiques linguistiques,des études croisées entre les deux terrains peuvent d’ailleurss’avérer fort salutaires.

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croisés des différentes politiques linguistiqueset, d’autre part, ceux des divers groupes sociaux.En fonction des rapports avec l’une ou l’autredes trois langues, ces groupes formuleront, avecplus ou moins de hargne, des revendicationsliées aux usages de chacune d’elles.

La langue arabe standard : entre choixpolitique et extériorité sociale 12

Le standard comme choix politiqueLa langue arabe standard, aussi nommée

classique ou littéraire, désignée en arabe paral‘arabiyya al foshâ, est la langue de l’Étattunisien, selon l’article premier de laConstitution 13. Mais, pour qui voudraits’arrêter sur cette dénomination, il y a matière àréflexion, comme l’a montré le juriste Yadh BenAchour ; car la langue tunisienne est aussi,malgré ses influences européennes et berbères,essentiellement basée sur la langue arabestandard, et le tunisien est considéré comme del’arabe. Si bien que l’on pourrait prolonger laréflexion de Y. Ben Achour (1995, 100)lorsqu’il souligne :

En posant sous forme de norme que la languearabe est [...] la langue “nationale” ou“officielle”, les constitutions ne disent pasclairement de quel arabe il s’agit. Mais,implicitement, on comprend qu’il s’agit del’arabe classique, l’arabe de tous les Arabes.

Il est clair qu’il s’agit là moins d’uneimprécision constitutionnelle que d’uneprovocation intellectuelle utile exprimée par lejuriste puisqu’il est évident que, tant politique-ment que communément, le tunisien n’a jamaiseu le statut de langue. Employer, en politique, lemot « langue » renvoyait donc nécessairementnon pas au tunisien mais à l’arabe standard.Ceci nous amène directement aux considéra-tions historico-politiques de cette langue.

La langue arabe s’est installée en Tunisielors de l’arrivée des Arabes en Tunisie, auVIIe siècle. Son instauration se poursuivit lors del’invasion des nomades arabes Beni Hilâl, auXIe siècle. Toutefois, plusieurs langues ontpresque toujours cohabité dans le pays, et leplurilinguisme y a toujours été présent 14. Outrele passage de plusieurs civilisations marquantes(avec les Amazigh, les plus anciens habitants, ily eut notamment les Phéniciens, les Romains,puis les Espagnols, les Turcs), les échanges

commerciaux en Méditerranée imposaient deséchanges linguistiques dont la langue franque alongtemps constitué un outil salutaire. Loind’avoir été vécue comme une attaque, uneintrusion ou encore un délitement identitaire,espagnol, berbère, arabe ont coexisté, des sièclesdurant, assez paisiblement. La forme la plusparoxystique de cette souplesse linguistiqueétant la langue franque à laquelle JocelyneDakhlia (2008) vient de consacrer un ouvrage.

Comme l’avancentA. Naffati etA. Queffelec(2004, 4), « la Tunisie du XVIIIe siècle seprésente donc comme un pays multilingue, dotéd’un pôle dominant chamito-sémitique (arabe etamazigh) et d’un pôle minoritaire roman(lingua franca, italien et autres languesromanes) ». La langue arabe avait, pour sa part,un rayonnement important au moins jusqu’à lafin du XIXe siècle pour certains (G. Ayoub,2002). Toutefois, c’est au IXe siècle que, « selontous les historiens de la langue, la ‘arabiyyamédiévale était devenue essentiellement unelangue de culture, l’insigne d’une [...] élitequ’elle contribuait à instituer » (G. Ayoub,2002, 33). Jusqu’au XIXe siècle, seule la languearabe standard était enseignée dans les écoles.

Les premiers enseignements en languesfrançaise et italienne sont dispensés dès lapremière moitié du XIXe siècle (à partir de1840), dans une école tunisienne (l’écolepolytechnique du Bardo), en tant que « languesétrangères », et plus tard au collège Sadiki.Après l’instauration du protectorat français, lesécoles et collèges tunisiens en langue françaisese multiplient 15. Dès cette époque, lareprésentation “positive” liée la languefrançaise aurait déstabilisé l’ascendant socialassocié à la langue arabe classique. Le françaisétait alors « la seule langue de la culture et del’administration. L’élite autochtone avait adoptéla culture française et il pouvait arriver que

Myriam ACHOUR KALLEL

12. Je ne différencie pas les types d’arabe écrit et les nomme demanière indifférenciée arabe standard et arabe classique. Certainsauteurs différencient l’arabe standard de l’arabe classique. C’est lecas par exemple de M. Ennaji, 2005.13. Article premier dans lequel l’on retrouve l’idée d’unité entre lestrois principes : « La Tunisie est un État libre, indépendant etsouverain: sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime larépublique ».14. Voir notamment les études publiées sous la direction de J. Dakhlia(2004), ainsi que celles menées par H. Naffati etA. Queffélec (2004).15. Pour un témoignage sur un vécu de ces enseignements, consulterl’ouvrage de M. Talbi et G. Jarczyk (2002) dans lequel M. Talbirelate son expérience personnelle dans l’une de ces écoles.

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certains de ses membres n’eussent point lamaîtrise du dialecte » (G. Ayoub, 2002, 40).Si bien qu’à l’indépendance du pays en 1956, etmalgré l’institution de l’arabe standard commelangue nationale, la langue française devaitconserver une aura sociale fortement installée.Cependant, la « compétence bilingue [...] étaitprônée dans l’école et considérée comme unavantage majeur dans la société » (id., 2002,41). Plus encore, rapporte F. Laroussi (2003,146 16), pour « Bourguiba, le bilinguismeféconde la culture locale dans tous ses aspectset permet le développement de la langue arabeen lui apportant une complémentaritéenrichissante ». Différemment de l’Algérie oùla politique linguistique insistait quasiexclusivement sur l’arabe classique en excluantle français 17, la Tunisie a adopté une autrestratégie : d’un côté, la maîtrise du françaisparce qu’il devait permettre l’accès auxsciences et à la « modernité » et, de l’autre, lamaîtrise de l’arabe parce que c’est la langue del’identité nationale et de la citoyenneté.

Au moins trois arguments ont motivé lechoix de l’instauration de l’arabe classiquecomme langue nationale : en premier lieu,l’idée que ce dernier devait constituer un outilde consolidation nationale (tunisienne) etrégionale (maghrébine et arabe), unissant etnourrissant à la fois des citoyens fraîchementdécolonisés. En deuxième lieu, il s’agissait deconstituer, par cette cohésion même, une forcevenant contrer les élans de la dominationeuropéenne. D’ailleurs, plusieurs tendancespolitiques parfois paradoxales s’étaientaccordées sur ce statut de l’arabe standard :F. Laroussi (2003) montre la part idéologiquedes nationalismes arabes (nassérisme etbaasisme) et de l’islamisme politique dans leschoix politico-linguistiques. Enfin, et entroisième lieu, l’argument de la sacralité de lalangue arabe comme langue du religieux et duCoran a été (et continue à être) fortementmobilisé pour renforcer sa légitimitéinstitutionnelle. Dans son étude sur les discoursdes berbérophones au Maroc, S. Bennis (2001,642) rapporte cet extrait éloquent d’un entretienmené avec un berbérophone :

L’arabe est mieux que la chelha [la langueberbère] car c’est la langue par laquelle tu vasrépondre à l’ange de la mort, et c’est avec l’arabeque tu vas répondre devant Dieu.

Malgré cet accord sur le statut de la languearabe, les complexités et les vicissitudes liéesaux usages linguistiques ont abouti à l’expressionde malaises sociaux extrêmement forts, dont lamanifestation la plus symptomatique est sansdoute celle des mouvements d’arabisation.

L’arabisation et ses contrecoupsLa politique linguistique a opéré un

tournant vers la fin des années 1970 où desvoix nationalistes s’étaient élevées prônant leretour à l’arabisation, le français étantdorénavant perçu comme une languehégémonique, occidentale et colonisatrice. Unecampagne de réforme linguistique a étéengagée et l’arabe a pris le pas sur le français.Cette politique a été différemment menée parles trois pays duMaghreb. L’Algérie est le paysoù cette politique a été la plus poussée, alliantun surinvestissement de l’enseignement del’arabe standard (produisant des bacheliers enarabe) à un rejet exacerbé du français. Sansdoute, ce positionnement est à mettre enrapport avec la désignation de l’arabe standardcomme langue étrangère en 1936. Quant auMaroc, pays où le protectorat français a été leplus court, dès la fin des années 1980 « lesystème éducatif d’État était complètementarabisé, comme l’étaient de larges sections del’administration » (D. Marley, 2004, 31 18).Dans le même temps, « le français a continué àêtre utilisé dans plusieurs domainesimportants » (id.). En Tunisie, malgré larelative souplesse assumant le bilinguismedans le processus même d’arabisation(G. Granduillaume, 2004, 76), la langue arabe areprésenté un puissant outil idéologique tantnational que religieux. Mohammed Kerrou(1997, 94) considère que la langue arabe a été« l’unique biais par lequel les Maghrébinssauvegardent ou croient sauvegarder ce quireste de leur identité grignotée par la modernité ».

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16. Voici l’extrait du discours de l’ancien président de la Républiquetunisienne : « User du français ne porte pas atteinte à notresouveraineté ou à notre fidélité à la langue arabe mais ménage unelarge ouverture sur le monde moderne. Si nous avons choisi lefrançais comme langue véhiculaire, c’est pour mieux nous intégrerdans le courant de la civilisation moderne et rattraper plus vite notreretard » (cité par F. Laroussi, 2003, 146).17. Cette (ré)action était probablement une nécessité institutionnellequi n’était sans doute pas sans rapport avec le fait qu’en 1936,l’arabe classique a été déclaré langue étrangère en Algérie(G. Ayoub, 2002, 41).18. Traduction de Myriam Achour Kallel.

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Cependant, le processus d’arabisation n’apas toujours servi l’objectif attendu. Troisexemples suffisent à montrer ces atterrissagesinvolontaires. L’arabisation, initialement initiéepour contrecarrer la langue française, aparadoxalement contribué à renforcer l’usagede cette dernière. Pour S. Rabeh (1999), ce n’estpas tant l’arabisation en tant que telle que lesmoyens de son instauration qui ont poséproblème. Car ce sont des enseignants duMoyen-Orient peu formés qui devaient assurer,après l’indépendance algérienne, l’arabisationscolaire, faisant de ce projet d’arabisation une« pâle “orientalisation” » (id., 1999, 8) et nerépondant pas aux besoins sociaux de l’époque.Le même auteur poursuit (ibid.) :

Cette première expérience [...] s’est avéréeincapable de répondre à une attente linguistiquesolidement ancrée dans une exigence de modernitéd’une part, et de satisfaire une demande socialede remplacement de l’usage de la langue françaisepar l’usage de la langue arabe d’autre part.

Cet échec de l’établissement de la languearabe a conduit à une résurgence de la languefrançaise. S. Rabeh le résume en ces termes (id.) :

La confirmation (sociale) de la langue françaises’est fondée sur les intentions (politiques) de soninfirmation.

Un deuxième exemple se base sur cettequestion de la formation des enseignants et surl’établissement des programmes scolaires pourmontrer l’échec de l’arabisation. Ces derniersn’auraient pas permis aux élèves d’acquérir unniveau convenable ni en français ni en arabestandard. Des auteurs évoquent même la notionde « semi-linguisme », en référence à la faiblecompétence des acteurs supposés bilingues(D. Marley, 2004, 34 ; 2005, 1491), ou encorede « semi-linguisime double » pour qualifierl’alternance codique 19.

Enfin, la révision de la politique linguistiqueau Maroc, en 2000, illustre également lescontinuels réajustements de la politiqued’arabisation. Le royaume marocain s’étaitaperçu que les objectifs d’arabisation n’avaientpas été atteints puisque le français continuait àêtre utilisé et que lesAmazigh portaient de plusen plus haut leurs protestations linguistiques.Dans l’instauration de l’arabisation, lespolitiques n’auraient pas pris en compte « lanature multilingue du pays » et le « désir

d’ouverture vers le monde extérieur [...]qu’offrait la langue française » (D. Marley,2005, 1489).

