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PIERRE BOURDIEU De la maison du roi à la raison d'État Un modèle de la genèse du champ bureaucratique L'intention de cette recherche est d'interroger la genèse de l'État pour essayer d'en dégager les caractéristiques spécifiques de la raison d'État, que l'évidence associée à l'accord entre les esprits façonnés par l'État, les esprits d'État, et les structures de l'État, tend à dissimuler(1) . Il s'agit donc moins de s'interroger sur les facteurs de l'émergence de l'État que sur la logique du processus historique selon lequel s'est opérée l'émergence de cette réalité historique qu'est l'État, dans sa forme dynastique, puis bureaucratique; moins de décrire, dans une sorte de récit généalogique, le processus d'autonomisation d'un champ bureaucratique, obéissant à une logique bureaucratique, que de construire un modèle de ce processus; c'est-à-dire, plus précisément, un modèle de la transition de l'État dynastique à l'État bureaucratique, de l'État réduit à la maison du roi à l'État constitué comme champ de forces et champ de luttes orientées vers le monopole de la manipulation légitime des biens publics. Comme le remarque R. J. Bonney(2) , en étudiant l'«État-nation moderne», nous risquons de laisser échapper l'État dynastique qui l'a précédé: «Durant

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PIERRE BOURDIEU

De la maison du roi à la raison d'État

Un modèle de la genèse du champ bureaucratique

 

L'intention de cette recherche est d'interroger la genèse de l'État pour

essayer d'en dégager les caractéristiques spécifiques de la raison

d'État, que l'évidence associée à l'accord entre les esprits façonnés

par l'État, les esprits d'État, et les structures de l'État, tend à

dissimuler(1). Il s'agit donc moins de s'interroger sur les facteurs de

l'émergence de l'État que sur la logique du processus historique selon

lequel s'est opérée l'émergence de cette réalité historique qu'est

l'État, dans sa forme dynastique, puis bureaucratique; moins de

décrire, dans une sorte de récit généalogique, le processus

d'autonomisation d'un champ bureaucratique, obéissant à une logique

bureaucratique, que de construire un modèle de ce processus; c'est-

à-dire, plus précisément, un modèle de la transition de l'État

dynastique à l'État bureaucratique, de l'État réduit à la maison du roi à

l'État constitué comme champ de forces et champ de luttes orientées

vers le monopole de la manipulation légitime des biens publics.

Comme le remarque R. J. Bonney(2), en étudiant l'«État-nation

moderne», nous risquons de laisser échapper l'État dynastique qui l'a

précédé: «Durant la plus grande partie de la période précédant 1660

(et certains diraient bien au-delà) la majorité des monarchies

européennes n'étaient pas des États-nations tels que nous les

concevons, à l'exception - plutôt fortuite - de la France(3).» Faute de

distinguer clairement entre l'État dynastique et l'État-nation, on

s'interdit de saisir la spécificité de l'État moderne qui ne se révèle

jamais aussi bien que dans la longue transition qui conduit à l'État

moderne et dans le travail d'invention, de rupture et de redéfinition qui

s'y accomplit.

(Mais peut-être faudrait-il être plus radical encore et refuser le nom

d'État, comme fait W. Stieber(4), à l'État dynastique. Stieber insiste

sur le pouvoir limité de l'empereur germanique en tant que monarque

désigné par une élection demandant la sanction papale: l'histoire

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allemande du XVe siècle est marquée par une politique princière,

factionnelle, caractérisée par des stratégies patrimoniales orientées

vers la prospérité des familles et de leur patrimoine (estate) princier. Il

n' y a là aucun des traits de l'État moderne. C'est seulement dans la

France et l'Angleterre du XVIIe siècle qu'apparaissent les principaux

traits distinctifs de l'État moderne en voie d'émergence. Mais la

politique européenne de 1330 à 1650 reste caractérisée par la vision

personnelle, «proprietary», des princes sur leur gouvernement, par le

poids de la noblesse féodale sur la politique et aussi par la prétention

de l'Église à définir les normes de la vie politique.)

Il faut s'interroger non sur les facteurs de l'apparition de l'État, mais

sur la logique du processus historique selon lequel s'est opérée, dans

et par une sorte de cristallisation, l'émergence en tant que système de

cette réalité historique sans précédent qu'est l'État dynastique et, plus

extraordinaire encore, l'État bureaucratique.

Spécificité de l'État dynastique

L'accumulation initiale de capital s'accomplit selon la logique

caractéristique de la maison, structure économique et sociale tout à

fait originale, notamment par le système des stratégies de

reproduction à travers lequel elle assure sa perpétuation. Le roi,

agissant en «chef de maison», se sert des propriétés de la maison (et

en particulier de la noblesse comme capital symbolique accumulé par

un groupe domestique selon un ensemble de stratégies dont la plus

importante est le mariage) pour construire un État, comme

administration et comme territoire, qui échappe peu à peu à la logique

de la «maison».

Il faut s'arrêter ici à des préalables de méthode: l'ambiguïté de l'État

dynastique qui, dès l'origine, présente des traits «modernes» (par

exemple, l'action des légistes qui, du fait de leur lien avec le mode de

reproduction scolaire et de leur compétence technique, disposent

d'une certaine autonomie par rapport aux mécanismes dynastiques),

prête à des lectures qui tendent à dénouer l'ambiguïté de la réalité

historique: la tentation de l'«ethnologisme» peut s'appuyer sur des

traits archaïques, tels le sacre que l'on peut réduire à un rite primitif

de consécration à condition d'oublier qu'il est précédé par une

acclamation, ou la guérison des écrouelles, garant d'un charisme

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héréditaire, transmis par le sang, et d'une délégation divine;

inversement, l'ethnocentrisme (avec l'anachronisme qui va de pair)

peut s'attacher aux seuls indices de modernité, comme l'existence de

principes abstraits et de lois, produits par les canonistes. Mais surtout

une compréhension superficielle de l'ethnologie empêche d'utiliser les

acquis de l'ethnologie sur les «sociétés à maison» pour faire une

ethnologie des sommets de l'État.

On peut ainsi poser que les traits les plus fondamentaux de l'État

dynastique peuvent en quelque sorte se déduire du modèle de la

maison. Pour le roi et sa famille, l'État s'identifie à la «maison du roi»,

entendue comme un patrimoine englobant une maisonnée, c'est-à-

dire la famille royale elle-même, qu'il faut gérer en bon «chef de

maison» (capmaysouè, comme dit le béarnais). Englobant l'ensemble

de la lignée et ses possessions, la maison transcende les individus

qui l'incarnent, à commencer par son chef lui-même qui doit savoir

sacrifier ses intérêts ou ses sentiments particuliers à la perpétuation

de son patrimoine matériel et surtout symbolique (l'honneur de la

maison ou le nom de la lignée).

Selon Andrew W. Lewis(5), le mode de succession définit le royaume.

La royauté est un honor transmissible en lignée agnatique héréditaire

(droit du sang) et par primogéniture et l'État ou la royauté se réduit à

la famille royale. Selon le modèle dynastique, qui s'instaure dans la

famille royale et se généralise à toute la noblesse, l'honor principal et

les terres patrimoniales individuelles vont au fils aîné, héritier dont le

mariage est géré comme une affaire politique de la plus haute

importance; on se protège contre la menace de la division en

octroyant aux cadets des apanages, compensation destinée à assurer

la concorde entre les frères (les testaments des rois recommandent à

chacun d'accepter sa part et de ne pas se rebeller), en les mariant à

des héritières ou en les consacrant à l'Église.

On peut appliquer à la royauté française ou anglaise, et cela jusqu'à

un âge assez avancé, ce que Marc Bloch disait de la seigneurie

médiévale, fondée sur la «fusion du groupe économique et du groupe

de souveraineté(6)». C'est la puissance paternelle qui constitue le

modèle de la domination: le dominant accorde protection et entretien.

Comme dans la Kabylie ancienne, les rapports politiques ne sont pas

autonomisés par rapport aux relations de parenté et sont toujours

Page 4: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

pensés sur le modèle de ces relations; il en va de même des relations

économiques. Le pouvoir repose sur des relations personnelles et des

relations affectives socialement instituées comme la fidélité(7),

l'«amour», la «créance», et activement entretenues, notamment par

les «largesses».

