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Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe Les Presses de l’Université de Montréal Sous la direction de Michel Camau et Frédéric Vairel

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isbn 978-2-7606-3297-445,95 $ • 41 e Photo : © Hossam El Hamalawy

Aussi disponible en version numérique

www.pum.umontreal.ca

Les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte, avec la chute

de Ben Ali et de Moubarak, ont produit un effet de démonstration

des défauts de la cuirasse de régimes apparemment forts. Leurs

succès ont favorisé une propension à l’action dans d’autres pays

arabes, au sein de sociétés dont les revendications et les régimes

ne sont pas forcément identiques. Ils ont ainsi ouvert un cycle de

mobilisations qui, pour l’heure, n’est pas clos.

Mais peut-on parler vraiment de révolution ? De ces affrontements

ont surgi de nouvelles façons d’envisager les rapports de pouvoir,

et c’est sans doute là que réside la principale « révolution » : une

transformation en cours dans les relations politiques, qui place

l’ensemble des protagonistes des scènes politiques arabes sous le

signe de l’incertitude.

Les auteurs s’appuient sur une connaissance de première main des

terrains étudiés et prennent en compte la diversité des contextes pour

expliquer ces événements et leurs répercussions au-delà de la rue.

Michel Camau est professeur émérite de science politique (Institut d’études poli-

tiques d’Aix-en-Provence).

Frédéric Vairel est professeur agrégé à l’École d’études politiques de l’Université

d’Ottawa.

Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe

Les Presses de l’Université de Montréal

Sous la direction de

Michel C a m au et Frédéric Va irel

Ont participé à cet ouvrage :

Marie-Noëlle AbiYaghi, Layla Baamara, Claire Beaugrand, Michaël Béchir Ayari,

Joel Beinin, Ali Bensaâd, Laurent Bonnefoy, Assia Boutaleb, Myriam Catusse,

Marie Duboc, Baudouin Dupret, Youssef El Chazli, Montserrat Emperador Badimon,

Jean-Noël Ferrié, Vincent Geisser, Florian Kohstall, Jean Lachapelle,

Romain Lecomte, Vincent Legrand, Fabio Merone, Thomas Pierret,

Hervé Rayner, Marc Valeri et Leïla Vignal.

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Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe

SOULÈVEMENTS ET RECOMPOSITIONS POLITIQUES DANS LE MONDE ARABE

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4 • Sou lèv emen ts et r ecompositions politiqu es

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Vedette principale au titre :

Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe

Comprend des références bibliographiques.

ISBN 978-2-7606-3297-4

1. Printemps arabe, 2011- . 2. États arabes - Politique et gouvernement - 21e siècle. I. Camau, Michel. II. Vairel, Frédéric, 1977- .

JQ1850.A91S68 2014 909’.097492708312 C2014-941249-5

Mise en pages : Folio infographie

ISBN (papier) : 978-2-7606-3297-4ISBN (pdf) : 978-2-7606-3371-1ISBN (epub) : 978-2-7606-3372-8 

Dépôt légal : 3e trimestre 2014Bibliothèque et Archives nationales du Québec© Les Presses de l’Université de Montréal, 2014

Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition. Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

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SOULÈVEMENTS ET RECOMPOSITIONS POLITIQUES

DANS LE MONDE ARABE

Les Presses de l’Université de Montréal

Sous la direction de Michel Camau et Frédéric Vairel

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Transcription de l’arabe

La transcription de l’arabe a été simplifiée pour l’adapter aux usages courants du français. Pour les mots ou expressions passés dans la langue française ou largement usités en transcription simplifiée, nous nous conformons à ces usages. Pour les noms propres et les organisations, nous nous conformons à l’usage en français adopté par les médias ou, le cas échéant, à la transcription française adoptée par les intéressés eux-mêmes.

Pour les noms demeurés « étrangers » au français ou non usités en trans-cription simplifiée, les voyelles longues sont indiquées par un accent circon-flexe, les emphatiques ne sont pas marquées, la chadda est marquée par le redoublement de la consonne (le redoublement de l’assimilation n’est pas marqué, par ex. al-chams), le ه et le ح sont marqués sans distinction par un h. La ء est marquée par une apostrophe ’ et le ع par une apostrophe inversée ‘. Le ش est transcrit par « ch » et non « sh ». Le son « ou » est rendu par la lettre u. Les lettres خ ,ث ,ذ ,غ et ق sont indiquées respectivement par gh, dh, th, kh et q. Les sources des références sont citées selon leur transcription originale.

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présentation

« Révolutions » et recompositions politiques

Michel Camau et Frédéric Vairel

Les soulèvements populaires du « Printemps arabe » ont connu un retentis-sement comparable à celui des « révolutions de 1989 » en Europe centrale. Vingt ans après, les événements ont encore une fois mis à l’épreuve les savoirs constitués sur les formes de l’action collective et sur les situations dites « révolutionnaires ».

Aujourd’hui, les thawrât arabes, comme hier les « révolutions » euro-péennes, ouvrent un large champ de recherche, enrichi par la diversification et la confrontation des approches. L’abondante bibliographie qui se constitue progressivement compte d’excellents travaux1, mais aucun, nous semble-t-il, n’offrait un éclairage assez large pour tenir compte de la complexité des situations. C’est le défi que nous avons voulu relever avec ce livre.

Les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte, avec la chute de Ben Ali et de Moubarak, ont produit un effet de démonstration des défauts de la cuirasse de régimes apparemment forts. Leurs succès ont favorisé une propension à l’action dans d’autres pays arabes, au sein de sociétés dont les caractéristiques, les revendications et les régimes n’étaient pas identiques. Ils ont ouvert un cycle de mobilisations qui, pour l’heure, n’est pas clos.

