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Espace de Libertés 316/décembre 2003 3 éditorial mes du pays hôte» et de proclamer que quand il va dans un pays musulman, il ne provoque pas les gens du lieu en buvant du whisky devant une mosquée. Le propos est choquant. Il s’applique plus ou moins correc- tement aux touristes mais Adel Smith est italien. Sans doute, la grande majorité des musulmans d’Italie sont des immi- grés mais au bout de quelques années, ce pays est devenu le leur. L’ambiance du pays en est modifiée mais au nom de quoi peut-on en faire durablement des citoyens de seconde zone? L’argument massue d’Eco est que si un cannibale vient à vivre en Italie, il ne pourra appliquer ses coutumes et j’en suis bien d’accord. Mais le cannibalisme est une pratique qui ne respecte pas le droit à la vie. En quoi le crucifix est-il plus (ou moins) respectable que la main de Fatma? Risorgimento et anticléricalisme En sus, l’appel aux traditions italiennes immémoriales me paraît bien suspect. C’est Mussolini qui a imposé la présence du crucifix notamment à partir des accords de Latran. Mais c’était un renversement total des pratiques politiques anté- rieures où la laïcité occupait en Italie une position domi- nante. Quand Benedetto Croce conteste les accords de Latran devant le Sénat italien, le 24 mai 1929, il dit clairement que Mussolini tourne le dos à la politique menée depuis quatre- vingts ans, depuis le Risorgimento, et que celui-ci a été marqué par la lutte et l’ascension de la pensée et des institu- tions laïques face à celles de l’Église 6 . La majorité laïque n’avait pas hésité en 1887 à révoquer le maire de Rome, le duc Torlonia, pour avoir rendu visite à un cardinal en le priant de présenter au Saint-Père les vœux des citoyens romains à l’occasion de son jubilé sacerdotal… 7 . Que reste-t- il de tout cela? Ici comme ailleurs, on s’invente une tradition constante qui ne remonte pas plus loin qu’à Mussolini. Comparaisons européennes Une autre conclusion de l’affaire d’Ofena est l’incapacité des laïques italiens à avoir soulevé et encore moins réglé le problème du crucifix dans les écoles publiques. Nul doute qu’ils ont fait des efforts mais sans grand résultat. Leurs homologues espagnols, qui ont l’excuse d’une longue période de dictature, en sont à subir l’introduction d’un cours sempiternel sur le fait religieux, uniquement destiné à convaincre de gré ou de force les incroyants. Les Français commencent aussi un cours sur le fait religieux. Les laïques belges affichent par comparaison un bilan im- pressionnant: dépénalisation de l’avortement, euthanasie, égalité ou presque des couples homosexuels, abandon du crucifix jusque dans les prétoires et ce dans un pays marqué jusqu’il y a quatre ans par une prépondérance démocrate- chrétienne. Avons-nous toujours conscience d’avoir pris une longueur laïque d’avance face à la plupart? Patrice Dartevelle Partout en Europe, la présence des musulmans réserve constamment des surprises, sécrète des haines qui font perdre toute raison et sert parfois de révélateur à bien de nos insuffisances. Un beau cas récent nous est offert par la décision d’un juge italien du Tribunal de L’Aquila, Mario Montanaro, qui a accueilli le 23 octobre dernier la plainte d’un Italien converti à l’islam et président de l’Union musulmane d’Italie, Adel Smith: celui-ci voulait qu’on enlève le crucifix d’une école d’un minuscule village, Ofena, où sont inscrits ses enfants. Adel Smith a un certain talent de provocateur: il était connu auparavant pour avoir défini le crucifix comme «un petit cadavre qu’il faut éliminer» et tenté d’apposer dans la classe de ses enfants un cadre indiquant qu’«Allah est grand» 1 . Provocateur, c’est bien l’insulte qu’adresse à Adel Smith le ministre berlusconien de l’Intérieur, Giuseppe Pisanu. Inutile d’attendre mieux de l’Église. Le cardinal Ruini, prési- dent de la Conférence épiscopale italienne se drape dans sa pseudo-dignité et se dit convaincu que «le crucifix exprime l’âme profonde de notre pays». Son adjoint, l’archevêque Betori dit les choses encore plus crûment: «Ce que n’a pas fait l’anticléricalisme du XVIII e siècle est aujourd’hui présenté comme une conquête de la tolérance» 2 . Quant à l’ineffable Bossi, il attribue tout le mal (enfin celui qu’il voit dans l’affaire) au Concile de Vatican II qui aurait cassé le frein que la tradition mettait à l’esprit des Lumières 2 . Le juge des Abruzzes a pourtant bien raison dans sa sentence quand il dit que «la présence du symbole de la croix mani- feste la claire volonté de l’État de placer le culte catholique au centre de l’univers comme vérité absolue, sans le moindre respect pour le rôle joué par les autres expériences religieuses et sociales dans le processus historique du déve- loppement humain» 3 . Et toc. Pourtant, hormis parmi les juifs 4 , les voix laïques en Italie ont été en fait inexistantes dans cette affaire. Le conformisme d’Umberto Eco Prenons même l’article par lequel Umberto Eco réagit quasi immédiatement à la décision du tribunal sous le titre «Être laïque dans un monde multiculturel» 5 , véritable apologie des symboles chrétiens sur le thème de la présence de la croix dans le drapeau de pays laicissimi comme la Suède, la Norvège, la Suisse, la Grèce (fameux pays laïque!), la Grande-Bretagne, etc. Heureusement, l’illustre linguiste, porte-drapeau intellectuel de la laïcité mais fort peu prompt à l’engagement résolu, ne manque pas de relever avec esprit que dans son enfance, les classes étaient ornées du crucifix, du portrait du roi et de celui de Mussolini mais que cela n’a pas empêché quelques années plus tard les anciens élèves de voter pour la Répu- blique, de devenir athées, de participer à la Résistance, etc. La remarque est fine mais pas bien courageuse. Le fond de l’argumentation d’Umberto Eco est aussi conster- nant que celui des pires catholiques. Pour lui, «si un musul- man veut vivre en Italie,(…) il doit accepter les us et coutu- Reviens, Garibaldi! sommaire Éditorial Reviens, Garibaldi! – Patrice Dartevelle _____________________________________3 Dossier: Croyances La mystique: un processus neuronal parmi d’autres? – Paul Danblon _______4 L’essor des croyances parallèles – Guy Michelat____________________________6 Crédulités et jobardises – Claude Javeau ____________________________________9 Sciences, croyances, évidences – André Koeckelenbergh __________________10 Le syncrétisme contemporain - Un bricolage séduisant? Xavier De Schutter_______________________________________________________12 Contes: le merveilleux qui rassure – Michèle Michiels ______________________14 Laïcité «Ça n’arrive qu’aux autres» – Amélia Kalb _________________________________15 Enseignement Un haut degré d’iniquité – A. Baye, J. Nicaise, M.-H. Straeten et M. Demeuse __16 Idées Le chagrin des Juifs. L’entretien de Jean Sloover avec Henri Goldman_______18 Tout peut se dire – Patrice Dartevelle ______________________________________20 Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques – Michel Grodent ________________21 Allende, le frère marxiste – Julien Dohet ___________________________________22 Sciences 2004 sera une année bissextile – André Koeckelenbergh _____________________23 Société Effacer les stigmates du passé – Sergio Carrozzo ____________________________24 Sur un grand train (de vie...) – Olivier Swingedau __________________________26 Le couple, premier foyer de violence contre les femmes – Agnès Echène ______28 Monde Un rapport impérial – Jean-Claude Paye ____________________________________30 Culture Matisse - L’amour de l’arbre – Ben Durant___________________________________ 32 Les lecteurs nous écrivent ____________________________________________33 Agenda __________________________________________________________________34 prochain dossier: la recherche européenne est édité par le Centre d’Action Laïque, asbl et ses Régionales du Brabant Wallon, de Bruxelles, Charleroi, Liège, Luxembourg, Namur et Picardie. Espace de Libertés est distribué à tous les membres des associations affiliées au CAL/Brabant Wallon grâce à une partici- pation financière de cette régionale. Rédaction, administration et publicité Directeur: Patrice Dartevelle Rédactrice en chef: Michèle Michiels Secrétaire de rédaction: Nicole Nottet Production, administration et publicité: Fabienne Sergoynne Comité de rédaction: Mireille Andries, Jean Charlier, Patrice Dartevelle, Julien Dohet, Jérôme Jamin, André Koeckelenbergh, Jules Louis, Yolande Mendes da Costa, Jacques Rifflet, Johannès Robyn, Frédéric Soumois, Serge Vandervorst. Fondateur: Jean Schouters Membre d’honneur: Ghislaine De Bièvre Documentation: Anne Cugnon Impression: Massoz s.a., Liège ISSN 0775-2768 CAL: Campus de la Plaine ULB, CP 236, avenue Arnaud Fraiteur, 1050 Bruxelles. Tél.02/627.68.68 - Téléfax 02/627.68.61. E-mail: [email protected] Site du mouvement laïque: http://www.laicite.be Membre de l’Association des Revues Scientifiques et Culturelles (ARSC). Avec le soutien de l’Administration géné- rale de l’Enseignement et de la Recher- che scientifique - Service général des Affaires générales, de la Recherche en Éducation et du Pilotage interréseaux. Conformément à la loi du 8 décembre 1992 en matière de protection de la vie privée, le Centre d’Action Laïque est maître du fichier d’adresses qu’il utilise. Vous pouvez obtenir auprès du CAL vos données personnelles et les faire rectifier. Abonnements: Pour 10 numéros: Belgique: 18 e , Étranger: 26 e Pour 10 numéros + 2 Documents: Belgique: 20 e , Étranger: 32 e par virement au compte n°210-0624799-74 du CAL. En couverture: Le serpent, symbole mystique par excel- lence. Fotostock. Notre dossier: Croyances, pages 4 et suivantes. 1 Le Temps (Genève), 28 octobre 2003. 2 La Repubblica, 27 octo- bre 2003. 3 Le Monde, 28 octobre 2003. 4 Amo Luzzatto, président de la communauté israé- lite italienne, La Repub- blica, 29/10/2003. 5 La Repubblica, 29 octo- bre 2003. 6 Pietro Scoppola, Chiesa e stato nella storia d’Italia, Bari, Laterza, 1967, p. 648. 7. Ibid., pp. 219-222. La recherche européenne avance, c’est indiscutable et l’Union y met les moyens. Mais dans quels domaines est- elle la plus performante? Si les technologies spatiales et aéronautiques se portent bien, merci, avec les perfor- mances d’Ariane et d’Airbus notamment, qu’en est-il des autres secteurs: la médecine, les technologies de l’informa- tion et de la communication, etc? Quelques spécialistes nous livrent leurs bilans et leurs réflexions dans le prochain numéro!

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Page 1: sommaire Reviens, Garibaldi!

Espace de Libertés 316/décembre 2003 3

é d i t o r i a l

mes du pays hôte» et de proclamer que quand il va dans unpays musulman, il ne provoque pas les gens du lieu enbuvant du whisky devant une mosquée.

Le propos est choquant. Il s’applique plus ou moins correc-tement aux touristes mais Adel Smith est italien. Sans doute,la grande majorité des musulmans d’Italie sont des immi-grés mais au bout de quelques années, ce pays est devenu leleur. L’ambiance du pays en est modifiée mais au nom dequoi peut-on en faire durablement des citoyens de secondezone?

L’argument massue d’Eco est que si un cannibale vient àvivre en Italie, il ne pourra appliquer ses coutumes et j’ensuis bien d’accord. Mais le cannibalisme est une pratique quine respecte pas le droit à la vie. En quoi le crucifix est-il plus(ou moins) respectable que la main de Fatma?

Risorgimento et anticléricalismeEn sus, l’appel aux traditions italiennes immémoriales meparaît bien suspect. C’est Mussolini qui a imposé la présencedu crucifix notamment à partir des accords de Latran. Maisc’était un renversement total des pratiques politiques anté-rieures où la laïcité occupait en Italie une position domi-nante.

Quand Benedetto Croce conteste les accords de Latrandevant le Sénat italien, le 24 mai 1929, il dit clairement queMussolini tourne le dos à la politique menée depuis quatre-vingts ans, depuis le Risorgimento, et que celui-ci a étémarqué par la lutte et l’ascension de la pensée et des institu-tions laïques face à celles de l’Église6. La majorité laïquen’avait pas hésité en 1887 à révoquer le maire de Rome, leduc Torlonia, pour avoir rendu visite à un cardinal en lepriant de présenter au Saint-Père les vœux des citoyensromains à l’occasion de son jubilé sacerdotal…7. Que reste-t-il de tout cela? Ici comme ailleurs, on s’invente une traditionconstante qui ne remonte pas plus loin qu’à Mussolini.

Comparaisons européennesUne autre conclusion de l’affaire d’Ofena est l’incapacité deslaïques italiens à avoir soulevé et encore moins réglé leproblème du crucifix dans les écoles publiques. Nul doutequ’ils ont fait des efforts mais sans grand résultat. Leurshomologues espagnols, qui ont l’excuse d’une longuepériode de dictature, en sont à subir l’introduction d’uncours sempiternel sur le fait religieux, uniquement destiné àconvaincre de gré ou de force les incroyants. Les Françaiscommencent aussi un cours sur le fait religieux.

Les laïques belges affichent par comparaison un bilan im-pressionnant: dépénalisation de l’avortement, euthanasie,égalité ou presque des couples homosexuels, abandon ducrucifix jusque dans les prétoires et ce dans un pays marquéjusqu’il y a quatre ans par une prépondérance démocrate-chrétienne. Avons-nous toujours conscience d’avoir pris unelongueur laïque d’avance face à la plupart?

Patrice Dartevelle

Partout en Europe, la présence des musulmans réserveconstamment des surprises, sécrète des haines qui fontperdre toute raison et sert parfois de révélateur à bien de nosinsuffisances.

Un beau cas récent nous est offert par la décision d’un jugeitalien du Tribunal de L’Aquila, Mario Montanaro, qui aaccueilli le 23 octobre dernier la plainte d’un Italien convertià l’islam et président de l’Union musulmane d’Italie, AdelSmith: celui-ci voulait qu’on enlève le crucifix d’une écoled’un minuscule village, Ofena, où sont inscrits ses enfants.

Adel Smith a un certain talent de provocateur: il était connuauparavant pour avoir défini le crucifix comme «un petitcadavre qu’il faut éliminer» et tenté d’apposer dans la classede ses enfants un cadre indiquant qu’«Allah est grand»1.

Provocateur, c’est bien l’insulte qu’adresse à Adel Smith leministre berlusconien de l’Intérieur, Giuseppe Pisanu.Inutile d’attendre mieux de l’Église. Le cardinal Ruini, prési-dent de la Conférence épiscopale italienne se drape dans sapseudo-dignité et se dit convaincu que «le crucifix exprimel’âme profonde de notre pays». Son adjoint, l’archevêqueBetori dit les choses encore plus crûment: «Ce que n’a pasfait l’anticléricalisme du XVIIIe siècle est aujourd’huiprésenté comme une conquête de la tolérance»2.

Quant à l’ineffable Bossi, il attribue tout le mal (enfin celuiqu’il voit dans l’affaire) au Concile de Vatican II qui auraitcassé le frein que la tradition mettait à l’esprit desLumières2.

Le juge des Abruzzes a pourtant bien raison dans sa sentencequand il dit que «la présence du symbole de la croix mani-feste la claire volonté de l’État de placer le culte catholiqueau centre de l’univers comme vérité absolue, sans lemoindre respect pour le rôle joué par les autres expériencesreligieuses et sociales dans le processus historique du déve-loppement humain»3. Et toc.

Pourtant, hormis parmi les juifs4, les voix laïques en Italieont été en fait inexistantes dans cette affaire.

Le conformisme d’Umberto EcoPrenons même l’article par lequel Umberto Eco réagit quasiimmédiatement à la décision du tribunal sous le titre «Êtrelaïque dans un monde multiculturel»5, véritable apologiedes symboles chrétiens sur le thème de la présence de lacroix dans le drapeau de pays laicissimi comme la Suède, laNorvège, la Suisse, la Grèce (fameux pays laïque!), laGrande-Bretagne, etc.

Heureusement, l’illustre linguiste, porte-drapeau intellectuelde la laïcité mais fort peu prompt à l’engagement résolu, nemanque pas de relever avec esprit que dans son enfance, lesclasses étaient ornées du crucifix, du portrait du roi et decelui de Mussolini mais que cela n’a pas empêché quelquesannées plus tard les anciens élèves de voter pour la Répu-blique, de devenir athées, de participer à la Résistance, etc.La remarque est fine mais pas bien courageuse.

Le fond de l’argumentation d’Umberto Eco est aussi conster-nant que celui des pires catholiques. Pour lui, «si un musul-man veut vivre en Italie,(…) il doit accepter les us et coutu-

Reviens, Garibaldi!s o m m a i r e

ÉditorialReviens, Garibaldi! – Patrice Dartevelle _____________________________________3

Dossier: CroyancesLa mystique: un processus neuronal parmi d’autres? – Paul Danblon _______4L’essor des croyances parallèles – Guy Michelat ____________________________6Crédulités et jobardises – Claude Javeau ____________________________________9Sciences, croyances, évidences – André Koeckelenbergh __________________10Le syncrétisme contemporain - Un bricolage séduisant? Xavier De Schutter_______________________________________________________12Contes: le merveilleux qui rassure – Michèle Michiels ______________________14

Laïcité«Ça n’arrive qu’aux autres» – Amélia Kalb _________________________________15

EnseignementUn haut degré d’iniquité – A. Baye, J. Nicaise, M.-H. Straeten et M. Demeuse __16

IdéesLe chagrin des Juifs. L’entretien de Jean Sloover avec Henri Goldman_______18Tout peut se dire – Patrice Dartevelle ______________________________________20Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques – Michel Grodent ________________21Allende, le frère marxiste – Julien Dohet___________________________________22

Sciences2004 sera une année bissextile – André Koeckelenbergh _____________________23

SociétéEffacer les stigmates du passé – Sergio Carrozzo____________________________24Sur un grand train (de vie...) – Olivier Swingedau __________________________26Le couple, premier foyer de violence contre les femmes – Agnès Echène ______28

MondeUn rapport impérial – Jean-Claude Paye ____________________________________30

CultureMatisse - L’amour de l’arbre – Ben Durant___________________________________ 32

Les lecteurs nous écrivent ____________________________________________33

Agenda __________________________________________________________________34

p r o c h a i n d o s s i e r : l a r e c h e r c h e e u r o p é e n n e

est édité par le Centre d’Action Laïque,asbl et ses Régionales du BrabantWallon, de Bruxelles, Charleroi, Liège,Luxembourg, Namur et Picardie.

Espace de Libertés est distribué à tousles membres des associations affiliées auCAL/Brabant Wallon grâce à une partici-pation financière de cette régionale.

Rédaction, administration et publicitéDirecteur: Patrice DartevelleRédactrice en chef: Michèle MichielsSecrétaire de rédaction: Nicole NottetProduction, administration et publicité: Fabienne SergoynneComité de rédaction: Mireille Andries, Jean Charlier, Patrice Dartevelle, JulienDohet, Jérôme Jamin, André Koeckelenbergh, Jules Louis,Yolande Mendes da Costa, JacquesRifflet, Johannès Robyn, FrédéricSoumois, Serge Vandervorst.Fondateur: Jean SchoutersMembre d’honneur: Ghislaine De Bièvre

Documentation: Anne Cugnon

Impression: Massoz s.a., LiègeISSN 0775-2768

CAL: Campus de la Plaine ULB, CP 236,avenue Arnaud Fraiteur, 1050 Bruxelles.Tél.02/627.68.68 - Téléfax 02/627.68.61.E-mail: [email protected]

Site du mouvement laïque:http://www.laicite.be

Membre de l’Association des RevuesScientifiques et Culturelles (ARSC).

Avec le soutien de l’Administration géné-rale de l’Enseignement et de la Recher-che scientifique - Service général desAffaires générales, de la Recherche enÉducation et du Pilotage interréseaux.

Conformément à la loi du 8 décembre 1992 enmatière de protection de la vie privée, le Centred’Action Laïque est maître du fichier d’adressesqu’il utilise. Vous pouvez obtenir auprès du CALvos données personnelles et les faire rectifier.

Abonnements:

Pour 10 numéros:Belgique: 18 e , Étranger: 26 ePour 10 numéros + 2 Documents:Belgique: 20 e , Étranger: 32 epar virement au compten°210-0624799-74 du CAL.

En couverture: Le serpent,symbole mystique par excel-lence. Fotostock. Notre dossier:Croyances, pages 4 et suivantes.

1 Le Temps (Genève), 28octobre 2003.

2 La Repubblica, 27 octo-bre 2003.

3 Le Monde, 28 octobre2003.

4 Amo Luzzatto, présidentde la communauté israé-lite italienne, La Repub-blica, 29/10/2003.

5 La Repubblica, 29 octo-bre 2003.

6 Pietro Scoppola, Chiesa estato nella storia d’Italia,Bari, Laterza, 1967,p. 648.

7. Ibid., pp. 219-222.

La recherche européenne avance, c’est indiscutable etl’Union y met les moyens. Mais dans quels domaines est-elle la plus performante? Si les technologies spatiales etaéronautiques se portent bien, merci, avec les perfor-mances d’Ariane et d’Airbus notamment, qu’en est-il desautres secteurs: la médecine, les technologies de l’informa-tion et de la communication, etc? Quelques spécialistesnous livrent leurs bilans et leurs réflexions dans leprochain numéro!

Page 2: sommaire Reviens, Garibaldi!

Espace de Libertés 316/décembre 2003 5

d o s s i e r : C r o y a n c e s

Une telle vision des choses n’a rien d’étonnant. Ellesemble même aller de soi si l’on songe que nous avons lesentiment de ne comprendre un phénomène que si l’onnous en donne une explication qui renvoie à du connu. Or,l’homme des premiers temps –à l’instar du petit enfant endébut de vie– se perçoit comme soumis à des volontés.Penser que le tonnerre résulte de la colère de Zeus est uneformule convaincante puisqu’elle fait référence à uneexpérience vécue: la manifestation de l’autorité parentale.Ce qu’on pourrait appeler le paradigme volontariste,disons la référence à un ensemble de causalités résultantde volontés cachées et supérieures, me paraît caractéristi-que de toute vision dualiste du réel.

Une autre manière de décrire le réelOn a montré4 que c’est, lentement, et au prix d’énormesdifficultés et de combats souvent acharnés, que s’est faitjour une autre manière de décrire le réel, selon un autreparadigme que l’on peut qualifier de mécaniste, se propo-sant de ne se référer qu’à des causes matérielles, méca-niques, pas toujours apparentes certes, mais progressive-ment connaissables par l’observation, l’expérimentation,la mesure quantitative et le raisonnement: on aurareconnu la démarche scientifique. Et voilà toute l’histoirede la Rationalité, de la science elle-même avec, en prime,l’humanisme, la laïcité et la démocratie…Mais revenons à nos moutons. Ou plutôt à nos neurones.

L’Homo Sapiens sapiens (appellation contrôlée autopro-clamée!), émerveillé –et on le comprend!– de ses compé-tences, s’est toujours considéré d’une essence supérieure;roi d’une Création à sa disposition, organisée pour sesbesoins, il ne peut résulter que d’un projet, nécessaire-ment conçu par une conscience ultracompétente, projetdans lequel il occupe une position-clef.