La transcendance de l'État par rapport au roi qui l'incarne pour un

temps est la transcendance de la couronne, c'est-à-dire celle de la

«maison» et de l'État dynastique qui, jusque dans sa dimension

bureaucratique, lui reste subordonné. Philippe le Bel est encore un

chef de lignage, environné de sa proche parenté; la «famille» est

divisée en diverses «chambres», services spécialisés qui suivent le

roi dans ses déplacements. Le principe de légitimation est la

généalogie, garante des liens du sang. C'est ainsi que l'on peut

comprendre la mythologie des deux corps du roi, qui a tant fait parler

les historiens, après Kantorowicz, et qui désigne symboliquement

cette dualité de l'institution transcendante et de la personne qui

l'incarne temporellement et temporairement (dualité qui s'observe

aussi chez les paysans béarnais où les membres masculins de la

maison, entendue comme ensemble des biens et ensemble des

membres de la famille, étaient souvent désignés par leur prénom suivi

du nom de la maison, ce qui implique, lorsqu'il s'agit de gendres issus

d'une autre lignée, qu'ils perdent en fait leur nom de famille). Le roi

est un «chef de maison», socialement mandaté pour mettre une

politique dynastique, à l'intérieur de laquelle les stratégies

matrimoniales tiennent une place décisive, au service de la grandeur

et de la prospérité de sa «maison».

Nombre de stratégies matrimoniales ont pour fin de favoriser des

extensions territoriales grâce à des unions dynastiques fondées dans

la seule personne du prince. On pourrait citer en exemple la dynastie

des Habsbourg qui a considérablement étendu son empire, au 16e

siècle, par une habile politique de mariages: Maximilien Ier acquiert la

Franche-Comté et les Pays-Bas par son mariage avec Marie de

Bourgogne, fille de Charles le Téméraire; son fils, Philippe le Beau,

épouse Jeanne la Folle, reine de Castille, union dont naîtra Charles

Quint. De même, il n'est pas douteux que nombre de conflits, à

commencer bien sûr par les guerres dites de succession, sont une

façon de poursuivre des stratégies successorales par d'autres

moyens. «La guerre de succession de Castille (1474-1479) est un cas

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bien connu; sans la victoire d'Isabelle, c'est l'union dynastique de la

Castille et du Portugal plutôt que celle de la Castille et de l'Aragon qui

serait devenue possible. La guerre de Charles Quint contre le duché

de Gueldre entraîna la Gueldre dans l'union bourguignonne en 1543:

si le duc luthérien Guillaume avait été vainqueur, on aurait pu voir se

former un solide État anti-Habsbourg rassemblé autour de Clèves, de

Juliers et de Berg et s'étendant jusqu'au Zuyderzee. Cependant la

partition de Clèves et de Juliers en 1614 après la guerre de

succession mit fin à cette vague possibilité. Dans la Baltique, l'union

des couronnes de Danemark, Suède et Norvège prit fin en 1523; mais

à chacune des guerres entre le Danemark et la Suède qui suivirent, la

question se posa à nouveau, et ce n'est qu'en 1560 que la lutte

dynastique entre la maison d'Oldenbourg et la maison de Vasa fut

résolue lorsque la Suède atteignit ses «frontières naturelles». En

Europe orientale, les rois Jagellons constituèrent, de 1386 à 1572,

une union dynastique de la Pologne et de la Lituanie qui se

transforma en union constitutionnelle après 1569. Mais l'union

dynastique de la Suède et de la Pologne était bien le but avoué de

Sigismond III et elle ne cessa d'être celui des rois de Pologne qu'en

1660. Ils caressèrent aussi des ambitions en Moscovie et en 1610,

Ladislas, fils de Sigismond III, fut élu tsar après un coup d'État des

boyards(8).»

Une des vertus du modèle de la maison, c'est qu'il permet d'échapper

à la vision téléologique fondée sur l'illusion rétrospective qui fait de la

construction de la France un «projet» porté par les rois successifs:

ainsi par exemple Cheruel, dans son Histoire de l'administration

monarchique en France, invoque explicitement la «volonté» des

Capétiens de faire l'État monarchique français et ce n'est pas sans

surprise que l'on voit certains historiens condamner l'institution des

apanages comme «démembrement» du domaine royal.

Ainsi, la logique dynastique rend bien compte des stratégies

politiques des États dynastiques en permettant d'y voir des stratégies

de reproduction d'un type particulier. Mais il faut encore poser la

question des moyens ou, mieux, des atouts particuliers dont dispose

la famille royale et qui lui ont permis de triompher dans la compétition

avec ses rivales. (Norbert Elias qui est le seul, à ma connaissance, à

l'avoir posée explicitement, propose, avec ce qu'il appelle la «loi du

monopole», une solution que je ne discuterai pas ici en détail mais qui

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me paraît verbale et quasi tautologique: «Quand, dans une unité

sociale d'une certaine étendue, un grand nombre d'unités sociales

plus petites, qui par leur interdépendance forment la grande unité,

disposent d'une force sociale à peu près égale et peuvent de ce fait

librement - sans être gênées par des monopoles déjà existants -

rivaliser pour la conquête des chances de puissance sociale, en

premier lieu des moyens de subsistance et de production, la

probabilité est forte que les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus

dans ce combat et que les chances finissent par tomber entre les

mains d'un petit nombre, tandis que les autres sont éliminés ou

tombent sous la coupe de quelques-uns(9).»)

Doté du «pouvoir de nature semi-liturgique» qui le met «à part de tous

les autres potentats, ses rivaux»(10), cumulant la souveraineté (droit

romain) et la suzeraineté, ce qui lui permet de jouer en monarque de

la logique féodale, le roi occupe une position distincte et distinctive

qui, en tant que telle, assure une accumulation initiale de capital

symbolique. C'est un chef féodal qui a cette propriété particulière de

pouvoir, avec des chances raisonnables de voir sa prétention

reconnue, se dire roi: en effet, selon la logique de la «bulle

spéculative» chère aux économistes, il est fondé à se croire roi parce

que les autres croient (au moins dans une certaine mesure) qu'il est

roi, chacun devant compter avec le fait que les autres comptent avec

le fait qu'il est le roi. Un différentiel minimum suffit ainsi à créer un

écart maximum, parce qu'il le différencie de tous les autres. En outre,

le roi se trouve placé en position de centre et, à ce titre, il dispose

d'informations sur tous les autres - qui, sauf coalition, ne

communiquent qu'à travers lui - et il peut contrôler les alliances. Il se

trouve ainsi situé au-dessus de la mêlée, donc prédisposé à remplir

une fonction d'arbitre, d'instance d'appel.

(On peut citer ici, à titre d'exemplification de ce modèle, une analyse

de Muzaffar Alam qui montre comment, à la suite du déclin de

l'empire Mughal, lié au déclin de l'autorité impériale, et du

renforcement de l'autorité des nobles locaux et de l'autonomie

provinciale, les chefs locaux continuent à perpétuer «la référence à

une apparence au moins d'un centre impérial», ainsi investi d'une

fonction légitimatrice: «Again, in the conditions of unfattered political

and military adventurism which accompanied and followed the decline

of imperial power, none of the adventurers was strong enough to be

Page 7: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

able to win the allegiance of the others and to replace the imperial

power. All of them struggled separately to make their fortunes and

threatened each other's position and achievements. Only some of

them, however, could establish their dominance over the others.

When they sought institutionnal validation of their spoils, they needed

a centre to legitimize their acquisitions(11).»)

Les contradictions spécifiques de l'état dynastique

L'accumulation initiale de capital s'opère au profit d'une personne:

l'État bureaucratique naissant (et le mode de gestion et de

reproduction bureaucratique, scolaire, qui lui est associé) reste la

propriété personnelle d'une «maison» qui continue à obéir à un mode

de gestion et de reproduction patrimonial. Le roi dépossède les

pouvoirs privés mais au profit d'un pouvoir privé; il perpétue, dans sa

propre dynastie, un mode de reproduction familial antinomique à celui

qu'il institue (ou qui s'institue) dans la bureaucratie (avec la référence

au mérite et à la compétence). Il concentre les différentes formes de

pouvoir, économique et symbolique notamment, et il les redistribue

selon des formes «personnelles» («largesses») propres à susciter

des formes d'attachement «personnelles». De là toutes sortes de

contradictions qui jouent un rôle déterminant dans la transformation

de l'État dynastique bien qu'on omette le plus souvent de les compter

au nombre des facteurs de «rationalisation» (tels que la concurrence

entre les États - les guerres internationales qui imposent la

concentration et la rationalisation du pouvoir, processus auto-

entretenu du fait qu'il faut du pouvoir pour faire la guerre qui appelle la

concentration du pouvoir - ou la concurrence entre le pouvoir central

et les pouvoirs locaux).