1. Parmi les plus récents, mentionnons : Allal, Amin et Thomas Pierret (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, 2013 ; Bennani-Chraïbi, Mounia et Olivier Fillieule (dir.), « Retour sur les situations révolutionnaires arabes », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5-6, 2012.

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L’effet de démonstration est indissociable d’un effet de surprise. Celui-ci tient moins au surgissement de mobilisations, qui ne manquent pas de précédents dans les pays concernés, qu’à leur dynamique, significative d’un changement dans la perception de la puissance des régimes et de la pesanteur du statu quo politique. Mancur Olson2 soutenait que le pouvoir d’un régime autoritaire ne repose sur rien de plus qu’une perception partagée de son invincibilité. Si le régime, ajoutait-il, donne des signes de faiblesse, les perceptions peuvent changer en un clin d’œil. Tous les régimes sont virtuellement vulnérables, mais ils ne le deviennent effectivement que lorsqu’ils sont perçus comme tels. Même s’ils ne s’effondrent pas, leur faiblesse entrevue affecte les représenta-tions du champ des possibles, y compris chez leurs dirigeants. C’est sans doute là que réside la principale « révolution ». Une transformation en cours dans les relations politiques, dont la trame ne se résume pas à la factualité des mobilisations, couronnées de succès ou endiguées.

Le cycle de mobilisations s’avère tout autant un cycle de recompositions. « De la mobilisation à la révolution3 », ce titre d’un ouvrage majeur pourrait en rendre compte, au prix d’un détournement de sens du mot « révolution ». À condition toutefois de ne pas figer les deux termes « mobilisation » et « révolution » en un avant et un après. Les mobilisations constituent un « point critique », suivi d’autres « points » qui prolongent le même événement, lequel ne cesse de les redistribuer et de transformer leur ensemble. L’événement ne s’épuise pas en un « état de choses » à un instant donné, il n’a pas de « présent définitif4 ». Nous avons affaire à quelque chose qui se passe, qui est en train de se passer, à une « révolution » dont Tocqueville dirait qu’« elle dure encore ». Deux précisions s’imposent pour dissiper tout malentendu.

Ce qui se passe n’a pas de fin, de terminus ad quem, que nous pourrions présupposer. Autrement dit, la « révolution », telle que nous en avons délibé-rément réduit l’acception, se situe à mille lieues d’une téléologie de la démo-cratisation. Les recompositions, déjà à l’œuvre dans le basculement de mobilisations en soulèvements, relèvent d’interactions entre des individus et des groupes qui tentent d’ajuster leurs pratiques et leurs calculs à des situations mouvantes.

Au surplus, il ne se passe pas partout exactement la même chose dans le monde arabe. Celui-ci ne constitue une échelle d’analyse que dans la mesure

2. Olson, Mancur, « The Logic of Collective Action in Soviet-Type Societies », Journal of Soviet Nationalities, vol. 1, n° 2, 1990, p. 8-27.

3. Tilly, Charles, From Mobilization to Revolution, New York, Random House, 1978.4. Deleuze, Gilles, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.

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où les acteurs lui donnent sens sur la base de partages partiels et sélectifs de « champs d’expérience » et d’« horizons d’attente ». Cet espace d’échanges et de communication s’est densifié en un espace public interférant avec l’hété-rogénéité des configurations sociales et politiques. L’effet de démonstration a trouvé tout à la fois les ressorts et les limites de sa diffusion dans ce tissu d’affinités et de solidarités ressenties qui recouvrent une diversité de situations locales. Le cycle de mobilisations et de recompositions n’est en aucune manière synonyme d’une neutralisation des effets de contexte. Par définition, le changement de perceptions qui le sous-tend dépend de la structuration différenciée des champs du pouvoir. Pas plus que les mobilisations n’ont revêtu partout la même ampleur ou intensité, les gouvernements n’ont adopté la même ligne de conduite. Quelques-uns de ceux-ci n’ont été qu’indirecte-ment exposés aux risques de déstabilisation. Les autres ont généralement recouru au double registre de la répression et de la conciliation. Toutefois, chacun d’entre eux en a modulé l’emploi en fonction de sa propre évaluation des opportunités et contraintes à chaque stade d’évolution de la confron-tation. Celle-ci s’est avérée fatale pour certains régimes, ou à tout le moins leurs têtes. La plupart des « survivants » ont un avenir incertain, même s’il n’est suspendu à l’issue d’une guerre civile que dans le seul cas syrien.

Par rapport à la littérature existante sur les « printemps », révoltes ou « révolutions » arabes, ce nouvel ouvrage n’en est que très provisoirement le dernier. Sa nouveauté réside néanmoins dans un élargissement de l’objet et de la problématique au-delà des seules mobilisations ou de tel ou tel cas tenu pour emblématique. Il vise à saisir tout à la fois les dynamiques des mobili-sations et celles de régimes. Autrement dit, il envisage les recompositions des relations politiques suivant deux dimensions complémentaires, qui se recoupent sans se confondre purement et simplement.

Dans cette perspective, quatre sites d’observation dessinent l’architecture de l’ouvrage. Ils correspondent à autant de types de problèmes analytiques de portée générale, confrontés à la diversité des situations et des contextes : 1)  la phénoménologie des soulèvements (comment se révoltent-ils ?) 2)  les limites de l’émulation protestataire, 3)  la résilience autoritaire revisitée et 4) la transformation des espaces politiques.

