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Sous les yeux des oiseaux - Extrait

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résumé: Après sept années d’emprisonnement, Ferry, autrefois sportif de haut niveau, redécouvre à l’aube du XXIe siècle une Amérique qu’il ne soupçonnait pas. Tirant un trait sur l’existence qu’il a connu jadis, il fait route vers l’ouest, terre d’accueil et d’oubli. Ici l’attendent Harrison, Pete et Luna, un trio d’octogénaires plein de vie dont la rencontre va s’avérer décisive. Portée par de nouvelles ambitions et l’amour de sa fille, Hannah, il entreprend de retourner sur la terre de ses aïeux dont il ne connaît rien et s’installe à Marseille. Débute alors un dialogue entre les deux continents et leurs histoires au fil duquel le jeune homme poursuit la quête de son identité. C’est sans compter sur les traumatismes et les peurs qui le poursuivent sans relâche… De la garrigue marseillaise aux plaines du Montana en passant par les forêts de Sibérie, Sous les yeux des oiseaux dépeint la violence du passé et la rudesse d’une société qui avance sans s

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C’est bien plus tard que Ferry Fontaine en fut vraiment certain, c'était la fin de la saison d'été. Le quatorze septembre 2000, un jeudi. Cela, il en était sûr. Le mercredi était le jour des visites, et l'homme qui se dressait à une cinquantaine de mètres devant lui était le même qui, huit jours plus tôt, l'avait encore une fois gratifié de ses blagues de cul derrière la vitre. Ferry lui avait répété de à de nombreuses reprises combien il ne manquait pas de ce genre de plaisanteries ici, celles dont la chute est souvent bien moins spectaculaire que le vocabulaire employé, mais Ernest n'en n'avait que faire. Il possédait un commerce dans la banlieue est d'Atlanta, une banlieue tranquille à l’ouest. Ni miséreux, ni bourgeois -il y a un monde entre ces deux univers-, le quartier devait se situer à peu près à mi-chemin. C'était un type intelligent, mais son enfance tourmentée l'avait probablement poussé à se rattacher à des choses plus terre-à-terre. Ainsi, lorsqu'il devait rendre visite à son ami d’enfance, il lui contait des choses de la vie. Après tout, quoi de plus vrai que les ragots exportés d'un fast -food de Colombus road... L'après-midi était déjà bien entamé, peut être seize heures pensa Ferry. Il savait où se trouvaient les horloges à l'intérieur, et s'était appliqué à ce que son regard ne les croisent pas. Non qu'il eut horreur des horloges, bien au contraire, mais il désirait vivre ses premiers instants de liberté retrouvé dans la plus pure inconscience, même si cela supposai qu’il dût spéculer en estimations répétées. Le gros Barry n’était pas là. C’est un nouveau de trois mois, le surveillant James, qui lui tendit un manchon en tissu jaunâtre. Ferry le vida nonchalamment dans le bac en plastique. La montre s'écrasa mollement, amortie par une antique casquette aux couleurs encore beaucoup trop criardes. Il balança le couvre-chef dans la première poubelle venue, et s'empara de la vieille Leroy que lui avait léguée son père. Les souvenirs qu’il en gardait lui apparaissaient aussi précis que les contours d’un nuage de lait dans un bol de thé, et les seules histoires auxquelles il pouvait se raccrocher à son sujet étaient celles que lui avait contées sa tante Marge, qui l'avait élevé jusqu'à son départ pour Atlanta, en 1985. Ferry était trop jeune pour se rappeler de lui ou de sa mère sans éprouver une certaine joie. A l’époque de l’accident de voiture qui avait coûté leur vie à ses parents, il venait tout juste de souffler ses cinq bougies. Le souvenir qu’il avait gardé d’eux demeurait aussi diffus qu’agréable, comme si s’agissait d’un couple d’étrangers particulièrement

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bienveillants qu’il aurait rencontré au cours d’un long périple des décennies plus tôt. Marge, d’ordinaire peu loquace sur le sujet (sur tous les autres d’ailleurs), lui avait un jour avoué l’intérêt passionné que son père nourrissait pour les montres et leurs rouages, il aurait aimé pouvoir transmettre la sienne à son fils disait-elle. Ca s’était concrétisé dans l’heure. Ferry déposa le petit boitier en or au creux de sa main. Le bracelet en crocodile, brun et terni par le temps, déployait ses deux extrémités vers le ciel. Les aiguilles avaient la vivacité d'un anaconda en période de digestion après s'être enfilé un capibara adulte. Il le savait, il n'avait rien à craindre de cette horloge- là. Il salua les deux matons à la sortie. - Salut Jimmy, bye Franck. -Bonne route Ferry.

* Il leur faudrait presque deux heures pour rejoindre Atlanta à ce train-là. Ernest avait l’habitude de débiter plus rapidement que le delta du Nil, mais ce jour- là, il parut comprendre ce que pouvait représenter pour Ferry le bruit du vent, celui de la longue bande d’asphalte défoncé au contact des larges pneus de sa Chevrolet. Plus tôt, Ferry s’était lavé, récuré jusque sous l’ongle du plus petit de ses orteils lors de sa dernière douche collective –du moins l’espérait-il-. Un symbole idiot mais néanmoins indispensable pensait-il, comme pour se débarrasser de la moindre cellule émanant de cet endroit dans lequel il venait de passer presque huit ans de sa vie. Mais déjà l’air poisseux rendait sa peau moite. La chemise récupérée dans ses effets personnels n’était pas tout à fait adapté à la saison, mais il n’y pensa pas. Ça n’était pas exactement les Everglades, mais il ne chercha pas à faire de différence. Ferry observait les marécages grouillant de feuilles et d’eau défiler lentement avec un sourire naïf, juste perceptible. Il aimait bien ce pays avant d’y être enfermé et décida de recommencer à nouveau. Ernest dut le remarquer et sourit à son tour, moins subtilement. Il baignait dans la joie partagée, mais s’interrogea l’instant d’après sur la réciproque de ce sentiment. Sur la consistance

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dudit partage. Il se demanda si Ferry éprouvait ce que l’on peut parfois entendre à la télévision (l’unique vecteur culturel pour Ernest) : la liberté l’effrayait-il ? Le silence de Ferry fut en l’espace d’un instant plus difficile à interpréter pour Ernest. Il se demandait maintenant s’il avait fait le bon choix, aurait-il dû prendre l’autoroute ? Peut-être que Ferry n’avait qu’une seule envie, se retrouver aspiré dans un de ces gros fauteuils club en cuir capitonné qu’il affectionnait… -Merci Huevos, on dirait bien que tu as pensé à tout. Ernest avait hérité du surnom de Huevos alors qu’ils n’avaient pas encore fêté leurs huit ans. Ils habitaient un petit bled paumé du nom de Chileta, à un peu moins d’une heure au sud de Dallas. Ils consacraient leurs après-midis de liberté à jouer au soccer, sous l’unique parcelle d’ombre à des kilomètres à la ronde, formée par un agglomérat improbable de pins ponderosa. Ce jour-là, Ernest n’avait pas mis de sous-vêtements, et lorsqu’il fut la cible de l’assaut peu conventionnel, mais néanmoins courant, d’un certain Andrès (Ferry et lui se souvenaient encore de son nom), son short usé et poussiéreux resta dans la main du jeune mexicain. Lequel, après un court instant d’incrédulité, porta sa vue sur les parties du jeune Ernest avant d’entrer en communion avec lui-même. Un coït énorme. Sa crise de rire avaient duré si longtemps que tous ses coéquipiers s’étaient mis à rire du même éclat sans savoir exactement pourquoi. Le spectacle du jeune Ernest en t-shirt et baskets, debout dans son –presque- plus simple appareil pouvaient certes amuser des gamins de leur âge, mais il fallut patienter trois bonnes minutes pour connaître la véritable raison de cette hilarité. Les couilles glabres d’Ernest, d’après le jeune Andrès, formaient des boules si parfaitement rondes et lisses que l’on aurait dit des « œufs ». Il avait été le seul à les voir, la victime s’étant empressée de préserver son intimité à l’aide de ses mains, mais cela était resté. Ernest et Ferry connaissaient ce mot : « huevos ». Ernest s’extirpa immédiatement de ses questionnements absurdes, la remarque de son passager les ayant balayés plus rapidement encore qu’ils n’étaient venus. -Attends, c’est pas fini ! Goûte-moi ça ! Dit-il en lui brandissant, comme si c’était un grand cru millésimé de St Emillion 1982 une bouteille de coca-cola qu’il sortit avec fierté de sous son siège. Ferry en abusait il y a huit ans, et ce dernier n’osa pas lui dire qu’il avait eu l’occasion d’en boire à maintes reprises par diverses combines durant les premières années de son isolement. De plus, elle était chaude, et la bouteille d’eau dont il disposait lui convenait parfaitement. Il lui répondit par large sourire et avala à contrecœur dix bonnes goulées du précieux

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breuvage. Il posa la bouteille sur ses genoux puis la considéra avec circonspection de longues secondes durant : c’était la boisson la moins désaltérante qu’il aurait pu absorber se dit-il… Pour la première fois depuis des dizaines de mois, il ressenti une culpabilité jouissive.

*

Le soleil filtrait timidement à travers les stores. Nicole gisait, probablement encore défoncée, de l’autre côté du lit. En chien de fusil, dos à lui ; les cheveux en friche. Ferry la contempla quelques minutes ; assez pour perdre son regard dans un flou complaisant. Elle était encore habillée. Il en conclut qu’ils n’avaient même pas dû baiser cette nuit. Malgré sa corpulence pour le moins généreuse, Ferry avait toujours eu des réactions similaires à l’alcool. A son grand regret, passé une certaine dose, sa mémoire à court terme devenait plus friable qu’une souche de bois infestée de termites. Le même rituel s’imposait donc à lui régulièrement : après avoir effectué une introspection –le cas échéant, inutile- pour tenter de retracer sa soirée de la veille, les éléments devaient s’imposer à lui au fil des récits emballés et des photos surprises qui constellaient la journée nouvellement entamée. Un rituel qu’il trouvait plutôt amusant jusqu’à il y a peu. Mais ces deux dernières années, les beuveries se faisant de moins en moins fréquentes, et une pointe de maturité commençant enfin à éclore en lui, sa frustration dans ces cas-là prenait généralement le pas sur le reste. Il déposa un baiser furtif sur la nuque fraîche de Nicole et entreprit de sortir du cloaque après avoir entrebâillé la lourde fenêtre en pin. A peine eut-il passé le pas de la porte de la chambre qu’il déposa le pied dans une galette de gerbe à moitié séchée à la couleur douteuse. Vu la couleur, l’auteur devait avoir ingurgité quelque chose comme un mélange composé de guacamole et de potiron, le tout rehaussé d’un peu de curaçao. Il laissa échapper un juron puis reconsidéra sa réaction l’instant d’après. Il venait de se lever, et de marcher du pied gauche dans ce qui aurait dû être une merde si le connard en question avait bien voulu se retenir quelques heures, c’était plutôt bon signe pensa-t-il satisfait.

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« Hey Ferry! Déjà debout ? à en juger par l’amas de crasse qui pointait au creux de ses yeux rougis, Colin aussi venait d’émerger. -Ouais, il est quelle heure ? Ma montre s’est arrêtée. Il répondit avec une moue ridicule que lui-même ne se connaissait pas. -Bientôt treize heures, tout le monde pionce encore. Faut croire que ta montre d’empereur donne moins bien l’heure que ma Casio. Il était toujours aussi satisfait de sa tirade lorsque l’occasion s’y prêtait –assez régulièrement à vrai dire. -Je t’emmerde, ta Casio elle te donne pas les cycles lunaires. Il tournait déjà les talons en rigolant sous cape, sachant précisément quelle réponse allait susciter cette dernière remarque. Les moqueries n’atteignirent pas Ferry et s’échouèrent dans le couloir alors qu’il s’était réfugié, amusé, dans la cuisine. Il entreprit de se confectionner un petit casse-croûte avant de constater que la soirée avait dû être aussi arrosée que mouvementée, ce qui de fait, allait en générale ensemble. L’immense frigo en alu n’était plus qu’un grand cercueil vide et souillé, et du peu de pain de mie qui subsistait çà et là, aucune tranche n’avait été épargnée par un quelconque liquide. La paillasse de terre cuite ressemblant dorénavant davantage à un cimetière d’éponges en décomposition. Colin le rejoignit sans avoir l’air d’être plus contrarié que ça par la passivité de son ami. Tout comme lui, il se sentait même de bonne humeur. Ils rirent tous deux sans même se regarder en écoutant la cacophonie de leurs baskets que les dalles du carrelage tentaient vainement de maintenir collées au sol à chacun de leurs pas, comme deux mouches géantes sur un de ces horribles rubans gluants qui pendent mollement dans les bicoques vieillottes de leurs propriétaires tout aussi vieux. « T’as trouvé quelque chose à bouffer ? demanda Colin sans conviction. -Tiens. Ferry lui tendit une portion de pizza froide et sèche, emballée dans du sopalin miraculeusement vierge (ce qui dut avoir son effet car Colin s'en saisit instinctivement). -Quel con, fit-il avant de laisser choir le tout directement sur le sol en réalisant que la portion entamé contenait également des moutons de poussière. Bon, on va se prendre un truc ? -Ok ok, mais roules-en un petit d’abord. Colin parut trouver l’idée bonne et partit sur la terrasse s’installer sur un transat afin de débuter confortablement son entreprise. Ferry l'imita et déplaça un autre transat à côté du sien.

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En théorie, Ferry ne devait plus, et sous aucun prétexte, absorber la moindre drogue depuis bientôt deux ans, date à laquelle il avait intégré, et avec brio, la ligue majeure de basketball. Dès l'université terminée, il avait été propulsé en onzième position du draft 1990. Jusqu'au dernier moment, le suspens avait été intense. D'abord pressenti par la rumeur chez les Pistons, mais ce furent finalement les Spurs, qui, dans la dernière ligne droite, et grâce à la persévérance de leur manager, avaient raflé le talentueux Ferry Fontaine, alors âgé de vingt-cinq ans. Il ne faisait pas partie des plus jeunes mais son mental d'acier et une excellente vision du jeu avait fini par convaincre la critique et les écuries qu'il représentait un très bon espoir au poste de meneur. Mais à chaque fin de saison, Ferry le savait, il pouvait durant environ vingt jours se permettre quelques joints. Ce qui lui laissait trois bonnes semaines pour éliminer jusqu’à la dernière trace de cette substance dans l’hypothèse ou un médecin zélé du comité sportif déciderait de prélever un peu de son urine à l'aube du championnat. Non pas que Ferry eut été accro à la marijuana ; pour lui, il ne s'agissait que d'un instant agréable et innocent, qui, non content de lui stimuler les synapses durant quelques heures, lui rappelait également sa jeune et turbulente adolescence. En claire, il était un peu accro. "Tiens, tu veux conduire? lança Ferry, faisant balancer l'anneau de son porte-clés, pendu à l'extrémité de son index. -Non, pas du tout! ironisa Colin. A peine eut-il fermé la bouche qu'il se précipita à l’arrière du jardin. Ferry écrasa le joint sur le carrelage de la terrasse puis lui emboîta le pas. Colin avait depuis tout petit attrapé le virus de l'Américain moyen. Celui du culte voué à l'automobile. Ce qui avait le don de susciter de profondes interrogations chez Ferry. Lui-même n’y voyant que des déplacoires réducteurs de distances, toutefois dotés d'un fort pouvoir d'influence. C'était en réalité pour cette dernière et unique raison qu'il avait choisi Porsche plutôt que Nissan ou Chevrolet... Il reconnaissait, sans pouvoir l'expliquer, que la voiture avait suscité chez l'homme, et à fortiori chez ses compatriotes, une sorte d'admiration qui portait l'objet au rang d'outil social. L'effet était non moins important chez la gente féminine, et il savait apprécier cet aspect. Il avait eu du mal à comprendre au moment de sélectionner ses options, pourquoi un porte-gobelet, un bout de cuir sur le pommeau de vitesse ou encore un volant "sport", entre autres, avaient pu faire gonfler la note de vingt pour cent, mais il avait signé, fier de simplement en être capable.

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Colin fit mine de rentrer en transe lorsque le moteur s'ébroua, faisant trembler les canules d’échappement: "Hummmm le fameux flat-six" Ferry ne sut même pas à quoi cela faisait référence, et ça lui était bien égal. -Bon concentre-toi plutôt sur un endroit où on pourrait trouver de bons burgers. -T’inquiète, laisse-moi faire c'est mon coin ici. Colin était venu ici, à Savannah, après sa remise de diplôme. Bien que Colin fût de deux ans son ainé, Ferry et lui s’étaient rencontrés alors qu’ils traversaient leur première année d’université. Ils n’étaient pas dans le même cursus –Colin étudiait la finance et le droit-, mais ils avaient les mêmes goûts en ce qui concernait les femmes, et après s’être plusieurs fois échangé involontairement leurs conquêtes, leur jeux de défiance mutuelle avait peu à peu cédé la place à un amusement. Un non-dit complice entre deux jeunes rivaux pas encore mâles, pas encore dominants. En fin d’année, Colin, profitant du tibia fracturé du géant Koller, était grimpé au sein de l’équipe première de basket aux cotés de Ferry. Les premiers fous rires se firent bientôt beaucoup plus présents à l’entraînement. A la rentrée suivante, Colin, Ferry et Nicole emménagèrent avec un Coréen au patronyme peu suggestif : Shelton. L’université s’était fait un devoir d’intégrer chacun de ses étudiants étrangers dans une maison du campus qui serait en majorité peuplée de « locaux », avait alors dit le doyen lors de son discours de bienvenue. L’objectif était louable, mais le mot : « locaux », ayant été employé pour désigner les américains, laissait beaucoup à désirer selon Colin, très tatillon sur l’éthique et le texte. A force d’étudier des discours de juriste, tout ça lui montait gentiment à la tête. Effectivement se demandait-il, un jeune noir des down town de LA est aussi différent d’un red-neck du sud de la Louisiane ou d’un ado friqué de Newark qu’un Polynésien face à un Russe. Il soumit son appréciation à Ferry, qui, bien que pour une fois presque (la caricature était somme-toute un peu grotesque avait-il songé, devant sa difficulté à imaginer qu’un Noir des down-town de LA ou un red-neck en perdition aurait pu un jour ne serai-ce que fouler le sol de l’Etat) entièrement d’accord avec son ami sur le fond de la question, lui accorda simplement un modeste « hummm… » Il n’était apparemment pas d’humeur à entamer un débat pendant le discours de bienvenue du doyen. Colin, était occupé à extirper de sa voiture le meilleur de son pouvoir attractif lorsque Ferry l’interrompit. « Occupe-toi de trouver un endroit ou bouffer, t’es lourd, c’est bon elles t’ont vu !

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-Je suis passionné moi, je conduis pas ce genre de caisse pour me montrer ! rétorqua Colin faussement indigné en retirant son coude de la portière. -Ah c’est là ! s’exclama t-il sans préambule. -Tu fais dans le typique et l’original. Quelle auberge pittoresque…Ferry n’était en réalité pas mécontent d’aller manger quelques hotdog chez Varsity, mais il fut consterné devant l’absence totale de fantaisie de son ami. Un hotdog à la bolognaise de chez Varsity faisait passer le Big Mac de chez McDonalds pour un sandwich hautement diététique à la teneur en matière grasse anecdotique. Ferry s’était d’ailleurs un jour demandé si l’huile de friture pouvait avoir sa place sur l’étiquette comme un ingrédient à part entière au même titre que la viande ou le pain…il lui semblait que ce ne serait pas usurpé de la part de l’huile ; elle aurait légitimement gagné son rang…Il avait gardé cette profonde réflexion pour lui depuis des années et hésitait réellement à poser la question à la petite et grosse serveuse d’une quarantaine d’année qui se tenait debout à ses côtés, à une distance qui ne serait réaliste que dans un film de série B, lorsque le médiocre réalisateur veut souligner la gravité de la scène. A présent, il avait un peu trop réfléchi et l’employée, qui lui avait déjà demandé deux fois sa commande, commençait à laisser filtrer subtilement quelques menus signes d’impatience qui se matérialisaient par de longs soupirs particulièrement endurants. -Oui, pardon ! Alors cinq hot-dog bolo ketchup coca et une nugget moyenne. Colin remplaça seulement les nuggets par une barquette de frites de la taille minimale proposée. Puis il se ravisa et changea sa commande pour cinq Hot-dog tout court. -Alors, comment ça se passe avec Nicole ? lança-il. -Ça tient bon, j’ose penser que le plus difficile est passé… elle va mieux… Elle a pris de bonnes résolutions : elle touche plus aucune drogue et elle me donne un enfant. Il rit, un peu gêné de placer deux mots si différents et dans la même phrase. -Wah, quel programme ! Il ne fit rien transparaître de son embarras. Il lui avait vendu une gélule de md hier. Elle lui avait fait jurer de ne rien dire à personne. Ce n’était pas un dealer. Il l’avait simplement volé à un type qui s’en été enfourné tout un tas. -Déconne pas c’est sérieux, j’ai presque trente piges maintenant, elle en a vingt-cinq, dont cinq avec moi…et profitons que l’avenir s’annonce radieux ! répondit Ferry dont le ton un peu trop affirmatif inspira un léger malaise à Colin.

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Ferry ne connaissait Colin que depuis quelques années, mais leurs ressemblances et leur complémentarité avait accéléré le processus, et chacun entendait l’autre avec une étonnante facilité. Ils avaient passé de longs moments sous le même toit, les saisons défilant, des dizaines de barbecues avec leurs camarades de Preafing Street sur le campus, d’innombrables soirées et autant de parties de basket sur le parquet de l’université. C’était même Colin, qui –après avoir fait subir le supplice à son groupe de travail d’histoire de choisir comme symbole général l’automobile pour répondre à une dissertation sur le sujet de l’industrie américaine- avait présenté à Ferry celle qui allait devenir sa copine, et maintenant sa femme. Enfin, selon le plan. Lors de sa première visite chez eux, Nicole avait immédiatement été touchée par la vulnérabilité qu’elle avait cru découvrir sous cette carcasse imposante. Elle était arrivée un peu en avance sur le reste du groupe et Colin lui avait naturellement fait visiter la maison qu’il partageait avec Ferry et Shelton, bien que ce dernier fût aussi inutile que discret. Ils étaient parvenus en haut de l’escalier de bois qui conduisait aux deux chambres de l’étage lorsqu’ils se retrouvèrent face à Ferry, excessivement ridicule, se brossant les dents, simplement vêtu d’un caleçon ringard en coton peluché. La porte de la salle de bain était restée grande ouverte, directement à droite au début du couloir. Nicole avait été, l’espace d’un instant, spectatrice du rituel le plus régulier chez le jeune majeur débordant de testostérone. Ferry, le regard aussi féroce que celui d’un gladiateur antique face à un troupeau d’esclaves, s’auto-menaçait en bandant les muscles, mains posées de part et d’autre de l’évier, épaules rentrées, dégoulinant d’eau et de sueur face au miroir opaque. Lorsqu’il sentit cette présence déjà désagréable -qu’il croyait être celle de son colocataire- dans l’encadrement de la porte, il se sentit déjà bien con, mais ce fut une partie de plaisir en comparaison des secondes qui suivirent. La brosse entre les dents, il pivota pour faire face aux moqueries, et confronté aux lois de la physique, un embrun d’écume composé de dentifrice et de salive s’envola pour retomber dans un bruit sourd et mousseux sur une jolie ballerine en cuir couleur prune. Colin gloussait plié en deux dans les escaliers quand Nicole tendit sa main à Ferry avec un large sourire qui laissait entrevoir une petite tache d’émail un peu plus claire à la pointe d’une de ses canines. Il la serra sans hésiter.

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-Salut -Chalut, répondit-il en tentant de minimiser au maximum le mouvement de ses lèvres pour ne pas réitérer erreur. -Décholé, chest la gravité. plaisanta-il dans l’espoir de paraître confiant. -Pas de problème. répondit-elle amusée. Elle se tordit un petit peu afin d’essuyer le bout de sa ballerine sur le tapis de bain déjà trempé sur lequel se dressait Ferry, incrédule. Puis elle partit en lui jetant un coup d’œil qu’il interpréta naturellement comme de l’intérêt sexuel ou quelque chose comme ça. Cela tombait bien, elle suscitait chez lui une attraction sexuelle tout à fait considérable. Il avait ensuite recraché le dentifrice et s’était rincé la bouche en essayant de se rappeler précisément ses traits. Il était resté dans sa chambre à regarder un documentaire sur la migration des gnous dans le parc du Serenghetti, et n’en n’était redescendu qu’en fin d’après-midi pour se faire un sandwich qu’il avait mangé seul devant la télévision du salon. Il ne la revit plus pendant près d’un trimestre, et bizarrement, n’engagea rien pour remédier à cet état de fait. C’était pour lui une sensation nouvelle dans son prolongement et sa tenace (et passive) intensité. Ses conquêtes s’enchaînaient ; non pas qu’il fut spécialement beau –Colin, lui, l’était-, mais sans savoir exactement pourquoi, il plaisait autant que le contraire, et il s’en accommodait parfaitement. Entre deux ébats, il se surprenait parfois à penser à cette fille. Nicole apparaissait ainsi lors des moments les plus incongrus, jamais omniprésente, mais l’extirpant régulièrement de ses rêveries, ou l’y plongeant au contraire profondément… C’est au cœur de l’été 1995, quelques mois plus tard que Colin l’avait invité pour la seconde fois, à l’occasion de son anniversaire. Ils avaient pour l’évènement cuisiné un somptueux space-cake qui aurait pu satisfaire un buffet de mariage marocain, à une différence près, ils n’étaient alors qu’une dizaine de convives à partager l’exotique dessert. Ferry se rappelait particulièrement d’un épisode qui l’avait marqué, lorsque, assis face à elle d’un côté de la table basse du salon, Nicole était partie dans une de ses envolées lyriques aux enjeux politiques. Elle parlait beaucoup avec les mains, et visiblement, la perspective de débattre d’autre chose que de fesses, de sport ou de ragots (ce qui revenait à peu près au même) l’enchantait. Elle avait trouvé chez ce grand dadet un auditeur sincèrement intéressé, mais pas particulièrement loquace, ce qui les arrangeait tous les deux. Il avait remarqué à deux reprises que la main de Nicole avait

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légèrement heurté son genou, alors qu’elle fustigeait les écarts de mœurs de Bill Clinton. Un vestige de la bienséance, même chez une bande de jeunes universitaire fougueux, aurait voulu qu’elle laisse entendre un petit : « désolée », que ce soit entre deux arguments, ou même une très légère gêne, égarée dans sa logorrhée verbale. Il n’en fut rien, et Ferry avait interprété cette absence de réaction comme une fantastique preuve de liberté ; le pouvoir de la candeur. La simplicité, vertu créatrice de désir lorsque qu’elle est conjuguée à la confiance (en restant toutefois dans des critères physiques raisonnables pensait-t-il). Cela lui avait rappelé leur première rencontre, il retrouvait la même expression sur son visage que quelque mois plutôt, dans sa salle de bain. Ferry fonctionnait souvent ainsi, à coup de pathos agréables. Les courses de Mario sur Nintendo 64 s’étaient poursuivies jusques tard dans la nuit. Ferry et Nicole, conscients d’être assis vraiment proches sur le grand canapé jaune moutarde dorénavant trop spacieux, avaient tenté sans grand succès de surmonter la défonce accumulée dans l’espoir d’entendre l’autre prononcer la phrase qui les auraient délivré d’une soirée qui avait d’ores et déjà livré son lot de complicité, de fous rires et de cul-secs. Mais, ils le savaient tous les deux, ces moments étaient derrière eux, et le salon ne devait plus être le théâtre des évènements. Tu veux regarder un film ? s’était risqué Ferry, dont l’assurance glissait peu à peu en couardise. -Oui, pourquoi pas! avait opiné Nicole, qui désirait autant entamer un film que de se frotter la rotule avec une râpe à fromage. Ferry s’était senti mal à l’aise lorsqu’il avait constaté que la dimension implicite de sa question n’était pas du tout aussi perceptible que ce qu’il avait imaginé un instant plus tôt. Il s’était rendu compte qu’il avait oublié de préciser le lieu auquel il aurait voulu faire allusion –en l’occurrence sa chambre-, et que la présence d’une télé juste en face d’eux allait lui compliquer la tâche. Il avait béni Nicole pour sa perspicacité lorsqu’il l’avait vu tout à coup se lever saisir son sac à main avant de se diriger vers l’escalier. La nuit ne s’était pas tout à fait déroulée comme ils l’avaient prévue, le space-cake avait fait son effet un peu tardivement, et tous deux avaient fait preuve d’un certain optimisme quant à leur résistance aux substances alcoolisées. Shelton, comme à son habitude, s’était levé pour réclamer le silence. Il s’était dirigé vers la source nuisible, et alors qu’il répétait intérieurement le discours moralisateur qu’il se préparait à déverser, l’entrebâillement de la porte des toilettes lui avait réservé

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la plus belle paire de jambon qu’il n’avait probablement jamais vue. Nicole, en sous-vêtements, retenait ses cheveux d’une main, l’autre assurant un appui contre le mur d’en face, et s’escrimait à faire suivre au fameux gâteau le même itinéraire qu’il avait emprunté quelques heures plus tôt dans la direction inverse. Ferry tentait quant à lui de préserver sa dignité, profitant de ce court instant de diversion pour se noyer l’estomac à l’eau minérale et sortir sa tête par la fenêtre. Vers 13h, le lendemain, ils avaient fait l’amour avec la gueule de bois, et à défaut d’avoir été particulièrement jouissive, Ferry su immédiatement qu’au moins, cette fois-là, ils ne l’oublieraient pas. Pas plus que Shelton qui avait sûrement dû se masturber pendant une bonne partie de la nuit, l’esprit obnubilé par cette croupe trépidante. -Tu vois, c’est ce que je dis toujours, le pire est l’ami du meilleur ! Conclut Ferry après s’être assuré qu’il ne restait plus aucune particule de nourriture sur son plateau. Toi, tu dois te dire que pour une première nuit d’amour, entendre l’objet de ses désirs dégueuler toutes ses tripes avant de se mettre au lit et de s’endormir comme une masse, ce n’est pas la rencontre rêvée, et bien détrompe-toi, j’en garde un souvenir des plus agréables ! -Désolé si je te gêne quand je mange, et excuse-moi également si je préfère coucher avec une fille qui me plaît et qui dort dans mon lit, plutôt que de vomir avec elle et m’endormir tout seul. Ironisa Colin. -Et ben au final, regarde, je veux vivre avec elle, ça ne veut rien dire… -Dis-moi Ferry, tu n’as pas pensé que tu avais légèrement inversé la relation de causalité ? C’est parce que tu veux faire ta vie avec elle que tu transformes une nuit désastreuse en souvenir impérissable, dans le bon sens du terme, je précise. Pas le contraire ! Ferry leva les yeux au ciel, le pragmatisme logique de son de son ami l’exaspérait. La suite avait été plus conventionnelle, mais très rapidement, Ferry avait entretenu cette relation avec plaisir. Il s’était mis en tête que Nicole avait un caractère « européen » et lorsque l’occasion se présentait de décrire sa partenaire, il adorait brandir cet argument, qu’il trouvait apparemment très valorisant (ça tombait bien, il se valorisait par la même occasion). Dans ces cas-là, si elle était présente, elle faisait mine de le faire taire, gênée, tout en savourant intérieurement ce qu’elle considérait également comme une caractéristique très

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flatteuse, sans savoir tout-à-fait pourquoi (elle n’avait jamais dépassé la côte ouest, d’un côté comme de l’autre). Ferry quant à lui gardait de bons souvenirs du vieux continent. Il avait fait plusieurs voyages dans le sud de la France pour rendre visite à la famille de sa mère. Selon lui, les –jeunes- femmes de là-bas étaient plus libres, plus indépendantes. En vérité, lui-même n’avait jamais vraiment déchaîné les foules mais à quatorze ans lorsqu’il fit à ses camarades le premier compte-rendu adolescent de son été passé en Provence avec tante Marge, il n’avait pu s’empêcher d’inventer une histoire pour se donner du crédit. Le comportement mièvre des jeunes américaines l’agaçait à tel point que même sa première copine française l’année suivante, particulièrement niaise, ne lui fit pas changer d’avis. Nicole, avec sa chevelure sombre, ses grands yeux marron et ses petits seins bien dessinés, s’établissait à ses yeux comme une beauté classique, discrète et indémodable. Elle était de taille moyenne, ses lèvres roses pâles étaient fines et ses pommettes saillantes donnaient à ceux qui l’observaient l’illusion d’une joie perpétuelle malgré une absence totale de pigments rouge ; même rosés. Elle donnait l’impression qu’un sourire franc était pré-dessiné sur ses traits, qu’il ne lui suffisait que d’un rictus pour communiquer son allégresse. Quand elle s’emportait au contraire, ses traits si délicats conféraient à son visage un aspect sévère et dur, lui tenir tête tenait alors au suicide verbal tant sa répartie était juste et rapide. Passé cinq minutes cependant, elle s’écroulait. Peu endurante au débat. En cinq année de relation, Ferry l’avait trompé trois ou quatre fois, mais sans vouloir se l’avouer, il l’avait toujours regretté après coup. Selon lui, le regret était une notion idiote, destinée principalement aux faibles, ou aux idiots, donc. Comment, se disait-il souvent, peut-on regretter une action que l’on a soi-même entreprise. Selon lui, chacun de ses actes, quelqu’en soient les conséquences avait une signification et avait contribué à ce qu’il était maintenant, et par conséquent, tant qu’il n’aurait pas honte de lui, il n’aurait pas de regrets (le chemin était long, car Ferry avait une opinion assez haute de sa personne). Il aimait à penser que ses frasques les plus irréfléchies et incontrôlées avaient en réalité été celles qui le rendaient si unique à ses yeux. Il se complaisait à cultiver ce qu’il pensait être sa propre philosophie à travers de nombreux préceptes de ce genre, tous plus tordus les uns que les autres. Il ne s’agissait en fait que du point commun qui relie une grande majorité de la population moderne de cette terre, à savoir le profond sentiment d’incompréhension et de singularité cultivé par ses contemporains aux portes de l’âge adulte, et même parfois bien plus tard.

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Colin était un homme d’action, et ses reniflements inutiles et répétés firent comprendre à son interlocuteur qu’il était temps de clore le chapître des réminiscences et des plans d’avenirs. Comme à son habitude, Ferry se leva d’un bond sans autre préambule, ce qui en temps normal avait le don d’agacer, ou tout au moins de surprendre, son vis-à-vis. Colin, lui, s’y était habitué et lui emboîta le pas sans mot-dire. -Bon, je dois retourner chercher Nicole. Je te dépose ? demanda Ferry. -Non, merci, j’ai pris la voiture hier, elle est restée la haut, je t’accompagne. Ferry fit claquer sa langue contre son palais. Une manière d’opiner pour lui éviter une éventuelle diversion qui pourrait altérer sa concentration lorsqu’il était dans ses pensées. Ils remontèrent vers Cypress Hill en passant par les cultures de coton à l’est. Les nuages, nombreux mais chétifs, laissaient filtrer une lumière pâle et aveuglante à la fois. Comme une lumière de pluie légère. Le trajet se déroula en silence. Les deux amis partageaient cette particularité de plus en plus rare. Ils aimaient à apprécier le silence, aussi long soit-il, quand la situation s’y prêtait. Ce qui semblait être le cas. Ils contournèrent les plantations de tabac pour récupérer la route à flanc de colline. Ferry accéléra lorsqu’ils passèrent sous l’autoroute, et la sonorité métallique de l’échappement résonna contre les parois en béton avec plus d’intensité qu’une orgue dans une cathédrale. Colin décrocha un large sourire.

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Ferry avait demandé à Ernest de ne pas communiquer la date exacte de sa libération. Il avait voulu se réserver vingt-quatre heures. Ce n’était pas les visites qui l’effrayait, il n’avait plus d’amis ici, et sa tante Marge était morte il y a bientôt un an d’un cancer foudroyant du pancréas. Ce dont il avait envie, après sept années d’isolement, c’était d’un peu de solitude. La solitude délibérée, celle qui se vit de jour parmi les inconnus. Il entreprit la visite de la maison et Ernest lui indiqua sa chambre. Une petite chambre, à l’étage. Avec une grande fenêtre qui donnait vue sur un parc boisé à l’arrière de la maison.

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-Belle baraque pour un célibataire! -Beau crédit aussi, ouai! Mais c’est en prévision de ma future superbe famille. -Commence déjà par accepter de tolérer la présence d’un condamné pendant quelques jours, ça va te faire un petit entraînement. -Tu restes le temps qu’il te faudra trouduc. Je descends préparer à manger ou tu veux qu’on sorte ? -Je vais faire un petit tour au parc si ça t’embête pas, je reviens dans une heure, ok ? -Ça marche, je bosserai surement dans le bureau à côté de ta chambre alors insiste un peu sur la sonnette, elle est fatiguée. Ah au fait ! Regarde dans l’armoire, je t’ai mis quelques fringues, elles doivent être à ta taille. Ferry était beaucoup plus humble dorénavant, et il enserra brièvement son ami d’un seul bras avant de rejoindre sa chambre pour se changer. Après celle de la voiture, il ouvrit lui-même une porte pour la seconde fois de la journée, pour la seconde fois depuis des années pensa-il. Il saisit la poignée en aluminium, et poussa lentement. Il faisait encore chaud, mais une légère brise s’était levée et lui caressa le visage lorsqu’il se retrouva sur le perron. Un moucheron vint se coincer sous sa paupière et il se mit à rire nerveusement en tentant de l’en déloger. Il marcha une dizaine de minutes le long du petit ruisseau artificiel en suivant le courant du regard puis s’arrêta un instant. Il avait un drôle d’air avec son coup trapus et le col amidonné de sa chemise blanche un poil trop grande (Ernest avait acheté du triple XL). Planté là, à pivoter sur son axe au beau milieu du gazon, il ressemblait à une grande chouette effraie à l’affût d’un campagnol. Il se décida finalement pour un banc en bois à la peinture craquelée, sous un vieux châtaignais au sommet d’une butte. D’ici il pourrait voir l’aire de jeux un peu en contrebas sur la gauche, et la mare sur la droite, il pourrait se distraire au calme, il était satisfait. Il ne vit pas arriver les deux adolescents derrière lui et faillit sursauter. Ferry estima leur âge aux alentours de seize ans. Chacun se trimballait sous le bras un skate qui paraissait en ces conditions plus encombrant qu’utile. Bruyamment, ils prirent place à sa droite, sur le côté vacant du banc, de sorte qu’il devait dorénavant se contorsionner pour assister au balais des colverts à la surface de l’eau. - ‘jour, fit le plus grand, le regard masqué par un véritable pare-brise capillaire. L’autre adressa a ferry un timide signe de tête. Il se demanda un moment si tout cela lui était adressé, puis reconsidéra la pertinence de sa proposition et leur

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répondit le plus agréablement possible. Il ne voulut pas qu’ils perçoivent l’hostilité qu’ils avaient probablement décelée lorsqu’il s’était rendu compte que son panorama allait être gâché. -Salut les gars ! -Ils lui rendirent un regard éclair sans paroles, puis reprirent leur discussion comme si elle ne s’était jamais arrêtée. Il les écouta parler un long moment, finalement ravi de participer secrètement à un débat simple dont il avait oublié la saveur. Le crépitement de l’eau sur les tuiles réveilla Ferry. Il ne parvint pas à évaluer l’heure ; il n’avait pas perdu cette habitude de laisser les volets ouverts pendant son sommeil, mais les épais rideaux marron était tiré, et à en juger par le déluge qui semblait s’abattre dehors, le ciel devait être bien couvert, ce qui rendait caduque toute estimation fiable de l’heure par la luminosité. Il resta sur le dos quelques instants à écouter le martèlement frénétique de l’eau sur la toiture puis retira la couette et se leva d’un bond. La pendule digitale du four indiquait à peine plus de six heures. Ferry s’était couché tôt, et se félicita d’avoir eu le bon goût de se réveiller tout aussi tôt, il était presque excité à l’idée de profiter du spectacle naturel qui lui serait offert à travers les grandes portes fenêtres du salon qui donnaient sur le parc. La pluie, l’aurore et les arbres représentaient à ses yeux trois données d’une magnifique équation. Qu’il n’avait jamais vraiment considéré avant ce matin, du reste. Ses rêvasseries furent interrompues lorsque, à la recherche de café depuis trois bonnes minutes, sa patience avoua des signes de faiblesse. Il avait essayé tous les tiroirs de la cuisine, et songea même à s’attaquer à ceux du salon avant d’admettre que l’idée était plutôt saugrenue. Colin avait toujours bu du café, même lorsqu’il lui rendait visite à Atlanta, il était rarement sans son gobelet fumant derrière la double vitre du parloir. L’absence de cafetière rendit Ferry plus perplexe encore lorsqu’il s’en rendit compte. Il renonça à élaborer une théorie et cessa tout débat intérieur avant de sortir une casserole pour faire chauffer de l’eau. Ce serai finalement un thé. Le canapé un peu bling-bling en cuir de buffle rutilant ne conviendrait pas, il était face à la –bien trop grande- télévision. Un horizon beaucoup trop commun et angoissant pensa-il. Il balayait la pièce du regard, quand il reconnut les fameux fauteuils club en cuir capitonné. Malgré la description que lui en avait faite Ernest, Ferry les avait imaginés d’une belle teinte, à mi-chemin entre rouille et cigare. Le

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noir leur ôtait un peu de leur convivialité si attractive se dit-il. Pour le reste, l’idée qu’il en avait était très fidèle, et ça ne fut pas pour lui déplaire… - Salut, bien dormi ? la voix jaillit d’un coup, claire comme s’il rentrait du boulot. - J’ai privilégié la qualité à la quantité, lui répondit Ferry en plaisantant sans dévoiler sa surprise. -Je t’ai entendu descendre, je suis réveillé depuis cinq heures du mat’ avec cette satanée pluie. -Depuis quand trois gouttes sur le toit ont-elles raison de ton sommeil ? T’étais plutôt du genre à dormir deux fois le quota d’un ours polaire avant. -Je crains que certaines choses aient changé depuis la bonne époque, et ça en fait partie…un café ? Ferry songea un instant à disséquer cette dernière phrase, inhabituellement nostalgique de la part d’une personnalité aussi spontanée. Il abandonna, excité à l’idée de voir où Ernest irait préparer son café. -Ouai, avec plaisir ! Il décolla enfin de son siège puis alla s’assoir sur un des hauts tabourets design en alu, accoudé à la fine table en bois au centre de la cuisine. -Sympa ta déco, c’est pas courant par ici, t’as évité la symbolique cuisine américaine. - « Print Mag », mec, ya que ça de vrai ! Il ouvrit un tiroir pour en sortir deux petites capsules dorées. Ferry ne sut pas quelle question poser en premier, et se décida pour les deux en même temps. -…mais encore ? Et dis-moi, c’est quoi ces petits glands en or là ? -Haha, Print Mag, c’est un magazine de déco et design pour les classes moyennes supérieures en manque de reconnaissance sociale. Du mobilier et des objets tendances qui sont censés persuader le jeune célibataire dynamique qu’il est l’homme juvénile, branché et ambitieux qu’elles recherchent toutes. En ce qui concerne l’allusion phallique, ça vient de là-bas aussi, c’est nouveau, regarde. Il inséra la capsule au sommet de la tourelle en plastique. Ferry songea à un aspirateur miniature dont la trompe aurait était amputée. Il plaça une tasse sous le moignon disgracieux, puis pressa un bouton, et le tout s’ébranla dans un bruit de locomotive à vapeur. -Et voilà. L’arnaque du siècle. Ernest déposa la tasse de café brûlante sur la table. Pas de sucre si je me souviens bien. -Pas mal…Répondit Ferry circonspect en opinant, observant silencieusement la

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machine. Le long et savoureux week-end qui s’en suivit allait faire place à une semaine chargée et agité. Ferry n’aurait pu dire qu’elle s’annonçait désagréable –pouvoir à nouveau déambuler librement sur les trottoirs lacérés par les racines avides d’humidité des chênes vivants de Piedmond Park lui plaisait trop pour ca- mais objectivement, l’adjectif aurait probablement été tout-à-fait approprié. Il avait appris à être un peu plus efficace, et dès le lundi, alors qu’Ernest entamait sa semaine de boulot, il entreprit de se lever un peu avant neuf heures. Il lui faudrait régler tout un tas d’affaires. Il irait d’abord se renseigner afin de repasser son permis de conduire, ça lui serait utile, puis il irait à l’aéroport accueillir Colin, et devrait s’organiser pour rencontrer Amanda, la sœur de Nicole. Il marcha vigoureusement durant une dizaine de minutes, puis monta dans un autobus rutilant. Les larges vitres dont il était pourvu le capturèrent, et il réalisa à quel point la ville avait changé en son absence. Il avait bien entendu dire, par ses voisins de cage ou même dans la salle télévision, que les jeux olympiques avaient accéléré tout ça, mais il n’en prit la mesure que maintenant, courbé sous les traverses en acier jaune canari auxquelles il s’agrippait instinctivement, ne prêtant pas attention aux soubresauts capricieux qui, à chaque changement de vitesse, faisaient froncer les sourcils des vieilles dames. Il profita de la descente de l’une d’entre-elle pour sortir à son tour, après qu’il eût aperçu qu’il été tout près du cimetière d’Oakland. Il se rappela les visites scolaires lorsqu’il était gosse, il devait avoir seize ou dix-sept ans. A l’époque, il venait juste d’emménager chez sa tante. Il se rappelait cet endroit si paisible, la force et l’émotion que dégageaient ces simples alignements de croix dans la section confédérée. De l’autre côté de la bute, le charme des mausolées, les fontaines aux jets majestueusement déployés qui laissaient apprécier une ambiance particulière, que l’on ne pouvait retrouver qu’à la Nouvelle-Orléans. Ils se souvenaient des noms, celui de Magaret Mitchel, ou encore celui de Bobby Jones, dont la tombe, située juste en face de la rue de six-pieds, était coiffée d’un mikado de clubs de golf déposé par ses fans les plus assidus. En revanche il parut oublier que sa trajectoire n’avait pas encore subi de correction, et il faillit se faire percuter par une chevrolet malibu en piteux état qui klaxonna dans une embardée avant de reprendre bruyamment sa route dans une accélération un brin exagérée. Le conducteur aurait probablement aimé disposer d’assez de puissance pour pouvoir faire crisser ses pneus, mais apparemment ça n’était pas le cas et Ferry

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s’en amusa. Il marcha encore un certain temps, trop absorbé par son environnement pour en prendre la réelle mesure. Il déambulait sur Crescent Street, puis bifurqua sur Peachtree street, guidé par les bars, perchés sur le toit des immeubles. Ces bars desquels ont pouvaient admirer tout le downtown au crépuscule, et même bien plus tard. Il marchait, les orbites dévissées, comme un benêt qui chercherait à se guider grâce aux étoiles aux environs de midi. C’est ce qu’avait dû penser la bande d’ado pré pubères qui s’éclaffèrent quand son tibia fut stoppé net par un banc dont on aurait justement dit qu’il avait été conçu à cet effet. La hauteur –environ trente-cinq centimètres-, ainsi que sa légère inclinaison vers la base, l’angle tout à fait honorable de l’assise avec le pied, et la composition du mobilier urbain en question (du granit, probablement, pensa-il quelques jours plus tard allongé dans la chambre d’un motel) lui procura une douleur précise et si vive qu’il improvisa un enchaînement de jurons plutôt sonores qui parut indisposer un couple dont le nombre de gamins permettrai à un future notaire de se faire un paquet de pognon dans une cinquantaine d’années, en admettant que la terre ne se soit pas transformée en un grand océan un peu trop tiède avant. Toujours côté ville par rapport à la voie express I-85, c’est dans le quartier branché de Buckhead que son avocat avait installé son affaire. Ferry ressortit du cabinet à l’heure où les restos commençaient à accueillir les mêmes jeunes et beaux clients qui avaient un peu plus tôt dévalisé les magasins des prestigieuses maisons de couture italiennes ou françaises plus haut dans le quartier. Il sortit alors qu’une pluie consistante s’apprêtait à tomber. Ernest rentrerait du travail un peu tard, comme d’habitude. Il décida de rentrer à pied. Il avait l’aspect d’une serpillère au-delà de son point de saturation lorsqu’il se trouva sur le perron de la maison. Ses basket –des nike airmax antédiluviennes- étaient aussi gonflées que les poches gulaires d’une frégate en période de reproduction, et il fut impressionné de leur poids lorsqu’il les retira. Il profita de son élan pour enlever son t-shirt, puis poursuivit vers le bas en s’attaquant à l’une des jambes de son jean, complètement imbibée. Il poussa un gémissement ridicule lorsqu’il constata que son équilibre n’était manifestement pas assez juste pour mener à bien une semblable entreprise. « -Eh ben ! » Lança une voix piquante. Au même niveau, sur le perron de la maison voisine, une femme d’une cinquantaine d’années attendait simplement que Ferry tourne la tête pour qu’il l’observe dans son numéro de dame outrée, aux yeux passablement écarquillés.

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Ferry hésita un instant, puis tourna la clé et entra chez Ernest, les genoux entravés et le caleçon à l’air. En d’autres temps, il se serait probablement mis à poil devant elle, arborant à son égard un de ces sourires ravis dont il avait le secret, mais il décida qu’il avait peut-être passé l’âge pour de telles frasques. Le simple fait de se poser la question le rassura.

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-Putainnnn, ça fait plaisiiiir ! -Non. Colin fronça les sourcils, puis tous deux éclatèrent de rire en se tapant vigoureusement dans le dos du plat de la main, avant de passer aux poings. Des petits coups secs, doigts à moitié repliés, tout en se retenant l’un à l’autre par les épaules. La moitié du terminal s’était déjà retourné sur ce couple atypique, dont on aurait pu penser qu’il s’agissait de deux excités mentalement attardés et sous hélium. En revanche, peu de spectateurs auraient pu affirmer la nature de la relation tant ils se ressemblaient à présent que Ferry avait perdu un peu de sa densité capillaire. L’horloge de la cuisine, visible du salon, indiquait un peu plus d’une heure du matin, et la bouteille de Paddy venait de se délester de sa première tournée. Coupé avec du coca pour Ernest, Ferry se contenta d’un glaçon, tandis que Colin en ajouta un de plus. -Santé ! lança Colin en français, imité dans l’instant par Ernest. Ferry leva son verre en silence, un sourire serein mais discret, fermement dessiné sur son visage, puis répondit ce qui lui paraissait être une évidence. -A la vôtre. L’évolution était notable, point de gerbes éclatantes de cocktails pourfendant la salle, point de rythmes redondant aux notes acides, point de chutes fracassantes aux airs de cartoons, ou de défis routiers assaisonnés de taules froissés. Les fracas de voix tonitruants de Ferry, les éclats de rires saccadés de Colin, ou les positions alambiquées d’Ernest perché au bord de son fauteuil avaient officié pour assurer les vestiges d’une époque sur laquelle ils avaient semblé tous trois avoir tiré un

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trait. La soirée avait une saveur inédite pour Ferry, c’était évident, mais il y avait cette chose à laquelle il n’avait pas réfléchi. Il fut un peu déstabilisé au début, lorsque ses deux amis s’étaient engagés à poursuivre un débat d’actualité. Durant ces années, il avait tenté de suivre la trame de ce monde avec assiduité, mais les changements qui été intervenus en dehors des murs de ses sept mètres carré lui étaient plutôt passés à côté durant les deux derniers mois de détention. Il préféra se taire, attendant qu’un sujet plus familier vienne à éclore, et se contenta d’être étonné quand Ernest prononça le nom d’un obscur conducteur de tractopelle yougoslave qui sortait de nulle part. « -Ljubisav Đokić ! Avait-il lâché après un petit effort de mémoire et de musculation buccale. La prononciation ne semblait pas être trop mauvaise. -Les journaux l’appellent « Jo » compléta Colin -Balaise le con ! Colin devait d’attendre à une réponse plus consistante, à en voir la pause rapide et plutôt vide de son regard sur un endroit indéfini formé par l’angle sud du salon. Il reposa bruyamment son verre de whisky sur le plateau en verre de la table basse puis se resservit. -Et merde, plus de glaçons… - Non mais explique-moi comment tu connais le nom limite en hiéroglyphe d’un ouvrier moujik d’une région du monde dont je parie que tu ignorais l’existence-même le mois dernier, s’exclama Colin, profitant de son interrogation pour se résoudre à aller en quête de glace. Il pensa apparemment que la réponse mériterait bien d’être parfaitement à l’aise pour s’en délecter. Il s’agissait d’un trait que Ferry avait tendance à lui reprocher, en le passant néanmoins sous silence. Il grinçait légèrement les dents quand cela se produisait. Cette incapacité qu’avait Colin à ne pas refouler ses instincts primaires ; cette nonchalance assumée qui pouvait donner lieu à des vexations légitimes. Bien qu’il ne l’eut pas revu depuis quatre années, certaines des correspondances de Colin avaient été teintées de ce soupçon de déni, encouragé par un égo affuté dont les revers avaient toujours été soigneusement maquillés, avant d’être méticuleusement expulsés, jusque dans sa propre mémoire. Ferry en avait brièvement discuté un jour avec Ernest au parloir, et il avait eu honte d’être surpris lorsqu’il découvrit que son ami y était tout aussi sensible. Peut-être lui-même était–il également coupable du même tord avait il alors pensé. Aucun des deux n’aurait su préciser quand s’était déroulée cette conversation, mais Ernest

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eut le temps de lui adresser un regard malicieux, auquel Ferry ne put que répondre par un petit sourire en coin. -J’aime les tractopelles. déclara-t-il simplement et non sans une certaine espièglerie, évitant de s’éterniser sur ce qu’il avait entendu ce matin à la radio. Milosevic n’en n’aurait plus pour longtemps de toute façon. Il se leva à son tour, et l’instant d’après, les premiers accords de Southern Man éclaboussèrent la pièce de leur tonalité euphorique, tandis que tous trois se mirent à chanter à tue-tête des paroles que seul Ferry connaissaient par-cœur.

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Il resta un moment allongé, observant le petit globe de verre opaque àl’plomb de son nombril. Une lampe d’un mauvais gout revendiqué. Il se réjouissait dans l’expectative des prochains jours. Il jubilait à l’idée de créer de toutes pièces sa nouvelle vie. Une vie tranquille, loin de celle à laquelle il avait goûté plus jeune. On frappa quelques timides coups à la porte. « -Monsieur Fontaine ? » Il se leva en exagérant un soupir, puis tourna la petite poignée un peu trop moite à son goût. -Bonsoir, voici votre… » La femme de chambre avait entamé sa phrase timide dans l’espoir d’être interrompue par une réponse, mais Ferry se contenta de sourire en saisissant le plateau. Il partit le déposer sur la petite table sous la fenêtre de l’autre côté de la pièce et se retourna. La jeune femme était partie sans même demander de pourboire. Il avait commandé quatre clubs-sandwich au poulet qu’il dégusta en regardant un de ces documentaires qui avait contribué à son choix dans l’élection de cette destination relativement isolée. On y voyait un majestueux pygargue à tête blanche, déployant ses rémiges, caressant l’air froid et piquant des hauts plateaux du Wyoming, puis survolant les sapins de douglas, emmitouflés dans leur manteau immaculé. L’hiver arriverait bientôt pensa-t-il, il faudrait être efficace. Un trait de caractère dont il pouvait difficilement se targuer, mais le défi lui semblait d’autant plus intéressant. Il avait tenté de rappeler la réception pour se faire apporter un verre ou deux, mais une voix masculine et nasillarde lui avait sèchement conseillé d’observer l’heure. Il raccrocha sans rien dire puis jeta effectivement un coup

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d’œil sur sa montre. Comme souvent, il s’était attardé sur les subtils détails du cadran ou de la couronne, en oubliant de déchiffrer l’information principale. Il retira l’objet de son poignet puis le posa sur sa table de nuit, sans avoir plus d’indications sur l’avancement de la nuit. Il ne songea pas à répéter l’opération, ce genre de choses lui étaient familières, mais il estimait alors qu’il avait simplement raté sa chance, rien ne changerait pour autant. Il appuya sur la télécommande à plusieurs reprises, puis saisit le papier toilette qu’il avait préparé à cet effet en sortant de la douche quelques dizaines de minutes plus tôt. Il se masturba un court instant devant un film animés par deux lesbiennes refaites et beaucoup trop bruyantes. Il jouit en silence, le regard ailleurs, puis éteignit sans avoir écarté le papier gluant de son lit. Il déambulait dans les rues de Missoula avec autant de curiosité qu’un jeune puceau dans un bordel, se délectant des situations et des beautés simples que peuvent offrir les heures qui passent. Il avait déniché un excellent steackhouse, et le quartier de cerf de Virginie qu’il engloutit lui donnait l’impression d’avoir considérablement abaissé son centre de gravité. Il poussa la porte d’un bar à la façade en bois brun, puis s’assit au comptoir avec l’ambition d’écrire à son ancien codétenu quelque chose de neutre. L’unique occupant des lieux (c’était aussi le propriétaire) ressentait vraisemblablement un besoin de communiquer ses penchants cinéphiles, et en observant la salle, Ferry se demanda si il y avait plus de trous que de mur ou le contraire tant les cadres avaient proliférés du plafond jusqu’au plancher. Presque uniquement des portraits de David Lynch, ou des photographies tirées de ses films. « -Que-est ce que je vous sers ? s’enquit la serveuse en s’approchant mollement derrière son bar. -Une pression…Non. Une pinte s’il vous plaît. -Ça marche. D’un trait, il vida la chope aux deux-tiers. -Hum hm…L’homme seul, assis deux ou trois mètres derrière lui était caché de l’entrée par une poutre de soubassement verticale, et Ferry ne l’avait pas remarqué avant d’entendre cette espèce de borborygme guttural. Sa peau paraissait plus dure que du cuir de buffle et aussi dorée qu’une baguette de pain français. Ferry s’attarda tant sur ce physique de caméra que l’autre finit par poser une question.

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-Vous êtes de passage ? Ferry se retourna pour vérifier qu’il était bien l’interlocuteur visé avant de répondre, hésitant. -Ben…non, j’pense pas. Cette réponse vaseuse et inattendue parut rendre l’homme au cuir de buffle perplexe un court instant. -Mag ! Apporte une autre pinte, tu veux bien. Puis il pointa le menton sur son verre pour signifier à Ferry qu’il était invité à s’assoir à la table. C’était un homme passablement usé en surface, mais lui attribuer un âge aurait été difficile car sa musculature saillait encore sur ses mains et ses poignets. Sa chemise canadienne en feutre quadrillée rouge et noir était scellée jusqu’au dernier bouton, si bien que la fine jointure de peau flasque –a la manière d’un beau dindon- qui ne parvenait plus à dessiner une courbe nette entre son menton et sa gorge, semblait avoir été rentrée de force dans le col. Des cheveux poivre-et-sel (avec une majorité de sel) s’échappaient en désordre d’un petit bonnet à ourlet en grosse laine perché sur le haut de son crâne. Ses petits yeux d’un bleu glacé étaient à peine visibles, protégés par une arcade proéminente mais bien creusée entre les yeux, et abrités aux plus profond de leurs orbites. Ses pommettes hautes et le creux de ses joues faisait ressortir une mâchoire fine et carrée à la fois. Ferry lui trouva des airs de Clint Eastwood – en plus tassé. -Belle montre. Il but une longue gorgée, puis se racla la gorge sous l’effet de l’alcool. Ferry jeta un coup d’œil à son poignet. -Oui, merci. C’est une Leroy. Vous êtes connaisseur ? -Assez pour affirmer qu’elle ne date pas d’hier votre tocante. C’est rares les pièces comme ça. Il fouilla dans la poche de sa chemise, et déposa sur la table une imposante montre gousset. -C’est une montre du rail, n’es-ce pas ? tenta Ferry, pas tout à fait sûr de lui. -Elle a appartenu à un ami de mon père, puis a deux de mes trois frères. Après l’accident de Kipton, dans l’Ohio, tous les cheminots ont été dotés de nouvelles montres pour éviter ce genre d’ennui. Neuf morts à cause d’une aiguille un peu trop zélée, c’est dommage, non. Il tendit l’objet à Ferry, qui ne parvenait pas bien à dissimuler son intérêt. Elle était étrange, il n’en avait jamais vu de semblables, mais malgré tout, il sut instantanément à quelle genre de machine il avait affaire en l’auscultant de plus près. Les équilles noires type Breguet étaient puissantes, tout comme les indexes arabes, appliqués avec finesse mais arborant néanmoins le charme de l’imperfection sur certains alignements. Sur le cadran blanc la mention « railway special » figurait en police sobre sous le nom de l’enseigne. La petite seconde, à

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six heures, donnait à l’ensemble une présence évidente et seul le sobre boîtier trahissait ses origines de montre besogneuse. -Hamilton railway spécial... -Les fameux calibres 20 lignes. glissa Ferry sans détourner les yeux du petit boîtier rond, pas peu fier d’avoir put placer la seule chose dont il était certain à propos des calibres des montres standardisées que la compagnie ferroviaire américaine avait commandée après le drame. -Excellent ! Le visage du vieil homme s’illumina d’expression que Ferry ne lui aurait pas cru être capable de dégager. La serveuse était apparemment du même avis, et observait les deux hommes sans pudeur. L’échange était scellé et un silence désagréable s’ensuivit rapidement. Le vieil homme se décida à plomber définitivement l’ambiance lorsqu’il ne répondit pas à une question tordue et inutile que lui adressa Ferry à propos des habitants du cru, ou quelque chose dans cette veine. Il vida sa choppe d’un trait, avant de se diriger vers le bar et d’être arrêté par la même voix. -C’est pour moi. Ferry le remercia, puis sortit avec le sentiment inapproprié d’un devoir accompli. A vrai dire, il n’avait encore rien fait de sa journée qui lui soit concrètement utile, mais cette rencontre fortuite et originale décupla son optimisme.