On observe d'un côté, et jusqu'à une époque tardive, la permanence

de structures anciennes de type patrimonial. C'est par exemple la

survivance, observée par Roland Mousnier(12), au sein même du

secteur le plus bureaucratisé, du modèle maître/fidèle, protecteur/

«créature». Voulant montrer que l'on ne peut s'en tenir à l'histoire des

institutions pour comprendre le fonctionnement réel des institutions

gouvernementales, Richard Bonney indique: «C'est le système de

patronage et de clientèle qui constituait la force agissante derrière la

façade du système officiel d'administration, certes plus facile à

décrire. Car, de par leur nature, les rapports de patronage échappent

Page 8: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

à l'historien; pourtant l'importance d'un ministre, d'un secrétaire d'État,

d'un intendant des finances ou d'un conseiller du roi dépendait moins

de son titre que de son influence - ou de celle de son patron. Cette

influence tenait en grande partie à la personnalité du personnage,

mais plus encore au patronage(13).»

Autre trait révélateur, l'existence de clans à base familiale (souvent

désignés du nom trompeur de «partis») qui, paradoxalement,

contribuent indirectement à imposer la bureaucratisation: «Les grands

clans nobiliaires loyaux ou contestataires sont structurels à la

monarchie» et «le "favori" exerce son pouvoir absolu contre la famille

royale, contestataire ou susceptible de l'être(14).»

Les ambiguïtés d'un système de gouvernement qui mêle le

domestique et le politique, la maison du roi et la raison d'État, sont

sans doute, paradoxalement, un des principes majeurs, par les

contradictions qu'elles engendrent, du renforcement de la

bureaucratie: l'émergence de l'État s'accomplit, pour une part, à la

faveur de malentendus nés du fait que l'on peut, en toute bonne foi,

exprimer les structures ambiguës de l'État dynastique dans un

langage, celui du droit notamment, qui leur donne un tout autre

fondement et, par là, prépare leur dépassement.

C'est sans doute en s'exprimant dans le langage du droit romain, à la

faveur d'une interprétation ethnocentrique des textes juridiques, que

le principe dynastique s'est peu à peu converti, aux XIVe et XVe

siècles, en un principe nouveau, proprement «étatique». Le principe

dynastique qui joue un rôle central dès les Capétiens (couronnement

de l'héritier dès l'enfance, etc.) atteint son plein développement avec

la constitution de la famille royale, composée des hommes et femmes

ayant du sang royal dans les veines (les «princes du sang»). La

métaphore typiquement dynastique du sang royal s'élabore à travers

la logique du droit romain qui, pour exprimer la filiation, use du mot

sang (jura sanguinis). Charles V restructure la nécropole de Saint-

Denis: toutes les personnes de sang royal (même femmes et enfants,

garçons et filles, même morts jeunes) sont inhumeés autour de Saint

Louis.

Le principe juridique s'appuie sur une réflexion à propos de la notion

typiquement dynastique de couronne comme principe de

Page 9: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

souveraineté qui est au-dessus de la personne royale. À partir du

XIVe siècle, c'est un mot abstrait qui désigne le patrimoine du roi

(«domaine de la couronne», «revenus de la couronne») et «la

continuité dynastique, la chaîne des rois dont sa personne n'est qu'un

maillon»(15). La couronne implique l'inaliénabilité des terres et des

droits féodaux du domaine royal, puis du royaume lui-même; elle

évoque la dignitas et la majestas de la fonction royale (peu à peu

distinguée de la personne du roi). Donc, avec l'idée de couronne,

c'est l'idée d'une instance autonome, indépendante de la personne du

roi, qui, par une réinterprétation de l'idée de maison transcendante à

ses propres membres, se constitue peu à peu. Les juristes sont sans

doute inclinés à opérer une confusion créatrice entre la représentation

dynastique de la maison qui les habite encore et la représentation

juridique de l'État comme corpus mysticum à la manière de l'Église

(Kantorowicz).

Paradoxalement, c'est le poids des structures de la parenté et la

menace que les guerres de palais font peser sur la perpétuation de la

dynastie et sur le pouvoir du prince qui favorisent partout, des

empires archaïques jusqu'aux États modernes, le développement de

formes d'autorité indépendantes de la parenté, tant dans leur

fonctionnement que dans leur reproduction. L'entreprise d'État est le

lieu d'une opposition analogue à celle que Berle et Means ont

introduite à propos de l'entreprise, celle des «propriétaires» (owners)

héréditaires du pouvoir et celle des «fonctionnaires» (managers),

«cadres» recrutés pour leur compétence et dépourvus de titres

héréditaires. Opposition qu'il faut se garder de réifier, comme on l'a

fait pour l'entreprise. Les exigences des luttes intra-dynastiques (entre

les frères notamment) sont au principe des premières esquisses de

division du travail de domination. Ce sont les héritiers qui doivent

s'appuyer sur les managers pour se perpétuer; ce sont eux qui, bien

souvent, doivent recourir aux ressources nouvelles que procure la

centralisation bureaucratique pour triompher des menaces que font

peser sur eux leurs rivaux dynastiques: c'est le cas par exemple

lorsque tel roi se sert des ressources procurées par le Trésor pour

acheter les chefs des lignées concurrentes ou, plus subtilement,

lorsqu'il contrôle la concurrence entre ses proches en distribuant

hiérarchiquement les profits symboliques procurés par l'organisation

curiale.

Page 10: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

On rencontre ainsi, à peu près universellement, une tripartition du

pouvoir, avec, à côté du roi, les frères (au sens large) du roi, rivaux

dynastiques dont l'autorité repose sur le principe dynastique de la

maison, et les ministres du roi, homines novi le plus souvent, recrutés

pour leur compétence. On peut, en simplifiant beaucoup, dire que le

roi a besoin des ministres pour limiter et contrôler le pouvoir de ses

frères et qu'il peut, à l'inverse, se servir de ses frères pour limiter et

contrôler le pouvoir des ministres.

Les grands empires agraires, composés dans leur grande majorité de petits

producteurs agricoles vivant en communautés fermées sur elles-mêmes et dominés

par une minorité assurant le maintien de l'ordre et la gestion de la violence (les

guerriers) et la gestion de la sagesse officielle, conservée par écrit (les scribes),

opèrent une rupture nette des liens familiaux en instituant de grandes bureaucraties

de parias, exclus de la reproduction politique, eunuques, prêtres voués au célibat,

étrangers sans liens de parenté avec les gens du pays (dans les gardes

prétoriennes des palais et les services financiers des empires) et privés de droits,

ou, à la limite, esclaves qui sont la propriété de l'État et dont les biens et le poste

peuvent revenir à tout moment à l'État(16). Dans l'Égypte ancienne, la distinction

est tranchée entre la famille royale et la haute administration, le pouvoir étant

délégué à des hommes nouveaux plutôt qu'aux membres de la famille royale. De

même, dans l'Assyrie antique (Garelli), le wadu est à la fois l'esclave et le

«fonctionnaire»; dans l'empire achéménide, composé de Mèdes et de Perses, les

hauts fonctionnaires sont souvent Grecs. Même chose dans l'empire Mongol, où les

hauts fonctionnaires sont presque tous des étrangers.

Les exemples les plus remarquables sont fournis par l'empire ottoman. Lecteurs de

Bajazet, nous avons une idée de la menace permanente que ses frères et son vizir,

personnage bureaucratique mandaté, entre autres, pour contrôler les premiers, font

peser sur le prince. Solution radicale, après le XVe siècle, la loi du fratricide impose

que les frères du prince soient tués dès son avènement(17). Comme dans

beaucoup d'empires de l'Orient ancien, ce sont des étrangers, dans le cas

particulier des chrétiens renégats, islamisés, qui accèdent aux positions de hauts

dignitaires(18). L'empire ottoman se dote d'une administration cosmopolite(19);

ce qu'on appelle le «ramassage», permet de se doter de «personnes dévouées». Le

kul ottoman désigne à la fois l'esclave et le serviteur de l'État.

On peut ainsi énoncer la loi fondamentale de cette division initiale du

travail de domination entre les héritiers, rivaux dynastiques dotés de

la puissance reproductrice mais réduits à l'impuissance politique, et

les oblats, puissants politiquement mais dépourvus de la puissance

reproductrice: pour limiter le pouvoir des membres héréditaires de la

dynastie, on recourt, pour les positions importantes, à des individus

étrangers à la dynastie, des homines novi, des oblats qui doivent tout

Page 11: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

à l'État qu'ils servent et qui peuvent, au moins en théorie, perdre à

tout instant le pouvoir qu'ils ont reçu de lui; mais pour se protéger

contre la menace de monopolisation du pouvoir que fait peser tout

détenteur d'un pouvoir fondé sur une compétence spécialisée, plus ou

moins rare, on recrute ces homines novi de telle manière qu'ils n'aient

aucune chance de se reproduire (la limite étant les eunuques ou les

clercs voués au célibat) et de perpétuer ainsi leur pouvoir par des

voies de type dynastique ou de fonder durablement leur pouvoir dans

une légitimité autonome, indépendante de celle que l'État leur

accorde, conditionnellement et temporairement, à travers leur statut

de fonctionnaires. (Si l'État pontifical évolue aussi précocement, dès

les XIIe et XIIIe siècles, vers un État bureaucratique, c'est peut-être

qu'il échappe d'emblée au modèle dynastique de la transmission

familiale - qui se perpétue parfois à travers la relation oncle-neveu -,

et qu'il n'a pas de territoire, se réduisant à la fiscalité et à la justice.)

