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Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833, ou Note d'un voyageur Par Alphonse De Lamartine AVERTISSEMENT Ceci n' est ni un livre, ni un voyage ; je n' ai jamais pensé à écrire l' un ou l' autre. Un livre, ou plutôt un poëme sur l' orient, M De Chateaubriand l' a fait dans l' itinéraire ; ce grand écrivain et ce grand poëte n' a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours la trace du génie sur cette poudre que tant de siècles ont remuée. Il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la bible, l' évangile et les croisades à la main. J' y ai passé seulement en poëte et en philosophe ; j' en ai rapporté de profondes impressions dans mon coeur, de hauts et terribles enseignements dans mon esprit. Les études que j' y ai faites sur les religions, l' histoire, les moeurs, les traditions, les phases de l' humanité, ne sont pas perdues pour moi. Ces études, qui élargissent l' horizon si étroit de la pensée, qui posent devant la raison les grands problèmes religieux et historiques, qui forcent l' homme à revenir sur ses pas, à scruter ses convictions sur parole, à s' en formuler de nouvelles ; cette grande et intime éducation de la pensée par la pensée, par les

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Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833, ou Note d'un voyageur

Par Alphonse De Lamartine

AVERTISSEMENT

Ceci n' est ni un livre, ni un voyage ; je n' aijamais pensé à écrire l' un ou l' autre. Un livre, ouplutôt un poëme sur l' orient, M De Chateaubriandl' a fait dans l' itinéraire ; ce grand écrivainet ce grand poëte n' a fait que passer sur cetteterre de prodiges, mais il a imprimé pour toujoursla trace du génie sur cette poudre que tant desiècles ont remuée. Il est allé à Jérusalem enpèlerin et en chevalier, la bible, l' évangile etles croisades à la main. J' y ai passé seulement enpoëte et en philosophe ; j' en ai rapporté deprofondes impressions

dans mon coeur, de hauts et terribles enseignementsdans mon esprit. Les études que j' y ai faites surles religions, l' histoire, les moeurs, lestraditions, les phases de l' humanité, ne sont pasperdues pour moi. Ces études, qui élargissentl' horizon si étroit de la pensée, qui posent devantla raison les grands problèmes religieux ethistoriques, qui forcent l' homme à revenir sur sespas, à scruter ses convictions sur parole, à s' enformuler de nouvelles ; cette grande et intimeéducation de la pensée par la pensée, par les

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lieux, par les faits, par les comparaisons destemps avec les temps, des moeurs avec les moeurs,des croyances avec les croyances, rien de tout celan' est perdu pour le voyageur, le poëte ou lephilosophe ; ce sont les éléments de sa poésie etde sa philosophie à venir. Quand il a amassé,classé, ordonné, éclairé, résumé l' innombrablemultitude d' impressions, d' images, de pensées, quela terre et les hommes parlent à qui les interroge ;quand il a mûri son âme et ses convictions, ilparle à son tour ; et, bonne ou mauvaise, juste oufausse, il donne sa pensée à sa génération, ousous la forme de poëme, ou sous la formephilosophique. Il dit son mot, ce mot que touthomme qui pense est appelé à dire. Ce momentviendra peut-être pour moi : il n' est pas venuencore.

Quant à un voyage, c' est-à-dire à une descriptioncomplète et fidèle des pays qu' on a parcourus, desévénements personnels qui sont arrivés au voyageur,de l' ensemble des impressions des lieux, des hommeset des moeurs, sur eux, j' y ai encore moins songé.Pour l' orient, cela est fait aussi ; cela est faiten Angleterre, et cela se fait en France en cemoment, avec une conscience, un talent et un succèsque je n' aurais pu me flatter de surpasser :M De Laborde écrit et dessine avec le talent duvoyageur en Espagne, et le pinceau de nos premiersartistes ; M Fontanier, consul à Trébisonde,nous donne successivement des portraits exacts etvivants des parties les moins explorées de l' empireottoman ; et la correspondance d' orient , parM Michaud, de l' académie française, et par sonjeune et brillant collaborateur, M Poujoulat,satisfait complétement à tout ce que la curiositéhistorique, morale et pittoresque, peut désirer surl' orient. M Michaud, écrivain expérimenté, homme

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fait, historien classique, enrichit la descriptiondes lieux qu' il parcourt de tous les souvenirs,vivants pour lui, des croisades ; il fait lacritique des lieux par l' histoire, et de l' histoirepar les lieux ; son esprit mûr et analytique sefait jour à travers le passé comme à travers lesmoeurs des peuples qu' il visite, et répand le selde sa piquante

et gracieuse sagesse sur les moeurs, les coutumes,les civilisations qu' il parcourt ; c' est l' hommeavancé en intelligence et en années, conduisant lejeune homme par la main, et lui montrant, avec lesourire de la raison et de l' ironie, des scènesnouvelles pour lui. M Poujoulat est un poëte etun coloriste ; son style, frappé de l' impressionet de la teinte des lieux, les réfléchit toutéclatants et tout chauds de la lumière locale. Onsent que le soleil d' orient luit et échauffe encoredans sa pensée jeune et féconde, pendant qu' ilécrit à son ami ; ses pages sont des blocs du paysmême, qu' il nous rapporte tout rayonnants de leursplendeur native. La diversité de ces deux talents,s' achevant l' un par l' autre, fait de lacorrespondance d' orient le recueil le pluscomplet que nous puissions désirer sur cetadmirable pays : c' est aussi la lecture la plusvariée et la plus attrayante.Pour la géographie, nous avons peu de choses encore :mais les travaux de M Caillet, jeune officierd' état-major, que j' ai rencontré en Syrie, serontsans doute publiés bientôt, et compléteront pournous le tableau de cette partie du monde.M Caillet a passé trois ans à explorer l' île deChypre, la Caramanie, les différentes parties dela Syrie, avec

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ce zèle et cette intrépidité qui caractérisent lesofficiers instruits de l' armée française. Rentrédepuis peu dans sa patrie, il lui rapporte desnotions qui eussent été bien utiles à l' expéditionde Bonaparte, et qui peuvent en préparer d' autres.Les notes que j' ai consenti à donner ici auxlecteurs n' ont aucun de ces mérites. Je les livreà regret ; elles ne sont bonnes à rien qu' à messouvenirs ; elles n' étaient destinées qu' à moiseul. Il n' y a là ni science, ni histoire, nigéographie, ni moeurs ; le public était bien loinde ma pensée quand je les écrivais : et commentles écrivais-je ? Quelquefois à midi, pendant lerepos du milieu du jour, à l' ombre d' un palmier ousous les ruines d' un monument du désert ; plussouvent le soir, sous notre tente battue du ventou de la pluie, à la lueur d' une torche de résine ;un jour, dans la cellule d' un couvent maronite duLiban ; un autre jour, au roulis d' une barquearabe, ou sur le pont d' un brick, au milieu descris des matelots, des hennissements des chevaux,des interruptions, des distractions de tout genred' un voyage sur terre ou sur mer ; quelquefoishuit jours sans écrire ; d' autres fois perdant lespages éparses d' un album déchiré par les chacals,ou trempé de l' écume de la mer.

Rentré en Europe, j' aurais pu sans doute revoirces fragments d' impressions, les réunir, lesproportionner, les composer, et faire un voyagecomme un autre. Mais, je l' ai déjà dit, un voyageà écrire n' était pas dans ma pensée. Il fallaitdu temps, de la liberté d' esprit, de l' attention,du travail ; je n' avais rien de tout cela à donner.Mon coeur était brisé, mon esprit était ailleurs,mon attention distraite, mon loisir perdu ; ilfallait ou brûler ou laisser aller ces notes telles

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quelles. Des circonstances inutiles à expliquerm' ont déterminé à ce dernier parti ; je m' en repens,mais il est trop tard.Que le lecteur les ferme donc avant de les avoirparcourues, s' il y cherche autre chose que les plusfugitives et les plus superficielles impressionsd' un voyageur qui marche sans s' arrêter. Il ne peuty avoir un peu d' intérêt que pour des peintres :ces notes sont presque exclusivement pittoresques ;c' est le regard écrit, c' est le coup d' oeil d' unpassager assis sur son chameau ou sur le pont deson navire, qui voit fuir des paysages devant lui,et qui, pour s' en souvenir le lendemain, jettequelques coups de crayon sans couleur sur les pagesde son journal. Quelquefois le voyageur, oubliantla scène qui l' environne, se replie sur lui-même,se parle à lui-même,

s' écoute lui-même penser, jouir ou souffrir ; ilgrave aussi alors un mot de ses impressionslointaines, pour que le vent de l' océan ou dudésert n' emporte pas sa vie tout entière, et qu' illui en reste quelque trace dans un autre temps,rentré au foyer solitaire, cherchant à ranimer unpassé mort, à réchauffer des souvenirs froids, àrenouer les chaînons d' une vie que les événementsont brisée à tant de places. Voilà ces notes : del' intérêt, elles n' en ont point ; du succès, ellesne peuvent point en avoir ; de l' indulgence, ellesn' ont que trop de droits à en réclamer.

Marseille, 20 mai 1832.Ma mère avait reçu de sa mère au lit de mort unebelle bible de Royaumont dans laquelle ellem' apprenait à lire, quand j' étais petit enfant.Cette bible avait des gravures de sujets sacrés

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à toutes les pages. C' était Sara, c' était Tobieet son ange, c' était Joseph ou Samuel, c' étaitsurtout ces belles scènes patriarcales où la naturesolennelle et primitive de l' orient était mêlée àtous les actes de cette vie simple et merveilleusedes premiers hommes. Quand j' avais bien récité maleçon et lu à peu près sans faute la demi-page del' histoire sainte, ma mère découvrait la gravure,et, tenant le livre ouvert sur ses genoux, me lafaisait contempler

en me l' expliquant, pour ma récompense. Elle étaitdouée par la nature d' une âme aussi pieuse quetendre, et de l' imagination la plus sensible et laplus colorée ; toutes ses pensées étaientsentiments, tous ses sentiments étaient images ;sa belle et noble et suave figure réfléchissait,dans sa physionomie rayonnante, tout ce qui brûlaitdans son coeur, tout ce qui se peignait dans sapensée ; et le son argentin, affectueux, solennelet passionné de sa voix, ajoutait à tout ce qu' elledisait un accent de force, de charme et d' amour,qui retentit encore en ce moment dans mon oreille,hélas ! Après six ans de silence ! La vue de cesgravures, les explications et les commentairespoétiques de ma mère, m' inspiraient dès la plustendre enfance des goûts et des inclinationsbibliques. De l' amour des choses au désir de voirles lieux où ces choses s' étaient passées, il n' yavait qu' un pas. Je brûlais donc, dès l' âge dehuit ans, du désir d' aller visiter ces montagnesoù Dieu descendait ; ces déserts où les angesvenaient montrer à Agar la source cachée, pourranimer son pauvre enfant banni et mourant de soif ;ces fleuves qui sortaient du paradis terrestre ;ce ciel où l' on voyait descendre et monter lesanges sur l' échelle de Jacob. Ce désir ne s' étaitjamais éteint en moi : je rêvais toujours, depuis,

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un voyage en orient, comme un grand acte de mavie intérieure : je construisais éternellement dansma pensée une vaste et religieuse épopée dont cesbeaux lieux seraient la scène principale ; il mesemblait aussi que les doutes de l' esprit, que lesperplexités religieuses devaient trouver là leursolution et leur apaisement. Enfin, je devais ypuiser des couleurs pour mon poëme ; car la viepour mon esprit fut toujours un grand poëme, commepour mon coeur elle fut de l' amour. Dieu, amour etpoésie, sont les trois mots

que je voudrais seuls gravés sur ma pierre, si jemérite jamais une pierre.Voilà la source de l' idée qui me chasse maintenantvers les rivages de l' Asie. Voilà pourquoi je suisà Marseille et je prends tant de peine pourquitter un pays que j' aime, où j' ai des amis, oùquelques pensées fraternelles me pleureront et mesuivront.Marseille, 22 mai.J' ai nolisé un navire de deux cent cinquantetonneaux, de dix-neuf hommes d' équipage. Lecapitaine est un homme excellent. Sa physionomiem' a plu. Il a dans la voix cet accent grave etsincère de la probité ferme et de la consciencenette : il a de la gravité dans l' expression de laphysionomie, et dans le regard ce rayon droit,franc et vif, symptôme certain d' une résolutionprompte, énergique et intelligente. C' est de plusun homme doux, poli et bien élevé. Je l' ai examinéavec le soin que l' on doit naturellement apporterdans le choix d' un homme à qui l' on va confiernon-seulement sa fortune et sa vie, mais la vie desa femme et d' un enfant unique, où la vie des troisêtres est concentrée dans une seule. Que Dieunous garde et nous ramène !

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Le navire se nomme l' Alceste . Le capitaineest M Blanc, de La Ciotat. L' armateur est undes plus dignes négociants de Marseille,M Bruno-Rostand. Il nous comble de prévenanceset de bontés. Il a résidé lui-même longtemps dansle levant. Homme instruit et capable des emploisles plus éminents, dans sa ville natale sa probitéet ses talents lui ont acquis une considérationégale à sa fortune. Il en jouit sans ostentation,et, entouré d' une famille charmante, il ne s' occupequ' à répandre parmi ses enfants les traditions deloyauté et de vertu. Quel pays que celui où l' ontrouve de pareilles familles dans toutes les classesde la société ! Et quelle belle institution quecelle de la famille qui protége, conserve, perpétuela même sainteté de moeurs, la même noblesse desentiments, les mêmes qualités traditionnellesdans la chaumière, dans le comptoir ou dans lechâteau !25 mai.Marseille nous accueille comme si nous étions desenfants de son beau ciel ; c' est un pays degénérosité, de coeur et de poésie d' âme ; ilsreçoivent les poëtes en frères ; ils sont poëteseux-mêmes, et j' ai trouvé parmi les hommes ducommun de la société, de l' académie, et parmi lesjeunes gens qui entrent à peine dans la vie, unefoule de caractères et de talents qui sont faitspour honorer non-seulement

leur patrie, mais la France entière. -le midi etle nord de la France me paraissent, sous ce rapport,bien supérieurs aux provinces centrales.L' imagination languit dans les régionsintermédiaires, dans les climats trop tempérés ; illui faut des excès de température. La poésie est

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fille du soleil ou des frimas éternels : Homère ouOssian, Le Tasse ou Milton.30 mai.J' emporterai dans mon coeur une éternelle mémoirede la bienveillance des marseillais. Il semblequ' ils veuillent augmenter en moi ces angoissesqui serrent le coeur quand on va quitter la patriesans savoir si on la reverra jamais. Je veuxemporter aussi le nom de ces hommes qui m' ont leplus particulièrement accueilli, et dont le souvenirme restera comme la dernière et douce impressiondu sol natal : M J Freyssinet, M De Montgrand,Mm De Villeneuve, M Vangaver, M Autran,M Dufeu, M Jauffret, etc., etc., tous hommesdistingués par une qualité éminente du coeur et del' esprit, savants, administrateurs, écrivains oupoëtes. Puissé-je les revoir, et leur payer à monretour tous ces tributs de reconnaissance etd' amitié qu' il est si doux de devoir et si douxd' acquitter !

Voici des vers que j' ai écrits ce matin en mepromenant sur la mer, entre les îles de Pomègueet la côte de Provence ; c' est un adieu àMarseille, que je quitte avec des sentiments defils. Il y a aussi quelques strophes qui portentplus avant et plus loin dans mon coeur.

ADIEU HOMMAGE ACADEM MARSEILLE

Si j' abandonne aux plis de la voile rapidece que m' a fait le ciel de paix et de bonheur ;si je confie aux flots de l' élément perfideune femme, un enfant, ces deux parts de mon coeur ;si je jette à la mer, aux sables, aux nuages,tant de doux avenirs, tant de coeurs palpitants,d' un retour incertain sans avoir d' autres gages

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qu' un mât plié par les autans ;ce n' est pas que de l' or l' ardente soif s' allumedans un coeur qui s' est fait un plus noble trésor ;ni que de son flambeau la gloire me consumede la soif d' un vain nom plus fugitif encor ;ce n' est pas qu' en nos jours la fortune du Danteme fasse de l' exil amer manger le sel,ni que des factions la colère inconstanteme brise le seuil paternel :

non, je laisse en pleurant, aux flancs d' une vallée,des arbres chargés d' ombre, un champ, une maisonde tièdes souvenirs encor toute peuplée,que maint regard ami salue à l' horizon.J' ai sous l' abri des bois de paisibles asilesoù ne retentit pas le bruit des factions,où je n' entends, au lieu des tempêtes civiles,que joie et bénédictions.Un vieux père, entouré de nos douces images,y tressaille au bruit sourd du vent dans les créneaux,et prie, en se levant, le maître des oragesde mesurer la brise à l' aile des vaisseaux ;de pieux laboureurs, des serviteurs sans maître,cherchent du pied nos pas absents sur le gazon,et mes chiens au soleil, couchés sous ma fenêtre,hurlent de tendresse à mon nom.J' ai des soeurs qu' allaita le même sein de femme,rameaux qu' au même tronc le vent devait bercer ;j' ai des amis dont l' âme est du sang de mon âme,qui lisent dans mon oeil et m' entendent penser ;j' ai des coeurs inconnus, où la muse m' écoute,mystérieux amis à qui parlent mes vers,invisibles échos répandus sur ma routepour me renvoyer des concerts.Mais l' âme a des instincts qu' ignore la nature,semblables à l' instinct de ces hardis oiseauxqui leur fait, pour chercher une autre nourriture,traverser d' un seul vol l' abîme aux grandes eaux.

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Que vont-ils demander aux climats de l' aurore ?N' ont-ils pas sous nos toits de la mousse et desnids ?Et, des gerbes du champ que notre soleil dore,l' épi tombé pour leurs petits ?

Moi, j' ai comme eux le pain que chaque jour demande.J' ai comme eux la colline et le fleuve écumeux ;de mes humbles désirs la soif n' est pas plus grande.Et cependant je pars et je reviens comme eux.Mais, comme eux, vers l' aurore une force m' attire ;mais je n' ai pas touché de l' oeil et de la maincette terre de Cham, notre premier empire,dont Dieu pétrit le coeur humain.Je n' ai pas navigué sur l' océan de sable,au branle assoupissant du vaisseau du désert,je n' ai pas étanché ma soif intarissable,le soir, au puits d' Hébron de trois palmiers couvert ;je n' ai pas étendu mon manteau sous les tentes,dormi dans la poussière où Dieu retournait Job,ni la nuit, au doux bruit d' étoiles palpitantes,rêvé les rêves de Jacob.Des sept pages du monde une me reste à lire :je ne sais pas comment l' étoile y tremble aux cieux,sous quel poids de néant la poitrine respire,comment le coeur palpite en approchant des dieux !Je ne sais pas comment, au pied d' une colonned' où l' ombre des vieux jours sur le barde descend,l' herbe parle à l' oreille, ou la terre bourdonne,ou la brise pleure en passant.Je n' ai pas entendu dans les cèdres antiquesles cris des nations monter et retentir,ni vu du haut Liban les aigles prophétiquess' abattre, au doigt de Dieu, sur les palais de Tyr ;je n' ai pas reposé ma tête sur la terreoù Palmyre n' a plus que l' écho de son nom,ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,l' empire vide de Memnon.

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Je n' ai pas entendu, du fond de ses abîmes,le Jourdain lamentable élever ses sanglots,pleurant avec des pleurs et des cris plus sublimesque ceux dont Jérémie épouvanta ses flots ;je n' ai pas écouté chanter en moi mon âmedans la grotte sonore où le barde des roissentait au sein des nuits l' hymne à la main de flammearracher la harpe à ses doigts.Et je n' ai pas marché sur des traces divines,dans ce champ où le Christ pleura sous l' olivier ;et je n' ai pas cherché ses pleurs sur les racinesd' où les anges jaloux n' ont pu les essuyer !Et je n' ai pas veillé pendant des nuits sublimesau jardin où, suant sa sanglante sueur,l' écho de nos douleurs et l' écho de nos crimesretentirent dans un seul coeur !Et je n' ai pas couché mon front dans la poussièreoù le pied du sauveur en partant s' imprima ;et je n' ai pas usé sous mes lèvres la pierreoù, de pleurs embaumé, sa mère l' enferma !Et je n' ai pas frappé ma poitrine profondeaux lieux où, par sa mort conquérant l' avenir,il ouvrit ses deux bras pour embrasser le monde,et se pencha pour le bénir !Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je jouequelque reste de jours inutile ici-bas.Qu' importe sur quel bord le vent d' hiver secouel' arbre stérile et sec, et qui n' ombrage pas ?L' insensé ! Dit la foule. -elle-même insensée !Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu ;du barde voyageur le pain, c' est la pensée :son coeur vit des oeuvres de Dieu !

Adieu donc, mon vieux père ; adieu, mes soeurschéries ;

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adieu, ma maison blanche à l' ombre du noyer ;adieu, mes beaux coursiers oisifs dans mes prairies ;adieu, mon chien fidèle, hélas ! Seul au foyer !Votre image me trouble, et me suit comme l' ombrede mon bonheur passé, qui veut me retenir :ah ! Puisse se lever moins douteuse et moins sombrel' heure qui doit nous réunir !Et toi, terre livrée à plus de vents et d' ondeque le frêle navire où flotte mon destin,terre qui porte en toi la fortune du monde,adieu ! Ton bord échappe à mon oeil incertain.Puisse un rayon du ciel déchirer le nuagequi couvre trône et temple, et peuple et liberté,et rallumer plus pur sur ton sacré rivageton phare d' immortalité !Et toi, Marseille, assise aux portes de la Francecomme pour accueillir ses hôtes dans tes eaux,dont le port sur ces mers, rayonnant d' espérance,s' ouvre comme un nid d' aigle aux ailes des vaisseaux ;où ma main presse encor plus d' une main chérie,où mon pied suspendu s' attache avec amour,reçois mes derniers voeux en quittant la patrie,mon premier salut au retour !

13 juin.Nous avons été visiter notre navire, notre maisonpour tant de mois ! Il est distribué en petitescabines où nous avons place pour un hamac et pourune malle. Le capitaine a fait percer de petitesfenêtres qui donnent un peu de lumière et d' airaux cabines, que nous pourrons ouvrir lorsque lavague ne sera pas haute, ou que le brick ne secouchera pas sur le flanc. La grande chambre estréservée pour Madame De Lamartine et pour Julia.Les femmes de chambre coucheront dans la petitechambre du capitaine, qu' il a bien voulu nous céder.Comme la saison est belle, on mangera sur le pont,sous une tente dressée au pied du grand mât. Le

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brick est encombré de provisions de tout genre quenécessite un voyage de deux ans dans des pays sansressources. Une bibliothèque de cinq cents volumes,tous choisis dans les livres d' histoire, de poésieou de voyage, c' est le plus bel ornement de la plusgrande chambre. Des faisceaux d' armes sont groupésdans les coins, et j' ai acheté, en outre, unarsenal particulier de fusils, de pistolets et desabres pour armer nous et nos gens. Les piratesgrecs infestent les mers de l' Archipel ; noussommes déterminés à combattre à outrance, et à neles laisser aborder qu' après avoir perdu la vie.J' ai à défendre deux vies qui me sont plus chèresque la mienne. Quatre canons sont sur le pont ; etl' équipage, qui connaît le sort réservé par lesgrecs aux

malheureux matelots qu' ils surprennent, est décidéà mourir plutôt que de se rendre à eux.17 juin 1832.J' emmène avec moi trois amis. Le premier est un deces hommes que la providence attache à nos pasquand elle prévoit que nous aurons besoin d' unappui qui ne fléchisse pas sous le malheur ou sousle péril : Amédée De Parseval. Nous avons étéliés dès notre plus tendre jeunesse par une affectionqu' aucune époque de notre vie n' a trouvée en défaut.Ma mère l' aimait comme un fils ; je l' ai aimé commeun frère. Toutes les fois que j' ai été frappé d' uncoup du sort, je l' ai trouvé là, ou je l' ai vuarriver pour en prendre sa part, la part principale,le malheur tout entier, s' il l' avait pu. C' est uncoeur qui ne vit que du bonheur ou qui ne souffreque du malheur des autres. Quand j' étais, il y aquinze ans, à Paris, seul, malade, ruiné, désespéréet mourant, il passait les nuits à veiller auprès dema lampe d' agonie. Quand j' ai perdu quelque êtreadoré, c' est lui toujours qui est venu me porter le

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coup pour me l' adoucir. à la mort de ma mère, ilarriva auprès de moi aussitôt que la fatale nouvelle,et me conduisit de deux cents lieues jusqu' autombeau où j' allai vainement chercher le suprêmeadieu qu' elle m' avait adressé, mais que je n' avaispas entendu !

Plus tard... mais mes malheurs ne sont pas finis, etje retrouverai son amitié tant qu' il y aura dudésespoir à étancher dans mon coeur, des larmes àmêler aux miennes.Deux hommes bons, spirituels, instruits, deux hommesd' élite, sont arrivés aussi pour nous accompagnerdans ce pèlerinage. L' un est M De Capmas,sous-préfet, privé de sa carrière par la révolutionde juillet, et qui a préféré les chances précairesd' un avenir pénible et incertain à la conservationde sa place. Un serment aurait répugné à saloyauté, par là même qu' il eût semblé intéressé.C' est un de ces hommes qui ne calculent rien devantun scrupule de l' honneur, et chez qui lessympathies politiques ont toute la chaleur et lavirginité d' un sentiment.L' autre de nos compagnons est un médecind' Hondschoote, M De La Royère. Je l' ai connuchez ma soeur, à l' époque où je méditais ce départ.La pureté de son âme, la grâce originale et naïvede son esprit, l' élévation de ses sentimentspolitiques et religieux, me frappèrent. Je désirail' emmener avec moi, bien plus comme ressource moraleque comme providence de santé. Je m' en suisfélicité depuis. Je mets bien plus de prix à soncaractère et à son esprit qu' à ses talents,quoiqu' il en ait de très-constatés. Nous causonsensemble de politique bien plus que de médecine.Ses vues et ses idées sur le présent et l' avenirde la France sont larges, et nullement bornéespar des affections ou des répugnances de personnes.