Son histoire, telle que ses traditions la lui racontent, estune cascade d’interventions du plus haut niveau, de coupsde pouce, de miracles faisant apparaître successivementles étapes d’un projet grandiose dont il ne peut être quel’aboutissement: Création d’abord, c’est-à-dire émergencede quelque chose à partir du néant, puis animation despremiers êtres vivants par mise en jeu du souffle vital (quiaura la vie dure jusqu’à Pasteur), puis en fin de compte del’âme par insufflation de l’haleine divine dans ce qui, sanselle, serait resté un animal.

L’histoire des modèles que la science a proposés au coursdes vint-cinq derniers siècles pour tenter de rendre com-pte du réel suit le même itinéraire, à ceci près que, métho-dologiquement agnostique comme elle se veut –et c’est àcette condition essentielle qu’elle a progressé!–, elle va derenoncements en renoncements quant au recours autranscendant.

Aujourd’hui, on s’accorde davantage à décrire l’histoire duréel comme une arborescence de processus totalement dé-terministes dans leur détail mais, en raison de complexi-fications croissantes, cependant susceptible de présenterdes bifurcations imprédictibles donnant lieu à ce que lesphysiciens appellent des transitions de phase5 ou si l’onpréfère des effets de seuil, formation de nouveaux sys-tèmes qualitativement différents dotés de propriétés entiè-rement nouvelles6: ainsi entre autres la formation de lamatière, le découplage matière/lumière, l’apparition desatomes, des molécules, des ébauches de métabolismeprébiotiques, du code génétique (universel!), de la cellule,des formes vivantes avec, dans chaque embranchement,les étapes marquantes: chez nous les vertébrés, le systèmenerveux dorsal (et non ventral comme chez les vers ou les

mollusques!), la primatisation, la station debout, le déve-loppement de l’encéphale et tout ce qui s’en est suivi.

Une vision humanisteLe spectaculaire développement des sciences cognitivespermet aujourd’hui de penser la question de l’activité hu-maine dans sa totalité; on n’en est plus à ce Yalta digne del’ancienne formule oratoire/laboratoire voulant attribuer àchacun son territoire: aux lois physiques de rendre com-pte du tangible, du chimique, du biologique, de l’orga-nique soit, à la limite peut-être même de cette part méca-nique (numérique?) de l’activité cérébrale dont, chez lesdroitiers, l’hémisphère gauche est dit-on spécialiste, maispas plus loin! Non! Pour le supérieur, le proprement hu-main, le sublime, le métaphysique, l’artistique, le spirituel,il fallait en référer à plus haut, au deuxième monde, aucaché, au transcendant, au divin.

Eh bien, c’est précisément cela qui est remis en causeaujourd’hui, et pas seulement dans des cénacles où ne seretrouveraient que des caricatures de Monsieur Homais:aux yeux d’une majorité importante d’ailleurs croissantede scientifiques de toutes disciplines, le monisme, visiondu monde faisant l’économie de tout autre état de réalitépour qui le bon vieil immanent doté de toutes ses possibi-lités suffit amplement. Vision profondément humanistes’il en est.

Et la spiritualité alors, qu’en ferons-nous?

J’ai déjà dit deux fois que j’allais m’expliquer à ce sujet.M’y voici!

Habituellement, le mot spiritualité implique automatique-ment référence à une transcendance. Il me paraît que cen’est en rien nécessaire. La richesse de notre immanencenous en dispense.

L’homme est un tout: pas d’esprit sans cerveau, mais pasde cerveau non plus sans corps, et cela, on aurait troptendance à l’oublier: dans un ouvrage magistral et delecture jubilatoire7, un des plus brillants neurologuesaméricains nous le rappelle judicieusement se plaçantainsi dans ce monisme tellement en avance sur son tempsprofessé par Spinoza.

L’être humain vit essentiellement dans son imaginaire,cette représentation toute personnelle qu’il s’est faite, autravers de ses sensations et tout au long de son existence,du monde qui l’entoure, de lui-même tel qu’il se perçoit etde ses rapports avec ce monde. La part objective de cettereprésentation est minime au regard de son imaginaire, jedirais même son univers fantasmatique, constitué desouvenirs affectivisés, réinterprétés, réorganisés, d’inten-tions pas toujours claires, de désirs plus ou moinsconscients. Alors que l’animal vit essentiellement dans lehic et nunc, dans l’immédiat de l’instant et du lieu, nousavons cette possibilité magnifique (mais parfois psycholo-giquement coûteuse…) de nous ébattre dans ce mondevirtuel. Selon notre lieu de naissance, notre milieu, notreculture, cette vie intérieure sera colorée philosophique-ment, religieusement, idéologiquement, esthétiquement.

Voilà pour moi ce qu’est la spiritualité; être simplementhomme suffit à nous en doter.

Notre nature y suffit.

Développer cette vie intérieure, l’enrichir, la confronter àcelle des autres, en tirer joie et profit, en faire du bonheur,le bonheur d’être; bien faire l’homme comme diraitMontaigne.

Paul Danblon

4 Espace de Libertés 316/décembre 2003

Comme les choses changent!

Le mensuel Sciences et avenir de septembre dernier1–dont la parution aurait déclenché voici à peine unedizaine d’années une vigoureuse vague de protestationsde la part de divers milieux religieux– n’est vraisembla-blement que la pointe émergée d’un solide iceberg: voiciqu’il n’est plus blasphématoire aujourd’hui de poser laquestion d’une éventuelle nature neurophysiologique–donc matérielle!– de certaines modalités de consciencegénéralement définies comme des expériences mystiques,jusqu’ici signes classiques d’une intervention du surnatu-rel. Prière, méditation, voire transe ou même sensation defusion avec le divin, tout ce domaine réservé de l’expé-rience humaine classiquement considéré comme propre-ment transcendant, est devenu sujet d’observation scienti-fique!

C’est ainsi que des personnes de sensibilité spiritualiste(au sens habituel du terme: voir infra…) acceptent de sesoumettre à des observations qui eussent été considérées,il n’y a guère, comme tout simplement sacrilèges. Moineset moniales passent au scanner et commandent eux-mêmes, au moment où ils se sentent au bord d’un étatmodifié de conscience, l’injection du produit de contrastequi doit permettre la mise en évidence, grâce aux specta-culaires progrès de l’imagerie, des zones corticales acti-

vées. Un généticien de haut vol coiffe avec enthousiasmele casque de stimulation magnétique transcrânienne d’unpsychiatre canadien censé provoquer une extase ou même–qui sait?– une théophanie, expérience plus connue sousle nom d’apparition. (En l’occurrence, le sujet n’a ressentique des frémissements dans les jambes… On fera d’autresessais.) Le dalaï-lama, lui-même, encouragerait ce genrede recherches!

Alors…

À plusieurs reprises, ainsi que Freud l’avait déjà suspecté,on a pu établir chez certains sujets un lien entre l’existen-ce de foyers épileptogènes du lobe temporal droit et desmanifestations d’agitation, de convulsions fébriles, voirede délires avec hallucinations à connotation mystique.On ne saurait donc nier que le cerveau y est pour quelquechose.Mais encore…?

De deux choses l’une, semble-t-il: ou ces phénomènessont endogènes, c’est-à-dire qu’ils trouvent leur originedans le fonctionnement du système nerveux central dusujet –ce sera la thèse matérialiste– ou ils sont exogènes,ils proviennent d’ailleurs et, étant donné le contenuparticulier desdites manifestations, cet ailleurs apparaîtcomme largement distinct du monde habituel, différentet supérieur, disons surnaturel ou spirituel, toujoursdans cette acception courante du mot sur laquelle jereviendrai…

Mais, dans l’un et l’autre cas, la machine cérébrale estimpliquée.

D’un point de vue spiritualiste, l’hypothèse d’une causetranscendante, disons divine pour simplifier, qui utilise-rait le cerveau comme intermédiaire entre elle-même et lesujet humain ne peut être a priori rejetée. Les textessaints sont truffés d’épisodes du genre où, soit par letruchement des songes soit par celui d’un ange-messager(les deux mots sont synonymes!) –parfois de haut gradedans les grandes occasions–, une information se voit ainsitransmise comme nous le faisons aujourd’hui par GSMou SMS. À chaque époque ses techniques…2

Ne tournons pas autour du pot: une fois de plus, nousvoilà confrontés à ce choix binaire vieux comme le mondeou tout au moins comme l’animal humain depuis que,commençant à émerger des hautes herbes de sa savane, ila levé la tête: y a-t-il un seul ordre de réalité ou deux?3

1 Dossier autour de l’ou-vrage de Patrick Jean-Baptiste, La biologie deDieu, éd. Agnès Viénot,310 p.

2 Cette remarque n’est paspur persiflage! On saitque des auteurs commele Pr. Brune assurent quecertains défunts se mani-festent en recourant à l’é-quipement bureautiquele plus moderne en déli-vrant des messages au-diovisuels (souvent, il estvrai, à la limite du déchif-frable) sur des magné-tophones ou vidéos lais-sés en position d’enregis-trement mais sans microni caméra branchés…

3 Pourquoi d’ailleurs s’ar-rêter en si bon chemin?Certains mouvementsspirites, par exemple, nese limitent pas au classi-que dipôle corps/esprit;ils distinguent plusieursinstances telles que âme,aura, corps astral, peres-prit, autant d’états d’exis-tence de différentesnatures…

4 Je pense notamment ànotre video «2500 ans(et plus) de penséelibre», documentaire de50 minutes produit parle Centre Laïque del’Audiovisuel (CLAV)qui retrace cette épopéeet que je ne crains pasde vous recommanderchaleureusement!

5 Pour fixer les idées, lacongélation d’une mared’eau demeurée à quel-ques degrés en-dessousde zéro en état de surfu-sion par inséminationd’un glaçon qui en dé-clenche la cristallisationou, plus prosaïquement,l’émulsion correctementmenée d’une mayon-naise.

6 Il n’est pas jusqu’à l’in-confortable singularitédu big-bang à connaîtreune telle relecture: sonstatut d’événement uni-que sur lequel la sciencene peut avoir rien à direa tendance à se dissou-dre dans d’autres modè-les par l’idée de la banali-sation du processus quiserait d’une totale trivia-lité dans un référentielbeaucoup plus général, ilest vrai, nommé avecesprit et même un cer-tain humour multiuni-vers… Après tout, pour-quoi faut-il nécessaire-ment un début? Admet-tre qu’il y a eu de l’Êtrede tout temps avec seule-ment des modificationssuccessives et cela jus-qu’à plus soif est-il plusou moins dérangeant quel’hypothèse du démiurge,du primum movens quela plupart des doctrinesse sont crues obligéesd’invoquer?

7 Antonio R. Damasio«Spinoza avait raison».Joie et tristesse: le cer-veau des émotions. Éd.Odile Jacob.

La mystique: un processus neuronal

parmi d’autres?

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ne suppose aucune croyance religieuse: ni l’existence d’unêtre personnel, principe d’explication du monde, ni l’exis-tence d’une vie nouvelle après la mort ne font partie desthéories astrologiques. De même, les croyances au para-normal n’impliquent pas, en général, l’existence de Dieu.Seulement certaines d’entre elles supposent qu’il existequelque chose après la mort. Par ailleurs, les grandes reli-gions, comme le catholicisme, s’opposent doctrinalementaux «fausses croyances» comme celles qui concernent laplupart des phénomènes paranormaux où elles soupçon-nent l’action du diable.

On trouve la trace de ces condamnations dans le fait queles catholiques les plus intégrés au catholicisme, ceux quiassistent toutes les semaines à la messe, sont parmi ceuxqui croient le moins souvent aux parasciences, à l’inversedes catholiques détachés de l’Église.

Les croyances au paranormal étant relativement peufréquentes parmi les catholiques les plus pratiquants, ons’attendrait à ce qu’elles s’opposent aux croyances reli-gieuses, puisque le niveau de celles-ci varie avec le niveaude pratique2. Il n’en est rien. La croyance au paranormalva de pair avec toutes les croyances religieuses, en parti-culier celles qui semblent être fondamentales pour les reli-gions dans lesquelles la plupart des Français ont été socia-lisés. Ainsi, les croyances aux parasciences sont plusfréquentes parmi ceux qui estiment l’existence de Dieucertaine (3,8%) que parmi ceux qui l’excluent (17%). Demême, la croyance en un au-delà de la mort s’accompagned’un taux élevé de croyance aux parasciences (en particu-lier si on imagine «une réincarnation», 65%, ou «une autrevie dans l’au-delà», 47%); elle s’oppose, de ce point de vue,à l’opinion qu’«il n’y a rien», 14%. Notons que la croyanceau diable, élément du credo catholique et liée à la repré-sentation d’une après-mort, est en augmentation chez lesjeunes; elle s’accompagne fréquemment de croyances auparanormal.On a vu que les catholiques les plus intégrés (qui se situentau niveau le plus élevé de croyances religieuses) étaient,avec les sans religion, ceux qui croyaient le moins aux pa-

rasciences, mais que ces croyances étaient plus fréquentesparmi ceux qui ont des croyances religieuses. […]

Croyances parallèles et anomieLes dérégulations des systèmes qui encadraient les atti-tudes et les comportements, tels que nous les avonsévoqués, nous semblent, du moins en partie, expliquer ladiffusion des croyances parallèles. Elles évoquent inévita-blement des situations d’anomie, comme «dérèglementfondamental des relations entre individu et société3», «lesactions des individus ne sont plus réglées par des normesclaires et contraignantes».

Nous faisions d’abord l’hypothèse qu’une mauvaise inser-tion dans le monde du travail représentait une situation deprécarité et d’inquiétude pouvant susciter les croyancesparallèles. Celles-ci sont effectivement plus fréquentesparmi ceux qui perçoivent des risques de chômage poureux ou leur famille, ou qui sont déjà au chômage. Dessituations d’insertion sociale affaiblie peuvent avoir desmêmes effets: les croyances au paranormal sont plusfréquentes parmi ceux qui vivent des situations familialesparticulières. Il en est de même pour l’inquiétude que l’onpeut avoir pour sa santé et de la crainte du lendemain. Onobserve que les croyances religieuses subissent égalementun accroissement avec la plupart de ces symptômes.Certaines des situations dont on a analysé les effets ont encommun d’être génératrices d’une perte des repères et,par-là, de sentiments d’isolement et d’anxiété. La solitudeobjective a toutes les chances de s’accompagner d’unesolitude subjective: «Je me sens souvent seul dans la vie»,«Je n’ai pas beaucoup d’amis sur lesquels je peux vraimentcompter», «Actuellement je ne suis pas satisfait de ma viesentimentale». Quels que soient ces indices du sentimentde solitude affective, ils s’accompagnent d’une aug-mentation des croyances parallèles aussi bien que reli-gieuses. […]

Les cadres d’appréhension du monde, qui lui donnentsens et ordre, propres à chaque individu, sont engrande partie déterminés par les différentes organisa-

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L ’univers des croyances parallèles est très hétéro-gène: celles que nous avons sélectionnées fontappel à la fois à des croyances anciennes (fantômes,

esprits des morts), aux différentes mancies (astrologie,voyance, rêves prémonitoires, chiromancie) et à descroyances «modernes» (parapsychologie, extraterrestres).Le tableau 1 montre l’évolution de ces croyances enFrance à partir de trois enquêtes allant de 1982 à 19931.

On observe d’abord que la croyance la moins fréquente,les fantômes, les revenants, atteint tout de même 11%. Enoutre, environ la moitié des personnes interrogées décla-rent croire au phénomène évoqué dans trois cas: la trans-mission de pensée (55%), les guérisons par magnétiseurs(55%), enfin l’explication des caractères par les signesastrologiques (46%).Ensuite viennent les croyances concernant des techniquesde divination: entre un tiers et un quart de la population;enfin, celles qui relèvent de l’irruption d’un certain fantas-tique dans la vie quotidienne. Quoi qu’il en soit, la diffu-sion de ces croyances apparaît considérable.

La hiérarchie des croyances peut être considérée commestable entre 1982 et 1993, mais dans les dix cas où la com-paraison est possible dans le temps, six sont l’objet d’uneaugmentation des proportions supérieure à cinq points depourcentage; et dans trois cas, l’augmentation est del’ordre de dix points: la transmission de pensée augmentede treize points, l’explication des caractères par les signesastrologiques gagne dix points et les guérisons parmagnétiseurs huit points. La tendance générale est doncbien à la hausse. […]

Les femmes sont plus «croyantes» que les hommes, quece soit pour le paranormal ou l’astrologie. Plus on estjeune, plus on croit au paranormal, et un écart de plusde vingt points de pourcentage sépare les 18-24 ans des65 ans ou plus; les variations sont plus faibles pour l’as-trologie et, là, la croyance est surtout développée parmiles 40-64 ans.

S’il est vrai que la croyance à l’astrologie est plus fré-quente parmi ceux qui n’ont pas atteint le baccalauréat, ettend ensuite à décroître quand le niveau d’études aug-mente, il n’en est rien pour la croyance au paranormal. Aucontraire, ceux qui ont fait des études supérieures scienti-fiques atteignent un des niveaux les plus élevés, alors queceux qui n’ont pas dépassé le certificat d’études se situentau niveau le plus bas. Le niveau de croyance des diversgroupes socioprofessionnels est très différencié: ce sontles employés qui croient le plus au paranormal aussi bienqu’à l’astrologie. Pour le paranormal, étudiants et cadressupérieurs atteignent des degrés élevés de croyance, alorsque les agriculteurs sont au niveau le plus bas. Quant à lacroyance à l’astrologie, elle est surtout développée parmiles petits commerçants et artisans, et elle est rare parmiles enseignants (tableau 2).Ces résultats peuvent surprendre. […]Avec la démocratisation de l’enseignement et l’allonge-ment de la durée des études, l’«irrationalisme» ne devaitalors subsister que parmi les couches sociales exclues del’enseignement long ou dans les générations les plusanciennes. Or, nous observons que c’est surtout parmi lesjeunes, ceux qui ont fait des études, les cadres supérieurset les étudiants, que les croyances au paranormal sont lesplus fréquentes. Il faut donc abandonner l’idée que l’élé-vation du niveau culturel va de pair avec l’affaiblissementdes croyances irrationnelles et que celles-ci ne seraientencore actives que dans les groupes sociaux les plus éloi-gnés du savoir. […]

Croyances parascientifiques etcroyances religieuses[…]Une analyse du contenu des différentes croyances auxparasciences pourrait faire penser que ces dernières sontindépendantes des systèmes religieux chrétiens, domi-nants dans la société française, et pourraient même sesituer en dehors du champ religieux. En effet, l’astrologie

L’essor des croyances parallèles*

Évolution des croyances aux parasciences (1982 à 1993)Réponses «j’y crois» (en %) ordonnées selon les pourcentages décroissants en 1993;

les taux de sans réponse n’excèdent pas 5%.Dites-moi pour chacun des phénomènes suivantssi vous y croyez ou non? 1982 1988 1993

La transmission de pensée 42 – 55

Les guérisons par magnétisseurs, imposition des mains – 47 55

L’explication des caractères par les signes astrologiques 36 40 46

Les rêves qui prédisent l’avenir – 38 35

Les prédictions par les signes astrologiques, les horoscopes 23 24 29

Les prédictions des voyantes – 27 24

L’inscription de la destinée dans les lignes de la main – 17 23

Les envoûtements, la sorcellerie 18 – 19

Les passages sur la Terre d’êtres extraterrestres – – 18

Les tables tournantes 13 10 16

Les fantômes, les revenants 5 5 11

Tableau 1. (Ndlr: L’enquête réalisée à nouveau en 2000 a donné, grosso modo, les mêmes résultats - voir Science et Vie - septembre 2003-Le point sur la zététique).

* Article publié dansFuturibles n°260 (janvier2001), dont nouspublions de largesextraits. ã

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tions symboliques dans lesquelles celui-ci a été socia-lisé. Quand ces systèmes symboliques collectifs «prêtsà penser» se fragilisent et que leur transmission s’opèremoins bien, les repères habituels se dégradent pendantque les médias diffusent de nouvelles offres religieuses.La part de liberté augmente mais elle s’accompagned’anxiété. Devant la difficulté à trouver des réponsestotalement personnelles, chacun est disponible pourdes kits de substitution qui facilitent les recompositionssyncrétiques, «collages» d’éléments disparates, moinscoercitifs que les grands systèmes traditionnels collec-tifs.

En effet, jusqu’ici, deux systèmes d’explication cohé-rente du monde s’opposaient au développement desparasciences, d’un côté le rationalisme scientifiqueopposé par nature aux fausses sciences (mais ne répon-dant pas à toutes les questions des hommes, en parti-culier à celles sur leur destinée et sur la mort), del’autre la religion catholique (offrant une explicationtotale du monde) qui combattait les fausses croyances.Maintenant, l’un et l’autre tendent à être considéréscomme insuffisants en eux-mêmes. Or, les systèmes decroyances que nous voyons se développer chez les indi-vidus sont pour partie fondés sur un projet de rappro-chement entre le spirituel et le rationnel, sur un désird’élargissement de la connaissance scientifique à unmode de compréhension plus exhaustif, plus intuitif,plus symbolique, qui réserve sa place à des savoirscachés qui peuvent être révélés à certains élus.

Guy Michelat

tion dans la vie des gens ordinaires. Une bénédictionpapale, pour pas mal de fidèles, remplacera avantageuse-ment un gros lot au Lotto. Il n’est pas facile d’expliquer lesprocessus qui commandent à ces énigmatiques mises enplace de crédulités qui résistent le plus souvent à toutetentative de critique rationnelle.

Car, bien davantage que de croyance, c’est bien de crédu-lité qu’il s’agit, voire même de jobardise pure et simple. Lephénomène est proche de celui que la piété populaireentretient autour de statues de saints ou autres objetsgénérateurs, selon des traditions fortement implantées, demiracles divers: guérisons inopinées, stérilitéssurmontées, fortunes recouvertes, etc. Même lorsque lessupports de ces miracles semblent ne reposer que sur unesupercherie facile à mettre en évidence, cela marcheparfois encore, comme marchent très bien d’autres super-cheries (n’en déplaise au doctorat accordé avec une ridi-cule complaisance à Elisabeth Tessier), l’horoscope et lesmultiples pratiques de divination.

Gober et faire goberDans toute société, les membres qui n’occupent pas uneposition de pouvoir réelle –même si on est toujours le petitchef de quelqu’un–, ceux qu’on a appelés les citoyenslambda, ressentent généralement une certaine formed’embarras à l’égard du monde, lequel leur paraît compli-qué, inextricable, illisible. Dans des temps plus anciens (etencore à notre époque auprès de certains groupes depopulation), les religions apportaient, à grand renfort demystères et d’explications qui ne pouvaient être ratifiéesque par des croyances, les clés permettant de surmontercet embarras. Encore devait-elle accorder une certaineplace à des cultes ou invocations particuliers, pour l’un ou

l’autre saint efficace pour résoudre tel ou tel problèmespécifique, par exemple: c’est la base de la piété populairedont je viens de parler. Le sorcier ou l’intercesseur avaientpour fonction d’aider tout individu venant faire appel àleurs services à «retourner en paix». Leproblème n’était pas toujours résolu, maispour celui qui en était affecté, l’essentiel estqu’il avait été pris personnellement encompte. Si le problème subsistait, c’estqu’il ou elle ne possédait pas suffisammentde mérites, c’est tout: il ou elle n’avait pasprié assez fort, n’avait pas assez respectéles rites, était encombré(e) par un ancêtreperturbateur, etc.