Une phénoménologie des soulèvements populaires

L’étalement dans le temps et dans l’espace, la puissance et les effets des sou-lèvements populaires dans le monde arabe invitent à remettre sur le métier des interrogations portant sur les mobilisations affectées d’une forte impro-

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babilité en raison du contexte autoritaire de leur déploiement. Malgré les hauts niveaux de violence des régimes et leur contrainte durable sur les sociétés, des mobilisations nombreuses se sont développées. Elles ont pris de court les dirigeants des partis d’opposition, dépassés par le nombre des contestataires, y compris les Frères musulmans égyptiens.

Dans les premières versions de la « théorie des révolutions » proposées par James Davies et Ted Gurr, les mobilisations politiques sont le résultat plus ou moins mécanique de mécontentements, frustrations et privations ou de divers dysfonctionnements sociaux et politiques, en contradiction avec ce qui pourrait faire figure d’acquis de la sociologie des mouvements sociaux : la colère seule ne suffit pas à déclencher l’activité protestataire. Dans la continuité des travaux précurseurs de Barrington Moore et de Theda Skocpol, l’analyse des révolutions s’est par la suite cantonnée au dévoilement de leurs causes ou à l’élaboration de modèles d’événements invariants réputés y conduire. D’une génération de « théories » à l’autre5, les modèles se sont sophistiqués, au point de laisser imaginer la possibilité de prévoir les révolutions à partir d’un jeu de variables. Ces différentes manières d’appréhender les révolutions en mésesti-ment l’imprévisibilité. Leur intérêt pour les seules « causes » et issues laisse dans l’ombre les soulèvements eux-mêmes : des mobilisations souvent puis-santes qui mettent à mal l’architecture des régimes politiques par le brouillage des repères et des transactions de leurs secteurs dirigeants6.

Les limites de ces « théories » et du concept de « révolution » soulignent la nécessité de se pencher sur la « dynamique » des soulèvements. Il s’agit de tenir dans une même analyse des éléments autrement séparés : autorités et acteurs protestataires, dimensions identitaires et stratégiques de l’action, ordres de l’interaction et du calcul. Un tel programme ouvre une perspective intégrée pour l’étude des processus de politique contestataire, des mouve-ments sociaux aux soulèvements.

Contextes et déclenchements

Deux préjugés tenaces de l’analyse du déclenchement des protestations retrouvent une vigueur nouvelle d’un épisode révolutionnaire à l’autre, offrant un point de comparaison supplémentaire entre la chute du Bloc

5. Sur ces « générations », cf. Foran, John, « Theories of Revolution Revisited : Toward a Fourth Generation ? », Sociological Theory, vol. 11, n° 1, 1993, p. 1-20.

6. Dobry, Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, 3e éd. revue et augm. d’une préface inédite, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

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soviétique et les soulèvements arabes. Empruntant la forme d’une économie politique plus ou moins sophistiquée, la première erreur réduit les situations révolutionnaires à leurs causes et retire toute contingence aux événements. Le contexte socioéconomique, notamment la forte inflation consécutive à la crise de 2008, devait « nécessairement » mener aux soulèvements. Leur réduc-tion à un trop-plein de mécontentement est un autre de ces clichés. L’action collective est alors expliquée par des situations politiques jugées, après coup, intenables. Ce faisant, deux dimensions de la domination sont escamotées. Du côté des gouvernés, l’explication par les métaphores éruptives fait fi des (bonnes) raisons pour lesquelles les populations évitaient le politique ou ne pipaient mot, sans que leur consentement n’entre aucunement en jeu. Du côté des régimes, les architectures sophistiquées au moyen desquelles ils assuraient leur emprise et mobilisaient des soutiens passent à la trappe.

Les auteurs du présent ouvrage reconstruisent les contextes pertinents de chacun des soulèvements. Ils décrivent les écologies locales variées qui éclairent plus qu’elles n’expliquent les entrées décalées en mobilisation et les formes diverses de la protestation. Ceci se vérifie d’une région ou d’une ville à l’autre : Alexandrie n’est pas Le Caire. Pour comprendre comment les Égyptiens sont devenus révolutionnaires, Youssef El Chazli et Hervé Rayner restituent le fonctionnement dense des milieux militants de la « deuxième capitale d’Égypte » et rappellent qu’il est loin de se résumer à la seule dupli-cation, en réduction, des dynamiques militantes cairotes. Le constat est également vrai d’un pays à l’autre. La militarisation du soulèvement libyen renvoie à des logiques et des raisons différentes de celles du cas syrien préci-sées par Leïla Vignal : tentatives d’éradication de la contestation et défection de militaires précipitent la mobilisation syrienne dans la guerre civile. La répression atteint des réseaux sociaux organisés de longue date autour d’acti-vités commerçantes et religieuses. Elle heurte le sens moral des insurgés, dont l’ancrage social garantit l’inscription de la mobilisation dans la durée. Le lieu compte de façon si décisive que Leïla Vignal parle à bon droit de « révolution nationale menée localement ». Si la référence à l’ordre et au lexique de la tribu organisait le dispositif de pouvoir khadafien, ils donnent forme et fournissent ses termes au soulèvement, sans que les brigades de combattants s’organisent nécessairement en fonction d’appartenances tribales. Au demeurant, explique Ali Bensaâd, la modernisation, l’urbanisation et l’étatisation de la société libyenne ont déstructuré et recomposé les tribus d’antan. Les perceptions des acteurs sont centrales, particulièrement dans leurs désajustements et déca-lages par rapport aux contextes. En Tunisie, les acteurs protestataires per-çoivent une opportunité d’action alors même que les capacités de répression

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du régime demeurent intactes. Dans le même temps, « la montre de Ben Ali retarde » et la machinerie du parti au pouvoir est grippée, comme le souligne Michel Camau. Ce qui explique que les autorités aient cru bon de s’en tenir aux réponses policières et aux annonces de mesures en faveur de l’emploi, pratiques auparavant expérimentées.