*

L’Agent immobilier était la représentation vivante d’un stéréotype plutôt fidèle de l’idée que l’on peut se faire d’un agent immobilier. Sa fausse rigueur et son agressivité mielleuse faisait de lui un personnage immédiatement désagréable. -Vous n’êtes pas d’ici n’est ce pas ? Ca se voit tout de suite, les gens ici sont ternes, ennuyeux. Vous cherchez à louer ? acheter ? Vous êtes là pour le calme, j’en suis sûr ; laissez moi vous montrer ceçi… Ferry s’en amusa, tentant intérieurement de quantifier l’effet désastreux qu’un tel discours devait engendrer sur son business. Personne n’aime celui qui renie son pays devant un étranger. Le plus naïf des nonagénaires en détresse ne lui aurait

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probablement pas confié sa brosse à dents tant il inspirait la méfiance. A l’évidence se dit-il, il ne devait même pas être malhonnête car le piège était bien trop gros pour être vrai. Pendant qu’il débitait sa litanie, Ferry eut un instant de pitié pour ce jeune homme, sabotant méticuleusement son commerce à coup d’arrogance et d’idées fausses. Il songea à faire une bonne action et jeta un coup d’œil aux biens disponibles. Trop urbain, trop grand, trop petit…rien ne lui plaisait vraiment, et l’offre était pour le moins limitée. Il aurait voulu grimacer lorsqu’il serra sa main molle, mais il se retint et se retira poliment. Il décida de poursuivre les investigations dans le quartier, longeant les murs lentement, le regard distrait. Il recherchait une autre agence au hasard lorsqu’il se racla la gorge bruyamment pour en expulser un mollard consistant qui s’englua dans des feuilles mortes agglutinées sur une bouche d’égoût. Une femme pressée le dépassait à ce moment-là, et elle fit un pas en retrait, lui jetant un regard plein de dégoût, avant de poursuivre sa route à grandes enjambées. Il fut saisi d’un sentiment de honte ; il ne voulait pas donner l’air de s’approprier cet environnement nouveau et s’excusa si bas qu’il fut le seul à s’entendre. Il se jura de ne plus cracher en agglomération. Alors qu’il venait d’entériner cette décision importante, une voix interrompit sa rêverie. -Une petite pinte ? Ferry reconnu rapidement la fréquence basse et crayeuse de la veille. On aurait dit qu’un peu de sable avait été ventilé dans ses cordes vocales, et il en résultait un timbre plutôt intéressant. Il se pencha légèrement afin d’établir un contact visuel à travers la vitre passager entre-ouverte de la voiture piteuse qui stationnait sur la chaussée -Non, merci, pas tout de suite, mais ce soir, après diner, pourquoi pas ? -Parfait, montez. Le vieil homme paraissait déterminé en plus d’être sourd. Ferry renonça à être insistant, fit les quelques mètres qui les séparaient presque à contrecœur et grimpa dans le Ford Ranger. -Harrison. -Ferry. -Vous avez trouvé une baraque ? Vous cherchez bien une baraque. -Je suis suivi ? -Je travaille et je vis dans cette rue, alors je fais attention à des détails auquel un homme qui est en transit ne ferai pas attention. Comme par exemple lorsque je sors de la boucherie. Ferry approuva la réponse, déduisant que la boucherie devait se trouver en face de l’agence immobilière qu’il avait visité quelques

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minutes auparavant.. -Non, pas trouvé… -Bon commerçant le fils Glen. -Pardon ? -Je dis que le fils Glen serait pas capable de vendre du feu à des hommes de pierre. -Ils n’avaient pas de monnaie. Il ne dénicha que cet honteux calembour à répondre pour avoir l’air un peu plus inoffensif car depuis sa sortie de prison, deux semaines plus tôt, il avait le sentiment que sa gueule était marquée du sceau des barreaux. Visible et vu de tous. -Justement. Ferry avait un sens de l’orientation assez fiable pour réaliser qu’ils n’allaient pas en direction du bar. Harrison anticipa. -Je vais vous montrer la mienne de baraque. Elle est à vendre, je veux m’en débarrasser. -Qu’est ce qui vous fait croire que je pourrais être intéressé ? -Rien en particulier. -Et cette pinte ? -Vous en aviez autant envie que moi, non ? J’suis pas sourd… -Désolé. Ferry eu honte de sa répartie pour la seconde fois en l’espace de vingt minutes, et décida de ne pas tenter d’en savoir plus. Après tout, jusqu’à maintenant, cet Harrison lui plaisait bien. Ils n’avaient quasiment pas échangé durant le trajet, et tout-deux semblaient s’en contenter. S’en satisfaire, même. Ferry s’était risqué à engager la conversation à deux reprises, mais il avait capitulé non sans une certaine approbation lorsqu’il avait compris que le vieil homme était de ceux que le silence rassure plus qu’il ne gêne. De temps à autre, une phrase s’échappait, parfois, une autre lui donnait la réplique, puis le ronflement des cylindres fatigués reprenait le dessus. Ils longèrent Flathead Lake, Woods Bay, puis traversèrent un patelin du nom de Big Fork, puis un autre, et un autre encore. La fin du jour était proche, ils avaient roulé une bonne heure d’après les estimations –erronées- de Ferry, qui n’avait cessé tout au long du trajet de regarder par la fenêtre avec avidité, comme si les pins tordus et les sapins de douglas renfermaient un quelconque trésor. Ils quittèrent la route numéro deux qui avait viré à l’ouest, puis bifurquèrent vers le sud, longeant la retenue de Hungry Horse Reservoir. Ils s’engagèrent sur le chemin de terre cahoteux à bonne allure et passèrent devant un véhicule de l’office des

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forêts. L’homme assis à la place du conducteur adressa un bref signe de la main à leur passage. Ferry fut rassuré, en se disant que si une table de torture l’attendait dans cette forêt, il y aurait au moins deux témoins. Il sourit de sa bêtise. -Nous sommes dans le comté de Flathead, une centaine de kilomètres au nord-est de Missoula. Ferry acquiesça simplement. La forêt se fit moins dense et le versant ouest de la vallée s’offrit à eux dans un spectacle grandiose. La lumière orangée, hachée de volutes sombres chargées de pluie, rendait une toile aux tons ardoise, parfois mauves, relayés par la teinte rousse des sporadiques arbres à feuilles, craintifs devant les premières fraîcheurs de l’automne. L’auto s’arrêta brusquement, abritée sous un bosquet de conifères depuis lequel on apercevait la toiture sombre d’une maison. -Tout le monde descend. -Alors vous vivez ici ? Demanda Ferry, alors qu’il ne distinguait toujours rien de plus. -Ca m’arrive. Nous sommes dans le même cas on dirait. Ferry fit la relation avec la réponse qu’il avait lui-même fournie la veille. -En effet… Répondit-il en se demandant quel genre de collocation pouvait bien désirer un homme qui pourrait être son grand-père. Après un virage en devers sur la droite, une minuscule pleine s’ouvrit. A environ soixante mètres, une belle maison de bois faisait face au lac. Au sud, en amont, on pouvait distinguer le delta d’une large rivière saupoudrée de galets partiellement émergés, tandis que l’ombre des sommets rocheux s’étirait sur l’autre versant. -Magnifique. Lança Ferry, sincèrement hébété. -Elle est à vendre. -Combien ? -J’sais pas. -J’achète. Blagua-il -Six millions. Harrison n’attendit pas de réaction et reprit sa marche sans se retourner. Ferry fronça les sourcils. Il avait l’impression que ce vieil homme aimait bien se foutre de sa gueule, seulement il n’arrivait pas à le lui reprocher, car il admettait en réalité lui donner un peu trop d’occasions de s’y essayer. Curieusement, après avoir suivi son hôte à l’intérieur, Ferry ne vit aucune image du réalisateur qui avait eu raison du bar qu’il avait fréquenté la veille. L’odeur était forte, chaleureuse, le mobilier et l’ambiance rendait une atmosphère

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agréable. L’endroit était à mi-chemin entre le chalet alpin cossu et la maison de trappeur canadienne.

*

Ferry restait debout sur la large terrasse, face à cette étendue d’eau aussi froide qu’une nuit de janvier, raide comme un miroir. Une fumée dansante s’échappait du mazagran en terre, posé à sa gauche sur une petite table en osier. Même ce mazagran ne lui appartenait pas. Il avait acheté une maison prête à l’emploi. Et cela tombait bien, il ne possédait rien. Une voiture choisie par Colin, quelques habits, et une montre. Il eut envie à ce moment là de comparer sa vie à un plat culinaire, quelque chose de consistant et de varié, comme un pot-au-feu. Sa mère lui en avait cuisiné un une fois, mais outre le nom et la couleur, il n’en avait pas retenu grand-chose. Seules les saveurs désagréables qu’il lui associait avaient marquées leur empreinte dans ses souvenirs. Il s’assit aussi prudemment qu’un vieillard, puis laissa couler quelques larmes pathétiques qu’il balaya d’un sourire large. Le café était froid maintenant, il n’y toucherait pas. Il n’aurait su dire ce dont il avait peur à cet instant, mais pour la première fois depuis des années, il se remémora Nicole avec une précision qui lui suggéra un frisson. Il la vit comme dans un rêve. Son imagination se mit à déambuler dans les nimbes de ses souvenirs atrophiés. Les scènes se succédaient, sans cohérence, dans des décors de châteaux, au bord d’immenses canyons silencieux habillés de roches aux teintes ocre. Elle riait, ou courrait, le moment d’après, son ombre se figeait, puis s’évaporait dans une poussière colorée. Le froid le réveilla, ou peut-être était-ce le moyen-duc, qui striait la nuit au rythme de son cri régulier. Il apprécia ce moment, heureux d’avoir de nouveau connu l’angoisse, celle qui vous pousse à suivre le chemin tortueux que l’esprit lucide ignore. « Putain de merde » Il jura avec un sourire détendu avant de se lever d’un bond. Il n’avait même pas encore décidé quelle serait sa chambre. La maison était farcie de pièces et paraissait plus grande qu’elle n’en avait l’air de l’extérieur. Il hésita un court instant. Au premier étage, la chambre située au nord, au-dessus de la cuisine, donnait une vision panoramique sur le lac et les cîmes. De l’autre côté du couloir, au sud, le lit était plus grand, et le panorama tout aussi majestueux, et

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légèrement plus ensoleillé en fin de journée pensa-t-il. L’obscurité le gêna dans ses investigations, mais il se remémora avec une justesse appréciable le spectacle de la rivière, mêlant avec douceur son puissant courant dans les eaux noires du réservoir Hungry Horse. La chambre du rez-de-chaussée, juste en dessous de celle-ci, offrait le même spectacle, sans la hauteur. Elle serait la chambre d’amis. « Choisir, c’est renoncer » Lâchât-il à voix basse en singeant Ernest –il était friand de cette formule- pour accorder un peu d’assurance à son choix. Il déposa quelques habits dans la première chambre, puis alla se coucher, à l’autre bout du couloir. Chaque nuit, décréta-il, il dormirait selon son humeur, et ce soir-là, il eut envie d’un grand lit.

* La porte claqua dans un bruit particulièrement sec et deux clients contractèrent simultanément les muscles de leurs mâchoires. L’un d’entre eux, le plus jeune, amorça un demi-tour de la tête pour mettre un visage sur le fauteur de trouble, puis se ravisa à mi-chemin et replongea dans la lecture d’un magasine à la couverture bariolée et bourrée de grosses polices d’écritures illisibles. Le genre de magazine que l’on a généralement honte de posséder chez soi, mais que l’on est particulièrement satisfait de rencontrer dans les toilettes d’un ami. Rien de mieux qu’un magazine people pour couler un bronze, pensa Ferry. -Bonjour Sally ! La grosse dame maquillée à la truelle lui répondit bruyamment. -Salut, Fer’ Tu veux manger un bout ? -Comme d’habitude. Il prit place sur une petite banquette rouge, de l’autre côté de la pièce, contre la vitre. Il s’asseyait à cette table dès qu’elle était libre, car c’était la seule qui lui permettait de voir les gens le frôler sur le trottoir sans qu’il ne dut se pencher pour éviter que les inscriptions collées sur la vitrine n’obstruent son champ de vision. -C’est-à-dire ? Les baggles ? -Oui, avec du sirop d’érable, un café, et trois œufs au plat… Répondit-il avec dépit. Il avait eu dans son adolescence une affection puérile pour les mafieux Siciliens. Il en avait gardé cette image que l’on voit dans les films et qui l’avait marqué étant plus jeune : Lorsque le vieil homme, discret et respecté, se rend dans son bistrot favori à l’angle de deux rues pavées, sous un grand chêne, dans un village brûlant,

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désert et escarpé, et que son silence suffit à faire accourir un serveur presque muet au plateau déjà chargé. Depuis trois semaines, elle le voyait tous les deux jours, et elle n’avait pas encore retenu sa commande bien qu’il n’en changeat jamais. Il était exaspéré. Ferry scruta la rue, à l’affût d’une de ces scènes dont il aimait à disséquer ou anticiper les évènements à venir. Il y avait cet homme, arrêté au feu rouge, qui se curait le nez au volant de sa berline, persuadé d’être invisible derrière ses vitres énormes et non-teintées. Trop commun pensa-il. Il porta son attention sur une ado au coin de Chesterfield, assise à l’arrêt de bus. Elle n’avait pas l’air fraîche. Il était encore relativement tôt, et c’était le week-end. Vu son allure complètement éteinte striée de quelques brusqueries, il supputa qu’elle rentrait probablement chez elle après une nuit blanche et chimique. La veille dame assise à ses côtés sous l’abribus tentait visiblement de lui arracher quelques mots, sans apporter la moindre attention au décolleté proéminent qui laissait apprécier aux passants les plus distraits son absence de soutien-gorge, ou bien à ses collants criards et effilés à outrance. De ce que pouvait voir Ferry, la jeune fille essayait de répondre avec courtoisie, par des phrases brèves, ponctuées de sourires sans joie. Un bus stoppa, et la vieille dame se leva, saluant sa benjamine avec autant d’enthousiasme que s’il s’agissait d’une amie de longue date. L’autobus s’ébranla, et la petite rousse volage le suivit du regard un moment. -Et voilààààààà ! -Merci Sally. Ferry l’aida à décharger son plateau. -Merci à toi mon ptit’ Il sourit. Les familiarités permises par les différences générationnelles étaient de celles qu’il appréciait le plus, et qu’il tolérait le mieux. Un individu au passé endurant avait selon lui le droit de nommer n’importe quel autre de moins de trente-sept ans –c’était le palier qu’il avait arbitrairement fixé- comme bon lui semblait lorsque cela restait dans le domaine de l’affectif évidement. Il avait pleinement conscience de la subjectivité de son jugement mais n’en tenait pas le moindre compte lors de ses observations. Il mangea rapidement, comme à son habitude. Il ne grignotait quasiment pas entre les repas, mais il n’avait précisément pas d’horaires de repas. Il repoussait l’heure du ravitaillement jusqu’à ce qu’il en ressente vraiment l’envie et le besoin. Puis il mangeait sans limites, quelque soit le moment de la journée. En général deux fois par jour, mais à des intervalles très variables. Il repoussa son plateau, souffla sur la table à l’attention des miettes qui s’y

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prélassaient puis ouvrit sa serviette sur la chaise voisine. Une belle serviette en cuir qu’il avait achetée dans une boutique au bout de l’avenue. Ils y vendaient également de superbes Stetson, mis sous cloche en vitrine, attendant patiemment d’échanger leur courte béquille d’ébène contre un crâne roussi par les rayons d’altitude. Ferry avait hésité à un acquérir un, mais de peur d’être un peu ridicule, il avait remis l’achat à plus tard. Un urbain qui débarque dans le Montana avec sa Grand Marquis reluisante, et qui s’achète une maison perdue dans la forêt, ça faisait un peu rancher opportuniste, manquait plus que le Stetson, et bientôt les éperons. Il attendrait un peu. Il étala un tas de dossiers sur la table, l’air sérieux et la posture digne. Son numéro de businessman ne dura pas plus d’une minute. Il s’avachit légèrement, puis tourna les pages, rapidement. Demain, il n’aurait plus vraiment de raisons de retourner à Missoula. Il pouvait tenir un siège avec les denrées qu’il avait amassées, le problème de la maison était réglé, il restait assez d’argent sur son compte pour voir venir pendant une vingtaine de mois. Après un procès et quelques années en prison, les finances auraient pu être préoccupantes, mais il était le seul héritier de sa tante Marge, et la vieille n’était pas dépensière. Ferry avait chargé Colin de la vente de son ancienne maison dans laquelle il n’avait pas vécu plus d’un mois, et en plus de ça, il avait récupéré la totalité des avoirs que ses parents lui avaient légués, et dont sa tante avait également la responsabilité. Il rangea tous ses dossiers en désordre, puis laissa douze dollars sur la table. Il salua Sally et sortit en refermant la porte avec précaution. Il passerait ensuite voir Harrison, au bar. Il ferait durer la conversation le plus longtemps possible. Après ça, il n’aurait qu’à rentrer, dans l’obscurité, et il dormirait l’instant d’après. Ca se passa comme ça.

* Martial déclina en silence, les yeux braqués vers la gouttière de l’aile nord. Ferry rejoignit deux autres prisonniers devant le panier. Son statut d’ancien professionnel du basketball lui avait conféré certains avantages ici. Et sa personnalité intéressante et néanmoins discrète lui avait permis de les préserver. Et puis des quelques affronts qu’ils avaient parfois essuyés, jamais il ne s’était laissé démonter. Ca lui avait coûté un coup de surin juste au dessous du foie le cinquième mois, mais rien de bien grave. Il était un des rares blancs à discuter de

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temps à autre avec des noirs, et probablement le seul à disputer à l’occasion une partie de basket dans leur équipe. Il se débrouillait en espagnol grâce à son enfance passée à Chileta, et n’ignorait pas tout des coutumes mexicaines, ce qui avait également contribué à créer quelques liens avec les latinos. Une toile assez solide pour exister, mais suffisamment fine pour pouvoir se déchirer. La vie ici avait été éprouvante durant quelques temps. Après l’attente et le chagrin des premiers mois, il s’était peu à peu vidé de sa substance. Le ressac incessant des vagues chargées de la haine d’une évidente injustice nourrissait chaque jour son âme d’une solitude qu’un jeune homme désarmé ne pouvait pas contenir. Son goût pour les choses, les choses elles-mêmes. Cela n’avait plus d’importance. D’ailleurs il se demandait bien ce qui pouvait en avoir une, d’importance. A ce propos, il avait songé à se suicider un jour, prétextant que son absence d’importance, tout autant que celle qui s’étendait tout autour de lui et jusqu’à l’horizon (qu’il ne pouvait que deviner), lui donnait une justification -il en chercha quand-même une- dans cette optique. Mais il s’était endormi, et le lendemain matin, on le fit changer de cellule, il ne se rappelait pas pourquoi. C’était à l’aube de sa troisième année d’incarcération. Dehors, les grêlons bombardaient le velux en plexiglas qui scellait en amont la cage de l’escalier de secours au bout de l’aile, et on pouvait entendre le bourdonnement de leur atterrissage forcé dans tout le bâtiment à chaque grosse averse en octobre. Grâce à ça, tous les résidents de l’aile sud connaissaient en général deux mots de plus que ceux des autres prisons : velux, et grêlons. Le verrou se referma et Ferry resta planté quelques secondes. L’autre type était sur le lit du haut, c’était assez inhabituel. D’ordinaire, le lit du bas est bien plus convoité. Il devait avoir une vingtaine d’années, peut-être un peu plus… Ce qui revenait à dire peut être un peu moins. Lorsqu’il abaissa l’ouvrage dans lequel il était plongé –ou faisait semblant de l’être- il dévoila des yeux d’une noirceur presque troublante. Des iris profond, nacrés, des paupières tombantes qui façonnaient des globes ovoïdes parfaitement réguliers. Il avait l’air d’un rêveur, c’est ce qu’il pensa en l’observant ce matin-là. -Bonsoir, je m’appelle Martial. -Moi c’est Ferry. répondit-il en acquiesçant de la tête, désarçonné par tant d’égards. Il posa son maigre paquetage sur le matelas du bas. Il avait souvent remarqué ce type qui aimait fixer les grillages ou les murs de la cour, mais il ne s’était pas attardé sur son cas. Le jeune homme était arrivé cinquante jours plus

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tôt, transféré du New Jersey où il avait déjà commencé à purger sa peine. Ce fut l’une des premières choses que Martial confia a Ferry. Ce dernier trouva chez son nouveau codétenu une oreille avide de création, un grand espace vide à combler de choses sans liens. Sans aucune familiarité, pas même un peu de chaleur, il commentait régulièrement des extraits de lectures tout à fait dépareillées à voix haute. Parfois, il s’agissait d’actualité. Martial lisait chaque jour le Miami Herald, unique quotidien d’information disponible, pour une raison inconnue. Au fil des semaines, Ferry parvenait à faire le lien entre certaines phrases qu’il avait entendu la veille ou des jours plus tôt ; sa curiosité gigotait alors comme un petit lombric au fond de l’estomac, et de plus en plus souvent, il jetait un coup d’œil aux les lectures de son colocataire pour les vérifier ou les compléter. A eux deux, ils empruntèrent bientôt plus de bouquins que la totalité des prisonniers de l’aile nord. A différentes périodes (l’alternance était obligatoire) et grâce à un comportement apparemment exempt de tous reproches, ils avaient bénéficié conjointement d’un poste de manutention temporaire à la bibliothèque et d’un droit de sélections sur les commandes d’ouvrages annuelles. Comme stipulé dans le règlement, Ferry avait fait une demande à l’administration pénitentiaire afin de modifier la ligne de commande d’un éditeur. Sans devoir recourir au procédé lourd et inaccessible qui aboutissait en théorie à la résiliation d’un contrat de fourniture (commun à toutes les prisons de l’état) éditoriale, il avait constitué un dossier bien goupillé afin de vanter la neutralité d’un thème aussi vieux que le Temps. Il avait mit en avant les valeurs de l’artisanat horloger et tout un tas de trucs plus ou moins ampoulés dans sa plaidoirie au directeur. Ce dernier s’en foutait à peut-prêt et avait validé le choix avec un œil qui avait fini par s’éloigner vers sa lampe de bureau. Les éditions Harcher cessèrent donc bientôt d’approvisionner la prison en livres de cuisines pour leur deuxième spécialité. L’horlogerie du XVIII et XIXe siècle. Martial quant à lui n’avait cas pioché dans la collection Berliz donnée à l’établissement quatre ans plus tôt par un ancien détenu devenu jardinier. Bizarrement, il n’était jamais question d’arbre en premier plan. Des oiseaux avant tout. Martial les étudiaient beaucoup, avec calme et concentration. Il adorait les oiseaux au point de s’infliger des interrogations écrites. Le soir, il lui arrivait de sélectionner une dizaine de volatiles dans l’un de ces bouquins, au hasard. Il notait les noms sur une feuille à intervalles régulier et en colonne. Puis sous chacun il énonçait les caractéristiques physiques correspondantes telles que l’envergure, la

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longueur, le poids. Venaient ensuite les précisions quant à leur répartition géographiques, les dates de ponte, etc… Lorsqu’il avait essoré sa mémoire dans tous les sens, il corrigeait une à une ses réponses, livre de références à la main. Intrigué par tant d’ardeur au loisir, Ferry feuilleta un matin l’un de ces ouvrages dont il n’aurait jamais cru parcourir les pages un jour. Les animaux, ça n’avait jamais été sa tasse de thé. Ils les considéraient comme tels. C’est-à-dire parfaitement secondaires à l’homme et à toutes les créations de ce dernier. Puis il s’irrigua peu à peu de l’enthousiasme de Martial dont le partage n’était jamais affaire d’égo et lui en dix mois, il décréta la supériorité de l’intérêt volatile dans le règne animal, ce qui justifia probablement qu’il s’y attarde.

*

Même la grange avait gardé ses reliques. Certaines n’en n’étaient pas tant, on aurait pu les trouver dans le premier home-depot du coin. Mais cette profusion d’ustensiles fatigués amoncelés sur et tout autour de l’établi meurtri éveilla l’attention de Ferry. La pièce était vaste et encombrée. La porte pincipale condamnée. Il avait dut y pénétrer par la grosse trappe basculante située côté bois, dos au lac, anciennement destinée l’insertion des troncs de sapin que Harry débitait ici à l’époque. Jadis atelier de travaux variés et méthodiques, certains objets rendaient dorénavant toute dénomination de l’endroit compliqué. C’était un capharnaüm un peu sombre où l’on distinguait malgré tout les vestiges d’une rigueur chamboulée et laissée là, pleine d’ombre. Les objets indésirables du passé avaient trouvé refuge auprès de la compagnie rassurante des outils saupoudrés de rouille et des lanières de cuir suspendue comme des tripes bien usées. Il saisit une masse qui, à en juger à l’empreinte qu’elle laissa sur le sol de ciment, devait attendre son heure de gloire depuis une bonne décennie. Elle s’abattit dans un bruit étonnement sourd, mais le laiton massif du cadenas céda facilement, sans spectacle, consacrant ses dernières forces à maintenir une oscillation lente et régulière avant de lâcher prise. Il fit deux pas de retrait puis envoya un puissant coup de talon à droite de la serrure. La porte s’entrouvrit d’une quinzaine de centimètres avant de s’immobiliser brusquement. Sa jambe traversa les planches

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vermoulues comme un biscuit feuilleté. Le trou avait emprisonné son pied, et il déchira son jean en tentant de l’en déloger. Il parvint finalement à s’extirper et lança quelques insultes en direction de ses orteils. Une fissure béante courrait à la verticale jusqu’à l’écharpe, laissant percer la lumière du jour qui révéla dans sa clarté des tourbillons nébuleux de lasure poussiéreuse. Il saisit une pioche et se faufila entre les deux battants sans prendre la peine d’enlever les échardes qui ornaient sa cheville puis libéra la porte de ses entraves végétales. Il fit crisser les gonds jusque-là endormis, lesquels manifestèrent leur mécontentement dans une plainte qu’il trouva presque touchante. Il prit du recul pour admirer la grange, béante, qui faisait face aux arbres, moins d’une trentaine de mètres en face, puis il relativisa non sans regret ; après tout, il n’avait fait qu’ouvrir une porte. -Ferry ! Il leva les yeux au-dessus de la maison, juste au cas où puis se retourna vers la voix d’Harrison en fronçant les sourcils. -Alors, Robinson ! Le sourire de Ferry se fit un peu plus vivant, et un peu plus niais. Harison lui serra la main avec une douceur sans mollesse, comme à son habitude. Ferry s’en était rendu-compte dès la première fois, et il avait apprécié. Il ne supportait pas les hommes qui pensent que le territoire est quadrillé grâce à un salut inutilement agressif. Il le tolérait à peu près lorsque la personne était inférieure à une taille qui devait se situer aux environs du mètre soixante-dix, ou bien lorsque celle-ci supportait un embonpoint visiblement gênant et non-assumé. En revanche, lorsqu’un homme sur le déclin du charisme d’Harrison évitait de s’imposer de la sorte, il appréciait. -Tu ne m’avais pas parlé de ton projet de détruire ma remise à coups de pieds. -Il a pris forme à l’instant, mais je pense que je vais revoir certains procédés. -Merde…Sers-moi une bière, tu veux. -J’en n’ai pas. -Moi si. Dans la cabine, je les ai oubliées sur la banquette. Je suis vieux, rappelle toi. Ferry s’éloigna en direction du pick up. Il se contorsionna dans l’encadrement de la vitre baissée afin de saisir le pack de Bud sans ouvrir la portière, puis le rejoignit sur la terrasse. T’es bien accueilli, la température a dépassé les 55°F, c’est plutôt exceptionnel à cette période. -Le froid ne me dérange pas. J’ai hâte de patauger dans la poudreuse. -On dirait que tas douze ans. Ici la neige rend ces montagnes encore plus

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magnifiques, les rocheuses sont impénétrables en hiver, mais c’est aussi ça le problème. Surtout dans ce trou. -T’as habité ici longtemps d’après ce que j’ai compris, ça devait pas te déplaire tant que ça. -J’ai pas toujours été seul. -Pour le moment, un peu de tranquillité ne me fera pas de mal. -Et bien tant mieux parce que tu vas en bouffer à la louche. Mon pick-up connait bien les secrets de ces ornières, et lorsque les garde-forestiers déblayeront le chemin chaque quinzaine, prépare-toi à écouter déblatérer un vieil homme et à lui faire le meilleur des cafés. Il sourit malicieusement. -Tant que tu me rapportes les journaux… répondit Ferry avec la même expression. -Tu vas devoir couper du bois rapidement, trois stères suffiront pour cet hiver, il en reste deux autres derrière la grange. -J’ai vu, oui. Comment tu faisais avant ? Sans vouloir t’offenser. -Je ne passe plus mes hivers ici depuis quatre années. Tu m’as offensé. Mais ne t’inquiète pas pour la hache, après un bon affutage, elle remplit toujours son office. Le billot est derrière la butte, je suppose que tu t’en es rendu compte. Ferry opina, attentif. -Autre chose ? -Oui. N’utilise pas la hache et achète toi une tronçonneuse, j’ai vendu la mienne. Au printemps n’hésite pas à briser la glace avec un pieu en amont si le froid est tenace, pour faciliter la fonte et l’éclosion des œufs. En ce moment, les ombles et les truites sont là-haut, leurs œufs sont déjà presque tous sous les graviers, ils écloront l’année prochaine. Fais attention aux chasseurs, parfois, ils sont un peu trop pugnaces. Les braconniers ne s’aventurent pas à proximité des habitations, mais la tienne est spéciale non...Alors ouvre l’œil tout de même. -Entendu… -Tu chasses au fait ? -Je ne crois pas. Disons que je n’ai jamais essayé. La pêche me détend, et je suppose que mon âme sensible s’accorde bien à l’idée de relâcher ma prise. Ceci-dit, elle s’accorde également avec celle de faire rôtir la truite en question au barbecue…mais c’est différent. Il lui retourna la question Je chassais avant ; beaucoup. Mais à mon retour du d’Indochine, je trouvais de trop nombreux prétextes pour sortir le fusil. La remise débordait de carcasses

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salées qui finissait par pourrir l’été venu. Je posais chaque semaine moins de collets, et mon Remington tonnait au moindre bruit. Le souffle du vent me rendait parano et je braquais régulièrement mon Remmington à la chute d’une pomme de pin. Du coup j’ai arrêté d’un jour à l’autre. -Tu étais marié ? Ferry lorgna l’alliance d’Harrison qui observait sans considération les cimes alentours, le regard laiteux et les mains hésitantes, ne sachant que saisir. -Ma femme est morte il y a cinq ans.. Morte de froid dans le jardin, alors que je cuvais mon scotch à quelques mètres de là où nous nous trouvons, dans la cuisine. -C’est pour ça que tu as décidé de partir ? Ferry ne ressentait aucune gêne à aborder ce type de sujet. Mais il songea à soulager l’ambiance en formulant une excuse préfabriquée. Harrison posa sa main en l’air pour lui faire signe de se taire. -Nous étions en février, et il était tombé plus d’un mètre de neige en deux jours. Je n’avais pas froid, je ne ressentais rien. Lorsque je me suis réveillé, sept heures plus tard, j’ai d’abord pensé aller chasser, l’aurore était claire comme pour une journée magnifique. Puis j’ai appelé Anne. Très vite, j’ai sentis que l’air était différent, même la neige avait quelque chose à dire. -Quand je suis monté dans la chambre, j’ai vu Anne par la fenêtre. Son cadavre dont n’émergeait qu’une épaule sombre et congelée. Je n’avais pas ramené assez de bois pour la semaine, et elle était partie récupérer deux ou trois bûches au billot pour nourrir la cheminée. Une entorse à suffit, et en moins de quinze minutes, elle était morte aspirée par l’épaisse poudreuse, en plein vent. Tu connais la suite…je vends du whisky, je bois de la bière, et mon fusil doit être bouffé par la rouille aujourd’hui. C’est une des raisons pour laquelle tu dois rapidement t’acheter une tronçonneuse, et couper autant de bois que tu le pourras. Il paraissait détendu à présent, évolution que Ferry venait d’opérer dans le sens opposé, ce dont Harrison dut se rendre compte car il s’empressa de conclure. -Ne t’en fais pas, elle n’est pas ici. J’ai suivi la volonté de sa famille, elle est enterrée là-bas en Pennsylvanie, à Wilkinsburg. Ferry hocha la tête, puis porta la canette à ses lèvres, il ne pensait à rien en particulier. Cette précision était presque amusante tant elle lui parut absurde. - Mes condoléances. Il détestait devoir employer cette expression qui n’avait aucun sens mais que l’on utilisait à tord et à travers : Je suis désolé. Mais à présent, il se demandait il elle

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n’aurait pas trouvé à ce moment son utilité. A vrai dire, aucune des deux ne lui semblait appropriée, et il préféra changer de sujet. -Les balbuzards nichent ici depuis longtemps ? Il pointa du menton le tronc nu, tortueux et sans fin qui se contorsionnait à la verticale jusqu’à sa cime, elle-même ornée d’un entrelacs spectaculaire, fait de branches et autres végétaux morts. -C’est un vieux compagnon. Il a passé son premier été ici en 1986, depuis il est revenu chaque année, en couple. Durant toutes ces années, le nid est tombé deux fois durant l’hiver sous le poids de la neige. Les deux printemps qui suivaient, le nid était rénové. Ils en ont perché un second plus proche de la rivière, mais il est en piteux état actuellement. Tu verras, tu n’aura besoin d’aucun animal de compagnie. Entre ce vieux briscard, et le moyen duc de derrière, t’auras de quoi te distraire. Ce sont les plus gros avec les tétras et les pygargues. Il y en a un tas d’autres mais je connais uniquement ceux que je tirais, tu verras bien… -J’aurais pas rêvé mieux. -C’est bien.

*

-Joel! Nom de dieu, Joelllll! Le chef d’escadron de la gendarmerie, les mains en cônes et l’échine courbée, criait à pleins poumons pour s’éviter de devoir traverser la rue déjà presque inondée. De l’autre côté, un homme imposant au chapeau dégoulinant s’interrompis un instant puis se retourna, les paupières mi-closes et les lèvres tirées. Il fit signe de la main puis accourut en courant sous les trombes d’eau. Tu dois filer, et en vitesse. On dit que les boches vont franchir la ligne de démarcation très bientôt, vous devez partir ! -Je sais, j’ai été mis au courant ce tantôt par Louis, j’ai dit à Dalva de préparer les enfants, nous allons à Marseille, chez un ami, nous partons demain. - Faites vite, ne m’en dis pas plus. Les deux hommes eurent une poignée de main franche et pleine d’eau, puis Joël sauta les marches du porche, traversa la rue en sens inverse et se précipita dans l’arrière-cour. La primaquatre démarra au quart de tour et il partit en tapant haut

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dans le moteur encore froid. Les pneus traçaient des sillons en pointillés dans les ruelles mi-pavées mi-boueuses de La Châtre, et les gerbes d’eau se fondaient dans le déluge constant La jante en bois du volant, mince et lisse tournait frénétiquement dans un sens et dans l’autre, semblant vouloir échapper à l’emprise des mains ruisselantes qui l’empoignait avec force. La voiture dépassa le Pont au Laies moins d’une demi-heure avant qu’il soit submergé, puis elle prit la direction de Montlevicq, à l’Est, pour bifurquer plein nord juste avant d’atteindre le village, il voulait à tout prix éviter l’axe principal par Thevet-st-Julien où il pourrait facilement se faire repérer. La nuit prit rapidement ses aises, et il ne croisa presque personne. Quelques chevreuils aux yeux scintillants au milieu des champs après Rozel, un camion Peugeot en peine, puis plus rien. Il prit à gauche et s’engagea sur un chemin cahoteux et lacéré d’ornières, avant de renoncer à pénétrer dans la cour, et parqua sa voiture sur les bouquets d’orties, à cheval sur l’accotement. Il tapa du poing sur la porte, à bout de souffle. Aucun bruit. Sous la porte, l’imperceptible lueur se métamorphosa subtilement en une obscurité dont seul le fracas de l’eau sur les ardoises luisantes perturbait la quiétude. « -Dalva, c’est moi, ouvre ! » Il cria plus fort qu’il ne l’aurait voulu. « Ouvre, c’est moi, Joel ! » Répéta-il en chuchotant. Il entra presque d’un bond et poussa le verrou derrière lui. « J’étais inquiète, où étais-tu? -Après la fermeture, Raymond m’a prévenu que c’était pour maintenant, va vite réveiller les enfants, vite ! Dalva avait été une belle femme bien qu’elle fût toujours jeune. Les écueils de son charme désuet trop rarement émergés s’étaient érodés face au ressac des âmes et des corps déchirés. Après huit ans en qualité d’infirmière à l’hôpital St Charles à Lignières, sa propre santé s’était dégradée. Elle avait vécu un bout d’enfance à Marseille avant que son père, veuf et ivre d’amour pour une berrichonne en transit ne se décide à rejoindre sa promise. A douze ans, l’égoïsme de son père l’avait blessé pour ce qu’elle pensait être l’éternité. Il avait rencontré cette femme par hasard, alors qu’elle venait d’accomplir le voyage pour enterrer son frère au cimetière de Mazargues. Manuel, maçon respecté de son état –tout comme l’immense majorité des immigrés portugais que Dalva connaissait- œuvrait alors pour la ville et ses chaussées. Rapidement, elle s’était accoutumée à ce nouvel environnement, verdoyant et

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bucolique. Lorsque la cloche de l’école retentissait, elle s’engageait avec vigueur dans ce tracé à travers-champs qui deviendrait une départementale. Trois kilomètres d’une marche quotidienne, matin et soir, qui a façonné une partie de sa vie par les rencontres qu’elle a fournies, et les émotions qu’elle à drainées, à un âge ou le temps passé à méditer marque son empreinte dans l’esprit avec autant de précision que les touches d’un peintre Gênois. Elle n’avait jamais connu sa mère, morte en couche à Carcassonne après plus de trois semaines de voyages depuis leur village, non loin de Piodao, au Portugal, ce qui l’aida surement dans le processus d’intégration de la nouvelle compagne de son père, Marlène. Manuel était mort en 1924 après de longues souffrances que l’on disait dues à un cancer du poumon, un mal répandu chez les gens de sa profession. Marlène succomba à une fièvre fulgurante l’hiver suivant. Au village, on disait que la fièvre n’y était pour rien. Dans les campagnes à cette époque, le chagrin causait de nombreuses victimes et s’apparentait à un mal avéré. Sans doute pour se faire pardonner toutes ces pertes, Dalva trouva rapidement sa vocation, et elle ne quitta plus cette maison après la mort de Marlène. Joël couru dans la chambre parentale et réapparut tout aussi rapidement, les bras joints par une petite caisse en métal qui tintait à chaque secousse, et dont le couvercle était hermétiquement fermé à l’aide de fines bandes en caoutchouc découpées dans une chambre à air de vélo aux senteurs fortes. Il resta une poignée de seconde dubitatif dans sa crispation, en examinant le rez-de-chaussée à la manière d’un automate, planté au milieu de la salle à manger alors qu’il pouvait déjà entendre les plaintes aigües et endormies de sa fille à l’étage. D’une main, il entrebâilla les volets puis sortit directement dans le jardin par la large fenêtre, sans doute par soucis d’efficacité. Il traversa le jardin à grande enjambées jusqu’à la remise, dont il fit sauter la frêle serrure d’un grand coup de pied, puis saisit une pelle carrée qui faillit le décapiter lorsqu’il glissa sur l’herbe à proximité de l’énorme noisetier dont le feuillage prodiguait l’été une ombre opaque et fraîche jusqu’à l’aplomb de la mare qui bordait l’extrémité ouest de la parcelle. Un massif de rhododendrons décomplexé venait enserrer à sa base l’écorce du coudrier et il entreprit de creuser un trou raisonnable sous le dense feuillage pour y enterrer son fardeau. Il déposa un baiser sur le front encore délicieusement chaud de sa fille, dont les pupilles vitreuses d’un réveil impromptu commençaient à dévoiler leur inquiétante sagacité. Dalva reprocha d’un regard à son mari son manque de tact,

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elle qui était justement exceptionnelle de maîtrise lorsque la situation exigeait rapidité et efficacité. Joël prit François par la main, alors presque complètement endormi malgré sa position verticale, en s’efforçant de ne rien lui communiquer de sa nervosité, il ne voulait pas répéter son erreur, et il l’installa le plus confortablement possible à l’arrière de la voiture, laissant reposer sa tête hirsute sur une couverture en feutre dont il appréciait le contact. - Ils sont passé ? demanda Dalva d’une voix douce, le regard rivé sur le pare-brise. -Peut-être bien, il n’a pas été clair. -Tu as bien fais. Elle effleura sa main sur le levier de vitesse, en pensant à cette maison qu’elle était certaine de ne jamais revoir. Elle avait vu tant de souffrances et de peines, en particulier ces derniers mois, que l’optimisme qu’elle s’efforçait de faire émerger pour préserver sa famille n’exigeait d’elle qu’un simple exercice musculaire, quand elle savait son esprit en proie à une imagination des plus noires et fatalistes. Bercée par les perceptions réelles qu’elle disséquait avec distance, elle pensa à cet arbre sous lequel elle avait suggéré à Joël de cacher la boîte lorsque cela devrait arriver. Une soirée d’automne douillette, alors que Dalva venait de terminer la traite des trois dernières laitières de la ferme, Marlène était sortie près de la mare, en contrebas de la propriété, pour observer un héron cendré de fort beau gabarit qui avait pris l’habitude depuis quelques semaines de venir se repaître de lézards, salamandres, rainettes ou autres crapauds communs. Dalva soupçonnait secrètement sa mère adoptive de reconnaitre en lui l’œuvre réincarnée de dieux, qui avait pris soin de donner à son mari l’apparence de son oiseau (nouvellement) favori. Un élan de foi inhabituel qui s’était vu renforcé par le comportement de Guitare, leur beauceron. Le chien, d’ordinaire extrêmement joueur avec les oiseaux, –c’était moins vrai dans l’autre sens- se contentait d’observer distraitement le volatile, en jetant quelques coups d’œil à sa maîtresse. Un concours de circonstances, certes troublant pour les esprits fragiles ou malmenés, mais dans lequel Dalva ne constatait qu’un enchaînement de faits propice à la complaisance. Une complaisance à laquelle elle refusait catégoriquement de s’associer. Elle n’en disait cependant rien à Marlène, décrétant naïvement que son cerveau passerait certainement par quelques tribulations créatives avant de retrouver un semblant de sérénité, c’était nécessaire. Dans la semaine qui suivit, Dalva eut par deux fois l’occasion de regretter ces pensées amères. Le jeudi, jour de la mort de Marlène, et avant ça le mardi, alors que les deux femmes s’étaient rendues près des clapiers pour nourrir leurs

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résidents. -Nadette ? L’adolescente leva la tête dans un murmure pour lui signifier son attention. - Tu vois ce coudrier ? Elle désigna le noisetier déjà fringuant malgré sa relativement faible envergure. -Il m’arrivait d’y grimper avant, pour essayer de voir les carpes avant que papa ne les sorte. En réalité elle avait essayé plusieurs fois, essuyant autant d’échecs que d’essais, mais le souvenir innocent de sa détermination s’était substitué avantageusement à celui de la chute. -C’est ma mère qui à vingt-trois ans l’a remarqué. Peu de temps après qu’elle et mon père aient prononcés leurs vœux d’éternité. Ils ont choisis cet endroit pour bâtir leur maison. Le coudrier est symbole de fertilité. Le savais-tu ? Malgré la rudesse chronique de son élocution, sans doute dû a l’absence de lectures autant que de paroles, Marlène parvenait parfois à transmettre des sentiments piquants grâce au seul frémissement de ses lèvres, qui prolongeaient alors d’un souffle presque audible un épilogue à ses paroles simples. Dalva avait entendu cette anecdote il y a bientôt un an de la bouche de son père, et elle en devenait encore plus mystérieuse. Elle ne comprenait pas comment une telle apparente banalité pouvait prendre une telle dimension. Oui, et alors ? Les puissants projecteurs se faufilèrent en en éclair entre les gouttes qui tamisaient l’obscurité et le véhicule stoppa dans un léger dérapage étouffé par l’orage ronflant. -Nom de dieu, un barrage. Joël ne se souvenait pas d’avoir déjà entendu jurer sa femme, mais il ne releva pas.

* Ferry considérai Pete Vangelder comme un personnage atypique, un qualificatif selon lui gageure d’une certaine qualité ; perspective qu’il n’attribuait définitivement pas à celui d’original.

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Harrison les avaient présenté quelques semaines plus tôt à l’occasion d’une foire au bétail à Kalispell. Il avait donné rendez-vous à Ferry à cinq heures du matin dans un ranch situé une trentaine de kilomètres à l’ouest du lieu de la vente sans daigner lui préciser la nature de leur tâche matinale. Il n’avait pas non-plus fait mention d’une quelconque tâche, mais Ferry flaira l’embrouille avec une certaine avidité, persuadé qu’il y aurait là matière à « accumuler de l’expérience ». Une idée simplette qu’il avait nouvellement développée, et qui consistait à accueillir l’ensemble des péripéties induites par un évènement fortuit ou innovant. L’exact contraire de ce qu’il avait établi comme résumant son mode de vie carcérale, tout bêtement. Il reconnut le pick-up d’Harrison stationné à côté d’un antique tas de ferraille aux courbes néanmoins harmonieuses, et se gara entre les deux véhicules. Il patienta une ou deux minutes dans la voiture avant de décider qu’il ne méritait pas d’y mourir congelé. Il se décida à sortir, quitte à laisser de côté sa politesse obsessionnelle, et contourna timidement la dépendance adjacente pour rejoindre ce qu’il supposait être la résidence principale. Il regretta immédiatement son enhardissement spontané quand il se retrouva nez-à-nez avec un Dogue Allemand sorti de nulle part et qui n’aurait pas dépareillé dans une écurie, fut-elle entièrement dédiée au bêtes de trait. -Touuut doux. Lâcha-t-il, cédant à l’inconscient. Ferry avait autant d’assurance et d’empathie envers les chiens qu’une sardine devait en avoir face à un barracuda. Le mastodonte s’était planté à quelques mètres devant lui dans une posture qu’il ne parvenait pas à déchiffrer. La bête ne lui paraissait pas particulièrement intelligente avec ses yeux de bovins, sa langue pendante, et ses babines poisseuses chargées d’une écume plus blanche que des œufs en neige. Par conséquent, il déplora l’idée reçue selon laquelle les chiens idiots ont également tendance à être agressifs (d’autant plus qu’elle lui sembla horriblement logique), puis s’accroupit lentement tout en amorçant un pas de retrait ; mais à la simple flexion de son genou, la créature parut contrariée et fut piquée d’un spasme qu’il jugea plutôt inquiétant. Il avait entendu parler de ces chiens de garde qui n’attaquent pas tant que l’intrus se contente de rester immobile, et il tenta aussitôt d’établir une estimation quant à ses dispositions au statisme par moins dix degrés, mi-fléchi sur une surface herbeuse subtilement glissante. -HééééééEEE. Une voix d’ogre l’interrompit avant qu’il ne pût s’alarmer devant les conclusions douloureuses qu’il s’apprêtait à tirer. Le molosse effectua un volte-face avec une agilité déconcertante pour une telle masse, et s’échappa dans ce qui

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semblait être un désert de brume, tandis que Ferry se dirigea vers une porte fenêtre qui venait d’être ouverte de l’intérieur, au rez-de-chaussée de l’imposante bâtisse largement vêtue de brique. Un édifice splendide à l’esthétique épidermique parfaitement hétérogène et superbement cohérente. Une bâtisse sans clinquant aux volumes amples et réconfortants. Elle avait été pensée par Franck Wright en personne, au cœur de sa période prairies houses, appris-il plus tard. Malgré son ignorance Ferry reconnu tout de suite une présence singulière à l’édifice. Outre la taille démesurée, il s’en dégageait quelque chose d’organique que son géant et volubile propriétaire parvenait à restituer. Les deux hommes se faisaient face et découpaient des œufs au bacon généreusement recouverts de muscade. -Mange, jeune homme ! Pete désigna un tabouret face à une troisième assiette identique en contenu aux deux premières. -Salut, Ferry. Il tendit la main avec assurance mais Pete ne se dérangea pas pour s’interrompre de manger.. -Désolé, m’en veut pas pour tes jaunes, c’est juste que je préfère quand ils sont intacts. J’aime bien faire éclater le jaune dans ma bouche… Ferry aperçut la troisième assiette et comprit qu’on lui avait réservé la même pitance : six œufs, dont cinq étaient plus ou moins en bouillie. Il toisa son voisin avec une insistance innocente, incapable d’expliquer l’incongruité de cette entrée en matière qui ne semblait pas perturber Harrison le moins du monde. -Et bien, merci. Bon appétit. Il se força à avoir faim autant qu’à réfréner ses multiples curiosités, redoutant un nouveau scénario ubuesque qui risquerait de l’embourber un peu plus dans la torpeur spirituelle du matin. L’individu plut rapidement à Ferry qui voyait en ce géant aux os cagneux l’illustration dramatique d’une folie brillante et volatile. Sa diction élégante et sans-faille forçait l’attention, quand son discours déstructuré et convaincu lui donnait des airs de poète romantique anglais du dix-neuvième siècle. Harrison avait dût lui parler de l’intérêt de Ferry pour l’ornithologie (un grand mot pour quelqu’un qui se contente de les observer sur du papier glacé), car il reposa délicatement son verre de café insipide –vidé- devant son assiette, et en profita pour lui fouetter gentiment l’épaule du revers de la main avec un sourire explicite. -Tiens, regarde. Pete dégaina de sa poche un appeau en bois qu’il fit chanter en soufflant sur la fine feuille de verre prise en étau dans le cylindre de bois. Un son vibrant et grave s’en échappa et Ferry ne parvint pas à dissimuler sa surprise

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quand deux passereaux surexcités déboulèrent dans la pièce, se déplaçant entre deux battements d’ailes par petits bons saccadés dans tous les coins de la cuisine. -Ils ne répondent qu’au hululement de la chouette Hulotte. déclara Pete le plus naturellement du monde. -Par chance, les plus proches sont en Europe… Ferry acquiesça, absorbé par son autosatisfaction lorsqu’il parvint à mettre un nom sur le plus fade des deux volatiles. -C’est un Bruant de Bell ? Il se rappelait de cet oiseau qui figurait dans un livre d’illustrations d’Audubon à l’aquarelle que Martial avait l’habitude de garder constamment dans la cellule. Le bruant de Bell avait hérité du patronyme de l’un des compagnons de voyage de l’artiste. Un obscure taxidermiste qui restera dans l’histoire. -Excellent. L’autre, c’est un pinson du Nord. Je te fais visiter. Il déplia son immense corps et esquissa une révérence. Ferry se leva, curieux de découvrir l’habitat commun d’un riche excentrique et de ses suppléants volants. Harrison demeura assis sans prêter la moindre attention au reste, divisant méthodiquement ses œufs et les ingurgitant patiemment avec la constance d’un métronome paresseux. Une fois dans le salon, la hauteur sous plafond devenait spectaculaire ; tout autant que la décoration, baroque et d’un mauvais goût sans reproche. D’authentiques amphores grecques encadraient le vaste hall d’entrée principale (apparemment inusité), alors qu’au centre de la pièce, monopolisant tout son volume, un sublime piano à queue exhibait ses cordes aux reflets cuivrés. La table à manger, engoncée dans un coin et prisonnière d’un aquarium sans poissons, paraissait bien perdue dans ce fouillis de formes à l’allure divinement kitsch. Le mur de gauche recouvert d’une tapisserie pourpre Renaissance suffoquait en apnée, quant aux autres, ils étaient plus modestement affublés de tableaux figuratifs de format petit ou moyen, la plupart à l’huile, et signés de noms anglo-saxons inconnus de Ferry. La plupart respiraient le talent des belles œuvres. -Il est l’heure…Il est temps d’y aller. Harrison avait manifestement terminé son petit-déjeuner, et la dureté de son interruption irrita Ferry qui se serait volontiers absenté plus longtemps dans sa contemplation. Pete s’interrompis sans plus d’égards, et les invita à le suivre à travers un long couloir qui menait au garage, au nord de la maison. -Ferry, je dois te dire que si il y a un taureau Devon de trois mille livres dans mon garage, c’est que j’ai dû l’y placer hier.

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-Sérieusement ? Essaya-t-il naïvement dans un soupir, se demandant combien d’animaux devrait-il encore affronter avant d’arriver il ne savait pas où. Pete avait attendu trois jours que la bête daigne venir dans la pièce qu’il avait laissée entièrement ouverte aux quatre vents soixante-quinze heures durant, et au fond de laquelle il avait placé quatre-vingt dix kilos de fourrage farci de pommes Gala ; les douceurs favorites du monstre, d’après lui. Il entrebâilla la porte de la fameuse pièce, laissant entrevoir le puissant garrot de l’herbivore qui ne cessait pas de ruminer, sereinement allongé sur son matelas comestible. « Tu va devoir le distraire avec Harry, pendant que moi je vais rapprocher le van par l’extérieur. J’y ai également placé des pommes, il devrait grimper droit dedans. Ne t’inquiète pas, il n’est pas fondamentalement agressif. » L’adverbe ne parut pas rassurer Ferry bien que Pete l’eût précisément choisi à cet effet. Il commençait à sentir ses tempes se gonfler sour l’effet d’un afflux sanguin massif autant qu’inhabituel. Une bonne heure plus tard, le Devon était bien installé dans sa remorque, elle-même arrimée à l’engin insolite que Ferry avait remarqué sur le parking en arrivant. Il proposa d’utiliser sa propre Ford, selon lui plus à même de tracter une charge de presque deux tonnes. Pete se renfrogna puis rétorqua que sa Mercury était aussi bien entretenue que devait l’être la voiture-même qui avait accompagnée James Dean lors de ses aventures adolescentes dans La fureur de vivre. Une Club Coupé de 1949 dont le National Automobile Muséum revendiquait selon lui la possession, à tort. Une voiture qui, dit-il : « n’avait pas besoin de carburant pour avancer». Curieusement, Ferry saisit parfaitement le sens de cette affirmation dans la bouche de son propriétaire bien qu’elle n’eût aucun sens.. Harrison se retourna et acquiesça avec un sourire espiègle en hochant la tête, comme pour corroborer toutes ces allégations farfelues. Le déchargement s’avéra plus rapide, le taureau semblant s’être lassé de son trajet dans une boite de sept mètres-cube. Lorsqu’il apparut, un bourdonnement intimidé ponctué de franches clameurs parcouru l’assemblée de ranchers, cow-boy, agriculteurs ou simples curieux venus des quatre coins du comté pour admirer ce mâle que l’on disait le plus solide de l’Etat. La mine de Pete s’était détériorée tout au long du trajet, et maintenant il était quasiment en train de chialer. Le spectacle de sa grande carcasse famélique posée sur une chaise et abandonnée au désespoir était tristement contagieux. Sa bouche

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demeurait figée dans un rictus torturé, et les minuscules verres de ses lunettes rondes faisaient loupe sur les larmes qui s’amassaient au creux de ses paupières flasques. Harrison lui tapota gauchement le dos et posa une bière sur la table à son intention en balbutiant quelques mots que personne ne parvint à déchiffrer. Il rejoignît ensuite Ferry aux abords de la piste d’exhibition. -Pourquoi l’a-t-il vendu ? -Il a brisé la nuque de son plus vieux chien d’un coup de sabot la semaine dernière. -Je vois. -T’en fais pas. Il est seulement triste. -On en est tous au même point. Dommage de devoir y passer. -Si c’est le cas, je te plains, tu as de l’avance. Et nous savons tous les deux que dans ce domaine, le temps est l’ennemi…ou l’ami. Ca dépend du point de vue. -Je ne parlais pas spécialement pour moi. lâcha Ferry gêné après un court instant d’hésitation. -Moi non plus. répondit Harrison avec une légère ironie. -Je lui ai pris une bière. Il apporta les gobelets à la table et tous-trois commandèrent une côte de bœuf, cuisinée au grill et arrosée de poivre. Le soleil déclina vers dix-neuf heures, Ferry se demanda combien de pintes de bière pouvait-bien engloutir un homme respectablement âgé avant de pulvériser son système urinaire. Il considéra la performance d’autant plus intéressante que Pete ne buvait que de la Guinness depuis le début de l’après-midi, une boisson que lui-même trouvait parfaitement écœurante. Ils se levèrent presque de concert, chacun désirant aller « changer l’eau des olives » ; une expression que Ferry tenait d’un pêcheur corse qu’il avait entendu à la table d’un restaurant lorsqu’il venait d’avoir treize ans, et qui les fit rire jusqu’à l’épuisement. Il revendiqua intérieurement cet excès avec satisfaction, heureux d’avoir pu dessiner son empreinte –aussi futile fut-elle- sur une journée qu’il avait particulièrement savourée. Bien que fruit d’une coïncidence encouragée, le signal tacite prit un sens logique pour les trois, et après une escale interminable aux toilettes turques, ils se dirigèrent naturellement vers la caisse, puis la sortie, rassasiés de socialisation plus que d’alcool. Ferry fermait la marche en silence, subissant avec plaisir une ébriété chaleureuse. Un jeune vacher prétentieux à la tenue désespérément parfaite le percuta violement de l’épaule lorsqu’ils se croisèrent dans une allée sablonneuse. -Hey ! » Le cow-boy urbain jeta un coup d’œil par-dessus son épaule sans cesser

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de marcher, encouragé par le lèche-cul gominé et ventripotent qui ricanait à ses côté. Ferry sentit son cou se contracter et fit demi-tour. Il gifla le crâne de l’inconnu chapeauté qui se retourna en lançant un crochet du gauche plutôt téléphoné. Ferry para l’attaque, asséna un coup de tête qui fit éclater son nez, puis enchaîna avec un jab éclair à la pointe de son menton qui envoya l’autre au tapis dans un bruit sourd. Il jeta un regard vers son compagnon qui s’était mis en position de garde, les poings tremblants, puis arma un autre direct du droit qui fut interrompu avant sa course. -T’as fini ton putain de cirque ? Harrison lui avait retourné le coude dans le dos jusqu’à l’omoplate en lui bloquant la nuque avec une force impressionnante. Son biceps entravait sa respiration et il appuyait avec son genou au bas de sa colonne vertébrale. Ferry suffoquait, accroupi sur la pointe des pieds. Harison se pencha en avant et plongea son regard dans celui de Ferry, puis relâcha progressivement son étreinte. Le trajet du retour fut auréolé par l’humeur de plomb qu’Harrison diffusait en silence, jusqu’au moment où Pete ne put contenir ses gloussements jusque là parfaitement maîtrisés. « -mmhpff… Ferry! sacrée droite… hohoahhahhah…oh putain…” Ils veillèrent dehors jusqu’à tard ce soir là, encouragés par la clarté céleste, magnétique et vivante, piquée d’une infinité d’étoiles à l’éclat rassurant. Selon Pete, une bonne bouteille se devait d’être ouverte en l’honneur de son « nouvel ami ». L’homme allait vite en besogne, et ce dans tout ce qu’il entreprenait. Ferry regarda se déplier ce long roseau dont l’épillet ne semblait jamais pouvoir toucher terre, quelque soit la brise, mais duquel les glumes qui le compose semblaient toujours prêtes à s’envoler. Tout Pete évoquait la vie et la tristesse. Dès cette première rencontre, et bien avant d’avoir eu écho de l’histoire vallonnée de cet individu hors-norme, il fut touché par cet enfant décrépit aux frasques envoûtantes. Il considéra ce duo évident et dépareillé qui faisait naître en lui une curiosité nouvelle, ou qu’il avait oubliée. Il essaya d’identifier le cri d’un rapace nocturne, sans succès. Les moments lavés de doutes sont choses rares au cours de la vie d’un homme. Il s’en était rendu compte un peu tard, mais il ne ferait plus l’erreur de les laisser s’égrener avec l’indolence qu’il soupçonnait lui avoir jadis fait défaut. Ils ne se quittèrent presque plus durant les trois semaines qui suivirent. Ferry découvrit la passion dévorante de Pete pour les biplans et l’aviation en générale, de même que celle qu’il partageait –bien plus légèrement il est vrai- avec Harrison pour la mécanique

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horlogère, ainsi que son passé glorieux en tant qu’avocat pénaliste. D’une renommée soi-disant « internationale », lui avait soufflée un jour une jolie serveuse d’un bar de Missoula. Ils lui firent découvrir la région dans laquelle il vivait à présent, longeant la majorité du temps le cours des torrents à travers cette nature complice et brutale. Un jour Pete tenta même de les perdre alors qu’ils les avaient dirigés vers une cascade chimérique, une trentaine de kilomètres au nord de Missoula. Il avait sortit une tente crasseuse de son sac à dos en accusant une coïncidence, puis avait fini par admettre que le prétexte aurait été parfait pour passer la nuit à la belle étoile. Dans la neige, la piste n’avait pas été bien difficile à remonter, mais selon Harison, une heure de marche supplémentaire dans le froid aurait eu raison de Pete, dont l’état d’hypothermie avait été rapidement suggéré par une couleur épidermique douteuse. Devant cet aveu de vulnérabilité criant, Pete, secoué de violents accès de regrets, avait par la suite rappelé le récent propriétaire de son « taureau migrateur », comme il le nommait dorénavant, afin de lui en offrir deux fois la somme qu’il avait tiré quelques jours plus tôt. Il doubla même la mise lorsqu’il décela quelques menus trémolos dans la voix de son interlocuteur. Il avait interprété ces variations vocales comme un signe d’hésitation, alors qu’il ne s’agissait que d’une manifestation évidente d’un état de suspicion paranoïaque plutôt légitime. L’affaire s’était finalement conclue pour une somme deux fois et demi supérieure le prix d’achat initiale. Quatre jours par semaine, celle que Ferry prit tout d’abord pour une femme de service s’affairait à l’ouvrage dans la vaste demeure. Une vieille femme muette sur laquelle on remarquait en premier lieu les nombreux tatouages noyés dans les rides de ses avant-bras. Quand elle ne rangeait pas le bordel immortel perpétuellement alimenté par la nonchalance naturelle de Pete, elle passait le plus clair de son temps à cuisiner des spécialités arméniennes, les gourmandises favorites de Pete, qui se rendait régulièrement malade suite à une overdose de boreks ou de keftas. Ferry et Harrison compatissaient volontiers à cette addiction. Le reste du temps, elle le consacrait à la lecture, ou à sa petite habitation perdue. « Luna », puisqu’elle s’appelait ainsi, portait un nom que personne ne lui aurait enlevé. Issue de l’union réprimée d’une arménienne en fuite et d’un vigneron géorgien, elle avait passé la majeur partie son enfance dans un orphelinat du sud

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de la Mingrélie, puis des Voleurs Russes l’avaient interceptée dans la vallée de Colchide, alors qu’elle migrait en direction de sa terre maternelle. Terre dont elle n’avait pas un seul souvenir. Au fil de leurs conversations épistolaires, les pages jaunâtres des carnets qu’elle transportait toujours avec elle n’avait jamais révélé à Ferry aucun détail sur la mort de ses parents, ni sur son âge, qu’elle disait ne pas connaître. « Et toi, quel âge as-tu ? » Elle avait déchiré la page et tendu le mot à Ferry. Elle lui jeta un regard puissant et doux. Ininterprétable et fulgurant. L’adaptation rétinienne d’une toile bucolique de Hopper. Aussi anodine fût-elle, la question avait également beaucoup de sens pour lui. Harrison et Pete étaient abonnés au rituel bienfaiteur de la sieste, et Ferry n’y trouvant pas de réconfort, il accompagnait souvent la vieille femme dans ses activités pratiques. Entretien de la grange, cuisine, ou nettoyage des fientes de moineaux dans le piano ; des tâches éprouvantes, pour la plupart. Au début, il y a des années, lorsque Pete tenta d’engager une majordome, elle enrageait, menaçant de quitter la maison pour de bon. Son rapport au plaisir était infime et dur. Elle n’envisageait pas la vie saine sans un travail constant et ordonné. Ferry était sidéré par l’énergie discrète de cette femme dont la présence apaisait considérablement les gens qui l’entouraient. Quatre jours par semaine, elle dormait dans une annexe mitoyenne au garage de la maison. Puis, chaque jeudi, à l’aide d’un escabeau débliant actionné par une cordelette reliée à la selle, elle se hissait tôt le matin sur son âne, lequel était particulièrement impressionnant dans sa faculté à déjouer tous les stéréotypes incombant à sa race. Il poussait l’ironie jusqu’à se fléchir sur ses articulations antérieures à la manière d’un chameau lorsque Luna lui massait la tempe. Puis il se relevait sans à-coup, et effectuait les deux miles jusqu’à l’extrême nord de la propriété, où Pete avait fait construire une maisonnette de bois il y avait maintenant vingt-deux ans. Souvent, l’hiver, le cycle de présence était irrégulier, soumis à la volonté immuable du climat. A ce propos, Pete conta un jour à Ferry avec une admiration ébahie comment elle avait réussi à survivre et à protéger son âne onze heures durant d’un vent d’est glacial qui avait surgit de nulle-part et forma des congères dans toute la plaine. Un incident qui l’avait conduit à supplier Luna de faire l’acquisition d’une radio longue portée. Depuis, il s’informait de son arrivée à chaque voyage.

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* -Et voici ma Claire chérie ! Ferry serra avec dextérité la main chétive qui tenait presque dans sa paume. -Bonsoir, joyeuse thanksgiving. Il lui renvoya la politesse et les invita à entrer. Ferry s’était décidé trois jours plus tôt et avait réuni « tout le monde » chez lui. Il recherchait une atmosphère, et thanksgiving lui parut être une occasion très convenable pour réunir ses nouvelles connaissances. Sally était venue accompagnée de sa fille, une étudiante en économie dans une université de « l’Ivy league », avait lancé cette dernière avec une nonchalance très orchestrée. Il la rencontrait pour la première fois et elle se lança dans un inventaire des spécificités des gens du cru dont il était le premier destinataire. Elle était bien mal informée… - Champagne ? l’interrompit Ferry immédiatement dans l’unique objectif de la détourner d’un plan de discussion qu’elle connaissait apparemment par cœur. Harrison qui suivait discrètement d’une oreille feint un toussotement pour dissimuler son amusement. -Merci. Elle tendit sa coupe au tiers de la distance qui la séparait de Ferry, de sorte qu’il fût contraint de se pencher dans une position ridicule au dessus de la table-basse pour la servir. Maintenant, tout le monde avait remarqué leur petit manège –Pete mis à part-, et Harrison roula des yeux, exaspéré. Ferry compris et s’assis. -Pas de quoi. Santé ! Ferry faisait dorénavant la conversation à Sally, débordante d’énergie. Il fallut bientôt l’aide d’Harrison pour en absorber le débit. Une tâche dont il s’acquitta miraculeusement avec intérêt. Ils dégusteraient un cochon de lait. Luna avait insisté pour le préparer à la broche, devant la terrasse, par moins douze degré. Une drôle d’idée qui ne sembla saugrenu à personne excepté Ferry qui n’avait pas cherché à protester. Elle était seule dehors depuis quelques minutes lorsque Claire la rejoignit, avec un toast de tarama et un shooter de Stolichnaya. Elle n’avait pas eu l’hypocrisie de prendre le carnet de Luna qui était resté sur la table et avait assumé son égocentrisme revendiqué à travers une simple envie. Ferry fut touché par ce paradoxe

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inattendu. Claire tendit deux shooters devant le nez de Luna, et brisa de ce fait le lien qu’elle entretenait fixement avec les braises ardentes. Luna en saisit un. Elles balancèrent la tête en arrière d’un même élan, puis s’absorbèrent dans la contemplation du futur dîner. La graisse en ébullition faisait frémir la peau dorée et luisante du petit corps tendu. Elles restèrent prostrées côte-à-côte un moment. Pete demanda l’attention dans le salon dans une attitude théâtrale, en désignant les deux femmes découpées dans l’obscurité derrière la baie vitrée : « Don Quijote et Pancho Villa, devant les moulins en flammes ! » Seule Sally parut décontenancée, et laissa filer un petit rire frénétique. Ferry découpa la bête avec maladresse, mais personne n’en fit cas. Lorsqu’il eut fini, Luna se leva, les deux autres femmes prononcèrent le bénédicité à voix basse dans un silence respecté. Luna distribua les quartiers de viande selon les convenances, elle se réserva deux paires de côtes avant de repartir les légumes bouillis, et n’alla pas à la cuisine, ni à la broche. Elle s’assit à la table, ce qui lui arrivait rarement, puis tendit un petit papier à l’attention générale : « Bon appétit ! ». L’assemblée s’ébranla en tintements de couverts et déclarations optimistes, un élan qui fit tenir les plus vaillants jusqu’aux dernières minutes de nuit. -Quel est ton premier souvenir ? Elle avait sortit ca en se tamponnant les joues de poudre dans la chambre, au beau milieu de phrases bien plus conventionnelles. Il salua intérieurement cette tentative d’approche vulgairement onirique préservant ce snobisme qui lui seyait parfaitement. -Comment peut-on avoir un premier souvenir ? répondit-il. Elle l’ignora. -C’était comment ? Cette nuit, je veux dire. -Eh bien, excellent… Ferry se demanda combien de répliques de mauvais cinéma il avait entendu de la bouche de Claire depuis la veille. Beaucoup, c’est tout ce qu’il savait. -Bon, fais comme chez toi. Je te fais du café ? -Oui ! -De rien. Chuchota t-il sans reproche. Harrison lui avait fait présent cinq jours plus tôt d’un percolateur professionnel estampillé Bartscher. « Trop d’entretien pour que je le garde au bar. s’était-il expliqué. Je l’ai remis en état, il croupissait depuis l’an dernier dans l’atelier. Considère ca comme un cadeau de Thanksgiving »

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La machine rutilait de tous ses chromes, les fines alvéoles du distributeur étaient immaculées, et les meules parfaitement graissées. Elle occupait presque tout le plan de travail de la cuisine, et paraissait comme une vache –immobile- dans un magasin de porcelaine. Il avait trouvé cet objet magnifique au moment même ou Harrison l’avait découvert de sa bâche, solidement arrimé dans la benne scarifiée de son pick-up. Dans son enfance, Ferry avait travaillé deux mois chez un cafetier italien sur Beemer street, à deux rues de chez sa tante, avant que celui-ci ne mette la clé sous la porte en vociférant contre une situation qu’il disait ne pas mériter. Ferry ne pensait pas avoir particulièrement été marqué par cette période, mais il pensa qu’il devait probablement y être heureux, bien qu’il méprisât ce terme insensé. Il ouvrit le paquet que lui avait apporté Pete hier. L’emballage fait d’un simple papier brun cotonneux laisser filtrer l’arôme corsé des grains entiers. On pouvait y lire le nom à rallonge d’une ville du Chiapas. Pete lui avait indiqué qu’il en avait ramené de grandes quantités du Mexique. Ferry s’était demandé à ce moment-là à quoi pouvaient bien correspondre de « grandes quantités ». De la part de Pete il pouvait s’agir d’un silo entier, et d’un point de vu logistique, faire venir un silo plein depuis les tropiques paraissait ambitieux. Il aurait bien aimé avoir des détails. Le moulin broyeur fit son office, puis Ferry tira la clenche vers lui et tassa le moût ; pas trop fort. Il aimait bien ce moment, lorsqu’il faut imbriquer le lourd porte-filtre pour le faire pivoter jusqu’au point où il est assez serré pour ne laisser passer aucune goutte d’eau, tout en veillant à préserver l’énorme et néanmoins fragile pas de vis. Lorsqu’il était jeune, il avait l’impression de mettre en marche un robot à cet instant. Juste avant de presser le bouton de mise en route. Le café brûlant s’écoula par le double bec dans un clapotis rassurant voilé par les bruits de vapeur, puis Ferry saisit les deux tasses qu’il posa sur la demi-cloison. Il huma les effluves en regrettant toutefois qu’elles fissent disparaître la sensation de Claire sur ses lèvres. Il avala sa salive, et analysa ce goût javellisé aux senteurs de romarins. Elle ne se parfumait pas. C’était une saveur un peu amère, fraîche à la foi. Il sentit la sueur également, mais bientôt il la sentit un peu trop, et en conclut qu’une bonne douche ne serait pas de trop. Il avala le café avec une précipitation machinale et se brûla en jurant. -Je dois y aller. Elle avait surgi de nulle part. -D’accord, je te ramène. -Inutile, la voiture est là, maman a du rentrer avec Harrison. Ca faisait longtemps.