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Il sait que la providence ne fait point acceptionde parti dans son oeuvre, et il voit comme moi,dans la politique humaine, des idées et non pas desnoms propres. Sa pensée va au but, sans s' inquiéterpar qui

ou par où il faut passer ; et son esprit n' aaucun préjugé, aucune prévention, pas même ceuxde sa foi religieuse, qui est sincère et fervente.Six domestiques, presque tous anciens ou nés dansla maison paternelle, complètent notre équipage.Tous partent avec joie, et mettent à ce voyage unintérêt personnel. Chacun d' eux croit voyager pourlui-même, et brave gaiement les fatigues et lespérils que je ne leur ai point dissimulés.En rade, mouillé devant le petit golfe de Montredon,le 10 juillet 1832.Je suis parti : les flots ont maintenant toute notredestinée. Je ne tiens plus à la terre natale quepar la pensée des êtres chéris que j' y laisseencore, par la pensée surtout de mon père et demes soeurs.Pour m' expliquer à moi-même comment, touchant déjàà la fin de ma jeunesse, à cette époque de la vieoù l' homme se retire du monde idéal pour entrer dansle monde des intérêts matériels, j' ai quitté mabelle et paisible existence de Saint-Point, ettoutes les innocentes délices du foyer domestiquecharmé par une femme, embelli par un enfant ; pourm' expliquer,

dis-je, à moi-même comment je vogue à présent surla vaste mer vers des bords et un avenir inconnus,je suis obligé de remonter à la source de toutesmes pensées, et d' y chercher les causes de messympathies et de mes goûts voyageurs. -c' est que

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l' imagination a aussi ses besoins et ses passions !Je suis né poëte, c' est-à-dire plus ou moinsintelligent de cette belle langue que Dieu parleà tous les hommes, mais plus clairement àquelques-uns, par la voie de ses oeuvres. Jeune,j' avais entendu ce verbe de la nature, cette paroleformée d' images et non de sons, dans les montagnes,dans les forêts, sur les lacs, aux bords des abîmeset des torrents de mon pays et des Alpes ; j' avaismême traduit dans la langue écrite quelques-uns deses accents qui m' avaient remué, et qui à leur tourremuaient d' autres âmes : mais ces accents ne mesuffisaient plus ; j' avais épuisé ce peu de parolesdivines que notre terre d' Europe jette à l' homme ;j' avais soif d' en entendre d' autres sur des rivagesplus sonores et plus éclatants. Mon imaginationétait amoureuse de la mer, des déserts, desmontagnes, des moeurs et des traces de Dieu dansl' orient. Toute ma vie l' orient avait été le rêvede mes jours de ténèbres dans les brumes d' automneet d' hiver de ma vallée natale. Mon corps, commemon âme, est fils du soleil ; il lui faut lalumière ; il lui faut ce rayon de vie que cet astredarde, non pas du sein déchiré de nos nuagesd' occident, mais du fond de ce ciel de pourpre quiressemble à la gueule de la fournaise ; ces rayonsqui ne sont pas seulement une lueur, mais quipleuvent tout chauds, qui calcinent, en tombant,les roches blanches, les dents étincelantes despics des montagnes, et qui viennent teindrel' océan de rouge, comme un incendie flottant surses lames ! J' avais besoin de remuer, de

pétrir dans mes mains un peu de cette terre quifut la terre de notre première famille, la terredes prodiges ; de voir, de parcourir cette scèneévangélique, où se passa le grand drame d' unesagesse divine aux prises avec l' erreur et la

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perversité humaines ; où la vérité morale se fitmartyre pour féconder de son sang une civilisationplus parfaite ! Et puis j' étais, j' avais été,presque toujours, chrétien par le coeur et parl' imagination ; ma mère m' avait fait tel : j' avaisquelquefois cessé de l' être, dans les jours lesmoins bons et les moins purs de ma premièrejeunesse ; le malheur et l' amour, l' amour completqui purifie tout ce qu' il brûle, m' avaientégalement repoussé plus tard dans ce premier asilede mes pensées, dans ces consolations du coeurqu' on redemande à ses souvenirs et à ses espérances,quand tout le bruit du coeur tombe au dedans denous, quand tout le vide de la vie nous apparaîtaprès une passion éteinte, ou une mort qui ne nouslaisse rien à aimer ! Ce christianisme de sentimentétait redevenu une douce habitude de ma pensée ;je m' étais dit souvent à moi-même : " où est lavérité parfaite, évidente, incontestable ? Si elleest quelque part, c' est dans le coeur, c' est dansl' évidence sentie, contre laquelle il n' y a pas deraisonnement qui prévale. Mais la vérité del' esprit n' est complète nulle part ; elle est avecDieu, et non avec nous ; notre oeil est tropétroit pour en absorber un seul rayon ; toutevérité, pour nous, n' est que relative ; ce qui serale plus utile aux hommes sera donc le plus vraiaussi ; la doctrine la plus féconde en vertusdivines sera donc celle qui contiendra le plus devérités divines, car ce qui est bon est vrai. "toute ma logique religieuse était là ; maphilosophie ne montait pas plus haut ; ellem' interdisait les doutes, les dialoguesinterminables de la raison avec elle-même ; elle

me laissait cette religion du coeur, qui s' associesi bien avec tous les sentiments infinis de la viede l' âme ; qui ne résout rien, mais qui apaise tout.

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10 juillet, 7 heures du soir.Je me dis : " ce pèlerinage, sinon de chrétien, aumoins d' homme et de poëte, aurait tant plu à mamère ! Son âme était si ardente, et se colorait sivite et si complétement de l' impression des lieuxet des choses ! C' est elle dont l' âme se seraitexaltée devant ce théâtre vide et sacré du granddrame de l' évangile, de ce drame complet, où lapartie humaine et la partie divine de l' humanitéjouent chacune leur rôle, l' une crucifiant, l' autrecrucifiée ! Ce voyage du fils qu' elle aimait tantdoit lui sourire encore dans le séjour céleste oùje la vois : elle veillera sur nous ; elle seplacera comme une seconde providence entre nous etles tempêtes, entre nous et le simoûn, entre nouset l' arabe du désert ! Elle protégera contre tousles périls son fils, sa fille d' adoption, et sapetite-fille, ange visible de notre destinée, quenous emmenons avec nous partout. Elle l' aimaittant ! Elle reposait son regard avec une siineffable tendresse, avec une volupté si pénétrante,sur le visage charmant de cet enfant, la dernièreet la plus belle espérance de ses nombreusesgénérations ! Et s' il y a imprudence dans cetteentreprise

que nous avions souvent rêvée ensemble, elle me lafera pardonner là-haut en faveur des motifs, quisont : amour, poésie et religion. "même jour, le soir.La politique revient nous assaillir jusqu' ici : laFrance est belle à voir dans un prochain avenir ;une génération grandit, qui aura, par la vertu deson âge, un détachement complet de nos rancunes etde nos récriminations de quarante ans. Peu luiimporte qu' on ait appartenu à telle ou telledénomination haineuse de nos vieux partis ; elle nefut pour rien dans les querelles ; elle n' a ni

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préjugés ni vengeances dans l' esprit. Elle seprésente pure et pleine de force à l' entrée d' unenouvelle carrière, avec l' enthousiasme d' une idée ;mais cette carrière, nous la remplissons encorede nos haines, de nos passions, de nos vieillesdisputes. Faisons-lui place. Que j' aurais aimé ày entrer en son nom ; à mêler ma voix à la sienneà cette tribune qui ne retentit encore que deredites sans écho dans l' avenir, où l' on se batavec des noms d' hommes ! L' heure serait venued' allumer le phare de la raison et de la moralesur nos tempêtes politiques, de formuler le nouveausymbole social que le monde commence à pressentiret à comprendre : le symbole d' amour et de charitéentre les hommes, la politique évangélique ! Je

ne me reproche du moins pour ma part aucun égoïsmeà cet égard ; j' aurais sacrifié à ce devoir monvoyage même, ce rêve de mon imagination de seizeans ! Que le ciel suscite des hommes ! Car notrepolitique fait honte à l' homme, fait pleurer lesanges. La destinée donne une heure par siècle àl' humanité pour se régénérer ; cette heure, c' estune révolution, et les hommes la perdent às' entre-déchirer ; ils donnent à la vengeancel' heure donnée par Dieu à la régénération et auprogrès !Même jour, toujours à l' ancre.La révolution de juillet, qui m' a profondémentaffligé, parce que j' aimais de race la vieille etvénérable famille des Bourbons, parce qu' ilsavaient eu l' amour et le sang de mon père, de mongrand-père, de tous mes parents, parce qu' ilsauraient eu le mien s' ils l' avaient voulu, cetterévolution ne m' a cependant pas aigri, parce qu' ellene m' a pas étonné. Je l' ai vue venir de loin ; neufmois avant le jour fatal, la chute de la monarchienouvelle a été écrite pour moi dans les noms des

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hommes qu' elle chargeait de la conduire. Ceshommes étaient dévoués et fidèles, mais étaient d' unautre siècle, d' une autre pensée : tandis quel' idée du siècle marchait dans un sens, ils allaientmarcher dans un autre ; la séparation étaitconsommée dans l' esprit, elle ne pouvait

tarder dans les faits ; c' était une affaire de jourset d' heures. J' ai pleuré cette famille, quisemblait condamnée à la destinée et à la cécitéd' Oedipe ! J' ai déploré surtout ce divorce sansnécessité entre le passé et l' avenir ! L' un pouvaitêtre si utile à l' autre ! La liberté, le progrèssocial, auraient emprunté tant de force de cetteadoption que les anciennes maisons royales, lesvieilles familles, les vieilles vertus, auraientfaite d' eux ! Il eût été si politique et si douxde ne pas séparer la France en deux camps, endeux affections ; de marcher ensemble, les unspressant le pas, les autres le ralentissant pourne pas se désunir en route ! Tout cela n' est plusqu' un rêve ! Il faut le regretter, mais il ne fautpas perdre le jour à le repasser inutilement. Ilfaut agir et marcher ; c' est la loi des choses,c' est la loi de Dieu ! Je regrette que ce qu' onnomme le parti royaliste, qui renferme tant decapacités, d' influence et de vertus, veuille faireune halte dans la question de juillet. Il n' étaitpas compromis dans cette affaire, affaire depalais, d' intrigue, de coterie, où la grandemajorité royaliste n' avait eu aucune part. Il esttoujours permis, toujours honorable de prendre sapart du malheur d' autrui ; mais il ne faut pasprendre gratuitement sa part d' une faute que l' onn' a pas commise. Il fallait laisser à qui larevendique la faute des coups d' état et de ladirection rétrograde, plaindre et pleurer lesaugustes victimes d' une erreur fatale, ne rien

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renier des affections honorables pour eux, ne pointrepousser les espérances éloignées, mais légitimes ;et pour tout le reste rentrer dans les rangs descitoyens, penser, parler, agir, combattre avec lafamille des familles, avec le pays ! Mais laissonscela ! Nous reverrons la France dans deux ans. QueDieu la protége, et tout ce que nous y laissons decher et d' excellent dans tous les partis !

11 juillet 1832, à la voile.Aujourd' hui, à cinq heures et demie du matin, nousavons mis à la voile. Quelques amis de peu de jours,mais de beaucoup d' affection, avaient devancé lesoleil pour nous accompagner à quelques milles enmer, et nous porter plus loin leur adieu. Notrebrick glissait sur une mer aplanie, limpide etbleue, comme l' eau d' une source à l' ombre dans lecreux d' un rocher. à peine le poids des vergues, ceslongs bras du navire chargés de voiles,faisaient-ils légèrement incliner tantôt un bord,tantôt un autre. Un jeune homme de Marseille nousrécitait des vers admirables, où il confiait sesvoeux pour nous aux vents et aux flots : nousétions attendris par cette séparation de la terre,par ces pensées qui revolaient au rivage, quitraversaient la Provence, et allaient vers monpère, vers mes soeurs, vers mes amis ; par cesadieux, par ces vers, par cette belle ombre deMarseille, qui s' éloignait, qui diminuait sous nosyeux ; par cette mer sans limite qui allait devenirpour longtemps notre seule patrie.ô Marseille ! ô France ! Tu méritais mieux : cetemps, ce pays, ces jeunes hommes, étaient dignesde contempler un véritable poëte, un de ces hommesqui gravent un monde et une époque dans la mémoireharmonieuse du genre humain !

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Mais moi, je le sens profondément, je ne suis rienqu' un de ces hommes sans effigie, d' une époquetransitoire et effacée, dont quelques soupirs onteu de l' écho, parce que l' écho est plus poétiqueque le poëte. Cependant j' appartenais à un autretemps par mes désirs ; j' ai souvent senti en moiun autre homme ; des horizons immenses, infinis,lumineux de poésie philosophique, épique, religieuse,neuve, se déchiraient devant moi : mais, punitiond' une jeunesse insensée et perdue ! Ces horizonsse refermaient bien vite. Je les sentais tropvastes pour mes forces physiques ; je fermais lesyeux pour n' être pas tenté de m' y précipiter. Adieudonc à ces rêves de génie, de voluptéintellectuelle ! Il est trop tard. J' esquisseraipeut-être quelques scènes, je murmurerai quelqueschants, et tout sera dit. à d' autres ! Et, je levois avec plaisir, il en vient d' autres. La naturene fut jamais plus féconde en promesses de génie quedans ce moment. Que d' hommes dans vingt ans, sitous deviennent hommes !Cependant, si Dieu voulait m' exaucer, voici toutce que je lui demanderais : un poëme selon moncoeur et selon le sien ! Une image visible, vivante,animée et colorée de sa création visible et de sacréation invisible ; voilà un bel héritage àlaisser à ce monde de ténèbres, de doute et detristesse ! Un aliment qui le nourrirait, qui lerajeunirait pour un siècle ! Oh ! Que ne puis-jele lui donner ; ou, du moins, me le donner àmoi-même, lors même que personne, autre que moi,n' en entendrait un vers !

Même jour, à trois heures, en mer.Le vent d' est, qui nous dispute le chemin, asoufflé avec plus de force ; la mer a monté etblanchi ; le capitaine déclare qu' il faut regagner

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la côte, et mouiller dans une baie à deux heuresde Marseille. Nous y sommes ; la vague nousberce doucement ; la mer parle, comme disent lesmatelots ; on entend venir de loin un murmuresemblable à ce bruit qui sort des grandes villes :cette parole menaçante de la mer, la première quenous entendons, retentit avec solennité dansl' oreille et dans la poitrine de ceux qui vont luiparler de si près pendant si longtemps.à notre gauche, nous voyons les îles de Pomègueet le château d' If, vieux fort avec des toursrondes et grises qui couronnent un rocher nu etardoisé ; en face, sur la côte élevée etentrecoupée de rochers blanchâtres, de nombreusesmaisons de campagne dont les jardins, entourés demurs, ne laissent apercevoir que les sommités desarbustes ou les arceaux verts des treilles ; àenviron un mille plus loin dans les terres, sur unmamelon isolé et dépouillé, s' élèvent le fort et lachapelle de notre-dame de la garde, pèlerinage desmarins provençaux avant le départ et au retour detous leurs voyages. Ce matin, à notre insu, àl' heure même où le vent entrait dans nos voiles,une femme de Marseille, accompagnée de ses enfants,a devancé le jour, et est allée prier pour nous ausommet de cette montagne, d' où son regard

ami voyait sans doute notre vaisseau comme un pointblanc sur la mer.Quel monde que ce monde de la prière ! Quel lieninvisible, mais tout-puissant, que celui d' êtresconnus ou inconnus les uns aux autres, et priantensemble ou séparés les uns pour les autres ! Ilm' a toujours semblé que la prière, cet instinctsi vrai de notre impuissante nature, était la seuleforce réelle, ou du moins la plus grande force del' homme ! L' homme ne conçoit pas son effet ; maisque conçoit-il ? Le besoin qui pousse l' homme à

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respirer lui prouve seul que l' air est nécessaireà sa vie ! L' instinct de la prière prouve aussià l' âme l' efficacité de la prière : prions donc !Et vous qui nous avez inspiré cette merveilleusecommunication avec vous, avec les êtres, avec lesmondes invisibles ; vous, mon Dieu, exaucez-nousbeaucoup ! Exaucez-nous au delà de nos désirs !Même jour, 11 heures du soir.Une lune splendide semble se balancer entre lesmâts, les vergues, les cordages de deux bricks deguerre mouillés non loin de nous entre notreancrage et les noires montagnes du Var ; chaquecordage de ces bâtiments se dessine à l' oeil, surle fond bleu et pourpre du ciel de la nuit, comme

les fibres d' un squelette gigantesque et décharnévu de loin, à la lueur pâle et immobile des lampesde Westminster ou de saint-Denis. Le lendemain,ces squelettes doivent reprendre la vie, étendredes ailes repliées comme nous, et s' envoler ainsique des oiseaux de l' océan, pour aller se posersur d' autres rivages. Nous entendons, du pont où jesuis, le sifflet aigu et cadencé du maîtred' équipage qui commande la manoeuvre, lesroulements du tambour, la voix de l' officier dequart. Les pavillons glissent du mât ; les canots,les embarcations remontent ce bord, comme au gesterapide et vivant d' un être animé. Tout redevientsilence sur leurs bords et sur le nôtre.Autrefois l' homme ne s' endormait pas sur ce litprofond et perfide de la mer sans élever son âmeet sa voix à Dieu, sans rendre gloire à sonsublime auteur au milieu de tous ces astres, detous ces flots, de toutes ces cimes de montagnes,de tous ces charmes, de tous ces périls de lanuit ; on faisait une prière le soir, à bord desvaisseaux ! Depuis la révolution de juillet, onn' en fait plus. La prière est morte sur les lèvres

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de ce vieux libéralisme du dix-huitième siècle,qui n' avait lui-même rien de vivant que sa hainefroide contre les choses de l' âme. Ce soufflesacré de l' homme, que les fils d' Adam s' étaienttransmis jusqu' à nous avec leurs joies ou leursdouleurs, il s' est éteint en France dans nosjours de dispute et d' orgueil ; nous avons mêléDieu dans nos querelles. L' ombre de Dieu faitpeur à certains hommes. Ces insectes qui viennentde naître, qui vont mourir demain, dont le ventemportera dans quelques jours la stérile poussière,dont ces vagues éternelles jetteront les osblanchis sur quelque écueil, craignent de confesser,par un

mot, par un geste, l' être infini que les cieux etles mers confessent ; ils dédaignent de nommercelui qui n' a pas dédaigné de les créer, et celapourquoi ? Parce que ces hommes portent ununiforme, qu' ils calculent jusqu' à une certainequantité de nombres, et qu' ils s' appellent françaisdu dix-neuvième siècle ! Heureusement ledix-neuvième siècle passe, et j' en vois approcherun meilleur, un siècle vraiment religieux, où, siles hommes ne confessent pas Dieu dans la mêmelangue et sous les mêmes symboles, ils leconfesseront au moins sous tous les symboles et danstoutes les langues !Même nuit.Je me suis promené une heure sur le pont du vaisseau,seul, et faisant ces tristes ou consolantesréflexions ; j' y ai murmuré du coeur et des lèvrestoutes les prières que j' ai apprises de ma mèrequand j' étais enfant ; les versets, les lambeauxde psaumes que je lui ai si souvent entendumurmurer à voix basse en se promenant le soir dansl' allée du jardin de Milly, remontaient dans mamémoire, et j' éprouvais une volupté intime et

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profonde à les jeter à mon tour à l' onde, au vent,à cette oreille toujours ouverte pour laquelleaucun bruit du coeur ou des lèvres n' est jamaisperdu ! La prière que l' on a entendu proférer parquelqu' un

qu' on aima et qu' on a vu mourir est doublementsacrée. Qui de nous ne préfère le peu de mots quelui a enseignés sa mère aux plus belles hymnesqu' il pourrait composer lui-même ? Voilà pourquoi,de quelque religion que notre raison nous fasse àl' âge de raison, la prière chrétienne seratoujours la prière du genre humain. J' ai fait seulainsi la prière du soir et de la mer pour cettefemme qui ne calcule aucun péril pour s' unir àmon sort, pour cette belle enfant qui jouaitpendant ce temps sur le pont dans la chaloupe avecla chèvre qui doit lui donner son lait, avec lesbeaux et doux lévriers qui lèchent ses blanchesmains, qui mordillent ses longs et blonds cheveux.Le 12, au matin, à la voile.Pendant la nuit le vent a changé, et il a fraîchi ;j' entendais, de ma cabine à l' entre-pont, les pas,les voix et le chant plaintif des matelots retentirlongtemps sur ma tête avec les coups de la chaînede l' ancre qu' on rattachait à la proue. Onremettait à la voile ; nous partions. Je merendormis. Quand je me réveillai, et que j' ouvrisle sabord pour regarder les côtes de France quenous touchions la veille, je ne vis plus quel' immense mer vide, nue, clapotante,

avec deux voiles seulement, deux hautes voilesmontant comme deux bornes, deux pyramides dudésert, dans ce lointain sans horizon.La vague caressait doucement les flancs épais et

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arrondis de mon brick, et babillait gracieusementsous mon étroite fenêtre, où l' écume s' élevaitquelquefois en légères guirlandes blanches :c' était le bruit inégal, varié, confus, dugazouillement des hirondelles sur une montagne,quand le soleil se lève au-dessus d' un champ deblé. Il y a des harmonies entre tous les éléments,comme il y en a une générale entre la naturematérielle et la nature intellectuelle. Chaquepensée a son reflet dans un objet visible qui larépète comme un écho, la réfléchit comme un miroir,et la rend perceptible de deux manières : aux senspar l' image, à la pensée par la pensée ; c' est lapoésie infinie de la double création ! Les hommesappellent cela comparaison : la comparaison, c' estle génie. La création n' est qu' une pensée sousmille formes. Comparer, c' est l' art ou l' instinct dedécouvrir des mots de plus dans cette langue divinedes analogies universelles que Dieu seul possède,mais dont il permet à certains hommes de découvrirquelque chose. Voilà pourquoi le prophète, poëtesacré, et le poëte, prophète profane, furent jadiset partout regardés comme des êtres divins. On lesregarde aujourd' hui comme des êtres insensés outout au moins inutiles : cela est logique. Si vouscomptez pour tout le monde matériel et palpable,cette partie de la nature qui se résout en chiffres,en étendue, en argent ou en voluptés physiques,vous faites bien de mépriser ces hommes qui neconservent que le culte du beau moral, l' idée deDieu, et cette langue des images, des rapports

mystérieux entre l' invisible et le visible !Qu' est-ce qu' elle prouve, cette langue ? Dieu etl' immortalité ! Ce n' est rien pour vous !15 juillet, mouillés dans le petit golfe de LaCiotat.Le vent favorable, un moment levé, s' est bientôt

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évanoui dans nos voiles. Elles retombaient le longdes mâts, et les laissaient osciller au gré desplus faibles lames. Belle image de ces caractèresauxquels manque la volonté, ce vent de l' âmehumaine, caractères flottants qui fatiguent ceuxqui les possèdent : ces caractères usent plus parla faiblesse, que les courageux efforts qu' unevolonté rigoureuse imprime aux hommes d' énergie etd' action, comme les navires aussi qui, sur une mercalme et sans vent, se fatiguent davantage quesous l' impulsion d' un vent frais qui les pousse etles soutient sur l' écume des vagues.Soit hasard, soit manoeuvre secrète de nos officiers,nous nous trouvons forcés par le vent à entrer àtrois heures dans le golfe riant de La Ciotat,petite ville de la côte de Provence, où notrecapitaine et presque tous nos matelots ont leursmaisons, leurs femmes et leurs enfants. à l' abrid' un petit môle qui se détache d' une collinegracieuse, toute vêtue de vignes, de figuiers etd' oliviers, comme une main

amie que le rivage tend aux matelots, nous laissonstomber l' ancre. L' eau est sans ride, et tellementtransparente, qu' à vingt pieds de profondeur nousvoyons briller les cailloux et les coquillages,ondoyer les longues herbes marines, et courir desmilliers de poissons aux écailles chatoyantes,trésors cachés du sein de la mer, aussi riche,aussi inépuisable que la terre en végétation et enhabitants. La vie est partout comme l' intelligence :toute la nature est animée, toute la nature sent etpense ! Celui qui ne le voit pas n' a jamaisréfléchi à l' intarissable fécondité de la penséecréatrice. Elle n' a pas dû, elle n' a pas pus' arrêter ; l' infini est peuplé ; et partout oùest la vie, là aussi est le sentiment ; et lapensée a des degrés inégaux sans doute, mais sans

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vide. En voulez-vous une démonstration physique,regardez une goutte d' eau sous le microscopesolaire, vous y verrez graviter des milliers demondes ! Des mondes dans une larme d' insecte ; etsi vous parveniez à décomposer encore chacun deces milliers de mondes, des millions d' autresunivers vous apparaîtraient encore ! Si, de cesmondes sans bornes et infiniment petits, vous vousélevez tout à coup aux grands globes innombrablesdes voûtes célestes, si vous plongez dans lesvoies lactées, poussière incalculable de soleilsdont chacun régit un système de globes plus vasteque la terre et la lune, l' esprit reste écrasésous le poids des calculs ; mais l' âme lessupporte, et se glorifie d' avoir sa place danscette oeuvre, d' avoir la force de la comprendre,d' avoir un sentiment pour en bénir, pour en adorerl' auteur ! ô mon Dieu, que la nature est unedigne prière pour celui qui t' y cherche, qui t' ydécouvre sous toutes les formes, et qui comprendquelques syllabes de sa langue muette, mais quidit tout !

Golfe de La Ciotat, 14 au soir.Le vent est mort, et rien n' annonce son retour. Lasurface du golfe n' a pas un pli ; la mer est siplane, qu' on y distingue çà et là l' impression desailes transparentes des moustiques qui flottentsur ce miroir, et qui seules le ternissent à cetteheure. Voilà donc à quel degré de calme et demansuétude peut descendre cet élément qui soulèveles vaisseaux à trois ponts sans connaître leurpoids, qui ronge des lieues de rivage, use descollines et fend les rochers, brise des montagnessous le choc de ses lames mugissantes ! Rien n' estsi doux que ce qui est fort.Nous descendons à terre, sur les instances de notrecapitaine, qui veut nous présenter à sa femme et

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nous montrer sa maison. La ville ressemble auxjolies villes du royaume de Naples sur la côte deGaëte. Tout est rayonnant, gai, serein ;l' existence est une fête continuelle dans lesclimats du midi. Heureux l' homme qui naît et quimeurt au soleil ! Heureux surtout celui qui a samaison, la maison et le jardin de ses pères, auxbords de cette mer dont chaque vague est uneétincelle qui jette sa lumière et son éclat surla terre ! Les hautes montagnes exceptées, quiempruntent la clarté de leurs cimes et de leurshorizons aux neiges qui les couvrent, au ciel danslequel elles plongent, aucun site de l' intérieurdes terres, quelque riant, quelque gracieux que lefassent les collines, les arbres et les fleuves,ne peut lutter

de beauté avec les sites que baignent les mers dumidi. La mer est aux scènes de la nature ce quel' oeil est à un beau visage ; elle les éclaire,elle leur donne ce rayonnement, cette physionomiequi les fait vivre, parler, enchanter, fasciner leregard qui les contemple.Même jour.Il est nuit, c' est-à-dire ce qu' on appelle la nuitdans ces climats. Combien n' ai-je pas compté dejours moins éclairés sur les flancs veloutés descollines de Richmond en Angleterre, dans lesbrumes de la Tamise, de la Seine, de la Saône,ou du lac de Genève ! Une lune ronde monte dans lefirmament ; elle laisse dans l' ombre notre bricknoir, qui repose immobile à quelque distance duquai. La lune, en avançant, a laissé derrière ellecomme une traînée de sable rouge dont elle sembleavoir semé la moitié du ciel ; le reste est bleu,et blanchit à mesure qu' elle approche. à un horizonde deux milles à peu près, entre deux petites îles,dont l' une a des falaises élevées et jaunes comme

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le colisée à Rome, et dont l' autre est violettecomme des fleurs de lilas, on voit sur la mer lemirage d' une grande ville ; l' oeil y est trompé :on voit étinceler des dômes, des palais auxfaçades éblouissantes, de longs quais inondés d' unelumière douce et sereine ; à droite et à gauche,les vagues blanchissent et

semblent l' envelopper : on dirait Venise ou Maltedormant au milieu des flots. Ce n' est ni une îleni une ville, c' est la réverbération de la lune aupoint où son disque tombe d' aplomb sur la mer ;plus près de nous, cette réverbération s' étend etse prolonge, et roule un fleuve d' or et d' argententre deux rivages d' azur. à notre gauche, legolfe étend jusqu' à un cap élevé la chaînelongue et sombre de ses collines inégales etdentelées ; à droite, c' est une vallée étroite etfermée, où coule une belle fontaine à l' ombre dequelques arbres ; derrière, c' est une collineplus haute, couverte jusqu' au sommet d' oliviersque la nuit fait paraître noirs ; depuis la cimede cette colline jusqu' à la mer, des tours grises,des maisonnettes blanches percent çà et làl' obscurité monotone des oliviers, et attirentl' oeil et la pensée sur la demeure de l' homme. Plusloin encore, et à l' extrémité du golfe, troisénormes rochers s' élèvent sans bases sur lesflots ; de formes bizarres, arrondis comme descailloux, polis par la vague et les tempêtes, cescailloux sont des montagnes ; jeux gigantesquesd' un océan primitif, dont les mers ne sont sansdoute qu' une faible image.