Pas de point de départ, des séries

La quête d’un point de départ des soulèvements relève de la chimère. Paul Veyne nous rappelait que l’histoire n’a pas de profondeurs, elle ne connaît pas non plus de débuts. À la recherche de ces hypothétiques commencements – le 17 décembre à Sidi Bouzid, le 25 janvier au Caire – perçus le plus souvent au travers des métaphores de l’étincelle ou de la traînée de poudre, l’obser-vateur se verrait pris dans une régression à l’infini. Facilités journalistiques ou moments héroïques commémorés par l’histoire officielle, ces dates esca-motent l’expérience des acteurs : « on ne se donne pas rendez-vous pour faire la révolution », soutient l’un des protagonistes du récit de Youssef El Chazli et Hervé Rayner. Elles laissent la place dans la reconstitution sociologique à des mises en série de passage à l’acte, de trajectoires ou de transformations de situations. Ces séries n’ont de sens, d’existence pourrait-on dire, qu’au regard des questions de l’enquête. La « révolution » tunisienne ne « débute » à Sidi Bouzid que pour autant que l’on fasse abstraction du continuum dans lequel s’inscrivent ses premiers épisodes émeutiers, qui les relie notamment à la mobilisation de Gafsa en 2008 et au mouvement de protestation des habitants de Ben Guerdane, en août 2011, contre les entraves au commerce transfrontalier. L’enjeu n’est pas de faire reculer le point de départ, à l’instar de T. Masoud. Faisant remonter aux mobilisations de Kifâya en 2004 le début du compte à rebours menant à la chute de Moubarak, il reproduit l’erreur de la « profondeur »7. L’important est de comprendre que l’événement, ce qui « montre et établit autre chose que ce à quoi chacun était encore habitué8 », dépend d’entreprises profanes de « normalisation », pour reprendre une dénomination de Michel Barthélémy. Dans cette optique, l’événement n’est jamais que ce dont se saisissent, à partir de leurs logiques propres, gouvernés et gouvernants, pour passer ou non à l’action. Que s’est-il passé le 17 décembre

7. Masoud, Tarek, « The Road to (and from) Liberation Square », Journal of Democracy, vol. 22, n° 3, 2011, p. 20-34.

8. Bensa, Alban et Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 2-12, p. 7.

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à Sidi Bouzid ? Rien de révolutionnaire, indique en substance Michel Camau, signalant combien les autorités tunisiennes usent de moyens de réponse similaires à ceux mis en œuvre lors de précédentes mobilisations. À Alexandrie, observent Youssef El Chazli et Hervé Rayner, « la conjoncture routinière précédant la “révolution” était scandée par des mobilisations, quand bien même celles-ci demeuraient très restreintes sur le plan sectoriel ». Alors qu’il est désormais envisagé au prisme d’un cycle nouveau de protes-tations qu’il inaugurerait, le 25 janvier ne marque pas un point de départ pour les manifestants alexandrins. Il est vécu au regard de précédentes situations de mobilisation : dénonciation publique de l’attentat contre l’église des Deux Saints le 1er janvier 2011, mouvement « Nous sommes tous des Khaled Saïd », répondant à l’assassinat de ce jeune homme par des policiers en juin 2010, retour en Égypte de M. El Baradei, ancien directeur de l’Agence internationale pour l’énergie atomique, mobilisations de l’extrême gauche et des nassériens au sein de Kifâya et, last but not least, travail militant de la confrérie des Frères musulmans. La chute de Moubarak ne marque pas de césure dans les luttes ouvrières qui articulent refus de la précarisation, reven-dications salariales et d’autonomie syndicale. Au point, écrivent Joel Beinin et Marie Duboc, « qu’après le départ de Moubarak, le 11 février 2011, la contes-tation ouvrière ne s’est pas apaisée ». La nombreuse participation ouvrière au mouvement révolutionnaire ne saurait être autonomisée d’un cycle de mobi-lisation plus large, ouvert au début des années 2000. Au demeurant, les contraintes qui enserrent les contestations ouvrières – entraves aux libertés de rassemblement et d’organisation – se perpétuent dans « l’après-Mou-barak », alors que son départ est loin d’avoir coïncidé avec une quelconque amélioration des conditions de vie des catégories populaires.

Pas de spontanéité, mais des structurations héritées ou émergentes

Les mobilisations révolutionnaires sont tributaires des mouvements qui les précèdent, elles ne s’abstraient qu’en partie des états politiques et sociaux qui les voient naître. Dans le même temps, elles transforment, certes incomplè-tement et conjoncturellement, le contexte où elles émergent. Figurant en excellente place au dictionnaire des idées reçues sur les soulèvements popu-laires dans le monde arabe, la spontanéité des soulèvements ne résiste pour-tant guère à l’analyse9. Au fil des semaines qui ont conduit à la chute de Ben

9. Par exemple, Schraeder, Peter J. et Hamadi Redissi, « Ben Ali’s Fall », Journal of Democracy, vol. 22, n° 3, 2011, p. 5-19.

