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Sortie d’usine # 0 2€ / automne 2012 NE PAS JETER SUR VOIE PUBLIQUE // WWW.SORTIDUSINE.ORG // 2€ DOSSIER APRÈS MAI Olivier Assayas ENTRETIEN EXCLUSIF DOSSIER 007 Skyfall REGARDS CROISÉS ENTRETIENS : TRAN ANH HUNG • ALICE WINOCOUR • SHU HAOLUN • CLÉMENT MÉTAYER Leos Carax BRUYANT & TIMIDE LA FABRIQUE DE L’USINE La reconquête culturelle du Nord-Est Parisien

Sortie d'Usine #0

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Sommaire DOSSIER 007 DOSSIER APRÈS MAI ENTRETIENS / Olivier Assayas / Clément Métayer / Shu Haolun / Tran Anh Hung / Alice Winocour LA FABRIQUE DE CINÉMA / Leos Carax / Littérature & Cinéma / Vers un renouveau cinématographique du Nord-Est Parisien LES BONS PLANS DE L’USINE / Twixt en DVD / Expo Les Enfants du Paradis ANALYSES DE CYCLES / Voyeurs / Un Air de Famille / Homme-Animal PORTRAIT CINÉPHILE / Quentin Jagorel

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Sortied’usine

#02 € / automne 2012

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DOSSIER APRÈS MAI

Olivier AssayasENTRETIEN EXCLUSIF

DOSSIER 007

SkyfallREGARDS CROISÉS

ENTRETIENS : TRaN aNh huNg • alIcE WINocouR • Shu haoluN • clémENT méTayER

LeosCaraxBRUYANT & TIMIDE

LA FABRIQUE DE L’USINE La reconquête culturelle

du Nord-Est Parisien

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2 SORTIE D’USINE

Les Cahiers du CinéClub ont fait peau neuve. On était en septembre, il faisait encore doux, la rentrée, elle, démarrait dans les salles obscures. On voulait partir sur de nouvelles bases. Nouvelles bases et retour aux sources ? Ça ne semble pas se contredire. Un voyage dans le temps et nous voilà à nouveau en 1895. 1895, c’est Félix Faure qui succède à Casimir-Perrier à la présidence de la République ; Alfred Dreyfus est renvoyé au bagne de l’Île du Diable, et Louis Pasteur meurt ; on célèbre des obsèques nationales. Mais 1895, c’est aussi le brevet du cinématographe, déposé par Louis et Auguste Lumière ; la naissance du septième art. Un dispositif alambiqué posé à la sortie d’une usine à Lyon. Ça tourne !

Premier numéro, premiers engagements. Sortie d’Usine est un jeune magazine, aucun doute là-dessus. Sortie d’Usine n’est pas à proprement parler un magazine engagé, quoique. Défendre une certaine idée du cinéma, des films, des auteurs, une création originale et éclectique, c’est une cause qui nous plaît assez.

Cocktails molotov et tracts incendiaires sont à retrouver dans notre dossier Après Mai, ainsi que des rencontres, au détour d’un couloir, autour d’un café, avec les porteurs du projet. Olivier Assayas, militant du cinéma indépendant, revient sur son film, ses convictions, ses revendications. Le vent contestataire souffle également sur les autres pages du magazine : le cinéma indépendant chinois, ou lorsque filmer, caméra au poing, revient à lever celui-ci en révolte artistique ; le portrait de Carax, l’éclatant retour d’un bruyant cinéaste un peu timide ; un guide des bonnes manières à suivre lorsqu’on adapte un roman à l’écran, et lorsqu’on se prépare à visionner une adaptation...

Entretiens riches, billets fins, analyses sensibles, on passe par les mots pour en revenir aux images. Brutes ou finement ciselées, elles soutiennent une idée. Manifestations foudroyantes que l’on tente de relayer.

édito

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la tâche de l’art n’est pas de nous enfermer dans un

monde closEric Rohmer

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SORTIE D’USINE 3

rédactrice en chef : Ariane Kupferman-Sutthavongco-rédacteur en chef : Alexandre Flottes

Gondre, Théo Koutsaftis, Ariane Kupferman-Sutthavong, Pierre-Louis Lagnau, Clément Libiot, Benoît Voudon, Renée Zacharioucrédits photographiques : O. Assayas par Regis d’Audeville (couverture) / Shu Haolun par Martin Gondre (p. 18) / O. Assayas par Olivier Bernard (p. 33)

/ C. Métayer par Emile Bertherat (p. 38-39) / Tran Anh Hung par Emile Bertherat (p. 46, 47 & 50) / A. Winocour ARP Selection (p. 53) / Soko dans le rôle d’Augustine, photo inédite de Gil Lesage (p. 55) / Q. Jagorel photo des archives de l’interviewé (p. 80)

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DOSSIER 007

6 La fin d’une ère12 Entre tradition et innovation14 Un grand Bond en arrière

DOSSIER APRÈS MAI

20 Olivier Assayas Désobéissance cinématographique26 Critique vache dans un pré cinéphile28 Clément Métayer Acteur “pas encore acteur”32 Un engagement de jeunesse

ENTRETIENS DE L’USINE

36 Shu Haolun Retour sur le cinéma indépendant chinois

42 Tran Anh Hung La beauté vient de la justesse50 Alice Winocour Du fantastique dans le film

historique

LA FABRIQUE DE CINÉMA

58 Leos Carax Bruyant cinéaste un peu timide64 Littérature & Cinéma Confessions d’une

Comparative Studies Addict66 Vers un renouveau cinématographique du Nord-

Est Parisien

LES BONS PLANS DE L’USINE

70 Twixt en DVD Francis Ford Coppola : Le ciné indé face au néant indu

72 Prévert & Carné fêtés à la Cinémathèque Expo Les Enfants du Paradis

ANALYSES DE CYCLES

76 voyeurs Eyes Wide Shut & Blow Up78 un air de famille Un Conte de Noël, The Royal

Tenenbaums & Affreux, Sales et Méchants80 homme-animal L’Enfant Sauvage, Elephant Man &

La Bête Humaine

PORTRAIT CINÉPHILE

82 Quentin Jagorel

direction artistique : Théo Koutsaftisgraphisme, mise en page, illustrations :

- www.thkstudio.comcommunication : Marion Sollerrédacteurs : Emile Bertherat, Arthur Cerf, Grégoire Di Fiore, Maxence Drummond, Clara Duchalet, Martin

SORTIE D’USINE est le magazine bi-annuel du CinéClub de SciencesPo. Le CinéClub fait partie du Bureau des Arts de SciencesPo, Paris.

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Dossier 007

4 SORTIE D’USINE

DOSSIERRegards croisés sur Skyfall 6 La fin d’une ère 12 Entre tradition & innovation 14 Un grand Bond en arrière

PHOTOS : © 2012 SONY PICTURES DIgITAL INC.

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Dossier 007

SORTIE D’USINE 5

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6 SORTIE D’USINE

Skyfall la fin d’une èreTExTE : THÉO kOUTSAFTIS

DOSSIER 007 - REGARDS CROISÉS

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Dossier 007

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ames Bond fête ses 50 ans. La très fructueuse franchise en est à son 23ème film et le message est clair : l’agent 007 est de retour, et en force. Avis à ceux qui n’ont pas vu le film, cet article est truffé

de spoilers. En 50 ans d’évolution donc, James Bond a beaucoup changé, parfois trop. Dans les années 90, quand Pierce Brosnan reprend le flambeau, la saga marque ainsi un retour vers une certaine classe à l’anglaise, perdue sous la courte période Timothy Dalton, mais elle opère aussi un tournant vers des scénarios trop gadgétisés, au détriment d’une logique et d’une consistance de l’histoire. Absurdité que Brosnan dénoncera lui-même

en jouant dans Matador, anti-James Bond caricaturant les pires moments de la saga. Celle-ci s’était essoufflée et peinait à trouver son public. Pourtant l’arrivée de Pierce Brosnan avait aussi coïncidé avec l’apparition de Dame Judi Dench dans le rôle de M. Sa présence avait permis d’atténuer l’image trop machiste et sexiste qui émanait des 007 à l’époque. En 2006, lors du reboot de la franchise avec Daniel Craig dans Casino Royale, Dench reste la seule actrice de l’ancien casting encore présente à l’écran. Six ans plus tard, avec Skyfall, la série tente une nouvelle fois de se ré-inventer.

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Retour sur les terres natales de James Bond. Les landes écossaises seront le théâtre du denouement du film pour M et l’agent 007.

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Dossier 007

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Judi Dench interprète M, la directrice du MI6 pour la septième et dernière fois

Bérénice Marlohe en Séverine, avec sa robe noire provocante Naomie Harris joue le rôle d’Eve Moneypenny

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Dossier 007

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Naomie Harris joue le rôle d’Eve Moneypenny

La place des femmes dans l’univers 007Casino Royale avait marqué les esprits. Avec son écriture dense, une Bond Girl impressionnante interprétée par Eva Green - l’inoubliable Vesper Lynd -, et des personnages complexes, il s’ancrait dans un monde très semblable au nôtre, loin de l’univers à gadgets des précédents films. Surtout, il dépeignait des personnages humains et restait un excellent film d’action sans sacrifier pour autant une trame narrative intéressante. C’est probablement aussi le film de l’agent britannique où les femmes sont le mieux représentées, jouant des rôles-clefs dans la progression de l’histoire et ne servant pas uniquement de faire-valoir à l’acteur principal. Skyfall marque la fin de cette période par un retour vers la Bond Girl accessoire. Le personnage de Naomie Harris, agent accompagnant Bond sur le terrain, en sera retiré dès la dixième minute pour un poste de bureau. Quant à Bérénice Marlohe, qui joue Séverine, elle apparaît dans une superbe robe noire moulante et transparente, pour être exécutée vingt minutes plus tard par le personnage de Javier Bardem, Sila - un ex-agent du mi6 - le grand méchant du film. Le rôle de femme forte est ici tenu par une Judi Dench superbe, qui incarne une M de plus en plus menacée, que ce soit par des

fantômes venus de ses débuts au mi6 ou par la remise en question par le gouvernement de ses capacités et ses méthodes, jugées insuffisantes et dépassées. Le film se recentre sur la relation Bond-M pour, au final, abandonner ses aspects les plus progressistes. Je m’explique. Bond n’ayant plus de motivations amoureuses, contrairement aux deux précédents films, l’émotion dans Skyfall passe par le personnage de M, auquel le public s’est attaché au cours des six films précédents. Le climax du film, la mort de M dans les bras de Bond, joue sur cette proximité du spectateur avec ce personnage. Et c’est la seule raison pour laquelle le film fonctionne. Toute l’histoire repose sur le personnage persécuté de M et sa protection par Bond, face aux sombres secrets qui ressurgissent de son passé. M est mise une dernière fois en valeur dans ce film pour en être mieux expulsée.

Méta-théâtralité à l’écran et retour aux sourcesLe dernier opus de la saga comporte une grande part d’auto-réflexivité. Que ce soit à travers les remarques de Q, à qui Bond se plaint de ne se voir offrir qu’une arme à feu et une radio, et qui répond “Vous vous attendiez à un stylo-explosif ? Nous ne faisons plus vraiment dans ce genre aujourd’hui” ou par les questions posées à M lors de son audit par la commission

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Dossier 007

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gouvernementale, remettant en question ses méthodes jugées archaïques. Les scénaristes et producteurs se posent des questions sur la direction et le futur de 007 et nous le font savoir. Leur solution semble être un retour aux sources. Pour le meilleur et pour le pire. Une fois M morte, son titre est transmis, à la toute fin du film, à Gareth Mallory, joué par Ralph Fiennes. Eve, le personnage de Naomie Harris, l’agent que nous découvrons en pleine action sur le terrain au début du film, atterrit finalement derrière un bureau : il s’avère qu’elle n’est autre que Miss Eve Moneypenny, la secrétaire de M. Si le personnage de Judi Dench avait des assistants mâles, le M de Ralph Fiennes se voit attribuer une secrétaire. Comme dans les premiers films, qui illustraient bien leur époque, où les hommes occupaient les postes les plus importants, Skyfall voit le retour d’une domination masculine. Si le cinéma est toujours une

représentation de la société qui le crée, quel message en tirer concernant la parité ? Ce retour aux sources est accentué par toutes les allusions aux bonnes vieilles méthodes traditionnelles. Le couteau, la carabine, le rasage à la lame : notre héros revient aux classiques, s’éloignant du film d’espion technologique pour se rapprocher du film noir. Exit les personnages de femmes fortes pour la suite, retour au bon vieux temps : des hommes aux positions clefs et des femmes faire-valoir.

007 : comme toujours à l’image de la politique extérieure de la Grande BretagneOn l’oublie souvent, tellement James peut paraître cool, mais il reste au service de la Couronne : notre ami Bond est donc fonctionnaire. Et ses adversaires reflètent les peurs de ses compatriotes. Finis les méchants Russes ou Cubains. Comme le fait remarquer M : “Nos

ennemis ne sont plus visibles. Et j’ai peur. Nous ne combattons plus des nations mais des individus”. Le terrorisme et la guerre contre ce dernier font partie des principaux thèmes du film. Il est intéressant de remarquer que, contrairement à la série des Jason Bourne, où l’ennemi se situe au sein de l’État - la corruption et l’excès de pouvoir - et où le personnage principal est présenté comme plus humain - un homme contre un système injuste et puissant - les James Bond, eux, présentent une menace extérieure au pays - le méchant est toujours l’Autre, l’Étranger - et mettent en scène un personnage principal beaucoup plus froid et distant. Sur un échiquier politique, on ne peut s’empêcher de penser que la série des Bond se situerait bien à droite de la trilogie Bourne. La rhétorique de la peur y est pleinement exploitée - “attaque sur notre sol”, “intérêts britanniques”, “sécurité nationale” - et le côté

Ben Whishaw interprète un Q très jeune et décompléxé

Javier Bardem incarne Silla, un ex-agent du MI6 avec des comptes à régler avec MBond (Daniel Craig) au service du Royaume-Uni. Jeu : comptez les drapeaux...

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Dossier 007

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Eva Green joue Vesper Lynd, la Bond Girl inoubliable de Casino RoyaleJavier Bardem incarne Silla, un ex-agent du MI6 avec des comptes à régler avec M

réactionnaire, déjà présent dans la thématique féminine comme on vient de le constater, est renforcé par une vision nationaliste. Nous contre eux. Lourd.

Forme parfaitement exécutéeSi l’on peut reprocher plusieurs points noirs au contenu, la forme, elle, est parfaitement réalisée. La mise en scène de Sam Mendes est efficace et fluide, avec des scènes d’action très réussies : d’Istanbul à Londres, en passant par Shanghai et Macao pour finir en feu d’artifice dans les plaines écossaises. Les dernières scènes, véritable hommage aux chasses à l’homme du cinéma classique, sont sublimées par la photographie exceptionnelle de Roger Deakins, qui tire partie du grand brasier qu’est le manoir Bond pour teinter l’image d’un rouge enflammé. Le jeu des acteurs est à la hauteur des ambitions de la production : les performances de Judi Dench et Javier Bardem sont

impressionnantes. On regrette que certains traits de Sila ne soient pas davantage exploités, malgré le potentiel indéniable de Bardem qui joue à merveille un adversaire impitoyable envers l’agent britannique. Comme Batman et Bane, il était temps pour Bond de trouver un adversaire réellement à sa taille. Daniel Craig, égal à lui-même, garde, comme toujours, son masque inexpressif : cela fonctionne assez bien pour ce rôle mais on attend encore de le voir jouer autre chose que le grand dur. Naomie Harris et Ben Whishaw apportent avec succès une touche d’humour et de légèreté, bienvenue dans un ensemble particulièrement sombre. Enfin Bérénice Marlohe nous offre une Bond Girl classique, fragile et apeurée sous ses airs de femme fatale.

Conclusion : récup’ & paradoxesLa saga Bond nous offre ici un hybride : Skyfall marque un retour aux sources, avec la réintroduction

de Q, le retour de la Bond Girl faire-valoir et celui des personnages masculins aux commandes. Mais c’est aussi un hommage à un personnage de femme forte, M, avec la performance remarquable de Judi Dench ; et enfin un film conscient de son passé et de ses évolutions. Six ans seulement après le lifting que représentait Casino Royale, 007 se réinvente encore une fois. En sortant de la salle, un de mes amis m’a dit : “Une résurrection avec du vieux, c’est quand même très paradoxal”. Tellement paradoxal que l’on se retrouve à l’aimer et le condamner en même temps.

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Dossier 007

12 SORTIE D’USINE

Skyfall entre tradition et innovationTExTE : PIERRE lOUIS lAGNAU

DOSSIER 007 - REGARDS CROISÉS

près une attente anormalement longue due aux difficultés financières de la mgm, on avait bien cru que l’agent 007 nous ferait faux bond. Finalement, tout vient à point

à qui sait attendre, et c’est à la fois avec respect et intelligence que Sam Mendes s’empare de la franchise. La rumeur est sur toutes les lèvres : ce 23ème épisode des aventures du célèbre agent britannique serait le meilleur jamais réalisé. Si certains ont peut être du mal à l’admettre, il reconnaîtront au moins que l’opus reste le plus abouti de ceux incarnés par l’indestructible Daniel Craig. Indestructible ? Pas tant que ça à en juger par les résultats des épreuves nécessaires à sa réintégration au sein du mi6, après une mort présumée – qui conduit l’agent à abandonner quelques temps son costume cintré pour une échappée exotique au milieu des scorpions, de l’alcool et des paris. Son retour à Londres, motivé par une menace terroriste sans précédent, n’a rien de spectaculaire, bien au contraire.

C’est donc d’abord par son audace que le film surprend : l’audace de nous présenter un James Bond vieilli et usé, qui tire avec d’autant d’habilité que le premier quidam d’une fête foraine, et qui fond en larmes dans une fin aussi funèbre que culottée ; l’audace de faire apparaître Q comme un geek décomplexé à peine sorti des bancs de l’école et amateur de Turner à ses heures perdues ; l’audace d’un générique qui, perdant en érotisme, a rarement été aussi sombre et gothique, aux fulgurances presque burtoniennes ; l’audace d’un méchant qui caresse le rêve d’éliminer la figure maternelle de M, comme lorsqu’il caresse le torse de Bond à l’issue d’une entrée sobre mais brillante de part l’efficacité de la mise en scène et du cadrage. Ce nouveau bad boy incarné par Javier Bardem fait parfois preuve d’une préciosité et d’une légèreté qui amusent, mais parvient cependant à éviter l’écueil de la caricature et du grotesque. Enfin, on pourra également souligner la virtuosité de la scène finale, véritable explosion digne d’un opéra

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Dossier 007

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wagnérien, et donnant lieu à une poursuite entre glace et flammes dans la lande écossaise. La séquence, qui se déroule donc dans un cadre cataclysmique, témoigne d’un style visuel très affirmé. Sam Mendes, loin de se contenter d’entretenir une machine ronronnante, a pris des risques. Cela ne l’a pas empêché néanmoins de respecter intelligemment un certain nombre de codes essentiels, qui confèrent au film une réelle identité flemingienne que l’on avait perdue dans les dernières réalisations de Martin Campbell et Marc Forster. Lorsque 007 déclare en se rasant : « Je fais parfois les choses à l’ancienne », on a presque l’impression d’entendre Sam Mendes tant sa capacité à innover se double d’un respect de l’univers préexistant de James Bond, à travers de nombreuses références subtiles et inattendues. On retrouve ces répliques qui font mouche, cette ironie mordante et ces dialogues ciselés qui rappellent que Sam Mendès est, entre autres, auteur de théâtre. Mais Skyfall marque aussi le retour de plusieurs personnages, de Q à

Moneypenny en passant par l’incontournable Aston Martin db5 (qui acquiert dans cet épisode un statut de personnage à part entière, en témoigne la tristesse de Bond lorsque la voiture est intentionnellement désagrégée par le terrible Raoul Silva). Ce nouvel opus donne finalement l’impression d’être une transition : il n’y a pas formellement de mission, cette dernière arrivant en réalité à la fin dans une élégante pochette en cuir, que Sean Connery, Roger Moore, ou Pierce Brosman avaient eu l’habitude de tenir, et toutes les cartes sont redistribuées : James Bond perd en dureté ce qu’il gagne en humanité, certains personnages disparaissent, d’autres réapparaissent, tout cela sans maladresse et avec une forme d’impertinence réfléchie. Affirmons sans retenue que cette nouvelle réalisation est un très beau cadeau pour fêter le 50ème anniversaire de James Bond au cinéma.

“I like to do certain things the old fashion way” déclare Bond (Craig), laissant à Eve (Harris) le soin de le raser à l’ancienne...