On n'en finirait pas de recenser, dans les civilisations les plus

diverses, les exemples des effets de cette loi fondamentale, c'est-à-

dire de mesures visant à éviter la constitution de contre-pouvoirs de

même nature que le pouvoir dynastique (fiefs), c'est-à-dire de

pouvoirs indépendants, notamment dans leur reproduction,

héréditaires (c'est à ce point que se situe la bifurcation entre le

féodalisme et l'empire). Ainsi, dans l'empire ottoman, on attribue aux

grands un timar, revenu des terres, et non la propriété de ces terres.

Autre disposition très fréquente: l'attribution de pouvoirs strictement

viagers (cf. le célibat des clercs) avec notamment le recours à des

oblats (parvenus, déracinés), voire à des parias: l'oblat est l'antithèse

absolue du frère du roi; attendant tout de l'État (ou, dans un autre

contexte, du parti), il donne tout à l'État auquel il ne peut rien opposer,

n'ayant ni intérêt ni force propre; le paria est la limite de l'oblat,

puisqu'il peut à chaque instant être rejeté dans le néant d'où il a été

tiré par la générosité de l'État (cf. les «boursiers», miraculés du

système scolaire, notamment sous la Troisième République).

Comme dans les empires agraires, en France, sous Philippe Auguste,

la bureaucratie se recrute parmi les homines novi de basse extraction.

Et, comme on l'a déjà vu, les rois de France ne cessent de s'appuyer

sur des «favoris», distingués, le mot le dit, par une élection arbitraire,

pour contrecarrer le pouvoir des grands. Les luttes sont incessantes

entre les proches (généalogiquement) et les favoris qui les

Page 12: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

supplantent dans la faveur du prince: «Catherine de Médicis déteste

d'Épernon et essaie par tous les moyens de le déboulonner. Marie de

Médicis fera de même contre Richelieu lors de la "journée des dupes".

Gaston d'Orléans complotera sans cesse contre le ministre qu'il

accuse de tyrannie parce qu'il fait écran entre le roi et sa famille. De

ce fait le prélèvement double car le "favori" devenu "premier ministre"

a besoin d'être riche, puissant et considéré pour drainer à lui les

clientèles qui autrement s'en iraient gonfler les rangs des opposants.

La fabuleuse richesse des d'Épernon, Mazarin ou Richelieu leur

fournit les moyens de leur politique. À travers d'Épernon et Joyeuse,

Henri II contrôle l'appareil d'État, l'armée, un certain nombre de

gouvernements. Grâce à ses deux amis, il se sentait un peu plus roi

de France(20).»

On ne peut comprendre le rôle des parias qu'à condition d'apercevoir l'ambiguïté de

la compétence technique, de la technè et du spécialiste, principe d'un pouvoir

virtuellement autonome et potentiellement dangereux (comme l'observe Bernard

Guenée, les fonctionnaires, jusqu'à 1388, se vantent de leur fidélité, au-delà, de leur

compétence(21)) et objet, en beaucoup de sociétés archaïques, d'une profonde

ambivalence: on sait que dans beaucoup de sociétés agraires, l'artisan

(demiourgos), notamment le forgeron, mais ensuite l'orfèvre, l'armurier, etc., est

l'objet de représentations et de traitements très ambivalents et est à la fois craint et

méprisé, voire stigmatisé. La possession d'une spécialité, qu'il s'agisse de la

métallurgie ou de la magie, - qui lui est souvent associée -, de la finance ou, dans

un autre ordre, de capacité guerrière (mercenaires, janissaires, corps d'élite de

l'armée, condottiere, etc.), peut conférer un pouvoir dangereux. Il en va de même de

l'écriture: on sait que, dans l'empire ottoman, les scribes (katib) essaient de

confisquer le pouvoir, de même que les familles des cheikh de l'Islam tentent de

monopoliser le pouvoir religieux. En Assyrie (Garelli), les scribes, détenteurs du

monopole de l'écriture cunéiforme, détiennent un grand pouvoir; on les éloigne de la

cour et, quand on les consulte, on les divise en trois groupes pour qu'ils ne puissent

pas se concerter. Ces spécialités inquiétantes incombent souvent à des groupes

ethniques faciles à identifier culturellement, et stigmatisés, donc exclus de la

politique, du pouvoir sur les instruments de coercition et les marques d'honneur.

Elles sont donc abandonnées à des groupes parias qui permettent au groupe et aux

représentants de ses valeurs officielles de s'en acquitter tout en les refusant

officiellement. Le pouvoir et les privilèges qu'elles procurent se trouvent ainsi

cantonnés, par la logique même de leur genèse, dans des groupes stigmatisés qui

ne peuvent pas en tirer pleinement les profits, surtout, ce qui est l'essentiel, sur le

terrain politique.

Les détenteurs du pouvoir dynastique ont intérêt à s'appuyer sur des groupes qui,

comme les minorités spécialisées dans les professions liées à la finance, et en

particulier les Juifs (connus pour leur fiabilité professionnelle et leur capacité à

rendre des services précis et à fournir une marchandise précise)(22), doivent être

Page 13: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

ou se rendre impuissants (militairement ou politiquement) pour être autorisés à

manier des instruments qui, en de mauvaises mains, seraient très dangereux. On

peut aussi comprendre dans cette perspective - celle de la division des pouvoirs et

des guerres de palais - le passage de l'armée féodale à l'armée de mercenaires,

l'armée de métier salariée étant à la troupe des «féaux» ou au «parti» ce que le

fonctionnaire ou le «favori» sont aux frères du roi ou aux membres de la maison du

roi.

Le principe de la contradiction principale de l'État dynastique (entre

les frères du roi et les ministres du roi) réside dans le conflit entre

deux modes de reproduction. En effet, à mesure que l'État dynastique

se constitue, que le champ du pouvoir se différencie (d'abord le roi,

les évêques, les moines, les chevaliers, puis les juristes -

introducteurs du droit romain -, et, plus tard le Parlement, puis les

marchands, les banquiers, puis les savants(23), et que s'institue un

début de division du travail de domination, le caractère mixte, ambigu,

voire contradictoire du mode de reproduction en vigueur au sein du

champ du pouvoir s'accentue: l'État dynastique perpétue un mode de

reproduction fondé sur l'hérédité et l'idéologie du sang et de la

naissance qui est antinomique avec celui qu'il institue dans la

bureaucratie d'État, en liaison avec le développement de l'instruction,

lié lui-même à l'apparition d'un corps de fonctionnaires; il fait coexister

deux modes de reproduction mutuellement exclusifs, le mode de

reproduction bureaucratique, lié notamment au système scolaire,

donc à la compétence et au mérite, tendant à saper le mode de

reproduction dynastique, généalogique, dans ses fondements

mêmes, dans le principe même de sa légitimité, le sang, la naissance.

Le passage de l'État dynastique à l'État bureaucratique est

inséparable du mouvement par lequel la nouvelle noblesse, la

noblesse d'État (de robe), chasse l'ancienne noblesse, la noblesse de

sang. On voit en passant que les milieux dirigeants ont été les

premiers à connaître un processus qui s'est étendu, beaucoup plus

tard, à l'ensemble de la société: le passage d'un mode de

reproduction familial (ignorant la coupure entre le public et le privé) et

un mode de reproduction bureaucratique à composante scolaire,

fondé sur l'intervention de l'école dans les processus de reproduction.

L'oligarchie dynastique et le nouveau mode de reproduction

Mais l'essentiel est que, comme la seigneurie médiévale selon Marc

Page 14: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

Bloch, l'État dynastique est «un territoire dont l'exploitation est

organisée de manière qu'une partie des produits aille vers un

personnage unique», «à la fois chef et maître du sol»(24). L'État

dynastique, malgré ce qu'il peut comporter de bureaucratique et

d'impersonnel, reste orienté vers la personne du roi: il concentre

différentes espèces de capital, différentes formes de pouvoir et de

ressources matérielles et symboliques (argent, honneurs, titres,

indulgences et passe-droits) entre les mains du roi et celui-ci peut, par

une redistribution sélective, instituer ou entretenir des relations de

dépendance (clientèle) ou, mieux, de reconnaissance personnelle et

perpétuer ainsi son pouvoir.