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Ali, l’ambivalence de l’Union générale des travailleurs tunisiens, la centrale syndicale historique, joue à plein. Alors que ses élites tunisoises demeurent prises dans les routines, les calculs et les transactions avec le pouvoir poli-tique, les militants des sections locales sont aux côtés des émeutiers, offrant logistique, liens et encadrement. Avec les avocats, les militants syndicaux vont jouer un rôle décisif dans la nationalisation du soulèvement et de ses mots d’ordre. Les têtes de réseau du soulèvement alexandrin sont, quant à elles, loin d’être de nouvelles venues dans l’action protestataire. Bien qu’il mette au jour des dispositions nouvelles, c’est l’un des apports de la contri-bution de Youssef El Chazli et Hervé Rayner, le soulèvement égyptien confirme des leaderships et active des compétences acquises dans des confrontations antérieures avec le régime et ses agences sécuritaires. La revendication de dignité, mot d’ordre central du soulèvement, semble quant à elle peu dissociable des revendications élaborées tout au long des années 2000 dans les espaces de mobilisation ouvrière.

La thématique de la diffusion, travaillée par l’école du « processus poli-tique » chère à Doug McAdam, restitue de manière imparfaite les mécanismes de massification de la contestation, de nationalisation de l’action collective et d’unification des mots d’ordre. Cette imperfection se retrouve dans l’ana-lyse du développement de mobilisations d’un pays à l’autre. De ce point de vue, l’exemple tunisien ne joue pour les révolutionnaires alexandrins qu’en fonction des transformations, parfois brusques, de leurs perceptions du jouable et du faisable. Ces variations appellent des mises au point circons-tanciées sur le rôle supposé des nouvelles technologies d’information et de communication. À l’écart des envolées sur les prétendues révolutions Facebook ou Twitter, l’enquête de Romain Lecomte conclut : « ces médias n’ont pas constitué un outil de coordination majeur pour les acteurs de ces soulèvements ». Les usages d’Internet, en Tunisie, en Égypte ou ailleurs dans la région, ne sauraient expliquer la diffusion des mots d’ordre mobilisateurs. En revanche, nous rappelle Romain Lecomte, les cyberactivistes tunisiens ont joué un rôle décisif dans la publication à l’international des images des contestataires et de la répression subie. Cette activité s’est menée dans deux directions. D’une part, les cyberactivistes ont alimenté en images et infor-mations la presse internationale, contribuant à la fragmentation du régime et rendant celle-ci perceptible à la population. De l’autre, le détour par les chaînes satellitaires arabes largement diffusées en Tunisie a simplifié les problèmes d’action collective. Dans leur récit du soulèvement alexandrin, Youssef El Chazli et Hervé Rayner s’écartent des illusions technophiles et montrent combien il est pertinent de ne pas séparer activités en ligne et hors-

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ligne. Les unes et les autres se répondent. Engagement dans l’action de rue et présence sur les médias sociaux se nourrissent et se reflètent.

Une attention soutenue aux pratiques des acteurs, à ce qu’ils font lorsque – souvent au péril de leur vie – ils revendiquent et manifestent ou prennent les armes, permet de documenter précisément la diffusion des modes de la contestation. Ainsi, les apprentissages des modes d’action, conventionnel-lement perçus dans la durée10, se sont révélés extrêmement rapides. Des graffitis de Der‘a aux manifestations simultanées du vendredi, en passant par les pétitions d’artistes et les cortèges funèbres transformés en marches pro-testataires, un riche répertoire protestataire syrien s’invente en quelques mois, comme nous le rappelle Leïla Vignal. En la matière, l’action des Comités locaux de coordination est décisive, les réseaux sociaux ne faisant que redou-bler les liens établis « dans la vie réelle ». Slogans, drapeaux et appuis mutuels ne défient pas seulement le régime et ses agences de répression, ils manifestent une communauté politique alternative en voie de constitution. La modélisa-tion de l’occupation des places centrales des capitales est un autre exemple de diffusion. Ces phénomènes d’occupation soulignent la double dimension stratégique et symbolique du « lieu », de la « place ». Lieux du changement, la place Tahrir, la Kasbah, la « place du Changement » à Sanaa, celle de la Perle à Manama, la place Nasser à Amman ou la place de l’Horloge à Homs condensent la question des modes d’action (savoir-faire, tactiques et slogans), des processus de diffusion, des imaginaires locaux et des effets de nombre.

L’une des dimensions les plus frappantes des soulèvements populaires se situe dans les variations de rythme et d’ampleur d’un pays à l’autre. La « vague » de mobilisations a touché inégalement l’aire arabe ; la diffusion est moins uniforme que ne le laisse supposer le label unifiant de « révolutions arabes ». S’il est indéniable que « le pouvoir de l’exemple11 » a joué, encore faut-il dire comment et en quels termes ; encore faut-il envisager les situations où l’exemple joue de telle manière que les processus revêtent des significations différentes.

10. Tilly, Charles, « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », XXe siècle, Revue d’histoire, n° 4, 1984, p. 89-108.

11. Beissinger, Mark R., « Structure and Example in Modular Political Phenomena : The Diffusion of Bulldozer/Rose/Orange/Tulip Revolutions », Perspectives on Politics, vol. 5, n° 2, 2007, p. 259-279.

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Les limites de l’émulation protestataire

Les limites de l’émulation protestataire renvoient aux différences profondes que présentent, du Maroc au Bahreïn, l’histoire des scènes politiques, le fonc-tionnement des régimes et des économies, la composition des populations ou la structuration des champs religieux. D’un pays à l’autre, l’inégale portée de l’émulation protestataire n’implique pas d’envisager tel ou tel cas sur le mode du manque. Elle invite plutôt à considérer des situations où les routines de mobilisation ont été maintenues, en dépit du fait que certains acteurs aient pu croire leur heure venue. Les déclinaisons locales du cycle ouvert en Tunisie en décembre 2010 et les réceptions différenciées du « Dégage ! » rendent néces-saire d’expliciter les modalités de « l’existant » et non de tenter d’imaginer ce qui aurait pu ou dû advenir au regard de situations « modèles ».