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Elle fit mine de déambuler vers la porte mais elle ne put retenir un petit sourire, apparemment satisfaite d’avoir appris quelque chose à Ferry dont il ne se doutait pas du tout. Il s’en rendit compte mais garda sa posture quelques secondes avant de reprendre. -Très bien ! » Après tout, cela n’avait rien de bizarre. Claire était restée quinze jours à Missoula, et durant cette période il s’étaient vus presque quotidiennement. La veille de son départ, chez lui, elle lui avait demandé combien de temps il comptait rester ici entouré de « vieux ». Elle n’avait pas complété par « à ne rien faire », mais la question lui vint naturellement à l’esprit. -Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Elle était partie en sanglots avant de claquer la porte, mais il n’y vit qu’une basse simulation dramatique. Attitude plutôt normale pour une personne si désemparée, à quelques heures d’un départ qui la replongerait dans sa bulle élitiste intello. Un élément dans lequel elle évoluait paradoxalement aux prix de certains efforts. -Les efforts ce n’est rien, mais le fait de les nier, ca rend tout plus problématique. Il dégustait encore du café lorsqu’il exposa son point de vu à Pete. -Elle t’aime ? Il balança un gros bout de corde nouée aux extrémités à l’intention de son chien sans nom. Le dogue s’ébranla sur les pierres taillées de la terrasse et couru dans la neige épaisse, à moitié à l’aveugle. -Hahaha. Ferry feint de s’essuyer les yeux, mais n’importe qui aurait pu dire qu’il n’avait pas rit assez longtemps, ni assez jovialement pour laisser couler la moindre larme. -Si c’est le cas, alors elle en aimera un autre demain. La remarque n’amusa pas Pete, et Ferry se souvint de ce que lui avait raconté Harrison à propos du romantisme légendaire de son ami, dont la vie avait été animée par trois femmes. Luna, sa propre sœur cadette, et sa première et unique épouse. -Mais elle m’a beaucoup surpris, dans le bon sens ! tempéra Ferry, comme si cela avait une quelconque importance. -Quel honneur. Pete pris congé moins de cinq minutes plus tard avec beaucoup de chaleur et d’amnésie, comme à son habitude. Ferry ne fut pas vraiment soulagé. Il ne comprit pas pourquoi lui-même avait amené ce sujet, ça l’agaçait. Cet après-midi là, il passa un agréablement moment à lire les lettres qu’il avait reçu dans la semaine. Ernest et Colin lui avait écrit. Il était satisfait ; vivifié. Il s’installa à une

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table dans l’espoir de leur répondre quelque chose qui en vaille la peine, mais après avoir réfléchi de longues minutes les yeux dans le vague, il ne trouva aucune introduction qui ne lui fît craindre d’être tourné en ridicule, sinon en victime. Victime de sa propre inutilité. Par la fenêtre de la cuisine, il pouvait distinguer une bonne partie du lac, dont la surface nacrée brillait comme de la soie sous la lune libérée de tout ombrage. La couche de neige était plutôt fine sur la glace, et on devinait presque les courants infimes sous cette masse fantôme. Il prépara une énorme gringa, selon la préparation qu’il avait gardée en mémoire depuis son enfance à Chileta. N’ayant pas trouvé, ni cherché de manchego, il fit ramollir du gouda dans la poêle, juste après avoir fait frire le chorizo. Il disposa le tout sur un tortilla de maïs, arrosa de coriandre, y joignit des oignons concassés, pressa un citron vert entier, puis recouvrit d’une seconde tortilla. Il ne manquait que la sauce. Décembre fut un mois bien plus calme. Pete passait régulièrement voir Ferry , et ils descendaient tous les deux à Missoula pour suivre Harrison une ou deux heures dans la restauration de quelques pièces d’horlogerie qu’il achetait sur internet ou dans les ventes aux enchères. Parfois même sur les marchés.. Le froid était bien présent, et Ferry ne s’autorisait que rarement à s’éloigner seul à plus d’une heure de marche de la maison. C’est guidé par la peur du vide qu’il décida spontanément de s’essayer à la peinture. Il était conscient du fait que barbouiller sur une toile ne l’avancerait sûrement à rien, mais il avait procédé par élimination. Trouver un travail ne l’intéressait pas beaucoup pour le moment, il cherchait un moyen de s’exprimer. Il voulait dire les choses qu’il pensait sans devoir les réfléchir. Il n’était pas vraiment doué pour l’écriture bien qu’il se plongeât volontiers dans celle des autres. Il décida qu’il était trop âgé pour débuter un apprentissage musical. Il restait le dessin, la peinture. Enfant, il se souvenait que ses camarades lui en commandaient parfois. Il y passait des heures sans les voir défiler. Un héros de manga ou une princesse Disney, selon le sexe du commanditaire les sujets variaient peu. Il revint de Missoula les bras encombrés d’articles de peinture bon marché. Sa retenue l’avait contraint à une certaine réserve. A la caisse il était rassuré de ne pas vouloir paraître pour un apprenti De Kooning, sachant lui-même qu’il n’avait jamais touché un pinceau (mis à part quelques aquarelles). Sans surprise (mis à part pour lui), la jeune caissière passa les articles au scanner sans même les regarder. Il s’en félicita malgré tout.

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Les pinceaux rejoignirent un coin du salon, posés sur un meuble d’encoignure Ils n’en bougèrent plus. Claire réapparut avant le moi de janvier. Ils se rejoignirent une première fois dans un motel paumé, au sud de Missoula. L’idée de faire deux heures de route pour aller tirer un coup l’effrayait vaguement mais il avait cru comprendre que pour Claire, il s’agissait de ne pas paraître outrancière vis-à-vis d’elle-même ou d’on ne sait qui qui pourrait y accorder une quelconque attention. C’est la seule explication qu’il avait déduit de ses explications brouillonnes, et bien qu’il y fût insensible, il décida de s’en accommoder. Cela faisait partie du personnage. L’appétit sexuel de Claire était démesuré. Elle se jetait sur lui avec une volonté qu’il avait du mal à canaliser sans se sentir castrateur. Son bassin oscillait avec une force constante et magnétique, à tâtons, elle écrabouillait chaque centimètre carré de son corps avec ses petits doigts impuissants, comme envahie d’une asphyxie suffocante. Cette énergie l’intimidait, il l’enviait. Elle cessa ses jérémiades et se résolu à déposer ses bagages chez lui quelques jours plus tard et ils accueillirent ensemble Colin, sa femme, et son tout jeune fils, James, venus passer le nouvel an chez Ferry. -C’est qui elle ? Colin avait réagit exactement comme Ferry s’attendait à ce qu’il réagisse. -C’est Claire. Il rit et s’entailla le doigt avec le couteau à huîtres. Quelques gouttes de sang tombèrent à l’intérieur de l’une d’entre-elles, sur le plateau. -Hilarant. Il marqua une pause, la bouche ouverte. Alors ? -Je sais pas trop, elle me plaît bien, elle vit. Elle était censée poursuivre son dernier semestre d’études sur la côte ouest mais quand elle parle de ça j’ai tendance à arrêter de l’écouter. Donc je ne lui ai pas posé la question. -Non mais pour toi, c’est qui ? C’est sérieux ? -Elle est là, c’est tout. -T’es navrant. Il mit de l’échalote dans l’huître contaminée, y ajouta un peu de sel et emmena le plat en faisant un clin d’œil à Ferry, qui lui emboita le pas dans la pièce principale. -Excellentes ces huîtres. Tiens chérie, du devrais goûter avec de l’échalote, c’est délicieux. Il lui tendit son gros calembour. Ferry éclatât de rire, tandis que Colin poussait la farce dans ses retranchements

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face au regard inquisiteur de sa femme. Claire souriait prudemment, regardant tour à tour chacun des convives, James y compris. Le petit être du haut de ses seize mois lui rendit son sourire. Elle renchérit comme une maman conquise, dévoilant plus encore ses dents, parfaitement blanches et joliment émoussées. Ferry remercia le gosse de son soutien. Claire avait une attitude bizarre. Elle paraissait émue, mais de quoi ? C’est la question qu’il se posa plusieurs fois dans la soirée, alors qu’elle arborait toujours ce sourire tendu qui avait tendance à frémir sous l’effet du Sauternes qu’elle consommait avec une modération toute relative. Heureusement, James n’avait pas faiblit malgré les tours d’horloge, et naturellement, le dessert expédié, il s’accapara l’attention des femmes. -T’as des projets ici ? fit Colin avec un air habité qu’il arbore lorsqu’il désire faire comprendre à son interlocuteur que le ton est sérieux. -Jsais pas. Ferry lui servi un verre de bourbon, avec soda. -Je pourrais te faire rentrer chez AIG. Quelque chose de modeste probablement, mais tu vas tenir combien de temps comme ca ? -Je pourrais me faire rentrer dans pas mal d’endroit aussi. Et puis, les assurances jpense pas être fait pour ca. -Arrête. Fait pour quoi ? On n’est pas des madeleines à la recherche de notre moule…quoique. Il détourna le regard vers sa femme, mais Ferry ne releva pas la plaisanterie. -Non ce que je veux dire, c’est que moi non plus je ne suis pas fait pour les assurances, mais je suis parfaitement réceptif aux tunes qu’elles me rapportent. Toi non plus tu n’y serais pas insensible, je te le garantis. -Possible. Mais jusqu’ici tout va bien. Il repensa à cette réplique du Noir –il n’avait pas retenu son nom- dans un film français qui l’avait marqué à l’époque. Il était question d’un mec qui fait une chute vertigineuse, et qui se répète avant l’impact : « jusqu’ici tout va bien… » -Tout va bien…c’est vite dit, insista Colin. -Haha, enculé ! Ils trinquèrent. Ferry était déjà au lit depuis quelques minutes lorsque Claire entra dans la chambre. -J’ai dit bonne nuit au petit. Il est mignon n’est-ce pas ? -Très mignon. Elle se coucha à côté de Ferry, de dos. Il comprit rapidement qu’elle avait vomi. Il avait eu le temps de voir ses yeux éprouvés avant qu’elle ne referme

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la porte. Ses muscles étaient encore tendus et malgré l’office du dentifrice, elle évitait soigneusement de parler trop près de lui. Chose qu’il appréciait par ailleurs dans l’absolu. -Ca va? -Ca va merci! Elle répondit sans réciproque, trop avenante. Il garda le silence un moment. Elle se détendit. Ils parlèrent longtemps dans l’obscurité. Elle aimait le piano. Elle développa sa critique de Glenn Gould sans artifices, et il la laissa disserter, cédant parfois à quelques commentaires pour ne pas la décourager. -Je crois que je n’ai pas supporté les huîtres… Ce fut la dernière phrase qu’il entendit avant de sombrer complètement. Le soleil du matin profita de l’absence des volets et la chambre se gorgea patiemment de lumière. Claire n’était pas de nature serviable, et cela n’avait pas échappé à Ferry. Elle était réveillée depuis un certain temps et trépignait d’impatience à l’idée de descendre prendre le petit déjeuner. Tout comme elle, il avait feint de dormir un certains temps, ignorant les soupirs et gesticulations qu’elle lui destinait. Il se leva d’un bond, veillant à ne pas lui donner la satisfaction de l’avoir agacé, comme si son réveil avait été immédiat et explosif. -C’est l’heure ! Vociféra t-il gaiment en débordant draps et couettes sur les deux-tiers du lit. Elle eu un spasme de surprise puis gloussa. -Hihihi, t’es bête. Elle frétilla, la tête dans son édredon, les fesses à l’air, comme une enfant débile. Il les considéra avidement et y plongea ses incisives. A son tour, elle se mit à gueuler. Il failli être plus irrité encore par ce son agressif avant d’admettre qu’il était en fait plutôt d’une excellente humeur. Il était presque déçu. Il lui asséna deux claques vives et admira ses empreintes sur le cuissot laiteux. Elle se retourna et saisit son membre, en érection. -Non, on a déjà fait trop de bordel le gosse doit être réveillé. Je vais faire des pancakes. T’en veux ? -Bon, deux pour moi alors. J’arrive ! Elle ne laissa pas filtrer sa déception. James amusait tout le monde. Ses yeux bleus glacés et sa joyeuse tignasse dorée attirait l’attention. Malgré tout, la balade de l’après midi fut une plaie pour chacun. Colin vociférait contre son téléphone portable. Le premier que Ferry voyait. L’appareil avait semblé fonctionner dans la matinée, mais cette parenthèse constituait d’ores et déjà un souvenir lointain. Accaparé par un client inaudible ou

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muet, il s’était contenté de traîner le pas d’une humeur bilieuse quelques mètres en avant (pas en arrière !), maudissant tout et n’importe quoi sur son passage. -Putains d’arbres…c’est peut-être beau mais merde, je suis pas près de quitter mon appart… -Personne ne t’y a obligé. Claire avait répondu immédiatement, avec un aplomb efficace. C’était précisément le genre de répartie dont Ferry se sentait incapable. Il lui prit la main sans faire de commentaire, continuant à marcher, sans considérer le regard lourd de reproche dont il pouvait sentir le poids sur son épaule. Il connaissait assez bien son ami pour savoir que Colin avait été contrarié, et que cela aurait probablement des conséquences à court terme. Il ne fut pas surpris lorsque celui-ci annonça que le départ serait avancé d’une journée. -Ferry, je suis désolé mais ca va pas au boulot, il faudrait que je sois sur place avant le week-end. On a décidé de repartir un peu plus tôt. Paroles qu’il agrémenta de sa moue artificiellement désolée. -C’est pas grave, il reste encore quelques jours. J’espère que ca s’arrangera. Répondit Ferry, avec la même composition, usant de son expression la plus neutre. Un peu plus tard dans la douche, il lança quelques insultes à l’aveugle. La perspective de se retrouver seul avec Claire pour une durée dont ils n’avaient pas vraiment discuté lui apparut soudain envahissante.

* Martial était étranger à toute organisation structurée de la pensée, de l’être, ou de quoi que ce soit d’autre. Le schéma carcéral ne représentait rien pour lui, et la majorité des détenus ne voyait rien de plus en cet être qu’un rêveur distrait aux muscles secs et aiguisés, absolument dénué de valeur autant que d’intérêt. Il était de ceux qui inspirent la crainte sans le respect. Une crainte passagère que la préservation parfaite de son anonymat entretenait. On le savait condamné pour un mandat extra-long, mais d’aucuns n’auraient su en préciser la raison. On le savait cultivé, mais non-instruit. On le savait expérimenté (sa peau lacérée en témoignait), mais dépouillé d’agressivité. Il fut poinçonné à six reprises au niveau de l’abdomen une année presque jour pour jour avant la libération de Ferry et en réchappa sans complications sérieuses.

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Septembre avait libéré son premier orage de la saison. La « réhabilitation » de la cour, comme ils furent si fiers de le proclamer quelques semaines plus tôt avait pris un peu de retard. A quatorze heures, le soufflet, comme on le nommait ici sans explication valable, grouillait d’une impatience que la nuit difficile avait exacerbée. Les détenus patientaient dans ce large couloir grillagé, libre de toute autorité légale. Les gardiens n’y pénétraient pas. La cour de terre battue dont le grain sec et tassé avait été piétinée de soleil et de souliers trois mois durant s’était muée en une marre fangeuse à la profondeur insondable. Barry, le plus balourd des matons venait de s’y enfoncer jusqu’à la cheville alors qu’il paradait en faisant virevolter sa matraque. Derrière le grillage, l’assemblée en attente retint son souffle avant de libérer ses gutturales et langoureuses effluves sonores, synonymes d’une déception sincère : le gros Barry s’était rattrapé de justesse à l’aide de sa matraque, et, contre toute attente, parvint à mobiliser assez de muscles pour ne pas s’effondrer dans la boue tiède et glutineuse. La frustration est affaire d’habitude chez un détenu. C’est la nature même de sa condition. Elle vous trimballe comme un ascenseur déglingué ; au début du moins. Puis elle s’efface, adoucie par l’implacable loi du temps qui passe. Elle n’est plus matérielle, seulement spontanée. C’est ce qu’en avait déduit Ferry. Il ne s’étonna pas du mouvement de foule qui pressa le soufflet d’une cloison à l’autre, et fit comme d’habitude en de pareilles situation, il verrouillait ses épaules, assouplissait ses jambes, et scrutait autant que possible son périmètre immédiat, à l’affût de la moindre menace. Le tout était de garder le buste ferme, pour ne pas se faire avoir par la gravité, mais garder ses jambes lestes, afin d’en assurer les changements d’appuis. Les matons commencèrent à frapper chaque doigt s’agrippant aux mailles du grillage, mus par un zèle dévotieux et sans faille. Bientôt, ils armeraient la lance à eau. En y pensant, Ferry ironisa à voix haute. -Formation poisson! Il aurait fallu disséquer chaque son pour entendre sa voix, couverte par le vacarme ambiant, savoureux mille-feuilles de cris et d’insultes. Il crut étouffer lorsque le gros Barry déverrouilla la lucarne d’acier abritant la lance dans le renfoncement d’un mur. Comme un seul homme, les deux-cent détenus de l’aile nord s’agglutinèrent du côté opposé du soufflet, faisant ployer son squelette de mailles. -Et merde…le gros maton laissa tomber son pesant instrument, et se figea un instant en plissant les yeux.

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-Code un ! Code un ! cria un de ses collègues dans son talkie. Le gros Barry dégoupilla sa bombe lacrymogène, et l’introduisit par le clapet à serrure de la grille de sortie. D’autres gardiens l’imitèrent. Elles éructèrent leur gaz dans un sifflement strident. A l’opposé du soufflet, dans sa jonction avec le bâtiment, la porte intérieure se déverrouilla après ce qui parut à tous comme une éternité, libérant son flot d’aveugles déments dans la salle de présence où se tenaient les renforts.

*

-Monsieur Fontaine ? -Mhmm -Il est ok ! Ferry distinguait vaguement le visage d’un jeune infirmier mais sa voix chantante et ses intonations vigoureuses le rassurèrent d’emblée. -Vous êtes dans l’aile est ; infirmerie. -Combien de temps ? susurra-t-il Ferry. Sa bouche était engourdie et plus aride qu’un puits sans fond. -Ca fait deux jours. Vous resterez ici encore quelques temps. Vous souffrez de fractures, mais tout s’arrange. On peut dire que vous n’êtes pas fait en mousse ! La comparaison amusa Ferry, la rapide cénesthésie dans laquelle il s’était engagé s’avéra négative, et il se sentait justement comme un paquet de mousse humide et lourde. Néanmoins, il s’estima plutôt à son aise sur ce matelas cossu aux draps immaculés, conversant avec un individu qui lui servait du « vous », et du « monsieur » à toutes les sauces. -Attention, votre crâne n’est pas reconstruit. Vous avez subi un traumatisme bénin, mais l’os à besoin de repos. -D’où le turban. -C’est ca. Reposez-vous. Il tourna les talons, la mine soudainement grave. Comme désirant esquiver l’inévitable. Ferry traversa la pièce des yeux ; chaque personne qu’il croisa détourna le regard. -Attendez ! Je me souviens du gros Barry qui balance sa foutue lacrymo dans le soufflet, mais après ? Mon codétenu, un Noir de ton âge, Martial. Il va bien ? L’infirmier déglutit et baissa les yeux. Alors ?

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-Et bien, je ne vois pas…vous voulez dire que… -Accouche bordel ! -Mais c’est que… -T’as cinq secondes. L’interrompit Ferry, dont la main gauche avait saisit les couilles du jeune infirmier à travers son pantalon. Il lui expliqua pourquoi le gros Barry avait renoncé à les doucher à la lance. Pourquoi quand il avait vu la boue se colorer de sang à la limite intérieure du soufflet il avait cru intelligent de gazer l’assemblée pour les rabattre à l’intérieur des murs. Il lui expliqua également comment les matons avaient paniqués lorsque deux-cent énergumènes s’étaient déversés dans la salle d’appel en se cognant aux murs, aux piles de bétons, et pour finir aux matraques. Il se répandit en excuses lorsqu’il annonça, la voix pleine de trémolos, que le corps de Martial avait été découvert inerte près de quarante minutes plus tard. Il lui détailla longuement le rapport de l’autopsie. Laquelle stipulait qu’il était mort suite à l’hémorragie occasionnée par ses blessures. Il avait été poignardé dans le soufflet, puis s’était fait piétiner alors qu’il rampait, les yeux pleins de larmes et de sang. -La vérité, fils de pute. Il détendit son buste et son bras avec toute la vigueur que sa hargne lui fournissait, se saisissant de la gorge de son chétif soigneur. Lequel, incapable de parler ou même de respirer, pissa dans sa blouse. -Je vais relâcher, dis moi ce qui s’est passé. Il savait que l’infirmier avait trop peur pour oser désobéir. Il n’en tira qu’une honte profonde. En effet, Martial avait été poignardé, puis piétiné. Enfin, on l’avait battu. L’autopsie n’avait pu révéler la cause de sa mort, mais elle révéla qu’il reçut des coups après que son corps eut lâché prise suite à une pénurie de sang et d’oxygène. -On sait qui a fait ca ? -Mhmm…qui… -On sait qui à poignardé Martial ? -Non…je ne crois pas, je me renseignerai. -Laisse tomber. Merci. Malgré ses tremblements, il replaça la perfusion à l’intérieur du coude de Ferry et déguerpit, trahi par sa candeur. A son retour, Ferry dut cohabiter avec un certain Douglas. Il s’était présenté avec l’aplomb et la sagesse de celui qui veut en rester là. Ancien mineur en virginie

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occidentale, on aurait dit qu’il s’était lavé au charbon toute sa vie. Les cernes violacées et indélébiles qu’il arborait lui donnaient un air étrange sous ses cheveux filasses, repoussés vers l’arrière du crâne et largement tapissés de brillantine. Il était trapu et court sur patte. Il ressemblait à un cube de fonte italien. Ils tinrent leur première discussion quatre mois plus tard. « -Tu compte pas venger ton pote ? -Qu..quoi ? Ferry somnolait lorsqu’il crut entendre Douglas. Il ne prit même pas la peine d’ouvrir les yeux. - Ton pote, le négro. Tu veux pas savoir qui l’a buté ? -Je t’emmerde, fils de pute. Il savait que Douglas n’était pas foncièrement agressif. Il avait quelque chose en tête, il l’ouvrait pas pour rien dire. -C’est qui ? - Tu veux pas savoir pourquoi je te dis ca ni comment je l’ai su ? -Pourquoi tu me dis ça gros malin ? -Il paraît qu’il te reste un peu de fric là-bas. Ferry compris qu’il faisait allusion à la salle des scellés. Accessoirement la banque des détenus raisonnables ; ceux qui s’étaient ramenés avec assez de cash, et qui le protégeait avec intelligence. -Alors ? -C’est Marcus. Je crois que c’est ton pote... -T’es con ou quoi ? T’as réfléchi à ce qui se passera si je décidais de pas croire à tes conneries de nazi en délire? -J’suis juif connard. Ferry n’accorda pas le moindre crédit à cette affirmation loufoque, mais ce con avait l’air convaincu. Marcus aimait baiser avec ton pote dans la bibliothèque. Je les ai vus la veille du bordel. Marcus était défoncé, tout comme le petit, sauf que lui il est pas censé être pédé et je suppose qu’à la fin de son trip il s’est chié dessus et il a préféré dérouiller ton pote avant qu’il bavasse dans tous les coins. -Tu t’es planté devant eux la gueule enfariné et t’as regardé le train passer ? J’ai jamais entendus autant de conneries…ferme-la t’es sympa. -J’aurais dû leur demander s’ils avaient kiffé ? Ils ont rien fait de mal bordel. J’ai simplement croisé le regard de camé de Marcus. J’étais persuadé qu’Il était trop déchiré pour pouvoir se rappeler quoi que se soit. Ses cornées avaient la couleur d’une fosse à purin. -Ca tient pas debout…bordel mais je sais même pas pourquoi j’écoute ça ! -Je l’ai vu planter ton pote dans le soufflet, je l’observais discrètement j’étais à

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moins de trois mètres sur sa gauche. Il voulait sûrement attendre que le gros Barry foute le bordel avec la douche, mais il a trop anticipé, et l’autre connard à gazé. Il marqua un silence que Ferry obstrua de ses pensées. Ensuite on s’est fait submerger et j’ai cru que j’allais crever piétiné comme un de ses bestiaux dans les troupeaux d’Afrique. Enfin bref. T’es comme moi. On a atterri ici un peu par hasard. Personne te fait chier mais personne t’aidera. S’il se souvient vraiment de moi ce jour-là, ce n’est qu’une question de temps avant que Marcus essaye de me planter, j’espère que je pourrais le faire le premier, mais j’irais pas le chercher tu vois ce que je veux dire. -Si je comprends bien tu veux que je te paye pour aller me fourvoyer dans une histoire de meurtre à la con. Tout ça pour sauver ton petit cul de témoin à dix jours de la quille. -Tout le monde ici sait que c’était ton pote. Rien à foutre que tu m’aide. Je pensais que ca t’intéresserai c’est tout. Douglas avait été condamné pour avoir sévèrement dérouillé deux « agents de régulation » envoyés par la compagnie minière lors du blocage de la mine de Tallmansville. Une centaine de ces agents avaient été dépêchés pour garantir le maintient de l’activité du site malgré les tentatives de grève des mineurs. La rixe avait dégénéré et l’on avait dénombré deux morts chez eux, un autre dans la partie adverse. Cinquante-et-un mineurs, dont presque la moitié appartenant à l’UNWA, le syndicat de l’union des mineurs d’Amérique, furent jugés coupables à divers niveaux. Le gouverneur fit en sorte de les disperser dans les prisons de l’état, et il poussa la procédure jusqu’à en faire transférer une poignée dans celles des états voisins. C’est Franck, un gardien de jour jeune père de famille qui informa Ferry sur le passé de son codétenu. Il le fit presque naturellement, emballé par son propre récit. Franck et Ferry avaient intégré le pénitencier de Jackson la même année, chacun d’un côté de la loi. Ils entretenaient l’un pour l’autre un respect simple, voire futile. Franck était un type sans fioritures, et ses jugements faisaient souvent mouche. Il était apprécié (ou plutôt ignoré) de la plupart des détenus sains d’esprits, et ses injonctions ne s’avéraient jamais vaines. Comme d’autres, il aurait pu justifier d’activités perverses par son incorruptibilité sans faille, mais sa discipline n’occultait rien. Il usait peu de l’isolement, sanction qu’il n’aimait pas bien infliger. Franck déblatérait comme un moulin, contant à Ferry toute l’histoire des conflits

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miniers depuis deux décennies. -C’est ton truc toi, l’histoire. Il avait envie de donner un peu d’oxygène à cette conversation unilatérale. -Pas vraiment. Je suis né et j’ai grandi à Fairmont. -Je vois. Il se sentit con de n’y avoir pensé. Beaucoup de gens du coin avaient un truc à voir avec les mines. A l’image des nuits précédentes, Ferry dormit mal. Il avait abandonné son lit d’hôpital avec regret pour retrouver celui qu’il partageait jadis avec Martial. Lorsqu’il ouvrait les yeux dans l’obscurité, il se retrouvait alors face à face avec ce matelas muet, juste au dessus de lui. Un matin, alors que Douglas s’apprêtait à descendre de son perchoir, Ferry s’ouvrit le crâne sur le châssis du lit superposé dans un mouvement de recul : ses paupières pâteuses s’étaient ouvertes progressivement jusqu’à être certaines de distinguer une paire de mollets laiteuse, trapue et aussi velue qu’un microphone de télévision. Sa surprise fut si soudaine qu’il ne poussa pas le moindre son en percutant l’acier. En revanche celui de sa boite crânienne sur la poutrelle interpella Douglas. -Qu’est ce que tu fous ? -Je pensais que t’étais noir. Mhmmm. Il tâtonnait son cuir chevelu pour délimiter la plaie. -Coquin. Douglas descendit l’échelle sans plus de mots. Il restait alors trois jours à Ferry. Il avait souvent tenté de prévenir ce moment lors de sa détention, de l’anticiper et d’y veiller comme sur un embryon fragile. Il envisageait son départ avec une ferveur que seule la liberté peut figurer. A présent, un dirimant détail s’était imposé au fil de ces dernières semaines sans qu’il ne puisse rien véritablement contrôler. C’était comme un gros point de rouille au beau milieu d’un verre de loupe. Seule solution: écraser le tout d’un coup de talon sec. Marcus faisait son business le mardi, jour de visites. Il avait monté cette combine avec le gros Barry. Elle était enfantine, mais tant que personne ne demanderait à ce que l’on bouge le vaillant laurier de Californie qui se trouvait dans le hall, elle serait efficace. Barry avait échafaudé un plan complètement tiré par les cheveux, , dont la simplicité avait le mérite d’être logique, et de fonctionner. Un premier surveillant guettait l’arrivée du cousin de Marcus à l’entrée. Le gardien était en poste à la fouille, et disposait également d’un accès à la consigne. Lorsque le

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visiteur espéré arrivait, ce dernier lui posait une question d’ordre pratique complètement anodine du style : « Combien de temps durent les visites ? », puis il se dirigeait immanquablement vers la petite cabine téléphonique fixée sur le mur opposé au guichet. Le gardien faisait mine de contrôler son registre en ayant préalablement pris soin de jeter un coup d’œil désabusé en direction de l’intrus, terne et monotone. Lequel passait alors un rapide coup de fil chez lui, irrémédiablement surpris par l’écho sans fond des sonneries qu’il savait être le seul à pouvoir écouter (Il appréciait particulièrement ce moment, persuadé que par la même, il avait l’assurance qu’aucun cambrioleur ne s’était introduit chez lui). Barry lui-même avait suggéré cette mise en scène grotesque pour justifier le rituel incongru du cousin de Marcus en cas de complications. Durant toute cette séquence, il était invisible des deux caméras. Trop prés de la sortie et hors champs dans un cadre, dissimulé par une audacieuse branche de laurier sur l’autre. Il en profitait alors pour déposer sa sacoche sur le moignon de plastique destiné à délester les femmes de leurs sacs à main en cas d’échange prolongé. L’échange téléphonique factice bouclé, il prenait soin d’oublier son bagage puis se dirigeait vers le guichet, avant de passer le portique. Le gardien procédait alors naturellement, sans même jeter un regard à la sacoche. Personne ne songerait à voler dans une prison. Tout au plus, quelqu’un l’apporterait au guichet, et elle serait alors consignée, ce qui lui était de toute façon destiné. Le gardien en poste au guichet aimait alors simuler la découverte de ce colis avec grandiloquence mais sans trop de gestes (juste les expressions du visage, si tu veux, ordonnait Barry). Chaque semaine, il tentait d’améliorer un peu plus sa performance, résistant même parfois à s’exercer entre deux rendez-vous. Il était profondément bête. D’ailleurs ça n’avait échappé à personne, pas même au gros Barry. C’était à lui d’opérer par la suite. Il faisait vaciller ses cent-trente kilos comme un pendule le long du couloir de service, direction la consigne, dans laquelle se trouvait également le vestiaire du personnel interne en office. Alors il vidait la sacoche dans un sac de jute qu’il enfournait dans la moiteur puante de son entrejambe, et usait de la boucle de sa ceinture pour en emprisonner les anses, bientôt protégées des regards par une muraille de graisse. Il oubliait presque toujours de remporter un objet personnel –sa montre, ou son sifflet selon le plan hebdomadaire en vigueur- et visible de la caméra qui l’observait ressortir. Elle se contentait donc d’enregistrer la retraite gauche de Barry, progressant avec l’agilité d’un manchot empereur et déjà sujet à de spectaculaires sudations. Lorsque le cousin de Marcus ressortait, quelques petites minutes plus tard, on lui

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remettait la sacoche, à peu près vidée. Et c’est tout. Ferry s’était réfugié à la bibliothèque jusqu’à ce qu’on l’en chasse. Son rituel le plus assidu s’était dissipé avant l’heure, il ne verrait pas Ernest mardi, mais mercredi ; demain. Il avait absolument besoin d’une douche pour y voir un peu plus clair. La toilette était sûrement déjà terminée, tout comme l’appel qui la précédait. Son départ impromptu de la cellule à cette heure avancée (qui correspond d’ordinaire aux heures de rentrées) lui parut ponctuellement attractif. Il ne subirait aucune sanction pour cette absence. Manquer la douche ne pouvait pas reporter votre libération. C’était le petit manquement qui lui donnait à croire qu’il avait encore ses couilles, bien qu’en vérité, son inaptitude à s’occuper du fameux point de rouille le rongeait de l’intérieur jusqu’à la nausée. Il quitta la cellule sans bruit, prêt à dégobiller de répugnance. Ferry se dirigeait vers les salles de douche lorsqu’il vit Marcus en sortir, chancelant et hagard. Il se figea, perclus d’horreur. Furibond et muet, plus froid qu’une gargouille de granite. Marcus ne l’aperçut même pas et s’éloigna par la coursive dans la direction opposée. L’eau n’eut pas d’effet particulier. Il s’aspergea abondamment la face, expirant bruyamment pour tenter de réguler l’afflux d’adrénaline et de picotements dans les yeux. Il se redressait régulièrement, désespéré de ne pouvoir sereinement observer son visage dans un miroir salvateur. C’était l’occasion ou jamais. Il l’avait manquée. C’était une merde. Il s’accroupit, entraîné par le tremblement saccadé de ses genoux. Sur les carreaux crasseux, entre ses pieds, une seringue patientait ; ou plutôt se reposait. C’est ce qu’il conclut après avoir examiné le piston enfoncé jusqu’à la butée. L’objet accapara vaguement son attention, puis il le balança dans une poubelle avant de se diriger vers la sortie d’un pas traînant. Il y avait deux marches à franchir pour accéder au petit couloir qui effectuait une chicane destinée à réguler le flux de prisonnierc en cas d’affluence. Deux personnes pouvaient s’y croiser de face en s’effleurant l’épaule, mais le gros Barry devait s’y engager seul. Cette fois, Ferry ne ressentit pas tout à fait la même chose. Lorsqu’il se retrouva face à Marcus, il l’observa, absent. Marcus leva à peine la tête, dévoilant des pupilles à la superficie impressionnante. Il avait du mal à retenir la salive qui luisait à la commissure de ses énormes lèvres.

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-Tiens… ! pousse-toi pédale. Il se déplaçait dans un fouillis de mouvements languis. Ferry opina, pivota légèrement. Marcus s’engagea, fixant Ferry tout en ayant l’air de ne rien voir. Lorsque leurs visages furent distants de moins de cinquante centimètres, Ferry pivota de nouveau pour se retrouver dans son dos. D’un bras il enserra le cou de Marcus, gardant sa pomme d’adam dans le creux de son coude. Avec l’autre, il exerça une pression continue sur son nez. Très vite, Marcus suffoqua, Ferry relâcha alors légèrement sa prise, avant de la raffermir aussitôt. La salive de sa victime se répandait en écume entre ses avants bras glissants, mais Ferry consacra toute l’énergie de son corps au service de ses épaules, de son bassin et de ses biceps. Il serra comme s’il avait voulu tirer de ce corps un peu de jus d’orange. Le silence auquel il était contraint lui brula les poumons tant le grondement qu’il contint fut puissant. Comme un insecte pris au piège, lourd de venin et englué, Marcus s’agitait en douceur, décrivant de petits cercles avec ses pieds, heurtant au ralentit les carreaux sales et blancs. Son souffle faiblissait et parfois, un râle mou prolongeait la posture. Deux vertèbres cédèrent finalement dans un bruit creux. La première personne que Ferry croisa fut le jeune infirmier qui s’était occupé de lui quelques semaines plus tôt. Comme à son habitude depuis cette période, il se montrait fuyant, détournant la tête lorsqu’il l’apercevait, et bifurquant sur son chemin. Cette fois, Ferry le héla, mais il hésitait sur le terme à employer. -Hey ..! Doc ! Il marqua un bref arrêt avant de se retourner, et se retint de déclarer qu’il n’était pas docteur. Ferry s’approcha en trottant bizarrement. Ainsi devait-il sembler inoffensif à présent pensa-il. Il s’approcha relativement près de l’infirmier mais ce dernier semblait bien décidé à ne rien laisser paraître d’une éventuelle déstabilisation, et à la surprise de Ferry, il y parvenait plutôt bien. -Mr Fontaine. -Je sors demain. A en juger, vous avez fait du bon boulot. Merci. Il tapota se tapota le crâne de l’index, puis tendit sa main. Il ne se serait-pas vexé si l’autre ne l’avait pas saisit, mais il fut galvanisé qu’il en fut autrement. -Je vous en prie. Bonne chance. Puis il se détourna dans un léger sourire ; le soulagement. Ferry le regarda s’éloigner. Il venait de tuer un homme, pas sûr que sa tête aille si bien en fin de compte.

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-T’avais pas l’air dans ton assiette ce midi. Douglas était déjà sur son lit. Il jouait avec un objet constitué de mini poutrelles de bois articulées autour d’un anneau. -On peut le dire. C’est quoi ce truc ? Il connaissait la réponse mais il n’avait pas tellement envie de discuter de sa journée. -Un casse-tête chinois. -Pourquoi chinois ? Il était par ailleurs réellement agacé quand il entendait cette association de mot systématique et, selon lui, injustifiée. -On s’en fout. Même si les citrons sont pas forcément les seuls à inventer des casse-têtes au moins on peut être sûr qu’ils les fabriquent. Son intonation se mua en ce que Ferry pressentait devenir un plaidoyer solennel. -Bonne justification. Ne l’entache pas d’un discours sur la compétitivité du charbon chinois s’il te plaît. Il me semble que tu m’as déjà fais partager ton opinion. Douglas maugréât en dissimulant une certaine fierté lorsque la sonnerie signifia l’appel du soir. Ils se mirent en rang, chaque couple devant son nid, à des emplacements définis par des repères à moitié effacés sur le béton. Le nom de Marcus ne résonna que deux fois. Barry se rendit devant la cellule de l’intéressé en maudissant par avance ce connard qui devait encore être en train de se défoncer dans les douches. L’appel s’éternisa. Ferry écouta défiler les numéros, puis, lorsque tous furent égrenés, il improvisa en silence. De nouveaux numéros. Il compta ainsi dans le vague pour s’occuper l’esprit en attendant que les gardiens claironnent quelques instructions.

*

-T’as décidé ça quand ? Douglas avait passé sa vie à comprendre des incompris. Il en faisait lui-même parti. L’argent c’était une connerie. Un leurre pour que ça paraisse authentique... Il semblait presque aussi déçu qu’admiratif et chuchotait, rempli d’excitation. Mais putain Ferry, t’es un barge complet ! J’aurais jamais crû que tu le ferais comme ça, maintenant…mais surtout comme ça ! Il ne savait rien, mais la fulgurance de l’évènement et sa localisation suffisait. -Ca s’est présenté. Je ne m’y attendais pas. Il ne lui vint pas même à l’idée de

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démentir. Pour l’instant, il ressentait presque de la sérénité. Il le savait car il essayait de la censurer, en vain. Mais un jour ou l’autre pensa t-il, il pourrait bien se retrouver à l’asile pour avoir gardé ça pour lui. Le plus tôt était le mieux. -T’es givré, tu dois sortir demain ! L’appel à eu lieu il y a cinq minutes, et à moins que tu ne l’aies coulé ce soir dans le béton de la cour ils l’ont déjà retrouvé. -J’y ai vaguement réfléchi. Je crois que ca colle. -Qu’est ce qui colle ? -Je lui ai brisé la nuque, dans le couloir de la plus petite des salles de douche. -Merde, carrément… Douglas ne dissipa aucunement sa surprise. Il avait pensé à quelque chose de plus intellectuel de la part d’un type qui passe son temps à bouquiner. En fait, il n’avait même jamais sérieusement envisagé que Ferry le tuerait. En tout cas pas en maîtrisant l’intégralité du macabre processus lui-même. Il avait du mal à comprendre en quoi ces détails pouvaient être rassurants. -Et c’est ca qui colle ? -En sept années j’ai connu au moins quinze blessés là-dedans. Ils se sont tous viandés à cause de la marche. Tu sais comme moi qu’on n’y voit rien là dedans après la douche. -C’est mince. Il s’empêcha de dire nul, mais il commençait à ressentir une culpabilité angoissante. -Il était complètement camé. Quand je suis arrivé j’ai trouvé une trousse, et tout ce qu’il fallait à l’intérieur. Il était venu la récupérer quand on s’est croisé. -T’en as fait quoi ? Y’en avait pour combien ? -Rien. Je l’ai laissé ou elle était. Je dirais une douzaine de grammes, en poudre. Il ne mentionna pas la seringue. Il rechignait à envisager ce détail comme l’éventualité d’un écueil. -Il y aura une enquête. J’aimerais sincèrement que tu sortes demain Ferry, mais prépare toi au pire. -Merde…Attends. Marcus était à la toilette avec tout le monde? -Oui, tu peux me faire confiance là-dessus. Il peut même pas aller se soulager sans que je sache la quantité qu’il a sorti…Pouvait. Rectifia t-il. -Alors on l’a livré. Il n’est pas retourné à sa cellule. Douglas récapitula aussi vite qu’il put toutes les informations dont il disposait : le mardi, jour de visite, les douches, obligatoirement vidées par un maton, Barry, le maton en question, la came, en quantité non-négligeable… -Putain…t’as vraiment le cul bordé de nouilles toi. Ils cédèrent à un rire nerveux et nourrissant qui se prolongea durant de longues

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minutes. Cette soirée connaîtrait une fin heureuse. En tous cas, c’est la tonalité sur laquelle ils décidèrent de conclure la conversation. Chacun la reprenant de son côté en silence dans la quiétude vespérale. La matinée fut longue et bruyante. Seul le jeune infirmier détonna par son implacable silence. Il était le réel détail que Ferry avait omis. Il ne sut pas pour quelle raison il restait muet sur leur rencontre de la veille, mais c’était ainsi, et il se refusait à savoir si cela aurait put être autrement s’il avait agit différemment. Douglas se contenta de commenter sans préciser: -C’est bien que tu lui aies causé. Il lui tapota l’épaule sans être persuadé d’appliquer la juste proportion entre douceur et fermeté à appliquer. Il avait plus l’habitude des manifestations viriles et des blocus sanglants. Ferry perçut sa gêne et en fut lui-même touché. Douglas se chargea d’écourter les adieux. -Casse-toi face de raie. Ferry lui découvrit un air malicieux qu’il n’avait même jamais soupçonné. Il en oublia de lui répondre –qu’est ce que voulait dire cette connerie encore- et s’engageait déjà dans la coursive intérieure ou l’attendaient Franck et Barry, droit vers la sortie qu’il n’avait jamais emprunté (du moins pas dans cette fonction précise). Il put saluer au passage de rares détenus qu’il avait plus ou moins fréquentés. Barry ne pensait même pas à le pousser ou à l’insulter. Il était trop occupé à s’auto congratuler. Pétri d’orgueil en pensant au rôle d’étouffoir qu’il avait tenu pour sauver sa mise, et dans la plus totale ignorance, celle de Ferry par la même occasion. A ses yeux, cela n’avait put être qu’un accident, et il s’était empressé de le prouver pour vite passer à autre chose. Les interrogatoires avaient été littéralement bâclés. Franck prit le relais jusqu’aux scellés, puis à la consigne des détenus. -S’il vous-plaît ? -Appelle-moi Franck, pour une fois. -Enfin ! Ils rirent. Oui, tu pourrais déposer ma cagnotte chez Douglas ? -Pas de soucis. L’intégralité ? Il s’exécuta sans attendre la réponse. Douglas était plus riche de mille six-cent dollars. Il ressentirait à sa découverte une sensation agréable que l’argent seul ne procure pas. Ferry espérait simplement qu’Ernest lui apporterai quelque chose à manger. Il se demandait bien quoi.

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* La pièce était entièrement plongée dans le noir. D’ailleurs, on l’appelait pièce pour ce que c’était ; un simple espace aux apparences scellées. C’eut tout aussi bien put être une infinité de lieux connus ou inconnus, dont l’un d’eux aurait été tiré au sort et plongé dans le noir, ca revenait au même. Il pouvait cependant distinguer en gardant les paupières mi-closes les reflets cireux à peines visibles derrière les nuées de corbeaux en périls. Des millions de corbeaux à l’échelle un centième, seulement identifiables par leurs cris déchirants. Un expert muni d’une loupe et d’une lampe de poche aurait pu assurer qu’ils s’agissaient là de corbeaux freux. Ils paraissaient être en désaccord total avec le malheur qu’ils devaient probablement annoncer, lacérant de leurs puissants –et cependant minuscules- becs, l’avant-bras musculeux d’un bourreau sans facies en pleine exécution. Les nuances se précisaient. A son extrémité, le crâne d’un homme noir, agenouillé. Sa peau s’éclaircissait, la lumière s’était trouvé un chemin jusqu’à cette boîte venteuse, abri anonyme d’une mise en scène macabre. Les corbeaux reprenaient peu à peu espoir, tournoyant de plus belle. Le bras, à l’acmé de son élan, se rompit au coude. La main armée n’était déjà plus qu’un jeu d’osselets avant même de toucher le sol, y eut-il un sol. Tout était bouffé. L’endurance des volatiles avait un prix, et il était sanglant. Le malheureux agenouillé devait s’impatienter, et lentement, tourna la tête. Le bourreau s’était fait avoir par la lumière. Il aurait juré avoir plongé ses doigts crasseux dans le crépu profond de ce crâne mutant un instant plus tôt. Mais ce fut bien une femme qui se retourna, éblouie. Nicole souriait, puis se mit à rire aux éclats. Une attitude extatique incompréhensible pour le bourreau, dont le moignon de bras droit était à présent remonté jusqu’à la clavicule. Les corbeaux avaient grossis, et avaient bien l’intention de continuer, devait-ils succomber à leur stéréotype. Quoi de plus naturel. La joie de Nicole leur ouvrit une brèche béante sur ses muqueuses buccales dont ils se rassasièrent avec encore plus d’appétit. Un nuage de criquets locustes en période grégaire sur un bouquet de laitue. La fin de ces deux là, bien qu’ensoleillée, ne faisait aucun doute. Ferry ne s’était pas réveillé en sursaut, mais en revanche, il était en nage. Il ne

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parvenait jamais à interpréter ses rêves après avoir ouvert les yeux, c’est la raison pour laquelle il préféra simuler un profond sommeil en macérant dans une sueur vinaigrée. Qui était ce type, le bourreau. S’il n’a pas vu son visage c’est bien qu’il y avait une raison. Il ne s’agissait que d’une simple caméra subjective, choisie par son inconscient pour la raison idiote qu’elle présentait une vision grand angle. Malgré les apparences, ce n’était pas lui-même. Et qui était ce type à genoux. Le bourreau disait vrai, il aurait juré que c’était un noir. Ferry n’aurait pas était dérangé qu’il s’agisse de Marcus mais merde, il ressemblait à Martial, c’était la même posture, les mêmes épaules ! Et bordel qu’est-ce que l’image Nicole venait faire là-dedans. Il ouvrit les yeux, rassuré par sa lucidité retrouvée. Depuis quand accordait-il du crédit à ces théories freudiennes. Il tendit le bras derrière lui, légèrement crispé de ce qu’il pourrait y trouver ou pas. C’était tout l’enjeu. A sa grande satisfaction, il ne fit que fendre l’air. Il aimait bien se réveiller seul, surtout dans ces cas là. Il pouvait envisager l’hypocrisie de se dire que sa partenaire n’avait rien subie de ses abondantes sudations. Le simple fait de penser l’inverse faisait naître en lui un sentiment de honte irrémédiable. Une attitude dont on aurait indissociablement pu justifier l’imputation à une courtoisie certaine aussi bien qu’à son narcissisme ignoré. Comme pour s’en convaincre, il chuchota tout bas dans un élan pour se lever du lit. -Politesse… Il descendit en caleçon sur la pointe des pieds, et il fut immédiatement déçu lorsqu’il l’aperçue, prostrée devant la cheminée, un bol de thé en équilibre précaire sur ses genoux faiblards. Elle en fixait le contenu, accaparée par un nuage de lait aux perspectives éternelles. Assise sur l’extrémité du fauteuil, elle paraissait prête à tomber. Il se décida à préserver sa bonne humeur, en espérant qu’elle durerait suffisamment de temps pour être contagieuse. Simuler un pseudo accent italien serait probablement un bon début. -Bonjournô ! Il lui embrassa la tempe par-dessus le dossier. Elle sourit, mais ne pu cacher un visage hâve dont les cernes commençaient à brunir. Il ne lui adressa pas un regard, las de cette posture de pénitente en pleine aumône. Il se prépara un double expresso. -Je vais voir Harrison tout à l’heure, au bar. Tu veux venir ? Il savait qu’elle dirait non. Il aurait pu se douter qu’elle savait qu’il savait. -Non merci. Fit-elle, demandeuse de contraires.

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Elle était chez lui depuis neuf semaines, et il commençait à en prendre la mesure. Il s’éclipsait de plus en plus longtemps, et de plus en plus souvent chez Pete ou Harry, comme il lui arrivait dorénavant de le nommer. -T’es sûr ? Elle ne prit même pas la peine de répondre. Il finit par consentir à s’assoir sur un fauteuil voisin du sien. Il sentait une conversation grave en approche. A vrai dire, il l’avait redoutée. Il aurait voulu qu’elle reprenne ses études assez rapidement à New York, mais il n’avait pas de raison vraiment valable pour l’en persuader. Elle avait fini par se révéler plutôt intéressante, relativement tolérante, ils s’entendaient bien au lit –quoi qu’il n’eût pas déploré qu’elle montrât un peu moins d’appétit-, elle savait se montrer attentionné tout disposait d’assez de caractère pour retarder sans forcer l’inévitable translation vers une routine ennuyeuse… Non, à vrai dire il ne disposait pas de la moindre cartouche. Il devrait mentir, bien qu’il eût préféré éviter d’en arriver là. Il restait encore la diversion ; un ton mielleux de préférence. -Tu as bien dormi ? Il sourit niaisement. -J’ai l’air d’avoir bien dormi ? Elle le regarda avec un petit sourire, complaisant et cruel à la fois. - Je ne sais pas. C’est vrai tu n’as pas la mine des meilleurs jours, mais moi aussi parfois je suis fatigué. La journée n’est pas cuite pour autant, répondit-il d’un ton paternaliste sur un air irrité. -Je suis malade. -Je t’avais dit que tu n’étais pas assez couverte l’autre jour. Ca fait quand même une trotte jusqu’à la maison de Luna, on se rend pas bien compte. Il fallait maintenir ce cap. Ne pas rentrer dans son jeu en la laissant s’apitoyer. Elle lui reprocherait son déficit affectif, et il savait parfaitement qu’il ne saurait pas le combler. -Je prends des médicaments. -Ah bon ? Ce n’est pas moi qui te dirais de continuer à te gaver de ça. Mais enfin, le principal c’est que tu ailles mieux. » C’était vrai ; sans être sectaire, Ferry réprimait raisonnablement toute ingérence de substance chimique chez l’homme, antibiotiques compris. Il lui souhaitait qu’elle aille bien, ça aussi c’était vrai. Il se leva brusquement, fier de n’avoir usé que de sincérité, puis s’éclipsa, seul. Ferry fut surpris de voir qu’une famille pût-être plus chétive encore que la sienne. Il ne lui avait pas fallu plus de trois minutes après sa première rencontre avec Claire pour savoir qu’elle était fille unique, mais en cette limpide matinée de

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printemps, ils n’étaient qu’une douzaine à avoir suivi le corbillard jusqu’au cimetière de Green River, sur la route quatre-vingt, quelques kilomètres avant Rock Springs. Des nuages en lambeaux dansaient sur un vent frais et vivifiant, conférant à cette cérémonie une tonalité poétique, presque livide. Une impression accentuée par la présence bienveillante des nombreux pitons crayeux aux cimes ocre, excroissances majestueuses posées sur l’horizon; paisibles cerbères délivrant l’accès aux cieux. Sally était présente bien sûr, inconsolable et bruyante. Elle soutenait (ou se faisait soutenir) une vieille femme, la grand-mère de Claire. Un être minuscule et intégralement fripé. Ses articulations tortueuses étaient dans un état remarquable, et les mouvements qu’elle effectuait semblaient déterminés. Autant que la vigueur de son étreinte d’ailleurs ; c’est ce qui frappa Ferry quand il se présenta à elle. Claire tenait beaucoup plus de la génération précédant sa propre mère, remarqua Ferry pour lui-même. Pete était présent, ainsi qu’Harison. Luna n’avait pas fait le déplacement, sa claustrophobie lui interdisait les longs trajets en voitures, et personne n’en voudrais à une femme probablement nonagénaire de n’avoir rendu un hommage publique à une jeune femme qu’elle n’avait fait que croiser. Elle avait confié à Ferry une lettre touchante sur la teneur de la tristesse et de la vie. Quelques lignes simples et justes pour lui montrer son soutien, vierge de toute complaisance. Il l’avait lu plusieurs fois. En plus de ça, un groupe de trois étudiants bienséants étaient venus depuis la côte Est accompagnés d’une professeure, par ailleurs fort séduisante, ainsi que du psychologue de Claire. Il était probablement amoureux d’elle. C’est la conclusion que fit Ferry sur le chemin du retour en déduction de ses observations. Les autres étaient des commerçants de Green River ou de simples amis. Le prêtre baptiste, fluet dans sa tunique insolente, gardait sa main libre pour dompter l’étoffe sous les bourrasques vagissantes. De l’autre il tentait tant bien que mal de maintenir sa bible ouverte et figée en avançant jusqu’à la petite bute qui supportait le caveau familial. Ferry ne laissa échapper aucun sanglot, contracté par le doute et une irrépressible envie de dégueuler. Ce qu’il fit une dizaine de minutes plus tard à l’abri des regards indiscrets, à la faveur d’un bosquet sec et touffu. De nombreux oiseaux étaient revenus, délaissant les hauts plateaux du Mexique et survolant le Grand Lac Salé par la voix migratoire centrale pour rejoindre les prairies herbeuses du grand ouest estival. Parmi tous ces présents, on comptait aussi Hannah. Les yeux aqueux et babines retroussées, agrippée à la robe de son ancêtre avec la

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poigne d’une enfant triste. Elle fêterait ses cinq ans d’existence sans amour parental. Le soir, dans son motel, Ferry eu honte. Il ne parvenait pas à trouver la sérénité indispensable à son sommeil. Il ne pensait pas à Claire. C’était d’ailleurs toute la raison de son mal-être. Merde, il avait même dû se contracter pour tenter de paraître morose au moment de la mise en terre. L’humidité avait fini par affleurer, et il en avait profité pour écarquiller ses yeux devant l’assemblée en recueil. Personne ne lui prêtait alors attention et il décida qu’il répèterait l’opération le soir venu, au dîner. Cependant, à vingt-trois heures passées, il n’était toujours pas descendu. Il maudissait cette foutue ambiance qui le faisait se sentir comme le garant d’un espoir unique. Que pouvait-il bien faire d’autre que de simuler une angoisse passagère et viscérale qui l’empêchait de boire le moindre verre d’eau. Il était condamné au goutte-à-goutte se dit-il. Il avait découvert la petite Hannah deux mois plus tôt comme un véritable petit pot aux roses bien odorant. Claire avait annoncé à Ferry que son mal était du à un cancer du pancréas et non à un manque de sommeil. Scanner à l’appui. Elle avait voulu faire la Dure en déballant son diagnostic avec l’assurance et la neutralité d’une joueuse de holdem en passe de balancer all-in. Au lieu de ça, elle avait fondue en larmes avant même que Ferry ne réalise de quoi il s’agissait. Par-dessus son épaule il tentait de déchiffrer le scanner abdominal posé sur la table du salon. -Je vais mourir Ferry…Il ne trouvait rien à répondre. Il s’associa à sa douleur ; ce fut son empathie la plus pure. -Qui s’occupe de toi à l’hôpital ? -Je ne veux plus y retourner. Je suis condamnée. Il me l’on dit ! Ils m’ont dit que c’était fini…Il la laissa reprendre son souffle, la déposa sur le canapé, et partit chercher un paquet de kleenex dans son sac à main. -J’ai une petite fille, elle a cinq ans…je voulais t’en parler, mais je ne savais pas… -Tu ne savais pas quoi ? Il fut littéralement abasourdi par la nouvelle. Elle avait raison, s’il l’avait su ils en seraient sûrement restés à la poignée de main pensa-t-il. -Tu sais, toi...ton attitude. Je t’aime Ferry, tu peux comprendre. Sa respiration se calmait peu à peu. -Moi aussi. Qu’aurait-il pu dire d’autre ? Où es-tu suivie ? -A San Francisco, Hannah était soignée là-bas aussi. Mais je n’y retournerai pas. -Bien sûr que si.

