Sociologie des religions I - UNIL · 2014. 5. 26. · l’exorcisme, vous devez me la donner, sinon, vous êtes coupable. […]. [Car] depuis que vous êtes venu, j’ai senti que

22/11/2011

Sociologie des religions I Approches classiques et théories contemporaines

Cours d’introduction à la sociologie des religions (UNIL/UNIGE) Semestre d’automne 2011

Dr. Laurent Amiotte-Suchet Prof. rempl. (UNIL, FTSR-ISSRC)

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L’avocat du diable

Le prêtre-exorciste, un passeur de frontières

Sociologie des religions UNIL/UNIGE, cours BA, semestre automne 2011

mardi 29 novembre 2011 3

ANNEXE

Quelques repères historiques :

•  IIe siècle : introduction des exorcismes dans les rites du baptême.

•  416 : recours au rite d’exorcisme réservé aux prêtres et aux diacres (Innocent Ier). L’exorcisme devient un ordre mineur.

•  1484 : institutionnalisation de la chasse aux sorcières.

•  1614 : formalisation du Grand rituel d’exorcisme (Paul V) suite au Concile de Trente.

•  1626 : publication du Manuel d’exorcisme.

•  1632-1634 : affaire des possédées de Loudun (XVIIe : siècle exorcistique).

•  1890 : distinction entre « petit exorcisme » et « grand exorcisme » (Léon XIII).

•  Fin XIXe : Charcot (école de la Salpêtrière) développe ses travaux sur l’hypnose et les maladies hystériques (faith-healing).

•  1917 : autorisation de l’évêque nécessaire pour pratiquer un exorcisme (droit canon).

•  1972 : L’exorcisme cesse d’être un ordre mineur et devient un ministère particulier sous le contrôle des évêques (Paul VI)

•  1985 : interdiction de la pratique du « petit exorcisme » par les fidèles

•  1999 : révision du manuel d’exorcisme de 1626 par la Congrégation des Sacrements et du Culte divin.


Questions de départ

•  Qui sont les prêtres-exorcistes aujourd’hui ?

•  Que proposent-ils à ceux qui viennent les trouver ?

•  Comment perçoivent-ils leur ministère ?

•  Comment parviennent-ils à évaluer l’efficacité des séances d’exorcisme ?


Question centrale

« Comment les prêtres-exorcistes catholiques renégocient-ils les frontières de leur ministère pour établir leur légitimité tout en répondant à la fois aux exigences de l’institution et aux attentes des personnes en demande d’exorcisme ? »


Plan de l’exposé

1. Le prêtre-exorciste catholique à la fin du XX° siècle, un indicateur de sécularisation interne

1.1. Au tournant des années 60

1.2. Les nouveaux prêtres-exorcistes

2. Parcours d’un prêtre-exorciste « moderne »

2.1. Un ministère de dédiabolisation

2.2. Le prêtre-exorciste, thaumaturge malgré lui

3. Renégociation des frontières

3.1. Bricolages rituels, quand la fin justifie les moyens

3.2. Le prêtre ethnopsychiatre

3.3. Des phénomènes « paranormaux »

3.4. Inscription dans une communauté scientifique

4. Conclusion : un ministère hybride



1.1. Au tournant des années 60

•  IIe Concile œcuménique Vatican II (1962-1965) aggiornamento

catholique.

•  Réaménagement liturgique sécularisation interne. (ISAMBERT, François-André. 1975. « Les transformations du rituel catholique des mourants », Archives de Sciences Sociales des Religions, n° 39, pp. 89-100).

•  “Abandon” des pratiques dévotionnelles ou thaumaturgiques.

•  L’Eglise ne mandate plus de nouveaux prêtres au ministère

d’exorcisme.

•  Sécularisation = « privatisation de la religion » (LUCKMANN, Thomas. 1970. The invisible religion: The Problem of Religion in Modern Society. New-York. Mac-Millan).