15 juillet.Nous avons visité la maison du capitaine de notre

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brick. Jolie demeure, modeste, mais ornée. Nousfûmes reçus par la jeune femme, souffrante ettriste du départ précipité de son mari. Je luioffris de la prendre à bord et de nous accompagnerpendant ce voyage, qui devait être plus long queles voyages ordinaires d' un bâtiment de commerce.Sa santé s' y opposait : elle allait seule, sansenfants et malade, compter de longs jours, et delongues années peut-être pendant l' absence de sonmari. Sa figure douce et sensible portaitl' empreinte de cette mélancolie de son avenir et decette solitude de son coeur. La maison ressemblaità une maison flamande ; ses murs étaient tapissésdes portraits de vaisseaux que le capitaine avaitcommandés. Non loin de là, il nous mena voir dansla campagne une maison où il se préparait, quoiquejeune, un asile pour se retirer du vent et du flot.Je fus bien aise d' avoir vu l' établissementchampêtre où cet homme méditait d' avance son reposet son bonheur pour sa vieillesse. J' ai toujoursaimé à connaître le foyer, les circonstancesdomestiques de ceux avec qui j' ai dû avoir affairedans ce monde. C' est une partie d' eux-mêmes, c' estune seconde physionomie extérieure qui donne laclef de leur caractère et de leur destinée.La plupart de nos matelots sont aussi de cesvillages. Hommes doux, pieux, gais, laborieux,maniant le vent, la

tempête et la vague, avec cette régularité calmeet silencieuse de nos laboureurs de Saint-Pointmaniant la herse ou la charrue ; laboureurs demer, paisibles et chantants comme les hommes de nosvallées, suivant aux rayons du soleil du matinleurs longs sillons fumants sur les flancs deleurs collines.16 juillet.Réveillé de bonne heure, j' entendis ce matin, sur

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le pont immobile, la voix des matelots avec lechant du coq et le bêlement de la chèvre et de nosmoutons. Quelques voix de femmes et des voixd' enfants complétaient l' illusion ; j' aurais pu mecroire couché dans la chambre de bois d' une cabanede paysans, sur les bords du lac de Zurich ou deLucerne. Je montai : c' étaient des enfants dequelques-uns de nos matelots que leurs femmesavaient amenés à leurs pères. Ceux-ci les asseyaientsur les canons, les tenaient debout sur lesbalustrades du navire, les couchaient dans lachaloupe, les berçaient dans le hamac avec cettetendresse dans l' accent et ces larmes dans lesyeux qu' auraient pu avoir des mères ou desnourrices. Braves gens aux coeurs de bronze contreles dangers, aux coeurs de femmes pour ce qu' ilsaiment, rudes et doux comme l' élément qu' ilspratiquent ! Qu' il soit pasteur, qu' il soit marin,l' homme qui a une famille

a un coeur pétri de sentiments humains et honnêtes.L' esprit de famille est la seconde âme del' humanité ; les législateurs modernes l' ont tropoublié ; ils ne songent qu' aux nations et auxindividualités ; ils omettent la famille, sourceunique des populations fortes et pures, sanctuairedes traditions et des moeurs, où se retrempenttoutes les vertus sociales. La législation, mêmeaprès le christianisme, a été barbare sous cerapport ; elle repousse l' homme de l' esprit defamille, au lieu de l' y convier. Elle interdit àla moitié des hommes, la femme, l' enfant, lapossession du foyer et du champ : elle devait cesbiens à tous, dès qu' ils ont l' âge d' homme ; il nefallait les interdire qu' aux coupables. La familleest la société en raccourci ; mais c' est lasociété où les lois sont naturelles, parce qu' ellessont des sentiments. Excommunier de la famille

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aurait pu être la plus grande réprobation, ladernière flétrissure de la loi ; c' eût été la seulepeine de mort d' une législation chrétienne ethumaine : la mort sanglante devrait être effacéedepuis des siècles.Juillet, toujours mouillés par vent contraire.à un mille à l' ouest, sur la côte, les montagnessont cassées comme à coups de massue ; lesfragments énormes sont tombés, çà et là, sur lespieds des montagnes, ou sous les flots bleus etverdâtres de la mer qui les baigne. La mer y

brise sans cesse ; et de la lame qui arrive avecun bruit alternatif et sourd contre les rochers,s' élancent comme des langues d' écume blanche quivont lécher les bords salés. Ces morceaux entassésde montagnes (car ils sont trop grands pour qu' onles appelle rochers) sont jetés et pilés avec unetelle confusion les uns sur les autres, qu' ilsforment une quantité innombrable d' anses étroites,de voûtes profondes, de grottes sonores, de cavitéssombres, dont les enfants de deux ou trois cabanesde pêcheurs du voisinage connaissent seuls lesroutes, les sinuosités et les issues. Une de cescavernes, dans laquelle on pénètre par l' archesurbaissée d' un pont naturel, couvert d' un énormebloc de granit, donne accès à la mer, et s' ouvreensuite sur une étroite et obscure vallée, que lamer remplit tout entière de ses flots limpides etaplanis comme le firmament dans une belle nuit.C' est une calangue connue des pêcheurs, où, pendantque la vague mugit et écume au dehors, en ébranlantde son choc les flancs de la côte, les plus petitesbarques sont à l' abri ; on y aperçoit à peine celéger bouillonnement d' une source qui tombe dansune nappe d' eau. La mer y conserve cette bellecouleur d' un jaune verdâtre et moiré, que voit sibien l' oeil des peintres de marine, mais qu' ils ne

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peuvent jamais rendre exactement, car l' oeil voitplus que la main ne peut imiter.Sur les deux flancs de cette vallée marine montentà perte de vue deux murailles de rochers presque àpic, sombres et d' une couleur uniforme, pareille àcelle du mâchefer quelque temps après qu' il esttombé dans la fournaise. Aucune plante, aucunemousse n' y trouve même une fente pour se suspendreet s' enraciner, pour y faire flotter ces guirlandes

de lianes et ces fleurs que l' on voit si souventonduler sur les parois des rochers de la Savoie,à des hauteurs où Dieu seul peut les respirer :nues, droites, noires, repoussant l' oeil, elles nesont là que pour défendre de l' air de la mer lescollines de vignes et d' oliviers qui végètent sousleur abri. Images de ces hommes dominant une époqueou une nation, exposés à toutes les injures du tempset des tempêtes pour protéger des hommes plusfaibles et plus heureux. Au fond de la calangue,la mer s' élargit un peu, serpente, prend une teinteplus claire à mesure qu' elle découvre plus de ciel,et finit enfin par une belle nappe d' eau dormantesur un lit de petits coquillages violets, concasséset serrés comme du sable. Si vous mettez le piedhors de la chaloupe qui vous a porté jusque-là,vous trouvez à gauche, dans le creux d' un ravin,une source d' eau douce, fraîche et pure ; puis, entournant à droite, un sentier de chèvres pierreux,rapide, inégal, ombragé de figuiers sauvages etd' azeroliers, qui descend des terres cultivées verscette solitude des flots. Peu de sites m' ont autantfrappé, autant alléché dans mes voyages. C' est cemélange parfait de grâce et de force qui forme labeauté accomplie dans l' harmonie des éléments commedans l' être animé ou pensant. C' est cet hymenmystérieux de la terre et de la mer, surpris, pourainsi dire, dans leur union la plus intime et la

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plus voilée. C' est cette image du calme et de lasolitude la plus inaccessible, à côté de cetorageux et tumultueux théâtre des tempêtes, toutprès du retentissement de ses flots. C' est un deces nombreux chefs-d' oeuvre de la création, queDieu a répandus partout comme pour se jouer avecles contrastes, mais qu' il se plaît à cacher, leplus souvent, sur les cimes impraticables desmonts escarpés, dans le fond des ravins

sans accès, sur les écueils les plus inabordablesde l' océan, comme des joyaux de la nature qu' ellene découvre que rarement à des hommes simples, àdes bergers, à des pêcheurs, aux voyageurs, auxpoëtes, ou à la pieuse contemplation des solitaires.14 juillet 1832.à dix heures, brise de l' ouest qui s' élève ; nouslevons l' ancre à trois heures ; nous n' avonsbientôt plus que le ciel et les flots pourhorizon ; -mer étincelante, -mouvement doux etcadencé du brick, -murmure de la vague aussirégulier que la respiration d' une poitrine humaine.Cette alternation régulière du flot, du vent dansla voile, se retrouve dans tous les mouvements,dans tous les bruits de la nature : est-ce qu' ellene respirerait pas aussi ? Oui, sans aucun doute,elle respire, elle vit, elle pense, elle souffreet jouit, elle sent, elle adore son divin auteur.Il n' a pas fait la mort ; la vie est le signe detoutes ses oeuvres.

15 juillet 1832, en pleine mer, 8 heures du soir.Nous avons vu s' abaisser les dernières cimes desmontagnes grises des côtes de France et d' Italie,puis la ligne bleue, sombre de la mer à l' horizona tout submergé : l' oeil, à ce moment où l' horizon

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connu s' évanouit, parcourt l' espace et le videflottant qui l' entoure, comme un infortuné qui aperdu successivement tous les objets de sesaffections, de ses habitudes, et qui cherche envain où reposer son coeur.Le ciel devient la grande et unique scène decontemplation ; puis le regard retombe sur ce pointimperceptible noyé dans l' espace, sur cet étroitnavire devenu l' univers entier pour ceux qu' ilemporte.Le maître d' équipage est à la barre : sa figuremâle et impassible, son regard ferme et vigilant,fixé tantôt sur l' habitacle pour y chercherl' aiguille, tantôt sur la proue pour y découvrir,à travers les cordages du mât de misaine, sa routeà travers les lames ; son bras droit posé sur labarre, et d' un mouvement imprimant sa volonté àl' immense masse du vaisseau ; tout montre en luila gravité de son oeuvre, le destin du navire, lavie de trente personnes roulant en ce moment dansson large front et pesant dans sa main robuste.à l' avant du pont, les matelots sont par groupes,assis,

debout, couchés sur les planches de sapin luisant,ou sur les câbles roulés en vastes spirales ; lesuns raccommodant les vieilles voiles avec degrosses aiguilles de fer, comme de jeunes fillesbrodant le voile de leurs noces ou le rideau deleur lit virginal ; les autres se penchant surles balustrades, regardant sans les voir les vaguesécumantes comme nous regardons les pavés d' uneroute cent fois battue, et jetant au vent avecindifférence les bouffées de fumée de leurs pipesde terre rouge. Ceux-ci donnent à boire auxpoules dans leurs longues auges ; ceux-làtiennent à la main une poignée de foin, et fontbrouter la chèvre, dont ils tiennent les cornes

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de l' autre main ; ceux-là jouent avec deux beauxmoutons qui sont juchés entre les deux mâts dansla haute chaloupe suspendue : ces pauvres animauxélèvent leur tête inquiète au-dessus des bordages,et, ne voyant que la plaine ondoyante blanchied' écume, ils bêlent après le rocher et la moussearide de leurs montagnes.à l' extrémité du navire, l' horizon de ce mondeflottant, c' est la proue aiguë, précédée de sonmât de beaupré incliné sur la mer ; ce mât sedresse à l' avant du vaisseau comme le dard d' unmonstre marin. Les ondulations de la mer, presqueinsensibles au centre de gravité, au milieu dupont, font décrire à la proue des oscillationslentes et gigantesques. Tantôt elle semble dirigerla route du vaisseau vers quelque étoile dufirmament, tantôt le plonger dans quelque valléeprofonde de l' océan ; car la mer semble monter etdescendre sans cesse quand on est à l' extrémitéd' un vaisseau qui, par sa masse et sa longueur,multiplie l' effet de ces vagues ondulées.

Nous, séparés par le grand mât de cette scène demoeurs maritimes, nous sommes assis sur les bancsde quart, ou nous nous promenons avec les officierssur le pont, regardant descendre le soleil etmonter les vagues.Au milieu de toutes ces figures mâles, sévères,pensives, une enfant, les cheveux dénoués etflottants sur sa robe blanche, son beau visagerose, heureux et gai, entouré d' un chapeau depaille de matelot noué sous son menton, joue avecle chat blanc du capitaine, ou avec une nichée depigeons de mer pris la veille, qui se couchentsous l' affût d' un canon, et auxquels elle émiettele pain de son goûter.Cependant le capitaine du navire, sa montre marineà la main, et épiant en silence à l' occident la

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seconde précise où le disque du soleil, refractéde la moitié de son disque, semble toucher lavague et y flotter un moment avant d' y êtresubmergé entier, élève la voix, et dit :messieurs, la prière ! toutes les conversationscessent, tous les jeux finissent, les matelotsjettent à la mer leur cigare encore enflammé, ilsôtent leurs bonnets grecs de laine rouge, lestiennent à la main, et viennent s' agenouillerentre les deux mâts. Le plus jeune d' entre euxouvre le livre de prières et chante l' ave,maris stella , et les litanies sur un modetendre, plaintif et grave, qui semble avoir étéinspiré au milieu de la mer et de cette mélancolieinquiète des dernières heures du jour, où tousles souvenirs de la terre, de la chaumière, dufoyer, remontent du coeur dans la pensée de ceshommes simples. Les ténèbres vont redescendre surles flots, et engloutir jusqu' au matin, dans leurobscurité dangereuse, la route des navigateurs, etles vies de tant d' êtres

qui n' ont plus pour phare que la providence, pourasile que la main invisible qui les soutient surles flots. Si la prière n' était pas née avecl' homme même, c' est là qu' elle eût été inventéepar des hommes seuls avec leurs pensées et leursfaiblesses, en présence de l' abîme du ciel où seperdent leurs regards, de l' abîme des mers dontune planche fragile les sépare ; au mugissement del' océan qui gronde, siffle, hurle, mugit comme lesvoix de mille bêtes féroces ; aux coups du ventqui fait rendre un son aigu à chaque cordage ; auxapproches de la nuit qui grossit tous les périlset multiplie toutes les terreurs. Mais la prièrene fut jamais inventée ; elle naquit du premiersoupir, de la première joie, de la première peinedu coeur humain, ou plutôt l' homme ne naquit que

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pour la prière : glorifier Dieu ou l' implorer, cefut sa seule mission ici-bas ; tout le reste péritavant lui ou avec lui ; mais le cri de gloire,d' admiration ou d' amour qu' il élève vers soncréateur, en passant sur la terre, ne périt pas ;il remonte, il retentit d' âge en âge à l' oreillede Dieu, comme l' écho de sa propre voix, commeun reflet de sa magnificence ; il est la seulechose qui soit complétement divine en l' homme, etqu' il puisse exhaler avec joie et avec orgueil,car cet orgueil est un hommage à celui-là seul quipeut en avoir, à l' être infini.à peine avions-nous roulé ces pensées ou d' autrespensées semblables, chacun dans notre silence,qu' un cri de Julia s' éleva au bord du vaisseauqui regardait l' orient. Un incendie sur la mer !Un navire en feu ! Nous nous précipitâmes pourvoir ce feu lointain sur les flots. En effet, unlarge charbon de feu flottait à l' orient surl' extrémité de l' horizon de la mer ; puis, s' élevantet s' arrondissant en peu

de minutes, nous reconnûmes la pleine luneenflammée par la vapeur du vent d' ouest, et sortantlentement des flots comme un disque de fer rougeque le forgeron tire avec ses tenailles de lafournaise, et qu' il suspend sur l' onde où il val' éteindre. Du côté opposé du ciel, le disque dusoleil, qui venait de descendre, avait laissé àl' occident comme un banc de sable d' or, semblableau rivage de quelque terre inconnue. Nos regardsflottaient d' un bord à l' autre entre ces deuxmagnificences du ciel. Peu à peu les clartés de cedouble crépuscule s' éteignirent ; des milliersd' étoiles naquirent au-dessus de nos têtes, commepour tracer la route à nos mâts, qui passèrent del' une à l' autre ; on commanda le premier quart dela nuit, on enleva du pont tout ce qui pouvait

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gêner la manoeuvre, et les matelots vinrent, l' unaprès l' autre, dire au capitaine : " que Dieu soitavec nous ! "je continuai de me promener quelque temps en silencesur le pont ; puis je descendis, rendant grâce àDieu dans mon coeur d' avoir permis que je visseencore cette face inconnue de sa nature. Mon Dieu,mon Dieu, voir ton oeuvre sous toutes ses faces,admirer ta magnificence sur les montagnes ou surles mers, adorer et bénir ton nom, qu' aucune lettrene peut contenir, c' est là toute la vie ! Multipliela nôtre, pour multiplier l' amour et l' admirationdans nos coeurs ! Puis tourne la page, et fais-nouslire dans un autre monde les merveilles sans fin dulivre de ta grandeur et de ta bonté !

16 juillet 1832, en pleine mer.Nous avons eu toute la nuit et tout le jour unebelle mais forte mer. Le soir, le vent fraîchit,la lame se forme, et commence à rouler pesammentsur les flancs du brick. Lune éclatante, quiprolonge des torrents d' une clarté blanche etondoyante dans les larges vallées liquides, creuséesentre les grandes vagues. Ces lueurs flottantes dela lune ressemblent à des ruisseaux d' eau courante,à des cascades d' eau de neige dans le lit desvertes vallées du Jura ou de la Suisse. Levaisseau descend et remonte lourdement chacune deses ravines profondes. Pour la première fois, dansce voyage, nous entendons les plaintes, lesgémissements du bois ; les flancs écrasés du brickrendent, sous le coup de chaque lame, un bruitauquel on ne peut rien comparer que les derniersmugissements d' un taureau frappé par la hache, etcouché sur le flanc dans les convulsions del' agonie. Ce bruit mêlé dans la nuit aux rugissementsde cent mille vagues, aux bonds gigantesques dunavire, aux craquements des mâts, au sifflement

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des rafales, à la poussière de l' écume qu' elleslancent et qu' on entend pleuvoir en sifflant surle pont, aux pas lourds et précipités des hommesde quart qui courent à la manoeuvre, aux parolesrares, fermes et brèves de l' officier qui commande ;tout cela forme un ensemble de sons significatifset terribles, qui ébranlent bien plus profondémentl' âme humaine que le coup de canon sur le champ debataille. Ce sont de ces scènes auxquelles

il faut avoir assisté, pour connaître la facepénible de la vie des marins, et pour mesurer sapropre sensibilité morale et physique !La nuit entière se passe ainsi sans sommeil. Aulever du jour, le vent tombe un peu, la lame nedéferle plus, c' est-à-dire qu' elle ne se couronneplus d' écume ; tout annonce une belle journée ;nous apercevons, à travers la brume colorée del' horizon, les hautes et longues chaînes desmontagnes de Sardaigne. Le capitaine nous prometune mer calme et plane comme un lac entre cetteîle et la Sicile. Nous filons huit noeuds,quelquefois neuf ; à chaque quart d' heure, lescôtes éclatantes vers lesquelles le vent nousemporte se dessinent avec plus de netteté ; lesgolfes se creusent, les caps s' avancent, lesrochers blancs se dressent sur les flots ; lesmaisons, les champs cultivés, commencent à sedistinguer sur les flancs de l' île. à midi, noustouchons à l' entrée du golfe de saint-Pierre ;mais, au moment de doubler les écueils qui leferment, un ouragan subit de vent du nord éclatedans nos voiles ; la lame déjà grosse de la nuitdonne prise au vent, et s' amoncelle en véritablescollines mouvantes ; tout l' horizon n' est qu' unenappe d' écume ; le vaisseau chancelle tour à toursur la crête de toutes les vagues, puis se précipitepresque perpendiculairement dans les profondeurs

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qui les séparent : en vain nous persistons àvouloir chercher un abri dans le golfe. à l' instantoù nous doublons le cap pour y entrer, un ventfurieux et sifflant comme une volée de flèchess' échappe de chaque vallon, de chaque anse de lacôte, et jette le brick sur le flanc ; on a letemps à peine de serrer les voiles ; nous negardons que les voiles basses où nous serrons levent : le capitaine court lui-même

à la barre du gouvernail. Le navire alors, commeun cheval contenu par une main vigoureuse et donton tient la bride courte, semble piaffer surl' écume du golfe ; les flots rasent les bords dupont, du côté où le navire est incliné, et toutle flanc gauche jusqu' à la quille est hors del' eau. Nous filons ainsi environ vingt minutes,dans l' espoir d' atteindre la petite rade de laville de saint-Pierre ; nous voyons déjà lesvignes et les maisonnettes blanches à une portéede canon ; mais la tempête augmente, le vent nousfrappe comme un boulet ; nous sommes contraints decéder et de virer périlleusement de bord, sous lecoup même le plus violent de la rafale. Nousréussissons, et nous sortons du golfe par la mêmemanoeuvre qui nous y a lancés ; nous nous retrouvonsau large sur une mer horrible. La fatigue de lanuit et du jour nous fait vivement désirer un abriavant une seconde nuit que tout nous faitappréhender comme plus orageuse encore. Le capitainese décide à tout braver, même la rupture de sesmâts, pour trouver un mouillage sur la côte deSardaigne. à quelques lieues du point où noussommes, le golfe de Palma nous en promet un. Nouscombattons, pour y entrer, la même furie des ventsqui nous a chassés du golfe de saint-Pierre. Aprèsdeux heures de lutte, nous l' emportons, et nousentrons, comme un oiseau de mer penché sur ses

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ailes, jusqu' au fond du beau golfe de Palma. Latempête n' est point tombée ; nous entendons lemugissement incessant de la pleine mer à troislieues derrière nous ; le vent continue à sifflerdans nos cordages ; mais, dans ce bassin cerné dehautes montagnes, il ne peut soulever que desbouffées d' écume, dont il arrose et rafraîchit lepont, et enfin nous mouillons à trois encâbluresde la plage de Sardaigne, sur un fond d' herbesmarines, et dans des eaux

tranquilles et à peine ridées. C' est une impressiondélicieuse que celle du navigateur échappé à latempête à force de travail et de peine, quand ilentend enfin rouler la chaîne de fer de l' ancrequi va l' attacher à un rivage hospitalier.Aussitôt que l' ancre a mordu, toutes les figurescontractées des matelots se détendent ; on voitque les pensées se reposent aussi : ils descendentdans l' entre-pont, ils vont changer leurs habitsmouillés ; ils remontent bientôt avec leur costumedes dimanches, et reprennent toutes les habitudespaisibles de leur vie de terre. Oisifs, gais,causeurs, ils sont assis, les bras croisés, sur lesbalustres du bordage, ou fument tranquillementleurs pipes, en regardant avec indifférence lespaysages et les maisons du rivage.17 juillet 1832.Mouillés dans cette rade paisible, après une nuitde sommeil délicieux, nous déjeunons sur le pont,à l' abri d' une voile qui nous sert de tente ; lacôte brûlée mais pittoresque de la Sardaignes' étend devant nous. Une embarcation armée de deuxpièces de canon se détache de l' île desaint-Antioche, à deux lieues de nous, et sembles' approcher. Nous la distinguons bientôt mieux ;elle porte des marins et des soldats ; elle est enpeu de temps à portée de la voix ; elle nous

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interroge, et nous ordonne d' aller à terre : nous

délibérons ; je me décide à y accompagner lecapitaine du brick. Nous nous armons de plusieursfusils et de pistolets pour résister, si l' onvoulait employer la force pour nous retenir. Nousmettons à la voile dans le petit canot. Arrivésprès de la petite barque sarde qui nous précède,nous descendons sur une plage au fond du golfe.Cette plage borde une plaine inculte et marécageuse.Du sable blanc, de grands chardons, quelquestouffes d' aloès, çà et là quelques buissons d' unarbuste à l' écorce pâle et grise dont la feuilleressemble à celle du cèdre, des nuées de chevauxsauvages, paissant librement dans ces bruyères, quiviennent en galopant nous reconnaître et nousflairer, et partent ensuite en hennissant, commedes volées de corbeaux ; à un mille de nous, desmontagnes grises, nues, avec quelques tachesseulement d' une végétation rabougrie sur leursflancs ; un ciel d' Afrique sur ces cimes calcinées ;un vaste silence sur toutes ces campagnes ; l' aspectde désolation et de solitude qu' ont toutes lesplages de mauvais air dans la Romagne, dans laCalabre ou le long des marais Pontins, voilà lascène : sept ou huit hommes à belle physionomie, lefront élevé, l' oeil hardi et sauvage, à demi nus,à demi vêtus de lambeaux d' uniformes, armés delongues carabines, et tenant de l' autre main desperches de roseaux pour prendre nos lettres, ounous présenter ce qu' ils ont à nous offrir, voilàles acteurs. Je réponds en mauvais patois napolitainà leurs questions ; je leur nomme quelques-uns deleurs compatriotes avec qui j' ai été lié d' amitiéen Italie dans ma jeunesse : ces hommes deviennentpolis et obligeants, après avoir été insolents etimpérieux. Je leur achète un mouton, qu' ilséquarrissent sur la plage. Nous écrivons : ils

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prennent nos lettres dans la fente qu' ils ont faiteà l' extrémité d' un

long roseau, ils battent le briquet, arrachentquelques branches vertes de l' arbuste qui couvre lacôte, allument un feu, et passent nos lettres,trempées dans l' eau de mer, à la fumée de ce feu,avant de les toucher. -ils nous promettent de tirerun coup de fusil ce soir, pour nous avertir derevenir à la côte lorsque nos autres provisions delégumes et d' eau douce seront prêtes. -puis, tirantde leur bâtiment une immense corbeille decoquillages, frutti di mare, ils nous lesoffrent, sans vouloir accepter aucun salaire.Nous revenons à bord. -heures de loisir et decontemplations délicieuses, passées sur la poupedu navire à l' ancre, pendant que la tempête résonneencore à l' extrémité des deux caps qui nouscouvrent, et que nous regardons l' écume de lahaute mer monter encore de trente ou quarante piedscontre les flancs dorés de ces caps.18 juillet 1832.Sortis du golfe de Palma par une mer miroitée etplane ; -léger souffle d' ouest, à peine suffisantpour sécher la rosée de la nuit qui brille sur lesrameaux découpés des lentisques, seule verdure deces côtes déjà africaines : -en pleine mer,journée silencieuse, douce brise qui nous fait filersix à sept noeuds par heure ; -belle soirée ;-nuit étincelante, -la mer dort aussi.