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L’argument selon lequel elle préférait passer six mois libre avec sa fille plutôt qu’un nombre indéfini de mois dans un hôpital avec trois pour cent de chances de survie à la clé sans pouvoir la serrer dans ses bras à volonté fut rapidement démonté. Dans ces cas là, il faut être assez détaché et méthodique pour faire réaliser au patient que les avantages de la première option sont inestimables face aux perspectives offertes par la deuxième. Ferry endossa ce rôle et dissipa efficacement le surplus d’émotion qui brouillait le jugement de sa compagne avec une fermeté rassurante. Il apprit quelques semaines plus tard que ses propres amis avaient eu la même idée. Ils avaient seulement été un peu moins convaincants. Ferry avait été le dernier au courant mais il ne s’en vexait pas. Claire l’aimait, il avait fini par l’admettre. Elle séjournait dans le même hôpital que sa fille un peu plus tôt. Cette dernière avait lourdement chuté sur la terrasse de sa grand-mère au début de l’hiver. L’opération qui consistait à visser une plaque de métal coulissante sur son tibia s’était déroulée avec succès, mais la panique s’était déclaré lorsque les chirurgiens firent le constant que l’os ne se reformait pas correctement. Après quatre mois de lutte, le staphylocoque finalement avait rendu les armes in extremis. Claire regardait sa fille comme le fruit d’un miracle, et Ferry su que tôt ou tard qu’elle lui avouerait que cette coïncidence avait renforcé sa foi et apaisé ses craintes. -Tu n’iras pas tout de suite au paradis. Contente-toi de vivre. La radio-chimio thérapie avait débuté et il passait l’intégralité de ses week-ends à son chevet. Il partageait les frais médicaux avec la famille de Claire et Pete lui-même, pour la majeure partie. Bien-entendu, le vieux magistrat avait veillé à ce qu’elle disposa de la meilleure chambre de l’unité. Le California Pacific Medical Center jouissait d’une bonne réputation et d’une localisation privilégiée. De son lit au onzième étage, elle faisait face à Sausalito, juste derrière le Golden Gate. A l’est, on pouvait deviner les embruns du pacifique, fondus dans une grisaille profonde. Au sud D’Albany, la nuit, Oakland scintillait comme un phare tamisé dans la baie de San Fransisco derrière les ombres de Treasure Island. Elle paraissait en percevoir la beauté à chaque instant, et Ferry se lamentait que seule la mort puisse donner tant d’éclat dans les yeux. Il prenait la route, chaque dimanche, renonçant à la rapidité des voix aériennes, et entamait le périple d’une nuit complète jusqu’à Missoula, ne stoppant que quelques heures pour s’assoupir dans la pénombre des grands arbres de la forêt national de Targhee dans les environs d’Ashton, en Idaho. Après quoi il remontait vers le nord, éveillé par la persistance et la clarté de

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l’aube. Lorsqu’en début d’après-midi il arrivait à Hungry Horse Reservoir, il avait la sensation d’avoir parcouru l’Amérique entière. Il lui arrivait de poursuivre son voyage le temps d’une courte sieste, après quoi il repartait vers Missoula chercher Hannah à la sortie de l’école. Il avait le devoir de la ramener chez sa grand-mère en attendant son retour du travail. Sally était devenue simplette. Ferry n’avouait plus aucune culpabilité à le penser depuis que Harison avait décidé de venir lui filer un coup de main au restaurant quatre jours par semaines aux heures de pointes, délaissant son propre établissement. C’était une situation assez cocasse d’une certaine manière, car le patron d’un bar avait décidé de réduire les heures d’ouvertures de son commerce pour fournir une aide bénévole à son amante mensuelle, par ailleurs concurrente. Dire que la ville ne croulait pas sous les touristes en cette saison était un euphémisme usité parfois d’Harrison. Sally avait quelque peu perdu la main au boulot. Au rythme des vacances et de la scolarité d’Hannah, Ferry avait peu à peu pris la place qu’il redoutait. -Tu te débrouilles bien avec Hannah. Harrison avait lancé ça comme on donne son avis sur un bouton de climatisation. C’était à Ferry de taper mais il se redressa contre le billard, pâle comme un yaourt. - Et alors ? - Je vais pas te faire un dessin, y’a qu’a voir ta tronche pour savoir que t’as compris de quoi il s’agit. Il éclata de rire, imité par Pete. Ferry était vexé, il avait l’impression d’être victime d’un complot contre lequel il ne pouvait pas lutter. Il se savait piégé par lui-même. Il sentit ses palpitations accélérer. - C’est pas une honte, on pensait connaître beaucoup de tes qualités, mais ce que tu fais pour Claire c’est remarquable. Pete avait décidé de s’y mettre. -Je ne le fais pas pour elle, je le fais pour moi. -Pas de ça avec nous. C’est vrai que tu es parfois un peu égocentré, mais on ne fait pas tout ça si l’on n’a pas une bonne raison. Ou plutôt une bonne passion. - Elle peut vivre, c’est tout. Tant qu’il y a une chance que ce soit le cas j’y consacrerai tout mon temps, c’est aussi simple que ca. Je ferais la même chose avec vous. Et puis merde, pourquoi je me justifierais? Même si j’aimais cette femme, qu’est ce que ca signifie ? C’est pas pour autant que je me souhaite la moindre vocation parentale. Et pour tout vous dire ça me fait chier qu’on parle comme si il y avait des conclusions à tirer. Après tout il lui arrivait en y pensant de leur donner raison. Lui-même savait que malgré toute l’affection qu’il avait pour elle, elle n’était que l’écho d’une histoire

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dont il avait cette fois le pouvoir d’influencer la fin. Elle survivrait, il serait heureux et elle aussi. Il pourrait poursuivre ce qu’il n’avait pas commencé avec un sentiment paisible. Seul, sans que personne ne puisse lui en vouloir. Voilà Tout. Il se savait vulnérable à l’attention des jeunes âmes. En tous cas, il ne fut pas surpris de sa complicité avec Hannah. Il gardait ses meilleurs souvenirs de l’enfance et ne désirait par-dessus-tout pas la priver de cette période à jamais incandescente. C’était une petite fille douce et riante, rarement capricieuse. Son grand front lisse et luisant comme une couche de vernis vernis faisait place à une chevelure fournie, sinueuse et d’une teinte dorée sous le soleil. On la disait rousse ou blonde –souvent vénitien-, châtain pour d’autres. La fulgurance et l’intelligence de ses réparties faisait souvent mouche auprès des inconnus qui s’en souciaient ensuite avec une attention défiante. Comme s’ils reconsidéraient son âge en fonction. Sally lui avait laissé des instructions pour nourrir Hannah sur un carnet aux pages trop fines, comme s’il s’agissait d’un chat errant. Elle y avait inscrit une liste exhaustive de marques immanquables, sous-titrées de plats préparés. Surement congelés. Il n’avait pas l’intention de s’en servir mais se rendit compte avec satisfaction qu’il l’avait immédiatement égarée. C’était un mercredi, dernière semaine de janvier. Ferry avait établi un premier contact avec Hannah une semaine plus tôt chez sa grand-mère mais il n’avait pas vraiment trouvé quoi dire, ni ce que l’on pouvait bien attendre de lui dans cette situation, et l’avait bêtement regardé en ébouriffant sa tignasse comme un automate indisposé. Cette fois,il patientait proche de la porte principale de l’école, évitant le regard des vrais parents d’élèves. Hannah était prévenue, tout comme sa maîtresse évidement, mais Ferry se sentait vaguement mal à l’aise. Qu’allait-il bien pouvoir faire d’elle jusqu’à la fin de la journée. Il fallait vite qu’elle s’inscrive à une activité hebdomadaire se dit-il. Sa maîtresse était une Cajun de Louisiane. Belle métisse légèrement enrobées aux hanches suggestives. Ferry lui donna moins de quarante ans. Moitié moins que sa collègue Lorsqu’elle se dirigea vers lui accompagnée d’Hannah. Il prit instinctivement la main de l’enfant sans même lui jeter un regard, et contempla les lèvres charnues de l’enseignante qui lui adressaient les politesses de circonstance. Il lui répondit avec un ton enjoué et la salua abruptement, il avait déjà oublié ce qu’ils venaient de se dire. La petite n’était pas farouche. De plus, elle connaissait déjà les lieux et passa le plus clair de son temps à interpréter en play-back les vinyles qu’Harrison

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engageait lui-même sur la platine du juke-box poussiéreux. -Elle adore ça ! Avait-il proclamé alors qu’il venait d’introduire un dollar dans la machine pour lancer une chanson issue d’un album intitulé Male price o velikoj ljubavi. Un souvenir de voyage de Pete, à tous les coups. Il adorait les reliques. Ferry se demanda si un client avait déjà choisi intentionnellement cette musique. Du rock de l’URSS. Il dut avouer que malgré la rugosité des textes, l’ensemble pouvait susciter un certain intérêt sans pour autant être capable de plus de précision. Il se contentait de sourire tant qu’Hannah ne s’ennuyait pas. L’ennui, c’est que le mercredi suivant, Harison n’ouvrirai pas son bar. Ce jour-là, lorsqu’elle passa le portail, la professeure Cajun ne lui fit pas le plaisir de traverser le porche en briques rouges. Elle adressa un coup d’œil dédaigneux et serra la main d’une mère ostensiblement éplorée en tournant le dos à Ferry. -Quelle conne…avait-il prononcé à demi-mot. -Qui ça ? Hannah se tenait devant lui, visiblement déséquilibrée par son cartable et apparemment plutôt contente de le voir. Il ressentit un soulagement passager à cette idée sans pouvoir s’y attarder. -Ah, non personne, je parlais tout seul. Il hocha la tête comme pour se persuader que tout ça était incompatible. -Menteuuur. Il ne fut même pas capable de répondre. La vérité était là. Elle avait tout deviné, du premier coup, et il n’avait pas été foutu de l’éloigner de cette conclusion inévitable et grossière. Il avait l’impression d’être le gosse. Il s’en tira par une tirade qu’il jugea démagogique mais efficace par le ton qu’elle impliquait. La psychologie sémantique, enfin un terrain sur lequel elle ne pourrait pas l’approcher se réjouit-il. - Donne-moi ton cartable. Uff ; c’est pas possible, tu va avoir une scoliose avec ça. -C’est quoi une scoliose ? -On regardera tous les deux dans le dictionnaire en arrivant. Il marquait encore des points. Finalement, il n’était pas si mauvais conclut-il précocement. -En arrivant où ? -Tu connais Pete ? Il savait la réponse. -Ben oui, et je connais aussi Luna. On y va ? -Oui on va chez Pete, tu pourras goûter et ensuite tu t’amuseras. Il était conscient que cette dernière notion était tout à fait spéculative, mais ca lui laissait le temps d’y réfléchir sérieusement. Pendant le trajet il nota la faculté d’observation de la petite. Elle commentait tout. Le mobilier urbain le plus insignifiant pouvait trouver son heure de gloire

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dans sa bouche, dès lors qu’elle n’avait rien de plus évident à se mettre sous la dent. Les critères de sélection paraissaient assez aléatoires, et en général elle ne formulait même pas de question, se contentant de prononcer le mot qu’elle croisait. De temps à autre, lorsque son intonation se faisait plus appuyée, il complétait par un commentaire qu’il jugeait instructif. Il crut remarquer cependant que les animaux suscitaient chez elle une curiosité plus affutée. Il roulait à basse vitesse dans un virage large mais un peu scabreux en raison du dévers et de son orientation plein nord lorsqu’elle pointa un volatile du doigt. -Il est beau ! Il détourna le regard, sûr de l’effet qu’il pourrait produire. -C’est un bec croisé des sapins. Il y en a peu à cette époque en générale. Il aurait pu faire mieux. Le passereau était passé en rase-motte à quelques mètres de la voiture. Il s’agissait d’un mâle charnu, avec sa coloration caractéristique variant du rouge terne au framboise. Même sans apercevoir ses puissantes mandibules entrecroisées, un débutant aurait été capable de le reconnaître. -Il ne vit que dans les sapins ? -Il avait anticipé une question par rapport au nom de l’oiseau, mais ca n’était pas celle-là. Il rit sans répondre. « Hola la juventud, navré de ne pouvoir vous accueillir dans ma propre demeure mais je suis au Glacier Park Airport, une affaire urgente à régler sur mon DC-3. Vous pouvez m’y rejoindre pour que je vous raconte tout ça, où vous pouvez aussi faire comme chez vous et aller voir les chevaux. Normalement le chien vous a reconnu. » Le message était posé en évidence sur la table de la cuisine, la pièce la plus proche de l’espace qui servait de parking. Ferry ne parvint pas à déchiffrer le sens réel de cette dernière phrase. En effet, le molosse les avait bien reconnus et il l’avait manifesté en enduisant de bave ses invités impuissants. Ferry était incapable de formuler un avis : les chevaux ça ne tiendrait pas l’après-midi, et il ne pouvait pas emmener cette gosse dans un garage d’antiquités volantes. -Tu veux aller voir les chevaux ? Elle avait déjà changé de pièce. -Non je les ai déjà vus, on peut aller voir Luna ? Elle lui parlait depuis le salon, à travers l’encadrement de la porte, et brandissait un autre papier, plus vieux, légèrement jauni. Pete l’avait probablement écrit à l’instant exact auquel y y avait pensé, ce qui expliquait la disposition mystérieuses de ces indications essaimées.

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« Ps : Luna est là, la Jeep est derrière les boxes. » -Tu sais lire ? -Oui maman m’a appris, mais j’ai pas compris le dernier mot. Ni celui qui à deux « e ». On y va ? L’idée lui plaisait bien et encore une fois, il n’aurait pas imaginé qu’elle puisse émaner d’une si jeune enfant. Lui-même se souvenait des furoncles pileux d’une tante éloignée qu’il avait dû frictionner de sa joue à plusieurs reprises en France il y a des années. Il en gardait un souvenir rugueux. -Je suis désolé, c’est trop dangereux. -Pete m’a emmené avec Harry et mamie la dernière fois. Ils ont dit que la neige était assez dure et pas très épaisse. En plus il a pas reneigé depuis. Que pouvait-il répondre à ça. Si encore elle s’était mise à pleurer, à hurler ou même à tirer la langue. Il aurait pu se servir un Johnny Black et s’installer dans le large canapé en sifflotant. La vérité c’est qu’il n’en aurait même pas été capable. Il aurait craqué en essayant de la corrompre avec un bonbon qu’il lui aurait ensuite refusé en prétextant la perversité des carries. Tout aurait empiré. Mais cette jeune fille n’aurait pas versé une larme pour un bonbon, fût-il déraisonnablement sucré et clinquant. De son côté, il avait bien envie de faire un tour là-bas. Il saisit un coin mousseux de la bâche, épaisse et humide. Il avait bien l’intention de faire ça avec panache. Comme dans les films. -T’es prête ? Elle se tenait à bonne distance, n’importe qui aurait interprété son sourire comme un oui. Lui compris. Il ne voulait pas rater son coup et l’air de rien, il tournoya d’une extension, bras droit tendu, fermement arrimé. -Crackkkk. -Putain de merdeeee! Hannah recula prudemment, effrayée. Il se ravisa instantanément. Pas de colère. -Excuse-moi ma puce, j’ai cassé le rétro. Voilà ce que ça donne de faire l’idiot ! Il attendit sa réaction avec appréhension. Elle le fixa une seconde sans sourciller. -Hahaha. Pete va te gronder ! Il souffla. -Ca j’en doute ! Mais il faudra vite lui réparer ça. -Elle est vieille ! justifia elle en parlant de la voiture. Il ne comprit pas tout de suite, et, pensant à Pete, faillit bien lui répondre que le masculin c’était « vieux ». -C’est une Jeep Wyllis. Pete le lui avait confié un jour, il n’avait pas de mérite. Allez, grimpe ! Il rangea le hard-top derrière les sièges. Le ciel infiniment bleu ne présentait pas

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l’ombre d’une menace. Il tendit ses Ray Ban à Hannah. Derrière l’épaisse monture de résine, son nez était presque invisible. Elle se mit à rire aux éclats jusqu’à l’allumage du moteur. Rapidement, elles lui firent mal, et elle les lui rendit. Ils longeaient à présents un cours d’eau sans nom, clapotant vers l’est, descendu tout droit des saillies minérales à l’ouest. Des froissements rocheux qui formaient la limite naturelle de la parcelle de Pete. Après une petite butte boisée, une immense pleine embrassait le défilé tout entier. Au fond on distinguait clairement la fumée blanche qui s’élevait en un mince filet jusque à se détacher sur le bleu mordant du ciel serein. L’endroit semblait particulièrement bien abrité. Les amortisseurs de la veille Jeep secouaient l’équipage comme un prunier, et Ferry décida de faire une petite halte, moteur allumé. Hannah parut approuver et grimpa debout sur le siège avant de s’adonner à la même contemplation. Ferry l’imita et s’excita soudainement. Il pointa un rapace du doigt. Une buse rouilleuse, c’était la première fois qu’il en apercevait une en vol. Deux jours plus tôt, il avait acheté un superbe livre d’illustrations de Luis Agassiz Fuertes, s’attardant longuement sur ce magnifique oiseau. Une de ces coïncidences qui donne immanquablement le sourire. L’oiseau de proie dévalait l’arrête ouest, planant à moins de six mètres du sol à la manière d’un autour, à l’affût d’un rongeur distrait. Il survola la plaine, sanctuaire de genévriers touffus émergeant des tâches blanches, et les salua. La majesté de son vol, la teinte de son plumage ou la forme du crâne…mis à part la taille, ce rapace se prenait pour un aigle, et on l’aurait cru volontiers. -Whaaaaaa. Hannah partageait son admiration avec ferveur. -Allez, c’est parti ! Assied-toi correctement. Lança t-il alors que l’oiseau devenait juste un point. Il gara la voiture de façon à pouvoir repartir sans avoir à manœuvrer. De son enclos près de la grange, l’âne les regardait avec un œil doux. -Tu veux sonner la cloche ? Proposa-t-il à Hannah. Pour cela il aurait fallu que Ferry la porte. Il lui manquait une vingtaine de centimètres. Il s’approchait déjà pour lui ceindre la taille lorsque qu’elle répondit naturellement que Luna devait déjà avoir entendu la voiture depuis le haut de la crête. Luna ouvrit, sortit, bras accueillants. La jeune fille s’y dirigea avec détermination et sans paroles, puis ce fut au tour de Ferry. Il avait toujours en cet instant l’impression que le corps si menu de cette femme parvenait à étreindre le sien comme s’il s’agissait d’un fagot de sarments à ficeler. Elle y consacrait

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apparemment une énergie volontaire. La fuste était très bien construite. Les troncs d’épicéa d’importation se croisaient aux angles en quinconce, reliés par un mortier brun et soigneusement appliqué. La charpente apparente en peuplier était un vrai modèle d’esthétisme dans sa simplicité rigoureuse et parfaitement ajustée. La pièce principale regroupait la cuisine et le salon dans une atmosphère d’un autre âge, tandis que l’odeur musquée des petits mammifères séchés et entreposés dans le cellier excitait invariablement les papilles. Lorsque Ferry pénétrait dans ce lieu il avait toujours l’espoir de découvrir une marmite de ragout bouillonnant dans la cheminée, dut-il en avoir mangé un l’heure précédente. Un plat pour le folklore. L’endroit lui rappelait ce western qu’il avait vu à d’innombrables reprises : Jeremiah Johnson. La cabane du vieux chasseur de grizzlis pour l’intérieur, et celle du pèlerin finalement sédentaire pour l’emplacement. Dans l’esprit, c’était assez ressemblant. La chambre isolée du reste par une lourde porte aux gonds suintant de graisse. Un poêle à bois fonctionnait au ralenti, juste assez pour maintenir une température d’environ douze ou treize degrés. Les minuscules yeux de Luna dévisageaient la petite du regard, mais la majeure partie du temps, elle ne prenait pas l’initiative, ne portant la main à son carnet qu’une fois dûment sollicitée. -Luna, c’est quoi une scoliose ? Ferry lui fit les gros yeux. -C’est une déformation de la colonne vertébrale. Mais rien de grave, je pense que j’en traîne une depuis plusieurs décennies. Hannah déchiffrait les mots à voix haute, demandant l’aide de Ferry à l’occasion. Apparemment, sa compréhension du billet était claire car l’enfant acquiesça en ouvrant une bouche dont aucun son ne sorti. -Luna on peut goûter s’il te plaît ? enchaîna-elle sans transition. La vieille femme sortit une boîte en fer blanc décorée d’arabesques colorées. Elle contenait pêle-mêle langues de chat et madeleines au beurre. Des recettes importées de France ou d’Italie par Pete, très exigeant en sucreries. Les biscuits rencontrèrent un franc succès et Ferry y succomba sans faim. Il scrutait le visage de la veille femme. Ame infrangible dissimulée sous un derme inégal et chiffonné. Elle avait l’aspect d’une morille juvénile juste ébouillantée. Elégante, sombre et douce malgré les aspérités. La métaphore même d’une vie remplie retenue prisonnière d’un écrin de sagesse. Hannah grignotait concentrée alors que Ferry observait les quelques photographies sans couleur affichées ça et là. -Dis moi Luna, combien de temps as tu habitée en Europe avant de rencontrer Pete ? Il avait posé une question assez large pour qu’elle ait la possibilité de

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répondre partiellement sans en avoir l’air. -Pour les américains, tout est Europe. Elle lui jeta un coup d’œil amusé qui ne parvint pas à effacer intégralement sa gêne. -Je suis à moitié français ! Cela n’arrangeait-pas son cas déplora-t-il hors délais. -Essuyez la table, je ne veux pas voir une miette ! On entendit quelques bruits sourds dans la chambre, puis elle en revint chargée d’un énorme volume à la reliure baroque. Elle le déposa sur la table avec délicatesse et le dépoussiéra d’un souffle plus rituel que réellement efficace. - Si tu veux, tu choisis les images, moi j’écris pour Ferry. Pour une fois Hannah eut son âge, et se contenta effectivement des images. -Mais c’est quoi comme jeu, c’est des images de quoi ? - Luna va nous raconter son pays. Il chercha un soutien de la veille femme qui se contenta simplement d’ouvrir l’ouvrage. Une calligraphie élégante et ample imprégnait la première page en caractères cyrilliques sur un grain crème à la texture délicieusement rugueuse. Seule l’indication temporelle au bas de la page était compréhensible : 1924-1966. Elle tourna la page sans s’humecter les doigts. Un réflexe âgé que Ferry avait du mal à supporter. Chaque double page était structurée selon un schéma identique. A droite, une photo de taille variable, et à gauche le récit attenant, rédigé par elle-même, en Anglais. Ferry s’attardait sur la première illustration, dévisageant les deux hommes adossés à une Volga sombre. Entre eux, une jeune adolescente rieuse à la robe fleurie, coiffée d’un shako, ou tout autre couvre-chef de forme approximativement tronconique. Les nuances de noir et de blanc s’étaient fondues avec le temps, dissipant traits et détails sur le papier glacé aux angles partiellement effrités. Néanmoins, on pouvait assurer avec une certitude réconfortante qu’il s’agissait de trois belles personnes dans une journée d’été. -C’est triste ! Hannah soulevait les pages de l’ouvrages situées de son côté pour y jeter un regard curieux. Le jeu manquait de rapidité pour elle. Luna considéra un instant sa remarque puis inséra son index au cœur du livre, dans l’interstice formé par celui de la jeune fille. Il s’agissait de l’une des dernières pages. La photographie n’était pas en meilleure état que la première, mais on y distinguait bien mieux les contrastes. On ne reconnaissait Luna qu’à ses arcades, fortes et ciselées. A proximité, une station service enveloppée de poussière. Derrière elle, les responsables de ce dense nuage, un convoi de camions de chantier, ou peut-être de marchandises. Accroupie dans l’herbe sèche, elle semble préparer un feu de camp, le visage émacié, un regard impavide en pleine collision avec l’objectif.

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Malgré la crasse et les ecchymoses, elle à ce même pincement des lèvres, et cette tension dans les pommettes et jusqu’à la paupière inférieure qui lui confère une élégance rude et intimidante. -Ca ne l’est pas ma chérie. Pur mensonge, pensa Ferry, entièrement d’accord avec le jugement de la petite. Luna embrassa religieusement le crâne d’Hannah, un peu surprise. Ferry se remémora cette réponse plusieurs semaines plus tard et fut perturbé par sa nouvelle interprétation. Luna avait elle-glissé un message d’espoir et de relativité existentielle à l’attention de sa cadette. Il décida de ne plus y songer, lui seul pensait à ce genre de trucs. Il devait les chasser avant de se les reprocher. Hannah avait consacré la dernière demi-heure de visite à caresser et nourrir l’âne, impassible et choyé. Elle dormait à moitié. La neige qui commençait à geler craquait sous les crampons des minces pneus, et seul un cahot épars parvenait à tirer un gémissement de son sommeil balloté. Ils garèrent la Jeep là où ils l’avaient trouvée. Ferry était crevé lui-aussi, retourné. En rentrant chez lui le soir après avoir raccompagné Hannah chez Sally, il se jeta dans son fauteuil favoris puis garda sa position jusqu’à épuiser jusqu’au dernier crissement du cuir. Après quoi il se replaça, et décida qu’un bourbon serait bienvenu. Les récits de La veille femme lui avait donné à retourner plusieurs fois son cœur et son cerveau. Elle avait insisté pour qu’il s’imprègne des notes et photos. Ultimes trésors de sa vie, qu’elle jugeait « utile à un jeune homme». Elle avait rédigé le mot en gloussant vertement, chose inédite, comme si tout avait un sens minutieusement circonvenu, au-delà du cliché.

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Au fil des archives, il découvrit découvert le périple d’une fille d’environ dix ans. La première photo dépeignait la rencontre de Luna perdue mais ambitieuse. Ce jour là, elle croisa la route de deux voleurs russes de retour au pays. Ils l’avaient recueillie sur le bord de la route, en Colchide, avant de remonter filer plein est avec la mer d’Okhotsk en ligne de mire, alors qu’elle massait ses pieds

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meurtris sous un chêne en bordure d’une route partiellement goudronnée. Ils avaient suspicieusement proposé de partager leur pique-nique, puis de prendre une photo, c’était une journée magnifique. Ils lui proposèrent ensuite de monter dans la voiture, ils lui trouveraient du travail, elle pourrait orner ses jambes graciles de bas scintillants et trouver un mari besogneux, là-haut, à Moscou. Ils avaient des connaissances. Elle déclina, sûre de son intégrité et de sa volonté. Sa vie était ici, proche de ses parents, étiolée entre caspienne et mer noire, elle retrouverait ses racines dans les monts verdoyants quelque part entre Oni et Tsageri. Seuls indices laissés par sa mère. Elle se débattait de tous ses sens mais il ne lâchait pas sa nuque. Il referma la portière de sa main libre dans une haine glaciale. La mâchoire de Luna fut brisée en deux endroits. Un mince filet de sang chaud et bulleux s’en écoulait sans discontinuer pendant que les deux hommes la violaient tout à tour à même la terre. Luna comprit qu’elle se trouvait dans le coffre à son réveil, le lendemain. Le sang avait séché dans ses poils pubiens et lorsqu’elle voulu changer de position la douleur lui arracha une plainte et bien d’autres choses encore. Les tendons de sa mâchoire s’activèrent et un mal plus vil encore lui fit exploser la poitrine. Elle crachat de la bile et perdit connaissance. Lorsque la malle s’ouvrit pour la seconde fois, elle n’eut droit qu’à de l’eau. Cinq jours plus tard, à Chelyabinsk, on lui servit une soupe de betterave et du pain, avant de la saouler de force à la vodka. Le médecin attela la mâchoire de la jeune femme à l’aide d’un plâtre qui lui faisait une minerve. Dorénavant elle voyageait à l’arrière, sur la banquette. A une seule condition, la fermer et baiser. Un voyage de plus de cinq mille kilomètres à travers les paysages grandioses d’une URSS en retrait, riche de ses vierges étendues hostiles. Deux mois d’obscurité totale durant lesquels elle se crue morte, à plusieurs reprises ; ne devant son salut qu’à une ascèse spirituelle infaillible. Elle exécutait des ordres appris par cœur, et préparait à manger lorsqu’ils devaient dormir à la belle étoile. Elle avait finit par comprendre qu’il se rendait dans la région de Kolyma. Elle n’avait jamais entendu ce mot. De cette année, elle se rappelait également la mort de Lénine, et l’avènement d’une ère nouvelle. Tout cela avait un rapport avec cet homme sculpté, gravé et peint un peu partout au fil des routes, elle en était persuadée. La deuxième semaine de route fut le théâtre d’une horreur différente. La famine

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était dévastatrice. Au nord du Kouban, Luna avait aperçu des enfants manger des herbes, les os saillants, bientôt morts. La Volga traînait dans son lit le décor d’un état usé, à l’agonie. La majorité des ressources agricoles avait été réquisitionnées, et la population, même trois ans plus tard, dépérissait sous une chaleur qui exhumait les plus funestes senteurs. Dans les villages, les babouchkas se retranchaient, invisibles dans la pénombre des baraques croulantes et inhabituellement silencieuses. Ils rallièrent Neryungri à la fin de l’été 1924. On disait que c’était la porte sud de la Sibérie, mais à cette époque là, il faisait encore trente degrés au mitan du jour. Trois années durant, elle vécu à l’écart du village, avec ses propriétaires, dormant dans une espèce d’établi. Elle était enchaînée durant la nuit et besogneuse la journée. Le soir, il lui arrivait d’être louée, c’est comme ça qu’ils disent, entre eux. Les deux Voleurs supervisaient une poignée d’ouvriers. Pour la plupart des Evènes. Quelques pauvres types du nord qui creusaient quatorze heures par jour à la recherche d’or dans une mine située à quelques kilomètres au nord ouest de leur camp de base. La mine n’était pas particulièrement rentable (quand bien même, cela n’aurait rien changé), et les propriétaires s’étaient rapidement diversifiés pour récupérer l’intégralité de la maigre paye des ouvriers avec les services qu’ils proposaient sur place et dont ils avaient le monopole. Les filles, la bière, la vodka, les dettes. Tout s’accéléra à partir de 1927. Peu avant Pâques, l’échalas du duo proposa à Luna de venir déguster une bière à leur table. Cette perverse attention fut la seule en quatre ans. Quelque chose changeait. Le village grossissait de semaines en semaines : point de passage des ambitieux, des travailleurs, des prisonniers et des truands de toute l’URSS. Les plans quinquennaux prévoyaient de nouvelles routes. Staline cultivait la folle audace de relier la Kolyma au cœur de sa propre patrie, et pourquoi pas jusqu’au Groenland. La première étape prévoyait la construction d’une route qui devait pouvoir faire rouler de front trois chenilles. Mille-deux cent kilomètres d’une voix à tracer à travers la forêt jusqu’à Yakutsk. Des millions de mètres-cubes de terre, des centaines de milliers d’ouvriers, des montagnes de roubles sanglants. L’entreprise fut accueillie par tous les propriétaires et Voleurs de la région comme la promesse d’un avenir radieux et pérenne. Ce qu’il fut à certains égards pour la plupart d’entre eux. Dans sa frénésie constructrice, le premier camarade du pays avait fait montre d’un pragmatisme cynique. Le crime organisé russe de la vieille école entretenait des valeurs qu’il partageait dans son idéologie, et les deux mondes ne tardèrent pas à se rejoindre dans un intérêt

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commun. Luna fut achetée cette année là par Mihkel. Un « entrepreneur » estonien particulièrement rigoureux mais qui n’entrevoyait le succès sans un soupçon d’affabilité. Cette clémence ponctuelle qui fortifiait l’égo. Elle passa moins d’un an en sa compagnie, mais demeura sa propriété pour les temps qui suivirent. Elle faisait la catin au gré de la progression des travaux, disposait d’une caravane de sept mètres carrés qui était déplacée chaque automne, chaque printemps. Il passait rarement la voir, et commissionnait un contremaître pour récupérer son forfait hebdomadaire. Posséder un toit représentait un progrès qu’elle ne devait qu’à la miséricorde de Mihkel et à son chiffre d’affaire. Les ouvriers la choisissaient pour sa beauté et pour son âge, encore significatif malgré les cargaisons de jeunettes débarquées chaque mois, ou presque. Elle-même se considérait presque comme privilégiée. Elle avait rétabli la hiérarchie de ses rêves au fil de son trajet dans le coffre infini de la Volga déjà des années plus tôt. Puis les envies mêmes s’étaient désagrégées jusqu’à n’être plus du tout. Des bribes de songes évaporées au réveil, rien de plus. Chaque jour voyait son lot de cadavres. L’hiver, la température frisait moins soixante-dix degrés durant la nuit. Un chiffre tout à fait insaisissable pour qui n’a pas été transpercé par une telle absurdité. Le cantonnier du goulag mourrait un jour ou l’autre sur la route Kolyma. Il n’y avait aucune échappatoire. Les deux villes furent rapidement reliées, mais les écarts de températures faisaient exploser les ponts, les soubassements de roches, et les crues avalaient parfois des campements entiers. C’était un chantier perpétuel, comme tenter de creuser un tunnel sous l’Himalaya. Une entreprise réalisable, mais le régime devrait trouver des ennemis nombreux et féconds pour en financer l’avancement, et il en avait parfaitement conscience. Bien entendu, les prisonniers ne bénéficiaient d’aucun des services offerts par les Voleurs, mais la route amenait le commerce, d’autres cantonniers plus ou moins libres. Subvenir à l’existence de tant de monde, même dans les conditions les plus spartiates, nécessitait une logistique étoffée et bien huilée. Ces cantonniers ainsi que les chauffeurs des bruyants chargements qui alimentaient l’activité constituaient la majeure partie de ses clients. Luna avait pour ordre de subir les violences tant qu’elles n’occasionnaient que des dommages superficiels. Dans le cas contraire, elle n’avait de toute façon que le choix de les subir pareillement. Les plaies béantes laissées par les chevalières sur son sexe ou dans son anus, au même titre que les fractures des extrémités, ne comptaient pas comme telles. La douleur quotidienne était douleur tout court. Une douleur qu’elle ressentait par

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tous les pores sans trouver la force de s’en plaindre. A qui aurait-elle bien pu se plaindre. A elle-même ? Cela ne lui serait pas venu à l’esprit. La douleur était partout. Elle n’avait même pas vu passer la guerre. Seuls les récits courroucés des camionneurs ivres et le bourdonnement de quelques avions lui en avaient fourni les indices tangibles. Le reste, tissé de rumeurs et contradictions ne laissait place qu’à l’imagination. Un luxe dont elle s’était privé il y a bien des années. A l’automne 1951. Cet après-midi là, un détachement de quatorze -jeunes pour la plupart soldats avait profité d’une matinée de permission pour partir à la chasse à l’ours à l’est de Kandygha. Dans les vapeurs de vodkas, ils s’étaient orientés, distraits et libres, confiés à cet instinct mâle et naturel auxquels tous les fringants individus accordent une confiance démonstrative. Aucun ne revint. Deux jours plus tard, on retrouva deux corps déchiquetés, et trois autres congelés autour d’un foyer mort à moins de quatre kilomètres du camp. A égale distance, plus profondément dans la vallée, des armes, deux parkas vertes en bordure d’un marécage connu pour la dangerosité de ses sables mouvants. Une demi-journée d’inattention avait causé la mort de quatorze soldats, via trois modes probables d’administration : ensevelissement, repas pour ours ou loup, et froid. Ce fut le coup d’envoi d’une saison rude et âpre, plus encore que les années précédentes et sans raison apparente. Le hasard fut simplement mauvais. Luna ne croyait plus qu’à ça ; la fatale providence. Au fil du temps, elle avait naturellement développée sa propre défense, ne s’adressant qu’à elle-même en plus de ceux à qui elle devait rendre des comptes. Elle ne buvait que dans sa caravane et mettait un point d’honneur à ne jamais fouler le plancher des bars du coin. Comme souvent dans cette situation, les instincts les plus grégaires résonnaient dans un écho continu, mais stable. On la disait folle ou possédée, mais personne n’osait la qualifier d’attardée ou de débile, car plus que ses yeux perçants, c’est la gestion de sa vie qui suggérait le contraire. Elle était la seule parmi toutes ces vies tristes à ne s’épancher dans aucune combine destinée à lui faciliter le –un- quotidien. La seule également qui avait obtenu de son propriétaire un logis indépendant. La seule encore à ne jamais dépenser sa maigre rétribution personnelle en richesses futiles. Elle vivait la dureté brute. Enfin, elle détenait un record de longévité inégalé dans toute la région pour une travailleuse des chantiers, ainsi qu’on les appelaient parfois. Un record absolu que les quelques rares maladies qu’elle contracta tout au long de cette période ne réussirent à faire tomber. Son seul réconfort, elle le trouvait dans la botanique. Un

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grand mot pour une petite femme qui avait étudié pour la première fois les recettes médicinales du peuple Evene par pure nécessité. Grâce au troc, elle obtenait de l’un d’entre eux des « ouvrages » sur le sujet en échange de quelques légumes de son potager d’été. Fouillis de feuillets parfaitement référencés illustrés à la main. De la même manière, elle avait obtenu d’un vendeur itinérant un livre répertoriant la flore de Yakoutie. Elle répétait pour elle-même les noms latins de ces pousses et racines dont certaines la sauvèrent d’une mort probable lorsqu’elle contracta un hiver une pneumonie sévère. S’improvisant pour les plus démunis guérisseuse à l’occasion, il lui arrivait parfois d’accueillir un nourrisson malade, et l’on découvrait une voix grave et soyeuse. Des gestes tendres, précis. Alors, l’enfant et sa mère repartaient, pas certains de n’avoir pas eu affaire à la sorcière. Tous n’étaient pas guéris, mais dans un environnement ou la survie est une fin, un miracle balayait de sa rumeur cent tragédies. Début novembre, la température atteignait moins vingt-cinq degrés en dépit d’un ciel lumineux. La rivière Oular s’écoulait paisiblement sous la couche de glace encore trop fine qui dévoilait sur ses berges les galets polis de son lit douillet. Des galets lisses et plus doux que le cul d’un babouin. Une matière première que Luna collectait par balles dd’approxiativement trente kilos, et dont elle se servait pour tapisser sa maigre parcelle de terre, en prévision de l’automne. Ainsi, au printemps, elle espérait déjouer la fonte des neiges, qui transformait toute la région en vaste champs boueux, engluant l’essieu de sa caravane malgré la puissance du plus fougueux des percherons. Lorsqu’elle vit au loin la brigade affairée, elle marqua l’arrêt. Il n’était jamais bon pour un civil, a fortiori une femme, de déambuler, spectateur du labeur, au milieu de la tâche. Elle avait marché huit kilomètres jusqu’ici, et ses brodequins souillés s’étaient usés d’autant. Un chiffre qu’elle ne voulait pas doubler sans contrepartie. Rentrer bredouille après un tel effort signifiait bien plus qu’un simple voyage à vide. La concaténation qu’elle résumait invariablement en un éclair lui permettait de ne jamais surseoir à sa décision, aussi importante fut-elle. Elle reprit sa marche, traçant sa route en direction des cantonniers qu’elle contourna tête baissée dans les cents derniers mètres, afin d’emprunter le seul accès commode à la berge. L’officier beuglait des insultes ininterrompues, brandissant son arme à intervalles –très- réguliers. Une cravache métallique qui, d’un caprice de son propriétaire, pouvait fouetter toute une brigade sous un odieux prétexte ; le plus généralement, un nid de poule

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sur la chaussée. La route de Kolyma était plus lisse que le tapis soyeux d’un billard sorti d’usine. Luna amassait les galets, succombant parfois à des critères esthétiques, et lorsqu’elle en saisissait un à la forme parfaite, il lui arrivait d’esquisser un sourire et d’ôter son gant de cuir pour le caresser avec la même délicatesse que si elle découvrait la joue charnue d’un nouveau-né. -Eh, qu’est ce que tu fous ?! » s’écria l’officier. Une dizaine de mètres derrière elle, il prenait la pause à la manière d’un empereur qui passe ses troupes en revue. -Réponds moi, catin ! Il s’adressait à elle comme à une esclave, rude sabir dont elle prit immédiatement la mesure. Elle tourna la tête sans relever les yeux, fixant les bottes souillées du militaire, dans l’expectative de la fatalité. Le couperet était tombé à l’instant où il s’était adressé à elle. Il descendit précautionneusement la petite butte sur quelques mètres. Juste assez pour garder un œil sur sa brigade, dorénavant au ralentit, les yeux douloureux de curiosité. -T’es muette ? Que se passe-t-il ? Tu n’as pas de langue ? Répond ! Il releva son Sturmgewehr 44 avec une lenteur convenue. Luna avait les yeux braqué sur le canon, cherchant en son tréfonds l’éclat de la cartouche. -Si. Je peux parler. Elle n’était pas parvenue à donner l’intonation ni la fluidité qu’elle désirait. Elle ne se doutait pas que sa bouche fut aussi sèche et rigide. -C’est ce qu’on va voir, Raspoutine. Allez, monte. Il désigna le haut du talus, à leur droite. Le point de jonction entre le pont et la chaussée. Elle préféra contourner et passer tout près de lui. Elle ne pouvait pas escalader cette pente. Il la suivit, et l’arrêta à côté d’une poutre de charge verticale sur laquelle était fixée une contre-poulie qui servait à monter des matériaux depuis la rivière pour consolider le pont. .Ahhh. L’officier ouvrit sa bouche et dévoila une langue blanche et crevassée pour lui montrer la marche à suivre. Puis il positionna son arme sur la carotide de Luna, et de la main gauche, lui saisit la nuque sans brusquerie. Elle l’imita en ouvrant sa mâchoire lentement. La route était silencieuse, les ouvriers ne faisaient même plus semblant, happés par un suspens dont ils savaient tous qu’il impliquait du sang. Il poussa sa tête doucement contre l’installation, et appuya plus fort lorsque le contact se fit. La langue de Luna était fixée au réa de la poulie, et les larmes de froid qui coulaient le long de son nez affuté et légèrement tordu gelaient dans le creux de

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ses narines et à la commissure de ses lèvres pourpres. L’officier la considéra un instant, être pathétique, chienlit de la société. -Et là, tu peux parler ? Des crampes commençaient à gagner son dos et sa nuque, reliés dans un angle douteux. Il fit un pas de retrait et envoya un coup de crosse dans le crâne de la jeune femme, qui s’écroula contre la barrière de protection en bois. Sa langue, presque congelée, restée collée comme un timbre sur l’acier givré. Elle était étourdie et pouvait sentir le gout de limaille du sang qui pissait dans sa gorge tandis que le militaire hilare écrasait le bout de chair soudé en une bouille farineuse bientôt incolore. Il se retourna en fronçant les sourcils, sûr et fier de son intimidante aura. Les cantonniers reprirent leur activité dans le fracas des pioches. Luna récolta moins de galets que d’habitude, mais suffisamment pour n’avoir pas gaspillée sa journée. Elle y consacra le reste à la confection de cataplasmes et d’onguents à l’aide des plantes dont elle avait référencé de nombreux individus stockés dans de frêles bocaux de verre rangés sous son sommier. Seul le muscle génio-hyoidien avait subi d’importants dommages. Heureusement, le choc avait refermé ses dents avec l’efficacité d’une guillotine, et la langue était parfaitement sectionnée. Au printemps, Luna n’avait plus dit un mot depuis maintenant six mois. Pas un gémissement factice de plaisir ou une plainte de douleur. Les clients s’étaient faits rares et Mihkel montrait une impatience discrète à l’égard de sa protégée. Elle ne générait plus autant d’argent, elle semblait passive, déconcentrée. Ce sont les mots qu’il avait employé de la fenêtre d’une mercedes classe S qu’il venait d’acquérir, alors qu’il passait « par hasard » devant chez elle, sur la route encore neuve. Peut-être n’aurait-il même pas prit la peine de s’arrêter et d’ouvrir sa fenêtre s’il n’avait pas pris possession de cette imposante berline. Il aimait exhiber ses achats. Alors Luna n’aurait rien changé à ses habitudes. Seulement il s’était arrêté, il n’était pas descendu, et il avait exigé. Elle le connaissait assez bien pour savoir ce que signifiait ce dédain. Un dédain par essence, sans violence mais avec assez de considération pour être prononcé. Elle réalisa à ce moment là qu’elle était devenue trop coûteuse. Dans le meilleur des cas on lui enverrait un homme chargé de lui mettre une balle dans la tête. Un homme consciencieux. Sinon elle serait battue, violée, exécutée bien ensuite. Ca se passerait vraisemblablement dans le petit potager mort de l’hiver, derrière la caravane, puis on balancerait son cadavre dans les sables mouvants. Les deux scénarios se rejoignaient sur un point. Elle se donnait quarante-huit heures avant de devoir servir le thé à son bourreau. Elle fut prête à l’aube, et n’emporta presque rien d’autre que ses quelques

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devises, livres et vêtements ; ce qui suffit à vider presque intégralement son humble logis. Elle disposa la totalité de son argent liquide soigneusement disposé en mille-feuilles, pris en étau entre deux chaussettes dans chacun de ses godillots. Elle avait chauffé un à un chaque billet avec la plus grande précaution, à la flamme d’une simple bougie, puis les avait lissés sur un angle de table avant de les glisser avec la plus grande application dans leur douillet fourreau de laine. Elle avait l’impression de marcher dans des chaussures fourrées de boue et de brindilles, les chevilles et le coup de pied enflés. Mais elle pouvait progresser sans trop de problèmes, et dissimula ce qu’elle put sous des guêtres de peaux ; attribut familier dans la région. En échange de ses services, elle négocia avec un chauffeur de Zeel Russe un aller simple jusqu’à Tololinoye. Une prestation au départ, et une à l’arrivée, c’était le marché dont ils avaient convenus. Le fait qu’elle le lui proposa par écrit ne parut pas le surprendre plus que ça, et il acquiesça d’un unique hochement de tête en dévoilant de satisfaction ses chicots gris et rongés par l’alcool. Il ne fit qu’une centaine de mètres avant de se garer sur le bas côté, trop excité pour éteindre le moteur avant de se purger. Elle cracha par la fenêtre sa semence encore chaude, puis s’essuya la bouche d’un revers de sa manche comme elle en avait l’habitude. Ils reprirent la route. Elle-même n’avait jamais dépassé la rivière Oular. Elle ne se rendit même pas compte que le pont était dépassé lorsqu’elle reprit ses esprits, presque souriante. Les six roues motrices du camion transmettaient au sol un couple qui semblait lui donner une force linéaire et inépuisable malgré le lourd chargement d’explosifs qui se trouvait à l’arrière. De nombreuses mines attendaient d’être approfondies apparemment. Luna dut-elle-même en arriver à cette conclusion car le chauffeur était à demi-ivre et elle ne tenait pas à dévaler l’un des immenses ravins avec lesquels ils fleuretaient à chaque virage. Chose qui se serait probablement passé si elle avait fait dévier son attention une demi-seconde. Lui faire lire un mot, elle n’y pensa même pas. Ils passèrent le col de Bolchan dans un blizzard hurlant qui emportait dans ses tourbillons de féroces flocons aux allures de poignards. Elle s’interrogeait sur les raisons d’une telle halte, mais ne prit peur qu’un court instant. Le chauffeur bondit de l’habitacle et courut déposer une bouteille –de bière crut elle voir- sur une stèle à peine visible. Il remonta avec autant d’agilité et claqua la lourde portière portée par la brise.

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-Une offrande. Tous ceux qui passent ici lui donnent un petit quelque chose. Il fit un signe de croix, caressa un chapelet qui s’accrochait au rétroviseur, et passa la première. Parfois, une roue ou un essieu patinait sur une plaque de verglas. Il était courant que des camions s’envolent, se confia-il gravement. Elle ne répondit pas, ne doutant absolument pas du fait qu’un nombre surprenant de machines devait peupler les vallées en contrebas, mais elle décela chez lui une superstition apparente qui la rassura progressivement.

* Il n’y aurait pas eu de meilleur jour pour accueillir Ernest. C’est la remarque que ne cessa de se ressasser Ferry. Tant et plus qu’il finit lui-même par se demander au bout de quelques heures s’il ne faisait pas preuve d’une complaisance qui finirair par gâcher tout le plaisir d’une visite amicale. L’intelligence d’Ernest n’était pas apparente, ou dans tous les cas pas dans le sens communément entendu. On entend fréquemment des gens surs d’eux infirmer l’adage du moine et de son habit, justifiant cette clairvoyance par un don inné qui leur éviterait de gaspiller un précieux temps en investigations relationnelles inutiles. Une incarnation fade du narcisse du XXIe siècle qui pullulait de manière exponentielle aux yeux de Ferry. A sa grande horreur, il parvenait à en déceler les prémices –parfois avancés- en son propre intérieur. Mais il admirait Ernest pour son anticonformisme à ce niveau, ce qui, il en était sûr, le dédouanait finalement de toute culpabilité. Il aimait profondément son ami pour cet air débonnaire et beau, ce visage lumineux et attendri par une routine besogneuse qui n’était pas parvenu à lui creuser une seule ride. Il était le benjamin d’une fratrie de six membres qui travaillaient ensemble sur l’exploitation céréalière familiale en Ohio. Il l’avait quittée avant même d’avoir l’âge d’être scolarisé, fuyant sans le savoir un père que sa mère avait un jour jugé trop dangereux pour un petit dernier. De son propre aveu, et malgré l’immense amour qu’il lui portait encore maintenant, onze ans après sa mort, elle était peut-être devenu folle sur la fin. Il retourna en Ohio pour la première fois lorsqu’il eut trente-quatre ans. Cinq hommes prospères et généreux, tous agriculteurs du comté, lui montrèrent une affection vierge de toute rancœur. Le plus vieux

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d’entre eux, un alcoolique repenti depuis les années 1980, vivait encore aujourd’hui. Chaque année, depuis six ans, à l’occasion de l’anniversaire du patriarche, en avril, il leur rendait visite une semaine, délaissant son empire alimentaire du sud avec une joie croissante pour son unique repos de l’année. Il était le fondateur petite chaîne de fast-food au slogan éthique dont il venait d’ouvrir la quatrième enseigne à Atlanta. Il avait tenu à poursuivre sa propre voie, et était parvenu à un équilibre satisfaisant, légèrement morose toutefois d’après Colin. Après son séjour annuel en Ohio, il avait proposé à Ferry de continuer plus au Nord Ouest, où ils pourraient peut-être aller pêcher. Ferry s’était amusé de cette formulation. C’était typique d’Ernest : il était trop pudique pour oser demander à son ami l’hospitalité d’une visite sans une raison tangible. -Ernest, on se connaît depuis plus de vingt-cinq ans ! Evidement que tu peux venir ! D’ailleurs je comptais te le demander. C’était faux, il était justement furieux de n’y avoir pas pensé le premier, même si cette prolongation exceptionnelle de congés ne lui ressemblait pas. -Et puis j’ai du temps. avait poursuivi Ferry. -Justement, avec ce que tu viens de me raconter…si tu as besoin de plus de temps je comprends… -Non, non. Au contraire, le deuil était pénible mais il faut bien se rendre à l’évidence. -Eh ben content de te l’entendre dire. Donc dernière semaine d’avril, ca te va? -Dans dix jours quoi. Ouai c’est parfait. Tu reste le temps que tu veux. -Je te tiens au jus ! ciao. Il l’avait prévenu l’avant-veille à nouveau, et Ferry trépignait d’impatience depuis son réveil, excité de se savoir accompagné durant les prochains jours par une personne qui ne porterait aucun jugement sur le moindre de ses actes. Ernest définissait l’altérité à lui tout seul. Il avait conscience de ses atouts sans en user, par simple fainéantise. Ils ne lui facilitaient la vie que par les avantages collatéraux qu’ils engendraient, indépendamment de sa volonté. Il s’intéressait à tout en superficie mais avec tact ; prolongeant souvent son attention par politesse, mais se montrait d’un moment à l’autre absent tout entier si la conversation venait à l’ennuyer réellement. Sans jamais se sentir gêner devant tant de muette spontanéité, l’interlocuteur ressentait de lui-même que le moment était venu de passer à autre chose, ou de se taire. Le plus colporteur des commerçants s’y serait

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cassé les dents. Ferry décida néanmoins de pimenter le tableau en emmenant Hannah avec lui à l’aéroport de Missoula. Depuis la mort de sa mère un mois plus tôt, il avait cru déceler chez elle une défiance croissante, dans son regard surtout. Et dans son intonation lorsqu’elle s’adressait à des adultes le plus souvent. Elle serait surement ravie de cette nouvelle et indulgente compagnie. - Alors ma grande, c’est quoi ton nom déjà ? - Hannah ! - Il n’est pas trop embêtant ton oncle Ferry ? - C’est pas vraiment mon oncle, mais c’est vrai qu’il m’embête des fois. Elle jeta un coup d’œil au rétroviseur, à moitié cachée derrière le dossier. Il lui rendit son regard en grimaçant, ce qui la fit rire aux éclats. - Eh ben, tu m’appelleras quand ce sera le cas. -D’accord. Elle réfléchit un court instant, sûre du caractère singulier de la remarque qu’elle cherchait à formuler, et compléta. Mais quand même, c’est mon oncle Ferry, et il aide ma famille depuis que maman est morte. En plus mamie va aller dans un asile. Elle ne décolla pas les yeux de la vitre trouble, modelant d’une main des formes douces dans la condensation. Personne ne releva la dernière phrase, ce qui revenait à dire que tous la considéraient parfaitement.

* - Sacré bel endroit, j’y prendrai bien mon café tous les matins…très bon café en passant ! - Un cadeau de Pete, tu sais, je t’en ai parlé… - Ah oui, le grand escogriffe. Faudra que tu me les présentes. A défaut d’avoir mes amis, je veux bien connaître les tiens. Il jubilait derrière ses lunettes de soleil. La température était fraîche mais le ciel entièrement dégagé. Ferry avait imaginé cette première matinée exactement de la même façon. Un terrain de découverte paisible pour son ami épicurien en profondeur. Un café du soleil, et quelques

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perspectives suffisaient à le satisfaire en intégralité. - Alors, Hannah ? Apparemment, Ferry, avait besoin d’un peu plus, une discussion embarrassante ferait l’affaire. - Quoi Hannah ? Elle est très mignonne. Ernest alluma sa cigarette. - Je ne sais pas d’où elle a sorti ce que t’as entendu hier, mais elle en a dans le crâne. fit il, en référence à l’allusion de la veille à l’asile. - Pourquoi ? Sa grand-mère est vraiment gaga ? - Harrison se pose des questions…Et il y répond aussi. Il dit qu’elle devient limitée. Honnêtement, c’est vrai que ces derniers temps elle perd un peu la boule. - C’est-à-dire ? Il se resservit du café. La vapeur qu’il dégageait s’échappait dans une dense pureté que devait lui envier la fumée de cigarette, bien famélique en comparaison. - Elle n’arrive plus à tenir son restaurant, elle s’est mise en tête de le vendre. Elle a des pertes de mémoires de plus en plus fréquentes, et la semaine dernière, elle a terminé son virage dans un panneau de signalisation en pleine ville, à vingt kilomètres heures. - Qu’est ce qu’elle a ? - On sait pas. Elle dit ne pas vouloir aller faire d’examens médicaux. La morale, la religion, le renoncement ; ce genre de trucs. Harry dit que c’est dans la tête. Elle se punit ou quelque chose comme ça. - C’est pour ça que t’as récolté la fille ? - Sally est persuadé que j’allais marier sa fille quand ca s’est déroulé. Je pense que c’est Claire qui lui avait raconté ça. -Tu veux dire qu’elle savait que sa mère deviendrait un peu nunuche ? - Oui, elle lui avait déjà fait le coup à la mort de son mari apparemment. Je peux t’en taper une ? - Je t’en prie. La première allumette s’étouffa dans une bourrasque. Il se protégea derrière son corps pour la deuxième. Il n’eut pas plus de succès et sentit la colère arriver. - Donne-moi ça. Il l’alluma du premier coup, au creux de ses mains et sans attendre que la première flamme perde sa vigueur. Pourquoi toi ? Harrison, et Pete ? Et la russe ? - Luna n’est pas vraiment Russe, même si elle l’est devenue… Non ; on en avait parlé mais leur vie est derrière eux. Si tu veux mon avis ils sont pas prêts de nous quitter, mais imagine la petite chez eux à vingt ans… -Hahahaha !

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-Qu’est ce que t’as ? -Haha…non j’imagine quand t’annonceras ça à Colin. Il releva ses lunettes et s’essuya les yeux. - Haha, ouai c’est vrai, au début surtout, il m’a fait répéter mais c’était juste pour confirmer, il avait très bien compris. Ensuite, honnêtement, j’ai été surpris. Ca lui a tiré un sarcasme ou deux et puis il s’est calmé… Regarde là-bas ! il désigna l’autre rive de l’étang. A gauche du grand peuplier, regarde ! il se leva brusquement. Je reviens ! Ernest écarquillait les yeux, à la recherche d’une scène de meurtre, d’un combat d’ours ou de la naissance d’un geyser. Il ne vit rien d’autre qu’un beau tableau de verdure monotone, animé par un ou deux corbacs excités. Il entendit des pas derrière lui, et demanda sans se retourner. - Je suis censé voir quoi…? Ah, tiens, t’es réveillée toi ! Eh ben, désolé pour toi Ferry, mais tu a brisé la grasse matinée de cette petite princesse pour une hallucination. -Regarde Hannah, fit Ferry sans répondre, le balbuzard dont parle souvent Harry, tu te souviens ? Il est revenu, au même endroit ! Et avec une jolie compagne. Tiens ! Elle se frottait les yeux avec une mine légèrement grognonne. Les oiseaux ne justifiaient semble-t-il pas tant d’attention, surtout à huit heures du matin. Néanmoins, elle saisit les jumelles, et son sourire l’élargit avec la précision de la mise au point. Elle passa un long moment assise sur les cuisses de Ferry, tous deux fixant le même point à l’aplomb d’un bras du lac. Ernest quant à lui remplit les deux tasses de café, préférant attendre une explication plutôt que d’aller la chercher. Il dut s’avouer malgré tout qu’il n’avait pas ressenti une curiosité aussi vierge depuis un certain temps. Drôle de mot, balbuzard… - Ils construisent leurs nids ? Elle n’avait toujours pas lâché les jumelles. -Exactement. Ils récupèrent et cassent eux-mêmes des branchages pour le rénover et le fortifier. - Fais voir ? -Donne les jumelles à Ernest s’il te plaît. Elle s’exécuta lentement, et continua son observation comme si rien n’avait eu lieu. - Ah ouais. Sympa ! Tu aimes les oiseaux Hannah ? différât-il sans avoir presque rien vu alors qu’il renonçait à opérer la mise au point de l’outil. -Oui ! Ca va ! En soit, ça ne voulait pas dire grand-chose, mais la gamine paraissait plutôt captivée. Il la laissa en paix. Pete avait juré de garder le secret durant tout le trajet. Il conduisait plutôt mal,

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trop distrait par ses propres émotions, louvoyant de gauche à droite sur la chaussée à une allure de sénateur. Parfois, il se retournait pour ponctuer son récit de gestes amples à l’attention de ses passagers soucieux. Seule Hannah semblait touchée par ce qu’il racontait –quelque chose en rapport avec son chien, malade semblait-il- et alimentait son fourneau parolier. Ils roulaient depuis maintenant presque une heure, et empruntèrent l’itinéraire exact qui menait à Hungry Horse Reservoir pour une grande partie début du trajet. Ensuite, ils prirent la route numéro deux et bifurquèrent sur la gauche après Evergreen. A cet instant, la surprise n’en n’était plus vraiment une. Sauf pour Hannah. - On va prendre l’avion ? A l’excitation se mêlait une certaine incrédulité - Pete, t’es sérieux là ? Tu sais ce que tu fais ? Ferry avait une confiance très relative pour en moyen de transport que l’on disait le plus sûr au monde. - Mon ami, tu n’oserais même pas poser la question si tu savais combien d’heures de vol j’ai dans mon bagage ! Et quelles heures de vols ! Hein Harry ?! - Je te le fais pas dire. Ils pénétrèrent dans un hangar qui paraissait bien plus imposant depuis l’intérieur. Parqués en épis, des avions de toutes sortes se reposaient, le nez levé, parfois désossés. Un petit homme ridé surmonté d’une casquette à l’effigie d’une compagnie pétrolière accourait vers la troupe. Il salua les doyens du groupes en marmonnant un anglais gluant et joyeux avant d’être présenté par Pete. -Voici Jorge il est colombien et il travaille avec moi depuis une vingtaine d’années. Depuis que j’ai acheté ce gros coucou quoi… Il désigna un appareil vingt mètres devant eux. Ernest tressaillit. Il n’osait rien dire mais même si l’engin avait une sacrée gueule, selon toute vraisemblance il ne datait pas d’hier. Il tenta une approche pacifique. - Hum, bonjour monsieur Jorge. Vous êtes le pilote de cet avion ? Nous allons voler ? - Hahahaha. Et comment qu’on va voler ! Jorge est le mécanicien. Il s’en occupe chaque jour. Un avion ca n’est jamais terminé tu sais, c’est comme une maison ! coupa Pete. -Nous allons parfaitement voler, chanta Jorge, tout sourrire. Ferry soutint Ernest du regard, mais son ami paraissait bien plus léger. Hannah restait plutôt silencieuse en revanche. Apparemment, elle avait du mal à trouver son camp. - Tu sais Pete, c’est super sympa de ta part, mais monter dans le cockpit, juste ici,

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ca serait déjà super. - Petit, ne me déçois pas ! - Pas d’inquiétude, je me porte garant du succès de ce vol. rassura Harrisson. Et puis, même si j’ai jamais effectué d’atterrissage, je suis le copilote. Il adressa un clin d’œil complice à Hannah. - Douglas C-47 skytrain, acheté cinquante-mille dollars en quatre-vingt-un, n’est-ce pas Harry, quatre-vingt-un c’est bien ça ?... Enfin bref, il est pas beau mon bestiau ? Il a été construit sur notre bonne vieille terre de Californie dans les années quarante, avant de servir dans les forces aériennes portugaises, puis d’être vendu à une compagnie bretonne ou normande j’ai oublié, et de finir moins de deux ans plus tard dans la jungle colombienne ! Aussi connu sous le nom de Gooney Bird. Un peu feignant au décollage, mais une vraie ballerine dans les airs. Il frappa bruyamment la carlingue de l’avion au niveau de la queue. - Si ça peux vous rassurer, je vais monter avec vous ! S’écria Jorge en invitant d’un geste les deux jeunes hommes à grimper par la grande ouverture latérale. -Merci Jorge. Ca me rassure effectivement. Commenta Ferry Hannah s’était déjà précipitée à l’intérieur, on l’entendait courir sur le plancher métallique. -Après vous ! Pete jubilait mais Harrison n’était pas en reste. Deux gosses. L’habitacle était aménagé simplement mais avec goût. On se demandait bien qu’elle pouvait en être l’utilisation. Le sol recouvert d’une plaque d’aluminium bouchonné avait fière allure. Juste derrière le poste de pilotage, six sièges pivotants semblables à de luxueux fauteuils de bureaux, et dans la partie arrière, la plus longue, une banquette rabattable en cuir matelassé était retenue à ses angles contre le fuselage par deux tendeurs de cuir à l’aspect robuste. Une ambiance spartiate, un peu vide et modulable, mais un mobilier de qualité. Au besoin, un chargement encombrant et crasseux pouvait y être embarqué sans désagréments. Les moteurs démarrèrent avec peu d’inertie, dégageant dans un premier temps une épaisse fumée blanche avant de se caller sur un ralenti assourdissant. L’avion se déplaçait lentement, dirigé par sa roue de queue. Derrière les quatre vitres de front, à mesure qu’ils dépassaient les immenses portes coulissantes, l’engin prenait pour les trois novices une toute autre mesure. Le nez de l’avion, noir, dressé vers le ciel, protégeait de la réverbération, mais depuis les hublots les ailes semblaient chauffées à blanc, immenses dagues dorées constellées de rivets éclatants. Le fuselage dans son intégralité presque totale

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n’était fait que de plaques d’aluminium brutes et reluisantes. Il s’agissait d’un appareil qui avait été ramené d’Europe par voix navale selon des procédés inconnus de l’historique de l’engin, et qui avait perdu en route ses deux moteurs Pratt&Whitney remplacés plus tard par des Chevrolet plus légers et de moindre puissance. Ainsi monté, il avait appartenu à plusieurs compagnies aériennes colombiennes qui s’en servaient autant pour le fret que pour le transport de passagers et probablement de cocaïne aussi. Le comptage n’avait pas survécu à cette vie de nomade, mais depuis son retour sur le nouveau continent à la fin des années soixante, on pouvait estimer son expérience à environ trente-mille heures de vol. Ce qui était un très bon chiffre d’après Jorge. -Ca fait trente et un ans que je vol avec ce bijoux. Je faisais la liaison entre Villavicencio et Miraflorès. Deux, parfois trois allers-retours chaque jour. Au moindre pépin, pas la moindre piste d’atterrissage! Faut balancer la cargaison, et essayer de trouver un fleuve ou une rizière. Sinon c’est dans la jungle. Indiqua Jorge, pas peu fier. - T’as déjà eu des accidents ? Demanda Ernest avec empathie alors qu’il connaissait parfaitement la réponse. - Hayyy, no mames…Si ! J’en ai eu cinq en tout, mais la plupart à l’atterrissage. Et un au décollage. Je m’en suis toujours sorti. Un seul avec cet avion. Il souleva son t-shirt pour dévoiler ses cicatrices. Certaines plutôt impressionnantes il fallait l’avouer. Surtout pour Hannah à qui elles firent oublier les avions pendant un bref instant de panique. -Arrête de faire ton intéressant Jorge. Au boulot ! Mettez vos ceintures. Tout le monde s’exécuta immédiatement. Et Ferry rassura brièvement Hannah qui n’en menait plus très large. -Ne t’inquiète pas ma puce. L’avion est le transport le plus sûr du monde ! Répétat –il à cette fois à haute voix, certain du caractère scientifique de cette info mais toujours pas convaincu. Il vérifia le harnais trois point et lui ébouriffa la frange en rigolant. La radio grésilla avant d’éructer un enchaînement de sons rugueux graves. L’avion était maintenant à l’arrêt, Pete et Harrison paradaient comme des coqs sans paroles derrière leurs lunettes fumées, et Ferry dégaina son appareil photo jetable en catastrophe. Pete fit pression sur deux des six leviers tricolores de la console centrale. Les moteurs s’émancipèrent encore, et le démarrage se fit presque imperceptiblement. A en juger par l’expression des trois passagers, ils n’auraient jamais pensé que la piste fût aussi longue. Après une ou deux interminables minutes, les roues quittèrent enfin le tarmac pour frôler la cime des

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grands arbres.. - Décollage réussi ! Onze heures quarante quatre du matin : Hannah, tu voles ! Cria Ernest. Elle rit aux éclats en s’ébahissant de l’éloignement de l’horizon, une découverte physique et sensorielle dont elle profitait pleinement. A vrai dire, toutes les inquiétudes s’étaient rapidement évacuées, et un sentiment d’allégresse domina durant l’excursion. Pete tourna relativement brusquement le volant amputé de son tiers, et l’appareil vira à l’ouest en toute quiétude. -Vous reconnaissez !? s’écria-t-il alors qu’ils perdaient un peu d’altitude. Regarde Hannah, c’est la maison ! De ce point de vue, elle paraissait réellement isolée et inondable pensa Ferry qui avait reconnu immédiatement les eaux calmes et protégées de son oasis verdoyante. Sur ses berges se détachait l’édifice, partiellement visible derrière les branches touffues des arbres renaissant et en quête de lumière. Ils firent deux passages avant de piquer plein sud et d’opérer une boucle par l’ouest où ils survolèrent la masure de Luna. Ils la surprirent en plein jardinage et elle agita sa bêche terreuse dans les airs avec vigueur, mais à cause du relief qui suggérait une prudence parfaitement respectée, on la distinguait à peine. Hannah dormait déjà depuis quelques minutes à peine quand le train d’atterrissage renoua contact -plutôt rudement d’ailleurs- avec le plancher des vaches. Elle n’ouvrit même pas les yeux, formulant son malaise par un grognement somnambule tout juste audible. Ernest applaudi à tous rompre. Pete, déraisonnablement gargarisé lui serra la main solennellement dans une réplique à la Top Gun, imité l’instant d’après par Harry et Jorge, à sa droite. - Et encore, c’était rien face à ce qu’on sait réellement faire, hein les gars ! Jorge aurait volontiers fait les récits de leur passé commun dans les llanos de Colombie où il était épandeur cascadeur au commandes d’un biplan qui avait fini sa vie dans un arbre, mais Harry était peu friand de monologues après tant d’émotions et proposa abruptement de rentrer. Ce qu’ils firent. Ferry différenciait sa curiosité de l’existentialisme qui lui semblait le ronger. La distinction s’était prodigieusement creusée depuis qu’il était passé par la case prison, mais il ne la visualisait avec précision que depuis peu de temps. Il avait conscience d’avoir été chanceux malgré tout. Il faisait parti de ceux que Douglas nommait comme les diastases hors de prison. Ceux qui reprennent une vie sans commune mesure avec le milieu carcéral en termes d’habitudes. Ceux qui ne

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sortent pas par désir, sinon par nature. Il ne s’agit pas d’innocents ou de coupables, seulement de nature. Ferry l’aurait presque qualifié de demeuré à ce moment-là s’il n’avait pas été persuadé du contraire par expérience. Pourtant, c’est cette même conversation qu’il appréhendait tout autrement dorénavant. Il avait rencontré un certain nombre de pensionnaires qui n’en n’étaient pas à leur premier séjour là-bas. D’ailleurs, il avait maintenant la certitude que Douglas en était. Martial, à son niveau également. Il avait vécu presque la moitié de sa vie derrière des murs, en usant chaque heure de la plus dangereuse des manières. Les plus jeunes y recourent au risque abondamment, s’échappant régulièrement dans des pensées abstraites qui finissaient la plupart du temps par s’emparer de leur créateur. Happé dans ce tumulte suranné, le corps finit par s’égarer lui-aussi. Là c’est fini. Ferry avait pu compter sur un pragmatisme inédit, sur sa mince et défunte notoriété également, il n’était pas roublard à l’instant de le reconnaître. Au contraire, on ne s’affranchit jamais vraiment de la honte. Etait-ce un progrès ? A vrai dire il n’en n’avait aucune idée. Mais il était curieux, il rêvait de pouvoir se penser un jour cultivé et savant. Cela lui paraissait être une qualité majeure dont il n’aurait su s’enorgueillir plus jeune. Une évolution réelle. L’aspect philosophique de sa réflexion auquel il avait en revanche toujours consacré une certaine attention s’était lui-aussi passablement transformé. Il aurait été incapable d’en décrire les fondamentaux, mais les questionnements pessimistes infructueux avaient proliféré selon une courbe qu’il jugeait bien trop exponentielle. Un phénomène qu’il avait choisit d’inférer par l’ignorance. D’après son investigation personnelle, l’esprit fonctionnait à l’inverse d’un moulin, lequel suivait les mêmes règles que la curiosité. Dans les deux situations, ils faut du grain a moudre, lequel se récoltait automatiquement chez un individu actif, mais dans le premier cas, le vent s’entretient, quand dans le second, il est présent, ou il ne l’est pas. C’est à son bon vouloir. Il avait donc décrété un ciel calme, il ne chasserait les bourrasques que si les réponses étaient tangibles et atteignables. Dans l’hypothèse ou elles seraient trop puissantes, il éviterait d’y chercher une réponse. - Pourquoi avoir choisi des moulins ? Je parie qu’il y a un tas d’autres trucs qui pourraient les remplacer. Et puis je veux pas te vexer, mais c’est beaucoup de chose pour dire que tu te pose des questions. Ferry essaya de replacer ses propres paroles en silence, et quand il y parvint, elles lui parurent en effet d’un égocentrisme assez grinçant.