De nos jours, le recours à l’un desmultiples occupants du panthéon popu-laire1 n’est plus vraiment à la mode. Lemonde s’est désenchanté en même tempsqu’il se sécularisait, du moins sous nos lati-

tudes. Mais la sourde inquiétude quiest inscrite au cœur de tout un chacunn’a pas disparu, et même, dans dessociétés dominées par le risque, elle aurait plutôttendance à croître. D’où sans doute l’inflation desrecours aux médecins, mais aussi aux psys, auxdiverses espèces de guérisseurs, aux praticiens dediverses manies. Et à la croyance dans les vertusthaumaturgiques des Olympiens, en lesquelles lesmédias qui, en matière d’obscurantisme ont remplacéles religions traditionnelles, nous incitent à croire,faisant de nous des gobeurs dénués de tout senscritique, qu’il s’agisse de toucher seulement le vête-ment d’une idole de la chanson, de recevoir la photodédicacée, censément par elle, d’une vedette du spec-tacle ou du sport (qui n’est qu’une catégorie du spec-tacle), de serrer la main d’un Royal, le même phéno-mène de crédulité joue. Le bénéficiaire voit sa vietransfigurée, et il peut même s’engager dans la troupede ceux ou de celles qui se livrent de manière régu-lière au culte du thaumaturge, qu’il s’agisse de MèreTeresa, de Johnny Hallyday, de David Beckham2 ouencore du prince Laurent (grâce aux services de l’iné-narrable Anne Quévrin et de son émission PlaceRoyale, championne de l’audimat sur les ondes de lafrancophonie belge).

Si ces gens-là sont différents (en mieux!) de nous, c’estqu’ils possèdent des qualités auxquelles nous ne pouvonsprétendre. En leur rendant un culte, nous pouvons espé-rer recevoir quelques bribes de ces qualités. D’où lessurprenants engouements pour des personnages parfoisaussi ternes que certains princes, ou aux talents aussiminces que ceux de certains «artistes». Les jobards sontlégion, et, tout malins que nous sommes, il nous arrived’en être. À quelques rares exceptions près, nous avonstous une double vie: la première est celle que nousmenons au jour le jour, en proie aux «terribles pépins dela réalité», l’autre est celle que nous vivons par procura-tion, en crédules parfois conscients de l’être, mais alorsavec fierté.

Claude Javeau

1 Contrairement à ce quiest souvent prétendu,aucune religion ne peutvraiment être tenuepour «monothéiste»,même si leurs principesthéologiques le procla-ment. Que l’on songe,entre autres, à tous lessaints et sainteshonorés dans les égliseset ailleurs. Pour l’an-thropologique, c’est cepolythéisme effectif quicompte vraiment.

2 Si j’en crois l’hebdoma-daire Elle du 25 août2003, ce «séduisant»joueur de ballon «a prisla place laissée par la“reine des cœurs”». Sictransit…

L e 31 août 1997, l’épouse divorcée de l’héritier dutrône britannique, née Diana Spencer, connaissaitune fin tragique dans un accident de voiture

survenu à Paris, au tunnel de l’Alma, en même temps queson compagnon saoudien et le chauffeur de la Mercédèsfonçant à toute vitesse, pour échapper, a-t-on dit, à unemeute de paparazzi. Quelques jours plus tard, la retrans-mission des obsèques de la Princesse de Galles auraitrassemblé autour des étranges lucarnes du monde entierun bon milliard de téléspectateurs. Devant les grilles dupalais de Kensington, résidence de la princesse, furentdéposés des quintaux ou des tonnes, j’ai oublié, de fleurset d’autres objets figurant le deuil, désormais de couleurblanche sous nos latitudes, depuis quelques épouvan-tables assassinats d’enfants. Un nombre considérable degens ordinaires, qui ne fréquentaient pas les prétendusgrands de ce monde, aurait pleuré celle qu’on s’empressade surnommer la «Princesse du peuple» ou même parfoisla «Princesse des pauvres». À quinze cents euros la nuit auRitz, cela faisait une pauvreté très supportable, mais, àl’époque, on aurait passé un assez mauvais moment à oserle faire remarquer. «On», en l’occurrence, désigne ici lesmédias audiovisuels et la presse écrite, pas seulement dureste celle de la variante «pipelette», pour reprendre l’heu-reuse expression de mon ami Gabriel Thoveron. Loin demoi l’idée de dénier à la mort brutale de cette jeune mèrede trente-huit ans son authentique dimension tragique.Mais cela ne devrait pas empêcher de s’interroger sur lescauses d’une vague considérable d’émotion transnatio-nale, dont la sincérité ne pourrait être aisément mise encause1.

Lady Di, pour lui donner son sobriquet médiatique, faitpartie de ce qu’Edgar Morin a appelé les Olympiens, cesgens qui échappent au sort du commun et au jugement quiest communément réservé aux actions de ceux-ci. Àl’égard de ces personnages hors normes, jouent diversescroyances qu’entretiennent avec soin presse et médiasaudiovisuels. En l’occurrence, que la princesse de Gallesse préoccupait réellement du sort des miséreux, qu’ellemilitait pour la suppression de leur misère, qu’elleoeuvrait dans le sens de la naissance d’un monde meilleur.Ne l’avait-on pas vue embrasser une autre championne dela cause des pauvres, Mère Teresa, permettant ainsi auxpreneurs d’images du monde entier de diffuser celle del’union de la vieillesse à bout de souffle et de la jeunesseencore en plein rayonnement. Je ne m’interrogerai pas icisur les véritables sentiments qu’éprouvait la princesse àl’égard des malheureux. Peut-être déplorait-elle sincère-ment leur sort. Mais ce genre de personnage est générale-ment privé de toute identité personnelle au profit de lamise en scène d’une identité sociale destinée à servir lesintérêts de propagandes dont les buts et les moyens leuréchappent en général.Certes, le phénomène n’est pas nouveau. Sous l’AncienRégime, les rois de France passaient pour guérir lesécrouelles (autrement dit, mais cela n’aidera guère lamajorité d’entre nous: l’adénopathie cervicale tubercu-leuse chronique). Pour certains fans, un seul sourire deleur idole qui semblerait leur être expressément adressépeut illuminer une vie entière. Hors normes quant au juge-ment qu’il est autorisé à porter sur leur vie privée, lesOlympiens le sont aussi quant à leurs pouvoirs d’interven-

Crédulités et jobardises

Le monde s’est désenchantéen même temps

qu’il se sécularisait, du moins sous nos latitudes.

Mais la sourde inquiétude qui est inscrite au cœur

de tout un chacun n’a pas disparu.

Tableau 2 - Public paranormal (en %)SEXEHommes 28Femmes 34ÂGE18-24 ans 4225-39 ans 3840-54 ans 3155-64 ans 2765 ans ou plus 20NIVEAU DE DIPLÔMESans diplôme, certificat d’études 24BEPC, CAP, BEP 37Baccalauréat 33Enseignement supérieur 31

dont enseignement supérieur scientifique 37PROFESSIONAgriculteur 14Commerçant, artisan, industriel 29Cadre, profession intellectuelle supérieure 32Enseignant 30Étudiant 39Profession intermédiaire 26Employé 38Ouvrier 28Inactif 34NIVEAU D’INTÉGRATION RELIGIEUSEPratiquants dominicaux 27Pratiquants mensuels 41Pratiquants occasionnels 33Non-pratiquants 30Sans religion 27Autres religions 43

Angeli armati de Giotto. Exposition Europalia - La chapelle de Scro-vegni (espace culturel ING jusqu’au 11 janvier 2004).

1 L’enquête de 1993 a étéfinancée par la cité dessciences et de l’industrieet le journal Le Monde.Le questionnaire a été ré-digé par Daniel Boy etGuy Michelat, et l’en-quête réalisée par laSofres. Ses premiersrésultats ont été présen-tés dans un colloque dela Cité des sciences enfévrier 1993. Voir DanielBoy, Guy Michelat, «Pre-miers résultats de l’en-quête sur les croyancesaux parasciences», in LaPensée scientifique et lesparasciences, Paris, AlbinMichel, Cité des scienceset de l’industrie, 1993,pp.208-223. «LesFrançais et les para-sciences», in Sofres.L’état de l’opinion 1994,Paris, Seuil, 1994,pp. 202-217.

2 On a montré que la fré-quence de l’assistance àla messe était liée au de-gré de croyance etqu’elle représentait unebonne mesure du niveaud’intégration au catholi-cisme. Voir Guy Miche-lat, «Ce que se dire ca-tholique veut dire. Lesfacettes de l’apparte-nance au catholicisme»in Guy Michelat, JulienPotel, Jacques Sutter etJacques Maître, LesFrançais sont-ils encorecatholiques?, Paris, éd.du Cerf, 1991, pp.129-209.

3 Raymond Boudon, Fran-çois Bourricaud, Diction-naire critique de la socio-logie, Paris, PUF, 1982.

Guy Michelat est directeurde recherche émérite duCNRS. Il est l’auteur denombreuses publications surles valeurs et les croyances.

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années 1990. Les observations de la sonde COBE, puis dutélescope spatial «Hubble» et, depuis quelques mois, cellesde nombreux observateurs au sol ou dans l’espacesemblent présentement retourner la situation. Ici, c’est leprogrès technologique qui a ouvert des horizons nou-veaux, brisant un quasi-dogme5.L’origine de la vie dans l’univers a donné lieu à de véri-tables verrouillages d’informations. L’hypothèse de lapanspermie (les molécules de la vie ayant une originecosmique) a été rejetée systématiquement entre la mort deson dernier défenseur Svente Arrhénius (1926) et lestentatives romancées de Hoyle pour en relancer l’idée.Aujourd’hui, sous une forme évidemment rénovée, on laconsidère comme «hautement probable», au moinspartiellement.N’évoquons pas les difficultés qu’eut la théorie de la rela-tivité à convaincre les physiciens, ni celle de la dérive descontinents, les géologues. Quelle difficulté eurent les chi-mistes à abandonner leur phlogistique (ndlr: feu, consi-déré comme un des matériaux ou principes de la compo-sition des corps) ou à accepter la théorie de la valenceélectronique. Les météorologistes eurent toutes les peinesdu monde à accepter les changements climatiques. Lesdérives étant trop faibles et trop lentes pour être significa-tives eu égard à la précision des mesures, beaucoup serefusaient même à en envisager la possibilité!En 1939, un astronome illustre démontrait avec uneconviction qui emportait l’adhésion de presque tous qu’ilétait impossible de mettre une sonde en orbite autour dela Terre!

Et pourtant, elle(s) tourne(nt)!On rétorquera à tout ceci qu’il s’agit d’un processus natu-rel. Que la prudence impose le scepticisme et qu’aprèstout quelques utopies finissent bien par se réaliser. «Croireà l’utopie»6 fut le titre d’un discours inaugural d’AndréJaumotte, recteur de l’ULB en 1972. Il s’agissait pour l’es-sentiel d’avaliser un train de réformes issu de la contesta-tion de 1968 et de justifier certains engagements de la poli-tique technologique, dont on ne discutera pas ici de l’op-portunité.

Les utopies présentent des objectifs souvent mythiques.Elles ne stimulent pas nécessairement le progrès. Enbâillonner les chantres n’est pas moins redoutable. Le vraidanger réside dans notre tendance naturelle à scléroserles choses, à éviter les turbulences. Pur égoïsme: nousvieillissons, nos acquis et nos illusions se conservent! Évi-tons toute casse, que nos vieux jours soient sereins, pointde remise en cause! Les turbulences sont généralementplus fortes, le couvercle de la marmite finit toujours passauter et d’autres humains (généralement des innocents)souffrent des éclaboussures brûlantes dont notre obstina-tion et leur espérance d’un éternel confort les poussent àrefuser l’évidence.

Que de temps perdu en d’aveuglantes querelles dont lavanité n’est perçue que trop tard! Mais est-ce vraiment dutemps perdu? L’expérience montre aussi qu’une novationmal assimilée tourne facilement à l’échec sinon au drame.

Entre l’adage populaire «on ne fait pas d’omelette sanscasser des œufs», qui élève la cruauté et l’injustice en sys-tème moral, et le dicton de la sagesse «Hâte-toi lentement»prétexte au conservatisme non moins cruel et injuste, l’hu-manité n’a pas le temps d’hésiter. Elle choisit l’un oul’autre. Au hasard?

André Koeckelenbergh

Théories ineptes cherchent adeptes

Le Guide critique de l’extraordinaire de Renaud Marhic est unoutil remarquable mis à la disposition de tous ceux qui se trou-vent en débat avec les mystiques de l’extraordinaire: un dés-habillage rationnel, rigoureux, peut-être un peu froid, des prin-cipales formes que prennent les croyances paranormales.C’est aussi une documentation sérieuse pour tous les ensei-gnants qui sont confrontés aux questions naïves des cherspetits ou aux interrogations des plus grands et des adultes. Lessujets sont traités avec une objectivité, un respect de l’autre etun sens de la mesure rarement atteints dans le cadre d’undébat trop souvent passionnel. Le tout est suivi d’une bibliographie étoffée et d’un index bienutile.Ceux qui se sont souvent frottés au paranormal y apprendrontdes détails historiques curieux, les autres auront une vue pa-noramique claire des sujets traités. Cette volontaire linéaritéest parfois dérangeante pour le lecteur, car les auteurs, JoséFerrand, Marco Bélanger, Frédéric Lequêvre etsurtout Renaud Marhic font preuve d’une assurancedans les affirmations qui peut paraître sans conces-sions alors qu’elles sont soutenues par de nombreusesréférences auxquelles les lecteurs ont tout intérêt à serapporter s’ils désirent conforter leur(s) jugement(s).Il est vrai que les errements poétiques des mages etmédiums pourraient simplement susciter un hausse-ment d’épaules, être traités d’innocentes sottises etporter les lecteurs à s’interroger: «cela vaut-il la peinede consacrer tant de pages à des thèmes aussi peusérieux?». Ce guide répond exactement à pareillequestion en montrant les exploitations, asservis-sements mentaux et nuisances perverses qui décou-lent de la pratique de l’occultisme ou des (pseudo)«sciences parallèles» On atteint très précisément ceslimites où la tolérance passive ouvre toute grande laporte aux pires fanatismes.Pour avoir été amené à rédiger ailleurs (La scienceface au défi du paranormal, Quorum 1999) une note concer-nant les ovnis qui suscita quelques critiques acerbes de mescollègues les plus radicaux, j’ai bien apprécié le chapitre trai-tant de ce thème (pp. 65-94) rédigé par Renaud Marhic. Ildonne une excellente vision synthétique du problème, bienque les tenants de la réalité du phénomène pourraient luireprocher d’avoir présenté un réquisitoire trop court et, à leursyeux, incomplet. Mais cette attitude est justifiée par uneremarque conclusive qui constate qu’il y a peu d’études scien-tifiques fondées qui ont été menées sur ces objets mystérieux.Cela est assez exact, mais le caractère volatile et inconstant deces apparitions n’en est-il pas une justification? Le déjà ancienRapport Condon, pour critiquable qu’il soit sur certains points,est loin d’être un mince feuillet de quelques pages! Son aspectindigeste montre la difficulté qu’il y eut à conclure. On nerésume pas un pavé, aussi compact et aussi épais, en un tourde main! Dans une brève conclusion, Renaud Marhic constate avecJean Rostand: «aucune théorie n’est assez inepte pour ne pasfaire d’adeptes!». La dernière ligne est un appel à la lecture cri-tique: «s’il est naïf d’espérer en la disparition de l’extraordi-naire du paysage sociologique, il n’est jamais inutile d’en expli-quer l’instrumentalisation».

A. K.

Renaud Marhic, Guide critique de l’extraordinaire, avec unepréface de Henri Broch, 2002, édit. Les Arts Libéraux, 30 e .

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d o s s i e r : C r o y a n c e s

S ous cet intitulé, il est de tradition de traiter des rap-ports entre la foi religieuse d’un homme dit «desciences» et sa pratique scientifique quotidienne.

Lucia de Brouckère1 a fort bien résumé ce que devrait êtrel’attitude cohérente d’un scientifique: sa philosophie etson éthique au laboratoire doivent être les mêmes quecelles qu’il adopte dans sa vie privée et réciproquement! Iln’y a qu’une manière d’être honnête: intellectuellement.

Le cours de la vie confronte parfois les humains à deschoix qui, pour ne pas être nécessairement cruels dansleur rigueur implacable, conduisent à des compromis heu-reux ou malheureux, à des ruptures douloureuses et desrapprochements bienfaisants. Tel n’est pas l’objet de cetteréflexion.Autre chose est le problème des «idées reçues», des «évi-dences», de tous les «paradigmes» et «modes» qui jalon-nent l’histoire de la pensée scientifique et participent à sadynamique jusqu’au moment où ils deviennent des fac-teurs de sclérose qui figent les perspectives et obscurcis-sent l’avenir plutôt que de contribuer à le transformer.La mise en évidence d’un fait nouveau ou d’une idée origi-nale prend souvent le contre-pied de ce qui est connu etenseigné. Le propre du chercheur est alors de tenter del’insérer dans les connaissances déjà acquises. Sonorigine est généralement mal connue et les voies explica-tives consisteront en l’élaboration d’hypothèses suscep-tibles de le justifier. Pour peu qu’elles résistent à la durée,soit qu’elles s’imposent, soit qu’elles soient imposées pardes magisters fiers de les avoir conçues, elles feront «éco-le». Elles deviendront insensiblement les bases indiscuta-bles (qui ne peuvent plus être discutées!) d’une connais-sance nouvelle. On finira par oublier qu’il ne s’agit qued’hypothèses. Une génération plus tard, elles seront deve-nues de vraies croyances. Qui les mettra en doute devien-dra hérétique, sera marginalisé et volontairement ignoré.Il est rare que du vivant de leur auteur ces conceptionsprennent la place qui leur revient. Lorsqu’un plus oumoins lointain successeur remettra ces questions sous lesfeux de l’actualité, le contexte et le langage ayant changé,l’idée ou l’hypothèse seront reformulées car leur présen-tation ou leur motivation première n’auront plus guère defondement. En effet, une telle renaissance nécessite un«grand nettoyage»: soit une reformulation complète, soitun effondrement catastrophique de la «vérité» contre la-quelle elle se dresse. L’histoire des sciences est jalonnée d’événements sem-blables: des résistances intellectuelles ou morales refusentla novation, même justifiée. Ce qu’on appelait au début duXXe siècle «le Progrès», dans l’exaltation libératoire dudéterminisme évolutionniste et scientiste accompagnantl’industrialisation triomphante, c’est la «Science» éclairantla «Raison» et menant au bonheur par le travail! Un clichéqui se superpose au réalisme (?) de Jéhovah chassant «nospremiers parents» du «paradis terrestre» pour avoir tentéde profiter des «fruits» de l’«arbre de la connaissance»: «tugagneras ta vie à la sueur de ton front», «tu enfanterasdans la douleur». Symétrie ou anti-symétrie?À défaut de disposer de la place pour justifier par desexemples détaillés et contemporains les effets (ou mé-faits?) de l’académisme, du mandarinat et du confort intel-

lectuel que procurent l’illusion de la certitude et le besoinde vérité, citons quelques cas emblématiques.La résistance au copernicanisme a été, pour notre pays,bien décrite dans deux publications, l’une concernantLibert Froidmont2 à l’occasion d’un colloque tenu à Ou-paye en 1987, l’autre une journée d’étude3 tenue en 1995au Palais des Académies. On y voit les multiples motivations qui poussent à éviter,nier, éluder, éventuellement exalter pendant près de qua-tre siècles une «évidence» définitivement acceptée aujour-d’hui.Les sciences de la vie ont, par les multiples querelles oppo-sant les écoles fixistes, catastrophistes et évolutionnistes,débouché sur un darwinisme au moins aussi entêté que nele furent les conceptions des théologiens et des lamarc-kiens. L’esprit environnementaliste moderne a suscité unerenaissance des théories d’hérédité des caractères acquisqui n’a pu émerger que tout récemment à la faveur desprogrès de la génétique moléculaire ébranlant la thèse du«tout par l’ADN»4.De même, l’hypothèse cosmologique du big-bang, par sesassises solides et sa logique envahissante, a écarté pen-dant quarante ans du champ des publications à haute dif-fusion toute opinion contraire jusqu’aux environs des

Sciences, croyances, évidences

1 Lucia de Brouckère,Évolution de la penséescientifique, FAML, coll.«Culture laïque»,Bruxelles, 1981.

2 «Libert Foidmont et lesrésistances au progrèsscientifique» - Actes ducolloque tenu au châteaud’Oupaye, septembre1987, édit. A. C. Bernès,(1988), Amis des VieillesFamilles d’Haccourt.

3 «Copernic, Galilée et laBelgique, leurs récep-tions et leurs his-toriens» - Actes de lajournée d’études du 8février 1994. édit. C.Opsomer, Palais desAcadémies, Bruxelles,1995.

4 «L’ADN en question»,Sciences et Avenir,novembre 2003.

5 Cf. le discours du PapePie XII au Congrès del’Union astronomiqueinternationale, Rome,1950.

6 André Jaumotte, Croireà l’utopie, 29 septembre1972, éditions de l’Uni-versité de Bruxelles.

L’histoire des sciences est jalonnée de résistances intellectuelles oumorales refusant l’innovation...

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d o s s i e r : C r o y a n c e s

bouddhistes et ils m’ont répondu dans leur anglaisapproximatif: «Shiva and Bouddha, same same, noproblem»…

Le syncrétisme orientalC’est précisément cette propension à assimiler les divi-nités les plus diverses entre elles et à superposer plusieursreligions que l’on nomme «syncrétisme». Il s’agit del’amalgame d’éléments hétérogènes aboutissant à unnouvel ensemble original. Autant la mentalité occidentale,frappée au sceau du monothéisme exclusif, l’interprètevolontiers comme une confusion, autant la mentalitéorientale s’en accommode. Les bouddhistes qui, partis del’Inde, essaimèrent leur doctrine à travers tout l’Orient onten effet assimilé les religions et philosophies préexistantesqu’ils rencontraient sur leur route, au lieu de s’acharner àles éradiquer comme le firent généralement nos mission-naires monothéistes. Le Chinois traditionnel –pour autant qu’il existe encore aulendemain du maoïsme– ne se définit pas comme taoïsteou confucianiste ou bouddhiste, l’un à l’exclusion del’autre, mais est tout à la fois adepte de Lao-Tseu, deConfucius et de Bouddha. L’expression «les trois religionsde Chine» par laquelle on désigne généralement la reli-giosité chinoise prête donc à confusion car il ne s’agit pasde trois religions distinctes et bien cloisonnées, mais deleur fusion en une seule religion syncrétique, teintée desurcroît par le vieux fond animiste et mythologique de laChine primitive. Ce syncrétisme s’est introduit jusquedans les temples bouddhiques qui contiennent fréquem-ment l’une ou l’autre divinité taoïste. Les doctrines et lespratiques des trois religions, initialement fort différentessinon contradictoires, se sont peu à peu mutuellementinfluencées: les taoïstes voient en Bouddha un disciple deLao-Tseu, tandis que les bouddhistes font de Lao-Tseu unBodhisattva et que Confucius est souvent présenté commeun disciple de Bouddha… Ainsi, le Chinois baptise sonenfant au temple taoïste, souscrit à l’éthique confucianisteet s’adresse au bonze pour la célébration de ses funé-railles2.Le syncrétisme engendre des religions autonomes dont lesingrédients ont été empruntés à gauche et à droite. La plusbelle réussite en la matière reste sans doute le caodaïsmevietnamien. Cette religion fondée en 1925 et riche dequelque deux millions de fidèles réunit «les trois religionsqui n’en font qu’une», celles-là mêmes dont il a été ques-tion à propos de la Chine. Jusque-là rien de très surpre-nant vu l’influence de la culture chinoise au Vietnam. Maisle caodaïsme n’en reste pas là: aux côtés de l’Être suprêmequi séjourne «dans un temple (daï) au plus haut (cao) descieux», il associe allègrement le Christ, Mahomet, Jeanned’Arc, Napoléon, Winston Churchill, Sun Yat-Sen et VictorHugo!…

La situation au Japon est sensiblement identique à celle dela Chine: à la vieille religion autochtone des shintoïstes estvenu se greffer à partir du VIe siècle de notre ère le boud-dhisme chinois et coréen. Les kami (dieux) du shintôfurent assimilés à des réincarnations –des avatars– duBouddha et des temples bouddhiques s’élevèrent dans lessanctuaires shintoïstes. Le résultat est un amalgame denotions bouddhiques et de dévotion à l’égard des kami, letout agrémenté de superstitions et de vieilles croyancesanimistes. L’expression ryôbu-shintô, «shintô en deuxparties», traduit cette idée fondamentale que les deux reli-gions ne sont que les deux faces d’une seule et mêmeréalité. Comme en Chine, les rites qui rythment les étapesde l’existence sont confiés aux prêtres ou moines des deux

religions. Le Japonais naît et se marie shintoïste, maismeurt bouddhiste. Comme le dit un poème du XVe siècle:«D’un dieu shintô à un Bouddha, la différence n’est quecelle de l’eau et de la vague»3.

