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Dpartement de Sociologie, Licence de Sociologie, Anne universitaire 2003-2004,Cours de M. Didier LAPEYRONNIE
Universit Victor Segalen - Bordeaux 2Facult des Sciences de l'Homme
Dpartement de Sociologie
Anne Universitaire : 2003-2004 Licence de sociologie niveau 3Cours de M. Didier LAPEYRONNIE
SOCIOLOGIE GNRALE
http://www.u-bordeaux2.fr/sociologie/encadrement/fichespersonnels/modele2/dlapeyronnie.htmhttp://www.u-bordeaux2.fr/sociologie/encadrement/fichespersonnels/modele2/dlapeyronnie.htm8/3/2019 Sociologie Generale
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SOMMAIRE
INTRODUCTION
I. Le sociologue, la sociologie et la vie socialeII. La thorie sociologique
a. Quest-ce que la thorie ?b. Les spcificits de la thorie
III. La condition modernea. Deux formes dexistence sociale
b. la rupture entre l'objet et le sujetc. l'ambivalence de la vie sociale moderne
IV. Les dbats sociologiques contemporains
Bibliographie complmentaire
p. 4
p. 7p 11
p. 13p. 17p. 20P. 23
p. 27
PREMIRE PARTIE : LA SOCIT p. 28
I. LES INSTITUTIONS1. La socit entre la Nation et les individus
a. La formation des socits nationalesb. Les socits modernes et l'mergence de l'individu
2. L'intgrationa. l'anomie permanente
b. l'institution de l'ordre socialc. la morale, l'ducation et l'intgration
Bibliographie complmentaire3. La sociologie de la socit : la synthse fonctionnaliste
a. les rles sociauxb. culture, personnalit et socitc. la socialisationd. Du modle la complexit sociale
Bibliographie complmentaire
p. 33p. 33p. 33p. 35p. 39p. 39p. 42p. 44p. 50p. 52p. 54p. 59p. 64p. 68p. 76
II. LES CLASSES SOCIALES1. La socit industrielle et capitalistea. la tragdie de la modernit
b. la socit industrielle et la question sociale2. Classes et luttes de classes
a. le travail alinb. les classes sociales
Bibliographie complmentaire
p. 78p. 79p. 83p. 90p. 91p. 97
p. 104
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Bibliographie
Pour une approche gnrale de la sociologie contemporaine vous pouvez utiliser :
Martuccelli Danilo, Sociologies de la modernit, litinraire du XXme sicle, Paris, Gallimard, 1999.Aron Raymond,Les tapes de la pense sociologique, Paris, Gallimard, 1967
Pour une vue de la sociologie franaise contemporaine :
Ansart Pierre,Les sociologies contemporaines, Paris, Le Seuil, 1990.
Dans la littrature amricaine rcente :
Alexander Jeffrey, Twenty Lectures, Sociological Theory Since World War II,New York, Columbia University Press, 1987.Collins Randall, Four Sociological Traditions, New York,Oxford University Press, 1994.Turner Jonathan H., The Structure of Sociological Theory, (6me dition),Belmont, CA, Wadsworth Publishing Company, 1998
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Introduction
I. Le sociologue, la sociologie et la vie sociale
L'objet de ce cours est de prsenter un tat de certains des dbats thoriques
contemporains en sociologie et d'introduire une rflexion critique sur la pense sociale. Il
trouve son origine dans une insatisfaction de chercheur, dans une obligation professorale et
dans une impatience de citoyen : le chercheur est domin par le sentiment d'une inadquation
entre les catgories classiques des sciences sociales, notamment de la sociologie, et les
observations qu'il effectue sur divers terrains. Le professeur est confront la redoutable
tche d'enseigner une thorie sociologique clate et htrogne ses tudiants, thorie
sociologique qui lui parat bien souvent trs loin de notre ralit sociale. Enfin, le citoyen
peine relier les proccupations du sociologue aux engagements politiques et moraux qui
sont les siens.
Aprs tout, il n'y a ici rien de trs nouveau. A la fin des annes soixante, le sociologue
amricain Alvin W. Gouldner (1920-1980) notait dj que la sociologie disponible n'tait
gure mme de rendre compte de faon satisfaisante des volutions culturelles et des
questions sociales de l'heure. Il dnonait des thoriciens qui laboraient leurs systmes avec
du coton dans les oreilles, sourds aux clameurs portes par les mouvements sociaux et par les
meutes raciales et urbaines. Il en appelait une sociologie rflexive dans laquelle onn'oublierait pas que le sociologue appartient une socit et qu'il y joue un rle social. La
sociologie ne saurait tre comprise et pratique (cela devrait aller de soi) en dehors de son
contexte historique et social.
Qu'il le veuille ou non, qu'il s'en dfende ou qu'il le revendique, les analyses et les
propos du sociologue s'inscrivent pleinement dans la vie sociale et politique. Ils sont autant
destins aux spcialistes qu'aux citoyens. L'enseignant chercheur ne peut pas oublier qu'il est
aussi un citoyen. Il s'adresse des individus qui sont autant des tudiants en sociologie que
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des citoyens actifs d'un pays particulier. Pourquoi pratique-t-on ou tudie-t-on la sociologie si
ce n'est pour comprendre le monde qui nous entoure et plus particulirement la vie sociale
dans laquelle nous sommes plongs ? Prtendre que la sociologie est une activit scientifique
pure qui peut se dgager des contingences historiques et politiques est une stupidit dans
le meilleur des cas, un mensonge le plus souvent. Le sociologue n'a pas un point de vue
transcendant et universel sur la vie sociale. Il n'est pas en dehors de la caverne pour
reprendre une image clbre. Il est l'intrieur. Il ne peut donc voir que ce que sa position lui
permet de voir. Et souvent il ne peut gure voir plus que ce que ses concitoyens voient. Cest
pourquoi les sciences sociales ne font pas de dcouverte proprement parler . Pour le
sociologue amricain Anselm Strauss, la sociologie bien comprise vise plutt approfondir
la comprhension de phnomnes que beaucoup connaissent dj . Plus pessimiste et plus
radical, le philosophe amricain, Stanley Cavell, pense que les sciences sociales et
psychologiques nous en disent moins que ce que nous savons dj , engendrant toujours un
sentiment de dception. Il ne sagit pas dun manque de prcision, mais du fait de ne pas
savoir comment faire usage de ce que nous savons dj sur les sujets que les sciences
sociales traitent.
Ds que nous parlons de la vie sociale, mme de la manire la plus banale, nous
mettons en uvre des catgories gnrales et des reprsentations plus ou moins conscientes et
spontanes de la vie sociale dans lesquelles nous nous engageons. La sociologie
scientifique n'est pas fondamentalement diffrente : il s'agit toujours d'une reprsentation
de la vie sociale, mais d'une reprsentation qui se veut explicite et contrle. La particularit
du travail de sociologue tient au fait qu'il s'agit d'abord d'une dmarche rflexive. La
sociologie est une rflexion en situation sur la place du sociologue dans la socit, sur le
mtier de sociologue, sur ses mthodes et ses engagements, bref sur les relations qu'il
entretien avec sa socit. Le sociologue travaille toujours objectiver autant qu'il le peut
son point de vue pour permettre ses auditeurs ou ses lecteurs de construire le leur et il leurfournit des critres de validit autorisant un jugement de son travail. Mme sil est plus
pauvre que la connaissance pratique et implicite que ses concitoyens ont de la vie sociale, le
savoir quil produit se veut ainsi ordonn et raisonn, dot dune valeur scientifique.
Il nexiste donc pas une prsentation de la sociologie contemporaine et de ses dbats.
Il y a bientt trente ans, Robert Merton faisait observer que la sociologie a t en crise tout au
long de son histoire et que chaque gnration de sociologues a pens que son poque tait
dcisive pour le dveloppement de la discipline. Il ajoutait avec humour que les sociologues
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ont tendance prescrire un mdicament unique pour soigner la crise : voyez les choses
comme moi et faites comme moi ! Chaque sociologue, en fonction de son contexte
intellectuel et social, des courants ou du courant auquel il appartient, raconte une histoire et
met en scne des dbats partir dun point de vue. Chaque cours, chaque manuel, est ainsi
une sorte dautobiographie dans laquelle est construite et reconstruite la biographie de la
sociologie. Ce cours nchappe pas cette rgle : il est donn partir dun contexte bien
particulier, celui de lEurope et plus particulirement de la France du dbut du XXIme sicle.
Ce nest pas le lieu ici de porter un diagnostic sur une poque . Mais nous ne pouvons faire
lconomie dune observation simple et rapide concernant la vie intellectuelle et les
volutions rcentes de la sociologie. En France, dans le domaine de la rflexion sur la vie
sociale, une interrogation domine : comment retrouver un ordre social aprs leffondrement
du monde industriel et la fragilisation des institutions rpublicaines ? La plus grande partie
des sociologues ont repris les proccupations morales et politiques des pres fondateurs qui se
posaient une question similaire la fin du XIXme sicle : comment retrouver de la stabilit
sociale, remettre de lordre dans le changement ? Laffirmation quil est aujourdhui urgent de
refaire le lien social , de refaire socit , de ranimer les institutions face aux effets
dissolvants de lindividualisme ou des mutations conomiques ou encore de se protger contre
lanomie ont replac Durkheim au centre des rfrences. Les problmatiques de la sociologie
se sont profondment transformes depuis les annes soixante-dix. De nombreux sociologues
sont passs dune rflexion en termes de conflits sociaux, de domination, de luttes de classes
ou de mouvements sociaux des questionnements sur lintgration sociale et les institutions
quils auraient jugs parfaitement ractionnaires une vingtaine dannes plus tt. Il sen est
suivi un effacement quasi complet de la pense sociologique critique. Bien entendu, le
marxisme et ses avatars nont pas rsist leffondrement de lEmpire sovitique, ce que
traduit la disparition totale des intellectuels communistes et lpuisement intellectuel du
gauchisme. (Mme sil reste encore quelques nostalgiques aujourdhui). Plus profondment,le structuralisme et le post-structuralisme se sont aussi effacs. Ils ont laiss la place une
rhtorique de la dnonciation dans laquelle le nolibralisme ou lamricanisation ont
remplac le capitalisme et limprialisme, rhtorique appuye sur une forte nostalgie de la
puissance de lEtat et dun monde social qui avait accord de grands privilges aux
intellectuels. Souvent, comme dans de nombreuses formes de populisme, sy ajoute une
hostilit certaine vis vis de la dmocratie. Notre rflexion sera fortement marque par ces
volutions de la pense sociale et par la structuration politique dun champ sociologique
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domin par lopposition entre des sociologies trouvant leur point dappui dans la pense
conservatrice (retrouvant en cela une grande partie de linspiration initiale de la sociologie
comme la bien montr le sociologue amricain Robert Nisbet (1913-1996)) et des sociologies
teintes de populisme, alimentes par le ressentiment dune intelligentsia nostalgique.
