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Copyright © Cahiers de recherche sociologique, 1998 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 25 juin 2021 02:16 Cahiers de recherche sociologique Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne J. Yvon Thériault La sociologie face au troisième millénaire Numéro 30, 1998 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1002662ar DOI : https://doi.org/10.7202/1002662ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Département de sociologie - Université du Québec à Montréal ISSN 0831-1048 (imprimé) 1923-5771 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Thériault, J. Y. (1998). Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne. Cahiers de recherche sociologique,(30), 231–248. https://doi.org/10.7202/1002662ar Résumé de l'article Science des sociétés modernes, la sociologie est demeurée longtemps critique et sceptique à l’endroit du développement de la démocratie, pourtant le régime par excellence des sociétés modernes. Ce texte s’intéresse à cette question en dégageant la complexité du rapport entre sociologie et démocratie. Une telle lecture révèle qu’au-delà de son scepticisme à l’endroit de la démocratie, la sociologie découvre la double nature du sujet moderne, à la fois sujet autonome et sujet social. C’est en assumant pleinement cette tension entre la double nature du sujet moderne que la sociologie réussira à être la discipline par excellence des sociétés contemporaines, qui sont aussi des sociétés à démocratie radicale.

Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne · 232 La sociologie face au troisième millénaire tension inhérente aux formes de sociétés démocratiques. C'est, à mon

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  • Copyright © Cahiers de recherche sociologique, 1998 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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    Document généré le 25 juin 2021 02:16

    Cahiers de recherche sociologique

    Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderneJ. Yvon Thériault

    La sociologie face au troisième millénaireNuméro 30, 1998

    URI : https://id.erudit.org/iderudit/1002662arDOI : https://doi.org/10.7202/1002662ar

    Aller au sommaire du numéro

    Éditeur(s)Département de sociologie - Université du Québec à Montréal

    ISSN0831-1048 (imprimé)1923-5771 (numérique)

    Découvrir la revue

    Citer cet articleThériault, J. Y. (1998). Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne.Cahiers de recherche sociologique,(30), 231–248.https://doi.org/10.7202/1002662ar

    Résumé de l'articleScience des sociétés modernes, la sociologie est demeurée longtemps critique etsceptique à l’endroit du développement de la démocratie, pourtant le régimepar excellence des sociétés modernes. Ce texte s’intéresse à cette question endégageant la complexité du rapport entre sociologie et démocratie. Une tellelecture révèle qu’au-delà de son scepticisme à l’endroit de la démocratie, lasociologie découvre la double nature du sujet moderne, à la fois sujetautonome et sujet social. C’est en assumant pleinement cette tension entre ladouble nature du sujet moderne que la sociologie réussira à être la disciplinepar excellence des sociétés contemporaines, qui sont aussi des sociétés àdémocratie radicale.

    https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/https://www.erudit.org/fr/https://www.erudit.org/fr/https://www.erudit.org/fr/revues/crs/https://id.erudit.org/iderudit/1002662arhttps://doi.org/10.7202/1002662arhttps://www.erudit.org/fr/revues/crs/1998-n30-crs1517846/https://www.erudit.org/fr/revues/crs/

  • Cahiers de recherche sociologique, no 30, 1998

    Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne

    J. Yvon THÉRIAULT

    Si l'on comprend la modernité comme un «régime», dans le sens où l'entendait Tocqueville, c'est-à-dire une mise en forme particulière du pouvoir et de la société mue par un «principe générateur», il faut convenir, avec lui, que la démocratie caractérise ce régime et que son principe générateur est l'individualisme1. Étrangement, la sociologie, qui s'est imposée comme cadre de lecture par excellence de la moder-nité, a eu maille à partir avec la démocratie et son principe générateur, l'individualisme des modernes. On ne doit toutefois pas, pour autant, taxer la sociologie de cécité.

    Au contraire, la distance entretenue entre le scepticisme sociologique à l'endroit de la démocratie et l'affirmation croissante, dans l'espace public, de la démocratie en tant que régime politique moderne par excellence pourrait être révélatrice d'une tension inhé-rente à la modernité démocratique elle-même. C'est en comprenant bien cette tension qu'il est possible aujourd'hui d'imaginer une socio-logie qui assumerait pleinement la radicalisation de la démocratie et l'histoire du sujet moderne tel qu'il s'est constitué principalement à travers le procès d'individualisation.

    Je me propose d'examiner cette question en trois temps. Dans un premier temps, je m'emploierai à expliquer le scepticisme de la sociologie envers la démocratie en rappelant la complexité du rapport historique entretenu entre démocratie et sociologie. Cette démarche nous conduira à mon deuxième point, soit le paradoxe de l'indivi-dualisme des modernes, c'est-à-dire le paradoxe d'un sujet autonome, posé à la fois comme transparence, pure rationalité, qui découvre être aussi un sujet social qui s'affirme comme opacité, pure subjectivité. Enfin, comme troisième moment, à la lumière de l'histoire du sujet moderne, nous nous arrêterons sur les transformations récentes du lien social comme radicalisation de la démocratie et accentuation de la

    1 En plus d'A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 1981, 2 t., voir P. Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Juliard, 1982.

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    tension inhérente aux formes de sociétés démocratiques. C'est, à mon sens, en comprenant bien l'histoire du sujet moderne que la sociologie pourra aujourd'hui pleinement remplir son rôle de discipline par excellence de la modernité démocratique.

    Sociologie et démocratie, une rencontre difficile

    Il existe de toute évidence un lien entre le développement de la sociologie et celui de la démocratie moderne. Ce lien peut être appréhendé, au départ, comme étant de nature essentiellement empi-rique. La naissance de la sociologie est contemporaine de la révolution démocratique moderne. Son émergence suit de près, en effet, le parcours en Europe, à la fin du XVIIIe siècle, début du XIXe, de la révolution démocratique. A contrario, cette affinité trouve sa confir-mation dans les régimes autoritaires ou totalitaires du XXe siècle. Dans ces sociétés, le recul de la démocratie a correspondu à un affai-blissement de la sociologie comme discipline. De l'URSS stalinienne au Chili de Pinochet, la sociologie a été perçue comme une discipline dangereuse qui distille le venin de la révolution démocratique.