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autre soir, alors que j’étais convié à une pendaison de crémaillère à laquelle je ne

connaissais quasiment personne, un illustre inconnu m’apostrophe en me demandant quel est mon James Bond préféré. D’abord pris de court, je me ressaisis rapidement en lui répondant que malgré un lobby très puissant qui essaie de nous faire croire le contraire, Casino Royale est assurément le meilleur épisode de la série. Il me regarde effaré : « Non mais t’es sérieux ? Casino Royale ? Mais t’as vu le plan du méchant ? Il est bidon. Dans les vieux James Bond (il me semble qu’il rajoute mêmeles vrais James Bond) les plans des méchants sont déments. Et en plus, Daniel Craig, il est blond ! » C’était peut-être le martini, mais j’avoue m’être sur l’instant retrouvé à court d’arguments. Il est vrai que la pertinence de son raisonnement avait de quoi me faire cogiter toute la soirée, mais les biens maigres capacités intellectuelles de mon cerveau au-dessus de 0,07g d’alcool eurent raison de moi. Car effectivement, depuis l’arrivée de Daniel Craig, quelque chose a changé chez James Bond. Avant, on avait droit au séducteur en costard sept pièces, cheveux bruns brossés sur le côté, avec en prime ce fameux sourire tout droit sorti d’une pub pour dentifrice. Non, ce nouveau James Bond est définitivement plus animal, plus

sinistre, plus vulnérable. Plus réel quoi. Un James Bond qui ne se lave plus les mains avant d’aller à table et préfère les plonger dans le cambouis. Qui troque son vodka-martini et ses soirées galantes contre un whisky au fond d’un bar mal famé. L’heure est au traumatisme, et James Bond est enfin devenu un être humain. Maintenant, un peu d’Histoire. Nous sommes en 1952 et la guerre froide est en pleine ébullition. Air du temps oblige, le genre espionnage est remis au goût du jour. Un journaliste, du nom de Ian Flemming, sort son premier roman : Casino Royale. En gros, l’histoire est celle d’un agent secret nommé James Bond qui sauve le monde et couche avec des filles. Vu comme ça, on ne s’étonnera guère du succès de la saga littéraire, aidé il est vrai par un petit coup de pouce signé… John Fitzgerald Kennedy ! En effet, c’est après qu’il ait annoncé que Bons Baisers de Russie était l’un de ses livres de chevet que les ventes des aventures de l’agent secret ont réellement décollé. Lien de cause à effet sans doute, ce n’est que peu de temps après que la question de l’adaptation cinématographique se pose. Après moult rebondissements en coulisses - Hitchcock est même pressenti à la mise en scène avec James Stewart dans le rôle de Bond1 - c’est finalement à un réalisateur relativement mineur, Terrence Young, et à un acteur écossais

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TExTE : CLÉMENT LIBIOT

un grand Bond en arrière

DOSSIER 007 - REGARDS CROISÉS

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Dossier 007

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Dossier 007

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quasi-inconnu, Sean Connery, que l’on donne les commandes du « premier épisode. » Il suffit de farfouiller un peu et les choses tombent sous la main. Comme par magie. J’étais dans mon grenier en plein rangement semestriel, quand tout à coup, mon regard se pose sur un vieille vhs coincée entre une bouée gonflable en forme de canard et un sèche-cheveux qui semble dater de l’Antiquité. D’un revers de manche, je dégage la poussière de l’étiquette collée sur la tranche et parviens à distinguer, non sans difficulté, le titre du film : James Bond Contre Dr No. Le tout premier James Bond. Autant dire une relique. Le film n’a pas trop mal vieilli. Bon, un peu quand même, c’est vrai. Mais beaucoup moins que L’Homme Au Pistolet d’Or par exemple, réalisé dix plus tard. Surtout, ce premier James Bond a le mérite de poser le mythe en trois plans : des mains, d’abord, des cartes dans l’une, des cigarettes sans filtres dans l’autre, et, en contre-champ, une femme, pulpeuse, appétissante, et toute de rouge vêtue, qui lui demande : « Comment vous appelez-vous ? » Premier plan sur le visage de Sean

Connery, et ses faux airs de Jean Dujardin – qui n’était d’ailleurs pas encore né - « Bond. James Bond. » Musique. Ça ne s’invente pas ! James Bond incarne un mystère. Un homme tellement sûr de lui que sa carapace ne permet jamais de laisser filtrer le doute. Un héros. Un vrai. Coureur de jupons, mais privilégiant toujours le sous-entendu à la déclaration, James Bond incarne cette classe un peu dandy et old school typiquement anglaise. Sans oublier l’humour so british, parfois absurde, souvent cynique. En face, les méchants, aux visages tout droit sortis d’un film de Tod Browning, viennent de Russie et de Chine, ou d’une autre contrée exotique, et élaborent des plans machiavéliques. Ils jouent aussi aux échecs. De quoi donner la trouille à n’importe quel agent secret aussi sur-entraîné soit-il. À commencer par Lester, l’acolyte américain, que les scénaristes anglais s’amusent à tourner en dérision. Mais James Bond, lui, n’a peur de rien. Un Superman avant l’heure ? Vous poussez le bouchon un peu loin ! D’accord. Mais l’idée a le mérite d’être posée. La mythologie de James Bond

joue sur une redondance des codes propres à la saga. Une esthétique d’abord, et un rythme. Lent, tendu, avec une attention particulière à la mise en place de la mission, avant que l’action n’explose en des scènes finales d’anthologies, souvent ponctuées d’un coup de théâtre scénaristique (une fois sur trois, c’est la fille qui est méchante). L’intrigue est souvent alambiquée, frôlant parfois le baroque. Un truc piqué à Hitchcock, ça. McGuffin, frites et coca. Et puis on a aussi, bien sûr, le fameux martini-vodka avec shaker et sans cuillère, les pseudos flirts avec Monneypenny à chaque fois interrompus par M, les gadgets, et la fameuse Aston Martin db5 couteau-suisse qui apparaît pour la première fois, à l’instar de Q, dans Goldfinger de Guy Hamilton, troisième épisode de la saga. Ce fameux style James Bond connaîtra des hauts et des bas, des virages, des embranchements, une poignée de péages, et aussi, il faut le dire, quelques sorties de route. Mais il restera fidèle à ses premiers épisodes – finalement, ce sont les interprètes de 007 qui apporteront les plus gros changements. Et voici peut-être une des principales

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raisons de l’immense succès de James Bond (pas moins de trois milliards de recette à ce jour !) : avoir su s’adapter au temps qui passe tout en gardant une identité propre à la saga. Les années 60, hippies et mayflowers, auront leur Bond séducteur avec Connery. Roger Moore incarnera le 007 tout en frime et en gadgets caractéristiques des années 70 et 80. Pierce Brosnan se situera plus dans le registre grand spectacle, sans pour autant parvenir à rivaliser avec les gros bras de l’époque (Stallone, Schwarzenegger, Willis). Et puis, Daniel Craig. Le premier véritable changement de cap. Retour aux sources. D’abord, la décision d’adapter Casino Royale, soit le premier roman de Flemming, semble relever d’une volonté de remettre à jour les codes d’une mythologie qui, à force d’ajouter des films à son palmarès, finissait par rester bloquée dans les embouteillages. Ce nouveau James Bond, plus sombre, se rapproche en fait davantage des romans de Flemming, et aussi du cinéma d’Hitchcock, que le romancier a toujours considéré comme un modèle, parlant de La Mort Aux Trousses et de George Kaplan comme d’une influence importante de James Bond. Citons pour le coup Sam Mendes, auteur de Skyfall, le dernier épisode en date : « Les racines de Bond sont beaucoup plus sombres que ce qui a été filmé dans les années 70 et 80. Sa compréhension de lui-même et sa vulnérabilité le rendent super

intéressant, comme lorsqu’il est plus traumatisé par un petit poisson innocent sacrifié ou un accroc à sa voiture que par un type qui s’est fait buter […] Flemming a fini riche mais déprimé. Il rêvait de succès critique mais il est devenu comme son héros : l’être humain que James Bond aime le moins, c’est lui-même… » On est loin de l’image de Bond auquel le spectateur de cinéma est habitué. Skyfall, l’épisode de Sam Mendes, se situe parfaitement dans cette rupture. « Bah quoi, vous préféreriez un stylo qui explose ? », plaisante Q devant la mine déconfite de Bond, visiblement déçu d’avoir comme seuls compagnons de route un flingue et une radio d’urgence. Dans le film, les gadgets sont réduits au strict minimum. L’informatique est devenue obsolète, dérisoire. Et le méchant, incarné à merveille par Javier Bardem, qui a l’air d’avoir apprécié sa collaboration avec les frères Coen, n’envisage pas de détourner un satellite ou de faire décoller une fusée. Non, ce qui l’intéresse, c’est M. Un personnage autrefois réduit au rôle de pantin, qui va avec cet épisode endosser un costume un peu mieux taillé. Bond, lui, débute le film en mourant. Pas forcément très pratique, je vous l’accorde. Bon, évidemment, il ne va pas vraiment mourir. Juste suffisamment pour lui permettre de renaître de plus belle. N’ayons pas peur d’y voir là une métaphore du tournant que continue à prendre la saga avec ce nouvel épisode. Sans compter que Skyfall regorge de

petits clins d’œil, dont on laissera le plaisir de la découverte aux fans. Signalons juste le retour d’une célèbre voiture, qui avait pendant longtemps disparu de la circulation au profit d’une bmw. Les plus attentifs comprendront. Voilà, on y est. Estimant avoir assez d’arguments sous la main, je tente de relancer la conversation avec l’illustre inconnu bien décidé à montrer que je possède quand même quelques connaissances bondiennes. Monsieur écoute, l’air vaguement intéressé. Mince ! Ce n’est qu’à la fin de mon exposé que je me rends compte ne pas avoir trouvé de quoi justifier la couleur de cheveux de Daniel Craig. Deuxième échec d’affilée. J’abandonne. Décidément, cette histoire capillaire a l’air de tenir à cœur les fans de la saga. Et un James Bond roux, ça le ferait ?

1 Pour les plus curieux, on conseillera le livre de Kevin Bertrand Collette, James Bond Le dossier Secret

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Regards croisés sur Après Mai 20 Olivier Assayas Désobéissance cinématographique 26 Critique vache dans un pré cinéphile 28 Clément Métayer Acteur “pas encore acteur” 32 Un engagement de jeunesse

DOSSIER

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Olivier ASSAyAS

QUESTIONS : ARIANE kUPFERMAN-SUTTHAVONg

La jeunesse des années soixante-dix est à nouveau au cœur de votre dernier film. Après L’Eau Froide (1994), vous reprenez ce motif autobiographique. Qu’est-ce qui vous a poussé à y revenir ?

Je me sers d’éléments vécus comme de piliers. De la même manière qu’un film comme Carlos était constitué par un travail de recherches, de vérifications factuelles, ce travail de documentation je n’ai évidemment pas eu à le faire pour Après Mai. Je me suis inspiré de choses vécues qui me semblaient autant de repères sur lesquels le souvenir pouvait m’aider à reconstituer quelque chose de

l’époque. Ça a un rapport avec le souvenir, avec l’autobiographie, la possibilité d’utiliser cette matière-là au cinéma de la même manière qu’on l’utilise couramment dans le roman. Ça a été une sorte de fil qui a continué à exister dans ma carrière, spécifiquement dans des films comme Fin Août, Début Septembre. Je crois que si je suis revenu, par l’écriture, sur cette période et sur les questions qu’elle pose, c’est que j’avais besoin d’élucidation, de comprendre comment d’un jeune homme engagé dans les convictions, politiques en particulier, de son époque, attiré de façon diffuse encore par le

cinéma, traversé plutôt par les arts-plastiques et par la peinture, je suis devenu moi-même. Puis je me suis retrouvé sur le chemin qui m’a progressivement conduit à faire des films. C’est d’une part une forme de réflexion et, d’autre part, une mise au point face à la manière dont aujourd’hui ces années-là sont, dans le souvenir et la littérature, soit occultées, soit déformées par une caricature facile. Ensuite, cette référence au vécu, elle est plus de l’ordre de la vérification que de là où je veux en venir. Là où je veux en venir, c’est à quelque chose de plus collectif, quelque chose qui soit davantage l’histoire d’une époque.

e réalisateur le plus en vue cet automne ? Olivier Assayas. Le film dont on aura le plus parlé ? Après Mai. Dernier-né d’une œuvre colossale d’un réalisateur éclectique, il s’impose comme la manifestation aérienne d’un combat. Filmer la lutte, filmer une époque, filmer un paysage intérieur qui n’est autre que le sien ; vaste programme que

celui que s’est imposé Olivier Assayas. Pas de fresque pour autant, mais un portrait intimiste, patchwork de sensations, une rencontre : celle du cinéma. Nous aussi, nous avons eu droit à notre rencontre ; une rencontre avec la figure de proue du cinéma français actuel. Entretien avec un virtuose.

L

désobéissancedésobéissancecinématographiquecinématographique

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Le film est très référencé, autant sur le plan cinématographique que littéraire et musical, et pourtant vous transcendez l’idée qu’on se fait aujourd’hui de l’après Mai 68. Comment avez-vous recréé l’époque tout en captant les éléments insaisissables ?

J’ai vécu les années soixante-dix ; j’en ai une assez bonne mémoire. S’il y avait une sorte de portail spatio-temporel qui s’ouvrait et que je me retrouvais à cette époque-là, je ne serais pas plus surpris que cela. Dans mon esprit, elle existe autant que le présent. Mais c’est vrai que pour arriver à la retranscrire au cinéma, il y a eu un véritable travail. Mais c’est le cas dans tous mes films. J’avais cette idée de recréer l’ambiance de l’époque, y compris dans ses nuances et sa dialectique. C’était un peu recréer un monde, le refaire vivre hors des idées reçues qu’on en a aujourd’hui. J’ai été très maniaque sur les détails : les tracts, les journaux, les livres, les disques, les slogans, les affiches… Il y a quelque chose du sujet du film qui était sur le mode de communication, qu’il soit visuel ou intellectuel. Au niveau de la musique, la bande-son d’Après Mai est pour moi la bande-son de ces années-là. C’est la musique la plus autobiographique qui soit. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’elle s’est insérée aussi facilement à l’intérieur du film. J’ai essayé de retrouver non pas tant ce qui était emblématique de l’époque mais ce qui résonnait en moi. Après, j’ai eu la volonté d’en faire quelque chose qui soit davantage universel, qui ait à voir avec la jeunesse, qui interroge aussi ces années-là, qui montre autant leur beauté que leur profondeur et justement, qui laisse résonner, les choses dans leur authenticité. C’est une période qui était passionnante parce qu’il y avait une entièreté dans l’engagement, une manière de partir sur des pistes sans se retourner, de renoncer à mille choses et, enfin, de payer de sa personne.

Comment percevez-vous Mai 68 dans le film, sachant que vous le situez après l’événement historique : est-ce qu’il y a

davantage d’idéalisation ou de doute ?

J’ai envie de dire que Mai 68, je l’idéalise ! Mais c’est vrai que le débat politique, ses contradictions, ses limites, ses impasses terribles, ce sont des choses sur lesquelles il ne faut pas s’aveugler. J’essaie évidemment de ne pas le faire. J’ai été le premier à ironiser sur cette époque lorsqu’on en est enfin sorti, parce qu’elle était devenue pesante, voire intolérable. J’ai été contre la déformation de ces années-là, mais aussi contre leur idéalisation. La politique des années soixante-dix était complexe, contradictoire, souvent fermée à ce qui correspondait aux courants les plus vivants, les plus radicaux, du point de vue du renouvellement de la société et de la liberté des individus. J’avais envie, à force d’entendre décrire cette époque aussi mal, de remettre le curseur au bon endroit. C’est ce que j’ai fait dans un texte, Une Adolescence Dans l’Après Mai, qui m’a réconcilié avec cette époque et ses valeurs et qui m’a peut-être réconcilié avec le jeune garçon que j’avais été à ce temps-là. Enfin, maintenant, je pense que j’en suis quitte avec les années soixante-dix… Pour un bon moment en tout cas.

Et le rapport entre l’art et la politique ?

Aujourd’hui, la séparation entre art et politique est installée, mais à l’époque, elle était impossible. L’art et la politique étaient liés, c’était une seule et même chose, et c’était inimaginable un art qui ne serait pas d’une manière ou d’une autre politique. Y compris dans le sens où les films produits par l’industrie à l’époque semblaient des films bourgeois du fait des conditions de leur fabrication. C’étaient des films qui, de ce point de vue-là, prenaient parti politiquement. Cette histoire de l’articulation entre l’art et le politique, c’est vraiment l’histoire du vingtième siècle.

L’un des personnages d’Après Mai dit « on fait des films pour le peuple et non pas pour des esthètes », comment vous situez-vous par rapport à cette

j’ai essayé de retrouver, non pas

tant ce qui était emblématique de l’époque, mais ce

qui résonnait en moi

OLIVIER ASSAyASNé en 1955 à Paris

Filmographie Selective Désordre 1986 Prix de la Critique Internationale Mostra de Venise

Paris S’Éveille 1991 Prix Jean-Vigo

L’Eau Froide 1994

Irma Vep 1996

Fin Août, Début Septembre 1998

Clean 2004 Prix d’Interprétation Féminine pour Maggie Cheung Festival de Cannes

L’Heure D’Été 2008 Prix du Meilleur Film Étranger LAFCA

Carlos 2010 golden globe 2011 Meilleure Mini-Série

Après Mai 2012 Prix Osella du Meilleur Scénario Mostra de Venise

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phrase ?

A l’époque, ça faisait partie d’un débat qui était extrêmement présent. A partir du moment où il y avait cette foi absolue dans la révolution, les forces devaient converger dans un engagement. Et donc, il y avait cette évidence, cette certitude du gauchisme historique que la classe révolutionnaire était le prolétariat. Toute autre perspective ou toute autre transformation de la société était hérétique. Donc le cinéma se pratiquait en tant que moyen de lutte et devait être au service de la conscience du prolétariat. Le reste était de l’art pour l’art, chose qui semblait inacceptable à l’époque. Je n’ai jamais été un chef politique ou quoi que ce soit, j’étais quelqu’un qui adhérait à cette foi-là et qui effectuait un travail de militant de base. Après, une fois que l’on n’était plus porté par ces idées-là - qui étaient collectives - ça a été « sauve-qui-peut » : comment survivre à cette époque ? Chacun a trouvé ses réponses. J’ai trouvé une sorte de salut, de solution à mes aspirations, dans le cinéma qui, pour moi, a toujours été vécu

comme une utopie. Autant l’utopie collective d’une société apaisée et égalitaire, qui répondrait aux aspirations des jeunes gens de cette époque, était sans doute inaccessible, mais ce qui était accessible en revanche, c’était de partager une expérience collective, pour reprendre le langage de l’époque, « non-aliénée ».

Et quel cinéma faites-vous, Olivier Assayas ?

Je partageais ces idées-là, et je continue à les partager. C’est pour ça que j’établis cette différence extrêmement tranchée entre le cinéma de l’industrie et le cinéma indépendant. Ce n’est pas dans le cinéma que j’ai trouvé ma voie, mais dans le cinéma indépendant. Il m’a semblé que la remise en question formelle, la réinvention, telle qu’elle apparaît par exemple dans le cinéma expérimental, n’était pas moins valable que les tentatives immédiates d’un cinéma strictement d’intervention qui est, en réalité, une sorte de JT anti-JT. Autant j’ai pu être passionné par des formes d’art qui relèvent de tout à fait autre chose, le cinéma

ce n’est pas dans le cinéma que j’ai trouvé ma voie, mais dans le cinéma indépendant

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ça a toujours été cette façon de se servir du vivant, de l’expérience de la vie pour la transposer en quelque chose de partageable. Pour moi, l’art, c’est un humain qui partage un truc avec d’autres humains et qui dit « tiens, voilà, moi j’ai ressenti ça ». L’industrie, c’est du travail, c’est du marketing, c’est du cinéma qui n’est pas le mien, tandis que dans le cinéma indépendant - et je ne dis pas cela du point de vue du réalisateur, mais du point de vue de l’équipe, de tous ceux qui collaborent à tous les stades - il y a une foi. Il y a l’idée de faire quelque chose qui collectivement nous élève, nous sort des contraintes, de la pesanteur d’un travail aliénant. Sur le tournage d’un film indépendant, chaque technicien a sa place et chacun est là parce qu’il l’a choisi pour des raisons qui ne sont pas des raisons d’argent – parce que c’est moins bien payé, moins stable, plus difficile, cela se fait dans des conditions matérielles plus fragiles. Il y a une conviction et c’est à cela que je me raccroche. Mon chemin a pris toutes sortes de zigzags et je représente le cinéma de l’industrie, dans Après Mai, avec beaucoup de

tendresse et d’humour, mais jamais cela ne m’aurait traversé l’esprit qu’un jour je ferais un film de ce type-là.

Comme pour L’Eau Froide, vous avez tourné ce film avec une troupe d’acteurs extrêmement jeunes. Comment s’est passée cette rencontre ?

C’est ce que je souhaitais faire : un film avec des jeunes, des nouveaux visages, cette fraîcheur, ce naturel, cette clarté-là. C’est un âge, lorsqu’on n’a pas conscience de ce qu’on fait au cinéma, où il y a un truc assez beau qui se constitue. C’était vraiment passionnant, et surtout, je retiendrai le dialogue avec ces acteurs car c’était l’élément le plus fort de mon film. Cette époque, et ce n’est pas entièrement faux d’ailleurs, est souvent représentée du point de vue des jeunes gens. Il y avait une véritable tension entre la génération des parents et celle des enfants, plus qu’à toute autre époque. Ça n’a pas été comme ça avant, ça n’a plus été le cas ensuite non plus. Il y a eu quelque chose de la transformation du

L’Eau Froide

dans le cinéma indépendant, il y a

une foi. Chacun est là parce qu’il l’a choisi

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monde qui a eu lieu au sein d’une génération, qui était littéralement incompréhensible, en tout cas pas agréable aux yeux de la génération précédente. Au fond, ce n’était pas tant ça que je voulais représenter, c’était l’aspect anecdotique, le front un peu mécanique. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer les nouvelles idées, les nouvelles convictions qui induisaient entre les jeunes gens de nouveaux rapports ou de nouvelles possibilités. C’est vrai que c’est un film qui est davantage sur la « planète jeunes » qu’une description des conflits de génération.

Vous avez une filmographie extrêmement éclectique. Y a-t-il des cinéastes particuliers qui vous aient inspiré ?

Dans l’esprit un peu des années soixante-dix, il y a Bo Widerberg, que je cite littéralement dans le film. Ses réalisations spécifiques à ce temps, comme Elvira Madigan, Adalen 31 et Joe Hill, ont à voir avec un cinéma de cette époque-là, marqué par le rapport à la nature. C’est vrai que ce sont des choses qui m’ont inspiré. Puis il y a Altman aussi, qui est un cinéaste avec lequel j’ai une relation un peu en dents de scie selon les films. Dans ceux qu’il a tournés dans les années soixante-dix, que ce soit Thieves Like Us ou California Split, disons jusqu’à Nashville, il y a une sorte de liberté dans son cinéma qui m’a énormément touché. Après, je ne crois pas que cela ressemble beaucoup, mais il y a aussi ce désir un peu d’inscrire les choses dans le temps, dans la nature qui m’émeut, et auquel Après Mai fait un peu écho.

En tant qu’ancien critique - vous avez contribué aux Cahiers du Cinéma - est-ce que vous avez un rapport différent à vos films ?

Il y a beaucoup de cinéastes, en général beaucoup plus âgés que moi d’ailleurs, qui viennent de la critique. C’est une caractéristique du cinéma français. Si j’ai fait un détour par la critique c’est aussi parce que cela semblait faire partie du chemin naturel pour en venir à la réalisation. Je n’ai pas de recul

analytique… Enfin si, j’ai un recul analytique dans le sens où j’aime parler de mes films ! Ça m’intéresse d’en parler, y compris pour les comprendre, les dévoiler, à moi-même notamment. Mais quand je les fais, je ne raisonne pas. Je pense que ce n’est pas bon de raisonner, au fond. Dans l’action, il faut être intuitif, complètement en dehors de la sphère du cinéma. Il faut se laisser porter par le film, être à l’écoute de ses intuitions lorsqu’on tourne. Après, peut venir le temps de la réflexion. Y compris pour faire le deuil du film. Pour s’en débarrasser.

Et c’est difficile de faire le deuil d’un film ?

Non, pas du tout ! C’est dur lorsqu’il faut en parler énormément, comme c’est mon cas maintenant, où j’ai l’impression d’être terriblement bavard et beaucoup plus que je n’aurais souhaité l’être sur ce film-là, qui est, au fond, très personnel.

il faut se laisser porter par le film, être à l’écoute de ses intuitions lorsqu’on tourne. Après peut venir le temps de la réflexion

Clean

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VERS : MAxENCE DRUMMOND

critique vachedans un pré cinéphile

ans la chaleur réconfortante d’un beau cinéma parisien, Dans un grand palais à la petite salle où l’on se sent bien, J’eus le plaisir de savourer d’ennui le dernier Assayas. Certes l’ennui est constructif, mais ce film où l’intrigue prend place

Parmi les jeunes héritiers nostalgiques d’une révolution passée, Peine à plonger notre esprit dans une ambiance tant abordée.

C’est donc un avis mitigé que j’aimerais vous faire partager.Un avis frappé par ce film que nous avons mille fois visionné,Un avis frappé par ce film aux acteurs qui nous délectent,Un avis frappé par ce film sans fil d’Ariane, sans but direct.C’est une plongée pleine de retenue qui s’effectue alors

Dans un univers rebattu, exploré une fois encore.Car nous sommes devant cet univers le simple spectateurPassif devant l’écran comme dans le train le voyageur.Nous ne nous imprégnons pas assez de cet univers,Par manque d’éléments accrocheurs de notre œil pervers.Nous laissons donc filer passivement un film de toute beauté,Telle la vache regardant le train passer, à travers son champs de blé.

