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" Cil VlLi3 AXIONS" Sous-d éveloppement, stagnation, décadence Étude d'un psychotype : le cas de l'Islam Armand ABEL C'est sans doute à la conquête des Indes Occidentales et à la découverte des hommes « sauvages », comme on disait à cette époquelà et comme on l'a dit jusqu'à une époque fort récente, que remonte ce psychotype dont la pensée vulgaire, encore aujourd'hui, et la pensée savante jusqu'à une époque récente, ont vécu, et qui tient les peuples étrangers à l'Europe Occidentale pour des peuples ignorants, soit tout simplement des formes de civilisation, soit de certaines de ces formes, et en tout cas de celles qui consistent à mener une vie sociale, intellectuelle et technique constamment axée sur une notion de progrès, de plus grand achèvement ou, comme l'ont dit certains littéra teurs, de dépassement. Du XVP siècle au XVIIP siècle, les conceptions sont sensiblement constantes à l'égard des peuples qualifiés de « sauvages », de « barbares ». Plus tard on dira de « primitifs ». Leur nudité, leur ignorance de certains « raffinements », la simplicité souvent mal comprise de leurs mœurs, la com plication de leurs croyances, de leurs rites, l'existence dans ces croyances de façons de voir que l'on qualifie traditionnellement de « superstitions », leur ignorance de la Révélation telle que la conçoit l'Occidental, tout cela était, selon le niveau des observateurs, de nature à maintenir un point de vue qui conduisit à regarder ces peuples comme des peuples sousdéveloppés, sous civilisés, inférieurs en conceptions et en aptitudes fondamentales au regard des Occidentaux. Lorsque la première colonisation, celle qui va du XVP au XVIIP siècle, se fixera dans des pays comme le Brésil, les Antilles, l'Amé rique du Nord, on verra l'homme blanc, héritier de la civilisation occidentale, considérer l'homme de ces pays d'outremer comme un être fondamentalement inférieur, envers lequel on n'est tenu à aucune espèce de considération morale ni seulement humaine. Les colons portugais au Brésil ont certainement atteint 19

Sous-développement, stagnation, décadence Étude d'un

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" Cil V l L i 3 A X I O N S "

Sous-développement, stagnation, décadence

Étude d'un psychotype : le cas de l'Islam

A r m a n d ABEL

C'est sans doute à la conquête des Indes Occidentales et à la découverte des hommes « sauvages », comme on disait à cette époque­là et comme on l'a dit jusqu'à une époque fort récente, que remonte ce psychotype dont la pensée vulgaire, encore aujourd'hui, et la pensée savante jusqu'à une époque récente, ont vécu, et qui tient les peuples étrangers à l'Europe Occidentale pour des peuples ignorants, soit tout simplement des formes de civilisation, soit de certaines de ces formes, et en tout cas de celles qui consistent à mener une vie sociale, intellectuelle et technique constamment axée sur une notion de progrès, de plus grand achèvement ou, comme l'ont dit certains littéra­teurs, de dépassement.

Du XVP siècle au XVIIP siècle, les conceptions sont sensiblement constantes à l'égard des peuples qualifiés de « sauvages », de « barbares ». Plus tard on dira de « primitifs ». Leur nudité, leur ignorance de certains « raffinements », la simplicité souvent mal comprise de leurs mœurs, la com­plication de leurs croyances, de leurs rites, l'existence dans ces croyances de façons de voir que l'on qualifie traditionnellement de « superstitions », leur ignorance de la Révélation telle que la conçoit l'Occidental, tout cela était, selon le niveau des observateurs, de nature à maintenir un point de vue qui conduisit à regarder ces peuples comme des peuples sous­développés, sous­civilisés, inférieurs en conceptions et en aptitudes fondamentales au regard des Occidentaux. Lorsque la première colonisation, celle qui va du XVP au XVIIP siècle, se fixera dans des pays comme le Brésil, les Antilles, l'Amé­rique du Nord, on verra l'homme blanc, héritier de la civilisation occidentale, considérer l'homme de ces pays d'outre­mer comme un être fondamentalement inférieur, envers lequel on n'est tenu à aucune espèce de considération morale ni seulement humaine. Les colons portugais au Brésil ont certainement atteint

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dans leurs comportements à l'égard des hommes de l'Amazonie un degré d'inhumanité qui est loin en dessous du niveau, pourtant extrême, des enva­hisseurs de l'Amérique du Nord, qui se taillèrent un empire au détriment des réserves de chasse et de pâturage des Peaux-Rouges qu'ils introduisi­rent dans leur légende comme d'affreux et barbares sauvages.

Mais il est remarquable que, au XVIIP siècle, certaines conceptions vont changer et une notion s'introduira, notion de caractère exclusivement philo­sophique, c'est la notion de « l'admirable barbare » : le supplément au « Voyage de Bougainville » de Diderot, « L'Ingénu » de Voltaire, pour ne citer que ces deux œuvres, ont accoutumé le lecteur français à songer à une noble simplicité, une douceur, une humanité, contrastant avec la dureté, la violence, l'insensibilité des mœurs occidentales. Mais malgré cela, malgré aussi les « Lettres persanes », malgré le « Mahomet » de Voltaire, malgré les œuvres qui se ressentaient des découvertes constamment approfondies de l'orientalisme, le monde occidental, fier de son organisation technique, qui date, rappelons-le de l'époque des physiocrates, c'est-à-dire de la deuxième moitié du XVIII* siècle, allait progressivement ressentir un sentiment d'or­gueil, un sentiment de supériorité à l'égard des civilisations étrangères. Et tandis que le XVIIP siècle s'extasiait encore sur la civilisation chinoise et sur celle de l'Inde, sur la sagesse et la pensée profonde de l'Islam, et décou­vrait avec plaisir des œuvres comme « Le Q)ran » ou comme le « philosofus autodidacticus » (qui donna naissance au Robinson Crusoe et à nombre de passages importants de l'œuvre d'Helvétius et même de Buffon), le XIX^ siècle, peut-être à cause de la modification de l'équilibre intellectuel, à cause de l'accession à l'art d'écrire et de penser d'une classe dont la vision des choses avait été jusque-là écartée de l'activité supérieure de l'esprit et de la réflexion, et pour d'autres raisons sans doute, où la lutte de la Grèce contre la Turquie joua un rôle, l'Occident commença à regarder avec superbe le monde musulman et avec inquiétude et éloignement la Chine naguère tenue pour sage, l'Inde, et naturellement, les pays avoisinants. Sans doute l'Occident avait-il proclamé au cours de la Révolution française la libération des esclaves — il ne faudra qu'un demi-siècle pour la rendre effective et une guerre sanglante pour en faire disparaître l'usage aux Etats-Unis — sans en effacer toutefois, nous le savons, hélas, aujourd'hui, les redoutables traces. Mais une notion s'était installée, après le XVIIP siècle, cette notion des progrès de l'esprit humain, qui avaient été définis en termes encore tâton­nants mais non moins probants et non moins efficaces, dans le livre célèbre de Condorcet, notion dont l'enseignement, la littérature, la presse allaient s'emparer et parer la pensée occidentale qui, très rapidement, devait opposer l'esprit de stagnation, de conformisme ou d'immobilisme des sociétés non-européennes à l'esprit de piogrès de l'Occident. Et c'est ainsi que nous sommes nés au sein d'une société qui, non sans orgueil, se prétend le paran­gon, le modèle, de toute perfection et surtout le porteur de tout perfection­nement au sein des civilisations et du monde. De là est né également le mythe dont nous vivons, depuis la fin de la guerre de 1940-45, mythe de l'assistance technique, du perfectionnement technique, oià nous nous érigeons en promo-

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teurs de l'amélioration des conditions de vie des peuples extérieurs à notre zone de civilisation. Il s'agit d'un véritable psychotype, d'une notion profon­dément ancrée dans les esprits, mais qui, chose redoutable, a pris l'importance d'une valeur structurelle, fondamentale, dans l'esprit de nombre de sociologues, et particulièrement de ceux qui se sont occupés des pays que l'on a qualifiés de « sous-développés », de « pays en voie de développement » et que peu à peu maintenant, on prend l'habitude de qualifier de pays « neufs », exagé­rant encore l'erreur fondamentale, car la plupart de ces pays, que nous qua­lifions de pays neufs, sont des pays d'une civilisation fort ancienne et longtemps cohérente.

Nous nous proposons ici d'examiner le contenu de ce psychotype et d'étu­dier dans quelle mesure il correspond à des réalités de caractère historique et de caractère sociologique.