Ainsi par exemple, l'argent accumulé par la fiscalité d'État étant

continûment redistribué à des catégories bien déterminées de sujets

(sous forme, notamment, de soldes pour les militaires ou de

traitements pour les fonctionnaires, détenteurs d'offices civils,

administrateurs et gens de justice), la genèse de l'État est

indissociable de la genèse d'un groupe de gens qui ont partie liée

avec lui, qui sont intéressés à son fonctionnement. (Il faudrait

examiner ici l'analogie avec l'Église: le pouvoir de l'Église ne se

mesure pas vraiment, comme on l'a cru, au nombre des

«pascalisants», mais plutôt au nombre de ceux qui doivent

directement ou indirectement les fondements économiques et sociaux

de leur existence sociale, et en particulier leurs revenus, à l'existence

de l'Église, et qui sont donc, de ce fait, «intéressés» à son existence).

L'État est une entreprise qui rapporte, d'abord au roi lui-même et à

ceux qu'il fait bénéficier de ses largesses. La lutte pour faire l'État

devient ainsi de plus en plus indissociable d'une lutte pour

s'approprier les profits associés à l'État (lutte qui, avec le welfare

state, s'étendra de plus en plus largement). Comme l'a montré Denis

Crouzet(25), les luttes d'influence autour du pouvoir ont pour enjeu

l'occupation de positions centrales propres à procurer les avantages

financiers dont les nobles ont besoin pour assurer leur train de vie (de

là par exemple le ralliement du duc de Nevers à Henri II ou le

ralliement du jeune Guise à Henri IV contre 1 200 000 livres destinées

à acquitter les dettes de son père, etc.). Bref, l'État dynastique institue

l'appropriation privée par quelques-uns des ressources publiques. De

même que le lien personnel de type féodal se trouve contractualisé et

donne lieu à des rémunérations non plus tant sous forme de terre que

Page 15: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

sous forme d'argent ou de pouvoir, de même les «partis» luttent entre

eux, notamment au sein du Conseil royal, pour s'assurer le contrôle

du circuit de l'impôt.

Ainsi, l'ambiguïté de l'État dynastique se perpétue (elle se poursuivra

sous d'autres formes après sa disparition) parce qu'il y a des intérêts

et des profits particuliers, privés, à s'approprier le public, l'universel, et

que des possibilités toujours renouvelées sont offertes à cette

appropriation (par exemple, outre l'existence, structurale, de la

corruption, la vénalité des offices - après le XIVe siècle - et l'hérédité

des offices - l'édit de Paulet de 1604 constitue l'office en propriété

privée - instituent une «nouvelle féodalité»(26)). Le pouvoir royal doit

instituer des commissaires pour reprendre en main

l'administration(27).

Du point de vue du roi (et du pouvoir central en général), l'idéal serait

de concentrer et de redistribuer la totalité des ressources, maîtrisant

ainsi complètement le processus de production du capital symbolique.

En réalité, du fait de la division du travail de domination, il y a toujours

des déperditions: les serviteurs de l'État tendent toujours à se servir

eux-mêmes directement (au lieu d'attendre la redistribution), à travers

des prélèvements et des détournements de ressources matérielles et

symboliques. De là une véritable corruption structurale qui, comme le

montre Pierre-Étienne Will, est le fait surtout des autorités

intermédiaires: outre les «irrégularités régulières», c'est-à-dire les

extorsions destinées à payer les frais personnels et professionnels,

dont il est difficile de déterminer s'il s'agit d'une «corruption

institutionnalisée» ou d'un «financement informel des dépenses», il y

a tous les avantages que les fonctionnaires subalternes peuvent tirer

de leur position stratégique dans la circulation de l'information du haut

vers le bas et du bas vers le haut soit en vendant aux autorités

supérieures un élément d'information vital qu'ils détiennent ou en

refusant de transmettre ou en ne transmettant que contre profit une

sollicitation, soit en refusant de transmettre un ordre(28). De façon

générale, les détenteurs d'une autorité déléguée peuvent tirer toutes

sortes de profits de leur position d'intermédiaire. Selon la logique du

droit et du passe-droit(29), tout acte ou processus administratif peut

être bloqué ou retardé ou facilité et accéléré (contre une somme de

monnaie). Le subalterne détient souvent un avantage par rapport aux

instances supérieures (et aux instances de contrôle en particulier): il

Page 16: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

est proche du «terrain», et, lorsqu'il est stable dans son poste, il fait

souvent partie de la société locale (Jean-Jacques Laffont a proposé

des modèles formels de la «supervision», conçue, dans la perspective

de la théorie des contrats, comme un jeu à trois personnages,

l'entrepreneur, le contremaître [supervisor], et les ouvriers(30). Bien

que le modèle rende assez bien compte de la position stratégique du

supervisor qui peut menacer les ouvriers de livrer l'information [dire de

qui vient la baisse des résultats] et cacher la vérité à l'entrepreneur, il

reste assez irréaliste: il ignore notamment et les effets des

dispositions et les contraintes du champ bureaucratique qui peuvent

imposer la censure des inclinations égoïstes).

Cela dit, on peut décrire la corruption comme une fuite dans le

processus d'accumulation et de concentration du capital étatique, les

actes de prélèvement et de redistribution directs qui permettent

l'accumulation de capital économique et symbolique à des niveaux

inférieurs (celui des proconsuls ou des seigneurs féodaux qui sont

des «rois» à une échelle inférieure) interdisant ou freinant le passage,

en conséquence, du féodalisme à l'empire ou favorisant la régression

de l'empire vers les féodalités.

La logique du processus de bureaucratisation

Ainsi, la première affirmation de la distinction du public et du privé

s'accomplit dans la sphère du pouvoir. Elle conduit à la constitution

d'un ordre proprement politique des pouvoirs publics, doté de sa

logique propre (la raison d'État), de ses valeurs autonomes, de son

langage spécifique et distinct du domestique (royal) et du privé. Cette

distinction devra s'étendre ultérieurement à toute la vie sociale; mais

elle doit en quelque sorte commencer avec le roi, dans l'esprit du roi

et de son entourage, que tout porte à confondre, par une sorte de

narcissisme d'institution, les ressources ou les intérêts de l'institution

et les ressources ou les intérêts de la personne. La formule «L'État,

c'est moi» exprime avant tout la confusion de l'ordre public et de

l'ordre privé qui définit l'État dynastique et contre laquelle devra se

construire l'État bureaucratique, supposant la dissociation de la

position et de son occupant, de la fonction et du fonctionnaire, de

l'intérêt public et des intérêts privés, particuliers - avec la vertu de

désintéressement impartie au fonctionnaire.

Page 17: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

La Cour est un espace à la fois public et privé; qui peut même être

décrit comme une confiscation du capital social et du capital

symbolique au profit d'une personne, une monopolisation de l'espace

public. Le patrimonialisme est cette sorte de coup d'État permanent

par lequel une personne s'approprie la chose publique, un

détournement au profit de la personne de propriétés et de profits

attachés à la fonction (il peut prendre des formes très diverses, et, s'il

est particulièrement visible dans la phase dynastique, il reste une

possibilité permanente dans les phases ultérieures, avec le président

de la République usurpant les attributs du monarque ou, dans un tout

autre ordre, le professeur jouant au «petit prophète stipendié par

l'État», dont parle Weber). Le pouvoir personnel (qui peut n'avoir rien

d'absolu) est appropriation privée de la puissance publique, exercice

privé de cette puissance (cf. les principats italiens).

Le processus de rupture avec l'État dynastique prend la forme de la

dissociation entre l'imperium (la puissance publique) et le dominium

(le pouvoir privé), entre la place publique, le forum, l'agora, lieu

d'agrégation du peuple rassemblé, et le palais (pour les Grecs le trait

majeur des cités barbares était l'absence d'agora).

La concentration des moyens politiques s'accompagne de

l'expropriation politique des puissances privées: «Partout le

développement de l'État moderne a pour point de départ la volonté du

prince d'exproprier les puissances privées qui, à côté de lui,

détiennent un pouvoir administratif, c'est-à-dire de tous ceux qui sont

propriétaires des moyens de gestion, de moyens militaires, de

moyens financiers et de toutes les sortes de biens susceptibles d'être

utilisés politiquement(31).»

Mais, plus généralement, le processus de «déféodalisation» implique

une rupture des liens «naturels» (de parenté) et des processus de

reproduction «naturelle», c'est-à-dire non médiatisés par une instance

non domestique, pouvoir royal, bureaucratie, institution scolaire, etc.

