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Les Cris de l’aube et du crépuscule Sossé Sossou

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Les Cris de l’aube et du crépuscule

Sossé Sossou

25.38 647524

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 334 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 25.38 ----------------------------------------------------------------------------

Les Cris de l’aube et du crépuscule

Sossé Sossou

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Du même auteur :

• L’Ombre des Initiés de la Forêt sacrée (Roman) Les éditions EDILIVRE

• La Rose noire du Sahara (Roman) Les éditions Cultures Croisées

• Afrique, Au-delà des Larmes (Roman) Les éditions Cultures Croisées

• La République de Tamperedji (Roman) Les éditions KLANBA

• Alyatima, le Réfugié assis sur les racines brûlées (Recueil de Poèmes)

Les éditions KLANBA

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Depuis l’aube de l’humanité, les peuples qui ont prétendu détenir les secrets de toutes les lois de Dieu, se sont autoproclamés les maîtres des énergies civilisatrices du monde. Pour justifier leur animalité supposée rationnelle, ils ont déclaré que, selon l’essence même de la liberté, ils sont libres d’utiliser les Noirs comme moyens de production. Plus tard, ils proclament qu’il est écrit dans la Bible et dans le testament de Noé, que les Noirs sont porteurs de malédiction divine qui les punit d’esclavage. Et pourtant, depuis la nuit des temps, il n’a jamais existé une civilisation universelle avec son histoire, sa religion, son écriture, son art et ses techniques. Car il y a autant de cultures que de peuples. Malgré cette vérité cardinale qui magnifie toutes les civilisations de la terre, les maîtres des énergies civilisatrices ont déclenché le processus de déshumanisation des Noirs, sous prétexte qu’ils n’ont pas d’âme pour aller au paradis. Ils sont achetés comme du bétail, après

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évaluation de leurs qualités physiques. Classés sur des bateaux de gros tonnages comme des marchandises en nègres, négresses, négrittes et négrillons, ils sont déportés comme les pestiférés de l’humanité, et revendus dans les plantations de canne à sucre et de coton où ils deviennent des propriétés privées des patrons des fermes. Marqués au fer rouge comme des bêtes de somme, ils sont exploités et maltraités avec cruauté au moyen du fouet et de la torture. Dans ces plantations où ils n’ont aucune dignité humaine, beaucoup meurent d’épuisement, d’épidémies et de suicides, sans compter tous ceux qui sont morts sur les bateaux au cours du voyage sans retour.

Pendant les quatre siècles de l’ignominieuse traite négrière, érigée en système économique, les hommes, les femmes et les enfants du Sahelatlantique, ont aussi connu le sort de la déshumanisation de la race noire. Soumis à la tyrannie de ce commerce inhumain, les Etats-Unis, les Antilles, Saint-Domingue, le Brésil et Cuba, ont constitué leurs destinations essentielles. Les achats de dizaines de millions de fils et filles, effectués sur nos côtes maritimes, ont été l’œuvre des armateurs esclavagistes de Nantes, de la Rochelle, du Havre, de Bordeaux et de Saint-Malo. Mais, avec le temps, la France, grosse nation négrière qui a compté de milliers d’expéditions négrières par l’Atlantique, s’est retrouvée confronter aux réalités économiques du monde. Et la traite négrière s’étant avérée peu rentable et impropre au capitalisme, s’est peu à peu

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éteinte. Cela n’a pourtant pas freiné le processus de déshumanisation. Car les armateurs esclavagistes se sont dévêtus de leurs manteaux d’acheteurs et de vendeurs de Noirs, pour se métamorphoser en envahisseurs et en conquérants. Dans les années 1857, ils ont débarqué avec armes et bagages sur la côte maritime de Grand-Popo, prétextant y installer un comptoir commercial. Mais, très tôt, leur ambition commerciale s’est transformée en une arène de passions coloniales. Rattrapés par leurs habitudes de rapine, de violence et d’intérêts divers, ils ont ouvert les voies aux migrations françaises qui ont fondu sur les populations, comme un ouragan. Broyées quotidiennement dans l’étau des mâchoires des rapaces coloniaux, les populations ont perdu leur statut originel de liberté et d’égalité, et surtout leurs droits d’homme. Dénudées et avilies par les exactions colonialistes de leurs conquérants, elles ont été contraintes sur la terre de leurs ancêtres à reconnaître la culture française comme la seule voie de la liberté. Leur souveraineté est scellée. Sous le joug des conditions les plus brutales de la tyrannie de l’asservissement, elles sont condamnées à travailler comme des forçats sur les chantiers, dans les mines, et dans les champs du café et cacao. Toutes les perspectives humaines sont en panne, et avec elles toute la morale. Ainsi, commence l’époque la plus lugubre et la plus troublée de l’histoire de la domination du pays par la France, cette nation des