Avant de pousser plus loin cette entreprise il convient de définir ici ce que nous considérons habituellement en Occident comme les fondements de la notion de progrès. Il s'agit d'abord, et d'une façon globale, d'une con­naissance constamment accrue, constamment approfondie, constamment sur­tout précisée, de notre environnement. Notre esprit scientifique repose sur la notion de mesure et d'approximation; le progrès résulte d'une approxima­tion plus minutieuse, d'une mesure plus pénétrante, plus exacte, correspon­dant davantage à la réalité des faits. Cette technique de la mesure amène avec elle la critique permanente du niveau du savoir, la recherche de méthodes plus précises dans les connaissances et, dans la mesure où la science nous aide à dominer l'environnement, d'une domination plus sûre, plus complète et plus efficace de celui-ci. Il en résulte, chez tous les membres de la com­munauté occidentale, et chez ceux qui se réclament de cette communauté, un sentiment permanent d'accroissement de la puissance tant individuelle que collective. Cet accroissement correspond à une libération de plus en plus grande du travail servile et du portage. Le travail servile et le portage ont perdu graduellement leur signification depuis l'époque où le métier de maçon, en Occident, lors de la construction des châteaux forts, des cathédrales, et des enceintes urbaines, a exigé de la part de l'ingéniosité humaine des mé­thodes de transport, de levage, des procédés également de taille et de mise en place de la pierre, qui avaient échappé aux hommes du haut Moyen-Age et qui, à certains moments, étaient reprises des meilleures époques de l'Anti­quité. Le portage, qui est certainement la forme la plus misérable de l'asser­vissement humain, est une chose que l'amélioration de la qualité des trans­ports a fait disparaître, et il est significatif qu'il a subsisté seulement là où les conditions climatiques, les conditions physiques, l'absence de bois, l'absence de fer, imposaient à certaines civilisations de demeurer des civili­sations où la bête de somme était le seul succédané du portage humain. On sait que l'Afrique Centrale fut longtemps aussi une région où le portage humain a subsisté implacablement. La civilisation technique s'est, au contraire, étroitement liée à l'amélioration constante des moyens techniques de trans-

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port, à tous les égards : grandeur des bateaux, amélioration du roulement des voitures et des chariots et puis enfin création du chemin de fer et de tout ce qui l'a suivi.

En même temps que l'homme se libère du travail serviie et des techniques qui le plient sous l'œuvre à accomplir et ne lui laissent guère l'occasion de dominer celle-ci, l'esprit philosophique se libère et repense ses conquêtes matérielles en les transférant au sein de conceptions libératrices, avec l'espoir d'améliorer la condition humaine et notamment de libérer l'individu de son asservissement à l'égoïsme que lui imposent ordinairement les conditions mi­sérables ou médiocres de son existence. A mesure qu'il se libère d'une condi­tion de vie précaire et qu'il a l'occasion de penser à autrui, l'homme moderne acquiert progressivement un sentiment, plus proche à la fois et plus étendu, de sa responsabilité, de son efficacité aussi parmi ses semblables. La notion d'assistance est dans les sociétés occidentales un des éléments les plus remar­quables et une des circonstances les plus marquées de l'aperception du progrès de l'esprit humain.

Lorsque nous comparons ces conceptions et ces façons de voir et de sentir à ce qui se passe ailleurs, nous constatons que certaines sociétés ont conçu au cours de l'histoire la notion d'assistance collective, dépassant le sentiment étendu, non de la charité, mais de la responsabilité.

Et nous nous posons maintenant une question : pour quelles raisons cer­taines sociétés qui, un moment donné, ont atteint un très haut niveau éthique, un très haut niveau moral, accompagné d'un développement considérable de l'habileté technique, ont-elles cessé de conquérir, de se développer, d'élever ce niveau, pour en arriver à cet état de stagnation indiscutable que nous constatons au cours de l'histoire dans la plupart des très grandes communautés, et notamment dans les communautés islamique, chinoise et hindoue. Il con­viendrait ici de faire un retour en arrière et de ne pas oublier qu'à partir de l'époque où se constitue l'Empire Romain, c'est-à-dire celle où la vertu ro­maine traditionnelle est perdue, l'empire tout entier, constitué de clients de l'Empereur, devient assez curieusement une proie qui se dévore elle-même. A ce moment-là la vie du monde ancien connaissait déjà trois siècles d'un ralentissement qui allait, très rapidement, au moment précisément où s'éta­blissait le pouvoir de l'empereur de droit divin, voire divinisé, se transformer en une stagnation qui allait, au IIP siècle de notre ère, c'est-à-dire en un temps relativement court, faire de tout l'empire une proie toute faite pour les Barbares qui l'entouraient.' Il y a eu, là aussi, un phénomène de stagnation et un arrêt du développement, d'un développement qui n'avait jamais con­cerné d'ailleurs qu'une zone assez réduite et à une époque déjà lointaine, car il est difficile d'attribuer au monde romain, après la fin de l'époque classique, un développement qui, dans quelque domaine que ce fût, marquât un progrès.

Les notions de stagnation et de décadence d'une civilisation, notions sub­jectives très souvent, constituent un ensemble qu'il faut d'abord envisager dans ses traits positifs. Et le premier pas qu'il conviendra de faire, c'est de définir la notion de stagnation.

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J'ai proposé autrefois, en étudiant la dynamique sociale de l'Islam, de tenir pour modèle de toute société un modèle thermodynamique : aussi longtemps que dans une société subsistent des différences de tension et de niveau, cette société est le lieu d'une activité qui n'est pas un mouvement confus mais un ensemble de courants ayant des directions bien définies et qui, tendant notamment à faire progressivement accéder au pouvoir des masses qui en avaient été jusque là écartées, accroît dans leurs rangs la conscience, l'effort et la cohésion indispensables à la participation à la vie sociale. En même temps leur effort implique pour elles un accroissement d'efficacité et de conscience. Mais dès qu'une société en arrive au stade où l'effort global ne tend plus qu'à conserver certains privilèges, et qu'elle s'arrête à un certain niveau qui apparaît comme intransgressible et indépassable, cette société s'installe dans un confort pseudo-intellectuel qui ouvre la voie à la déchéance, marquée d'abord par la stagnation et le formalisme, à quoi succède l'immo­bilisme, jalousement défendu. A ce moment-là la société entre en régression : c'est le moment où nous dirons que la société est entropique (1). A ce moment-là désormais, la société ne peut attendre son salut que d'un choc venu de l'extérieur, consécutif à une conquête, à une guerre menée par un peuple étranger, généralement barbare, ou, dans le cas le plus favorable, à une révo­lution fondamentale : la révolution française est un bel exemple de choc venu de l'intérieur et rénovant une société en amenant de façon décisive une nouvelle classe au pouvoir. La révolution russe, dans le niveau de stagnation où se trouvait l'empire des Tsars, en est un autre exemple, mais là, l'im­pulsion n'est pas seulement venue de l'intérieur, mais surtout des idéologies brassées et élaborées hors de la Russie et apportées par des idéologues révo­lutionnaires. Lorsqu'une société ne connaît ni révolution intérieure, ni conquête extérieure, lorsque cette société se contente et se satisfait de son niveau ou se trouve organisée de façon à n'en point pouvoir changer, fût-ce par la conviction de sa propre supériorité, on peut dire qu'elle est exposée à la stagnation. Et c'est précisément parce que nous ignorons trop souvent les conditions dans lesquelles une société est entrée dans un état de stagnation, que nous avons tendance, avec une expérience historique ridiculement brève et surtout généralement bornée, à considérer que cet état est structurel, qu'il est inévitable, et qu'il est constant, pour une société déterminée, d'être une société stagnante. C'est ce que, pendant le XIX® siècle, beaucoup trop de sociologues, d'historiens, et surtout de gens dont le métier est de diffuser des idées faciles, communes et vulgaires, ont trop facilement pensé au sujet des grands ensembles sociaux dont nous avons parlé plus haut.

Nous voudrions étudier en particulier le cas de l'entrée de l'Islam dans la stagnation, et les circonstances dans lesquelles il a stagné.

(1) Faute de contrastes et de tensions, aucune doctrine ne rassemble autour d'elle les efforts de la pensée, aucune promesse ne galvanise les efforts matériels. C'est le temps des fatalismes, des stoïcismes, des hédonismes, du cynisme.

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Le inonde de l'Islam est fortement marqué, dès l'origine, sur un point : héritier d'empires, où une exploitation impitoyable avait, des siècles durant, épuisé la terre et lassé l'espoir humain, le monde méditerranéen du VIP siècle, manquait désormais d'un élément fondamental indispensable à l'activité humaine, l'eau abondante, et d'autres éléments encore : mines de métal aisé-' ment accessibles, combustible abondant, bois de construction en quantité suffisante pour accomplir des constructions importantes et sans cesse renou-' velées. Il faut y ajouter le manque progressivement aggravé d'outils puis-' sants, dont l'abondance du fer, autant que l'esprit d'entreprise, est la condition sine qua non. Les sociétés de la Méditerranée sont, au Moyen-Age et jus­qu'au XIX*^ siècle, condamnées à connaître périodiquement la limitation des' moyens, avec la pénurie qui en est la conséquence, et, comme toute société tend à se maintenir en vie, à entretenir un dynamisme vital fait d'espérance, de désir de se reconnaître et de se retrouver. La société musulmane, comme avant elle la société alexandrine, et comme l'empire romain décadent, s'est repliée sur des doctrines mettant le mérite dans la sobriété, dans l'acceptation de moyens limités, dans la maîtrise des désirs et, par voie de conséquence, dans l'exaltation de valeurs affectives d'origine verbale. La société islamique, par surcroît, a introduit dans son échelle de valeurs un sentiment de certitude reposant sur son eschatologie. La promesse du salut éternel, garantie à tout musulman conforme aux règles de l'Islam, est évidemment un élément à la fois de fierté, rassurante, de certitude affective et de confort intellectuel.