Retour en OccidentOn aimerait entendre davantage de juifs, chrétiens etmusulmans en dire autant de Yahvé, Dieu le Père et Allahet l’on apprécierait la présence d’unmenorah dans une mosquée, d’un cruci-fix dans une synagogue ou d’un minaretau Vatican. Le syncrétisme, on l’acompris, est signe d’ouverture à l’autreet de tolérance. Il suppose que l’onreconnaisse ne pas détenir la Vérité uneet unique. Il souscrit à cette pensée deKipling qui disait de l’autre: toi quidiffères de moi, loin de me léser, tum’enrichis. Il existe au moins unecommunauté à laquelle cette perspec-tive ne semble pas une incongruité: ils’agit des quelque deux millionsd’adeptes du baha’isme, une religionsyncrétique née au XIXe siècle en Iranet aspirant à fondre toutes les religionset toutes les civilisations en une grandesynthèse dont la portée serait universelle. Mais il est vraique les baha’is, lorsqu’ils ne sont pas persécutés, sont malvus et assimilés à une secte pernicieuse.

Encore impensable il y a quelques générations, le syncré-tisme gagne des adeptes auprès des nombreux vagabondsspirituels de notre Occident désormais plus déchristianiséque véritablement chrétien. Nous traversons en effet uneépoque éminemment syncrétique, et cela précisément àl’heure où le monothéisme chrétien traverse une crised’envergure. Depuis les années 60-70, la spiritualitécontemporaine tente avec plus ou moins de bonheur defaire la synthèse entre toutes les aspirations plutôt nébu-leuses, pour ne pas dire chaotiques, d’un Occident déçupar le monothéisme et d’une époque en quête d’unenouvelle définition du divin. Les multiples ingrédients duNew Age ressemblent aux amalgames évoqués ci-dessus.Nous y trouvons un subtil mélange de druidisme, dechamanisme, d’astrologie, de channeling (contact avec lesanges et les esprits) et surtout un attrait sans cesse gran-dissant pour l’Orient et ses techniques psycho-corporellesvisant à l’élargissement de la conscience personnelle et àl’épanouissement de l’individu en harmonie avec lecosmos. L’extraordinaire diffusion du bouddhisme enEurope et aux États-Unis résulte de cette même recherched’une nouvelle planche de salut par laquelle la spiritualitéoccidentale tente de se renouveler. Cette néo-spiritualitéhybride irrite les esprits rationalistes qui y décèlent unerésurgence de la superstition et inquiète les autorités reli-gieuses qui, voyant en elle une dangereuse concurrente,s’empresse de la disqualifier en la traitant de «bricolagespirituel pour temps de disette» ou de «fast-food de la reli-gion». Il n’empêche: le syncrétisme contemporain a plusd’un atout pour plaire à notre époque où la mondialisationrêve de créer une culture planétaire. À l’heure où les cris-pations intégristes, produits du monothéisme, divisent etoù l’humanisme athée ne séduit (encore?) qu’une minoritééclairée, cette hétérodoxie offre au moins l’avantage denous parler d’harmonie et d’ouverture à l’autre. Si leshommes ne peuvent se passer de religion, que celle-ci soitsyncrétique!

Xavier De Schutter

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d o s s i e r : C r o y a n c e s

L ’on imagine difficilement être tout à la fois monar-chiste et républicain. De même, on ne conçoit pasqu’un adepte d’une des trois grandes religions abra-

hamiques puisse se déclarer tout à la fois juif, chrétien etmusulman. Le monothéisme est en effet exclusif: la Véritérévélée du Livre, qu’il s’agisse de la Torah, des Évangilesou du Coran, se présente comme «la» Vérité unique etindiscutable puisque d’origine céleste. Certes, ces reli-gions acceptent jusqu’à un certain point le dialogue œcu-ménique, mais chacune reste dé-tentrice de «la» définition de Dieuqui ne tolère guère la remise enquestion. Lorsqu’il s’agit d’asseoirson monopole, le Dieu des mono-théistes a tendance à excommu-nier ses rivaux. Voilà pourquoi ledialogue entre deux monothéis-mes est si difficile et se résume leplus souvent à deux monologues(lorsqu’il n’évolue pas en guerresainte). Il y a peu, nous avonsentendu Mgr Léonard, évêque de Namur, affirmer à latélévision que l’ange Gabriel qui s’adressa à Mahometn’était pas vraiment le Gabriel biblique. Est-il besoin derappeler que les juifs n’ont pas reconnu dans le Christ leMessie qu’ils attendent encore et toujours ou que l’incar-nation de Dieu en un Fils sauveur relève de l’hérésie auxyeux des musulmans? Semblable exclusion expliquepartiellement pourquoi la religion a si souvent élevé desmurs entre les hommes.

Le syncrétisme polythéisteMais toutes les religions n’ont pas enfermé le divin dansune définition figée aussi rigide qu’un carcan. Songeonsaux polythéistes d’antan qui, habitués à la diversité d’undivin multiple, gardaient grandes ouvertes les portes deleur panthéon et étaient toujours prêts à accueillir desdieux étrangers. Il ne serait jamais venu à l’esprit d’unpolythéiste, grec ou romain par exemple, de contester

l’existence des dieux mésopota-miens, égyptiens, celtes ou autres.Hérodote et Jules César en fournis-sent deux bons exemples: le premier,lors de son voyage aux bords du Nil,identifia chaque dieu égyptien à son«correspondant» grec, et le secondfit de même avec les dieux gaulois,chacun identifié à son «correspon-dant» romain, jetant ainsi les basesde ce qui allait devenir la religionsyncrétique gallo-romaine. Il s’agis-

sait en somme de rapprocher les hommes en rapprochantleurs dieux. C’est ainsi que le perse Mithra fut honoréjusqu’aux rives du Danube et de la Tamise, que l’égyp-tienne Isis eut ses temples à Athènes ou à Rome et que leshindous ne virent aucun inconvénient à faire de Bouddhaou de Jésus un énième avatar de Vishnou1. J’ai moi-mêmeété hébergé dans l’Himalaya par des paysans qui hono-raient sur leur autel familial Shiva aux côtés du Dalaï-Lama. Intrigué, je leur ai demandé s’ils étaient hindous ou

Le syncrétisme contemporain

Un bricolage séduisant?

3 Lorsqu’elles ne fusionnè-rent pas, les deux reli-gions coexistèrent pacifi-quement. Ce n’est qu’à lafin du XIXe siècle, lors dela réforme de l’ère Meiji(1868) que le shintoïsme,devenu religion d’État etteinté de nationalismeimpérialiste, voulut seséparer du bouddhisme.Les bonzes furent persé-cutés, les statues deBouddha brûlées et lestemples fermés. Mais iciaussi, ces persécutionsrevêtaient un caractèrepolitique plutôt que reli-gieux. De même, le chris-tianisme, introduit auJapon au XVIe siècle, futpersécuté parce quel’empereur voyait dansles missionnaires portu-gais et espagnols desagents venus d’Occidentpour préparer laconquête du Japon.

1 Par contre, la cohabita-tion du polythéisme hin-dou et du monothéismemusulman n’a jamais étéaisée. Tout au contraire,elle fut à l’origine denombreux massacres quiaboutirent à la sanglantepartition de l’Inde et à lacréation du Pakistan en1947. Aux yeux deshindous, les musulmanssont des barbares igno-rant le dharma (l’ordrecosmique), tandis quepour les musulmans leshindous ne sont que desinfidèles idolâtres et, pireencore, zoolâtres. Larencontre entre ces deuxcommunautés a pourtantporté ses fruits: lesikhisme né au XVIe siè-cle se présente commeune synthèse entre l’hin-douisme et l’islam. Etl’on trouvera ici et làquelques grands sagesou mystiques, védantinset soufis par exemple,qui surent s’élever au-dessus des différencespour reconnaître, ainsique le fit Ramakrishnaau XIXe siècle, que «laconnaissance conduit àl’unité comme l’igno-rance à la division».

2 Cela ne doit pas nousfaire oublier que les rela-tions entre toutes cescommunautés furent par-fois orageuses, mais lesquelques persécutionslocales dont furent victi-mes les bouddhistesavaient des causes éco-nomiques et politiquesplutôt que religieuses. Laremarque, il est vrai,s’applique également àplus d’une guerre dite dereligion (croisades etautres djihads) entre lesmonothéistes.

Xavier De Schutter est l’au-teur des Métamorphoses dudivin, éditions Espace delibertés, 2002.

Le «syncrétisme» est l’amalgame d’éléments

hétérogènes aboutissant à un

nouvel ensemble original.

Encore impensableil y a quelques générations,

le syncrétisme gagne des adeptes auprès

des nombreux vagabonds spirituels de notre Occident

désormais plus déchristianisé que véritablement chrétien.

© Clerbois

Statuettes votives à Kyoto (Japon) - Si le Japonais naît et se marie shintoïste, il meurt bouddhiste.

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l a ï c i t é

Aide aux justiciables

«Ça n’arrive qu’aux autres»

Àla page des faits divers, unjournal hebdomadaire re-late: «Dans la fuite d’au-

teurs d’un cambriolage, une balleperdue est venue se loger dans lajambe d’une passante…»; «unenfant traversant sur le passagepour piétons s’est fait faucher parune voiture…»; «lors du procès d’unpère incestueux, la mère de lavictime a révélé avoir elle-même étéabusée dans l’enfance…», «un li-braire, agressé pour la troisièmefois dans son magasin, a tiré sur lesauteurs du hold-up…», «on aretrouvé, noyé, dans le canal […]un homme, Rwandais d’origine,dont la famille avait été disséminéelors du génocide…».

Ces récits, s’ils suscitent chez lelecteur curiosité, fascination, sontcependant vécus comme lointains,irréels, un peu comme une histoirequ’on raconte… pas question, eneffet, de se laisser toucher par cesrécits, de s’identifier à ces «person-nages», de se voir soi-même à laplace de ces victimes…

Tout ça n’arrive qu’aux autres, ail-leurs et loin… Et pourtant...

Les services d’aides aux victimessont agréés et subsidiés dans lecadre de l’aide aux justiciablespour assurer aux victimes d’infrac-tions et à leurs proches une aidesociale, une information juridiqueet un accompagnement psycholo-gique.

Car quand l’impensable se produit,comment faire face? Commentsurmonter les symptômes envahis-sants liés au traumatisme ou audeuil? Comment, financièrement,supporter le coût d’une hospitalisa-tion, d’une incapacité de travailpermanente ou d’un procès? Com-ment s’y retrouver dans le dédalejudiciaire pour faire reconnaître ses

droits en tant que victime? Maisaussi, comment parler aux enfantsde toute cette violence, comment nepas la reproduire lorsqu’on n’a paseu de repères, quand toutes lescartes ont été brouillées, commentfaire confiance à nouveau, etc.

Qu’il s’agisse de faits ancienscomme les maltraitances familiales,les abus sexuels dans l’enfance, leseffets transgénérationnels deguerres ou génocides… ou de faitsplus récents qui ont produit unerupture dans le quotidien d’unepersonne, les assistants sociaux,juristes, psychologues du serviceaccompagnent les victimes dansl’ensemble des conséquences d’unevictimisation. Car chaque fois quequelqu’un s’est mis «hors la loi»,une victime l’a accompagné danscet «hors cadre», dans cet impen-sable et a donc subi, pour elle-même, les effets de cette rupture,de cette déliaison. Tout commepour les auteurs, pour les victimes,une attention de la société estnécessaire pour leur permettre dese réinscrire dans l’existence et dene pas rester en marge.

Amélia Kalb

Adresses utilesí FÉDÉRATION DES SERVICES LAÏQUES D’AIDE AUX JUSTICIABLES, rue Lelièvre 5,

5000 Namur - Tél./Fax. 081/26.13.52.

í SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES - NAMUR, rue P. Joseph Lion 3,5500 Dinant, Tél./Fax 082/22.73.78 - email asj.laique@mlfbn. org

í SERVICE D’AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES, rue Saint-Lambert 34,4040 Herstal, Fax 04/248.48.10 - 04/264.91.82 - Fax. 04/248.48.12.

í SERVICE D’AIDE AUX JUSTICIABLES DU HAINAUT, rue de la Citadelle 135,7500 Tournai, Tél./Fax. 069/21.10.24.

í SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES - CHARLEROI, rue de France 31,6000 Charleroi. Tél. 071/53.91.87 - Fax. 071/53.91.81.

í SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES DE LA PROVINCE DE

LUXEMBOURG, place Communale 21-25, 6800 Libramont, Tél./Fax.061/21.04. 51 - email [email protected]

í SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES - BRUXELLES, rueHaute 314, 1000 Bruxelles - Tél. 02/537.66.10 - Fax. 02/537.12.22.

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d o s s i e r : C r o y a n c e s

«L’enfant fait confiance à ce que lui raconte le conte defées parce qu’ils ont l’un et l’autre la même façon deconcevoir le monde», écrit Bruno Bettelheim dans«Psychanalyse des contes de fées». Les contes de fées netraumatisent pas les petits, selon le psychanalyste, maisrépondent à leurs angoisses et exercent une fonctionthérapeutique. Une histoire doit, toujours selon lui, déve-lopper l’intelligence, enrichir la vie, donner confiance ensoi et en l’avenir. Les contes de fées prennent au sérieuxles angoisses de l’enfant et l’aident à mettre de la cohé-rence dans ses sentiments. Ils sont millénaires et univer-sels et possèdent par là une valeur inégalée: l’assuranceque l’on peut réussir.

Peut-on parler de «croyance» chez les enfants?Monique Meyfroet: Le bébé a une pensée qui s’organise àla fin de la première année, autour de l’absence et de laprésence, de la sécurité, de la continuité. On n’en est pasencore aux questions philosophiques. On voit les enfantsqui rejouent ce qui leur sert de sécurité autour de l’objettransitionnel. L’enfant recrée le monde à partir de ce qu’ilressent et se crée une forme de croyance par un jeumental lié à l’expérience de tous ses sens. En fait, toutesles croyances vont dans ce sens-là; il s’agit de créerquelque chose qui tient lieu de fil d’accrochage, de sens àla vie. C’est déjà une préoccupation chez le bébé. Pour lui,l’objet transitionnel recrée les conditions de sécurité. Pourles adultes, c’est pareil. L’art et la religion sont là pour direcomment créer un monde de sens et un sens à sa vie. C’est

toute la question de la production culturelle qui est aujour-d’hui sur la place publique. De tous temps, les enfants onteu une sucette ou une couverture…. ça ne date pas d’hier.Cette question a été davantage débattue récemment car ily a plus de collectivités d’enfants et la question se posait àpropos de leur sucette, hygiénique ou pas, faut-il la leurlaisser ou non… J’entendais récemment Marcel Rufo1 quidisait que nous avions tous des objets transitionnels àrépétition, comme les jeux vidéos pour les jeunes aujour-d’hui2.

C’est vrai aussi par rapport à la télévision, aux feuilletonsauxquels les jeunes sont rivés?C’est sûr qu’on entre dans l’imaginaire! On retrouve dansles feuilletons, les «soaps», des thèmes universels et unevision stéréotypée de la famille, la paternité, les enfantslégitimes ou non, l’abandon, la perte, la naissance, lamort... Je n’irai pas jusqu’à dire que «Dallas» est un contemoderne, mais les questions traitées sont universelles,qu’on le regarde n’importe où dans le monde. La visiondes enfants et des adolescents qui aiment «Sept à lamaison» est aussi infiniment stéréotypée: le père pasteur,la femme à la maison, la kyrielle d’enfants… une familleidéale en somme! L’adolescence étant un moment derecherche d’identité, on retrouvera aussi des «contes pouradolescents». Est-ce la raison du succès d’émissions tellesque «Star Academy»?

Les contes n’aident-ils pas à penser que même si ce quiarrive est grave, on parvient à s’en sortir?Les contes d’aujourd’hui sont fort édulcorés par rapportaux contes originaux. Avant la pensée concrète, autour desept ans, on est dans un monde de croyances et de magiemais, en même temps, on peut avoir développé unegrande lucidité sur les problèmes du quotidien, on estaussi aux prises avec des pulsions- on est dans la haine dumoment, on est jaloux… Les contes de fées reprennent ceséléments forts et douloureux et doivent d’ailleurs êtreentendus comme des vecteurs d’émotion.

Mais les choses finissent toujours, d’une manière oud’une autre, par s’arranger? L’issue heureuse, juste, nesoulage-t-elle pas? Le conte apporte-t-il à l’enfant uneréponse plus fantastique que réelle qui répond mieux àses questions qu’une réponse «scientifique», objective, del’adulte?Il y a de cela. Il y a une issue et c’est cela qui est intéres-sant. Je parle ici de contes racontés et non pas de ceux quisont transposés au cinéma et qui peuvent se révélerviolents pour un enfant. Dans «Bambi», quand on lit: «Leschasseurs ont tué la maman de Bambi…», on imaginecette phrase avec plus ou moins de réalité ou de force. Aucinéma, elle est visible: on ne peut contourner l’image.Serge Tisseron3, qui a travaillé sur les images, constateque, en fonction de ce que l’enfant a dans la tête, lesimages feront écho ou non. Pour ma part, il vaut mieuxraconter d’abord le conte avant de le voir sur écran. Il y a

Amélia Kalb est présidentedu Service d’aide aux justi-ciables de l’arrondissementjudiciaire de Bruxelles.

Contes: le merveilleux qui rassureUne interview de Monique Meyfroet, psychologue clinicienne

parfois un réalisme dans l’image quiva davantage percuter les imagesmentales de l’enfant.

Est-il donc souhaitable que lesenfants conservent la croyance enSaint-Nicolas, Père Noël…?Les adultes ont une tout autre idée dumerveilleux que les enfants. Lemerveilleux pour les petits et lesjeunes enfants n’est pas une réalitéédulcorée, comme le pensent lesadultes. Le passage de l’insécurité àla sécurité les excite beaucoup et serévèle rassurant. La vision du mer-veilleux sans méchant, sans marâtreou sans sorcière, c’est surtout dans latête des adultes. Ainsi dans lalégende de Saint-Nicolas, onretrouve père Fouettard, plein demenaces et lourd de symboles, et lesenfants aiment jouer avec cescontrastes. En revanche, ce qui vaquestionner davantage l’enfant, c’estle fait que Saint-Nicolas véhicule uneimage d’intrusion toute-puissante.On note d’ailleurs une recrudescencechez les enfants de la peur de Saint-Nicolas. Personnellement, je ne suispas favorable à ce conte. Pour moi, cedoit être une fête pour les enfantsconcoctée par des parents bien inten-tionnés. De plus, il ne faut pas croireà la «fausse» innocence des enfants.Ils feront d’ailleurs parfois semblantde croire à cette histoire afin de«préserver» leurs parents d’unedéconvenue... En effet, nombreuxsont les adultes qui imaginent qu’onquitte l’enfance quand on ne croitplus en Saint-Nicolas. Sans doute nesont-ils pas totalement dans l’erreur:c’est le moment où l’enfant a comprisque l’adulte, le parent, peut délibéré-ment le tromper par ses affirmations.

Les contes sont-ils lus aujourd’huicomme ils l’étaient hier?Pour moi, le merveilleux, c’est le jeu:c’est la re-création du monde au quo-tidien. Entre «Jeu et réalité» (Winni-cot), je peux moi, enfant, devenir unmagicien, un créateur, un organisa-teur très puissant. Dans le fait deraconter des contes tels que Cendril-lon et Blanche-Neige, on joue, tantl’enfant que l’adulte, à réfléchir et às’émouvoir, sur les places de chacun,sur son rôle... Ce qui est merveilleuxpour l’enfant, c’est d’avoir un «objet»qui est véhiculé par un adulte dispo-nible pour lui et qui l’aidera à «conte-nir» toutes les forces émotionnellesmises en présence. En bref, c’est lefait de revivre pour l’enfant l’idéequ’il peut compter sur un adultesolide qui le soutient.

Propos recueillis par Michèle Michiels

1 Marcel Rufo est pédo-psychiatre.

2 Voir aussi Espace deLibertés n°315- (Un“doudou” moderne).

3 Psychanalyste et pédo-psychiatre.

Bertrand Gadenne, Le souf-fleur de bulles. (Dispositifinteractif et vidéos. Appari-tions - Iselp, bd de Waterloo31, 1000 Bruxelles - Jusqu’au6 décembre 2003).

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minant pour l’accès ou le maintiendans l’emploi. L’importance du «bienéducatif» sur le marché du travailbelge renvoie donc chacun face à sesresponsabilités: puisque le systèmeéducatif a une importance névralgi-que pour l’avenir des générations etpuisque, dans le même temps, il seveut «égalitaire», il importe d’autantplus qu’il soit efficace, équitable, etqu’il offre à tous les élèves, sansdistinction liée à l’origine socioéco-nomique, au sexe ou à la nationalité,les mêmes chances d’émancipationsociale.

Dispositifs pour les élèves «à risques»

Dans cette optique, d’autres indica-teurs permettent de mieux analyserles processus d’éducation: la duréemoyenne des études, les dépensesd’éducation, la qualité de l’éducationtelle qu’elle est perçue par les élè-ves5, etc. À ce niveau, la Commu-nauté française semble disposer dedispositifs potentiellement favorablespour les élèves dits «à risques»: lesélèves d’origine sociale défavoriséeet les élèves les plus faibles se trou-vent généralement dans des classesmoins nombreuses que dans lesautres pays. Dans le même sens, lesélèves nés à l’étranger se déclarentplus favorablement soutenus parleurs enseignants que les autres.Autre distinction positive: la diffé-rence d’espérance de scolarisation,en termes de nombre d’années, entreles élèves qui font les études les pluslongues et ceux qui font les pluscourtes est l’une des plus faibles del’Union européenne. Il faut cepen-

dant relativiser ce dernier constat,car même si la durée de l’obligationscolaire jusque dix-huit ans peut,plus qu’ailleurs, permettre aux élèvesde bénéficier de nombreuses annéesd’enseignement de base, il ne fautpas omettre qu’un grand nombred’entre eux passent plusieurs annéesau même niveau d’études et peuventquitter le système d’enseignementobligatoire sans une certificationfinale à ce niveau. La tradition trèsségrégative du système d’enseigne-ment en Communauté française(redoublements, orientation précocedans différentes filières) est d’ailleursune des explications les plus pro-bables de son degré d’iniquité plusélevé que dans les autres pays car,parmi ceux-ci, nombreux sont ceuxoù le redoublement des élèves estpresque inexistant et où il n’existepas de filières différenciées dans l’en-seignement avant l’âge de quinze ouseize ans.