L'État est essentiellement antiphysis: il institue (noble, héritier, juge,

etc.), il nomme, il a partie liée avec l'institution, la constitution, le

nomos, le nomô (ex instituto) par opposition au phusei; il s'institue

dans et par l'instauration d'une loyauté spécifique qui implique une

rupture avec toutes les fidélités originaires à l'égard de l'ethnie, de la

caste, de la famille, etc. Par tout cela, il s'oppose à la logique

Page 18: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

spécifique de la famille qui, tout arbitraire qu'elle est, est la plus

«naturelle» ou naturalisable (le sang, etc.) des institutions sociales.

Ce processus de déféodalisation de l'État va de pair avec le

développement d'un mode de reproduction spécifique, faisant une

grande place à l'éducation scolaire. (En Chine, le fonctionnaire doit

avoir une éducation spécifique et être totalement étranger aux intérêts

privés.) Apparues dès le XIIe siècle, les Universités se sont

multipliées en Europe à partir du XIVe siècle sous l'impulsion des

princes: elles jouent un rôle essentiel dans la formation des serviteurs

de l'État, laïcs ou ecclésiastiques. Mais plus généralement, la genèse

de l'État est inséparable d'une véritable mutation culturelle: c'est ainsi

qu'en Occident, à partir du XIIe siècle, les ordres mendiants qui se

développent dans le milieu urbain mettent à la portée du public laïc

une littérature jusque-là réservée aux seuls ecclésiastiques de haute

culture. Ainsi commence un processus d'éducation que les fondations

d'écoles urbaines aux XVe et XVIe siècles et l'invention de

l'imprimerie accélèrent.

Corrélative du développement de l'instruction, la substitution de la

nomination opérée par les pouvoirs publics à l'hérédité des charges a

pour conséquence une cléricalisation de la noblesse (particulièrement

visible au Japon). Comme le note Marc Bloch, l'Angleterre est un État

unifié bien avant n'importe quel autre royaume continental parce que

le public office n'y est pas complètement identifié avec le fief. On a

ainsi très tôt des directly appointed royal officials, les sheriffs, non

héréditaires. La Couronne résiste à la parcellisation féodale en

gouvernant par l'intermédiaire d'agents tirés de l'univers local mais

nommés par elle et révocables par elle (Corrigan et Sayer situent

autour de 1530 le passage généralisé de la «household» à des

formes bureaucratisées de gouvernement). Parallèlement s'opère une

démilitarisation de la noblesse: «Most of the landowning class was,

during the Tudor epoch, turning away from its traditional training in

arms to an education at the universities or the Inn of Court(32).» De

même, dans l'armée, qui devient une prérogative de l'État, on passe

«from private magnates commanding his own servants to lord

lieutenant, acting under royal commission(33)».

De même que les féodaux se convertissent en officiers appointés par

le roi, de même la Curia regis devient une véritable administration. De

Page 19: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

la Curia regis se détachent aux XIe et XIIIe siècles le Parlement de

Paris et la Chambre des comptes, puis au XVe siècle, le Grand

Conseil, le processus s'achevant au milieu du XVIIe siècle avec les

Conseils du gouvernement (tenus en présence du roi et du

chancelier) et les Conseils d'administration et de justice(34). (Mais le

processus de différenciation nominal - Conseil étroit, Conseil des

affaires, Conseil secret, appelé, après 1643, Conseil d'en haut,

Conseil des dépêches, créé autour de 1650, Conseil des finances,

Conseil du commerce, 1730 - cache une imbrication profonde des

affaires.)

Le gouvernement féodal est personnel (il est assuré par un groupe

d'hommes entourant le souverain, barons, évêques et roturiers sur qui

le roi peut compter). Dès le milieu du XIIe siècle, les monarques

anglais commencent à attirer des ecclésiastiques mais le

développement de la Common Law en Angleterre et du droit romain

sur le continent amène à faire de plus en plus appel à des laïcs. Un

nouveau groupe apparaît qui doit sa position à sa compétence

professionnelle, donc à l'État et à sa culture, les fonctionnaires.

Ainsi se comprend le rôle déterminant des clercs dont l'ascension

accompagne l'émergence de l'État et dont on peut dire qu'ils font l'État

qui les fait, ou qu'ils se font en faisant l'État. Dès l'origine, ils ont partie

liée avec l'État: ils ont leur mode de reproduction propre et, comme

l'indique Georges Duby(35), dès le XIIe siècle, «la bureaucratie haute

et moyenne sort presque tout entière des collèges». Ils construiront

peu à peu leurs institutions spécifiques, dont la plus typique est le

Parlement, gardien de la loi (notamment du droit civil qui, dès la

seconde moitié du XIIe siècle, s'autonomise par rapport au droit

canon). Dotés de ressources spécifiques ajustées aux besoins de

l'administration, comme l'écriture et le droit, ils s'assurent très tôt le

monopole des ressources les plus typiquement étatiques. Leur

intervention contribue indiscutablement à la rationalisation du pouvoir:

tout d'abord, comme l'observe Georges Duby, ils introduisent la

rigueur dans l'exercice du pouvoir, en mettant en forme les sentences

et en tenant les registres(36); ensuite, ils mettent en oeuvre le mode

de pensée typique du droit canon, et la logique scolastique sur

laquelle il est fondé (avec par exemple la «distinction», la «mise en

question» et le jeu des arguments pour ou contre, ou la pratique de

l'inquisitio, enquête rationnelle substituant la preuve à l'épreuve et

Page 20: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

aboutissant à un rapport écrit). Enfin, ils construisent l'idée de l'État

sur le modèle de l'Église dans des traités sur le pouvoir qui se réfèrent

à l'Écriture sainte, au Livre des Rois, à Saint-Augustin, mais aussi à

Aristote et où la royauté est conçue comme une magistrature (celui

qui la détient par héritage est l'élu de Dieu mais, pour se montrer bon

gardien de la res publica, il lui faut prendre en compte la nature et

faire bon usage de la raison). On peut, suivant encore Georges

Duby(37), montrer comment ils contribuent à la genèse d'un habitus

bureaucratique rationnel: ils inventent la vertu de prudence, qui porte

à maîtriser les pulsions affectives, à agir lucidement à la lumière de

son intelligence, avec le sens de la mesure, ou la courtoisie,

instrument de régulation sociale (à la différence de Elias qui fait de

l'État le principe de la «civilisation», Duby suggère, très justement,

que l'invention cléricale de la courtoisie contribue à l'invention de

l'État, qui contribuera au développement de la courtoisie; il en va de

même de la sapientia, disposition générale qui touche tous les

aspects de la vie).