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lumières, des savants et des philosophes, terre de la révolution du 14 juillet 1789, terre des droits de l’homme, si noble, si sûre d’elle-même, fille aînée de l’église catholique, apostolique et romaine. Ainsi, pendant les cent trois ans, de puissants réseaux français de compagnies d’affaires ont organisé des heurts de tendances obscurantistes pour explorer, prendre en charge toutes les ressources naturelles, porter partout leur langue, leurs mœurs, leur drapeau, et répandre leur influence sur l’ensemble du territoire. Puisque leur déclaration des droits de l’homme n’a pas été écrite pour les Noirs, ils ont imposé dans le pays un système d’expropriation systématique et d’exploitation économique.

Dans les années 1957 et 1960, toutes les résistances à la colonisation ont tourné à la tragédie. Les indépendantistes ont été écrasés dans un bain de sang digne d’une centaine d’Oradour-sur-Glane. Mais, les populations ont maintenu leur détermination à dire adieu au régime colonial, d’assujettissement et d’abâtardissement, qui leur a fait tant de tort. Je me souviens de cette période de la lutte sans merci contre le colonialisme et l’impérialisme. Elle était celle d’une génération, la mienne. Ma vie avait, à peine, commencé avec des interrogations sur la fabrique de mon destin. Car ma classe d’âge était déjà préparée comme le champ le plus fertile pour les semailles de la culture française. C’était l’époque où mes camarades et moi étions arrachés en masse de l’école de la vie au

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grand air pour l’école coloniale des quatre murs. Notre enfance était apprivoisée et bâillonnée. Nous étions coupés de la géologie de notre culture. Car dans les quatre murs, nous vivions le crépuscule de notre initiation à la vie par étape, par approximation, par écho et par reflet. L’école de la vie au grand air n’était plus le cadre de l’excellente gymnastique culturelle qui nous enseignait comment ramasser, synthétiser, perfectionner, construire notre pensée. L’enseignement de l’école coloniale des quatre murs, était étranger à celui de l’école de la vie au grand air. Il ne donnait pas de la résonance à notre amour de la patrie, par tradition orale, philosophique et sociale. Retranchés du bruit du monde ambiant, et écartés des mouvements traditionnels de tout ordre, nous étions soumis à un enseignement qui se faisait en marge de la vie, à l’écart de la vie, sans utilité immédiate pour la vie. Dans ce traquenard colonial où nous apprenions à lire et à écrire la langue qui, selon nos instituteurs, devait donner des coques protectrices à nos idées, afin de les sacraliser nos idées pour en faire une vérité française, Nous tournions comme des oiseaux perdus dans l’opacité des ténèbres. Les instituteurs nous remplissaient l’esprit du verbalisme et du verbiage, en nous apprenant qu’il y a un commandement de Dieu, celui d’obéir aux maîtres blancs, d’être honnêtes, travailleurs et soumis. Ainsi, tous les jours de classe, nous ingurgitions les germes d’un avenir que nous ignorions. Les supports pédagogiques, conçus pour la

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cause, nous inoculaient notre dose suicidaire d’acculturation.