SégrégationD’autres indicateurs traitent égale-ment des «inégalités d’éducation enmatière d’acquis cognitifs», et per-mettent de mettre en exergue, à lasuite de l’étude Pisa 20006, que lesystème éducatif de la Communautéfrançaise est, en Europe, l’un de ceuxoù les compétences des élèves sontles plus dispersées. En d’autres mots,l’écart entre les élèves les plus forts etles plus faibles est nettement plusimportant qu’ailleurs, signe que lesystème éducatif assure difficilementà tous les élèves un minimum d’éga-lité en termes d’acquis scolaires.L’ampleur de la ségrégation entre lesétablissements scolaires en Commu-

nauté française est sansdoute l’une des causesde cette disparité du ni-veau de compétencesdes élèves: plusieurs dis-positifs se conjuguent eneffet pour «trier» les élè-ves selon leurs caracté-ristiques et les rassem-bler dans tel établisse-ment et dans telle filière.L’ampleur de cette ségré-gation scolaire entre lesétablissements a été cal-culée et montre qu’enCommunauté française,il faudrait qu’environ 60% des élèvesfaibles changent d’école pour quel’ensemble des élèves faibles soientrépartis de manière égale dans l’en-semble des établissements scolaires,contre seulement 30% en Finlandeou en Suède7! On constate égale-ment que les élèves de la Commu-nauté française sont encore inégale-ment regroupés au sein des établisse-ments scolaires selon le statut desprofessions exercées par leurs pa-rents, leur pays d’origine et leur ori-gine linguistique. La liberté du choixde l’établissement scolaire et la con-currence que se livrent ces établisse-ments entre les différents réseauxd’enseignement ou au sein même deceux-ci peuvent expliquer en grandepartie ce phénomène. Ce choix poli-tique fort, car constitutionnel, peutdonc se heurter à la concrétisation deprincipes d’égalité définis par exem-ple dans le «Décret missions».

Le système éducatif de la Commu-nauté française se caractérise doncpar un haut degré d’iniquité dans dif-férents domaines. Mais il ne faudraitpas se contenter de ces constats. Lerapport du Gerese se veut un outilpermettant aux décideurs d’évalueret de (re)définir des politiques éduca-tives adaptées aux choix politiques etde sociétés des citoyens ou des ac-teurs du système scolaire. Certainsd’entre eux (un échantillon d’élèvesde deuxième secondaire) se sontd’ailleurs exprimés dans le cadred’une enquête pilote sur les senti-ments de justice à l’école8. Déjà à ceniveau, les élèves manifestent desopinions tranchées sur la justice dusystème éducatif: près de la moitiépense qu’un enseignement juste de-vrait consacrer plus d’attention auxélèves les plus faibles… mais seule-ment 4% estiment que c’est effective-ment le cas.

Ariane Baye, Julien Nicaise,Marie-Hélène Straeten et

Marc Demeuse

6 Voir aussi «Pisa 2000.Les mauvais scores dela Communautéfrançaise», Espace deLibertés n°306/décembre2002.

7 Les excellents résultatsde la Finlande lors del’étude PISA 2000 del’OCDE montrent que,contrairement aux idéesreçues, l’hétérogénéitédes établissementsscolaires et des classesen termes de caractéris-tiques des élèves estloin d’être incompatibleavec un très bon niveaude compétence moyenet une proportiond’élèves très compétentsplus qu’enviable.

8 Cette enquête pilote aété menée dans le cadrede l’étude discutée dansces pages.

Les auteurs sont chercheursau Service de Pédagogieexpérimentale de l’Univer-sité de Liège.

La Belgique est l’un des pays

où le niveau d’études atteint par les élèves est particulièrement

déterminant par rapport à l’emploi

qu’ils pourront occuperdans l’avenir.

L’enseignement en Communautéfrançaise

Un haut degréd’iniquité

Les résultats de cette étude onttrouvé un large écho dans lapresse belge francophone en

raison d’un constat particulièrementinterpellant: le système éducatif de laCommunauté française de Belgiquesemble se démarquer, par rapport àses voisins européens, par un hautdegré d’iniquité2.

L’égalité: un concept polysémiqueDans l’étude, le concept d’équité édu-cative a été préféré à celui d’égalitééducative. Cette dernière notion, plusrépandue et, a priori, plus simple àappréhender, est pourtant probléma-tique. En effet, il existe différentstypes d’égalité éducative: l’égalitéd’accès à l’école, l’égalité de traite-ment (par exemple, disposer desmêmes conditions d’apprentissage),l’égalité en termes d’acquis scolaires(par exemple, acquérir, au moins, unmême niveau minimum de compé-tences en lecture) et enfin, l’égalitéen termes d’émancipation sociale etde valorisation des diplômes sur lemarché de l’emploi. L’égalité éduca-tive est donc un concept polysémiquedont certaines des dimensions peu-vent se côtoyer simultanément ausein des systèmes éducatifs del’Union européenne. Ainsi, parmi lestextes légaux régissant le systèmeéducatif de la Communauté fran-

çaise, il est tantôt fait référence à l’é-galité d’accès à l’école, tantôt à l’éga-lité d’acquis scolaires en termes desocles de compétence à acquérir partous3. Pour atteindre ce secondobjectif, les décideurs ont notam-ment opté depuis une dizaine d’an-nées pour la généralisation d’unelogique de discriminations positives,inégalitaires en soi, afin d’offrir unmeilleur traitement aux élèves poten-tiellement défavorisés. L’imbricationcomplexe de différentes logiqueségalitaires a poussé les auteurs del’étude à développer une approchemultidimensionnelle où ces logiquespeuvent interagir dans un débatouvert à différents choix politiques.

Quelle équité dans l’enseignement en Communauté française?

Parmi les indicateurs construits, cer-tains sont centrés sur le contexte desinégalités éducatives. En effet, aucunsystème éducatif ne fonctionne envase clos, déconnecté de toute réalitésocioéconomique et culturelle. Cesindicateurs permettent de situer cha-que système éducatif européen dansla société dans laquelle il s’inscrit: sicette société est particulièrementinjuste ou inégalitaire, le systèmeéducatif aura d’autant plus de mal àmettre en œuvre des politiques équi-

tables, et les prescrits légaux d’unetelle société ne l’encourageront peut-être même pas dans ce sens. Cette première série d’indicateurspermet notamment de prendre lamesure de l’«incitation» à poursuivredes études: si l’on constate de gran-des disparités en matière d’emploi enfonction du niveau d’études, on peutimaginer que les élèves (et leursparents) seront d’autant plus encou-ragés à poursuivre leur scolarité. Dece point de vue, la Belgique4 est l’undes pays où le niveau d’études atteintpar les élèves est particulièrementdéterminant par rapport à l’emploiqu’ils pourront occuper dans l’avenir.En effet, les personnes qui n’obtien-nent pas de diplôme de l’enseigne-ment secondaire supérieur éprou-vent des difficultés importantes sur lemarché du travail et, bien que cecisoit vrai pour tous les pays de l’Unioneuropéenne, cette distinction est plusforte en Belgique que dans la plupartdes autres pays de l’Union.

Cette information peut être mise enparallèle avec les aspirations profes-sionnelles des élèves de quinze ans.Ainsi, en Belgique, les élèves dont lesparents exercent les professions lesmoins prestigieuses, tout commeceux qui ont de très faibles résultatsen lecture, ont des aspirations nette-ment moins élevées que les autresélèves. Il apparaît que, pour ces deuxcatégories d’élèves, les incitations àpoursuivre des études et à s’engagerdans les parcours scolaires les plusprestigieux sont moindres. Ceci poseun réel problème en matière de poli-tique éducative dans un pays où,comme nous l’avons vu, le niveauéducatif est particulièrement déter-

1 Une version électroniquedu rapport est disponiblesur le site de la Commis-sion européenne:http:/europa.eu.int/comm/education/programmes/socrates/observation/equa-lity_fr.pdf

2 L’étude, soutenue par laCommission européennedans le cadre duprogramme Socrates, aété coordonnée par leService de PédagogieExpérimentale de l’Uni-versité de Liège. Menéeen partenariat avecplusieurs autres univer-sités, elle a permis l’éla-boration de 29 indica-teurs comparatifs relatifsà l’équité des systèmeséducatifs européens.

3 Il faut néanmoins rappe-ler que le système belgeest basé, non sur l’éga-lité, mais sur la libertéd’enseignement, c’est-à-dire sur le caractèreprivé de celui-ci: c’est cequ’affirme la Constitu-tion depuis l’indépen-dance et cela n’a jamaisété remis en causedepuis, même si lois etdécrets ont progressive-ment infléchi cetteconception «ultra-libé-rale» en introduisantd’autres objectifs (via parexemple le «Décretmissions» ou le «Décretsur les discriminationspositives»).

4 Pour cet indicateur, on nedispose pas de donnéesspécifiques pour laCommunauté française.

5 Dans le cadre d’uneétude pilote, 1632 élèvesde deuxième année del’enseignement secon-daire ont été interrogésen Communautéfrançaise sur leursnormes et sentiments dejustice par rapport ausystème éducatif.

En juillet dernier, le Groupe européen de recher-

che sur l’équité des systèmes éducatifs (Gerese)

déposait à la Commission européenne un rapport

intitulé: «L’équité des systèmes éducatifs euro-

péens. Un ensemble d’indicateurs»1.

C’est en Communauté française que l’écart entre élèves forts et faibles est le plus important.

© Flémal

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E n brassant les cultures, lamondialisation propage lesgroupes repérables par des

intérêts communs. Certains d’entreeux, au nom de leur spécificité, re-vendiquent parfois des prérogativesqui malmènent l’un ou l’autre prin-cipe de la démocratie libérale. Loinde l’idéal républicain, le citoyen va-t-ils’effacer derrière un sujet soumis auxnormes de son groupe d’appartenan-ce? Tel est le nouveau spectre quihante l’Europe. La Belgique, certes,n’en est pas là. Néanmoins lescomportements identitaires n’y sontpas absents. Pour éclairer ce débatdélicat, la revue Politique propose undétour par la communauté juive dupays1. On y découvre un judaïsmelaïcisé et sécularisé, marqué par unevolonté d’intégration mais qui, majo-ritairement, considère Israël commecentre de la vie juive. C’est dire que leconflit du Proche-Orient l’affecte.Repli communautaire? L’avis deHenri Goldman, rédacteur en chef dePolitique.

Comment définiriez-vous le commu-nautarisme?

Comme le positionnement de l’indi-vidu dans la société au travers de songroupe d’appartenance ethnico-cul-turel.

Quel regard portez-vous, à lalumière de cette définition, sur lacommunauté juive de Belgique?Elle est, pour une partie d’entre elle,organisée au travers de structuresmultiples: écoles, associations, cen-tres culturels, périodiques de liai-sons, radio libre, etc. Bien que nom-breux sont ceux qui s’en défendentdans la frange éclairée de cette com-munauté, une telle structurationrelève de plus en plus du communau-tarisme. Cette situation, qui n’a riend’un défaut, s’explique aisément:toute minorité, surtout si elle est ou aété opprimée, a tendance à nouer desliens forts entre ses membres et às’interroger collectivement sur les ré-percussions que peuvent avoir pourelle les évolutions de l’environne-ment dans lequel elle vit. Dans le casparticulier de la communauté juive,en Belgique comme ailleurs, cettetendance s’est évidemment trouvéerenforcée en raison de l’exacerbationdramatique du conflit israélo-palesti-nien.

Le dossier de Politique met aussi enévidence que cette communauté estbien acceptée dans notre pays.Cela tient au fait qu’il s’agit d’unecommunauté semi-ouverte en cesens que l’appartenance de ses mem-

Une religiosité quiétiste alliée à unetendance à la sécularisation des con-duites et des croyances singularise-rait l’islam européen. Certains desislamologues les plus avertis esti-ment en outre que les musulmansd’Europe refonderont à terme leuridentité sur les thèmes universalisteset humanistes du message islami-que. Dans cette perspective, la laï-cité du judaïsme belge ne peut-elleau moins leur servir d’exemple?La page est ouverte, mais ce serait entous cas un gros travail. Dans le casdes musulmans, les cultures d’ori-gine restent bien évidentes et par-viennent à nous par le biais des tech-nologies de communication. Pour lesJuifs, le problème se pose autrement:Israël est un produit récent de l’his-toire et les Juifs de la Diaspora neviennent pas de là. Quant à la laïcisa-tion des rites religieux, elle serait trèsmalaisée pour les musulmans: dansune société dont le calendrier annuelest rythmé par les fêtes chrétiennes,comment, sans religion, garder vi-vant le temps islamique quand celui-ci renvoie essentiellement à des épi-sodes de la vie du prophète? Rendutout juste possible par le fait que letemps juif commémore, lui, desévénements historiques vécus par lepeuple hébreu, ce travail de laïci-sation relève déjà, pour les Juifs, dela quadrature du cercle…

La résurgence de l’antisémitismedans nos pays n’est pas contes-table. Souscrivez-vous pour autantà la notion de «nouvelle judéopho-bie» que ses théoriciens, commePierre-André Taguieff2, présententcomme une forme inédite d’antisé-mitisme en ce sens que celui-ci,nourri maintenant par l’islamismepolitique et l’extrême gauche, semanifesterait aussi dans descouches sociales nouvelles à savoirl’immigration d’origine arabo-musulmane?Je pourrais souscrire à cette notion: ily a effectivement des phénomènesnouveaux à l’œuvre dans le champde l’antisémitisme. Il est en particu-lier exact qu’une forme de judéopho-bie nourrie de références anticolonia-listes s’exprime dans certaines fran-ges de la population arabo-musul-mane et que la gauche, en raison decet enracinement tiers-mondiste, necritique pas ou pas assez fermement.L’islam a d’ailleurs toujours charriéune modalité singulière d’antisémi-tisme. Les Juifs du monde musulmanétaient, en effet, comme les chré-

tiens, cantonnés par la Sharî’a, la loicoranique, dans un statut de soumis-sion et d’avilissement structurels ap-pelé «dhimmi». Il s’agit d’une condi-tion de sujet «protégé» à la merci dupouvoir musulman. Elle imposait aux«dhimmis» une discrimination vesti-mentaire, les frappait d’un certainnombre d’interdits, les exposait à cer-tains tributs spécifiques, etc. Il est peucontestable que cette «dhimmitude»ancestrale a légué, aux populationsmusulmanes immigrées, certains cli-chés méprisants qui, après avoir étérefoulés, s’expriment aujourd’huiplus librement dans le contexte del’hostilité, par ailleurs compréhensi-ble, du monde arabe à l’égard de lapolitique de colonisation israélienne.Et ce d’autant que, comme la Franceen Algérie, le colonisateur a volon-tiers utilisé les minorités juives de sesterritoires d’outre-mer pour diviserses sujets. Ne perdons pas de vue nonplus qu’il a existé un virulent antisé-mitisme stalinien. Enfin, à l’extrêmegauche sévit parfois, il faut le recon-naître, ce «socialisme des imbéciles»qu’est l’antisémitisme populiste.Mais rien n’est chimiquement pur…

Attitudes insolites

Certains pointent la résurgencediffuse du vieux fond antisémitechrétien?Il y a un antisémitisme chrétien, lesÉcritures et l’Église ayant, comme onle sait, accusé les Juifs d’être un peu-ple coupable du crime suprême dedéicide. Néanmoins, cet antisémi-tisme-là, pour l’heure, ne me semblepas réactivé. La gauche chrétienneest assurément en proie à un conflitde culpabilité. Et à l’égard des Juifsdu fait de l’attitude coupable de lahiérarchie romaine face à la Shoah.Et à l’égard des Arabes en raison del’attitude paternaliste des missions àl’époque de la colonisation. Dans cecontexte, elle regarde, me semble-t-il,le conflit israélo-palestinien commeun antagonisme entre deux victimesdu christianisme. Qu’il y ait eu desdérapages judéophobes parce que lesPalestiniens sont apparus à un mo-ment comme les victimes principalesde la guerre ne signifie pas que leschrétiens soient aujourd’hui plusantisémites que hier. En résumé, jedirais que l’on peut qualifier la judéo-phobie actuelle de nouvelle, moinsparce qu’elle intègre des élémentsinédits –elle véhicule essentielle-ment des préjugés préexistants–,

que par ce qu’elle réac-tive aujourd’hui massi-vement ces compo-sants antérieurs.

Beaucoup de Juifsbelges éprouveraientun angoissant malaise?Il faut garder le sensdes proportions. Pierre-André Taguieff pré-sente la nouvelle judéo-phobie comme un phé-nomène raciste domi-nant. Cela ne corres-pond pas à la réalité.Ceux qui vivent vrai-ment les insultes auquotidien, qui sont massivementvictimes d’une stigmatisation ram-pante, qui se voient refuser des loge-ments et interdire l’entrée des disco-thèques, des stades, etc., ce ne sontpas les Juifs, mais les Arabes. Il nefaut jamais perdre de vue la sommedes discriminations de toutes naturesdont ils font l’objet. Du racisme, ce nesont pas les Juifs, mais les Arabesqui, chez nous, sont les principalesvictimes. Même si ces victimes nesont pas toujours innocentes…

La communauté juive s’est-ellerepliée sur elle-même depuis laseconde Intifada?C’est difficile à mesurer. On note entous cas des attitudes insolites. DesJuifs totalement assimilés se décla-rent soudain prêts à émigrer enIsraël. Par ailleurs, dans les milieuxjuifs démocrates, progressistes, hu-manistes, d’aucuns éprouvent unindubitable malaise lorsqu’ils s’a-perçoivent que les thèses trèsmodérément pro-israéliennes qu’ilsdéfendent comme à l’habitude nesont désormais plus considéréescomme recevables par des interlo-cuteurs non Juifs qui considèrentque la partie adverse a globalementraison. Alors qu’ils n’ont personnel-lement jamais connu la stigmatisa-tion, ils constatent ainsi brutale-ment qu’on les perçoit commedifférents, que leurs propos et leursidées déçoivent. Ceux qui seconsidéraient comme universa-listes et se voient soudain ressentisainsi comme communautaristes vi-vent cela parfois difficilement. Maison est là, il faut le dire, à ce pointdans le domaine de l’ineffable quel’on souhaiterait à tous les discri-minés d’être stigmatisés de cettefaçon!

bres à ladite communauté est le plussouvent le résultat d’un choix cons-cient, alors que dans d’autres com-munautés, c’est massivement le mon-de extérieur qui assigne aux indivi-dus concernés leur groupe ethnico-culturel d’origine: exclusion, ghettoï-sation, stigmatisation, etc. Les Juifsde Belgique constituent –du moins àBruxelles, c’est moins le cas à An-vers– un groupe humain à ce pointlaïcisé et sécularisé qu’il n’est plussocialement visible, sinon par le pa-tronyme. S’il le souhaite, un Juif peutdonc échapper largement –je n’ai pasdit totalement– aux formes tradition-nelles de l’assignation communau-taire.

Relents de «dhimmitude»

Le modèle communautaire juif belgepourrait-il servir d’exemple à lacommunauté arabo-musulmane?Il le pourrait théoriquement et ce se-rait effectivement une bonne chosede voir l’islam se laïciser et se sécu-lariser à son image. Mais, enpratique, le modèle juif est-il trans-posable de manière non probléma-tique? Toute minorité ethnico-cultu-relle en voie de sécularisation est,dans une société ouverte comme lanôtre, menacée d’une aspiration irré-versible allant jusqu’à l’assimilationtotale, c’est-à-dire l’oubli radical desorigines. Un maintien non conflic-tuel des particularismes me semble,au nom de la «biodiversité cultu-relle», néanmoins préférable àsemblable appauvrissement collec-tif. Il faut cependant voir ce que, enl’espèce, impliquerait la persistancedu particularisme musulman sur lemodèle juif. Ce n’est, en effet, ni lareligion, ni la langue qui rassemblentaujourd’hui les membres de lacommunauté juive. La fréquentationcroissante des synagogues signe da-vantage un besoin d’ancrage socialqu’une reviviscence de la foi. Quantà la culture yiddish, elle a été prati-quement anéantie à la fois par legénocide, l’assimilation forcée prati-quée par le stalinisme et les succèsdu sionisme politique qui la regardecomme la langue du temps mauditdes ghettos. Dès lors, ce qui consti-tue aujourd’hui le centre de gravitéde la communauté juive, c’est essen-tiellement Israël. Souhaite-t-on quele Maroc ou la Turquie soit demaince qui tiendrait ensemble la com-munauté musulmane? J’en doute…

Laïcisée et sécularisée, la communauté juive de Belgique

pourrait idéalement servir de modèle à d’autres minorités.

Mais quid de la «nouvelle judéophobie»?

1 Communautarisme: lemodèle juif – Une mino-rité parmi d’autres, n° 31,octobre 2003. HenriGoldman en est le rédac-teur en chef.

2 La nouvelle judéophobie,éditions Mille et UneNuits, Paris, 2002.

Toute minorité ethnico-culturelle

en voie de sécularisation est, dans une société ouverte

comme la nôtre, menacée d’une aspirationirréversible allant jusqu’à

l’assimilation totale, c’est-à-dire l’oubli radical

des origines. © AFP

Le chagrin des Juifs

L’entretien de Jean Sloover avec Henri Goldman

Un des attentats qui ont ravagéIstanbul.

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 21

i d é e s

S ’il est un penseur qui semble,sans trop de dommage, pou-voir être soumis à ce type

d’annexion, c’est bien Jean-JacquesRousseau. N’est-il pas à maintségards le premier des modernes?N’est-ce pas lui qui rompt le plusdélibérément avec l’âge de la rhéto-rique, l’âge des faiseurs et des cour-tisans, en s’ingéniant à ne pas êtrepris en flagrant délit d’insincérité,en attestant de sa bonne foi devantun tribunal imaginaire? Chez lui, lavie compte autant que l’œuvre. End’autres termes, il n’est pas que sonoeuvre (comme l’étaient les écri-vains de l’Antiquité), il est aussi etsurtout sa vie. Le lien qu’il veut nousfaire nouer avec ses écrits, mêmepolitiques, est le plus personnelpossible, l’écrivain veut que noussentions battre son cœur derrière lesmots qu’il emploie, il veut que nousreconnaissions en lui, à tout instant,un semblable et un frère.

En bonne logique, un jour ou l’autre,tout admirateur de Rousseau doitdonc se faire concrètement ou men-talement son biographe. Ce fut lecas, il y a une quinzaine d’années,de Raymond Trousson. Après avoirfait le point sur la fortune littérairede l’écrivain, le professeur quienseigne la littérature à l’ULB sedonna scientifiquement pour tâchede raconter sa vie. Il le fit en deuxvolumes, La Marche à la gloire et LeDeuil éclatant du bonheur, qui vien-nent de reparaître en un seul1. Lascience chez l’érudit n’ayant jamais

contrevenu à l’élégance, c’estd’abord avec un réel plaisir littérairequ’on redécouvre cet ouvrage.Raymond Trousson écrit naturelle-ment bien, sans chercher à se fairevaloir au détriment du sujet qu’iltraite. C’est un aimable compagnonde route que son amour des détailsvrais, soigneusement relevés dansun paysage d’une infiniecomplexité, ne rend jamais insup-portable. Au demeurant, notreauteur aurait eu mauvaise grâce dene pas s’occuper de ce dont Rous-seau lui-même –encore un traitmoderne!– considérait commeessentiel, c’est-à-dire l’insignifiant.