Ces différences locales tiennent à la conjonction d’au moins trois séries de variables qui ont, à des degrés divers, affecté les mobilisations : l’histoire locale des espaces protestataires et leur institutionnalisation, les modalités de contrainte des autorités et le fonctionnement des scènes partisanes.

Ambivalence de l’institutionnalisation des espaces protestataires

La marche différenciée des mobilisations ne saurait s’apprécier en fonction de leurs effets sur les régimes. Le critère semble être plutôt celui du dérapage, de la sortie des routines (de contestation et de maintien de l’ordre) qui fait rupture : c’est là que réside ou non l’élément de surprise. Dans certaines situations, les mobilisations ne débordent pas de leurs espaces et de leurs publics habituels. Leurs organisateurs ne réussissent pas à établir de jonction entre différents espaces de revendication, quand ils tentent de pareils coups. Pour avoir fait florès, le « Dégage ! » n’en est pas moins capté à partir des logiques propres à chacun des espaces protestataires, de leur composition, des intérêts de leurs protagonistes, des liens ou des césures produits par les autorités avec tel ou tel de ces groupes. Les cibles de la mobilisation sont, par exemple, choisies avec soin. Viser le « système » dans son ensemble, comme le font les protestataires algériens, exiger des « réformes » sont autant de périphrases qui évitent de s’en prendre au détenteur du pouvoir. Au Maroc, la revendication d’« un roi qui règne, mais ne gouverne pas » apparaît radicale par rapport au discours officiel de la réforme et aux positionnements des partis politiques. Si les protestations du Mouvement du 20 février (M20F) ciblent l’entourage de Mohamed VI, elles épargnent, au moins dans un pre-mier temps, la figure royale. Si l’on souhaite en finir, c’est avec la corruption

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et non avec la monarchie. Il convient de souligner ici les effets de l’institu-tionnalisation de l’espace protestataire marocain. Ses principaux animateurs sont rompus aux pratiques d’autolimitation dans l’usage des modes d’action, la sélection des mots d’ordre ou le choix des lieux de mobilisation. Ils font preuve d’une habilité tactique qui se traduit, comme y insiste Frédéric Vairel, par la définition prudente des publics et des alliances possibles, la circons-pection dans les relations avec les autorités et le pragmatisme dans l’évalua-tion des risques de la répression. En Algérie, en dépit de la multiplicité des revendications, l’unification des différents mouvements protestataires ne se réalise pas. À lui seul, le contexte – spectre de la guerre civile, expérience de la répression, dispersion des leaderships, annonces de réformes et politique de redistribution – ne saurait expliquer le maintien des routines, la sectori-sation continuée des protestations algériennes. Layla Baamara incite à déplacer le regard vers le cours même des mobilisations. Les divisions pro-fondes qui travaillent l’espace protestataire sur l’action qui convient, les alliances à nouer, les cibles du mouvement se superposent aux luttes pour acquérir « le monopole de la parole contestataire légitime ». À ce fractionne-ment s’ajoute un clivage réaffirmé, de part et d’autre, entre acteurs de l’espace protestataire et acteurs partisans. Loin de fournir des raisons partagées de passer à l’action, le soulèvement tunisien occasionne chez les opposants algériens la réaffirmation de frontières et de jeux de distinction entre protes-tataires et dirigeants des partis politiques d’opposition.

Les enseignements que tirent Marie-Noëlle AbiYaghi et Myriam Catusse de leur enquête ne se limitent pas à l’idée selon laquelle le système confessionnel libanais n’exercerait pas de « magie structurelle » sur le cantonnement des mobilisations. Leur apport réside dans l’exploration fine de la rencontre d’un moment, les soulèvements populaires, et d’un motif, la déconfessionnalisation du système politique, envisagée au prisme de la structuration d’un espace de protestation. Le soulèvement tunisien est l’occasion d’un renouveau de pro-testations qui entendent « en finir avec le système confessionnel ». Loin de bouleverser la scène politique et militante libanaise, ce mouvement est l’avatar des luttes amorcées dans les années 1990 en faveur d’une déconfessionnalisa-tion de la société, incarnées dans les mobilisations en faveur du mariage civil. De fait, les auteures indiquent combien le mouvement de 2011 « s’inscrit dans des formes relativement routinisées de la vie politique libanaise ». En d’autres termes, « descendre dans la rue n’a en soi rien d’exceptionnel » au Liban. Le mouvement rencontre l’une de ses limites dans le « concert de mobilisations », irréductibles aux seules allégeances confessionnelles, qui anime l’espace public libanais. En outre, le projet de rupture avec le système confessionnel fait face

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à la concurrence des mobilisations – « re-mobilisations » conviendrait sans doute mieux – communautaires consécutives aux menaces que fait peser la guerre civile syrienne sur les équilibres du pays. « Que faire ? » Empruntant la forme de dilemmes pratiques, la question se pose à toute entreprise militante. Au risque de paraître réducteur, il semblerait qu’au-delà de l’accord de principe sur la « déconfessionnalisation », les opposants au système confessionnel divergent sur le sens à donner à leur action. La dénomination du collectif, les alliances à nouer, la position à adopter vis-à-vis du conflit syrien, sont autant de terrains de désaccord rendant d’autant plus flou le message et compliquée la relation aux populations ; au point finalement que les structurations parti-sanes, communautaires, politiques et de genre semblent indépassables et que les réunions remplacent les manifestations de rue.