La rflexion dveloppe dans ce cours sera donc ncessairement injuste, partielle et
partiale. Elle aura pour but d' objectiver une pratique de terrain, d'en dgager les
prsupposs, et de construire un point de vue, modeste, rassurez vous, ncessairement
subjectif, permettant de lire le champ des sciences sociales. Ce cours est autant une
rflexion sur une pratique professionnelle qu'un travail destin prsenter les dbats dune
discipline des tudiants en sociologie. Vous l'avez compris, la sociologie est aussi un
effort pour se comprendre soi-mme ; Peut-tre nest-elle dailleurs pas autre chose. Mais le
sociologue nuse pas des outils de la philosophie ou de la psychologie. Il nest pas tourn vers
lintrospection dont il se mfie. Cest en essayant de se regarder du dehors, socialement, quil
essaye de se comprendre. Le sociologue amricain Wright Mills (1916-1962) dfinissait ainsi
ce quil appelait limagination sociologique : le travail et lattitude travers lesquels
lindividu peut arriver comprendre ses preuves en se situant dans un contexte social et
historique plus large. J'espre que vous trouverez tout au long de ce semestre matire
rflchir sur notre socit et sur vous-mme.
II. La thorie sociologique
a. Quest-ce que la thorie ?
La sociologie est l'tude de la vie sociale. Elle est d'abord une activit pratique etconcrte. La sociologie nous parle du monde rel, de notre monde, et cherche nous
l'expliquer ou nous le faire comprendre. Nous pouvons tudier le fonctionnement d'un
collge ou d'une entreprise, la dlinquance juvnile, la vie tudiante, le travail du mdecin ou
de l'assistante sociale, les processus d'intgration des migrants, la faon dont notent les
enseignants ou encore les accidents de la route. Autant d'objets concrets qui sont, pour la
plupart, autant de problmes dans la socit franaise. Ces recherches sont des travaux
empiriques. Elles reposent sur une observation mthodique de faits sociaux, recueillis par des
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entretiens, des sondages ou du travail de groupes. Elles ne sont pas proprement parler de la
thorie sans pourtant que les proccupations gnrales en soit absentes.
A partir de ce travail empirique, le principe de lactivit thorique en sociologie est de
chercher produire des propositions dcontextualises , qui prtendent une valeur
gnrale dpassant les simples circonstances de leur production et de leur objet dapplication.
La thorie sociologique est donc a priori un ensemble de constructions globales et abstraites
loignes des faits et des recherches concrtes. Sous ce terme on comprend le vocabulaire, les
langages et les constructions formelles que les sociologues utilisent pour tudier la vie sociale.
La thorie sociologique est abstraite et sche quand on l'aborde. Et c'est certainement
l'impression que vous aurez au premier contact. Cela est vrai. Mais nous ne devrons jamais
oublier en parlant de concepts et de conceptions gnrales, mme lorsque nous en parlerons
de manire abstraite, que la thorie appartient pleinement l'activit sociologique : elle n'est
pas une lucubration obscure, dtache de tout contexte et de toute situation. La thorie est
fabrique par des personnes concrtes dans une situation concrte partir dune rflexion sur
des objets concrets. Nous pouvons mme l'envisager en elle-mme comme un fait social.
Surtout, puisque nous parlerons de thories contemporaines, nous verrons qu'il s'agit
d'aborder et de parler de notre socit et de notre monde actuels. La sociologie thorique est
un effort pour penser la vie sociale, pour rpondre des questions finalement trs concrtes :
qui sommes nous ici et maintenant, nous autres occidentaux, franais, allemands ou
canadiens, dans quelle socit vivons-nous, en quoi sommes-nous diffrents des gens du pass
ou des gens d'autres socits ? Les sociologues qui fabriquent les thories cherchent
rpondre ces questions qui ne sont gure diffrentes de celles du philosophe ou du
psychologue : qui est-tu? d'o vient le monde ? Ils le font partir de ce qu'ils savent avec
leurs espoirs et leurs dceptions, leur humeur et leur temprament, leur culture nationale et
leur situation sociale. Bref, parler de thories est autant parler de constructions abstraites que
parler de la vie sociale dans laquelle nous sommes plongs. En un mot, la thoriesociologique, sauf ntre quun pur formalisme, ne peut tre dissocie dun diagnostic sur la
vie sociale contemporaine. Plus prcisment, elle est un vocabulaire qui ne prend sens qu
partir dun diagnostic sur la vie sociale.
Pour saisir la nature de la thorie sociologique, nous pouvons partir dun raisonnement
pratique. Prenons un exemple : un dirigeant d'entreprise est une personne particulire. Nous
pouvons parler de Monsieur Ernest-Antoire Sellire, baron de son tat, prsident du syndicat
patronal franais, le MEDEF, et par ailleurs dirigeant du groupe Marine-Wendel (Holding
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familial dinvestissement). Si nous voulons dcrire Monsieur Sellire et savoir ce qu'il fait,
nous n'avons pas besoin de sociologie. Nous pouvons mme en avoir une bonne caricature
aux Guignols de l'info. Mais si nous commenons parler de Monsieur Sellire comme dun
dirigeant d'entreprise, nous introduisons une catgorie beaucoup plus abstraite : les dirigeants
d'entreprises ou le patronat franais qui forment ungroupe socialparticulier.
Pour savoir ce que font les dirigeants d'entreprises nous avons eu besoin d'oprer une
premire gnralisation partir d'une multitude de cas particuliers afin de construire une
catgorie qui nous permet de parler de manire plus globale. Non seulement Monsieur
Sellire et d'autres dirigeants de groupes financiers, mais aussi des dirigeants d'autres secteurs
conomiques privs ou publics constituent la catgorie des dirigeants d'entreprises. Nous
pouvons ainsi construire une entit, le patronat franais, dots de certaines caractristiques :
ils ont tel ge, ils gagnent telles sommes d'argent, ils ont fait telles tudes, ils votent de telle
faon etc. Nous avons opr l une premire abstraction, un premier pas vers la thorie
sociologique.
Mais nous aurons besoin d'oprer une deuxime abstraction si nous voulons qualifier
les dirigeants d'entreprises. Si nous voulons parler d'eux globalement, nous avons besoin dun
vocabulaire particulier : il s'agit d'un groupe social, donc d'un ensemble possdant une
certaine unit, certaines caractristiques et occupant une certaine place dans la vie sociale.
Nous qualifions spontanment ce groupe social. Nous pouvons, par exemple, associer ce
groupe un ensemble de positions dans la hirarchie sociale : ses membres sont dots d'un
certain statut, de prestige, d'une autorit qui s'exerce donc sur d'autres groupes. C'est un
groupe dominant. Nous pouvons aussi associer ce groupe un ensemble de positions de
pouvoir : il s'agit de la classe des entrepreneurs, ceux qui investissent et crent de la richesse,
bref, des technocrates ou des capitalistes qui occupent une position bien dfinie dans des
rapports avec d'autres classes. C'est un groupe dirigeant. Ds lors, nous sommes en plein dans
la thorie : nous concevons ce groupe en fonction d'une certaine reprsentation que nousavons, spontanment ou non, de la vie sociale et de la socit. Nous utilisons ici un concept,
celui de classe sociale, classe dominante ou classe dirigeante... Et comme dans la thorie
sociologique nous en avons des conceptualisations, des constructions diffrentes (il s'agit d'un
entrepreneur ou il s'agit d'un bourgeois), constructions qui n'ont de sens que dans une vision
particulire de la vie sociale dans son ensemble.
Revenons aux Guignols de l'info : pourquoi le personnage de Monsieur Sellire est-il
ridicule ? Parce qu'il existe un dcalage profond entre le statut et les attributs que nous
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associons spontanment (thoriquement) un individu qui appartient la catgorie des
dirigeants d'entreprises, et la marionnette qui se comporte comme un petit aristocrate plus ou
moins arrogant, accroch ses privilges, vivant au XVIIme sicle avec ses serfs ,
ignorant totalement la modernit et effray par toute innovation. Bref, tout le contraire de ce
que nous dfinirions comme l'esprit d'entreprise et le got du risque et de l'innovation que
nous attendons des membres de la classe dirigeante. L'effet comique, et la critique sociale qui
lui est lie, sont produits par le dcalage entre la thorie spontane que nous avons et le
cas particulier qui nous est prsent.
Mais comme les reprsentations spontanes, la thorie n'est pas exclusivement gnre
par un processus inductif d'abstraction. Elle est aussi le produit de l'imagination du
sociologue, des discussions qu'il peut avoir avec ses collgues, de ses positions l'intrieur de
la communaut universitaire, de ses choix philosophiques etc. Bref, ce sont autant les
prsupposs philosophiques et notre culture qui dterminent ce que nous observons que
l'inverse. Par ce que nous sommes ou ce que nous faisons, nous avons un regard sur la vie
sociale et celui-ci est dterminant dans les observations que nous pouvons faire. Prenons
encore un autre exemple.