Fictio juris, l'État est une fiction de juristes qui contribuent à produire

l'État en produisant une théorie de l'État, un discours performatif sur la

chose publique. La philosophie politique qu'ils produisent n'est pas

descriptive, mais productive et prédictive de son objet et ceux qui

traitent les ouvrages des juristes, de Guicciardini (un des premiers

utilisateurs de la notion de «raison d'État») ou Giovani Botero jusqu'à

Loiseau ou Bodin, comme de simples théories de l'État, s'interdisent

de comprendre la contribution proprement créatrice que la pensée

juridique a apportée à la naissance des institutions étatiques(38). Le

juriste, maître d'une ressource sociale commune de mots, de

concepts, offre les moyens de penser des réalités encore

impensables (avec par exemple la notion de corporatio), propose tout

un arsenal de techniques organisationnelles, de modèles de

fonctionnement (souvent empruntés à la tradition ecclésiastique et

destinés à être soumis à un processus de laïcisation), un capital de

solutions et de précédents. (Comme le montre bien Sarah

Hanley(39), il y a un va-et-vient constant entre la théorie juridique et

la pratique royale ou parlementaire.) C'est dire que l'on ne peut se

contenter de prendre dans la réalité analysée les concepts (par

exemple souveraineté, coup d'État, etc.) que l'on entend employer

pour comprendre cette réalité, dont ils font partie et qu'ils ont

contribué à faire. Et que pour comprendre adéquatement des écrits

Page 21: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

politiques qui, loin d'être de simples descriptions théoriques, sont de

véritables prescriptions pratiques, visant à faire exister, en lui donnant

un sens et une raison d'être, un type nouveau de pratique sociale, il

faut réinsérer les oeuvres et les auteurs dans l'entreprise de

construction de l'État avec laquelle ils entretiennent une relation

dialectique; et, en particulier, resituer les auteurs dans le champ

juridique naissant, et dans l'espace social global, leur position - par

rapport aux autres juristes et par rapport au pouvoir central - pouvant

être au principe de leur construction théorique (la lecture du livre de

William Farr Church(40) permet de supposer que les «légistes» se

distinguent par des prises de position qui varient en fonction de leur

distance au pouvoir central, le discours «absolutiste» étant plutôt le

fait de juristes participant au pouvoir central qui établissent une

division claire entre le roi et les sujets et font disparaître toute

référence aux pouvoirs intermédiaires, comme les États généraux,

tandis que les Parlements ont des positions plus ambiguës). Tout

permet de supposer que les écrits par lesquels les juristes visent à

imposer leur vision de l'État, notamment leur idée de l'»utilité

publique» (dont ils sont les inventeurs), sont aussi des stratégies par

lesquelles ils visent à faire reconnaître leur préséance en affirmant la

préséance du «service public» avec lequel ils ont partie liée. (On

pense à l'attitude du tiers état aux États généraux de 1614-1615, et à

la politique du Parlement de Paris, notamment pendant la Fronde,

pour changer la hiérarchie des ordres, pour faire reconnaître l'ordre

des magistrats, des «gentilshommes de plume et d'encre» comme le

premier des ordres, pour placer au premier rang non le service des

armes, mais le service civil de l'État; et aussi aux luttes, au sein du

champ du pouvoir en voie de constitution, entre le roi et le Parlement,

instance destinée à légitimer le pouvoir royal pour les uns, à le limiter

pour les autres, dont le «lit de justice» est l'occasion - cf. S. Hanley,

op. cit.) Bref, ceux qui ont sans doute le plus évidemment contribué à

faire avancer la raison et l'universel avaient un intérêt évident à

l'universel et l'on peut même dire qu'ils avaient un intérêt privé à

l'intérêt public(41).

Mais il ne suffit pas de décrire la logique de ce processus de

transformation insensible qui aboutit à l'émergence de cette réalité

sociale sans précédent historique qu'est la bureaucratie moderne,

c'est-à-dire à l'institution d'un champ administratif relativement

autonome, indépendant de la politique (dénégation) et de l'économie

Page 22: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

(désintéressement) et obéissant à la logique spécifique du «public».

Cessant de se satisfaire de cette demi-compréhension intuitive que

donne la familiarité avec l'état final, il faut essayer de ressaisir le sens

profond de cette série d'inventions infinitésimales et pourtant toutes

aussi décisives, le bureau, la signature, le cachet, le décret de

nomination, le certificat, l'attestation, le registre et l'enregistrement, la

circulaire, etc., qui ont conduit à l'instauration d'une logique

proprement bureaucratique, d'un pouvoir impersonnel,

interchangeable et, en ce sens, en apparence parfaitement

«rationnel» et pourtant investi des propriétés les plus mystérieuses de

l'efficacité magique.

Circuit de délégation et genèse du champ administratif

La dissociation progressive de l'autorité dynastique (les frères du roi)

et de l'autorité bureaucratique s'est opérée concrètement à travers la

différenciation du pouvoir et, plus précisément, à travers l'allongement

des chaînes de délégation de l'autorité et de la responsabilité. On

peut dire, pour le plaisir d'une formule, que l'État (impersonnel) est la

monnaie de l'absolutisme, à la façon d'un roi qui se serait dissous

dans le réseau impersonnel d'une longue chaîne de mandataires-

plénipotentiaires responsables devant un supérieur dont ils reçoivent

leur autorité et leur pouvoir mais aussi, dans une certaine mesure,

responsables de lui, et des ordres qu'ils reçoivent de lui et qu'ils

contrôlent et ratifient en les exécutant.

Pour comprendre ce que peut avoir d'extraordinaire ce passage du

pouvoir personnel au pouvoir bureaucratique, il faut revenir, une fois

encore, à un moment typique de la longue transition entre le principe

dynastique et le principe juridique où s'opère la séparation

progressive entre la «maison» et la bureaucratie (ce que la tradition

anglaise appelle le «cabinet»), c'est-à-dire entre les «great offices»,

héréditaires et politiquement sans importance, et le cabinet, non

héréditaire mais investi du pouvoir sur les seals (mouvement

extrêmement complexe, avec des avancées et des reculs, que tous

les agents, en fonction des intérêts attachés à leur position

n'accomplissent pas au même rythme, et qui rencontre

d'innombrables obstacles, liés notamment aux habitudes de pensée

et aux dispositions inconscientes: ainsi, comme l'observe Jacques Le

Goff, la bureaucratie est d'abord pensée sur le modèle de la famille;

Page 23: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

ou encore, il arrive que les ministres du roi, attachés à la vision

dynastique, veuillent assurer la transmission héréditaire des offices,

etc.).

Dans sa Constitutional History of England(42), F.W. Maitland évoque

l'évolution de la pratique concernant les sceaux royaux. Depuis

l'époque normande, les volontés royales étaient signifiées par des

actes, des chartes, des lettres patentes fermées et scellées avec le

sceau royal, garantie d'authenticité. Le great seal était confié au

chancellor, chef de l'ensemble du secrétariat. À la fin du Moyen Age

et pendant toute l'ère des Tudor, le chancellor est le premier ministre

du roi. Peu à peu on voit apparaître d'autres sceaux. Du fait que le

chancellor utilise le great seal pour de très nombreux usages, on

emploie un privy seal pour les affaires qui concernent directement le

roi. Le roi donne sous son privy seal des directives au chancellor pour

l'emploi du great seal. Dès lors, ce dernier sceau est confié à la garde

d'un «officier», le keeper of the privy seal. Au cours du temps, un

secrétaire encore plus privé intervient entre le roi et ces grands

officiers d'État, le king's clerk ou king's secretary qui garde le king's

signet. Au temps des Tudor, on trouve deux secrétaires du roi qui

sont désignés comme secrétaires d'État. Dès lors, une routine

s'établit qui veut que les documents signés de la main du roi, le «royal

sign manual», et contresignés par le secrétaire d'État (qui garde le

king's signet) sont envoyés au keeper of the privy seal, comme

directives pour les documents à émettre sous le privy seal et celles-ci

servent à leur tour d'instructions pour le chancellor en vue d'émettre

les documents portant le great seal du royaume. Cet acte entraîne

une certaine responsabilité ministérielle sur les actes du roi: aucun

acte n'est juridiquement valable s'il ne porte pas le great ou au moins

le privy seal, qui attestent qu'un ministre «s'est engagé dans cette

expression de la volonté royale». Ce qui fait que les ministres sont

très attentifs au maintien de ce formalisme: ils craignent d'être

interpellés à propos des actes du roi et d'être incapables de prouver

que ce sont bien des actes royaux. Le chancellor craint d'apposer le

great seal s'il n'a pas un document sous le privy seal comme garantie;

le keeper of the privy seal est soucieux d'avoir la signature manuscrite

du roi validée par le secrétaire du roi. Quant au roi, il trouve des

avantages dans cette procédure: il incombe aux ministres de se

soucier des intérêts du roi, et de connaître l'état de ses affaires, de

veiller à ce qu'il ne soit pas trompé ou abusé. Il agit sous la garantie

Page 24: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

mais aussi sous le contrôle de ses ministres, dont la responsabilité

est engagée dans les actes du roi qu'ils garantissent (sous le règne

d'Elisabeth, un ordre oral ne saurait suffire à engager une dépense et

la garantie royale doit être scellée avec le great seal ou le privy seal,

qui, loin d'être de simples symboles cérémoniaux, comme le sceptre

ou la couronne, sont de véritables instruments de gouvernement).

On voit comment, à travers l'allongement de la chaîne des autorités-

responsabilités, s'engendre un véritable ordre public fondé sur une

certaine réciprocité dans les relations hiérarchiques elles-mêmes:

l'exécutant est à la fois contrôlé et protégé par les dirigeants; et, de

son côté, il contrôle et protège le dirigeant, notamment contre l'abus

de pouvoir et l'exercice arbitraire de l'autorité. Tout se passe comme

si, plus le pouvoir d'un dirigeant s'accroît, plus s'accroît sa

dépendance à l'égard de tout un réseau de relais d'exécution. Sous

un certain rapport, la liberté et la responsabilité de chaque agent se

réduit, jusqu'à se dissoudre complètement dans le champ. Sous un

autre rapport, elle s'accroît, dans la mesure où chacun est contraint

d'agir de manière responsable, sous couvert et sous contrôle de tous

les autres agents engagés dans le champ. En fait, à mesure que le

champ du pouvoir se différencie, chaque chaînon est lui-même un

point (un sommet) dans un champ. (On voit s'esquisser la

différenciation croissante du champ du pouvoir en même temps que

la constitution du champ bureaucratique - l'État - comme méta-champ

qui détermine les règles régissant les différents champs et, à ce titre,

est un enjeu de luttes entre les dominants des différents champs.)