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- Ca va, j’déconnais. En ce qui concerne la comparaison, il me faut des trucs compliqués, c’est toujours comme ça, ça m’aide à visualiser. - Et pourquoi pas des trucs simples ? - Ben parce que ce qui est trop simple ça s’oublie, même si on pourrait penser le contraire. - Ouaip…c’est le but, non ? Selon toute vraisemblance, Ernest ne semblait pas convaincu par ce dernier argument. - Pas exactement… Je suis plutôt content de ne pas avoir choisi d’oublier une partie de ma vie. Peut-être que ma mère n’aurait pas dit la même chose. Je suppose que tout ça, c’est personnel… Ernest avait recueilli tous les suffrages dans le Montana. Seul Harry se montrait un peu abrupt avec lui. Il lui reprochait à coup sûr un certain laxisme ambitieux, ce qui l’agaçait chez les gens astucieux et dans la force de l’âge. Pete était beaucoup moins regardant de ce point de vue. Il insista longuement auprès de Luna pour préparer le diner dans son intégralité, ce qui la rendit presque nerveuse, papillonnant sans attente dans la cuisine l’après-midi entière. Les convives s’étaient chargés de nettoyer la terrasse à l’eau chaude pour y disposer un mobilier en fer forgé endormi dans l’une des deux granges. Une fois terminée, l’installation avait fière allure. Rivière pâle et ondulante, la prairie s’étendait à perte de vue entre les bois sombres qui refermaient l’horizon comme une boucle. Derrière, les cimes en arc de cercle plongeaient vertigineusement et dessinaient les contours du cirque rocheux, territoire d’une femme muette. Hannah avait consentie à monter faire la sieste après que Ferry lui eût interdit tout contact non surveillé avec le chien. Elle avait formulé son désir comme une réprimande, mais moins de cinq minutes plus tard, elle dormait comme un loir. -Alors Mr Harrison, Ferry m’a dit que vous étiez également fondu de belles mécaniques ? - L’horlogerie ? Oui, plus encore que Dali. Ernest ne saisit pas tout de suite. Non, c’est vrai, une histoire de famille. -Votre père était horloger ? -Pas du tout, il était chef de gare, dans l’Ohio. Ernest n’osa pas l’interrompre pour faire le rapprochement, mais cela éveilla brusquement son intérêt. Harry dut s’en rendre compte car il se pencha légèrement en avant, campé sur ses avant-bras. Avant lui, mon grand-père a œuvré à la construction des chemins de fer, puis il est

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lui-même devenu cheminot. A Klipton. - Je connais ! J’y suis passé deux ou trois fois. -Je t’en avais déjà parlé, je crois, Ferry –il écoutait d’une oreille-. Mon grand-père est mort là-bas, en 1891. Son meilleur ami l’a percuté de front à soixante kilomètre-heure car sa montre de poche avançait de cinq minutes. Il s’est engagé trop tôt sur l’aiguillage. Une histoire d’aiguilles tout ça, la fatalité. Il gloussa pour dédramatiser la situation. - C’est donc votre père qui s’est rattaché à ce souvenir ? -Oui et non. Son père déjà appréciait beaucoup la mécanique, il parlait tout le temps de progrès paraît-il. Les locomotives, l’horlogerie…à l’époque, c’était complémentaire. Le souvenir et les légendes ont fait le reste, je suppose en effet que c’était un fil conducteur. Les patriarches de ma famille ont cette caractéristiques de ne pas dépasser la quarantaine. - Vous vous en êtes bien sorti. -Mais je ne suis pas un patriarche. Un fils introuvable ne constitue pas une famille. Enfin, toujours est-il que le hasard a pris ma mère par la main jusqu’à l’emmener sur les terres de ses aïeux. Elle est rentrée en Angleterre où elle fut la maîtresse d’un génial inventeur horloger. Aujourd’hui encore, il fait des miracles. Nous avons quasiment le même âge. A dix ans près… -Vous l’avez déjà rencontré ? -Après leur relation, ils sont restés amis, mais ma mère est morte de la grippe peu de temps plus tard. -Vous connaissez l’Europe ? J’envisage un séjour en Angleterre depuis des années… -Quel Horloger ? s’enquit Ferry. -Je suis allé à Londres, deux fois. Une autre époque. Je suis resté en Europe de février 1944 à janvier 1946, volontaire. Ma mère n’y habitait pas encore. J’y suis retourné dans un tout autre contexte en 1952, mais je n’y ai pas vu grand-chose de différent. J’étais très proche de ma mère. L’horloger m’attendait à la sortie du cimetière. Plutôt anxieux je dois dire, mais il était très simple, sans détour. Il voulait me faire cadeau d’une montre. Je pense qu’il aimait beaucoup ma mère, et il ne connaissait que moi d’elle, c’était un genre de cadeau qu’il lui faisait dans la postérité. Il en a terminé la restauration en 1971. Mais le jeu en valait la chandelle. il sorti l’objet d’une poche. Enfin bref, je crois que ce jour-là j’ai repris le flambeau. - Eh ben…Ernest était légèrement déçu. Même s’il trouvait l’histoire passionnante,

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il aurait apprécié qu’elle se déroule dans l’Ohio. Le pragmatisme le plus pur. Ferry entretenait un sentiment tout à fait similaire. Il aurait bien voulu recentrer le récit sur son petit nombril, mais il résista à l’idée de lui demander où il avait été stationné et en mission durant son premier séjour. Il se contenta de saisir la montre gousset qu’il avait posé sur la table durant son récit. - Je t’avais déjà montré la Hamilton. Voilà celle dont il m’a fait cadeau après la mort de ma mère. C’est une pièce unique dont il m’a confié que sa sœur en avait fait l’acquisition pour une bouchée de pain lors d’un voyage à New York. Réalisée par Baumgartner, il l’a datée de 1847. Les organes internes étaient en piteux état, mais il a lui-même reproduit un calibre presque entièrement similaire correspondant parfaitement à la platine. Une platine en or, entièrement ciselée de fines roses entrelacées. L’horloger anglais avait rénové l’ouvrant de la boîte sur lequel était frappé d’un sublime relief la reproduction fidèle et fumante d’une locomotive 1A1 en pleine course. Au dos, un certain Mr Frainier de Morteau avait discrètement gravé une signature encore parfaitement lisible. Le cadran d’émail décoré de rameaux appliqués à l’encre de Chine était d’une éclatante et profonde blancheur. Doux comme un nuage. L’une des premières montres Régulateur de mécanicien ferroviaire. Rénovée et modifiée en son cœur par George Daniels. - C’est quand même très baroque…Ernest n’avait pas tort. - Alors c’est ça que tu mijotais depuis tout ce temps ? - Oui, je l’vais laissée depuis trop longtemps immobile. Je l’ai presque entièrement dépecée. Mais je bossais aussi sur le calibre cinquante-deux SC de la Big Pilot que je portais hier. Je ne l’ai pas là. Ernest roupillait.

* Joël pila. Un projecteur fixa son attention sur la route sans atteindre la voiture. Les enfants gémissaient à l’arrière, conscient du devoir de réserve auquel ils étaient

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implicitement astreints en de pareilles conditions. Une situation seulement nouvelle de par son réalisme, mais contre laquelle son père l’avait de nombreuses fois mise en garde à travers diverses simulations qu’il créait à l’improviste en cultivant le même impératif : se cacher rapidement, silencieusement, et efficacement. A l’occasion de ces entraînements inopinés, le plus rapidement possible, Camille avait pour consigne de se saisir des choses les plus indispensables (des habits, une petite trousse de secours une grosse gourde d’eau remplie tous les deux jours, un couteau et du pain), tout en guidant à ses côtés son petit frère, encore trop jeune pour saisir l’horreur de l’enjeu. -Camille. Vous êtes cachés par les arbres. Prends ton frère et descendez. Je vous l’ordonne ! Dalva regarda sa fille avec un amour si pressant qu’il lui glaça le sang et fit couler ses larmes. - Tenez mes enfants, on se retrouvera bientôt. Le père tendit à Camille un baluchon de toile garni et une besace en cuir vernie munie d’une bandoulière ; après quoi il se tordit pour serrer sa fille dans ses bras. -Partez immédiatement ! Siffla Dalva entre ses lèvres raides. Le tumulte des eaux nourries couvrit le claquement de la portière, la Renault reprit sa route. On entendit des voix, puis un long silence. Le barrage de gendarmerie leva le camp à l’aube, et les voitures noires et bleues défilèrent à moins de trois mètres des deux enfants souillés et inconscients. Un soldat conduisait la primaquatre. Si tant est que l’un des militaires eût désiré scruter le bas-côté, le brouillard sépulcral et opaque ne dévoilait de leurs petits corps enlacés qu’un écheveau de lignes croûtées et feuillues. Camille écouta le dernier camion s’éloigner. Elle l’entendit pendant plus de cinq heures. Vingt années plus tard il lui arrivait de vrombir dans ses tympans à nouveau, sans prévenir. Elle marcha quelques kilomètres, son frère dans les bras. Prenant soin d’évoluer à couvert le plus possible. Elle s’était frayé un chemin dans les bois, veillant à ne jamais trop s’éloigner des routes à partir desquelles elle pouvait lire les panneaux, et se diriger vers Massiac. C’était le plus proche des trois points annotés par sa mère sur la carte, elle reconnaissait son écriture. C’était une carte de France neuve, précise et marqué de simples numéros tracés à la plume. Quelques-uns en Auvergne, d’autres en Provence, et les derniers, correspondant à des amis de Joel, en région parisienne. Dans un émargement, chaque chiffre était associé à diverses fonctions et/ou indication. On pouvait y lire les mots santé, lit, argent, nourriture,

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ou même travail. Parfois tout ça à la fois. C’est Camille qui gardait en sa mémoire exercée les clés de ces énigmes. Elle avait huit ans lorsque ses parents commencèrent à adopter ce qui lui avait paru être un comportement inquiétant. C’était un jour d’école, et sa mère était à la maison. Il était rare qu’elle rentre de l’hôpital aussi tôt, même si dernièrement c’était plus courant à cause de sa grossesse imposante. -Camille, bonjour ma fille. Vient t’asseoir s’il te plaît. -Qu’est ce qu’il y a ? Elle déposa son paquetage scolaire, et se hissa sur une chaise de la cuisine, face à sa mère. -Tiens, prends une madeleine. C’est l’heure du goûter. Elle sourit à sa fille, qui pour une raison inconnue eut envie de rire et ne s’en priva pas. En l’observant, l’infirmière eu la gorge nouée. -Qu’est-ce qu’il y a maman ? -Tu sais, tu deviendras bientôt une femme. Et dans quelques semaines, tu sais que tu auras un petit frère. -Oui ! Comment il s’appelle ? Elle trempa longuement sa madeleine dans le lait jusqu’à ce que la friandise imbibée laisse choir sa lourde et turgescente moitié dans les abîmes du bol en porcelaine. Elle observa le moignon avec une moue déconfite. Dalva laissa échapper un sanglot joyeux, et serra la main libre de sa fille, incrédule. -A l’école, tout va bien ? -Oui ! On a appris un poème aujourd’hui. Elle était à la recherche des plus gros morceaux, munie d’une étroite cuillère. -Maintenant, tu auras une autre école, à la maison. Papa et moi, nous devons t’apprendre des choses que tu n’apprendras pas avec ta maîtresse. Une demi-heure, tous les soirs après le souper. -Je suis obligée ? -Tu sais que maman, ma mère, était juive. Je t’ai déjà parlé de Dalva, ta grand-mère qui vivait à Piodao. Nous sommes juifs. Toi aussi tu es juive Et tu sais que parfois, la vie est dure pour les juifs. -Oui je sais. -Et bien ton papa et moi on pense que tu as beaucoup d’avenir. Mais pour ça tu dois savoir te défendre, et surtout te protéger, tu comprends ? -Un peu.

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-Nous sommes là pour ça, mais un jour, les parents doivent quitter leurs enfants. Pas seulement quand ils meurent, à la fin de leur vie. Tu es très intelligente ; tu seras une grande avant tous tes camarades. Et tu dois t’y préparer. -Vous allez partir ? Elle ouvrait de grands yeux vitreux. -Non ! Ne t’inquiète pas ! Mais nous devons être prêts à tout. Tu ne penses pas ? -Je ne sais pas… -Allez, viens ici ma bichette. Essuie tes larmes voyons. Elle la hissa sur ses genoux et lui susurra à l‘oreille quelques mots en portugais. Elle ne savait pas vraiment parler à sa fille, mais elle s’était rendu compte que ces mots qu’elle ne comprenait pas l’apaisaient. Camille les écoutaient, comme une chanson douce. -Ce soir nous feront un jeu avec papa. -C’est quoi ? Dalva hésita puis ouvrit la serviette qu’elle avait à ses pieds. - Alors voilà. A chaque fois, je te dirai un chiffre, avec deux lettres. Par exemple : deux, BA. Ce chiffre, il est aussi sur une carte que je te montrerai plus tard. Retiens-le, ainsi que les lettres. Ce sont en réalité des initiales. C’est comme un jeu de détective. -Et je dois faire quoi ? Sa curiosité était réveillée, mais Dalva voulait que tout ça se fasse à trois. - Mystère ! Vas te laver, nous verrons ça ce soir avec papa. Retiens seulement ce que tu viens de voir. Avec le temps, les adresses n’avaient pas changé. Il ne s’agissait évidement que de personnes de grande confiance. Des amis de ses parents qu’elle n’avait pour la plupart jamais vus. C’est pourquoi des deux adresses les plus proches elle préféra Massiac à Saint Flour. Dans ce petit village vivait le numéro trois, JR, pour Jean Robert. Lui était passé chez eux l’an dernier, un homme jovial et rigoureux qui lui avait distribué des chocolats ainsi qu’à son frère. A présent, François se cramponnait à son dos, trop faible pour gémir, presque trop pour respirer. C’est en prenant conscience de l’infime souffle qui lui caressait la nuque que Camille décida de faire du stop en bordure de la départementale huit. Elle savait parfaitement que le risque était immense. Jean Robert habitait un buron confortable à la lisière d’un bois sombre, ouvert sur un plateau au sud du village. Buron et confortable sont d’ordinaires deux termes antinomiques. Mais dans ce cas précis, il était possible de les associer. L’édifice se divisait en deux dépendances attenantes à une cour principale, et semblait assez

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spacieux même si un pan de la toiture plongeait ses lauzes sous la terre avec voracité, donnant à l’ensemble un aspect organique, osseux. Jean Robert appréciaient les enfants, et les siens lui manquait bien trop pour qu’il puisse dissimuler son chagrin. Il avait été un industriel presque fortuné avant de quitter la capitale après avoir subi aux sus de tous les frasques d’une femme bonne mais très volage. Incapable de la punir pour ses pêchés comme l’eût désiré une cruelle mondanité, il se contenta de retourner dans la vallée qui l’avait vu naître, saisissant presque cet affront comme une aubaine. Il vivait de ses rentes, et ne vendait le cantal qu’il produisait que pour le plaisir d’une activité franche. Il n’eut jamais à regretter son choix et s’était parfaitement adapté à ce mode de vie dont il n’avait pas tout oublié. Ses deux fils étaient quelque part, sur un front, depuis Londres aimait-il à penser, préservant sa fierté en éloignant sa crainte. Ce fut lui qui prodigua ses premiers soins à François. La petite avait suivie les indications d’un couple de massiacois suspicieux qui l’avait questionnée sur son identité. Elle avait fouillé un bon moment dans sa besace, déséquilibrée et gauche, puis avait tendu la carte d’identité. Dessus, était noté Francine Chevalier. Elle ne put s’empêcher de ressentir de la peur quand elle aperçut Jean. Un être parmi d’autre, qui n’avait fait que lui donner quelques friandises. Debout derrière les abreuvoirs, il mit sa main en coupole un instant pour soulager ses yeux et s’élança vers elle dans une course effrénée. Elle faillit uriner et serra les mâchoires autant qu’elle put. L’homme lui adressa des paroles douces qu’elle ne put comprendre, et en un éclair, se saisit du petit corps pâle et brûlant. Avant même qu’elle ne put protester, il s’enfuit, François sur l’épaule, avec la même agilité qu’à l’aller. Un vrai chamois. Il disparut derrière une butte mitoyenne à la masure, et comme par magie, une Juva quatre s’en échappa en pétaradant. Il ouvrit le carreau en passant à son niveau: - Rentre ! Je reviens dès que possible ! Il redémarra dans un nuage de poussière. Le visage déformé par la haine, elle se lança à ses trousses tout en sachant qu’elle ne le rattraperait pas. Après vingt mètres de courses, ses jambes se dérobèrent. Elle resta immobile un moment, sanglotant dans la boue avant que le sommeil ne s’empare d’elle.

Hannah

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Impossible de déclarer forfait. Je n’ai jamais pu déterminer si j’étais réellement sujette à ce que l’on nomme communément les TOC. Cependant, certaines choses me surpassent largement. Je ne parle pas de thèmes nobles et philosophiques, mais seulement de toutes petites choses insignifiantes et désespérément futiles. Il n’y a pas de mot plus approprié: des choses ; changeantes et opportunistes. Aujourd’hui par exemple, c’est les mouches. J’aime bien les animaux, et j’inclus dans cette catégorie tous les insectes et dérivés, même si mon affection pour ces derniers reste très conceptuelle. Enfin bref, encore une qui revenait invariablement à la charge après que je l’eusse mollement chassée de mon bras nu et chatouilleux. Passé ce seuil de l’agacement nerveux, j’entamais un décompte. Encore une chose tiens ; le décompte. Généralement à partir de cinq, parfois quinze. Pourquoi ces chiffres ? je ne sais pas exactement, bien que j’eusse formulé moult hypothèses toutes aussi convaincantes les unes que les autres. Toujours est-il que cette mouche disposait encore de deux essais. Après, je serais capable de la poursuivre jusqu’en enfer, et même au-delà. Peut être cette mouche voulait-elle me faire comprendre qu’elle était à inclure dans la catégorie des para-animaux. Quoique même les humains n’étaient pas encore capables de lire dans les pensées. Je me rappel qu’elle virait à plat et avec une fulgurance hallucinogène. Comme un thon. Peu de gens savent que les thons sont les poissons les plus rapides. En virage du moins. Cette mouche devait donc être un mélange de tout ça, et son vil calcul m’a moi-même réduite à l’état d’insecte décérébré à l’instant où j’ai cru bon de l’écraser du poing alors qu’elle s’était posé sur un carreau de la fenêtre de la cage d’escalier. J’ai l’habitude de faire ça dans ma chambre, c’est du double vitrage. Cette fois en revanche, je n’ai même pas été en mesure de déterminer si mon sacrifice avait payé ou pas. Maintenant j’étais à l’hôpital, comme une conne, avec des bandages et des drains pleins les bras à faire semblant de dormir en attendant de trouver un justification plus convaincant. Malheureusement je n’en ai pas trouvé, et j’entendis à mon chevet la bredouilleuse interne qui commençait à entretenir mon père de mon état singulier. « T’inquiète papa, je ne suis pas dans le coma ! » J’aurais voulu donner une intonation plus gaie mais quelque chose de mou pesait dans ma bouche. Comme une grosse cuillerée de flageolets sans sauce. La totalité, même. L’infirmière s’embellit de surprise, puis s’éclipsa, me laissant seule appréhender ce face à face peu engageant.

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-Y’a intérêt, je ne savais pas quand est-ce que j’allais lui tordre le cou à celle-là. Il m’étreignit avec tendresse et m’embrassa le front. -C’était si grave que ça ? -Je t’ai pas entendu, je faisais la cuisine quand tu as explosé cette vitre. J’ai vociféré cinq bonnes minutes avant de monter te chercher. Qu’est-ce qui t’as pris ? Ils essayent tous de me persuader que tu voulais te suicider. Tu sais, ce qu’ils nomment un appel a l’aide ou je ne sais pas trop quoi. -T’inquiète pas papa. Je voulais juste écraser une mouche… Bizarrement, ça n’eut pas l’air de le surprendre mais son visage s’est détendu immédiatement et il se mit à rire. J’ai n’ai pu faire autrement que l’imiter, c’était toujours comme ça. Ou l’inverse. Nous avions semblait-il un rire contagieux mais surtout pour nous-mêmes. -J’étais persuadé que c’était une connerie, même si je t’avoue que j’ai pensé à un chagrin d’amour. Mais bon, ma fille n’est pas en mousse, hein ! Enfin, ton bras un peu tout de même. Tu as trouvé le moyen de te sectionner quarante pour cent des veines qui passent par ici. Je pense que ça sonnait mieux dans la bouche du médecin. il agita le menton pour désigner les bandages. Tu as perdu près d’un litre de sang. Il soupira. Putain…la prochaine fois que tu veux tuer une mouche appelle moi. Je préfère. - Ils vont me garder combien de temps ? - Ils ne savent pas trop. Jusqu’à demain soir, pour être sûrs… -Surs de quoi ? -De rien, t’as plus rien à craindre. Mais tu sais, tu es jeune même si tu crois le contraire. Sûrs que tu dormes bien j’imagine. Ce genre de choses. -Mais… -Mais ils ont raison, en plus j’ai une restauration à compléter j’en profiterai pour bosser cette nuit. Si tu te tiens à carreau, je suis de retour demain matin. Vers dix heures, ça te vas ? Sous condition que tu te sentes parfaitement bien ça va de soit. -Merciiiii ! -Bonne nuit biquette. J’aimais bien ce surnom qu’il me donnait trop rarement et qu’il n’utilisait qu’en cas de coup dur, ou d’excuses. Ferry n’était pas mon père biologique, je l’ai connu assez tard pour m’en rendre compte par moi-même, et quand bien même ça n’aurait pas été le cas, il me l’avait assez souvent rabâché pour que je ne puisse l’oublier. Durant les deux premières années, il me refusait même l’usage du terme

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précis –papa-, et me reprenait invariablement quand je le formulais, sauf une fois encore, cas spéciaux. Je n’ai jamais bien compris pourquoi car il agissait exactement comme tel. Et d’ailleurs, ces exceptions linguistiques en étaient la plus juste démonstration. Pourquoi donc me permettre de l’appeler ainsi dans les moments difficiles. Car en fin de compte, ce sont bien la les souvenirs les plus ardents. Il a donc fini par céder. Ca ne s’est pas fait progressivement. Un beau jour, il a simplement cessé ces désagréables corrections. Nous avions déjà immigrés en France, et je venais de fêter mes sept ans. Je me rappelle encore de la fierté qui étirait le sourire sur mes joues lorsqu’il m’annonça formellement, une coupe de champagne levée : -Hannah ! Sept ans, c’est le premier palier après la naissance. C’est l’âge de raison ! Ernest, Colin, Pete, Harry et d’autres encore. Ils avaient tous applaudi. Seuls les autres enfants semblaient un peu déboussolés. Il m’a toujours élevé avec une longueur d’avance, je crois que c’est ce qui fait que j’aime le désigner comme étant mon papa. Evidement, ne pas en avoir moi-même facilita à cette transition, mais lors de mes longues pérégrinations identitaires, et depuis aussi longtemps que je m’en souvienne, je n’ai jamais croisé d’autre homme qui m’aurait semblé le supplanter dans son rôle et dans son être. Je crois que c’est fondamentalement à ce moment que je me suis rendu compte que c’était simplement son destin, même si il déteste ce mot. Je m’endormis sereinement.

* C’était un mois de mai comme on en avait connu ces dernières années à Marseille. Le soleil s’ébrouait avec joie dans la nitescence salée des embruns de la Méditerranée. Un puissant mistral avait chassé jusqu’au plus insignifiant cirrus, et malgré l’isolation parfaite des chambres les vibrantes bourrasques se ressentaient par leur puissance jusqu’au cœur de chacune d’elles. -Toc, toc, toc. Ferry m’observait immobile dans l’entrebâillement de la porte, les yeux pleins de pensées. -Je te rappelle quelqu’un ? Dis-je, hardie. Je savais parfaitement qu’il connaîtrait ma référence même si lui faisait semblant de croire qu’il s’agissait pour moi d’un souvenir oublié.

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- On ne peut rien te cacher…ça va toi ce matin ? -Oui, j’ai bien dormi ! Qui ça ? Il ne prétexta pas la conversation croisée pour feindre l’incompréhension ou l’oubli. Cela faisait partie des choses que j’adorais chez lui. En revanche, s’il n’ignora pas ma question, il me mentit mollement. Comme si je n’étais pas capable de me comparer à ma mère dans un lit d’hôpital. -Une amie d’Harry, je l’ai à peine connue…Tiens, un petit cadeau. La semaine dernière, tu as eu un téléphone portable. Alors pour pas que t’oublies les bonnes habitudes, voici de quoi garder l’équilibre. Mon anniversaire avait été l’occasion de revenir à la charge une fois de plus, mais bien mieux armée. Munie en l’occurrence de mon bulletin scolaire étonnement convaincant et du souvenir d’une promesse qu’il m’avait faite presque deux ans plus tôt (j’étais trop jeune assurait-il) ; je lui avais arraché la permission de posséder mon propre téléphone portable. Ce fut une agréable surprise car jusqu’à la lacération sauvage et rituelle du papier cadeau, fête de ma naissance, son silence complet à ce (vieux) propos avait achevé de me convaincre de mon échec dans l’exercice de la persuasion. Aujourd’hui, je répétais ce rituel, mais l’emballage d’un livre trahit toujours son contenu. Rien d’autre n’a cette forme pourtant monstrueusement banale. La couverture était d’une sobriété chlorotique. Seul un encadrement régulier vert olive structurait l’espace livide et agréablement vide. Au centre, le nom de l’auteur : Mohammed Choukri, et le titre juste en dessous ; Le temps des erreurs. -N’y vois pas forcément un symbole, hein. C’est un bon roman. dit Ferry. Je dois confesser une sorte de vénération cosmopolistique, doxa inhérent à certaines gens de ma génération dorée, et l’exoticité dramatique de cette association de mots sur le papier cartonné attira immédiatement mon attention. A quelques rares exceptions près, la ligne éditoriale poursuivie à mon intention par mon père me satisfaisait pleinement, et l’emplissait certainement d’une secrète sérénité. Je crois que son attachement aux lettres -et plus généralement aux pages- s’est développé en prison. Il me l’a fait comprendre à demi mots, mais j’étais encore trop jeune. Nous reparlerons de cela plus tard, je n’étais pas pressée, ni inquiète. Le passé chez mon père était une sorte de réminiscence mélancolique, pas un tabou, j’ai compris rapidement que si je le désirais, je pouvais avoir toutes les réponses que je voulais. Je pense même qu’il attendait ce moment. Tout comme moi d’ailleurs, mais je voulais savourer encore un peu cette insouciance sur le déclin. Tant qu’elle serait présente, je me sentais presque le devoir de la préserver.

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Comme tous les enfants adoptés tôt, je crois, le bonheur n’est pas une frontière aux divagations égoïstes. S’imaginer dans une autre vie, au sein d’une autre famille, des valeurs différentes. Un autre être tout simplement. Je vivais régulièrement cette schizophrénie somnambule et m’en accommodais parfaitement. Je me maudissais parfois de jouir de mon cheminement, personnel et tragique, mais au fond, j’y voyais l’empreinte d’un dessein calculé, la marque d’une réelle identité. Après la première année qui a suivi la mort de ma mère, je ne me souviens pas avoir nourrit le moindre remord. J’en avais honte, mais je ne pouvais éternellement refouler cet orgueil. Ferry cultivait aussi cette embarrassante dualité je crois. Mais je la soupçonnais de s’estomper d’humilité avec le temps. Peut-être simplement était-il plus habile à la dissimuler. Comment lui en vouloir ? Il m’aimait comme on aime sa fille, et je crois que la reconnaissance à laquelle il aspirait subtilement s’est matérialisée à un niveau que je considérais avec admiration. Nous avions trouvé refuge derrière la campagne Pastré, je me souviens encore de notre arrivée dans cette banlieue verte, à mi-chemin entre Goudes et Baumettes. Même Ferry semblait un peu perdu. Il m’avait alors demandé mon avis. Je ne sais pas si il en aurait tenu compte si il avait été différent. -Alors Hannah, qu’en penses-tu ? Tu préfèrerais retourner dans le Montana ? Nous arpentions le terrain dans une douce journée de septembre, explorant ce lopin de garigue odorant qui nous avait été légué de très loin et par je ne sais qui. Il m’avait questionné sur un ton exagérément grave. Assez en tous-cas pour que je puisse saisir certains enjeux, à défaut de pouvoir les réaliser pleinement. Ce que je ne fis pas. La brise était puissante et les cigales m’amusaient, j’avais l’impression d’entendre s’y mêler le grondement timide du ressac, dont on pouvait deviner la fine écume se détacher au loin. Une symphonie naturelle enivrante. Il m’avoua plus tard que dans l’attente de ma réponse il serrait les mâchoires en espérant tirer parti d’un refus salvateur. Je n’aurais jamais pensée qu’il puisse douter de lui à ce moment-là, mais après tout, il est possible qu’il dise ça pour embaumer le récit. -C’est beau ici ! M’exclamais-je alors avec un enthousiasme profond qu’il aime parfois caricaturer. Notre sort fut scellé, et la semaine suivante, en juin de l’année 2003, nous disposions nos maigres effets dans une modeste bâtisse aux teintes ocre jaune du friable crépi qui s’était détaché par plaques, laissant entrevoir par endroit les galbes des pierres qui composaient la façade, orientée plein est.

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Les murs bistre puaient l’humidité, et pendant trois ans nous logeâmes exclusivement au rez-de-chaussée, au rythme des travaux qui progressaient lentement. Je disposais ensuite de ma propre chambre, à l’étage. La situation avait changée. J’avais maintenant seize ans, un téléphone portable, ma propre bibliothèque (une grosse étagère à moitié vide dans un coin de la chambre en réalité), mais surtout, mon violoncelle. Un instrument qui très tôt m’a enchantée par ses tons suaves et pénétrants, son physique parfait, et jusqu’à son nom, rond et chantant. Rarement une journée ne passait sans que j’ouvre l’imposant étui sur le parquet devant mon lit et ne contemple cette sculpture dans son sommeil. Je restais assise ainsi, analysant chaque détail du bois, faisant monter l’excitation. Puis je m’asseyais à l’angle du matelas, enserrait l’instrument de mes cuisses frêles et commençais à jouer. De longues notes langoureuses et graves pour commencer, puis j’avisais ensuite durant une heure, parfois deux. Ferry disait qu’il en fallait bien plus pour être une grande violoncelliste, que j’étais trop distraite. Que c’était à cause de ça que j’étais incapable d’y consacrer quatre ou cinq heures quotidiennes –selon lui le quota nécessaire pour espérer en vivre-. -Tu as du talent ! Mais pour en faire son métier, il faut travailler bien plus. D’ailleurs tu en es consciente non ? Et bien ca me convient autant comme ça. Tu as un talent, mais tu es trop jeune pour décider quoi que ce soit… Il a répété de nombreuses fois cette phrase et ses variantes. Je n’aimais pas cette façon qu’il avait de tenir l’avenir pour acquis. Je le laissais parler, exaspérée et silencieuse. Je désirais plus encore m’y investir et surtout, y triompher. J’aimais cet instrument ; j’aimais le toucher et le faire vibrer. Cela équilibrait largement à mes yeux cette inconstance dans la pratique. Je me sentais polyvalente, et comptais bien en profiter tant qu’il en était encore temps. J’avais l’impression tenace qu’il s’agissait là d’une condition à mon épanouissement, et que l’ascétisme, dans quelque domaine que ce soit, ne pourrait mener qu’à ma déconfiture. La mort de ma mère m’avait ôté cette précieuse candeur que l’on incombe à l’enfance et à l’adolescence. Mon orgueil avait convertit ce drame sinistre en une force viatique dont je me savais habitée. Il m’a toujours semblé qu’elle habitait mon père également, mais elle rayonnait différemment. Rayonner n’est peut-être pas le mot juste justement. Lui avait choisi d’en faire un usage tacite, plus profond. Cela venait probablement avec l’âge pensais-je. Pour moi, ce n’était pas la perte de ses propres parents relativement tôt qui provoquait ça chez lui. Il s’agissait d’autre chose. Je m’imaginais lesquelles, fière de ce père mystérieux et complexe.

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-Papa, je vais faire partie d’un groupe. lançais-je, comme s’il était évident qu’il s’agissait d’un groupe de musique et pire, comme si cette affirmation donnait dans sa forme le sentiment d’un désir impérieux. Ce qui était le cas cependant. Nous mangions face à face dans la cuisine, mais comme à chaque fois qu’un sujet était susceptible de le contrarier, il ne sourcilla pas. Il découpait ses côtes d’agneau avec une dextérité toute relative, indigne d’un horloger amateur. A cette pensée j’esquissai un sourire qui attira son attention. Néanmoins, il tint bon, et après un regard interrogateur, il se servit un verre de vin blanc, et reprit sa dégustation passive. Je me mis carrément à rire de cette nescience puérile, hautement connue de tous ses proches. Il sourit à son tour en secouant la tête. -Bon, je t’écoute. Un groupe de musique alors je suppose ? Un orchestre quoi ? -Ben non, si je te dis un groupe c’est que ce n’est pas un orchestre. C’est un groupe de jazz. Contre toute attente, il parut rasséréné. -Ah, ouf. Après tes péripéties, j’ai cru que t’allais me parler d’un groupe de métal ou je sais pas trop quoi. Enfin, la musique des bourrins maquillés. -Non je te rassure. Juste du jazz. Mais détrompe-toi, certains groupes de métal sont très bons… -Oui je m’en doute. Bon et plus sérieusement, vous avez un endroit pour répéter ? Et qui sont tes partenaires, je les connais ? -Marie au piano, ça je pense que tu t’en doutais. Jean-Ba et Brice : batterie et guitare. Par contre on cherche encore pour un chanteur et un saxo. -Et la basse ? -On a un plan. -Oui, enfin, un plan sans chanteur, ni bassiste, ni saxophoniste, ça fait léger pour monter un groupe de jazz. Il avait prononcé cette phrase avec une note de condescendance assez subtile pour que je ne puisse lui faire remarquer sans me sentir prise au piège, mais suffisante pour ressentir un brusque état de colère. Il vint cependant à ma rescousse. -Bon et dis moi pour les répétitions alors ? Vous avez une idée ? -Oui, chez Marie ! Je mentais, nous n’avions pas de lieu de répet’, mais de toutes façon, là n’était pas l’enjeu. -Tu t’y rendras comment ? Je ne pourrais pas toujours t’y accompagner. -Je vais travailler cet été. Je m’achèterai une mobylette. Il se leva, repus, et débarrassa mon assiette. -C’est encore un autre problème…Chaque chose en son temps veux-tu ? Si tu veux

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t’acheter cette mobylette, alors fait ce qu’il faut pour. Ensuite on reparlera de tout ça. C’était une petite victoire, même si lui-même pensait probablement le contraire. Je montai dans ma chambre démangée par une envie pressante, et jouais du Bach pendant un certain temps. Lorsque je redescendis, Ferry était à l’atelier occupé à réparer des vieux goussets sans grande valeur. Je l’observais un instant sans me monter. La porte-fenêtre était grande ouverte et malgré l’angle, je pouvais distinguer son échine courbée et ses deux mains affairées, lentes et imperturbables. Il devait probablement manipuler un spiral. Lorsqu’il se détendit, je l’apostrophai, gaie et engageante. -Papa, je peux aller chez Marie ? -Tu veux que je t’emmène ? -Non merci ! Le bus passe dans quinze minutes, j’ai juste le temps. Je reviendrai demain, ajoutais-je promptement. - Demain, onze heures à la maison. -Merci ! Il n’avait pas menti. Ma quinzième année sentait la liberté plus que les précédentes. Mon temps de vacances et de week-end n’étaient presque pas compté, à condition que je ne tire pas trop sur la corde. La perspective de marcher une dizaine de minutes avant de prendre le bus jusqu’à Dromel puis de continuer en métro avant de descendre à la plaine me réjouissait. Il devait être environ seize heures quand je pressai l’interrupteur couvert de crasse, engoncé dans une plaque de cuivre oxydée au charme désuet. Comme souvent, j’essayai de percevoir ce son qui dégringolerait du cinquième étage, mais j’échouai en raison du vent. Mon attention accaparée, j’oubliai comme de coutume de pousser sur la porte. Je sonnai une fois de plus. L’appartement de Marie était à l’image de sa mère. Agaçant. Cette dernière s’auto-complimentait à ce sujet, fière d’une décoration qu’elle qualifiait d’exotique. Un adjectif qu’elle usait sans parcimonie pour décrire une gamme de choses infinies et non-exhaustives. Ainsi, même dans sa médiocrité, elle pouvait se contredire parfaitement. Une posture qu’elle adaptait à tout propos en prônant l’art et l’interprétation, de sorte que le conflit était théoriquement inaccessible ; son avis vrai étant tributaire de l’ouverture d’esprit supputée de l’interlocuteur. L’ouverture d’esprit étant calibrée par ses soins dans le plus sincèrement mielleux des discours. De fait, c’était une femme de bonnes intentions, dotée d’un penchant douteux pour l’exotique. Sa cuisine expérimentale ainsi nommée ne pouvait subir la critique. Pas que j’eus l’impolitesse de lui adresser les miennes,

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mais c’était d’une logique implacable. Le progrès scandait-elle, justifiait l’expérimental (comprendre les gadgets en plastique de tous ordres et les couleurs criardes) dans un lieu ou la création est une « nécessité vitale ». Les termes étaient sans équivoques, d’une bêtise presque belle. Ne pas apprécier l’escalope de dinde au sirop de coco et noyée dans une sauce à la cannelle parfaitement vulgaire et indigeste devait probablement faire de moi un esprit rétrograde et à la limite du fascisme. Les pousses de soja, desséchées de patience dans un placard perméable, n’étaient pas plus appétissantes dans le coulis quinoa-framboise. Le plus angoissant dans tout ça, c’est que sa soif avide de louanges nécessitait qu’elle vous fît goûter chaque création lorsque venait une heure de repas. Si l’épreuve semblait parfois inévitable, elle était généralement de courte durée. Les portions étant d’une constance déprimante dans leur pauvreté, de sorte qu’un deuxième service eût toujours été impossible dans le cas ou l’invité aurait eu réellement faim. Une odeur âcre d’encens flottait en permanence dans les pièces encombrées de poussière et de négligence sous le regard inquisiteurs des tentures de bouddha et des masques africains. En revanche, j’avais toujours su reconnaître les vertus soporifiques de l’immonde canapé, comble de confort et de bien-être. Marie était une fille adorable, plutôt maline mais très influençable. Sa petite silhouette boulotte et charnue ne contrastait absolument pas avec son visage, fin et doux. Elle avait un sourire magnifique qui dévoilait alors deux fossettes insoupçonnables, aussi minces que profondes. Elle en usait par timidité et non par vanité, ce qui lui attirait les attentions d’une franche proportion de la communauté masculine. J’y eu droit lorsqu’elle ouvrit. -Entre ! Ma mère est partie pour la nuit ! -Ohohh ! Elle me fit une bise aux senteurs de printemps. Point d’encens à l’horizon. C’était encore une de ses qualités. Son amour pour une mère divorcée et dévouée préservait sa morale avec ardeur. Des observations répétées m’avaient convaincue du fait que mère et fille n’étaient pas d’accord du tout. Surtout fille. Marie, lorsqu’elle était seule, ne mangeait jamais « exotique », ou rarement. De même, elle évitait l’encens, et elle ne sautait pas sur le moindre prétexte pour clabauder sur le RPR, ou simplement faire semblant de parler politique. Je l’aimais beaucoup pour ça ; cette loyauté désuète et effacée, si spontanée qu’elle vous aimante l’affection dans une compassion instantanée. Quoi qu’il en soit, j’acceptais la nouvelle avec bienveillance, et filais me laisser choir dans le fameux

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canapé après avoir salué sa mère en partance. -On fait quoi alors ce soir ? Elle m’avait parlé de ses doutes au téléphone. Faire une soirée chez sa mère impliquait une rigueur non-négociable de la part des invités. Marie détestait l’idée qu’elle puisse se faire du soucis à propos de ses fréquentations. La saleté c’était une chose, mais de récents épisodes chez un type du lycée lui avait foutu un peu les jetons. Refouler du monde en soirée n’était pas chose facile car très mal vu en général. On passait alors pour un radin, un pisse-froid et tout un tas de trucs dont personne n’avait vraiment envie de se traîner l’image. Il me semblait que j’étais là pour apporter mon soutien et mon aide, maintenant c’était clair. Je lui en fus reconnaissante. -Ben, j’aurais voulu faire quelque chose ici…ça n’arrive pas tous les jours… -Mais tu n’es pas obligée d’ouvrir les portes à dix-neuf heures ! Regarde. On reste dans le coin ce soir sans trop parler de la suite, on boit quelques verres, en terrasse, et puis on écrème par la durée. Un peu avant la fermeture, vers une heure, une heure et demie, les moins hardis et les plus vicieux auront déposés les armes et nous on remonte ici avec les meilleurs…Qu’est-ce que tu en penses ? -C’est vrai…c’est simple et plutôt efficace. -Ben oui. Et on sait déjà plus ou moins qui restera… -Haha. Coquine. Risqua-elle dans une allusion à un mec que je surveillai au lycée depuis quelques semaines. -Tu peux parler ! Nous nous répartîmes quelques numéros de téléphone chacune, deux ou trois. Le bouche à oreille ferait le reste. A vingt heures, il faisait encore bon. Je contemplais le tronc d’un platane. L’écorce de cet arbre m’intriguait depuis un certain temps. Son aspect changeant rappelait les touches sableuses et grasses sur les toiles de Lucian Freud en été ou à midi. (Mon père avait insisté pour que je l’accompagne un week-end à Paris l’an dernier. C’est l’expo dont j’ai le meilleur souvenir, lui n’en a pas dit grand-chose…) Lorsque la luminosité s’estompait ou que les journées dégraissaient, elle se faisait plus dangereuse, et profonde, le cliché aérien d’une lagune marécageuse. -Tu regardes quoi ? Nader devenait timide et curieux avant d’être bourré. Le reste de temps, il était trop occupé à avoir l’air d’un Homme. Je l’appréciais bien dans ses deux états. Il ne manquait jamais d’être drôle, c’était le plus important. -Je regardais le platane. Mais rien d’important. Salute ! dis-je sans vouloir dévoiler mon ressenti sur le joint d’herbe. Nous fîmes cul-sec. J’observais tour à tour les attablés, une bonne quinzaine de

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lycéens et autres, agrégés dans la plus totale anarchie, laissant tables sans sièges et itinéraires obstrués sur une terrasse de café déjà bondée. J’eus une pensée pour les deux serveurs affairés, sourds dans le brouhaha artificiel, et ressenti un vague sentiment de honte rapidement balayé par la discussion entamée. Celle-ci s’attarda –comme très souvent- sur d’éventuels blocages et manifs dès la rentrée de septembre, et l’émulation grimpa instinctivement. Le sujet de fond ne survivait en général pas plus d’une dizaine de minutes et n’intéressait pas outre mesure. D’ailleurs, mis à part les pseudos littéraires (présents au nombre de deux ce soir là), plutôt calmes, personne ne s’en cachait sérieusement. Là était une occasion de ne pas aller en cours, et bien peu irait faire cramer des poubelles devant les grilles. Qu’il s’agisse de couardise ou de morale, nous avions la décence de ne pas défoncer nos infrastructures sous couvert d’une réforme que nous n’apprécions pas sans réellement savoir pour quelle raison. Eclater les rétros des voitures stationnées, faire semblant de balancer des canettes vides sur les flics ou bloquer le Prado, par contre, ça nous semblait sympa. Tant que nous n’étions pas en cours… Le consensus était facile à obtenir en ce qui concernait les manifs. Une seule pour moi, pas plus. Ensuite, je serai lassée et j’aurai envie d’aller à la plage, c’est certain... Bien qu’on m’ait souvent qualifiée de « très Française » par ma personnalité et mes idées, ce comportement fédérateur dans la révolte m’impressionnait. Non pas que j’en fus une éperdue supportrice, mais c’était tout simplement à part, et les motivations discutables qui pouvaient incomber à ce type de mobilisations n’enlevaient rien à mon admiration car elles n’étaient jamais prédominantes. Je ne disposais d’aucun point de comparaison, mais le simple fait de rassembler tant de différences à cet âge cruel et avec une réactivité presque spontanée me paraissait tout bonnement remarquable. Ca l’était d’autant plus que les réseaux sociaux n’avaient pas encore intégrés l’attirail occidental contemporain. Je demandai un autre rhum arrangé. Tout en formulant ma commande, je ressentis la douce exaltation de l’alcool gagner mes sens avec une agréable détermination. Il y eut un vomi incontrôlé sur le trottoir de la part de Bruno, suivit d’une invitation du vigile qui nous invita à quitter les lieux avec une courtoisie que nous ne méritions pas vraiment (en plus du désordre pas cher payé, on avait pas mal profité des errances en calculs de ses employés). Nous nous exécutâmes, non sans les aboiements furtifs des quelques grandes gueules qui nous accompagnaient.

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L’inquiétude de Marie s’était vraisemblablement diluée dans les pintes qu’elle avait englouties, et elle invita nos fougueux serviteurs à la rejoindre chez elle sitôt qu’ils auraient sus s’affranchir de la corvée d’alcool mais ils déclinèrent, attendus autre part. Iris était plus ou moins mon amie. La cruauté des ados m’aiguillait régulièrement vers une conclusion atroce que je gardais pour moi-même. Où qu’elle allait, c’était une grosse. En tous cas, c’était ainsi que je la percevais, et je soupçonnais ne pas être la seule. Marie, derrière son éternelle réserve, me l’avait une fois avoué à demi-mot, Iris se sentait mal sous le regard des autres, et à cause de ça elle mangeait, ce qui n’arrangeait rien pour la suite. Le dégout qu’elle m’inspira depuis lors s’installa bien confortablement. Sa « différence », prétexte à l’abandon, me conforta dans une attitude assez intolérable qui consistait dorénavant à l’éviter gentiment. Elle calculait chacune de ses actions dans l’expectative d’une reconnaissance accrue reposant sur un futile jugement. Dans cette optique, Iris consacrait toute son énergie à donner l’illusion d’une pétulante allégresse, grossière dans l’interprétation et dont nous étions régulièrement pris à témoin. Sans surprise, elle se désigna comme volontaire pour accompagner les garçons en vociférant les paroles désinhibées d’une chanson de la FF. Un groupe de rap local qu’il faisait bon savoir réciter de mémoire, surtout en tant que fille (c’était presque indispensable pour les garçons). Nous jugions durement. Une amie de Marie que je n’avais jamais vue avant ce jour beugla à son tour, persuadée de l’effet –réel ou non- de l’alcool qu’elle avait absorbé un peu plus tôt. Ce comportement honteusement ostentatoire était légion à cet âge, sans que je ne pusse toutefois jamais m’y accoutumer. Un rituel idiot endémique au genre féminin dans son état juvénile, supposé souligner l’émancipation et la liberté de mœurs. Chacun y alla de sa petite phrase pour dénoncer la pénibilité induite par ce colimaçon aux nez de marches balancés et instables. Ce que Marie désignait tendrement comme des Pas de souris. Un vocabulaire qu’elle tenait de sa mère, provençale jusqu’au bout des ongles. J’y pensais dorénavant chaque fois que je devais gravir un escalier sans manquer d’esquisser un léger sourire. Un voisin ouvrit sa porte pour nous inviter à la fermer alors que nous gueulions comme des bœufs dans la cage d’escalier, mais nous continuâmes sans en faire cas et il admit cela. Je pénétrai dans l’appartement vide avec la ferme envie de terminer la nuit

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déchirée. J’avais la chance d’apprécier certains alcools alors que la majorité de mes amies devaient pour subir l’ivresse salvatrice surmonter un écœurement parfaitement répulsif. Je crois que j’aurais fais la même chose à leur place, le pathétique n’est parfois pas une entrave suffisante. Ma conscience, aussi lucide fût-elle, n’aurait pu briser ce paradoxe de l’âge. Le ravitaillement en alcool décupla ces instincts primaires à en juger par les soupirs ampoulés qui résonnèrent en écho à la sonnerie annonçant le retour de l’autre moitié des invités. Je n’étais pas la seule dans ce cas. Néanmoins, je choisis de préserver ma dignité et restai silencieuse, sans toutefois pouvoir contenir une mine subitement enthousiaste. Je décidai d’envoyer un ultime message à mon père. Il s’agissait-là d’une condition inébranlable à ma liberté nouvelle, et je l’appréciais comme telle. Ca n’était pas une corvée et je n’y avais pas dérogée depuis l’obtention de ce progrès social, obtenu loyalement. Je fourrageais dans le tréfonds de mon sac à la recherche de mon barreau de shit pendant une bonne minute avant de pouvoir mettre la main dessus. Je l’en extirpais avec discrétion, mais la question que je redoutais ne tarda pas. -T’es allée toucher ? -On dirait bien… -T’es allée où ? -Bassens. La plupart de mes amies fumaient du cannabis, mais le fait de m’être moi-même déplacée pour y parvenir pouvait sembler incongru en raison de ma consommation raisonnable. C’était à présent mon avis également. Fabrice était comorien ; musclé et sec comme une souche. Nous nous connaissions depuis le début du collège via la MJC de Belsunce (à l’époque j’avais insisté pour faire de la boxe ; rapidement abandonnée), et entretenions une relation d’amitié aussi sincère qu’intangible. Son comportement erratique lui conférait une personnalité que je trouvais attachante, mais une réserve maladive entravait ses ambitions lorsqu’il dépassait les frontières de Félix Pyat, le quartier qui l’avait vu grandir. Il y était intrépide et parfois respecté pour son âge quand ses contemporains avaient tout à prouver. Il avait fait le voyage depuis l’Afrique dans le ventre de sa mère, mais comme beaucoup de fils d’immigrés, son amour pour la ville n’avait suffit à effacer les cicatrices d’un périple dans lequel il avait perdu de maladie intestinale son frère aîné, à jamais inconnu. Néanmoins, la nouvelle vie n’avait pas tenu toutes ses promesses. Mon père l’appréciait autant que moi, et nous allions parfois déjeuner dans le

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restaurant où il avait récemment obtenu un poste de commis, boulevard du Cabot. En ces sporadiques occasions, Ferry soufflait parfois un compliment anonyme au serveur, vantant les qualités d’une cuisine simple, mais réussie. Je ne pouvais pas râler car au fond, c’était juste. Bientôt, nous fûmes tous assez enivrés pour danser sans gênes et renverser la moitié du contenu de nos gobelets sur le parquet déjà péguant. Les éternels classiques de rap régionaux donnaient la réplique aux beats schizophrènes préparés par des DJ aux noms germaniques imprononçables. Alors que je me décidai à céder aux sirènes hurlantes de Nader ou d’un autre -ou de personne, je n’étais pas encore certaine- une ou deux âmes heurtées allaient se réfugier bruyamment dans les toilettes à tour de rôle pour se vider l’estomac. Autres sirènes, moins agréables et cependant inévitables qu’il faudrait feindre d’avoir oubliées le lendemain. Chance ou don, je ne savais pas, toujours est-il que j’ai la satisfaction de ne m’être jamais livrée à ce genre de spectacle. En de similaires circonstances, j’entretenais l’illusion de la maîtrise de mes propres émotions, et même si il m’arrivait de ne plus tenir debout, j’évitais précautionneusement d’en faire une représentation publique. Le plus souvent en de pareils cas, je filais au lit. Je me réveillai un peu après neuf heures aux côtés de Marie, respirant bruyamment, humide de sueur sous la couette que j’avais dû repousser dans la nuit. Je pénétrai le salon vide où régnait une ambiance mythologique. Les pendeloques en verre du lustre patiné en place dans le couloir concentraient la réverbération de l’intégralité des rayons qui s’étaient faufilés à travers la fine meurtrière laissée ignorée des rideaux. L’appartement était vide ou presque. Je préparai un simili-café soluble sans sucre en sachant déjà que j’irais bientôt me saisir du violoncelle de mon amie, rangé dans une penderie du couloir de l’entrée. J’eus tout le temps d’y songer avec excitation alors que je m’apprêtais à déguster de la poutargue sur des tartines beurrées. Un ami de sa mère la produisait lui-même, et leur faisait régulièrement présent de cette poche vêtue de cire. Marie m’avait invité par anticipation à me servir à foison lorsque je serais réveillée. Je fus heureuse de m’en souvenir. Je dégustais donc ces « œufs de mujous » ainsi qu’elle me l’avait expliqué, et la richesse des saveurs me fit clore les yeux de plaisir. Je me retins de succomber ; j’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’un met devenu rare. C’est Marie qui m’avait attirée vers le violoncelle avant de s’éprendre du piano.

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Depuis, elle n’y touchait que très rarement, et étant relativement souvent chez elle, il était en quelque sorte devenu mon violon d’appoint. Les premières notes subirent le contrecoup de mon excitation. J’avais effleuré les premiers sons avant le mouvement andante du concerto pour violons de Brahms, et comme à l’instant d’ingurgiter la poutargue, un plaisir similaire se répercuta au niveau de mes paupières. La comparaison me fit tousser et glousser à la fois, jusqu’à m’embarquer dans un rire aussi frénétique qu’incontrôlable. « CONTINUUE ! » Marie avait poussé sa voix depuis la chambre. Je repris immédiatement mon sérieux. Motivée par l’orgueil que son attention dévoilée suscita je me redressai, l’archet convaincu, et entamai le mouvement de nouveau. Pour l’avoir travaillé depuis plus de deux ans, j’en connaissais de nombreuses interprétations. Pour la mienne, il fallait à tout prix conserver la dualité entre les deux cordes basses après les quatre-vingt dix premières secondes. Les languides sonorités d’introduction que je décidais d’appuyer en nuance me lancèrent pour environ cinq minutes de solo. Je n’y regrettai après coup que quatre fautes majeures, et ressentis la sensation de n’avoir plus de sensations, ce qui m’enchanta entièrement. Je n’entendis que l’écho des applaudissements qui tentaient de crever portes et parois. J’en distinguai au moins deux, dont un allant en s’intensifiant. Nader se présenta, simplement couvert de son caleçon pull-in, difforme et criard. -Et ben putain ! OUhouu ! » T’es une cachottière toi ! Je me sentis brûler du cœur aux yeux. -Merci. Je ne savais pas que tu étais là. Je n’aime pas trop jouer devant des gens -Ouais ouais c’est ça fais ta maline. Je dormais dans la chambre matrimoniale, quelqu’un m’a pointé hier soir. Il fit une moue surprise et sans pause. Allez rejoue un truc vite-fait. Je me souvenais l’avoir embrassé, mais pas l’avoir rejeté…j’avais sûrement une bonne raison. - Nader, tu peux aller faire le lit s’il te plaît ? Ma mère rentrera d’ici peu… Coupa Marie. Comme la plupart d’entre nous, Nader était plus agréable lorsqu’il était seul, ou presque. Il fila refaire le lit, et s’éclipsa non sans un regard plein d’implicites, qui de fait m’amusa. A peine la porte se referma-t-elle que j’entendis le crissement de la mâchoire du piano droit. Marie jouait divinement bien, je pouvais anticiper ses variations et elle répondait aux miennes avec la même justesse. Je rentrai à la maison fatiguée et terne. Usée de la nomadisation de mes dernières vingt-quatre heures, et plus encore à l’idée de devoir faire mine du contraire.

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-Alors, c’était bien ? -Pas mal du tout. On mange quoi ? C’était très rhétorique, car l’odeur des pieds paquets était inimitable. -Des pieds-paquets. Vous avez bu quoi ? Ca aussi, c’était très rhétorique… -Du Yop et du Perrier. rétorquai-je. J’aurais voulu rester de marbre mais ces derniers mots m’arrachèrent un sourire sans permission. - En tous cas à voir tes yeux ce n’était sûrement pas du cidre. -Ben non puisque c’était du Yop. je ne le laissai pas répondre. Mais ca va papa quelques bières, un peu de vin, et c’est tout. Il regarda sa montre, une Vulcain cricket, « la montre des présidents », disait-il avec une ironie modérée. C’était le slogan de la marque, effectivement proche des présidents de la république des USA, par tradition. Cette montre rappelait l’Amérique à mon père, c’est pour cette toute simple raison qu’il la portait autant. -Va prendre ta douche, on mange dans vingt minutes. Je m’exécutais. Je pris ma place habituelle. Nous étions tous deux très conservateurs à propos des lieux de séance. Sous la treille pesante de vignes verdoyantes, les abeilles se relayaient dans un bourdonnement apaisant. Au loin, le Napoléon Bonaparte s’engageait une nouvelle fois dans son acquise conquête, drapant de sombre son cotonneux sillage. Je me servis la première, sans lésiner sur les carottes. -Ca te dirait d’aller en Norvège au printemps prochain ? Il attendait ma réponse comme si elle était évidente. En réalité, sa propre question ne l’était pas vraiment. -En général tu prévois deux jours à l’avance…ca me plairait bien, on est jamais allé au nord. Tu veux voir quelqu’un là-bas ? Je sentais bien que oui. -On n’a pas assez parlé de ton père. Ton vrai père. Je ne connais qu’une chose, c’est le nom de son village. Je pense qu’il serait intéressant pour toi de connaitre son histoire. Une partie du moins. -Je n’en ressens pas l’envie, ni le besoin d’ailleurs. -Ca n’y change pas grand-chose. Je pense que nous irons tout de même. Et puis tu l’as dit, nous n’avons jamais dépassé Paris. Il serait temps d’y remédier. Je ne comprenais pas la raison de cet acharnement et je retins mes larmes. Le printemps était bien loin ; y penser en pressant les carottes contre mon palet eut un effet adoucissant. -T’as vu Marius aujourd’hui ? -Il a promené ses cabris sur la crête ce matin. Il y est sûrement encore. D’ailleurs je

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ne t’avais pas dit ? C’est lui qui m’a conseillé pour le livre. Je ne compris pas instantanément, puis me remémorais le petit pavé découvert à l’hôpital. Je dus cacher ma déception ; je ne pensais pas qu’il aurait eu besoin de quelqu’un pour le conseiller en littérature. Encore moins pour offrir un cadeau à sa fille. Je le regardais avec des yeux de carpes qu’il ne parut pas du tout savoir interpréter. -J’irai le voir tout à l’heure. -Tu n’oublieras pas de laver la vaisselle. J’acquiesçai en dressant un bref inventaire visuel de ce qui ne passerait pas au lave-vaisselle.

Marius: le dernier chevrier de Marseille. C’est ainsi qu’il se présentait parfois en riant. Ses cheveux crépus et d’un gris délavé poussés en buissons épars sur un crâne en forme de pyramide retournée. Sa frêle mâchoire probablement plusieurs fois cassée –c’est la seule explication valable que j’ai trouvée- pendait à ses tempes comme une pièce rapportée, chahutée par un jeu latéral plutôt perturbant. Ses pommettes rebondies tâchées d’un brun appuyé soutenaient des yeux agiles et espiègles. Mon père dit que sans lui, nous n’aurions pas pu emménager dans la maison, ni même posséder ce que nous possédions.

Je ne sais pas exactement pourquoi mais je le crois volontiers. Je suppose que la réponse pouvait supposer quelques craintes. Fonder mon admiration sur un secret était le choix que j’avais fais dès le départ. Jusqu’ici je n’avais jamais eu à m’en plaindre.

Marius était un homme charismatique, il n’y avait pas de meilleur adjectif. Plus cultivé qu’un khâgneux, mais aussi bien moins engoncé. A la théorie il joignait la pratique, c’était un véritable couteau-suisse. Capable de réparer un filet de pêche avec un seul outil, de creuser des fondations ou de réparer quatre-vingt pour cent du parc automobile pré-2000. Il communiquait avec les chèvres par la parole, en tous cas les siennes, assurait-il sans lassitude. Papa ne le croyais pas contrairement à moi, et c’est l’un des rares point de discorde qui perdure encore. Marius ne s’appelait pas Marius. J’avais une fois entendu son vrai prénom, mais c’était sans importance, même le facteur l’appelait Marius. Il était arabe-juif d’après ce que j’avais retenu des vaines et impatientes tentatives de mon père destinées à m’éclairer. Je n’étais absolument pas au fait de notre histoire contemporaine, et celle du proche et moyen orient représentait pour moi un opaque capharnaüm à propos duquel j’entretenais une ignorance consentie et pas vraiment assumée.

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De cette histoire j’avais retenu quelques mots aux sonorités biseautées. Il était originaire d’Essaouira au Maroc, cité qu’il habitait au cœur du mellah. Il vivait ici depuis assez longtemps pour penser que se présenter comme un chevrier relevait de la normalité, et disposait du plus beau cabanon de la calanque de Marseilleveyre, à trois kilomètres plein sud au plus court par la garrigue, de l’autre côté de la crête.

Le cri des gabians éternellement affamés contribua à refouler une flemme qui s’annonçait coriace car j’aurais bien fait le trajet en silence. Une visite à Marius justifiait amplement de traverser la langue comme on l’appelait, mais ça sonnait toujours mieux sur le chemin du retour, bien moins raide. Les variations étaient innombrables, mais j’avais mes préférences, définies en fonction de la difficulté du parcours, de la position du soleil dans le ciel ou des lieux de nidification d’oiseaux. Durant des années, je ponctuais mes dimanches de fantastiques séances didactiques, instruites par Marius, amoureux d’une nature qui était la seule à n’avoir jamais acceptée ses frasques. Ferry disait qu’il aurait fait un excellent professeur. C’était évident mais confortable à penser. Il en fut empêché pour une raison que j’ignore, mais les digressions historiques et idéologiques qui l’animaient avec une verve qui tendait à l’hystérie auraient été incompatibles avec toute fonction de cet ordre. Mon père lui avait donné toute sa confiance alors que je n’étais encore âgée que de sept ans, une garantie bien suffisante, d’autant que sans cet accompagnement pittoresque, les divagations dans la garrigue m’étaient alors interdites sans présence adulte.

Marius avait passé la majeure partie de sa vie à élever des chèvres –ou autres animaux- au milieu des livres. Il connaissait le grecque, l’arabe et le latin, et chaque pousse vivante que nous avions croisés aux cours de nos évasions était formulé de sa bouche dans les deux dernières langues. Après quoi j’essayais de mon propre instinct de m’en emparer par imitation.

Il n’eut pas été aisé pour un novice de rejoindre l’autre versant de la langue, mais avec la pratique, il suffisait d’éviter les nombreux pierriers en devers en longeant les strates de calcaire qui se relayaient en escalier. Le procédé était le même pour redescendre de l’autre côté. Je stoppais un moment, interpellée par la teinte d’une mince et inaccessible parcelle entre deux petits éperons sur l’autre versant d’une petite cuvette abritée qui précédait la crête. Le vert contrasté et pastel des feuilles géométriques et fournies à la base ne laissait pas de doutes. Pas plus que

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les larges pétales des fleurs que l’amateur confondait de loin pour des genêts. Biscutella cichoriifolia, pas de doute possible. Jusqu’à maintenant, les seuls spécimens que j’avais pus contempler se trouvaient au cœur du massif de la Ste Baume. Marius me les avaient enseignés. J’imprimai bien l’endroit et repris ma progression, éprise d’une allégresse que je savais contagieuse. J’en gratifiais de mes rires quelques insectes, une mouette tridactyle ainsi qu’un lapin de garenne qui bondit presque entre mes pas.

La dernière intersection était particulièrement délicate à visualiser, surtout à partir de la période de pousse des chênes verts, dissimulant avec jalousie cette trace inconnue de leurs tendres et verdoyantes croissances. Passée cette ultime entrave, il suffisait de guetter les troncs des pins fatigués, guettant les flaches laissées béantes par le pic épeiche qui niche dans ce coin s’en jamais s’en éloigner. Son chant ; gamme d’aigües explosifs et rugueux, immédiatement reconnaissables. Le cabanon de Marius était à bien des égards singuliers, à l’écart des cinq autres dans la calanque, celui-ci était un peu en retrait, et tenait plus de la grange de fermier que de la cabane de pêcheur. Il était peu spacieux et spartiate, dénué de toute commodité triviale. Il y vivait avec le minimum, déjà bien suffisant pour lui. Une vie totalement émancipée de la doxa consumériste qu’il abhorrait sans nuances et qu’il pouvait mener à bien avec l’aide logistique parcimonieuse mais régulière d’un ou deux amis, dont mon père, ainsi que celle de son cyclomoteur, entretenu avec rigueur. Souvent, je désirais être d’accord avec lui, mais le simple fait de me doucher à l’eau froide ou de m’éclairer à la bougie m’aurait été insupportable. Il m’avait confié avoir déjà mangé des herbes pour (tenter) de se nourrir. C’était en temps de guerre, et il n’était pas plus âgé que moi aujourd’hui. M’envisager dans une telle situation m’apparaissait tout bonnement impossible. L’inanition, même en habits de filigrane, était pour moi une sensation étrangère et la lucidité qui parfois jaillissait plus fort que les bons sentiments soulignait ce fossé qui me distanciait d’un discours que je n’avais de choix que de respecter.

Après les politesses pas toujours d’usage (selon son humeur, et la mienne je dois l’avouer), il m’invita à déguster du rouget, puis un verre de vin, seul luxe qu’il s’accordait sans mesure. Depuis mon anniversaire, il me proposait toujours un verre de vin le dimanche. J’aimais plus l’attention que le nectar et ne déclinais jamais l’invitation. Il me servit généreusement, comme il en avait l’habitude, puis

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nous nous installâmes sur sa terrasse herbeuse ; parcelle inégale perchée quelques mètres aux dessus des flots, abruptement tronquée par une digue naturelle de rochers plongeant dans les reflets bleus et verts. Face à nous, l’île de Jarre et ses satellites. « La petite Indonésie » comme l’appelaient les parents du coin pour galvaniser leur téméraire progénitures à l’heure de l’aventure. En tous cas, c’est dans cette optique que j’avais fait de nombreuses fois la traversée d’environ huit-cent mètres à bord d’un « gros » vaisseau gonflable jaune canari que seuls les adultes avaient le pouvoir de faire réellement progresser grâce aux pagaies.