Chacun d'entre vous s'est certainement trouv dans la situation banale, aprs une
soire entre amis, de discuter avec son compagnon ou sa compagne, de tout ce qui s'y est
pass. Il est bien rare, en ayant pourtant vcu la mme soire, d'y avoir vu et compris la mme
chose : l'un aura compris qu'il s'est pass quelque chose entre deux personnes (Bernadette et
Maurice pour leur donner un nom) alors que l'autre n'aura rien vu ou pensera le contraire.
Selon notre sensibilit, notre sexe, notre humeur, notre habitude de ce genre de soires, et tout
ce qui a pu nous y arriver, nous n'avons pas vu la mme chose. Mais ajoutons aussi, ce qui
complique les choses, que ce que nous avons vu peut dpendre trs directement de l'tat de la
relation que nous entretenons ce moment l avec notre compagnon ou notre compagne : par
exemple, nous avons peut-tre intrt avoir vu qu'il y avait quelque chose entre Bernadetteet Maurice, si notre compagnon ou notre compagne est jaloux de l'un d'eux parce que nous
l'aurions courtis quelques annes auparavant. On peut mme aller jusqu' en faire
l'vnement de la soire, mme s'il ne s'est pas pass objectivement grand chose, dans le seul
but de rassurer notre compagnon ou notre compagne, de faire taire sa jalousie, de la dtourner,
ou, au contraire de l'exciter.
Il en va de mme pour la thorie et les reprsentations de la vie sociale. C'est le cas,
par exemple, pour une chose apparemment aussi vidente que la diffrence sexuelle.
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L'historien amricain Thomas Laqueura montr que la diffrence sexuelle naturelle avait
t conue rcemment, sur un plan culturel, avant de l'tre sur un plan biologique. Avant le
XVIIIme sicle rgnait une autre conception, une autre thorie : hommes et femmes
appartenaient au mme sexe, mais celui-ci tait un degr de dveloppement moindre chez
les femmes. Mais plus trange encore : les progrs de l'anatomie et de la mdecine, les
connaissances positives, n'ont pas remis en cause cette conception. Les anatomistes voyaient
au XVIme sicle les organes gnitaux fminins comme une variante du sexe masculin.
Le changement fut d'abord culturel et social : il a fallu concevoir culturellement (thoriser)
l'existence de deux sexes avant de les distinguer dans les observations. Si, le rfrent
biologique est historiquement et socialement construit et si les socits ne voient dans la
nature que ce qu'elles peuvent y voir partir de leur culture, il est aussi vident que nos
observations sociologiques dpendent directement de nos thories spontanes, de notre
culture, de nos appartenances sociales.
Pour rsumer, nous pouvons utiliser la reprsentation que propose le sociologue
amricain Jeffrey Alexander de l'espace de la sociologie. Nous passons de l'observation de la
ralit, la traduction de ces observations dans une description. Puis nous organisons nos
descriptions sous formes depropositions simples. Nous pouvons ainsi tablir des rgularits,
des lois. Puis, nous pouvons classer ainsi les faits tablis et construire des dfinitions ou des
catgories. Des catgories nous passons aux concepts et aux modles dont dpend
directement la thorie gnrale, elle-mme renvoyant des prsuppositions philosophiques,
voire mtaphysiques. Le chemin inverse est sans cesse effectu : comme nous le verrons
abondamment, il ne peut y avoir d'observation sans un minimum de thorie, de reprsentation
de la vie sociale.
b. Les spcificits de la thorie
Toute la sociologie n'est pas thorique, mais il n'est pas de sociologie qui n'ait de
fondements thorique. La thorie l'ensemble des outils, vocabulaire et modles qui autorisent
l'explicitation logique d'une certaine reprsentation de la vie sociale permettant de poser des
questions et d'y apporter des rponses sous formes d'hypothses. Comme nous venons de le
voir, les faits observs par les sociologues n'ont pas de sens en eux-mmes. Ils ont une
signification quand ils sont rapports un ensemble de conceptions plus gnrales, une
certaine vision de la vie sociale. La thorie est tout simplement ce qui permet d'observer des
faits et de les interprter.
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Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a compar les thories sociologiques des
cartes de gographie. Comme un gographe utilise un certain nombre d'outils et de mesures
pour construire une carte qui lui permet doffrir une reprsentation de lespace, le sociologue
utilise les instruments de la sociologie pour apprhender un ensemble de faits observs et
organiser ces faits. Comme le gographe choisit une chelle et un point d'observation, le
sociologue le fait partir du choix d'un point de vue. En fonction de lchelle, il peut adopter
un point de vue micro , trs dtaill ou un point de vue macro , plus global. Mais il peut
aussi dessiner sa carte dune faon surplombante ou dune point de vue plus horizontal, cest
dire objectivement ou subjectivement , en perpspective. Enfin, il peut la dessiner en
lorientant dune manire ou dune autre : pensons par exemple, que les planisphres dits en
France sont totalement diffrents de ceux dits en Australie. Il s'agit pourtant de la mme
plante.
Rsumons. La thorie est l'ensemble des outils qui permet chacun de se reprer et de
construire une vue d'ensemble de la vie sociale. Elle possde deux particularits :
1. Elle suppose toujours le choix d'un point particulier d'observation. La sociologie
gnrale offre une vision de la vie sociale l'intrieur et partir d'une situation historique
donne. Les sociologues sont autant des analystes objectifs de leur socit qu'ils en sont aussi
des acteurs. Ils sont la fois dedans et dehors. Leurs thories sont la fois sur et de la socit.
2. La thorie n'est est pas pour autant de la pure idologie. Elle a aussi des fondements
scientifiques pour deux raisons : elle offre des critres de validation, c'est dire des lments
qui permettent de confirmer ou d'infirmer les propositions par l'observation empirique ; elle
prend en compte la relation entre l'observateur (le sociologue) et la ralit observe (la vie
sociale). Elle implique une mthodologie particulire permettant l'investigation, la collection
des faits et leur interprtation dans le cadre fix. La mthodologie est une faon de contrler
la relation du sociologue son objet. La thorie sociologique est ainsi toujours une thorie du
sociologue en situation. Elle nest donc jamais une pure reprsentation de la vie sociale,elle est aussi une sorte daffirmation identitaire du sociologue.
Cest pourquoi, la thorie sociologique se dfinit lintrieur dun champ de dbats et
de conflits intellectuels : elle consiste non seulement proposer une reprsentation positive de
la vie sociale, en construire une carte, mais elle est toujours aussi une faon dinvalider ou
dessayer de rendre obsolte les autres cartes. Paradoxalement, la thorie tend diviser le
champ de la sociologie. Plus elle est forte , cest dire plus elle permet didentifier un
point de vue, plus elle se dmarque des autres point de vue quelle rejette souvent de manire
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injuste. La crativit thorique ne consiste jamais rsoudre des problmes, mais en
inventer de nouveaux. Autrement dit, la crativit thorique consiste crer des lignes de
clivages et des dbats. Elle est souvent aliment par les tensions et les animosits entre les
sociologues qui crivent les uns contre les autres. Ainsi, dans un entretien donn lors de la
publication de la Misre du Monde, Pierre Bourdieu, qui un journaliste demandait pourquoi
il faisait de la sociologie, dclarait quil sagissait pour lui dempcher les autres den
faire . Allons plus loin : Il y a toujours une dimension paranoaque dans lactivit
intellectuelle qui se manifeste plus particulirement dans la production thorique, dimension
qui explique les tensions et les oppositions parfois trs violentes et trs personnelles entre les
individus (On peut penser par exemple lanimosit entre Pitrim Sorokin (1889-1968) et
Talcott Parsons (1902-1974)), mais aussi les adhsions, parfois les identifications, et la
formation dcoles en conflits les unes avec les autres. Certaines sont dotes de vritables
chiens de meutes qui transforment la thorie en dogme idologique et manient dautant
plus linsulte que la personne ou les personnes quils visent sont proches sur le plan politique
voire thorique. Inversement, plus la thorie est faible , plus elle fonctionne sur la
recherche de consensus et de synthse, parfois sur des formes dclectisme, mais videmment,
moins son centre est identifiable, moins elle porte discussion et contestation. Comme le
note Randall Collins, dans la vie intellectuelle, les positions fortes subdivisent, les positions
faibles intgrent. Ces conflits incessants et ces divisions font aussi de la sociologie une
communaut crative : We are part of that community right now. This is our collective
memory, the brain center in which we store the basic elements of what we have learned and
the strategies we have available to carry us into the future.
III. La condition moderne
a. Deux formes dexistence sociale
Pour pouvoir parler de dbats sociologiques contemporains, il faut pouvoir supposer
lexistence dune certaine unit de la sociologie. Il doit exister au moins un accord sur les
enjeux du dbat et donc une rfrence ou des rfrences communes la sociologie et aux
thories sociologiques par-del de leurs oppositions. Nous ferons lhypothse que les thories
sociologiques, sans exception, sont des tentatives d'apporter une rponse un problme
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fondamental commun. Ces thories se diffrencient par les rponses qu'elles donnent ce
problme. Le point de dpart des sciences sociales et de la sociologie est l'observation du
dualisme de la vie sociale moderne. C'est un problme la fois vident et d'une extraordinaire
complexit.