    Cette affinité n'est pas purement fortuite. L'avènement de la démo-cratie moderne, du moins comme conquête sociale, a été largement interprété comme le pouvoir de la majorité sur les minorités puissantes, comme le pouvoir du nombre sur les quelques-uns. Dans la tradition libérale anglo-saxonne, par exemple, la revendication démocratique a été étroitement associée à la revendication des commons contre les Lords, c'est-à-dire la volonté du peuple, dans sa réalité concrète, qui vise à s'affranchir des structures d'autorité légitimant le pouvoir d'une minorité. Démocratie et sociologie n'apparaissent-elles pas ici comme deux manières différentes mais complémentaires de reconnaître empiriquement le peuple?

    En effet, si l'on conçoit la démocratie comme un pouvoir émanant d'en bas, comme l'expression politique d'un pouvoir social, la sociologie apparaît être une science des sociétés démocratiques. Ne s'agit-il pas, selon les mots mêmes d'Auguste Comte, de construire une physique sociale, c'est-à-dire de chercher dans ce peuple qui prétend se gouverner lui-même les lois de son auto-développement ou encore de dégager les lois de la nécessité sociale? Ainsi que l'a rappelé Wolf Lepenies, cette conception purement immanente du peuple se retrouve partout au moment de la sociologie naissante: en France, elle prend le visage des utopies socialistes chez Saint-Simon ou Proudhon par exemple; en Allemagne, elle prend le contour du romantisme et des sciences de l'esprit et, en Angleterre, celui de l'exaltation du peuple des

  • Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne 233

    travailleurs telle qu'elle est exprimée dans les travaux de Batrice Potter Webb et Sidney Webb, par exemple2.

    Pourtant, cette évidence empirique entre sociologie et démocratie nous conduit sur une fausse piste, ou plus précisément n'est qu'un volet du rapport entre sociologie et démocratie. Car, parmi les grandes œuvres qui marqueront la naissance de la sociologie, il sera de fait difficile de découvrir, à l'exception de Spencer mais qui ne fera pas vraiment école, un sociologue qui ne soit pas fort critique face au déploiement de la démocratie moderne. Dès le départ, en effet, la sociologie s'est imposée comme une science critique, dévoilant à travers la permanence des inégalités et des hiérarchies sociales les promesses non tenues de la démocratie3. Il s'agira alors de mettre en opposition une réalité sociale empreinte de contradictions et de dominations et l'idéal démocratique d'une communauté égalitaire de citoyens.

    Mais la distance que les fondateurs de la sociologie moderne prendront par rapport à la démocratie n'est pas uniquement, comme je m'efforcerai de le démontrer brièvement ici, une distance critique face à une démocratie qui n'aurait pas rempli ses promesses. Autrement dit, la sociologie, comme le proposait encore le jeune Marx dans La question juive, ne s'oppose pas uniquement à la démocratie réelle au nom d'une démocratie vraie. Il s'agit plus profondément d'un véritable procès intenté par la sociologie naissante à la nature même des sociétés démocratiques.

    Afin d'essayer de dégager le sens de ce procès intenté par la sociologie à la démocratie moderne, voyons succinctement les critiques qui les pères fondateurs de la sociologie lui adresseront.

    Commençons par Marx, parce qu'il est le premier mais aussi le plus virulent critique de la démocratie moderne. Comme Claude Lefort4 l'a rappelé, la conception de la démocratie que Marx présente dans La question juive en formulant une critique des droits de l'homme moderne comme droits bourgeois demeure pour l'ensemble de son

    2 Voir, sur ces questions, W. Lepenies, Les trois cultures, Paris, Éditions de la maison des sciences de l'Homme, 1990; P. Bénichou, Le temps des prophètes, Paris, Gallimard, 1977. Voir aussi les ouvrages de B. Potter Webb et S. Webb, Methods of Social Study, Londres, Longmans, Green & Co., 1932; Industrial Democracy, Londres, Longmans, 1920; S. Webb, Fabian Essays, Londres, Allen, 1948. 3 C'est ce qu'affirme notamment Dominique Schnapper dans sa récente histoire de la sociologie, La relation à l'autre: au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1998, p. 21. 4 C. Lefort, L'invention démocratique: les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981.

  • 234 La sociologie face au troisième millénaire

    œuvre la trame de sa conception de la démocratie moderne5. La démocratie est pour lui la consécration bourgeoise de la séparation entre l'«homme» et le «citoyen», entre l'être sensible et l'être politique. Cette conception de la démocratie est, pour Marx, une illusion, car elle pose un moment politique autonome du social. La politique, chez Marx, ne saurait avoir une telle autonomie, elle est perçue essentiellement comme une activité soumise à (déterminée par) la nécessité sociale.

    La modernité politique prend donc une mauvaise direction en accentuant la rupture entre l'homme et le citoyen; elle opère, à proprement parler, une véritable déshumanisation de la société. Le projet intellectuel de Marx vise justement à démontrer la nécessité d'une soudure entre l'être humain sensible (l'homme) et l'être politique (le citoyen). C'est en raison de cette soudure d'ailleurs que, dans une société où persiste la division (dans une société de classes), la démocratie ne saurait être autre chose que le «voile» masquant les intérêts de la classe dominante. C'est pourquoi aussi Marx ne verra de démocratie vraie que dans une société débarrassée d'un espace politique autonome, c'est-à-dire une démocratie qui renoue avec l'idée dangereuse d'une société réconciliée avec elle-même, une société unifiée, voire organique.

    Tocqueville est de prime abord un spectateur plus sympathique à la démocratie moderne6. Il est de loin celui qui réussit le mieux à saisir la complexité des siècles démocratiques. S'il est le sociologue par excellence de la démocratie, c'est toutefois en raison du fatalisme de sa pensée. Il faut s'intéresser à la démocratie en raison de son caractère inévitable, non en raison de son caractère souhaitable. En elle-même, la démocratie délie le lien social, crée un individualisme nouveau (égoïsme) et annonce une nouvelle forme de despotisme issue du culte de l'égalité. C'est pourquoi, affirme Tocqueville, il ne faut pas aimer trop fortement la démocratie et cultiver dans les sociétés démocratiques des vertus «associatives» ou de «libertés» qui ne relèvent pas ultimement de la nature même de la socialite démocratique.