La société islamique, enfin, est une société dans laquelle s'est développé et a été cultivé, en dehors des croyances eschatologiques, le mythe d'une fra­ternité s'étendant à tous les hommes pratiquant l'Islam et, dans une certaine mesure, aux hommes connaissant et employant la langue arabe. La certitude eschatologique, les grandes espérances nées soit de la simple pratique reli­gieuse, soit, à une époque à peine plus récente, de pratiques mystiques, vont avoir pour conséquence un éloignement constant des choses du monde maté­riel. L'Islam porte dès l'origine le poids d'une haute vertu. Réaction contre l'avarice des marchands de la Mecque, réaction née dans l'hostilité que porte à ces hommes durs et impitoyables le prophète Mahomet, l'Islam a condamné ce qui faisait la puissance et la richesse de ces marchands : avant tout le culte de l'argent, accidentellement et en corollaire, la pratique du prêt à intérêt, de l'investissement rapportant des richesses. Toutes ces notions vont' avoir sur le devenir temporel de l'Islam des conséquences redoutables en ce sens qu'elles limiteront l'activité possible des Musulmans dans un monde qu'ils ont conquis, dans un monde où, chose remarquable, le goût du voyage, le goût du déplacement pouvaient favoriser les possibilités d'enrichissement : le marchand musulman seul devra à son commerce l'occasion de connaître la générosité divine qui lui fera faire de bonnes affaires. La spéculation sera un but souvent poursuivi, mais jamais reconnu, et il n'y aura pas de loi, de règlement, ni d'usage qui en établiront les normes, qui en limiteront les effets ni qui en caractériseront la légitimité. Ceci aura pour conséquence que le prêteur d'argent sera toujours un usurier, généralement sans scrupules, parce que sans garantie, et que l'entrepreneur sera un homme toujours exposé à

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dépendre des circonstances que caractérise ce mot — qui est d'ailleurs d'ori­gine arabe — le « risque ».

D'un autre côté la fraternité universellement proclamée n'a pas en vue les biens de ce monde. Ces biens sont choses dont il faut se détacher, et la religion musulmane, aussi bien sous sa forme traditionnelle que sous sa forme mystique, proclame comme le devoir premier et dernier du musulman le fait de préférer aux biens terrestres ceux qu'apportera le jour de la Résur­rection, le Jugement Dernier. Il faudra préférer, comme on dit, al din à al dunya, car al dtmya (le monde) c'est ce qui risque de nous induire en tentation, et, par conséquent, de nous perdre. Sans doute, l'Occident chrétien connut-il jus­qu'au VIP siècle, au moins, cette doctrine, mais l'Occident s'est précisément libéré de cette valeur morale ambiguë pour se lancer, non sans dureté, non sans barbarie sans doute, dans le monde des affaires et son royaume est devenu le royaume de ce monde.

Dans le monde musulman, le détachement du monde matériel, du monde physique, a pour conséquence une attitude décidément stoïcienne. Stoïcienne, mais à base de foi, à base d'espérance, avec une charité qui est surtout spi­rituelle, et qui vise à faire assister les hommes les uns par les autres pour subsister tout juste assez bien et assez longtemps pour faire une bonne fin, et pour atteindre les buts fondamentaux et essentiels qui sont le retour à Dieu, la tawbat, et des conditions favorables pour le Jugement Dernier. Cette fraternité de convention va fort curieusement faire prévaloir, au sein même de la charité, les intérêts purement spirituels sur tous les intérêts maté­riels. II est de mise ici de faire une comparaison dans l'esprit et le but des fondations pieuses : les fondations pieuses byzantines, celles sur lesquelles il semble bien que les fondations musulmanes aient calqué largement leur organisation, sont, naturellement, les églises et les couvents, puis les écoles, les orphelinats et les hôpitaux. Or, s'il est vrai que les prescriptions cora­niques s'indignent contre l'homme qui ne nourrit pas l'orphelin, qui ne se soucie pas des pauvres, des vieillards ni des malades, on constate avec un certain étonnement, lorsque l'on n'est pas au courant du fond des choses, que les fondations pieuses arabes sont avant tout des écoles, des mosquées et, dans le domaine de l'assistance sociale, seulement des matistan, c'est-à-dire des hôpitaux de fous. L'hôpital, l'orphelinat n'ont pas de sens : l'orphelin doit être soutenu, c'est une chose entendue. Et la charité de sa famille, et, envers sa famille, la charité individuelle du prince et de la collectivité tout entière doit lui donner le moyen de subsister. Mais il recevra dans les écoles l'essen­tiel, c'est-à-dire l'instruction religieuse, qui lui permet, au sein du droit musulman comme au sein de la foi musulmane, de trouver le chemin de la vérité. Quant à l'hôpital, il n'a pas de sens, car soigner les malades et les guérir c'est accomplir une action qui est presque un péché étant donné que la maladie vient de Dieu et la guérison vient de Lui : venir entraver le déve­loppement d'une volonté divine c'est croire d'une façon assez insensée que la volonté de l'homme soit de nature à modifier les desseins de Dieu. D'ail­leurs, pour être logique, il faut bien admettre qu'à partir du moment où Dieu Tout-Puissant sait ce qu'il doit faire en ce monde et le mène, si, pour le mieux

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de toutes choses, la maladie peut devenir, en se terminant par la mort, une voie plus rapide ouverte aux musulmans pour atteindre aux félicités éter­nelles, il est absurde d'essayer d'en détourner le cours. Et il est significatif à ce sujet que le malade mourant au cours d'une épidémie, la femme mourant en couches, l'homme mourant dans le feu, dans l'écroulement d'une maison, le naufrage d'un navire ou sur la voie d'un pèlerinage, reçoivent le Paradis en récompense de leur martyre. Et nous laissons de côté celui qui meurt en voyage et celui qui meurt sur le chemin de Dieu et qui sont aussi, étant donné les épreuves par lesquelles ils sont passés, assurés des mêmes bienfaits.

Le but suprême du musulman donc, le but avéré, accepté avec joie, ce n'est ni la richesse, ni la puissance, mais le Paradis. Et ceci implique l'indiffé­rence à la maladie, à la souffrance, à la mort. Dans l'ordre social, cela implique aussi la résignation. « Obéissez à Dieu, à son Prophète et à ceux qui sont revêtus du pouvoir », quels que soient ceux-là. Ce qu'il faut, c'est avoir un prince et il vaut mieux un mauvais prince que pas de prince du tout. Le pire sort, dans l'autre monde, sera celui du révolté ou celui du prince injuste, c'est-à-dire de celui qui aura manqué au devoir essentiel qu'un bon Musulman se voit imposer et qui consiste à veiller au salut de ses frères.

Cette doctrine fondamentale n'a jamais cessé de régner dans les milieux de musulmans conformes et convaincus. Dès les premiers temps de la conquête, la naissance des tendances dites mystiques et reposant sur l'absti­nence (zuhd) autant que sur le scrupule dans la pensée et dans les actes, va la marquer profondément et renforcer encore ses effets. Mais il ne faut pas oublier que les Musulmans qui firent la conquête, comme ceux que la conver­sion apporta à la communauté dans les premiers temps qui suivirent la conquête, demeurèrent longtemps, dans le monde de la sunna, une minorité. Les Iraniens, contraints à se convertir en masse, réagirent par des comporte­ments hétérodoxes et par une attitude constante d'opposition, génératrice de riches hérésies et de sécessions constantes, qui aboutirent notamment à la restauration, dans l'expression littéraire, de tout leur passé légendaire et, avant toute chose, de leur langue.

Entre la Mésopotamie et l'Espagne, l'Islam conformiste se trouva con­fronté, entre le VHP et le X" siècle, à une opposition profonde, dont la polé­mique islamo-chrétienne fut une des expressions les plus caractérisées.

Cette opposition revêtait des caractères par ailleurs multiples, sur lesquels il est important de mettre ici l'accent, afin d'en engager exactement les valeurs et les possibilités.

L'empire byzantin, au sein duquel avaient vécu les populations conquises par les Musulmans, présentait sans doute, au moment de la conquête, des signes de faiblesse indiscutable. Si l'empereur Héraclius cependant, par l'am­pleur de ses entreprises et la grandeur de ses malheurs, frappe l'attention de l'historien, il n'en laisse pas moins le souvenir d'une vigueur et d'une puis­sance de réaction qui ne sont pas la marque d'une irrémédiable décadence. Et cette vigueur, c'est dans la vitalité des provinces anatoliennes autant qu'euro­péennes de son empire, qu'il allait en trouver les ressources. Il reste que,

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comme l'Egypte, où l'hérésie révélait la trace historique d'une opposition irré­ductible à la centralisation romaine plus encore que d'une réaction aux exac­tions fiscales, les provinces syriennes avaient abandonné Byzance et l'em­pereur sous l'effet du mirage que faisait miroiter pour leurs chefs locaux le caractère ambigu de la dhimma. On a employé le mot trahison, manque de patriotisme, etc.. Ces expressions sont aussi anachroniques que dépourvues de sens historique. La majorité des Syriens, comme des Egyptiens, ne con­naissaient de sens de cohésion que local, limité à la ville, au couvent aux­quels ils appartenaient, et aux biens domaniaux ou privés qui en dépendaient. Quant au sens de l'appartenance à la Chrétienté, il faut connaître l'histoire des hérésies et de leur littérature pour en mesurer les limites et l'esprit.