19 juillet 1832.Nous nous réveillons à vingt-cinq lieues de la côted' Afrique. Je relis l' histoire de saint Louis,pour me rappeler les circonstances de sa mort surla plage de Tunis, près du cap de Carthage, que

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nous devons voir ce soir ou demain.Je ne savais pas dans ma jeunesse pourquoi certainspeuples m' inspiraient une antipathie pour ainsidire innée, tandis que d' autres m' attiraient et meramenaient sans cesse à leur histoire par un attraitirréfléchi. -j' éprouvais pour ces vaines ombres dupassé, pour ces mémoires mortes des nations,exactement ce que j' éprouve avec un irrésistibleempire pour ou contre les physionomies des hommesavec lesquels je vis ou je passe. -j' aime ouj' abhorre, dans l' acception physique du mot ; àpremière vue, en un clin d' oeil, j' ai jugé unhomme ou une femme pour jamais. -la raison, laréflexion, la violence même, tentées souvent parmoi contre ces premières impressions, n' y peuventrien. -quand le bronze a reçu son empreinte dubalancier, vous avez beau le tourner et leretourner dans vos doigts, il la garde ; -ainside mon âme, -ainsi de mon esprit. -c' est lepropre des êtres chez lesquels l' instinct estprompt, fort, instantané, inflexible. On sedemande : qu' est-ce que l' instinct ? Et l' onreconnaît que c' est la raison suprême ; mais laraison innée, la raison non raisonnée, la raisontelle

que Dieu l' a faite et non pas telle que l' homme latrouve. -elle nous frappe comme l' éclair, sans quel' oeil ait la peine de la chercher. -elle illuminetout du premier jet. -l' inspiration dans tous lesarts comme sur un champ de bataille est aussi cetinstinct, cette raison devinée. Le génie aussi estinstinct, et non logique et labeur. Plus onréfléchit, plus on reconnaît que l' homme ne possèderien de grand et de beau qui lui appartienne, quivienne de sa force ou de sa volonté ; mais que toutce qu' il y a de souverainement beau vientimmédiatement de la nature et de Dieu. -le

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christianisme, qui sait tout, l' a compris dupremier jour. -les premiers apôtres sentirent eneux cette action immédiate de la divinité, ets' écrièrent dès la première heure : tout donparfait vient de Dieu .Revenons aux peuples. -je n' ai jamais pu aimer lesromains ; je n' ai jamais pu prendre le moindreintérêt de coeur à Carthage, malgré ses malheurset sa gloire. -Annibal ne m' a jamais paru qu' ungénéral de la compagnie des Indes, faisant unecampagne industrielle, une brillante et héroïqueopération de commerce dans les plaines deTrasimène. -ce peuple, ingrat comme tous lespeuples égoïstes, l' en récompensa par l' exil et lamort ! -pour sa mort, elle fut belle, elle futpathétique, elle me réconcilie avec ses triomphes ;j' en ai été remué dès mon enfance. -il y a toujourspour moi, comme pour l' humanité tout entière, unesublime et héroïque harmonie entre la souverainegloire, le souverain génie et la souveraineinfortune. -c' est là une de ces notes de ladestinée qui ne manque jamais son effet, sa tristeet voluptueuse modulation dans le coeur humain ! Iln' est point en effet de gloire sympathique, devertu complète,

sans l' ingratitude, la persécution et la mort. -leChrist en fut le divin exemple, et sa vie comme sadoctrine explique cette mystérieuse énigme de ladestinée des grands hommes par la destinée del' homme divin !Je l' ai découvert plus tard : le secret de messympathies ou de mes antipathies pour la mémoirede certains peuples est dans la nature même desinstitutions et des actions de ces peuples. Lespeuples comme les phéniciens, Tyr, Sidon,Carthage, sociétés de commerce exploitant laterre à leur profit, et ne mesurant la grandeur de

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leurs entreprises qu' à l' utilité matérielle etactuelle du résultat ; -je suis pour eux comme leDante, je regarde et je passe.N' en parlons pas. -ils ont été riches et prospères,voilà tout. -ils n' ont travaillé que pour letemps ; l' avenir n' a pas à s' en occuper.Mais ceux qui, peu soucieux du présent qu' ilssentaient leur échapper, ont, par un sublimeinstinct d' immortalité, par une soif insatiabled' avenir, porté la pensée nationale au delà duprésent, et le sentiment humain au-dessus del' aisance, de la richesse, de l' utilité matérielle ;-ceux qui ont consumé des générations et dessiècles à laisser sur leur route une trace belle etéternelle de leur passage ; ces nationsdésintéressées et généreuses qui ont remué toutesles grandes et pesantes idées de l' esprit humain,pour en construire des sagesses, des législations,des théogonies, des arts, des systèmes ; -cellesqui ont remué les masses de

marbre ou de granit pour en construire des obélisquesou des pyramides, défi sublime jeté par elles autemps, voix muette avec laquelle elles parleront àjamais aux âmes grandes et généreuses ; -cesnations poëtes, comme les égyptiens, les juifs, lesindous, les grecs, qui ont idéalisé la politique etfait prédominer dans leur vie de peuples le principedivin, l' âme, sur le principe humain, l' utile ;-celles-là, je les aime, je les vénère ; je chercheet j' adore leurs traces, leurs souvenirs, leursoeuvres écrites, bâties ou sculptées ; je vis deleur vie, j' assiste en spectateur ému et partialau drame touchant ou héroïque de leur destinée, etje traverse volontiers les mers pour aller rêverquelques jours sur leur poussière, et pour allerdire à leur mémoire le mémento de l' avenir ;celles-là ont bien mérité des hommes, car elles ont

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élevé leurs pensées au-dessus de ce globe de fange,au delà de ce jour fugitif. -elles se sont sentiesfaites pour une destinée plus haute et plus large,et, ne pouvant se donner à elles-mêmes la vieimmortelle que rêve tout coeur noble et grand, ellesont dit à leurs oeuvres : " immortalisez-nous,subsistez pour nous, parlez de nous à ceux quitraverseront le désert, ou qui passeront sur lesflots de la mer ionienne, devant le cap Sygée oudevant le promontoire de Sunium, où Platonchantait une sagesse qui sera encore la sagesse del' avenir. "voilà ce que je pensais en écoutant la proue, surlaquelle j' étais assis, fendre les vagues de la merd' Afrique, et en regardant à chaque minute, sousla brume rose de l' horizon, si je n' apercevais pasle cap de Carthage.La brise tomba, la mer se calma, le jour s' écoulaà regarder

en vain de loin la côte vaporeuse d' Afrique : lesoir, un fort coup de vent s' éleva ; le navire,ballotté d' un flanc à l' autre, écrasé sous lesvoiles semblables aux ailes, cassées par le plomb,d' un oiseau de mer, nous secouait dans ses flancsavec ce terrible mugissement d' un édifice quis' écroule. Je passe la nuit sur le pont, le braspassé autour d' un câble ; des nuages blanchâtresqui se pressent comme une haute montagne dans legolfe profond de Tunis, jaillissent des éclairset sortent les coups lointains de la foudre.L' Afrique m' apparaît comme je me la représentaistoujours, ses flancs déchirés par les feux du ciel,et ses sommets calcinés dérobés sous les nuages.à mesure que nous approchons et que le cap deByserte, puis le cap de Carthage, se détachent del' obscurité, et semblent venir au-devant de nous,toutes les grandes images, tous les noms fabuleux

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ou héroïques qui ont retenti sur ce rivage, sortentaussi de ma mémoire, et me rappellent les dramespoétiques ou historiques dont ces lieux furentsuccessivement le théâtre. Virgile, comme tous lespoëtes qui veulent faire mieux que la vérité,l' histoire et la nature, a bien plutôt gâtéqu' embelli l' image de Didon. -la Didon historique,veuve de Sychée, et fidèle aux mânes de sonpremier époux, fait dresser son bûcher sur le capde Carthage, et y monte, sublime et volontairevictime d' un amour pur et d' une fidélité même à lamort. Cela est un peu plus beau, un peu plus saint,un peu plus pathétique, que les froides galanteriesque le poëte romain lui prête avec son ridicule etpieux énée, et son désespoir amoureux, auquel lelecteur ne peut sympathiser.Mais l' anna soror , et le magnifique adieu etl' immortelle

imprécation qui suivent, feront toujours pardonnerà Virgile.La partie historique de Carthage est plus poétiqueque sa poésie. La mort céleste et les funéraillesde saint Louis ; -l' aveugle Bélisaire ; -Mariusexpiant parmi des bêtes féroces, sur les ruines deCarthage, bête féroce lui-même, les crimes deRome ; -la journée lamentable où, semblable auscorpion entouré de feu qui se perce lui-même deson dard empoisonné, Carthage, entourée parScipion et Massinissa, met elle-même le feu à sesédifices et à ses richesses, -la femme d' Asdrubal,renfermée avec ses enfants dans le temple deJupiter, reprochant à son mari de n' avoir pas sumourir, et allumant elle-même la torche qui vaconsumer elle et ses enfants, et tout ce qui restede sa patrie, pour ne laisser que de la cendre auxromains ! -Caton D' Utique, les deux Scipion,Annibal, tous ces grands noms s' élèvent encore sur

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le cap abandonné, comme des colonnes debout devantun temple renversé. -l' oeil ne voit rien qu' unpromontoire nu s' élevant sur une mer déserte,quelques citernes vides ou remplies de leurs propresdébris, quelques aqueducs en ruine, quelques môlesravagés par les flots, et recouverts par la lame ;une ville barbare auprès, où ces noms mêmes sontinconnus comme ces hommes qui vivent trop vieux, etqui deviennent étrangers dans leur propre pays.Mais le passé suffit là où il brille de tant d' éclatde souvenirs. -que sais-je même si je ne l' aimepas mieux seul, isolé au milieu de ses ruines, queprofané et troublé par le bruit et la foule desgénérations nouvelles ? Il en est des ruines ce qu' ilen est des tombeaux : -au milieu du tumulte d' unegrande ville et de la fange de nos rues, ils

affligent et attristent l' oeil, ils font tache surtoute cette vie bruyante et agitée ; -mais dansla solitude, aux bords de la mer, sur un capabandonné, sur une grève sauvage, trois pierres,jaunies par les siècles et brisées par la foudre,font réfléchir, penser, rêver ou pleurer.La solitude et la mort, la solitude et le passé,qui est la mort des choses, s' allient nécessairementdans la pensée humaine. Leur accord est unemystérieuse harmonie. J' aime mieux le promontoirenu de Carthage, le cap mélancolique de Sunium, laplage nue et infestée de Paestum, pour y placer lesscènes des temps écoulés, que les temples, les arcs,les colisées de Rome morte, foulés aux pieds dansRome vivante, avec l' indifférence de l' habitude oula profanation de l' oubli.20 juillet 1832.à dix heures le vent s' adoucit ; nous pouvons montersur le pont, et, filant sept noeuds par heure, nousnous trouvons bientôt à la hauteur de l' île isoléede Pantelleria, ancienne île de Calypso,

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délicieuse encore par sa végétation africaine etla fraîcheur de ses vallées et de ses eaux. C' estlà que les empereurs exilèrent successivement lescondamnés politiques.Elle ne nous apparaît que comme un cône noir sortantde

la mer, et vêtue jusqu' aux deux tiers de son sommetpar une brume blanche qu' y a jetée le vent de lanuit. Nul vaisseau n' y peut aborder ; elle n' a deports que pour les petites barques qui y portentles exilés de Naples et de la Sicile, quilanguissent depuis dix années, expiant quelquesrêves de liberté précoces.Malheureux les hommes qui en tout genre devancentleur temps ! Leur temps les écrase. -c' est notresort à nous, hommes impartiaux, politiques,rationnels, de la France. -la France est encoreà un siècle et demi de nos idées. -elle veut entout des hommes et des idées de secte et de parti :que lui importe du patriotisme et de la raison ?C' est de la haine, de la rancune, de la persécutionalternative, qu' il faut à son ignorance ! Elle enaura jusqu' à ce que, blessée avec les armesmortelles dont elle veut absolument se servir, elletombe, ou les rejette loin d' elle pour se tournervers le seul espoir de toute amélioration politique :Dieu, sa loi ; et la raison, sa loi innée.21 juillet 1832.La mer, à mon réveil, après une nuit orageuse,semble jouer avec le reste du vent d' hier ;-l' écume la couvre encore comme les flocons à demiessuyés qui tachent les flancs

du cheval fatigué d' une longue course, -ou commeceux que son mors secoue quand il abaisse et relève

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la tête, impatient d' une nouvelle carrière. -lesvagues courent vite, irrégulièrement, mais légères,peu profondes, transparentes : cette mer ressembleà un champ de belle avoine ondoyant aux brisesd' une matinée de printemps, après une nuitd' averse ; -nous voyons les îles de Gozzo et deMalte surgir au-dessous de la brume, à cinq ou sixlieues à l' horizon.22 juillet, arrivée à Malte.à mesure que nous approchons de Malte, la côte basses' élève et s' articule ; mais l' aspect est morne etstérile. Bientôt nous apercevons les fortificationset les golfes formés par les ports ; une nuée depetites barques, montées chacune par deux rameurs,sort de ces golfes et accourt à la proue de notrenavire ; la mer est grosse, et la vague lesprécipite quelquefois dans le profond sillon quenous creusons dans la mer ; ils semblent près d' yêtre engloutis ; le flot les relève, ils courent surnos traces, ils dansent sur les flancs du brick,ils nous jettent de petites cordes pour nousremorquer dans la rade.Les pilotes nous annoncent une quarantaine de dixjours,

et nous conduisent au port réservé sous les hautesfortifications de la cité Valette. -le consul deFrance, M Miége, informe le gouverneur, sirFrederick Ponsonby, de notre arrivée ; ilrassemble le conseil de santé, et réduit notrequarantaine à trois jours.Nous obtenons la faveur de monter une barque, et denous promener le soir le long des canaux quiprolongent le port de quarantaine. -c' est undimanche. -le soleil brûlant du jour s' est couchéau fond d' une anse paisible et étroite du golfequi est derrière la proue de notre navire ; la merest là, plane et brillante, légèrement plombée,

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absolument semblable à de l' étain fraîchement étamé.-le ciel au-dessus est d' une teinte orange,légèrement rosée. -il se décolore à mesure qu' ils' élève sur nos têtes et s' éloigne de l' occident ;à l' orient, il est d' un bleu gris et pâle, et nerappelle plus l' azur éclatant du golfe de Naples,-ou même la profondeur noire du firmamentau-dessus des Alpes de la Savoie. -la teinte duciel africain participe de la brûlante atmosphèreet de l' âpre sévérité de ce continent ; laréverbération de ces montagnes nues frappe lefirmament de sécheresse et de chaleur, et lapoussière enflammée de ces déserts de sable aridesemble se mêler à l' air qui l' enveloppe, et ternirla voûte de cette terre. -nos rameurs nous mènentlentement à quelques toises du rivage. -le rivagebas et uni d' une grève qui vient mourir à quelquespouces au-dessus de la mer, est couvert, pendantun demi-mille, d' une rangée de maisons qui setouchent les unes les autres, et semblent s' êtreapprochées le plus près possible du flot, pour enrespirer la fraîcheur et pour en écouter le murmure.Voici une de ces maisons et une des scènes que nousvoyons

répétées sur chaque seuil, sur chaque terrasse, surchaque balcon. -en multipliant cette scène et cettevue par cinq ou six cents maisons semblables, onaura un souvenir exact de ce paysage, unique pourun européen qui ne connaît ni Séville, ni Cordoue,ni Grenade : c' est un souvenir qu' il faut gravertout entier, et avec ses détails de moeurs, pourle retrouver une fois dans la sombre et terneuniformité de nos villes d' occident. Ces souvenirs,retrouvés dans la mémoire pendant nos jours et nosmois de neige, de brouillard et de pluie, sontcomme une échappée sur le ciel serein pendant unelongue tempête. -un peu de soleil dans l' oeil, un

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peu d' amour dans le coeur, un rayon de foi ou devérité dans l' âme, c' est une même chose. -je nepuis vivre sans ces trois consolations de l' exilterrestre. -mes yeux sont de l' orient, mon âmeest amour, et mon esprit est de ceux qui portenten eux un instinct de lumière, une évidenceirréfléchie qui ne se prouve pas, mais qui ne trompepas et qui console. Voici donc le paysage :lumière dorée, douce et sereine, comme celle quisort des yeux et des traits d' une jeune filleavant que l' amour ait gravé un pli sur son front,jeté une ombre sur ses yeux. -cette lumière,répandue également sur l' eau, sur la terre, dansle ciel, frappe la pierre blanche et jaune desmaisons, et laisse tous les dessins des corniches,toutes les arêtes des angles, toutes lesbalustrades des terrasses, toutes les ciseluresdes balcons, s' articuler vides et nets sur l' horizonbleu, sous ce tremblement aérien, sous ce vagueincertain et brumeux dont notre occident a fait unebeauté pour ses arts, ne pouvant corriger ce vicede son climat. Cette qualité de l' air, cettecouleur blanche, jaune, dorée, de la

pierre, cette vigueur des contours, donnent aumoindre édifice du midi une fermeté et une nettetéqui rassurent et frappent agréablement l' oeil.Chaque maison a l' air, non pas d' avoir été bâtiepierre à pierre avec du ciment et du sable, maisd' avoir été sculptée vivante et debout dans lerocher vif, et d' être assise sur la terre, commeun bloc sorti de son sein, et aussi durable que lesol même. -deux pilastres larges et élégantss' élèvent aux deux angles de la façade ; ilss' élèvent seulement à la hauteur d' un étage etdemi ; là, une corniche élégante, sculptée dans lapierre éclatante, les couronne, et sert de baseelle-même à une balustrade riche et massive qui

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s' étend tout le long du faîte, et remplace cestoits plats, irréguliers, pointus, bizarres, quidéshonorent toute architecture, qui brisent touteligne harmonieuse avec l' horizon, dans nosassemblages d' édifices bizarres que nous appelonsvilles, en Allemagne, en Angleterre et en France.-entre ces deux larges pilastres, qui s' avancentde quelques pouces sur la façade, trois ouverturesseulement sont dessinées par l' architecte, uneporte et deux fenêtres. -la porte, haute, large etcintrée, n' a pas son seuil sur la rue ; elles' ouvre sur un perron extérieur, qui empiète sur lequai de sept ou huit pieds. Ce perron, entouré d' unebalustrade de pierre sculptée, sert de salonextérieur autant que d' entrée à la maison.-décrivons un de ces perrons, nous les auronsdécrits tous. -un ou deux hommes, en veste blanche,à figure noire, à l' oeil africain, une longue pipeà la main, sont nonchalamment étendus sur un divande jonc, à côté de la porte ; devant eux,gracieusement accoudées sur la balustrade, troisjeunes femmes, dans différentes attitudes, regardentsilencieusement passer notre barque, ou souriententre elles de notre aspect étranger. -une robe

noire qui ne descend qu' à mi-jambe, un corset blanc àlarges manches plissées et flottantes, une coiffurede cheveux noirs, et par-dessus les épaules et latête un demi-manteau de soie noire semblable à larobe, couvrant la moitié de la figure, une desépaules et un des bras qui retient le manteau ; cemanteau, d' étoffe légère enflée par la brise, sedessine dans la forme d' une voile gonflée sur unesquif, et, dans ses plis capricieux, tantôt dérobe,tantôt dévoile la figure mystérieuse qu' ilenveloppe, et qui semble lui échapper à plaisir.-les unes lèvent gracieusement la tête pour causeravec d' autres jeunes filles qui se penchent au

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balcon supérieur et leur jettent des grenades ou desoranges ; les autres causent avec des jeunes hommesà longues moustaches, à noire et touffue chevelure,en vestes courtes et pincées, en pantalons blancs etceintures rouges. -assis sur le parapet du perron,deux jeunes abbés, en habit noir, en souliersbouclés d' argent, s' entretiennent familièrement, etjouent avec de larges éventails verts, tandis qu' aupied des dernières marches un beau moine mendiant,les pieds nus, le front pâle, chauve et blanc,découvert, le corps enveloppé des plis lourds de sarobe brune, s' appuie comme une statue de lamendicité sur le seuil de l' homme riche et heureux,et regarde d' un oeil de détachement et d' insouciancece spectacle de bonheur, d' aisance et de joie. -àl' étage supérieur, on voit sur un large balcon,supporté par de belles cariatides et recouvertd' une véranda indienne garnie de rideaux et defranges, une famille d' anglais, ces heureux etimpassibles conquérants de la Malte actuelle. -là,quelques nourrices moresques, aux yeux étincelants,au teint plombé et noir, tiennent dans leurs brasces beaux enfants de la Grande-Bretagne, dont lescheveux blonds et

bouclés, et la peau rose et blanche, résistent ausoleil de Calcutta comme à celui de Malte ou deCorfou. -à voir ces enfants sous le manteau noiret sous le regard brûlant de ces femmesdemi-africaines, on dirait de beaux et blancsagneaux suspendus aux mamelles des tigresses dudésert. -sur la terrasse, c' est une autre scène ;les anglais et les maltais se la partagent. -d' uncôté, vous voyez quelques jeunes filles de l' îletenant la guitare sous le bras, et jetant quelquesnotes d' un vieil air national, sauvage comme leclimat ; de l' autre, une jeune et belle anglaise,mélancoliquement penchée sur son coude, contemplant

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indifféremment la scène de vie qui passe sous sesregards, et feuilletant les pages des poëtesimmortels de son pays.Ajoutez à ce coup d' oeil les chevaux arabes montéspar les officiers anglais, et courant, les crinsépars, sur le sable du quai ; -les voituresmaltaises, espèces de chaises à porteurs sur deuxroues, attelées d' un seul cheval barbaresque que leconducteur suit à pied au galop, les reins nouésd' une ceinture rouge à longues franges, et le frontcouvert de la résille ou du bonnet rouge, pendantjusqu' à la ceinture, du muletier espagnol ; -lescris sauvages des enfants nus qui se précipitentdans la mer et nagent sous notre barque, les chantsdes grecs ou des siciliens mouillés dans le portvoisin, et se répondant en choeur d' un pont denavire à l' autre, et les notes monotones etsautillantes de la guitare, formant comme un douxbourdonnement de l' air du soir au-dessus de tousces sons aigus ; et vous aurez une idée d' un quaide l' empsida le dimanche au soir.

24 juillet 1832.Entrée en libre pratique dans le port de la citéValette : le gouverneur, sir Frederick Ponsonby,revenu de sa campagne pour nous accueillir, nousreçoit au palais du grand-maître à deux heures.-excellente figure d' un honnête homme anglais ;-la probité est la physionomie de ces figuresd' homme : -élévation, gravité et noblesse, voilàle type du véritable grand seigneur anglais. -nousadmirons le palais ; -magnifique et dignesimplicité ; -beauté dans la masse et la nuditéde vaines décorations au dehors et au dedans ;-vastes salles ; -longues galeries ; -peinturessévères ; -escalier large, doux et sonore ; -salled' armes de deux cents pieds de long, renfermant lesarmures de toutes les époques de l' histoire de

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l' ordre de saint-Jean de Jérusalem ;-bibliothèque de quarante mille volumes, où noussommes reçus par le directeur, l' abbé Bollanti,jeune ecclésiastique maltais, tout à fait semblableaux abbés romains de la vieille école : -oeilpénétrant et doux, bouche méditative et souriante,front pâle et articulé, langage élégant et cadencé,politesse simple, naturelle et fine. -nous causonslongtemps, car c' est l' espèce d' homme le pluspropre à une longue, forte et pleine causerie. -ily a en lui, comme dans tous ces ecclésiastiquesdistingués que j' ai rencontrés en Italie, quelquechose de triste, d' indifférent et de résigné, quitient de la noble et digne résignation d' un pouvoirdéchu. -élevés parmi des ruines, -sur les

ruines mêmes d' un monument écroulé, ils en ontcontracté la mélancolie et l' insouciance sur leprésent. -comment, lui disais-je, un homme commevous supporte-t-il l' exil intellectuel et laréclusion dans laquelle vous vivez dans ce palaisdésert et parmi la poudre de ces livres ? -il estvrai, me répondit-il, je vis seul, et je vis triste ;l' horizon de cette île est bien borné ; le bruitque je pourrais y faire par mes écrits neretentirait pas bien loin, et le bruit même qued' autres hommes font ailleurs retentit à peinejusqu' ici. Mais mon âme voit au delà un horizon pluslibre et plus vaste, où ma pensée aime à se porter ;nous avons un beau ciel sur la tête, un air tièdeautour de nous, une mer large et bleue sous lesregards ; cela suffit à la vie des sens : quant àla vie de l' esprit, elle n' est nulle part plusintense que dans le silence et dans la solitude.-cette vie remonte ainsi directement à la sourced' où elle émane, à Dieu, sans s' égarer et s' altérerpar le contact des choses et des soucis du monde.Quand saint Paul, allant porter la parole féconde

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du christianisme aux nations, fit naufrage à Malte,et y resta trois mois pour y semer le grain desénevé, il ne se plaignit pas de son naufrage et deson exil, qui valurent à cette île la connaissanceprécoce du verbe et de la morale divine : dois-jeme plaindre, moi, né sur ces rochers arides, si leseigneur m' y confine pour y conserver sa véritéchrétienne dans les coeurs où tant de vérités sontprêtes à s' éteindre ? -cette vie a sa poésie,ajoutait-il : quand je serai libre enfin de mesclassifications et de mes catalogues, peut-êtreécrirai-je aussi cette poésie de la solitude et dela prière. -je le quittai avec peine et désir de lerevoir.L' église de saint-Jean, cathédrale de l' île, a toutle caractère,

-toute la gravité qu' on peut attendre d' un pareilmonument dans un pareil lieu, -grandeur, noblesse,richesse. Les clefs de Rhodes, emportées aprèsleur défaite par les chevaliers, sont suspendues auxdeux côtés de l' autel, symbole de regrets éternelsou d' espérances à jamais trompées. -voûte superbe,peinte en entier par le calabrèse ; -oeuvre dignede Rome moderne dans ses plus beaux temps de lapeinture.Un seul tableau me frappe dans la chapelle del' élection ; -il est de Michel-Ange de Caravaggio,que les chevaliers du temps avaient appelé dansl' île pour peindre la voûte de saint-Jean. Ill' entreprit, mais la fougue et l' irritabilité de soncaractère sauvage l' emportèrent ; il eut peur d' unlong ouvrage, et partit. -il laissa son chef-d' oeuvreà Malte, la décollation de saint Jean-Baptiste .Si nos peintres modernes, qui cherchent le romantismepar système au lieu de le trouver par nature,voyaient ce magnifique tableau, ils trouveraient leurprétendue invention inventée avant eux. -voilà le