En somme, ces constats ont donné lieu à uneréforme linguistique reformulant l’arabisation,visant à réintroduire autrement les langues dansl’éducation. Tant l’amazigh que le français onteu leur place dans cette nouvelle réforme quiinsiste sur trois points : « “le renforcement etl’amélioration de l’enseignement de l’arabe”,‘‘la diversification des langues pour l’enseigne-ment de la science et de la technologie” et une‘ouverture vers le tamazight” » (D. Marley,2004, 31). Alors que l’ancienne politiquelinguistique ignorait la langue amazigh etexcluait les autres langues au profit de l’arabedans l’éducation, un virage est opéré par cetteréforme. Cet exemple avec les deux premiersconfirme le constat que l’arabisation demeure un« processus inachevé » (J.-Ph. Bras, 2004, 555).

Expériences théâtrales et extérioritéde l’arabe standard

Ce processus est directement lié aux usageset aux domaines couverts par la langue arabe. Ilne faut pas omettre cependant, comme lerappelle Ayoub, que, d’une part, au XXe sièclecette langue a considérablement évolué ententant la recherche de l’expression plutôt quela correction. Et que, d’autre part, elle est encours de devenir internationalisée, malgré desdifférences au niveau des terminologiesadministratives qui restent relatives à l’histoirede chaque pays 20. Elle n’en demeure pas moinsune langue écrite et une langue d’élite (Y. BenAchour, 1995 ; A. Filaly-Ansary, 1999 ;M. Kerrou, 1997 ; A. Naffati et A. Queffelec,2004). C’est la variété « haute » (high) parrapport à la langue tunisienne, variété « basse »(low), selon la terminologie de Fergusoncaractérisant les situations de diglossie.D’ailleurs, plusieurs auteurs dénoncent le choixde l’arabisation comme un système favorisantle retour en force des anciennes élites déchuespar la colonisation. La langue arabe est absentedans les échanges quotidiens et son appren-

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19. La terminologie est de Skutnabb-Kangas et Toukomaa’s (1976).Elle a été utilisée par Fitouri en 1983 (cité par S. Lawson etI. Sachdev, 2000, 1345).20. Voir G. Ayoub (2002, 38) ou encore la fine étude d’ElisabethLonguenesse (2005).

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tissage commence dans les écoles au cours de lasocialisation secondaire 21. De fait, elle restedifférente dans les imaginaires et les émotionsde la langue tunisienne. Le cas du rapport entrethéâtre et langue, en Tunisie, nous permetd’illustrer cette extériorité de l’arabe standard.

Dans un article sur l’usage des langues dansle théâtre tunisien, H. Djedidi (2006) soulignequ’en dépit de l’utilisation de l’arabe standardet du français dans le théâtre tunisien, c’est lalangue tunisienne (qu’il nomme « le dialectal »)qui reste la plus utilisée. Il se réfère notammentà Fadhel Jaïbi ou à Taoufik Jebali, des metteursen scène célèbres, pour insister sur l’importancede la langue tunisienne dans l’art dramatique dupays. Quant à la langue arabe standard, selon lemême auteur (id., 2006, 295) :

[Elle n’est pas celle dans laquelle le public]rêve [ou] exprime ses sentiments et ses pulsions.[Elle] pose un réel problème de vraisemblance,or l’on sait combien la vraisemblance estnévralgique au théâtre, parce que c’est elle quiassure l’illusion théâtrale nécessaire aufonctionnement du plaisir. Le Tunisien qui parlel’arabe [standard] sur scène produitimmédiatement un effet de distanciation du faitque ce n’est pas dans cette langue qu’il al’habitude d’exprimer l’essentiel de sesémotions.

Malgré cet important fossé affectif etimaginaire entre les deux langues, et en dépitdes multiples modifications des politiqueslinguistiques et de l’évidence de l’extériorité del’arabe standard, ce dernier a été maintenu. Saconservation comme langue nationale, audétriment de la considération des autres languesmaternelles au Maghreb (amazigh ou les autres« langues maternelles nationales » 22) a étéinterprétée comme étant un facteur empêchant,directement ou indirectement, l’accès à ladémocratie. Pour Y. Ben Achour (1995, 102),« le problème linguistique est la questionconstitutionnelle la plus grave au Maghreb ».Elle empêcherait l’accès à la démocratie pourdeux raisons : d’abord, parce que sa maîtrise parune faible partie de la population rendimpossible un véritable débat politique, faute desupport linguistique commun. Ensuite, parcequ’étant langue écrite et non pas parlée, sonutilisation romprait presque la possibilité decommunication entre le pouvoir et les citoyens.Le rapport entre le statut de l’arabe standard etla démocratie est aussi abordé par Jean-Philippe

Bras. Pour lui, instaurer un multilinguismeéquivaudrait à permettre une pluralité dereprésentations et donc, à autoriser la liberté depensée 23.

En définitive, la situation de l’arabestandard, en Tunisie, demeure ambivalente.D’abord considérée comme langue salvatrice etconstitutive du citoyen, elle n’a finalement paspermis cette cohésion dans la mesure où elle estrestée une langue d’élite, écrite, et extérieure àces citoyens. Quant au français, vis-à-visduquel il était question qu’elle triomphe, il n’apas été évincé par elle. D’autres passionsentrent en jeu pour le mobiliser ou ledémobiliser en fonction des contextes.

La langue française : heurs et malheurs

Si les pays du Maghreb ont eu une histoireriche d’un point de vue linguistique, parl’utilisation en leur sein de l’espagnol(notamment à travers les Morisques), del’italien, du maltais ou de la langue franque,c’est le français qui est aujourd’hui prégnantsocialement et politiquement. La mémoirelinguistique a fait son travail de tri et a retenu decette cohabitation la langue qui prévalait àl’époque coloniale. Une littérature« d’expression française » a fleuri durant ledernier siècle témoignant de cette incorporationdu français dans l’expression et la présentationde soi 24. Sans doute, l’un des auteurs les plusmarquants a été le Marocain A. Khatibi (1983)avec Amour bilingue, mais aussi les TunisiensA. Meddeb, H. Béji et bien d’autres encore.

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21. Là aussi, une comparaison sur le statut formel et les pratiquesdes langues serait fort utile entre le Maghreb et l’île de la Réunionpar exemple, où le créole est langue maternelle et le français estappris lors de la scolarisation. Le créole étant « largement basé surla langue française », il est à comparer avec le tunisien en tant quevariété basse relativement au français, variété haute. Pour plus dedéveloppements, cf. C. Ghasarian, 1998.22. Par « langues maternelles nationales », j’entends les languesétablies dans les pratiques, différentes des langues nationales,établies par des politiques. C’est le tunisien parlé en Tunisie,l’algérien en Algérie et le marocain au Maroc.23. Il en est de même pour les conversions religieuses : les textesconstitutionnels l’autorisent, mais celles-ci restent, dans les faits,condamnables par les autorités. Permettre la conversion religieusec’est permettre l’établissement d’une diversité d’univers de sens etdonc, autoriser la pluralité de croyance, cf. M. Achour Kallel, 2008.

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Bilinguisme heureux ou souffrance linguistiqueCette cohabitation entre arabe et français a

été différemment décrite par les auteurs. Tantôton y voyait un bilinguisme riche et heureuxtantôt, au contraire, on y percevait un obstaclemajeur à l’épanouissement politique, social etculturel des pays duMaghreb. J. Dakhlia (2000,41) souligne que la Tunisie, creuset de languesdiverses, est reliée à d’autres langues que lefrançais, comme la langue franque ou l’italien,insistant sur le fait que :

Le phénomène de métissage linguistique [...] estbien antérieur [à la période coloniale] et ce n’estque par une forme de fiction que l’on peutconcevoir le rapport colonial comme le point dedépart de ces contacts de langues.

Ainsi, en se basant sur la littérature dited’expression française, elle montre lesemprunts des auteurs à la langue franque parl’emploi de mots tels que Phantasia, mantèque(dans Une odeur de mantèque) ou Talismanodans les titres de leurs romans. Dans le mêmetemps, elle s’étonne de l’ostracisme de cesmêmes auteurs envers cette référencelinguistique, ces derniers articulant toujoursleurs pratiques linguistiques autour de laquestion de la langue française relativement àleur arabophonie.

Si, comme le note J. Dakhlia, « la mémoiren’est pas seulement ce dont on se souvient, maisla langue dans laquelle on se souvient », il estclair que la langue franque, par son utilisation –même non consciente –, fait partie de cettemémoire linguistique non évoquée. Enrevanche, la mémoire en tant que « ce dont onse souvient » fait largement ressortir la languefrançaise comme langue faisant sens (positif ounégatif) chez les acteurs concernés. Ainsi, deuxquestion doivent être différenciées : c’est unechose de chercher à savoir à quand remontentles contacts linguistiques, c’en est une autred’inverser le problème pour commencer àinterroger des pratiques et des vécus, pourcontradictoires qu’ils soient. En réalité, lesgroupes sociaux se souviennent moins qu’ilsassocient, et ces associations sont dépeintes parde nombreux écrivains comme relevant deregistres fort ambivalents souvent exprimantdes douleurs linguistiques. Ces derniersoscillent entre le souci d’intégrer la languefrançaise et celui de s’en démarquer par lerecours à un modèle d’authenticité arabophone 25.

De fait, la dénomination de la langue françaisecomme langue étrangère est souvent signalée ausingulier, témoignant d’un « étranger défini »,comme le décrit le juriste algérien R. Babadji(1990, 211). Cet acte manqué grammaticalapparait aussi dans les textes législatifs écrits enarabe dans lesquels le terme de « langueétrangère » est précédé d’un article défini (‘bial-lughati al-ajnabiya) (id.). Ainsi, la languefrançaise devient l’étrangère par excellence,moins par son extériorité que par sa proximité(G. Grandguillaume, 2003, 73 ; Y. Ben Achour,1995, 95-96).

Le français : langue coloniale ?De cette ambivalence traduisant un malaise

linguistique à une considération plus frontale durapport au français, la distance a pu être franchie.L’emploi et les implications de la languefrançaise et de la langue arabe continuent àalimenter les débats 26. Le français est considéré,dans certains cas, parfois dans le même tempsque son usage, comme une menace pourl’intégrité nationale. Cette posture est répercutéedans le domaine de la presse, où certainsarticles déplorent la forte utilisation du françaisen Tunisie, mais aussi dans des travauxscientifiques. Dans son ouvrage, rédigé enanglais, sur le multilinguisme au Maroc, MohaEnnaji (2005, 231 27) souligne l’importance,dans la nouvelle charte éducative de son pays(2000), de l’intégration des langues étrangères(l’italien, le français ou l’anglais) en mêmetemps que les langues arabe et berbère. Selon lui,son bon accomplissement permettrait d’atteindre

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24. La formule même de « littérature d’expression française » est àinterroger dans la mesure où elle peut être différemmentinterprétée : contient-elle les traces d’un rapport douloureux aucolonisateur (pour J. Dakhlia, 2000, c’est ainsi que certains laconçoivent) ? Et donc, constitue-t-elle une reformulationdouloureuse de l’identité ? Ou signifie-t-elle, comme le suggèreA. Memmi (2001), que seule l’expression est française, l’identitérestant fortement maghrébine puisqu’il insiste sur l’identitémaghrébine de cette littérature d’expression française. Notons quecette littérature a été désignée par H. Salha et H. Hemaïdi (1997, 6)par « littérature d’impression française ».25. Consulter à ce propos l’article critique de J. Dakhlia (2000),relatif aux rapports d’écrivains maghrébins d’expression française àla question linguistique.26. Certains parlent de « lutte culturelle » (M. Kerrou, 1997, 83).D’autres auteurs se sont penchés sur ce même sujet commeC. Taine-Cheikh (1994) pour la Mauritanie ; G. Grandguillaume(2004) pour l’Algérie.

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« un consensus national sur la questionlinguistique […] pour éviter la totale dominationde la culture française et occidentale ».

L’idée du français comme languehégémonique et outil incontestable au temps dela colonisation est débattue ailleurs, en Côted’Ivoire par exemple où le français est langueofficielle. J. Kouadio N’Guessan (2007, 72)met en évidence le rapport entre colonisation etpromotion du français, bien exprimé par cetextrait, cité par l’auteur, d’un discours de JeanJaurès en 1884, dans lequel l’homme politiquefrançais souligne l’importance :

de songer avant tout à la diffusion de notrelangue : nos colonies ne seront françaisesd’intelligence et de cœur que quand ellescomprendront un peu le français […]. Pour laFrance […], la langue est l’instrument de lacolonisation.