    Alors que Marx voyait un obstacle au déploiement d'une vraie démocratie dans la distance entretenue entre un espace politique de normativité et la réalité du peuple, Tocqueville voit dans l'accentuation

    5 Ce qui ne veut pas dire, comme Michel Abensour vient de le signaler, que l'on ne trouve pas à certains moments dans l'œuvre de Marx une conception politique de la démocratie (notamment dans ses travaux antérieurs à La question juive). Cette conception n'est toutefois pas la trame directrice de son œuvre. Voir M. Abensour, La démocratie contre l'Etat: Marx et le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997. 6 P. Manent, ouvr. cité. Voir aussi C. Lefort, Essais sur le politique: xixe et xxe siècles, Paris, Calmann-Lévy, 1986.

  • Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne 235

    même de cet espace la capacité d'une démocratie riche. C'est dans la mesure où la société démocratique n'est pas laissée à elle-même, n'est pas complètement soumise à ce nouveau pouvoir social, celui de l'opinion publique par exemple, mais où elle se laisse traverser par une tradition politique de liberté et de pluralité, qu'elle réussira à produire des merveilles. Néanmoins, c'est le développement de la sociabilité démocratique, la reconnaissance d'un homo democraticus et de sa culture démocratique qui l'intéressent et le préoccupent. L'homo democraticus n'est pas un amant de la liberté, c'est pourquoi son déploiement est dangereux pour l'idée même de la liberté. Et comme en font foi les derniers chapitres de De la démocratie en Amérique, où il décrit la possibilité d'un despotisme nouveau issu des siècles démocratiques, il reste sceptique quant au déploiement de la démocratie réelle et à la célébration politique que ses contemporains en font.

    Durkheim voit lui aussi la démocratie comme un processus sociologique lié au progrès de la division du travail. Dans ses Leçons de sociologie, physique des mœurs et du droit, il définit la démocratie comme:

    1) l'extension plus grande de la conscience gouvernementale; et 2) les communications plus étroites entre cette conscience et la masse des consciences individuelles.

    Et il ajoute:

    De ce point de vue, la démocratie nous apparaît donc comme la forme politique par laquelle la société arrive à plus pure conscience d'elle-même. Un peuple est d'autant plus démocratique que la délibération, que la réflexion, que l'esprit critique jouent un rôle plus considérable dans la marche des affaires publiques7.

    La nature reflexive et deliberative de la démocratie n'est aucunement liée chez Durkheim à sa dimension politique ou institutionnelle, mais essentiellement à une croissance des capacités communicationnelles de la société. Cette croissance se réalise par ailleurs, chez lui comme chez Tocqueville, par l'individualisation croissante des sociétés.

    Par ailleurs, l'extension de la capacité communicationnelle de l'humanité, l'extension de la démocratie, a un effet délétère sur le lien social qui pourrait ultimement conduire à un renversement de la

    7 É. Durkheim, Leçons de sociologie, physique des mœurs et du droit, Paris, PUF, 1969, p. 122-123. Voir le commentaire de R. Aron sur cette question dans Les étapes de la pensée sociologique, Paris Gallimard, 1967, p. 384.

  • 236 La sociologie face au troisième millénaire

    démocratie elle-même. On connaît les craintes de Durkheim sur les dangers d'anomie propres aux sociétés traversées par l'individualisme. Il partage de telles craintes au regard de l'artificialité des sociétés démocratiques. Car, plus une société s'approche d'une pure conscience d'elle-même, plus elle se représente de manière abstraite, ou encore à travers les schémas volontaristes du contractualisme. Sociologiquement, cette conception est fausse, ainsi que le rappelle Durkheim dans les Règles de la méthode:

    On peut être assuré que dans tout le cours de l'évolution sociale, il n'y a pas de moment où les individus aient eu vraiment à délibérer pour savoir s'ils entreraient ou non dans la vie collective et dans celle-ci plutôt que dans celle-là8.

    Selon lui d'ailleurs, ce n'est pas en perfectionnant les consciences individuelles, dans lesquelles il voit un danger pour une démocratie reflexive, qu'on peut envisager l'avenir de la démocratie au sein de la société, mais en renforçant le lien social à travers ses organisations professionnelles ou corporatives.

    L'idée que la démocratie soit associée à une extension, au sein des sociétés modernes, des formes reflexives par laquelle la société vient à prendre conscience d'elle-même est aussi au cœur de la réflexion de Max Weber9. C'est à travers le procès général de rationalisation sous sa forme instrumentale que la démocratie s'impose comme le régime politique par excellence des sociétés désenchantées. La démocratie, pour Weber, ne doit pas être associée à une idée d'émancipation. C'est plutôt la forme que prend la domination dans des sociétés régies par une légitimité de type rationnel-légal. Dans celles-ci s'imposent les logiques de l'État de droit, de la bureaucratie et la professionnalisation de la vie politique. Loin d'être le pouvoir au peuple, comme le soutient le discours démocratique, la démocratie a signifié, dans les faits, la fin de l'existence des individus dans leur capacité d'agir significativement sur le réel au profit des structures formelles issues de la rationalisation politique. Par exemple, Weber n'hésite pas à parler «d'expropriation politique» pour qualifier le processus de professionnalisation qui s'accomplit et transforme la vie politique des parlements et des partis politiques de son époque.