Si le choc produit par les effets tout de suite décevants de l'occupation arabe n'eut pas pour conséquence de réveiller chez les Chrétiens le sentiment profond de leur unité, il eut au moins deux conséquences : ce fut, d'une part, la prise de conscience de leur condition de peuple offensé et humilié par le paiement d'un tribut (dhimma) qui n'était plus celui des provinciaux dans l'Empire, mais celui d'un peuple rachetant son indignité « en payant le tribut de sa propre main et en étant humble (Coran. IX) », et de l'autre, le sentiment, issu de la confrontation dogmatique des religions — iden­tifiées dans leurs concepts aux nations même, ne l'oublions pas — d'une situation paradoxale qui renversait toutes les valeurs éthiques définies par des siècles d'élaboration chrétienne : christologie et eschatologie, libre arbitre, culte des saints et de la Vierge, sans compter tout le système ecclé­siastique. Les couvents, architecture profonde désormais des communautés chrétiennes, et représentant sous l'autorité de l'Islam, et conventionnellement, « le peuple chrétien des tributaires », jouèrent un rôle de premier plan dans cette opposition. Mais un autre élément intervint dès les premiers temps, constitué par une classe dont la sociologie — encore mal étudiée — du monde constitué par la conquête, ne tient pas assez compte. Ce fut la classe des lettrés : fonctionnaires byzantins demeurés en place et dont les descen­dants, éventuellement convertis à l'Islam, ne cessèrent jamais d'occuper un rôle actif dans les affaires, médecins nestoriens, marchands lettrés, voire moines en rupture de cloîtte, et pratiquant, au sein d'une vie aventureuse parfois, des arts suspects mais demandés, comme l'alchimie et l'astrologie.

Très vite, la compétence multiforme des membres de cette classe s'im­posa à la communauté musulmane et parvint au sommet du prestige à l'époque du coup d'état abbasside (749) qui porta au pouvoir les groupes multiformes d'une élite qui, bien qu'arabisée dans son langage et islamisée dans son comportement, connaissait des arrière-plans infiniment plus com­plexes, religieusement, philosophiquement et l'ittérairement, que la caste dominante, purement arabe, qui avait illustré le khalifat omeyyade. Il en résulta, sous les premiers Abbassides, une intense tension qui se traduisit à la fois par la naissance de partis politico-religieux et par le développement de nouvelles aspirations intellectuelles.

Le choc arabe, avec ses traditions renforcées par les certitudes eschatolo-giques qu'impliquait l'Islam, engendra notamment chez les membres les plus

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conscients des populations de langue araméenne et de tradition hellénique, un intense retour à la conscience de leur passé culturel.

De tous temps, les Arabes avaient revendiqué, pour eux, pour leurs tribus, une excellence qui se traduisit dans leur littérature poétique. Confrontés avec des peuples vaincus, non-arabes et non-musulmans, ce sentiment de supériorité, renforcé par les prescriptions de la dhimma, s'extériorisa avec d'autant plus de force que les vaincus s'appliquaient à revendiquer l'excellence de leurs valeurs dogmatiques d'abord, puis de leurs valeurs culturelles, que les polémiques qu'il leur était donné de mener, offraient une raison d'exploiter à fond.

C'est dans cette atmosphère que l'on vit naître, très rapidement, dans les deux principaux centres intellectuels du khalifat abbasside, Bassora, ville de marchands et centre d'enseignement, et Bagdad, lieu de toutes les expériences, la curiosité philosophique, avec tous les développements que l'esprit inquiet des populations ne tarda pas à intégrer dans la pensée politique ou, pour mieux dire, politico-dogmatique, car dans le monde musulman, aucune pensée politique ne pouvait se concevoir sans un arrière-plan dogmatique.

On assista, dans le Khalifat de Bagdad, à ce qui aurait pu être une Re­naissance. Entre les Chrétiens dont, au début du VHP siècle, Jean Damascène avait, en grec, réorganisé la pensée suivant des schémas aristotéliciens, et les Perses, dont les représentations s'infiltraient dans la langue et la sensibilité arabes, par la voie d'adaptations littéraires, l'élite des Arabes apprenait à connaître, au-delà du tribalisme privilégié oii se mouvait le peuple élu qui était le leur, un humanisme aux valeurs multiples, allant du Banquet de Platon au Pançatantra, des schémas de l'Isagogé aux détails de l'Organon, de la pensée plotinienne à l'émanationnisme iranien.

Dans la première moitié du IX** siècle, une figure s'impose à l'attention de tous : c'est al Kindi, celui que la postérité désignera comme le Philosophe des Arabes, et dont l'immense effort s'est tendu avant tout vers un but : apporter à ceux qui parlaient sa langue les définitions et les développements élémentaires leur permettant d'aborder la pensée philosophique. Ce pont, qu'ai Kindi tendait entre l'enseignement aristotélicien des écoles araméennes et les besoins de la théologie arabe à ses débuts, allait permettre d'ouvrir dans l'enceinte bien close où l'Islam enfermait ses fidèles, une brèche par où les idées renouvelées et les attitudes sociales nouvelles allaient s'engouffrer et menacer de submersion, pendant deux siècles, les doctrines et les attitudes reçues de l'état musulman.

Ceci revient à dire que les échanges et les contacts particulièrement actifs qui trouvèrent place dans tous les lieux où s'opérèrent des rencontres, abou­tirent de la part des Chrétiens comme des Musulmans, à des contestations qui, dans l'ordre immédiat, remirent en question jusqu'aux justifications même de l'Islam et ses prétentions à la suprématie, tant dans le domaine des religions que dans celui des langues et des lois.

En même temps, de très vieux usages, comme les voyages côtiers des marchands du Golfe Persique vers l'Extrême Orient, sortirent de la simple

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et profitable pratique pour se voir codifier et sublimiser, et prendre, par là, l'intense signification du texte, offert soit au peuple dans les récits dont Sindbad le Marin est demeuré le type, soit au public lettré, dans les notes du marchand Soleyman et du capitaine Bozorgh. Avec ces récits, dont les voya­geurs arabes continueront la stimulante tradition quand l'Islam se sera, partout ailleurs, replié dans sa rassurante auto-contemplation, le monde isla­misé du IX''-X'' siècle sentait s'ouvrir au large les voies du monde, que la pratique millénaire du commerce de la soie avait longtemps tenues ouvertes aux empires romain, iranien et byzantin, et dont la connaissance, longtemps seulement spécialisée, réaffleurait soudain dans une large prise de conscience collective. Les polémiques eurent des effets parallèles à l'œuvre des voyageurs : elles ouvrirent les esprits à la multiplicité des doctrines et, parfois, en firent sentir le caractère relatif à ceux-là même qui s'y comportaient en partisans acharnés.

Les choses du domaine politique suivirent le mouvement de l'opposition éthique et dogmatique. Si Ibn Al Muqaffa paya de sa vie son activité litté­raire, ce fut à cause de la position philo-iranienne qu'il avait adoptée, allant jusqu'à écrire une apologie du dualisme religieux, fond même de l'éthique et de la croyance des populations persanes, dont l'appui avait été décisif lors de l'accession des Abbassides au pouvoir. Par là, ce conseiller du Khalife al Mansur prenait place dans les débuts du double mouvement politique et idéologique qui allait agiter violemment le Khalifat, depuis le règne du Khalife al Mehdi (775-785), troisième khalife abbasside, jusqu'à celui d'al Mutawakkil (847-861), dixième de la lignée. Idéologiquement, l'effort des populations vaincues et conquises — populations ayant en réalité capitulé et demeurant mal soumises — contre l'arbitraire et les exigences constamment accrues à la mesure de la prétention des occupants à une excellence pré­supposée, cet effort menait à la comparaison des religions et des institutions, à la redécouverte d'espérances politiques, voire eschatologiques, où très vite les données du platonisme et de l'aristotélisme entrèrent en jeu, jusqu'à servir d'arguments pour des édifices idéologiques oii l'Islam n'était plus qu'une façade ou un prétexte.

Mais en même temps que dans les milieux savants et lettrés on osait penser à un système de gouvernement idéal, dégagé des tares qui marquaient la domination des Khalifes, naissaient dans les masses des tendances et des mouvements qui utilisaient en les déformant les traditions authentiques sur le pouvoir dans l'Islam, ou, encore, n'hésitaient pas à introduire des traditions supposées destinées à justifier au sein des masses ou dans l'esprit de leurs membres des activités nettement subversives. Les trois premiers siècles de l'Hégire furent marqués par les soulèvements à main armée des Kharidjites, d'abord ennemis irréconciliables des omeyyades autant que du parti d'Ali, puis révolutionnaires purs et trublions avérés, mêlés à tous les mouvements qui pouvaient déséquilibrer un état musulman qu'ils tenaient pour vicié dans ses principes, étranger à la fraternité foncière et à l'égalité des Musulmans, et dont ils rejetaient en bloc les attitudes et les croyances. En face d'eux, le parti d'Ali, d'abord purement dynastique, fut à l'origine de la doctrine

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Ismaélienne d'une part, de mouvements alides multiformes de l'autre, qui empruntèrent des dogmes et des principes aux doctrines irrédentistes de l'Iran jusqu'à tomber dans les excès de la Ghula, qui allèrent jusqu'à pro­clamer chez les descendants d'Ali la présence d'une inspiration divine per­manente, voire jusqu'à affirmer et célébrer le caractère divin d'Ali lui-même.