1.1. Au tournant des années 60 1.2. Les nouveaux prêtres-exorcistes

•  Années 70-80 : remise en cause de la sécularisation comme « reflux de la religion ».

•  Fin des années 80 : constat de la persistance des demandes d’exorcisme.

•  Années 90 : “réintroduction” de prêtres-exorcistes dans tous les diocèses pour honorer les demandes.

•  1999 : révision du manuel d’exorcisme de 1626 par la Congrégation des Sacrements et du Culte divin.

•  Insistance sur l’accompagnement spirituel, le discernement et l’expertise psychiatrique préalable à tout acte d’exorcisme.

•  Election au ministère de prêtres sensibles aux problématiques sociales et formation des nouveaux exorcistes à l’écoute psychologique.


Transition : le regard des chercheurs

Lorsque la personne ensorcelée est envoyée par le prêtre à l’exorciste, celui-ci « refuse de donner aucun sens religieux, sinon par référence à la « bonne souffrance » ou en l’assurant de ses prières. À la manière du médecin, il rabat la demande de sens qui lui est faite, en conseillant au malheureux de consulter un psychiatre, de veiller à mener une vie plus équilibrée, d’appliquer mieux les règles de la méthode expérimentale » (FAVRET-SAADA, Jeanne. 1977. Les mots, la mort, les sorts. Paris. Gallimard, p. 17)


Transition : le regard des chercheurs

« Prodiguer à ceux qui se disent « possédés » les marques de compassion et au besoin les conseils pratiques qui leur permettront de trouver auprès d’un médecin ou d’un psychologue un suivi thérapeutique indispensable demeure la plupart du temps l’objectif principal. Mais c’est rarement ce qu’attendent les requérants : eux s’adressent à l’exorciste comme à quelqu’un qui est investi d’une puissance, inséparable d’une compétence technique lui permettant de maîtriser les forces surnaturelles »

(HERVIEU-LÉGER, Danièle. 1999. Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Paris. Flammarion, pp. 50-51)


2. Le parcours d’un exorciste « moderne »


Le père Louis, prêtre ouvrier et enseignant au séminaire, s’inscrit dans la lignée « modernisatrice » de Vatican II :

« … notre rôle en fait, c’est un peu de nous faire l’avocat du diable, qu’on ne lui attribue pas tous les maux ! »

« Moi je pense que 9/10ème des gens devraient avoir un suivi, ou psychologique, ou religieux, pour avancer. Moi, je suis plutôt une plaque tournante, je les renvoie vers des psychologues que je connais. »




Le père Louis n’a pratiqué le Grand rituel d’exorcisme qu’une seule fois et regrette de ne pas avoir pris le temps de consulter son évêque :

« Il y a une personne, que j’ai rencontrée quand même, qui m’a été amenée par un prêtre. Bon, j’ai fait un exorcisme cette fois-là, et quelque part, je l’ai regretté, j’aurais aimé avoir un peu un constat d’un psychiatre. La prochaine fois, je serai certainement plus prudent mais c’était des gens qui venaient de loin, qui m’ont un peu forcé la main. La prochaine fois, je ferai une analyse psychiatrique et je demanderai la permission de l’Evêque. »



2.1. Un ministère de dédiabolisation 2.2. Le prêtre-exorciste, thaumaturge malgré lui

Des représentations qui attribuent au prêtre-exorciste autant de force (et de dangerosité) que les puissances auxquelles il est censé se confronter :

« Alors je peux vous dire aussi… la première fois que j’ai reçu ce boulot là, j’ai eu un guérisseur au téléphone en me disant : voilà, j’ai un garçon de 21 ans qui est là, il est certainement endiablé, il a des forces, ce n’est plus de mon domaine, je vous le passe, mais faîtes attention, même si vous priez pour lui vous allez avoir des ondes négatives. »




Des représentations qui attribuent au prêtre-exorciste autant de force (et de dangerosité) que les puissances auxquelles il est censé se confronter :

« Amenez de l’eau bénite, c’est un coriace ! »

« Quand vous êtes venu, ma femme a eu ses règles avec une semaine d’avance, c’est vous qui l’avez déréglée. »

« Les prêtres ont une énorme puissance, s’ils ne l’emploient pas, ils sont terriblement coupables […]. Vous avez la puissance de l’exorcisme, vous devez me la donner, sinon, vous êtes coupable. […]. [Car] depuis que vous êtes venu, j’ai senti que j’étais protégé par quelqu’un plus fort que le mal. »

(Extraits du carnet de notes du père Louis).