Mais, avec le temps, les bêtises civilisatrices de l’éducation coloniale avaient atteint leur degré le plus élevé d’inhumanité. Les instituteurs nous interdisaient d’énoncer nos idées dans notre langue maternelle, en nous faisant croire que les idées énoncées dans nos langues du terroir, ne pouvaient pas traduire les valeurs de la culture française. Ils nous disaient que si voulions que nos idées de petits colonisés, soient digestes, elles devaient prendre un vêtement français. Selon leur entendement, nos langues seraient ternes, opaques et pauvres. La coupe était pleine. L’interdiction de nos langues à l’école nous irritait, suscitait en nous de petites colères, et creusait en nous des vides effrayants. Toutefois, nous nous demandions tous les jours, en quoi nos langues seraient-elles à ce point de vue, inférieures à la langue française ? La confusion était totale. Et pourtant, nos langues ont toujours été, pour nos ancêtres et nos parents, un admirable vase pour les liqueurs de l’esprit. La situation devenait compliquée car nous savions à peine égrener quelques mots dans la langue de Molière, pouvant nous aider à construire des phrases réfléchies. De jour en jour, la situation devenait gravissime. Le rejet de nos langues rendait le fardeau de l’éducation coloniale insupportable. Car son influence laissait dans nos cœurs ses cicatrices indélébiles. Mais les instituteurs nous condamnaient à

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devenir ce que les colonisateurs avaient prévu. La perte des bienfaits de l’éducation de la vie au

grand air brûlait en nous comme une flamme agonisante. Mais, au moment où nous la ruminions avec amertume, certains camarades se laissaient aller à des manifestations d’une bigoterie maladive. Nous étions en train de perdre les attaches qui reliaient le fils à la mère, le jeune citoyen à ses valeurs ancestrales, mais le mimétisme les conduisait par lente accoutumance à singer dans un optimisme délirant, les maîtres des énergies civilisatrices. Les fruits de la culture française mûrissaient dans leur tête. Nous perdions tout ce qui nous reste de sacré à tant de titres, mais ils percevaient l’éducation coloniale comme l’échelle la plus solide pour la montée vers les libres sommets d’une nouvelle vie sous une brillante aurore. Ils n’écoutaient plus les aînés pour apprendre davantage tout ce qui avait toujours été l’âme de la direction de notre société, la mémoire de notre civilisation. Tout ce qui faisait référence à nos valeurs ancestrales s’assombrissait dans le rétroviseur de leur enfance. L’harmonie de ce qu’ils étaient, ne retentissait plus dans leur esprit. Ils se déterminaient en fonction non de l’inévitable mais de l’hypothétique. Dans leur joyeuse dépendance, ils ne prenaient plus une part active dans la lutte que quelques camarades et moi menions pour la préservation de notre culture. Je les supportais avec une sympathie attristée. Car, à l’école comme au

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quartier, l’éducation de l’école de la vie au grand air ne signifiait plus rien dans leur esprit. Ils paradaient dans la cage de l’impérialisme culturel français. En les regardant singer le colonisateur, je déplorais leur ignorance, et sentais de l’indignation, de la rage et du désespoir. Mais, ils ne comprenaient toujours pas qu’ils étaient devenus les cobayes de la baguette ensorcelée des instituteurs.

Au collège, c’était une toute autre manière d’être. J’étais devenu anxieux, instable et las de tout. Les valeurs mirifiques de l’impérialisme culturel français développaient en moi des explosions colériques. Je les repoussais parce qu’elles tendaient à me transformer en une proie sans défense pour les entreprises coloniales. Tous les jours, j’arrachais de mon âme toutes les images de soumission. J’engageais toutes mes forces pour aiguiser davantage mon esprit rebelle. Refusant d’être un remodelé et un assimilé, ma soif inextinguible de liberté me déterminait à conserver nos formes traditionnelles d’expression, notre mode particulier de sensibilité, bref la chair de notre âme. J’en faisais un rempart qui me protégeait contre les fausses finesses des vices de l’éducation despotique de l’école coloniale.