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fruit né sur l' arbre, et non le fruit artificielmoulé en cire et peint en couleurs fausses ;-pittoresque d' attitudes, énergie de tableau,profondeur de sentiment, vérité et dignité réunies ;-vigueur de contraste, et cependant unité etharmonie, horreur et beauté tout ensemble, voilà letableau. -c' est un des plus beaux que j' aie vus dema vie. -c' est le tableau que cherchent les peintresde l' école actuelle. -le voilà, il est trouvé.Qu' ils ne cherchent plus. -ainsi rien de nouveaudans la nature et dans les arts. -tout ce qu' on faita été fait ; -tout ce qu' on dit a été dit ; -toutce qu' on rêve a été rêvé. -tout siècle estplagiaire d' un autre siècle ; car tous tant quenous sommes, artistes

ou penseurs, périssables ou fugitifs, nous copionsde différentes manières un modèle immuable etéternel, la nature, -cette pensée une et diversedu créateur !25 juillet 1832.Du sommet de l' observatoire qui domine le palais dugrand-maître, -vue d' ensemble des villes, des portset campagnes de Malte ; -campagnes nues, sansforme, sans couleurs, arides comme le désert ;-ville semblable à une écaille de tortue échouéesur le rocher ; -on dirait qu' elle a été sculptéedans un seul bloc de rocher vif ; -scènes de toitsen terrasses à l' approche de la nuit ; -femmesassises sur ces terrasses. -David ainsi vitBethsabée. -rien de plus gracieux et de plusséduisant que ces figures blanches ou noires,semblables à des ombres, apparaissant ainsi auxrayons de la lune, sur les toits de cette multitudede maisons. -on ne voit les femmes que là, àl' église, ou sur leurs balcons ; tout le langageest dans les yeux ; tout amour est un long mystèreque les paroles n' altèrent pas ; -un long drame se

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noue et se dénoue ainsi sans paroles. -ce silence,ces apparitions à certaines heures, ces rencontresaux mêmes lieux, ces intimités de distances, cesexpressions muettes, sont peut-être le premier etle plus divin langage de l' amour, ce sentimentau-dessus des paroles, et qui,

comme la musique, exprime dans une langue à part ceque nulle langue ne peut exprimer.Ces aspects, ces pensées, rajeunissent l' âme ;-elles font sentir le seul charme inépuisable queDieu ait répandu sur la terre, et regretter que lesheures de la vie soient si rapides et si mêlées.-deux seuls sentiments suffiraient à l' homme,vécût-il l' âge des rochers, la contemplation deDieu et l' amour. -l' amour et la religion sont lesdeux pensées ou plutôt la pensée une des peuplesdu midi ; -aussi ne cherchent-ils pas autre chose, ilsont assez. -nous les plaignons, il faudrait lesenvier. -qu' y a-t-il de commun entre nos passionsfactices, entre la tumultueuse agitation de nosvaines pensées, et ces deux seules pensées vraiesqui occupent la vie de ces enfants du soleil : -lareligion et l' amour ; l' une enchantant le présent,l' autre enchantant l' avenir ? Aussi j' ai toujoursété frappé, malgré les préjugés contraires, du calmeprofond et rarement troublé des physionomies dumidi, et de cette masse de repos, de sérénité et debonheur répandue dans les habitudes et sur lesvisages de cette foule silencieuse qui respire, vit,aime et chante sous vos yeux ; -le chant, cesuperflu du bonheur et des impressions dans une âmetrop pleine ! On chante à Rome, à Naples, àGênes, à Malte, en Sicile, en Grèce, en Ionie,sur le rivage, sur les flots, sur les toits ; onn' entend que le lent récitatif du pêcheur, dumatelot, du berger, ou les bourdonnements vagues dela guitare pendant les nuits sereines. -c' est du

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bonheur, quoi qu' on en dise. -ils sont esclaves,dites-vous ? Qu' en savent-ils ? Esclavage ouliberté ! Malheur ou bonheur de convention ! Lemalheur ou le bonheur sont plus près de nous.Qu' importe à ces foules paisibles

qui respirent la brise de mer ou se couchent auxtièdes rayons du soleil de Sicile, de Malte ou duBosphore, que la loi leur soit faite par un prêtre,par un pacha ou par un parlement ? Cela change-t-ilquelque chose à leurs relations avec la nature,les seules qui les occupent ? Non, sans doute : toutesociété libre ou absolue se résout toujours enservitudes plus ou moins senties. -nous sommesesclaves des lois variables et capricieuses que nousnous faisons, ils le sont de la loi immuable de laforce que Dieu leur fait ; -tout cela, pour lebonheur ou le malheur, revient au même : -pour ladignité humaine et pour le progrès de l' intelligenceet de la morale de l' homme, -non, -non. Encorefaudrait-il examiner avant de prononcer ce non.-prenez au hasard cent hommes parmi ces peuplesesclaves, et cent hommes parmi nos peuplessoi-disant libres, et pesez. -où se trouve-t-ilplus ou moins de morale et de vertu ? -je le saisbien, mais je frémis de le dire. -si quelqu' unlisait ceci après moi, on me soupçonnerait departialité pour le despotisme ou de mépris pour laliberté. -on se tromperait ! -j' aime la libertécomme un effort difficile et ennoblissant pourl' humanité, -comme j' aime la vertu pour son mériteet non pour sa récompense ; mais il s' agit debonheur, et en philosophe j' examine, et je discomme Montaigne : que sais-je ? le fait estque nos questions politiques, si capitales dans noslycées, ou dans nos cafés, ou dans nos clubs, sontbien petites vues de loin, au milieu de l' océan,au haut des Alpes, à la hauteur de la contemplation

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philosophique ou religieuse. -ces questionsn' intéressent que quelques hommes qui ont du painet des heures de reste ; -la foule n' a affairequ' à la nature : -une bonne, belle et divinereligion, voilà la politique à l' usage des

masses. Ce principe de vie manque à la nôtre, voilàpourquoi nous trébuchons, nous tombons, nousretombons, nous ne marchons pas : -le souffle devie nous manque ; nous créons des formes, et l' âmen' y descend pas. -ô dieu ! Rendez-nous votresouffle, ou nous périssons.Malte, 28, 29 et 30 juillet 1832.Séjour forcé à Malte, par une indisposition deJulia. Elle se rétablit ; nous nous décidons àaller à Smyrne en touchant à Athènes. Là,j' établirai ma femme et mon enfant ; et j' irai seul,à travers l' Asie Mineure, visiter les autresparties de l' orient. Nous levons l' ancre, nousallons sortir du port ; une voile arrive del' archipel ; elle annonce la prise de plusieursbâtiments par les pirates grecs, et le massacredes équipages. Le consul de France, M Miége,nous conseille d' attendre quelques jours : lecapitaine Lyons, de la frégate anglaise lemadagascar , nous offre d' escorter notre brickjusqu' à Nauplie, en Morée, et même de nousremorquer si la marche du brick est inférieure àla marche de la frégate ; il accompagne cette offrede tous les procédés obligeants qui peuvent yajouter du prix : nous acceptons ; nous partons lemercredi 1 er août, à huit heures du matin. à peineen mer, le capitaine, dont le vaisseau vole et nousdépasse, fait carguer ses voiles et nous attend.-il nous jette à la mer un

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baril auquel un câble est attaché ; nous pêchons lebaril et le câble, et nous suivons, comme uncoursier en laisse, la masse flottante qui creuse lavague, et ne paraît pas s' apercevoir de notre poids.Je ne connaissais pas le capitaine Lyons, commandantdepuis six ans sur un des vaisseaux de la stationanglaise du Levant ; je n' en étais pas connu, mêmede nom ; je ne l' avais rencontré chez personne àMalte, parce qu' il était en quarantaine : etcependant voilà un officier d' une autre nation, denation souvent rivale et hostile, qui, au premiersigne de notre part, consent à ralentir sa marchede deux ou trois jours, à soumettre son vaisseauet son équipage à une manoeuvre souvent très-périlleuse(la remorque), à entendre peut-être autour de luimurmurer les marins de son bord d' une condescendancepareille pour un français inconnu, -tout cela parun seul sentiment de noblesse d' âme et de sympathiepour les inquiétudes d' une femme et pour lasouffrance d' un enfant. -voilà l' officier anglaisdans toute sa générosité personnelle ; voilàl' homme dans toute la dignité de son caractère et desa mission. -je n' oublierai jamais ni le trait nil' homme. -l' homme qui vient quelquefois à notrebord pour s' informer de nos convenances, et nousrenouveler les assurances du plaisir qu' il éprouveà nous protéger, me paraît un des plus loyaux etdes plus ouverts que j' aie rencontrés. -rien enlui ne rappelle cette prétendue rudesse du marin ;mais la fermeté de l' homme accoutumé à lutter avecle plus terrible des éléments se marie admirablement,sur sa figure encore jeune et belle, avec ladouceur de l' âme, l' élévation de la pensée et lagrâce du caractère.

Arrivés inconnus à Malte, nous ne voyons pas sansregret ses blanches murailles s' enfoncer au loinsous les flots. -ces maisons, que nous regardions

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avec indifférence il y a peu de jours, ontmaintenant une physionomie et un langage pour nous.-nous connaissons ceux qui les habitent, et desregards bienveillants suivent du haut de ces terrassesles voiles lointaines de nos deux vaisseaux.Les anglais sont un grand peuple moral et politique ;-mais, en général, ils ne sont pas un peuplesociable. -concentrés dans la sainte et douceintimité du foyer de famille, quand ils en sortent,ce n' est pas le plaisir, ce n' est pas le besoin decommuniquer leur âme ou de répandre leur sympathie ;c' est l' usage, c' est la vanité qui les conduit.-la vanité est l' âme de toute société anglaise ;c' est elle qui construit cette forme de sociétéfroide, compassée, étiquetée ; c' est elle qui a crééces classifications de rangs, de titres, dedignités, de richesses, par lesquelles seules leshommes y sont marqués, et qui ont fait uneabstraction complète de l' homme, pour ne considérerque le nom, l' habit, la forme sociale. -sont-ilsdifférents dans leurs colonies ? Je le croirais,d' après ce que nous avons éprouvé à Malte. -àpeine arrivés, nous y avons reçu, de tout ce quicompose cette belle colonie, les marques les plusdésintéressées et les plus cordiales d' intérêt etde bienveillance. -notre séjour n' y a été qu' unehospitalité brillante et continuelle. -sirFrédérick Ponsonby et lady émilie Ponsonby, safemme, couple fait pour représenter dignement partout,l' un, la vertueuse et noble simplicité des grandsseigneurs anglais, l' autre, la douce et gracieusemodestie des femmes de haut rang dans sa patrie ;-la famille de sir Frédérick Hankey, M etMadame

Nugent, M Greig, M Freyre, ancien ambassadeuren Espagne, nous ont accueillis moins en voyageursqu' en amis. Nous les avons vus huit jours, nous ne

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les reverrons peut-être jamais ; mais nous emportonsde leur obligeante cordialité une impression qui vajusqu' au fond du coeur. Malte fut pour nous lacolonie de l' hospitalité ; quelque chose dechevaleresque et d' hospitalier, qui rappelle sesanciens possesseurs, se retrouve dans ces palais,possédés maintenant par une nation digne du hautrang qu' elle occupe dans la civilisation. On peutne pas aimer les anglais, il est impossible de nepas les estimer.Le gouvernement de Malte est dur et étroit ; iln' est pas digne des anglais, qui ont enseigné laliberté au monde, d' avoir dans une de leurspossessions deux classes d' hommes, les citoyens etles affranchis.Le gouvernement provincial et les parlements locauxs' associeraient facilement, dans les coloniesanglaises, à la haute représentation de la mèrepatrie. Les germes de liberté et de nationalité,respectés chez les peuples conquis, sont pourl' avenir des germes de vertu, de force et dedignité pour l' humanité tout entière. L' ombre dupavillon anglais ne devrait couvrir que des hommeslibres.

1 er août 1832, à minuit.Partis ce matin par une grosse mer, un calme absolunous a surpris à douze lieues en mer ; il dureencore. Aucun vent dans le ciel, si ce n' estquelques brises perdues qui viennent de temps entemps froisser les voiles des deux vaisseaux ; ellesfont rendre à ces grandes voiles une palpitationsonore, un battement irrégulier, semblable aubattement convulsif des ailes d' un oiseau qui meurt ;la mer est plane et polie comme la lame d' un sabre ;pas une ride ; mais, de loin en loin, de largesondulations cylindriques qui se glissent sous lenavire et l' ébranlent comme un tremblement

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souterrain. Toute la masse des mâts, des vergues,des haubans, des voiles, craque et frémit alors,ainsi que sous un vent trop lourd. Nous n' avançonspas d' une ligne en une heure ; les écorces d' orangeque Julia jette dans la mer flottent sansdéclinaison autour du brick, et le timonier regardenonchalamment les étoiles, sans que la barre fassedévier sa main distraite. Nous avons lâché le câblede remorque qui nous attachait à la frégateanglaise, parce que les deux vaisseaux, negouvernant plus, couraient risque de se heurterdans les ténèbres.Nous sommes maintenant à cinq cents pas environ dela frégate. Les lampes allumées brillent par lessabords au fond des larges et belles chambresd' officiers qui couronnent sa poupe. Un fanal, quel' oeil peut confondre avec un des feux

du firmament, monte et s' attache à la pointe du mâtd' artimon, pour nous rallier pendant la nuit.Pendant que nos regards sont attachés à ce phareflottant qui doit nous guider, une musiquedélicieuse sort tout à coup des flancs lumineux dela frégate, et résonne sous son nuage de voilescomme sous les voûtes sonores d' une église.Les harmonies varient et se succèdent ainsi pendantplusieurs heures, et répandent au loin, sur cettemer enchantée et dormante, tous les sons que nousavons entendus dans les heures les plus délicieusesde notre vie. Toutes les réminiscences mélodieusesde nos villes, de nos théâtres, de nos airschampêtres, reviennent porter notre pensée vers destemps qui ne sont plus, vers des êtres séparésmaintenant de nous par la mort ou par le temps !Demain, dans quelques heures peut-être, les sonsterribles de l' ouragan qui fait crier les mâts, lescoups redoublés des vagues sur les flancs creux dunavire, le canon de détresse, le tonnerre, les voix

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convulsives de deux éléments en guerre, et del' homme qui lutte contre leur fureur combinée,prendront la place de cette musique sereine etmajestueuse !Ces pensées montent dans tous les coeurs, et unsilence complet règne sur les deux ponts. Chacunse rappelle quelques-unes de ces notes significativeset gravées par une forte impression dans la mémoire,et qu' il a entendues autrefois dans quelquecirconstance heureuse ou sombre de la vie de soncoeur ; chacun pense plus tendrement à ce qu' il alaissé derrière lui. On s' inquiète de ce défi quel' homme semble jeter aux tempêtes. Ce sont de cesmoments qu' il

faut écrire dans sa pensée pour toujours ; ilscontiennent en quelques minutes plus d' impressions,plus de couleurs, plus de vie, que des annéesentières écoulées dans les prosaïques vicissitudesde la vie commune. Le coeur est plein, et voudraitdéborder. C' est alors que l' homme le plus vulgairese sent poëte par toutes les fibres ; c' est alorsque le fini et l' infini entrent par tous les pores ;c' est alors qu' on veut éclater devant Dieu, ourévéler seulement à un coeur sympathique ou à tousles hommes, dans la langue des esprits, ce qui sepasse dans notre esprit ; c' est alors qu' onimproviserait des chants dignes de la terre et duciel ; ah ! Si l' on avait une langue ! Mais il n' ya pas de langue, surtout pour nous français ; non,il n' y a pas de langue pour la philosophie, l' amour,la religion, la poésie ; les mathématiques sont lalangue de ce peuple ; ses mots sont secs, précis,décolorés comme des chiffres. -allons dormir.Même date, 2 heures du matin.Je ne puis dormir ; j' ai trop senti ; je remonte surle pont : -peignons. -la lune a disparu sous labrume orangée qui voile l' horizon sans autres

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limites. Il est bien nuit, mais une nuit sur mer,c' est-à-dire sur un élément transparent quiréfléchit la moindre lueur du firmament, et quisemble garder une lumineuse impression du jour.Cette nuit n' est

pas noire, elle est seulement pâle et perlée commela couleur d' une glace quand le flambeau est retiréà côté ou placé derrière. L' air aussi semble mortet dormir sur cette couche assouplie des vagues.Pas un bruit, pas un souffle, pas une voile même quibatte contre la vergue, pas une écume qui bruisse ettrace le sillage du brick sur ses flancs, quisemblent dormir aussi.Je regardais cette scène muette de repos, de vide,de silence et de sérénité : je respirais cet airtiède et léger dont la poitrine ne sent ni lachaleur, ni la fraîcheur, ni le poids, et je medisais : ce doit être là l' air qu' on respire dans lepays des âmes, dans les régions de l' immortalité,dans cette atmosphère divine où tout est immuable,voluptueux, parfait.Une autre face du ciel. -j' avais oublié la frégateanglaise ; je regardais du côté opposé : elle étaitlà, en mer, à quelques encâblures de nous. Je meretournai par hasard ; mes yeux tombèrent sur cemajestueux colosse, qui reposait immobile, immense,sans le moindre balancement de sa quille, comme surun piédestal de marbre poli.La masse gigantesque et noire du corps de vaisseause détachait en sombre de sa base argentée, et sedessinait sur le fond bleu du ciel, de l' air, de lamer ; pas un soupir de vie ne sortait de cemajestueux édifice ; rien n' indiquait, ni à l' oeilni à l' oreille, qu' il fût animé de tantd' intelligence et de vie, peuplé de tant d' êtrespensants et agissants. On l' eût pris pour un de cesgrands débris des tempêtes flottant sans gouvernail,

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que le navigateur rencontre avec effroi sur

les solitudes de la mer du sud, et où il ne restepas une voix pour dire comment il a péri ; registremortuaire sans nom et sans date que la mer laissesurnager quelques jours, avant de l' engloutir toutà fait.Au-dessus du corps sombre du bâtiment, le nuage detoutes ses voiles était groupé pittoresquement, etpyramidait autour de ses mâts. Elles s' élevaientd' étages en étages, de vergues en vergues, découpéesen mille formes bizarres, déroulées en plis largeset profonds, semblables aux nombreuses et hautestourelles d' un château gothique, groupées autour dudonjon ; elles n' avaient ni le mouvement ni lacouleur éclatante et dorée des voiles vues de loinsur les flots pendant le jour ; immobiles, terneset teintes par la nuit d' un gris ardoisé, on eût ditune volée immense de chauves-souris, ou d' oiseauxinconnus des mers, abattus, pressés, serrés les unscontre les autres sur un arbre gigantesque, etsuspendus à son tronc dépouillé, au clair de luned' une nuit d' hiver. L' ombre de ce nuage de voilesdescendait d' en haut sur nous, et nous dérobait lamoitié de l' horizon. Jamais plus colossale et plusétrange vision de la mer n' apparut à l' espritd' Ossian dans un songe : toute la poésie des flotsétait là. La ligne bleue de l' horizon se confondaitavec celle du ciel ; tout ce qui reposait dessus etdessous avait l' apparence d' un seul fluide éthéré danslequel nous nagions. Tout ce vague sans corps etsans limites augmentait l' effet de cette apparitiongigantesque de la frégate sur les flots, et jetaitl' âme avec l' oeil dans la même illusion. Il mesemblait que la frégate, la pyramide aérienne de savoilure, et nous-mêmes, nous étions tous ensemblesoulevés, emportés, comme des corps célestes, dansles abîmes

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liquides de l' éther, ne portant sur rien, planantpar une force intérieure sur le vide azuré d' ununiversel firmament.Plusieurs jours et nuits semblables passés en pleinemer ; calme plat, ciel de feu ; les vagues roulentimmenses du golfe adriatique dans la merd' Afrique : ce sont de vastes cylindres légèrementcannelés, et dorés, le matin et le soir, comme lescolonnes des temples de Rome ou de Paestum.Je passe les journées sur le pont ; j' écris quelquesvers à M De Montherot, mon beau-frère :

PENSEES EN VOYAGE

ami, plus qu' un ami, frère de sang et d' âme.Dont l' humide regard me suivit sur la lame ;à travers tant de flots jetés derrière moi,à travers tant de ciel et d' air, je pense à toi ;je pense à ces loisirs que nous usions ensembleau bord de nos ruisseaux, sous le saule ou letremble ;à nos pas suspendus, à nos doux entretiens,qu' entremêlaient souvent ou tes vers ou les miens ;tes vers, fils de l' éclair, tes vers, nés d' unsourire,que tu n' arraches pas palpitants de ta lyre,mais que, de jour en jour, ta négligente mainlaisse à tout vent d' esprit tomber sur ton chemin.

Comme ces perles d' eau que pleure chaque aurore,dont toute la campagne au réveil se colore,qui formeraient un fleuve en se réunissant,mais qui tombent sans bruit sur le pied du passant ;dont le soleil du jour repompe l' humble pluie,

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et qu' aspire en parfum le vent qui les essuie !Autres temps, autres soins ; à tout fruit sa saison.Avant que ma pensée eût l' âge de raison,quand j' étais l' humble enfant qui joue avec sa mère,qu' on charme ou qu' on effraie avec une chimère,j' imitais les enfants, mes égaux, dans leurs jeux ;je parlais leur langage et je faisais comme eux !J' allais, aux premiers mois où le bourgeon s' élève,où l' écorce du bois semble suer la séve,vers le torrent qui coule au pied de mon hameau,des saules inclinés couper le frais rameau ;réchauffant de l' haleine une séve encor tendre,je détachais du bois l' écorce sans la fendre,je l' animais d' un souffle, et bientôt sous mes doigtsun son plaintif et doux s' exhalait dans le bois.Ce son, dont aucun art ne réglait la mesure,n' était rien qu' un bruit vide, un vague et douxmurmuresemblable aux voix de l' onde, et des airs frémissantsdont on aime le bruit, sans y chercher le sens ;prélude d' un esprit éveillé de bonne heure,qui chante avant qu' il chante, et pleure avant qu' ilpleure !Mais ce n' est plus le temps ; je touche à mon midi !J' ai souffert, et soudain mon esprit a grandi !Ces fragiles roseaux, jouets de ma jeunesse,ne sauraient contenir le souffle qui m' oppresse :il n' est point de langage ou de rhythme mortel,ou de clairon de guerre, ou de harpe d' autel,que ne brisât cent fois le souffle de mon âme ;tout faiblit à son choc et tout fond à sa flamme !

Il a, pour exhaler ses accords éclatants,aux verbes d' ici-bas renoncé dès longtemps ;il ferait éclater leurs fragiles symboles,il entre-choquerait des foudres de paroles,et les enfants diraient, en secouant leurs fronts :" qu' il nous parle plus bas, seigneur ! Ou nous

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mourrons ! "il ne leur parle plus ; il se parle à lui-même,dans la langue sans mots, dans le verbe suprême,qu' aucune main de chair n' aura jamais écrit,que l' âme parle à l' âme et l' esprit à l' esprit !Des langages humains perdant toute habitude,seul, il console ainsi sa morne solitude !Au dedans de moi-même il gronde incessamment,comme une mer de bruit toujours en mouvement ;il fait battre à grands coups mes tempes dans ma tête,avec le son perçant du vol de la tempête ;il retentit en moi comme un torrent de nuit,dont chaque flot emporte et rapporte le bruit,comme le contre-coup des foudres de montagnes,que mille échos tonnants répètent aux campagnes ;comme la voix d' airain de ces lourds vents d' hiver,qui tombent comme un poids du Liban sur la mer,ou comme ces grands chocs, quand sur un cap qui fumeelle monte en colline et retombe en écume :voilà les seules voix, voilà les seuls accentsqui peuvent aujourd' hui chanter ce que je sens !N' attends donc plus de moi ces vers où la pensée,comme d' un arc sonore avec grâce élancée,et sur deux mots pareils vibrant à l' unisson,danse complaisamment aux caprices du son !Ce froid écho des vers répugne à mon oreille :et si du temps passé le souvenir m' éveille ;

si, du désert muet du limpide orient,mon visage vers vous se tourne en souriant ;si, pensant aux amis qui verront cette aurore,mon âme avec la leur veut se confondre encore ;c' est par une autre voix que mon coeur attendrileur jette et leur demande un souvenir chéri :la prière ! Accent fort, langue ailée et suprême,qui dans un seul soupir confond tout ce qui s' aime,rend visibles au coeur, rend présents devant Dieumille êtres adorés, dispersés en tout lieu ;

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fait entre eux, par les biens que la vertu nous verse,des plus chers dons du ciel l' invisible commerce,langage universel jusqu' au ciel répandu,qui s' élève plus haut pour mieux être entendu,inextinguible encens qui brûle et qui parfumecelui qui le reçoit et celui qui l' allume !C' est ainsi que mon coeur se communique à toi :tous les mots d' ici-bas sont néant devant moi.Et si tu veux savoir pourquoi je les méprise,suis ma voile qui s' enfle et qui fuit sous la brise,et viens sur cette scène où le monde a passé,où le désert fleurit sur l' empire effacé,sur les tombeaux des dieux, des héros et des sages,assister à trois nuits et voir trois paysages !Je venais de quitter la terre, dont le bruitloin, bien loin sur les flots vous tourmente et voussuit ;cette Europe où tout croule, où tout craque, oùtout lutte,où de quelques débris chaque heure attend la chute ;où deux esprits divers, dans d' éternels combats,se lancent temple et lois, trône et moeurs en éclats,et font, en nivelant le sol qui les dévore,place à l' esprit de Dieu, qu' ils ne voient pasencore !

Mon navire, poussé par l' invisible main,glissait en soulevant l' écume du chemin ;douze fois le soleil, comme un dieu qui se couche,avait roulé sur lui l' horizon de sa couche,et s' était relevé bondissant dans les airs,comme un aigle de feu, de la crête des mers :mes mâts dorment, pliant l' aile sous les antennes ;mon ancre mord le sable, et je suis dans Athènes !Il est l' heure où jadis cette ville de bruit,muette un peu de temps sous le doigt de la nuit,s' éveillant tour à tour dans la gloire ou la honte,roule ses flots vivants comme une mer qui monte :

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chaque vent les poussait à leurs ambitions,les uns à la vertu, d' autres aux factions,Périclès au forum, Thémistocle aux rivages,aux armes les héros, au portique les sages,Aristide à l' exil et Socrate à la mort,et le peuple au hasard, et du crime au remord !Au pied du parthénon, qu' un homme en turban garde,j' entends venir le jour, je marche, et je regarde.Du haut du cythéron le rayon part : le jourde cent chauves sommets va frapper le contour,de leurs flancs à leurs pieds, des champs aux mersd' Ulysse,sans que rien le colore et rien le réfléchisse,ni cités éclatant de feu dans le lointain,ni fumée ondoyante au souffle du matin,ni hameaux suspendus au penchant des montagnes,ni voiles sur les eaux, ni tours dans les campagnes.La lumière, en passant sur ce sol du trépas,y tombe morte à terre et n' en rejaillit pas :seulement le rayon le plus haut de l' auroreeffleure sur mon front le parthénon qu' il dore ;

puis, glissant à regret sur ces créneaux noircisoù dort, la pipe en main, le janissaire assis,va, comme pour pleurer la corniche brisée,mourir sur le fronton du temple de Thésée !Deux beaux rayons jouant sur deux débris, voilàtout ce qui brille encore, et dit : Athènes est là !6 août 1832, en mer.Le 6, à midi, nous aperçûmes sous les nuages blancsde l' horizon les cimes inégales des montagnes de laGrèce : le ciel était pâle et gris comme sur laTamise ou sur la Seine au mois d' octobre ; unorage déchire, au couchant, le noir rideau debrouillards qui traîne sur la mer ; le tonnerreéclate, les éclairs jaillissent, et une forte brisedu sud-est nous apporte la fraîcheur et l' humiditéde nos vents pluvieux d' automne.