Au delà du possible ennui qui peut nous toucher,Il faut reconnaître au film bon nombre de qualités.Car dans cette atmosphère de Woodstock révolutionnaire,Assayas nous offre des images dont il peut être fier.Des couleurs affinées, une ambiance acidulée,Répondent à l’histoire, et à des rêves passés.

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Vient se superposer à cet esthétisme bien pensé,Une troupe d’acteurs incroyables et bien menés.Submergés par cette nouvelle vague de jeunesse,Nous embrassons leur talent qui nous transperce ;Porté par Lola Créton, porte drapeau d’un renouveau,Par sa fragilité, sa sincérité, rien ne sonne faux.

Dès lors nous sommes bercés par ces acteurs prisonniersD’une intrigue dénuée qui dessine le simple portraitDe jeunes rebelles, marionnettes de la politique.

Assayas traite avec adresse les doutes du héros atypique,Spectateur de l’action, de l’engagement de ses proches amis,Qui s’interrogent sur son intégrité, sur le combat qu’il poursuit.

Mais c’est la poésie, l’art qui prend le dessusSur les convictions de ce jeune envoûté d’espoirs déchus.Mais cette poésie est abordée avec froideur, avec distance.Nous sommes alors de simples observateurs de la dissemblance.Leur passion pour la peinture perd donc en crédibilité,A l’image des sentiments que le film ne semble pas assumer.

Nous sommes devant ces images comme devant une peinture.Passifs, notant notre oisiveté face à cette devanture.Pourtant les ingrédients du bon film furent réunis :Une époque appréciée, des acteurs formidables et unisPour faire trembler nos yeux devant des images étonnantes.Mais où est donc ce conducteur qui nous manque ?

Chaque film a son argument pour nous faire rester jusqu’à sa fin,Mais Assayas ne semble pas avoir pris les choses en mains.Car le cinéma offre souvent l’oubli des maux extérieurs,C’est une thérapie instantanée, qui met du baume au cœur.Mais un ingrédient manque à cet onguent-ci :Un but, une fin, une direction définie.

Mais ne soyons pas trop critiques tout au long de ces vers,Car le film généralement devrait vous plaire.Générationnel, pour les nostalgiques d’une époque révolue,Il vous fera revivre toutes vos années à l’affûtD’une liberté par l’art, la politique et les sentiments,D’une liberté émancipée des parents, et du gouvernement.

Alors jetez-vous tous dans ces salles obscures,Pour plonger dans une nostalgie je vous l’assureQui vous bercera, vous fera rêver, j’en suis sûr.Ne serait-ce que pour découvrir ces jeunes à fière allure,Je vous incite à découvrir ce film de bon augure.Ainsi bonne séance, à très vite, je vous le jure.

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Qui es-tu, Clément Métayer ?

Je m’appelle Clément, j’ai 19 ans... En général je suis censé dire que je suis un acteur mais je ne suis pas du tout un acteur !

Tu es un non-acteur alors ?Voilà, je suis un non-acteur. En tout cas je ne suis pas encore un acteur. Disons que j’ai joué dans un film, et cette année je suis dans une prépa d’art.

J’imagine qu’on t’a beaucoup parlé des scènes de groupe dans le film, mais il y aussi beaucoup de scènes où tu es seul face à la caméra. Est-ce que cela demandait un travail différent ?

Avant de faire ce film, j’avais fait cinq ans de théâtre. Le fait est que, de l’expérience que j’ai, c’est un travail solitaire. Même quand on

joue avec quelqu’un, on est seul dans son rôle, dans son obsession de paraître naturel. Donc ça ne changeait pas réellement, de jouer seul ou de jouer en groupe. Mais peut-être que je verrai une différence plus tard.

C’est Eric Gautier qui a signé l’image du film, il a aussi été le chef-opérateur d’Into The Wild et d’Alain Resnais, entre autres. Comment s’est passée votre collaboration ?

Il est très directif, ça faisait d’ailleurs une sorte d’équilibre avec Olivier, dont la démarche est de donner très peu de directives. Lui nous donnait simplement le texte à macérer, avant de le jouer, c’était assez particulier. De l’autre côté, Eric nous donnait des indications de placement. Je les écoutais parler avec Olivier, on sentait qu’il avait

une maîtrise absolue de son métier. Ça se voyait non seulement sur le tournage, mais ça s’est confirmé à l’écran : quand j’ai découvert le film, son image était incroyablement belle, la lumière vraiment bien utilisée. Il se sert essentiellement de la lumière naturelle, si bien que sur le tournage on a parfois dû attendre plusieurs heures que le soleil n’arrive.

Son travail d’adaptation aux décors est remarquable. Notamment dans la scène de manifestation au début du film, qui donne l’impression d’être très spontanée. Pourtant j’imagine qu’elle a demandé un très grand travail en amont.

C’était la scène la plus longue à tourner, on a mis une journée et demie, alors que la plupart des scènes étaient tournées assez

QUESTIONS : EMIlE BERTHERAT

près Mai est le film des premières fois : les personnages y vivent leurs premières manifestations, leurs premières prises de risques, mais aussi leurs premières amours. C’est aussi le film de la première fois pour la plupart des acteurs principaux. Il était donc logique de rencontrer Clément Métayer, qui interprète Gilles, et qui marque

ses débuts au cinéma. Il nous livre sa vision du tournage et de la promotion du film, en toute humilité.

A

clémentmétayer

acteur “pas encore acteur”

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rapidement. Cette séquence demandait beaucoup de préparation, non seulement à cause des cascadeurs, mais aussi parce que l’angle de la caméra n’était pas libre. C’est à cause du souci historique : comme les rues devaient dater des années 1970, il y avait des angles morts. D’autant plus que ce n’était pas le décor dans lequel on était censé tourner : au départ, on devait tourner place de Clichy, là où la manifestation s’est vraiment déroulée, et on s’est retrouvé dans le xvème arrondissement. Il y a eu du coup beaucoup de tensions pendant cette scène. Mais quand on est comédien, on est protégé par rapport à la réalité des difficultés d’un tournage. Avant de tourner, je me demandais comment on pouvait prendre la grosse tête en étant acteur, pour moi ça avait forcément à voir avec un ego surdimensionné. Mais une fois que j’ai vécu la situation d’être acteur principal d’un film, je comprends mieux, parce qu’on est aux petits soins pour vous toute la journée !

Et justement, quelle a été la scène la plus difficile à tourner ?

La scène d’intimité avec Carole Combes (qui interprète Laure), où on se déshabille et on s’embrasse. Étant très pudique, me retrouver à embrasser une fille que je ne connais

pas devant une équipe relativement inconnue était bizarre ! C’était bien plus compliqué que les scènes de manifestation, sans aucun doute.

Tu viens d’être pré-sélectionné dans la liste des meilleurs espoirs pour les prochains César. Est-ce que ça te donne une certaine légitimité en tant qu’acteur ?

De fait, cette liste crée une génération d’acteurs, comme on a tous la même tranche d’âge. Je crois même que je suis le plus jeune de la liste, avec Lola Créton. Mais bon, la liste est vaste, il y a même des acteurs confirmés comme Matthias Schoenaerts (De Rouille Et d’Os), ça limite mes chances d’arriver parmi les cinq nommés. Mais ça met aussi dans une case, on a l’étiquette “jeune”. C’est comme à l’époque où j’étais au collège,

mes amis qui avaient un groupe de musique étaient directement appelés des “bébés rockeurs”, alors qu’ils faisaient juste du rock et qu’ils étaient jeunes. Alors cette liste fait de moi un jeune acteur parce que je suis jeune et que j’ai joué dans un film, mais, encore une fois, je ne me considère pas comme un acteur, du moins pas encore. Il faudra éventuellement que je fasse un deuxième, voire un troisième film. Je pense que c’est à partir du troisième film que ça se concrétise.

Qui comptes-tu choisir comme parrain (les gens sur la liste doivent choisir un parrain) ?

Bonne question... J’ai tout de suite pensé à Olivier Assayas, parce que c’est lui mon parrain dans le cinéma, c’est lui qui m’a fait découvrir ce milieu. Je sais que Lola Créton avait choisi Étienne Daho l’an dernier, mais je t’avoue que je n’ai pas encore pensé à une personne en particulier, parce que la première personne qui me vienne à l’esprit, c’est Olivier. Mais bon, “Premier film avec Olivier Assayas, parrainé par Olivier Assayas”, j’ai peur que ça fasse trop...

Si tu avais carte blanche pour choisir le réalisateur de ton prochain film, qui choisirais-tu ?

je ne me considère pas encore comme un acteur. Il faudra éventuellement que je fasse un deuxième, voire un troisième film

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Gaspar Noé ! J’adore son cinéma. Dans le même genre, il y aussi Romain Gavras, j’ai beaucoup aimé son côté trash gratuit dans Notre Jour Viendra et, dans un autre registre, il y Mia Hansen-Love. J’avais passé le casting pour son prochain film, Eden, ça n’a pas marché parce que je faisais trop jeune. Mais le peu que j’ai vu de sa manière de diriger les acteurs pendant les essais m’a plu.

À part être acteur, qu’est-ce que tu envisages de faire comme métier ?

J’ai fait une prépa d’art un peu par défaut, parce que je dessine depuis longtemps, depuis l’enfance. Mais la réalisation m’intéresse aussi depuis un moment, et j’ai l’impression de tourner autour du pot. Alors je pense que je me réorienterai dans une école de cinéma l’an prochain, comme l’ESRA ou l’École de la Cité de Luc Besson. J’avais tenté le concours l’an dernier, donc je pense que je vais le repasser cette année.

J’imagine que vous avez du coup beaucoup parlé de cinéma avec Olivier Assayas (qui a aussi écrit des essais sur le cinéma).

Oui ; pas forcément pendant le tournage, parce que chacun avait son travail à faire, mais pendant la promotion du film. On a fait une tournée en province pour le présenter en avant-première, du coup on se retrouvait à manger ensemble au restaurant chaque soir, pendant deux semaines. On a eu un débat sur Gaspar Noé justement. Mais Olivier est dans une optique totalement différente, il fait un cinéma très intellectuel, qui raconte une histoire. On est moins dans la souffrance et la violence qu’avec Gaspar Noé !

Et puisqu’on parle de violence, qu’est-ce que ça fait de se retrouver face à une armée de photographes sur un tapis rouge, pendant le festival de Venise (où Après Mai a remporté le prix du scénario) ?

C’est super violent ! (Il me montre une vidéo du photocall qu’il a faite avec son portable, où une

cinquantaine de photographes le mitraillent avec leur flash.) C’est drôle parce qu’on n’est resté que deux jours à Venise, mais j’ai l’impression que ça a duré deux semaines tellement c’était intense. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait : on me tirait par le bras en me disant que je devais faire telles interviews, et je me laissais porter. C’est difficile de revenir à la réalité après ! Et puis il y aussi eu le festival de New York, où on a déjeuné avec Robert Pattinson et Michael Pitt... Mon expérience d’Après Mai s’est faite en deux temps : il y a eu le tournage, avec du texte à apprendre, se confronter à la caméra etc, et puis la promotion, qui dure quasiment autant de temps que le tournage. Les débats à l’occasion des avant-premières étaient vraiment intéressants : il

ne me donnait pas envie, en plus je crois qu’il durait deux heures trente. Ce cinéma est devenu archaïque, alors non merci !

Et partir en Italie et à Londres pour le film, c’était presque comme des vacances non ?

C’était génial, on est resté quatre jours à Londres et deux semaines en Italie. Voyager avec des acteurs qui faisaient eux aussi leur premier film était une très belle expérience, parce qu’on découvrait le cinéma ensemble. On avait les mêmes centres d’intérêts, donc on a gardé contact, ils sont devenus des amis. Eux aussi aimeraient continuer à tourner, parce que jouer est une drogue : on est coupé du monde, on a tout de suite envie de recommencer. La fin de tournage est compliquée à gérer, parce qu’on

y avait les soixante-huitards qui étaient là, nostalgiques, pour revoir les années 1970, et qui pensaient “la jeunesse c’était mieux avant, les jeunes d’aujourd’hui ne font plus rien à part traîner sur internet”. Et de l’autre côté il y avait les jeunes dans la salle qui leur répondaient, “C’est pas vrai, les jeunes d’aujourd’hui ils font des choses aussi”. Du coup, nous, on n’avait même plus besoin de parler, on les regardait simplement discuter, c’était assez drôle. Et ça donnait un bon portrait des villes dans lesquelles on allait : d’un côté celles où les jeunes s’intéressaient aux années 1970, par exemple Lyon, Bordeaux, et de l’autre, des villes comme Tours, où le public était plus âgé, ça m’a donné une certaine image de la France.

Est-ce que tu as regardé les films militants que Gilles regarde dans le film ?

Pas du tout, parce qu’ils sont franchement barbants ! Le film qui est projeté dans la scène à Florence, (il prend une voix nasillarde) “Parce que les Soviétiques sont...” etc, ça

doit retourner à sa vie “normale”. J’ai tourné pendant deux mois et demi sans interruption, à part trois jours où je ne jouais pas. On tombe de haut après, surtout dans mon cas où je passais en Terminale et devais préparer le bac.

Quel écho as-tu eu depuis que le film est sorti ?

Il y a eu trois avant-premières à Paris, où j’ai invité mes amis. C’était vraiment stressant. En général leur retour a été positif. Le fait est que le film parle de politique, ce qui n’intéresse pas tous les jeunes, donc il y a des gens qui ont été plus touchés par le film que d’autres. Et en même temps ça reste très universel, comme ça parle de la jeunesse, parce que la question de ce que l’on va faire plus tard, d’où on va atterrir, n’a pas changé depuis les années 1970. Ça demande un certain regard, plus attentif que quand on regarde un film d’action par exemple. Il faut vouloir se plonger dedans, pas simplement se laisser porter par le film, pour qu’en retour, ça nous pose des questions.

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même quand on joue avec quelqu’un, on est seul dans son rôle, dans son obsession de paraître naturel

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inéaste insaisissable, Olivier Assayas est souvent là où on ne l’attend pas. Après avoir surpris avec

sa précédente réalisation, Carlos (série diffusée sur Canal+ dont une version courte était sortie en salles), plongée dans la vie du terroriste vénézuélien, il reste avec Après mai dans l’évocation du passé récent. De fait, le film commence en 1971, mais contrairement à Carlos, il fait figure d’œuvre autobiographique. L’histoire de Gilles est universelle : partagé entre ses convictions politiques et ses aspirations artistiques, il navigue entre un engagement dans des groupes d’extrême-gauche et des études de peinture. En se confrontant à un point de départ pareil, Assayas fait de son cinéma un terrain de réflexion, puisque l’articulation entre les luttes politiques du personnage et ses ambitions artistiques plus personnelles fournissent au film une matière très dense. Gilles, qu’on peut voir autant comme un avatar d’Assayas lui-même que le visage d’une génération post-soixante-huitarde, est constamment en gravitation entre ces deux pôles. Pourtant, Après mai n’a rien d’un film théorique. Les interrogations existentielles de Gilles s’inscrivent dans un cadre concret, et témoignent des préoccupations d’une génération en proie au doute, qui préfère s’engager plutôt que de rester dans l’inaction. Justement, le film est ancré dans l’une des périodes les plus complexes à représenter : les

années qui suivent Mai-68. La fiction française tombe en effet trop souvent dans l’écueil de l’utopie interrompue, du rêve brisé. Comme si, par peur de s’éloigner des faits, il fallait se cantonner à la simple observation de la chute des idéaux. Assayas fait ici le pari inverse. Il n’y a aucun académisme dans sa reconstitution de la période, car il considère le début des années 70, non comme un cadre achevé et péremptoire, mais plutôt comme un temps où tout est encore à faire et à mettre en place. Tout est filmé, non pas au passé, mais au présent, et c’est là qu’est la valeur du film. Devant la caméra d’Assayas revit alors un temps de profusion intellectuelle et de pulsions libertaires. Son évocation n’a rien de nostalgique. Pas de « C’était mieux avant », mais plutôt « C’était comme ça ». Au spectateur de juger. L’ambition du film est double, puisqu’il s’agit de dresser non seulement le portrait d’un personnage, mais plus globalement le portrait d’une époque, dans ce qu’elle peut avoir de contradictoire et de périssable. En ce sens, le soin - vertigineux - porté aux décors et aux costumes n’est pas là pour l’esbroufe : il était important de restituer la période pour que l’on puisse en prendre la mesure. Le résultat est saisissant. Le véritable enjeu du film devient alors l’immersion du spectateur dans le bouillonnement post-Mai-68. Au dernier Festival de Venise, le film a été couronné par le prix, étonnant, du scénario. Le choix est en effet

TExTE : EMILE BERTHERAT

un engagementde jeunesse

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Dossier APRÈS MAI

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Dossier APRÈS MAI

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curieux. Car si le récit est agencé assez habilement, c’est indéniablement dans sa mise en scène qu’Après mai trouve sa forme, et sa force. Si l’on pouvait craindre un certain hermétisme lié à l’étroitesse du point de départ, Assayas redouble d’efforts pour conférer à son film une grandeur formelle, et livre ici sa réalisation la plus aboutie. Après mai a alors des airs de fresque, où les hésitations du personnage trouvent un écho dans la captation sensible que fait le cinéaste du monde qui l’entoure.

Car c’est par sa mise en scène qu’Assayas parvient à provoquer au sein de son récit des glissements, ce qui ne manque pas de provoquer une certaine sidération. En effet, le film fait sans arrêt le grand écart entre scènes réflexives et intimistes et séquences d’action en caméra à l’épaule, où l’on suit les missions des groupes d’extrême gauche comme un ballet de corps et de formes. C’est dans cette articulation que le film trouve son élan. Après mai se construit de fait autour

de la question de la circulation : les groupuscules sont le lieu de la circulation des idées. Quand on passe à l’action dans les manifestations, il faut circuler entre les fumigènes et les bombes lacrymogènes pour échapper aux matraques de la police. Plus tard, Gilles et ses complices circuleront à travers l’Europe pour chercher un refuge (l’Italie), avant de trouver une issue (l’Angleterre). Dans ce parcours iniatique, le désir et et les sentiments de Gilles circulent, transitent, passant de la voix blanche de Laure au regard clément de Christine, un amour chassant l’autre. La mise en scène d’Assayas s’emploie à capter le mouvement à l’œuvre. Rien n’est statique ou figé, tout est en perpétuelle reconfiguration. Les glissements évoqués ne sont que des passages d’un stade à l’autre, d’un pays à l’autre, avec à chaque fois l’idée d’une amplification qui culminerait vers un absolu. À chaque tournant de la vie de Gilles, Assayas maintient un cap formel et stylistique, qui assure au film sa cohérence. Si le cinéaste atteint une forme d’aboutissement dans

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Dossier APRÈS MAI

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sa peinture d’une époque, il est aussi à l’aise lorsqu’il s’agit de filmer la fin de l’adolescence et la découverte du monde adulte. Cette période charnière est traitée sans cynisme. On échappe aux scènes éculées de dispute familiale (topos de la fiction adolescente) ou de prise de drogue (passage obligé du film de hippie), car l’intérêt d’Assayas est ailleurs. De fait, le grand bain qu’ont été pour lui les années 1971-1972 est donné à voir comme un espace ludique, malgré l’importance que peuvent avoir les enjeux politiques et sentimentaux traités. Rien n’est définitif pour Gilles, et les manifestations, même si elles comportent un risque réel, sont vues comme un espace où l’on s’essaye à jouer le jeu de la lutte et de l’action. Bien que son implication soit authentique, elle reste le fruit d’un engagement de jeunesse. Pour peu que l’on accepte l’esthétique singulière d’Après mai, collage impressionniste de fragments - à la manière de certains films de Gus Van Sant ou Todd Haynes - l’expérience s’avère fascinante. S’inspirant des films protéiformes d’Altman, Assayas livre un

film ample, à plusieurs voix. Belle idée en effet de ne pas faire de Gilles le simple protagoniste d’une histoire linéaire, mais une figure autour de laquelle vont graviter différents groupes de personnages (activistes, beatniks, artistes). Le scénario leur laisse une place significative, si bien que les marges du parcours de Gilles deviennent parfois plus importantes que Gilles lui-même. L’occasion pour Assayas de confirmer, près de deux décennies après L’Eau froide, qu’il est resté un très bon directeur de jeunes acteurs : l’ensemble de la distribution constitue un groupe convaincant et juste. Dans la galerie des seconds rôles, on retiendra notamment Paul Spera, excellent dans le rôle casse-gueule du hippie mystique. Mais de manière générale, tous apportent au récit une sincérité supplémentaire, et sont un des atouts essentiels du film. La plénitude qu’atteint alors Après mai en fait l’une des belles œuvres de son réalisateur.

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Shu Haolun

Avant toutes choses, il semble nécessaire pour comprendre ce qu’est le cinéma indépendant chinois de revenir sur le contexte dans lequel il s’est développé. En juin 1989, alors que la Chine s’ouvre au monde, ont lieu les évènements de Tiananmen. Ce bain de sang est non seulement un choc pour la planète entière, mais surtout un traumatisme profond pour la société et le peuple chinois. Comprenant que leurs espoirs de démocratie étaient vains, une nouvelle génération d’artistes et de cinéastes décide de sortir du système et de travailler en marge de la société. Le premier à faire ce choix est Zhang Yuan qui réalise Mama en 1990. Ce film et le suivant Beijing Bastard (1993) vont lancer une nouvelle vague de cinéastes. Très vite caractérisée comme la 6ème génération de réalisateurs ou la « génération indépendante », leurs œuvres sont aux antipodes du style de leurs prédécesseurs, notamment Zhang Yimou et Chen Kaige, qui avaient pourtant reconstruit un cinéma national après l’enfer de la Révolution Culturelle. Ainsi, Wang Xiaoshuai réalise The Days en 1993. Il y développe l’histoire d’un couple d’artistes dont le mariage s’épuise face aux difficultés de la vie. Dans

retour sur le cinéma indépendant chinois

QUESTIONS : MARTIN gONDRE

e Festival Shadows du cinéma indépendant chinois, qui s’est tenu au Studio des Ursulines du 9 au 17 novembre, a permis au public parisien d’avoir un aperçu de la création cinématographique actuelle en Chine. De toutes les œuvres projetées, l’une d’entre elles sort clairement du lot : il s’agit de Black and White Photo de Shu Haolun.