Partons d'observations simples que chacun peut faire. Nous avons tous une exprience
propre, une personnalit. Chacun s'est construit et dcouvert comme un tre humain unique
dans les relations qu'il entretient avec autrui et qui lui sont particulires. Nous avons un corps,
une famille, des amitis, des amours, des relations, des passions, des dsirs, des prfrences,
une histoire, qui font de chacun d'entre nous un tre unique, une personne. Nous avons un
je . Nous sommes une personne qui vit un certain nombre de relations particulires. Mais
chacun est aussi un tre social de faon plus globale, indpendante de ses relations
particulires et prives. Nous avons des obligations remplir, nous occupons une certaine
place dans la socit et nous sommes identifis des groupes sociaux auxquels nous
appartenons. Nous ressemblons ceux qui appartiennent aux mmes groupes et nous avons
souvent les mmes comportements. Nous regardons les mmes missions de tlvision, nous
suivons la mme mode ou, de manire plus troublante, nous allons trouver notre conjoint dans
un univers commun, prs de chez nous et dans notre milieu. Nous avons un moi , une
existence pour la socit. Nous sommes ainsi reli la socit globale. En agissant, nous
faisons fonctionner cette socit globale. De ce point de vue nous n'en sommes qu'un rouage,
un lment fonctionnel. Par exemple, le fonctionnaire agit selon les rgles de la bureaucratie
laquelle il appartient, dont il est un des lments et non pas en fonction de ses convictions
personnelles. La vendeuse ou l'htesse d'accueil peuvent tre fatigues, de mauvaise humeur
ou prouver du chagrin, elles font nanmoins bonne figure, elles sourient et se montrent
prvenantes, elles ne laissent pas transparatre leurs sentiments dans leur travail. Et le client
qui les rencontre ce jour l les trouvera enjoues. Dans cette salle, vous tes tous diffrents et
des personnes uniques. Il n'empche. Vous vous comportez tous comme des tudiants, vousprenez des notes et vous vous prparez passer un examen. Sur un autre plan, un individu
religieux possde la foi en Dieu, qui est une conviction toute personnelle, et, en mme temps,
observe des rites en individu pieux selon des rgles impersonnelles dictes par l'Eglise, un
livre sacr ou une coutume. Nous avons tous ainsi une existence prive et une existence
publique, deux formes d'existence sociale, une vie sociale faite de relations avec des
personnes particulires et une vie sociale faite de relations avec des individus anonymes.
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Reprenons notre exemple de la soire avec Bernadette et Maurice. Nous pouvons
imaginer qu' la suite de cette soire une relation se soit effectivement dveloppe entre eux.
Comme tous les amoureux, ils se sont isols, prfrant passer leur temps tous les deux et ils
ont eu l'impression que leur histoire tait unique et singulire. Dailleurs, au dbut de leur
relation, ils nont de cesse de la raconter, de travailleur en faire une histoire commune et de
la faire valider par les autres. Ils ont form un couple. Puis petit petit, ils se sont engags
plus fortement et ils ont fini par se marier. Ils ont ainsi cr une famille, puis ils ont eu des
enfants. De leur point de vue, leur histoire est reste tout fait particulire : c'est la leur et
nous n'en connaissons pas les formes intimes et nous ne les connatrons jamais. C'est que nous
exprimons quand nous affirmons ne pas comprendre ce que Bernadette peut bien trouver
Maurice ! Pourtant, cette histoire a pris des formes habituelles, celles de ce que nous
considrons comme le dveloppement normal d'une histoire d'amour. Elle s'inscrit donc une
premire dimension sociale faite de rgles respecter dans la construction et le
dveloppement par tapes de leur relation sous peine de sanctions : par exemple, la jalousie
vient sanctionner l'infidlit ou encore, le regard que nous, lentourage, avons port sur eux et
les propos et les commrages que nous avons tenus sont venus sanctionner des carts de
conduite de l'un ou l'autre.
Mais nous pouvons aussi lire cette histoire dune faon bien diffrente : elle s'inscrit
dans une autre dimension sociale. Le mariage et la famille permettent la socit globale
d'assurer sa prennit travers la production et l'ducation des enfants. De ce point de vue, en
crant une famille, le comportement de Bernadette et Maurice tait totalement objectif et
rpondait aux ncessits du systme social. Il est pleinement conforme aux rgularits
statistiques. De mme, nos propos, nos regards et nos commrages n'ont fait que renforcer
cette dimension objective de leur relation et rpondaient l'impratif du bon fonctionnement
de la socit. Ils avaient ainsi une fonction objective de contrle social. Comment devons
nous raisonner : lhistoire de Bernadette et Maurice, si nous la considrons comme un faitsocial, est-elle leur fabrication, ou, au contraire, doit-on la considrer comme une
manifestation particulire de la socit ?
Ajoutons un pilogue l'histoire. Pendant longtemps, Bernadette et Maurice sont
rests ensemble. Puis petit petit, leur relation s'est dfaite. Ils taient ensemble plus par
habitude que par sentiment. Les pressions des uns et des autres n'ont pas suffit empcher
leur sparation. C'est qu'ils avaient de plus en plus l'impression que leur histoire tait devenue
celle de tout le monde, un pur rituel auquel ils ne croyaient plus et qui ne leur donnait plus
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satisfaction. Elle sest arrte quand elle a perdu son contenu propre pour ne devenir quune
ralit fonctionnelle, comme si elle ntait plus quune fabrication de la socit.
Ces deux formes d'existence sociale ne sont pas naturellement lies. Pour reprendre
l'exemple de la religion, on parlera d'individu dvot pour dsigner quelqu'un qui observe
scrupuleusement les rites mais qui ne possde pas la foi. Dans nos socits contemporaines,
les individus ne sont jamais exactement ce qu'ils sont, ou pour le dire de manire concrte,
prouvent le sentiment que ce qu'ils sont en ralit pour eux-mmes et quelques proches n'est
pas exactement ce que les autres pensent qu'ils sont partir de ce qu'ils peuvent en saisir. Il
sagit certainement dune caractristique de nos socits contemporaines : dans les rencontres,
les individus passent leur temps faire sentir quils ne sont pas exactement ce que vous
pourriez penser quils sont. Les Franais, par exemple, dans les interactions quotidiennes,
mettent toujours en avant leur statut social mais avec une certaine distance, laissant entendre
quils sont autre chose , quils ont une vie personnelle plus complexe et plus riche : je
ne suis pas celui ou celle que vous croyez. . Les Brsiliens abordent les interactions en sens
inverse : ils se montrent directs et personnels, mais trs vite il font sentir quil ne faut pas
oublier leur statut social : savez-vous qui vous parlez ? Chacun d'entre vous a srement
prouv lui-aussi ce sentiment de se voir agir comme s'il tait un automate, comme s'il tait
extrieur la situation et lui-mme, jouant comme un acteur. Nous ne sommes pas toujours
conformistes. Nous agissons trs souvent de manire rituelle, parfois de manire dviante.
C'est par exemple, le moment o l'on s'ennui dans une conversation, on pense autre chose
tout en faisant semblant d'tre prsent. Bref chacun d'entre nous a dj eu l'impression,
certains moments, de n'tre pas ce qu'il est dans la ralit.
Mais ne nous trompons pas. Il ne sagit pas simplement de savoir si nous sommes des
pantins dtermins par des structures sociales ou des individus indpendants, libres de
choisir leur existence. Plus profondment, le problme est que nous choisissons souvent
dtre dtermins . De ces deux formes de vie sociale, lobjective est la plus forte. Notredimension sociale est prpondrante : nos sentiments, nos relations prives, nos amitis
rsistent mal la pression sociale malgr nos dngations. Nous croyons avoir des amis et
dcouvrons lors dune circonstance quelconque, souvent banale, quils prfrent leur carrire
ou mme simplement leur rputation aux liens personnels, quil leur est plus ais doublier
leurs convictions et leur morale que de scarter du groupe social, quils se soumettent bien
facilement et, finalement avec soulagement, la pression sociale ou ce quils en imaginent.
Nous le verrons longuement, il est plus facile de sacrifier ses convictions et ses sentiments, de
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trahir la confiance de ses amis, que de sortir du groupe social ou daffronter lautorit.
Comme lavait bien vu Durkheim, lpaisseur sociale de la morale lemporte toujours sur son
contenu comme si les dimensions strictement sociales de nos comportements taient
systmatiquement plus fortes que notre individualit et notre thique personnelle. Cest la
raison pour laquelle, lcrivain franais Marcel Proust considrait lamiti comme une ralit
finalement sans beaucoup de contenu dont il fallait se mfier. Plus prs de nous, lcrivain
amricain Philip Roth a consacr un roman ce thme dans lequel il crit : nous naurions
pas dexcuses si nous ne voyons pas que la trahison est au cur de lhistoire. Lhistoire de
haut en bas. Lhistoire du monde, de la famille, de lindividu. (Jai pous un communiste,
Paris, Gallimard, 2001)
b. la rupture entre l'objet et le sujet
La sociologie s'est dveloppe partir de linterprtation quelle a donn de ces deux
dimensions de lexistence sociale : la sparation de plus en plus profonde entre l'univers
rationnel des objets et l'univers littraire de la subjectivit, l'ide d'une rupture entre
les systmes et les acteurs. Elle a port un premier diagnostic sur la modernit synthtis par
la figure de l'tranger analyse par Georg Simmel (1858-1918). L'tranger est celui qui
introduit des rapports abstraits et mdiatiss dans la communaut traditionnelle. Il incarne
l'unit de la distance et la proximit : La distance l'intrieur de la relation signifie que le
proche est lointain, mais le fait mme de l'altrit signifie que le lointain est proche crit
Simmel. L'tranger, l'intrieur de la communaut, c'est le commerant, celui qui fait
fonction d'intermdiaire avec l'extrieur et qui a un statut d'objectivit. Il n'a pas de racines
dans le groupe ou la communaut mais il lui est ncessaire. Jusqu son apparition, la
communaut vivait un monde intgr dans lequel les relations sociales ncessaires et
volontaires ntaient pas sparables, un monde dans lequel tous les messages pouvaient tre
rapports lindividu qui les mettaient, un monde, enfin, o chacun pouvait tre identifi
personnellement. La communaut est un univers de limmanence : il ny existe pas de
sparation entre les dimensions objectives et subjectives de la vie sociale. Avec larrive du
marchand, cette unit est dfinitivement rompue : la communaut engage des relations
objectives avec lextrieur. Des objets, des ides, de largent, bref des changes se
dveloppent. Petit petit, la vie sociale se rorganise autour deux. A la stabilit succde la
fluidit, lenracinement succde la circulation. Ltranger porte la modernit dans la
communaut. Ds lors, les relations sociales objectives, celles qui concerne le travail, les
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changes, la vie politique, se sparent des relations sociales subjectives, celles qui concernent
la vie familiale, les relations amicales et amoureuses. Le monde social devient distant et froid.