Idées obscures et confuses, sous-tendues en permanence par l'émanation-nisme gnostique, qui avait trouvé dans l'Iran le plus fécond des terrains, mais idées exaltantes par les promesses de réparation et de rétribution qu'elles introduisaient dans la perspective même de l'histoire.

Le mélange de promesses eschatologiques et de tendances à la révolte aboutirent parfois à des actions de grande envergure, d'un caractère révolu­tionnaire incontestable, traduit en actions politiques et en entreprises mili­taires, dont le déroulement incomplet marqua chaque fois un affaiblissement de l'empire. Les plus notables de ces événements furent, sous le règne d'Al Ma'mun, le soulèvement des paysans et des propriétaires terriens de l'Azer-baïdjan, conduit par Babek, meneur d'hommes et chef militaire, dont l'image si déformée qu'elle soit chez les historiens, est celle d'un homme de son peuple, révolté contre l'oppression exercée par des conquérants, à qui trois siècles n'avaient pas encore apporté ni la réconciliation ni l'assimilation de cette vaste province, dont la richesse relative faisait une proie offerte à toutes les exactions. La révolte de Babek avec ses suites dura vingt deux ans et impliqua un ensemble idéologique puisant ses inspirations à la fois dans la tradition religieuse de l'Iran antéislamique et dans un rigoureux sentiment de justice sociale. Elle se termina par une répression cruelle. Mais on peut mesurer l'intensité de l'émotion qu'elle causa, aux supplices recherchés à quoi Babek fut soumis après sa défaite et aux récompenses presque royales dont fut gratifié son vainqueur, le Turk al 'Afshin : une couronne, deux épées incrustées de pierreries, le gouvernement de Sind, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. Al Afshin eut à connaître d'autres révoltes, puisqu'en Basse-Egypte, il avait collaboré avec le futur Khalife al Mutasim à réduire le soulèvement des Coptes et des Arabes semi-sédentaires du Delta.

Il n'a jamais été procédé à la rédaction d'une « histoire des soulèvements » dans le monde musulman. D'origine alide ou kharidjite, ils furent le pain quotidien des Khalifes et de leurs officiers. Mais ils étaient seulement dans la tradition arabe de rivalités et d'ambitions personnelles. Le thème en était banal : dans le cas d'une révolte alide, un personnage, se découvrant une généalogie lui offrant la possibilité de revendiquer certains titres, grou­pait autour de lui un certain nombre de partisans, destituait un gouverneur local, débauchait souvent quelques garnisons et marchait à travers le pays jusqu'au moment où un autre gouverneur, sous l'ordre du Khalife, disposait d'assez de ressources pour lui barrer le chemin, et mettre fin à sa carrière par la fuite ou par la mort. Quand le prétendant avait devant lui un j>eu de temps, il trouvait un prédicateur qui enrichissait de quelques détails dogma­tiques les doctrines formant le corpus de l'hérésie alide. Pour les révoltes kharidjites, qui furent surtout actives sous les Omeyyades, on doit les consi-

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dérer seulement comme les épisodes d'une opposition acharnée, puisant ses sources dans la déception profonde que ressentirent des convertis, d'autant plus convaincus qu'ils étaient tardifs, devant le spectacle pitoyable qu'offrit le Khalifat d'Ali et sa rivalité avec le cynique Muawija.

Quelle que fût au reste l'orientation des révoltes alides ou kharidjites, elles ne portèrent jamais en elles un caractère révolutionnaire, puisant, à propos de faits sociaux susceptibles d'être largement compris, leurs forces dans une idéologie étrangère à l'Islam, même si elle portait un déguisement islamique.

Mais il est une révolte, au contraire, à côté de celle de Babek et de ses Khurramites, qui retiendra ici l'attention de l'historien des sociétés. Par sa nature et son orientation, par sa gravité aussi, elle a marqué des moments dans la prise de position des classes les plus opprimées du monde islamique. Cette révolte sur laquelle les Byzantins ne se sont pas trompés, et qui allait finalement déboucher sur le grand schisme fatimite, fut celle des Qarmates. Elle comporta une véritable organisation révolutionnaire, menée surtout parmi les paysans de l'Iraq et les tribus de Syrie, mais plus encore que la recherche d'adhérents, que l'organisation de petits groupes d'action locaux — préparée pendant douze ans, dans l'ombre, de l'Iraq aux provinces orien­tales de l'Iran — il y avait d'une part, la revendication sociale immédiate, et, fondée sur l'interprétation et l'adaptation de la tendance alide à l'intellec­tualisme philosophique d'origine hellénistique, une doctrine de libération et de purification spirituelle foncièrement dégagée du simple et formel dogma­tisme de la tradition musulmane.

Le mouvement politique des Qarmates allait susciter à la puissance maté­rielle du Khalifat d'irrémédiables lésions. Mais ce mouvement, avec ses prolongements dans le domaine intellectuel pur et ses aspirations spirituelles, représentait un effort intense où la vitalité des populations soumises aux Arabes, vigoureusement stimulée d'un côté par l'appel d'idées renouvelées, empruntées à la pensée hellénistique, l'était de l'autre par un état de tension violent auquel il répondait dans un sens décidément opposé à la pensée poli­tique de l'Islam. Celui-ci, en effet, est foncièrement monocratique et il établit comme une règle formelle l'obéissance excluant toute rébellion à l'égard du prince, censé accordé naturellement par la providence, pourvu qu'il soit musulman et non rebelle envers Dieu. La sanction de l'une ou l'autre rébellion sera le châtiment dans l'autre monde, soit pour le sujet rebelle envers le prince soit pour le prince infidèle à Dieu. Les ambitions dynastiques ou, simplement celles des aventuriers politiques qui ont fait la tragique his­toire du monde musulman, ont trouvé, dans des interprétations subtiles dues à la complaisance des hommes de la Loi que leur pauvreté mettait à bon marché, de constantes justifications à l'assassinat des princes, sanction habi­tuelle de réversion de leur pouvoir. Mais jamais, au sein de l'Islam, il ne s'est élevé de voix pour justifier une remise en question des fondements du pouvoir, inséparable en soi de l'édifice même de la religion. Organiser une rébellion, trouver une série d'arguments définissant une voie vers un salut spirituel emprunté, non aux promesses coraniques, mais au néoplatonisme

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mêlé de gnose, affirmer la proximité d'un renversement du pouvoir inscrit dans la nécessité profonde des choses, définir une hiérarchie des intelligences oîi l'effort de l'homme dans l'ordre de la connaissance et de l'action morale assurait son ascension progressive et, en dernière analyse, son salut, tout cela était, non pas hérésie, mais rupture avec l'Islam, impiété et novation.

L'idéologie, ou pour mieux dire l'attitude sunnite, figée dans le rêve et l'illusion d'une révélation et d'une tradition immuable, ne pouvait opposer à ce dynamisme créateur que les garanties de ses certitudes eschatologiques. Or, il semble bien que, du IX*̂ au X P et peut-être encore au début du XIP siècle, une action sélective s'opéra progressivement au sein du peuple, et qui aboutit nécessairement à rendre évident le caractère minoritaire, dans l'absolu, des tenants des idées nouvelles.

En dehors de cette vérité triviale que les idées, quand elles échappent à la croyance et à la tradition, et s'élaborent dans un détail de plus en plus complexe, ne sont l'apanage que d'un petit nombre d'initiés et ne se géné­ralisent pour devenir croyance à leur tour, qu'à la faveur d'une intense activité de propagande et de prédication (au cours de laquelle elles s'aliènent partiellement à elles-mêmes en cherchant à rencontrer l'adhésion commune qui n'existe pas sans consensus et, par conséquent, coïncidence avec certains substrats antérieurs) il est un autre fait, qui met obstacle à la diffusion de pensées nouvelles, c'est l'inquiétude qu'elles soulèvent parmi les croyants traditionnels.

Et quand les idées nouvelles s'accompagnent d'un long apprentissage, totalement différent de celui qui constitue la ailture habituelle du milieu, et qu'elles ouvrent des horizons où, en place des certitudes quiètes et des promesses assurées, l'on ne trouve d'autre assurance que celle que l'on peut, au prix d'un effort soutenu, se donner à soi-même, le milieu accélère sa tendance au rejet de ces idées, désormais corps étranger.

Or, dans l'Islam de la fin du IX" siècle et du X" siècle, si l'effort des tenants de la philosophie s'était manifesté, entre beaucoup d'autres œuvres littéraires et polémiques, par des écrits à tendance politico-philosophique dont le sommet fut occupé par l'Encyclopédie des Frères Sincères de Bassora et par la Cité Excellente d'al Farabi, il se heurtait dans l'esprit de la majo­rité des Musulmans, à l'inquiétude que suscitaient des pensées inhabituelles, des incertitudes immédiates nées des circonstances historiques elles-mêmes.