    Pour reprendre les mots de Wolgang Mommsen, le scepticisme wébérien à l'endroit de la démocratie pourrait se lire ainsi: «[...] ou bien

    8 É. Durkheim, Règles de la méthode, Paris, PUF, 1945, p. 104. 9 Sur Weber et la démocratie, voir P. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF, 1987, et P. Bouretz, Les promesses du monde: philosophie de Max Weber, Paris, Gallimard, 1996,

  • Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne 237

    une "démocratisation passive", portée par la bureaucratie et nourrie de la passivité des citoyens: ou bien une démocratie plébiscitaire structurée par la renaissance du charisme10.» Quoi qu'il en soit, l'exigence de Weber vise à réhabiliter la volonté politique dans la démocratie mo-derne. Face à la prépondérance d'une éthique de la responsabilité propre à la vie politique rationalisée, il rappelle la nécessité, pour une vraie politique, de maintenir une éthique de la conviction. En cela, il rejoint Tocqueville qui, lui aussi, ne voyait d'avenir à la démocratie que par la réintroduction dans la modernité d'une dimension normative et, comme ce dernier, il ne réussit pas à repérer à l'intérieur des formes sociales de la démocratie moderne le matériau permettant une telle réhabilitation. C'est pourquoi, comme le rappelle Habermas11, Weber sera contraint d'aller chercher cette normativité dans l'espace problé-matique de «la guerre des dieux» ou de la volonté de puissance du leader charismatique.

    Factualité démocratique et normativité, une impossible alliance

    Ce survol du scepticisme démocratique au sein de la sociologie naissante nous permet de dégager la nature du procès intenté par celle-ci au régime démocratique moderne. En effet, la critique démocratique concernant la démocratie, que ce soit chez Marx, Tocqueville, Durkheim ou Weber, malgré leur grande différence, ne vise pas principalement à affirmer, dans les faits, la non-réalisation d'une démocratie vraie. Au contraire, dirais-je, tous, chacun à sa manière, confirment le développement d'une factualité démocratique, et cette factualité est jugée dangereuse pour l'idée même de société.

    Pour Marx, la démocratie comme fait social est aliénante en regard du déploiement d'une véritable humanité en raison de la rupture qu'elle opère entre l'homme et le citoyen. Pour Tocqueville, la socialite démocratique met de l'avant une logique de l'égalité et annonce un nouveau despotisme qui met en péril la liberté. Pour Durkheim, le lien social démocratique accentue une dimension abstraite et constructiviste de la société moderne, provoquant un véritable déficit de solidarité sociale. Enfin, pour Weber, c'est la capacité à se donner politiquement des orientations significatives qui est remise en question par la ratio-nalisation de la vie politique qu'implique la démocratie moderne. Il y a dans ces constats plus qu'une critique, que l'on pourrait qualifier de réaliste, du développement de la démocratie. Il y a un véritable procès intenté au régime démocratique comme forme satisfaisante de vivre-ensemble.

    Cité dans P. Bouretz, ouvr. cité, p. 424. J. Habermas, Théorie de l'agir communie ationnel, Paris, Fayard, 1987, t. 2.

  • 238 La sociologie face au troisième millénaire

    Sur quoi repose une telle insatisfaction à l'endroit de la démocratie? À y regarder de plus près, ce n'est pas surtout la peur de l'atomisation que crée le lien démocratique qui en est la principale responsable. Chez Marx, Tocqueville et Weber, l'atomisation est ultimement renversée par de nouvelles règles collectives inhérentes à la factualité démocratique. C'est bien plutôt le rapport contradictoire qu'entretiennent le politique et le social au sein de la modernité démocratique qui rend un tel régime insatisfaisant. D'un côté, la réalité communautaire du social, soit comme expression de la division sociale (Marx), soit comme lieu de réalisation de la solidarité (Durkheim), est empêchée de s'exprimer en raison de la nature universaliste et abstraite de la démocratie moderne. De l'autre, l'espace normatif du politique, la liberté chez Tocqueville, l'inten-tionnalité chez Weber, est atrophié par les logiques égalitaires ou «rationalisantes» de la démocratie. Dans tous les cas, ce que relève le constat sociologique sur la démocratie moderne, c'est le déploiement de deux logiques contradictoires, c'est la présence d'une déchirure au sein de la modernité: déchirure entre l'affirmation politique du sujet individuel et son actualisation dans des êtres sociaux, déchirure entre l'épanouissement d'un sujet libre et autonome et l'existence de contraintes collectives permanentes.

    Science des sociétés démocratiques, la sociologie constate donc la non-correspondance entre la factualité démocratique (le progrès effectif d'une socialite et des formes politiques inhérentes à la démocratie) et son projet normatif (l'idée de la démocratie comme régime de liberté et d'autonomie). La sociologie naissante ne réussit pas à trouver la médiation par laquelle l'affirmation d'un sujet libre se marie avec l'existence d'un sujet collectif. C'est pourquoi il faut nuancer les jugements comme ceux de Sheldon Wolin12 ou de Robert Nisbet13 qui associent le projet sociologique à une régression conservatrice contre la philosophie des Lumières et la nature essentiellement constructiviste du social qu'elle postule. La sociologie, selon cette perspective, renouerait avec une conception organique (communautaire) du social qu'elle opposerait à l'artificialité du projet démocratique moderne. C'est pourquoi il faut aussi nuancer les analyses d'Hannah Arendt14 et, plus récemment, de Pierre Manent15, qui voient dans la sociologie naissante un parti pris résolument moderne qui empêche de poser la question de l'homme et sa nature politique autrement qu'à travers sa dimension historique ou sociale.

    2 S. S. Wolin Politics and Vision, Boston, Little, Brown and Co., 1960. 3 R. Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984. 4 H. Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967. 5 P. Manent, La cité de l'homme, Paris, Fayard, 1994.

  • Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne 239

    Ces deux réponses sont justes mais partielles. La sociologie naissante ne tourne pas le dos à la démocratie, comme elle n'opte pas résolument pour une lecture sociale de celle-ci, mais considère la démocratie moderne comme une impasse. Rappelons-le, le scepticisme sociologique à F endroit de la démocratie repose ultimement sur le constat d'une rupture au cœur du régime démocratique entre l'affirmation et l'existence d'un sujet libre et la permanence et la nécessité de la soumission à des règles collectives. Loin d'être une science nostalgique de la communauté ou encore antipolitique, elle est bien une science des sociétés démocratiques modernes capable de cerner les problèmes inhérents à un régime qui dit reposer sur la volonté libre des sujets mais qui, en même temps, doit bien reconnaître une réalité collective qui dépasse tout en les déterminant ces mêmes sujets.