La communaut survit sous la forme du mythe de ce qui a t perdu, un monde de stabilit et
dimmdiatet videntes. La nostalgie de la communaut perdue est ainsi devenue une des
caractristiques essentielle de la vie moderne : elle alimente notre sentiment dtranget. Don
Quichotte est le premier individu moderne.
L'tranget est l'exprience fondamentale de la vie sociale moderne, de la grande ville
et de l'intensification des changes. C'est votre exprience personnelle : pensez, par exemple,
toutes les personnes que vous avez rencontres dans la journe. Vous ne connaissez pas la
plupart d'entre elles. Elles sont pour vous une fonction sociale : le chauffeur de bus, le
vendeur de journaux, la boulangre, le garon de caf. Plus encore, les nouvelles du jour vous
ont t donnes par une voix parfaitement anonyme sortie d'un poste de radio. Bref, vous tes
dans des relations et des changes qui sont "froids" pour reprendre l'analyse de Simmel, qui
sont distants. Ce sont ces relations qui constituent l'essentiel de votre vie sociale. Vos amis,
vos amours, votre famille forment un petit nombre d'individus. Ils sont souvent loin, (on leur
parle par tlphone) et ils ne comptent pas dans votre vie active. C'est une diffrence
fondamentale avec la vie dans un village traditionnel : tout le monde se connat et y est
dpendant des autres pour son activit conomique ou professionnelle. Il n'y a pas de
sparation des relations objectives et des relations subjectives. Au contraire, pour nous, cette
sparation est tellement vidente qu'elle est inscrite dans notre psychologie. Cest
certainement pour cela que nous avons une psychologie. Nous avons un tre pour la socit,
une sorte de personnage social et un tre pour nos relations ou pour notre vie intime. Nous
avons le sentiment que ce que nous sommes dans la vie sociale et publique n'est pas ce que
nous sommes dans la vie prive, amicale ou familiale. D'ailleurs les autres attendent de nous
des comportements trs diffrents.
Ajoutons encore que nos relations publiques sont de plus en plus mdiatises etlibres des contraintes spatiales. Elles passent par l'argent et des rseaux de communications.
Dans cette vie sociale, les corps sont eux aussi de plus en plus distants. Il est incongru de se
toucher. Nous pouvons mme trouver cela scandaleux, sale ou vulgaire. Dans la vie sociale,
nous sommes des tres sociaux, dfinis par leur activit ou leur statut. Nous n'y existons pas
comme une personne ou comme un corps. Inversement, dans notre vie "subjective" nous
souffrons de la distance physique ou affective et nous cherchons des modes de relations
proches et directs, sans mdiatisation.
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Le sentiment d'tranget, de distance soi, est l'exprience fondamentale des hommes
et des femmes appartenant la socit moderne. Il s'exprime par l'impression du dcalage
entre notre personnalit et la socit dans son ensemble, entre notre tre social subjectif et
notre tre social objectif, par l'impression du dcalage ou de l'absence de correspondance
entre ce que nous sommes pour les autres pris globalement, pour la socit, et ce que nous
sommes pour nous et ceux de notre entourage personnel. Et pourtant nous ne saurions tre l'un
ou l'autre exclusivement : nous ne pouvons pas adhrer totalement l'image que les autres ont
de nous et nos fonctions sociales. Nous ne pouvons pas, non plus, tre totalement enferms
dans notre petit univers personnel, sauf se retirer dans une secte. Nous sommes
irrmdiablement constitus de deux ralits qui ne se correspondent pas compltement, qui
sont en dcalage. C'est ce que nous exprimons souvent quand on dit, par exemple : je ne suis
pas qu'tudiant (ou enseignant), j'ai une personnalit ! C'est aussi ce que nous ressentons
quand on entend parler un technocrate ou un homme politique : ils nous parle des problmes
de la socit en gnral, le chmage, l'inflation, le commerce extrieur, la dlinquance. Il
aligne des chiffres objectifs mais il ne nous dit rien du chmeur ou des difficults des
familles et de la misre que nous croisons tous les jours dans la rue. Et nous avons le plus
grand mal comprendre le lien qui existe entre le taux d'inflation et notre voisin chmeur.
Le problme de toute sociologie est de savoir comment ces deux ralits sociales sont
relies : comment pouvons nous tre la fois des lments anonymes et fonctionnels d'une
socit et, en mme temps, des personnes particulires et uniques qui fabriquent des relations
sociales ? La sociologie est une rflexion sur cette dualit de la vie sociale, un essai pour en
comprendre le mcanisme et une tentative de construire un point de vue qui pourrait intgrer
ces deux ralits, celle des structures et celle des acteurs pour utiliser un vocabulaire
contemporain.
Selon que l'on mettra l'accent au point de dpart, sur l'une ou l'autre de ces deux
ralits, nous nous poserons deux ordre de questions. D'un ct, la sociologie affirme que lasocit fabrique les individus. Nous sommes les produits de la vie sociale, par l'ducation, la
consommation, le travail. (qu'est ce que la socit ?). De ce point de vue, celui du systme ou
de la socit globale, les conduites sociales apparaissent comme les manifestations des places
occupes dans le systme social. Nous sommes agis par des dterminismes sociaux mme si
nous croyons faire des choix personnels. Nous obissons des rgularits statistiques. Mais
d'un autre ct, la socit n'est pas une ralit intangible. Ses valeurs, ses normes, ses formes
matrielles sont changeantes. Le systme social est produit par des conflits, des actions, des
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innovations introduites par des groupes et des individus. La sociologie affirme aussi que la vie
sociale est une cration des personnes libres et particulires, par leur action personnelle ou
collective. (qui sommes nous ?)
La sociologie, qui s'est constitue avec le dveloppement des socits modernes, a
labor des thories, autrement dit des tentatives d'explication, du lien entre ces deux faces de
la vie sociale. (Quel est le rapport entre nous et la socit ?) Quel est le lien entre acteurs et
structures ? Nous sommes ici au coeur du problme : la socit produite par l'action humaine
et la socit qui contrle et maintient l'ordre social en produisant les humains est-elle la mme
ralit ? Pour le dire dans un autre langage, devons nous penser en termes dacteurs ou de
structures ? Tel est le problme central de toute sociologie : quel est le lien entre ces deux
ralits, entre ces deux faces de la vie sociale ? Comme laffirme la sociologue britannique
Margaret S. Archer, il est impossible de faire de la sociologie sans prendre une dcision
personnelle ce propos. Il ne sagit pas simplement dun problme technique ou thorique,
cest aussi un problme fondamental que nous rencontrons dans notre vie quotidienne,
problme qui structure notre condition moderne.
c. l'ambivalence de la vie sociale moderne
Mais il ne suffit pas daffirmer la dualit de la vie sociale. Il faut aussi lui donner une
signification, cest dire linscrire dans la ralit historique qui est la notre. De ce point de
vue, la rupture entre la subjectivit et l'objectivit est d'abord une formidable libration. C'est
ce qui nous arrache nos racines communautaires et l'enfermement dans le village et la
tradition. Dans la grande ville, l'objectivit des relations et l'anonymat font que je peux mener
l'existence que j'ai choisie. Non seulement, je peux y avoir les relations, les amis et les amours
que je souhaite, mais surtout, il est toujours possible d'y faire de nouvelles rencontres et de
nouvelles expriences. L'tranget est d'abord synonyme de libert. La distance et la
mdiatisation des relations assurent l'indpendance de chacun. Elles me permettent d'chapper
au contrle social du village, aux commrages, tout comme elles me permettent d'chapper
un destin tout trac. En dfinitive, la modernit est une rbellion contre le destin et
lattribution crit le sociologue polonais Zygmunt Bauman. Dans une certaine mesure, la
vie est ce que l'individu en fait. Cest aussi pour cela que notre monde moderne est un monde
de langoisse individuelle : rien ny est donn et rien ny est dfinitif. Nous sommes domins
par le sentiment de la fragilit de nos identits et de la vie sociale. Parfois nous nous sentons
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crass par la responsabilit qui nous incombe : celle de construire notre vie et daffirmer
notre particularit.
Une des grandes consquences de la rupture entre objectif et subjectif est la libert
acquise par les femmes dans l'espace social : elle repose sur l'objectivit des relations sociales
o les corps sont distants et "dsexus", sur le droit acquis par les femmes d'tre considres
comme des individus sociaux au mme titre que les hommes. Nous sommes choqus
aujourd'hui par les remarques sexistes, les sifflements et plus gnralement par tous les
commentaires publics mettant en cause le physique d'un individu. C'est qu'ils entravent sa
libert en faisant intervenir des considrations "subjectives" dans le monde "objectif". Par
exemple, sur la plage, la distance des corps et leur "dsexualisation" sont les conditions
sociales de la nudit et de la libert de chacun. A l'extrme, mme un regard peut y tre
considr comme une intrusion inacceptable et donc comme une agression. Plus les corps sont
dnuds sur la plage, plus lespace et les comportements y sont parfaitement et strictement
rgls, mme si cela se fait de manire invisible. Cette remarque nous amne a notre
deuxime observation : la libert acquise par la rupture entre lobjectivit et la subjectivit a
un double cot, celui de la froideur et de la rationalisation de notre vie. L'tranget est ce qui
nous fait entrer dans un ordre social encore plus implacable et glacial, une carapace
dacier disait Max Weber.