Préfaçant sa Vie de Jean Racine,Mauriac disait très justement: «Unauteur ne se décide à écrire unebiographie entre mille autres queparce qu’avec ce maître choisi, il sesent accordé: pour tenter l’approched’un homme disparu depuis dessiècles, la route la meilleure passepar nous-mêmes». À chaque page,on sent Raymond Trousson pleine-ment accordé, au sens musical, avecle siècle qu’il nous dépeint et avecl’homme qui l’incarne dans ses bon-heurs et ses contradictions. Fortheureusement, la sympathie quel’historien éprouve ne s’égare en au-cune manière dans les voiespérilleuses de l’hagiographie. Repla-çant un écrivain dans son époque,Raymond Trousson s’efforce d’êtreéquitable. Homme des Lumières, ilfait autant que possible toute lalumière sur le personnage (on songe

à l’épisode qui, plus que d’autres,passe pour ternir à jamais la réputa-tion de Rousseau, l’abandon de saprogéniture confiée aux «Enfantsassistés»).

Le portrait qui se dégage d’une bio-graphie aussi scrupuleuse sera évi-demment des plus contrastés. L’ef-fondrement des grandes mytholo-gies politiques nous permet de voirRousseau avec des yeux lucides.Longtemps l’écrivain fit figure deraté et, toutes proportions gardées,son destin ne fut pas loin de s’appa-renter à celui d’un «picaro»,parasite ou vagabond quitentait de s’en tirer sur leschemins du vaste monde et secherchait des protecteurs oudes protectrices dont une aumoins (Mme de Warens) futune véritable mère de substi-tution. Mais c’était aussi, enson jeune temps, un person-nage à la Dickens, sujet à de«grandes espérances». Et–pourquoi pas?– un intellec-tuel sartrien quelque peusouffreteux, partagé entre apostasieet retour à la foi ancestrale, voire uncandidat à la sainteté, pressé de fuirun monde injuste et de faireentendre sa différence irrécupé-rable. Plus d’une fois, cet homme enquête d’amour fit tout ce qu’il putpour se faire détester.

En 1749, une illumination mentaledécida de sa carrière d’auteur. Il fitvertu de son infériorité sociale, ilassuma sa marginalité en un tempsoù le pouvoir prenait au sérieux lalittérature et son pouvoir de fairetomber les masques. Une autrefaçon, on n’en sort pas, d’être mo-derne, de retourner contre les autresle regard négatif qu’ils portent survous. Rousseau n’allait cesser d’en-seigner la dissidence. Et de se croirepersécuté. Tout cela après avoirchoisi d’épouser Marie-Thérèse LeVasseur, une «femme (...) bornée, àla limite de la débilité»! Ah, que depassionnantes, que d’émouvantescontradictions!

Michel Grodent

1 Raymond Trousson,Jean-Jacques Rousseau,Paris, Tallandier, 852 p.,27 e .

Dominés par l’idéologie médiatique, nous ne

pouvons jouir d’un écrivain que si nous en

proclamons l’«actualité». À toutes les époques

de l’histoire, nous nous découvrons ainsi des

contemporains sur lesquels nous projetons nos

préoccupations du moment.

Plus d’une fois, cet homme

en quête d’amour fit tout ce qu’il put

pour se faire détester.

20 Espace de Libertés 316/décembre 2003

i d é e s

Tout peut se direOui, mais pourquoi?

L a passion de Raoul Vaneigempour tous ceux qui se révoltentau nom de la liberté, pour tous

ceux qui pensent autrement, pour leshérétiques est proverbiale. Je penseévidemment à son gros travail sous-titré «Les hérésies, des origines auXVIIIe siècle»1.

Raoul Vaneigem est donc vraimentune des personnes dont on peutattendre le plus pour la défense de laliberté d’expression. Il en donne lapreuve en publiant pour la rentréelittéraire un ouvrage au titre intrai-table: Rien n’est sacré, tout peut sedire2.

En exergue de l’ouvrage, il met unephrase de Voltaire qu’aujourd’hui laplupart des gens en réalité combat-tent: «Je ne suis pas d’accord avec ceque vous dites mais je me battraipour que vous puissiez le dire libre-ment».

Pour Vaneigem «aucune idée n’estirrecevable, même la plus aberrante,même la plus odieuse».Bien entendu, le blasphème est enligne de mire et Vaneigem dit auximam, pope, rabbin, pape et autregourou de ne pas s’aviser «de susci-ter une interdiction judiciaire à l’en-contre des opinions qu’il exècre».Mais il me semble pécher par opti-misme quand il dit que le blasphème«n’a guère plus de sens dans unesociété laïque que n’en aurait aujour-d’hui l’attouchement des écrouellespar quelque descendant des rois deFrance». La réalité ouest-euro-péenne n’est pas ce qu’il croit3 etl’admission des pays est-européensdans la cour des droits de l’Hommene va rien améliorer. Le soutien sansfaille de plusieurs d’entre eux à lamention des origines chrétiennes del’Europe dans le projet de Constitu-tion européenne en discussion nepeut laisser d’illusions.

La position de Vaneigem est la plusradicale qui soit: «les opinions racis-tes, xénophobes, sexistes, sadiques,haineuses, méprisantes ont autant ledroit de s’exprimer que les nationa-lismes, les croyances religieuses, lesidéologies sectaires, les clans corpo-ratistes: «Si on interdit Mein Kampf

ou Bagatelle pour un massacre,pourquoi autorise-t-on les diatribesantisémites de saint Jérôme ou deLuther ou «ce livre truffé d’infamiescomme la Bible»? Voilà qui est bienvisé: toutes les législations répres-sives sont hautement sélectives.

Quant aux lois contre le révision-nisme, elles s’en prennent au «puérilrevers des choses, sans toucher auxcauses».

Avec une logique que je partage, il neveut interdire que «les violences àl’encontre des biens et des person-nes».

L’interdiction de s’érigeren jugeLe plus intéressant de l’ouvrage portesur la signification de la liberté d’ex-pression, question que trop peu degens se posent. La source fondamentale du droit des’exprimer en toute liberté, c’est pourVaneigem, «notre naturelle propen-sion à la curiosité qui nous reconnaîtle droit de tout savoir». C’est unefaculté créatrice propre à l’homme etcet objectif de connaissance interditde s’ériger en juge.

Vaneigem touche juste ici aussi etprend de plein fouet ceux –les plusnombreux et surtout les plus puis-sants, médias compris– qui s’empres-sent officiellement à vouloir régle-menter cette liberté mais en réalité àen évacuer tout ce qui ne leur con-vient pas.

L’autre raison que donne Vaneigemest en principe fondée. Vaneigemveut surtout s’en prendre au féti-chisme de l’argent, ce qui est sondroit et je peux jusqu’à un certainpoint partager sa réprobation.

Il est sans illusion: «Face au féti-chisme de l’argent, l’éthique… est in-suffisante». Seule la liberté de parolepeut permettre de lutter contre «lacorruption du vivant par l’argent».

Calomnie libreOn commence ici à s’approcherd’une vision politique générale deVaneigem qui peut aboutir à de gros

problèmes. On peut le voir dans cequ’il dit de la répression de la calom-nie.

Pour Vaneigem, la calomnie n’a d’im-portance que pour un homme d’af-faires, un politique, toute personneayant une autorité, c’est-à-dire, selonlui, quelqu’un qui vit «son existencepar procuration et sur le mode de lareprésentation». À ce type d’homme,il oppose celui qui cultive le goût del’authenticité, qui va «son cheminselon ses désirs». Vaneigem conclut:«les mots ne tuent que ceux qui s’en-richissent de leur fausseté». Lacalomnie doit donc être libre.L’idéologie situationniste de Vanei-gem l’emmène ici sur une piste d’unparfait rousseauisme. Aucune sociétén’a vécu et ne vivra sans que certainssoient plus en vue que d’autres. L’im-portant est qu’il s’agisse des pluscompétents, des plus actifs, des plussavants, des plus vertueux.

L’égalité de fait n’est pas un rêvequ’on ne peut atteindre mais unevoie sans issue.

Tout au contraire quelqu’un quiveut une liberté de parole pratique-ment totale doit admettre que soncorollaire, et sa seule limite, est laresponsabilité, notamment celle dene pas nuire sans raison ou demanière erronée, à un tiers.

Sur ce point, j’avoue donc ne passuivre du tout Raoul Vaneigem. Sonparadis égalitaire me semble unenfer. S’il était possible, qui nousdit sérieusement qu’une sociétéd’égaux serait vraiment libre? Ils’agit seulement d’un raisonnementthéorique dont je me méfie.

Patrice Dartevelle

1 La résistance au chris-tianisme, Fayard, 1993.

2 Raoul Vaneigem, Rienn’est sacré, tout peut sedire, Réflexions sur laliberté d’expression,préface de RobertMénard, Paris, LaDécouverte et Reporterssans frontières, 2003, 45pages, environ 6,40 e .

3 Cf. Dirk Voorhoof,Espace de Libertés,Document n°5, novem-bre 2000 et mon articleLa répression du blas-phème en Europe inNieuw Tijdschrift van deVrije Universiteit Brus-sel, 15-4, 2002, pp. 71-77 et Vivre n°8 (mars2003), pp. 52-59.

Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 23

s c i e n c e s

2004 sera uneannée bissextile

L es lecteurs d’Espace de Liber-tés se rappelleront que l’an2000 fut bissextile alors que les

années millénaires, lorsque le mil-lésime n’est pas divisible par quatrefont exception à la règle. En revan-che, 2004 sera bissextile.

Cette manière d’organiser les joursde l’année fut établie en 1582 par lepape Grégoire XIII. Bien qu’elle soitaujourd’hui répandue dans tout lemode moderne des affaires, elle futtrès lentement appliquée. Les ré-formés furent longs à convaincre etles orthodoxes davantage encore. Ilsont conservé scrupuleusement leurcalendrier religieux «julien», de mê-me que les israélites et les islamistes,non moins attachés aux leurs. La réforme grégorienne faisait suite àune ultime modification du calen-drier romain, apportée par JulesCésar en 708 de l’an de la fondationde Rome, c’est-à-dire en 35 avant ledébut de notre ère.Chaque peuple de l’antiquité orga-nisa son temps en fonction dessaisons dès qu’il devint agriculteur etsédentaire, mais conserva la notionde lunaison (intervalle d’environ 28 à30 jours entre les Nouvelles Lunes) etcelle de semaine de sept jours parquart de lunaison (4x7=28). Il fallutattendre que les cités grecques s’u-nissent pour qu’elles harmonisentleurs calendriers.Celtes et Gaulois avaient des systè-mes calendaires qui restent encoreassez mystérieux à déchiffrer. Leurincorporation à l’Empire romain lesamena à appliquer les décrets d’Au-guste qui confirma la réforme deCésar en 8 avant notre ère. C’est le«calendrier julien» qui débute aupremier janvier (mois de Janus, dieudes portes), c’est-à-dire deux moisplus tôt que le mois de mars quiouvrait précédemment l’année.

On se souvient que le mythe de lafondation de Rome l’attribue àRomulus qui traça un sillon circulairedélimitant la ville en 753 avant ledébut de notre ère (c’est une conven-tion). Du peuple dont il était issu, ilconserva une année de dix moisdébutant au 1er mars actuel et lon-gue de 304 jours (quatre mois longsde 31 jours et six de trente).Le premier des rois, à peine moinsmythique, Numa Pompilius, estréputé avoir réformé le système afinde faire mieux correspondre la duréede l’année civile avec celle de l’annéesolaire (évaluée alors à 365 jours).Numa introduisit 51 jours supplé-mentaires: janvier et février. Il n’enmanquait pas moins dix jours pour

faire 365! Le coup de génie qui a lais-sé ses traces dans notre «conscientcollectif» est l’invention du treizièmemois (Mercedonius) de 29 jours, s’in-sérant tous les deux ou trois ansentre le 23 et le 24 février (le sixièmejour avant les calendes de mars). LesRomains découpaient leurs mois entrois parties inégales: les calendes,les nones et les ides. De surcroît, ilsdécomptaient les jours: ainsi Césarayant été assassiné «aux ides demars», la décision en a été prise à «laveille des ides de mars» et non «le 14mars».Constructeurs des ponts et gardiensde la religion, les pontifes décidaientselon leur bon plaisir de l’année decette intercalation, ce qui rend latransposition des dates romainesparticulièrement hasardeuses. Sousl’influence des pythagoriciens duVIIe siècle avant notre ère, l’idéequ’un nombre pair était néfaste s’estimplantée chez les Romains supersti-tieux. On rabaissa les mois de 30jours à 29 en conservant les mois de31 jours sauf le dernier de l’année(février) de 28 jours, mois néfaste(mois des fièvres…?).Ce système présentait le défaut deperdre un quart de jour chaqueannée avec, pour conséquence, unlent dérèglement du calendrier parrapport aux saisons (25 jours parsiècle).C’est le conseiller alexandrin deCésar, l’astronome Sosigène, qui sug-géra à ce dernier la répartition desmois de 30 et 31 jours avec un moisde février de 28 jours. Ils firent dispa-raître Mercedonius, mais conser-vèrent, à la même place, le jour inter-calaire unique, c’est-à-dire entre le 23et le 24 février, ce qui se disait«sixième (sextilius) jour «bis» avantles calendes de mars» (ancien débutde l’ année). D’où notre «année bis-sextile».

Comment le jour intercalaire glissa-t-il au 29e jour de février (dernier jourde l’année ancienne)? Les meilleursauteurs font le silence sur ce point.Partout, y compris dans les décretsde César et d’Auguste, ainsi que dansles textes conciliaires, on écrit que«février comptera 29 jours».Les premiers siècles chrétiens ont vula semaine judéo-babylonienne de

sept jours supplanter le découpageromain. La numérotation con-tinue en vue d’assurer la conti-nuité de l’écoulement du tempsfit disparaître «le sixième jour“bis” avant les calendes» Onpeut penser que la mu-tation se fit progressive-ment et spontanément.Ces réformes firent hési-ter beaucoup les diffé-rentes provinces de l’Em-pire et engendrèrent desinterprétations diverses.En fait, le concile de Ni-cée, en 325, généralisal’année julienne telle qu’elle futpratiquée jusqu’en 1582, fixantl’équinoxe de printemps au 21mars, Noël au 25 décembre, etdétermina le mode fort com-pliqué de fixation des fêtes re-ligieuses «mobiles», telles Pâ-ques ou la Pentecôte.

Cependant le cours de la Terre au-tour du Soleil, la ramène à son équi-noxe de printemps après 365,2422jours, soit 0,0078 jour trop tôt, pres-que 8 millièmes de jour, soit 11,5minutes. Sur cent ans ce n’est pastrès sensible (un peu plus de 19heures), mais cela représente un jourtous les 120 ans… En 1582, l’équi-noxe se déroulait le 11 mars. Il avaitavancé de dix jours en 1 200 ans! Laréforme grégorienne fit sauter lecalendrier de 10 jours. Le lendemaindu jeudi 4 octobre fut le vendredi 14.En 1583, la date de l’équinoxe deprintemps fut à nouveau un 21 mars.Cette correction brutale impliquaitpour l’avenir un petit coup de poucecompensatoire: bien que divisiblepar 4, l’année séculaire fut décrétéenon bissextile (commune). Or, ce«petit coup de pouce» est un peu tropfort, car le temps de circulation de laTerre autour du Soleil est un peu pluscourt que la durée «mathématique»de l’année grégorienne 365,2425…Car jusqu’ici on a joué avec desquarts de jour et des jours entiers, ceque la nature ignore.Les petits écarts entre la réalité astro-nomique et la rigidité du calendrierferont que dans… dix mille ansl’équinoxe se situera 3,5 jours troptôt. On a le temps de voir venir!

André Koeckelenbergh

22 Espace de Libertés 316/décembre 2003

i d é e s

Allende, le frèremarxiste

N é en 1908, Allende fait partiedes fondateurs du parti so-cialiste chilien en 1933. Mé-

decin, il devient ministre de la Santéen 1942 dans un gouvernement deFront populaire. Le 4 septembre1970, après trois tentatives infruc-tueuses, il remporte les électionsprésidentielles chiliennes. Son gou-vernement d’Unité populaire allantdes communistes aux chrétiens degauche sera renversé le 11 septem-bre 1973 par un putch dirigé par lecommandant en chef des armées, legénéral Augusto Pinochet, téléguidépar les États-Unis dont les intérêtsimpérialistes avaient été gravementatteints par les mesures de justicesociale du gouvernement démocrati-quement élu. Ces faits sont large-ment connus. Comme l’est d’ailleursl’appartenance à la maçonnerie deSalvador Allende –qui le proclamaitdès avant son accession à la prési-dence– qui est au centre de cetouvrage.

La traduction en français du livre dujournaliste chilien Juan GonzaloRocha1, si elle n’apporte pas de réel-les révélations, éclaire cependantd’un jour nouveau l’itinéraire deSalvador Allende par la reproductiondans le texte et en annexe de nom-breux documents internes à lamaçonnerie. On pense plus particu-lièrement aux discours prononcéspar Allende lorsqu’il recherche lesoutien de ses frères à divers mo-ments-clés de son parcours politique.On soulignera la pertinence desnotes et explications en fin de cha-pitre qui permettent au néophyte decomprendre les termes et usagesmaçonniques.Allende était membre de la loge«Hiram 65», une loge qui avait pro-clamé la mixité à la fin des annéestrente à l’exemple du «Droit hu-main». Maçon, il est également

marxiste. Il insiste d’ailleurs sur lacompatibilité de cette double appar-tenance, contrairement à celle demaçon et de communiste. Un destextes essentiels publiés dans le livreest la lettre de démission2 à la logequ’écrit Allende le 21 juin 1965. Lefutur président du Chili y dénoncel’absence de jeunes et d’ouvriers etplaide pour que l’ordre s’impliquedans la politique afin d’appliquer lesbelles idées développées à longueurde tenues: «Cette position de notreOrdre l’amènera nécessairement àlutter avec ceux qui sont des indicesd’une mise à l’écart généralisée etavec ceux qui jouissent des avan-tages d’un statu quo atrocementinhumain et antisocial. Semblabesbatailles furent livrées hier, et aujour-d’hui il faut combattre l’oligarchie, le

féodalisme agraire, la concentrationfinancière des monopoles, le colonia-lisme, le néocolonialisme, mais aussil’obscurantisme religieux et dogma-tique. Si l’Ordre accepte de prendre unetelle attitude conforme aux responsa-bilités de notre heure, il ne pourrapas garder le silence et s’enfermerdans les temples. Au contraire, sesfiles se verront grossir et fortifier defaçon que ses enseignements trans-cendront de manière décisive lemonde qui l’entoure. Mais un Ordrequi se tait lorsque l’on sème la terreurpsychologique sur notre vie civique,cela n’a aucune valeur spirituelle»3.

Il redira la même chose lors d’undiscours tenu le 2 août 1970 au res-taurant El Rosedal à l’occasion d’unemanifestation de soutien à sa candi-dature à l’élection présidentielle àlaquelle assiste de nombreux ma-çons: «Tout comme les loges lauta-rines qui nous ont dans le passé aidésà nous libérer de la soumission à l’Es-pagne, je souhaite qu’aujourd’hui lesfrancs-maçons nous libèrent de lasoumission à l’impérialisme quiécrase notre pays économiquement,politiquement, socialement, syndica-lement, militairement et culturelle-ment»4.C’est donc une maçonnerie tournéeautant vers la réflexion et le travail deperfection de chacun de ses mem-bres que vers le changement de lasociété pour un monde de liberté,d’égalité et de fraternité qu’Allendeappelle dans les textes reproduits ici.Cette position n’est d’ailleurs pasunique. On rappellera le rôle desmaçons lors de la Commune deParis, mais aussi, plus près de nous,celui de la loge Hiram de Liège dontles membres s’impliqueront dès 1934dans le Comité de vigilance des intel-

lectuels anti-fascistes (CVIA) avantde jouer un rôle important dans laRésistance au sein du Front de l’Indé-pendance et du journal clandestin LaMeuse notamment.

Nous n’avons eu qu’un seul regret àla lecture de cet ouvrage: l’absencede commentaire sur l’attitude desmaçons pendant et après le coupd’État. Car si le livre donne l’impres-sion d’un soutien important (maispas unanime) de la maçonneriechilienne à Allende, il ne dit mot surl’appartenance des putchistes à l’Or-dre ni au rôle de celui-ci pendant ladictature.

Julien Dohet

1 Juan Gonzalo Rocha,Allende franc-maçon,Bruxelles-Paris, PAC-Luc Pire-éd. Du Félin,2003, 268p.

2 Démission qui serarefusée, Hiram 65 sedisant d’accord avec lescritiques formulées parAllende.

3 p.130.4 p.142.

L’ancien président chilien souhai-

tait une maçonnerie tournée

autant vers la réflexion que vers le

changement de la société.

Horloge astronomique àPrague (République tchèque).© AFP

Le «11 septembre» fut commémoré partout, trente ans après. Ici, à Cuba.

© AFP

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 25

s o c i é t é

24 Espace de Libertés 316/décembre 2003

s o c i é t é

Reconversion des sites industriels wallons

Effacer les stigmates du passé

L a reconversion, tout le mondeen parle dans la région deLiège à propos des unités de

Cockerill appelées à disparaître d’icià 2008 avec l’extinction de toute laphase à chaud. À l’heure actuelle, lesdeux hauts fourneaux et la cokerieoccupent quelque 130 ha à Seraing,sans compter une superficie presqueéquivalente à Chertal. Si on trans-pose ici les chiffres avancés pour le

bassin sidérurgique lorrain, il fau-drait près de 1 000 euros par m² pourassainir et dépolluer ces sites deproduction, soit environ 1,3 milliardd’euros! Selon d’autres calculs, lafacture pourrait s’avérer moins éle-vée. Au-delà de l’arithmétique, unefois tous ces hectares «nettoyés» queltype d’activités accueilleront-ils dèslors qu’il apparaît exclu d’en faire deszones vertes et d’habitat tant la pollu-

touristique où se pressent des mil-liers de visiteurs. Avec des fortunesdiverses, le PASS de Frameries prendappui sur le passé pour se projetervers le futur puisqu’il s’articule au-tour d’un ancien site minier recon-verti en «Parc d’aventures scientifi-ques», en mariant au passage archi-tecture industrielle et futuriste. D’au-tres sites miniers sont devenus deslieux de mémoire comme le Bois duCazier à Marcinelle alors que Blégny-Mine, près de Liège, permet de(re)découvrir tout le cycle d’extrac-tion du charbon. C’est l’un des raressites miniers où il est encore possiblede descendre dans les galeries. Lesite du Bois-du-Luc (La Louvière) faitl’objet d’un programme de réhabilita-tion depuis de nombreuses années.L’ancienne cité ouvrière qui sedéployait autour du charbonnage est(re)devenue un lieu de vie et d’habi-tat grâce à la modernisation dequelque 220 corons.