Toutefois, l’auteur ne s’arrête pas à larécupération de cette vérité historique maisconsidère la question linguistique à partir despratiques contemporaines. Celles-ci font surgirune nouvelle manière de parler français, lenouchi, né dans les années 1980, dont levocabulaire se réfère tant au français standard,au français « populaire ivoirien » qu’auxlangues ivoiriennes. De fait, l’auteur souligneque le français, bien qu’installé de manièrehégémonique, a été réapproprié par lesIvoiriens sous cette nouvelle forme linguistiquequ’est le nouchi, faisant, conclut-il, « de lalangue française une langue véritablementivoirienne, cohabitant avec les languesnationales dans une francophonie qui se veutdésormais plurielle » (id., 2007, 84).

Cette souplesse d’analyse n’est pas toujourspartagée. Par exemple, le sociolinguisteKeisuke Kasuya (2001) décortique lesstratégies par lesquelles la langue française adominé à travers les démarches de politiquelinguistique entreprises dans « l’impérialisme etle colonialisme du passé ». Un prolongement decette volonté « d’hégémonie impérialiste » estmanifesté, selon l’auteur, par la francophonie,motivé par la double menace de la perte descolonies (la francophonie étant née la mêmeannée que l’indépendance algérienne en 1962)et celle de la montée en puissance de la langueanglaise. Considérant une démarche politique,l’auteur n’aborde pas le problème des pratiqueslinguistiques en usage.

Car, malgré des politiques linguistiquesoffensives, plusieurs travaux s’accordent àmontrer qu’au niveau des pratiques, le françaistrouve davantage sa place dans les échangesquotidiens au Maghreb que l’arabe standard 28.Ces travaux, en parlant de bilinguisme oud’alternance codique pour décrire les typesd’échanges linguistiques, rendent compte de lafaible présence de l’arabe standard dans leséchanges usuels. Citons notamment l’étudepsychosociale de S. Lawson et I. Sachdev(2000), portant sur les dimensions attitudinaleset comportementales de l’alternance codique.En croisant trois méthodologies différentes, lesauteursmettent en évidence le recours bien plussignificatif au français qu’à l’arabe standarddans les échanges. Remarquons toutefois queces conclusions peuvent être renforcées par ladilution de l’arabe standard dans les languesparlées, ce qui induit une difficulté pour ledétecter, au profit du français. Aussi peut-ilsembler plus évident (car plus facile) dedistinguer le français que l’arabe standard dansles échanges linguistiques. Par ailleurs,soulignons que cette dernière étude a été menéedans la ville de Sousse. Menée ailleurs,l’enquête aurait pu avoir des résultats différents.En effet, les faibles ressources induisent unefaible scolarisation et entraînent une faiblemaîtrise du français. Dès lors, ne serait-il paspossible que l’alternance codique engagedavantage l’arabe standard que le français ?Cette hypothèse met en relief l’inégalité de ladistribution des connaissances rendant ainsi lamaîtrise de la langue française une affaired’élite.

Le tunisien : une langue ?

Du « petit arabe »La langue tunisienne, politiquement posée

comme « dialecte », est souvent sous-évaluée.D’une part, elle est considérée comme la variété« basse » de la diglossie arabe standard / arabetunisien, d’autre part, elle est souvent dépeinte

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27. Traduction de Myriam Achour Kallel.28. Pourtant, pour G. Ayoub (2002, 50), nous serions, depuis leXXe siècle, dans une constellation unique dans l’histoire. En sebasant sur les évolutions historiques liées à l’établissement deformes lexicales et grammaticales assouplies, l’auteur conclut :« Jamais, dans le passé, la langue de l’écrit et celle de l’oral nefurent si proches et si intriquées ».

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comme un impur patchwork. Ses originesmultiples (française, berbère, arabe standard,maltais, espagnol, langue franque) ne sont pasconsidérées dans leur concrétude maisexpriment souvent un caractère hybrideanormalisé. Comme s’il était suggéré qu’unelangue pouvait être pure et s’auto-engendrer.C’est en ces termes que H. Djedidi (2006, 292-293) qualifie la langue tunisienne – qu’ilnomme « dialectal » tout au long de son article :

Cette langue dans laquelle les Tunisiensexpriment et libèrent leurs pulsions, c’est-à-direle dialectal, autrement dit ce patchwork où leberbère, le turc, l’italien, le français font bonménage avec un arabe approximatif et relâché etdont la rhétorique mêle dans un mélange à lalimite du surréalisme les registres du gastro-nomique, du sacré et de l’obscène.

M. Kerrou (1997, 77) corrobore cettedescription de la langue tunisienne :

Cette langue parlée ou dialectale est perçue parl’élite arabophone et arabiste comme altérée etdéformée bref vulgaire ‘amiyya. Banni par lesAcadémies de langue arabe, notamment par lecourant intégriste linguistique afin d’éviter lesschismes, le dialectal est mal vu, méprisé par lesélites savantes qui pourtant en usent dans leur viequotidienne tout en l’hybridant avec leursvocables savants.

Pour l’auteur, c’est précisément ce lienontologique entre l’arabe standard et le tunisienqui est en cause. Parce que la langue tunisienneest jugée d’après la norme de l’arabe standard,elle devient dépréciée, ce serait du « petitarabe » pour paraphraser l’expression deC. Ghasarian (1998). Une comparaison peutêtre faite avec le créole en usage dans l’île de laRéunion qui, s’étant formé à partir du français,est aussi perçu comme du « petit français »,« plein de fautes ». Cette perception est décritepar C. Ghasarian comme un « problèmepsychologique », mais ayant incontestablementd’importantes répercussions psychosociales etpolitiques.

Évidence sociologique contre voile institutionnelUn deuxième argument contribue à la

dévaluation de la langue tunisienne, celui deson caractère oral. Non écrite, elle nepossèderait pas d’assise institutionnelle. Deuxexemples de terrain éclairent ce constat. Lepremier nous vient des réactions suscitées par la

création de la première radio privée, MosaïqueFM. Alors que les autres radios privilégientl’usage de la langue française (Radio TunisChaine Internationale ou RTCI) ou de l’arabestandard (la Radio nationale et, dans les années1990, la Radio des jeunes), la stratégielinguistique de la chaîne Mosaïque FM a ététout autre. Cette dernière a fait le choixd’employer la langue tunisienne telle qu’elle estcommunément parlée, c’est-à-dire en luiincorporant le français et l’arabe standard.Malgré le succès de cette station radiophoniqueen termes d’audience 29, celle-ci a fait l’objet denombreuses critiques négatives sur la langueemployée. Retenons par exemple cet extraitd’article paru dans l’hebdomadaire tunisien delangue française, Le temps, où l’auteur, B. BenHenda, dénonce :

[Cette] langue tellement hybride et bâtarde [...].Car ce n’est pas tout à fait de l’arabe ni tout à faitdu français ni du véritable anglais ni de l’italienpur ni de l’espagnol qui coule de souche, nimême du tunisien authentique ! C’est tout cela enmême temps et rien de vraiment identifiable 30.

Il appuie ses commentaires d’exemples demots utilisés à la radio, des mots répandus dansles échanges linguistiques quotidiens mais quin’avaient pas droit de cité dans les autresradios. Bref, les choses se passent comme sil’on n’a découvert la langue tunisienne quelorsqu’elle a été déplacée du registre de l’oraldésinstitutionnalisé à celui de l’oral assumé etprésent.

Un deuxième exemple est fourni par l’imamMohamed Machfar qui, depuis 2008, a apportéun nouveau style 31 à son prêche, notamment eny introduisant les structures du parler tunisienquotidien. Son choix linguistique lui a aussi valudes désap-probations. Citons-en deux : lapremière est exprimée dans un article intitulé

Myriam ACHOUR KALLEL

29. D’aprèsMagharebia.com : « Avant l’arrivée de Radio Mosaïquesur les ondes, seulement 20 % de la population déclaraient écouterla radio publique. Aujourd’hui, selon les chiffres de MédiaScan, cesont près de 50 % des Tunisiens qui écoutent la radio de manièrerégulière. Plus de 75 % d’entre eux écoutent exclusivement RadioMosaïque », http://www.magharebia.com/cocoon/awi/xhtml1/fr/features/awi/reportage/2007/04/13/reportage-01, consulté le12 octobre2009.30. http://www.babnet.net/forum/viewtopic.php?t=124 ; consulté le12 octobre 2009.31. J’emploie la notion de « style » dans le sens qui a lui a étéconféré par Bruno Martinelli (dir., 2005) notamment à partir del’anthropologie de la technique et de l’esthétique.

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« Le cheikh Machfar en djellaba rose » 32, etpublié sur la page web d’informationstunisiennes Babnet : de façon symptomatique,l’auteur de cet article y rend incrédible, nonseulement la manière de parler, mais aussi leschoix de couleurs du cheikh en matière d’habil-lement. Une autre désapprobation, exaspérées’est traduit par la constitution d’un groupe surle réseau Facebook et intitulé : « Pour queMohamed Machfar nous fiche la paix ! ». Parmiles arguments cités figure en bonne placel’inadéquation de la thématique traitée (religieuse)avec le support linguistique, l’usage de cedernier étant jugé inapte et indigne de l’éloquenceet de la distinction requise pour un cheikh 33.

Au final, alorsmême que le tunisien demeureune langue de communication et d’expression, etque les échanges quotidiens se font essentiel-lement en langue tunisienne, tout en ayantrecours aux deux autres langues, arabeclassique et français, il apparaît que l’intégrationdu tunisien dans le domaine religieux pose,collectivement, problème. Ainsi en est-il dans ledomaine public de la radio ; car, accepter dedéplacer la langue tunisienne dans le registrereligieux ou, plus généralement, dans undomaine public, serait la reconnaître institution-nellement 34. C’est ce qu’entend Y. Ben Achour(1995, 102) lorsqu’il qualifie « notre situationlinguistique [de] celle du présent-absent, del’absent-présent ; du vivant-mort, du mort-vivant ». Il développe son idée par cetteexplication assez poignante (id.) :

La langue présente, matricielle et vivante reçoit,par pur volontarisme, le statut constitutionneld’un absent, alors que la langue absente, qui avidé les lieux de la domesticité, du commerce,des loisirs, des sentiments, du plaisir, du crime,de la vertu, des réseaux primordiaux decommunication notamment le berceau, se voitoctroyer le statut constitutionnel du présent.

De nouveaux rapports ?Le domaine artistique est également un

espace où le caractère vivant et expressif de lalangue tunisienne est révélé. Aujourd’hui, eneffet, nous voyons éclore, en profusion, denouvelles créations dont la langue constitue lesupport principal. Tel qu’en un laboratoire, lalangue y est de plus en plus disséquée,expérimentalisée, sciemment hybridée, parfoisde manière provocante comme c’est le cas de lamusique à tendance revendicative du rappeur

Extrajenro, le Tunisien du groupe espagnolDelahoja. Aussi critique que le précédent,quoique plus révérencieux dans son choixlexical, Balti, autre rappeur tunisien, traite desmêmes questions politiques et sociales, et élargitson audience. Son répertoire est construit par dutunisien ne cherchant ni la beauté de la formuleni la correction grammaticale ni encore le stylefleuri des autres chansons à succès (dont lechanteur Lotfi Bouchnek est l’un desambassadeurs les plus respectés) et qui secaractérisent par à une recherche d’authenticitélinguistique d’ordre « folklorique ». Balti, quantà lui, privilégie l’expression en ayant recours àdu tunisien décontracté, mais aussi au françaisou à des mots dérivés du français. Par cesdifférents usages linguistiques, faits de manièredécomplexée, il cherche à dénoncer desproblèmes politiques et à exprimer des détressessociales.