Nous vivons d'abord avec des tres anonymes et qui nous sont indiffrents. Aussi,
l'envers de notre libert est souvent la solitude. Nous nous sentons seuls lorsque pour une
raison ou une autre, l'tranget a pntr dans nos relations personnelles ou dans notre vie
prive. Nous avons alors le sentiment de ne pouvoir tre entendu, compris ou aim, nous nous
sentons inexistants. Remarquons que c'est justement ce risque qui donne toute leur importance
et tout leur prix nos relations intimes et prives, nos liens subjectifs et l'amour dans notre
socit. Pour chacun d'entre nous, l'accomplissement personnel que nous pouvons trouver
dans une relation librement choisie et construite a pour contre partie le risque permanent del'chec et de la solitude. Chacun a le droit de partir. Et nous ne pourrions avoir de relation
sans cette possibilit. Mais plus encore, l'affirmation de notre libert et la construction d'une
relation impliquent bien souvent ruptures et arrachements qui plongent certains de nos
proches dans la solitude. La plnitude de l'intersubjectivit nous place face au danger de
l'chec et du sentiment du vide et repose presque toujours sur la dtresse de ceux qui sont
abandonns, renvoys la distance froide de l'tranget.
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Notre libert ne se paye pas seulement par la solitude : notre socit est de plus en plus
administre, rgle et rgule. Elle est de plus en plus discipline. Nous devons nous
contrler, nous sommes pris dans des rseaux d'institutions extrmement contraignants, et,
finalement l'organisation de la vie sociale est telle qu'il nous est bien difficile de ne pas vivre
comme la moyenne des gens, d'tre en dehors de la norme. Nous sommes aujourd'hui dots de
papiers d'identits. Il nous faut un passeport pour voyager. Nous devons aller l'cole sous
peine de sanctions. Nous n'avons plus le droit de travailler au-del d'un certain ge. Si nous ne
respectons pas la norme de la vie de couple mari, nous devons payer des taxes
supplmentaires... Il cote plus cher d'tre clibataire. Ainsi, le droit et l'Etat pntrent de plus
en plus dans notre vie, pour la rgler et la baliser. Mais plus encore, il nous est quasi
impossible de ne pas choisir le mode de vie moyen et le comportement conforme. Ne pas
avoir de voiture quand tout est organis en fonction de l'automobile rend la vie trs difficile.
Dans notre vie professionnelle, nous devons agir en fonction des impratifs et des rgles
objectives et non pas en fonction de nos convictions. Nous avons souvent le sentiment d'tre
alins, de devoir nous comporter comme si nous n'tions pas nous-mme.
Le sociologue allemand Peter Wagner a compar notre socit une autoroute. Le
passage de la route nationale lautoroute fut un rel progrs. Lautoroute nous permet de
circuler plus vite avec une scurit accrue. Elle rend nos dplacements plus aiss. Les
autoroutes ont contribu nous affranchir un peu plus des contraintes de lespace. Elles ont
accru notre autonomie et notre libert. Mais en mme temps, lautoroute a augment
considrablement le niveau des exigences : pour y accder, nous devons possder une
voiture ; nous devons payer ; nous navons pas le droit de nous arrter nimporte o, ni celui
de sortir quand nous le souhaitons ; nous devons circuler dans un seul sens et au-dessus dune
certaine vitesse, de faon rgulire. Bref, les rgles de dplacements sont devenues beaucoup
plus contraignantes. Et ds que nous nous engageons sur lautoroute, il nest plus possible dy
droger. La sanction est immdiate. Par exemple, si nous voulons circuler pied, notreesprance de vie nexcde pas vingt minutes. Une fois engags, nous ne pouvons pas non plus
communiquer avec ceux qui y circulent, sauf par lusage du klaxon ou des phares. Nous
sommes isols dans notre voiture jusqu la sortie ou jusqu un arrt sur une aire autorise.
Lautoroute na plus rien voir avec un boulevard ou une route dpartementale sur laquelle
nous pouvons entrer gratuitement et flner pied ou bicyclette, sur laquelle nous pouvons
communiquer avec les autres et ceux qui sont au bord. Rien de cela nest possible sur
lautoroute qui trace une formidable frontire : elle exclut tous ceux qui nont pas les moyens
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dy accder, qui nont pas de voiture ou pas suffisamment dargent et tous ceux qui ne veulent
pas se plier ses rgles. Plus notre libert et notre scurit saccroissent, plus les exigences et
la discipline demands ont pour consquence lexclusion des marginaux ou des plus faibles.
Les frontires de lautoroute nous assurent que ceux qui ne veulent ou peuvent se plier aux
rgles et qui pourraient menacer notre scurit resteront dehors. Ajoutons encore que pour
ceux qui ny entrent pas, lautoroute est une barrire matrielle et quelle les transforme en
simple environnement de ceux qui circulent : ils font partie du paysage, du dcor.
La rupture entre lobjectivit et la subjectivit a fait de nous des individus, mais elle a
aussi rompu les liens de solidarit, les connexions entre les personnes. Elle nous a donn une
plus grande matrise de notre environnement, une plus grande capacit rflexive, mais en
mme temps, elle tend imposer lordre implacable de la raison dans tous les domaines de
notre vie et rejeter radicalement ceux qui ne peuvent ou veulent sy conformer. La froideur
et la discipline sont l'envers de lindividualisme, de lgalit et de la libert. Depuis Jean-
Jacques Rousseau, la littrature moderne a bien dcrit cette exprience de la conqute de la
libert individuelle et de l'accomplissement de soi qui se paye au prix fort de la solitude et de
l'alination. Baudelaire surtout, puis les potes de la fin du XIXme sicle comme Rimbaud
ou Mallarm ont exprim profondment cette dualit. De manire plus explicite encore, les
romans de Joseph Conrad (1857-1924) dcrivent l'ambivalence profonde de la civilisation
occidentale qui dtruit autant qu'elle construit et dont les triomphes se btissent sur fond de
dsastre. Plus prs de nous, Vidiadhar.S.Naipaul (1932) a consacr de nombreux romans,
nouvelles et essais ce problme. Le cinma a aussi explor de multiples faons cette
exprience. On peut citer notamment Citizen Kane (1941) de Orson Welles ou encore
Pandora and the Flying Dutchman (1951) de Albert Lewin avec Ava Gardner et bien d'autres
films.
IV. LES DBATS SOCIOLOGIQUES CONTEMPORAINS
Les sciences sociales ont essay de rendre compte, d'analyser et d'interprter la
condition moderne. Elles ont dcrit la socit moderne comme une socit ambivalente, celle
du progrs et de la dgradation, de la libert et de lalination, de lintgration et de
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lexclusion. Pour Marx, dans la socit bourgeoise, chaque chose est grosse de son
contraire . La rupture entre objectif et subjectif a ainsi t interprte ngativement et
positivement, comme une formidable mancipation mais aussi comme un dsenchantement
tragique. Cette interprtation a subi deux inflexions majeures.
Les sociologues ont longtemps cru une possible rconciliation et une harmonie
retrouve entre acteur et systme. Ils ont aussi longtemps cherch dpasser l'ambivalence
par le progrs, l'intgration de la socit et la construction de l'unit nationale. Avec
Durkheim, ils ont cherch les conditions sociales permettant un juste quilibre entre l'nergie
et le dynamisme des forces de la vie moderne et les tendances la dsintgration et la
destruction. De ce point de vue, l'uvre de Parsons est l'aboutissement optimiste de cette
tradition sociologique classique reposant essentiellement sur l'ide d'une continuit et
d'une rciprocit entre acteurs et systmes sociaux ainsi que sur l'hypothse d'une capacit de
progrs moral des individus modernes leur permettant de vaincre les forces ngatives. Les
sociologues du conflit social, marxistes ou non, n'ont pas fondamentalement pens
diffremment. Ils ont aussi cherch dans le conflit social les forces pouvant vaincre les
tendances mortifres de la socit bourgeoise et dans la lutte de classes la possible
rconciliation de l'homme alin avec lui-mme. Les uns comme les autres ont vu dans
l'action sociale le vecteur et l'instrument de la construction d'une socit offrant la garantie
morale de l'quilibre, de la justice et du dveloppement.
Aprs la seconde Guerre mondiale, cette vision optimiste s'est progressivement
effondre pour quasiment disparatre dans les annes soixante et soixante-dix. La sociologie a
rompu avec l'optimisme et l'ide d'une possible rconciliation. Les ravages des deux guerres,
la colonisation, le totalitarisme, les camps, l'Holocauste sont apparus comme les principaux
rsultats de la socit moderne. L'ide du progrs s'est effondre. La socit ne pouvait plus
tre conue comme un agent de moralisation et de civilisation par l'intgration, le conflit et
l'action. Elle apparaissait comme un instrument de manipulation et d'idologisation, le produitde formes de pouvoir imposant leur ordre, excluant l'altrit et dtruisant l'ambivalence.
Nous ne pouvons tre humains quen conflit avec la socit crivait rcemment le grand
dramaturge anglais Edward Bond. Aussi, avec le structuralisme et l'interactionnisme, toute
une pense sociale s'est reconstruite autour de la mfiance envers le social si ce n'est, parfois,
autour d'une vritable "haine" de la socit. La vie sociale y est interprte comme une force
dmoniaque, un systme de pouvoir ou d'ordre qui anantit toute subjectivit ou, plus
simplement, d'existence humaine. Derrire la raison se profile la volont de puissance,
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derrire la libert s'impose l'ordre implacable des structures sociales ou le vide des
interactions. Par la science, nous croyions matriser la nature et le monde des objets et par le
dialogue nous pensions fabriquer le consensus, l'intgration et le progrs moral. Mais les mots
ne se rfrent pas une ralit objective ou subjective. Ils se rfrent d'autres mots. Nous
sommes enferms dans nos langages, soumis l'arbitraire des conventions qui les rgissent,
aux pouvoirs qui nous imposent leur sens, et donc notre vision de la "ralit" et notre
"identit". L'action sociale n'est qu'une cruelle plaisanterie : elle n'est pas le produit de notre
libert mais la simple mise en pratique du pouvoir dans l'illusion de la libert. Seuls les
marginaux, les fous ou les dissidents chappent aux systmes de pouvoir, brisent le sens et les
interactions par le refus de l'action et nous laissent entrevoir une part d'humanit et de
moralit.