Du neuf avec du vieuxFaire du neuf avec du vieux: l’idéefait donc son chemin d’autant qu’enterres wallonnes, les Sites d’activitéséconomiques désaffectés (SAED) nemanquent pas et que les chancresindustriels n’attirent que les mau-vaises herbes et font fuir les inves-tisseurs potentiels qui ne viennentjamais s’installer au milieu de rui-nes: «Les bâtiments inutilisés sedégradent. Ils ne servent plus à rien.Pis: ils font mauvaise impression.Ils véhiculent un sentiment d’insé-curité et d’échec auprès des habi-tants ou des investisseurs. Personnen’a envie de vivre à côté d’une usine

désaffectée. (...) Par ailleurs, outrele fait que ces vieux bâtiments neservent plus à rien, ils occupent laplace dont d’autres auraient bienbesoin! (...) Les données actuel-lement connues en matière d’inven-taire de ces sites d’activité économi-que révèlent l’existence de quelque2 800 sites, correspondant à une su-perficie totale de 11 500 ha»1.Le site de New Tubemeuse repré-sente un cas de figure intéressant. Engrande partie à l’abandon depuis denombreuses années, sa reconversionest en cours. En juin dernier, ladémolition de l’ancienne usine acommencé, mettant un terme auprocessus de réhabilitation com-mencé en 2000.

Au final, 8 hectares seront doncrendus disponibles pour accueillir denouvelles activités économiques surce lieu où se dressait l’un des plusbeaux fleurons industriels liégeois.Les Usines des Tubes de la Meuse deFlémalle ont vu le jour en 1912 aveccomme spécialité la fabrication detubes en acier destinés à l’industriepétrolière et gazière. En 1995, l’entre-prise est mise en faillite, ne résistantpas aux différentes crises de l’éner-gie, du pétrole surtout. En 1998, lesinstallations sont vendues et partenten pièces détachées vers l’Iran.Quelque 700 personnes se retrouventsur le carreau. Et dire qu’à l’époquede sa splendeur, au début des annéesquatre-vingt, les Tubes de la Meuseoccupent près de 2 000 personnes!En septembre 1999, la Région wal-lonne acquiert les bâtiments et lesterrains –qui s’étendent sur 14 ha–dès lors qu’elle a inscrit New Tube

Meuse dans la liste des sitesprioritaires à assainir dans lecadre du programme SIR(Sites d’intérêt régional). De-puis de nombreux mois, deuxoptions se concurrencentpour la future utilisation dusite appelé à renaître pourdébut 2004: soit la Poste y implanteun centre de tri postal, soit la SPI+

(agence de développement pour laprovince de Liège), l’aménage enzone d’activités industrielles. Avec àla clé, dans les deux cas de figure, descentaines d’emplois créés. Mais qued’années écoulées avant le redémar-rage d’une activité économique. Sanscompter que les pouvoirs publicsauront dû débourser près de 1,2million d’euros pour assainir leslieux.

Les sites industriels désaffectés sontsouvent orphelins de tout proprié-taire: «En théorie, les propriétairesde sites désaffectés devraient entre-prendre une procédure d’assainisse-ment ou de rénovation dans un soucide bonne gestion de l’espace. La réa-lité est pourtant beaucoup plus com-plexe. Et le principe du pollueur-payeur de se heurter notammentaux implications foncières! Nom-breux sont les obstacles à surmonter.Il faut d’abord identifier le proprié-taire, le convaincre de la nécessitéd’entreprendre des travaux. Il n’en apas toujours les moyens ou lavolonté. Devant le coût élevé deschantiers, les propriétaires se débar-rassent parfois de leur site en lecédant aux pouvoirs publics pourl’euro symbolique»2. Ce qui n’estpas souvent une bonne affaire maisun moindre mal. Il faudra cependantdu temps et de l’argent pour effacerces stigmates du passé et reconsti-tuer le tissu industriel et écono-mique lacéré par des décennies dedéglingue. À défaut, la friche risquede rester en friche. La Région wal-lonne n’a donc d’autre choix que demener une politique volontariste enla matière qui, de manière générale,commence à porter ses fruits.

Sergio Carrozzo

tion des sols –en métaux lourds entreautres– est profonde?

La question de la reconversion sepose depuis au moins une bonnevingtaine d’années en Wallonie à me-sure que la désindustrialisation a lais-sé en friches des milliers de sitesindustriels et des milliers d’hectares.Certains lieux qui offraient un intérêthistorique et architectural marquéont connu une seconde vie. Le GrandHornu, par exemple, sorti de terre en1810 à l’instigation d’un industrielfrançais, Henri De Gorge, qui formeune petite ville en soi avec le com-plexe minier, la cité ouvrière et leshabitations des patrons. Acquis parla province du Hainaut, puis réhabi-lité, il est devenu une «attraction»

En Wallonie, les plaies laissées par la désindustrialisation

sont encore très visibles. D’où la nécessité d’effacer ou de

reconvertir les innombrables sites industriels désaffectés.

L’effort de réhabilitation commence à porter ses premiers

fruits. Explications.

La Société publique d’aide à la qualitéde l’environnement (Spaque), crééeen 1991 par la Région wallonne, apour missions, notamment, la remiseen état des décharges et des frichesindustrielles. L’étendue de la tâchequi attend la Spaque –et au-delà lesautorités wallonnes– apparaît im-mense. Que l’on en juge: pour opérerla réhabilitation des friches et desdécharges en Wallonie dans un délaide trente ans, il faudra débourser de2,2 à 4 milliards d’euros! À ce stade, il est plutôt envisagerd’assainir 66% des friches –exclusionfaite des charbonnages, terrils, car-rières, sablières, etc.– au cours desdix années à venir. La Spaque a dres-sé un inventaire des sols potentielle-ment pollués en Wallonie par l’acti-

vité qu’ils ont connue dans le passé.Près de 5 400 sites ont été recensés.Selon une étude réalisée par un bu-reau d’études international, leBoston Consulting Groupe, lesfriches industrielles désaffectées etles décharges s’étendent respective-ment sur 3 095 ha et 625 ha. Ce quidonne au passage une indication surce qu’ont représenté l’industrie wal-lonne et... son déclin. De Mellery àCronfestu en passant par Fontilloi ouHensies, la Spaque a travaillé ettravaille encore parfois à la réhabili-tation de décharges industrielleset/ou ménagères. Elle participe à laréhabilitation de sites industrielscomme Carcoke à Tertre, Cabay-Jouret à La Louvière ou encore leBois Saint-Jean à Ougrée.

DES FRICHES ET DES CHIFFRES

1 Lire le très intéressantarticle publié à ce propospar la revue «Dialogue»,n°15, septembre 2002.Site Internet:http://dialogue. wallo-nie.be. Sur les frichesindustrielles, voir aussisite Internet: http://mrw.wallonie.be/dgatlp.

2 Idem.

«Devant le coût élevé des chantiers,

les propriétaires se débarrassent parfois

de leur site en le cédant

aux pouvoirs publics pour l’euro symbolique».

© Clerbois

Les corons du Bois-du-Luc: l’ancienne cité ouvrière commence à revivre.

La Paix-Dieu à AmayDans un tout autre registre, la Paix-Dieu, à Amay, constitue un exempleétonnant de reconversion. Fondéeen 1240, vendue comme bien natio-nal et transformée en exploitationagricole en 1797, cette abbayecistercienne a, en effet, retrouvé unnouveau souffle en 1995 lorsque legouvernement wallon décide declasser le site, de procéder à saréhabilitation et d’en faire unCentre de perfectionnement auxmétiers du patrimoine. Dans lequartier des hôtes, récemment res-tauré, le Centre accueille, lors destages thématiques, des profession-nels du secteur de la restaurationdu patrimoine. Parallèlement, laPaix-Dieu propose aussi des classesd’éveil aux métiers du patrimoinepour les élèves du premier degréd’observation de l’enseignementsecondaire. L’abbaye offre, enréalité, un éventail très large deformations: maçonnerie de briqueet de pierre, peintures murales,menuiserie ancienne, etc. Au boutdu compte, il s’agit de transmettreun savoir-faire et de l’enrichir dèslors que la restauration du patri-moine architectural requiert unemain-d’oeuvre très qualifiée, rom-pue aux techniques de constructiontrès spécifiques du bâti ancien.

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Pour Starck, l’Eurostar a ce «petitquelque chose en plus» qui se traduiten termes poétiques et iconiques:«C’est une image d’Épinal: celle du“passage sous la mer” développé auxXVIIIe et XIXe siècles, et devenantfinalement l’un des plus grands chan-tiers, toujours à entreprendre, dusiècle passé!». Car le symbole séduit aussi le desi-gner: «L’Eurostar comme emblèmede l’Europe unie ne pouvait pas melaisser indifférent: Londres, Paris etBruxelles, les trois cités du XXIesiècle s’accouplant via le rail aprèsdes décennies de rivalité!».Et notamment ce «danger continen-tal» dénoncé par nos voisins anglaiset qui freina grandement l’évolutiondu «chunnel».

More is less, less is more…Le pari de Starck est une réinventiondu transport: le déplacement, aussiprofessionnels que soient ses motifs–efficacité avant tout– peut et doitaussi redevenir un voyage. «Commetout un chacun, j’ai voulu prendreconscience de mes besoins et choisirl’outil qui leur correspond le plus fine-ment. J’ai décidé d’être raisonnable.Pour une distance allant jusqu’à2 km, je marche à pied ou je prendsmon vélo, qui conviendra aussijusqu’à 7 km. Jusqu’à 15 km, le scoo-ter… relayé par la moto jusqu’à50 km. La voiture ensuite, jusqu’à250 km... Dans le rayon des 300-600 km, le train est un outil parfait.Ou plutôt, il est redevenu un outilparfait...». Pourquoi? Starck compare le train àcelui qui se pose comme son concur-rent majeur, l’avion: «le vol est pluscourt que le voyage en train, mais letemps passé y est parcellisé en unesérie de moments, de déplacements,d’attentes: à l’enregistrement, à l’em-barquement, au décollage, au départ,à l’arrivée... Ces petites fractions detemps sont rarement additionnéesmais elles finissent par confisquernotre autonomie. Et ces “battements”nous entraînent à dépenser plus: cesfameux et ruineux “free shops” d’aé-

roport! Je prends ma bouteille de gin,du chocolat “de luxe” qui me coûtetrois fois son prix normal pour un em-ballage “spécial”, des fardes de ciga-rettes et du parfum, qui «feront plai-sir»…». Bref, du temps et de l’argent perdusau rythme d’un stress bien plusintense en avion qu’en train… «Sanscompter la ponctualité aléatoire, l’ar-rivée dans un aéroport distant ducentre ville et relié à lui par des trans-ports privés très coûteux!».Bref, «less is more» et «more is less»:le bilan est vite fait. Il n’y a plus devols entre Bruxelles et Paris: Londresdevrait suivre le mouvement.

L’art de la loungeConstante dans l’attitude du desi-gner, la méfiance à l’égard d’uneobsolescence accélérée: «Je me pro-pose d’éviter les effets de mode: montravail est fondé sur une modernitésoucieuse de longévité, aussi bienmatérielle que culturelle». Dans lestrois gares capitales, de nouveaux sa-lons sont conçus pour des passagersqui y passent 15 minutes… ou atten-dent le train suivant s’ils ont raté leleur. Espace de transition entre la ville etle train, le lounge est un lieu so-phistiqué en termes de sensations,de vécu, de perspectives culturel-les: «L’approche est complexe. Ellefait appel à un registre d’outils trèsdivers. Ce ne sont pas des sallesd’attente mais des “machines desti-nées à élever l’humeur optimale”des âmes qui s’y trouvent. Elles doi-vent s’y sentir plus belles –l’éclai-rage sophistiqué– plus séduisanteset valorisées, grâce à un faisceaud’allusions culturelles, de surpri-ses…».

Compagnon permanent du travailde Starck, l’humour joue doncaussi son petit rôle, distancié et élé-gant. On retrouve cette «pédagogielégère» que Starck aime manier,particulièrement dans ses aména-gements d’intérieurs: le passagerest confronté à des mélanges destyles, d’échelle, à l’emploi d’unlexique relativement surréaliste.

Plaisir pour riches?Starck évoque aisément le travailmené en direction des passagers de1ère classe et (encore au-dessus!) deFirst Premium. Cette «super-classe»n’a pas d’équivalent. Du luxe pourriches?

«Pour le prix d’un billet d’avionaller-retour régulier en classeaffaires? Allons donc! Si je proposeune perspective nouvelle de l’es-pace à vivre, c’est pour permettrede (re)dialoguer avec ses voisins, ouau contraire de s’isoler grâce à desespaces clos, le tout dans unegamme chromatique installée dansles tons chauds (des harmoniesentre gris et ocres)…».

Si le «train de luxe» reste, bien sûr,davantage associé au mythique«Orient-Express», les exigences de lavie contemporaine, rapidité, ponc-tualité, sécurité s’incarnent désor-mais aussi dans la quotidienneté dela liaison par voie de terre du centred’une capitale à une autre. «The jour-ney (le voyage) becomes a destina-tion» disent les Anglais. Et le règnedes «super-trains» est de l’ordre duchangement fondamental d’ap-proche dans ce qui fait l’essence denotre vie: le bien-être… et même leplaisir.

Olivier Swingedau

Starck by Starck, par PierreDoze (2003, Taschen) a étéremis à jour et supervisé parStarck lui-même. 600 pagesd’images retracent l’en-semble de ses créations.Parmi les 40 nouveauxprojets, on retrouve lesnouvelles boutiques deMikli, Gaultier, les restau-rants Bon 1 et 2, denouvelles chaises, montres,lunettes etc. L’univers deStarck est également(surtout!) ludique: le livrecontient un petit jouet enplastique dénommé… Patas-tarck! Fallait oser…En brefLa durée du voyage enEurostar vient d’être réduiteà 2 h20 entre Bruxelles etLondres grâce à la mise enservice de la 1ère section deligne à grande vitesseanglaise. En 2007, unenouvelle gare internationalesera ouverte à Londres: StPancras (King’s Cross). Ladurée du trajet sera alorsramenée à… 2 heures. Infossuppl. sur www.eurostar.com

Le designer et trendsetter Philippe Starck

Sur un grand train (de vie…)

E n voilà, un «vrai» artiste, puis-que Beaubourg lui dédie unerétrospective! Au-delà de la

boutade, Starck est prolixe et popu-laire. Du plastique fantastique aupalais de l’Élysée, des brosses à dentsaux maisons en kit, de la bouteilled’eau aux chaises et aux lampes debureau… Mais encore un presse-citron alien, une lampe ovni, un im-meuble à Tokyo, un hôtel à Los An-geles… Tandis que la «salle de bainStarck» est un retour aux sources: labassine se transforme en lavabo, son

meuble en tonneau, un seau se méta-morphose en WC... du beau, del’utile, du vrai!

Nul objet n’échappe à Starck dans sarecherche de «la» combinaison idéaleentre forme séduisante et fonctionna-lité. Les qualificatifs s’épuisent à ledéfinir: architecte, inventeur, bêtemédiatique, penseur… Mais c’est entant que designer qu’il a le plus grandimpact. Concepteur de formes,Starck s’ingénie à réinventer la plas-tique de notre vie. En 25 ans de création, il est devenu«la» star internationale du design.Sans se prendre au sérieux et sansentrer dans l’étable-épicerie des«designers pour cadres riches maissurmenés»… Starck, lui, n’a pas fait comme lesautres. Il a déshabillé le design dusuperflu, il l’a «lavé» nous confie-t-il. Dernière «lessive» en date…l’Eurostar!

Un train «zen»! Son dernier pari, le «supertrain» quiforme un triangle entre Paris, Londreset Bruxelles. Le design, parachevé en2004, constitue un nouveau repère im-portant pour Starck qui se penche,cette fois, sur nos déplacements…souvent pénibles.Eurostar, le «Trans-Manche» qui fitson trou sous Calais en mêmetemps que le «chunnel» –traumati-sant du même coup des cohortesd’Anglais baignés d’insularité qui,depuis, se sont rattrapés en faisantleur «French» shopping le samedi–avait fini par vieillir... Outre l’inévi-

table usure de certains de seséléments matériels, les soucis dehuit ans de pratique ont permis àStarck de comprendre que le trainrapide devait aussi devenir… untrain zen. Car Philippe Starck a les idées duvoyageur invétéré. Des perspecti-ves qu’il était difficile de dessinerlorsque Eurostar fut créé, ex nihilo,dans l’ignorance de l’identité et desattentes des nouveaux clients...

Familier de cultures multiplescomme tous les trendsetters (ceuxqui «font» les tendances), Starck acette capacité à manier un vocabu-laire de signes susceptible d’êtrecompris aussi bien par 60% de Bri-tanniques, 8% d’Américains, autantde Japonais… que de passagers bel-ges: «Il ne s’agit pas uniquement dedécoration, mais aussi de service,dans son acception la plus com-plexe et la plus généreuse, j’ai dûinévitablement m’intéresser à l’idéemême de transport au XXIe siècle».

L’art de déplacer les objetsLe déplacement n’est pas une despremières missions du designermais «l’être humain est bien plusmobile qu’il ne l’était voici encorevingt ans: affaires, loisirs, visitesfamiliales, congrès… Le transport estaussi métaphore et je m’attache à enmodifier à la fois la forme et les fonc-tions. Le design actuel intègre cetteidée. Le statisme des années cin-quante est bien loin... Notre maisonsur roues nous suit, où que nousallions. Elle doit nous procurer unmaximum de bien-être à chaqueétape, jusqu’au plus petit détail; cequi demande beaucoup de minutie etde logistique».

Véhicule roulant, volant ou flottant?Peu importe. Il doit s’inscrire danscette «qualité totale» tant revendi-quée. «Ce concept de train à grandevitesse est extraordinaire: c’est unobjet hautement technologique,rapide et sûr. Il dépasse l’imaginationpar sa rapidité! À présent, il faut qu’ilépouse l’esthétique intégrée de sontemps».

Fatigué(e) de ces avions-poubelles qui nous entassent tels

des bestiaux, des attentes interminables et stressantes

dans des aérogares sinistres, de voisins encombrants et

d’hôtesses stéréotypées? Philippe Starck pense que nos

déplacements vont redevenir ce qu’ils auraient toujours dû

rester: des moments magiques. Rencontre.

Eurostarck?Dans le «super train», chaque minute est donc acti-vement dégagée: lecture, réflexion ou conversation.Pour Starck, «Il faut renforcer la qualité de ce temps,en faire la première valeur ajoutée du voyageur enl’entourant d’égards et de marques de raffinement etd’intelligence. Les suggestions sont nombreuses etfavorisent les jeux mentaux, architecturaux, mobi-liers ou graphiques, selon le désir»... Le programme intègre aussi le réaménagement del’intérieur des rames, des salons d’affaires dans lesterminaux, des zones d’enregistrement, des guichetsde vente… jusqu’aux uniformes et à l’identitévisuelle. Mais ne sommes-nous pas pris en otagespar des subterfuges de créateur? «Mon but n’est pas de détourner le passager vers“Starckland” avant de le conduire à destination!Mais de faire de son voyage un repos entre deuxtensions urbaines, le “fluidifier” en assouplissant lesmoments et les lieux de transition: l’arrivée dans lagare, les contrôles, les accès, l’attente... Bref, de fairedisparaître les “parasites” par la création d’unenouvelle cohérence grâce aux tonalités sonores,codes de couleurs, de matière et de lumière, dans lesens d’une adéquation avec le vécu envisagé duvoyage».

Luxe, calme et volupté: le «lounge» de l’Eurostar selon Starck.

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prennent aux femmes ou aux en-fants, les giflent, les violentent, ou lestuent; c’est plutôt malgré eux, endépit de leur bonne volonté, voire deleurs résolutions. Il en est d’ailleurspour exprimer le regret, la honte, laculpabilité de leur propre violence.Mais comment la maîtriser? Com-ment l’empêcher, absolument?

Nos contes et légendes (Mélusine,Barbe-Bleue, par exemple), inscritsdans le système de la conjugalité,relatent le drame de la transgression:jamais le héros n’est vainqueur deson impulsion. Plus forte que lui, ellel’entraîne toujours à la violence. Etrien, autour de lui, ne s’oppose à l’in-fraction: la femme de Barbe-Bleue ouMélusine en son bain, sont acces-sibles, sans défense et sans protec-tion, seules face à l’agresseur, autransgresseur; pas de groupe ou defamiliers pour s’interposer, les proté-ger. Et l’homme le plus charmant dumonde peut se trouver dépassé parune pulsion. Il s’agit donc d’un «effetde structure», et non de perte de va-leurs ou autre déviation, sociale oupersonnelle, dont une religion, unemorale ou une thérapie pourraientvenir à bout. Cet «effet de structure»est celui de l’organisation familialeconjugale, imposant la cohabitationsexuelle et empêchant ainsi la pro-tection de la faiblesse, de la fragilité,de la différence; incitant plutôt à lanier, l’exploiter ou la détruire, par latransgression. Ainsi les interdits dis-paraissent-ils de nos sociétés.

La conjugalité apparaît dès lorscomme le phénomène le plus nocif–pourtant le plus massif de notre or-ganisation sociale. Elle est le détona-teur de la violence sexuelle. Il ne s’a-git pas de mettre en doute ou de ban-nir la richesse et la profondeur dusentiment amoureux; au contraire, ilfaut le protéger. Pour cela, il fautl’écarter du «nid», que les bêtes n’uti-lisent d’ailleurs jamais pour copuler,ni même pour se bécoter.

Le verrou de la violence sexuelleAu-delà de la variété des situations,des époques, des coutumes dont dé-coulent des obligations et interdic-

tions éminemment variables, le ta-bou est impensable sans le totem; aufil des notations de l’ethnographie,ces deux concepts sont constammentmis en rapport l’un avec l’autre; ilssont indissociables. Apparu en 1791avec les observations de J. Long chezles Indiens Ojibwa d’Amérique duNord, le mot «totem» signifie «pa-renté, frère, sœur utérins (enfantsd’une même mère)» c’est-à-dire pa-renté matrilinéaire. Cette identité dunom de groupe et du lien généalo-gique à la mère se retrouve dans demultiples sociétés, liant indiscutable-ment totem et matrilinéarité. C’est legroupe utérin qui forme le mailloncentral de cet enchaînement; c’estautour de lui que s’organisent lafamille (le totem) et les interdits (lestabous).

La famille totémique, dite aujour-d’hui utérine ou natale, n’est passexuée: les amants ne cohabitentpas; ceux qui cohabitent ne sont passexuellement liés, il n’y a donc pasd’«affins» ou alliés (les «pièces rap-portées»); les cohabitants sont lesgrands-mères, leurs frères, lesgrands-oncles, les fils et filles desfemmes, garçons et filles, les enfantsde celles-ci, tous cousins et cousines.Il s’agit donc d’une famille sansalliances, donc non conjugale, parconséquent sans époux, et sans«pères» au sens coïtal. Les «pères»sont les germains (frères ou cousinsdes mères), et ils sont tous respon-sables des enfants. Les membresd’une famille natale (le totem) restentunis toute leur vie, se portent assis-tance mutuelle, élèvent ensembleleurs enfants, mangent ensemble,mais ne doivent ni faire couler lesang les uns des autres, ni copulerensemble.

Selon les descriptions ethnolo-giques, dans ces sociétés non con-jugalisées, les relations amoureu-ses sont empreintes d’une totaleliberté. Hom-mes et femmes, dès lapuberté, se déclarent et se rencon-trent avec empressement et simpli-cité. Les femmes restent chez elles:les hommes leur rendent des visitesnocturnes qu’elles acceptent ounon; ces nuits amoureuses ayantlieu au domicile de la femme, celle-

ci bénéficie de la protection detoute la maisonnée: à la moindrealerte, quelqu’un se lève et peutsecourir la femme, s’interposer,chasser l’indésirable. Mais quelamant souhaitant être reçu dans lesnuits à venir, en viendrait à violen-ter son amante? La violencesexuelle est donc à la fois empê-chée (par la présence de la familledans la maison) et évitée (par desamants avisés). On observe enoutre qu’entre familiers, au sein dela parenté, les évocations sexuellessont absolument prohibées: l’in-sulte ou le juron sexuels, la discus-sion sur les amants ou les actessexuels, sont totalement exclus desdiscussions entre parents de sexesopposés. La discrétion en matièrede sexe semble préserver le tabouinterdisant la sexualité entre coha-bitants. Il est curieux de constatercette apparente pudibonderie asso-ciée à la plus totale licencesexuelle!