L'allongement des chaînes de délégation et le développement d'une

structure de pouvoir complexe n'entraînent pas automatiquement le

dépérissement des mécanismes visant à assurer l'appropriation

privée du capital économique et symbolique (et toutes les formes de

corruption structurale): on pourrait dire que, au contraire, les

potentialités de détournement (par prélèvement direct) s'accroissent,

le patrimonialisme central pouvant coexister avec un patrimonialisme

local (fondé sur les intérêts familiaux des fonctionnaires ou les

solidarités de corps). La dissociation de la fonction et de la personne

ne s'opère que peu à peu, comme si le champ bureaucratique était

toujours déchiré entre le principe dynastique (ou personnel) et le

principe juridique (ou impersonnel). «Ce que nous appelons la

"fonction publique" faisait tellement corps avec son titulaire qu'il est

Page 25: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

impossible de retracer l'histoire de tel conseil ou de tel poste sans

écrire celle des individus qui l'ont présidé ou occupé. C'était une

personnalité qui donnait à une charge, jusqu'à lui secondaire, une

importance exceptionnelle ou, au contraire, faisait passer au second

plan une fonction auparavant capitale en raison de son ancien titulaire

[...] L'homme créait la fonction dans des proportions aujourd'hui

impensables(43).»

Rien n'est plus incertain et plus improbable que l'invention, en théorie,

- avec les travaux intéressés des juristes, toujours juges et parties -,

et en pratique, - avec les progrès insensibles de la division du travail

de domination -, de la chose publique, du bien public, et surtout des

conditions structurales - liées à l'émergence d'un champ

bureaucratique - de la dissociation de l'intérêt privé et de l'intérêt

public, ou, plus clairement, du sacrifice des intérêts égoïstes, du

renoncement à l'usage privé d'un pouvoir public. Mais le paradoxe est

que la genèse, difficile, d'un ordre public va de pair avec l'apparition et

l'accumulation d'un capital public, et avec l'émergence du champ

bureaucratique comme champ de luttes pour le contrôle de ce capital

et du pouvoir corrélatif, c'est-à-dire notamment du pouvoir sur la

redistribution des ressources publiques et des profits associés. La

Noblesse d'État, qui, comme Denis Richet l'a montré, s'affirme en

France entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, et dont

le règne ne sera pas interrompu, tout au contraire, par la Révolution,

appuie sa domination sur ce qu'Emmanuel Le Roy Ladurie a appelé le

«capitalisme fiscal» et sur la monopolisation des hautes charges à

hauts profits(44). Le champ bureaucratique, progressivement conquis

contre la logique patrimoniale de l'État dynastique, qui subordonnait

aux intérêts du souverain les profits matériels et symboliques du

capital concentré par l'État, devient le lieu d'une lutte pour le pouvoir

sur le capital étatique et sur les profits matériels (salaires, avantages

matériels) et symboliques (honneurs, titres, etc.) qu'il procure, lutte

réservée en fait à une minorité d'ayants-droit désignés par la

possession quasi héréditaire du capital scolaire. Il faudra analyser en

détail le processus à double face, d'où est issu l'État, et qui est

inséparablement universalisation et monopolisation de l'universel.

 

Page 26: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

Notes

(1) Ce texte est la transcription légèrement corrigée d'un ensemble de cours du

Collège de France: sommaire provisoire, destiné avant tout à servir d'instrument de

recherche, il s'inscrit dans le prolongement de l'analyse du processus de

concentration des différentes espèces de capital qui conduit à la constitution d'un

champ bureaucratique capable de contrôler les autres champs (cf. P. Bourdieu,

«Esprits d'État, Genèse et structure du champ bureaucratique», Actes de la

recherche en sciences sociales, 96-97, mars 1993, p. 49-62).

(2) R. J. Bonney, The European Dynastic States, 1494-1660, Oxford, Oxford

University Press, 1991.

(3) R. J. Bonney, «Guerre, fiscalité et activité d'État en France (1500-1660):

Quelques remarques préliminaires sur les possibilités de recherche», in Ph. Genet

et M. Le Mené (éds), Genèse de l'État moderne, Prélèvement et redistribution,

Paris, Éd. du CNRS, 1987, p. 193-201, spécialement p. 194.

(4) W. Stieber, Studies in the History of Christian Thought, XIII, Leiden, Brill, 1978,

p. 126 sq.

(5) A. W. Lewis, Le sang royal: La famille capétienne et l'État, France, Xe-XIVe

siècle, Préface de G. Duby, Paris, Gallimard, 1981.

(6) M. Bloch, Seigneurie française et manoir anglais, Paris, Armand Colin, 1960.

(7) G. Duby, Le Moyen Âge, Paris, Hachette, 1989, p. 110.

(8) R. J. Bonney, op. cit., p. 195.

(9) N. Elias, La dynamique de l'Occident , Paris, trad. française du tome 1 de Uber

den Prozess der Zivilisation, 1re éd. 1939, 2e éd. 1969, p. 31 et 47.

(10) G. Duby, Préface in A. W. Lewis, op. cit., p. 9.

(11) M. Alam, The Crisis of Empire in Mughal North India, Awadh and the Penjab,

1708-1748, Oxford-Delhi, Oxford University Press, 1986, p. 17.

(12) R. Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, I, Paris,

PUF, 1974, p. 89-93.

(13) Ibid., p. 199.

(14) J.-M. Constant, in Ph. Genet et M. Le Mené (éds), Genèse de l'État moderne,

Page 27: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

Prélèvement et redistribution, op. cit., p. 224 et 223.

(15) G. Guénée, L'Occident aux XIVe et XVe siècles, Les États, Paris, PUF, 1971.

(16) K. Hopkings, Conquerors and Slaves, Cambridge, 1938 (cf. ch. iv, sur l'emploi

de vrais eunuques).

(17) R. Mantran (sous la dir.), L'Histoire de l'empire ottoman, Paris, Fayard, 1989,

p. 27 et 165-166.

(18) Ibid., p. 119 et 171-175.

(19) Ibid., p. 161, 163-173.

(20) J.-M. Constant, op. cit., p. 223.

(21) B. Guenée, op. cit., p. 230.

(22) E. Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989, p. 150.

(23) G. Duby, Le Moyen Âge, op. cit., p. 326.

(24) M. Bloch, op. cit., p. 17.

(25) D. Crouzet, «La crise de l'aristocratie en France au XVIe siècle», Histoire,

Economie, Société, 1, 1982.

(26) V. Tapié, La France de Louis XIII et Richelieu, Paris, Flammarion, 1980, p. 64.

(27) F. Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la révolution, Paris,

CNRS Éditions, 1996, p. 344.

(28) P.-E. Will, «Bureaucratie officielle et bureaucratie réelle. Sur quelques

dilemmes de l'administration impériale à l'époque des Qing», Études chinoises, vol.

VIII, 1, printemps 1989, p. 69-141.

(29) P. Bourdieu, «Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la

mise en oeuvre des règlements», Actes de la recherche en sciences sociales, 81-

82, mars 1990, p. 86-96.

(30) J.-J. Laffont, «Hidden Gaming in Hierarchies: Facts and Models», The

Economic Record, 1989, p. 295-306.

(31) M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 120-121.

(32) P. Williams, The Tudor Regime, Clarendon, 1979, p. 241.

(33) Ph. Corrigan and D. Sayer, The Great Arch, English State Formation as

Page 28: [Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat

Cultural Revolution, Oxford, Basil Blakwell, 1985, p. 63.

(34) P. Goubert, Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1973, 2, p. 47.

(35) G. Duby, Le Moyen Âge, op. cit., p. 326.

(36) Ibid., p. 211.

(37) Ibid., p. 222.

(38) Q. Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, London-New York,

Cambridge University Press, 1978.

(39) S. Hanley, Le «lit de justice» des Rois de France, Paris, Aubier, 1991.

(40) W. Farr Church, Constitutional Thought in Sixteenth Century France, A Study

in the Evolution of Ideas, Cambridge, Harvard University Press.

(41) Sur l'histoire dans la longue durée de la montée des clercs et la

monopolisation progressive, au-delà et à la faveur de la Révolution française, du

capital étatique par la noblesse d'État, voir P. Bourdieu, La Noblesse d'État, grandes

écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 531-559.

(42) F. W. Maitland, Constitutional History of England, Cambridge, Cambridge

University Press, 1948, p. 202-203.

(43) D. Richet, La France moderne: L'esprit des institutions, Paris, Flammarion,

1973, p. 79-80.

(44) D. Richet, «Élite et noblesse: la formation des grands serviteurs de l'État - fin

XVIe-début XVIIe siècle», Acta Poloniae Historica, 36, 1977, p. 47-63.

 

ARSS n°118,juin 1997,page 55.