Un troisième exemple artistique de cettecréativité linguistique actuelle nous vient dujeune Wassim, connu sous le pseudonyme deKhaliga TV. Son registre est plus humoristiqueque les deux premiers et son succès est telqu’une rubrique quotidienne lui a été confiéesur la radio tunisienne Mosaïque FM. Il figureaussi sur le réseau Facebook sous lepseudonyme de Khaliga Network 35. Sessketches sont basés sur une accentuation detraits relatifs à l’accent, au débit ou encore aulexique des manières de parler se réclamantimplicitement des pratiques sociales en usage.Ce nouveau type de parler est d’ailleurs

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32. L’article est en arabe standard (traduction Myriam AchourKallel). Cf l’adresse URL suivante : http://www.babnet.net/festivaldetail-17302.asp; consulté le 12 octobre 2009.33. L’adresse du site est : http://www.facebook.com/group.php?gid=39258368672, consulté le 17 novembre 2009. La description dugroupe est en arabe standard, voici sa traduction : « Parce que sonhumour est lourd…parce qu’il n’a pas la distinction et l’éloquencedes imams… parce que la plupart des gens ne l’ont pas digéré… onlui demande de nous foutre la paix ».34. Y. Ben Achour (1995, 99) rapporte l’anecdote suivante, qui n’estpas sans lien avec les deux citées : « Un jeune journaliste présentantà Tunis, en novembre 1994, les Journées cinématographiques deCarthage se vit rudement critiquer par la presse. Parmi les griefsretenus contre lui figurait celui d’avoir fait sa représentation endialectal, avec légèreté, et même par esprit de dérision à l’égard dela “langue du dhâd” (arabe littéraire) ».35. La rubrique est intitulée « Seyeskhouk ». De nombreux extraitssont disponibles sur le site de la radio : http://www.mosaiquefm.net/index/a/Actif/Cat/64, consulté le 13 octobre 2009. L’adresse URLdu lien vers la page face book est la suivante : http://www.facebook.com/search/?q=khaliga&init=quick#/pages/Khaliga-Network1/52532616615?ref=search&sid=1031601071.1926692881.1(consulté le 15 septembre 2009).

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comparable au nouchi ivoirien tant par lafabrication sémantique d’un nouveau lexiqueque par ses thèmes de prédilection 36. Pourrevenir à l’humoriste, voici en quels termes il seprésente sur le site de cette même radio :

Khali9a TV ça te dit quelque chose ? C’est moiWassim qui suis derrière tout ça [...]. À l’origine,j’étais parti pour une carrière dans la constructionnavale après des études en Ukraine, mais commeon dit, chassez le naturel il revient au galop. 37

Cette auto-présentation permet d’aborder undernier point, celui du versant écrit del’inventivité linguistique. Depuis quelquesannées, on assiste en Tunisie à l’utilisation dechiffres pour symboliser des lettres quin’existent pas dans l’alphabet latin lorsquel’écriture se base sur cet alphabet pours’exprimer en arabe. C’est une pratiquecommune dans les échanges de messagestéléphoniques ou dans ceux du réseau Facebook,par exemple. Il y devient courant de trouver,insérés dans le mot, les chiffres 3, 5, 7, 9, ce quirend la lecture peu évidente pour ceux qui ne s’ysont pas accoutumés. Or cet usage s’est étendu :Wassim, dans sa présentation, utilise le chiffre 9pour signifier ce qui aurait très bien pu êtreexprimé par l’utilisation de la lettre « k » ou« qu » (le 9 équivaut au « k »). Il choisit pourtantcette nouvelle écriture. Si l’on suit Jean-Loup Amselle (2004, 276) lorsqu’il affirme que« l’élaboration d’une transcription a pour effetd’entraîner l’apparition d’une nouvelle langue,en raison même des modifications linguistiquesentrainées par le script », le tunisien serait-il entrain de passer de l’oral à une nouvelle formed’écrit annonçant les prémisses d’une nouvellelangue ? Plus prudemment, assisterait-on à unmoment de reformulation des rapports desacteurs sociaux avec cette langue tunisienne ?

Conclusion

De ce qui précède, il semble que l’hétéro-généité entre les trois registres linguistiquesmanque de fluidité. Nous sommes loin, semble-t-il, d’un multilinguisme serein, d’un recourspaisible à l’une ou l’autre des trois langues oùdes hiérarchies informelles seraient établies 38.Résumons les idées que nous venons dedévelopper, à partir du cas tunisien : l’arabeclassique est une langue parlée et non orale ; le

français, en plus d’être une langue controverséepolitiquement, reste une langue d’élite ; sonmélange au tunisien, dans le registre parlé,renseigne sur ce que certains auteurs dénom-ment un « semi-linguisme », soit le manque demaîtrise de l’une et l’autre langues. Enfin, ilapparaît que le tunisien, tel qu’il est parlé, poseproblème dans la mesure où la réalitésociologique et l’exigence institutionnelle nesont pas en accord. En somme, il est clair que laquestion des usages linguistiques témoigned’une hétérogénéité tourmentée, conflictuelle etpassionnée puisque contenant en elle des enjeuxforts d’ordres identitaire, politique et culturel 39.Aussi, par quelles méthodes faudra-t-il aborderles questions posées, dans le cadre uneinvestigation scientifique plus large ?

Les deux premières parties de cet état deslieux de la recherche sont basées sur desanalyses de revues de la littérature, plusrarement sur celles de phénomène de société(comme c’est le cas pour les apports artistiquesen langue tunisienne). Pour cela, elles ont étéessentielles pour signaler la teneur probléma-tique de la question linguistique : au-delà desimpératifs des politiques linguistiques, ce sontbien les élans passionnés des différents groupessociaux et politiques qui font la complexité duphénomène linguistique.

Nous ne prétendons pas répondre à toutes lesquestions énoncées en introduction car, sil’existence d’une problématique est avérée, enrevanche, ses différents fragments, tant métho-

Myriam ACHOUR KALLEL

36. J. Kouadio N’Guessan (2007, 82) précise que, dans le nouchi,« les thèmes de prédilection sont la violence, la drogue, laprostitution, la police, l’argent, mais également les relations filles-garçons, la vie à l’école et à l’université, la nourriture, la manièred’être ou de paraître (la frime) ».37. http://www.mosaiquefm.net/index/a/EquipeDetail/Element/69,consulté le 13 octobre 2009.38. Il est inévitable que la nécessité d’établir des classifications pourorganiser le monde social implique que des hiérarchies linguistiquessoient posées par ceux qui pratiquent plusieurs langues. Si je rejoinsla critique de A. Filaly-Ansari (1999) adressée à Y. Ben Achour(1995) pour ses idées d’apposition de modèles existant en dehors dela réalité sociale locale, la réponse du premier étonne toutefois par lanon prise en compte de ces hiérarchies linguistiques. Il propose eneffet, pour les États du Maghreb, l’usage de quatre langues (arabe,tamazight, français et anglais) sans prendre en compte quelles enseraient, dans la pratique, les conséquences pour les acteurs.39. Il est important de souligner l’importance du contextesociopolitique dans ces revendications linguistiques. Par unéclairage historique, J. Dakhlia (dir., 2004) montre notamment queles préoccupations linguistiques au Maghreb, ne le sont que parl’effet d’un contexte relativement contemporain voilant une formelinguistique métissée qui a toujours existé dans ces mêmes pays.

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dologiques qu’analytiques, sont loin d’être untant soit peu démêlés. En effet, dans la majeurepartie des références citées, il est assez courantde constater des glissements analytiques entreles sources et les portées de trois registresdifférents. Ces derniers sont les suivants :

1. Les déterminations politiques de lalangue. Ce sont les intérêts intellectuels deY. Ben Achour (1995), M. Kerrou (1997) etR. Babadji (1990). Là encore, il est possible dedifférencier ces déterminations politiques enfonction des intérêts de chacun des auteurs quifocalisent leur attention sur telle institutionplutôt que sur telle autre : le droit pour lepremier et le troisième auteurs, une approchemacrosociologique pour le deuxième.

2. Les usages linguistiques observés de groupessociaux. Ce type de registre correspond auxintérêts de M. Ennaji (2005), S. Lawson etI. Sachdev (2000) et S. Bennis (2001). Ces intérêtsdiffèrent aussi selon les approches disciplinaires :en l’occurrence, respectivement, linguistico-sociologique, psychosociale et linguistique moderne.

3. Les approches historiques de la langue :parmi les références citées cette approche estnotamment celle qu’a emprunté J. Dakhlia(dir., 2004).

Loin de s’exclure, ces trois types d’approchese complètent. Tout en insistant sur l’intérêt dechacune d’entre elles, il est utile de noter que cesapproches constituent trois centres d’intérêtintellectuel qu’il faut différencier pour ne pasbrouiller les pistes d’interprétation. Alors mêmeque les questions linguistiques circulent, dansleur production (et reproduction), d’un registre àun autre, il convient de ne pas confondre lespoints de départ épistémologiques ouconceptuels des chercheurs avec les pratiqueseffectives des acteurs 40.

Prenons deux exemples succincts : lesrapports des langues aux identités, d’une part ;« la mémoire des langues » vs « langues demémoire » 41, d’autre part. De nombreuxauteurs ont montré les limites de l’idée quelangue et territoire puissent être confondus. Ilen est de même pour le rapport entre langue etidentité. Il est vrai que sociologues, anthro-pologues, historiens et linguistes sont d’accordpour confirmer le caractère hétérogène de toutepratique linguistique. Il est vrai, par exemple,que certains ont montré, comme l’indiqueJ.-L. Amselle (2004), que chez les Peul les

mêmes identités supportent des languesdifférentes ou qu’une même langue peut êtreparlée par plusieurs groupes qui ne s’identifientpas forcément les uns aux autres. Mais, entrel’évidence intrinsèque de l’hétérogénéité de lapratique linguistique et la réalité sociologiquedes acteurs, les choses ne s’accordent pasforcément. Or souvent les recherches ne sontpas suffisamment approfondies sur lesdifférences entre ce qui veut être entenducomme une sagesse ou une vérité scientifique,d’une part, et les faits tels que les vivent lesacteurs, d’autre part. Rares sont les travaux quitraitent de cette différence. Néanmoins, letravail de C. Canut (2000) qui, en ayant pris lesoin de montrer le recours épistémologique etles répercussions méthodologiques du point devue de l’hétérogénéité linguistique, montre quela pratique des acteurs oscille entre homo-généisation et hétérogénéisation, ce qu’ellenomme une « tension épilinguistique ».

Si différentes langues ont toujours coexisté enMéditerranée, en revanche, et de façon générale,peu d’informations sur les pratiques vécues nousest fourni dans le cadre d’une ethnologie ducontemporain. Là encore, les choses vues d’enhaut, ou telles qu’elles « devraient être », necoïncident pas forcément avec ce que peut révélerl’observation ethnographique.

Nous proposons donc, dans le cadre de ceprojet de recherche, de préciser le type deregistre dans lequel se situe l’enquête, tout enmontrant les passages et les circulations desfaits linguistiques d’un registre à l’autre, en sebasant sur une méthodologie appropriée, celled’une anthropologie de la parole. L’objectif estde s’intéresser aux pratiques vécues des gens eninsistant implicitement sur la différence entreregistre émique et registre étique, ainsi que lerappelle J.-L. Amselle (2004, 275) en abordant :« le problème logique inhérent à l’utilisation del’opposition entre langue imputée à un individuou à un groupe par le linguiste ou l’anthro-pologue (aspect étique) et l’identité de la langueeffectivement revendiquée par le ou leslocuteurs (l’aspect émique) ».

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40. C’est aussi le point de vue défendu par D. C. Johnson (2009)pour qui les intérêts portés aux politiques linguistiques ne devraientpas exclure ceux s’orientant vers ce qu’il nomme une« ethnographie de la politique de langue ».41. Je reprends ici une terminologie de J. Dakhlia, 2000.

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En somme, l’un des intérêts de ce projetréside dans son inscription disciplinaire, tantméthodologique (ethnographie) qu’analytique(anthropologie de la parole). Il s’agira de partirdes pratiques et des significations des acteurstout en prenant en compte le substrat social etpolitique sur lequel la question linguistique estdynamiquement posée en Tunisie : les acteurssociaux considèrent-ils comme problématiquesl’implantation du français et le statut décritcomme figé de l’arabe classique ? Pensent-ilsleur multilinguisme comme problématique ou,au contraire, positif dans un pays touristique telque la Tunisie ? Sans doute les pratiques et lessens qu’ils accordent à ces différentesquestions sont-ils plus subtils et plus ingénieuxque ce que l’on peut en croire a priori. Lesquestions de départ seront donc, comme danstoute pratique ethnographique, d’ordreexploratoire et à visée descriptive : comment etoù les groupes sociaux pratiquent-ils lesdifférents registres linguistiques dont ilsdisposent ? En fonction de quoi font-ils leurschoix ? Dans quelles circonstances et avec quis’y emploient-ils ? Si tout reste encore àinterroger, seule l’autorité d’un terrainethnographique peut permettre de découvrir lamanière par laquelle les acteurs, en situation,exercent leurs rapports aux langues et(re)produisent de la parole.