-Alors, quand est-ce que tu viens me jouer du violoncelle ? Je savais qu’il emmenait souvent près de notre maison paitre ses quatre dernières bêtes pour pouvoir m’écouter. Je joue toujours fenêtres grandes ouvertes lorsqu’il fait beau temps, peut être pour l’aspect théâtral…mais j’y trouve un supplément de plaisir indéniable.

-J’étais sortie ce matin

-Oui ton père m’a dit. C’était bien ?

-Pas mal. Nous trinquâmes plus rudement que je ne l’aurais voulu.

Ferry. Norvège : 2005

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La piste noire et luisante surgit au hublot quand je l’attendais un kilomètre plus en aval. A peine le temps pour mes tripes de se nouer que l’appareil entamait son effrayant balai sur le tarmac détrempé, louvoyant de gauche à droite à la manière d’un essuie-glace géant. Je me jurai à ce moment-là d’en coller une au pilote qui se prenait pour Jean Ragnotti sur le Monte-Carlo dès que je passerai à sa hauteur en quittant cet engin de mort. J’observais discrètement par-dessus les dossiers mais ne trouvai qu’une impavidité somnolente. Une ou deux grimaces tout au plus. Même Hannah n’avait pas bronché ; tout juste la secousse l’avait-elle extirpée d’une rêverie silencieuse. -On est arrivé ? -Oui. Il fait un temps superbe. Elle se pencha trop légèrement, ses yeux brouillés cherchèrent la lumière du hublot. Lorsqu’elle y parvient, elle pouffa d’un rire spontané mais encore un peu frêle. -En effet. C’est comme ça la Bretagne ? Il était strictement impossible d’apercevoir le début d’un rayon. Le ciel n’était qu’une lourde couette grisonnante et bleuté suspendue à vingt mètre au dessus du sol. -C’est comme ça la Norvège. Je n’étais pas certain que la poésie d’une semaine sous la flotte l’emportât réellement sur l’allègre perspective d’un séjour lumineux. Reste que je me devais de montrer l’exemple. Rien de pire que de voyager avec deux ados qui font la gueule. D’ailleurs, je crois que j’aurais commencé à regretter d’avoir amené Marie à la minute ou je l’ai vue grimper dans la voiture en direction de l’aéroport si je ne m’interdisais pas de regretter quoi que ce soit. Je comptais beaucoup sur Hannah pour tempérer toutes ces hormones. Après tout, la petite ne serait jamais venue si Maya ne m’avait pas convaincue d’accepter. Ou bien elle aurait boudé. A ce propos, je devais encore une fois combattre un regret d’une ampleur presque similaire au premier. Heureusement, le fils de ma compagne avait trouvé refuge dans le foyer paternel, et à ce propos on ne parlait plus de regret mais de torture. En tous cas c’est ce qu’il essayait apparemment de faire comprendre à sa mère inflexible. J’appréciais ça. Par ailleurs, Hannah elle-même avait suggéré de son gré l’intrusion déroutante de Maya dans cette épopée. Je me retrouvais embourbé jusqu’à la garde et déplorait une empathie sentimentale excessive. J’aurais espéré un voyage avec ma fille et c’est tout ; ultime sagaie susceptible d’éperonner ce qui subsistait de son enfance pour la ramener à moi le temps d’une quête égoïste. Nous passâmes notre première nuit à Oslo, dans un hôtel trois étoiles à deux-cent

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quatre-vingts euros la nuit. Fois deux en comptant la chambre des filles, donc. L’établissement était plutôt ostentatoire, les chambres impeccables mais minuscules. Le premier petit-déjeuner fut un moment d’intense découverte, aucun d’entre nous quatre n’ayant jamais eu l’occasion de goûter les spécialités locales. Je me suis empressé de les dénigrer selon une classification que toutes trois auraient jugée hâtive et inappropriée. Après deux bouchées d’une chose tiède à la texture de glaire, j’avais dressé mon analyse : Aliments norvégiens : de couleur pâle, souvent dans les jaunes/blanc cassé, de forme aléatoire, dépourvus de tout fumet à l’image de leur goût, subtile déclinaison du néant. Je décidai de me ruer sur les tartines, le beurre et la confiture, sans beaucoup plus de succès je dois l’avouer. Je terminai sur les œufs au bacon, classique indémodable qui me rassura. -Pourquoi tu manges des œufs au bacon ? Il y a plein de choses variées. Maya usa d’un ton assez mielleux qui pouvait le cas échéant servir de caution à son auditoire passif au cas où je deviendrais désagréable. -Parce que le reste n’est pas à mon goût. Je lui adressai un sourire provocateur. -Tu n’as rien goûté justement. - Si par rien tu entends trois aliments différents, alors tu as raison. J’aperçus Marie refouler un rire discret. J’avais déjà remarqué qu’elle était sensible à mon insolence naturelle. Une barrière éthique supplémentaire que j’allais devoir me fixer pour de pas lui donner de mauvaises idées avec son propre père. Je me félicitai intérieurement de cette intransigeante morale. -Et bien pourquoi pas un quatrième. Elle déposa une franche cuillerée d’une épaisse solution blanchâtre et grumeleuse en plein milieu de mon assiette. J’abhorrais ce genre de comportement, mais il fut paradoxalement un acteur déterminant dans l’évolution de notre statut relationnel. J’aimais cette ténacité dans l’idée et dans l’échange. Ce dédain dont elle me gratifiait parfois et dont j’avais besoin pour rebondir. Hannah avait réussi à s’acheter sa propre mobylette à force de jouer du violoncelle sur le cours Julien où au parc Borrely. C’est dans ce dernier endroit que s’était présentée à elle une chanteuse semi-professionnelle de fado portugais, généreuse en louanges et paroles. Né en France de l’alliance d’une portugaise et d’un corse, elle avait renoncé tard à sa thèse de droit pour se consacrer entièrement à sa passion. Sa voix haute et légèrement voilée lui conférait un charme pouvant opérer même au téléphone. Un bon prétexte pour lui confier

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certaines tâches administratives que j’évitais comme un enfant de quatorze ans. Elle avait obtenue une audition pour Hannah qui l’avait sournoisement invitée à prendre un café à la maison. Elle avait eu du nez. Maya était plutôt grande ;plus d’un mètre soixante-dix. Sa chevelure mi-longue souvent rattachée à l’arrière du crâne dégageant sa nuque délicate. En bon passionné d’automobile, Colin n’avait pu passer à côté d’une comparaison industrielle : « Mon dieu quelle bombe ! Elle aurait pu être l’œuvre de Chris Bangle ». J’avais appris l’instant d’après que ce patronyme était celui du patron du design BMW de ces dix dernières années, et qu’il était connu pour ses surfaces alternées concaves-convexes, prodiguant de superbes effets de surface. Ce compliment, référence aux arcades et au menu nez tranchant de mon amie (plus encore sûrement à sa poitrine parfaite et à son cul bien rond) , fut pour moi une véritable satisfaction. L’avis de mes amis sur mes fréquentations, de quelque nature qu’il fût influençais irrémédiablement le mien. Les mains habiles et les yeux verts aux grands sourcils de ma cantatrice velue avaient achevé de me persuader. Des tâches de rousseur constellaient une zone très localisée juste à la pointe des pommettes. Oslo donnait aux touristes l’impression d’une ville paisible et sans touristes. Je m’y attendais un peu, mais il est vrai que la purée de pois dans laquelle marinait le dernier étage des immeubles aux couleurs de pâtisseries anglo-saxonnes nous asséna un léger coup au moral. Pour ma part j’y voyais surtout la symbolique naturelle d’un voyage nostalgique. J’ai toujours théâtralisé mes émotions pour que les moins agréables -ou les plus surprenantes- revêtent une tenue homérique. De fait, je récolte par la suite des souvenirs bien plus intenses. -C’est de la positivité, ni plus ni moins. J’étais resté comme deux ronds de flan lorsque Colin m’avais sorti ça l’année dernière. Ernest avait hoché la tête en signe d’approbation comme si cela coulait de source, l’air de penser que j’étais un demeuré complètement snob. -Mais non c’est l’inverse, c’est le tragique… Hannah avait rétorqué à la volée depuis la cuisine. Vu leur mine incrédule, je pense que mes deux amis n’ont pas dû saisir. Quant à moi, je décrochai un immense sourire à ma fille. Nous descendîmes du train à la gare de Vossvangen –Voss, pour les intimes-. Les habitations étaient concentrées sur le versant est de la vallée, prises en étau entre un lac longiligne et la voix ferrée, à flanc de montagne. Nous arrivâmes après quelques heures dans ces wagons lents et verts. De sublimes voitures couleur

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sapin, élégantes et parfaitement entretenues malgré leur allure de pionnières, arborant en caractères immaculés la mention FLAMSBALA sur leur flanc. Pour une raison que j’ignore, le dénivelé de la ligne était précisé en français au dessus de certaines fenêtres. A chaque arrêt –une bonne dizaine jusques là- ou presque, je m’accointais aux fumeurs compulsifs pour embrasser l’environnement d’un regard sans filtre. Eparpillés sur le quai, presque tous touristes ; horde d’aspirateurs luttant contre le temps à grands renforts d’inspirations goudronneuses. J’admirais ce train tout en cherchant des yeux le futur gagnant ; celui qui serait plus proche du filtre quand le couperet tomberait. Le bourreau dans son habit bleu usait alors de son arme, strident sifflet qui s’éveillait d’un souffle, sonnant le glas des bouffées déchirantes. Marie et Maya étaient plutôt douées à ce jeu, même si elles n’atteignaient presque jamais la moitié de leur cigarette. Hannah nous accompagnait de temps en temps, feignant l’indifférence alors que j’étais parfaitement au courant qu’elle aurait bien voulu s’en griller une elle aussi. Je profitais de cette période ; bientôt le remord de l’aveu cèderait à celui du mensonge, et elle réclamera le droit à fumer sur la terrasse ou dans sa chambre. Attendre était la seule chose à faire. Le sifflet trancha dans mon égarement comme un jambon Belota et nous rentrâmes nous réinstaller, prêts de nouveau à hypnotiser les vitres derrières lesquelles un mélange de lune et d’éden défilait tour à tour. -Je me demande si les conducteurs de cette ligne disposent de leur propre chronographe… dis-je alors que nous quittions le rail pour de bon. -Tu es bien le seul. Allez les filles, l’hôtel n’est pas loin. -Pourquoi on est obligé de faire tout ça ? Le but c’est d’aller à Ulvik, non ? commenta Hannah. J’aperçus la moue compatissante de Marie, aux prises avec sa valise récalcitrante. Je m’attendais à des réclamations, mais pour être honnête, pas si tôt. Maya me prit la main. Subtil message implorant la clémence qui me vexa légèrement ; comme si j’étais un tyran… -On aurait pu aller au Club Med à Palavas les Flots c’est vrai. Je lui lançai un sourire de défi, avant de la saisir par les épaules dans une posture paternaliste qu’elle haïssait. Allez, un petit effort, on vient visiter un pays, et même si l’on ne pourra se contenter que d’une région, il faut en profiter… je repris, enthousiaste : Nous avons sept jours, je te dis même pas le nombre d’étapes ! Elle rit, entre désespoir et suspicion. Marie demeurait plus sobre, la figure patriarcale de substitution la faisait un peu moins marrer maintenant.

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Je profitai du vent d’optimisme apporté par l’opulent dîner pour partager mon ambition de rejoindre Bergen par les montagnes, une vingtaine de kilomètres à l’est. Néanmoins, à l’annonce des modalités de déplacement, mon idée fut rejetée en bloc. J’avais privilégié la « voix pédestre », en arguant des évidents avantages qu’elle impliquait. Marie dévoila un fragment de son opinion, laquelle était poliment défavorable. C’était elle qui m’inquiétait. Hannah, bien que fulminante, ne faisait qu’ergoter sur des détails qu’elle aurait probablement oublié le moment venu si la randonnée tenait ses promesses d’un point de vue esthétique et «scientifique». Pour Maya –à qui j’avais réservé la surprise également-, c’était le contraire. Son instinctif enthousiasme modérait les griefs habituels, mais le caractère laxiste de l’excursion que j’avais planifiée dans les grandes lignes jouerait probablement en ma défaveur si l’inconnu venait à compliquer les choses. De fait, le surlendemain (j’avais dû concéder une journée de repos pour calmer les esprits), l’inconnu survint ; je n’en fus pas surpris et j’avais négligé ma préparation à cet égard, ce qui n’arrangea probablement rien. Avant ça, le matin suivant le dîner, Maya sembla soudain particulièrement suspicieuse. -Dis-moi, cette nuit je me suis demandé après avoir délicieusement fait l’amour… Je repensais à cette pipe d’anthologie dont elle me savait friand, et dont elle m’avait gratifiée en guise de berceuse. Je devais sourire comme un niais. -Oui ? -Pourquoi tu es retourné trois fois à l’office de tourisme hier ? Je ne trouvai pas tout de suite le motif de l’interrogation, avant de rire, puis de rire exagérément. - Hahahahah, c’est la blondinette qui t’as fais peur ? Oulala, ma coquille Saint-Jacques, il ne faut pas se faire du mouron comme ça, elle ne t’arrive pas à la cheville. J’étais parti à tâtons sous la couette en quête d’un fruit précieux mais cette dernière image s’imprima dans mes yeux, guidant instinctivement ma main le long de ses mollets à la recherche d’un fruit parfaitement réel (je pensais précisément à un avocat). Je m’en rendis compte et rebroussai chemin, un peu dégoûté. Ma tête reposait sur ses seins parfaits lorsque je ressentis des secousses accompagnées d’un bruit contraint. -Ce que tu peux être idiot des fois. Elle gloussait sans vergogne sans que je parvienne à en déterminer le motif, même redressé. Je te dis ça car tu es censé avoir planché des heures sur notre itinéraire. Tu me l’as promis. Vingt kilomètres de marche ce n’est pas rien, surtout avec ce que l’on doit transporter.

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-Ne t’inquiète pas. J’ai pris un gros sac de randonnée pour parer à tous les imprévus. Vous n’aurez qu’un paquetage réduit. Je me suis déjà arrangé avec la consigne, ils nous envoient le reste directement à l’hôtel de Bergen. -J’espère bien. Elle m’embrassa goulûment, ce qui me donna du courage pour aller réveiller les filles. Je n’aurais pas cru qu’elle prendrait la nouvelle si légèrement. Je toquai, puis tambourinai. Je perçus des soupirs et un raffut feutré. C’était le bon moment pour faire une annonce en espagnol. -CHICASSSSS, despértense ! On est en bas pour le petit déjeuner. Le voile matinal –monochrome de gris neutre à l’infini- pouvait laisser deviner un ciel clair pour la journée, mais on pouvait également y voir le signe d’un déluge en préparation. Ce furent nos avis respectifs, à moi-même et à Maya. Le créateur trancha la poire en deux (même si je dois avouer qu’il fut plus généreux avec sa moitié à elle), et à dix heures, alors que nous marchions déjà depuis une heure, il nous dispensa une bruine légère et dilettante que je n’osai pas qualifier ouvertement de rafraichissante –ma première idée-, préférant attendre un peu pour garder quelques cartes en mains. Etant donné qu’il s’agissait de pure mauvaise fois, autant faire durer. Nous venions à peine de quitter le ruban goudronné qui menait au point de départ de « l’ascension ». Je disposais par chance d’un souvenir assez net des notes et indications cruciales que j’avais griffonnées hier sur un papier qui était probablement resté à l’hôtel étant-donné son absence fortuite de mes poches. Tel que je l’avais prévu, Hannah était assez portée par l’aventure nouvelle pour en oublier les désagréments superficiels. Camille et Marie n’étaient pas en reste, tout justes indisposées par le crachin, mais grimpant apparemment avec ardeur et plaisir malgré une nature silencieuse et un sentier en filigrane dans les ornières boueuses et caillouteuses. Bientôt (six heures d’ascension tout de même), le sous bois humide et escarpé fit place à une zone de végétation basse, plus résistante, sorte de garrigue scandinave marécageuse étendue sur un plateau invisible depuis la vallée et ouvrant majestueusement l’accès aux monts mouchetés de névés, tenaces après onze semaines d’un été juste frais. Je débouchai sur cette clairière avec des airs de Gandalf juvénile à la conquête du Mordor, chargé comme une mule mais d’un pas de pur-sang, éclaireur d’un groupe de joyeuses affamées. Selon mes calculs, nous avions parcouru entre douze et dix-huit kilomètres pour un dénivelé d’environ neuf-cents mètres. Une douce pénombre s’installait et aucun randonneur n’avait croisé notre route. Des moutons égarés nous avaient

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suivi en file rangée jusqu’à une certaine altitude, et dorénavant nous progressions péniblement sur un sol de roche humide et à peine praticable. Un vent assez frisquet (glacial, en fait) s’était levé, apportant avec lui une masse de nuages violacés. Une demi-heure plus tard, Maya verbalisa sa frustration. -Merde Ferry t’as quel âge bordel ! Tu te rends-compte du merdier dans lequel tu nous as fourrés ? Que tu fasses le Robinson Crusoé je veux bien, mais nous sommes quatre ici, tu comprends ce que ça veut dire la responsabilité ? Marie et Hannah étaient exténuées et frigorifiées, aucun de nous n’avait de vêtement réellement chaud, tout juste des polaires de printemps. Elles ne prenaient même pas la peine de s’exprimer. -Je suis désolé, on est partis trop au sud. Le lac de Torfinnsvatnet est juste derrière une de ces collines, c’est là-bas que ce trouve le refuge. Seulement, j’en convenais, c’était plutôt déroutant. Après chaque relief, un autre champ de roches s’étendait à perte de vue. -Stop ! -Comment ça, stop ? répondit Hannah à la limite de pleurer. -Ton père à une tente. J’en ai une aussi. On s’arrête là pour dormir. Au moment ou elle désigna une petite langue de terre mousseuse vaguement abritée du vent par une strate rocheuse, la pluie se mit à tomber. Finement pendant une dizaine de minutes, me laissant le temps de monter les tentes avec une efficacité qui fit ma fierté durant deux secondes, radicalement drue ensuite Je n’en menais pas large car honnêtement, je n’avais pas tout à fait prévu de dormir à cinquante mètres d’un à-pic, sur un sommet pelé, en pente et sous une pluie battante au beau milieu des congères. Mais c’est encore les bourrasques qui étaient les plus effrayantes ; mugissantes par vagues intermittentes, mettant à rude épreuves les sardines dont j’avais pour l’occasion triplé les effectifs à chaque ancrage. S’ensuivit dans la tente un long et pesant discours, anathème cinglant de Maya à mon intention. Je l’écoutais sans broncher, baissai les yeux aux moments clés, et m’en tirai pour terminer avec un baiser rapide mais presque souriant de sa part. -Si ca se termine mal je te démolis. En attendant je t’aime toujours alors profites-en. J’allais suivre ses conseils avec application, bien décidé à profiter un peu de ce cadre incongru. Avant de me démener sous la couverture de survie, je criai à destination des deux adolescentes pour percer le bruit du déluge. -Tout va bien pour vous ?! -CA VA. C’est Marie qui avait répondue. Je ne savais pas à cet instant que les deux étaient en sanglots mais je pouvais deviner la panique ambiante. A cette idée je

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fus pris d’un rire nerveux qui me secoua comme un prunier tant il était incontrôlable. Au petit matin le soleil s’était révélé plus solitaire que jamais et embrassait de ses fulgurants rayons l’entier paysage dont je n’avais pas pris la mesure le soir précédent. Les deux tentes étaient avachies sur leur structure comme de grandes voiles mal bordées sur leurs mâts. Elles avaient souffert de la contrainte des éléments et jouissaient à présent d’un repos mérité. Je crois que j’étais soulagé. Je préparais du café au réchaud lorsque les filles émergèrent. Elles paraissaient gaies, discutaient joyeusement sans toutefois m’inclure dans leurs échanges, volontairement ou non. Ma sanction probablement. Cependant, ni l’atmosphère indescriptible et lumineuse de la gare de Bergen (nous avions fini par rebrousser chemin avant de grimper dans le train de la veille), pas plus que son succulent marché aux poissons ou les venelles pittoresques de son port ne dissipèrent cette organisation nouvelle. Marie dévoilait chaque jour une confiance assumée et discrète que je n’avais pas décelée jusque là, se révélant même loquace à ses heures. En revanche, les deux revendiquaient légitimement une autonomie dont elles ne jouissaient pas dans les faits. Devant le fiasco de la deuxième journée, j’avais renoncé aux excursions naturelles un peu trop ambitieuses, me contentant de donner le plan de la visite en suggérant mes idées. Maya m’accordait de temps à autres son soutien mais je décelais facilement son empathie, ou sa pitié. Nous avions donc finalement prévu de nous contenter du train, des bus, voir des bateaux pour rallier Ulvik dès que notre escale à Bergen serai terminée. Cela nous laissait trois journées pleines sur place, et deux autres à Bergen. Nous logeâmes ici dans un hôtel confortable au panorama d’exception, les filles vagabondaient, probablement à la recherche d’un lieu qui leur rappellerait inutilement le pays d’où elles venaient, quartiers branchés et autres boutiques universelles, peuplés de jeunes roublards jouant des coudes et d’arrogance. Quelque chose m’indisposait sans pouvoir réellement me contrarier. Toutes trois semblaient apprécier chaque moment, mais quelque chose sonnait faux. Ou peut-être trop vrai. Pendant que les deux autres vaquaient à la mondialisation, je traînais avec Maya de parc en restaurant, de quais en musées. Je goûtais même un délicieux plat qui me fit totalement oublier le petit déjeuner du premier jour. Je n’oublierais pas ce succulent turbo à la sauce caviar. Ces œufs n’étaient peut-être qu’une friandise, madrigal coûteux pour flatter le client capricieux ; l’ensemble n’en n’était pas moins exquis. D’ailleurs, je raffolais de toutes les sortes d’œufs

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maritimes. Lompes, truites, jusqu’au tarama dont Luna exécutait la recette parfaite. Je pouvais m’extasier sans arrière-pensées. J’exposai mes justifications à Maya. -Pour un semi-américain, t’as une drôle de vision de l’argent. Tu peux aimer le caviar et te payer un turbo à quatre-vingt dix euros, personne te diras rien tu sais… -Ce n’est pas une question de morale. Je pense juste à ceux qui diraient adorer ce plat juste parce qu’il y a écrit caviar sur le menu. J’ai une plongeuse Blanpainc au poignet, on ne peut pas dire que je sois complexé. -Et ben alors… » Cette phrase m’exaspéra profondément. Elle changea de sujet. Je voulais te dire ; à propos de ta fille. Reprit-elle -Dis-moi. -Tu penses vraiment que ça lui tient à cœur tout ça ? Je veux parler du village de son père, son passé. Elle ne l’a jamais vu, personne ne sait qui il est. Et quand bien-même ? Qu’est ce que tu comptes faire ? Demander aux passants quelle était sa maison, où il allait à la pêche ? Elle avait prononcé ça avec rythme et intelligibilité, ponctuant chaque interrogation d’un souffle imperceptible entre ses lèvres statiques à peine ouvertes. Elle était vraiment belle. -Je vois mal en quoi ca te regarde. Je mâchais silencieusement, triturant mon poisson, le regard engagé dans la quête d’une arête imaginaire. -Pardon ? -Pardon quoi ? Je me suis mal exprimé ? Je l’admirais, persuadé de ma cruauté mais sans alternative valable au conflit. Je perçus l’énergie qu’elle déployait pour se maîtriser. -Tu me prends pour une conne ? -Qu’est ce qui te fais dire ça ? je mangeais, imperturbable. - Excuse-toi ! -Je ne vois pas pourquoi. Ca ne te regarde pas, pas de quoi en faire un plat. Oubli cette discussion et nous passerons une bonne journée. Non ? Elle se leva simplement, sans un mot, et quitta la salle alors que je l’observais s’éloigner. Je me resservis un verre de ce savoureux Pouilly-Fuissé, et mangeait en ne pensant à rien d’autre qu’aux pygargues de Steller. Fabuleux prédateurs aux serres d’acier. Les premiers spécimens n’étaient probablement qu’à trois-cents kilomètre au nord… Je reparus à l’hôtel sans éclats. A l’instant même où je vis les filles, penaudes et déboussolées devant la porte de la chambre, je sus de quoi il retournait.

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-Qu’est ce qui s’est passé ? J’appréciais ce tact. Maya avait probablement déjà livré sa version, ou du moins son orientation, mais Hannah me laissait libre champs. Tant mieux car je n’avais aucune envie de m’épancher sur cet épisode inutile. -On s’est engueulé, rien de grave. Elle rentre en France ? -Oui. Elle a dit que tu t’occuperais de ses bagages. Elle n’a pris que son sac à main et son sac à dos. » Je réfléchissais un court instant, pas certain de vouloir en arriver là. Seulement je n’avais plus vraiment le choix. En tous cas j’étais trop crevé pour en envisager un autre. -Vous voulez rentrer en France ? Elles se regardèrent fixement sans échanger. Apparemment, elles ne m’avaient pas attendu pour aborder la problématique. -On aimerait bien continuer… C’est Marie qui s’était exprimée. Souriante, et soutenue par la gestuelle de ma fille, presque enthousiaste par son hochement de tête appuyé. -Allez papa ce n’est pas grave. Tout rentrera vite dans l’ordre à Marseille. -Je sais. Par contre ce soir pas de sortie, demain on prend le bus à dix heures trente. -Ulvik ? -A moins que tu ne préfères un autre endroit… -Non non, ca me plaît bien. Elles me souhaitèrent une bonne nuit. Hannah me serra dans ses bras comme si j’étais au bord du gouffre. C’était mignon. Je me couchai un peu déboussolé. Ma fille et son amie montraient soudain une tendre pitié à mon égard après deux jours d’esquives, et ma compagne s’était tirée je ne sais où en attendant de prendre l’avion. Probablement le lendemain. Sa capacité à statuer dans les conflits conjugaux démontrait de mon point de vue une réelle qualité. Par la force des choses, je reviendrais lui faire la cour dans une petite semaine, tout serait oublié. En attendant, je me sentais plutôt léger ; allégé même, comme certains yaourts. Je priais le sommeil de débouler demain sans tarder, sans quoi il me faudrait forcement justifier cette attitude pleine d’onction que j’assumais difficilement avec objectivité. Fred Vargas s’offrait à moi sur la table de chevet. Je lui préférai un roman de John Carpenter que je ne refermai pas avant cinq ou six heures du matin. -PAPA! Toc Toc Toc. PAPA! Qu’est-ce que tu fais! » Et merde, je n’avais aucune idée de l’heure. J’enfilai les habits de la veille avec célérité et sautai sur la poignée de la porte.

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-Désolé, j’ai lu tard hier soir…Vous êtes déjà prêtes ? Quelle heure est-il ? -Tiens. Elle me tendit une assiette de croissants au jambon. Marie se chargeait du jus d’orange m’informa-elle. Je n’avais aucune envie de l’un ou de l’autre, mais je vidais le nectar d’un trait pour pouvoir la débarrasser. -Vous êtes adorables. Merci…Merde ! Midi ! Bon et bien je suis désolé, je crois que je vais devoir rétablir le plan de vol. -On dirait bien. -Heu, Ferry… Marie prononça pour la première fois mon prénom, non sans quelques trémolos. Je lui fis comprendre qu’elle avait toute mon attention, ce qui impliquait par conséquent qu’il s’agissait d’une familiarité envisageable. Elle poursuivit. « Je suis allé à l’accueil tout à l’heure et la dame m’a dit que nous pourrions louer un canoë dans un village un peu plus loin et le déposer à Ulvik à la fin de la journée… » -Très bonne idée. Hannah, je suppose que ton avis a déjà été pris en compte. Elle m’adressa un large sourire. C’est parti alors, roulez jeunesse. Nous avions finalement opté pour des kayaks. En réalité, il ne s’agissait pas véritablement d’une option car il n’y avait –à mon immense regret- pas de canoës. L’eau n’est pas mon élément. J’ai la particularité d’y effectuer des gesticulations instinctivement suicidaire et tout à fait contraires à l’hydrodynamisme. Bien sûr, je suis capable de boucler une longueur de cinquante mètres, peut-être deux voire même trois si l’eau est à vingt-huit degrés et que personne n’est là pour y inspirer le moindre remous. En revanche, en milieu sauvage, je plébiscite les hauts-fonds poissonneux ; une évolution languissante dans les eaux tempérées des paisibles calanques en été, équipé de mon infaillible tuba et d’un masque impénétrable et doté d’une large glace. Tout autre contexte à tendance à m’irriter quelque peu. Je fermai la marche sur le chemin de halage, concentré à l’idée de devoir m’insérer dans un tube de plastique écrasé qui serait presque immergé une fois que j’y aurais déposé mon séant. Les fjords ont cela de magnifiques, ils sont terrifiants de beauté par la puissance de leurs perspectives et la profondeur de leurs abîmes remplies d’une eau plus claire que du cristal et pourtant plus noire que les plumes d’une pie (avec tous les nuances que cela comporte). Les deux jeunes se glissèrent dans leur embarcation avec la suavité précise d’un laguiole dans un fourreau de feutrine. Mon appréhension gourde collait parfaitement au rôle de la victime penaude qu’elles semblaient m’attribuer depuis l’incident de la randonnée. Nous aurions pu deviner le village situé tout au fond du bras de mer si la brume

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tenace ne s’était pas interposée entre nous. Les indications du loueur, dans un anglais efficace et sans accent, nous avaient menées jusqu’à ce point sans retard. Ici, le célèbre Hardangerfjord se ramifiait encore, et une fois de plus, il fallait faire cap à bâbord. Plein nord. Nous naviguions depuis déjà trois heures et j’étais parvenu à un équilibre satisfaisant, dépendant comme souvent simplement de la confiance du pilote. Trois heures et j’avais donc fini de gagner ma confiance. Je pagayais sans grande vigueur pour ne pas distancer les deux autres kayaks mais par un mouvement impeccablement régulier et cyclique qui se montrait plutôt économe en énergie. Seules les méduses parvenaient encore à me déstabiliser. Elles se détachaient dans les abysses et agrippaient le regard comme des sirènes. Il suffisait de regarder sous son embarcation pour rester hypnotisé par ces vanités spectrales. Environ cinq à huit mètres sous la surface, leurs immenses filaments incandescents ponctuaient les hautes profondeurs comme autant de longues virgules, grandes secondes molles dansant avec le courant, agiles et élégantes dans leur habit de luminova. Il était aussi agréable de les observer que de s’imaginer chavirer. Je jetai un coup d’œil derrière moi. Elles avaient cessé de pagayer, de glousser et de jacasser, juste soudées comme deux canards inquiets. -Qu’est ce que vous regardez comme ça !? Un requin ? C’en est infesté par ici, et des voraces ! Je ne récoltai qu’un troublant silence ; peu diverti par ma propre boutade. Nous restâmes ainsi dans une commune expectative durant une minute ou deux avant qu’Hanna ne réponde. -Papa, il y a des baleines ici ? Elles se trouvaient à une vingtaine de mètres derrière mon embarcation mais s’approchaient de moi prudemment au moyen de minuscules touches dans l’eau plate. -Oui ! LAAAAAAAAAAAAAAA ! Je gueulais comme un sourd, désignant de l’indexe une hallucination provoquée. Elles sursautèrent en synchronisation, et une contorsion particulièrement cocasse déforma les traits de Marie. Son buste vacilla comme un diapason indécis, puis dans un pivot virtuose disparut sous la surface huileuse. Elle réapparut immédiatement après, alors que je m’apprêtais moi-même à l’imiter, déstabilisé par ma tentative de la rejoindre pour l’aider. Je parvins finalement à limiter mon roulis à l’aide de ma double pagaie. Paralysé par la peur, je devais faire l’effort de la surmonter pour me répandre en excuses. J’allais m’y atteler, mais à peine eu-je ouvert la bouche que Marie m’interrompit, ruisselantes dans son K-way. - Haha, c’est pas grave. Je suis habituée ! Elle paraissait sincèrement s’en amuser,

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ce qui ne semblait pas surprendre Hannah outre mesure. Elle avait eu la décence d’attendre que son amie réapparaisse pour rire de son malheur et s’en délecter allégrement. J’avais du mal à concevoir qu’on puisse se s’amuser d’un tel évènement. En ma qualité d’instigateur, d’accord -encore que la faire chavirer n’intégrait pas véritablement mes plans-, mais elle ? Je dois reconnaître qu’à sa place, j’aurais probablement coulé le connard dont la farce stupide m’aurait tout entier plongé dans cet incommensurable bouillon. L’amie de ma fille aurait pu me traiter de chaque insulte disponible sur cette terre que je n’aurais pas contesté. En lieu et place de la rage aveugle et cruelle qui aurait envahie n’importe-qui, elle préféra en rire comme le conseille une expression populaire inapplicable au commun des mortels. J’insistai néanmoins pour lui faire porter mon sweater sec qu’elle accepta sans manières bien que la température fut relativement clémente. Une vingtaine de degrés à la louche. Dans peu de temps, elle serait nécessairement frigorifiée, d’autant que le soleil déclinait maintenant. La dorsale émergea avec grâce, puis disparu dans un petit bouillon calme ; délaissant son empreinte aux courants qui déjà l’avaient dissoute. On eut dit que Lorin Maazel en personne venait tout juste de fermer ses poings, paupières clauses et geste ferme, retenant dans sa paume le moindre frémissement, le prisme entier de toutes nos émotions. J’avais la sensation d’avoir été brutalisé avec du coton, assommé par cette majesté surpuissante qui me dépassait dans de trop larges proportions. J’entendais Hannah s’éclaffer et les hyperboles de Marie sans pouvoir donner le moindre sens à quoi que ce soit. M’exprimer n’était pas davantage envisageable pour le moment. Je dormais toujours sans rideaux. « A rideaux tirés » avait une fois ironisé Hannah. L’expression m’avait amusé et j’y repense régulièrement. Généralement, il s’agit plutôt d’un stéréotype que l’on impute au vagabond de pacotille, marqué de son passé par une dépendance impérative aux astres qui ont jadis veillés sur ses nuits. Rien de cela chez moi. Plus jeune, le camping sauvage ne faisait pas partie de mes hobbies, et ensuite, j’ai souvent dormi dans un endroit restreint moins lumineux que le trou du cul d’un constipé. Rien de romantique dans tout ça. C’est sans rapport, j’aime les perspectives, tout simplement. Pour la première fois du séjour, la lumière matinale me réveilla avant neuf heures. Je m’en félicitais. J’eus une pensé agréable pour Maya. Je n’étais plus très sure du bien fondé de cette visite. Au fond, Hannah n’avait peut-être pas besoin de la section investigations.

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Rechercher son père n’avait jamais fait partie d’un plan d’action explicite mais naturellement, cela s’était imposé. Sans mon intervention, je pouvais prévoir leur réveil aux environs de midi, ce qui me laissait une plage de réflexion plutôt conséquente. Le balcon, sublime et face au fjord, passerai ensuite. D’abord, il me fallait trouver la mairie. Tâche ardue, même dans un trou de huit-cent âmes, lorsque l’on est en Norvège. Durant notre séjour, nous avons subi une série de cinglants échecs auprès de la population locale. Demander un itinéraire ou une direction s’associait même à la farce, un jeu de dés dans lequel chaque lancé nous assurait d’une surprise plus ou moins hilarante. Le bourg paraissait désert sans même encore l’avoir arpenté. Un coup d’œil par les grandes portes vitrées du hall vide suffisait pour en faire le constat immédiat. A chacun de mes voyages, j’évite le réceptionniste. Questionner le réceptionniste m’agace car je suppose toujours (à tort), qu’il m’enverra dépenser mes deniers chez ses potes. Cette fois cependant je fis exception car si un de ses potes bossait à la mairie, ça ne changeait pas grand-chose. Au moins, le réceptionniste –très charmant au passage- ne me baladerait pas à l’autre bout de la commune comme certains blagueurs de Bergen ou d’Oslo que nous avions alpaguée au hasard. Il m’indiqua sans fantaisie aucune l’emplacement de la mairie. Je m’y rendis. -Y-a-til des baleines ici ? Je désignai la fenêtre du regard pour avoir l’air moins bête en cas de négative. On y voyait le fjord. C’était idiot car elle devait bien se douter qu’il n’y avait aucune baleine dans le torrent qui serpentait sous la ville mais je m’en rendis compte un peu tard. -Oui, de temps en temps. J’aurais compris sa désinvolture si la discussion avait porté sur les mouettes ou les mouches. A propos de mammifères géants j’attendais un peu plus de facéties. -Enfin bref, je viens pour vous parler de Brun Karlsbo. KARLSBO. L’employée de mairie fronça les sourcils. Manifestement, la prononciation était perfectible. Je lui tendis la feuille sur laquelle était stipulé son nom et les quelques rares autres informations que j’avais pus récolter à son propos. Je vous ai contacté le mois dernier, je suis monsieur Fontaine. J’ai peut-être eu affaire à une de vos collègues. Elle était seule derrière son haut comptoir en bois clair. Peut-être un temps-partiel… -Ah, oui je me souviens, c’était bien moi. Vous voulez que votre fille rencontre son père c’est exact ? » Elle ne se rendit pas bien compte de son ineptie avant que je

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ne sourisse généreusement. Son visage pâle et juvénile rougit ostensiblement. « Veuillez m’excuser… » -Je n’ai pas à le faire, vous avez parfaitement résumé la situation. Elle se détendit légèrement, apparemment rassurée mais un peu honteuse. -Oui…alors veuillez donc bien m’excuser pour n’avoir donné suite à votre mail la semaine dernière, mais je ne savais que vous dire. J’attendais un signe supplémentaire de votre part… -Eh bien vous avez eu raison d’attendre car je suis là pour vous faire un gros signe. Grandeur nature ! J’avais mis dans cette phrase toute ma bonne volonté et ma convivialité pour en dissimuler la dimension réprobatrice, mais cela n’eut pas l’effet escompté. La jeune femme se renfrogna dans une moue coupable emprunte de douleur. -Ne vous en faites pas, je ne désire plus que ma fille le rencontre, je suis venu seul. Il était parfaitement idiot de mentir, sachant que le village entier pouvait nous avoir vu débarquer la veille, mais nous étions là incognito, du moins jusqu’à maintenant. Selon de précis calculs, nous serions partis avant même que le sieur Karlsbo ne fut mis au courant. Je ne sais pas par quelles déductions, mais Hannah n’avait pas l’air de croire son père vivant. Je n’avais jamais cherché à démentir, ni l’inverse. La logique paraissait lui avoir inculqué que son géniteur avait quitté ce monde, peut-être même sans y être apparu. Bien évidement il n’en n’était rien, et malgré les invectives de Maya, pour une raison que je ne m’explique pas, je n’avais jamais abordé avec ma fille le sujet de son créateur en tant qu’entité vivante et pleinement opérationnelle. Le dernier point restait toutefois à clarifier. - Donc. Je vous conjure de rester silencieuse quand à ma visite s’il vous plaît, peut-être y en aura-t-il une autre dans quelques années, mais pour l’instant je me suis rendu compte que mon idée était mauvaise. Il était temps n’est-ce pas ? Si je suis venu vous voir, c’est uniquement pour vous remercier, et pour vous demander un ultime service. Voilà, j’aimerai savoir si vous pouviez me donner son adresse, juste au cas où. Imagions que je change d’avis un jour… -C’est que monsieur Karlsbo est décédé lundi dernier monsieur. Il avait des problèmes de cœur. Il a été enterré hier au cimetière sur la route de Granvin. » Ca y était, elle avait expié le malheur. Son visage se dégonfla soudainement comme un ballon crevé. -C’est une blague…Pardon ! je pensais à haute voix… -La veille il m’avait assuré être d’accord pour que vous le rencontriez, vous et la

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fille. Je suis désolée… justifia-elle, recroquevillée comme un crabe sur sa chaise pivotante. -Eh bien…soit, vous m’en voyez attristé. Merci pour votre aide...Bonne journée. Je n’étais absolument pas attristé, je m’en foutais royalement, j’avais faim et je pensais sans cesse à la baleine. A vrai dire, je ressentis une sensation comparable à celle du départ de Camille. Une fulgurante et néanmoins diaphane déception, prodrome à un état de pesanteur spirituelle. A la différence que cette fois, point de culpabilité. J’avais pris note des remarques de la partie adverse et ce en dépit de son absence, en avait fait cas, concrètement. Seulement la mort était passée, aussi imprévisible qu’une femme, et avait considérablement réduit l’éventail des suggestions. -Tenez. Saumon fromage, j’ai rien fait d’autre. annonçai-je en présentant les sandwiches un peu précipitamment. -Tu veux sérieusement manger ici ? -Pourquoi-pas ? -Peut être parce que l’on est en bordure d’un cimetière, et que huit-cent mètres derrière nous se trouve une superbe cascade avec une pelouse naturelle justement parfaite pour pique-niquer. -Oh oh calme-toi. Marie qu’en penses-tu ? » Je comptais sur un regard appuyé pour détourner son objectivité, mais elle ne céda pas. -Et bien, c’est vrai que tout à l’heure la cascade était jolie…Mais si vous préférez manger ici ca ne me pose aucun problème. Répondit-elle après un court instant de réflexion. Habile, pensais-je. -Allez-y, je vous rejoins dans dix minutes. Elles ne posèrent pas de questions et tournèrent les talons avec une attitude étrange que leur sourire complice dévoila sans suspens. Je me dirigeais à travers les herbes hautes quand je réalisai qu’elles avaient probablement vu là une occasion inespérée de fumer un joint ou une cigarette dans cet écrin de liberté vierge d’autorité. Le cimetière était simple et d’apparence propre avec ses touffes d’herbe tondues et bien vertes ; situé à l’orée d’une forêt humide, agrippé au flanc d’une plaine en dévers. On pouvait compter quelques croix de fer parmi les stèles de marbres, toutes égayées de la mosaïque des nombreuses variétés de lichen. L’endroit en était presque charmant, loin de l’ambiance sépulcrale et fuligineuse des lieus consacrés habituels, on s’attendait à voir débouler de la colline une file de druides

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affables à longues capes d’entre les troncs en bordure. Il en est un, tortueux et nervuré qui s’élevait en volutes à l’extrémité de la rangée de sépultures supérieure, veillant au bon repos des pensionnaires, et il accapara toute mon attention alors que j’entrepris de débusquer celui qui devait être le plus jeune d’entre eux. Soudain, je visualisai clairement la généalogie de ma pensée. Ce vieil arbre robuste courbé sur les morts, et moi à la recherche d’une tombe parmi ses pairs. Si les rangées avaient été plus longues et les colonnes plus hautes, peut-être aurais-je tenté, comme Eli Wallach -alias Tuco Benedicto Pacifco- une allègre chevauchée à travers elles. Cela dit, peut de gens trépassaient par ici, et cette heureuse réminiscence du chef d’œuvre de Sergio Leone ne devait probablement pas être un prétexte à souhaiter le contraire. Je repris mon sérieux, certain que si ces morts pouvaient me voir, alors ils me pardonneraient certainement cet écart. Après tout, peu de cimetières sont capable d’un tel effet je suppose. -Je trouvais la stèle de Karlbo sans difficulté, d’une simplicité rutilante que les mousses n’avaient pas encore altérée, insigne comme une dent de plâtre dans la bouche d’un carié avancé. Cependant, l’image ne valait en rien la réalité, bien plus avantageuse on s’en doute. Outre les indications purement factuelles, on pouvait lire un poème gravé sur la pierre grise :

«J’ai vécu ici bien plus qu’un âge d’homme.

Les années ont fait voile

avec le vent et les étoiles

dans les gréements.

Arbres et oiseaux

y ont bâti leur demeure.

Moi, pas.»

Je reconnus la prose d’Olaf Hâkonson Hauge, mais surtout les initiales de sa

signature, gravée en retrait. J’avais lu un article récemment lors de mes

superficielles recherches. Apposer son œuvre sur les pierres tombales devait

probablement tenir du rituel, c’était un peu la fierté de la région. Je relus le

poème, une fois, puis une deuxième, quelques autres encore après ça. J’en

conclus qu’il détenait une vérité sublime sur son pays, ou ce que j’avais pu en voir.

Je ne pouvais aucunement prétendre à son propre sentiment, mais il était assez

puissant pour que je puisse en prendre la juste mesure.

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-Ca y est, tu l’as trouvée ? cria Hannah d’on ne sait où.

Je me retournais mal assuré et l’accompagnai du regard jusqu’à ce qu’elle se

dresse près de moi, enserrant d’un bras ma taille.

-C’est celle-ci.

-Je t’avais dit qu’il était mort.

Elle déposa quelques fleurs blanches justes cueillies sur le caveau et nous

partîmes sans rien dire d’autres.

Maya

-Il m’a invitée à dîner. -Où ça ? demanda son amie. -Petit Nice…Peron si j’ai de la chance, mais Petit Nice, à mon avis. Tu parles d’une surprise, il a dû y aller une cinquantaine de fois. C’est l’un des restaurants préféré de Jim Harrison tu comprends… -C’est qui Jim Harrison ? -Pas d’importance… -Tu vas y aller ? -Oui. -Pourquoi ? Je présume qu’elle devait s’attendre à un « Je ne sais pas ». C’est la réponse type en général. Celle qui permet de laisser flotter une incertitude totalement artificielle, suggérant l’ombre d’une fierté à peine écorchée mais vengeresse. -C’est comme ça. Bon, je te laisse, tiens moi au courant pour les Champs, tu sais que ça me tient à cœur. Je t’embrasse, à bientôt. En vérité c’est Ferry qui m’a poussé à accepter bien qu’il soit preévu que ma performance (secondaire) ne dépasse pas la dizaine de minutes. Sans lui, je n’aurais rien appris de ce théâtre qu’il décrit comme un joyau moderne à

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d’innombrables égards. Je crois que c’est la raison fondamentale pour laquelle après six mois de railleries, je sais pertinemment que je me trouverai au restaurant ce soir : son avis m’intéresse. Qu’il s’agisse de théâtre ou de poêle à frire, j’estime qu’il a de la substance. C’était la seconde invitation depuis notre querelle. J’avais décliné la première sans trop de difficultés ou de scrupules, mais il n’y en aurait probablement pas de suivante. Il m’avait prévenue par sms ce matin sans même s’enquérir de mon agenda. « Salut, j’ai réservé pour nous deux au Petit Nice pour dîner. Peron aussi, au cas ou… Passe une bonne journée. Tu me manques. Bisous » Je ne crois pas être tombée dans l’escarcelle conventionnée de l’artiste maudite, solitaire et torturée. Lui-même haïssait cette image à laquelle il incorporait libéralisme et opportunisme pour asseoir sa différence. A demi-mot en tous cas. C’est cet antagonisme perpétuel qui suscitait chez moi la contemplation enivrante que j’avais ressentie dès notre première rencontre. Le talent de sa fille égrenant les notes sur le trottoir, m’avait conduite jusque chez eux à boire le café avec cet homme courtois, horloger à domocile, enjoué mais parfois très distant. Parfois rude ou péremptoire dans ses répliques dénuées de bêtise. J’étais persuadée que l’unique raison de notre dispute en Norvège, cet été, résidait dans son désir propre et spontané de me voir partir, celui de me blesser pour tout recommencer, de ne jamais s’impliquer ou s’engager. Je n’étais pas amoureuse, lui non plus, je crois. Il m’en empêchait de toute sa ruse, agissant comme un barrage sur les sentiments que j’aurais pu lui dévoiler. J’étais prête et il s’en doutait probablement. Seulement rien, absolument rien pour lui n’avait d’importance autre que ses amis vieux et loufoques, ses deux potes de jeunesses et surtout, sa fille. Tout son amour leur était distribué, réparti en pourcentage et par définition, totalement inextensible. Il sous-entendait parfois que c’est ce défaut d’amitié qui me rendait trop sévère, et il avait peut-être raison en un sens. Je lui enviais son entourage, mais surtout la relation qu’il entretenait avec chacun d’eux, moi qui n’avais jamais vraiment tissé de véritables liens avec qui que ce soit. Les candidats ne manquaient pas, je disposais de beaucoup de soutien, d’appuis et de connaissances. Mais c’est tout. Le dîner fut parfait et nous reprîmes l’insatiable manège de cet amour fuyant.

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Hannah : 2010 Je me suis rapidement aperçue que je traversais des années importantes. Celles que les plus expérimentés relatent avec une fausse nostalgie. Des amis de mon père, seule Luna s’était montrée plus abstraite à ce sujet, mais on pouvait aisément la comprendre. Personne ne lui en aurait tenu rigueur tant par son être-même elle résumait l’importance et la valeur d’une vie vécue. Cet automne, alors que nous étions pour la première fois tous réunis en Provence, elle (qui n’avait plus voyagée depuis des décennies) écoutait avec une tendre attention les récits pleins d’esprit et d’images de Marius ; son enfance à Essaouira, au nord de la cité, derrière les vestiges des remparts du mellah où il naquit riche, avant que son père et sa fortune ne disparaissent sans raison deux semaines après sa naissance. La pauvreté et une mère aimante l’avaient ensuite poussé à rejoindre la France par l’Algérie, où le conflit entre les deux pays pas encore dissociés l’avait retenu plusieurs années. L’absence du père avait alors poussé son engagement jusqu’à gravir les échelons militaires, djounoun de l’ALN aux qualités physiques indéniables mais surtout doué d’une intelligence tactique indispensable alors que les ravitaillements en armes et nourriture vers les casemates reculées étaient extrêmement complexes à organiser. La plupart échouait ou subissait d’importantes pertes. Ils nous racontaient cela avec une verve de comédien, celle qui ne choisit pas son public. Ferry appréciait que je m’attarde avec lui pour écouter ces récits qui rivalisaient d’horizons et auxquels Pete donna cette fois-ci l’écho de ses propres anecdotes. Marius nous attendrissait par sa candeur perdue ; telle qu’il aimait nous la décrire. Son père arabe, sa mère juive, qu’il avait imaginés réconciliés dans ce combat sans ennemi intérieur à travers une wilaya ambitieuse et active. Il combattait la France pour ses racines et sous les ordres d’un capitaine aux yeux d’aigle devenu président de l’Algérie quarante-cinq ans plus tard. Cet homme qu’il décrivait comme brillant, qui parlait de s’associer à Israël pour acquérir de nouvelles techniques de cultures, d’organisation, et dans lequel il avait fondé un espoir informel et sans bornes. Je suppose qu’il gardait les détails pour des heures tardives et un auditoire plus restreint. De tous, seul Colin nourrissait à son égard un ennuie juste suggéré ; l’Histoire n’ayant pour lui qu’une importance relative face à la santé de nos bourses financières, qu’elles soient de cuir ou d’écran.

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D’ailleurs, il fut le seul invité à ne pas coucher à la maison durant son séjour. Sa femme l’avait quitté, le débarrassant à peu près d’un enfant qu’il appréciait sincèrement accueillir mensuellement. Il jouait maintenant au célibataire satisfait. J’avais laissé ma chambre vacante, au cas-où, et sollicitait de temps à autres l’hospitalité concupiscente de Nader avec qui j’assouvissais en toute discrétion certains désirs pas vraiment recherchés et cependant réguliers. Mon récent emploi à la Brasserie des Grands Goitres, entre Longchamp et Chaves, m’avait ouvert les portes d’une existence nouvelle. Un parisien n’aurait jamais qualifié ce lieu de brasserie, c’était un lieu bon marché dans lequel on pouvait lire son journal des heures durant sans commander rien d’autre qu’un café. Le vieux rêve de mobylette s’était brusquement métamorphosé en une réalité entièrement carrossée bientôt palpable. Non pas tant grâce au salaire que j’y gagnais, sinon pour l’autonomie que mon engagement professionnel exigeait. Le restaurant jouxtait une ancienne annexe du conservatoire municipal reconvertie en maison d’artistes associative. Bien que le conservatoire rénové fût situé relativement proche de la maison, mon père comprit rapidement qu’il s’agissait là de l’inexorable exorde à ma déclaration de liberté. Il avait seulement cherché à gagner un peu de temps : -Tu as gagné de quoi te la payer. J’en financerai une moitié, à condition que tu suives les conseils de Colin. Les voitures c’est son truc et je ne veux pas que tu te fasses arnaquer, moi je n’y connais rien. -Trop biennn ! Merci papa ! Comme promis, Colin me consacra un temps passionné. Il était une véritable encyclopédie pour tout ce qui concernait les véhicules de deux à huit roues, pour autant qu’ils soient mus par une propulsion motorisée. Son discours tenait autant du pilote fanatique que du commercial expert, et je fus rapidement contrainte d’admettre que ses arguments faisaient mouche. -Tu vois ton père avec ses Swatch de l’antiquité ? ironisa - il. Approche par l’humour sentimental, finement joué. -Haha. Oui ça me dit quelque chose. -Et bien malgré tout, je le comprends. Car les voitures, c’est la même chose. Les nouveaux modèles sont plus confortables, plus précis, plus performants, mais les anciens ont le charme de leur années justement. Et le prix doux en plus de ça, ce qui devrais t’arranger. -Bon, pas besoin de me convaincre sur ce point de toutes façons, j’aime bien les formes carrées des années quatre-vingt. Par contre pas avant, je ne veux pas

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d’une antiquité non-plus. Que ca avance un peu quand même. -Très bien. Alors ensuite, sache que les meilleures voitures naissent à Munich. Et la règle d’or : jamais de diesel. D’ailleurs, toi qui aime la nature et tous ces trucs là, sache que le gouvernement nous trompe à ce propos. Le diesel est bien plus nocif, quelles que soient les générations. C’est interdit au Japon ! Laisse-moi te raconter… S’en suivirent quelques heures de recherches, d’information, et de concertations. Trois annonces furent retenues sur internet. Ferry valida les choix avec circonspection, mais sans conditions, preuve que les monologues de Colin avaient été prononcés avec assez de volume pour ne pas être écoutés que de moi. Le violoncelle était à l’étroit, mais à un centimètre prés, il rentrait dans la diagonale du coffre finalement plutôt spacieux. Il s’agissait d’une bmw 320i e21 de 1979 dans un état de conservation exceptionnel que nous avions tout de même négocié pour plus de six mille euros. Le cuir noir des contre-portes semblait avoir été nourri au lard, et les bourrelets reluisaient dans les odeurs de peau. La jante du volant à trois branches couronnait l’habitacle de son élégance, suspendue à la hauteur optimale et laissant apercevoir les compteurs du tachymètre et du régime moteur , sobres et limpides sous l’épaisse casquette de plastique. Les aérateurs au même titre de la console centrale tout entière étaient légèrement inclinés vers le pilote (Colin insistait, le terme de conducteur n’était pas approprié pour désigner le propriétaire d’un tel engin, quel que soit son style de conduite), de sorte que j’avais la sensation d’être l’organe maîtresse d’un véhicule vivant, à son propriétaire entièrement dévoué. Une impression accentuée par la carrosserie anguleuse à la proue, mûre et douce à la poupe, particulièrement expressive. J’eus instantanément le coup de foudre lorsque je la vis chaussée sur ses petites et larges roues à déport, abritée dans un garage silencieux que la mélodie des cylindres fit résonner à l’allumage. Bien évidement, ces observations éclairées étaient avant tout celles de Colin. J’y adhérais simplement en tous points, ça me permettait de tout répéter. Je renonçai à contrecœur à publier les photos de mon acquisition sur ma page facebook, résistant ainsi à cette habitude de dépeindre sa vie en public et en temps réel à ceux qui n’y étaient pas vraiment conviés. En dépit de cette rébellion silencieuse, la nouvelle fit rapidement le tour de mes amis du neuvième arrondissement, et je me transformai à ma plus grande satisfaction en joyeuse pilote de taxi. J’aimais bien ce moment. L’heure à laquelle tous les serveurs commencent à

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repousser la fatigue accumulée du service pour se convertir en d’habiles débâtisseurs, rapides et efficaces dans le démantèlement et le nettoyage de la salle et de la terrasse chauffée et vide, bientôt de nouveau engorgée. J’étais la plus jeune d’une équipe sympathique, essentiellement composée d’hommes. L’unique employé à ne couvrir que le second service de la journée, et uniquement cinq jours hebdomadaires contre six normalement, bénéficiant de fait d’un emploi du temps raisonnablement libéré qui me laissait libre pour répéter la majeure partie du jour ensoleillé. Ainsi, je pouvais donner quelques concerts ou représentations moins formelles. A deux reprises, j’étais même venue jouer au restaurant. Les applaudissements nourris m’avaient flattée, et Léon, le patron, me demandais régulièrement de réitérer l’opération. J’enroulais le vélum à l’aide d’une manivelle qui me tétanisait invariablement l’avant-bras, et saluait le chef qui tenait par superstition à sortir de l’établissement en dernier. Je suis très attachée à la ponctualité. Son défaut m’indispose bien plus que l’absence, et je commençais à grincer des dents en attendant dans la voiture, au pied des fontaines du palais Longchamps. Des rénovations de l’édifice avaient nécessité l’entière neutralisation du circuit hydraulique, et le monument à la gloire de la Durance paraissait aussi sec qu’une navette provençale. Le clapotement habituel des jets en cascade ne pouvait même pas me distraire des cris, du passage des étudiants bourrés ou de celui des traînards nostalgiques qui effleuraient mon capot sans m’apercevoir. L’un d’eux, le cheveu dru, veste en cuir sur le dos, bouteille de gin à la main et silhouette de marabout dégingandé, s’écarta de son groupe et resta planté devant moi, comblant le vide de sa naissante absence en gonflant la voix pour dispenser ses états d’âmes à tout le quartier. Il posa la bouteille sur le sol et fourragea dans son caleçon à la recherche de la tuyauterie. Un petit mètre séparait mes phares du portail sur lequel il se soulageait en souillant son jean et ses chaussures de gouttes invisibles que j’imaginais avec discernement dans un gentil dégout. BRoAAAAA. D’un même élan, j’allumais les phares et le moteur. Le paon, déconfit de peur, bondis comme un rongeur pétrifié et épandit sur ses habits sa folle urine –bien visible, cette fois- alors même que mon propre estomac se tordait d’une allègre douleur. J’entendais à peine ses jurons étouffés, dissimulée sous la pénombre de mon ciel de toit sous l’ardent réverbère. Je distinguais son visage méfiant, se déplaçant avec une lenteur prudente alors qu’il s’affranchissait de la profonde obscurité d’une lourde branche de platane. Il s’éloignait avec précaution, avide de distinguer un trait à travers ma portière passager. Il stoppa,

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figeant sa face, marmoréenne et teigneuse. Je crois qu’il considéra ma chevelure car soudain : -Espèce de grosse pute ! Tu trouves ça marrant ? Il s’approchait à présent avec lenteur. Je te parle, t’es sourde ou quoi ? Ta mère la puteâh ! Il se donnait une contenance avec un accent marseillais ascendance crapuleuse à couper au couteau qui cadrait mal avec des mocassins en daim verts surmontés d’une ostentatoire boucle dorée. J’étais silencieuse mais totalement impavide. Simplement un peu désemparée. Je me penchai pour tourner la manivelle. -Ca va, désolée, c’est rien ! T’es juste bourré. lançai-je sans agressivité par l’interstice de la vitre. Il se pencha. -J’vais t’en mettre une, tu vas voir si t’es désolée. Il leva la main droite en signe d’avertissement, et expulsa un épais mollard dans ma direction qui alla s’écraser sur le plancher intérieur, côté passager. Je restai bouche-bée. Il repartit dans la même direction, avec de s’arrêter une nouvelle fois. Il revint, se positionna devant la voiture, à l’endroit même ou il venait de se pisser dessus quelques minutes plus tôt, puis se pencha tout sourire, et saisit la bouteille presque oubliée. Il ne se rendit pas compte qu’il avait également uriné dessus à plein tubes et la porta à sa bouche, la mine arrogante et un sourire narquois, fier comme un bar-tabac de sa connerie sans fond. Je ne pus m’en empêcher : -TUNNNNNNNNNNNNH. Le klaxon mugit sans préavis. L’idiot sursauta une nouvelle fois, irrigua ses orbites de vodka, trempa une chemise de bonne facture. -J’vais défoncer ta caisse espèce de pute ! Ptin, salope… ! Il trépignait gémissant, frictionnant ses yeux humides à l’aide de ses manches mouillées. Je l’observai, songeant à démarrer en marche arrière alors qu’il retrouvait peu à peu la vue. Il beuglait des insultes originales et se figea soudain silencieux. Je devinais la voix de Fabrice avant de le distinguer dans le rétroviseur. Il passa devant mon épaule, le ciel de toit masquait sa tête mais il était clairement audible. -Bouge de là enculé. Entendis-je de sa bouche invisible. L’autre resta planté. Fabrice avança d’un pas ou deux. Il partit. J’abaissai le carreau. -Merci ! Ca va ? -Je croyais que t’avais klaxonné pour moi. C’est toi qui l’as rincé comme ça ? -Haha, plus ou moins. Le klaxon justement. Monte, on passe prendre Marie et

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Nader. Il s’exécuta. -Alors c’est la fameuse ? Belle caisse de tangi haha -Je l’adore ! Fais gaffe au siège avec les boulettes quand tu roules par contre s’il te plaît. » Il hocha la tête puis inclina excessivement le dossier. -Y’a qui qui vient ? -Un peu tout le monde. Je pensais à Marie. Depuis la Norvège et nos ébats endémiques, j’avais veillé à maintenir une certaine formalité dans nos rapports. Evidement, par un discours maïeutique et structuré, j’avais dès notre retour tentée de la raisonner, de lui expliquer la prédominance de ma sensibilité hétéro sur celle de ma curiosité homo. Sans l’avoir vu venir, j’ai compris que Marie s’était mise à m’aimer, ou quelque chose comme ça. Je savais depuis longtemps déjà avant notre escapade Scandinave que nous finirions tôt ou tard par explorer cette alternative à l’amitié conventionnelle. Nous l’avions fait à l’autre extrémité du continent, au nez et à la barbe de mon père, alors trop occupé à considérer ses erreurs conjugales potentielles. J’y vis pour ma part une farce adorable et douce. L’exploration de nos sens dans un cadre unique et l’opportunité d’un souvenir innocent. Ce qui de mon point de vue semblait déjà positivement significatif. Ca n’était pas exactement l’avis de Marie, qui s’était empressée de diffuser la nouvelle de notre rapprochement charnel jusque sur un réseau social internet. C’est elle qui m’avait contactée hier pour connaître mes plans. Elle se dressait alors, penaude, sous la lumière blafarde d’un lampadaire à bout de forces, au sommet des escaliers de la station de métro du Cours Julien. Sans préméditation, je crois bien avoir évité son regard jusqu’à le croiser dans mon rétroviseur intérieur. Elle était enjouée et s’efforçait visiblement de paraître nouvelle. Ca m’agaçait. D’ailleurs, je me demandais bien pour quelle raison elle avait choisi de venir aujourd’hui. Elle ne se droguait pas, n’aimait pas beaucoup les insectes et la boue, et généralement le sommeil l’étreignait avant l’aube. Pour moi, il s’agissait presque d’une première (une seconde en réalité). J’allais en teuf. Il était environ vingt-deux heures, et je savais que Fabrice ne manquerait pas de m’enquérir du texto salvateur. Celui qui nous indiquerait l’emplacement de la débauche au dernier moment, de façon à limiter les intrusions indésirables dans l’antre du vice et de l’illégalité juvénile. Nous passâmes récupérer Nader à la Paternelle, quartier du Nord de Marseille où il habitait, voisin de ses parents. Il grimpa avec Antoine, un compagnon de beuverie que je fréquentais sporadiquement mais avec satisfaction depuis la classe de quatrième. Antoine fit

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le tour du véhicule pour déloger Marie de sa place convoitée, et la repousser sur l’emplacement mitan. Nader, de l’autre côté, grimpa en fanfare. C’était son rôle ; il l’endossait depuis longtemps et avec un succès non-démenti. -Putain pour de bon c’est une femme qui conduit ! Il ne me laissa pas le temps de répliquer. De toute façon, ca n’était pas le but. Ahhhh, jtemboucane bien ou quoi ? Elle tue ta caisse ! Comment ca va frérot ? enchaîna-t il sans temps mort. Il nous embrassa bruyamment sur la joue, tapota sur l’épaule de Fabrice. Antoine, l’imita sans autres fioriture. -Elle tue nan !? je réclamai quelques compliments supplémentaires. -Ah ouai fais pas trop cracher parce que voilà quoi…mais par contre si tu veux me faire tester tu sais que moi j’ai pas besoin d’avoir le permis hein. -Haha. Ouai on va éviter déjà avec ce que t’as sur toi je suis sûr que si les condés te fouillent y’aura un article dans la Provence. Hilarité générale. Fabrice me passa le joint déjà presque entièrement consumé. Marie prit la parole. -On a pris à boire, y’a deux bouteilles de whisky mais il faut boire sec au début si on veut faire un mix. Elle considéra le Label 5 et les bouteilles de soda avec une moue révulsée. A dire vrai, j’aurais aussi préféré éviter de passer par la case « cul-sec ». Nader n’eut pas ce problème et embraya sur les compléments alimentaires. -Bon moi j’ai pris un peu de C mais pour nous cinq trois grammes en tout, le reste c’est pour vendre. -Tu veux des tunes ? Questionnai-je. Il fit signe que non et poursuivit. -Jconnais une gadji elle a un camion là-bas on verra avec elle pour le reste. Fabrice rétorqua. -Hannah et moi on a à fumer. Je crois qu’on peut rouler. -ALLEZZZZZZZZZ LAAAA ENVOIE LE LOURDDDD ! Nader adorait gueuler pour rien. Foucades dévastatrices qui me faisaient invariablement glousser de surprise. -Je veux bien mais on va où ? J’appuyai mon regard sur Fabrice. -Fossette baby. Tiens, tu veux un gorgeon ? Je bus généreusement et mon œsophage, brûlant, me le rendit bien. -Andale ! Bon si je me plante vous m’indiquez ! Malgré trois Smartphones et autant de GPS, nous fûmes impuissants face à la complexité en réalité enfantine du réseau routier. Marie et moi-même fûmes épargnées car n’étant naturellement pas disposées du même sens de l’orientation que nos congénères masculins (qui s’étaient en revanche trouvés parfaitement d’accord à ce propos).