On sait — et il est bon de le rappeler ici — qu'à l'état omeyyade (656-747), état arabe, gouverné par des princes de tradition essentiellement arabe, et sous le règne duquel l'Islam primitif s'était lentement constitué en religion d'état, fort dépourvue encore de textes écrits et reposant sur une tradition juridique en pleine élaboration, avait succédé l'état abbasside dont la propa­gande avait admis pendant une trentaine d'années, des doctrines et des revendications d'origine iranienne, et avait, pendant la conquête du pouvoir, utilisé des troupes iraniennes plus ou moins arabisées, amenant avec elles une aristocratie qui, sm beaucoup de points, s'opposait à la tradition pure­ment arabe de l'entoiurage omeyyade, qu'elle contribua à rejeter dans

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l'ombre, c'est-à-dire dans l'opposition aux nouveaux occupants du pouvoir. L'effort qu'ai Mahdi, al Hadi, Harun al Rashid, menèrent pour établir un nouveau conformisme, dans la ligne qu'ils voulaient traditionnelle, suscita, chez les alliés d'hier, une autre tendance oppositionnelle qui laissa le Khalifat mal équilibré entre ce que l'on pourrait appeler le parti arabe et le parti iranophile (si approximative que soit cette dernière expression). Cette insé­curité se manifesta notamment par la création, par Harun al Rashid, d'une ville de résidence, Raqqah, éloignée des agitations de Bagdad. Mais la divi­sion se marqua d'une façon aiguë lorsqu'al Ma'mun, appuyé par des troupes venues d'Iran, descendit sur Bagdad et assiégea longuement la capitale où résidait son frère al Amîn, soutenu par le parti arabe. Al Amîn mort à la fin de cette lutte, al Ma'Mun, n'ayant pas voulu, non plus, être le prince de ceux qui l'avaient porté au pouvoir, et qui comptaient des Alides et des iranophiles, et s'étant, par ailleurs, coupé du parti arabe par les circon­stances mêmes de son accession au pouvoir, passa son règne en actions diffi­ciles, qui lui conservèrent le pouvoir, mais lui aliénèrent tellement l'opinion, qu'il dut s'appuyer, d'une part, sur les juristes et les théologiens mutazilites, imbus d'idées nouvelles et réédifiant l'ensemble du dogme à la lumière des données de la partie de la philosophie grecque alors accessible, et d'autre part sur la classe des marchands, classe riche dont la prospérité contribuait à l'indispensable équilibre des finances de l'Etat. Il n'en songea pas moins, après avoir résidé sur la rive gauche du Tigre, en face de la vieille ville de Bagdad, ravagée par le siège, à se créer une résidence au nord de Bagdad. Cette résidence devait, sous son successeur, al Mutasim, devenir la ville-camp de Samarra. Et ce fut sous al Mutasim que le Khalifat connut sa grande péripétie, celle qui allait, le faisant entrer dans le système prétorien, le conduire à sa perte. Faute de troupes arabes, faute désormais d'alliés persans, le Khe.'ife créa une milice turque par l'introduaion massive d'esclaves turcs dont on fit des soldats, mercenaires permanents, bientôt détenteurs de toute la force armée. Se regroupant sous la conduite de chefs de leur race, ils devinrent les maîtres mêmes du pouvoir, épuisant d'abord le trésor public par leurs exigences, puis, se voyant, sous al Mutawakkil, attribuer des fiefs, dont la possession précaire ne satisfit jamais leur avidité. D'autre part, depuis le règne d'Harun al Rashid, avait commencé par l'accès à l'indépen­dance de gouverneurs de provinces, l'émiettement progressif de l'empire. Il résulta de tout cela un système financier désastreux, aggravé par les exactions dont les fonctionnaires, depuis les Vizirs jusqu'aux moindres Kuttab, se rendaient coupables. A cela s'ajoutaient les spoliations arbitraires qui frappaient les sujets de l'empire que leur richesse désignait à la cupidité du pouvoir ou aux impératifs de son indigence, prise entre des recettes constamment réduites et les besoins d'une armée de stipendiaires et de pré-bendiers.

Pauvreté, inquiétude, oppression, constituaient l'atmosphère du Khalifat de Bagdad à la fin du X* s. Sans doute, la tendance philosophique prédi­sait-elle la chute prochaine de ce régime exécrable, à réversion duquel la propagande Ismaïlienne s'appliquait à la suite du Qarmatisme. Mais la masse des Musulmans n'adhéra pas au mouvement. Profondément pénétrée

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de la tradition du Prophète, elle ne voyait dans les révoltes que rébellion contre l'ordre divin et dans les annonces eschatologiques que pensées diabo­liques émanées des ennemis de la vraie religion. D'autre part, la fuite dans la mystique constituait, pour un nombre constamment accru de musulmans, la source d'une résignation pleine de l'unique espérance qui puisse s'ouvrir à des opprimés sans espoir. Déjà, depuis le règne d'al Mutawakkil (847-861) la nostalgie d'un retour aux sources pures de l'Islam traditionnel s'était fait sentir. Le grand mutazilite Al Nazzam, le philosophe al Kindi avaient éprouvé les effets de la réaction émanée du parti arabe, et dirigée contre tout ce qui troublait la pureté de l'horizon islamique : prétentions des Chré­tiens et des Juifs, pensées des philosophes, avidité des fonaionnaires, sol­datesque turque. Mais ce ne fut qu'un début. Le retour aux sources de l'Islam allait demander deux siècles et demi pour s'accomplir entièrement. Entretemps, au X* s. surtout, la division de l'empire en principautés turques, l'effritement de l'autorité fondamentale du Khalifat, la décadence formaliste de la tendance hellénistique s'étaient accomplies. Malgré de grands noms, la philosophie n'était plus qu'une aaivité d'école. C'était désormais sur des thèmes fixés et conformes que même un Ibn Sina (980-1037) reprenait, dans ses épîtres philosophiques et mystiques, les idées qui, depuis al Kindi, avaient ouvert des champs nouveaux à la pensée de l'Islam. Et il est signi­ficatif qu'à l'époque même oii il écrivait et où Ibn al Nadim composa cet ouvrage de bibliographie raisonnée qu'est le célèbre Fihrist, la survivance de la philosophie scolarisée était en Orient, assurée par des chrétiens inlassa­blement voués à des besognes de traduction ou de réfutation de réfutations. C'est en Espagne et au Maghreb qu'à cette époque la pensée originale s'est réfugiée quelque temps, bénéficiant tant de l'émiettement du pouvoir que de la structure d'un système militaire et fiscal moins lourd que celui que les siècles avaient mis dans l'héritage de Bagdad. De plus l'état permanent de tension qui, en Espagne, du plan religieux, passait constamment sur le plan que l'on pourrait nommer social et national, au sein d'une constante prise de conscience, recréait constamment une intense activité, étendue à tous les domaines.

La division du Khalifat d'Orient en deux Etats, par contre, l'un Ismaïlien, l'autre sunnite, n'amena pas, de la Cyrénaïque à la Perse, un état de tension qui pût être créateur. L'état fatimite, qui englobait la Tunisie, la Tripolitaine, la Cyrénaïque, l'Egypte et la Syrie, étendait paradoxalement l'enseignement Ismaïlien sur des contrées traditionnellement imbues de l'enseignement sun­nite. L'Université d'al Azhar, créée pour servir à l'exposé et à l'exégèse de la pensée ismaïlienne, allait, au cours de l'histoire, devenir le centre de l'enseignement sunnite, tandis que la madrasa Nizamiyya, créée à Bagdad par le Buweïde Nizam al Mulk, allait servir de point de départ à la contre-attaque du conformisme, par les soins et l'effort de l'imam al Ghazzali.

En vérité, dès le milieu du X" s., la partie orientale de l'empire musulman, celle qui s'étend de l'Egypte à l'Iran, n'est plus qu'un miroir brisé, oîi nulle image cohérente ne peut plus se former : la division politique fut parfois poussée au point qu'il arriva que Damas connut une même année deux gouverneurs différents, l'un issu de l'Egypte ikhshidite, tandis que l'autre.