La situation est tout à fait inverse enOccident: à la plus grande liberté d’é-vocation sexuelle, dans le discours(familier, radiophonique, littéraire ouautre) comme dans l’image (publici-taire, plastique, cinématographiqueou autre), est associée une prohibi-tion sexuelle dissimulée mais pa-tente. En effet, si la liberté sexuelleétait une réalité, alors il existerait uneinfraction punissant les gens quientravent les relations sexuelles desautres.

On voit donc bien que l’interditsexuel (le tabou) ne peut être efficaceet respecté que si la famille natale (letotem) est la norme, entraînant dansson sillage une liberté sexuelle réelleet protégée. En d’autres termes, lesinterdits liés au sexe et à la violencene peuvent être efficaces et respectésque dans les sociétés non conjuga-lisées. Sinon, les interdits ne sont pasrespectés, la violence surgit, femmeset enfants sont en danger, la libertédisparaît. Il est donc parfaitementirréaliste de vouloir la libre sexualitéen même temps que l’absence deviolence sexuelle, sans agir pour lapromotion de la famille natale et l’éli-mination de la conjugalité.

Agnès Echène

Les interdits liés au sexe et à la violence

ne peuvent être efficaces et respectés que dans les sociétés non conjugalisées.

Agnès Echène est titulaired’un DEA de philosophie,d’un diplôme de Sciencespolitiques et d’une licencede psychologie. Elle estconsultante et formatrice enentreprise.

L e meurtre conjugal frappe lesfemmes, souvent. Selon unrapport du Conseil de l’Eu-

rope, le couple tue, plus que lecancer, plus que la route.

La sexualité est dangereuse;toutes les sociétés le savent;toutes mettent en place desrègles destinées à la réguler.Que la sexualité s’exerce aumieux et sans dommage pourquiconque, telle est la fonctionassignée aux lois ou auxtabous qui l’encadrent. Qu’enest-il vraiment?

La violence sexuelleDans la société occidentalemoderne, comme dans biendes sociétés traditionnelles, lasexualité provoque desdommages considérables; lacriminalité sexuelle est rava-geuse; ses victimes sontinnombrables. Que l’on songeau meurtre, au viol, à la vio-lence, pornographique, prosti-tutionnelle ou conjugale, ondoit bien constater que rien nesemble les endiguer. Mêmedes sociétés sexuellement trèslibérales comme la Scandina-vie, voient la criminalité sexuelleaugmenter. Comment expliquer untel phénomène alors que nous dispo-sons de l’institution du mariage cen-sée réduire l’agressivité entre mâlesdu même groupe en structurant lafamille, ainsi que de lois interdisantle meurtre, le viol, les coups et bles-sures, la filiation incestueuse, etc.

Avant et/ou ailleurs, là où la loi estinconnue, existe le tabou. Il importede distinguer les sociétés régies par

la loi et les sociétés régies par le ta-bou. Organisées autour de la famillefondée et du mariage, les sociétésconjugalisées ne sont plus régies parle tabou, mais nécessairement par ledroit et ses lois, puisque mariage et«pacs» sont des contrats. Or, force estde constater que les sociétés de droitentretiennent la violence sexuelleplutôt qu’elles ne l’évacuent, qu’il s’a-gisse d’ailleurs de sociétés tradition-nelles ou de sociétés modernes.

Ignorant la loi et le droit, mais régiespar le tabou, et à condition de n’avoirpas été acculturées, nombre de socié-tés ne pratiquent pas le mariage etmaîtrisent efficacement la violencesexuelle. Le tabou anthropologique–différent du tabou mondain, lié au

politiquement correct– crée un inter-dit majeur: celui de la promiscuitésexuelle; il s’agit avant tout de dis-joindre la sexualité de la vie quoti-dienne. Ce que les ethnologues ontappelé «tabou de l’inceste» et «pres-cription de l’exogamie» est d’abordun verrou contre la violence sexuelle:proscrite de l’espace familier, de l’en-tre-soi, la sexualité ne peut s’exercer

qu’avec ceux du dehors, les autres,les non-familiers. La convoitise, lapossession, la jalousie sont ainsiévacuées de l’espace quotidien; «quipartage le même bol ne partage pasle même lit», dit le proverbe. Le tabouexclut de fait la vie de couple puisquecelle-ci mêle obligatoirement familia-rité et sexualité: «boire et manger,coucher ensemble, c’est mariage ceme semble».

La violence conjugaleDans nos sociétés, la loi a remplacé letabou. Force est de constater que laloi est sans effet dans nombre d’es-paces dits de «non-droit», en particu-lier la famille. En son sein, le père/époux est souvent le premier à trans-

gresser la loi, qu’il s’agisse de l’in-ceste, des coups et blessures ou duviol marital. En effet, dans la famille,tout invite à la transgression: promis-cuité, absence de témoins, défaut deprotection des plus faibles, exaspéra-tion de la sexualité, autorité d’unmâle seul, latitude de brutalité. C’estrarement par mauvaise volonté ou in-tention de nuire que les hommes s’en

Le couple, premier foyer de violence contre les femmesLes sociétés conjugalisées ne

sont plus régies par le tabou.

C’est le constat d’une philosophe

et psychologue, Agnès Echène.

Beth Garnelle Edwards, Art et Carol, 72 ans, 1997, Musée de la photographie (avenue PaulPastur 11, Charleroi, jusqu’au 29 février 2004).

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Coopération policière et judiciaire USA-UE

Un rapport impérial

L e 25 juin 2003, un accord surl’extradition et l’entraide judi-ciaire a été signé à Washing-

ton. Cet acte finalise un processus denégociations tenues secrètes. Lesdocuments enregistrant les discus-sions intermédiaires étaient inacces-sibles. Seuls les textes finaux ont étédéclassifiés. Le Parlement européen,qui a uniquement une compétenced’avis, avait critiqué ce projet esti-mant que la question de la peine demort devait être un élément expliciteinterdisant une extradition. En fai-sant référence aux prisonniers euro-péens détenus dans la base améri-caine de Guantanamo, le Parlementsouhaitait également que «les ac-cords excluent explicitement touteforme de coopération judiciaire avecles tribunaux d’exception et/ ou mili-taires»1. Il mettait ainsi le doigt surles problèmes immédiats engendréspar cet accord: l’application de lapeine de mort dans nombre d’Étatsaméricains et l’existence de juridic-tions d’exception, mises en place

pour juger les étrangers accusésd’activités terroristes.

ExtraditionLa question de la peine de mort alongtemps été le point sur lequel s’estfocalisée la résistance de quelquespays européens. Dans l’accord signé,cet obstacle a été surmonté. Uneclause stipule que l’État requis peutaccorder l’extradition à conditionque la peine de mort ne soit pasprononcée ou pas appliquée, à l’en-contre de la personne recherchée2.Cependant, la question essentiellereste celle de la subordination du sys-tème judiciaire des pays de l’UE àcelui des USA.Avant le début des négociations, lesÉtats-Unis avaient émis des exigen-ces très élevées. Le 16 octobre 2001,le gouvernement américain avaitadressé au président de la Commis-sion européenne une liste de seizepropositions d’actions.

Les demandes des États-Unis étaientune tentative d’opérer une véritableréorganisation de la coopération pé-nale en permettant aux autorités po-licières et aux magistrats de chaqueÉtat membre de l’UE de négocierdirectement avec les autorités judi-ciaires américaines, en court-circui-tant les procédures nationales et les

différents niveaux de con-trôles qu’elles impliquent. Ils’agissait aussi d’autoriserles juges d’instruction àdemander oralement, àleurs homologues, desdossiers judiciaires ou d’in-viter des témoins à compa-raître.

Les États-Unis voulaientêtre traités par l’Union eu-ropéenne comme un Étatmembre de celle-ci. Ce quiimpliquait, comme dans lemandat d’arrêt européen,l’application du principe dela reconnaissance mutuelledes décisions judiciaires3.Avec la signature de cetaccord, les États-Unis enre-

concrètement dans quelle mesureces demandes seront rencontrées.Rien n’est réglé concrètement. Letexte n’est que la partie émergée d’uniceberg de négociations tenues se-crètes.L’accord est d’ailleurs construit demanière telle que les autorités améri-caines puissent exercer constam-ment des pressions afin de lever toutobstacle à leurs exigences.

Entraide judiciaireLa deuxième partie de l’accord portesur l’entraide judiciaire qui va de l’é-change d’informations bancaires àla surveillance et à l’interception descommunications ainsi qu’à la consti-tution de groupes d’enquêtes com-muns.Les informations échangées doiventse rapporter à une enquête ou à unepoursuite pénale mais peuvent portersur n’importe quel type de délit ousur le simple soupçon de l’existenced’une infraction. La demande de ren-seignements doit contenir des infor-mations «suffisantes» pour permettreà l’autorité du pays requis «d’avoirdes motifs raisonnables» de croireque ces informations concernent uneinfraction pénale.Si la finalité judiciaire est régulière-ment mise en avant pour justifier l’é-change de données personnelles, letexte de l’accord prévoit une exten-sion quasi illimitée de l’utilisation desinformations échangées. Il prévoit eneffet que les renseignements peuventégalement être employés dans desprocédures judiciaires ou administra-tives non pénales ou «à toute autrefin, uniquement avec l’accord préa-lable de l’État requis». De toute ma-nière, l’État requérant peut, sansaccord explicite de la partie requise,utiliser les informations transmises«pour prévenir une menace immé-diate et sérieuse contre sa sécuritépublique».L’État requis peut imposer des condi-tions restrictives spécifiques pourl’utilisation des données, mais nepeut imposer «des restrictions géné-rales ayant trait aux normes légalesde l’État requérant en matière de trai-tement de données à caractère per-sonnel». Cela signifie qu’un Étateuropéen ne peut refuser de trans-mettre des informations aux États-Unis pour la raison que ceux-ci n’ontpas de législation de protection desdonnées personnelles.D’une manière générale, l’orientationdonnée à l’accord est qu’il y ait lemoins possible de refus aux deman-des d’un État requérant.

Il faut également retenir qu’il n’y apas de règles d’accès aux donnéestransmises, ni de possibilités de cor-rection de ces informations5. Deplus, l’accord ne contient aucuneclause fixant quelle autorité peutavoir accès aux informations. Lesautorités américaines n’offrent enoutre aucune garantie que cesdonnées ne seraient pas transmises àdes entreprises privées.L’article 5 porte sur la formation d’é-quipes policières d’enquête commu-nes, entérinant ainsi une situationdéjà existante.

Accord Europol-USAL’absence de possibilité de contrôledes informations transmises auxUSA caractérise également la coopé-ration policière. Le 20 décembre2002, il a été établi un accord decoopération entre Europol et lesÉtats-Unis afin de faciliter l’échanged’informations «à caractère person-nel». Il s’agit de renseignements surles «caractéristiques physiques, phy-siologiques, mentales, économiques,culturelles et sociales» de personnessoupçonnées d’appartenir à une or-ganisation terroriste ou de faire par-tie de la criminalité organisée.Ces accords stipulent que des don-nées relatives à «la race, aux opi-nions politiques, aux croyances reli-gieuses ou autres, à la vie sexuelle»6

seront échangées, si ces mesuressont jugées «appropriées» au déve-loppement d’une enquête sur un actecriminel.

La transmission de données n’acependant pas nécessairement unobjectif pénal. La détection et la pré-vention des délits permettent de s’af-franchir de l’existence d’une infrac-tion et d’une finalité judiciaire. Detels échanges sont également prévusen matière d’immigration.

Conformément à la Convention Eu-ropol7 de 1995, c’est en toute autono-mie, que l’Office européen de police amené les négociations avec les auto-rités américaines.

La Cour de Justice européenne n’aaucune possibilité de juger la validitédes accords, ni le pouvoir de les inter-préter. Le Parlement européen n’estpas consulté. Il n’y a même aucuneobligation de l’informer. Il s’agit d’unaccord qui ne nécessite aucune ratifi-cation des parlements nationaux. Unnombre important de documentsportant sur les modalités de cetaccord sont d’ailleurs tenus secrets.En l’absence de tout contrôle surl’utilisation des données transmises

par Europol, un grandnombre d’institutionsaméricaines, judiciaires,policières et administra-tives auraient un accèsillimité à celles-ci.

Suite à un accord avec laCommission européenne,les douanes américainesont, depuis le 5 mars2003, accès aux systèmesde réservation descompagnies aériennessituées sur le territoire del’UE. Les informations communi-quées ne se limitent pas aux noms,prénom, adresse, numéro de télé-phone, date de naissance, nationalité,sexe, adresse durant le séjour auxUSA et numéro de passeport maiscomportent aussi l’itinéraire, lesdonnées médicales et alimentaires.Ces demandes pourraient porter surle numéro de carte de crédit ou sur lemotif précis de la visite. En fait,comme le formule la partie améri-caine, les renseignements fournispourraient contenir «toute autreinformation que l’Attorney Généraldétermine comme nécessaire pourl’identification des personnes trans-portées, pour l’application des lois surl’immigration et pour protéger la paixpublique et la sécurité nationale»8.

Double conséquence de ce qui pré-cède: faire entrer l’UE et ses Étatsmembres dans un système d’engage-ments unilatéraux sans avoir la capa-cité de les contrôler mais aussi dedemander aux États membres del’UE de violer les règles communesainsi que leur propre légalité.Comme, après un boycott de DeltaAirlaines, le Congrès américain abloqué l’application de ces normesaux citoyens américains, celles-cis’appliquent désormais aux seulsnon Américains, qui, au contraire descitoyens des États-Unis, n’ont aucunepossibilité de recours judiciaire.

On voit bien la mise en place d’unestructure impériale: les USA ont lacapacité d’imposer leurs propres cri-tères en ce qui concerne les donnéestransmises ainsi que leurs juridic-tions spéciales destinées à juger lesétrangers. Les pays européens accep-tent de soumettre leurs ressortissantsà des procédures américaines qui nes’appliquent pas aux citoyens desUSA! Il s’agit là d’une reconnais-sance de fait de la prééminence decette nationalité. Quant au pouvoirexécutif américain, il exerce unesouveraineté mondiale.

Jean-Claude Paye

gistrent une victoire importante puis-qu’ils viennent d’obtenir une recon-naissance implicite de la légalité deleurs juridictions spéciales4, qui sontpourtant un obstacle à tout procèséquitable. L’absence de possibilité de recoursexplique pourquoi le gouvernementaméricain n’a pas utilisé le systèmedes cours martiales, qui prévoit uneprocédure d’appel devant un tribunalcivil.Cet accord sur l’extradition opère in-directement une légitimation de cesjuridictions spéciales et rien n’em-pêche les ressortissants européens,remis par leurs autorités nationales,d’être jugés par ces tribunaux.La capacité des autorités américainesd’imposer ces commissions militai-res, destinées à juger les étrangers,montre bien le caractère liberticidede ces accords mais encore leur asy-métrie, puisque les individus de na-tionalité américaine échappent à cestribunaux. Rappelons également que les États-Unis ont parallèlement imposé, ànombre d’États, des accords qui in-terdisent, dans le cadre de «missionsde la paix», le transfert de ressortis-sants américains devant le Tribunalpénal international. Selon le départe-ment d’État, 43 pays ont signé publi-quement un tel engagement, aumoins sept autres l’auraient fait ensecret. Cela montre que la récipro-cité, dont se réclame formellementcet accord signé avec l’Union euro-péenne, n’est pas l’orientation que lesautorités américaines veulent donnerà leurs rapports internationaux.

Les États-Unis ont déjà établi des ac-cords bilatéraux d’extradition avecnombre d’États européens. Ceux-ciautorisent la remise de la personnepour une liste strictement limitéed’infractions, généralement les délitsliés au terrorisme et à la criminalitéorganisée. Le texte signé par le Con-seil de l’UE modifie cette procédurepuisqu’il porte sur l’ensemble desdélits pouvant conduire à une peinemaximum d’au moins un an. Il cou-vre ainsi la grande majorité des in-fractions. Peuvent aussi donner lieu àune extradition la tentative ou la«conspiration» afin de commettreune infraction, ainsi que la participa-tion à un délit. Les États-Unis désirent que la procé-dure d’extradition soit quasiment au-tomatique et ainsi dépourvue de toutcontrôle politique ou judiciaire sur lefond de la requête. Il s’agit là de l’en-jeu fondamental qui sous-tend cet ac-cord. Le texte ne permet pas de saisir

1 Parlement européen,(2003/2003(INI)), FINALA5-0172/2003, le 22 mai2003.

2 http://register.consilium.eu./int/pdf/fr/03/stog/stog153fr03.pdf

3 Lire «Les faux-fuyants dumandat d’arrêt euro-péen», Le Monde diplo-matique, février 2002.

4 Rappelons qu’un décretprésidentiel, pris dans lecadre de «l’USA PatriotAct», «l’Executive Order»du 13 novembre 2001,instaure des commis-sions militaires spécialespour juger les étrangers,accusés de participer àdes activités terroristes.Le procès peut être se-cret et il n’y a pas de pro-cédure d’appel devantune juridiction civile. Leministère de la Défense abien prévu une commis-sion de révision quijouera le rôle d’un tribu-nal de second niveau,mais on peut émettre desdoutes sur l’indépendan-ce des membres de cettecommission puisqu’ilssont désignés, au cas parcas, par le présidentBush. Si l’accusé n’ac-cepte pas les défenseursdésignés par l’armée, ilpeut faire appel à unavocat civil mais, celui-ci,de même que la presse,devra quitter le tribunallorsqu’une informationclassée «secret défense»sera présentée.

5 Garantie par la Directive95/46 de l’Union euro-péenne sur la protectiondes données.

6 Conseil de l’Union euro-péenne, 13689/02, 4novembre 2002.

7 J.O. C316 du 27novembre 19995,articles 42, 10 et 18.

8 «European Commissioncaves in to US demandsfor airline and shippingpassenger lists», acces-sion.htm

Jean-Claude Paye estsociologue.

Les États-Unis désirent que

la procédure d’extradition soit quasiment automatique

et ainsi dépourvuede tout contrôle politique

ou judiciaire sur le fond de la requête.

L’Union européenne abandonne

sa propre légalité pour répondre

aux exigences américaines!

© Reuters

Forteresse America: Il y adésormais des règles imposéesaux seuls citoyens non Améri-cains, comme les Européens,qui n’ont aucune possibilité derecours judiciaire.

Page 16: sommaire Reviens, Garibaldi!

32 Espace de Libertés 316/décembre 2003

c u l t u r e

Matisse

L’amour de l’arbre

E t Matisse sera tantôt chêne,tantôt roseau, résistant auxsirènes des modes temporai-

res pour mieux plier son pinceau auxrigueurs du grand art décoratif. Carpour Henri Matisse, très tôt, arbre,ramure et feuillage seront avant toutdes objets, faisant sienne l’idée deGoethe: «Qu’est-ce qui est plusimportant, en effet, que les objets etqu’est-ce que toute la théorie de l’artsans eux?» L’un des premierstableaux clefs de l’artiste, La Conver-sation de 1911 (Musée de l’Ermitage,Saint-Pétersbourg) illustre de ma-

nière exemplaire sa démarche: surun grand aplat d’un bleu intense, unhomme –vertical– converse avec unefemme –courbe; entre eux, une fe-nêtre qui ouvre sur un jardin consti-tué d’un arbre –vertical– et d’unepelouse –courbe. Voici picturalementrésumé toute la pensée de Puvis deChavannes, tant vénéré par l’artiste,lorsqu’il proclamait: «le véritable rôlede la peinture est d’animer la mu-

raille», et Matisse aura cette «passiondu mur», cet illusionnisme qu’iladmirait aussi chez Van Eyck ou chezPiero della Francesca, car Matisseveut aller au-delà de la simple repré-sentation: «je ne peins pas les choses,je ne peins que le rapport entre leschoses». L’arbre participera tout natu-rellement de ce rapport, ainsi dansLa Conversation, où c’est la ligne quitrahit l’émotion tandis que la couleurconstruit la perspective.

En 1911 et 1912, fasciné par l’Orient,ce nouveau sésame magique qui ré-chaufferait une Europe désacraliséeet étouffée sous la fumée des usines,Matisse passe deux hivers au Maroc,où il travaille selon ses proprestermes dans un «parc immense auxarbres très hauts». Cette nature dans son rapport lu-mière/couleur va bientôt estomper laligne des objets, le sol va se traduireen aplats colorés, les herbes vont semétamorphoser en guirlandes orne-mentales et les arbres deviendrontceux du Paradis, donnant à l’ensem-ble l’expression d’une volupté édé-nique parfaite.Peu avant de s’installer définitive-ment à la Côte d’Azur, Matisse écriten 1918: «Le tronc d’arbre, avec soncaractère de force, lance ses rameauxselon les lois de l’expansion et selonsa sève, qu’un artiste véritable doitsentir et représenter». Ceci explique-rait-il le goût qu’il éprouva pour leplatane maintes fois représenté dansles dessins des années cinquante etqui trouvera son ultime aboutisse-ment à Saint-Jean-Cap-Ferrat dans la«plus petite salle à manger dumonde» comme l’appelait ironique-ment son propriétaire, l’éditeurTériade? Nous sommes en 1951,Matisse vient de terminer la décora-tion de la chapelle de Vence, et laminuscule salle à manger rappelle àl’artiste l’exiguïté du lieu saint.Comme dans ce dernier, Matisse vaopposer une céramique en noir etblanc à un vitrail resplendissant decouleurs lumineuses, reprenant l’é-ternelle équation, ligne et plan, noiret blanc et chromatisme. Matisse varésoudre dans l’espace domestique leproblème soulevé par le sanctuaire;l’arbre, cette expression parfaite dumystère de la vie unissant la terre au

cosmos, va ici remplacer la madonede Vence et, comme le constatePierre Schneider: «Devant lui, onpense moins au marronnier ou à unplatane qu’au buisson ardent».L’arbre, signe signifiant du dessinpour Matisse par le mystère de saverticalisation, est comme l’ultimedon du ciel juste avant qu’il ne seretire du plan terrestre. Car Matisse les aura aimés sesarbres, que ce soient les amandiersen Corse, les pins, les palmiers et leseucalyptus de la Côte d’Azur, lescocotiers pandanus à Tahiti ou lesplatanes de Vence, amour qu’il résu-mera dans Jazz sous la formule:«Trouver la joie dans le ciel, dans lesarbres, dans les fleurs».Avec ses 120 peintures, dessins,gouaches découpées et photogra-phies, l’exposition nous emmène duCateau à Nice, du Maroc à Tahiti, deParis à Vence, sur les traces d’unMatisse dont la ligne de mire estarbre.

Ben Durant

«L’arbre tient, le roseau plie»

Jean de la Fontaine

Musée Matisse, Palais Féne-lon, 59360 Le Cateau-Cambrésis, France. Ouverttous les jours, sauf le mardi,de 10 à 18 H jusqu’au 11janvier 2004. Tel: 00 33 (0)3 27 84 64 50.

Tahiti II, 1936, gouache,Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis.

L’affiche de l’exposition (Le Platane, encre,1951, Musée Matisse, Nice).