Enthousiasmé par ce film, Sortie d’Usine a décidé d’aller plus loin et de rencontrer cet homme encore à la genèse de sa carrière.

le même temps, Jia Zhangke met en scène Xiao Wu, Artisan Pickpocket (1997), histoire d’un jeune chinois devenu pickpocket à Fenyang et totalement perdu dans une société en pleine mutation qu’il ne reconnaît plus. Le cinéma de ces jeunes hommes est beaucoup plus cru, mêlant fiction d’un réalisme terne et documentaire sur le vif. L’image est sale et la caméra, à l’épaule. Ils n’ont pas connu l’expérience collective et travaillent sur l’individu et son destin. Ils montrent une Chine très différente de l’image que veut donner le Parti, une Chine réelle et en pleine mutation et filment pour la première fois ceux qui n’ont jamais eu la parole. Il faut noter que la caméra numérique fait son apparition en Chine au même moment et que ce nouvel outil a rendu possible à lui tout seul le développement de ce mouvement. Cependant, le prix de cette liberté (ne pas passer devant le Bureau du Film, l’organe de la censure du Parti Communiste) est d’être condamné à la marginalité : les films ne peuvent pas sortir en Chine et pire, ils y sont interdits. De plus, la censure n’est pas tout, ils ont pendant longtemps été réellement chassés : la répression allant de la

confiscation de passeports à la mise sur liste noire. En Avril 1994, sept réalisateurs, dont Zhang Yuan et Wang Xiaoshuai, ont été bannis. Des directives interdisant tous contacts avec eux ont été envoyées à tous les professionnels du métier. Ainsi, pour obtenir le droit de cité dans leur propre pays, il ont dû passer par la reconnaissance internationale. Entre autres, Jia Zhangke obtient le Lion d’or à Venise en 2006 pour Still Life et Wang Xiaoshuai se voit décerner le Grand Prix du Jury à Berlin en 2001 pour Beijing Bicycle. Depuis, les relations avec les autorités vont mieux, à tel point que des ponts se sont créés entre les deux sphères officielle et indépendante. Les réalisateurs ont aujourd’hui l’occasion de travailler publiquement. En 2012, Shu Haolun s’inscrit dans la continuité de ce mouvement. A tout juste 40 ans, il est Professeur à l’Université de Shanghai et réalisateur indépendant ayant la particularité d’avoir fait ses études de Cinéma aux États-Unis. Cet entretien est l’occasion de revenir sur son expérience personnelle, de son rapport au cinéma et de l’état du cinéma indépendant en Chine.

L

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Tout d’abord, revenons sur le plus important, qu’est ce qui vous a donné l’envie de faire du cinéma, et pourquoi avoir choisi de partir faire vos études à l’étranger ?

A l’origine, il y a une envie de raconter des histoires, et le cinéma est le plus puissant des médias depuis près d’un siècle. C’est pour cela que j’ai choisi de faire des films. J’en regardais beaucoup à l’université et je voulais comprendre comment en faire un. Je faisais alors des études très éloignées du cinéma. A l’époque, au début des années 1990, je n’avais ni les informations, ni la connaissance, ni les contacts nécessaires pour rentrer dans ce monde. En Chine, le cercle du cinéma est très fermé et très surveillé. La préparation des Jeux Olympiques débutait et le contrôle se renforçait, il m’était impossible d’intégrer ce monde. Après avoir obtenu mon diplôme à la East China University of Technology, j’ai travaillé quelques années mais mon envie était trop forte. Mon frère vivait alors aux États-Unis, qui est un formidable pays de cinéma. En plus, cela me permettait d’apprendre à la fois l’anglais et le cinéma, je me suis donc dit « Pourquoi pas ? », j’ai pris un avion et je suis parti.

Combien de temps êtes-vous resté aux États-Unis ?

Entre trois et quatre ans, la dernière année j’ai fait un aller-retour en Chine pour réaliser mon film de fin d’études, puis je suis rentré définitivement à Shanghai.

Pourquoi ne pas être resté aux États-Unis, pays où faire un premier film semble plus simple ?

Si j’avais continué à vivre aux États-Unis, les chances de faire un film étaient en réalité très limitées. Lorsque vous êtes un étranger là bas, les gens s’attendent à que vous travailliez sur l’immigration ou les problématiques liées à votre minorité. Je n’en avais aucune envie, ce n’est pas mon histoire, pas ma vie, je voulais faire des films plus proches de mon expérience

personnelle, je suis donc rentré à Shanghai où tellement d’histoires m’attendaient.

Vous êtes un réalisateur indépendant, mais vous menez également une carrière universitaire dans le département cinéma de l’Université de Shanghai. Est-ce difficile d’allier les deux mondes, notamment dans votre relation avec le Parti ?

La première chose est que je ne suis pas membre du Parti Communiste et je ne m’intéresse donc pas le moins du monde à ses intérêts. Il n’est pas nécessaire d’être membre pour être professeur d’université. Au contraire, ma carrière d’enseignant m’aide dans la réalisation de mes films et vice-versa. Etre réalisateur améliore le contenu et la manière dont je donne mes cours, et mes élèves sont souvent d’une grande aide au moment du tournage. En plus, cela leur permet d’apprendre sur le terrain. Mes deux métiers sont bénéfiques l’un pour l’autre.

Parlons un peu de votre film, Black and White Photo. Pour votre premier long-métrage de fiction, vous avez travaillé autour de l’impact du politique sur la jeunesse. Cependant, alors que les cinéastes indépendants chinois travaillent généralement sur la société contemporaine, vous avez choisi de placer votre histoire dans le passé, cela est-il lié à votre expérience personnelle ?

La première chose à dire est que je voulais tout simplement raconter cette histoire, c’était une urgence pour moi, je devais la faire sortir de mon esprit. L’histoire est inspirée de mon expérience, j’avais 17 ans au moment de Tiananmen, mais c’est tout de même une fiction. Certes elle se développe dans le passé, mais son propos est tout aussi bien valable pour le présent. Le peuple chinois a un énorme bagage historique mais les gens et le gouvernement font comme si il n’existait pas, c’est très contradictoire. Tout ce qui se passe actuellement en Chine est lié au passé mais les évènements de Tiananmen n’ont

à l’origine, il y a une envie de raconter des histoires, et le cinéma est le plus

puissant des médias depuis près d’un siècle. C’est pour

cela que j’ai choisi de faire des films

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jamais été discutés. A la fin du film, on voit la démolition qu’a subi tout le quartier, c’est en quelque sorte une métaphore du pouvoir oppressant les gens. Avant, les tanks chargeaient dans les rues, maintenant, c’est une autre sorte de tanks qui attaque la tradition et les maisons. D’une certaine manière, Tiananmen ne s’est jamais arrêté, le pouvoir a continué d’asservir le peuple sous une autre forme. La même histoire se répète, mais la manière diffère. C’est pour cela que j’ai voulu faire le film. Il faut prendre de la hauteur : c’est avant tout un film sur les bouleversements connu par la jeunesse, et cela, à n’importe quelle époque. Tiananmen n’est qu’un prétexte. J’ai voulu montrer une vision antiélitiste des choses.

On remarque aisément que le film n’a pas été tourné en numérique, est-ce une volonté artistique ou une nécessité technique ?

Oui, le film a été entièrement tourné en Super 16. C’est bien sûr une volonté artistique. Dans les années 1980, tout était tourné en pellicule et non en digital, je voulais garder cette esthétique qui correspond au propos. Il fallait rester dans l’imaginaire du passé. C’est également la raison pour laquelle il y a beaucoup de longs plans en mouvement dans le film. La caméra n’est jamais posée, l’idée que nous avions avec mon chef opérateur, Shu Chou, étaient de retranscrire au mieux l’atmosphère et l’ambiance de cette époque.

Deux séquences sont particulièrement fortes et réussies dans le film, celles dont les bouteilles de Coca-Cola sont l’objet central. Ces dernières semblent alors devenir l’incarnation de l’Occident et de ses dérives. Dans la première, le personnage de Lanmi est totalement excité à l’idée d’en boire pour la première fois et dans la seconde, le Coca-Cola lui sert de liquide pour absorber des médicaments et se droguer. Sa fascination pour l’occident la détruit petit à petit, voyez-vous l’Ouest comme un virus qui a gangréné la société chinoise ?

Le problème ne vient pas de l’Occident mais de la manière dont nous l’avons reçu. La société chinoise n’a intégré que son coté matérialiste sans jamais s’imprégner de son coté spirituel. Aujourd’hui, nous achetons des sacs Louis Vuitton ou Gucci mais nous n’avons jamais intégré la démocratie et la liberté qui devraient venir avec. Par exemple, prenons les États-Unis, le pays le plus capitaliste du monde, où toute la société tourne autour de l’argent mais qui est également la plus grande démocratie. Le gouvernement a tout fait pour nous faire intégrer cette manière de penser, mais tout en gardant une société basée sur un régime totalitaire. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon film : ce matérialisme poussé gangrène la Chine et pourrait finir par la détruire. Coca-Cola et Louis Vuitton sont le même problème à un niveau pécuniaire différent. Le parti communiste en est à la base : il vous encourage à consommer du Louis Vuitton et du Coca-Cola mais vous oppresse si vous demandez la démocratie et la liberté.

Parlons un peu de production, où et comment avez-vous réussi à trouver des financements ? Quel est le budget total du film ?

J’ai mis deux années entières pour réussir à trouver tous les financements nécessaires. La totalité émane de l’Europe, notamment des Pays Bas où j’ai obtenu l’aide au développement du Hubert Bals Fund du Festival International de Rotterdam. Cette aide est cruciale pour les cinéastes indépendants chinois et les soutient depuis longtemps (Par exemple Zhang Yuan pour Beijing Bastard ou Wang Xiaoshuai pour Frozen). J’ai également récolté des fonds en Suisse et en Allemagne. Je n’ai trouvé aucun financement en Asie. Le budget définitif est d’environ 2.000.000 de yuans, soit environ 200.000 euros.

Etre réalisateur indépendant implique de devoir tourner sans autorisation, dans quelles conditions s’est déroulé le tournage, avez-vous dû tourner en équipe réduite pour éviter

le parti communiste vous encourage à consommer du louis Vuitton et du Coca-Cola mais vous oppresse si vous demandez la démocratie et la liberté

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d’éveiller l’attention des autorités ?

Non, non, nous n’avons eu aucun problème sur le tournage. J’avais une équipe d’environ trente professionnels et nous avons pu travailler dans de très bonnes conditions. C’est au moment de montrer le film que les autorités se sont impliquées.

Ah oui ? Votre film a-t-il pu être montré en Chine ?

Oui, il a d’abord été projeté plusieurs fois dans les Festivals de cinéma indépendant. La première fois à Nankin, où j’ai gagné le Prix du Meilleur Film. La réception du film par le public a été au delà de toutes mes espérances. Il a été montré une seconde fois à Shanghai. A partir de là, le film a commencé à être connu et c’est la troisième fois que les problèmes sont arrivés. Je devais le montrer à Pékin dans le village d’artiste 798 en ouverture du Festival mais la veille de la projection, celle-ci a été annulée par les autorités. La raison officielle a été que la programmation avait rencontré des « problèmes techniques ». La nuit suivante, j’ai reçu énormément de coups de fils d’amis et de camarades me demandant ce qu’il s’était passé, et je leur ai raconté la vérité : que l’annulation n’était rien d’autre que de la censure pure et dure.

Après avoir obtenu des prix dans les grands Festivals internationaux, beaucoup de réalisateurs sont passés à la réalisation dans la sphère officielle. Alors que certains comme Zhang Yimou s’y sont perdus, d’autres comme Jia Zhangke ou Wang Xiaoshuai ont réussi à en jouer : y réaliser des films sans pour autant y perdre leur cinéma. Si vous en avez l’occasion, réaliser officiellement vous intéresse-t-il ?

Il n’est pas honnête de dire que dès que vous réalisez un film dans la sphère officielle, vous êtes une mauvaise personne. La censure a un impact négatif et peut vous faire beaucoup de mal. Du coup,

vous devez faire avec. Pour ce film par exemple, de par son essence même, il aurait été impossible de le faire accepter par les censeurs. Le sujet est complètement tabou pour eux. Par contre, si dans les années futures je porte un projet tel, qu’il serait possible de le produire dans l’espace officiel, je tenterai ma chance. Il ne faut pas rejeter les films mainstream : comme dans le cinéma indépendant, il y a de bonnes et de moins bonnes œuvres.

Zhang Yuan, Wang Xiaoshuai puis Jia Zhangke ont été les fers de lance du mouvement du cinéma indépendant en Chine à partir des années 1990. Comment vous placez-vous par rapport à eux ?

J’ai bien sûr vu leurs films, mais je pense que nous ne suivons pas le même chemin. Notre approche est différente. Les histoires que j’ai envie d’écrire et de raconter ne sont pas les mêmes. Il faut garder en tête que la Chine est un immense pays, ce n’est pas parce que nous faisons des films en dehors du système que nous sommes forcément dans le même groupe. Ce sont les universitaires et les commentateurs qui nous rapprochent et nous mettent dans la même case, mais dans la vie ce n’est pas le cas.

Parlons maintenant de cinéma indépendant plus généralement. Depuis quelques années, il me semble que les indépendants commencent à s’organiser et à se créer un réel espace d’existence, que ce soit au niveau de la production ou de la distribution. Comment voyez-vous le futur du mouvement ?

La question n’est pas comment va évoluer le cinéma indépendant mais comment les jeunes réalisateurs vont résister à l’appel du cinéma mainstream. L’attractivité du cinéma officiel est telle que les réalisateurs sont réellement séduits. Faire un film indépendant est bien plus difficile à tous les niveaux. C’est un véritable défi, vous avez toujours moins d’argent, toujours plus de problèmes, et cela ne changera jamais. Alors que de l’autre coté, tout est toujours plus grand : de

l’attractivité du cinéma officiel

est telle que les réalisateurs sont

réellement séduits. Faire un film

indépendant est bien plus difficile à

tous les niveaux

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plus grandes stars, de plus grandes salles, et de plus grands revenus ! La tentation est grande et le choix difficile. Concernant les réseaux indépendants, la question est toujours la même, ils sont tellement contrôlés qu’ils ne pourront se développer que si le parti l’autorise. Si la situation ne change pas, cela sera très difficile.

Justement, le XVIIIème congrès du Parti Communiste Chinois a lieu actuellement à Pékin. La presque totalité des leaders du pays va changer. Les nouveaux dirigeants sont plus jeunes et peut être plus ouverts à la culture occidentale. De plus, la Chine semble rentrer dans une nouvelle phase de son développement avec un glissement du tout économique vers le tout culturel. Cette volonté d’expansion culturelle pourrait-elle servir les intérêts du cinéma indépendant ?

(Rires) Non, je ne pense pas que cela pourrait aider le cinéma indépendant. Le soft power chinois, en tout cas le soft power officiel, n’inclura jamais le cinéma indépendant. C’est encore une fois le même problème, si le gouvernement veut utiliser les cinéastes pour participer à l’expansion de la culture chinoise, cela ne se fera que dans la sphère officielle en attirant les réalisateurs indépendants. Forcément, certains se laisseront attirer. A un certain point, il est trop dur de résister.

Dernière question, regardez-vous des films français, et avez-vous un réalisateur qui vous a particulièrement marqué ?

Laissez-moi réfléchir, j’en ai vu pas mal ! Bien sûr, j’aime tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague, et particulièrement Eric Rohmer, mais cela reste très classique, parlons plutôt du cinéma contemporain. Le meilleur film français que j’ai vu cette année est Polisse (de Maïwenn). J’ai le sentiment que le film montre une réalité sans fioriture. Ce n’est pas un film prétentieux et faux ; par exemple une belle histoire à propos d’un homme français qui tombe amoureux de deux

magnifiques femmes ou d’une famille marginale sur laquelle on s’apitoie. Ce genre de choses, tu vois ? Le film est plus profond que ça et soulève des questions qui font sens. J’ai également beaucoup aimé Carlos d’Olivier Assayas. Le film est très long et vraiment intéressant. Ah oui, et j’ai aussi été très impressionné par la trilogie des Trois Couleurs : Bleu, Blanc et Rouge de Krzysztof Kieślowski. Il est polonais, mais après son cycle Le Décalogue de 10 téléfilms, tous ses films ont été tournés en français. Et pour finir, j’adore tous les films des Frères Dardenne.

En parlant de la France, Black and White Photo (No. 89 Shimen Road en anglais, ndlr) va-t-il être distribué en Europe ?

Le film n’a pas encore été acheté en France, mais il va sortir en Suisse. L’avant première a eu lieu la semaine dernière. Il est distribué par Trigon Films. J’espère qu’il pourra sortir ici aussi.

Je vous remercie pour cet entretien, j’espère que nous nous recroiserons, peut-être pour votre prochain projet ?

(Rires) Oui, je l’espère. Je suis en train de monter mon prochain projet, The River of Cloud. Tout ce que je peux vous dire pour le moment c’est que je veux développer une histoire autour de deux personnages féminins ; une élève et sa professeure de lycée qui tombent toutes les deux enceintes en même temps. Et cette fois, l’histoire se déroule en Chine contemporaine ! Pour plus d’information, je vais présenter le projet au Festival International du film d’Amiens la semaine prochaine.

je suis en train de monter mon prochain projet, The River of Cloud, une histoire autour de deux personnages féminins ; une élève et sa professeure de lycée qui tombent toutes les deux enceintes en même temps

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Tran Anh Hung

Ce qui marque avant tout dans vos films, c’est votre manière de traiter le temps. C’est par la temporalité qu’on entre dans la subjectivité des personnages. Comment abordez-vous cette notion ?

Le temps est pour moi une notion essentiellement musicale. Travailler le temps d’un film, c’est travailler la musique du film - non pas la musique qu’on utilise pour le film mais le déroulement du film en tant que musique, en tant que ressenti rythmique et mélodique. C’est abstrait et en même temps très physique, ça atteint directement le spectateur. Pour moi, ce temps-là est extrêmement intuitif, je ne me dis jamais à l’avance qu’une

scène doit avoir telle durée. C’est en essayant sur le plateau avec les acteurs que je sens la justesse de la scène par rapport au projet global qu’est le film. Il y a bien sûr un grand plaisir à communiquer avec le spectateur en jouant sur le temps. Notamment en lui donnant le sentiment d’une durée réelle pour certaines actions, pour le bien de la perception de la psychologie des personnages. Il y a toute une stratégie à mettre en place, qui est parfois consciente mais parfois aussi purement intuitive. Il peut arriver qu’on ne trouve la stratégie qu’au stade du montage, en inversant des scènes, en les déplaçant, pour pouvoir créer le plaisir de la durée. C’est quelque chose qui me tient à cœur, et je suis content

que l’interview commence par cette question car c’est l’une des choses les plus subtiles qui soient au cinéma : comment travailler un paramètre qui ne fonctionne que sur un niveau intuitif, sensoriel, abstrait, et qui n’est pas explicable. Malheureusement, le cinéma d’aujourd’hui se préoccupe davantage de bien raconter une histoire. Ce n’est pas l’essentiel pour moi. Il faut plutôt créer quelque chose qui touche le spectateur de manière mystérieuse, secrète et qui permet une ouverture vers des prolongements poétiques. Quelque chose s’ouvre chez le spectateur, qui serait de l’ordre de la poésie pure. Le travail du temps et de son déroulement est essentiel dans ce processus.

QUESTIONS : EMILE BERTHERAT

près avoir marqué l’année 2011 avec sa très belle adaptation du roman de Murakami, La ballade de l’impossible, le cinéaste Tran Anh Hung est de retour avec un court-métrage projeté au Musée Guimet dans le cadre de l’exposition Le Thé - Histoire d’une boisson millénaire. L’occasion de l’interroger sur sa vision singulière du cinéma.

La beauté vient de la justesse

A

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LES ENTRETIENS DE L’USINE

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LES ENTRETIENS DE L’USINE

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Ce travail du temps passe souvent chez vous par l’exploration d’un microcosme, puisque les personnages sont montrés en groupe, en famille. En quoi cette observation a valeur de représentation d’un monde à échelle réduite ?

Le travail de la représentation doit être maîtrisé - non pas par un contrôle absolu, mais pour que la scène soit expressive. Si le langage du cinéma est maîtrisé, des choses inattendues peuvent arriver. Le microcosme dont vous parlez permet de fixer des limites, de définir un cadre. Il faut se dire : on peut raconter cette histoire, traiter ce thème, dire certaines choses importantes sur la vie avec cinq personnages. Mais si on peut le réduire à trois personnages, alors il faut le faire avec trois personnages : plus c’est dense et serré, mieux c’est. De la densité naissent des ramifications poétiques.

Ce travail de recherche sur le plateau passe par un échange avec les acteurs, et notamment avec des acteurs amateurs dans vos premiers films.

Un aller-retour entre eux et moi est en effet nécessaire. Il faut les amener vers les personnages, mais il faut aussi aller vers eux, vers leurs propres capacités. Quand on rencontre un acteur amateur, le déclic est immédiat. Inévitablement, il provoque - ou pas - des fantasmes, des situations. Il y a aussi des acteurs avec lesquels il est évident qu’ils ne sont pas le personnage recherché. Mais leur rencontre m’est utile car elle me permet de définir ce que je ne souhaite pas que le personnage soit. C’est un travail d’épuration, d’élagage des personnages. Ce travail commence dès l’étape du casting, mais je passe ensuite beaucoup de temps à discuter avec les acteurs choisis. J’aime bien me promener avec eux, être en mouvement pour discuter, voir le comédien bouger. On parle de choses larges, de la vie, de la musique, pour avoir un lien autre que simplement le travail. Mais plus le tournage approche, plus je m’isole. Je laisse naître

l’inquiétude, la pression arrive. On lit alors le scénario ensemble, on parle des interactions entre les personnages. Vient ensuite le moment le plus important, c’est-à-dire le tournage. Il arrive souvent que les comédiens aient répété une scène de leur côté, et je ne tourne pas la scène : j’improvise. Je vois dans leur visage de l’incertitude, mais on prend un peu de temps sur place pour travailler la nouvelle scène. On la tourne, et cela donne souvent un très bon résultat.

Vos films sont très personnels dans la mesure où ils ont pour sujet l’intimité des personnages. Pourtant, ils sont dotés d’une émotion très communicative. Comment se passe la rencontre de vos films avec le public ?

C’est très variable. Je pense que toute œuvre, même la plus ratée, est personnelle. C’est justement la qualité de ce qui est personnel qui fait la qualité du film. Souvent, c’est raté parce que la personne ne comprend pas du tout ce qu’est l’art cinématographique. Elle croit qu’il suffit de prendre la caméra et de l’agiter pour donner de l’énergie, de filmer la scène dans tous les sens. On peut faire un film de cette manière, mais il manquera un point de vue, un travail sur le temps et la musicalité du film. Il n’y aura pas d’écriture cinématographique. Il faut parler le langage du film de manière articulée et subtile. C’est le propre de cet art. Le langage cinématographique, c’est un grand chapitre à développer, d’une très grande complexité. Une vie entière ne suffit pas pour réfléchir et travailler sur cette question infinie. En ce qui concerne la perception des gens, elle est différente, parfois au sein d’un même pays. Un film s’adresse à l’intimité, il rouvre certaines portes fermées de la sensibilité, il rappelle des choses enfouies. Certaines femmes m’ont parlé d’À la verticale de l’été avec un langage purement psychanalytique, propre à ce qu’elles ont vécu avec les hommes. Ce qui est important quand on fait un film, c’est de toucher le spectateur dans ce qu’il a de plus intime. À partir de là s’ouvrent les portes de la poésie.

un film s’adresse à l’intimité, il rouvre

certaines portes fermées de la

sensibilité

si le langage du cinéma

est maîtrisé, des choses inattendues

peuvent arriver

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J’ai l’impression que cette poésie arrive souvent dans vos films par la bande-son. Comment fonctionne votre travail avec le compositeur ?