Est-il possible aujourd'hui de reconstruire une sociologie plus optimiste et plus
positive ? Cest au fond lenjeu des dbats contemporains entre les sociologues. Certains
pensent qu'il faut rester fidle l'inspiration de la sociologie classique condition de lui
donner de nouveaux fondements ou de l'interprter de faon souple partir de l'exprience des
acteurs. D'autres, au contraire, essayent d'laborer de nouvelles thories et de nouveaux objets
et, surtout, de rhabiliter la notion d'acteur en la fondant sur une morale "non-sociale", celle
d'un sujet dissident ou d'un agir communicationnel . D'autres enfin, admettent la
sparation dfinitive des systmes et des acteurs et la disparition du sujet et de l'action. Ils
revendiquent la pluralit des mondes sociaux comme la garantie d'une action faible et limite
laquelle doivent correspondre des sciences sociales faibles et limites elles aussi.
Pour comprendre la nature de ces dbats et pour essayer de construire un point de vue
propre, il nous faudra procder une redescription des catgories de la sociologie en les
replaant dans leur contexte historique et politique. On ne peut comprendre ltat actuel des
choses qu partir dune redescription historique de la modernit crit le sociologue
allemand Peter Wagner qui ajoute que cette redescription de la modernit doit aussi tre celledes catgories de la sociologie. En effet, la thorie sociologique ne peut tre spare de son
enracinement historique et social dans une modernit quelle sefforce de comprendre et de
matriser. Elle ne peut non plus tre spare de son inscription dans les choix moraux et les
engagements politiques de celui qui lnonce. Nous partirons donc dune affirmation la fois
sociologique, normative et politique : le cur de la thorie sociologique doit tre lessai de
comprendre et de renforcer la formation des acteurs sociaux, contribuant ainsi un
approfondissement de la dmocratie. Notre redescription historique et nos laborations
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thoriques dcouleront de cette affirmation. Il ne sagit donc en aucune manire de prsenter
un inventaire des courants sociologiques prsents et passs. Notre travail sera un essai
dlaboration et de consolidation dun point de vue.
Nous procderons en trois tapes. Dans une premire partie, La socit, nous nous
interrogerons pour lessentiel sur la formation des catgories centrales de lanalyse
sociologique classique : les institutions, les classes et laction. Dans un deuxime temps, Le
pouvoir, nous nous centrerons sur les sociologies critiques, en essayant de percevoir les
raisons de leur rejet des catgories daction et dacteur. Enfin, dans un troisime temps,
Lacteur, nous essaierons dargumenter lide selon laquelle, vouloir prendre en compte
lapport des sociologiques critiques interdit tout retour une forme ou une autre de sociologie
classique et impose la thorie contemporaine de se centrer autour de la question de la
formation et du renforcement de lacteur.
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Bibliographie complmentaire
Pour complter cette introduction vous pouvez lire : Georg Simmel, Digressions surltranger (1908). Ce court texte de Simmel (8 pages) a t publi dans plusieurs recueils.On pourra notamment le trouver dans Y.Grafmeyer et I.Joseph (prsentation),Lcole de
Chicago, Paris, Aubier, 1984, pp. 53-59. Dans le mme recueil on pourra lire : Georg Simmel, Mtropoles et mentalits , (1903), pp.60-77 ainsi que le fameux article de Louis Wirth, lephnomne urbain comme mode de vie , (1938), pp.255-281
Pour une rflexion plus rcente dans le mme esprit :Zygmunt Bauman, Touristes et vagabonds , in : Le cot humain de la
mondialisation, Paris, Hachette, 1999, pp.119-155.Du point de vue littraire, vous pouvez lire la nouvelle de Joseph Conrad, Cur des
tnbres, (Heart of Darkness) dont Coppola a tir son film, Apocalypse Now ! ou encore lesPetits pomes en prose de Baudelaire (1821-1867). Ce ouvrage de Baudelaire peut tre lucomme un vritable livre de sociologie. Beaucoup des livres de V.S. Naipaul sont directementdinspiration sociologique : ceux consacrs lArgentine, au Sud des Etats-Unis ou encore
ceux consacrs lIslam. Parmi ses romans La courbe du fleuve (A Bend in the River),inspir de Cur des tnbres est lun des meilleurs. Sa nouvelle Un parmi tant dautres est une bonne illustration du thme de lambivalence de la condition moderne.
Pour prparer ce cours, jai aussi utilis les ouvrages ou les articles suivants danslesquels jai emprunt nombre dides. Je ne les ai pas signals chaque fois pour ne pasalourdir le texte. Mais vous pouvez les consulter.
Margaret S. Archer, Culture and Agency. The Place of culture in social theory.Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Pierre Bourdieu, Entretien Libration, 11 fvrier 1993.Randall Collins, The Sociology of Philosophy. A Global Theory of Intellectual
Change. Cambridge, Mass.: The Belknap Press of Harvard University Press, 1998.Christian Delacampagne,La philosophe et le tyran, Paris, PUF, 2000.
Norbert Elias, What is Sociology ? New York, Columbia University Press, 1978.(Quest ce que la sociologie ?)
Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, New York, Basic Books,1970.
Thomas Laqueur, La fabrique du sexe, Essai sur le corps et le genre en Occident.Paris Gallimard, 1992.
Sandra Laugier,Recommencer la philosophie.La philosophie amricaine aujourdhui.Paris, PUF, 1999.
Donald N. Levine, Visions of the Sociological Tradition, Chicago, University ofChicago Press, 1995.
Peter Wagner,A Sociology of Modernity : Liberty and Discipline, London, Routledge,1994. (Libert et discipline)
Robert A. Nisbet, The Sociological Tradition, New York, Basic Books, 1967. (Latradition sociologique)
George Ritzer, Modern Sociological Theory, New York, The McGraw-HillCompanies, 1996.
Anselm Strauss, Mirrors and Masks : The Search for Identity. Glencoe, The FreePress, 1959. (Miroirs et masques. Une introduction linteractionnisme)
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PREMIRE PARTIE
LA SOCIT
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1. La semaine dernire, je vous ai prsent les principales hypothses de notre travail
commun. Je voudrais reprendre ces hypothse afin que vous les ayez bien lesprit au
moment dentrer dans lexamen des thories sociologiques. Nous sommes partis dune
affirmation selon laquelle la sociologie est une rflexion sur la condition moderne dfinie par
la rupture entre objectivit et subjectivit et lambivalence fondamentale de cette condition,
catastrophe et progrs all together crivait encore rcemment le sociologue Frederic
Jameson. Dans un premier temps, la sociologie sest construite partir de la volont de
surmonter les antinomies de la condition moderne, autour de lide de socit. Dans un
deuxime temps, elle na plus vu dans la socit quune ralit ngative quil fallait
dtruire. Enfin, dans un troisime temps, une fois lide de socit dtruite, la sociologie
sinterroge sur le renforcement de lacteur et la rhabilitation de la notion daction. Les
volutions rcentes les plus novatrices et les plus fortes de la pense sociologique en Europe
mettent au centre des proccupations la rflexion sur lacteur et laction. Cest par exemple le
cas en Allemagne des lves de Jrgen Habermas, Axel Honneth et Hans Joas, ou en France
des lves de Pierre Bourdieu comme Luc Boltanski pour mentionner les sociologues les plus
cratifs.
Encore une fois, il ne faut pas considrer que la pense sociale est isole du reste du
mouvement des ides. Prenons un exemple cinmatographique pour illustrer cette volution
vers lacteur et lindividu. Le film rcent de Ridley Scott, Black Hawk Down est une bonne
illustration de lvolution des films amricains consacrs la guerre. Trs schmatiquement,
nous pouvons distinguer trois priodes. Dans les annes quarante et cinquante, les films
consacrs la seconde guerre mondiale sont marqus par la clart de la position des
dtenteurs de lautorit. Ils combattent pour Dieu et leur pays, pour des valeurs morales qui
permette de sparer le bien du mal. Cest moins leur statut que leur identification personnelle
la cause morale qui fait deux des chefs respects. Ils peuvent ainsi affronter les difficults
prendre des dcisions dont ils savent le cot humain. Puis, dans une deuxime priode, cette perception se renverse, notamment avec les films consacrs la guerre du Vietnam : une
cassure sopre entre les autorits militaires et les hommes de la troupe. Les autorits
deviennent confuses, parfois folles. Elles nont plus de but et envoient leurs hommes dans une
guerre absurde dans laquelle les lignes de front deviennent floues. Leurs hommes ne leur font
plus confiance. De Apocalypse Now (Coppola, 1979) la Ligne Rouge (The Thin Red Line,
Malick, 2000), les cinastes nous montrent que sans objectif moral la guerre est mene par les
officiers dont lautorit a fait faillite. Dans Apocalypse Now un officier dcide du lieu et du
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moment dune attaque en fonction de la possibilit dy faire du surf, attaque quil met en
musique et dans laquelle il se dlecte de lodeur du napalm. Dans La Ligne rouge, un
officier envoie se hommes la mort sachant, comme eux, que leur sacrifice est inutile, sauf
pour sa carrire. La troupe ignore les buts de la guerre et ne croit plus aux discours des
officiers. Enfin, les films daujourdhui comme Il faut sauver le soldat Ryan (Saving
Private Ryan, Spielberg, 1998) ou La chute du faucon noir sont marqus par une nouvelle
forme de morale et la bienveillance des officiers. Ceux-ci ne sont plus des autorits adosses
des objectifs moraux gnraux. Ils sont anims par le soucis de leurs hommes. Lobligation
morale a t transfre vers les camarades de combat et les amis. La bataille nest pas mene
pour une cause plus large, elle nest pas non plus dconnecte de la cause. Elle est un travail,
la cause tant incarn par lindividu prs de chacun . Sur un plan plus cinmatographique,
la perspective extrieure du spectateur des films de la premire priode est supprime. Le
spectateur est plong lintrieur du combat. Nous pourrions considrer cette volution
comme une histoire de la pense sociale : au fond, la modernit est lhistoire de la
descente progressive du sujet de lordre mta social, la socit, puis lindividu.