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revêtu à Baghdad du titre d'Amîr al 'Umara' s'arrogeait le droit khalifien d'adresser à l'empereur de Byzance la lettre traditionnelle dont le thème était censé remonter au Prophète et laissait à choisir entre la guerre, la conversion ou le tribut. Plus tard des aventuriers buweïdes, samanides, deïlemites, allaient protéger les Khalifes et n'en laisser plus qu'une « relique légitimante » utilisée par les usurpateurs militaires pour confirmer et justifier « par le sceau du Prophète » les actes de pouvoir de ceux-ci. Et si parfois durant cette période que l'on a pu appeler la période de « l'Eclipsé du Khalifat abbasside » — éclipse d'ailleurs sans émersion — il y eut parfois quelques moments brillants où quelques apparences remarquables d'activité (la car­rière d'un Avicenne p. ex.) plus jamais on n'assista, dès le X P s., à l'appa­rition d'un phénomène promeneur ou seulement d'une seule espérance. Le schéma social du Khalifat oriental est désormais stylisé et fixé : une mono-cratie corrigée par le meurtre et renforcée par la délégation des pouvoirs judiciaires et administratifs. La collectivité s'ordonne de bas en haut comme une pyramide de sujets et de maîtres, la couche inférieure étant constituée de paysans, de marchands et d'artisans, sur lesquels vivent les fonctionnaires, les soldats et l'entourage du prince. En marge, le Khalife, client du prince régnant sur la capitale. Le système est celui de l'oppression, de l'arbitraire, de l'absence de garanties d'aucune sorte. Sans doute, ceci est-il le caractère de tout le monde méditerranéen au X P s., exception relative faite pour les « cités » et « républiques » d'Italie et de Provence. Mais ce qui aggrave la situation dans le Khalifat oriental est la présence et la constante importance des mercenaires turcs, instruments et maîtres du pouvoir, de leur orga­nisation en clientèle fermée de caractère sinon tribal, du moins génétique, constituant au sein de l'état un corps étranger oppressif et démoralisateur. Au siècle précédent, la révolte des Qarmates, la propagande Ismaïlienne, le souvenir du soulèvement des Noirs de Bassora en 869-883, avec son caractère de catastrophe, avaient permis aux auteurs de l'encyclopédie des Frères Sincères de Bassora de voir là une sorte d'annonce du déclin du « pouvoir du mal » — celui des Arabes — et d'y puiser l'espoir d'une renaissance du « pouvoir de la lumière ». Mais la suite des temps, l'aggravation de la puis­sance de la soldatesque, la dégradation irrémédiable du pouvoir légitime, sa dépendance à l'égard de la soldatesque même, avaient montré aux descen­dants de ces rêveurs de l'histoire qu'il n'est pas de revanche à attendre d'une loi divine ou cosmique extérieure à la volonté des hommes et à leurs actions. Sans doute, le mouvement fatimite avait-il pu, un demi-siècle durant, faire luire quelqu'espérance. Mais lui aussi, contraint par les conditions politiques extérieures, avait dû chercher sa permanence dans l'usage d'une armée et n'avait pu que recruter des mercenaires, installé qu'il était dans une Egypte et une Syrie où la population musulmane était sunnite en face d'un gou­vernement imamite, et où la masse des sujets était encore chrétienne et hostile à ses conquérants. Et là aussi, le pillage s'était installé, aggravé par les luttes à main armée qui opposaient de temps en temps les troupes noires aux troupes turques. Le cours du X P s. fut, pour l'Islam, la révélation de l'angoisse, la mise en question de son existence même et de ses raisons d'être.

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Et dans ces populations chez lesquelles la notion de la révolte n'avait que le sens de l'émeute, et où l'émeute, impie et désarmée, apparaissait, depuis la révolte des Qarmates et celle des Zendjs comme étrangère à la doctrine reçue et sans espoir en ce monde et dans l'autre, s'installa alors le sentiment naturel aux vaincus sans recours : le reploiement sur les minima. Mais la struc­ture de la société et de la spirimalité musulmane allait offrir à ce reploiement des espérances renouvelées et instaurer dans un monde anxieux et désorienté le genre de vie pessimiste et stable que le monde méditerranéen avait déjà découvert aux époques troubles de l'Empire Romain, quand il s'était tourné vers ce philosophisme vague, à base d'ataraxie stoïcienne qui l'anesthésia à travers sa décadence.

Au début du X P s., le monde de l'Islam ne possède plus comme certitude, que l'ensemble de sa doctrine religieuse. Et celle-ci, après l'intense activité intellectuelle des VlIP-X'^ s., a commencé à se resserrer, tant dans le domaine intérieur, celui de la théologie, que dans le domaine extérieur, celui de la curiosité tolérante à l'égard du savoir et des méthodes. Le reploiement de l'Islam sur soi-même accompagne ce resserrement des points de vue.

Au IX® s., sous le règne des Khalifes abbassides, venus de l'Iran, où ils avaient recruté leurs troupes parmi des Alides et les irréductibles iraniens autant que parmi leurs partisans proprement dits, s'était — nous l'avons vu — formé à Bagdad un véritable parti arabe, légitimiste et revendicatif, qui comptait parmi ses adhérents aussi bien les membres d'une aristocratie ruminant avec amertune son double rejet dans l'ombre, que des hommes pieux, retranchés dans une horreur indignée devant le progrès, et des mem­bres du petit peuple, musulmans arabes d'origine ou convertis à la faveur de telle ou telle circonstance historique, voire sous la pression d'une espérance déterminée, et que la prise de pouvoir des abbassides d'abord, celle de Ma'mun, soixante-cinq ans plus tard, avait aigris et persuadés à la fois de l'indignité des princes plus ou moins entachés d'iranisme et d'hérésie, autant que des périls que les idées nouvelles faisaient courir au conformisme éthico-religieux dont ils espéraient exclusivement leur salut.

Ce parti arabe avait trouvé des guides et des porte-parole d'une part chez les traditionnistes, porteurs et garants de l'authentique enseignement de la règle juridique, éthique et politique de l'Islam, dont le chef de file fut le célèbre Ibn Hanbal, et d'autre part chez les maîtres de la mystique confor­miste, celle qui, remontant au courant rigoriste fondé par Hasan de Basra, allait s'organiser, dans le respect le plus rigoureux de la tradition, avec al Djunaid.

Ces deux tendances, opposées à la théologie rationnelle des mutazilites, autant qu'à l'audace intellectuelle des milieux philosophiques, allaient connaî­tre une première consécration dans les mesures réactionnaires et intégration-nistes prises par al Mutawakkil, et que nous avons déjà rappelées. Mais le fait décisif fut l'enseignement du théologien, transfuge de la mutazila, abu'l Hasan al Ashari (873-935) qui formula et rétablit à la fois le litté-ralisme dans l'interprétation du Coran et la rigoureuse orthodoxie dans la pratique et l'enseignement de la théologie. Sans doute demeura-t-il chez lui

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une trace de la tendance à user de la dialectique, comme ses anciens collègues le faisaient. Mais ce fut contre eux qu'il l'utilisa, préparant ainsi l'assaut décisif que mena, à la fois contre les philosophes et les théologiens rationa­listes, son successeur al Ghazzali, une des plus grandes figures de la théologie de tous les temps, qui poussa jusqu'au bout le combat contre tout ce qui pouvait entamer la foi rigoureuse et l'attachement exclusif aux dogmes tra­ditionnels. Al Ghazzali (1058-1111) mena méthodiquement la lutte contre les hérétiques, les chrétiens, mais surtout contre les philosophes et contre ceux qui pratiquaient les sciences dans d'autres buts que la recherche du salut. Il fit ouvertement appel au bras séculier contre ceux qui pouvaient attenter à la foi des humbles, et s'attacha longuement à mettre en garde les croyants contre la pratique imprudente de la dismssion dialectique en ma­tière théologique. Son livre de la « Revification des sciences de la foi » est la synthèse de ce long effort, et il n'est que d'en lire la partie consacrée aux diverses sciences pour se rendre compte de la rigueur avec laquelle il mena son combat contre tout ce qui pouvait détourner les hommes de l'étude exclusive des sciences de la religion. Son succès, qui fut décisif, témoigne de l'orientation des esprits de son temps et de l'espèce d'espérance confuse que l'angoisse d'une époque livrée tout entière au pouvoir arbitraire, à h violence, à la spoliation, où la vie humaine ne connaissait aucune garantie, entretenait dans les esprits. On avait découvert une prédiction annonçant la venue, pour le début du V P s. de l'Hégire, d'un rénovateur de l'Islam. Dans l'exprit d'un chacun et peut-être pour lui-même. Al Ghazzali fut ce réno­vateur. En fait, l'Islam appauvri, émietté, cancérisé par la présence perma­nente de dynasties en lutte constante entre elles, par l'av'dité de leurs soldats, et tout à coup frappé profondément par l'invasion des Croisés Francs, retourna avec empressement aux vagues espoirs et aux promesses eschatologiques dont il était issu.

L'activité philosophique, la pratique des sciences, exigeaient trop d'hommes qui ne pouvaient les insérer ni dans leurs activités ni dans l'espérance de leur salut. La logique, l'observation des faits, la spéculation scientifique ne pouvaient non plus progresser dans un monde où le respect de l'autorité des traditions n'engendrait qu'un tournoiement improductif et des reprises vite lassées d'explications de textes souvent mal traduits, avec un vocabulaire où la traduction du mot composé, cette clef de la philosophie grecque, était une entreprises désespérée. A ce fait, qui concernait le monde intellectuel, se joignait le goût de la littérature pure, le plaisir du mot et de la phrase chez les lettrés, et, chez les hommes de religion : juristes, traditionnistes, gram­mairiens, commentateurs, le confort des connaissances acquises et bien établies, ainsi que l'habitude d'occuper un rang respecté et de constituer la seule classe à peu près qui demeurait à l'abri des vic'ssitudes qui étaient le sort des fonctionnaires, des vizirs, des gouverneurs, des trésoriers, et des princes eux-mêmes pour qui un règne de plus de dix ans sans assassinat, était un fait extraordinaire.

Ce n'était donc, assurément, pas du côté de ces lettrés et de ces savants que l'on pouvait espérer l'élaboration d'une pensée susceptible de susciter de nouvelles espérances capables d'engendrer quelque nouvelle forme de ten-

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sion, orientée vers un mouvement social qui n'aurait trouvé d'ailleurs aucun milieu où se développer.

La vie sociale n'est plus dans l'Islam du XIP s. qu'un tournoiement inquiet, où l'on ne cherche qu'à échapper aux innombrables périls qu'engen­dre la malignité humaine, depuis l'accaparement et la spéculation, générateurs de famines, jusqu'aux embûches tendues à des misérables par l'envie et la cupidité d'autres misérables.