Ce qui est important, avec les acteurs comme avec les musiciens, c’est de travailler avec ce qu’ils ont. Quand on cherche à obtenir quelque chose de précis, le résultat n’est jamais vraiment bon. Il faut un échange, un aller-retour : “je te dis ça, tu me montres ça, je te redis ça, tu me remontres ça un peu différemment” et ainsi de suite. Il n’y a pas pour moi de direction, mais plutôt un sentiment. Un compositeur qui m’enverrait une musique faite pour un film ne me dit rien. Il faut d’abord la confronter à l’image, au drame, à ce qui se joue. Est-ce qu’on travaille la musique en harmonie, en contraste, en opposition avec l’image ? Tout est possible. C’est dans ce travail avec les images, avec l’histoire du film, que la rencontre avec la musique fonctionne ou pas. Parfois, on se dit simplement que les violons sont trop forts. Alors on suggère de les baisser, on essaye, et tout à coup, cela fonctionne. C’est un processus intuitif. Ce sont des éléments

que je découvre sur le moment avec le compositeur. On voit immédiatement si ça fonctionne ; pas besoin de commentaire, on passe à la suite. C’est comme ça que doivent se passer les choses. Dès qu’il y a des difficultés à caler la musique, c’est que la rencontre ne fonctionnera jamais.

Pouvons nous aussi parler du choix des musiques additionnelles ? Dans À la verticale de l’été par exemple, l ’ u t i l i s a t i o n r é c u r re n te d’un morceau de Lou Reed fonctionne comme un dialogue.

Ca dépend des morceaux. Dans le cas du morceau de Lou Reed pour les scènes de réveil d’À la verticale de l’été, je l’ai décidé dès l’écriture du scénario. Cette idée de dialogue est intéressante. On fait entendre une histoire qui n’a rien à avoir avec l’histoire que l’on voit à l’écran, et puis tout finit par se rencontrer. On a l’idée de la chanson, on tourne la scène en l’écoutant, en essayant d’épouser la musicalité du morceau. Au montage, on voit tout de suite si ça fonctionne. Si ça ne fonctionne pas, il faut trouver autre chose.

À la verticale de l’été

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Vos films ont une forme poétique, jusque dans leur titre. Quelle importance accordez-vous à leur choix ?

Je n’aime pas les titres qui disent des choses sur le film. Mon prochain film aura pour la première fois un titre qui parle de la thématique du scénario. Mais sinon, je n’aime pas ça. Je préfère que le titre évoque simplement quelque chose pour les spectateurs, mais qu’ils n’en sachent pas trop à l’avance. Il y a pourtant un beau titre qui ne va pas dans ce sens-là : Un condamné à mort s’est échappé de Bresson. Le titre dévoile tout, il n’y a plus de suspense ! Du coup, l’enjeu du film est ailleurs. C’est un des plus beaux titres que je connaisse. Mes titres ne sont que des évocations. “À la verticale de l’été” ne veut rien dire concrètement. Mais ça annonce des choses : l’été, le soleil, la chaleur...

J’aimerais que nous parlions d’Inquiétudes, de Gilles Bourdos (film sorti en 2004, avec Grégoire Colin, et dans lequel Tran Anh Hung fait une apparition). Quel est votre lien avec ce film, et plus largement

avec Gilles Bourdos ?

Gilles a écrit le scénario avec Michel Spinosa, cinéaste lui aussi (il a réalisé Anna M. avec Isabelle Carré). Ils se connaissent depuis l’enfance, ils étaient au lycée ensemble à Nice, et ils sont partis ensemble à Paris pour faire du cinéma. Mais je n’ai pas véritablement participé au film, ça amusait simplement Gilles que je vienne, en compagnie de deux autres réalisateurs (Mathieu Amalric et Michel Spinosa), mettre la pression au personnage principal dans la première scène. Gilles a un regard d’une très grande acuité sur le cinéma. C’est le meilleur interlocuteur que je puisse avoir pour parler de cinéma. Pas seulement au niveau de la cinéphilie, même si on aime tous les deux les films qui donnent envie de faire du cinéma, et qu’on est profondément déprimé quand un cinéaste qu’on admire fait un mauvais film.

Y a-t-il d’autres réalisateurs dont vous vous sentez proches, ou dont les films vous inspirent ?

Paul Thomas Anderson. J’attends

TRAN ANH HUNGNé en 1962 à My Tho (Viêt Nam)

Courts Métrages La Femme mariée de Nam Xuong 1987

La Pierre de l’attente 1989

Longs Métrages L’Odeur de la papaye verte 1992 Caméra d’Or & Prix de la Jeunesse à Cannes César de la Meilleure Première Œuvre

Cyclo 1995 Lion d’Or & Prix de la Critique Internationale Mostra de Venise

À la verticale de l’été 2000

I come with the rain 2009

La Ballade de l’impossible 2011

La Ballade de l’impossible

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avec impatience The Master (Jonny Greenwood a composé la musique de The Master et There will be blood d’Anderson, ainsi que celle de La ballade de l’impossible). J’aime aussi beaucoup Kubrick, qui est un réalisateur extraordinaire. Pour moi, l’un des plus beaux films du monde est Barry Lyndon. C’est un film impossible à surpasser : il provoque une terreur chez les réalisateurs. Par exemple, il filme une scène très simple, et le zoom s’élargit au fur et à mesure et puis ça y est : la scène est terminée. C’est un plan-séquence, donc aucune possibilité de montage, rien. Mais c’est ce genre de propositions de cinéma qui donne envie de faire des films. Quand on est déprimé par l’impossibilité de trouver des financements, revoir un film comme celui-ci redonne envie de tourner. Les grands films vous nourrissent.

Justement, est-ce que vous arrivez à avoir un regard de simple spectateur sur les films que vous voyez ?

Jamais. En dix minutes, je connais l’adn du film. Quand le langage d’un film est pauvre, comme un livre qui ne serait écrit qu’avec le verbe “être”, je sais qu’il n’y aura rien à en tirer. Ce qui m’intéresse n’est pas l’histoire qu’il raconte, mais plutôt son écriture. Elle doit être capable de déclencher un phénomène poétique en moi. Je peux préférer un film sur un type qui marche sur une épine plutôt qu’un film sur la peine de mort s’il provoque une sensation poétique. Le monde est là pour produire du drame, et pour que l’on puisse s’en emparer et en faire un matériau pour nos films.

Vous arrive-t-il de puiser dans les films du passé, les vôtres ou ceux des autres, pour votre propre travail ?

Non jamais. C’est déjà suffisamment compliqué de faire un film pour s’amuser à compliquer davantage en essayant de faire entrer les films des autres dans celui qu’on est en train de faire ! A l’égard de mes films passés, je cultive l’amnésie. De la même manière, je démarre

chaque tournage avec une forme d’angoisse, d’incertitude face à l’inconnu. Comme il m’arrive de travailler avec les mêmes techniciens, je leur dis d’oublier leur bagage : on trouvera autre chose, oublions tout pour mieux recommencer. Je me donne des méthodes de travail différentes sur chaque nouveau film pour ne pas retomber dans les mêmes sillons, des ornières en l’occurrence. Je n’ai jamais écrit deux scénarios de la même manière. Certains sont écrits du début à la fin, avec un plan établi de la dramaturgie ; pour d’autres j’écris d’abord les scènes qui m’intéressent avant d’écrire d’autres scènes autour pour que cela forme un ensemble. Parfois, j’écris simplement des dialogues, juste pour le plaisir de faire parler les personnages, et je crée des scènes à partir de ça. Il y a beaucoup de façons de faire. Même chose pour les tournages : sur certains films, je prépare tout, le découpage est écrit à l’avance, je le donne à l’équipe, qui saura qu’il y a 17 plans à tourner et peut s’organiser. Sur d’autres films, on arrive sur le plateau et on construit la scène au fur et à mesure. Comme je n’ai jamais été assistant, je n’ai jamais travaillé dans le cinéma avant de faire mon premier film, l’angoisse et l’incertitude accompagnent toujours le début d’un tournage. Il faut pouvoir conserver cet état pour chaque film.

On a pu voir une évolution dans votre style : vous êtes passé à des cadres fixes, dans vos courts-métrages, aux caméras mouvantes dans La ballade de l’impossible.

Mes mouvements de caméra font partis de mon langage c i n é m a t o g r a p h i q u e . L e s mouvements, dans La ballade de l’impossible, créent une sensation de tension et d’instabilité qui caractérise le personnage principal, une sorte de flottement qu’il faut avoir très précisément ressenti au fond de soi au moment du tournage pour voir si le mouvement convient ou pas. On crée des sensations différentes si on utilise la steadicam ou si on met la caméra sur des rails de traveling. Mais je n’essaye pas

pas besoin de tant de beauté plastique, car la beauté vient pour moi de la justesse de ce qu’on filme

l’écriture du film doit être capable de déclencher un phénomène poétique en moi

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de définir ces sensations, ni de les comprendre. Parfois, je revois certains plans de mes films en me demandant si je saurais le refaire. C’est sur le moment qu’il faut réussir à trouver la bonne solution. Plus le plan est long, plus la tension est grande pour toute l’équipe. Au moment de dire « Coupé ! », toute l’équipe sait si le plan est réussi ou pas si la concentration a été bonne. C’est de là que vient le plaisir du tournage.

Comment se passe concrètement votre collaboration avec le chef opérateur ?

Je prépare le tournage sans le chef opérateur mais avec le chef décorateur, le costumier, le maquilleur... J’offre ensuite toute cette préparation au chef opérateur : il faut qu’il soit stimulé quand il arrive sur le plateau. Ce travail de préparation est crucial. Mais je ne lui donne jamais de références pour l’image, je ne montre pas de tableaux ou de films. Je lui demande simplement de rendre la texture de la peau des personnages. Je donne quelques indications juste avant de tourner : “là c’est un peu trop éclairé”, mais c’est tout. Je fonctionne avec lui comme avec les acteurs, en échangeant. C’est seulement de cette manière que l’on tire le meilleur de son équipe.

Vous êtes récemment passé au numérique. Pensez-vous que cette nouvelle technique doive engendrer une nouvelle approche de la mise en scène ?

C’est un grand sujet de taquinerie entre Gilles Bourdos et moi. Lui veut tourner en pellicule jusqu’au dernier souffle tandis que j’ai réalisé mes deux derniers films, I come with the rain et La ballade de l’impossible, en numérique. Le déclic s’est passé en 2004. Deux films sont sortis en même temps : 2046 de Wong Kar-Wai, tourné en pellicule, et Collatéral de Michael Mann, tourné en HD. Mon choix était clair : j’étais du côté de Michael Mann ! Le premier est un film rétro, avec des ralentis, des poses de mannequins, une beauté excessive à donner la nausée. Tourner en pellicule avec un bon chef opérateur peut être

redoutable. Pas besoin de tant de beauté plastique, car la beauté vient pour moi de la justesse de ce qu’on filme. Il faut que l’image corresponde à la scène. Même une photo ratée techniquement peut être sublime, du moment qu’elle est juste par rapport à l’action, à la psychologie des personnages. Si ça correspond vraiment au sujet, c’est magnifique. La beauté vient de la justesse, pas d’une recherche de design. Dans Collatéral, il y a ces plans où le chauffeur est au volant de sa voiture, la caméra est derrière lui, et le lampadaire au bout de la route est net. Tous les éléments qui composent l’image ont le même statut par le fait de cette netteté générale. Certains éléments ne sont pas relégués dans le flou au second plan, effet particulièrement apprécié en 35mm. Aujourd’hui, de voir ce flou propre à l’argentique me donne tout de suite un sentiment poussiéreux. C’est pour ça que j’ai décidé de passer au numérique. L’autre raison est que le numérique n’a pas le grain argentique de la pellicule, rien ne fait écran à l’immédiateté de la peau. Mark Lee (le chef opérateur de La ballade de l’impossible) était furieux de devoir tourner en numérique avec moi. Mais il a été convaincu après l’étalonnage, du moins il comprend maintenant pourquoi je tenais à tourner en numérique. Ça rentre peu à peu. Mais Gilles Bourdos a tourné son dernier film en pellicule avec Mark Lee, (Renoir, dont la sortie est prévue en janvier prochain), et c’est d’une beauté ! Ils sont allés dans le dernier laboratoire chimique de Paris, plutôt que de faire un étalonnage numérique. C’est un sujet de plaisanterie inépuisable entre nous. Il me dit qu’il est un “filmmaker”, et moi un “videomaker”. Cependant, je n’exclus pas de revenir au 35 millimètres, tout dépend du projet.

Pour un film historique par exemple ?Justement, ça m’intéresserait de le faire en numérique. Mais je ne pense pas qu’il y ait une nouvelle façon de tourner à déterminer avec le numérique. Ce qui séduit souvent les réalisateurs, c’est qu’on peut tourner aussi longtemps qu’on veut, on laisse la caméra tourner sans peur

de gâcher de la pellicule. Toutes les improvisations que j’ai pu faire avec le numérique n’ont rien donné. Il faut être précis pour toucher le spectateur de la manière la plus directe. C’est étrange d’ailleurs, de devoir passer par la maîtrise pour toucher l’intuition. On peut bien sûr faire un film sans cette maîtrise et tout rattraper au montage, mais il manque une cohérence qui fait l’esprit du film. Quand je vois un film réussi, j’en sors physiquement épuisé, comme si je venais de me battre sur un ring. Parfois je suis en larmes. Devant Le Nouveau Monde de Malick par exemple : j’ai pleuré au bout de quinze minutes, et jusqu’à la fin, et pas à cause de l’histoire ; c’était irrépressible. Mais Malick ne fera jamais un autre film qui égalerait celui-ci, c’est fini. Je ne suis pas sûr qu’il ait conscience de ce qu’il a réussi. De même que les frères Dardenne ne feront jamais un meilleur film que Rosetta : il y a un alignement entre le moment, le sujet, les personnages et le style, c’est presque comme avec les étoiles. Cela ne peut pas se renouveler, c’est démontrable ! La grande qualité d’un réalisateur, c’est sa vigilance, sa capacité absolue à dire qu’un détail ne fonctionne pas. C’est par ce travail-là qu’il peut réussir son film. Parfois, un plan demande des heures de préparation mais ne fonctionne pas. Alors on arrête tout et on recommence, ça affole l’équipe mais c’est comme ça. Cette capacité d’appréciation est essentielle chez un réalisateur. Parce que le cinéma, c’est beaucoup de calculs, et énormément d’intuition.

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Votre film évoque beaucoup plus le fantastique que les films en costumes traditionnels. On pense en premier lieu à Dario Argento et par exemple Phenomena, une référence atypique par rapport à ce que le sujet de votre film aurait laissé penser. Était-ce délibéré ?

En fait, je ne voulais vraiment pas faire un film poussiéreux de reconstitution historique. C’est ce qui me faisait le plus peur. Je voulais vraiment emprunter au

film de genre. Tout est parti de la question : comment filmer les crises d’hystérie ?, c’était le plus gros enjeu de cinéma du film : comment j’allais présenter ça. Du coup, je me suis inspirée de films de possession, L’Exorciste, les films de Dario Argento, Phenomena, j’ai aussi pensé évidemment à Suspiria. Pour moi, ça faisait référence à ces films-là, surtout aux films de Dario Argento où on trouve toujours des jeunes filles pures qui arrivent dans des mondes à part et rencontrent des maîtres pervers. J’ai aussi énormément pensé au cinéma de genre, notamment pour filmer la crise au début du film ; par exemple à Evil Dead 2 et la scène où l’homme se fait attaquer par sa main. C’est la même chose dans mon film : c’est vraiment comme si Augstine se faisait attaquer par sa main. J’ai été aussi inspirée par le

romantisme noir, les romans de la fin du dix-neuvième siècle, comme ceux des sœurs Brontë, Les Hauts de Hurlevent, tout le mouvement littéraire qu’est le gothique fantastique. Là, c’est pareil, ce sont souvent des héros qui entrent dans des mondes à part. Et en plus, ce que j’aimais bien dans ce mouvement littéraire, c’est que ça sortait souvent de l’imagination de jeunes filles qui n’avaient pas forcément connu les mondes qu’elles décrivaient, et qui fantasmaient ces univers noirs. Pour les dîners aussi, je voulais les filmer comme des dîners de vampires. Même chose pour l’architecture, les choix allaient vers une architecture gothique. C’est aussi pour cela que j’ai utilisé la musique de Coppola pour Dracula dans le générique de début, je voulais vraiment faire référence à cet univers. J’ai même

AliceWinocourQUESTIONS : EMILE BERTHERAT & ARIANE kUPFERMAN-SUTTHAVONg

pplaudi à la Semaine de la Critique cette année à Cannes, Augustine revient sur la relation tangente entre le Professeur Charcot et sa jeune patiente à la Salpêtrière. Historique, mais flirtant avec le fantastique, le premier essai d’Alice Winocour est une réussite hors-nomes dans le paysage français. Nous avons donc voulu en savoir

plus sur la genèse de ce film. Sensible et engagée, la réalisatrice a accepté de nous répondre.A

du fantastique dans le film historique

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AliceWinocour

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pensé à Furie de Brian de Palma. Parce que dans ce film, elle est victime de sa maladie. Je me disais qu’Augustine, était aussi victime de sa maladie. Je voulais vraiment raconter l’histoire du point de vue du faible, du point de vue d’Augustine. Ça ne m’intéressait pas de raconter l’histoire de la perspective du médecin parce que je me dis qu’il y a déjà eu des milliers de films d’un du point de vue d’un homme qui fantasme sur un objet sexuel, donc il n’y avait pas besoin d’appuyer cet aspect-là. Je me disais que l’important était d’être dans sa vision à elle et qu’on pouvait alors être en empathie avec elle. Je suis vraiment partie de cette idée, ce n’était pas elle qui était folle. Elle essayait de lutter contre ça elle-même, sauf qu’elle était impuissante face à la révolte de son corps.

Il y a cette influence du film fantastique qui est évidente dans Augustine, mais on pense également aux films d’époque de François Truffaut, comme L’Enfant Sauvage et L’Histoire d’Adèle H. Le modèle truffaldien est souvent une source d’inspiration pour les jeunes cinéastes, qu’en est-il pour vous ?

J’ai été très marquée par les films de Truffaut, mais pas spécialement par ces deux là, en fait. Plutôt par des films comme Argent de Poche ou Vivement Dimanche, Le Dernier Métro, tous les Doinel... Mais je n’y ai pas directement pensé pour ce film, parce que ce que je cherchais à faire, c’était créer un univers qui ne soit pas naturaliste. Je pensais davantage à des réalisateurs comme Cronenberg, Lynch, afin d’être vraiment sur les corps et de créer une atmosphère particulière. Je ne voulais pas faire un film de reconstitution du xixème siècle mais créer un monde à part, qui ne soit pas la réalité. Forcément, on est toujours marqué par ces films-là, mais ça ne m’a pas directement inspirée pour Augustine. En ce qui concerne L’Enfant Sauvage, c’est une thématique proche, on peut voir une ressemblance par rapport aux commentaires médicaux que

Charcot lit sur Augustine. C’était un modèle dans la mesure où je voulais trouver, au départ, une actrice qui n’avait jamais joué. C’est pour ça qu’à la base, je ne voulais pas rencontrer Soko, parce qu’elle avait déjà joué dans À L’Origine de Xavier Giannoli, entre autres. Je voulais quelqu’un qui puisse suivre le même chemin sur le tournage qu’Augustine. Comme quelqu’un qui n’avait jamais été regardé et qui était soudain regardé pour la première fois. C’est pour ça que j’ai fait un énorme casting , j’ai rencontré plus de huit cent filles. Je faisais un casting comme on dit, « sauvage », c’est à dire que j’allais au Forum des Halles, à la sortie du rer pour arrêter des filles... On a aussi fait un casting sur Facebook. J’avais aussi cette référence de Sandrine Bonnaire dans À Nos Amours de Pialat, mais dans ce type de films, les réalisateurs captent une nature, alors que, chez moi, il y avait vraiment un travail de performance. Il fallait vraiment performer et du coup, ces filles, même si elles étaient géniales, ne passaient pas le cap des essais. C’est pour ça que finalement, je me suis dirigée vers Soko.

Comment s’est passée la rencontre ?

Elle avait entendu parler du projet et elle avait très envie du rôle, elle est arrivée pour passer les essais. Pendant le casting, je procédais de manière un peu abrupte : je demandais aux filles de faire une crise d’hystérie au sol. Ça me permettait de tester leurs inhibitions, leur rapport au corps, étant donné que c’est un travail très physique que l’on allait faire. Même si c’était maladroit, ça me permettait de voir leur puissance. Je savais déjà que Lindon serait l’acteur et comme le film raconte un retournement de rapport de force, je savais qu’Augustine devait ternir tête à Charcot. Je cherchais quelqu’un qui était à la fois fragile, pouvant être crédible comme quelqu’un qui serait mené en bateau pendant la première partie du film, mais aussi quelqu’un qui allait pouvoir prendre l’ascendant sur lui. Il fallait réunir ces deux choses qui sont pourtant très

je ne voulais pas faire un film de reconstitution

du xIxème siècle mais créer un monde à part

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contradictoires. Et en fait, quand j’ai vu Soko, j’ai tout de suite su que c’était elle, parce qu’elle avait quelque chose, une force intérieure, et à la fois un côté très candide : elle avait ces deux facettes d’Augustine, et elle était très sauvage. Et j’ai eu du mal à trouver une fille sauvage. Parce qu’il y a aujourd’hui une sorte d’uniformisation des gens et des corps. Et ce que j’aime bien avec Soko c’est qu’elle a un corps qui est aussi, je dirais, sauvage. Elle me faisait penser à un tableau de Renoir, avec ses cheveux longs, noirs, très longs, sa peau très blanche. Elle avait quelque chose en plus, on pouvait directement être en empathie avec elle. J’ai tout de suite su que c’était elle.

Il paraît que vous avez fait le choix de Vincent Lindon après avoir vu Pater d’Alain Cavalier. Comment avez-vous réussi à faire entrer cet acteur, dont la personnalité en fait un personnage en soi, dans la peau de Charcot, et comment avez-vous construit son binôme avec Soko ?