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En un duo silencieux nous nous concertâmes toutes deux du regard pour récupérer la direction de Martigues, spectatrices impuissantes de la joute verbale qui se disputait au même moment pour inculper le fauteur responsable de cet égarement. Précisément, j’imputais en secret notre pathétique inaptitude à ces GPS. Portables ou non. Non pas qu’ils nous eussent induits en erreur, peut-être y avait-il plusieurs itinéraires. Seulement, je restais sceptique quand à l’influence de cette multitude d’information cruciale dans une utilisation superficielle. A force de déléguer notre pouvoir de direction à des machines trop nombreuses et trop peu étudiées, j’avais l’impression que se perdre était devenu bien plus aisé. C’était aussi un moyen de justifier ma voiture bien-aimée. De fait, à ce train là, la prochaine génération serait incapable de déchiffrer des panneaux. J’aurais dû continuer selon MES suggestions. Après tout, j’étais le pilote. -Merde…j’avais pas pisté la dernière indication ! En fait c’est à Beauduc ! C’est la fusée cousinnnn! » Tous trois se mirent à crier, insulter, et entonner quelques couplets des chants de L’Olympique de Marseille. - Vos gueule merde! Comment ça c’est à Beauduc ? C’est ou ça ? C’est une blague ? -Ca vaaa, reste souple woula ! Beauduc c’est tout près d’ici en quinze minutes on y est c’est le meilleur endroit pour les teufs, une putain de plage de vingt kilomètres t’as même pas assez du plein d’essence pour la faire jusqu’au bout. -J’irai pas sur la plage avec ma voiture. J’ai pas envie de la planter dans le sable, désolée. Nader s’apprêtait à redoubler d’arguments, mais Marie lui facilita la tâche. -T’inquiète pas, j’y suis allée une fois avec ma mère. Elle m’a faite conduire sur cette plage. Le sable est tassé tu verras. Fabrice en rajouta une couche. -Et oui ils ont raison c’est la patate Beauduc. Par contre c’est pas vraiment quinze minutes mais vas-y c’est par là, continue. Soudain, je sentis vrombir en moi les effets mêlés de l’alcool et des autres substances que je n’avais cessé d’absorber depuis bientôt une heure qu’on roulait. La mauvaise-bonne nouvelle s’était répandue en moi comme un fluide d’excitation, et les longues lignes droites désertes de la commune de Fos-sur-Mer me parurent idéales pour explorer les possibilités de ma rutilante voiture. Marie demeurait silencieuse à l’arrière alors que les encouragements en délire couvraient même le bruit du moteur. L’air piquant et puant s’engouffra dans

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l’habitacle comme une balle de fusil. Les odeurs caractéristiques du port industriel de Fos ne nous dérangèrent pas plus que le froid réel. Le compteur indiquait cent quatre vingt kilomètre-heure lorsque je réalisais qu’Antoine n’avais plus qu’une jambe dans l’habitable, l’autre étendue le long du ciel de toit pour maintenir un équilibre précaire. Je n’avais même pas réalisé ses contorsions pour passer par le toit ouvrant. Son visage déformé et conquérant apparut au sommet du pare-brise. Le nouvel album de Black Marché tournait à plein tubes dans le lecteur cd moderne, et nous fendîmes les bancs de sables marécageux, laissant dans notre sillage une traînée de décibels entremêlés, tissus de notre illusion de toute-puissance. Théoriquement, nous aurions dû prendre le bac pour traverser un bras du Rhône. Dans les faits, nous ralliâmes notre point de chute vers trois heures du matin car évidement, il n’y avait plus de bac à cette heure. Les quarante minutes de trajet final sur une piste complètement défoncée avaient eu raison de notre moral et probablement de mes amortisseurs. Il aurait probablement été plus agréable d’être le fruit d’un olivier au moment de la cueillette plutôt que de subir ces interminables secousses que Nader avaient très justement qualifiées de sismiques. Le whisky dans ses rebonds avait tapissé l’intégralité de mon système digestif, et son association avec les autres produits me suggérait de m’arrêter pour dégueuler. Je n’en fis rien, ravalant par deux fois mon propre contenu stomacal, luttant pour une fierté qui finalement s’imposa. Je dus encore franchir l’épreuve de l’étau (c’est ainsi que je l’aurais nommée si quelqu’un m’avait demandé mon avis) : deux énormes rochers en forme de pancakes et renversé sur les flancs se faisaient face, matérialisant ainsi les arches d’un pont minuscule mais extrêmement étroit, unique accès à la plage sans nécessité de passer par le fossé immergé d’un mètre de profondeur qui la délimitait. Je passai sans dommages et avec une aisance qui m’impressionna moi-même. Les longs nuages dispersés sous la lune gibbeuse ne permettaient pas de distinguer l’horizon. La plage s’étendait à perte de vue, et des camionnettes qui avaient du passer l’étau au chausse-pied ou grâce à un avion-cargo colonisaient le rivage venteux. Les voitures s’engonçaient anarchiquement dans le sable ; on aurait dit un lego géant. Au centre de l’attention, à cinq-cents mètre de nous, les projections colorées des spots fumants sous l’humidité soulignaient timidement le « mur » principal. Empilement approximatif de dizaines d’enceintes, érigées en une façade tonitruante à l’aide d’astucieux systèmes de tendeurs enlacés et de pitons profondément arrimés. Nous garâmes la voiture à l’écart des cohortes,

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rattrapés par les vibrations intimidantes et profondément stimulantes qui se calquaient presque sur mon pouls. Nous avalâmes chacun une gélule. Marie aussi. C’était donc ça…Une paix par les actes ? Je me refusais à l’en dissuader. Après-tout, peut-être simplement désirait-elle essayer… Je m’installais de nouveau au volant vers onze heures du matin. Pensive, j’observais Marie à travers le pare-brise constellé d’embruns salés, séchés. Je ne ressentais moi-même pas tellement la fatigue ; le coup de barre était passé vers huit heures comme un wagon tranquille et s’en était allé avec la persistance des rayons d’hiver, réellement éblouissants. Sa silhouette délicieusement potelée s’agitait sur les basses imperturbables à un rythme soutenu, et à la différence des autres morts-vivant englués dans le sable jusqu’aux chevilles, elle faisait l’effort de décoller ses pied en cadence. Deux autres amis du lycée rejoints ici par hasard l’accompagnaient toujours, alors que Nader ronflait sporadiquement sur la banquette arrière, transi de froid sous un plaid trop petit. J’appelai Fabrice qui, contre toute attente décrocha avec la vivacité d’une secrétaire. -Vous bougez ? -Ouf, t’as de la batterie. Je suis au fond moi. Oui on va pas tarder je pense t’es où ? -Le camion Mercedes blanc qui à plus de par-choc à ta gauche, à cinquante mètres. Je me fringue et j’arrive. -Attends !...T’es là ? Tu peux ramener Marie au passage ? Elle danse juste à côté de toi. -Yes. A de-suite. La Camargue se réveillait en douceur. L’hiver ici était bien différent de celui que j’avais pu apercevoir dans le Montana. Des milliers de canards descendus du grand nord trouvaient refuge sur ce plateau marécageux, immense labyrinthe que l’homme ne pouvait encore sillonner librement, tant les entraves naturelles à sa progression demeuraient nombreuses et naturellement rusées. Les flamants roses avaient revêtus leurs plus somptueux pigments, et, entre deux pêches, se jaugeaient du regard comme des amis moqueurs. Puis de leurs cous langoureux, s’enlaçaient à grands bruits. Plus loin, je remarquai les yeux écarlates d’un fuligule milouin, épiant à distance les errements indécis d’un groupe de bernaches cravant ébouriffées dont la présence agitée ne parvenait pas à altérer la légendaire détermination d’une foulque macroule au travail. Je manquais de leur faire une visite directe lorsque Fabrice fit mine de reprendre le volant d’un geste vif et en silence. Il fumait son joint, impassible derrière ses lunettes de soleil clinquantes. Embrassant à chaque aspiration de ses lèvres lippues le marroco humide. Il était

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séduisant dans son genre. Je suppose que son détachement constant n’y était pas étranger. Depuis que nous avions débarqué du bac, je commençais à me sentir aussi à l’aise qu’un étron fumant. Nous roulions depuis une heure, environ, peut-être plus. J’avais bu mon gobelet à neuf heures environ. Snifé mon dernier rail dans la foulée, et je recrachai à présent la fumée du cône qu’il me passa, le dernier pensai-je. Pour moi en tous cas. A ce stade, je commençais à apercevoir les effets de la fermentation interne de toute les cochonneries que j’avais pus absorber durant la nuit et jusqu’au petit matin. J’épiais Fabrice discrètement du coin de l’œil. -Probablement aussi discrètement qu’une filature dans un épisode de Maigret dirigé par Simenon-. Son attitude impassible me subjuguait. Il semblait aussi serein que l’on ne puisse justement pas l’être, alors que j’éprouvais pour moi-même une pitié envahissante et mélancolique. Avec l’expérience, j’ai su m’en accommoder, j’ai découvert le secret de Fabrice. Tout était question d’émotion, d’anticipation. Attendre la lame de fond, la connaître, et la laisser s’enfuir, comme une nouvelle simple et banale qui s’oublie avec le temps. Cette nuit fut le prologue à de nombreuses autres semblables jusqu’à l’hiver suivant. Nuits de beuverie où la chimie entre en action pour dévaliser nos bourses et dévorer nos synapses. D’ailleurs, je n’étais pas précoce, loin de là. L’épidémie se déclenchait pour beaucoup à l’entrée au lycée. Puis une autre vague de contamination paraissait se dessiner plus tardivement, vers vingt ans. Je pense que j’appartenais à cette dernière. Je rentrai au Mas Pastré affaiblie et anxieuse, priant pour que la joyeuse troupe ait laissé quartier libre. Il n’en fut rien, et je vécu un épisode particulièrement désagréable durant les heures qui défilèrent ensuite avec une lenteur déconcertante. Le bulbe supérieur du sablier suprême adressait de déchirants adieux à chaque grain de sable en son sein, comme s’il savait l’axe de sa rotation cyclique grippé par une oxydation irrémédiable. Pour ne pas attirer l’attention, je n’osais quitter précipitamment la table alors même que tous se gavaient de navettes en sirotant leur café. Bientôt, Pete irait faire la sieste. Ernest, éternel lascif, l’imiterait probablement, profitant de l’ouverture pour disparaître. Il me tendit une perche au moment où je m’y attendais le moins. Je la saisis après un furtif instant de panique. -Dis, Hannah ? Tu nous joues un morceau ? -Bonne idée ! » Je tins promesse en espérant que le vent n’emporte pas trop vite la mélodie qui devait parvenir à contourner l’angle ouest depuis ma fenêtre

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béante. Lorsque j’eus fini, le clapotis évanescent des applaudissements m’apaisa et mon archer s’endormit avec moi. A mon réveil, la maison semblait vide et remplie de silence. Quelqu’un avait pris soin de fermer la porte ainsi que la fenêtre de ma chambre. Je remerciai sincèrement le coupable pour son intrusion. Malgré l’obscurité, je devinais un froid piquant à derrière les carreaux imprécis. Dans la simple lueur du lampadaire tamisé d’intérieur, Luna portait sa tasse à deux mains comme un œuf fragile. Comme susurrant quelques mots, elle se courbait dans la vapeur, répandant son souffle imperceptible sur l’infusion brûlante. Ses cheveux blancs ramené sur la nuque dans un catogan lumineux. L’âtre ne contenait que des braises dont l’ardent rougeoiement s’estompait progressivement. Je choisis d’y ajouter une bûche de chêne disposée au cellier. Un exemplaire parfaitement circulaire de section, et intégralement recouvert de son écorce. Assez intrusif pour marquer ma présence, mais trop imprenable pour suggérer de hautes flammes. Selon toute vraisemblance, les braises lui convenaient parfaitement, et j’espérais qu’elle remarqua ma perspicacité. -MAhhaMMMhOWW ! On m’écrase ? » Je venais de tout gâcher. Pete dormait comme une souche sur le canapé. Il ne faisait pas loin de deux mètres et j’avais réussi à le manquer. Quelle conne. - Excuse-moi Pete ! Je t’avais pas vu ! Désolée… » Luna sourriait discrètement. Cela me rassura. -T’as bien fait. Fut un temps ou je ne gaspillais pas mes voyages en sieste. EHUuuuuuuuuuuu. » Il étira ses membres frêles dont l’envergure ainsi déployée me parut incroyable. Presque comique. Il se leva. « Bon ben je vais me faire un café moi. Tu en veux un jeune pucelle ? » Je réfléchis, un peu décontenancée. « -Euhhh Non merci ! -Je ne m’adressais pas à toi ! » Je l’entendis rire et me retournai vers Luna. Elle avait repassé une phrase sur son carnet qu’elle me présenta avec un léger sourire en pivotant la tête, comme pour excuser l’attitude de son garnement : « C’est une blague ». A l’évidence, c’en était une, mais cette confirmation écrite en attestai. Parfois, c’était ainsi, la logique de Pete avait besoin du sens que Luna mettait en mots par une affirmation succincte et esthétiquement vierge de tout mystère. C’était peu mais certainement nécessaire. Pour lui-même avant tout. Il y avait constamment des stylos sur la grande table basse carrée du salon. Ils roulaient de revues en magazines, heurtant la télécommande jusqu’à terminer dans les jonctions du plateau, légèrement creusées. Alors, ils attendaient leur tour. Je choisis un Bic noir fissuré.

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Luna avait une ouïe très fine, mais il n’était pas rare que je me décide à converser par l’écriture lorsque nous nous trouvions toutes les deux. D’après les témoignages, cela m’était venu naturellement dès l’instant où j’en fus capable, vers six ans je crois. Son silence avait suggéré le mien, et mon impatience ne pouvait probablement pas se contenter d’un rythme de discussion aussi déséquilibré. Quoi qu’il en soit, j’étais fière de prendre goût à cette pratique épistolaire que nous cultivions en anglais et dont je gardais chaque trace. Je n’osais jamais réclamer ses propres écrits, mais il lui arrivait de jouer le jeu, laissant déchirées quelques pages bien en vue. Je ne trainais jamais à les récupérer, sans quoi je suis persuadée qu’elle aurait immédiatement arrêté. Je décidai à poursuivre notre échange sur la même veine et lui tendis un papier fin. -Où sont les autres ? -Ton père et Harry sont dans l’établi. Ils travaillent sur une commande de Ferry. Les deux jeunes sont allés en ville. Cette formulation m’amusa. -Depuis quand vous connaissez-vous avec Pete ? -Ca fera bientôt cinquante ans. J’étais moins belle que toi. Elle n’eut pas besoin de me regarder, sûre de l’effet de son compliment. Je fus incapable de répondre. Elle tendit à mes yeux un nouveau billet : Ils sont allés marcher sur la Corniche. Ils ne vont pas tarder. Je lus vaguement. Mon stylo s’emballa. -J’ai l’impression que nous formons une famille avec Pete, Harry et Toi. Comment est-ce arrivé ? Réellement ? J’incluais évidement mon père. Elle me balaya lentement du regard, comme si la réponse se trouvait quelque part dans mon tube digestif. Luna relu le billet lentement. Cet infime nuance dans le protocole habituel de dialogue figea mes sens et débrida mon pouls. Les vagues de sang déferlaient dans ma carotide comme un mascaret brûlant. -Pete, Harry et moi, c’est vieux…et puis Harry a rencontré Ferry, ils ont un point commun tu sais… Je lus, puis relus également. Merde. Quel secret ! Pourquoi d’ailleurs m’étais-je attendue à une confession. C’était idiot. Ma déception fut lasse et son absence de justification objective vaguement insupportable. Je restais coi. Pete revint, un plateau garni de charcuteries corse dans les bras. -Ton père est un saint, il m’a fait cadeau d’un paquet de tripes faisandées! Il sait que je n’y résiste pas. déclara il en dégustant un figatellu cru, s’extasiant de plaisir au moyen de bruyants soupirs qui m’agacèrent immédiatement.

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Je ressentais de plus en plus cette sensation surprenante d’avoir raté un épisode. Ma mère était morte amoureuse (?) d’un casi-inconnu à qui elle avait confié sa fille issue d’une amourette de printemps avec un professeur vacataire (norvégien !). Je n’ai jamais remis ce choix en question, mais ses motivations m’apparaissaient maintenant opaques. J’avais bien essayé de tirer quelques explications de ma grand-mère l’an passé, mais sa mémoire est aussi fiable qu’un cadenas ouvert, et chacun semblait pouvoir y influer à sa guise. Je connaissais également le rôle qu’avait joué Pete et ses relations pour faciliter mon adoption par un repris de justice. Lequel avait lui-même débusqué la famille d’adoption idéale sans se surprendre le moins du monde d’un tel accueil dans l’état le moins peuplé du pays. Je me foutais des détails, je m’en étais toujours foutue. Mais à présent l’on m’imputait par nature cette nonchalance que tout le monde savait contrôlée. Du moins, tel était probablement le cas, étant donné que mon père n’était lui-même qu’un piètre acteur à mes yeux. J’étais tout bonnement incapable de recréer ce lien qu’il conservait depuis des années avec ces rencontres qu’il avait faites en un jour. Je pouvais constater les variations et souvent le déclin de ces sentiments que je tentais coûte que coûte de conserver, quand lui-même semblait nourrir cette perpétuelle et béate attention. La richesse, Camille, moi et même les milliers de kilomètres n’avaient pu le détacher de ces montagnes que nous investissions une fois l’an à l’abri d’une demeure transitoire et profondément immobile. J’aimais cette maison que Ferry avait achetée à Harry tout comme cette vie qui ne me refusait rien mais je ressentais le poids de mes racines divisées. Je ne savais simplement pas pourquoi. J’ai entendu parler Harrison à propos de mon père il y a des années. C’était à Missoula, chez Pete, dans le salon. Ils s’entretenaient de la nature impulsive de Ferry. J’ai longtemps gardé ce mot en tête, sans chercher à en trouver l’explication, ce qui était plutôt rare. Il sonnait bien et lui rendre son sens aurait probablement mit un terme à son mystère. Il en fut ainsi. Sa définition me parut satisfaisante et parfaitement adéquate à la phonétique. Pour cette raison je pense que mon attention retomba aussi vite. Je devais avoir une douzaine d’années. Depuis, j’ai parcouru en arrière tout le chemin au fil de mes pensées et de réminiscences inopinées. Impulsif. La connotation moderne l’associe directement à des effets de violence. Une alternative courtoise en somme. Pour autant, après plusieurs années de déni, j’ai fini par constater ces humeurs. Je savais maintenant que les multiples fractures du nez ou des arcades n’étaient pas le pain quotidien

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du père de famille conventionnel. De même que l’hyperventilation ou les tremblements épisodiques. Ferry y était accoutumé depuis aussi longtemps que je pouvais en tirer des souvenirs. Depuis toujours en somme. Sous l’effet d’une vive contrariété autant que d’un simple regard dans un bus, il était parfois envahi d’un spasme de rage que j’étais apparemment la seule à pouvoir canaliser. Généralement, il se contentait de maîtriser sa respiration sous une façade marmoréenne qui justement détonnait. Lorsque j’étais présente, je me contentais de le distraire en paroles, ce qui semblait le calmer. Ce que je fis semblant de nommer pendant longtemps comme le comportement naturel d’un homme Vivant et sensible à la fois n’était, je le savais au fond, qu’une attitude déviante. De la paranoïa peut-être… Ou bien de la colère, tout simplement. Une colère que j’estime et que je vénère car elle n’avait jamais empiétée sur ma vie sans effets bénéfiques, pensais-je Je sirotais un perroquet à la terrasse de Mon café, profitant sous les chauffages d’appoint de mon avance sur l’horaire pour établir mon territoire et mon appartenance. Dévisageant avec fierté les passants qui me regardaient sans me voir, insensibles à la satisfaction molle qui me gagnait à chaque début de service. Celle d’appartenir Aux grandes goitrons, modeste bar dont la présentation art-déco simpliste et fade représentait à elle seule un univers entier. Je prenais plaisir à traverser l’étroit couloir dans lequel une girafe aurait pus déambuler sans s’incliner d’un degré. L’impression de vertige était renforcée par les immenses miroirs qui vous accompagnaient, inclinés et menaçants, jusqu’à la salle de couverts, circulaire et surmontée d’une voûte au moulures figuratives comiques de vulgarité. Je ne savais pas quel était précisément le rôle de notre soirée à la plage dans les interrogations existentielles qui plus tôt m’avaient pourfendue sans ménagement, mais à présent, j’étais consciente de leur évidente futilité. Tout allait pour le mieux, et j’anticipai la mise en place de mon carré de travail avec entrain.

Deuxieme partie

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Colin

Je n’ai pas l’impression d’être dans la merde. Je me sens coupable, un peu et malgré moi. Je ne crois pas qu’elle parlerait. Elle est trop fine pour ça, et puis ce fut un plaisir partagé. L’amour a ses raisons qu’un ami doit certainement ignorer. En attendant, je dois choisir : jetons rouge, ou jetons noirs. J’ai une paire de sept, mon chiffre porte-bonheur. Une paire servie merde, ca ne peut pas se perdre pas à ce stade. Autant les intimider pour de bon. -Raise. J’ai tiré une tronche totalement impassible avant de héler le type qui se trouvait près de la bouteille de whisky pour qu’il remplisse mon verre. Il me dit d’aller me faire foutre, alors je fais semblant de ne rien entendre et j’attends trente seconde histoire de retrouver une certaine contenance, après quoi j’en ai également redonné une à mon verre. Du coup, je suis obligé de me taper de la vodka. Je reconnais volontiers ses vertus calorifuges, mais ca me donne la gerbe, immanquablement. Tous ces connards ont l’impression de ressembler aux mafieux des grands soirs. Ils sont pathétiques à fumer leur barreau de chaise. Il suffit de voir la pâte farineuse et blanchâtre qui fait office de joint extensible à la commissure des lèvres du mécréant en face de moi pour décupler l’envie de gerber que m’a procurée cette première gorgée encore plus immonde que je ne l’avait imaginé. J’ai trouvé ce tripot pourri car mon ardoise à la salle Lobb’s de Boston a rendu compliquée la poursuite de mon activité là-bas. Ici je suis nouveau, et ils ne m’interdisent pas de faire procréer mon cash. Ca a certains inconvénients comme le fait de se faire insulter quand on demande un verre, mais quand je les aurais plumés, ce trouduc pourra se brosser pour le pourboire. -Hey ! En plus le croupier me gueule dessus avec ses yeux de thon rouge comme si j’étais un demeuré. Il a l’air fier de son crâne qui luit comme une motte de beurre au soleil. Je jette un regard torve au flop qui m’offre généreusement un sept supplémentaire. -On t’a déjà dit que tu ressemblais à un levier de vitesse ? Tapis. Dis-je tout calmement. J’évite son regard. Je devine qu’il reste fixé sur moi mais je préfère garder la satisfaction de l’entendre prononcer ma victoire sur cette main sans lui adresser la moindre attention. Cet obséquieux crétin mérite un peu de mépris. - Cartes. Je dispose consciencieusement les miennes mais mes gestes ne sont pas véritablement aussi précis que ce que j’espérais.

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-Milroy, c’est pour toi. Toi, allonge deux-mille et laisse la place. Il désigne mon front comme si on pouvait y lire une étiquette. Je regarde son visage tout en creux. Il y a une ressemblance frappante avec cet arbitre de foot italien ; chauve. D’où ma blague minable sur le lever de vitesse. -Me donne pas d’ordre, Collina. Je n’ai pas trouvé mieux... Quelle déchéance. Je sortis mes billets en repoussant bruyamment ma chaise. -Rien à foutre de tes insultes en italien ou je sais pas quelle autre connerie. File moi la tune et si tu veux pas d’ordre de ma part tu t’adresse à mon pote, c’est la dernière fois que tu me fais chier. Me tance-il. Il fait référence au mec assis près de la bouteille de whisky, fier de son statut de brute décérébrée, les bras croisés sur la poitrine comme si il avait rendez-vous avec un graveur antique. Je lui tends les mille neuf-cent cinquante dollars en grosses coupures. -Il manque vingt dollars, t’as été fini à la pisse ou quoi ? qu’il me répond. -C’est tout ce que j’ai sur moi, je vous l’apporterai demain. -Hahaha. Putain mais tu le crois ça ? Il nous a pris pour un mac drive ou quoi ? A ma grande surprise, le molosse comprend sans aide qu’il s’agit de questions purement rhétoriques, et rit mollement à la comparaison minable du croupier. -Allez c’est bon casse toi t’es trop con pour qu’on s’attarde. Poursuit le type à la pâte à lèvres. Si t’as envie de te faire défoncer la gueule va faire ta ronde dans la rue tu trouveras bien quelqu’un. Allez Fred bouge le moi de là. L’autre s’est déplié lentement, apparemment fatigué de devoir user de diplomatie. Il lève son poing et je passe devant sans y accorder la plus fine attention. Espérant toutefois qu’il respecte la consigne implicite qui lui a été donnée. Jusqu’à il y a peu, il me restait encore pas mal d’argent des indemnités. Le salaire à cinq chiffres que je touchais jusqu’à l’année dernière n’avait profité qu’à la construction d’une maison qui était en vente depuis un an et dont je paye toujours les traites. J’aurais pensé que le divorce me couterait plus cher. Je ne peux même pas blâmer la femme que j’ai trompée à répétition. Je loge depuis un mois dans une bicoque de brique rouges dans la localité de Bedford, Massachussetts, en courant derrière ce boulot que m’a assuré cet empoté de Ralph dans la banque locale où il semblait bien positionné. Il s’est fait viré hier. Je ne suis plus aussi certain de son influence. J’ai eu la bonne idée de conserver les choses les plus futiles soit la totalité de mes actifs. Je dis ça sans le penser car au fond, je ne suis pas certain d’y accorder l’importance que le collectif

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bien-pensant désire bien lui prêter. Ferry par exemple. Qu’est ce qu’il me fait chier quand il décide d’incarner son personnage social-chevaleresque. Bon il faut lui accorder que sans ses supporters du troisième âge il serait peut-être encore en taule à l’heure qu’il est. Je sais que la mère de la petite lui a tout expliqué avant de mourir. Une lettre je crois bien, elle en a parlé à Harry. Il a eu de la chance de tomber sur le bon gars, c’est tout. Ce type là, Douglas, un vieux client de Pete. Je ne connais pas les détails, mais l’histoire du mec qui se tape quinze longueurs dans une fosse à purin sans laisser son fumet dans les vestiaires j’y crois pas. Je me souviens il y a quelques années j’avais proposé un job à Ferry avec moi aux assurances. Une place sympa pour débuter. Il m’avait répondu ses conneries habituelles à propos du recentrage sur les choses importantes, de la réflexion, de la nature ou des champignons hallucinogènes. Les années sont passées mais finalement quand je dessoûle un peu -comme actuellement- je ne peux que faire que le constat de ma médiocrité. Ferry est mon seul ami valable, et j’ai couché avec sa fille. Il a passé une bonne partie de sa vie à manger du fumier et même dans un autre pays il à réussi à accéder légalement à la classe supérieure de la société en réparant des breloques. En terme de revenus, évidement. Bon, je suppose que la petite notoriété de son atelier à déjà commencé à s’essouffler, mais pour un repris de justice il s’est plutôt bien démerdé. D’ailleurs c’est le seul qui ne m’ait pas battu la coulpe pour que je loge chez lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre cet hiver. Une semaine avec tout le monde, non, impossible. Pas qu’ils m’emmerdent. C’est juste que je suis incapable de réagir comme Ernest. Il peut s’intéresser à la gestation d’une huître si l’orateur lui convient. Et le problème dans ce cercle d’abrutissants sympathiques, c’est qu’ils se prennent tous pour des conteurs à temps plein, des découvreurs éternels et des porte-containers bourrés d’expérience. J’avoue sans détours que leurs excentricités sont attachantes, et que mes deux contemporains savent encore que disserter sur les dunes ou l’écorce, mais l’effet de groupe est rarement porté sur l’avenir. Ferry est parfaitement conscient de mon avis à ce propos, c’est ce que j’aime avec lui. Il me connaît. Même après avoir pourri sept ans en prison et déménagé de l’autre côté de l’océan, il me connaît plus que la somme de mon fils et mon ex-femme multiplié par cinq. Si je n’avais pas fais ce que j’ai fais, j’aurais peut-être pus accepter son offre. La seule que l’on m’ait proposée d’ailleurs. Vivre, même provisoirement, dans ce trou perdu du Montana était à peu près le dernier endroit

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des Etats-Unis que j’aurai choisis en homme libre, mais je dois avouer que sans le facteur éthique que j’ai tenu à respecter, j’y aurais réfléchis plus longuement. Les cinq-cents newtons-mètres de ma BMW X5 passent avec beaucoup de pertes sur la chaussée partiellement verglacée que mes énormes roues de vingt et un pouces embrassent sans précautions. Les semelles de cuir de mes bottines Berluti glissent sur le pédalier en aluminium perforé. J’ai déjà dépassé mon quartier depuis un certain temps, roulant sans prudence ni excès à la recherche d’un tripot dans lequel je pourrais poursuivre mes réflexions et songer à une reconversion. Peut-être aussi pourrais-je y trouver une poule. Je stoppe près de Westford sur Concord Road à la vue de l’enseigne décrépite mais généreusement éclairée : Gwen’s Pub. Je passe la porte vitrée classique, puis une seconde porte, à double battants façon saloon de western cette fois. Je n’ai jamais été vraiment résistant à l’alcool, et quand je crois que ca se calme, il m’arrive de me manger un revers plusieurs minutes après. Les quelques pas que je viens d’entreprendre commencent à se faire moins déterminés à mesure que je dois slalomer entre les tables pour atteindre le bar, tout à fait au fond de la salle et sur son entière largeur. La fumée s’entasse sous les poutrelles couleur rouille. Un vieux podium solitaire s’élève d’entre les tables carrées, déplorant avec une triste jalousie le succès que lui a ravi depuis des années l’unique table de billard. Du moins je m’en doute ; c’est partout pareil. Il flotte un remugle rance que personnellement j’ai toujours associé à ce genre d’endroit et à l’expression de dégoût attractif qu’il convient naturellement d’y assimiler. Ainsi que je n’oserais jamais l’avouer à quiconque me connait de près ou de loin pour d’évidentes raisons, je me sens d’emblée à l’aise et jouit d’un certain plaisir à humer cet air fétide. Un peu comme dans mon enfance, lorsque j’étais parcouru d’une étrange et profonde affection au moment de parcourir les prés de la propriété bétaillère du grand-père ou de longer sa grange dont les fragrances puissantes du fumier au repos n’étaient pour moi que l’expression d’une campagne sauvage et libre. J’ai changé d’avis quand il s’est fait ensevelir par un chargement d’avoine sous lequel il est resté plus d’une journée avant que le voisin ne découvre son cadavre. -Un bourbon sur glace s’il vous plaît. Ma diction est parfaite, et la serveuse plutôt sensuelle malgré son fard sanguinolent. J’hésite à évoquer pour elle mes souvenirs d’enfance et la relation qu’ils entretiennent avec son bar et ses clients. Je pense qu’elle n’aurait pas saisit. C’est

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un aveu de lucidité que d’arriver à cette conclusion pragmatique, et je me félicite intérieurement de cette surprenante endurance. -Voilà. Je pense que si j’avais moi-même été un tabouret, similaire à celui sur lequel je suis assis, son attention à mon égard eut été similaire. -Merci. Je le prononce pour ma propre dignité car elle-même s’affaire déjà à essuyer de la vaisselle, loin de moi. J’ai repéré la fameuse poule au premier coup d’œil. Elle est attablée avec un motard au look décevant qui est positionné dos à moi. Paradoxalement, sa gestuelle figurative le rend extrêmement chiant à suivre, il donne en permanence l’impression de pétrir son appareil invisible. Face à lui, la brune m’observe (depuis combien de temps ?) avec des yeux de biche, probablement consciente qu’ils ne font malgré tout pas le poids face à au profond décolleté que les larges crans de sa veste de flanelle couleur suie soulignent à merveille. Elle laisse le motard en roue libre, qui, la voyant s’éclipser sans séance, se fige comme un automate abandonné, bras levé et mâchoire indécise. -Tu m’offres un verre ? Même de près, elle est pas mal. Son tarin légèrement retroussé n’est pas des plus délicats, mais son sourire charnu et sa dentition parfaite la rendent excitante. Et puis à l’inverse de la sympathique serveuse, elle ne néglige pas son apparence. Les deux semblent se rejoindre sur un point, à savoir un penchant non-modéré pour les boissons alcoolisées vu les poches qui pendent comme des couilles pleines sous leurs yeux bien vitreux. En tous cas son haleine me fait frémir les naseaux tant le parfum de rhum qui s’en dégage est vif. J’eu envie de boire du rhum. Elle prend place à ma droite. -Salut. -Salut. Je t’offre un autre verre ? Elle acquiesce, joviale. -Deux Cuba Libre s’il vous plaît !...sur Havanna ! » Je pointe la bouteille de rhum qui arbore l’inscription : Anejos 12 anos. Pas que je veuille impressionner ma nouvelle compagne, mais même dilué, je n’aime pas boire l’alcool premier prix tout simplement parce qu’il est premier prix. D’ailleurs, je raisonne comme ça pour tout. Sauf la bouffe quand je ne vais pas au resto. En attendant la serveuse persiste dans son attitude débile qui consiste à froncer les sourcils en tendant le menton s’en s’approcher d’un iota. Je ne la quitte pas du regard pour éviter toute tentative de fuite de sa part. Elle s’approche, exaspérée. Je répète ma commande, tout aussi contrarié. -Cuba libre ? Vous êtes vraiment trop vous…rhum-coca, quoi… corrige-elle en

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souriant avec dédain avant de se détourner. L’autre explose de rire comme si je n’étais pas là. -C’est quoi le problème ? J’ai dit une connerie ou quoi ? -Hahaha…ouhhh. Nan mais t’es trop avec tes chaussures italiennes recouvertes de boue, ton regard d’espion et tes coktails exotiques. Ca vaaa, détend toi. Elle avance sa main en direction de ma queue. En dépit de cette insolence qui m’indisposerait presque, je crois que je suis mis à bander dans l’instant. Elle retire son geste -Vous êtes euh…vous savez ? risque-je. -Oui. -Quoi oui ? Vous l’êtes ? -Oui je sais. -Vous savez quoi ? (elle est complètement conne ou quoi ?) -Ben ce que vous dites… Elle se remet à glousser et si je n’avais pas depuis toujours été fidèle à mon principe de non-violence, je lui aurais envoyé un revers dans la gueule. Cependant, et considérant justement cet engagement, je me contente de l’insulter longuement dans ma tête. Ce qui me semble long pour être honnête. Je me trouve à cours d’insultes quand elle n’a pas encore consumé la moitié de ses allègres ressources. -Vous êtes une pute ? je finis par lâcher le morceau. Au moins, si je la blesse, c’est mérité. -Non, pas encore. Pourquoi, vous en cherchez une ? -Non, pas encore. On parvient à discuter de la pluie et du beau temps pendant une petite demi-heure puis j’achète la bouteille alors que nous convenons de la suite à donner à notre rencontre. Je perçois une inflexion sensible de son vocabulaire le plus cru et de ses intonations péremptoires. Elle semble plus habituée à vider les verres que les bourses tout compte fait. Impossible d’aller chez moi pour je ne sais quel impératif imaginaire de retour, et chez elle, un pré ado au lit dont elle ne désire pas qu’il puisse être au contact de qui que ce soit d’un peu trop étranger. -Décide…on peut aller boire dans un coin, un parc, je ne sais pas. Je ne suis pas d’ici… Je n’en revenais pas ; Ferry et Harry auraient eux-mêmes pu formuler cette proposition. A dire vrai, ca ne m’enchante pas beaucoup, mais cette sympathique comédienne m’amuse, et puis sa récente démonstration de vulnérabilité contraste avec

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charme avec l’entrée en matière un peu répugnante qu’elle avait engagée. Le flux bruyant et lumineux de la Blue Star Memorial Highway s’éloigne derrière nous sans qu’elle ne puisse le quitter du regard à travers le rétroviseur embué. Lorsqu’il n’y a plus que la profonde obscurité pour épingler ses sens, je sens carrément la panique l’envahir et me contagionner. Elle se cramponne avec tant de force à la poignée et au bourrelet de l’assise de son siège que j’ai une pensée grinçante pour le cuir en priant qu’elle n’y fourre pas ses ongles. -Bon où habitez vous ? Je vous ramène. Elle sursauta furtivement. -Pourquoi ? -Vous êtes complètement paniquée. Voilà pourquoi. Je souris à contrecœur pour introduire de l’humour. Totalement artificiel. -Pour tout vous dire. En générale je me contente de rester à l’intérieur. -Je sais. -Ah bon ? C’est gentil…. Continuez, lâche-t-elle après un silence réfléchi, on a dit qu’on allait boire un coup dehors. Je n’avais pas pensé qu’elle déclinerait mon invitation au Retour, et la surprise en est d’autant plus savoureuse. -Vous êtes sûre ? -Ne me poussez pas ! Direction Lost Lake ! Elle fend l’air d’une main ferme et tendue. Nous rions doucement. Moins de quinze minutes plus tard, nous nous trouvons face à ce qui tient plus pour moi de la pataugeoire aux grenouilles que d’un véritable lac. Elsa –j’apprends son nom à l’instant- est professeure à l’école Lowell, où elle est née il y a quarante ans et deux jours. Je ne lui souhaite pas son anniversaire comme l’aurait sans doute voulu le protocole de retard car j’ai la sensation qu’elle s’en fout autant que moi. J’aime bien l’entendre parler sans me reprocher de ne pas l’écouter, ni même de faire semblant. Sa parole est plus douce ici, beaucoup moins heurtée que ce que j’avais pu percevoir auparavant. Seuls les détails d’importance arrivent à mon cerveau qui semble les sélectionner judicieusement alors que j’inonde de whisky ma moquette épaisse sans y prêter une attention plus soutenue. Ainsi, lorsque j’ai remplis nos gobelets, je peux me résumer son être, soutenant le condensé de ces informations nouvelles par une inspection sans désir de son corps à la lueur des nuages. Elle a de grands yeux dont je ne parvient pas à distinguer la couleur, chacun affublés de cernes profondes qui lui confèrent finalement un air doux; accentué

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par des orbites espacés et des joues qui se remodèlent à chaque émotion, comme habitées de muscles inconnus, dessinant dômes et fossettes sous la baguette d’une mâchoire infatigable. La voiture est garée sur une rampe de halage dont mon guide local m’avait assuré qu’elle était propriété du comté. La berge partiellement gelée scintille un peu plus bas, au-delà, on ne peux absolument rien distinguer d’autre que l’eau, vu notre position anglée. C’est surprenant car pour une fois, je peux ressentir la présence de cette nature qui jouait un rôle incertain De lourds flocons commencent à tomber en rideaux, sans toutefois parvenir à maintenir leur état une fois au sol. Je n’ignore pas non plus le rôle de premier plan tenu par la bouteille de rhum. Sans elle, je pense que j’aurais été conscient du risque d’engelure pris par mes extrémités. Je pense que nous avons tous deux dans l’idée de faire l’amour au moment de nous blottir sur la banquette, empruntés et maladroits dans nos habits épais. Je ris jusqu’à l’étouffement en voulant franchir la muraille érigée par les sièges, coincé entre eux et me débattant comme un bouc en apesanteur. Nous renonçons à nos ébats pour un emboîtement alambiqué dans lequel nous trouvons un repos immédiat et profond. Vaseux, même.

Ferry

Le coq en titane était solidement fixé à une platine d’exercice. Je fis lentement coulisser la contre-poupée jusqu’à ce qu’elle atteigne l’aplomb parfait du mandarin à main qui me permettrait de réaliser un trou parfait. Pour assurer le

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succès de ce quatrième essai, j’avais, au moyen du plus affuté de mes burins, réalisé un chanfrein plus profond, de manière à guider parfaitement le foret. Ou plutôt les forets, car il s’agissait de réaliser tout d’abord un trou de guidage plus étroit (0,6mm) que la dimension désirée, puis d’engager la seconde percée de plus large ouverture (0,8mm). Procéder par concentricité était le meilleur moyen d’obtenir le trou désiré d’après George Daniels, le fameux horloger qui aima la mère d’Harry et dont j’avais dégoté un bouquin dans une librairie d’occasion. Je pris une inspiration qui alla, je crois, déloger la plus petite poche d’oxygène au tréfonds de mes bronches. Le suintement grisant du travail de la mèche dans le métal robuste s’interrompit sans que j’eusse le réflexe d’aller au devant d’un drame. Le cinquième. -ahhhhTCHA. » J’éternuai, puis reposai lentement mon front humide sur le plan de travail de l’établi glacé ; mes paupières poussiéreuses se scellèrent de surprise à son contact, et je les maintins ainsi un certain temps, assailli par les sollicitations brutales qui s’immisçaient dorénavant par la plus mince meurtrière d’obscurité. La tristesse m’engloutie sans mâcher, et je supportais le poids grandissant de ma carcasse indigeste dénuée optimisme. Colin était dans le coma depuis maintenant deux semaines, et j’attendais Hannah avec une fièvre entérique qui, je l’espérais, cesserait alors. Il m’apparaissait clair que l’attente perpétuelle d’une évolution positive était le régisseur de nos vie. A ma sortie de prison, je pensais ne plus être harcelé par cette patience imposée, j’aurais voulu oublier jusqu’à son sens. J’embrassai l’atelier d’un regard vengeur, à la recherche d’une masse dont j’usais assez régulièrement depuis plusieurs jours. L’idée était venue d’Harry. Au début, elle m’avait parut ridicule. - Tu sais, m’avait-il dit, moi aussi j’étais un peu sur les nerfs quand je suis revenu d’Indochine. J’eu envie de lui répondre que je n’étais ni sur les nerfs ni de retour du d’Indochine, mais j’étais conscient du fait que mon esprit n’était pas assez alerte en ce moment pour me payer le luxe de blesser mes amis. J’aurais été incapable de me rattraper par la suite. -Oui. Fini-je par répondre docilement. -Ils préconisent tous le sport… A mon retour, quand je ne vivais pas encore ici, j’avais un voisin, un Australien. Il s’était porté volontaire également. Je te passe les détails, mais on se connaissait bien et il m’a fait cadeau d’une masse peu après notre retour. C’était tout son passé et il m’en avait raconté une sacrée tranche. Toute sa vie. Là-bas, il était le bourreau des bœufs, c’est comme cela qu’il s’était

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lui-même présenté. Il marqua une pause et saisit un anacarde parfait dans le ramequin de faïence. Il m’avait ferré, et profita de cette certitude pour décupler mon attente en pressant légèrement la coque souple du fruit qu’il finit par briser. Il ingurgita une amende ivoire avant de poursuivre. -Bourreau, six jours par semaines et pendant vingt-quatre ans dans un abattoir prolifique. Chaque matin, il ouvrait les yeux en sachant qu’une centaine environ se fermerait à jamais par son geste avant le retour de la nuit. J’ai en ma possession une masse qui a pulvérisé plus de crânes que n’en compte le comté. Il était fier de ça, de son labeur. Le bourreau n’était pas n’importe qui. C’était un être robuste. Du premier coup, il devait viser juste ; juste à l’arrière du crane, au sommet des vertèbres. -Tu t’en es servis ? -A son retour, il ne voulait plus la voir. La place qu’elle avait dans son salon derrière une vitrine n’était plus la sienne. Il voulait simplement qu’elle vive, loin de lui car elle puait le sang d’après lui. Du coup, il me l’a donnée, et j’ai accepté. J’ai pilé des pierres comme un bagnard, écrasé des souches… Pour essayer, comme ça. Certains psys disent qu’il faut se défouler. Il n’y à personne à blâmer ici. Frappe. Ce que tu veux, mais prend cette masse, si elle te convient. Moi, elle ne m’a jamais servi à rien. -Merci. Je m’adressais plus au symbole qu’à son utilité. Conseiller à un ex-taulard de casser des pierres semblait assez cynique, mais l’intention était louable. Il est où maintenant cet australien ? trouvais-je à dire sans conviction. -Il est mort, il y a une douzaine d’année, un peu avant que tu ne débarque ici. Il n’était plus tout jeune. Il a élevé des laitières après tout ça. Quelques têtes qu’il a aimées comme ses filles. Je la localisais finalement derrière l’établi, le manche à moitié masqué par un tasseau oblique d’une teinte similaire. C’était un bel outil de près d’un mètre trente, pour environ six kilos. Sorte de merlin dont la section tranchante du fer aurait été remplacée par un petit dôme en forme de trémie émoussé par l’usure. Le manche devait probablement avoir été remplacé à de nombreuses reprises, mais celui-ci conservait l’empreinte grasse ou feutré des centaines de prises qu’il avait essuyé. Au départ, j’avais suivi les instructions. Concasser un bloc (c’est un grand mot) de grès, une souche craquante… Ca ne m’amusa pas beaucoup, et les os de mes avant-bras se remirent avec contrariété des vibrations que je leur avais une heure durant imposées.

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Cependant, je dus me rendre à l’évidence. C’était du sport, un sport égoïste et violent qui me correspondait à merveille. Pour être réellement attractif, il fallait à cette discipline grégaire un cadre mieux défini pour pouvoir susciter l’attraction. Je réalisai mon premier prototype au printemps 2012. Il s’agissait d’un totem droit, cylindre inégale fait de plaque de fer et de feuilles d’aluminium, soudées ou grossièrement rivetés en cercles vaguement concentriques. Pour le maintenir au sol, j’avais réalisé un coffrage d’un mètre cube en béton armé, un véritable bunker laid comme rien d’autre, posé une trentaine de mètres à l’est de la maison, face au lac, visible de la terrasse, de la cuisine ou de la grange. Six énormes écrous permettaient l’arrimage. J’étais fier d’avoir pensé à la dimension interchangeable de mon outil car j’en étais sûr, j’y prendrais goût. Pete avait dû ramener sa propre chèvre hydraulique pour que je puisse mouvoir la bête de près d’un mètre quatre-vingt de haut jusqu’à son emplacement. L’enchevêtrement de feuilles de métal devait bien peser deux quintaux et nous consacrâmes une entière après-midi à son installation. Le lendemain, impatient, je saisis l’imposante masse et sorti sous une pluie glacée pour finaliser mon œuvre, nuque cambrée et volontaire, pressant le fer sur ma poitrine comme un enfant chétif. Je me plaçais idéalement face à ce soldat d’airain aux intentions pacifiques, puis j’attendis patiemment que la terre meuble engloutisse les semelles de mes lourds godillots. Je frappais la face sombre du fer brut que l’oxydation avait déjà bruni par endroits, visant au mieux pour enfoncer la tôle amplement crénelée de mes assauts précédents. Exténué, je laissais la masse s’embourber à son tour dans la fange pour m’y reposer en appui, les mains jointes dans une posture pénitente. Je relevais les yeux pour inspecter les flaches, leur forme, les commissures tranchantes du métal parfois déchiré, dévoilant en fond l’intimité des fragiles organes d’aluminium qui scintillaient sous les gouttes comme des os luisants. J’admirai sans modestie le résultat de ma sculpture vivante, blessée et paisible, fixant la surface mouchetée de l’étang rassasié frangé d’un blanc obscur quand un coup de feu assez proche fit trembler la vallée. Je restai là à écouter la pluie, comme pour capter le vent et ses odeurs autour de cet épouvantail incongru. Voir ce qu’il avait changé ou apporté à tous le reste. Je décidai de regagner la grange lorsqu’un bruit de moteur capta mon attention. Il était trop tôt pour que Maya soit déjà de retour.

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Je contournai la façade et me dissimulai derrière un tronc épais. Une Chevrolet Astro noire émergea lentement des fourrés, progressant au pas dans le sol visqueux avec des bruits de sucions. La luminosité vespérale et un smog poudreux rendait impossible toute identification à cette distance, d’autant que seul le pare-brise n’était pas filmé de noir. Un casier à fusil trônait sur la galerie et un macaron des chasseurs de Flathead scintillait sous les gouttes, collé sur la lunette arrière. Le ronronnement du moteur s’interrompit. Je m’approchai à pas chassés, courbé comme un bossu, de façon à prendre le véhicule en tenaille et lui couper toute retraite. J’aperçus l’espace d’une fraction de seconde l’ample mouvement d’une capuche enveloppante. Une ombre derrière la vitre conducteur se retourna vers mes yeux frustrés, incapables de discerner les traits cachés derrières. Je me mis à trotter, la masse bien en main, lorsque le van fit patiner ses pneus dans une embardée subite. Je m’élançai le plus rapidement possible, hurlant au conducteur de stopper. Ce qu’il ne fit pas tout de suite. Ou plutôt elle. -Madame Smith, vous n’avez pas idée comme je me sens idiot, j’avais complètement oublié ! Je vous appelle tout de suite un taxi, vous habitez dans le coin ? Restaurez-vous, réchauffez vous, je vous amène tout ce qu’il faut. Nous pouvons remettre ça dès que vous serez prête. Je déblatérais mes excuses avec une délicatesse étrangère que j’estimai indispensable. Elle m’épiait, vraisemblablement perdue et défiante, mais plutôt calme après tout. Je lui préparai un chocolat chaud sans la consulter, quand pour moi je réchauffais du café. Son silence accentua ma gêne, mais elle parut sincèrement enjouée lorsque je lui proposais quelques crémeuses viennoiseries. Dans la soumission d’une déduction simpliste, je remarquais que son visage mongoloïde et plein de tonalités complexes ne convenait pas du tout à son nom : Smith ; quoi de plus morne et fade. Son abondante chevelure noire de jais gonflait la capuche de sa veste imperméable couleur kaki, et sa face plate exposait ses menus orifices. Son nez, très fin et épaté en bas, lançait la courbe parfaite de ses sourcils affûtés. Ses yeux noisette, presque rouille, rivalisaient d’agilité avec de fines lèvres aussi pâles que sa peau. Les traits lisses de son visage n’en n’étaient pas moins particulièrement expressifs. Elle semblait jeune, trente ans. Mais une marge d’erreur de dix ans m’apparaissait envisageable dans les deux sens. -Vous attaquez tous les intrus avec votre engin ? Elle se mit à rire nerveusement,

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ce qui l’empêcha de tempérer sa hardiesse avec une gorgée de chocolat comme elle l’aurait désiré, et elle dût patienter un instant pour saisir la fine anse de la tasse en faïence. -Tous, sans exception. Elle reposa la tasse, atterrée. -Je plaisante. Figurez-vous que je me suis lancé depuis peu dans la sculpture, et j’allais ranger mes outils quand vous avez attiré mon attention. Je suis de nature assez méfiante, et certains indices m’ont induit en erreur… Je vous ai pris pour un braconnier… -Vous sculptez à la masse ? Elle se foutait de mes explications et désirait les siennes. -SI on veut… Je me sentais un peu idiot, mais la vérité aurait pu s’avérer effrayante et incompréhensible. De toute façon, je n’avais aucune envie de m’attarder là-dessus. Pas plus que de m’attarder tout court d’ailleurs. Maya m’avait incité à réaliser cette interview. Je n’en n’éprouvais pour ma part aucun autre désir que de voir mon boulot dans le canard. -Vous pouvez me montrer ? -Vous ne vouliez pas discuter de l’atelier? Des horloges ? -Si, bien sûr, mais je ne savais pas que vous étiez un artiste. La formulation m’exaspéra profondément. -Comme vous l’avez souligné, je cogne avec une masse. Je n’ai rien d’un artiste. Cette fois, je crus qu’elle me prendrait réellement au sérieux. Je souris largement pour appuyer l’ironie. Je n’étais pas vraiment sûr qu’il s’agisse d’ironie, en fait mais je ne voulais plus de son interview, et il s’agissait maintenant d’être aussi courtois qu’expéditif. Cette apprentie journaliste allait trop lentement décrétais-je soudain. - Allez, je vous montre si vous voulez, on dirait bien que ça s’est un peu calmé dehors. Ajoutai-je, engageant. En réalité, la pluie s’était mue en un déluge assourdissant. -Super ! Elle se foutait de ma gueule. Nous sortîmes. Je lui exposai mon totem mutilé dans une révérence théâtrale. Pas peu fier en réalité, ca avait fière allure. -Quel travail ! lança-elle, l’air sincère. Elle n’avait pas tort. Entre le coffrage, le pliage, la soudure et l’estampage (qu’importe qu’il fût barbare), je dus confesser que la bête m’avait beaucoup occupé depuis mon retour. Je lui expliquai qu’ici, d’ordinaire, je n’honorais pas de commandes pour l’horlogerie, réservant mes séjours à l’entretien de mes propres

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objets. D’où la polyvalence de la grange/atelier. Elle tourna autour de la statue cinq bonnes minutes, s’approchant parfois à moins de cinq centimètres avant de faire quelque pas de retraits à la manière d’un colibri occupé à butiner les multiples étamines d’une fleur généreuse. - Des mains d’horloger pour frapper de la taule…C’est intéressant. Pourquoi ce procédé ? questionna-elle. Je n’avais pas fais le rapprochement. En effet, c’état plutôt intéressant m’avouais-je. -Pardon ? dis-je, alors que je ne trouvais pas vraiment de réponse à la hauteur. Elle interrompit furtivement ses investigations, m’adressant un regard agacé auquel je ne m’attendais pas du tout. J’étais légèrement confus. Elle s’en rendit compte et me laissa un petit temps de réflexion. Je l’exploitai et poursuivit. - Les Nez-Percés vivaient non loin de là, juste un peu plus au sud ? Chief Joseph à parcouru près de deux-mille kilomètres dans les rocheuses pour déjouer l’armée de Nelson Miles avant d’être stoppé à la bataille de Bear Pow. Enfin bref, ca n’était pas très loin d’ici. J’ai pensé à tout ça, en exécutant ce totem… Ajoutais-je, ce qui était à moitié faux. J’y avais bien pensé, mais seulement à la fin. -Et ? Elle avait raison, où donc voulais-je donc en venir… -Et bien voilà. C’est un guerrier Nez-Percé. Je suppose que le temps n’a pas d’emprise sur lui malgré la souffrance que lui et son peuple ont endurée. L’Amérique cache un certain nombre de cadavres que j’aime à expurger. -Vous aimez ? Décidément, cette jeune femme était surprenante. Voilà qu’elle enchaînait les uppercuts. -Disons que je ne m’en fait pas un devoir impérieux. Comme je le dis souvent, j’aime les histoires. C’est tout. -Vous en avez d’autre ? -Euh, pas ici… Elle sourit. -Ca vous embête si je prends quelques photos ? Je fis une unique pause, ruisselant, avec l’étang et une partie de la maison en arrière plan, après quoi elle m’invita à quitter l’objectif pour mitrailler son sujet. Ca ne dura pas plus de deux minutes. -Bon, je vous recontacterai. Sa minuscule pogne serra la mienne, puis elle trotta vers sa voiture en maintenant d’une main sa capuche. -Vous ne voulez pas m’interviewer ? Criais-je, finalement contrarié.

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-Une prochaine fois! Mais j’utiliserai peut-être ces photos, d’accord ? J’acquiesçai du menton, adressant un franc salut de la main droite. Elle démarra. J’observais l’aile avant droite et la portière, complètement enfoncées. Puis tout redevint seulement pluvieux. Je décidai de regagner la grange pour ranger l’établi et protéger les pièces miniatures de mes puzzles articulés d’une humidité qui pourrait leur être fatale. Je replaçai la masse à son emplacement indéfini, puis parti en fermant le cadenas derrière moi. L’âtre dormeur ne diffusait plus aucune chaleur, et seules quelques cendres tressaillaient parfois sous l’effet d’un courant ascendant et récalcitrant. Je plaçai sur le petit monticule noirci quelques rameaux humides que je n’eu pas la volonté de casser, ni même d’enflammer. Ils se consumeraient lentement et finiraient peut-être par siffler de souples oriflammes de fumées. Lorsque c’était le cas, leur ondulation enivrée pouvait distraire mon attention de longues minutes durant. En attendant, je vidais ma serviette sur la table du salon, répandant son maigre contenu pour disposer d’une vue d’ensemble. Il s’agissait de vieux documents municipaux de la ville de Marseille, quelques archives raturées de la mairie du huitième que j’avais récupéré sans grande difficulté auprès d’une employée affable. Curieusement, je me souviens ne pas avoir ressenti la surprise qu’un tel évènement aurait logiquement dû susciter. Lorsqu’après plusieurs semaines à l’hôtel de la poste, je réceptionnais un mystérieux affidavit, signé d’un notaire expérimenté, signalant mes intérêts dans une affaire que j’étais invité à clarifier sans délai, je pensai immédiatement à mon père. Ma tante en avait fait un entier mystère par les silences désopilants et les anecdotes rêveuses qu’elle distillait deux ou trois fois l’an devant les hochements de tête déterminés de son mari taiseux. J’avais tissé ma propre histoire, libre d’imaginer les entrelacs héroïques et mystérieux de cet esprit passionné et nomade. Le notaire en question, descendant de deux générations de notaires avant lui, avait gardé des dossiers plus anciens que les tomettes ondulées de son cabinet bourgeois. Sa mémoire m’expliqua-t-il fièrement, gardait précieusement un tiroir bien graissé pour chaque nom de famille que son père, et son grand-père après lui avait manipulé (il était un peu marseillais). En l’occurrence, l’un de ces tiroirs fut sollicité au cours d’une conversation banale au bar d’un hôtel de la pointe rouge. Pierre –c’était le nom du notaire- l’avait cueilli, alerte, alors qu’il était venu jouer au PMU. « Fontaine…», avait-il susurré alors que je demandais une chambre

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accompagné d’Hannah. Nous étions en 2001, au cours de notre première semaine à Marseille, j’hésitais alors à revendre la maison d’Harrison pour en financer une autre dans ce coin sans souvenir (autre que le nom et la vue) où je m’étais déjà rendu. Il s’était approché sans réfléchir. -Ce n’est pas un nom que l’on oublie, surtout lorsque son propre père s’appelle Jean ! Haha ! La plaisanterie m’aurait peut-être fait rire mais cet homme à l’accent bien formé et aux manières de coq n’était pas aussi repoussant son haleine caféiné ou ses lunettes à la monture jaune canari auraient pu le laisser penser. Malheureusement, il mourut deux semaines plus tard sur un cours de tennis, à bout de souffle. Cependant, en plus de ma première demande de devis (mon tout premier) pour sa propre tocante, il était venu me proposer une maison –partiellement habitable, certes- dont mon père avait hérité, sans que je sache si il était au courant ; il n’y avait apparemment jamais habité. Je savais si peu de chose de lui et de sa vie que cette révélation m’était apparue à l’époque comme une eidétique péripétie, à la fois catalyseur et conséquence naturelle de mon exil en France ; la rétribution pressentie d’un hasard complice. J’avais donc rénové cette bâtisse presque anonyme, dont j’espérais maintenant que les rares archives que j’avais pu collecter à son sujet puissent faire dévier mes mornes pensées. Ainsi, l’incendie criminel qui avait rasé (je l’appris à cette occasion) la mairie du huitième en 1989 n’avait pas épargné le dossier de ce qui deviendrait le Mas Pastré. Tout juste venais-je de déchiffrer le nom figurant sur un plan de la parcelle. L’encre baveuse avait tenu bon sur le papier sec et bruni. J’avais déchiffré L.Danglard. Le nom ne me disait rien, pas plus qu’à Marius, le chevrier des calanques qui connaissais seulement l’ancienne propriétaire avec qui il avait semble-t-il noué des rapports distants mais bourrés de confiance. C’était plus ou moins ses propres mots. Toutefois, la jeune femme recluse dont il m’avait parlé ne s’appelait ni Danglard, ni Fontaine. Elle n’avait d’après lui qu’un prénom : Francine. Je n’avais aucune raison de croire qu’il mentait. C’est elle qui avait chargé Marius de veiller à ce que ses biens reviennent au nouveau propriétaire de la maison, quel qu’il fut, sans lui donner plus de précisions (ce qu’il fît effectivement lorsque nous nous sommes installés, Hannah et moi), mais il n’y avait pour ainsi dire vraiment pas grand-chose d’autre que du mobilier poreux et des cartes jaunies. Après quoi, elle avait déclaré vouloir retourner chez elle, à temps pour la « fête des pommes ». Toujours d’après Marius, son départ aurait eu lieu à la fin des

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années 1960, elle n’en est jamais revenue. Je n’avais pas la moindre idée de ce que signifiait tout ce bordel absolument pas généalogique, comment tout ca avait pu terminer entre les mains de mon père sans qu’aucune trace ne fasse mention de lui. Je m’étais mis en tête de faire un peu d’ordre dans tout ça. Le brouillard s’était tellement affaissé qu’il n’était plus qu’une couette bien bordée sur le lit frissonnant de Hungry Horse Reservoir. J’observais au loin le nid vide du balbuzard, dressé héroïquement comme un donjon déserté, égaré dans le monochrome des mélèzes. Je restais assis, happé par la baie vitrée, plongeant naïvement dans une contemplation animiste. -Hello ! Maya s’interposa dans ma méditation. -Tu as trouvé ce que tu voulais ? Je ne savais pas du tout ce qu’elle voulait, ni même si elle était allé chercher quelque chose, mais il y avait forcement quelque chose. -Ben j’ai fait les courses quoi. Ta fille arrive dans deux jours, tu te rappelles ? C’était donc ça…les courses. Comme si c’était indispensable. Comme si il se pouvait que nous puissions mourir de faim avec la tonne de bouffe stockée au cellier, ne commentais-je pas. -Je préparerai un posole pour ce soir. C’est une soupe mexicaine, avec de la viande et des légumes. Complétais-je, pensant qu’elle n’en n’avait probablement jamais mangé. -Pas trop de piment pour moi ! Elle se déchargea et m’embrassa dans le cou. Je fus parcouru d’un courant électrique si jubilatoire qu’il en devint narcotique en l’espace d’une seconde. Elle se retira subitement. -Tu m’aides ? Je m’exécutai. -Alors, cette journaliste, elle est venue ? -Tu savais ? Elle se figea désespérée. -Tu rigoles ? C’est moi qu’elle a contactée pour réaliser une entretien dans son journal. Enfin, disons qu’Harry lui a filé ton numéro, et qu’elle est tombée sur moi. C’est une jeune journaliste indigène qui écrit pour ce papier local, là… Elle veut faire un truc sur vous deux. Je t’en ai parlé hier. -Pourquoi nous, déjà ? m’enquis-je, curieux. Totalement oublieux qu’une telle conversation ait pu déjà avoir lieu. -Tu sais ces trucs à la mode maintenant dans la presse, les portraits sur le vif. Elle prononça ces derniers mots avec une pointe de cynisme qui tordit légèrement sa bouche et creusa une fossette sur sa joue rehaussée. - Pourquoi nous ? je répétais

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-Harry et Ferry, les horlogers d’une génération, autodidactes, le mix des continents… je ne sais pas moi ! C’est une pote d’Harry ! Eux, c’était donc moi et Harry… -C’est vrai… Elle est venue. Elle me jeta un regard torve. -Et ? Je contai mon après-midi en passant l’incident sous silence. Comme à chaque fois qu’Hannah revenait, nous prenions elle et moi deux jours pour rejoindre le Wyoming. Nous avions l’habitude de loger dans un petit hôtel de Rock Springs au personnel particulièrement accueillant. Nous dédiions la matinée à la visite de son arrière grand-mère, et la seconde moitié de la journée au recueillement sur la tombe de sa mère. Je vivais ces instants comme la plus grosse imposture de mon existence. Alors qu’Hannah joignait les mains l’air absent, transperçant les touffes herbues de son regard, je l’imitais souvent, incapable de me comporter sans repères. Claire gisait là, j’avais la sensation qu’elle s’était sacrifiée pour moi et m’avait confié l’inestimable, sans que jamais je n’aie éprouvé envers elle une sincère gratitude. J’avais l’audace de penser que pour une fois, ma présence était utile ; nécessaire, même. La culpabilité dissimulée ne parvenait pas à s’infiltrer derrière les remparts de mon égoïsme. Ca me faisait un peu mal, physiquement. Une étreinte profonde mais indissociable de notre condition, celle qui rassure et parfois nous arrache un sourire ; celui d’une inquiétude paisible. Nous fîmes halte sur la route 28, vers dix-sept heures. Un pêcheur futé vendait ses proies iridescentes sous le soleil encore chaud. Des poissons d’eau douce qui ressemblaient à des truites, mais leur corps était curieusement trapu sur la dorsale. Il était répugnant sous son derme suintant et gras tout rose, glabre comme la peau d’un djembé, mais sa voix frêle lui conférait une présence agréable. Un imposant barbecue à gaz crépitait, auréolé d’une atmosphère ondulante. Nous choisîmes notre bête, puis allâmes nous installer à l’ombre d’un parasol publicitaire, ainsi que le pêcheur nous y invita. Hannah parlait peu, je la savais préoccupée pour moi à propos de Colin. Préoccupée pour lui également. Il s’étaient bien entendus tous les deux je crois cet hiver. Dans le paysage crayeux et stratifié, à l’horizon, comme une goutte d’encre de chine sur un papier poreux, l’ombre d’un nuage d’orage suintait dans les profondes entailles du paysage aride et froissé. Nous observions tous deux ce

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phénomène lorsque les poissons s’offrirent à nous, fumant et justes vidés. -Tu penses que Colin s’est suicidé ? -Qu’est ce que tu raconte ? Il n’est pas mort…Et non, il n’a pas tenté de se suicider. -Comment peux-tu en être sûr ? -Il y avait une femme avec lui. C’est elle qui l’a sortie de la voiture, mais elle n’a pas voulu se faire connaître. Elle a donné son témoignage à la police, elle n’y est pour rien. On m’a dit qu’elle était venue le visiter à l’hôpital. -C’est un peu gros… -Ils étaient bourrés. Le rapport d’expert est plutôt clair. Ils se sont endormis là, complètement ronds. Il a beaucoup plu dans la nuit, et le frein à main n’a pas suffit. Ils ont simplement glissé, et la voiture était déjà à moitié remplie de flotte quand elle s’est réveillée sous l’eau. A peine deux mètres de profondeur, mais elle a dû s’y reprendre à trois fois avant de le sortir. -Heureusement qu’elle était là... lâcha Hannah, apparemment consternée. J’acquiesçais docilement. En vérité, j’étais curieux de savoir quelle femme avait bien pu l’embarquer dans cette aventure. Ca ne lui ressemblait pas, ou alors j’avais clairement sous-estimé sa déprime. -Il se réveillera ? -Oui. C’est ce qu’ils pensent. Le céleri était bouilli à la perfection. Elle mangeait sans bruit, par bouchées prudentes et mesurées, ramenant parfois une mèche de cheveux gênante derrière son oreille avant qu’une rafale ne l’en déloge aussitôt. Elle n’osait relever la tête, penaude de l’affection que lui délivrait mon regard pesant, et qu’elle pressentait dès le premier instant. Je reprenais alors la dégustation des filets roses, libérant son sourire et le mien. Je redoutais malgré tout qu’elle reparte déjà. Je repoussais donc mon intérêt pour ses projets personnels, craignant de provoquer le débat improductif et irritant de l’évocation d’un retour qui serait de toute façon prématuré. Une semaine passa dans la quiétude la plus totale. Maya et moi faisions souvent l’amour ; trop à mon goût je crois. Elle n’était pas très sonore au lit, si bien que parfois, en missionnaire, je devais lutter pour ne pas m’absenter à l’écoute des exercices de musique d’Hannah ou des hululements du hibou voisin. Ma fille jouait le plus souvent dehors, simplement assise sur un tabouret à trois pieds, plusieurs heures par jours, et poursuivant le soir dans sa chambre isolée. Harry travaillait d’arrache-pied, tiraillé entre ses montres et un bar qui fonctionnait

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toujours mieux dans les premiers mois de l’année. Pete s’était absenté pour quelques semaines en République Dominicaine avec son copilote colombien, désireux de soigner ses articulations autant que de recharger sa cave à sa cigare. Deux fois déjà, Luna avait reçu la visite d’Hannah qui veillait également à me solliciter souvent pour discuter simplement ; m’aider parfois dans mes tâches inutiles. Brusquement, cette attitude anormalement irréprochable et tendre m’apparu presque suspecte. Comme si cette bonté parfaite cachait en réalité l’imminence d’une nouvelle atterrante. Depuis le coma de Colin, je sentais à nouveau me gagner cette méfiance constante et universelle. Il n’était pas réellement mort, mais quelle était la différence. Les médecins pessimistes ne sont qu’une la métaphore de la fin. Rien de plus. Je me gardais bien de répandre mon diagnostic, mais cela ne faisait pas grande différence, car il était évident que derrière chaque silence soupiré de mon entourage se dissimulai presque des condoléances. Je percevais nettement cette pitié complaisante en m’y vautrant moi-même. Le dégoût par moment m’ulcérait, surtout en rêves. Puis, le matin rafraichissant et la sérénité implacable de notre vie bucolique et joyeuse reprenaient en silence leur avantage jusqu’à la nuit venue. L’incessant ascenseur balayait ainsi de ses va-et-vient un quotidien désespérément agréable, repoussant en cadence une frustration déchirante. La veille, j’étais resté prudent pour assister au passage de mes différentes montres à minuit. Nous étions le dix-neuf mars, à l’équinoxe hivernal. Pour la journée, j’avais décidé de les disposer sur un bibelot massif à droite de la baie vitrée du salon. J’avalais des pancakes déjà préparés en comparant les cadrans guillochés de mes petites boîtes rondes aux irisations de l’eau calme, tentant d’y découvrir l’indice imperceptible qui les relieraient dans la lumière. Car là était bien l’enjeu. Cette journée était l’exact contrepoids de la nuit précédente, celle où le jour n’a plus rien à reprocher à la nuit après ces longs mois d’une lutte perdue d’avance. Après tout, les montres sont construites par le temps, et aujourd’hui, le temps fêtait justement son anniversaire. Il ne serait pas si absurde d’observer d’autres accointances, fussent-elle purement fortuites. Poétique, même, pourquoi pas. -Alors tu vois le dieu céleste ou tes montres sont juste émoustillées ? -Ne te moque pas de ton père. J’invente l’expérience poétique. Empirique, évidement. -Hahaha. Au même instant, la porte s’ouvrit plus violement que d’habitude. Maya était de

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retour. Boulimique de journaux d’informations, elle se tapait chaque matin l’excursion. -Salut ! Fîmes-nous de concert, Hannah et moi. -Salut. Elle se voulait nerveuse et embarrassée à la fois. Bravo ! Je t’assure Ferry, il y a vraiment quelque chose qui cloche chez toi… En dépit de la bénignité de cette déclaration, je frémis de remords devant son intonation pétrie de déception. Elle balança un quotidien déjà plié sur la table derrière mois, et fonça dans la chambre. Docilement, je lus, prenant soin d’éviter le regard d’Hannah, trop silencieuse pour être neutre. Je commençai par déchiffrer l’encart en haut à droite, je me trouvais dans la rubrique culture. On y voyait une photographie en noir et blanc de la journaliste mongol. Le texte adjacent stipulait qu’elle n’avait rien de mongol, et que c’était une indigène bardée de diplôme. Plutôt connue apparemment, car de nombreuses références étaient mentionnées, ainsi qu’un site internet. Elle était née en 1972 et je m’étais planté dans tous mes pronostics. Je lus, cela m’amusa même si j’essayais de ne n’en rien laisser paraître. On lisait en titre : Le sculpteur qui n’aimait pas les chasseurs. Maya était revenue et avait pris place aux côtés d’Hannah, lisant les nouvelles dans le canapé supposé être en cuir de bison -Et alors ? Elle a beaucoup aimé ma statue ! J’étais joyeux. Je tendis le journal à Hannah puis patientai juste assez pour qu’elle ne puisse terminer sa lecture. - Tu en penses quoi ? C’est plutôt positif, non ? Je ne mentais pas, il s’agissait là d’un portrait bien écrit, bien brossé quoiqu’un peu court. L’auteur y expliquait avoir rencontré un homme un peu susceptible, légèrement imbu de sa personne, mais après tout plutôt sympathique (touchant, oserais-je), et dont la polyvalence l’avait interpellée, raison pour laquelle elle avait changé d’angle d’attaque eu égard aux motivations initiales de son interview. Elle disait y avoir découvert les prémices d’une approche artistique spontanée et intelligente (J’aimais bien cette indienne en fin de comptes). Hannah déposa le quotidien sur ses cuisses. Je vis qu’elle s’apprêtait à être plus douce qu’elle ne l’aurait voulu, grâce à la légère distorsion qu’elle opérait de sa lèvre supérieure lorsqu’elle était contrariée. - Tu as réellement démoli sa voiture ? -Ah…Une partie, oui. Elle a fait demi-tour sur les chapeaux de roue quand je me suis approché ! Un van de chasseur alors que je me suis coltiné des tirs de braconniers toute la journée ! Elles m’observaient maintenant toutes les deux,

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soutenant mes propos d’un regard ouvert et volontaire, encourageant mon récit par de larges mouvements de sourcils telles deux marionnettes de bois. Voilà, je me suis planté, ça arrive à tout le monde ! -Arriver de quoi ? S’emporta Maya. Il n’est rien arrivé pour que TOI tu en arrive là justement ! La prochaine fois que je porte une capuche dans le garage tu m’assommes avec ton marteau à la con !? -Excuse-moi, voilà. D’ailleurs elle a très bien compris, j’ai reçu un email de sa part, mon assurance va s’en occuper. Elle ne porte pas plainte. Je cherchai un soutient chez ma fille. Elle me jeta un coup d’œil sympathique et grimpa langoureusement dans sa chambre en singeant la gestuelle de sa « belle-mère », même si je vis bien que c’était un peu pour me faire plaisir. -Tu devrais peut-être suivre une thérapie, quelque chose comme ça, non ? Simplement parce qu’elle faisait un effort de retenue, je me contins moi-même. -Je vais choisir quelque chose comme ça tu as raison, plaisantai-je. Je n’ai aucune raison de suivre quoi que ce soit. Je vais tâcher d’être moins méfiant à l’avenir, c’est tout. Nous sommes isolés ici, il faut bien que je reste vigilant quand même. -Oui, c’est ça. Cet hiver au théâtre tu as été très vigilant aussi. Elle faisait référence à une altercation sans gravité qu’un idiot avait provoquée lors d’une première au Théâtre de l’Œuvre. Hannah m’avait donné raison.