Mais si elle est historiquement juste, cette faon denvisager la pense sociale ne tient
pas compte dune caractristique importante de la sociologie : celle-ci ne progresse pas de
faon cumulative, une thorie en chassant une autre. Elle est plutt accumulative si vous
me permettez ce mauvais jeu de mots. Les thories et les dbats sempilent les uns les autres
comme en tmoigne la prsence continue des pres fondateurs , mme si le panthon
est finalement assez variable.
De ces observations rapides, nous pouvons tirer deux enseignements quant la nature
de notre travail ou aux choix qui le structurent. Tout dabord, il convient de considrer les
dbats sociologiques comme contemporains : chaque priode ajoute un nouveau cadre de
discussion mais ne supprime pas le prcdent. Il existe des dbats autour de la nature de la
socit . Mais ces dbats nont pas t invalids par la rvolte contre la socit.Simplement, un nouveau dbat sest ajout : faut-il se dbarrasser de la socit ? Si la
rponse est positive apparaissent de nouvelles faons de poser les problmes des rapports ou
de labsence de rapports entre objectivit et subjectivit. Ainsi, chaque priode se dfinit par
lapparition dun dbat avec la priode prcdente et par louverture dun champ de
discussion nouveau dans lequel sont reformules les questions initiales. Ensuite, nous nous
intresserons moins aux constructions thoriques formelles ou aux modlisations qu la
logique des laborations qui permettent de construire des dbats. Il convient plutt de rester
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sur le plan des ides sociologiques, autrement dit de sinterroger sur la nature des problmes
poss, sur les tentatives de rponses et sur les dbats quils induisent. Mais si la sociologie est
accumulative , il nen reste pas moins vrai que les ides ne sont pas totalement sparables
de leur contexte comme nous lavons abondamment soulign. Il nous faudra donc aussi
replacer les ides dans les questions sociales et politiques qui les ont fait natre.
2. Insistons sur cette relativit des catgories de la sociologie. Dans un de ses essais
sur les relations entre les individus et la socit, Norbert Elias (1897-1990) reproche aux
sociologues de s'identifier trop facilement aux catgories de leur Etat-Nation. Cette fcheuse
tendance les conduit considrer que les organisations politiques, les pratiques sociales ou la
structure de la personnalit vont de soi. L'engagement personnel au service de leur propre
conscience morale fait adopter aux chercheurs, pour qui les usages de leur Etat sont devenus
une seconde nature, une optique selon laquelle la forme et le mode d'volution de cet Etat
sont pris pour modle et pour critre de l'organisation tatique de tous les autres. Pourtant,
remarque encore Elias, des catgories aussi banales que celles d'individu ou de socit sont
relatives et sont le produit d'une volution historique donne. Ainsi, la notion de socit n'a
pris son vritable sens que confondue avec un mode particulier d'organisation tatique une
priode bien dfinie de notre histoire. De la mme faon, la conception de l'individu, la notion
mme d'individu ou la relation individu socit ont profondment chang, se sont
transformes et ont considrablement vari tout au long de l'histoire. Il s'agit donc de
catgories relatives et dont l'vidence actuelle masque la formation historique.
La sociologie, comme science de la socit, est ne avec son objet, au XIXeme sicle.
La formation d'un savoir sur la vie sociale participe du mode de construction politique de la
socit. La socit na donc rien de naturel : cest une catgorie de la pratique sociale, une
catgorie politique tout autant que sociologique. Comme discours politique et moral sur la vie
sociale, la sociologie travaille faire la socit , la faire exister dans la ralit afin desurmonter les ambivalences de la condition moderne et de relier agents et structures. (Dfinir
la sociologie comme ltude de la socit na donc rien dvident, ni de neutre, ni
dintemporel. Cest profondment discutable.) Les dbats thoriques sorganisent en
consquence autour de cet enjeu quest la socit. Sur quoi se fonde-t-elle ? Quelle en est le
mode de fonctionnement ? Deux grandes rponses sont apparues structurant un premier dbat.
Sagit-il dabord dune ralit lie la culture partage par une collectivit ou, dune ralit
fonde sur la matrise de la nature et lutilisation des ressources gnres par le travail pour
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fabriquer lhistoire ? Est-de quil faut raisonner en termes de rapports la culture ou de
termes de rapports lHistoire ? La socit est-elle la mise en forme dune culture commune
ou une cration historique ? De manire un peu force, on peut opposer ici une vision
amricaine et une vision europenne de la rponse donne. En Amrique, la modernit a t
pose demble et la question de la socit a t celle de son unification, comment construire
une unit, une socit, avec des populations issues des diverses parties du monde ? La
sociologie senracine dans la pense du XVIIIme sicle, pense morale qui sinterroge sur
les conditions juridiques de lordre social. Elle a donc un lien trs fort avec la philosophie
politique. En Europe, la modernit est le produit de larrachement historique plus ou moins
violent aux systmes culturels et politiques traditionnels. La question pose a plutt t celle
de lHistoire. Comment fabriquer lHistoire ou, inversement, comment lHistoire nous-a-t-elle
fabriqus ? La sociologie trouve ici sa racine dans la pense du XIXme sicle et aura
longtemps un lien trs fort avec la philosophie de lhistoire. De la dcoule un nouveau dbat :
quel est le rapport entre lordre social et les conflits ? Les conflits sont ils une pathologie
dun ordre social fond sur la culture ou faut-il penser que lordre social est la
consquence de la production conflictuelle de la socit ?
Quelle rponde la question en termes de culture ou dhistoire, dordre ou de conflit,
la thorie sociologique de la socit a toujours eu un problme de statut qu'elle n'a jamais pu
rsoudre. Elle est confronte un dilemme : d'un ct, elle est transcendante la pratique
qu'elle met en perspective et objective ; d'un autre ct elle est immanente la pratique ,
dont elle offre une interprtation critique et subjective. Constamment dchire entre ces deux
positions, la sociologie de la socit est un effort continu et obstin pour surmonter le
dilemme et parvenir un langage unifi. Elle a cru trouver dans la catgorie d'action, la clef
permettant de vaincre les oppositions entre dterminisme et libert, objectivit et subjectivit,
entre la socit comme artefact et la socit comme donn naturel. C'est pourquoi, nous
pouvons dfinir la sociologie de la socit comme la tentative d'laboration d'une sciencemorale et politique de l'action (III), selon qu'elle s'oriente vers la comprhension des
processus institutionnels (I) ou vers celle des rapports de classes (II).
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I. LES INSTITUTIONS
1. La socit entre la Nation et les individus
a. La formation des socits nationales
Essayons de rflchir le plus simplement et le plus directement possible. Lorsque nous
parlons d'une socit nous pensons naturellement un ensemble social dlimit par les
frontires d'un Etat-Nation. L'ide de socit repose sur l'unit de ces deux "lments" et sur
leur correspondance. La "nation est une socit matriellement et moralement intgre"selonla dfinition de Marcel Mauss (1872-1950). C'est pourquoi le terme de socit est le plus
souvent utilis avec un qualificatif national empirique. Quand nous parlons d'une socit nous
parlons toujours de "socit franaise", de "socit amricaine" ou de "socit anglaise". Tout
naturellement, la socit nationale est le cadre d'analyse des phnomnes sociaux. C'est ainsi
que sont construites les comparaisons et dlimits les champs d'investigation. Chez
Durkheim, les taux de suicide sont compars par pays. Plus prs de nous, Talcott Parsons
identifiait la socit et les Etats-Unis dAmrique ou Pierre Bourdieu tenait pour quivalents
l' espace social et l'espace national . Dans son ensemble, la sociologie a construit ses
modles partir de cette identification directe de la vie sociale et de la Nation. Encore
aujourd'hui, elle est fortement marque par les traditions nationales dans lesquelles elle s'est
dveloppe. La pense marxiste a fait de mme l'aide de la catgorie de "formation sociale",
quivalent l'ide de socit, comme ensemble concret et articul de divers "modes de
production" dans un espace national. Nous l'exprimons souvent spontanment : nous sommes
les Franais et nous formons la socit franaise, c'est dire la France.
L'identification d'un ensemble social et de ses habitants avec la Nation sous l'gide
d'un Etat n'est pas seulement une invention intellectuelle des sociologues. Elle est une ralit
concrte et date. Les hommes et les femmes du XVIIIme sicle n'auraient certainement pas
eu l'ide qu'ils vivaient dans une socit. Ils habitaient le royaume de France, ils taient sujets
du Roi de France, ils se sentaient picard, gascon ou auvergnat. Ils appartenaient un "pays",
un village et percevaient tout habitant d'un autre "pays" comme un tranger. Ce n'est qu'au
XIXme sicle, et encore la fin de ce sicle, que l'ide d'habiter une "socit" se rpand et
prend sens. C'est ce moment que se construisent les Etats-Nations occidentaux modernes. La
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Nation n'est donc pas une donne intemporelle et naturelle. A ce moment, elle est comprise
conjointement comme le rsultat d'une volution historique multisculaire dtermine et
comme le produit de politiques actives qui cherchent une rponse aux bouleversements
introduits par les rvolutions industrielles et dmocratiques.
Avec les changements survenus depuis la Rvolution franaise et l'irruption du
dveloppement industriel, l'ancien monde des communauts paysannes s'affaiblit et tend
disparatre. La modernisation de l'conomie a impos la destruction des anciennes
communauts, trop rduites pour en contenir le dveloppement, et la cration de territoires
contrls politiquement et administrativement par l'Etat de faon permettre le
dveloppement. Mais le changement incessant et la modernisation menacent la stabilit des