J’avais vu Pater au Festival de Cannes et j’avais été impressionnée de voir à quel point il était crédible en premier ministre. Il avait vraiment cette autorité des grands patrons. J’arrivais à croire à ce charisme d’homme politique. Et Charcot, en son temps, était un homme extrêmement puissant. Il soignait les plus grands du monde entier et il était le chef de la Salepêtrière. Il avait une aura incroyable ! Je savais qu’il me fallait quelqu’un comme Lindon. Ce qui me fascinait aussi chez Lindon, c’était son côté très physique, très charnel. Et je trouvais ça intéressant de faire rentrer dans la raideur d’un costume du xixème ce corps, cette animalité, on sent qu’il y a quelque chose qui bouillonne en lui. C’est quelqu’un qui est vraiment très sexy, tout simplement ! Ensuite il n’avait jamais joué de rôle dans un film d’époque. Il avait joué dans Le Frère Du Guerrier (de Pierre Jolivet), qui est un film qui se passe au Moyen-Âge, donc effectivement, pour lui, c’était très différent. Au début, il se demandait pas mal : est-ce qu’on va croire tout simplement

à moi, Vincent Lindon, en Charcot ? On a beaucoup travaillé en amont, il avait une forme de réticence à aller vers un personnage très violent et très dur. C’est drôle d’ailleurs, parce que, dans les films, il joue toujours des personnes de classe moyenne ou populaire alors que lui, est un grand bourgeois dans la réalité. Il avait peur d’aller vers cette violence et de montrer ce côté noir du personnage, donc il fallait l’amener à accepter ça. Après, l’autre travail qu’on a effectué, était d’amener progressivement les failles du personnage, de faire voler en éclats sa maîtrise de grand professeur. C’était difficile pour lui de montrer ses fragilités. Il fallait construire le monstre qu’il était et en même temps le dynamiter. Par ailleurs, même si ça a été parfois houleux, on était toujours sur la même longueur d’onde, parce qu’on voyait le même film. Du coup on ne faisait pas la guerre l’un contre l’autre mais contre l’adversité. On avait une sorte de solidarité, un rapport de confiance qui faisait que la collaboration s’est bien déroulée. On en riait ensemble : sur le tournage, on disait que moi, je faisais un peu Augustine et lui faisait un peu Charcot. Ce n’était pas tous les jours facile, mais je lui étais aussi très reconnaissante d’avoir accepté de faire le film, étant donné que c’était mon premier film. Ce que je trouve absolument génial avec Lindon, c’est que ce n’est pas du tout un acteur « bourgeois », il se met toujours en danger. Il prend des risques, comme en acceptant ce rôle-ci. C’est une qualité qui n’est pas assez reconnue chez lui : il n’a jamais eu de César par exemple. Alors que je trouve que c’est un grand acteur. Après, il y aura toujours des gens qui diront « oui, c’est un bon acteur, alors évidemment on n’en attendait pas moins de lui. » Alors qu’en réalité, il a pris énormément de risques. J’avais interdit à Vincent et Soko de se rencontrer avant le début du tournage. Pour moi, c’était un peu le Yin et le Yang, ils étaient à l’opposé. Il y a la même différence entre Vincent et Soko qu’entre Charcot et Augustine : ils appartiennent à des galaxies complètement différentes. La première fois qu’ils se sont

il fallait construire le monstre qu’il était et en même temps le dynamiter

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jouer cette espèce de femme froide, très cérébrale.

Pour un premier film aussi ambitieux - reconstitution historique, sujet atypique - est-ce que la mise en production du film a été difficile ?

La phase qui a été très dure était la phase d’écriture. Justement par rapport à tout ce travail de distanciation que j’ai fait. J’ai fait énormément de recherches, j’ai beaucoup lu sur le sujet. Le déclencheur a été la lecture de La Guérison Par l’Esprit de Zweig. A ce moment là, j’ai commencé à me fasciner pour les travaux de Charcot. J’ai aussi étudié toute l’iconographique photographique de la Salepêtrière. Mais à chaque fois je me disais : « un film ce n’est pas un sujet ». Même si le sujet est génial. Ce qui m’impressionnait, c’est que j’avais trop d’images. Cette accumulation faisait que je n’arrivais pas à aller vers le cinéma. Du coup, j’ai dû oublier ce que j’avais lu, pour tout digérer et aller vers la fiction, me permettre de transgresser la vérité pour aller vers mes partis-pris de récit. Mon parti-pris, c’était de me concentrer sur la relation et de regarder à la loupe ce rapport. Ça a été très compliqué. Surtout qu’il y a une tradition de respecter la réalité historique, si bien qu’à un moment je me suis dit : il ne faut rien respecter, il faut tout transgresser. Après, on est arrivé à une version du scénario qui a assez bien fonctionné. Quand j’ai envoyé le scénario à Vincent Lindon, il m’a rappelée deux jours plus tard. Une fois qu’il y avait Lindon attaché au projet, il y avait une sorte de réalité économique qui se mettait en place. Je ne dis pas que ça a été trop facile, mais tout s’est enchaîné et on a tout eu en termes de financement. Notre différence a fait qu’on est sorti du lot. Ça correspond au type de films que j’aime et que j’aimerais continuer à faire. Ces films qui sont à la fois tournés vers le public et avec en même temps une radicalité tournée vers le cinéma.

Par rapport à l’écriture, est-ce que les recherches que vous avez faites ont re-orienté le scénario ? Sinon, de quoi est-ce

le film est bien moins

violent que la réalité

de la Salepêtrière

rencontrés, c’était le jour où ils ont tourné la scène que j’appelle la scène du « casting », celle où Charcot voit les malades pour la première fois, où Augustine, qui n’est pas vue par lui, le voit et est fascinée par lui. C’était un pari : est-ce qu’il y aura une alchimie entre eux ? Pour les scènes avec le singe, je disais à Soko et à Lindon « là vous n’êtes plus Augustine et Charcot, vous êtes juste Vincent et Soko qui jouez ensemble avec le singe. Donc oubliez vos personnages ». Pour moi, c’était la scène d’amour du film. La scène de passage à l’acte n’était pas du tout la scène où ils font l’amour : cette scène-là est filmée en plan-séquence, de très loin, il y avait quelque chose de très froid dans cette scène qui n’était absolument pas sexuelle. Les scènes d’examen, en revanche, étaient les scènes sexuelles. Entre nous, on disait toujours : la scène de la soupe, c’est la scène de fellation, la scène de la leçon c’est la scène du peep-show. La scène du compresseur c’est la scène S-M, la scène du singe, c’est la scène de sexe. A chaque fois, on essayait toujours de la tourner dans cette direction.

Il y a l’autre rôle féminin fort de ce film qui est à la fois le contraire et le double en quelque sorte d’Augustine, c’est la femme de Charcot, interprétée par Chiara Mastroianni.

Je voulais vraiment montrer l’emprisonnement des corps. Notamment dans la scène où elle enlève le corset. Les comédiennes, lorsqu’elles le portaient, n’en pouvaient plus. Elles suffoquaient à la fin de la journée. A la fin de leur vie, elles étaient déformées, il y avait des marques, des grosses traces rouges, et je voulais montrer ça à travers ce personnage. La vraie Mme Charcot n’était pas du tout aussi belle que Chiara Mastroianni, mais je voulais montrer qu’elle était belle et intelligente et qu’elle avait l’ascendant sur Charcot. Ce n’est pas du tout le prototype d’une femme larguée. D’autant plus que la vraie Mme Charcot avait en effet tous les contacts, toutes les relations. C’était génial de pouvoir travailler avec elle. Elle a réussi à

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que vous êtes partie ?

Le déclencheur dans mes recherches a été de savoir qu’Augustine s’était enfuie déguisée en homme. Et c’est vrai que si je n’avais pas vu cette chose-là, je n’aurais sans doute pas fait le film. J’aurais continué à lire des trucs parce j’étais fascinée par cet univers et par cet aspect trouble, ce côté exhibitionniste sous couvert d’un alibi médical. C’était comme un symbole de la libération des femmes. C’était ce que je voulais raconter. Je trouvais ça intéressant de parler aujourd’hui de la violence des regards que les hommes portent sur les femmes. C’est quelque chose qui n’a pas disparu. L’hystérie touche aussi les hommes même si c’étaient principalement des femmes qui étaient internées à la Salepêtrière. Ce sont toujours les femmes qui sont représentées en position d’hystériques. Je trouvais intéressant de rechercher les échos dans la société d’aujourd’hui de cette situation du xixème siècle. Pour moi, ça a finalement peu évolué. Il y a beaucoup de choses qui n’ont pas disparu. Ça se passe avant Freud, donc on a découvert des choses depuis, mais le mystère fondamental du corps demeure. Ce que je trouvais beau, c’est que ça

parlait aussi de la révolte du corps. Je voulais rendre hommage à ces femmes, de classe très populaire, des bonnes, des prostituées – évidemment il y avait aussi des bourgeoises qui étaient atteintes d’hystérie mais qui n’allaient pas à la Salepêtrière - qui ne pouvaient pas se révolter autrement que par ces crises. C’était comme la première manifestation féministe. Elles parlaient avec leur corps. Elles-mêmes n’avaient pas le droit de se révolter, mais leurs corps se révoltaient pour elles, par ces crises, ces convulsions. L’autre dimension, c’est qu’à la Salepêtrière, les hommes mettaient en scène leurs corps et qu’elles se laissaient mettre en scène. C’est sur cette révolte-là que je voulais construire mon film, mon désir est vraiment parti de là. Il y a beaucoup de choses qui sont vraies dans le film, les choses les plus terribles, mais le film est bien moins violent que la réalité de la Salepêtrière.

Vous dépeignez tout de même tout un paysage social et intellectuel historique, pourtant c’est un film très contemporain et très militant, comment vous êtes vous positionnée par rapport à cela ?

c’était comme la première manifestation féministe

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Je n’ai pas eu à me positionner, c’est exactement ce que je voulais faire. Ça parlait d’un rapport de genre, de ce regard masculin posé sur les femmes, presque un regard d’entomologistes. Elles étaient traitées comme des animaux. Ça parle aussi d’un rapport de classes, parce que ce ne sont que des hommes bourgeois et des femmes du peuple. Il y a cette dimension-là, c’est vrai, dans la première scène notamment quand elle sert à table. Je voulais vraiment être centrée sur elle ; dans les dîners bourgeois, on filme habituellement les bourgeois à table et les domestiques sont un peu dans le décor. Je voulais montrer que c’était Augustine qu’on allait regarder : aujourd’hui on parle des invisibles, des gens qu’on ne regarde pas. C’est ça l’hystérie. On dit que l’hystérie, c’est la maladie du regard, mais pour moi tout est dans cette première scène. Que fait-elle ? Elle sert, personne ne la regarde et c’est par sa crise qu’elle casse tout, elle renverse en fait une hiérarchie, il y a quelque chose de l’anarchie, du désordre. Et finalement, tous les regards sont sur elle. Elle devient intéressante par sa révolte. C’est quelque chose que je trouve assez jouissif. D’ailleurs, il y a une citation de Maupassant dans le film qui est vraiment une citation d’un article qu’il avait écrit. Il dit : « la Commune de Paris n’était rien d’autre qu’une crise d’hystérie de la ville de Paris. » C’est ça aussi, les émeutes : quand on n’est pas regardé, quand on ne peut pas s’exprimer, et bien ça explose !

D’ailleurs on parle bien du corps social, et ce n’est pas pour rien...

Vous avez fait jouer de vraies patientes dans le film, notamment dans de courtes scènes de face-caméra, d’où est venue l’idée et comment s’est passé le tournage de ces scènes ?

L’idée n’était pas dans le scénario au départ. Je voulais avoir de vraies malades pour la figuration. Mais ça m’a vite embêtée que ces malades ne soient qu’un décor dans lequel se passerait l’histoire d’amour. A l’hôpital, ces patientes ne sont observées que pour leurs corps, et elles n’ont pas le droit à la parole. Je me disais que ça n’allait pas : je faisais la même chose que ce que je voulais dénoncer à la Salepêtrière. Du coup j’ai pensé qu’il serait intéressant de dynamiter le classicisme de la narration par une prise de parole de ces femmes. Ce sont des visages, des corps de femmes d’aujourd’hui, qui parlent donc de leurs symptômes d’aujourd’hui, mais habillées en costumes d’époque. J’ai travaillé avec elles vraiment de manière documentaire. C’est-à-dire que j’ai recueilli leurs témoignages et que j’ai gardé les éléments qui m’intéressaient. Après je leur ai fait rejouer les textes pour la caméra, alors j’ai travaillé avec elles comme avec des actrices, donc elles performent aussi beaucoup. Il y a eu des moments où elles jouaient bien, des moments où elles jouaient mal. Elles étaient des actrices du film ; les femmes dont elles parlaient, ce ne devaient pas être elles-mêmes. Il y a donc eu un travail de mise à distance. Comme j’avais dû aller puiser dans le fantastique, la fiction, ça m’intéressait de revenir à l’authenticité de la parole et de faire rentrer la réalité, de montrer qu’il y a une continuité. Au Moyen-Âge, les femmes hystériques étaient considérées comme des sorcières, elles étaient brûlées, au xixème siècle elles devenaient des délires érotiques. Les maladies évoluent avec la société et aujourd’hui, l’hystérie n’a pas disparu, elle a juste évolué. Ces femmes ne sont pas toutes des hystériques, mais il y

par sa crise, elle casse tout,

elle renverse une hiérarchie. Elle

devient intéressante par sa révolte

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en a : l’anorexie ou l’automutilation sont considérées comme des formes d’hystérie. Ou les crises de tétanie, la spasmophilie, de nombreux symptômes... Évidemment, on essaie de lutter contre ces maladies mais il n’y a pas de réponse, c’est toujours un mystère. Concrètement à part prendre des antidépresseurs, on ne sait pas exactement comment lutter. Ce sont des orages qui traversent le corps et je trouvais ça intéressant qu’on sente que ce sont des symptômes qui puissent être aussi contemporains. L’hystérie est rentrée dans le langage commun, on dit « t’es hystérique » à quelqu’un qui parle fort. Alors qu’en réalité, l’hystérie, c’est le contraire de ça. C’est l’impossibilité de parler, l’impossibilité de crier. C’est le corps qui crie. Ce n’est pas la femme qui crie : c’est toujours facile de dire aux femmes qu’elles sont folles lorsqu’elles essaient de se révolter.

Justement, comment est-ce qu’on s’arrange avec la réalité quand on doit reconstituer de toutes pièces une époque ? Est-ce qu’il faut toujours contrôler chaque élément du décor ?

Oui, d’ailleurs dans la scène où l’on voit Vincent Lindon nu - personne n’a remarqué parce que tout le monde regardait les fesses de Lindon - il y a des prises électriques ! Mais c’est toujours comme ça. On a aussi tourné rue de l’École de Médecine, c’était pareil, il y avait plein de signalétiques... Même dans des hôpitaux qui sont restés très xixème siècle, on ne s’en rend pas compte, mais il y a un nombre impressionnant de détails qui polluent ! Il faut toujours penser à tout, et c’est aussi ça qui coûte très cher. Les couverts, les costumes... Et même si on ne veut pas être embarrassé par ça, ça finit toujours par revenir.

Il y a plusieurs scénaristes qui sont crédités au générique en tant que collaborateurs. Quel a été concrètement votre travail avec eux ?

L’écriture est un travail assez solitaire. Du coup, j’avais besoin par moments d’interlocuteurs pour ne

pas devenir moi-même hystérique, et aussi pour pouvoir rebondir. Parfois, ces gens n’étaient que dans la contradiction. Ils me disaient par exemple qu’il fallait au contraire raconter l’histoire du point de vue de l’homme... En fin de compte, c’est en m’opposant à eux que j’ai trouvé ce que je voulais raconter. Ça construisait ma certitude que ça devait être autrement.

En tant qu’ancienne élève de la Fémis, et plus largement en tant que jeune réalisatrice, avez-vous l’impression d’appartenir à une nouvelle génération de cinéastes ?

Une génération, je ne sais pas. Ce que je constate de formidable, c’est qu’il y a de plus en plus de femmes qui accèdent à la réalisation en France. C’est une particularité française parce que dans le reste du monde, il y a beaucoup de femmes qui, parce qu’elles sont des femmes, ne peuvent pas monter de films. J’ai l’impression, et c’est sans doute dommage, qu’il n’y a plus vraiment de mouvement collectif artistique. C’est un monde assez individualiste. Mais je ne sais pas comment on pourrait lutter contre ça. C’est quelque chose qui ne touche pas seulement le cinéma. L’idée de « mouvement » n’existe plus vraiment je pense par exemple au Nouvel Hollywood, qui était inspiré par la contre-culture des années 70, Bob Rafelson, Forman, et Antonioni, qui étaient marqués par la Nouvelle Vague et par le néo-réalisme italien. Ce que j’admire beaucoup dans ce mouvement là, c’est qu’ils parlent beaucoup de leur époque aussi. C’est ce que j’aimerais arriver à faire : être connectée avec le monde d’aujourd’hui.

Est-ce que vous avez un autre projet en cours ?

Ce sera un thriller, avec des scènes d’action, donc c’est un peu différent ; et en même temps pas tant que ça, parce que ça parle aussi d’une histoire d’amour marquée par un rapport de classes. Et ce sera contemporain surtout.

l’écriture est un travail assez solitaire. Du coup, j’avais besoin par moments d’interlocuteurs pour pouvoir rebondir

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Carax

Qui est leos Carax ? Un réalisateur à contre-courant ? Une référence pour cinéphile en mal d’élitisme ? Un génie taiseux ? Donner une réponse n’est pas chose facile, d’autant plus que le personnage cultive un certain mystère en dédaignant systématiquement l’exercice de l’interview qu’une poignée de journaux seulement ont réussi à lui imposer. Alors que sait-on du bizarre animal ? Apparu à la lumière de Cannes avec son fulgurant Holy Motors, il fascine autant qu’il suscite l’incompréhension. Salué par la critique à l’occasion de sa sortie, son dernier long-métrage témoigne pour beaucoup d’une maitrise parfaite de son art. leos Carax déploie une telle liberté créatrice, une fougue expressive si renversante, une mise en scène si inventive, sans commune mesure avec la production actuelle, qu’on en vient à se demander si c’est bien le leos qu’on connait qui était derrière la caméra. Avec une impression étrange de déjà-vu, on ne se lasse pas d’admirer l’œuvre d’un homme qui fait peau neuve, un homme tranquille, un peu timide.

TExTE : gRÉgOIRE DI FIORE

bruyant cinéaste un peu timide

leos

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Boy Meets Girl

Holy Motors

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ais qui attendait le cinéaste ? Son parcours était jusque-là celui d’un artiste

prometteur, sur le chemin de la maturité. On l’avait perdu de vue après Pierre ou les ambiguïtés, il était réapparu avec son court-métrage Merde dans le film collectif Tokyo ! En effet, l’échec commercial des Amants du Pont-Neuf, et les péripéties rocambolesques du tournage résonnent encore aux oreilles des producteurs comme un cas d’école d’investissements infructueux. Doux euphémisme quand on sait la méfiance que les banquiers ont maintenant à l’égard du réalisateur. L’épisode des Amants du Pont-Neuf a longtemps fait la une de l’actualité cinématographique française et la difficulté de financement des films d’auteur ambitieux a suscité la polémique. Au vu de la faible visibilité dont jouit cette « catégorie » du cinéma, l’expression « film d’auteur ambitieux » rime avec « oxymore ». Si le film n’a pas trouvé le public souhaité, il n’en demeure pas moins que Carax a offert un joyau de fraicheur et de vivacité à un cinéma qui en avait bien besoin. La Nouvelle Vague est passée, avec son lot de légendes et de génies, mais que reste-t-il pour l’arrière-garde ? La suite déçut, certainement parce qu’on attendait du cinéaste plus que des bons films.

Certains l’imaginaient rénovateur du cinéma français, bâtisseur d’un horizon esthétique. Il faut dire que son premier film, Boy Meets Girl, empreint d’audace, avait suscité l’espoir et rassuré les chasseurs de talent. Filmé dans un noir et blanc faussement mélancolique, le film nous fait suivre Alex, triste garçon friand de promenades nocturnes, et Mireille, douée pour les claquettes. Les deux tombent amoureux et vivent cette histoire les yeux écarquillés : l’étonnement face à l’amour, le risque d’aimer. Alex, c’est aussi le vrai prénom du réalisateur. Il y a certainement du cinéaste dans ce jeune homme rêveur, ce goût pour les itinéraires hasardeux. Carax donne l’impression de s’être promené jusqu’à Holy Motors, d’avoir approfondi le rapport qu’il entretient avec son art. Chaque film paraît plus lucide sur le geste qui les sous-tend. S’intéresser à son œuvre, c’est suivre le chemin d’un esthète qui remet en question en permanence les acquis de ses films. Il n’y a pas de style Carax, non ! Il y a avant tout une démarche, une sensibilité jaillissante, confiante, tenace. La réflexivité de son oeuvre se traduit dans l’emploi récurrent de certains motifs. La Samaritaine apparaît en arrière-plan dans Les Amants du Pont-Neuf, illustre bâtiment dont on ne sait plus

M

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quoi faire, énorme derrière le pont où Denis Lavant et Juliette Binoche déroulent l’intrigue. Holy Motors donne à l’ancien magasin des allures de bâtiment fantôme. On pénètre le sacro-saint de l’inspiration : « ruines en cours d’aménagement ». Mannequins dénudés, bâches et morceaux de dorures crèvent l’écran. Le Pont-Neuf est le lieu de la déchéance que l’amour de Juliette Binoche remet en question. Alex, le clochard amoureux de la belle pourrait être « quelqu’un d’autre » ailleurs. C’est cette possibilité que Leos Carax exploite en faisant de ces endroits, des lieux de nulle part : leur indétermination conteste la certitude du quotidien. Et ailleurs, autrement ? Ici, mais comment ? La limousine de Holy Motors condense ce questionnement en le confinant à un espace restreint : une luxueuse voiture aménagée en loge d’artiste. En face d’un miroir, maquillage en main, M. Oscar réfléchit à son prochain personnage : l’entre-deux-rôles est troublant. Qui a-t-on en face de nous ? Un acteur solitaire qui doute pendant ces minces interstices entre les scènes. La caméra est si près du regard noir et sauvagement

interrogatif de Denis Lavant que le doute déborde, se répand lentement dans sa vie. Peu à peu, comme si ses rôles ne lui procuraient plus le même plaisir qu’avant, il s’enfonce dans un ennui mortel. C’est une catastrophe qu’on a plaisir à observer car elle nous guide au bord d’un gouffre ; on s’habitue au vertige, on y prend goût. Les rôles intermittents qu’on lui propose sont autant de désillusions qui lui font perdre la raison. Après avoir vu Holy Motors, on comprend mieux la relation qui unit le réalisateur et son acteur fétiche, sorte de double du cinéaste face caméra. Denis Lavant joue la multiplicité, l’ambiguïté, le doute et la solitude avec une facilité déconcertante. Quel autre acteur aujourd’hui jouerait ce Monsieur Merde ? La manière qu’il a de camper la créature, immonde ermite habitant les égouts, dans les rues de Tokyo, est un exemple frappant de son talent. La présence qu’il impose est époustouflante, sorte de clown triste brisé par une maladie inconnue. Ce clown qui a arrêté de rire s’illustre avec brio lorsqu’il s’agit de mettre en scène son corps : dans cette scène de Mauvais sang où on le voit courir

LEOS CARAXNé en 1960 à Suresnes

Filmographie Boy Meets Girl 1984 Prix de la Jeunesse à Cannes

Mauvais Sang 1986

Les Amants du Pont-Neuf 1991

Pola X 1999

Tokyo! 2008 Segment Merde

Holy Motors 2012 Prix de la Jeunesse à Cannes

Mauvais Sang

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dans la rue avec la musique de David Bowie, faisant succéder les acrobaties, ou encore dans Holy Motors, lorsque revêtu d’une combinaison étrange, il simule l’acte sexuel avec une femme. Il apparaît comme le support de l’inspiration débordante du génie caraxien, sa projection physique. L’intimité artistique qui les lie pousse Denis Lavant dans des retranchements qui lui permettent d’interpréter M. Oscar avec une confiance aveugle, même si cela implique de camper un personnage guetté par la folie qui joue pour sa survie. C’est en cela que le dernier long métrage de Leos Carax a atteint un sommet : il a persisté dans son propos, le possible et l’ambivalence des situations et de ses personnages. La ténacité du réalisateur l’a amené à trouver, dans la forme fragmentaire de la journée de M. Oscar, un moyen d’exprimer de la manière la plus juste les thèmes qui font son cinéma. Leos Carax semble s’être lancé un défi, un défi à son génie. Si plus personne ne l’attendait, 13 ans après son dernier long-métrage, la sortie et le triomphe critique de Holy Motors interrogent sur le devenir du cinéaste. Rupture, sommet ? C’est autrement qu’il faut imaginer la question. Alex poursuit tranquillement son chemin, en esthète maudit, obsédé par ce qu’il a à dire au monde et sa façon de l’exprimer, car il ne faudrait surtout pas faire fausse route en se hâtant de briser le silence qui entoure sa personne.