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Pour une étude des terrains linguistiques. Projet de recherche pour une ethnographie de la parole

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Résumésfrançais - anglais - arabe

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R é s u m é s

1. Nouveaux circuits touristiques

Justin MCGUINNESS, « De mon âme à ton âme » : leFestival de Fès des musiques sacrées du monde et sesdiscours (2003-2007)Créé en 1994 avec comme objectif la promotion de lapaix par la spiritualité, le Festival de Fès des musiquessacrées dumonde fut un des premiers du genre. L’auteurpropose de comprendre les enjeux du Festival de Fès àtravers l’analyse d’un corpus de textes (presse etInternet) au début des années 2000. Trois discoursprincipaux sont identifiés : l’urbain / promotionnel, lesatirique / critique, et le mystique / global. Le premierdiscours, visible dans un grand nombre de textes,promeut la ville de Fès en se basant sur les valeursspirituelles. Le deuxième discours, significatif bien quemoins présent, questionne la légitimité du Festival. Dansle troisième discours, la pratique d’un islam« mystique » émerge comme un élément structurant duFestival de Fès. Ici, il s’agit de comprendre les liensentre une importante tariqa (voie soufie) marocaine et lasensibilité globale dans laquelle le Festival puise sesracines : une sincère conviction qu’une appréciation desmultiples pratiques spirituelles de l’humanité peutmener à une culture globale de la paix. Ceréenchantement du monde à travers le spirituel estparticulièrement intéressant dans le contexte marocain,où la dichotomie entre sacré et profane a peu de prisedans une société profondément religieuse.

Nadia BELALIMAT, « Marcher sur les traces de Charlesde Foucauld ». Les nouvelles formes du tourismereligieux dans le Hoggar algérienCet article est le fruit d’une recherche sur lesdéveloppements actuels du pèlerinage et du tourismereligieux, dans le Hoggar algérien, autour de la figure deCharles de Foucauld (1858-1916). L’auteur y étudie lerôle patrimonial du plateau de l’Assekrem et celui dupèlerinage dans le développement de l’économietouristique de cette région désertique. L’histoire dupèlerinage ancien et son renouvellement dans lecontexte contemporain de l’expansion du tourismereligieux servent de fil directeur au propos.La reformulation progressive, sur un mode touristique etdévotionnel lui-même renouvelé, renvoie à latransformation en France des modalités d’affiliation aucatholicisme, caractérisées par l’individualisation descroyances. L’analyse intègre également l’accueilambivalent des fraternités envers les touristes pèlerins etle rôle des Touaregs dans l’économie touristique.

Sébastien BOULAY, De la visite de Chinguetti àl’expérience du trek dans le désert. Révélation de laculture religieuse en Adrar mauritanien dans le contextetouristique

Depuis l’arrivée des premiers avions charters dansl’Adrar mauritanien en 1996, la petite ville de Chinguettiest devenue l’étape obligée des circuits touristiques enMauritanie. Outre le fait qu’elle soit située aux portes duSahara, Chinguetti est connue pour la richesse de sonpatrimoine : vieille cité caravanière à l’architecture depierre, protégeant de l’ensablement de nombreusesbibliothèques familiales riches en manuscrits anciens.Dans cet article, l’auteur se propose d’examiner lesmodalités de mise en tourisme de « la septième villesainte de l’islam », récemment intégrée au Patrimoinemondial de l’UNESCO, en s’intéressant au discours destour-opérateurs, en analysant la façon dont les « locaux »fabriquent et mettent en scène leur patrimoine face à lademande touristique, et enfin en observant et en décrivantcomment les touristes perçoivent et « consomment » laville lors de leur circuit. Par ailleurs, l’article aborde ladimension spirituelle que comporte, pour ces « touristesdu désert », la randonnée ou la méharée en direction de« Chinguetti la mythique ».

Pierre BONTE, « La Sorbonne du désert ».La production de l’authenticité culturelle dans le cadredu tourisme saharienLe développement récent des activités touristiques enMauritanie s’inscrit dans un contexte qui place l’attractionà l’égard du désert, de la vie nomade, du trekking etd’autres formes de mimétisme d’un nomadisme ancestral,au centre des arguments de vente des circuits touristiques.Cette attraction joue aussi sur des motivations quirenvoient aux représentations complexes que se font lessociétés occidentales de cette notion de désert. Il ne s’agitpas ici de démystifier l’imaginaire maure et l’imaginaireoccidental mais de proposer une lecture « culturelle » desbibliothèques de cette « Sorbonne du désert » qu’estChinguetti, et de leur place dans la culture mauritanienne.Le public, cultivé, auquel s’adresse ce tourisme du désertme semble a priori acquis à ces relectures. Elles peuventdéboucher sur des entreprises, liées au tourisme, quiferaient aussi de la Mauritanie un lieu de rencontre entreles cultures qu’appellent les conflits actuels entre l’islamet l’occident.

2. La culture religieuse, une tensionentre l’intime et le patrimoine

Sylvaine CONORD, Le pèlerinage Lag ba Omer àDjerba (Tunisie) : une forme de migration touristiqueL’auteur étudie le déroulement rituel du pèlerinage dejuifs français d’origine tunisienne à la synagogue de laGhriba à Djerba. Ce déplacement religieux se réalisedans le cadre plus large de la « recréation » et laperpétuation d’un lien identitaire au pays d’origine, ainsique dans un but de récréation touristique. Cet article

Maghreb et sciences sociales 2009-2010. Résumés.

THÈME I. Nouveaux usages touristiques de la culture religieuse

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analyse les relations étroites qui se tissent dans cecontexte précis entre les catégories de touristes,pèlerins, et enfants du pays. Les espaces de lasynagogue et les temps rituels sont décrits dans le détail,afin que les usages livrent leur sens. Monumenthistorique et lieu de mémoire, la Ghriba permet deréactiver le lien entre une identité de groupe et unehistoire individuelle, et ce, dans une ambiance quialterne entre recueillement et festivités.

Corinne CAUVIN-VERNER, Randonner au désert : unrituel sans l’islamL’anthropologie établit souvent une homologie destructures entre le tourisme et le pèlerinage, entre letourisme et les rites de passage. Au sud du Maroc, letourisme saharien de randonnées à dos de chameau drainele thème confus, quoique systématiquement repérable, del’initiation, sorte de noyau central à partir duquel rayonnenttous les fantasmes des vacanciers. Mais les scénarios jouéset donnés à jouer, paradoxalement, ignorent l’islam. Enquête de spiritualité plus que de religion, d’images plus quede contenus, les randonneurs se satisfont généralement duspectacle des gestes de la prière, sorte de « partie pour letout » réactualisant l’altérité du musulman. S’ils cherchentà éprouver une vocation monothéiste du Sahara, ilsrenouvellent surtout le jeu de représentations ambivalentes,notamment autour de la ségrégation sexuelle et dustéréotype d’un bédouin « mal converti ».

Katia BOISSEVAIN, Le rituel stambâli en Tunisie. De lapratique dévotionnelle au spectacle commercialLe terme « Stambeli » désigne, en Tunisie, une confrériereligieuse noire formée de descendants d’esclaves et lerituel religieux qu’ils accomplissent. Ce rituel, àvocation thérapeutique ou prophylactique, puise salégitimité dans son ancienneté et dans le fait que l’onattribue aux noirs un ensemble de propriétés dont unegrande proximité aux jnoun. Très populaire dans lesquartiers modestes de la capitale, il bénéficie égalementd’une remise à l’honneur dans les quartiers les plusriches de Tunis. La musique, les couleurs et la théâtralitédes cérémonies ont également un attrait indéniable surun public de touristes, et des réseaux croisés de groupesde Stambeli voient le jour, certains se produisant dansdes hôtels ou des festivals culturels tandis que d’autresse targuent d’une plus grande authenticité et réserventleurs prestations aux seuls rituels religieux, qui ont pourbut de mener les participants vers une transe depossession salutaire. Cet article analyse la manière dontces réseaux de musiciens-thérapeutes s’opposent,s’ignorent voire s’articulent parfois, notamment quantaux modes de circulation de l’argent que leur activitédégage.

Barbara CAPUTO, Le patrimoine kairouanais entretradition, mémoire et tourismeLa ville de Kairouan est au centre des discourspatrimoniaux en Tunisie et joue un rôle prépondérantdans les circuits touristiques – culturels ou non –

proposés aux visiteurs. La dimension religieuse de villesainte, son histoire prestigieuse de première capitaled’Ifriqiya et la revendication de l’authenticité de sesvaleurs arabes lui forgent une réputation austère que leshabitants impliqués dans les restaurations patrimonialesnuancent par une ouverture vers l’Europe et laMéditerranée. La manière dont se construit un discourspatrimonial est examinée dans la première partie de cetarticle, en prenant en compte les divers acteursnationaux et internationaux. Cette présentationofficielle, en partie destinée au tourisme, est mise enregard et contrastée avec la présentation effectivementtransmise par les guides touristiques, en tant que porte-parole attitrés de leur culture et de leur religion.

THÈME II. Audiovisuel et créationcinématographique

Mémoires

Tahar CHERIAA, Des ciné-clubs aux Journéescinématographiques de Carthage, entretien avecMorgan CORRIOU

Dans cet entretien autobiographique, Tahar Cheriaa,père des Journées cinématographiques de Carthage(JCC), évoque les conditions de son initiation aucinéma durant sa scolarité au collège Sadiki sous leprotectorat français, puis son engagement dans lemouvement des ciné-clubs, qui le conduit, en 1962, àprendre la tête de la section « cinéma » au sein du jeunesecrétariat d’État à la culture. Ses souvenirs quiparticipent de l’histoire du cinéma et de ses publicsdans les années 1940-1970, permettent d’appréhendercomment le militantisme culturel a pu conduire à lacréation des premières instances nationales etinternationales de diffusion et de production cinémato-graphiques (fédérations, festivals, SATPEC) dans laTunisie indépendante.

Tahar CHIKHAOUI, De la cinéphilie à l’actionculturelle, entretien avec Kmar BENDANA

Dans cet entretien, Tahar Chikhaoui, à la foisuniversitaire enseignant l’histoire du cinéma et l’analysede film, animateur de ciné-clubs et critique de cinéma,exprime le souci de construire un espace de débat et deréflexion qui permette au cinéma tunisien de jouerpleinement ce qu’il croit être son rôle, celui de vecteurde transformation culturelle et de modernisation sociale.Ses propos traduisent également la volonté d’inscrire ladynamique culturelle nationale dans l’environnementinternational. Son parcours, sa conscience et sesquestions éclairent sur une génération intellectuelle,formée dans les années 1970 et influencée par lacinéphilie française, pour laquelle le cinéma représenteune découverte esthétique, une ouverture culturelle aumonde, ainsi qu’un terrain de critique et donc d’actionsur sa propre société.

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É t u d e s

Bruno PÉQUIGNOT, La sociologie face à l’imageL’image reste un support peu utilisé par les sociologuesdans leurs recherches. Même si plusieurs recherchesanciennes ou récentes ont proposé des pistes souvent trèsfécondes, l’image reste à coté dumot et du chiffre un typed’information très secondaire. Dans cet article, l’auteurtente de comprendre cet évitement de l’image, ens’appuyant sur les travaux des historiens, et de montrer cequ’elle pourrait apporter à la connaissance sociologique.

Abdelmajid MERDACI, L’audiovisuel algérien. Ducombat pour la libération nationale à la « boîte noire »de l’autoritarisme (1954-1992)Au lendemain de l’indépendance, les autorités du nouvelÉtat avaient tôt pris la mesure des enjeux de lacommunication audiovisuelle en nationalisant la radio et latélévision et en créant le Centre national du cinéma (CNC)première institution d’un cinéma algérien, en Algériemême. L’objet de cette contribution est de présenter etd’analyser les différentes étapes qui ont marqué l’histoirede l’audiovisuel algérien, tant dans ses rapports avec lesinstitutions de l’État qu’avec la société même.