Une efficacité inhérente à son ministère :

« C’est vrai que moi, je suis un petit peu de [la génération de] mai 68, je me moquais de tout ce qui était bénédiction et autres choses, pour avoir un peu une foi un peu plus intellectuelle, un peu plus critique. Et puis j’en suis revenu, au niveau de la religion populaire, je ne m’en moque pas, et je constate que les gens vont mieux. Moi, au début, je ne faisais qu’écouter, mais maintenant oui, c’est vrai, je fais des rites »




Un recours fréquent à la prière et à l’imposition des mains :

« … et il m’a dit qu’il avait été touché par l’un de ses anciens amis… qui l’avait touché au front et à la nuque. Depuis lors, il avait des malaises qui revenaient régulièrement et il m’a demandé l’imposition, alors je lui ai fait l’imposition des mains. J’ai fait une prière, j’ai fait une croix sur le front et j’ai imposé les mains, voilà, je ne dis pas qu’un jour je ne ferai pas une bénédiction d’huile ou quoi, j’irais jusque là ! »




Un usage de chapelets et de médailles à valeur « protectrice » :

« Quand des gens se sentent terriblement angoissés, parfois, je leur offre une petite bougie […]. C’est symbolique, la personne qui est dans les ténèbres voit un petit peu de lumière. Alors je ne suis pas du tout chapelets (rire) et tous ces trucs là, mais j’ai quelques médailles, c’est ma quincaillerie (rire) et je leur donne. Quand une personne me dit : « j’ai vraiment le diable sous mon oreiller ! » Ben je lui dis : « Vous mettez cette médaille, vous allez être protégé ! » Voilà. Vous m’auriez dit ça il y a cinq ans, j’aurais ris. Alors je remarque que les gens [vont mieux] … [Ils me disent] : « ben ça m’a fait beaucoup de bien la médaille que je porte maintenant, elle me protège ! ».




Des gestes rituels personnalisés :

« … alors elle m’a simplement montré la présence du diable dans sa chambre à coucher. C’était des dessins dans le bois, alors ce que j’ai fait cette fois-là, c’est brûler devant elle des talismans qui lui faisaient du tort. Elle avait été chez un sorcier et elle portait des talismans, elle disait que ça lui faisait du tort. C’est un geste symbolique, je l’ai brûlé devant elle, un espèce de petit cordon. J’en ai ouvert un, c’était un truc en arabe roulé dans une espèce de petite peau. »





« Alors cette fois, je l’avais reçu chez moi, ce que je fais plutôt rarement et je suis allé chercher un linge d’autel et j’ai pris de l’eau devant lui et je l’ai bénie : « Quand vous êtes harcelé, que ça va vraiment mal, et ben vous prenez un peu d’eau bénite, vous la mettez sur le linge et vous l’appliquez là où elle vous harcèle ». Alors il est revenu en me disant : « Mais c’est extraordinaire, ça va mieux, mais elle me harcèle autre part ! » … »





« Cette fois-là, oui, c’était une fille. Elle était très perturbée, elle avait apporté avec elle des cassettes pornographiques. Elle disait que ça l’attirait, que ça lui faisait du mal, qu’elle pouvait pas s’en débarrasser. Alors là ben… je l’ai emmené avec moi dans les jardins du centre diocésain et pis j’ai pris un marteau, j’ai déposé une de ces cassettes sur une pierre et je l’ai cassée, pour qu’elle voit quoi, que c’était juste une boite en plastique, qu’elle pouvait être rassurée. Puis on a récité une prière. »