    En fait, le scepticisme sociologique à l'endroit de la démocratie est révélateur des tensions inhérentes à la modernité démocratique16. Il s'institue à la croisée du constat d'une pluralité de tensions qui émergent de la nouvelle réalité que la sociologie s'évertue à compren-dre. Tension entre l'atomisation du social engendrée par la destruction démocratique des hiérarchies et des communautés «naturelles» et la nécessité, pour faire société, de l'existence d'un être collectif. Tension entre l'idée politique d'un «pouvoir construit», émanant d'en haut, de la volonté collective des individus, et d'un «pouvoir déduit», émanant d'en bas, de l'addition des volontés particulières ou de l'action de la société sur elle-même. Tension, enfin et surtout, entre les nouvelles formes de coercition collective propres à l'individualisme moderne (l'État, la bureaucratie, le marché, l'opinion publique) et la capacité des sujets individuels à assumer leur liberté et leur volonté.

    C'est pourquoi le scepticisme de la sociologie naissante à l'endroit de la démocratie ne repose pas, ultimement, sur le constat que la démocratie réelle ne remplit pas ses promesses, ni sur une nostalgie communautaire, ni encore sur une adhésion essentialiste au social contre le politique, mais bien sur la révélation d'une contradiction tout à fait moderne entre le sujet autonome et le sujet social. En fait, le scepticisme sociologique apparaît moins comme un procès paradigmatique intenté à la démocratie que comme une incapacité de la sociologie naissante à endosser le résultat contradictoire du régime qu'elle étudiait.

    16 Voir aussi, sur cette question, É. de Ippola, «La naissance de la sociologie et la crise du lien social dans la modernité», Sociologie et sociétés, vol. 27, no 1, 1995, p. 183-193.

  • 240 La sociologie face au troisième millénaire

    Le paradoxe du sujet moderne

    La sociologie naissante, trop collée à l'affirmation politique du sujet moderne, aurait été incapable de bien mesurer à quel point la démocratie, loin d'empêcher le déploiement du vivre-ensemble, intro-duisait une forme inédite de solidarité construite autour de la recomposition d'un sujet qui s'affirmait à travers une double logique, celle de l'autonomie et celle de Pêtre-collectif. Avec le recul par rapport au projet des Lumières et au fonctionnement effectif de deux siècles de démocratie, on peut aujourd'hui mieux comprendre comment les régimes démocratiques réussissent à s'accommoder de ce paradoxe.

    Alain Touraine17 nous a rappelé récemment que l'histoire du sujet au sein de la modernité ne pouvait être réduite à sa dimension rationnelle. Cette conception est celle de la rationalité triomphante telle qu'elle s'est développée à travers la philosophie des Lumières et l'expansion, au XIXe siècle, des logiques marchandes et techniques. Contre le règne de l'univers enchanté des traditions, des cultures et des hiérarchies naturelles, la modernité est apparue à ses premiers obser-vateurs critiques comme une victoire du règne de la raison pure, de la rationalité des règles du marché, du droit et de la bureaucratie, un épanouissement sans limites d'un individualisme atomisé et utilitaire. Cette face de la modernité, au regard de la sociabilité démocratique, n'est que la dimension négative de celle-ci. Pas étonnant alors que les sociologues aient vu dans l'affirmation du sujet moderne une rupture entre cet univers rationalisé et la permanence ou l'exigence d'une intentionnalité dans les affaires humaines.

    Cette vision est trompeuse, affirme Touraine. La modernité poli-tique, c'est-à-dire la démocratie moderne, ne saurait être réduite à son versant rationalisant. Elle fut aussi subjectivation, en d'autres termes affirmation d'origine religieuse de l'homme comme auteur du monde. Cette dimension refoulée, mais néanmoins continuellement présente dans l'histoire du sujet moderne, ne renvoie pas à l'idée d'un sujet rationnel, mais à la volonté du sujet comme être libre de faire son histoire en recomposant son désir de liberté et en redéfinissant son inscription comme être social dans l'univers de la rationalité. Il n'y a pas, il n'a pas eu d'ailleurs, de démocratie sans l'affirmation d'un sujet qui vise à redonner une intentionnalité aux affaires humaines. Ce serait cette face subjective du sujet moderne que la sociologie naissante aurait eu de la difficulté à faire coïncider avec la dimension rationnelle de la

    17 A. Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, et Qu'est-ce que la démocratie, Paris, Fayard, 1994.

  • Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne 241

    modernité démocratique, renvoyant celle-ci soit à la nostalgie de la communauté, soit à l'utopie d'une société transparente à réaliser.

    La croyance que la démocratie reposait sur le développement sans fin d'un sujet autonome essentiellement défini par sa raison n'était pas sans fondement. La démocratie moderne, du moins dans la formulation qu'en firent les philosophes des Lumières, s'appuie en effet sur une vision relativement simple de la société. Comme le souligne Jürgen Habermas, qui adhère à une telle conception, «les constitutions moder-nes doivent leur propre existence à une conception inscrite dans le droit naturel moderne selon laquelle les citoyens se rassemblent volontai-rement pour former une communauté légale de (co)associés libres et égaux18». L'individu autonome ou, pour reprendre les mots de Marcel Gauchet, le «sujet cause de lui-même par sa volonté et liberté19», est ici considéré comme étant à la base du social.

    Il se dégage d'une telle conception l'idée «d'un social intégralement présent à lui-même20», c'est-à-dire d'une société pure-ment transparente qui connaît (ou pourrait connaître) intégralement les mécanismes de son propre fonctionnement. La société est ici un pur construit issu d'une volonté claire de sujets libres. Mais, comme le rappelle encore Marcel Gauchet, «toute la difficile mise en place du fonctionnement démocratique moderne va passer précisément par le deuil de cet idéal d'un social présent immédiatement à lui-même21».