Susan OSSMAN, Images de Casablanca. Les visages dupouvoir dans une ville moderneCet article est une traduction de l’introduction du livrede Susan Ossman intitulé Picturing Casablanca,Portraits of Power in a Modern City [Images deCasablanca. Les visages du pouvoir dans une villemoderne], publié en anglais en 1994. L’auteur y fait unbref compte-rendu de l’histoire de l’avènement desmassmédias modernes au Maroc et de l’interaction qui en arésulté entre la vie en milieu urbain et les mass médiasdans la ville de Casablanca. Nous y voyons comment,par une étude des événements publics, de la vie socialeet de l’utilisation des technologies de l’enregistrement(les vidéos de mariage, par exemple) peut être analyséela manière dont la monarchie conserve sa centralité dansun monde marqué par les dimensions transi-tionnelle etplanétaire des flux médiatiques.

Irene BONO, Du Ciné-club à la « communicationsociale ». Le cas de la province d’El-Hajeb (Moyen-Atlas marocain)Cette étude sur les transformations de la participationassociative au Maroc prend pour angle d’observationl’usage que, depuis les années 1980, la ville d’El-Hajeba fait de son Ciné-club, alors seule expérienceassociative reconnue. À une époque où toute formed’action politique spontanée était vite mise souscontrôle, voire réprimée, l’activité hebdomadaire desquelque soixante Ciné-clubs, présents sur l’ensemble duterritoire et coordonnés par une fédération nationale, aservi de canal de sensibilisation, de mobilisation etd’action politiques. Les récits de vie des membres duCiné-club d’El-Hajeb sont ici mis en relation avec lesenjeux politiques de la ville et les injonctions des

politiques, aussi bien nationales qu’internationales.À partir de leur expérience, certains d’entre eux ont parla suite fondé d’autres associations ou ont intégré despostes de fonction-naires dans l’administration locale.Aujourd’hui présentée comme un petit laboratoire de lamise en œuvre de l’Initiative nationale pour le dévelop-pement humain (INDH), lancée par le roi du Maroc en2005, la province dont El-Hajeb est le chef-lieu est aussila première à avoir effectué un investissement importantdans la réalisation de vidéos documentaires sur laparticipation associative, dans le cadre des nouvellesstratégies de « communication sociale ». Lestransformations du rapport entre vidéo et participationassociative fournissent une perspective d’observationoriginale sur la progressive « managérialisation » desmodes de gouvernement au Maroc.

Ikbal ZALILA, Les Actualités tunisiennes (1956-1970).Nouveau régime de visibilité du pouvoir bourguibienCet article propose de voir comment les Actualitéscinématographiques tunisiennes peuvent être penséespar la théorie cinématographique, afin de voir quel typede rapport celles-ci établissent avec le spectateur. Dansun second temps, à travers l’exemple de la mise en scènedu corps de Bourguiba, il apparaît que les Actualités,loin de se limiter au simple enregistrement du réel,produisent leur propre mise en scène. Le question-nement n’est pas d’ordre esthétique, mais plutôt d’ordrepolitico-anthropologique : il s’agit de mettre en avant leprocessus de déréalisation progressive de Bourguibaauquel auront très largement contribué lesActualités, unprocessus concomitant au déclin physique du leadertunisien particulièrement perceptible lors des électionsde novembre 1969. L’article est illustré par des extraits,sous forme de photogrammes, d’un film documentaireréalisé par l’auteur.

Aïda OUARHANI, Pour une nouvelle culture cinémato-graphique nationale. À propos de la coopérationaudiovisuelle entre la Tunisie et la FranceCette étude s’interroge sur les transformations ayantaffecté le domaine de la coopération audiovisuelle entrela France et la Tunisie depuis la proclamation del’indépendance tunisienne. En effet, les modalités de laproduction du film tunisien n’ont jamais cesséd’évoluer. La coopération « Nord-Sud » a largementfavorisé la concrétisation de la grande majorité des filmstunisiens ; mais, dans ce cas de figure, le « Nord » serésume essentiellement à la coopération avec la France.Or, si la cinématographie tunisienne repose sur un modeavantageux de financement en co-production, cettecoopération n’est pas sans impact sur les films tunisiens.En outre, elle semble s’accorder de l’évolution despolitiques culturelles françaises et, indirectement, despratiques des opérateurs français dans le champ. Dans cecontexte, comment les cinéastes tunisiens seréapproprient-ils la culture dominante pour la réintégrerdans un discours qui leur est propre ? Quelles sont lesconséquences sur la réception, par les publics tunisiens,de leur cinéma « national » ?

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Patricia CAILLÉ, Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie desréalisatrices ou la construction du Maghreb dans uncontexte postcolonialPar le biais d’une réflexion théorique fondée sur lesapports des études postcoloniales dans la production dessavoirs sur les cinémas nationaux, l’auteur dresse unetypologie des films réalisés par des femmes au Maroc,en Algérie et en Tunisie depuis les indépendances.S’attachant ensuite à ce qui demeure l’étalon du cinéma,le long-métrage de fiction, il recense un corpus de plusd’une trentaine de films par une vingtaine deréalisatrices. Trois aspects des réalisations sont alorsjuxtaposés : 1) les représentations véhiculées, les choixthématiques et formels tels qu’ils sont relevés dans leslieux de la construction d’un patrimoine ; 2) lesproductions, le cycle de vie des films, l’accès aux écransnationaux et français, la diffusion sur différentssupports ; 3) les trajectoires professionnelles/personnelles de leurs auteures, leur formation et leuraccès aux moyens de production de part et d’autre de laMéditerranée. Ainsi, ce travail interroge la place desréalisatrices dans les productions nationales, leurvisibilité nationale et internationale, afin de cerner plusprécisément les dimensions post-coloniale ettransnationale de ces réalisations, et la façon dont lesproductions le plus souvent internationales, leurcirculation, les migrations des personnels et lesdiasporas participent à la construction d’une ou desreprésentations cinématographiques du Maghreb.

Chirine BENABDALLAH, L’image de « la » femme dansdeux films tunisiens contemporains. Une comparaisonentre Khochkhache de Selma Baccar et Ya soltane el-medina ! de Moncef DhouibLongtemps considéré comme un phénomène culturel parexcellence, le cinéma suscite aussi bien l’intérêtesthétique que l’étude socio-anthropologique. S’ilprésente un des modes de production de l’imaginaired’une société, il paraît possible d’appréhender l’une desesmanifestations les plus riches, en l’occurrence la placeet les représentations de « la femme » par une sociétédonnée. L’intérêt de l’auteur pour ce thème vient d’uneaffirmation assez répandue selon laquelle le cinémaarabe, en général, ne donnerait pas une image« satisfaisante » des femmes. Son étude, faite à partir dedeux films tunisiens, ne prétend pas analyser les systèmessymboliques de l’imaginaire autochtone dans leurensemble, mais certains de ces systèmes dans la mesureoù ils apportent des éclaircissements sur la conditionféminine et la tension dans les rapports entre les sexes,des thèmes qui sont de plus en plus abordés dans laculture tunisienne, notamment dans la création cinéma-tographique. Sont notamment repérées les articulationsentre les trajectoires de deux cinéastes (un homme et unefemme) et leurs œuvres – selon l’hypothèse que lesréalisateurs de films d’auteurs puisent dans leurs stocksde connaissances disponibles pour l’écriture du scénario.Cet article propose en conclusion, par référence aux« messages » décodés des films, plusieurs profils dereprésentations de la figure féminine.

Document

CENTRE DE LA FEMME ARABE POUR LA FORMATION ETLA RECHERCHE (CAWTAR), Tunis, Femmes, informationet communication. Compte-rendu d’un rapport d’étudessur les recherches arabes entre 1995 et 2005Le Centre de la femme arabe pour la formation et larecherche (CAWTAR) et le Fonds de développement desNations-Unies pour la femme (UNIFEM) ont publié enarabe et en anglais le Rapport CAWDR Women andMedia (2006). Ce document analyse vingt-cinq livres ettrente articles en science de l’information, publiés pardes auteurs arabes entre 1995 et 2005, et dont les titresmentionnent « Femmes et Médias » ou « Genre etMédias ». CAWTAR publie ici un compte-rendu enfrançais des principaux résultats du Rapport ayant traità : « L’image de la femme telle qu’elle apparaît dans lesétudes arabes » ; « Le public dans les études arabes » ;« Les médias étudiés : l’écrit, l’audio et le visuel ». Ils’agit, pour la plupart, d’études individuelles surl’information et la communication sans approchemultidisciplinaire et négligeant l’approche en termes de« genre ». Dans leur majorité, les études considéréesconcluent que l’image de la femme dans les médias estnégative, qu’elle porte préjudice à ses capacitésintellectuelles, à ses comportements et à ses rôles, etmoins à l’exploitation de son corps par la publicité.Mais, ces études parlent surtout de la femme en tant quesujet passif, parfois de la femme productrice, et plusrarement de la femme consommatrice. Aussi le Rapportrecommande-t-il de s’intéresser davantage à la femmeen tant que consommatrice des contenus del’information, comme de traiter de la femme arabe engénéral, au-delà du cadre national.

III . Recherche en cours

Myriam ACHOUR KALLEL, Pour une étude des terrainslinguistiques. Projet de recherche pour uneethnographie de la paroleCe texte cherche à montrer l’intérêt qu’uneethnographie de la parole peut offrir pour une meilleurecompréhension de la dynamique sociale contemporaine.Les pratiques linguistiques en Tunisie sontmarquées parl’usage de trois langues (maternelle, nationale etétrangère), usage révélant des rapports particuliers entregroupes sociaux et registres linguistiques. Posée non pascomme une structure langagière mais comme unepratique sociale à part entière, la parole constitue ainsi,pour l’ethnologue, un lieu privilégié d’observationdrainant des logiques et des réalités sociales fort riches.En se basant sur des exemples émanant de pratiqueslinguistiques contemporaines, il s’agit, à la fois,d’insister sur cette éloquence des terrains linguistiqueset de montrer tout l’intérêt de prolonger cesquestionnements par des études de terrain.

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THEME I. New Tourist Practices of Religious Culture

Abstracts

New Tourist Circuits

Justin McGUINNESS, “From My Soul to Your Soul”. FezFestival of World Sacred Music and its DiscoursesEstablished in 1994 with a view to promoting peace bymeans of spirituality, the Fez Festival of World SacredMusic was the first of its kind. The author attempts atunderstanding the stakes of the Fez Festival through theanalysis of a corpus of press and Internet texts. Threemain discourses are identified : the urban/promotional,satirical/critical and mystical/global. The first discourse,highly visible in a large number of texts, publicises thecity of Fez by relying on spiritual values. The seconddiscourse, significant though less present, raisesquestion about the Festival’s legitimacy. In the thirddiscourse, the practice of a “mystical” Islam emerges asa structuring component of the Festival of Fez. In thiscase, what matters is understanding links tying animportant Moroccan tariqa (Sufi way) and the globalsensitivity in which the Festival is deep-rooted : asincere conviction that appreciation of humanity’svarious spiritual practices could lead to a global cultureof peace. This new enchantment of the world is of aspecial interest in the Moroccan context wheredichotomy between sacred and profane has no effect ina deeply religious society.

Nadia BELALIMAT, “ Walking in Charles de Foucauld’sfootsteps”. New religious tourism in the Algerian HoggarThis article is the product of a research conducted onpresent developments of pilgrimage and religioustourism in Algerian Hoggar, centring on the figure ofCharles de Foucauld (1858-1916). The author studiesthe role of heritage in the Assekrem highlands and thatof pilgrimage in developing tourism economy in thatdesert region. The history of ancient tourism and itsrenewal in present-day context of expanding religioustourism are meant to serve as a main thread for ouranalysis. Gradual rephrasing, by means of a tourist anddevotional mode, itself renewed, mirrors thetransformation undergone by affiliations in Catholicismin France, marked by individualization of beliefs. Thestudy also includes the brotherhoods’ ambivalentreception made to tourist pilgrims and Tuaregs’ role intourist economy.