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L' ouragan nous jette hors de notre route, et nousnous trouvons tout près de la côte de Navarin ;nous distinguons les deux îlots qui ferment l' entréede son port, et la belle montagne aux deux mamellesqui couronne Navarin. C' est là que le canon del' Europe a crié naguère à la Grèce ressuscitée :la Grèce a mal répondu ; affranchie des turcs parl' héroïsme de ses enfants et par l' assistance del' Europe, elle est maintenant en proie à sespropres ravages ; elle a

versé le sang de Capo-D' Istria, qui avait dévouésa vie à sa cause. L' assassinat d' un de ses premierscitoyens ouvre mal une ère de résurrection et devertu. Il est douloureux que la pensée d' un grandcrime soit une des premières qui s' élève à l' aspectde cette terre, où l' on vient chercher des images depatriotisme et de gloire.à mesure que le vaisseau se rapproche du golfe deModon, les rivages du Péloponèse se détachent ets' articulent ; ils sortent du brouillard flottantqui les enveloppe. Ces rivages, dont les voyageursparlent avec mépris, me semblent au contrairetrès-bien dessinés par la nature : grandes coupesde montagnes et gracieuse ondulation de lignes. J' aipeine à en détacher mes regards. La scène est vide,mais pleine du passé : la mémoire peuple tout ! Cegroupe noirâtre de collines, de caps, de vallées,que l' oeil embrasse tout entier d' ici, comme unepetite île sur l' océan, et qui n' est qu' un pointsur la carte, a produit à lui seul plus de bruit,plus de gloire, plus d' éclat, plus de vertus et plusde crimes, que des continents tout entiers. Cemonceau d' îles et de montagnes, d' où sortaientpresque à la fois Miltiade, Léonidas, Thrasybule,épaminondas, Démosthène, Alcibiade, Périclès,Platon, Aristide, Socrate, Phidias ; cette terrequi dévorait les armées de deux millions d' hommes de

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Xerxès, qui envoyait ses colonies à Byzance, enAsie, en Afrique, qui créait ou renouvelait lesarts de l' esprit et les arts de la main, et lespoussait, en un siècle et demi, jusqu' à ce point deperfection où ils deviennent types et ne sont plussurpassés ; cette terre, dont l' histoire est notrehistoire, dont l' olympe est encore le ciel de notreimagination ; cette terre d' où la philosophie et lapoésie ont pris leur vol

vers le reste du globe, et où elles reviennent sanscesse comme des enfants à leur berceau : la voilà !Chaque flot me porte vers elle ; j' y touche. Sonapparition m' émeut profondément, bien moins pourtantque si tous ces souvenirs n' étaient pas flétris dansma pensée, à force d' avoir été ressassés dans mamémoire avant que ma pensée les comprît. La Grèceest pour moi comme un livre dont les beautés sontternies, parce qu' on nous l' a fait lire avant depouvoir le comprendre.Cependant tout n' est pas désenchanté. Il y a encoreà tous ces grands noms un reste d' écho dans moncoeur ; quelque chose de saint, de doux, de parfumé,monte avec ces horizons dans mon âme. Je remercieDieu d' avoir vu, en passant sur cette terre, cepays des faiseurs de grandes choses , commeépaminondas appelait sa patrie.Pendant toute ma jeunesse j' ai désiré faire ce queje fais, voir ce que je vois. Un désir enfinsatisfait est un bonheur. J' éprouve, à l' aspect deces horizons tant rêvés, ce que j' ai éprouvé toutema vie dans la possession de tout ce que j' aivivement désiré : un plaisir calme et contemplatifqui se replie sur lui-même, un repos de l' esprit etde l' âme qui s' arrêtent un moment, qui se disent :" faisons halte ici, et jouissons ! " mais au fondces bonheurs de l' esprit et de l' imagination sontbien froids. Ce n' est pas là du bonheur de l' âme ;

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celui-là n' est que dans l' amour humain ou divin,mais toujours dans l' amour.

Même jour, le soir.Nous naviguons délicieusement par un vent favorablequi nous pousse entre le cap Matapan et l' île deCérigo.Un pirate grec s' approche de nous pendant que lafrégate est à quelques lieues en mer, à la poursuited' un bâtiment suspect. Le brick grec n' est qu' àune encâblure de nous. Nous montons tous sur lepont : nous nous préparons au combat ; nos canonssont chargés ; le pont est jonché de fusils et depistolets. Le capitaine somme le commandant dubrick grec de se retirer. Celui-ci, voyantvingt-cinq hommes bien armés sur notre pont, sedécide à ne pas risquer l' abordage. Il s' éloigne,il revient une seconde fois, et touche presque ànotre bâtiment. Nous allons faire feu. Il se retireet s' excuse encore, et reste pendant un quartd' heure à portée de pistolet. Il prétend qu' il estcomme nous un bâtiment marchand rentrant dansl' archipel. J' observe son équipage. Jamais je n' aivu des figures où le crime, le meurtre et lepillage fussent écrits en plus hideux caractères.On aperçoit quinze ou vingt bandits, les uns encostume albanais, les autres avec des lambeauxd' habits européens, assis, couchés, ou manoeuvrantsur son bord. Tous sont armés de pistolets et depoignards dont les manches étincellent de ciseluresd' argent. Il y a du feu sur le pont, où deux femmesâgées font cuire du poisson. Une jeune fille dequinze à seize ans paraît de temps en temps parmices mégères : figure céleste,

apparition angélique au milieu de ces figures

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infernales. Une des vieilles femmes la repousseplusieurs fois dans l' entre-pont, elle descend enpleurant. Une dispute s' élève apparemment à cesujet entre quelques hommes de l' équipage : deuxpoignards sont tirés et brandis. Le capitaine, quifume nonchalamment sa pipe, accoudé sur la barre,se jette entre les deux bandits, il en renverse unsur le pont : tout s' apaise ; la jeune grecqueremonte, elle essuie ses yeux avec les longuestresses de ses cheveux ; elle s' assied au pied dugrand mât. Une des vieilles femmes est à genouxderrière elle, et peigne les longs cheveux de lajeune fille. Le vent fraîchit. Le pirate grec metle cap sur Cérigo, et en un clin d' oeil il secouvre de voiles et n' est bientôt plus qu' un pointblanc à l' horizon.Nous mettons en panne pour attendre la frégate, quitire un coup de canon pour nous avertir. En peud' heures elle nous a rejoints. Le pirate grec qu' ellepoursuivait lui a échappé. Il est entré dans unedes anses inaccessibles de la côte, où ils seréfugient toujours en pareille rencontre.

Même jour, 11 heures.Toutes les fois qu' une forte impression remue monâme, je me sens le besoin de dire, d' écrire àquelqu' un ce que j' éprouve, de trouver quelque partune joie de ma joie, un retentissement de ce quim' a frappé. Le sentiment isolé n' est pas complet :l' homme a été créé double.Hélas ! Quand je regarde maintenant autour de moi,il y a déjà bien du vide. Julia et Mariannecomblent tout à elles seules ; mais Julia estencore si jeune, que je ne lui dis que ce qui està la portée de son âge. C' est tout l' avenir, ce serabientôt tout le présent pour nous ; mais le passé,où est-il déjà ?La personne qui aurait joui le plus de mon bonheur

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en ce moment, c' est ma mère. Dans tout ce quim' arrive d' heureux ou de triste, ma pensée setourne involontairement vers elle. Je crois la voir,l' entendre, lui parler, lui écrire. Quelqu' un donton se souvient tant n' est pas absent ; ce qui vitsi complétement, si puissamment dans nous-mêmes n' estpas mort pour nous. Je lui fais toujours sa part,comme pendant sa vie, de toutes mes impressions, quidevenaient si vite et si entièrement les siennes ;qui s' embellissaient, se coloraient, s' échauffaientdans son imagination rayonnante,

imagination qui a toujours eu seize ans ! Je lacherche en idée dans la modeste et pieuse solitudede Milly, où elle nous a élevés, où elle pensaità nous pendant que les vicissitudes de ma jeunessenous séparaient. Je la vois attendant, recevant,lisant, commentant mes lettres, s' enivrant plus quemoi-même de mes impressions. Vain songe ! Elle n' yest plus ; elle habite le monde des réalités ; nossonges fugitifs ne sont plus rien pour elle : maisson esprit est avec nous, il nous visite, il noussuit, il nous protége ; notre conversation estavec elle dans les régions éternelles. j' ai perdu ainsi avant l' âge de la maturité la plusgrande partie des êtres que j' ai aimés le plus ouqui m' ont le plus aimé ici-bas. Ma vie aimantes' est concentrée, mon coeur n' a plus que quelquescoeurs pour se réfugier ; mon souvenir n' a plusguère que des tombeaux où se poser sur la terre ;je vis plus avec les morts qu' avec les vivants. SiDieu frappait encore deux ou trois de ses coupsautour de moi, je sens que je me détacheraisentièrement de moi-même ; car je ne me contempleraisplus, je ne m' aimerais plus dans les autres ; etce n' est que là qu' il m' est possible de m' aimer.Très-jeune, je m' aimais en moi : l' enfance estégoïste. C' était bon alors, à seize ou dix-huit ans,

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quand je ne me connaissais pas encore, quand jeconnaissais encore moins la vie ; mais à présent,j' ai trop vécu, j' ai trop connu pour tenir à cetteforme d' existence qu' on appelle le moi humain.Qu' est-ce qu' un homme, grand dieu ? Et quelle pitiéd' attacher la moindre importance à ce que je sens,à ce que je pense, à ce que j' écris ! Quelle placeest-ce que je tiens dans les choses ? Quel videlaisserai-je dans le monde ? Un vide de

quelques jours dans un ou deux coeurs ; une placeau soleil ; mon chien qui me cherchera ; des arbresque j' ai aimés, et qui s' étonneront de ne me pasvoir revenir sous leur ombre : voilà tout ! Et puistout cela passera à son tour. On ne commence àsentir l' inanité de l' existence que du jour où l' onn' est plus nécessaire à personne, que de l' heureoù l' on ne peut plus être chéri. La seule réalitéd' ici-bas, je l' ai toujours senti, c' est l' amour,l' amour sous toutes ses formes.7 août au soir, 6 heures.Les côtes élevées de la Laconie sont là, à quelquesportées de canon de nos yeux. Nous les longeons parune jolie brise ; elles glissent majestueusementdevant nous. Accoudé sur la lisse du vaisseau, mesregards saisissent, pour s' en souvenir, ces formesclassiques des montagnes de la Grèce : elles sedéroulent aussi comme des vagues de pierre et deterre ; elles s' élèvent, s' abaissent, se groupentdevant moi comme les nuages de la patrie de sonâme devant l' esprit d' Ossian. Je passe une oudeux heures à faire en silence cette revue descollines et des noms sonores de cette terre morte.Les monts Chromius, où l' Eurotas prend sa source,lancent dans les airs leurs sommets arrondis ; leglobe du soleil y descend et les frappe, comme lesdômes de cuivre doré ; il enflamme autour de lui sacouche de nuages ; ces sommets

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deviennent transparents comme l' air même qui lesenveloppe, et dont on peut à peine les distinguer ;on jurerait que l' on voit, à travers, la lueur d' unautre soleil déjà couché, ou l' immense réverbérationd' un incendie lointain.Une de ces montagnes entre autres présente à nosyeux la forme d' un croissant renversé ; elle semblese creuser à mesure pour ouvrir un sillon aérienau disque du jour, qui y roule dans la poussièred' or de la vapeur qui monte à lui. Les crêtes plusrapprochées, que le soleil a déjà franchies, seteignent de violet pourpré ou de couleur lilaspâle ; elles nagent dans une atmosphère aussi richeque la palette d' un peintre ; plus près de nousencore, d' autres collines, couvertes déjà del' ombre du soir, semblent vêtues de noires forêts ;enfin celles qui forment le premier plan, cellesque nous touchons et dont l' écume lave les falaises,sont toutes plongées dans la nuit ; l' oeil n' ydistingue que quelques anses où se réfugient lesnombreux pirates de ces bords, et quelquespromontoires avancés qui portent, comme Napolide Malvoisie, des villes ou des forteresses surleur sommet escarpé. Ces montagnes, vues ainsi dupont d' un navire, à cette heure où la nuit lesdrape de ses mille illusions de couleur, sontpeut-être les plus belles formes terrestres que mesyeux aient encore contemplées ; et puis le navireflotte si doucement, incliné comme un balcon mobilesur la mer qui murmure en caressant sa quille !L' air est si tiède et si parfumé ! Les voilesrendent de si beaux sons à chaque bouffée de labrise du soir ! Presque tout ce que j' aime est là,tranquille, heureux, en sûreté, regardant,jouissant avec moi. Julia et sa mère sont accoudéestout près de moi sur

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les haubans. La figure de l' enfant rayonne à tousles aspects, à tous les noms, à tous les faitshistoriques que sa mère lui raconte à mesure ; sesyeux flottent avec les nôtres sur toutes ces scènesdont les drames merveilleux lui sont déjà connus.Il y a du génie dans son regard ; on y voit la penséeprofonde, vivante, chaude, rapide, d' une âme quiéclôt sous l' âme ardente et aimante de sa mère ;elle semble jouir autant que nous, et surtout parcequ' elle nous voit intéressés et heureux : car l' âmede cette enfant vit de la nôtre ; une larme vientdans ses yeux si elle me voit triste et rêveur ; sestraits sont un reflet simultané des miens, et lesourire de toutes nos joies n' attend jamais unsourire pareil sur ses lèvres. Qu' elle est belleainsi !J' ai vu longtemps, et sur toutes leurs faces, lesmontagnes de Rome et de la Sabine ; celles-ci lessurpassent en variété de groupes, en majesté deformes, en splendeur éblouissante de teintes ; leurslignes sont infinies ; il faudrait un volume pourdécrire ce qu' un tableau dirait d' un regard : maispour être vues dans toute leur beauté imaginaire,il faut les apercevoir ainsi au tomber du jour ;alors on les voit vêtues, comme dans leur jeunesse,de forêts et de verts pâturages, et de chaumièresrustiques, et de troupeaux, et de pasteurs ; lesombres les vêtent ; elles n' ont pas d' autresvêtements, de même que l' histoire des hommes quiles ont illustrées a besoin des nuages du passé etdes prestiges de la distance pour attacher etséduire nos pensées. Il ne faut rien voir au grandjour du soleil, à la lumière du présent ; dans cetriste monde, il n' y a de complétement beau que cequi est idéal ; l' illusion en toutes choses est unélément du beau, excepté en vertu et en amour.

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Même date, 8 heures du soir.Le vent devient plus frais ; nous voguons par unejolie mer devant l' embouchure des différentsgolfes ; nous approchons du cap San Angelo, anciencap Malia : nous y toucherons bientôt.8 août, le matin.Le vent a manqué ; nous avons passé la nuit, sansavancer, à peu de distance du cap Malia.

Même date, midi.La brise est douce et nous jette sur le cap. Lafrégate qui nous remorque creuse devant nous uneroute plane et murmurante, où nous volons sur satrace dans des flocons d' écume, que sa quille faitbondir en fuyant. Le capitaine Lyons, qui connaîtces parages, veut nous faire jouir de la vue ducap et des terres en passant à cent toises au plusde la côte.à l' extrémité du cap San Angelo ou Malia, quis' avance beaucoup dans la mer, commence le passageétroit que les marins timides évitent en laissantl' île de Cérigo sur leur gauche. Ce cap est lecap des tempêtes pour les matelots grecs. Lespirates seuls l' affrontent, parce qu' ils saventqu' on ne les y suivra pas. Le vent tombe de ce capavec tant de poids et de fougue sur la mer, qu' illance souvent des pierres roulantes de la montagnejusque sur le pont des navires.Sur la pente escarpée et inaccessible du rocher quiforme la dent du cap, dent aiguisée par les ouraganset par l' écume des flots, le hasard a suspendutrois rochers détachés du sommet, et arrêtés àmi-pente dans leur chute. Ils sont là comme unnid d' oiseaux de mer penché sur l' abîme écumant desmers. Un peu de terre rougeâtre, arrêtée aussi parces trois rochers inégaux, y donne racine à cinqou six figuiers

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rabougris qui pendent eux-mêmes, avec leurs rameauxtortueux et leurs larges feuilles grises, sur legouffre bruyant qui tournoie à leurs pieds. L' oeilne peut discerner aucun sentier, aucun escarpementpraticable par où l' on puisse parvenir à ce petittertre de végétation. Cependant on distingue unepetite maison basse sous les figuiers, maison griseet sombre comme le roc qui lui sert de base, et aveclequel on la confond au premier regard. Au-dessusdu toit plat de la maison s' élève une petite ogivevide, comme au-dessus de la porte des couventsd' Italie : une cloche y est suspendue ; à droite,on voit des ruines antiques de fondation de briquesrouges, où trois arcades sont ouvertes ; ellesconduisent à une petite terrasse qui s' étend devantla maison. Un aigle aurait craint de bâtir son airedans un tel endroit, sans un tronc d' arbre, sans unbuisson pour s' abriter du vent qui rugit toujours, dubruit éternel de la mer qui brise, de son écume quilèche sans relâche le rocher poli, sous un cieltoujours brûlant. Eh bien ! Un homme a fait ce quel' oiseau même aurait à peine osé faire : il a choisicet asile. Il vit là : nous l' aperçûmes ; c' est unermite. Nous doublions le cap de si près, que nousdistinguions sa longue barbe blanche, son bâton,son chapelet, son capuchon de feutre brun, semblableà celui des matelots en hiver. Il se mit à genouxpendant que nous passions, le visage tourné vers lamer, comme s' il eût imploré le secours du ciel pourdes étrangers inconnus dans ce périlleux passage. Levent, qui s' échappe avec fureur des gorges de laLaconie aussitôt qu' on a doublé le rocher du cap,commençait à résonner dans nos voiles, à fairechanceler et tournoyer les deux bâtiments, et àcouvrir la mer d' écume à perte de vue. Une nouvellemer s' ouvrait devant nous. L' ermite monta, pour

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nous suivre plus loin des yeux, sur la crête d' undes trois rochers ; et nous le distinguâmes là, àgenoux et immobile, tant que nous fûmes en vue ducap.Qu' est-ce que cet homme ? Il lui faut une âme troisfois trempée, pour avoir choisi cet affreux séjour ;il faut un coeur et des sens avides de fortes etéternelles émotions, pour vivre dans ce nid devautour, seul avec l' horizon sans bornes, lesouragans et les mugissements de la mer : son uniquespectacle, c' est de temps en temps un navire quipasse, le craquement des mâts, le déchirement desvoiles, le canon de détresse, les clameurs desmatelots en perdition.Ces trois figuiers, ce petit champ inaccessible, cespectacle de la lutte convulsive des éléments, cesimpressions âpres, sévères, méditatives dans l' âme,c' était là un des rêves de mon enfance et de majeunesse. Par un instinct que la connaissance deshommes confirma plus tard, je n' ai jamais placé lebonheur que dans la solitude ; seulement alors j' yplaçais l' amour : j' y placerais maintenant l' amour,Dieu et la pensée. Ce désert suspendu entre le cielet la mer, ébranlé par le choc incessant des airset des vagues, serait encore un des charmes de moncoeur. C' est l' attitude de l' oiseau des montagnestouchant encore du pied la cime aiguë du rocher, etbattant déjà des ailes pour s' élancer plus haut dansles régions de la lumière. Il n' y a aucun homme bienorganisé qui ne devînt, dans un pareil séjour, unsaint ou un grand poëte ; tous les deux peut-être.Mais quelle violente secousse de la vie n' a-t-il pasfallu pour me donner à moi-même de pareilles penséeset de pareils désirs, et pour

jeter là ces autres hommes que j' y vois ! Dieu le

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sait. Quoi qu' il en soit, ce ne peut être un hommevulgaire que celui qui a senti la volupté et lebesoin de se cramponner comme la liane pendante auxparois d' un pareil abîme, et de s' y balancer pendanttoute une vie au tumulte des éléments, à la terribleharmonie des tempêtes, seul avec son idée, devant lanature et devant Dieu.Même date.à quelques lieues du cap, la mer redevient plusbelle. De légères embarcations grecques, sans pont,et couvertes de voiles, passent à côté de nous dansles profondes vallées des vagues : elles sont pleinesde femmes et d' enfants qui vont vendre à Hydra descorbeilles de melons et des raisins. Le moindresouffle de vent les fait pencher sur la mer jusqu' ày baigner leurs voiles. Elles n' ont, pour sedéfendre de la lame, qu' une voile tendue qui élèvede quelques pieds le bord exposé à la vague ; ellessont souvent cachées à nos yeux par le flot et parl' écume ; elles remontent comme un liége flottant surl' eau. Quelle vie ! C' est celle de presque tous lesgrecs : leur élément, c' est la mer ; ils y jouentcomme l' enfant de nos hameaux sur les bruyères denos montagnes. La destinée du pays est écrite par lanature : c' est la mer.

Même date.Voici les sommets lointains de l' île de Crète quis' élèvent à notre droite ; voici l' Ida couvert deneiges, qui paraît d' ici comme les hautes voilesd' un vaisseau sur la mer.Nous entrons dans un vaste golfe, c' est celuid' Argos ; nous filons vent arrière avec la rapiditéd' une volée de goëlands ; les rochers, les montagnes,les îles des deux rivages, fuient comme des nuagessombres devant nous. La nuit tombe ; nous apercevonsdéjà le fond du golfe, qui a pourtant dix lieuesde profondeur ; les mâts de trois escadres mouillées

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devant Nauplie se dessinent comme une forêt d' hiversur le fond du ciel et de la plaine d' Argos.Bientôt l' obscurité est complète ; les feuxs' allument sur le penchant des montagnes et dans lesbois, où les bergers grecs gardent leurs troupeaux ;les vaisseaux tirent le canon du soir. Nous voyonsbriller successivement tous les sabords de cessoixante bâtiments à l' ancre, comme les rues d' unegrande ville éclairée par ses réverbères ; nousentrons dans ce dédale de navires, et nous allonsmouiller en pleine nuit près d' un petit fort quiprotége la rade de Nauplie en face de la ville, etsous l' ombre du château de Palamide.

9 août.Je me lève avec le soleil, pour voir enfin de prèsle golfe d' Argos, Argos, Nauplie, la capitaleactuelle de la Grèce. Déception complète : Nauplieest une misérable bourgade bâtie au bord d' un golfeprofond et étroit, sur une marge de terre tombéedes hautes montagnes qui couvrent toute cette côte,les maisons n' ont aucun caractère étranger ; ellessont bâties dans la forme des habitations les plusvulgaires des villages de France ou de Savoie. Laplupart sont en ruine, et les pans de murs,renversés par le canon de la dernière guerre, sontencore couchés au milieu des rues. Deux ou troismaisons neuves, peintes de couleurs crues, s' élèventsur le quai, et quelques cafés et boutiques de boiss' avancent sur les pilotis dans la mer : ces caféset ces balcons sur l' eau sont couverts de quelquescentaines de grecs dans leur costume le plusrecherché, mais le plus sale ; ils sont assis oucouchés sur les planches ou sur le sable, formantmille groupes pittoresques. Toutes les physionomiessont belles, mais tristes et féroces ; le poids del' oisiveté pèse dans toutes leurs attitudes. Laparesse des napolitains est douce, sereine et gaie :

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c' est la nonchalance du bonheur ; la paresse de cesgrecs est lourde, morose et sombre : c' est un vicequi se punit lui-même. Nous détournons nos yeux deNauplie, nous admirons la belle forteresse dePalamide, qui règne sur toute la montagne dont laville est dominée ; les murailles créneléesressemblent aux dentelures d' un rocher naturel.