Depuis longtemps déjà l'évasion était offerte : la pratique de la mystique, avec les charmes de ses suggestions, le charme prenant du langage des prédi­cateurs et parfois le bercement de ses poèmes, s'était ouverte aux esprits de ceux que leur sensibilité, ou leur besoin d'absolu et de certitude, vouaient à tourner le dos au monde et à rénover dans la ligne de l'amour divin l'expé­rience tardive du stoïcisme.

Jusqu'au XI^ s., la mystique était demeurée l'apanage de groupes limités des disciples de quelques maîtres illuminés ou conformes. Le XIP s. allait voir naître un mouvement qui n'allait plus connaître d'interruption : celui de la mystique populaire. Ce fut avec Abd al Qadir al Gilani (1078-1168) que le peuple de Bagdad, entraîné par l'éloquence et la passion religieuse de ce juriste, théologien et soufi, commença à entrer dans cette confrérie qui groupe aujourd'hui encore d'énormes masses d'adhérents sur toute l'étendue du monde musulman. Les sectes mystiques se multiplièrent, au reste, depuis le X I P s., se subdivisèrent et exercèrent un pouvoir incontesté, tant dans la vie des particuliers, enrichie des consolantes certitudes d'outre-monde, que dans celle des états, où les meneurs des confréries surent exercer des pressions sur les princes et les maintenir parfois dans les limites de la morale, ou encore devenir — comme ce fut le cas dans l'empire ottoman — les conseillers du pouvoir, en le maintenant à l'abri de toute pensée nouvelle.

La suite de l'histoire des états musulmans demande sans doute le rappel de quelques catastrophes : invasion des Khwarizmiens et des Mongols, con­quête ottomane, mais surtout l'événement qui allait, en les enfermant dans leur solitude, leur couper jusqu'au XVIIP s. la possibilité de subir l'influence fécondante du dehors. La découverte de la route des Indes par les Euro­péens ferma dans une large mesure au commerce arabe sa voie la plus impor­tante d'activités et d'expansion, tandis que la découverte du nouveau Monde détournait pour longtemps la navigation européenne de l'intérêt qu'elle potta pendant tout le Moyen-Age aux pays du Proche-Orient. Le XVIIP s. seule­ment allait enfin, avec ses impacts répétés, susciter une Renaissance qui n'a pas fini de s'accomplir.

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On a, ainsi, l'exemple d'une civilisation qui, partie de débuts prometteurs, s'est pourtant enfermée dans le cocon de son conformisme et du confort spirituel qu'il impliquait, et faute d'avoir eu le pouvoir et d'avoir voulu les moyens de mener à leur aboutissement extrême les idées nouvelles, a préféré tourner le dos au monde vivant, avec la seule consolation d'avoir réalisé l'un des plus remarquables efforts d'élan spirituel, en demeurant, sans le savoir, fidèle à la tradition qui avait mené à sa triste fin le monde antique.

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U N D E R - D E V E L O P M E N T , S T A G N A T I O N , D E C A D E N C E

S T U D Y O F A P S Y C H O T Y P E : T H E C A S E O F I S L A M

(summary)

The psychotype of the " savage " probably dates from the European colonisation of the West Indies in the l6th century and the discovery of peoples ignorant of any form of civilisation, or in any case of that form based on the notion of progress and achievement. It was this concept which justified the inhuman treatment meted out to the indigenous population of the Western hémisphère. This attitude was to some extent modified during the 18th century with the introduction by philosophers such as Diderot and Voltaire of the concept of the " noble savage " and the cuit of the " wisdom of the East ". The 19th century, however, with its increased emphasis on progress to which was contrasted the stagnation and conformism of non-European societies, returned with renewed conviction to the notion of the inhérent superiority of the West. This was the origin, too, after the second world war of the myth — which still continues — of techni-cal assistance and the promotion of better living conditions in areas outside of our civilisation. This is a real psychotype, firmly accepted even by many sociologists, especially those who have concerned themselves with the " underdeveloped ", " developing " or, worst of ail, the " new " countries.

The présent article proposes to study the content of this psychotype and the extent to which it corresponds to historical and sociological reality.

Progress is seen in the West as the resuit of a constantly increasing and detailed knowledge of our environment. This gives rise to a growing sensé of power, both individual and collective, and to ever greater freedom from menial work, which allows the individual the possibility of thinking of his responsibility towards his fellows. The notion of assistance is one of the most remarkable characteristics of western society.

The question has to be asked why other societies, which had reached a very high ethical and moral levai accompanied by considérable technical skill, ceased to develop and fell into stagnation — in particular the Islamic, Chinese and Hindu communities, as well as the Roman Empire.

Stagnation may be defined as the state which a society reaches when its global effort tends merely to préserve certain privilèges. Henceforth its only hope of progress lies in an external shock, such as a foreign conquest, or an internai shock, such as a révolution.

Islam was a society which inherited an empire where centuries-long exploitation had exhausted the land and frustrated human hopes : the seventh century Mediterranean world lacked the main prerequisite for human acti-vity — ample water, as well as fuel, timber and easily accessible métal mines. Moslem society consequently fell back on doarines exalting sobriety, frugality and self-denial, as well as introducing a new élément of certainty for the Moslem faithful : the promise of eternal salvation. This detachment from material préoccupations acted as a brake not only on économie but

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also on social progress : fraternity and charity were essentially spiritual : the provision of hospitals, for example, could be seen as an attempt to foil the will of God. " Obey God, his Prophet and those vested with power " — whoever they might be — was and remains the guiding maxim.

From the 8th to the lOth centuries conformist Islam was faced between Mesopotamia and Spain with formidable opposition, of which the clash with Christendom was characteristic. One effect of the Arab occupation was to turn the convents into centres of such opposition. Another élément of opposition was to be found in the former Byzantine officiais and their descendants, even after their conversion to Islam; they played an important part in the Abassidian coup d état of 749 which brought to power a hetero-genous group with a much more complex religious and philosophie back-ground than the former purely Arab ruling caste. It was in this atmosphère that there developed what amounted almost to a renascence, centred on Bassora and Bagdad, bringing the Arab élite into contact with Greek, Chris­tian and Persian philosophy — a process which was further stimulated by the development of foreign trade.

The conséquent clash of philosophical ideas had political prolongations, and not only among the educated élite. Subversive tendencies spread among the masses too, leading to real revolutionary movements such as the peasant uprising of Babek in Azerbaïdjan which lasted twenty two years. Apart from innumerable minor uprisings based on personal ambitions, which pro-vided an almost daily source of trouble for the khalifs, there was one of major sociological interest — the revolt of the Qarmats, which led to the great Fatimite schism. With its base among the peasants of Irak and the tribes of Syria, this was carried out by a genuine revolutionary organisation built up in secret over twelve years and extending to the easter provinces of Iran. It had immédiate social aims and a philosophy of Greek inspiration seeking to replace traditional Moslem dogmatism with a doctrine of libéra­tion and spiriuial purification. While inflicting irrémédiable damage on the Khalifat, this movement was to founder on the rock of Sunnite orthodoxy, which regarded temporal power as inséparable from the very fabric of reli­gion and consequently as unchallengeable. By the beginning of the 12th century it was évident that the champions of the new ideas were in an absolute minority.

What finally brought about the éclipse of the Abassidian Khalifat was a graduai process of disintegration from internai political reasons rather than any revolutionary challenge : the création of a professional army of Turkish mercenaries which progressively became the real power in the land, the growing independence of the provinces and the breakup of the empire under the weight of financial mismanagement. Parallel with the political décline developed a stagnation of ideas and a retreat into mysticism; by the lOth century the only original thinking in the Moslem world was to be found in North Africa and Spain. The social structure of the Eastern Khalifat had by now become a rigid pyramid, the base of which was a mass of peasants, merchants and artisans on whom lived successive layers of officiais, soldiers and courtiers. This System was no doubt common to ail Mediterranean

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countries at that time, with the exception of the cities of Italy and Provence, but it was aggravated in the Eastern Khalifat by the prépondérant influence of a body of foreign mercenaries and the continuing hostility of the Christian majority of the population of Egypt and Syria to the Moslem conquerors.

Until the 11 th century mysticism had remained the prérogative of limited groups, but the 12th century saw the birth of a real mass movement which was destined to continue tiU the présent day throughout the Moslem world. Mystic sects multiplied and acquired enormous influence both over indivi-duals with their promise of certain salvation and over rulers with their coun-sels of immobility.

The event which had the greatest influence on the subséquent history of Islam, even more than the Mongol invasions and the Ottoman conquest, was undoubtedly the discovery of India, the Far East and the New World by the Europeans, with the conséquent virtual exclusion of the Arabs from the eastern trade route and thus from the possibility of outside influence. It was not until the 18th century that thèse influences engendered a renascence which is still proceeding.

Thus we have an example of a civilisation which, after a promising begin-ning, shut itself up in a conformist cocoon with ail the spiritual comfort which that implied. For lack of the power or the will to implement new idcas it has preferred to turn its back on the world, with the sole consola­tion of having achieved one of the most remarkable efforts of spiritual sta-mina by remaining unwittingly faithful to the tradition which brought the antique world to its sad end.

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