Sébastien BOULAY, From Visiting Chinguetti to TrekkingExperience in the Desert. Disclosure of ReligiousCulture in Mauritanian Adrar in Tourist ContextEver since landing of first charter flights in MauritanianAdrar, in 1996, the small town of Chinguetti has becomethe required stage of tourist circuits in Mauritania. In

addition to being a gateway to the Sahara, Chinguetti isknown for its rich heritage : ancient caravane city withits stone architecture, shielding several family librariesand their rich old manuscripts from sinking into thesand. In this article, the author attempts studying touristpromotion of the “seventh holy city of Islam”, recentlylisted on UNESCO’sWorld Heritage, by looking at tour-operators’ discourse, analysing the way in which“locals” manufacture and make known their heritage tomeet tourist demand, and monitoring and describingtourists’ perception and “consumption” of the cityduring their stay. Furthermore, this research sheds lighton the spiritual significance of the journey or meharitrekking to the “Mystical Chinguetti” to “deserttourists”.

Pierre BONTE, “Sorbonne of the Desert”. ProducingCultural Authenticity in the Framework of SaharanTourismRecent development of tourist activities in Mauritania ispart of attempts to making the appeal of the desert,nomadic life, trekking, and other forms of mimesis ofancestral nomadism, central arguments for sellingtourist circuits. This attraction also draws onmotivations which reflect the complexity ofrepresentations that western societies have on the notionof the desert. The point in this article is not to demystifyMaurish imagination and western imagination. Rather,this work is a “cultural” reading of libraries ofChinguetti, the “Sorbonne of the Desert”, of theirposition in Mauritanian culture. The public educatedtargeted by this desert tourism seems to me to betheoretically favourable to these reinterpretations. Thelatter could well result in tourism-related undertakings,which would also make Mauritania a venue for themeeting of cultures which current conflicts opposingIslam and the West call for.

Religious Culture,Tension between Intimate and Heritage

Sylvaine CONCORD, Pilgrimage to Lag ba Omer inJerba, Tunisia. AForm of Tourist MigrationThe author studies the ritual process of the pilgrimage ofFrench Jews of Tunisian origin to the Ghriba synagogue,in Jerba. This religious journey takes place as part of abroader “re-creation” framework and perpetuation of anidentity connected to the country of origin, also servingas a tourist recreational activity. This article analyses theclose links woven in this special context between thedifferent categories of tourists, the pilgrims and localpeople. A detailed description of the spaces of the

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synagogue and ritual moments is meant to makepractices disclose their meanings. The Ghriba, amonument of history and of memory, helps revitalizethe ties binding the group’s identity and individual story,in an atmosphere that alternates between meditation andcelebrations.

Corinne CAUVIN-VERNER, Desert Trekking. A RitualWithout IslamAnthropology has frequently established a homologyof structures between tourism and pilgrimage, betweentourism and rites of passage. In southern Morocco,Saharan camel-trekking tourism carries the hazytheme, though systematically easy to spot, of initiation,some kind of central core from which all holiday-makers’ fantasies radiate. However, the scripts, playedout and assigned to be played, are paradoxicallyunaware of Islam. In search of spirituality more thanreligion, of images more than contents, the trekkersmore often than not are easily satisfied with the showof prayer gestures, some kind of “part for the whole”that confirms the Muslim’s otherness. While they arelooking for the experience of Saharan monotheisticcalling, they particularly renew the ambivalentrepresentations, especially revolving around sexualsegregation and the stereotype of the “badlyconverted” Bedouin.

Katia BOISSEVAIN, Stambâli Ritual in Tunisia. FromDevotional Practice to Commercial ExhibitionIn Tunisia, the word stambâli refers to a black religiousbrotherhood of slaves’ descendants and to the religiousritual they perform. This ritual, of therapeutic orprophylactic vocation, draws its legitimacy on itsancientness and on the fact that people attribute toblacks a set of characteristics, including their greatcloseness to the jnoun. Very popular in the low-incomedistricts of the capital, it is also enjoying some kind ofrenewed honor in the wealthier neighborhoods of Tunis.Music, colors and theatrality of the events also exert anundeniable appeal on tourists, and crossed networks ofStambâli bands have come into being, some of whomperform in hotels or cultural festivals, while othersclaim greater authenticity reserve their performance forreligious rituals, which aim to lead participants to atrance of salutary possession. This article analyses theway in which these networks of musician-therapistsclash with one another, ignore one another andsometimes are well linked, notably when it comes totheir ways of dealing with the money their activitygenerates.

Barbara CAPUTO, Kairouani Heritage, betweenTradition, Remembrance and TourismThe city of Kairouan is a pivotal component of theheritage discourse in Tunisia and it plays a prominent

role in tourist circuits – cultural or not – on offer totourists. The holy city’s religious dimension, itsprestigious history of Ifriqiya’s first capital and theclaim of authenticity of its Arab values have shaped itsaustere reputation to which those locals involved in theheritage restoration add the nuance of openness onEurope and the Mediterranean. The way in which theheritage discourse is constructed is studied in the firstpart of this article, taking into account the variousnational and international players. This officialpresentation, in part tourist-oriented, is compared to andcontrasted with the presentation transmitted by tourists’guides, as appointed spokespersons for their culture andtheir religion.

THEME II. Audiovisual and Film-Making

Memoirs

Tahar CHERIAA, From Film Societies to the CarthageFilm Festival, Interview with Morgan CORRIOUIn this autobiographic talk, Tahar Cheriaa, foundingfather of the Carthage Film Days (JCC), recounts hisintroduction to cinema during his early school years atthe Collège Sadiki, under the French protectorate, thenhis involvement in the film societies movement, whichled him, in 1962, to take the lead of the “cinema”department in the new State secretary to culture. Hisrecollections, which are part of the movie-makinghistory of the 1950s-1970s and its audiences, help tounderstand the way cultural activism resulted in settingup the first national and international authorities of filmdistribution and production (federations, festivals,SATPEC) in independent Tunisia.

Tahar CHIKHAOUI, From Cinema Enthusiasm toCultural Action, interview with Kmar BENDANAIn this interview, Tahar Chikhaoui, who has combinedhis academic career as teacher of cinema history andfilm analysis with being involved in film societies,expresses his concern with creating a space for debateand reflection which will allow Tunisian cinema tofully play the role, of an instrument of culturaltransformation and social modernisation. His wordsalso reflect the will to entrench the national culturaldynamics into the international environment. Hiscareer, his awareness and questions shed light on anintellectual generation, trained during the 1970s andinfluenced by French cinema enthusiasm, for whichcinema represents an aesthetic discovery, culturalopening to the world, as well as a sphere for criticism,thus weighing on one’s own society.

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Studies

Bruno PÉQUIGNOT, Sociology Faces the ImageSociologists have scarcely made use of images in theirresearches. Even though old or recent researches haveoften suggested fruitful paths, images remain, whencompared with words and figures, a very secondarysource of information. In this article, the author attemptsto understand why researchers avoid images, relying inthis undertaking on historians’ works, and demonstratesthat images could make a valuable contribution tosociological knowledge.

Abdelmajid MERDACI, Algerian Audio-Visual. Fromthe National Liberation Struggle to Authoritarianism of“Black Box” (1954-1992)In the wake of Independence, the new State authoritieswere quick to evaluate the stakes of the audio-visualcommunication by nationalizing radio and television,and setting up the National Cinema Center (CNC), thefirst Algerian film institution, in Algeria. This researchaims to introduce and analyze the various stages whichhave marked the history of Algerian audio-visuallandscape, its relations with the State institutions, aswell as with society itself.

Susan OSSMAN, Picturing Casablanca, Portraits ofPower in a Modern CityThis is a French translation of the Introduction of SusanOssman’s Picturing Casablanca, Portraits of Power ina Modern City,whichwas published in 1994. It providesa brief historical account of the arrival of modern massmedia to Morocco and the interplay of urban form andmass media in Casablanca. It introduces the way inwhich the study of public events, social life, and the useof recording technologies like wedding videos set thestage for an analysis of how the monarchy maintains itscentrality in a world of transnational and global mediaflows.

Irene BONO, From Film Society to “SocialCommunication”. Case Study of Al-Hajeb Province,Moroccan Mid-AtlasThis study on changes undergone by associationalparticipation in Morocco has chosen to question whichuse the town of El-Hajeb made of its film society,starting from the 1980s, as it was then the only acceptedassociative experience. At a time when all forms ofspontaneous political action were submitted to control,and even crushed, the weekly activity of some sixty filmsocieties, operating across the whole country andcoordinated by a national federation, served as a vehicleof political sensitization, mobilization and action. Lifeaccounts of members of the El-Hajeb film society arehere linked with the town’s political power struggle andpoliticians’ injunctions, both national and international.Starting with their experience, some of these people

later set up other associations or joined civil servicepositions in the local administration. Today, described asa small laboratory for the implementation of theNational Initiative for Human development (INDH),launched by King of Morocco in 2005, the province ofwhich El-Hajeb is the administrative center is also thefirst to have made an important investment in makingdocumentary videos on associative participation as partof the new “social communication” strategies. Changesin the relationship between video recording andassociational participation provide an originalobservation perspective of the gradual “manageria-lisation” of governing modes in Morocco.

Ikbal ZALILA, Tunisian Newsreels (1956-1970). NewVisibility System of Bourguibian PowerThis article studies the way Tunisian cinematographicnews can be interpreted by film theory in order tounderstand what type of relationship this materialestablishes with the spectator. Secondly, through theexample of the way Bourguiba’s body is staged, itappears the News, far from limiting itself to recordingreality, creates its own staging. The investigation is not anaesthetic analysis; it is rather a political-anthropologicalstudy : it aims to shed light on a process of gradual de-realisation of Bourguiba to which the News have largelycontributed. This process was contemporary to theTunisian leader’s physicalweakening, particularly visibleduring the 1969 elections. This article is illustrated withexcerpts, under the form of photograms, from adocumentary made by the author.

Aïda OUARHANI, A New National Cinematographicculture. Cooperation Between Tunisia and FranceThis study investigates the changes at work in the fieldof audiovisual cooperation between France and Tunisia,since Tunisia’s independence. Indeed, ways ofproducing Tunisian Films have never ceased to evolve.The cooperation between North and South has beenwidely beneficial to the creation of the large majority ofTunisian films. However, in this precise case, the“North” has essentially meant cooperation with France.Nonetheless, if Tunisian film-making rests on anadvantageous system of co-production financing, thiscooperation has an impact on Tunisian films.Additionally, it seems to be in tune with French culturalpolicies and, indirectly, with the practices of the majorFrench actors in this field. In this context, how doTunisian film-makers re-appropriate the dominantculture in order to make it their own ? What are therepercussions on the Tunisia audiences’ reception oftheir “national” cinema ?

Patricia CAILLÉ, Women Film-makers from Morocco,Algeria and Tunisia, or Maghreb Building in Post-Colonial ContexBy means of a theoretical reflection grounded in

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contributions of post-colonial studies on knowledge-production to national movie-making, the author sets atypology of films made by women in Morocco, Algeriaand Tunisia since these countries’ independences. Then,focusing on what the standard movie-making is, thefictional full-length film, she surveys a body of somethirty films made by some twenty women. Threeaspects of film-making are thus juxtaposed:1/representations conveyed, the thematic and formalchoices as shown in spaces of heritage building ;2/productions, life cycle of films, access to national andFrench screens, distribution on different media ;3/professional/personal trajectories of their womenauthors, their training and their access to productionmeans on both shores of the Mediterranean. Thereby,this work attempts at asking questions about womenfilm-makers’ status in national productions, theirnational and international visibility, with a view todefining more specifically the post-colonial and trans-national dimensions of these works, and the way theseproductions, which are very often international ones,their distribution, the migration of personnel anddiasporas take part in the construction of one or morefilm representations of the Maghreb.

Chirine BENABDALLAH, The Image of “the” Woman inTwo Contemporary Tunisian Films. Comparing SelmaBaccar’sKhochkhache and Moncef Dhouib’sYa Soltaneel-MedinaAs a major cultural phenomenon, movie-making notonly stimulates aesthetic interest but also socio-anthropological studies. While it represents one of themeans of production of a society’s imagination, it alsoenables us to apprehend one of its richestmanifestations, namely “women’s” representations by agiven society. The author’s interest stems from a widelyaccepted assumption according to which Arab movie-making, in general, does not make a “satisfactory”portrayal of women’s image. This study, of two Tunisiafilms, claims to conduct an analysis of symbolicsystems insofar as they clarify to a certain extentwomen’s condition and the tension that characterizesrelations between sexes, which are themes that are moreand more dealt with by Tunisian society, especially inmovie-making. The study focuses on the articulationsof itineraries of two film-makers (a woman and a man)and their works – following the assumption that film-makers draw on their own knowledge to draft theirscript. In conclusion, this article suggests, throughdeciphering the “messages” in the films, severalwomen’s portraits.