Une attitude pragmatique :

« Je ne crois pas aux pouvoirs magiques de ces choses là mais je remarque que les gens ont parfois besoin de ça pour avancer. Alors peut-être qu’un jour je leur dirai : « Vas plus loin, il y a des choses plus importantes » Mais s’ils ont besoin de cette béquille là, à un moment, ben tant mieux ! »



3.1. Bricolages rituels, quand la fin justifie les moyens 3.2. Le prêtre ethnopsychiatre

Entre le prêtre-exorciste et le psychothérapeute, une circulation à double sens :

« Si je lui envoie des gens… c’est pas pour les faire exorciser […]. Souvent ça m’est arrivé, pour des gens… une personne… je l’ai menacé en fait. On était en cours de thérapie et elle avait une peur, une angoisse qui la rendait un peu hors de la réalité, presque de l’ordre de la psychose. […] Donc je lui ai dit : « Il vous faut un exorciste parce que… ça ne va pas ce que vous dîtes ! » […] Ca lui a fait très très peur d’aller voir le père Louis, et après c’était terminé. On a donc eu ni besoin d’eau bénite, ni de neuroleptiques et elle a pu sortir de son symptôme qu’on ne maîtrisait plus du tout. […] Les gens… quelques fois, ils sont pris dans des mécanismes tellement… au niveau de l’imaginaire… tellement forts qu’il faut dire : « stop ! » Et ça, on peut le stopper par des paroles comme ça… en ayant recours à quelqu’un qui a… l’antidote. » (Mme M., psychothérapeute)

« Quand j’en parle avec la psychiatre, elle me dit : moi je peux pas faire ça, c’est contre la déontologie de mon boulot, mais toi tu peux le faire et fais-le parce que moi, je peux plus rien faire ! » (père Louis)



3.1. Bricolages rituels, quand la fin justifie les moyens 3.2. Le prêtre ethnopsychiatre 3.3. Des phénomènes « paranormaux »

Affaire du « diable de Delain » (Haute-Saône, printemps 1999) :

•  Le père Louis est envoyé sur place par son évêque pour dédramatiser la situation.

•  Il organise des prières dans l’Eglise pour rétablir le calme. •  Il est témoin de phénomènes qu’il qualifie de « paranormaux » •  Il enquête durant plusieurs mois en suivant l’auteur du canular (le

maire du village) en entretien privé. •  Après s’être documenté pendant plusieurs années, le père Louis

évoque l’éventualité d’un phénomène de poltergeist.



3.1. Bricolages rituels, quand la fin justifie les moyens 3.2. Le prêtre ethnopsychiatre 3.3. Des phénomènes « paranormaux » 3.4. Inscription dans une communauté scientifique

Depuis 2002, le père Louis participe à des congrès scientifiques réfléchissant à l’articulation psychisme/religieux dans les prises en charge de soin.

Il s’inscrit ainsi de plus en plus dans une communauté scientifique au sein de laquelle circulent des praticiens chrétiens, des chercheurs sensibles à l’ethnopsychiatrie et des religieux formés à l’approche psychiatrique.


Conclusion : un ministère hybride

Le père Louis, comme tant d’autres, tâtonne pour établir sa légitimité de « thérapeute spirituel » :

•  Rester irréprochable vis-à-vis des évolutions affirmées d’un ministère dès lors axé sur l’accompagnement spirituel.

•  Rester efficace auprès de ceux qui n’auraient plus guère d’autres recours que lui face à leurs infortunes.

•  Rester à la pointe d’une actualité scientifique valorisant de plus en plus les échanges entre médecine et spiritualité.

•  Rester ouvert à d’autres postures interprétatives (« para-scientifiques ») lui permettant d’intégrer la totalité des expériences, parfois troublantes, qui parsèment son ministère.

Documents

Sociologie des religions I - UNIL · 2014. 5. 26. · l’exorcisme, vous devez me la donner, sinon, vous êtes coupable. […]. [Car] depuis que vous êtes venu, j’ai senti que