Mais où est Argos ? Une vaste plaine stérile etnue, entrecoupée de marais, s' étend et s' arronditau fond du golfe ; elle est bornée de toutes parts pardes chaînes de montagnes grises. Au bout de cetteplaine, à environ deux lieues dans les terres, onaperçoit un mamelon qui porte quelques murs fortifiéssur sa cime, et qui protége de son ombre unebourgade en ruine : c' est là Argos. Tout près de làest le tombeau d' Agamemnon. Mais que m' importeAgamemnon et son empire ? Ces vieilleries historiqueset politiques ont perdu l' intérêt de la jeunesse etde la vérité. Je voudrais voir seulement une valléed' Arcadie ; j' aime mieux un arbre, une source sousle rocher, un laurier-rose au bord d' un fleuve, sousl' arche écroulée d' un pont tapissé de lianes, que lemonument d' un de ces royaumes classiques qui nerappellent plus rien à mon esprit que l' ennui qu' ilsm' ont donné dans mon enfance.10 août.Nous avons passé deux jours à Nauplie ; Juliam' inquiète de nouveau. Je reste quelques jours encorepour attendre qu' elle soit complétement remise. Noussommes à terre dans la chambre d' une mauvaiseauberge, en face d' une caserne de troupes grecques.Les soldats sont tout le jour couchés à l' ombre depans de murs ruinés, au milieu des rues et des

places de la ville ; leurs costumes sont riches et

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pittoresques ; leurs traits portent l' empreinte dela misère, du désespoir, et de toutes les passionsféroces que la guerre civile allume et fomente dansces âmes sauvages. L' anarchie la plus complèterègne en ce moment dans la Morée. Chaque jour unefaction triomphe de l' autre, et nous entendons lescoups de fusil des klephtes, des colocotroni, quise battent de l' autre côté du golfe contre lestroupes du gouvernement. On apprend, à chaque courrierqui descend des montagnes, l' incendie d' une ville,le pillage d' une plaine, le massacre d' unepopulation, par un des partis qui ravagent leurpropre patrie. On ne peut sortir des portes deNauplie sans être exposé aux coups de fusil. Leprince Karadja a la bonté de me proposer uneescorte de ses palikars pour aller visiter letombeau d' Agamemnon, et le général Corbet, quicommande les troupes françaises, veut bien y joindreun détachement de ses soldats ; je refuse ; je neveux pas exposer, pour l' intérêt d' une vainecuriosité, la vie de quelques hommes, que je mereprocherais éternellement.12 août 1832.J' ai assisté ce matin à une séance du parlementgrec. La salle est un hangar de bois ; les murs etle toit sont formés de planches de sapin mal jointes ;les députés sont assis sur

des banquettes élevées autour d' une aire de sable :ils parlent de leur place.Nous nous asseyons, pour les voir arriver, sur unmonceau de pierres à la porte de la salle. -ilsviennent successivement à cheval, accompagnés chacund' une escorte plus ou moins nombreuse, suivantl' importance du chef. Le député descend de cheval,et ses palikars, chargés d' armes superbes, vont segrouper à quelque distance dans la petite plaine quientoure la salle. Cette plaine présente l' image d' un

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campement ou d' une caravane.L' attitude des députés est martiale et fière ; ilsparlent sans confusion, sans interruption, d' un tonde voix ému, mais ferme, mesuré et harmonieux. Cene sont plus ces figures féroces qui repoussentl' oeil dans les rues de Nauplie ; ce sont des chefsd' un peuple héroïque qui tiennent encore à la mainle fusil ou le sabre avec lequel ils viennent decombattre pour sa délivrance, et qui délibèrentensemble sur les moyens d' assurer le triomphe deleur liberté. Leur parlement est un conseil deguerre.On ne peut rien imaginer de plus simple et à la foisde plus imposant que le spectacle de cette nationarmée, délibérant ainsi sur les ruines de sa patrie,sous une voûte de planches élevée en plein champ,tandis que les soldats polissent leurs armes à laporte de ce sénat, et que les chevaux hennissent,impatients de reprendre le sentier des montagnes.Il y a des têtes admirables de beauté, d' intelligenceet d' héroïsme parmi ces chefs : ce sont lesmontagnards. Les grecs marchands des îles sereconnaissent aisément à

des traits plus efféminés, et à l' expressionastucieuse des physionomies. Le commerce etl' oisiveté de leurs villes ont enlevé la noblesseet la force à leurs visages, pour y imprimerl' empreinte de l' habileté vulgaire et de la ruse quiles caractérisent.13 août 1832.Fête charmante donnée à son bord par l' amiralHotham, qui commande la station anglaise dans larade de Nauplie. Il nous fait visiter son vaisseauà trois ponts, le saint-Vincent, et faitexécuter pour nous le simulacre d' un combat naval.Un vaisseau monté de seize cents hommes, et vuainsi au moment du combat, est le chef-d' oeuvre de

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l' intelligence humaine.Homme excellent, dont la figure et les manièresréunissent ce rare mélange de la noblesse du vieuxguerrier et de la douceur bienveillante duphilosophe, caractère commun des belles physionomiesdes hommes de l' aristocratie anglaise. Il nouspropose un de ses bâtiments de guerre pour nousaccompagner jusqu' à Smyrne. Je refuse, et jeréclame cette obligeance de m l' amiral Hugon, quicommande l' escadre française. Il veut bien nousdonner le brick le génie ,

commandé par m le capitaine Cuneo D' Ornano ; maisil ne nous escortera que jusqu' à Rhodes.Je dîne chez M Rouen, ministre de France enGrèce ; j' ai dû moi-même occuper ce poste sous larestauration. Il me félicite de ne l' avoir pasobtenu. M Rouen, qui a passé à Nauplie tous lesmauvais jours de l' anarchie grecque, soupire aprèssa délivrance. Il se console de la sévérité de sonexil en accueillant ses compatriotes, et enreprésentant, avec une grâce et une cordialitéparfaites, la haute protection de la France dans unpays qu' il faut aimer dans son passé et dans sonavenir.15 août 1832.Je n' écris rien : mon âme est flétrie et morne commel' affreux pays qui m' entoure ; rochers nus, terrerougeâtre ou noire, arbustes rampants ou poudreux,plaines marécageuses où le vent glacé du nord, mêmeau mois d' août, siffle sur des moissons de roseaux :voilà tout. Cette terre de la Grèce n' est plus quele linceul d' un peuple ; cela ressemble à un vieuxsépulcre dépouillé de ses ossements, et dont lespierres mêmes sont dispersées et brunies par lessiècles. Où est la beauté de cette Grèce tantvantée ? Où est son ciel doré et transparent ? Toutest terne et nuageux

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comme dans une gorge de la Savoie ou de l' Auvergne,aux derniers jours de l' automne. La violence duvent du nord, qui entre avec des vagues bruyantesjusqu' au fond du golfe où nous sommes mouillés,nous empêche de partir.18 août 1832, en mer, mouillés devant les jardinsd' Hydra.Enfin nous sommes partis dans la nuit d' hier par unejolie brise du sud-est ; nous dormions dans noshamacs. à sept heures nous sommes hors du golfe ;la mer est belle, et frappe harmonieusement lesparois du brick. Nous sommes dans le canal qui seprolonge entre la terre ferme et les îles d' Hydraet Spezzia.Vers midi nous sommes affalés à la côte du continenten face d' Hydra. Des coups de vent terribles, etpartant de tous les points du compas, rendent lamanoeuvre périlleuse. Nos voiles sont déchirées ;nous risquons de rompre nos mâts ; pendant troisheures nous luttons sans relâche contre desouragans furieux ; les matelots sont épuisés defatigue ; le capitaine semble inquiet du sort dunavire ; enfin il réussit à atteindre l' abri d' unecôte élevée et un mouillage connu des marins, enface d' une charmante colline qu' on appelle lesjardins d' Hydra. Nous y jetons l' ancre à un

mille du rivage, et non loin du brick de guerrele génie , qui a fait la même marche.Journée de repos sur une mer toujours agitée, et auxcoups du vent qui siffle dans nos mâts. Nousdescendons sur la côte ; c' est le plus joli site quenous ayons encore visité en Grèce : de hautesmontagnes dominent le paysage ; elles gardent encorequelques couches de terre, quelques pelouses d' un

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vert pâle, sur leurs flancs arrondis ; ellesdescendent mollement, et cachent leurs pieds dansquelques bois d' oliviers ; plus loin, elless' étendent en pentes douces jusqu' au canal d' Hydra,qui coule à leurs pieds comme un large fleuveplutôt que comme une mer. Là on repose ses yeux surune ou deux maisons de campagne entourées de jardinset de vergers : des champs cultivés, des groupes dechâtaigniers et de chênes verts, des troupeaux,quelques paysans grecs qui travaillent à la terre.Nous lançons nos chiens et nous chassons tout lejour sur la montagne : nous revenons avec du gibier.La ville d' Hydra, qui couvre toute la petite île dece nom, brille de l' autre côté du canal, blanche,resplendissante, éclatante comme un rocher tailléd' hier. Cette île n' offre pas un pouce de terreà l' oeil : tout est pierre ; la ville couvre tout ;les maisons se dressent perpendiculairement lesunes sur les autres, refuge de la liberté ducommerce, de l' opulence des grecs pendant ladomination des turcs. On peut mesurer lacivilisation croissante ou décroissante d' une nationaux sites de ses villes et de ses villages : quandla sécurité et l' indépendance augmentent, lesvilles descendent des montagnes dans les plaines ;quand la tyrannie et

l' anarchie renaissent, elles remontent sur lesrochers, ou se réfugient sur les écueils de la mer.Dans le moyen âge, en Italie, sur le Rhin, enFrance, les villes étaient des nids d' aigle sur lapointe des rocs inaccessibles.Même date.La nuit est calme. Nous passons une soirée délicieusesur le pont. Nous partirons demain, si le vent dunord ne reprend pas avec la même force.

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ATHENES

18 août 1832, en mer.Nous avons levé l' ancre à trois heures du matin.Un vent maniable nous a laissés approcher de lapointe du continent qui avance dans la merd' Athènes ; mais là une nouvelle tempête nous aassaillis, plus violente encore que la veille ;nous avons été en un instant séparés des deuxbâtiments qui naviguaient de conserve avec nous.La mer est devenue énorme ; nous roulons d' unabîme dans l' autre, les vergues trempant dans lavague, et l' écume jaillissant sur le pont. Lecapitaine s' obstine à doubler le cap ; aprèsplusieurs heures de manoeuvres impuissantes, ilréussit : nous voilà en pleine mer, mais le ventest si fort que le brick dérive considérablement.Nous sommes forcés de mettre le cap sur

les montagnes qui se dessinent de l' autre côté dela mer d' Athènes. Nous filons dix noeuds, dans unnuage de poussière humide, et sous les floconsd' écume qui s' élancent de la proue et des deuxflancs du navire. De temps en temps l' horizons' éclaircit, et nous laisse entrevoir le capColonne qui blanchit devant nous. Nous espéronsaller le soir mouiller au pied de ces colonnes, etsaluer la mémoire du divin Platon, qui venaitméditer, deux mille ans avant nous, sur ce mêmepromontoire de Sunium . Mes regards ne quittentpas l' horizon des montagnes d' Athènes, d' où latempête nous repousse. Enfin, au déclin du soleil,le vent s' amollit ; nous faisons une bordée surl' île d' égine. Nous tombons presque en calme àl' abri de l' île et de la côte du continent, et

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nous entrons à la chute du jour dans un autre golfeformé par l' île et par les beaux rivages deCorinthe. La mer est comme un miroir, et il noussemble naviguer sur un fleuve sans vagues, dont lecours insensible nous porte jusqu' au mouillage.Nous jetons l' ancre, au moment où la nuit tombe,dans un lac immense et enchanté, que de sombresmontagnes enveloppent, et où la lune qui s' élèvefrappe de sa blancheur l' Acropolis de Corintheet les colonnes du temple d' égine. Nous sommesà quelques centaines de pas de l' île, en face dejardins ombragés de beaux platanes. Quelquesmaisons blanches brillent au milieu de la verdure.Repos et souper tranquille sur le pont, après unejournée de périls et de fatigues ; vie desvoyageurs et de l' homme sur la terre.à notre droite, l' île d' égine, adoucissant sespentes noires et rapides, étend sur un golfe unelangue de terre semée de quelques cyprès, devignes et de figuiers ; la ville

la termine ; elle est moins bizarrement placéeque le peu de villes grecques que nous avons vuesjusqu' ici ; le gymnase, élevé par Capo-D' Istria,blanchit au milieu : -son musée ; -je n' y vaispas... je suis las des musées, -cimetière desarts ; -les fragments détachés de la place, de ladestination et de l' ensemble, sont morts ;poussière de marbre qui n' a plus la vie. -jedescends seul à terre, et je passe deux heuresdélicieuses dans un jardin de cyprès et d' orangersappartenant à Gergio-Bey, d' Hydra. à dix heures,je rentre au vaisseau ; en descendant de l' échelle,je trouve la moitié du pont littéralement couvertede monceaux de pastèques et de melons, d' immensespaniers remplis de raisins de toutes formes et detoutes couleurs, dont quelques-uns pèsent trois àquatre livres, de figues de l' Attique, et de

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toutes les fleurs que la saison, le climat, peuventfournir. On me dit que c' est le gouverneurd' égine, Nicolas Scuffo, qui, ayant appris laveille, par mon pilote grec, mon passage par legolfe, est venu me rendre visite avec une barquepleine de ce présent de sa terre. Il a reconnudans mon nom celui d' un ami de la Grèce, et m' aapporté le premier gage de cette prospérité quetant de coeurs généreux ont désirée pour elle. Ila annoncé son retour pour la soirée. Je demandeun canot au capitaine Cuneo D' Ornano, et jevais à égine porter mes remercîments au gouverneur ;je le rencontre en mer. Nous revenons ensemble àmon bord. Homme distingué, d' une conversation fortspirituelle : nous parlons de la Grèce, de sonétat futur et de sa crise présente : je vois avecchagrin que l' esprit religieux est éteint enGrèce ; le clergé, ignorant, est méprisé ; l' espritcommercial n' a pas assez de vertu pour ressusciterun peuple ; je crains pour celui-là : à lapremière crise européenne, il

se décomposera de nouveau. C' est comme en Italie :des hommes les plus intelligents et les pluscourageux, des hommes, des individualités brillantes,mais pas de lien commun ; -des grecs, et point denation !Partis le 18 à midi d' égine, nous voyons le soleils' éteindre dans le vallon doré qui se creuse surl' isthme de Corinthe, entre l' Acro-Corinthe etles montagnes de l' Attique ; il enflamme toutecette partie du ciel, et c' est là que, pour lapremière fois, nous trouvons cette splendeur dufirmament qui donne son charme et sa gloire àl' orient. Salamine, tombeau de la flotte deXerxès, est à quelques pas devant nous : côtegrise, terre noirâtre, sans autre attrait que sonnom ; -sa bataille navale et la mémoire de

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Thémistocle la font saluer avec respect par lenautonier. Les montagnes de l' Attique élèventleurs noirs sommets au-dessus de Salamine, et àdroite, sur une des cimes décroissantes d' égine,le temple de Jupiter panhellénien, doré par lesderniers rayons du jour, s' élève au-dessus decette scène, une des plus belles de la naturehistorique, et jette son religieux souvenir surcette mémoire des lieux et des temps. La penséereligieuse de l' humanité se mêle à tout et consacretout ; mais la religion des grecs, religion del' esprit et de l' imagination, et non du coeur, nefait pas sur moi la moindre impression : on sait queces dieux du peuple n' étaient que le jeu de lapoésie et de l' art, des dieux feints et rêvés ;-rien de grave, rien de réel, rien de puisé dansles profondeurs de la nature et de l' âme humaineavant Socrate et Platon ! Là commence la religionde la raison ! Puis vient le christianisme, quiavait reçu de son divin fondateur le mot et la clefde la destinée humaine ! ... les âges

de barbarie qu' il lui fallut traverser pour arriverà nous l' ont souvent altéré et défiguré ; mais s' ilétait tombé sur des Platon et des Pythagore, oùne serions-nous pas arrivés ? Nous arriverons,grâce à lui, par lui et avec lui.Le calme s' établit, et nous nageons six heures sansmouvement sur la mer transparente et dans lesvapeurs colorées de la mer d' Athènes. L' acropoliset le parthénon, semblables à un autel, s' élèvent àtrois lieues devant nous, détachés du montPenthélique, du mont Hymette et du montAnchesmus ; -en effet, Athènes est un autel auxdieux, le plus beau piédestal sur lequel les sièclespassés aient pu placer la statue de l' humanité !Aujourd' hui l' aspect est sombre, triste, noir,aride, désolé ; un poids sur le coeur ; rien de

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vivant, de vert, de gracieux, d' animé ; natureépuisée, que Dieu seul pourrait vivifier : laliberté n' y suffira pas. -pour le poëte et pour lepeintre, il est écrit sur ces montagnes stériles, surces caps blanchissants de temples écroulés, sur ceslandes marécageuses ou rocailleuses qui n' ont plusrien que des noms sonores, il est écrit : " c' estfini ! " terre apocalyptique qui semble frappée parquelque malédiction divine, par quelque grandeparole de prophète ; Jérusalem des nations, danslaquelle il n' y a plus même de tombeau ; voilàl' impression d' Athènes et de tous les rivages del' Attique, des îles et du Péloponèse.Arrivés au Pirée à huit heures du matin, le 19août, nous jetons l' ancre. Les chevaux nousattendaient sur la plage du Pirée ; nous montons àcheval. -je trouve un âne, où nous plaçons uneselle de femme pour Julia ; nous partons. Pendantune demi-lieue, la plaine, quoique d' un sol

léger, maniable et fertile, est complétement inculteet nue. Les turcs ont brûlé, pendant la guerre, desoliviers dont la forêt s' étendait jusqu' à la mer ;quelques troncs noirs subsistent encore. Nousentrons dans le bois d' oliviers et de figuiers quientoure le groupe avancé des collines d' Athènes,comme d' une ceinture verdoyante. -nous suivons lesfondations évidentes encore de la longue muraille,bâtie par Thémistocle, qui unissait la ville auPirée. -quelques fontaines turques, en forme depuits, entourées d' auges rustiques en pierres brutes,sont placées de distance en distance. -des paysansgrecs et quelques soldats turcs sont couchés auprèsdes fontaines, et se donnent réciproquement à boire.-enfin, nous passons sous les remparts élevés etsous les noirs rochers qui servent de piédestal auparthénon. -le parthénon lui-même ne nous semblepas grandir, mais se rapetisser au contraire, à

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mesure que nous en approchons. -l' effet de cetédifice, le plus beau que la main humaine ait élevésur la terre, au jugement de tous les âges, nerépond en rien à ce qu' on en attend, vu ainsi ; etles pompeuses paroles des voyageurs, peintres oupoëtes, vous retombent tristement sur le coeur quandvous voyez cette réalité si loin de leurs images.-il n' est pas doré comme par les rayons pétrifiésdu soleil de Grèce ; il ne plane point dans lesairs comme une île aérienne portant un monumentdivin ; il ne brille point de loin sur la mer etsur les terres, comme un phare qui dit : " ici, c' estAthènes ! Ici l' homme a épuisé son génie et portéson défi à l' avenir ! " -non, rien de tout cela.-sur votre tête vous voyez s' élever irrégulièrementde vieilles murailles noirâtres, marquées de tachesblanches. -ces taches sont du marbre, débris desmonuments qui couronnaient déjà l' acropolis avantsa restauration

par Périclès et Phidias. Ces murailles, flanquéesde distance en distance d' autres murs qui lessoutiennent, sont couronnées d' une tour carréebyzantine et de créneaux vénitiens. -ellesentourent un large mamelon qui renfermait presquetous les monuments sacrés de la ville de Thésée. àl' extrémité de ce mamelon, du côté de la mer égée,se présente le parthénon, ou le temple de Minerve,vierge sortie du cerveau de Jupiter. -ce temple,dont les colonnes sont noirâtres, est marqué çà etlà de taches d' une blancheur éclatante : ce sont lesstigmates du canon des turcs, ou du marteau desiconoclastes. Sa forme est un carré long ; il sembletrop bas et trop petit pour sa situation monumentale.-il ne dit pas de lui-même : " c' est moi ; je suisle parthénon, je ne puis pas être autre chose. "-il faut le demander à son guide, et quand il vousa répondu, on doute encore. Plus loin, au pied de

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l' acropolis, vous passez sous une porte obscure etbasse, sous laquelle quelques turcs en guenillessont couchés à côté de leurs riches et belles armes,et vous êtes dans Athènes. -le premier monumentdigne du regard est le temple de Jupiter olympien,dont les magnifiques colonnes s' élèvent seules surune place déserte et nue, à droite de ce qui futAthènes, digne portique de la ville des ruines ! àquelques pas de là, nous entrâmes dans la ville,c' est-à-dire dans un inextricable labyrinthe desentiers étroits et semés de pans de murs écroulés,de tuiles brisées, de pierres et de marbres jetéspêle-mêle ; tantôt descendant dans la cour d' unemaison écroulée, tantôt gravissant sur l' escalierou même sur le toit d' une autre : dans ces masurespetites, blanches, vulgaires, ruines de ruines,quelques repaires sales et infects, où des famillesde paysans grecs sont entassées et enfouies. -çàet là, quelques femmes

aux yeux noirs et à la bouche gracieuse desathéniennes, sortaient, au bruit des pas de noschevaux, sur le seuil de leur porte, nous souriaientavec bienveillance et étonnement, et nous donnaientle gracieux salut de l' Attique : " bien venus,seigneurs étrangers, à Athènes ! " nous arrivâmes,après un quart d' heure de marche, parmi les mêmesscènes de dévastation et les mêmes monceaux de murset de toits écroulés, à la modeste demeure deM Gaspari, agent du consulat de Grèce à Athènes.Je lui avais envoyé le matin la lettre qui merecommandait à son obligeance. Je n' en avais pasbesoin : l' obligeance est le caractère de presquetous nos agents à l' étranger. M Gaspari nous reçutcomme des amis inconnus ; et pendant qu' il envoyaitson fils chercher une maison pour nous dans quelquemasure encore debout d' Athènes, une de ses filles,athénienne, belle et gracieuse image de cette beauté

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héréditaire des femmes de son pays, nous servait,avec empressement et modestie, du jus d' orangeglacé dans des vases de terre poreuse, aux formesantiques. Après nous être un moment rafraîchis danscet humble asile d' une simple et cordialehospitalité, si douce à rencontrer sous un cielbrûlant, à huit cents lieues de son pays, à la find' une journée de tempête, de soleil et de poussière,M Gaspari nous conduisit au bas de la ville, àtravers les mêmes ruines, jusqu' à une maison blancheet propre, élevée tout récemment, et où un italien,M, avait monté une auberge. Quelques chambresblanchies à la chaux et proprement meublées, unecour rafraîchie par une source et par un peud' ombre, au pied de l' escalier une belle lionne enmarbre blanc, des fruits et des légumes abondants,du miel de l' Hymette calomnié par M DeChateaubriand, des domestiques grecs entendantl' italien, empressés et intelligents,

tout cela doubla de prix pour nous, au milieu de ladésolation et de la nudité absolue d' Athènes.On ne trouverait pas mieux sur une route d' Italie,d' Angleterre ou de Suisse. Puisse cette aubergese soutenir et prospérer pour la consolation et lebien-être des voyageurs à venir ! Mais, hélas !Depuis quarante-huit jours, aucun étranger n' enavait franchi le seuil ni troublé le silence.Le soir, M Gropius vint obligeamment se mettre ànotre disposition pour nous montrer et nouscommenter Athènes. Aussi heureux que l' avait étéautrefois M De Chateaubriand, conduit dans lesruines d' Athènes par M Fauvel, nous eûmes dansM Gropius un second Fauvel, qui s' est faitathénien depuis trente-deux ans, et qui bâtit, commeson maître, la maison de ses vieux jours parmi cesdébris d' une ville où il a passé sa jeunesse, etqu' il aide autant qu' il le peut à sortir une centième

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fois de sa poussière poétique. -consul d' Autricheen Grèce, homme d' érudition et homme d' esprit,M Gropius joint, à l' érudition la plusconsciencieuse et la plus approfondie de l' antiquité,ce caractère de naïve bonhomie et de grâceinoffensive qui est le type des vrais et dignesenfants de l' Allemagne savante. Injustement accusépar lord Byron dans ses notes mordantes surAthènes, M Gropius ne rendait point offense pouroffense à la mémoire du grand poëte : il s' affligeaitseulement que son nom eût été traîné par luid' éditions en éditions, et livré à la rancune desfanatiques ignorants de l' antiquité ; mais il n' apas voulu se justifier, et quand on est sur leslieux, témoin des efforts constants que fait cethomme distingué pour restituer un mot à uneinscription, un fragment égaré à une statue,

ou une forme et une date à un monument, on est sûrd' avance que M Gropius n' a jamais profané ce qu' iladore, ni fait un vil commerce de la plus noble etde la plus désintéressée des études, l' étude desantiquités.Avec un tel homme, les jours valent des années pourle voyageur ignorant comme moi. -je lui demandai deme faire grâce de toutes les antiquités douteuses,de toutes les célébrités de convention, de toutes lesbeautés systématiques. J' abhorre le mensonge etl' effort en tout, mais surtout en admiration. Je neveux voir que ce que Dieu ou l' homme ont fait beau ;la beauté présente, réelle, palpable, parlante àl' oeil et à l' âme, et non la beauté de lieu etd' époque : la beauté historique ou critique,-celle-là aux savants. -à nous, poëtes, la beautéévidente et sensible ; -nous ne sommes pas des êtresd' abstraction, mais des hommes de nature etd' instinct : ainsi j' ai parcouru maintes fois Rome ;ainsi j' ai visité les mers et les montagnes ; ainsi

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j' ai lu les sages, les historiens et les poëtes ;ainsi j' ai visité Athènes.C' était une belle et pure soirée : le soleil dévorantdescendait noyé dans une brume violette sur la barrenoire et étroite qui forme l' isthme de Corinthe, etfrappait de ses derniers faisceaux lumineux lescréneaux de l' acropolis, qui s' arrondissent, commeune couronne de tour, sur la vallée large et onduléeoù dort silencieuse l' ombre d' Athènes. Noussortîmes par des sentiers sans noms et sans traces,franchissant à tout moment des brèches de murs dejardins renversés, ou des maisons sans toits, ou desruines amoncelées sur la poussière blanche de laterre d' Attique. à mesure que nous descendions versle fond de la vallée profonde et déserte qu' ombragent

le temple de Thésée, le Pnyx, l' aréopage et lacolline des nymphes, nous découvrions une plus vasteétendue de la ville moderne qui se déployait surnotre gauche, semblable en tout à ce que nous avionsvu ailleurs. -assemblage confus, vaste, morne,désordonné, de huttes écroulées, de pans de mursencore debout, de toits enfoncés, de jardins et decours ravagés, de monceaux de pierres entassées,barrant les chemins et roulant sous les pieds ; toutcela couleur de ruines récentes, de ce gris terne,flasque, décoloré, qui n' a pas même pour l' oeil lasainteté du temps écoulé, ni la grâce des ruines.-nulle végétation, excepté trois ou quatre palmierssemblables à des minarets turcs restés debout sur laville détruite ; çà et là quelques maisons auxformes vulgaires et modernes, récemment relevées parquelques européens ou quelques grecs deConstantinople. -maisons de nos villages de Franceou d' Angleterre, toits élevés sans grâce, fenêtresnombreuses et étroites ; -absence de terrasse, delignes architecturales, de décorations ; -aubergespour la vie, bâties en attendant une destruction

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nouvelle ; mais rien de ces palais qu' un peuplecivilisé élève avec confiance pour lui et lesgénérations à naître. -au milieu de tout ce chaos,mais rares, quelques pans de stade, quelquescolonnes noirâtres de l' arche d' Adrien ou deLazora, le dôme de la tour des vents ou de lalanterne de Diogène, appelant l' oeil et ne l' arrêtantpas. -devant nous grandissait et se détachait dutertre gris où il est placé, le temple de Thésée,isolé, découvert de toutes parts, debout tout entiersur son piédestal de rochers ; -ce temple, après leparthénon, le plus beau, selon la science, que laGrèce ait élevé à ses dieux ou à ses héros.