Réinvention de la contrainte

Le fonctionnement de la répression est loin de s’être réduit au cliché de son effet multiplicateur sur l’action collective. Dans différents cas – notamment en Jordanie, au Maroc et en Algérie –, le degré de maîtrise des forces de sécurité, leur capacité à maintenir l’ordre et à encadrer les manifestations, leur évitement prudent des dérapages ont contribué à la limitation des mobi-lisations. Au Maroc, en dépit de déploiements policiers parfois massifs, les forces de sécurité n’ont guère fourni de « martyrs » au soulèvement. L’efficacité de ces modes de contrainte s’est déterminée en fonction de leur mise en relation avec un ensemble plus vaste de dispositifs d’action publique. Ces dispositifs ne se bornaient pas à distribuer des ressources, ils différenciaient et segmentaient des publics en produisant de l’intéressement.

À la certitude de dommages qu’infligeraient les forces de sécurité peut se combiner une incertitude qui inhibe elle aussi les velléités contestataires. La peur de l’inconnu prend la forme d’un passé de violence dont on craint qu’il ne se reproduise : facteur de désordre, la mobilisation populaire conduirait nécessairement à la discorde civile. La volonté de ne pas dilapider de fragiles acquis se manifeste de deux façons qui toutes deux limitent le recrutement des protestataires. Il s’agit, d’une part, des ressources obtenues par les programmes de réformes, ressources qui ne lient pas seulement différentes élites aux « Palais », mais qui « percolent » vers le bas, témoignant de la capacité des régimes à arti-culer des mondes sociaux et politiques divers, du haut vers le bas12.

12. C’est là une approximation satisfaisante des processus de légitimation, cf. Dobry, Michel, « Valeurs, croyances et transactions collusives. Notes pour une réorien-

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Il s’agit, d’autre part, d’une évaluation des effets de l’action publique qui laissent envisager la possibilité de sortir du « tunnel »13. C’est au fond toute l’ambiguïté des revendications de « réforme » qu’interroge Montserrat Emperador Badimon. Insistant sur la « fragmentation de l’espace protesta-taire » marocain, elle montre en quoi l’organisation sur le long terme des mobilisations de diplômés chômeurs les situe en porte-à-faux vis-à-vis du Mouvement du 20 février. L’enjeu des protestations de chômeurs n’est ni de dénoncer leur sort, ni le fonctionnement de l’économie politique marocaine, encore moins d’en proposer la transformation. Il est au contraire de s’inscrire dans un dispositif d’accès à des emplois publics, répartis à la discrétion des autorités, hors de la voie légale du concours. Particularité des groupes de diplômés chômeurs, l’obtention d’un emploi se fait par le biais de l’avance-ment sur un système de listes qui sanctionne la participation aux différentes actions des groupes. L’efficacité de la protestation provient d’occupations répétées de la rue, dans le cadre d’une interaction cadrée et relativement prévisible avec les forces de l’ordre, et d’une forte disponibilité à la négociation avec les autorités. Pour les dirigeants des collectifs de chômeurs, le détour par la rue fait figure de voie d’accès aux arènes fermées de discussion avec les autorités, locales ou nationales, où sont précisés le nombre et les noms des bénéficiaires. Dès lors, les revendications du M20F en vue de réformes pro-fondes, la proximité sociale et parfois politique entre les acteurs des deux mouvements – dont témoigne la participation de l’Association nationale des diplômés chômeurs au Comité national d’appui au M20F – ne suffisent pas à opérer une jonction entre le mouvement et les différentes associations de diplômés chômeurs. La promesse en forme de menace du premier ministre d’une distribution d’emplois aux diplômés chômeurs en échange de leur quiétude politique a reçu une écoute des plus attentives. En l’occurrence, la multiplication des protestations sur le long terme, loin de prendre en défaut le système d’emprise de la monarchie, génère un « rapport de docilité relative à l’égard des pouvoirs publics » des groupes de diplômés chômeurs.

tation de l’analyse de la légitimation des systèmes démocratiques », dans Javier Santiso (dir.), À la recherche de la démocratie. Mélanges offerts à Guy Hermet, Paris, Karthala, 2002, p. 103-120.

13. Cf. la lecture que propose Jean Leca des remarques d’A. O. Hirschman, « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude, vulnérabilité et légitimité », dans Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, p. 35-93.

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Consistance de la vie politique et cantonnement des contestations

En dépit de la déconnexion entre luttes partisanes et compétition pour le pouvoir, au demeurant inaccessible, il existe dans différents pays de la région une vie politique dont témoigne, par exemple, l’organisation d’élections âprement disputées. Les acteurs de ces champs politiques ont accueilli les soulèvements tunisien et égyptien avec prudence et circonspection, hésitant à se mobiliser pour faire pression sur les régimes ; quand ils ne refusaient pas tout simplement leur soutien aux mouvements naissants. Layla Baamara souligne ainsi combien en Algérie les dirigeants du Front des forces socialistes refusent toute alliance avec des collectifs engagés dans la politique de la rue. À la veille des soulèvements, les gouvernants autoritaires en Égypte et en Tunisie avaient drastiquement limité le pluralisme politique. Les « proto-partis » égyptiens et tunisiens ont soutenu les soulèvements populaires. Ainsi, en Tunisie, le Parti démocrate progressiste de Néjib Chebbi a été à l’origine de la diffusion d’informations sur les premières mobilisations à Sidi Bouzid. Il a, avec certains autres groupuscules, critiqué l’action gouvernementale et joué un petit rôle de relais. Par sa limite même, l’effet de ces soutiens de la part de partis marginalisés a été de confirmer l’absence de vie politique et la nécessité de changements profonds. Au contraire, en Algérie, l’armée a laissé se développer une riche vie politique en dépit de sa neutralisation : ses jeux et ses luttes sont déconnectés de la prise du pouvoir. Au Maroc, c’est préci-sément la semblable vitalité de l’espace politique qui confère son efficacité à l’offre royale de révision constitutionnelle. Non seulement cette dernière s’inscrit dans un réformisme élaboré depuis plus de vingt ans, mais encore elle s’adresse à des collectifs politiques, partis et syndicats, qui sont loin de se réduire à des sigles ou à des groupes d’opposants privés de base et d’épais-seur sociales. Le Palais parvient à segmenter les publics : le contingentement des protestations de rue prend son sens au regard d’une offre de réforme menée en direction des partis politiques et des syndicats. Au Liban, Marie-Noëlle AbiYaghi et Myriam Catusse rappellent combien la vie politique de ce système consociationnel est dense, au point de donner l’impression d’un trop-plein de compétition. Loin de limiter leurs interactions conflictuelles aux terrains partisans et parlementaires, ses protagonistes mobilisent et s’affrontent « dans le cadre de compétitions électorales, au sein des assem-blées, voire dans les rues ou par les armes ». Le confessionnalisme a aussi pour effet de segmenter différents publics. Les organisations communautaires sont à la fois conductives et contraignantes pour les mobilisations. Elles fonctionnent comme un canal de répartition de ressources clientélaires et