    La naissance de la sociologie est constitutive, par ailleurs, de cette découverte des illusions du sujet moderne. En s'interrogeant sur les caractéristiques de cet être à qui la philosophie moderne vient d'octroyer le pouvoir de faire société, la sociologie découvre certes l'existence d'un sujet-humain, mais ce sujet n'est pas «ontologique-ment autonome», il n'a pas la transparence que lui imputaient ses concepteurs modernes. Le sujet moderne fait face à des «modalités et règles de l'action collective» qui contredisent de manière radicale les présupposés du sujet autonome. L'être humain est un être beaucoup plus complexe que le portrait qu'en traçaient les penseurs du contrat social. Il est habité du dedans par un inconscient qu'il ne contrôle pas; il est traversé du dehors par de multiples forces (des passions, des

    18 J. Habermas, «Struggles for recognition in the democratic constitutionnal state», dans C. Taylor, Multiculturalism and "The Politics of Recognition", Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 107. 1 9 M. Gauchet, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 243. 2 0 Ibid., p. 251. 2 1 Ibid., p. 248.

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    intérêts, des classes, des identités sexuelles, ethniques, etc.) qui rendent difficilement déchiffrable l'action du sujet sur lui-même.

    La découverte des illusions du sujet moderne, à laquelle participe la sociologie, n'invalide pas pour autant la démocratie. Elle rend simplement compte de la difficulté à dire qui est le sujet à la base des démocraties modernes. Est-ce le sujet à la source de la société comprise comme rassemblement volontaire de (co)associés libres et égaux? Est-ce plutôt ce sujet qui s'affirme comme être-ensemble, antérieur à la volonté des individus, à travers les réalités de classes, de nations, d'ethnies, de sexes, etc.? La démocratie apparaît dès lors comme la difficile affirmation d'un sujet divisé en lui-même, faisant appel tantôt à sa nature de sujet libre, tantôt à sa réalité d'être-ensemble. Elle est l'appel contradictoire d'un «pôle transcendant» qui renvoie à une communauté de citoyens libres et égaux et d'un «pôle pratique» qui renvoie à l'individu et à ses multiples appartenances, ou encore à la société et à son infinie diversité. Elle est enfin l'affirmation de l'individu, véritable sujet de la modernité, qui annonce une nouvelle revendication de liberté tout en participant à la création de nouvelles formes d'assujettissement.

    La dissipation des illusions du sujet moderne (le sujet autonome) n'invalide pas la démocratie; elle est en fait la découverte de l'aventure du sujet moderne dans sa rencontre avec une partie de lui-même, sa dimension résolument sociale. Comme le souligne Claude Lefort22, cette aventure tire son impulsion de l'affirmation du sujet autonome mais ne saurait s'y réduire. La référence au pouvoir comme «lieu vide», c'est-à-dire au pouvoir comme résidant ultimement, ainsi que l'affirme l'imaginaire politique moderne, dans un sujet qui ne saurait être nommé autrement que par son abstraction d'être de raison, introduit dans les sociétés démocratiques une distance infranchissable entre le lieu du pouvoir et le lieu de son actualisation dans des pratiques sociales. C'est la référence à ce lieu vide qui rend d'ailleurs possible Pactivation du pôle pratique de la démocratie, qui permet à la pluralité des sujets sociaux de s'affirmer. Bien que fort éloignée de sa matrice originelle (la pure transparence du sujet des Lumières), l'aventure démocratique n'en révèle pas moins un sujet qui s'avère dans les faits plus «authentiquement subjectif23».

    La sociologie ne fut pas, comme je l'ai mentionné, qu'une discipline qui découvrit les faits sociaux sous l'illusion politique d'un sujet libre. Elle n'opposa pas simplement un sujet social à un sujet politique, mais releva à l'intérieur même de la factualité démocratique

    2 2 C. Lefort, L'invention démocratique..., ouvr. cité. 2 3 M. Gauchet, ouvr. cité, p. 243.

  • Sociologie, démocratie et aventure du sujet moderne 243

    deux modalités contradictoires de déploiement du sujet moderne. En effet, le scepticisme démocratique reposait aussi sur le constat de la mise en œuvre dans les faits, à l'ntérieur des sociétés démocratique, d'un procès d'individualisation qui atomisait le sujet tout en facilitant le rayonnement de formes de plus en plus abstraites de règles collectives (l'argent et le marché chez Marx, l'opinion publique chez Tocqueville, le développement d'une conscience cognitive chez Durkheim, le droit, l'État et la bureaucratie chez Weber). L'affirmation théorique du sujet par la pensée des Lumières était pour ainsi dire devenue vraie, ce qui n'était pas sans danger.

    En ce sens, la sociologie fut bel et bien une science des sociétés démocratiques. Son scepticisme lui permit, plus que toute autre discipline, d'identifier la double nature du sujet moderne: à la fois déploiement d'une liberté nouvelle dans la foulée de la destruction des traditions opérée par l'individualisation et la rationalisation du monde; à la fois persistance de contraintes collectives, soit à travers la perma-nence d'une réalité sociale habitant le sujet moderne, soit encore à travers de nouvelles règles imposées par les logiques modernisatrices elles-mêmes. Incapable toutefois de bien comprendre que les tentatives, jamais complètement réussies et éternellement à recommencer, du sujet pour recomposer sa double nature faisaient l'originalité même de la démocratie (Tocqueville parlait d'une activité sans fin qui agitait les siècles démocratiques), la sociologie fut sceptique face à ce constat. C'est pourquoi ses principaux représentants crurent son destin tempo-raire et s'employèrent plutôt à chercher, en dehors de sa logique, des lieux sociaux ou normatifs qui recomposeraient définitivement l'unité du sujet divisé.

    Sociologie et démocratie au sein des sociétés contemporaines

    À proprement parler, les enjeux actuels de la sociologie dans son rapport avec la démocratie ne sont pas différents de ceux que je viens de définir au moment de leur mutuelle émergence. Il s'agit toujours pour la sociologie (ce qu'elle ne fit pas au XIXe siècle) d'assumer plei-nement l'univers paradoxal des régimes démocratiques qui doivent continuellement recomposer, tant théoriquement que pratiquement, la double nature contradictoire du sujet qui les constitue.