Tout ce qui nous était enseigné corrompait l’innocence des camarades, et enlaidissait leur singularité. Un sentiment d’injustice se gravait profondément dans mon cœur. Ils n’allaient plus labourer la terre, et crier de joie en découvrant les

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fruits de leurs semailles. L’attachement, le respect, l’intimité et la tradition ne les liaient plus aux aînés qui savaient lire dans nos cœurs. La tête farcie de grandes théories, l’esprit désarticulé, l’école de la vie au grand air leur paraissait désormais déserte et sombre. Elle avait perdu à leurs yeux son attrait de simplicité qui nous allait au cœur. Mon combat les faisait rigoler. Ils vivaient dans une sorte de vase clos d’où ils percevaient nos valeurs de sagesse, du bon sens et de la tolérance, apprises à l’école de la vie au grand air, comme une histoire terminée, un Ancien testament. Ils se moquaient de mon idéal passéiste. Ils parlaient de nos valeurs comme un ornement philosophique du passé, et non comme le socle de notre civilisation. Je leur avais beau développer les heureux effets de notre culture, mais je n’étais plus entendu. Leurs railleries quotidiennes visaient à me décourager, et leur emboîter le pas, mais je n’abandonnais pas la lutte pour la remise au jour de notre mémoire. Il m’arrivait de les inviter à comprendre qu’un peuple qui opprime un autre n’est pas un peuple civilisé. Je n’étais toujours pas écouté car le vers était déjà dans le fruit. Dépité, j’avais fini par me dire qu’il n’y avait plus seulement quelque chose à ajouter pour les convaincre. Toutefois, mon rejet n’était global. A l’époque, le seul camarade qui aimait discuter avec moi sur la notion de diversité culturelle, c’était Lanvi Tabou. Il avait un esprit clair, vigoureux et combatif. Je louais sa conviction et sa

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grande simplicité car il ne parlait pas la langue de Molière à ses parents analphabètes. Néanmoins, sur certaines questions relatives à la préservation de notre culture, nos voies divergeaient, et même s’opposaient. Puis, un jour, nous avions eu une vive discussion sur l’avenir de notre pays. Et il saisit cette occasion pour me donner ses conseils :

– Ayamame, tu ne pourras jamais vider tout seul, l’océan Atlantique. La réalité n’est jamais toute noire et toute blanche. Dans le mal, il y a souvent du bien. N’oublie pas que l’hégémonie romaine a fait progresser le monde antique, que l’autocratie napoléonienne a semé les germes des républiques modernes.

– Moi je tiens à conserver jalousement dans mon cœur, toutes nos lumières ancestrales qui avaient formé le peuple, l’esprit du peuple et la parole du peuple.

– Je ne t’empêche pas de continuer ta résistance solitaire, mais je veux simplement que tu saches qu’après plus d’un siècle de colonisation, nous devons apprendre à porter le deuil de ce que nous étions, dit-il.

– Je lutte pour la préservation de notre culture dans le but d’en faire l’archive sacrée pour la remise au jour de notre mémoire. Car si nous tenons à survivre demain dans ce monde de rats, dominé par l’impérialisme économique et culturel des maîtres des énergies civilisatrices, nous sommes rigoureusement condamnés à démontrer notre existence objective à

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travers les valeurs de nos racines. Il n’y aura pas d’intermédiaire.

– Mon cher Ayamame, nous sommes le pays du crépuscule du Dieu sans nom et sans visage des maîtres des énergies civilisatrices. Leur culture peut enrichir notre patrimoine intellectuel, nos arts et notre artisanat.

– Mon cher Tabou, la seule alternative aux fantasmes qui se succèdent au hasard dans nos esprits colonisés, ne sera que notre retour en arrière pour chercher des modes d’épanouissement collectif, dans lesquels n’est pas privilégié un bien-être matériel destructeur de l’environnement et du lien social. Si nous apprenons à réutiliser au lieu de jeter, nous libérerons notre créativité et notre ingéniosité du carcan de toutes les valeurs de la civilisation du lucre et de l’argent des maîtres des énergies civilisatrices.

– Nous sommes les sous-produits de la colonisation française, et non l’inverse, dit-il.

– La culture est la force d’exister, dis-je. Elle est pour ainsi dire l’énergie qui habite le corps d’un peuple et le met en mouvement. Ne penses-tu pas que pour vivre, il faut d’abord exister ?

– Moi, à l’heure de toute la technologie qui nous entoure, je n’ai aucune nostalgie de notre passé, dit-il.