Boy Meets Girl

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Quand j’avais huit ans (à une époque où les films étaient encore en cassette), j’ai vu L’Assassin Habite Au 21, film noir à la française d’Henri-George Clouzot : le premier d’une longue liste de « film préféré de tous les temps ». Quand au générique est apparue la ligne « adapté du roman de Stanislas-André Steeman », je n’ai bien sûr eu qu’une envie : m’abreuver à la source. Il se trouve que j’ai été déçue, le roman étant assez fade, sans le mélange de classe et d’humour qui fait le charme du film. Mais le mal était fait : j’avais attrapé le double virus de la littérature et du cinéma, et surtout la passion de les comparer. Qui dit comparaison dit méthode, développée au fil des films, et que je tenterai d’exposer en quelques règles subtiles (attention jugements inébranlables et hautement subjectifs à suivre).

confessions d’une comparative studies addict

Pour des raisons évidentes - imaginer à sa guise les personnages, maintenir le suspense sur de longues heures plutôt que deux -, mais aussi pour s’obliger à lire des textes que l’on n’aurait peut être pas lu sans ça. Jane Eyre serait à jamais resté sur mon étagère si Michael Fassbender n’avait pas décidé d’interpréter le ténébreux Mr Rochester dans la version filmique sortie cette année. Ce qui m’aurait fait passer à côté de l’un de mes romans préférés (mais qui m’aurait aussi évité un film extrêmement académique, à mille lieux de la fougue du roman et de son héroïne).

Tout comme l’écriture du roman précède son adaptation à l’écran, la lecture (temps a) doit précéder le visionnage (temps b).1

À moins de disposer d’une mémoire prodigieuse, il est judicieux de passer au film le plus vite possible après le roman. Malheureusement, l’esprit littéraire enthousiasmé ou bien déçu par le roman rechigne parfois à laisser place à l’analyse filmique. C’est ainsi que je n’ai jamais vu l’adaptation cinématographique de Gatsby Le Magnifique (de Francis Ford Coppola – et ce ne sont pas les horribles trailers de la version Baz Lurhman qui vont me faire changer d’avis), Le Tambour, La Ballade de l’Impossible, Le Dahlia Noir. Ne commettez pas la même erreur.

la distance séparant les temps a et b doit être tangente à zéro.2

TExTE : RENÉE ZACHARIOU

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Cette tolérance ne doit pas s’appliquer aux nombreux cas où la fin est changée (Les Raisins De La Colère, I am Legend, Plein soleil, entre autres), mais en règle générale, il est bon d’admettre quelques divergences par rapport à l’original, ne serait-ce que pour condenser. Comme le terme « adaptation » l’indique, on passe d’un médium à l’autre, et certaines transformations sont inévitables – et nécessaires. Trainspotting (le roman) est une succession de monologues dans un style qui malmène la langue pour transmettre l’argot (et le désespoir) de ses héros. Trainspotting (le film) est un récit choral où l’énergie du montage et de la caméra prend le dessus – au risque de livrer un version plus « fun ». Une de mes adaptations préférées est Thirst de Park Chan-wook, qui transpose Thérèse Raquin au xxième siècle, en Corée, avec un prêtre et des vampires. Tant que ça marche, pourquoi pas ?

les adaptations littérales ne sont pas les plus fidèles : le filmobouquinophile ne doit pas être un cerbère de l’exactitude.3

Il est tentant d’effectuer une dichotomie littérature = intériorité et réflexion / cinéma = surface et action. Mais l’art, c’est comme les glaces au chocolat et à la vanille : ce n’est pas la couleur qui compte, mais la saveur – et aucune boule de glace au chocolat n’est identique à une autre. La comparaison doit donc privilégier les mérites de chaque œuvre en elle-même, que l’on aboutisse à une égalité-dans-la-différence (Fight Club, Breakfast on Pluto, Au cœur des ténèbres, Apocalypse Now), un KO par la littérature (LA Confidential) ou un dépassement par le cinéma (Shining, Blade Runner).

Aucun médium n’est supérieur en soi (corollaire : rien n’est inadaptable).4

Il n’y a pas de règle n°5.5

Allez plutôt lire Les Misérables pour vous plaindre plus efficacement de la version hollywoodienne qui nous attend.

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aris est connu dans le monde entier pour être la ville la plus cinéphile du monde avec plus de 364

écrans pour 83 établissements ; et les parisiens le lui rendent bien avec près de treize entrées par habitant en 2011. Cependant, cette belle histoire n’est pas homogène sur l’ensemble de la capitale. Alors que la rive gauche, et notamment les vème et vième arrondissements fourmillent de cinémas, l’Est et le Nord-Est ont longtemps été oubliés et s’affichent comme de réels déserts cinématographiques ! Face à ce phénomène qui n’a duré que trop longtemps, la Mairie a pris le problème à pied d’œuvre et a systématiquement intégré une salle de cinéma à tous ses projets de rénovation urbaine pour participer à l’attractivité et l’animation sociale et culturelle des quartiers. Ainsi, c’est dans le cadre des zac (Zone d’Aménagement Concerté)

À l’occasion de l’ouverture en octobre dernier de l’Étoile lilas dans le xxème arrondissement de Paris, Sortie d’Usine s’est intéressé à la politique culturelle mise en place par la Mairie à l’horizon 2015. Et il y a du pain sur la planche ! Que ce soit dans le cadre de grands plans de création de nouveaux espaces de vie ou de la protection des salles d’art & d’essais, la carte des cinémas parisiens va être entièrement réorganisée. Quels sont donc les quartiers d’avenir pour nous autres cinéphiles ?

vers un renouveau cinématographique du Nord-Est Parisien

UNE POLITIQUE CULTURELLE AMBITIEUSE POUR PARIS

TExTE : MARTIN gONDRE

P

Vue 3D du projet de rénovation, avec la façade rénovée.

que cinq des plus importants projets ont déjà vu, ou vont voir le jour. L’idée est d’établir des liens nouveaux entre Paris et la proche banlieue par la création de quartiers originaux comme ponts entre les populations. Ces projets passent par la couverture du périphérique, la création d’espaces verts et culturels neufs, notamment des cinémas. Les premiers à être sortis de terre sont des mk2. Tout d’abord, le fameux « Bibliothèque » qui nous régale depuis maintenant plusieurs années. Dans le xixème, au niveau de Stalingrad-Jaurès, le mk2 Quai de Loire a fait suite au mk2 Quai de Seine et aujourd’hui, les deux cinémas se font face et offrent quatorze écrans reliés par la très cocasse navette « Zéro de conduite ». Enfin, l’Étoile Lilas a ouvert en octobre dernier sur la Place du Maquis du Vercors et offre un premier cinéma à un quartier qui n’en possédait aucun.

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Vue 3D du projet de rénovation, avec la façade rénovée.

Le Louxor au début du siècle.

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Le nouvel Étoile Lilas

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C’est par ailleurs le premier cinéma indépendant qui ouvre à Paris depuis 1996 et la reprise du Cinéma des Cinéastes non loin de la Place de Clichy par l’arp (Société Civile des Auteur, Réalisateurs, et Producteurs). Voilà pour ceux qui ont déjà vu le jour. Dans la continuité de développement de la zac Bassin de la Villette, un nouveau complexe mk2, cette fois baptisé « Villette » devrait voir le jour l’année prochaine. De plus, toujours dans le xixème, la construction d’un gigantesque complexe ugc dit « Claude Bernard » va également débuter autour de la Halle MacDonald. Le projet est très ambitieux et a été confié à l’architecte du siège de France Télévisions, Jean-Paul Viguier. Quatorze salles sont prévues. Pour finir le développement de cette zone à la bordure Nord-Est de Paris, Gaumont Pathé n’est pas en reste et projette la construction d’un complexe de seize écrans dans la quatrième travée de la Cité des Sciences et de l’Industrie. Enfin, il faut noter que l’ancien mk2 Beaugrenelle va très vite renaître de ses cendres sous la forme d’un Pathé, comme l’actuel multiplexe de la Place d’Italie devrait accueillir sous peu la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. Face à ces importants complexes cinématographiques des trois grands exploitants, les salles d’art et d’essai ne sont pas en reste et

détiennent même de loin le plus beau projet : la rénovation du Louxor à Barbès-Rochechouart, juste sur la limite entre les xviiième, ixème et xème arrondissements. Construit en 1922, il a longtemps été l’un des lieux les plus cinéphiliques de la capitale jusqu’aux années 1980 où il devient une boîte de nuit. Il a par la suite été laissé à l’abandon avant d’être racheté en 2003 par la Mairie. Sa rénovation est accompagnée de l’action de l’association Paris-Louxor, créée par les habitants du quartier. Son but est de faire « vivre ensemble le cinéma », c’est à dire de soutenir et renforcer, par l’intermédiaire du cinéma, le dialogue entre les populations et les générations ; chacun peut d’or et déjà y adhérer. Encore une fois, la réouverture du Louxor va marquer la fin d’un désert cinématographique dans la capitale. Son exploitation doit être effectuée dans le cadre d’une délégation de service publique par un exploitant indépendant qui n’a pas encore été choisi. Le projet prévoit trois salles d’art et d’essai de 300, 150 et 80 places. L’ouverture est prévue pour le printemps 2013. Et ce n’est pas tout, alors que l’on annonçait la fin des salles indépendantes d’art et d’essais avec l’arrivée du numérique, de la vod et du Home Cinéma, elles ont parfaitement pris le pli de la transition numérique en réussissant à se moderniser à temps. Véritable symbole de la spécificité parisienne,

elles sont aujourd’hui au nombre de trente-huit dans la capitale et attestent d’un dynamisme inattendu. Comment ne pas citer les rénovations complètes du Saint Germain et du Nouvel Odéon, ou la parfaite réussite du Chaplin (Ancien Saint Lambert), dans le xvème, repris par un jeune exploitant indépendant qui a su relancer un cinéma en perte de vitesse. De plus, l’Arlequin va très vite à son tour subir un lifting et un agrandissement, avec notamment la création d’un centre d’animation. Que ce soit au niveau des grands complexes ou des petites salles d’art et d’essai, le futur cinématographique de Paris s’annonce donc radieux ! Une étude de la ville annonce quatre-vingt-huit établissements pour 431 écrans en 2015, soit soixante-sept de plus qu’aujourd’hui et un écran pour 6000 habitants. C’est le record mondial. Le point le plus important de ce renouveau cinématographique est non seulement la fin officielle des déserts dans la capitale mais surtout un probable glissement des quartiers cinéphiles. Le xixème arrondissement s’annonce comme un futur centre culturel de la capitale avec ses cinq grands complexes ; sans oublier la migration en 2014 de la Salle Pleyel dans ses nouveaux locaux. Il n’y a pas que le cinéma dans la vie ! Vous savez où il vous reste à déménager !

Le projet de l’UGC “Claude Bernard”

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wixt, le dernier film de Francis Ford Coppola, c’est l’histoire d’un écrivaillon (un sous Stephen King)

débarquant dans un bled paumé des Etats-Unis pour y faire la promotion de son dernier thriller. Il sera entraîné malgré lui dans une enquête sur un meurtre mystérieux susceptible de le ramener vers le chemin de la création, à ses risques et périls. Twixt, le curieux film de Francis Ford Coppola, est, comme son titre l’indique, un « entre-deux » pour le moins singulier, un espace-temps habilement coincé entre la fiction et la réalité, entre le rêve et le cauchemar, le sommeil et l’insomnie, le trivial et la douceur. Mélancolique et intime, il est également une superbe expression des affres et tourments de l’artiste dans le processus de création. Twixt, le film romantique - c’est à dire frénétique - de Francis Ford Coppola, est un objet qui travaille et qui questionne le beau avec sincérité et sans jamais se prendre au sérieux ; comme en témoigne le jeu d’auto-dérision de Val Kilmer qui à lui seul, révèle toute la dimension tragico-burlesque de cet « inbetween ». Mais Twixt, c’est aussi et surtout le troisième film du maestro depuis qu’il a tourné le dos à Hollywood. Trois films : il ne nous en fallait pas plus pour revenir sur ce virage indépendant dans la carrière d’un très grand cinéaste. En avril dernier, Coppola faisait l’honneur de sa présence à une avant-première parisienne de

Twixt. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’était pas venu pour faire de la figuration : pendant une heure, on pouvait se régaler à l’entendre fustiger Hollywood, accusée de servir « toujours le même film en boucle » et à clamer son amour pour le cinéma indépendant qui selon lui « incarne ce qu’est le cinéma ». Un cinéma libre face à l’industrie mortifère du remplissage de salle. Face à une « certaine tendance du cinéma américain » le metteur en scène deux fois palmé pose finalement la question, la seule qui vaille : qu’est ce que le cinéma ? Est-il un art ou un divertissement ? Doit-il entretenir cet indicible mystère qui caractérise les œuvres d’art, exprimer des conceptions du monde et savoir faire du beau avec peu de choses ? Ou doit-il « détourner de ce qui préoccupe », si on s’en réfère à l’origine étymologique du « divertissement » ? En un mot matriciel : la pilule rouge ou la pilule bleue ? Pour le maestro – et pour nous – c’est clairement la pilule rouge ! Et Coppola dans tout ça ? L’auteur d’Apocalypse Now et de la trilogie du Parrain a su s’inventer une nouvelle liberté à l’écart des grands studios, en jetant son tablier et en claquant la porte de cette froide industrie. A mille lieues de cette coquille vide, il n’a rien perdu de sa technique (c’est pas au vieux cinéaste qu’on apprend les plans séquences) et ses films n’ont rien perdu de leur force, ont même gagné en audace et en créativité, en témoignent les recherches

esthétiques de Tetro et de Twixt. Il a su rompre le mur qui séparait le maestro intimidant du spectateur admiratif : il est devenu un humble artisan, un compagnon de route, ce pote qui a toujours son mot à dire et une histoire à raconter. On en oublie presque qu’on a à faire à un cinéaste hanté, à un vieux coffre chargé de mystères, trop malin pour tout nous dire, mais pas assez réservé pour résister à l’envie de nous chuchoter deux-trois trucs. Voilà donc un écorché vif n’hésitant pas à nous malmener tout en conservant avec nous une agréable proximité. Et on aime ça ! Restant fidèle à ses thèmes de prédilection tels que la famille avec le remarquable Tetro ou les vampires dans ce dernier film, ses oeuvres n’ont jamais été aussi sincères, aussi intimes, aussi charmantes. Et à soixante-douze ans, ce cinéaste là n’a jamais été aussi jeune !

Francis Ford Coppola le ciné indé face au néant indu

SORTIE DVD DE TWIXT

TExTE : ARTHUR CERF

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PréverTCArné

ous avez souri ! Ne dites pas non, vous avez souri... » quand vous avez vu que Sortie d’Usine couvrait l’exposition sur Les Enfants du Paradis à la Cinémathèque française ! « La

vie est belle, et vous êtes comme elle aussi, si belle... » Comment ne pas succomber à un film qui s’ouvre sur de telles paroles ? Les Enfants du Paradis est une œuvre de Marcel Carné, dont les dialogues ciselés et admirablement cousus de Jacques Prévert sont une véritable hymne à la vie... et à l’amour. D’ailleurs, « les seuls films contre la guerre, ce sont les films d’amour » a déclaré Prévert. Le scénariste fait cette remarque à dessein : Les Enfants du Paradis a été entièrement imaginé, créé et tourné sous l’Occupation allemande. Le film, lancé par la suite en 1945, s’impose comme une bouffée d’oxygène universelle après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire prend place dans le Paris des années 1820. Le Boulevard du Crime, lieu parisien des plus animés, et titre de la première période du film, est le théâtre de la rencontre de tous les personnages de l’histoire. Baptiste, mime au Théâtre des Funambules, est tombé amoureux d’une inconnue aperçue sur le boulevard. Ladite inconnue, Garance, se promenant avec son ami Lacenaire, est alors victime d’une erreur judiciaire. Elle est sauvée par le mime, qui non seulement l’innocente par son témoignage, mais qui en plus, fait d’elle un membre à part entière de sa troupe... au grand dam

fêtés à la Cinémathèque

TExTE : CLARA DUCHALET

EXPOSITION “LES ENFANTS DU PARADIS”

de Nathalie, amoureuse de Baptiste. Mais c’est sans compter sur Frédérick Lemaître, acteur en puissance, qui intègre à son tour le théâtre, et qui entame alors une liaison avec Garance. Mais le cœur de celle-ci, en secret, ne bat que pour Baptiste. Accusée à tort d’un meurtre commis par son ami Lacenaire, Garance est obligée de quitter la ville, sous la protection du comte de Montray. Les années passent ; la seconde période du film, L’Homme blanc, présente des personnages qui ont évolué : Baptiste a eu un petit garçon avec Nathalie, Frédérick est un acteur reconnu et ovationné, et Garance est la compagne officielle du comte de Montray. De retour à Paris, elle assiste secrètement à chaque représentation de la pantomime de Baptiste. Lorsque celui-ci apprend sa présence en ville, il se précipite à sa rencontre, et laisse éclater son amour auprès de Garance. Le comte de Montray, humilié par Lacenaire qui révèle publiquement les dessous de cette relation, le chasse de la mondanité parisienne. Le dandy qu’est Lacenaire ne se contente pas de sa première victoire, et en vient alors à assassiner le comte. Pendant ce temps-là, Garance et Baptiste vivent leur première et unique nuit d’amour. Surpris au petit matin par Nathalie, les amants vivent leur ultime séparation, car Garance décide de quitter définitivement la ville, par respect pour la famille qu’a construite Baptiste, mais au grand désespoir de celui-ci.

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Garance (Arletty) et Baptiste (Jean-Louis Barrault) / Photographie Les Enfants du Paradis / Collection Fondation Jérôme Seydoux - Pathé © 1945 – PATHÉ PRODUCTION

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Qu’en est-il de la restitution de la Cinémathèque française ? Le défi relevé est certainement audacieux : comment parvenir à illustrer à sa juste valeur le film qui a décroché le Trophée du Meilleur Film du Monde en 1995 ? Habile clin d’oeil au lever de rideau qui ouvre le film, les portes de l’ascenseur (indispensable pour accéder à l’exposition) sont tapissées de beaux rideaux rouges. Même si la prise de photographies est interdite, nous vous demandons de nous croire sur parole : la scénographie vaut le détour. Triomphale, c’est une véritable reconstruction de l’entrée du Théâtre des Funambules qui vous accueille. Mais nous avons tôt fait de nous détourner des magnifiques affiches des personnages croqués, pour pénétrer dans la salle des « sources d’inspiration » du film. L’imagination tourbillonnante de Jacques Prévert est ainsi mise à l’honneur : tous les joyeux tableaux du Boulevard du Crime qui l’ont nourrie sont exposés, pour le bonheur de nos yeux avides de couleur. Il est aisé d’observer les ressemblances frappantes entre les personnages dépeints et ceux du film. Malgré tout, ce n’est pas peu dire que les croquis aux couleurs bariolées contrastent fort avec les extraits du film noir et blanc projetés sur le mur ! Les pièces suivantes se succèdent, déployant tour

Scène de foule sur le boulevard du CrimePhotographie de Roger Forster.Les Enfants du Paradis / Collection Fondation Jérôme Seydoux - Pathé ©1945 – PATHÉ PRODUCTION

Les portes de l’ascenseur de l’exposition

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à tour robes de princesses enivrantes, hauts-de-formes élégants, et costumes d’un Pierrot attendrissant. Sur les murs rouge velours, les croquis des acteurs, saisissants de réalité, partagent la vedette avec les immenses affiches de promotion du film qui les surplombent. Si du point de vue esthétique, la rétrospective des Enfants du Paradis est un délice, la trame de fond laisse cependant à désirer. Certes, il est fait grand place à la réalisation du film et à sa minutieuse élaboration : retrouvailles secrètes du quatuor Carné-Prévert-Kosma-Trauner, moyens financiers quémandés, moyens financiers débloqués... Mais l’on aurait certainement apprécié un développement plus poussé des grandes questions du film. Ainsi, les rapports entre théâtre et cinéma, qui sont une dynamique fondamentale de l’oeuvre, se résument à une seule malheureuse ligne dans toute l’exposition. Vous l’aurez compris, Les Enfants du Paradis et la Cinémathèque française nous en mettent plein la vue. Néanmoins, le bonheur des yeux ne suffit point à combler un spectateur averti ; il faut donc se rendre à cette exposition, non pas dans une optique d’approfondissement théorique, mais plutôt l’esprit virevoltant parmi ces éclats de couleur... et d’amour.