Luna

Cette petite connaît son instrument. Je lui demande de l’apporter avant qu’elle ne s’en aille, mais la petite vient

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toujours à pied. Ferry la dépose en haut, et elle prend son temps. Parfois, il l’accompagne jusqu’ici, et je dois dire que leur fringance me parcourt de chaleur. Ce n’est pas la même chaleur. Je pourrais être la mère de Ferry, et la sœur de sa fille. A sa manière, il sera toujours plus jeune que chacun d’entre nous ; il me rend triste car la sagesse n’arrivera peut-être jamais à temps pour qu’il puisse en réconforter son esprit affamé. Il me rappel Pete, plus jeune, son envergure, exaltante et généreuse. Il va trop vite, mais comment ne pas être charmé par tant de force dans un seul être. Pete et Harry auraient peut-être dû lui dire dès le commencement, qu’ils connaissaient Douglas, mais après tout, c’était un secret de polichinelle. Je sens des choses arriver. Ils ne pouvaient pas se douter que le jeune serait si malin, si attachant. Je parie que Ferry sait depuis bien longtemps. Peut-être même depuis le début, mais tout cela l’intéresse moins que nous. D’ailleurs, ça n’a pas d’importance, il aura assez de temps pour y revenir, j’espère. Je sais qu’il apporte une importance à un certain passé qui n’est pas le sien mais celui de ses aïeux et de ses amis. Quand il en aura assez de nos histoires fossiles, il finirait bien par vouloir découvrir la sienne. Sa fille le devancera surement dans la vérité d’ailleurs. Quelle entêtée celle-ci ! Juste avant de rejoindre la France, il y a plus de dix ans déjà, je me souviens de ce qu’elle m’avait demandé : « Tu as envie de parler des fois ? ». Elle avait accueillie la réponse dans un silence religieux et sans signe d’impatience. Je n’y aurais peut-être pas autant réfléchi si son attention s’était étiolé dans les quelques secondes qui ont suivi. Hannah, à la différence de la majorité des enfants, attends avec une gourmandise attentive les explications qu’elle exige, et ce qu’elle exige est complexe, alors elle patiente, encore. J’aimerais pouvoir parler lorsque je caresse l’âne. Il n’a pas de nom, reste coi, et se contente de tordre parfois son cou à l’oblique. Ce jour là, au soir, lorsqu’Hannah et Ferry me quittèrent, j’ai tenté de m’exprimer. Ma dernière tentative remontait probablement aux années cinquante. Ca ne fonctionna pas mieux, et j’obtins un borborygme fluet à peine audible. Je me suis presque étouffé en riant, et l’âne s’était regimbé à la tâche deux jours durant après ça. J’ai toujours une bonne vue. C’est comme si le créateur avait prévu mon malheur, et de son autorité naturelle avait préservé le reste de mes sens. Je ne regrette pas mes prières. Mon corps chenu et flasque me donne presque entière satisfaction, malgré des articulations douloureuses et un système urinaire défaillant. Je me

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déplace avec plus de liberté qu’à mon adolescence, à l’approche des cent années. Je fais ce constat sans l’exaspérante dramatisation de mes semblables en santé. C’est une formule de Pete. A l’en croire je l’ai fait toute ma vie, quelques soient les circonstances. Ce n’est pas la seule vérité, mais je suis heureuse qu’elle soit reconnue. A l’époque, je n’en n’étais même pas consciente. J’aime à croire qu’il s’agit là de mon unique orgueil, et sans Pete, je ne l’aurais surement jamais rencontré. Hannah apparaît plus précise alors que la limite de la colline qu’elle franchi s’étire au dessus d’elle, déjouant ainsi le camouflage verdoyant des saules situés en amont. La buse rousse borealis a l’habitude de prendre ses quartiers d’été sur la mitre de ma cheminée, dès lors que celle dernière est inactive. Ca tombe plutôt bien. C’est son poste d’observation, de repos aussi. Elle peut rester là deux bonnes heures chaque jour. Tôt le matin, et puis une autre fois, plus longuement dans l’après midi. Je l’entends se déployer, mais elle n’apparaît pas dans mon champ de vision. Je ne descends pas les deux marches de bois qui délimitent les rayons d’un soleil encore haut, caché par le cantilever étroit. Ma pelisse sombre aurait été de trop. Hannah s’y fourra avec la tendresse d’un jeune enfant, m’étreignant autant de ses bras autant que d’un soupir. Elle portait encore l’odeur amère du savon de Marseille usité le matin, et je ne résiste pas à me hisser légèrement pour en humer les vapeurs restées prisonnières dans le creux de sa clavicule découverte. Nous nous installons ici même, sur les lattes de sapin abritées. Elle insiste fermement pour préparer le thé, je l’en empêche avec la même détermination, je suis l’hôte. Elle s’installe penaude sur l’une des deux chaises. -J’ai fais fuir la buse. s’exclame t’elle gaiement. C’est la dernière fois que je viens te voir. Je rentre à Marseille après-demain… Derrière la sonorité glottale de sa voix, elle dissimule un soulagement légitime. Elle m’a déjà parlé du comportement bizarre de son père la semaine dernière. Elle m’a aussi confié avoir fait l’amour avec leur ami, Colin. Je suppose que pour elle le rapport est limpide. Quoi qu’il en soit, d’après elle, cela justifierai la tension de Ferry. Je n’en sais rien… Je pose le plateau sur un panier d’osier retourné, et m’installe pesamment. Nous nous observons mutuellement. Le mutisme a des vertus. Peu de gens parviennent à le comprendre, mais Hannah l’a perçu très jeune. A cinq ans, ses grands iris verts s’arrêtaient parfois sur mes traits sans la moindre décence. Les enfants ont ce réflexe, mais à l’adolescence il s’efface

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généralement. Sauf exceptions, les adultes ne vous regardent jamais de front bien longtemps. Du moins lorsque l’on est une curiosité telle que moi-même. C’est un peu comme essayer de placer la bille au sommet d’un petit dôme de bois. Parfois, le regard stoppe brusquement sur votre nez, votre mâchoire, puis, comme attiré par une fuyante attractivité, il dérive dans une embardée mécanique. En ce qui me concerne, je me suis habituée à l’exercice. Sans parler des économies substantielles d’encre et de papier. La phase d’observation m’est indispensable, elle est le prologue à mes conversations. -Je suis heureuse pour toi. Le printemps est plutôt triste ici cette année. Ton père à toujours été un peu nerveux dans les moments délicats. Celui-ci en est un car son ami est proche de le quitter, rien de plus. Je pense que de te voir lui as fait beaucoup de bien. Et il n’est pas le seul dans ce cas. » Griffonnais-je sincèrement. Ses pommettes rosissent légèrement. C’est la raison pour laquelle Hannah reçoit tant de compliments. Ils trouvent leur entière signification dans la bonté réservée qui les accueille. Elle éponge la sueur de ses paumes sur son jean poussiéreux, et tire un pavé flashy de sa besace de cuir (il paraît que c’est la mode). -Tiens. J’ai enregistré quelques heures de musique, beaucoup interprétées par moi. Ca n’est pas très varié, tu verras. Surtout du classique. Je crains que tu ne sois contrainte de te rendre de l’autre côté pour le recharger… Elle m’expliqua le fonctionnement du Ipod, de son chargeur et de ses écouteurs. Elle m’avait tout noté également, de peur que je n’oublie. Cela m’arrive rarement, mais je regrette à cet instant que mon isba ne se soit pas pliée au confort électrique. Je ne le savais absolument pas avant d’écouter Hannah jouer pour la première fois, mais j’éprouve une certaine nostalgie pour la musique. Nostalgie n’est pas le terme exact, car fin de compte, il s’agissait plus d’une découverte. -Merci ma puce. L’âne te dira si le voyage en vaut la peine. Moi, tu sais que je suis déjà convaincue. Elle dépasse juste la crête et je dispose le casque en mousse sur mes oreilles géantes. Je suis les instructions notées au stylo, et savoure jusqu’à tomber de sommeil et d’extase ce présent magnifique qui me tire des larmes si lointaines que je les avais oubliées.

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Massiac, Auvergne

La guérison de François s’opéra dans la douleur et il resta alité deux semaines

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complètes dans un réduit humide et sans lumière. Il perdit son auriculaire droit à cause des engelures, mais terrassa une pneumonie qui ne donnait au départ pas cher de sa peau. Lorsqu’il fit ses premiers pas de nouveau, Jean l’admira comme un sphinx doré, ému par la jouvence de ce courage. Camille l’embrassa sur le front, comme sa mère le faisait, et rapidement, elle lutta pour ne pas laisser couler de larmes. Elle le prit par la main, et l’aida à grimper les marches émoussées. Elle lui enseigna comment ouvrir la trappe en silence, ainsi qu’elle l’avait elle-même appris, en exerçant une pression latérale sur la languette du moraillon afin de ne produire aucun son. Elle le fit naturellement, comme si les interminables jours de fièvre ne l’avait jamais empêché d’écouter les conseils qu’elle lui susurra parfois à l’oreille malgré l’interdiction formelle de Robert. -Tu vois François, c’est comme ce que je t’ai dis avant-hier. On ne doit jamais faire de bruit. Il faut toujours regarder à droite, et à gauche, comme si tu devais traverser la route à chaque fois que tu changes d’endroit… François hochait la tête en silence, absorbé par ce nouveau décors et ces consignes absurdes qu’il ne parvenait cependant pas à interrompre. -Camille ! Il n’y a aucun danger aujourd’hui. criait Jean-Robert. Attends-moi en haut et nous sortirons tous les trois. Je retire les draps et j’arrive Le ciel gisait immobile, uniforme d’un gris bleuté, de sorte qu’il était difficile de distinguer depuis l’intérieur le temps qu’il faisait. François laissait parfois échapper un sanglot que sa sœur ignorait à peu près, se contentant de lui frictionner le dos dans un mouvement circulaire régulier. -Tu veux sortir François ? Il va falloir que tu te couvres. Il ne s’agirait pas que tu attrapes froid, n’est-ce pas ? Il fouilla dans l’imposante armoire de sa chambre et en sortit une écharpe de laine à grosses côtes et un épais manteau d’enfant en gabardine marron qui lui allait à peine trop grand. Elsa, l’infirmière, l’avait confectionné pour lui à partir de vêtements usés. Ainsi vêtu, il suivait sa sœur partout la journée durant. En quelques jours, il devint plus bavard, mais éprouvait de dirimantes difficultés à nommer Camille ainsi qu’elle devait l’être dorénavant : Francine, Chevalier de son nom, tout comme le sien. Sur l’acte de naissance falsifié que son père leur avait confié, le prénom de François n’avait pas été modifié. Sans doute Joël avait-il jugé qu’il était assez jeune pour ne pas être contraint de se priver de son entière identité. Ils dormaient côte à côte dans l’ancienne cave à fromage (une autre, plus

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imposante, avait récemment été creusée par Jean, qui avait insisté pour s’en occuper seul), vaste d’une trentaine de mètres-carré et abritant depuis peu trois lits et vingt conserves supplémentaires. Monsieur Robert comme on l’appelait quelques fois, ne cherchait pas à dissimuler son ardeur, ni le rôle héroïque qui devait être le sien dans ce conflit pensait-il. Il était animé d’une honnêteté profonde, et faisait preuve d’une absence de pudeur attendrissante, n’ayant de cesse de rappeler à ses protégés combien ses enfants à lui, inséparables et grands, le surpassaient dans la vertu. Il n’avait plus reçu de leurs nouvelles depuis dix-sept mois, on pouvait parfois l’entendre gémir comme un jeune-homme absent, au milieu des près verts. Pour les enfants, il était difficile de ne pas s’ennuyer malgré la tâche de la traite que Anne assumait en grande partie de manière quotidienne. Chaque matin (la seconde traite était réalisée par Jean-Robert), il fallait suivre l’envie des veaux, sans qui la mère n’accepte pas d’être manipulée. François s’occupait généralement de distraire ce dernier en l’auscultant gaiement de ses doigts conquérants. Curieusement, il n’y eut jamais d’accidents. Pendant ce temps, Anne suivait avec une rigueur appliquées le protocole que leur hôte lui avait fait répéter. Il ne fallait jamais omettre de ne pas exploiter l’un des quatre trayons, celui dont le veau se chargerait une fois le travail du fermier terminé. Bien souvent, après le deuxième, elle oubliait lequel avait été manipulé en premier, et dans le doute, devait passer à la vache suivante, remplie de honte et de regrets. Néanmoins, Jean-Robert se disait impressionné, vantant sans relâche la justesse de son geste et son courage à la tâche simplement pour l’encourager, parfois car c’était vrai. Lorsque les tirs d’artillerie et de mortiers commencèrent à ébranler forêts et pâturages alentours, en avril 1944, il redoublait de gentillesse, de patience et de flatteries. Sortes de monodies lyriques dont Anne percevait tout le tragique. La majeure partie du temps, François demeurait impassible sous un air de distrait suspicieux. La nuit, ils se pressaient en équilibre sous la trappe, perchés comme deux chouettes astucieuses sur les dernières marches de l’escalier de grès. Fleuretant avec le torticolis, ils écoutaient ; scrutaient sans remords les fréquentes visites, tentant de glaner quelques phrases qu’ils n’avaient pas la permission d’entendre. François ne tenait pas bien longtemps, saisissant mal les règles d’un jeu dont il cernait malgré tout la cruelle échéance. Il se contentait de tripoter la cicatrice cahoteuse de son intriguant moignon, puis embrassait sa sœur sur la tempe avec une maturité triste Elle fermait les yeux à l’instant du baiser avant

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d’entreprendre sa redescente avec une approximation puérile et rassurante, avant delui souhaiter un inaudible « Bonne nuit », et poursuivait son écoute. Lorsque la pêche était maigre, voir nulle (c’était le cas à chaque fois que Jean-Robert invitait son visiteur à poursuivre leur entrevue dans l’étable), il lui arrivait de se mordre la main jusqu’au sang, maudissant le sort que qui lui était injustement réservé. Elle à qui l’on avait volé les parents, qui avait sauvé son frère, et qui n’était dupe de rien du tout. Pourquoi ne pouvait-elle rien savoir ? La profonde gratitude qu’elle éprouvait pour Jean-Robert était l’unique rempart à sa contestation, mais il demeurait infranchissable. Le vingt-huit avril, il ne restait plus qu’une couche disponible dans la cave du buron de Mr Robert. Dans la journée, deux hommes en piteux états s’annoncèrent à lui, alors qu’il faisait la récolte des premiers épinards dans son potager en retrait à la lisère des grands arbres. Dissimulés par les dentelles épaisses qui recouvraient les carreaux de l’intérieur, François observaient à l’oblique les compagnons silencieux qui s’assirent sur le banc usé jouxtant l’étable. Depuis le début, il lui paraissait qu’ils n’avaient pas échangé un mot, sinon un seul. Pourtant, ils agissaient de concert dans une procession bien huilée. Par exemple, le plus âgé des deux, la barbe drue et buissonnante, ne cogna qu’une fois à la porte. L’autre, une masse informe et humide, restait en retrait de trois pas, sondant les alentours de ses petits coups d’œil dispersés. Ils restèrent ainsi une minute, après quoi ils se dirigèrent comme un seul homme jusqu’au fameux banc de bois qu’ils investirent, toujours sans la moindre forme de communication visible. Cette complicité mystique impressionnait François, collé derrière le carreau. Leur allure de vieux-frères vagabonds lui inspirait une confiance indéniable. Outre Jean-Robert et sa maîtresse infirmière, c’était la première fois que des étrangers se présentaient de jour à ses yeux pleins d’attentes. Jean apparut, et ne retira pas son gant terreux pour saluer les deux visiteurs intrus. Tout-trois se précipitèrent à l’intérieur, si bien qu’à l’autre bout de la pièce, François sursauta d’excitation autant que de surprise. -Vous avez vu Dalva et Joël ? C’est mes parents. Ils ont été arrêté par la police sur une petite route en décembre à dix kilomètres plus au nord. S’écria-t-il sans que quiconque ne l’eût même encore remarqué. Jean ouvrit de grands yeux, c’était la première fois depuis l’accident que François formulait une si longue et intelligible phrase. Il dissimula sa surprise derrière les présentations.

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-Voici François. Lui aussi a beaucoup marché avec sa sœur pour venir jusqu’ici. N’est-ce pas François ? s’écria-il subitement. C’était tout à fait faux, elle seule avait marché. Le garçon ne l’entendit même pas, absorbé. De près, les deux intrus paraissaient plus jeunes, mais l’échelle était respectée. Celui, tout chétif, qui ne semblait pas avoir plus de dix-huit ans répondit par un sourire chaleureux que lui reprocha son compagnon d’un regard noir sans même froncer ses énormes sourcils. Il s’exprimait d’une voix grave et limpide. Dans sa bouche, les syllabes explosaient comme des bulles de savons sur les tons bas d’un xylophone. -Quel est leur nom ? -Bonjour, moi c’est Francine. Je suis sa sœur. coupa Camille qui était revenue de l’étable. Elle leur serra vigoureusement la main en passant devant eux avant de rejoindre son frère sur le canapé, le dissimulant à leurs yeux. Le plus vieux était juif, natif de Carcès, un adorable village de l’arrière-pays varois qu’il avait quitté pour rejoindre son ami d’enfance. Ce dernier s’était fait capturer dans une embuscade menée par la Gestapo avec le concours de la Milice. Cela, disait-il, s’était déroulé à la Brasserie des sports, à Clermont-Ferrand. Il était à sa recherche. Lui-même, proclamait-il avec une fidélité orgueilleuse, œuvrait avec les Milices Patriotiques. Son visage épais et doux lui conférait les airs d’un roi clément et bagarreur du moyen-âge. L’impression était accentuée par d’épars cheveux gris que le bonnet ôté relevait par épis. Une crinière fine aux pigments de silex que la saleté n’avait pas altéré. Son compagnon, un Corse de Corte, ne pouvait pas en dire autant. Muet et apparemment exténué, il rêvassait, vautré sur ses coudes, balayant ses épaules de gros cheveux filasse et luisants comme des fils de réglisse. Lorsque ses paupières tressaillaient, il s’agitait brièvement, caressant négligemment sa barbe. Même à travers elle, on devinait la maigreur de son visage. Il reniflait constamment, comme pour se donner une impulsion. Anne le jugeait plutôt amusant. Du reste, pensait-elle, l’autre avait l’air trop méthodique et déterminé pour s’associer à un fardeau aussi moelleux et inapte que le suggérait ses mouvement empêtrés et son regard de mouche paresseuse. Aussi déduisit-elle qu’il devait être pétri d’humbles qualités. Au cours du souper qui suivit, le varois élucida le mystère lorsqu’il s’écria : Sans les dons du petit, je serais peut-être à Jérusalem, à l’heure qu’il est ! Il trouva si facilement la force de s’esclaffer que tout le monde l’imita. Sauf Anne, trop avide pour attendre, qui lança assez sèchement pour dissiper le brouhaha : Quel don tu

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possèdes ? Elle posa la question directement au « petit ». Il ne s’aperçut pas qu’elle s’était adressée à lui et continuait à mastiquer le morceau de lard qu’il avait emmitouflé d’un généreux édredon d’aligot. Le tout était vraisemblablement trop volumineux, et les contorsions cervicales qu’il effectuait pour parvenir à ses fins étaient bien trop spectaculaires pour demeurer comiques. -Martin est très souple. Donc très discret. Mais son talent, c’est CA. il retroussa ses lèvres, et d’une même main, pointa l’index et le majeur en un V inversé droit sur ses orbites écarquillées. Un vrai faucon. Si un vol de bernache passe à six-mille mètres d’altitude, il peut savoir si l’une d’entre-elle vient de chier. Il maintint un tel sérieux qu’Anne dû se persuader qu’il ne pouvait s’agir que d’un calembour. En tous cas, c’était un sacré observateur, ça, elle avait saisi. Elle n’aurait pas pu affirmer la même chose de Mr Robert, incrédule, souriant vaguement sans sourciller entre deux cuillères à soupe. Le crâne si stable qu’on l’aurait crû maintenue par un carcan invisible. -Je peux même savoir LAQUELLE, vient de chier. lâcha enfin le jeune. Il avait prononcé ces mots comme un poème, avec une diction si leste et un accent si nouveau que Camille espéra qu’il poursuivrait, peut-importe le sujet. Il se contenta de rigoler gaiement, encouragé par son ami, à bout de souffle. Cette fois, monsieur Robert, certain des enjeux, pouffa à son tour, tout en effectuant des moulinets de ses mains pataudes, sans doute pour signifier sa désapprobation eu égard au bruit qu’il contribuait à alimenter. Les deux hommes s’installèrent dans l’étable, à même le foin et à côté des bêtes. -Nous aurions dormi dedans, en hiver, si le danger s’éloignait, mais ce n’est pas le cas. Il fait bon, et ils ne sont jamais loin. Nous surveilleront. Cela fait plusieurs jours que nous n’avons pas eu la chance de rêver sur du foin. Ironisa le plus vieux. Cette remarque, rassise, surprit quelque peu monsieur Robert qui n’en laissa cependant rien paraître. -Malgré mes gros bras, c’est bel est bien lui qui parvient encore à rêver. Poursuivit le varois. Il hocha la tête, résigné, comme si tout tombait sous le sens. Seule Camille, collée au carreau du salon, distinguait le manège corporel de son hôte. Ses mains. Elle avait noté qu’il les joignait dans le dos lorsqu’il voulait se montrer paternel, ou généreux –ce qu’il était, de toute évidence-. Quand il éprouvait du repentir, une gêne, ou ressentait une angoisse, alors elles passaient devant, toujours liées, lui avec sa mine penaude à la manière d’un garnement craintif. Ainsi, accommodés, ses pouces boudinés et calleux se mesuraient de puissance,

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s’entrechoquaient comme deux yacks dominants. De fait, elle ne voyait plus que son dos tout noir et sans reliefs. Encore plus sombre que la nuit, pochoir flou sur les deux silhouettes qui se dressaient face à lui, dans le coin opposé de la cour en terre battue. Elle descendit se coucher sans réponses précises. Jean Robert leur serra la main, ils lui souhaitèrent bonne nuit. Il verrouilla la porte de l’intérieur, puis clôt la trappe, et replaça le guéridon par dessus. Il fit son paquetage jusque tard dans la nuit, incapable de rédiger le mot qu’il destinait aux deux enfants. D’ailleurs, il abandonna l’idée rapidement. Il n’avait aucunement l’intention de mourir, et puis toute trace écrite laissée en évidence pouvait tôt ou tard être déchiffrée par un intrus, objecta-t-il à sa propre intention. Les enfants pourraient être en bas à ce moment là… Il balaya d’un revers de sourcil ces pensées absurdes, comptant bien sur la perspicacité de la prometteuse petite Anne. Il vérifia encore une fois que son sac ne comportait bien que le nécessaire, voir l’indispensable. Cela comprenait une seconde paire de chaussures en cuir de veau, plus légère que les croquenots avec lesquels il prendrait le départ, objecta-il. Il n’avait pas parlé de son plan aux deux autres. De toutes manières pensait-il avec un humour provoqué, il ne risquait pas d’être révoqué de la résistance. Il repensa beaucoup à cette phrase durant sa nuit parfaitement blanche. A chaque fois, il souriait. Puis, de longues minutes plus tard, alors que seul un vide imposant avait empli ses yeux blancs, il reprenait conscience, raide de crampes dans les pommettes, et sans même reconnaître les raisons de son hilarité passive.

Partie III

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L’exposition fut un succès original. On s’était pressé, quelques journaux y avaient consacré un quart de page. D’après Maya, les quotidiens d’information gratuits avaient été un excellent vecteur. L’initiative revenait en partie à Michel qui avait sollicité l’un de ses contacts au journal La Provence. Cinq jours avant la soirée, dans les pages culturelles, six lignes ridiculement dithyrambiques faisaient étalage du «talent spontané et formidablement cosmopolite» de Ferry. C’était de la publicité grossière. Pour le reste, Maya avait presque intégralement pris en charge l’organisation de l’évènement. Lorsqu’elle était ivre ou presque, en sortant du restaurant par exemple, et qu’ils rentraient chez eux en titubant, pleins d’alcool et de rires, ils se séparaient alors sans cesser d’échanger. Ils pastichaient les scènes marquantes de certains films dont ils avaient le commun intérêt. Des comédies françaises ou des westerns spaghetti qu’ils parodiaient en dialogues, vociférant dans la maison vide. Quelques semaines plus tôt, alors qu’elle jouait François Pignon, elle adopta ce ton mielleux et saccadé propre à Jacques Villeret : « Mais non !, Figure toi que monsieur Brochant et ses amis son d’adorables personnes ! Chaque mercredi, ils invitent un type dont la passion délicieuse consiste à battre le métal à l’aide d’une masse… » Il n’avait même pas répondu, sa mâchoire s’était écroulée alors qu’il avait déjà anticipé un généreux sourire, prêt à singer Daniel Prévost. Il ne fut pas plus capable de produire de l’urine que du son, et resta absent un moment au dessus de la cuvette, agitant machinalement son membre flasque qui cracha quelques gouttes jaunâtres sur les murs nappés de chaux. « Tu viennns ? » L’entendit-il. Il rengaina, conscient du fait que sa vessie, d’après lui, ne devait pas se trouver bien loin de son estomac quelques minutes plus tôt tant il la sentait dilatée. Il avait trop mangé songea-il en regagnant la chambre sans envie. Il sirotait un champagne coûteux. Maya s’était montrée intraitable au sujet du buffet. Elle avait choisi des produits fins, flatteurs, presque prétentieux. Il la laissait parler, se contentant d’appuyer son propos à intervalles réguliers, quel qu’il fut, mais suivait les variations d’intonation de sa compagne. Il n’avait pas besoin de se forcer pour jouer le rôle qui seyait bien à son statut, et c’était tout aussi vrai pour elle. Faute de patience et de travail, elle avait abandonné le chant sans remords pour se concentrer sur à carrière de magistrate,

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bouclant sa thèse en suspend et débusquant un poste au sein de l’un des cabinets les plus réputés d’Aix en Provence. Dorénavant elle excellait dans son domaine. Une proportion significative de juristes dont elle ne lui avait même jamais parlé fit le déplacement. Ils cultivaient une politesse mesurée, irréprochable dans l’approche, et subissant par la suite une dégradation linéaire très prévisible. Passées les présentations de rigueur, la majeure partie d’entre eux se sentait investis d’un devoir de présence qui paraissait nécessairement induire une intensification significative de l’activité gestuelle et oratoire. Quelques badauds courageux se mêlaient aux touristes silencieux, effectuant une ronde attentive avant de repartir en échangeant à voix basse. Les invités resserraient leur cercle à leur approche, certains haussaient la voix. Il déplora que Michel ne prît même pas la peine de lui rendre visite, mais sut trouver quelques excuses à l’absence de Marius. Tout de même songeait-il en pensant au vieil homme, malgré son entêtement à honorer au mieux ses vœux de sédentarité, il aurait pu proposer de se faire emmener. Ferry se serait fait une joie de le tirer jusqu’à Aix-en-Provence. A vrai dire, il se sentait un peu perdu, seul dans cette galerie. Après trois ou quatre tentatives infructueuses, il renonça à l’espoir de joindre sa fille. Il l’imagina en train de s’échauffer dans les coulisses du théâtre pétersbourgeois qu’elle était parvenue à remplir bien avant la date de ce soir. Il s’était rendu à la première, deux semaines plus tôt. A présent, il devait se contenter de flagorneries épaisses susurrées à ses épaules par quelques invités suggérant un intimisme qu’il trouvait parfaitement ridicule. La plupart du temps, il leur adressait en réponse un regard complice dont aucun ne parvint à cerner le cynisme. Bien au contraire, cette attitude mystique et un brin condescendante les rassuraient quant au sérieux et à l’impénétrabilité qui convient à un artiste besogneux mais inspiré. Ca et là, il saisissait les bribes de conversations non dénuées d’intérêt auxquelles il n’avait cependant pas le moindre désir de prendre part. Il admirait ses œuvres, conscient du pouvoir qu’elles avaient eu sur lui, plus que le contraire. En ce sens, il avait évacué toute trace de culpabilité, et cette sensation lui paraissait par moment être la définition simple de l’art, quand la plupart des gens pensaient exactement le contraire. D’ailleurs, à vingt-et une heure déjà, trois d’entre eux avaient virtuellement fait l’acquisition d’une de ses sculptures. Deux autres semblaient intéressées, et une autre poignée feignait de l’être également. L’observation fut faite que le maire de la ville avait envoyé son comptable –un trentenaire athlétique vêtu comme un prince- pour partir en éclaireur. Abdel,

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dans son complet anthracite, disposait d’un statut un peu spécial. Il était l’amant de la femme du maire (elle-même députée) depuis trois ans, date à laquelle l’élu avait découvert en lui de multiples et indécelables talents. Ainsi, l’astucieux Abdel avait fait preuve d’assez de lucidité et d’ingéniosité pour alimenter de son flegme calculé l’aura de son amante, insouciante et rude. Doté d’une intelligence indéniable, il s’était faufilé avec justesse, mais sans précipitation, à travers les sentiments prévisibles de son employeur, jusqu’à exercer sur lui une influence notable qui avait depuis longtemps franchi les épaisses cloisons ocres de l’hôtel de ville. Après une analyse aussi furtive que méticuleuse, il se dirigea vers Ferry calmement, saluant du menton les rares personnes dont il choisissait sciemment de croiser le regard. Ferry ne savait rien de cet homme, et redoutait l’inévitable confrontation en piochant quelques chips truffées beaucoup trop salées pour lui. Cela ne déstabilisa en rien le jeune homme, qui lui tendit une longue main fraîche. Parfaitement sèche, du reste, une performance en cette chaleur. Le genre de main que l’on rêve de serrer plus souvent pensa-il. -Je suis Abdel Kabanda. Permettez-moi de vous dire combien votre exposition me semble réussie. -Je suis Ferry Fontaine. Vous êtes bien le premier à me dire qu’il ne s’agit pas d’un succès total. Délibérément, il poussa son sourire dans un coin reculé de sa joue. -On dirait que vous en aviez besoin. -On s’émerveille trop de l’art pour qu’il en soit réellement. ajoutât Ferry, satisfait de pouvoir entamer un échange constructif, mais pas certain de le vouloir. L’autre éluda le temps en se déhanchant pour saisir une coupe, puis il fit un pas de retrait afin de piquer une olive fourrée à la langoustine japonaise. Tout ce temps, Ferry considérait sa posture élégante. La Main du Maire disposait de cette prestance à laquelle seule une infime proportion des gens peut prétendre. La douce nonchalance qui émanait de ses gestes semblait dans son cas n’être que le reflet poli et lunatique d’un esprit que ses yeux et ses mots contrariait par la consistance de leur expression. Il ne jouissait d’aucune ostentation, rebondissant comme une gomme sur les aspérités sociales de son parcourir chaotique, et usant d’un tact comparable dans ses relations personnelles, même les plus fugaces. L’irruption de Michel mit un terme à cette parade, et Ferry s’embarrassa peu du protocole. Il congédia son interlocuteur avec une raideur presque froide sans que ce dernier ne s’en offusque toutefois le moins du monde. Cependant, il tint à faire signe à Maya pour lui souffler de prendre le relais. Il ponctua cette précipitation

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incommode par un sourire qu’il parvenait mal à distordre. Il eût été possible qu’il n’essaya même pas. Il n’en n’avait rien à foutre, tout compte fait. - Putain, Michel ! T’étais où ? souffla Ferry qui lui saisit le bras dans l’espoir de lui faire faire demi-tour. Allez, on sort de là, on va boire un verre dehors. chuchotât il. L’autre résistait sans mot-dire. Le corps engagé mais le visage dévissé par-dessus l’épaule. -Merde, j’ai l’impression d’être au brésil. Ferry ne put s’empêcher de demander une explication sans cesser d’insister à l’aide de ses bras pour l’expulser de la galerie. Michel se fit une joie (parfaitement dissimulée) de répondre. -Y’a qu’au carnaval que tu peux trouver autant de nénettes et de masques à la fois. Ferry loua sa perspicacité, toujours présente même à deux grammes. C’était d’ailleurs une des raisons qui l’avait poussé à engager Michel comme enquêteur personnel (tous deux s’accordaient sans explications sur le fait qu’il n’appréciait pas le mot « détective »). Cependant, son franc parler en dehors du cadre strictement professionnel pouvait poser problème. Le tiers des présents avait entendu la remarque, jugeant apparemment préférable de s’en offusquer sur la corde comique. C’est Abdel, le plus rapide, qui avait esquissé un sourire sincère. Il fut repris par un observateur au costume si luisant qu’il paraissait recouvert d’une fine pellicule d’huile de tournesol, dans une interprétation moins aérienne -Eh ben, il n’a pas bu que du Perrier, celui-là. Il valida sa tirade d’un œil vif, satisfait d’un appui qu’il évalua à sa récolte de mines narquoises. Michel l’ignora complètement, visiblement plus attiré par le profil charnu du fessier de la femme de l’intrus. -Allez, fais pas chier… s’impatienta Ferry. Ils s’assirent sur le trottoir juste en face, de l’autre côté de la place, dans une venelle étroite. Les candélabres perchés sous les génoises des maisons de ville éclairaient les pavés poussés par les racines de platanes, donnant à Ferry l’impression de piétiner les écailles érodées d’un lézard encore brûlant. Pour cette raison, il aimait bien porter des espadrilles même si reconnaissait qu’elles étaient rapidement gorgées de sueur, donc inconfortables. Ils s’assirent sur un trottoir lugubre en évitant les mortes coulées d’urine qui avaient laissées leur empreinte sombre et sinueuse sur le goudron déshydraté. Malgré l’immédiateté de sa réaction, Ferry avait songé en déguerpissant à prendre deux verres et une bouteille de Lacoste rosé derrière le petit bar de l’entrée. Michel ironisa sans détermination sur la situation, parfaitement conscient du

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profond ennui auquel son ami devait probablement faire face en de telles circonstances, puis il but. Ferry l’imita. La nuit était aussi limpide qu’elle pouvait l’être à moins de vingt-deux heures trente à la fin du mois d’août et au cœur d’une civilisation illuminée. «…mais pas vraiment lumineuse » souffla t-il à sa propre intention. A son tour, Michel regarda machinalement au-dessus de lui. Ferry admirait les étoiles comme les esquilles d’un choc astral dont l’origine n’avait même pas le moindre sens à ses yeux. Ni à ceux d’aucun autre être humain, se convainquit-il. Il déplorait le mutisme de ces reflets donnant l’illusion d’être penchés sur eux comme des prophètes insouciants. -Tu te sens seul ? commenta Michel sans prologue. Il se resservit dans la foulée, puis trinqua par automatisme ou par cynisme avant de poursuivre. Et ne me dis pas que je suis perspicace s’il te plaît. C’est sûrement vrai, mais il ne faut pas avoir inventé la poudre pour savoir que celui qui fixe le ciel dans la nuit se sent seul. Ou qu’il est seul. Si tu fusionnes ces deux catégories de personnes, tu obtiens environ cent pour cent de la population. Environ ; car je tiens compte des aveugles et des mecs qui sont en taule…pas qu’ils se sentent entourés, je suppose, mais bon… Devant l’impassibilité de Ferry, il continua. Et dans tout ce beau monde, y’a surtout ceux qui pensent qu’ils sont les seuls à regarder les étoiles. Ferry baissa la tête. Le détective le considéra avec une componction appuyée. Il aurait voulu rire mais maintenant, il se sentait plutôt con. Michel avait raison. Il se sentait devenir le nombril de ses propres pensées. Hannah était partie, entraînant dans son sillage les remous de l’aventure et d’un espoir dont il n’était plus vraiment certain de pouvoir décrire la consistance. Il avait cueilli comme un autre fruit du hasard cette réussite servie sur un plateau. Un destin affable, presque repenti, qu’il était trop lâche ou égoïste pour déjouer. -Tu sais, je suis persuadé d’avoir touché la quintessence de l’art à travers ces totems. Le souci, c’est que par définition, personne ne peut s’en rendre compte. Marius, et Luna peut-être, Harry, certainement. Ils savent que c’est l’expression la plus pure de mes émotions. L’esthétique, je la prépare en amont. Je suppose que c’est la raison pour laquelle Maya n’accorde aucun crédit à ces trucs. Pour elle, l’art se résume exclusivement à un tableau de Botticelli, ou une sculpture de Rodin. Tu sais pourquoi ? Michel fit non de la tête, il n’écoutait même pas. Parce que qu’elle place l’esthétique avant tout. Tout le travail qui précède ne l’intéresse pas. Si ca se trouve, elle ignore jusqu’à son existence. Elle me voit bien souder, poncer, couler…ca lui passe complètement au-dessus de la tête. Elle est incapable de définir la transition entre la construction et la transformation alors qu’elle peut

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tout à fait suivre celle qui lie une étude au fusain de notre maître italien jusqu’à la toile finale. En achevant cette phrase, il lui parut en fin de compte difficile de ne pas être d’accord avec cette étrangère conclusion que son corps tout entier aurait voulu démentir. Il fut ponctuellement envahi d’une immense tristesse, puis se résigna à ne plus mettre en forme ses idées pour le restant de la soirée. Elles lui paraissaient bien mieux à l’état d’embryon. Michel était un homme seul. Il vivait une masure de ville, miteuse et délabrée dont moins de la moitié de la surface habitable était réservée à l’humidité et à la moisissure. La même depuis trente ans. Il n’avait pas d’enfants, et était incapable de mettre un nom sur la dernière femme qui avait partagé son lit. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’avait fréquenté que des putes depuis son adolescence. Il faisait ca dans les parcs, parfois au bar « Les deux ormeaux », dans lequel le propriétaire avait aménagé quelques chambres qu’il louait à cet effet après avoir clos le rideau. Un bordel illégal et discret à Sainte Marguerite, sur les hauteurs pittoresques du Cabot dont il était l’effigie populaire et grognonne. Il avait été flic, quelques années. Un mauvais flic à entendre Marius. Il n’y avait guère que lui pour en parler. Ils se connaissaient, chacun admettant qu’il s’agissait d’une époque que le temps faisait reposer sans qu’il n’y ait motif à la secouer. Michel n’avait pas d’amis. D’ailleurs, il ne considérait même pas Marius comme tel. Ils s’appréciaient, c’est tout, mais lui-même ne disposait d’aucune notion permettant d’établir une esquisse de ce que pouvait revendiquer la confiance. Seul l’intérêt faisait fois. De ses propres dires, il n’échangeait que par nécessité, puis s’étendait ou non en fonction de l’intérêt qu’il portait au malheureux pourvoyeur. Ainsi, expliqua-il un jour à Ferry. Il ne lui aurait jamais quémandé le moindre boulot si Marius n’avait pas pris les devants en son absence. Il n’avait fait que le constat de l’intervention du vieil homme désireux de faire le bien, et s’en était accommodé après avoir analysé la situation éminemment critique qu’il ne pouvait plus à ce moment-là ignorer. Si leur collaboration s’était prolongée par la suite, c’était seulement parce qu’il avait envie d’aider, assurait-il sans la moindre ironie. Lorsqu’il était sobre, il pouvait laisser échapper un sentiment de compassion. Ca n’était pas le cas actuellement, et Michel baignait dans la douce et cotonneuse berceuse de celui qui s’est assoupi involontairement, esquissant de vagues efforts pour paraître alerte. Son taux d’alcoolémie grimpait doucement, et il en serait probablement ainsi jusqu’au mitan du lendemain. Peut-être une ou deux heures plus tôt ; alors, il s’effondrerait dans un bain de salive.

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Il salivait beaucoup, parfois sous la simple action de la gravité et d’une mâchoire désespérément pendante. Rien chez cet homme n’était original. Il remontait avec une ferveur ostentatoire le puissant courant d’une modernité esthétiquement dépendante, tout en préservant son aspect ostentatoire. Il en résultait un étrange mélange que seule la richesse de ses mots et l’absence d’inertie spirituelle permettait à l’observateur avisé de remarquer. Ainsi, malgré un dédain généralisé et une apparence repoussante, Michel pouvait compter sur une solidarité curieuse et innocente qui s’était tissée dans son arrondissement et ailleurs, au fils des dernières décennies. Il était plutôt petit, les épaules frêles et l’abdomen gonflé. Des touffes de poils, mi blanches, mi rousses, s’échappaient en gerbes sinueuses de ses oreilles caricaturales et informes. Il arborait irrémédiablement ce teint couperosé grêlé de taches brunes ou grises, conférant à son visage l’aspect d’une flaque d’eau stagnante sur la chaussée. Son crâne, dégarni, jouait dans les même tons, seulement dissimulé par une frange touffue de cheveux gris et gras dont les mèches aplaties et luisantes trouvaient refuge au sein d’un bourrelet de nuque aussi inattendu que proéminent. Le propriétaire du PMU face à la maisonnette de Michel avait un jour spontanément proposé son avis à Ferry à ce sujet. -Michel, il est trop con pour être futé, et trop futé pour être con. Les piliers de comptoirs avaient tous plus ou moins réagit (corporellement) avant de boire ou de se servir, comme si le constat était aussi implacable et évident qu’une loi de géométrie. – -Il faut se décider… avait répondu Ferry mollement. Le barman paraissait s’y attendre, car il avait rétorqué sur le même ton didactique teinté d’une méprise joviale. -Il est quedal, pardi. Mais ça, ce n’est pas rien ! . Puis il avait repris l’essuyage frénétique et précis de ses verres à tube encore fumant. -Tu te souviens l’an dernier ? -C’est maigre… Ferry savait parfaitement à quoi Michel faisait allusion mais il n’avait pas envie de jouer aux charades pendant des heures. Il désirait être mené droit au but, pour une fois. L’écouter parler sans devoir procéder par devinettes semi-muettes. - Le type, là. Le vioc asociale. Ferry ne put s’empêcher de rire en écoutant cette description de la propre bouche de l’ivrogne. -Je pense qu’il n’est pas celui qu’il disait. Je me suis renseigné. Grâce aux archives

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de la préfecture, j’ai découvert qu’il avait menti au sujet de la voiture. C’était bien la sienne. Michel parlait sans tremblement, les yeux fixes comme un félin suspicieux. Il continua, conscient que la colère de Ferry ne serait pas contrôlable s’il persistait à s’égarer en volutes verbales maintenant qu’il avait bu lui aussi. Je pense qu’il a quelque chose à voir avec la disparition des deux jeunes. La force de l’affirmation fit effet. Ferry soupira de n’avoir pas eu à affronter le flou aigre de la supposition. Il respirait bruyamment, demanda une cigarette qu’il parvint difficilement à rouler. Le tabac inégalement tassé dans la feuille trop humectée se consumait en saccades, vomissant à mesure ses braises désentravées, contraignant Ferry à réclamer incessamment le briquet qu’il retournait l’instant d’après à son détective. Il jeta le mégot brûlant et sa hargne avec lui. Ses traits s’écroulèrent sous l’effet d’une tristesse irrévocable et inoffensive. Michel en profita pour détendre l’atmosphère d’un pet à la sonorité gutturale. Il enchaîna. -C’est vieux tout ca. Plus vieux que moi. Et que toi, aussi. Ferry renonça à lui donner sa propre idée du passé. Une idée qui lui paraissait évoluer avec plus de panache et d’ardeur que l’instant le plus tangible de son existence. Celui qu’il vivait à chaque instant dans une indifférence qui conférait parfois au dégoût. Il pensa à cette soirée, à ce vernissage de merde. L’Avant était bien plus savoureux. Il envisageait déjà le –factice- souvenir vivace et satisfait de cette soirée de souffrance. -Bon, et bien je suppose que je finirai bien par y retourner… -Ce qui suppose une prolongation de contrat. Je commençais à en avoir marre de revenir aux pilchards. Objecta Michel. Ferry acquiesça en riant. -Sans toi, je ne saurais même pas que ces machins existent. La bouteille était terminée, et Ferry dut la secouer plusieurs fois avant de se résigner au tragique constat. Il se demanda si Michel subissait cette déception à longueur de journées depuis des années, lui qui assistait quotidiennement à la fin d’une ou plusieurs bouteilles et qui, statistiquement, devait donc connaître un grand nombre de déconfitures associées. Il y pensait en le fixant du regard, totalement étranger à sa propre grossièreté. « bon… » s’écria ce dernier avant d’extirper une bouteille de champagne bon marché à l’étiquette dorée de la besace dont il ne se séparait jamais. Cette attention embruma les deux hommes d’une atmosphère compatissante que leurs paroles ignorèrent. A l’autre bout de la place, les groupes d’ados défilaient de plus en plus bruyamment, asseyant leur

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emprise sur la nuit, leur terrain de jeu. Ferry aurait voulu suivre l’un d’entre eux. Il s’imagina, bourré sur la banquette arrière d’une guimbarde merdique et terminer à huit heures du matin sur la plage à délirer sans raison, la gueule bourrée de cachetons et la bite comme un bâton sourcier, prêt à copuler. Le prénom de Maya s’enlaça dans les travées diffuses de ses rêveries, puis il passa à autre chose aussi naturellement que l’eau s’écoule. Michel observait une salamandre mouvante sur un mur rugueux puis déclara posément. -On y retourne quand ? T’as une idée ? La surprise cueillit Ferry comme une feuille morte lorsqu’il détourna la tête. Maya –ou plutôt son ombre- s’étirait toute en noire, les bras crispés sur son buste. La mâchoire serrée, elle se pencha sur Ferry en sifflant. -Je fais le guignol depuis vingt minutes, bordel, ramène-toi ! De quoi vous avez l’air à vous imbiber sur un trottoir, merde… Les derniers mots furent prononcés avec une pitié feinte. Ni l’un ni l’autre ne s’offusqua d’être ainsi traité avec le même ton que l’on userait à l’intention d’un parfait demeuré. Michel tendit une main flasque à Ferry qui s’en servit pour se redresser avant de retourner le service. Il s’inclina sans sarcasme devant la compagne de son compère, puis tourna les talons. Ferry le suivit jusqu’à le perdre à l’angle de la rue Gaston De Saporta qu’il considéra en aval de longues secondes sans expression. La galerie s’était vidée de moitié, et il fut parcouru d’un soulagement furtif. -Monsieur Fontaine ! Quelle joie de vous rencontrer enfin ! L’homme sentait le sucre et les cheveux coupés. Il portait un costume bleu satiné d’une belle toile mais mal coupé. D’emblée, Ferry reconnu une Breguet à son poignet. Le bracelet –un alligator bleu- jurait sur son bras gras et mince à la fois. -Oui, moi également, enchanté. répondit-il sans verve, libre du plus frêle désir d’en savoir d’avantage. Devant l’incongruité de cette affirmation, l’autre ne se démonta pas d’un boulon, paraissant en contraire puiser en une source connue de lui seul l’énergie d’un dialogue qu’il percevait probablement comme son propre monologue. -J’ai lu ce que l’on dit de vous dans quelques magazines, c’est bluffant ! Il borda son intervention d’un rire suranné avant de persister. A quoi avez-vous donc bien pu penser pour nous pondre ceci, héhé. Il circonvint l’espace d’un geste révèrent. Ferry le toisa, sincèrement désarçonné devant ce mensonge gorgé de flagorneries bien visceuses (aucune magazine n’avait parlé de Ferry autrement que dans une rubrique « Que faire cet été à Aix en Provence ». Pas une indication étayée sur son

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travail) Disons que j’ai beaucoup réfléchis à l’état de mes chiottes après un concours d’ingurgitation de jalapenos. s’écouta-il penser en gloussant. Il se contenta d’un humour moins puéril. -A cette époque, j’étais très préoccupé par la faim dans le monde et les injustices… . Il serra chaleureusement la main de son interlocuteur aux lèvres figées. Ferry remarqua un résidu orangé à la base d’une de ses canines, signe qu’il avait dût apprécier les œufs de truites. A vingt-trois heures, tout le monde ou presque était parti. Ce fut le moment choisi par Maya pour lâcher un peu de lest. Elle se permettait quelques soupirs entre deux affairements, et accentuait inhabituellement ses changements d’appuis lorsqu’elle était debout. Bientôt, la galerie fû vidée, et l’on remercia les deux serveuses que Ferry paya grassement et en liquide. Il consulta sa montre un long moment, imaginant la posture d’impatience de Maya derrière son dos, sa retenue convulsée et la colère qui, avec un peu de chance, pourrait enfin la faire exploser. A cette pensée, il resta immobile un instant de plus, incapable de détendre ses rides amusées. -Ferry ? dit-elle. Il la regarda. Elle se tenait encore debout, droite comme un I, longiligne et aérienne dans la brise que sa robe de soie interprétait comme une valse parfaite. Il considéra sa mine illuminée, désappointé par l’expression d’allégresse infrangible qu’elle réservait d’ordinaire aux moments de joie intense. - Tu es un génie ! Tu es mon homme ! Malgré des talons aux allures de perchoirs, elle survola les pavés de la courette comme on pourrait gambader nu-pieds sur un green, puis se jeta dans ses bras indécis. Il l’étreignit avec un plaisir tout aussi inattendu, puis ils s’embrassèrent goulument. -Tu joues très bien le misanthrope mon petit Fontaine. Elle prononça ces derniers mots avec un accent anglais affirmé tout en pressant délicatement son gland du bout des doigts à travers la toile de son jean déjà bossu. Toujours enlacés, elle poursuivit avec malice. Bon, je dois avouer que ton entrevue avec Michel aurait pût être amputée d’une dizaine de minutes, il m’a semblé que le groupe de Betty s’est un peu ennuyé, mais tu as fait fureur ! -Betty ? il posa la question machinalement puis regretta dans l’instant. Non en fait rien à foutre de Betty. Il l’embrassa à nouveau. Michel a eu des informations. reprit-il sur un ton qui se voulait certainement détaché.

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-Mais tu es vraiment unique toi ! S’exclama-t-elle en riant. Cette fois, il dévoila son incompréhension par un froncement de sourcil appuyé qu’elle ne put esquiver. Les gens adoorent ton travail ! Regarde les plaquettes ! Elle le libéra, désignant la petite plaque en fer gravée d’un « V », savamment disposé au pied de la sculpture la plus proche d’eux. Les plaquettes, se souvint-il alors. C’est vrai. Elle en avait fait un impératif : l’empreinte de l’acompte sonnant et trébuchant au pied de chaque pièce. Silencieusement, il s’engagea dans la revue frénétique des indices ça et là disséminés. Après un inventaire rapide, il la rejoint lentement, muet. Elle le dévisagea comme une mère pleine de fierté, et son regard brillant lui suggéra un reflux tantrique presque douloureux. -Douze pièces vendues ! Sur dix-huit ! Félicitations mon amour ! » Elle s’esclaffa. Ils continuèrent de picoler jusqu’à tard. Grossière erreur.

*

Il laissa Maya prendre les devants alors s’apprêtait à exploser en place publique. Place du palais de justice précisément. C’est là que Ferry avait garé la vieille bm série cinq qu’il s’était acheté l’année précédente pour trois mille euros en pensant à son ami dans le coma. Entre les étudiants éméchés profitant de la pesanteur d’une nuit chaude, elle s’était mise à sangloter, contenant avec frénésie une énergie qu’elle destinait à quelque chose de plus démonstratif. Ce spectacle inédit serra un peu le cœur de Ferry, incapable de formuler plus qu’un silence coupable, il lui avait tendu le trousseau cliquetant. Sans l’inviter à monter, elle s’était laissé tomber dans le siège conducteur en le considérant brièvement avec une expression ostensiblement vomitive. Puis elle avait enclenchée la marche arrière avant même d’avoir refermé la portière. Il rit nerveusement, conscient d’avoir bénéficié du plus optimiste dénouement. Il fila à la gare routière d’Aix en Provence et s’endormit profondément dans la navette qui le déposa à la gare St Charles. Il contempla la Bonne Mère depuis ce promontoire magnifique jusqu’à ce qu’un jeune en habits de sport luminescents ne l’interrompe. -Oh excuse moi t’yaurais pas une cigarette steuplait ? Il secoua le menton, visiblement surpris tout à coup. Mr Fontaine ? Ferry s’attarda un peu plus et reconnut Fabrice, le camarade d’Hannah, plus jeune. -Je ne vous avais pas reconnu, désolé ! Comment ça va Fabrice ? Toujours aussi fringuant, regardez moi ça ! fit Ferry, réellement content de l’avoir rencontré.

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-Plus trop de taff en ce moment. Je bosse à la gare, la petite brasserie à côté du McDo... Avait-il annoncé aussitôt, comme pour excuser les contours archaïques de son approche, juste avant. Ils discutèrent deux minutes avant d’en venir à Ferry, et à sa présence ici, seul à cinq heures du matin la chemise en lambeaux. -Vous n’avez plus de voiture ? s’enquit Fabrice ? - Si, mais Maya est partie avec. » Il précisa qui était Maya, mais le jeune s’en souvenait. -J’espère qu’elle vous pardonnera demain. Ferry se demandait bien à quoi il pouvait faire allusion, avant de comprendre l’évidence. Pour racheter son égoïsme, il compléta. -Oui, j’ai passé une mauvaise soirée alors qu’elle savourait la sienne. Tout ira mieux demain, j’espère. Il n’y croyait pas vraiment. Cette fois, plusieurs jours, voire plusieurs semaines seraient probablement indispensables. Il ne savait pas trop s’il devait éprouver des remords car depuis l’épisode, il se sentait plutôt léger. Il questionna Fabrice au sujet de ses projets, mais devant le malaise du jeune homme, il décida d’obliquer vers le présent, pas beaucoup plus reluisant. Cette absence de perspective minait vraisemblablement le jeune homme, tout comme la honte superficielle qui le narguait en arrière-plan à chaque fois qu’il se remémorait les premiers mots qu’il avait adressés Ferry sur le perron des marches de St-Charles. Son ancien patron au restaurant mis à part, Fabrice avait eu peu d’occasions de pouvoir disposer d’une empathie amicale dénuée de toute considération raciale et sociale. Comme Hannah, il avait toujours senti chez son père la sensibilité rude qui elle-seule permettait d’échapper au bourbier de ces ornières puantes. -J’ai vu Hannah l’an dernier je crois la dernière fois. Vous savez ou elle se trouve en ce moment ? A l’écoute du prénom de sa fille, Ferry ne put refouler un sourire jovial sans mesure avec une réponse aux intonations mornes. -Elle jouait du violon en Russie ce soir, mais elle ne m’a pas appelé. Ferry regretta que le gamin ne fréquente plus sa fille. Il n’était au fait de rien concernant ses influences, mais il estimait que celle-ci était de premier ordre. C’est la réflexion dont il s’entretint en cachette, conscient cependant de son caractère infondé. En réalité, il ne savait rien de lui, ou presque. Ils partirent en discutant vers le grand escalier de la gare qui s’étire en tous sens devant la ville entière.

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-Tu n’aurais pas un petit bout de shit s’il te plaît ? Ca fait longtemps… Ferry avait hésité jusqu’au dernier moment, mais l’angoisse de la chambre nuptiale fut trop facile à prétexter. Fabrice ricana. -Tenez. Il sorti une barrette de sa poche et la déchira facilement. Il lui tendit l’équivalent d’une unique déjection de lapin. Noire cireuse, presque collante. - Attends-moi ! déclara Ferry soudainement dans une vrille joviale comme s’il avait eu la révélation que Moïse faisait une partie de tarot endiablée derrière les fourrés. La voiture tournait au ralenti devant l’atelier de Ferry, en contrebas du Mas. Fabrice ne parvint pas à discerner la nature de ses sentiments lorsque que Ferry ressurgit de l’obscurité rendue soyeuse par la dentelle des jeunes chênes verts aux feuilles pâles. Il avait la démarche d’un pied-bot, entravé par un pesant colis dont la couverture grise dissimulait les formes. « Ouvre ton coffre ! » Lança Ferry à une dizaine de mètres de la voiture. Fabrice s’exécuta, pas certain de sa sérénité, puis attendit fébrilement devant le seuil de chargement. Ferry y déposa sa charge, puis se frotta les avant-bras. - C’est quoi ? se résolut à questionner Fabrice, sur un ton duquel on sentait poindre une agressivité craintive. -C’est une sculpture. Sans ces trucs, je n’aurais peut-être pas recroisé ton chemin. En tout cas pas aussi longuement. Je dois dire que c’était un plaisir. Fabrice se détendit comme une outre sous vide et il pensa à voix haute. - J’ai cru que c’était un cadavre! Malgré tout, il se demanda bien ce qu’il allait pouvoir foutre d’une sculpture, d’autant que cela avait l’air de peser comme un âne mort. Il put confirmer cette première impression en essayant de la disposer dans son coffre, puis il partit.