– Mon cher ami, la dépendance culturelle, c’est le roc de la servitude. L’homme culturellement dépendant est un être conditionné qu’il ne faut pas confondre avec le citoyen responsable qui doit

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assumer un destin d’homme libre. – Après des décennies de colonisation et

d’acculturation, peux-tu me définir ce que vaut encore notre culture ?

– C’est une plaisanterie, dis-je. Veux-tu me dire que nous sommes devenus des indigènes français ? Il faut pour chaque peuple de la planète une culture nationale, organique, qui soit le produit légitime d’une continuation traditionnelle.

– Ayamame, je t’invite à garder les pieds sur terre, car l’humanisme proprement dit me paraît être, à notre époque par suite d’un certain élargissement des données géopolitiques, impensable.

– Dans l’idée que je me fais de l’impérialisme culturel français, je ne vois aucun avantage à mêler notre culture à celle des maîtres des énergies civilisatrices. Que plus tard nous obtenions une information des philosophies françaises, rien de mieux, mais ce serait après la formation de notre esprit dans le moule traditionnel.

– L’école de la vie au grand air, a enseigné de joyeuses et stimulantes choses de la nature. Mais elles ne suffiront pas pour trouver des solutions constructives aux questions fondamentales qui se poseront après la décolonisation, dit-il.

– Bonne pour certains, l’éducation coloniale ne l’est pas pour tous. A être répandue sur notre territoire sans consultation, elle a paralysé nos énergies mémorielles. Je t’invite à ne jamais l’oublier.

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Car ce que nos paysans ne connaissent pas, ils n’en mangent pas.

– Ayamame, ton attitude de prétendre retourner en arrière, et de vouloir vivre ce que nos ancêtres avaient vécu, est une folie.

– Mon cher Tabou, tant que notre art, notre philosophie, nos traditions resteront nos puissances culturelles et sociales actives, rien ne sera perdu pour les générations futures. Car perdre son identité, c’est arracher sa photo de son passeport.

– Ne perdons rien de notre passé qui nous reste sacré à tant de titres. Mais l’idéale de l’éducation coloniale n’est pas conciliable avec celle de l’école de la vie au grand air, dit-il.

Malgré toutes les tentatives de mon ami Lanvi Tabou pour me faire changer d’avis, mon opinion sur notre déchirure mémorielle est immuable parce que je ne veux pas arriver à l’adolescence, puis à l’âge d’homme sans une armature intellectuelle nourrie des connaissances réelles de nos racines. Car, j’ai la conviction chevillée au corps que plus nos racines seront profondes, plus notre arbre culturel sera grand et portera beaucoup de fruits.

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Après le lycée, mon ami Lanvi Tabou est parti à Dakar au Sénégal pour des études de médecine. Moi, je suis envoyé en France, la terre de nos deuxièmes et lointains ancêtres les Gaulois, pour étudier les Lettres modernes. A Paris, bien loin de ma terre natale, une grande nostalgie de l’école de la vie au grand air me saisit toujours, et m’encombre de souvenirs. Car mon esprit est resté fidèle à notre culture. Evolutionniste sans vouloir l’être à tout prix, vertueux sans être puritain, je me suis mis à l’écoute du temps, et des courants de pensée qui le traversent. Sans être figé dans le passé, j’évite tout de même de tomber dans les pièges de ces cultures qui séparent au lieu d’être complémentaires. Et, pour atténuer la virulence de la nostalgie, je dialogue avec moi-même.

Puis, un jour, de retour de la faculté, je reçois une lettre de Mako Tambarouka, mon professeur de philosophie au lycée. Ardent défenseur du progrès social et homme à la plume élégante, avec son langage