Document

CENTER OF ARAB WOMEN FOR TRAINING ANDRESEARCH (CAWTAR), Tunis, Women, Information andCommunication : Account of a Report on ArabResearches between 1995 and 2005The Center of Arab Women for Training and Research(CAWTAR) and the United Nations Development Fund forWomen (UNIFEM) published in Arabic and English the2006 AWDR Women and Media Report. The documentanalyzes twenty-five books and thirty articles ininformation sciences between 1995 and 2005, whosetitles specify “Women and Media” or “Gender andMedia.” Here, CAWTAR publishes a summary in Frenchof the main findings of the Report related to : “Portrayalof Women’s Image in Arab Studies” ; “Public in ArabStudies” ; “Studied Media : Written, Audio and Visual”.For the most part, these individual studies on informationand communication do not rely on a multi-disciplinaryapproach and they overlook the “gender” approach.Overwhelmingly, these studies examined come to theconclusion that women’s image in media is negative, thatit undermines more their intellectual capacities,behaviour and roles, than the exploitation of their bodiesby advertising does. Nonetheless, these studies describewomen as passive subjects, sometimes as producers, andscarcely as consumers. Thus, the Report recommends totake greater interest in women as consumers of theinformation contents, as well as to deal with ArabWomen in general, beyond the national framework.

III. Work in progress

Myriam ACHOUR, For a Study of Linguistic Fields.Research Project for an Ethnography of SpeechThis article attempts at showing the extent to which anethnography of speech could make available a betterunderstanding of contemporary social dynamics.Linguistic practices in Tunisia are characterized by theuse of three languages (mother, national and foreign)which illustrate the special relations between socialgroups and linguistic levels. Viewed as a full-fledgedsocial practice, and not as a language structure, speechrepresents thus, for the ethnologist, a privileged sphere ofobservation concealing rich social logics and realities.Relying on a set of samples from contemporary linguisticpractices, the study aims both at highlighting the wealthof linguistic fields and demonstrating the interest ofextending questioning by means of field studies.

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Vincent Geisser (dir.), 2000, Diplômés maghrébinsd’ici et d’ailleurs : trajectoires sociales etitinéraires migratoires, coll. Études de l’Annuairede l’Afrique du Nord, CNRS Éditions, Paris, 322 p.ISBN : 2-27105-780-9 / ISSN : 0242-7540.

Isabelle Berry-Chikhaoui et Agnès Déboulet (dir.),2000, Les compétences des citadins dans le Mondearabe. Penser, faire et transformer la ville,coll. Hommes et sociétés, Karthala, Paris, 406 p.ISBN : 2-84586-124-9.

Mohamed Elloumi (dir.), 2002, Mondialisation etsociétés rurales en Méditerranée. État, société civileet stratégies des acteurs, coll. Hommes et sociétés,Karthala, Paris, 523 p. ISBN : 2-84586-324-1.

Mohamed Kerrou (dir.), 2002, Public et privé enIslam. Espace, autorités et libertés,coll. Connaissance du Maghreb, Maisonneuve &Larose, Paris, 343 p. ISBN : 2-7068-1611-2.

Alain Mahé et Kmar Bendana (dir.), 2004, Savoirs dulointain et sciences sociales, Bouchène, Paris,268 p. ISBN : 2-91 2946-69-7.

Jocelyne Dakhlia (dir.), 2004, Trames de langues :usages et métissages linguistiques dans l’histoire duMaghreb, coll. Connaissance du Maghreb,Maisonneuve & Larose, Paris, 561 p. ISBN : 2-70681-799-2.

Éric Gobe (dir.), 2004, L’ingénieur moderne auMaghreb (XIXe-XXe siècles), coll. Connaissance duMaghreb, Maisonneuve & Larose, Paris, 388 p.ISBN : 2-70681-794-1.

Jean-Luc Arnaud (dir.), 2005, L’urbain dans le mondemusulman de Méditerranée, coll. Connaissance duMaghreb, Maisonneuve & Larose, Paris, 224 p.ISBN : 2-7068-1926-X.

P U B L I C A T I O N S D E L ’ I R M C ( 1 9 9 2 - 2 0 1 0 )

Maghreb et sciences socialesPublication annuelle de l’IRMC 1

2004. Maghreb, dimensions de la complexité. Étudeschoisies de l’IRMC (1992-2003), sous laresponsabilité d’Anne-Marie Planel, introduction dePierre Robert Baduel, IRMC, Tunis, 372 p.

2005. Biographies et récits de vie, Thème sous laresponsabilité de Kmar Bendana, Katia Boissevainet Delphine Cavallo. Débat et études, Maisonneuve& Larose, Paris, 242 p. ISBN : 978-2-86877-212-9.

2006. Les territoires productifs en questions(s),Transformations occidentales et situationsmaghrébines, Thème sous la responsabilité deMihoub Mezouaghi. Études, Maisonneuve &Larose, Paris, 265 p. ISBN : 978-2-7068-1990-2.

2007. L’enseignement supérieur dans la globalisationlibérale. Une comparaison internationale Maghreb,Afrique, Canada et France. Thème sous la

responsabilité de Sylvie Mazzella, Maisonneuve &Larose, Paris, 350 p. ISBN : 978-2-7068-2019-9.

2008. Les économies émergentes. Trajectoiresasiatiques, latino-américaines, est-européennes etperspectives maghrébines, Thème sous laresponsabilité de Yamina Mathlouthi, « Pratiques etreprésentations sociales au Maghreb », Études,L’Harmattan, Paris, 269 p. ISBN : 978-2-296-07662-4.

2009-2010. Socio-anthropologie de l’image auMaghreb. Thème 1 sous la responsabilité de KatiaBoissevain, « Nouveaux usages touristiques de laculture religieuse ». Thème 2 sous la responsabilitéde Pierre-Noël Denieuil, « Audiovisuel et créationcinématographique » (Mémoires, Études etDocument). 3. Recherche en cours, L’Harmattan,Paris, 335 p. ISBN : 978-2-296-11633-7.

Ouvrages col lect i fs

1. À partir de la livraison 2008, Alfa. Maghreb et sciences sociales (2004-2007) devient Maghreb et sciences sociales.

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336Site Internet de l’IRMC : http://www.irmcmaghreb.org.

PUBLICATIONS DE L’IRMC (1992-2010)

Ibn Abî Dhiâf, 1994, Présent aux hommes de notretemps. Chronique des rois de Tunis et du Pactefondamental. Chapitres IV et V (1824-1837), éditioncritique et traduction par André Raymond, avec lacollaboration de Khaled Kchir, 2 vol., Alif-Éditionsde la Méditerranée, Tunis. ISBN : 9973-22-010-2 ;9973-22-011-0.

Saïd Ben Sedrine et Vincent Geisser, 2001, Le retourdes diplômés. Enquête sur les étudiants tunisiensformés à l’étranger. Europe, Amérique et mondearabe, CPU, Tunis, 165 p. ISBN : 9973-948-87-4.

Nora Lafi, 2002, Une ville du Maghreb entre ancienrégime et réformes ottomanes. Genèse desinstitutions municipales à Tripoli de Barbarie(1795-1911), coll. Villes, histoire, culture, sociétés,L’Harmattan, Paris, 305 p. ISBN : 2-7475-2616-X.

Nicolas Puig, 2003, Bédouins sédentarisés et sociétéscitadines à Tozeur (Sud-Ouest tunisien), coll.Hommes et sociétés, Karthala, Paris, 282 p. ISBN :2-84586-473-6.

Saïd Ben Sedrine et Éric Gobe, 2004, Les ingénieurstunisiens. Dynamique récente d’un groupeprofessionnel, L’Harmattan, Paris, 282 p. ISBN : 2-7475-7095-9.

Mihoub Mezouaghi, 2005, Libéralisation des servicesde télécommunication au Maghreb. Transitioninstitutionnelle et performances, coll. « Notes etdocuments », Agence française de développement,Paris, 125 p.

Katia Boissevain, 2006, Sainte parmi les saints. SayydaMannûbiya ou les recompositions cultuelles dans laTunisie contemporaine, coll. Connaissance duMaghreb, Maisonneuve & Larose, Paris, 265 p.ISBN : 978-2-7068-1930-8.

Myriam Catusse, 2008, Le temps des entre-preneurs ?Politique et transformations du capitalisme auMaroc, coll. Connaissance du Maghreb,Maisonneuve & Larose, Paris, 346 p. ISBN : 978-2-7068-1998-8.

Houda Laroussi, 2009, Micro-crédit et lien social enTunisie. La solidarité instituée, coll. Hommes etsociétés, Karthala, Paris, 304 p. ISBN : 978-2-8111-0197-8.

Clémentine Gutron, 2010, Jeux généalogiques surl’Antiquité : l’archéologie en Tunisie (XIXe-XXesiècles), coll. Hommes et sociétés, Karthala, Paris,(sous presse).

Ouvrages d’auteurs

Abdelhamid Hénia (dir.), 2006, Être notable auMaghreb. Dynamique des configurationsnotabiliaires, coll. Connaissance du Maghreb,Maisonneuve & Larose, Paris, 364 p. ISBN : 978-2-7068-1802-8.

Mihoub Mezouaghi (dir.), 2007, Le Maghreb dansl’économie numérique, coll. Connaissance duMaghreb, Maisonneuve & Larose, Paris, 335 p.ISBN : 978-2-7068-1977-3.

Pierre Robert Baduel (dir.), 2007, Construire unmonde ? Mondialisation, Pluralisme etUniversalisme, coll. Connaissance du Maghreb,Maisonneuve & Larose, Paris, 227 p. ISBN : 978-2-7068-1968-1.

Nada Auzary-Schmaltz (dir.), 2007, La justicefrançaise et le droit pendant le protectorat enTunisie, coll. Connaissance du Maghreb,Maisonneuve & Larose, Paris, 195 p. ISBN : 978-2-7068-1997-1.

Pierre Robert Baduel (dir.), 2008, Chantiers et défis dela recherche sur le Maghreb contemporain,Karthala, Paris, 602 p. ISBN : 978-2-8111-0163-3.

Mihoub Mezouaghi (dir.), 2009, Les localisationsindustrielles au Maghreb : attractivité,agglomération et territoires, coll. Hommes etsociétés, Karthala, Paris, 335 p. ISBN : 978-2-8111-0182-4.

Pierre Robert Baduel (dir.), 2009, La ville et l’urbaindans le Monde arabe et en Europe. Acteurs,

Organisations et Territoires, coll. Connaissance duMaghreb, Maisonneuve & Larose, Paris, 235 p.ISBN : 978-27-7068-1998-8.

Lamia Zaki (dir.), 2009, Terrains de campagne auMaroc. Les élections législatives de 2007, coll.Hommes et sociétés, Karthala, Paris, 330 p. ISBN :978-2-8111-0257-9.

Sylvie Mazzella (dir.), 2009, La mondialisationétudiante. Le Maghreb entre Nord et Sud, coll.Hommes et sociétés, Karthala, Paris, 404 p. ISBN :978-2-8111-0307-1.

Odile Moreau (dir.), 2009, Réforme de l’État etréformismes au Maghreb (XIXe - XXe siècles), coll.Socio-anthropologie des mondes méditerranéens,L’Harmattan, Paris, 368 p. ISBN : 978-2-296-11087-8.

À paraître en 2010

Pierre-Noël Denieuil et Mohamed Madoui (dir.),Entrepreneuriat et développement local : terrainsde recherche au Maghreb, coll. Hommes et sociétés,Karthala, Paris.

Lamia Zaki (dir.), Enjeux professionnels et politiquesde l’action urbaine au Maghreb, coll. Hommes etsociétés, Karthala, Paris.

Morgan Corriou (dir.), Publics et spectaclecinématographique en situation coloniale.

Myriam Bacha (dir.), L’architecture au Maghreb entrepatrimoine et création, XIXe-XXe siècles.

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