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Les auteurs

Marie-Noëlle AbiYaghiDocteure en science politique, Chercheure associée, Institut français du Proche-Orient, Beyrouth

Layla BaamaraDoctorante en science politique, IEP d’Aix-en-Provence/Université libre de Bruxelles

Claire BeaugrandChercheuse, Institut français du Proche-Orient, Beyrouth

Michaël Béchir AyariChercheur, International Crisis Group, Tunis

Joel BeininTitulaire de la Chaire Donald J. McLachlan en histoire et professeur d’histoire du Moyen-Orient, Stanford University

Ali BensaâdMaître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille

Laurent BonnefoyChercheur, Centre d’études et de recherches internationales, Paris

Assia BoutalebMaître de conférences en science politique, Université Paris-8 en délégation CNRS au Centre Jacques-Berque, Rabat

Michel CamauProfesseur émérite en science politique, Institut d’études politiques, Aix-en- Provence

Myriam CatusseChercheuse au CNRS, Institut français du Proche-Orient, Beyrouth

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Stratégies de recherche en sciences sociales. Applications à la gérontologie • Richard Lefrançois

Le système de santé québécois. Un modèle en transformation • Clermont Bégin, Pierre Bergeron, Pierre-Gerlier Forest et Vincent Lemieux (dir.)

Le système politique américain • Michel Fortmann et Pierre Martin (dir.)Terrorisme et anti-terrorisme au Canada • Stéphane Leman-Langlois et Jean-Paul

Brodeur (dir.)Théories de la politique étrangère américaine. Auteurs, concepts et approches •

Charles-Philippe David (dir.)Tradition et innovation en Chine et au Japon • Charles Le Blanc et Alain Rocher

(dir.)Traité de criminologie empirique • Marc Le Blanc et Maurice Cusson (dir.)Trajectoires de la neutralité • Valérie Amiraux, David Koussens (dir.)Le travail au féminin. Analyse démographique de la discontinuité professionnelle

des femmes au Canada • Marianne Kempeneers (dir.)Trois espaces de protestation. France, Canada, Québec • Pascale DufourLe vert et le bleu. Identité québécoise et identité irlandaise au tournant du XXe siècle

• Simon JolivetLes Vietnamiens de Montréal • Louis-Jacques Dorais et Éric RichardLes visages de la police. Pratiques et perceptions • Jean-Paul BrodeurL’univers social des adolescents • Michel Claes

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isbn 978-2-7606-3297-445,95 $ • 41 e Photo : © Hossam El Hamalawy

Aussi disponible en version numérique

www.pum.umontreal.ca

Les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte, avec la chute

de Ben Ali et de Moubarak, ont produit un effet de démonstration

des défauts de la cuirasse de régimes apparemment forts. Leurs

succès ont favorisé une propension à l’action dans d’autres pays

arabes, au sein de sociétés dont les revendications et les régimes

ne sont pas forcément identiques. Ils ont ainsi ouvert un cycle de

mobilisations qui, pour l’heure, n’est pas clos.

Mais peut-on parler vraiment de révolution ? De ces affrontements

ont surgi de nouvelles façons d’envisager les rapports de pouvoir,

et c’est sans doute là que réside la principale « révolution » : une

transformation en cours dans les relations politiques, qui place

l’ensemble des protagonistes des scènes politiques arabes sous le

signe de l’incertitude.

Les auteurs s’appuient sur une connaissance de première main des

terrains étudiés et prennent en compte la diversité des contextes pour

expliquer ces événements et leurs répercussions au-delà de la rue.

Michel Camau est professeur émérite de science politique (Institut d’études poli-

tiques d’Aix-en-Provence).

Frédéric Vairel est professeur agrégé à l’École d’études politiques de l’Université

d’Ottawa.

Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe

Les Presses de l’Université de Montréal

Sous la direction de

Michel C a m au et Frédéric Va irel

Ont participé à cet ouvrage :

Marie-Noëlle AbiYaghi, Layla Baamara, Claire Beaugrand, Michaël Béchir Ayari,

Joel Beinin, Ali Bensaâd, Laurent Bonnefoy, Assia Boutaleb, Myriam Catusse,

Marie Duboc, Baudouin Dupret, Youssef El Chazli, Montserrat Emperador Badimon,

Jean-Noël Ferrié, Vincent Geisser, Florian Kohstall, Jean Lachapelle,

Romain Lecomte, Vincent Legrand, Fabio Merone, Thomas Pierret,

Hervé Rayner, Marc Valeri et Leïla Vignal.

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