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clair et percutant, il me fait une attrayante synthèse de l’état de notre pays. Dès les premières lignes, il m’explique que l’indépendance n’a pas libéré réellement les populations à cause des erreurs des politiciens. Les vœux de liberté du peuple ont été trahis. Nos dirigeants qui ont succédé aux colons, ont rendu le terme décolonisation inexact à bien des égards. Il condamne leur ridicule esprit de diviser pour régner, hérité des colons français. Les relents ethniques plongent la république dans un océan de contradictions, et créent un concert politique grinçant d’aspirations belliqueuses. En un mot, leurs luttes fratricides quotidiennes pour le pouvoir, montrent combien est douloureuse la naissance de la liberté. Les inégalités se creusent, mais nos leaders se sont enfermés dans leurs confréries ethniques. Ce qui fait qu’ils n’arrivent pas à saisir la liberté reconquise pour mettre en harmonie les valeurs humaines de notre culture afin de construire l’unité morale dans le large sein d’une république pleinement solidaire. Obsédés par des désirs individuels que crée la passion des biens matériels, ils n’arrivent pas à faire de l’indépendance, un principe de la création pour concevoir une organisation rationnelle de la cité, réussir la mise en valeur collective des biens publics, créer le dynamisme économique qui portera l’ordre social conforme à ce qu’il doit être pour le bonheur de chacun et de tous. Ils jouent aux de vassaux de l’homme du 18 juin, de peur de perdre le pouvoir. Le mimétisme les fait

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succomber à toutes les formes de dogmatisme. Tous les maux dont souffre le peuple, y compris les luttes ethniques, les troubles économiques et les épidémies qui s’en suivent, ont leur origine dans leurs vices et leur hypocrisie. Et la nation se désagrège. Les prémices de l’implosion agitent toutes les régions. Emeutes et pillages assèchent les rares stocks qui doivent sauver les citoyens de la famine. En lieu et place de dirigeants patriotes, nous avons des idéologues de l’ethnocentrisme. Ils nourrissent le peuple de la complexité de leurs exaltations déchaînées pour le pouvoir. Leurs ambitions politiciennes ont couturé le pays en de multiples zones belliqueuses. Dans le chaos de leurs luttes démoniaques, les hommes, les femmes et les enfants s’entredéchirent comme des bêtes féroces. L’unité nationale, tant souhaitée par les citoyens, est devenue un cauchemar. Dans les villages, les dissensions et les querelles entre voisins se terminent dans la violence. L’exploitation collective d’un point d’eau fait éclater des disputes qui finissent en de sauvages empoignades. Dans les campagnes, la bonne humeur ne meuble plus les causeries quotidiennes sous le baobab. Pour un regard, un rire, une plaisanterie, les gens se bourrent de coups de poing, de gourdin et de machette. Dans les quartiers des villes, les rixes, entre les miliciens des confréries ethniques, sont un dégoûtant spectacle. Les catastrophes sociales qui en découlent, condamnent les citoyens à vivre comme

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des êtres sans autre identité que celle, abstraite, de consommateurs sans enracinement ni destin. Du matin au soir, ils courent sur les sentiers tortueux où les repas quotidiens sont une angoisse. Ils mâchouillent leur tragique existence comme le cheval ronge son mors. Car leurs alertes sur la misère et ses menaces globales, ne sont entendues par personne. Dans les familles, les cris de détresse et d’indignation commencent dès le berceau, se multiplient au cours de la jeunesse, deviennent quotidiennes à l’âge adulte, continuent tout au long de l’existence, et cessent dans la tombe. Il me dit ensuite qu’il ne sait pas comment la situation sociale va évoluer. Homme gai et vivant, prompt à s’enthousiasmer, respectueux des personnes, mal fait pour les ruses et les courbettes, le professeur Mako Tambarouka a toujours qualifié nos politiciens de personnages de comédie, d’acrobates de cirque et d’amuseurs du peuple. Conservateur réformiste, pragmatiste hostile aux idéologies, il croit aux évolutions, mais non aux ruptures. Il a de la personnalité, ce qui lui suscite des inimitiés. Sa vie est pleine de calomnies funestes. Les gouvernants le dépeignent comme un philosophe du pessimisme, un ennemi à abattre. Mais il sait éviter les mirages de vanité. Sa première qualité, c’est cette lucidité paradoxale avec laquelle il observe notre société. Ses livres révèlent un parfait humanisme. Il est impossible de les lire sans devenir son disciple. Il est un symbole de fertilité, d’abondance et de richesse intellectuelle.