Maquette de décor : Le boulevard du Crime, par Alexandre TraunerHuile sur carton, marouflée sur toile, rehaussée à la gouache, 108,5 x 74 cm, 1943 Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé – ADAGP, Paris 2012

© 1945 – PATHÉ PRODUCTION

Affiche originale

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ès la rentrée, le CinéClub donne le ton. Un thème : Voyeurs. Une première image :

la (magnifique) paire de fesses de Nicole Kidman, sur fond de Chostakovitch. Deux films : Blow-Up de Michelangelo Antonioni et Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Quitte à commencer fort, autant le faire avec deux grands maîtres du cinéma, et avec deux de leurs œuvres les plus marquantes. Palme d’Or pour l’un, film testamentaire pour l’autre, l’un venant à la fin des années 60, l’autre des années 90, un même constat : notre goût pour le voyeurisme. Qui, « nous » ? Thomas, le photographe ? Bill, le médecin ? La société en général ? Ou bien nous, spectateurs, assis dans une salle obscure, tels des drogués en manque d’images, répondant à de bas instincts cinématographiques ? Peut-être bien. Tentons d’y voir un peu plus clair… C’est quoi, déjà, un voyeur ? Le plus souvent, le statut de voyeur est attribué à une personne qui se plaît à observer des choses intimes, secrètes, sans être elle-même découverte. Mû par une curiosité malsaine, le sujet de prédilection du voyeur reste, le plus souvent, le sexe, ou les images et scènes à caractère érotique. Bill Harford, dans Eyes Wide Shut, est celui qui rentre peut-être le plus

« facilement » dans cette catégorie. Après la révélation de la tentation adultère de sa femme, il utilise le prétexte d’une visite médicale pour se promener dans le New York nocturne et s’introduire dans des endroits où il ne devrait pas être. Cette nuit-là, Bill se laisse guider par cette curiosité malsaine que l’on a évoquée : il ne refuse pas la proposition de la jeune prostituée, et ne peut s’empêcher de suivre son vieil ami Nick Nightingale dans sa soirée si mystérieuse, aux femmes si magnifiques, au prix même d’une location de costume qui lui coûte les yeux de la tête. Masqué, il prend un malin plaisir à s’introduire dans une orgie où il n’était pas convié et aurait sûrement joué le jeu jusqu’au bout s’il n’avait pas été démasqué. Une fois découvert, le charme hypnotique du voyeurisme s’estompe, pour laisser la place à une autre sensation qui, elle, reste : la honte. Thomas, le photographe de Blow-Up, aime aussi regarder, « mater », sans être vu. Pendant la scène centrale du film, il se cache discrètement derrière les arbres du parc pour photographier ce couple en pleine scène de ménage. Il aime s’immiscer, à travers l’objectif de son appareil, dans les parts les plus intimes de la vie des gens, et surtout de ses connaissances, comme lorsqu’il observe son ami peintre coucher avec sa compagne…

Cette scène se déroule d’ailleurs la nuit, comme les étranges rencontres du Docteur Harford dans Eyes Wide Shut, et comme le passage (mythique) du concert des Yardbirds, qui, à sa manière, interroge aussi le voyeurisme. En effet, Thomas s’introduit, après la découverte (ou l’invention ?) d’un meurtre, dans une salle de concert, où le public est étrangement calme face à la musique survoltée du groupe. Soudain, Jeff Beck casse sa guitare contre un ampli et la jette dans le public, qui se déchaîne alors pour récupérer le moindre morceau de bois : cette scène mène à penser que les gens ne seraient finalement stimulés par rien, sinon par un fétichisme pathétique, fétichisme de l’image érotique pour l’un, fétichisme d’un bout de bois pour les autres. Parce que Thomas ne semble plus trouver du plaisir que par le canal de la photographie : il semble davantage faire l’amour avec le modèle qu’il chevauche en lui hurlant « BLOW UP ! » qu’avec les deux jeunes filles qui s’offrent à lui, à qui il n’accorde qu’une attention secondaire comparée aux photos qui l’obsèdent. Mais le grand voyeur de ces histoires, et si c’était nous ? Nous, spectateurs, qui assistons sans être vus aux pérégrinations sexuelles ou intimes de protagonistes qui s’agitent, se dévoilent, s’exhibent sous nos

voyeursTExTE : BENOÎT VOUDON

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yeux ? Ne sommes-nous pas les complices de cet exhibitionnisme cinématographique par notre goût immodéré des scènes intimes ? La mise en scène de ces deux géants du cinéma le suggère de manière subtile. Le choix par Stanley Kubrick de prendre pour acteurs principaux un vrai couple de stars n’est pas anodin, et rendent les scènes très intimes du film particulièrement dérangeantes, dans le sens où le spectateur a l’impression de s’immiscer dans la vie privée, non pas de Mr and Mrs Harford, mais celle de Tom Cruise et Nicole Kidman. L’intimité extrême de ces séquences est d’autant plus dérangeante qu’elles sont filmées de manière frontale. L’ouverture de Eyes Wide Shut est tout à fait explicite à ce sujet : on y voit Nicole Kidman, en plan fixe, en train de se déshabiller, avec un cadrage qui pourrait être celui du regard d’une personne observant la scène. Le plan suivant suit Tom Cruise dans l’appartement du couple pour nous emmener finalement dans la salle de bain où Nicole Kidman est en train d’uriner : pas de découpage ou de cadrage pour cacher cette situation pour la moins cocasse, on a même droit à l’image de Nicole Kidman en train de s’essuyer les parties intimes. Ces choix de mise en scène nous placent dans la situation non plus du spectateur mais du voyeur. À moins que ces deux derniers mots

ne soient synonymes… La réflexion qu’amène ces films semble s’orienter finalement vers l’objet cinématographique lui-même. Pour cela, il est intéressant de se tourner vers une autre définition du voyeurisme : « Qualification donnée au monde moderne qui se complaît dans la représentation graphique dans toutes ses formes [...] et donne ainsi priorité à l’expression imagée sur l’expression écrite, qui fait plus appel à l’impression superficielle passive et dépersonnalisante, qu’à la réflexion profonde et active » (Lafon 1969). C’est dans ce sens que ces films forment une contribution essentielle à la réflexion sur le voyeurisme, mais aussi sur le cinéma. Car cette définition est au cœur du film de Michelangelo Antonioni : l’image, souvent prise comme preuve d’un événement, n’est pas une réalité objective mais une projection fantasmée. Le propos du peintre à propos de son tableau est tout à fait révélateur à ce sujet : il ne sait pas lui-même ce que ses toiles représentent, ce sont elles qui se révèlent à lui. Les images n’ont alors que le sens qu’on leur donne, et ce que l’on a cru voir n’est peut-être que ce que l’on a voulu voir. Thomas, le photographe - tout comme le spectateur - n’a pas vu de crime au moment où il prenait les photos : la mise en scène d’Antonioni est excellente

sur ce point, en nous maintenant à distance, comme Thomas, de la scène de ménage. Ce n’est qu’en développant les photos, et en faisant des zooms si importants que les clichés en deviennent illisibles, que Thomas (et nous avec) croit voir un revolver, un cadavre, et ainsi de suite. Mais, au bout d’une nuit, plus rien : pas une photo, pas de cadavre, pas de témoin. Tout comme dans Eyes Wide Shut, on se demande alors si, finalement, tout cela s’est réellement passé, si cela n’a pas été simplement une image que notre cerveau a trop interprétée. Peut-être. On ne sait pas. Comme le couple Cruise-Kidman dans le magasin de jouets à la fin du film, on est perdu… Mais quelle perdition nous auront offerte ces deux cinéastes de génie ! Que dire de plus ? La meilleure des conclusions est peut-être de laisser les œuvres parler d’elles-mêmes. La scène finale de Blow-Up montre une troupe de mimes en train de faire un faux match de tennis : l’un d’eux frappe trop fort, et la balle invisible se retrouve hors du terrain. Thomas court alors récupérer la balle pour la renvoyer. Cette scène est sûrement le meilleur résumé que l’on puisse faire du propos des cinéastes. En tout cas, messieurs, merci de nous avoir envoyé la balle : nous n’avons pas fini de vous la renvoyer.

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ous l’avez remarqué, la famille est l’un des terrains de jeux préférés des réalisateurs. Peut-

être que la raison est simple : l’inspiration est à portée de main, et en un dîner chez les beaux-parents, on a déjà un scénario tout fait. Trois cinéastes ont, dans trois pays différents, livré leur vision de la famille dans trois beaux films que sont Affreux, Sales Et Méchants, La Famille Tenenbaum et Un Conte de Noël. Ettore Scola, Wes Anderson et Arnaud Desplechin ont fait du dysfonctionnement familial l’élément central de leurs scénarios, pour le plus grand plaisir du spectateur. Chronologiquement le premier, Scola livre en 1976 la chronique d’une famille particulièrement atypique, dans la mesure où celle-ci s’entend au sens large (cousins, grands-parents, et même maîtresses), dont les membres cherchent tous à s’éliminer les uns les autres. Ils vivent sous la coupe du patriarche, un aveugle particulièrement “affreux, sale et méchant” interprété avec délectation par Nino Manfredi. Si la composition que l’acteur offre reste l’élément le plus marquant du film, il faut aussi saluer la finesse inattendue de la mise en scène, qui fut justement récompensée au Festival de Cannes (l’année même

où Scorsese recevait la Palme d’Or pour Taxi Driver). Si le film a eu une influence certaine sur le cinéma italien de son temps, il est moins sûr que Wes Anderson s’en soit inspiré au moment de tourner La Famille Tenenbaum, en 2000. En effet, si les deux opus ont en commun un pater familias régnant sans partage sur son entourage, Anderson est davantage allé puiser du côté de J.D. Salinger. En résulte un film d’une inventivité démesurée, au point que son style singulier, fait de travellings au ralenti et de détails incongrus filmés en gros plans, a été copié à n’en plus finir par la publicité des années 2000. Ce film marque le couronnement de son auteur, remarqué deux ans plus tôt avec l’immanquable Rushmore. Dans la famille des cinéastes attentifs à cet univers familial impitoyable vient prendre place Arnaud Desplechin. Ce grand réalisateur français revendique totalement l’influence qu’a eu le film de Wes Anderson sur Un Conte de Noël, au point de l’avoir programmé lors de sa carte blanche à la Cinémathèque de Brooklyn. Le film de famille est un genre-phare du cinéma français, car il permet de réunir au cours de longues séquences riches en dialogues et en conflits psychologiques des assemblées de stars (on peut penser aux récents Yeux De Sa

Mère, et autres Invités De Mon Père). Desplechin prend la fiction familiale à bras-le-corps en lui injectant une dimension mythologique, n’hésitant pas à nommer les grands-parents Abel (Jean-Paul Roussillon, génial dans son dernier rôle) et Junon (Catherine Deneuve). En résulte un film d’une densité admirable, qui prouve que l’on peut faire du cinéma d’auteur exigeant sans se couper du public. Le lien entre deux auteurs tels que Wes Anderson et Arnaud Desplechin réside dans leur dialectique commune, et ininterrompue, entre des références que certains qualifient d’« élitistes » et une culture volontiers populaire. Dans La Famille Tenenbaum, l’univers ultra-référencé dans lequel s’inscrivent les personnages est parsemé de clins d’œil à la grande littérature américaine (Mark Twain, Fitzgerald), et un certain bon goût est de mise. Mais le casting, composé de stars de la comédie comme Ben Stiller et Owen Wilson, donne au film un aspect hybride qui a pu dérouter le grand public lors de la sortie. Quant au Conte de Noël de Desplechin, s’il s’inscrit dans une tradition que ses détracteurs qualifieraient volontiers de “franco-française”, il s’appuie lui aussi sur une certaine culture populaire pour enrichir son film. Notamment dans l’utilisation imparable qu’il fait de

un air de familleTExTE : EMILE BERTHERAT

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la soul et du hip-hop, musiques peu entendues dans le cinéma d’auteur hexagonal, et qui confèrent à sa vision de Roubaix des faux airs de suburbs. Il emprunte aussi au film fantastique, lorsque Paul croit voir des fantômes, de la même manière qu’il lorgnait du côté du film d’action le temps d’une scène de braquage dans Rois et Reine. Le cinéma qui en résulte est le fruit d’un brassage sans cesse surprenant de toutes ces influences qui ne sont en aucun cas des clins d’œil pesants de bon élève mais des éléments savamment intégrés au sein d’une intrigue complexe. Cet assemblage postmoderne conduit à chaque fois à de grandes fresques, des œuvres collectives dans lesquelles errent des personnages perdus dans tout cet amoncellement de signes, et qui doivent justement faire face au poids qu’ils portent sur leurs épaules – le poids est à la fois de nature familiale et sentimentale pour les Tenenbaum et les Vuillard. Ils s’éloignent en cela du film de Scola, qui s’inscrivait dans une tradition farcesque régie par des codes différents. Le comique vient des situations les plus désespérées : toute la famille vit dans la même pièce, mais on s’amuse de leur entassement. De la même manière, leur concentration dans l’espace permet une densification de la bande-son, créant souvent une cacophonie familiale. Au milieu

de ce brouhaha se détachent des répliques acerbes, comme la célèbre pique de Nino Manfredi : “La famille c’est comme les godasses, plus elles vous serrent, plus elles vous font mal”. Son aparté est achevé par l’arrivée du cousin, qui gare son scooter au beau milieu de la maison. C’est au sein de cette agitation que la cellule familiale tente de survivre : en s’affranchissant justement des règles de bonne conduite, et en érigeant ses propres lois. Alors, puisque ces trois grands réalisateurs ont sauté le pas, pourquoi ne rentreriez-vous pas dans la grande famille du CinéClub ?

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am not an animal! I am a human being! I am a man! » À réplique culte, films cultes. Ce semestre,

le CinéClub vous entraîne dans les bas-fonds de l’humain : retour aux origines, communication, tares héréditaires ou acquises, le périple est riche en rebondissements ; de Renoir à Lynch, en faisant un crochet par Truffaut, jamais l’animalité chez l’Homme n’a été aussi bien dépeinte qu’en amphi Jean Moulin. Malgré son immense succès international, L’Enfant Sauvage est souvent un « oublié » de la filmographie de Truffaut. Qui a dit qu’il ne faisait pas le poids face aux Doinel et autres La Nuit Américaine ? Alors qu’il partait à l’ascension de la pyramide cinématographique – couleurs, célébrités (Deneuve, Belmondo & co) – le réalisateur effectue un agissant retour aux sources avec ce film sobre, dépouillé et qui pose justement la question des origines. 1798. Un garçon se ballade nu dans la forêt du Tarn. Une scène qui n’est pas au goût des biens-pensants du dix-huitième, quasi-dix-neuvième. Capturé comme un animal, Victor de l’Aveyron, « l’enfant sauvage » apparemment sourd et muet, est conduit à Paris où la communauté scientifique le juge attardé. Le retard mental n’est toutefois pas l’opinion de

tous : Jean Itard, médecin de son état, formule l’hypothèse suivante : la « déficience » n’est liée qu’à l’absence de contact avec d’autres humains. Peut donc débuter le film le plus anthropologique de Truffaut. Ce dernier obéit pourtant à deux logiques différentes : l’aspect quasi-documentaire, clinique, et une visée doctorale d’abord, et d’autre part la « tendresse », étiquette que l’on colle trop facilement au réalisateur. L’austérité marquée du film vient accentuer notre première impression. Le son est brut, et si l’image en noir et blanc de Nestor Almendros - hommage à la photographie des films muets - est saisissante, la caméra fait tout pour mettre le sujet à distance. Jamais l’oeil du spectateur ne se confond avec le point de vue de Victor ; l’enfant sauvage reste l’objet d’étude, scruté pendant plus d’une heure quarante. Impossible pourtant de rester impassible devant les « laiiit » du gamin qui apprend à parler. Truffaut arrondit lui-même les angles de L’Enfant Sauvage, revenant à une certaine tradition du cinéma français. Le film d’époque, tout d’abord, le premier de sa carrière. Cette première fois a quelque chose de touchant, tout comme les premiers balbutiements de Victor, les premiers méfaits d’Antoine Doinel dans Les 400 Coups, ou la première apparition

à l’écran de Truffaut lui-même. Si Victor est bien plus sauvage que le jeune Antoine, il n’en est pas de même pour le film, davantage lent et réfléchi que la course effrénée de l’adolescent parisien. Mais la tendresse qui marque L’Enfant Sauvage – n’est située ni dans ses plans ni dans ses dialogues arides. Elle l’entoure. Les 400 Coups était dédié à André Bazin, figure paternelle aux yeux de Truffaut, tout comme ce film-ci est adressé à Jean-Pierre Léaud, qu’il a dirigé dès ses quatorze ans. La filiation est de mise. Et cet état qui précède le langage, la sociabilisation, l’intégration des normes n’est pas forcément l’animalité, peut-être simplement l’enfance, semble dire l’un des réalisateurs les plus enfantins et les plus sauvages du cinéma français. S’inscrivant dans la continuité directe de L’Enfant Sauvage, le second film de Lynch – et sans doute le Lynch le plus accessible (le moins lynchéen?) - The Elephant Man répond à l’austérité de Truffaut par une mise en scène empreinte de partis pris et d’influences revendiquées. Un sujet similaire, un film également « en costumes », un succès critique autant que populaire : la quête d’une humanité ; le « freak » n’a jamais été aussi bien décortiqué au cinéma. Tour à tour phénomène de foire

homme animalTExTE : ARIANE kUPFERMAN-SUTTHAVONg

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ANALySES DE CyCLES

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exhibé, cobaye étudié à la faculté de médecine, dissimulé aux yeux des autres patients, John Merrick se sait condamné. C’est déjà ça. Première preuve d’humanité. Vous en voulez d’autres ? Sa sensibilité, son intelligence... Sa peur. Car Lynch s’empare des codes du film d’horreur – la nuit, les nuages filant dans le ciel, des couloirs d’hôpitaux déserts – mais là où le singulier cinéaste se distingue d’un William Friedkin ou d’un Tobe Hooper, c’est lorsqu’il manipule non pas notre frayeur de spectateur, mais celle du « monstre ». Une demi-heure d’attente pour enfin l’apercevoir, mais déjà sa difformité – qui a nécessité douze heures de maquillage quotidiennes à l’interprète John Hurt - s’efface devant son humanité. Les scènes de foule, d’une violence inouïe, témoignent de l’inhumain. Les cris d’animaux poussés par les passants-prédateurs qui l’acculent jusque dans les toilettes de la gare effraient plus que n’importe quel plan de Merrick, l’oublié de la dignité. Lynch, descendant de Kant ? Pourquoi pas. Pied-de-nez à la société, David Lynch choisit toutefois de contextualiser son récit et, de là, se pose la question de la reconstitution historique. Le Londres victorien semble tout droit tiré d’une édition poussiéreuse d’un Dickens ; la crasse et la fumée occultant le

regard sont autant de métaphores d’un paysage social intérieur. Enjoy. Choisissant de conclure sur une note douce-amère, Lynch signe ici son film le plus humaniste. Si le lien entre L’Enfant Sauvage et The Elephant Man paraît évident, le retour en fin de cycle à Renoir l’est nettement moins. La Bête Humaine se positionne comme un électron libre face aux films de Truffaut et Lynch. On y retrouve le regard critique, acerbe, mais « l’animalité » n’est ici ni le résultat d’une « difformité », qu’elle soit physique ou liée au processus de sociabilisation. Ce n’est pas la première fois que Renoir s’attaque à du Zola. Durant sa période muette, le cinéaste avait déjà adapté Nana, mais avec un académisme plus certain. Exit les costumes Second Empire, Renoir n’hésite pas à transposer le récit à l’époque contemporaine (c’est à dire les années trente avec déjà toutes les réjouissances de la sncf de ce temps). Sur les rails des chemins de fer, on voyage de crimes passionnels en pulsions meurtrières ; sous le poids d’une telle tare héréditaire, le trajet Le Havre-Paris devient un parcours semé d’embûches. Car La Bête Humaine, tout le monde connaît : c’est Jacques Lantier (Jean Gabin), mécanicien de locomotive et souffrant de folie homicide. Le fatalisme romantique est

contre-balancé à l’écran par un réalisme éclatant : la plongée tête première dans le foyer de la locomotive, quasi-documentaire sur le métier de cheminot et la noirceur du charbon ne font que renforcer l’aspect militant du film. Inégalités sociales, lutte des classes ; nous sommes en 1938 et la foi de Renoir dans le dépérissant Front Populaire est encore lumineuse à l’écran. Le cinéaste s’engage dans le film, désignant les fautifs, accusant, accusant toujours, comme le faisait Zola sur le papier. Il serait néanmoins facile de réduire La Bête Humaine à un film politique ; la symphonie tragique de Lantier, Séverine ou Roubaud et le poids de l’hérédité nous ramènent au cœur de l’homme, l’homme face à ses instincts – aussi nobles ou bas soient-ils. Une animalité ? Non, des animalités. Et celle qu’on n’a pas encore évoquée : celle du spectateur, terré au fond de son siège, réagissant à chaque image, chaque son, tantôt apeuré, exalté – démuni de son intégrité parfois tant les films transportent. Pour le coup, on n’a pas eu à se plaindre : Lynch, Renoir ou Truffaut ont rempli leur part du contrat.

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PORTRAIT CINÉPHILE

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enTreTien

QUENTIN JAGORELPROPOS RETRANSCRITS PAR ARIANE kUPFERMAN-SUTTHAVONg

ai vingt-et-un ans et je suis un double-diplôme entre Sciences Po et HEC, un double-diplôme

d’études spécialisées entre le public et le privé – typiquement le développement –, Corporate and Public Management. Je rentre d’une année en Argentine, pendant laquelle j’ai tourné mon film et mes journées sont occupées principalement à la rédaction-en-chef de Profondeurs de Champ, qui est une revue culturelle généraliste. Quoi dire d’autre ; je suis provincial dans l’âme, très profondément breton et fier de l’être. Qu’Importe Hier, est un moyen-métrage tourné entre l’automne 2011 et le printemps 2012. Le

format est plutôt rare, un peu bâtard – trente-huit minutes – ce qui le rend compliqué à présenter dans des festivals. Je l’ai tourné avec des amis rencontrés à Buenos Aires, un Français et une Italienne surtout, et un Equatorien, qui était notre technicien. L’histoire, c’est un jeune homme en rupture avec sa famille, qui fuit la France pour l’Argentine, mais qui doit soudain faire face à la mort de son père. C’est un film purement artisanal, il est fait avec zéro fonds. Vraiment zéro. On tournait lorsqu’on était disponible, c’est-à-dire quatre-cinq heures par semaine. On était trois, avec des cours toute la journée, et une contrainte logistique, qui

J’

était que l’actrice principale partait à la fin du semestre, en décembre. Toutes les prises où elle apparaît ont été filmées avant la date butoir. Ce qui est intéressant à savoir également, c’est que la scène du voyage – relativement centrale – a été tournée bien avant le reste du film, cinq mois avant environ, dans la région de Salta, au Nord de l’Argentine. C’est particulier, parce que je mélange ma vie et la vie du film ; j’étais en vacances, les personnages sont en vacances, je filmais mes amis sans qu’ils ne le sachent. Parallèlement, je réalise des documentaires. C’est d’ailleurs par là que j’ai commencé. En 2006, il y a eu un reportage sur les coulisses d’une comédie musicale bretonne, puis des carnets de voyage. Enfin, la Californie, j’avais dix-sept ans, et c’était du Kerouac mal agencé. J’ai également un autre projet en cours ; c’est un second film que j’ai tourné en Argentine, qui s’appelle Daguerrotipas ; daguerréotype en espagnol. C’est un documentaire sur le processus créatif et l’écriture d’un roman. C’est une écrivain argentine qui a écrit un livre, Daguerrotipas, et on retrace avec elle la naissance de ce roman, à travers des lectures en voix-off, des images, des interviews de ses proches. Je ne suis pas la même personne lorsque je critique et lorsque je réalise ; l’une des deux étiquettes est bien plus périlleuse que l’autre. Ma culture cinématographique ne vient pas – de manière consciente en tout cas – irriguer mes idées de cinéma. Mes références ne sont pas forcément maîtrisées, ou alors davantage dans mes premières créations que dans Qu’Importe Hier. Lorsque S’en Vient Le Soir, c’est très latin – il y a du Moretti – et en même temps filmé un peu à la manière de l’Est, avec des plans très fixes, très longs. Dans tous mes films, les gens dansent, aussi ! Je pense que ça vient des films que je voyais, étant jeune – Jacques Demy, un peu... En tout cas, c’est davantage du Demy que du Honoré. J’ai l’impression de faire du cinéma qui ressemble beaucoup au cinéma français des années soixante, soixante-dix.

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