    Cette exigence est toutefois aujourd'hui plus urgente que jamais. Les sociologues ont pu historiquement éviter de s'interroger directement sur la recomposition démocratique du sujet en raison d'évidences au sein de l'univers social qui semblaient confirmer la marginalité du fait démocratique. Cette réalité est aujourd'hui dépassée et l'on doit parler d'une radicalisation de la démocratie.

  • 244 La sociologie face au troisième millénaire

    Rappelons quelques faits qui appuient cette idée d'une radica-lisation contemporaine de la démocratie.

    Pendant longtemps, les sociétés démocratiques ont maintenu, en grande partie, leur cohérence sociale grâce aux restes de traditions culturelles héritées des sociétés prédémocratiques (en Occident, la vieille culture européenne et chrétienne). La f actualité démocratique, pour l'immense majorité des citoyens, n'avait pas réellement affecté les lieux quotidiens où la normativité prenait sens: la famille, la religion, la communauté ethnique et culturelle. Comme l'a constaté Habermas24, ce recours est aujourd'hui épuisé, et les sociétés démocratiques sont contraintes de s'interroger plus radicalement que jamais sur la dimension normative du vivre-ensemble, au risque d'une crise motiva-tionnelle. Aujourd'hui, la question de réconcilier l'univers de la rationalité et l'univers des valeurs, la liberté du sujet et sa dimension sociale, n'est plus une question théorique qui concerne exclusivement les élites intellectuelles ou politiques de nos société. Cette question est devenue pour l'immense majorité des citoyens des démocraties avancées une question de la vie quotidienne.

    L'épuisement des grandes idéologies libératrices de la modernité (le progrès, le communisme, le nationalisme) est une autre facette de la radicalisation des logiques inhérentes à l'univers démocratique. Encore ici, les sociétés démocratiques ont longtemps cru possible d'éviter l'angoisse du sujet moderne qui doit continuellement recomposer, sans guide, sa nature libre et sa nature sociale. En sortant de l'univers des traditions, les idéologies libératrices ont cru, en se tournant vers l'avenir, proposer un univers où le sujet libre et le sujet social, le sujet transcendant et le sujet particulier, le sujet cause et le sujet effet seraient enfin réunis. L'histoire nous a appris à nous méfier des idéologies libératrices qui se transforment rapidement en idéologies totalisantes et qui, comme le souligne Marcel Gauchet25, apparaissent, au regard de l'histoire du sujet moderne, bien plus comme une période charnière, une pré-histoire, que comme sa véritable nature. La fin des idéologies libératrices annonce une société affrontant radicalement le paradoxe démocratique. On ne peut plus aujourd'hui projeter dans l'avenir la nécessité de concilier autonomie et vivre-ensemble, liberté et besoin de contraintes collectives.

    La radicalisation de la démocratie se révèle toutefois, avant tout, dans le formidable processus d'accentuation de l'individualisation au cours des quarante dernières années. C'est là que l'aventure du sujet moderne s'impose dans toute sa radicalité. Le procès de person-

    J. Habermas, Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978. M. Gauchet, ouvr. cité.

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    nalisation, pour reprendre l'expression de Lipovetsky26, qu'il emprunte à Tocqueville, fait son œuvre. La culture du moi s'impose, l'individu se représente de plus en plus comme l'artisan de son monde.

    L'individualisation n'implique pas la fin des appartenances collectives. Mais celles-ci toutefois apparaissent de plus en plus éclatées, pour ne pas dire individualisées, devant l'affirmation largement répandue d'un individu qui prétend, à partir de sa propre subjectivité, bricoler sa propre identité. Plus que jamais, la recomposition de la double nature du sujet passe par l'individu. C'est ce qui permet à certains d'affirmer une croissance de la réflexivité au cœur de l'activité sociale de la modernité avancée27. Une telle lecture est juste, mais elle peut facilement conduire à une nouvelle réduction de l'histoire du sujet moderne à son pôle rationalisant et utilitaire, ce que d'ailleurs plusieurs n'hésitent pas à faire, voyant dans la modernité avancée la victoire de l'individu utilitaire et des systèmes universalistes formels (le marché, la technologie, le droit).

    La radicalisation de la démocratie n'implique pas son renversement. Rien n'indique aujourd'hui, comme au XIXe siècle, que l'affirmation du sujet autonome aboutira à une société transparente, construite autour d'une raison deliberative, ou à la réalisation d'une démocratie fonction-nelle complètement rationalisée par l'individu et les logiques utilitaires. L'épuisement des traditions, la fin des grandes idéologies libératrices, l'accentuation de l'individualisation et de la réflexivité ne mettent pas un terme à la présence du sujet social, du sujet comme être de passion, comme désir d'histoire.

    Le sujet au sein de la démocratie radicale reste un sujet habité par des identités qui transcendent son affirmation de liberté et d'autonomie. Les mouvements sociaux contemporains sont là pour nous le rappeler, par leurs incessants appels au corps, à la sexualité, à l'identité culturelle, à la communauté. Pour parler comme Charles Taylor28, l'exigence de reconnaissance au sein de la modernité, et nous y sommes toujours, ne passe pas uniquement par un appel à l'égale dignité, ce qui serait la victoire définitive du pôle égalitaire et universalisant de la modernité, mais passe aussi par l'exigence d'authenticité qui sollicite la nature dialogique (communautaire) de la construction de toute identité. Le mouvement des femmes, par exemple, se fonde sur l'idée égalitariste de

    2 6 G. Lipovetsky, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983. 2 7 Voir plus particulièrement A. Giddens, The Consequences of Modernity, Stanford, Stanford University Press, 1990; aussi, U. Beck, A. Giddens et S. Lasch, Reflexive Modernization, Stanford, Stanford University Press, 1994. 2 8 C. Taylor, Multiculturalisme, différence et démocratie, Paris, Aubier, 1990.

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    la destruction des genres sexuels en même temps que sur la volonté de faire reconnaître comme valables des valeurs et des pratiques associées historiquement à la condition d'être femme. On pourrait découvrir dans la plupart des revendications contemporaines les traces de cette double nature du sujet moderne qu'a révélée l'expérience démocratique et sur laquelle la sociologie a partiellement buté29.

    Hier comme aujourd'hui, la sociologie doit donc apprendre à pleinement tenir compte de la dynamique par laquelle le sujet en régime démocratique recompose continuellement son identité en faisant appel au pôle contradictoire du désir de liberté et d'histoire, d'autonomie et de vivre-ensemble. Ce que nous apprend toutefois la radicalisation de la démocratie, c'est qu'il est dorénavant impossible pour le sociologue de prendre appui, pour comprendre cette dyna-mique, sur les béquilles que furent pour la discipline les entités collectives telles les nations, les classes, les idéologies libératrices. La sociologie doit cesser, comme Max Weber en a déjà tracé la voie, de réifier les concepts par lesquels elle pense le monde et donner primauté à l'acteur et à l'activité significative par laquelle il recompose ce que la modernité décompose continuellement.

    L'autonomie doit être au cœur du travail du sociologue, comme elle est au cœur de la pratique démocratique. Elle n'implique toutefois pas une conception de l'action sociale comme si celle-ci se réalisait sur une tabula rasa. Au contraire, toute sociologie qui prend au sérieux l'auto-nomie, et donc la modernité politique, doit scruter attentivement les formes sociales et politiques qui permettent ou ne permettent pas la recomposition du sujet avec l'autre partie de lui-même. Elle doit s'ouvrir, par exemple, à l'analyse des rapports entre l'action sociale et les institutions juridiques qui sont, dans nos sociétés, des intermédiaires essentiels à une telle recomposition. La sociologie doit aussi scruter attentivement les nouvelles modalités de contraintes collectives qui tirent leur source des logiques démocratiques elles-mêmes, tout comme la permanence de formes non démocratiques de contraintes, tout en se rappelant continuellement toutefois que, dans un univers envahi par le sujet moderne, ces règles collectives sont de plus en plus l'effet direct de la conscience reflexive des acteurs sociaux.

    2 9 J'ai déjà fait état de cette double logique des mouvements sociaux contemporains, dans J. Y. Thériault, «Mouvements sociaux et nouvelle culture politique», Politique, no 12, 1987, p. 5-36.

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    Marcel Gauchet disait récemment:

    L'avenir de la démocratie, si étrange ou hérétique que cela puisse paraître, est dans l'association de Montesquieu et de Rousseau, dans l'hybridation qui achèvera de faire entrer l'absolu de la souveraineté dans les prudentes institutions de la liberté30.

    L'avenir de la sociologie, qui est intimement lié à celui de la démocratie, résiderait lui aussi dans cette capacité à rendre compte des pratiques d'hybridation entre le sujet autonome et le sujet social. Cette perspective était déjà en creux dans la sociologie naissante. La démocratie lui a paru être toutefois un régime trop faible pour en assumer pleinement les tensions. Ses principaux théoriciens lui tour-nèrent le dos, renvoyant la question du sujet autonome à des spéculations métaphysiques ou encore à une factualité dangereuse. La radicalisation de la démocratie aujourd'hui nous oblige à prendre au sérieux l'existence du sujet et à mettre au cœur de toute sociologie la dynamique démocratique qui est un travail sans fin du sujet sur lui-même.

    J. Yvon THÉRIAULT Département de sociologie Université d'Ottawa

    Résumé

    Science des sociétés modernes, la sociologie est demeurée longtemps critique et sceptique à l'endroit du développement de la démocratie, pourtant le régime par excellence des sociétés modernes. Ce texte s'intéresse à cette question en dégageant la complexité du rapport entre sociologie et démocratie. Une telle lecture révèle qu'au-delà de son scepticisme à l'endroit de la démocratie, la sociologie découvre la double nature du sujet moderne, à la fois sujet autonome et sujet social. C'est en assumant pleinement cette tension entre la double nature du sujet moderne que la sociologie réussira à être la discipline par excel-lence des sociétés contemporaines, qui sont aussi des sociétés à démocratie radicale.

    Mots-clés: sociologie, démocratie, sujet, individualisme, Touraine, Tocqueville, Marx, Weber, Durkheim, modernité, histoire, politique.

    M. Gauchet, La révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995, p. 13.

  • 248 La sociologie face au troisième millénaire

    Summary

    Though it is the science of modern societies, sociology has for some time taken a critical and sceptical stance with regard to the development of democracy; yet democracy is the regime par excellence of modern society. This article examines this issue by drawing out the complexity of the relationship between sociology and democracy. This reading reveals that, above and beyond its scepticism of democracy, sociology discloses the double nature of the modern subject, simultaneously an autonomous subject and a social subject. It is by fully assuming the double nature of the modern subject that sociology will succeed in becoming the discipline par excellence of contemporary societies, which have also become hosts to radical democracy.

    Key-words: sociology, democracy, subject, individualism, Touraine, Tocqueville, Marx, Weber, Durkheim, modernity, history, politics.

    Resumen

    La sociología, ciencia de las sociedades modernas, fue mucho tiempo crítica y escéptica frente al desarrollo de la democracia que constituye sin embargo el régimen por excelencia de las sociedades modernas. Este texto se interesa en este tema poniendo de relieve la complejidad de la relación entre la democracia y la sociología. Una lectura de esta índole revela que más allá de su escepticismo hacia la democracia, la sociología descubre la doble naturaleza del sujeto moderno, a la vez sujeto autónomo y sujeto social. Asumiendo plenamente esta tensión entre la doble naturaleza del sujeto moderno, la sociología llegará a ser la diciplina por excelencia de las sociedades contemporáneas que son además sociedades con democracias radicales.

    Palabras clave: sociología, democracia, sujeto, individualismo, Touraine, de Tocqueville, Marx, Weber, Durkheim, modernidad, historia, política.