En approchant, convaincu par la lecture de la beautédu monument, j' étais étonné de me sentir froid etstérile ; mon coeur cherchait à s' émouvoir, mes yeuxcherchaient à admirer. Rien. -je ne sentais que cequ' on éprouve à la vue d' une oeuvre sans défaut, unplaisir négatif ; -mais une impression réelle etforte, une volupté neuve, puissante, involontaire ;point. -ce temple est trop petit ; c' est un sublimejouet de l' art ! Ce n' est pas un monument pour lesdieux, pour les hommes, pour les siècles. Je n' eusqu' un instant d' extase : c' est celui où, assis àl' angle occidental du temple, sur ses dernièresmarches, mes regards embrassèrent à la fois, avec lamagnifique harmonie de ses formes et l' élégancemajestueuse de ses colonnes, l' espace vide et plussombre de son portique, et sur sa frise intérieureles admirables bas-reliefs des combats des centaureset des lapithes ; et au-dessus, par l' ouverture ducentre, le ciel bleu et resplendissant, répandantson jour mystique et serein sur les corniches et surles formes saillantes des figures des bas-reliefs :elles semblaient alors vivre et se mouvoir. Lesgrands artistes en tout genre ont seuls ce don de lavie, -hélas ! à leurs dépens ! -au parthénon il

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ne reste plus que deux figures, Mars et Vénus, àdemi écrasées par deux énormes fragments de lacorniche qui ont glissé sur leurs têtes ; mais cesdeux figures valent pour moi à elles seules plus quetout ce que j' ai vu en sculpture de ma vie : ellesvivent comme jamais toile ou marbre n' a vécu. -onsouffre du poids qui les écrase ; on voudrait soulagerleurs membres, qui semblent plier en se roidissantsous cette masse ; on sent que le ciseau de Phidiastremblait, brûlait dans sa main quand ces sublimesfigures naissaient sous ses doigts. -on sent (etce n' est point une illusion, c' est la vérité, véritédouloureuse ! )

que l' artiste infusait de sa propre individualité,de son propre sang, dans les formes, dans les veinesdes êtres qu' il créait, et que c' est encore unepartie de sa vie qu' on voit palpiter dans ces formesvivantes, dans ces membres prêts à se mouvoir, surces lèvres prêtes à parler.Non, le temple de Thésée n' est pas digne de sarenommée ; il ne vit pas comme monument, il ne ditrien de ce qu' il doit dire : c' est de la beauté sansdoute, mais de la beauté froide et morte dontl' artiste seul doit aller secouer le linceul etessuyer la poussière. Pour moi, je l' admire, et jem' en vais sans aucun désir de le revoir. Les bellespierres de la colonnade du vatican, les ombresmajestueuses et colossales de saint-Pierre deRome, ne m' ont jamais laissé sortir sans un regret,sans une espérance d' y revenir !Plus haut, en gravissant une noire colline couvertede chardons et de cailloux rougeâtres, vous arrivezau Pnyx, lieu des assemblées orageuses du peupled' Athènes et des ovations inconstantes de sesorateurs ou de ses favoris. -d' énormes blocs depierre noire, dont quelques-uns ont jusqu' à douzeou treize pieds cubes, reposent les uns sur les

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autres, et portaient la terrasse où le peuple seréunissait. Plus haut encore, et à une distanced' environ cinquante pas, on voit un énorme bloccarré, dans lequel on a taillé des degrés quiservaient sans doute à l' orateur pour monter surcette tribune, qui dominait ainsi le peuple, laville et la mer. Ceci n' a aucun caractère del' élégance du peuple de Périclès ; cela sent leromain ; les souvenirs y sont beaux. -Démosthèneparlait de là, et soulevait ou calmait cette merpopulaire plus orageuse que la mer égée, qu' ilpouvait entendre

aussi mugir derrière lui. Je m' assis là, seul etpensif, et j' y restai jusqu' à la nuit presque close,ranimant sans efforts toute cette histoire, la plusbelle, la plus pressée, la plus bouillonnante detoutes les histoires d' hommes qui aient remué leglaive ou la parole. Quels temps pour le génie ! Etque de génie, de grandeur, de sagesse, de lumière,de vertu même (car non loin de là mourut Socrate)pour ce temps ! Ce moment-ci y ressemble en Europe,et surtout en France, cette Athènes vulgaire destemps modernes. -mais c' est l' élite seule de laFrance et de l' Europe qui est Athènes ; la masseest barbare encore ! Supposez Démosthène parlantsa langue brûlante, sonore, colorée, à une réunionpopulaire d' une de nos cités actuelles : qui lacomprendrait ? L' inégalité de l' éducation et de lalumière est le grand obstacle à notre civilisationcomplète moderne. Le peuple est maître, mais iln' est pas capable de l' être ; voilà pourquoi ildétruit partout, et n' élève rien de beau, de durable,de majestueux nulle part ! Tous les athénienscomprenaient Démosthène, savaient leur langue,jugeaient leur législation et leurs arts. -c' étaitun peuple d' hommes d' élite ; il avait les passionsdu peuple, il n' avait pas son ignorance ; il faisait

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des crimes, mais pas de sottises. -ce n' est plusainsi : voilà pourquoi la démocratie, nécessaire endroit, semble impossible en fait dans les grandespopulations modernes. -le temps seul peut rendreles peuples capables de se gouverner eux-mêmes.-leur éducation se fait par leurs révolutions.Le sort de l' orateur, comme Démosthène ou Mirabeau,les deux seuls dignes de ce nom, est plus séduisantque le sort du philosophe ou du poëte ; l' orateurparticipe à la fois

de la gloire de l' écrivain et de la puissance desmasses sur lesquelles et par lesquelles il agit :-c' est le philosophe roi, s' il est philosophe ;mais son arme terrible, le peuple, se brise entreses mains, le blesse et le tue lui-même ; -et puisce qu' il fait, ce qu' il dit, ce qu' il remue dansl' humanité, passions, principes, intérêts passagers,tout cela n' est pas durable, n' est pas éternel desa nature. -le poëte, au contraire, et j' entendspar poëte tout ce qui crée des idées en bronze, enpierre, en prose, en paroles ou en rhythmes ; lepoëte ne remue que ce qui est impérissable dans lanature et dans le coeur humain ; -les temps passent,les langues s' usent ; mais il vit toujours toutentier, toujours aussi lui, aussi grand, aussi neuf,aussi puissant sur l' âme de ses lecteurs ; son sortest moins humain, mais plus divin ! Il estau-dessus de l' orateur.Le beau serait de réunir les deux destinées : nulhomme ne l' a fait ; mais il n' y a cependant aucuneincompatibilité entre l' action et la pensée dansune intelligence complète. L' action est fille de lapensée, -mais les hommes, jaloux de touteprééminence, n' accordent jamais deux puissances àune même tête ; -la nature est plus libérale !-ils proscrivent du domaine de l' action celui quiexcelle dans le domaine de l' intelligence et de la

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parole ; ils ne veulent pas que Platon fasse deslois réelles, ni que Socrate gouverne une bourgade.J' envoyai demander au bey turc Youssouf-Bey,commandant de l' Attique, la permission de monter àla citadelle avec mes amis, et de visiter leparthénon. -il m' envoya un janissaire pourm' accompagner. -nous partîmes le 20,

à cinq heures du matin, accompagnés de M Gropius.-tout se tait devant l' impression incomparable duparthénon, ce temple des temples bâti par Setinus,ordonné par Périclès, décoré par Phidias ; -typeunique et exclusif du beau, dans les arts del' architecture et de la sculpture ; -espèce derévélation divine de la beauté idéale reçue un jourpar le peuple, artiste par excellence, et transmisepar lui à la postérité en blocs de marbreimpérissable, et en sculptures qui vivront à jamais.-ce monument, tel qu' il était avec l' ensemble desa situation, de son piédestal naturel, de sesgradins décorés de statues sans rivales, de sesformes grandioses, de son exécution achevée dans tousles détails, de sa matière, de sa couleur, lumièrepétrifiée ; ce monument écrase, depuis des siècles,l' admiration sans l' assouvir ; -quand on en voitce que j' en ai vu seulement, avec ses majestueuxlambeaux mutilés par les bombes vénitiennes, parl' explosion de la poudrière sous Morosini, par lemarteau de Théodore, -par les canons des turcs etdes grecs ; -ses colonnes en blocs immensestouchant ses pavés, ses chapiteaux écroulés, sestriglyphes brisés par les agents de lord Elgin, sesstatues emportées par des vaisseaux anglais. -cequ' il en reste est suffisant pour que je sente quec' est le plus parfait poëme écrit en pierre sur laface de la terre ; mais encore, je le sens aussi,c' est trop petit ; l' effet est manqué, ou il estdétruit. -je passe des heures délicieuses couché

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à l' ombre des propylées, les yeux attachés sur lefronton croulant du parthénon ; je sens l' antiquitétout entière dans ce qu' elle a produit de plusdivin ; -le reste ne vaut pas la parole qui ledécrit ! L' aspect du parthénon fait apparaître, plusque l' histoire, la grandeur colossale d' un peuple.Périclès ne doit pas mourir ! Quelle civilisationsurhumaine

que celle qui a trouvé un grand homme pour ordonner,un architecte pour concevoir, un sculpteur pourdécorer, des statuaires pour exécuter, des ouvrierspour tailler, un peuple pour solder, et des yeuxpour comprendre et admirer un pareil édifice ? Oùretrouvera-t-on et une époque et un peuple pareils ?Rien ne l' annonce. à mesure que l' homme vieillit,il perd la séve, la verve, le désintéressementnécessaire pour les arts ! Les propylées, -le templed' érechthée ou celui des cariatides, sont à côté duparthénon. -chefs-d' oeuvre eux-mêmes, mais noyésdans ce chef-d' oeuvre ; l' âme, frappée d' un couptrop fort à l' aspect du premier de ces édifices, n' aplus de force pour admirer les autres ; il faut voiret s' en aller, -en pleurant moins sur la dévastationde cette oeuvre surhumaine de l' homme, que surl' impossibilité de l' homme d' en égaler jamais lasublimité et l' harmonie. Ce sont de ces révélationsque le ciel ne donne pas deux fois à la terre :-c' est comme le poëme de Job, ou le cantique descantiques ; comme le poëme d' Homère, ou la musiquede Mozart ! Cela se fait, se voit, s' entend ; puiscela ne se fait plus, ne se voit plus, ne s' entendplus, jusqu' à la consommation des âges. -heureuxles hommes par lesquels passent ces souffles divins !Ils meurent, mais ils ont prouvé à l' homme ce quepeut être l' homme ; et Dieu les rappelle à lui pourle célébrer ailleurs et dans une langue pluspuissante encore ! -j' erre tout le jour, muet, dans

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ces ruines, et je rentre l' oeil ébloui de formes etde couleurs, le coeur plein de mémoire etd' admiration ! Le gothique est beau ; mais l' ordre etla lumière y manquent ; -ordre et lumière, ces deuxprincipes de toute création éternelle ! -adieupour jamais au gothique.

De tous les livres à faire, le plus difficile, àmon avis, c' est une traduction. Or, voyager, c' esttraduire ; c' est traduire à l' oeil, à la pensée, àl' âme du lecteur, les lieux, les couleurs, lesimpressions, les sentiments que la nature ou lesmonuments humains donnent au voyageur. Il faut à lafois savoir regarder, sentir et exprimer : etexprimer comment ? Non pas avec des lignes et descouleurs, comme le peintre, chose facile et simple ;non pas avec des sons, comme le musicien ; mais avecdes mots, avec des idées qui ne renferment ni sons,ni lignes, ni couleurs. Ce sont les réflexions queje faisais, assis sur les marches du parthénon,ayant Athènes et le bois d' oliviers du Pirée, etla mer bleue d' égée devant les yeux, et sur ma têtel' ombre majestueuse de la frise du temple destemples. -je voulais emporter pour moi un souvenirvivant, un souvenir écrit de ce moment de ma vie !Je sentais que ce chaos de marbre si sublime, sipittoresque dans mon oeil, s' évanouirait de mamémoire, et je voulais pouvoir le retrouver dans lavulgarité de ma vie future. -écrivons donc : ce nesera pas le parthénon, mais ce sera du moins uneombre de cette grande ombre qui plane aujourd' huisur moi.Du milieu des ruines qui furent Athènes, et que lescanons des grecs et des turcs ont pulvérisées etsemées dans toute la vallée et sur les deux collinesoù s' étendait la ville de Minerve, une montagnes' élève à pic de tous les côtés. -d' énormesmurailles l' enceignent ; et, bâties à leur base de

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fragments de marbre blanc, plus haut avec les débrisde frises et de colonnes antiques, elles seterminent dans quelques endroits par des créneauxvénitiens. Cette montagne ressemble à un magnifiquepiédestal, taillé par les dieux

mêmes pour y asseoir leurs autels. Son sommet, aplanipour recevoir les aires de ces temples, n' a guèreque cinq cents pieds de longueur sur deux ou troiscents pieds de large. Il domine toutes les collinesqui formaient le sol d' Athènes antique et lesvallées du Pentélique, et le cours de l' Ilissus,et la plaine du Pirée, et la chaîne des vallons etdes cimes qui s' arrondit et s' étend jusqu' àCorinthe, et la mer enfin semée des îles deSalamine et d' égine, où brillent au sommet lesfrontons du temple de Jupiter panhellénien. -cethorizon est admirable encore aujourd' hui que toutesces collines sont nues, et réfléchissent, comme unbronze poli, les rayons réverbérés du soleil del' Attique. Mais quel horizon Platon devait avoirde là sous les yeux, quand Athènes, vivante et vêtuede ses mille temples inférieurs, bruissait à sespieds comme une ruche trop pleine ; quand la grandemuraille du Pirée traçait jusqu' à la mer une avenuede pierre et de marbre pleine de mouvement, et oùla population d' Athènes passait et repassait sanscesse comme des flots ; quand le Pirée lui-même etle port de Phalère, et la mer d' Athènes, et legolfe de Corinthe, étaient couverts de forêts demâts ou de voiles étincelantes ; quand les flancs detoutes les montagnes, depuis les montagnes quicachent Marathon jusqu' à l' acropolis de Corinthe,amphithéâtre de quarante lieues de demi-cercle,étaient découpés de forêts, de pâturages, d' olivierset de vignes, et que les villages et les villesdécoraient de toutes parts cette splendide ceinturede montagnes !

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-je vois d' ici les mille chemins qui descendaientde ces montagnes, tracés sur les flancs del' Hymette, dans toutes les sinuosités des gorgeset des vallées, qui viennent toutes, comme des litsde torrents, déboucher sur Athènes. -j' entends

les rumeurs qui s' en élèvent, les coups de marteaudes tireurs de pierre dans les carrières de marbredu mont Pentélique, le roulement des blocs quitombent le long des pentes de ses précipices, ettoutes ces rumeurs qui remplissent de vie et debruit les abords d' une grande capitale. -du côtéde la ville, je vois monter par la voie sacrée,taillée dans le flanc même de l' acropolis, lapopulation religieuse d' Athènes, qui vient implorerMinerve et faire fumer l' encens de toutes cesdivinités domestiques à la place même où je suisassis maintenant, et où je respire la poussièreseule de ces temples.Rebâtissons le parthénon : cela est facile, il n' aperdu que sa frise et ses compartiments intérieurs.Les murs extérieurs ciselés par Phidias, lescolonnes ou les débris des colonnes y sont encore. Leparthénon était entièrement construit de marbreblanc, dit marbre pentélique, du nom de la montagnevoisine d' où on le tirait. Il consistait en un carrélong, entouré d' un péristyle de quarante-six colonnesd' ordre dorique. -chaque colonne a six pieds dediamètre à sa base, et trente-quatre piedsd' élévation. -les colonnes reposent sur le pavémême du temple, et n' ont point de base. à chaqueextrémité du temple existe ou existait un portiquede six colonnes. La dimension totale de l' édificeétait de deux cent vingt-huit pieds de long sur centdeux pieds de large ; sa hauteur était desoixante-six pieds. Il ne présentait à l' oeil quela majestueuse simplicité de ses lignesarchitecturales. -c' était une seule pensée de

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pierre, une et intelligible d' un regard, comme lapensée antique. -il fallait s' approcher pourcontempler la richesse des matériaux, et l' inimitableperfection des ornements et des détails.

-Périclès avait voulu en faire autant unassemblage de tous les chefs-d' oeuvre du génie etde la main de l' homme, qu' un hommage aux dieux ; -ouplutôt c' était le génie grec tout entier, s' offrant,sous cet emblème, comme un hommage lui-même à ladivinité. Les noms de tous ceux qui ont taillé unepierre, ou modelé une statue du parthénon, sontdevenus immortels.Oublions le passé, et regardons maintenant autour denous, alors que les siècles, la guerre, les religionsbarbares, des peuples stupides, le foulent aux piedsdepuis plus de deux mille ans.Il ne manque que quelques colonnes à la forêt deblanches colonnes : elles sont tombées, en blocsentiers et éclatants, sur les pavés ou sur lestemples voisins : quelques-unes, comme les grandschênes de la forêt de Fontainebleau, sont restéespenchées sur les autres colonnes ; d' autres ontglissé du haut du parapet qui cerne l' acropolis, etgisent, en blocs énormes concassés, les unes sur lesautres, comme dans une carrière les rognures desblocs que l' architecte a rejetées. -leurs flancssont dorés de cette croûte de soleil que les sièclesétendent sur le marbre : leurs brisures sontblanches comme l' ivoire travaillé d' hier. Ellesforment, de ce côté du temple, un chaos ruisselantde marbre de toutes formes, de toutes couleurs, jeté,empilé, dans le désordre le plus bizarre et le plusmajestueux : de loin, on croirait voir l' écume devagues énormes qui viennent se briser et blanchirsur un cap battu des mers. L' oeil ne peut s' enarracher ; on les regarde, on les suit, on lesadmire, on les plaint avec ce sentiment qu' on

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éprouverait pour des êtres qui auraient eu ou

qui auraient encore le sentiment de la vie. C' est leplus sublime effet de ruines que les hommes ontjamais pu produire, parce que c' est la ruine de cequ' ils firent jamais de plus beau !Si on entre sous le péristyle et sous les portiques,on peut se croire encore au moment où l' on achevaitl' édifice ; les murs intérieurs sont tellementconservés, la face des marbres si luisante et sipolie, les colonnes si droites, les partiesconservées de l' édifice si admirablement intactes,que tout semble sortir des mains de l' ouvrier :seulement le ciel étincelant de lumière est le seultoit du parthénon, et, à travers les déchirures despans de murailles, l' oeil plonge sur l' immense etvolumineux horizon de l' Attique. Tout le solalentour est jonché de fragments de sculpture oude morceaux d' architecture qui semblent attendre lamain qui doit les élever à leur place dans lemonument qui les attend. -les pieds heurtent sanscesse contre les chefs-d' oeuvre du ciseau grec :on les ramasse, on les rejette, pour en ramasser unplus curieux ; on se lasse enfin de cet inutiletravail ; tout n' est que chef-d' oeuvre pulvérisé.-les pas s' impriment dans une poussière de marbre ;on finit par la regarder avec indifférence, et l' onreste insensible et muet, abîmé dans la contemplationde l' ensemble, et dans les mille pensées qui sortentde chacun de ces débris. Ces pensées sont de lanature même de la scène où on les respire ; ellessont graves comme ces ruines des temps écoulés,comme ces témoins majestueux du néant de l' humanité ;mais elles sont sereines comme le ciel qui est surnos têtes, inondées d' une lumière harmonieuse etpure, élevées comme ce piédestal de l' acropolis, quisemble planer au-dessus de la terre ; résignées et

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religieuses comme ce monument élevé à une penséedivine, que Dieu a laissé crouler devant lui pourfaire place à de plus divines pensées ! Je ne senspoint de tristesse ici ; l' âme est légère, quoiqueméditative ; ma pensée embrasse l' ordre des volontésdivines, des destinées humaines ; elle admire qu' ilait été donné à l' homme de s' élever si haut dans lesarts et dans une civilisation matérielle ; elleconçoit que Dieu ait brisé ensuite ce mouleadmirable d' une pensée incomplète ; que l' unité deDieu, reconnue enfin par Socrate dans ces mêmeslieux, ait retiré le souffle de vie de toutes cesreligions qu' avait enfantées l' imagination despremiers temps ; que ces temples se soient écrouléssur leurs dieux : la pensée du Dieu unique jetéedans l' esprit humain vaut mieux que ces demeures demarbre où l' on n' adorait que ses ombres. à mesureque la religion se spiritualise, les temples païenss' en vont, les statues des demi-dieux descendentpar degrés de leurs socles ; ses temples deviennentplus nus et plus simples à mesure qu' ils résumentdavantage la grande pensée du Dieu unique prouvépar la raison et adoré par la vertu.

VISITE AU PACHA

Le 20 au soir, j' allai remercier Youssouf, bey deNégrepont et d' Athènes ; j' entrai dans une courmoresque ; les larges galeries des deux étages étaientsupportées par de petites colonnes de marbre noir.Une fontaine vide était au milieu de la cour ; -desécuries tout autour. Je remontai un escalier de boisau bas duquel étaient rangés plusieurs spahis, etl' on m' introduisit chez le bey. Au fond d' un vaste

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et riche appartement décoré de boiseries à petitscompartiments peints en fleurs, en arabesque et enor, dans le coin d' un large divan d' étoffe desIndes, le bey était assis à la turque ; -sa têteétait entre les mains de son barbier, beau jeunehomme revêtu d' un costume militaire très-riche, et

ayant des armes superbes dans sa ceinture ; huit oudix esclaves, dans diverses attitudes, étaientdisséminés dans la chambre. Le bey me fit demanderpardon de s' être laissé surprendre dans le momentde sa toilette, et me pria de m' asseoir sur ledivan, non loin de lui. -je m' assis, et laconversation commença. Nous parlâmes de l' objet demon voyage, de l' état de la Grèce, des nouvelleslimites assignées par la conférence de Londres,des négociations terminées de M Stratford-Canning,toutes choses que le bey paraissait ignorerprofondément, et sur lesquelles il m' interrogeaitavec le plus vif intérêt. Bientôt un esclave, portantune longue pipe dont le bout était d' ambre jaune etle tuyau revêtu de soie plissée, s' approcha de moi àpas comptés, et en regardant la terre. Quand il eutcalculé exactement en lui-même la distance précisedu point du parquet où il poserait la pipe à mabouche, il la plaça à terre ; et, marchantcirculairement pour ne point la déranger de sonaplomb, il vint à moi par un demi-tour, et me remit,en s' inclinant, le bout d' ambre entre les mains àportée de mes lèvres. Je m' inclinai à mon tour versle pacha, qui me rendit mon salut, et nouscommençâmes à fumer. Un lévrier blanc d' Athènes,la queue et les pattes peintes en jaune, dormaitaux pieds du bey. Je lui fis compliment sur labeauté de cet animal, et lui demandai s' il étaitchasseur. Il me dit que non, mais que son fils,alors à Négrepont, aimait passionnément cetexercice ; il ajouta qu' il m' avait vu passer dans

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les rues d' Athènes avec un lévrier blanc aussi, maisde plus petite race, qu' il avait trouvéincomparablement beau ; et que si j' en avaisplusieurs, il serait au comble de la joie d' enposséder un pareil. Je lui promis, à mon retour dansma patrie, de lui en faire parvenir un, en signede souvenir et

de reconnaissance de ses bontés, à Athènes. -unautre esclave apporta alors le café dans detrès-petites tasses de porcelaine de la Chine,contenues elles-mêmes dans de petits réseaux de fild' argent doré.La figure de ce turc avait le caractère que j' aireconnu depuis dans toutes les figures desmusulmans que j' ai eu occasion de voir en Syrie eten Turquie : -noblesse, douceur, et cetterésignation calme et sereine que donne à ces hommesla doctrine de la prédestination, et aux vraischrétiens la foi dans la providence ; -même cultede la volonté divine : -l' un, poussé jusqu' àl' absurde et jusqu' à l' erreur ; l' autre, expressiontriste et vraie de l' universelle et miséricordieusesagesse qui préside à la destinée de tout ce qu' ellea daigné créer. Si une conviction pouvait être unevertu, le fatalisme, ou plutôt le providentisme,serait la mienne ! Je crois à l' action complète,toujours agissante, toujours présente, de la volontéde Dieu ; -le mal seul s' oppose en nous à ce quecette volonté divine produise toujours le bien.Aussitôt que notre destinée est altérée, gâtée,pervertie, si nous regardons bien, nous reconnaîtronstoujours que c' est par une volonté de nous, unevolonté humaine, c' est-à-dire corrompue et perverse ;si nous laissions agir la seule volonté toujoursbonne, nous serions toujours bons et toujoursheureux nous-mêmes : le mal n' existerait pas ! Lesdogmes du Koran ne sont que du christianisme

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altéré, mais cette altération n' a pas pu lesdénaturer entièrement. Le peuple est plein de vertus ;je l' aime ce peuple, car c' est le peuple de laprière !

22 août 1832.Vives inquiétudes sur la santé de ma fille ; -tristepromenade au temple de Jupiter olympien et auStadi. Bu des eaux du ruisseau bourbeux et infectqui est l' Ilissus. J' y trouvai à peine assez d' eaupour y tremper mon doigt : -aridité, nudité, couleurde mâchefer, répandue sur toute cette campagned' Athènes. ô campagne de Rome, tombeaux dorés desScipions, fontaine verte et sombre d' égérie !Quelle différence ! Et que le ciel aussi surpasse àRome le ciel tant vanté de l' Attique !23 août 1832.Partis la nuit. -belle aurore sous le bois d' oliviersdu Pirée, en allant à la mer.Le brick de guerre le génie , capitaine CunéoD' Ornano, nous attendait, et nous levons l' ancre.-une belle brise du nord nous jette en troisheures devant le cap Sunium, dont nous voyons lescolonnes jaunes marquer à l' horizon la trace

toujours vivante du verbe de la sagesse grecque, dece Platon dont je serais le disciple, si le Christn' avait ni parlé, ni vécu, ni souffert, nipardonné en expirant.Nuit terrible passée au milieu des Cyclades. -levent baisse au milieu du jour ; -belle et doucenavigation jusqu' au soir. à la nuit, coup de ventfurieux entre l' île d' Armagos et celle deStampalia. -gémissement douloureux du navire ;coups sourds de la lame sur la poupe. -roulis quinous jette tantôt sur une vague, tantôt sur une

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autre. Je passe la nuit à soigner l' enfant et à mepromener sur le pont. Nuit douloureuse ! Combien defois je frémis en pensant que j' ai mis tant de viessur une seule chance ! Que je serais heureux si unesprit céleste emportait Julia sous les ombrespaisibles de saint-Point ! Ma vie à moi, à moitiéusée, a perdu plus de la moitié de son prix pourmoi-même, mais cette vie, encore mienne, qui brilledans ces beaux yeux, qui palpite dans cette jeunepoitrine, m' est cent fois plus chère que lamienne ! C' est pour celle-là surtout que je prieavec ferveur le souffle qui soulève les vaguesd' épargner ce berceau que je lui ai siimprudemment confié. -il m' exauce ; les vaguess' aplanissent, le jour paraît, les îles fuientderrière nous ; Rhodes se montre à droite, dans lelointain brumeux de l' horizon d' Asie ; et leshautes cimes de la côte de Caramanie, blanchescomme la neige des Alpes, s' élèvent resplendissantesau-dessus des nuages flottants de la nuit. -voilàdonc l' Asie !L' impression surpasse celle des horizons de laGrèce : on sent un air plus doux ; la mer et leciel sont teints d' un bleu plus calme et plus pâle ;la nature se dessine en masses plus

majestueuses ; je respire, et je sens mon entréedans une région plus large et plus haute ! LaGrèce est petite, -tourmentée, dépouillée ; c' estle squelette d' un nain : voici celui d' un géant !De noires forêts tachent les flancs des montagnesde Marmoriza, et l' on voit de loin tomber destorrents blancs d' écume dans les profonds ravins dela Caramanie.Rhodes sort comme un bouquet de verdure du sein desflots ; les minarets légers et gracieux de sesblanches mosquées se dressent au-dessus de sesforêts de palmiers, de caroubiers, de sycomores, de

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platanes, de figuiers ; ils attirent de loin l' oeildu navigateur sur ces retraites délicieuses descimetières turcs, où l' on voit chaque soir lesmusulmans, couchés sur le gazon de la tombe de leursamis, fumer et conter tranquillement, comme dessentinelles qui attendent qu' on vienne les relever,comme des hommes indolents qui aiment à se couchersur leurs lits et à essayer le sommeil avant l' heuredu dernier repos. à dix heures du matin, notre brickse trouve tout à coup entouré de cinq ou six frégatesturques à pleines voiles qui croisent devant Rhodes :-l' une d' elles s' approche à portée de la voix etnous interroge en français ; -on nous salue avecpolitesse, et nous jetons bientôt l' ancre dans larade de Rhodes, au milieu de trente-six bâtimentsde guerre du capitan-pacha, Halid-Pacha. -deuxbâtiments de guerre français, l' un à vapeur,le sphinx, commandé par le capitaine Sarlat,l' autre une corvette, l' actéon, commandée par lecapitaine Vaillant, sont mouillés non loin de nous.Les officiers viennent à bord nous demander desnouvelles d' Europe. Le soir, nous remercions lecommandant du brick le génie , M D' Ornano ;

-il repart avec l' actéon . -nous continueronsseuls notre navigation vers Chypre et la Syrie.Deux jours passés à Rhodes à parcourir cettepremière ville turque : -caractère oriental desbazars, boutiques moresques en bois sculpté :-rue des chevaliers, où chaque maison garde encoreintacts, sur sa porte, les écussons des anciennesmaisons de France, d' Espagne, d' Italie etd' Allemagne. -Rhodes a de beaux restes de sesfortifications antiques ; la riche végétationd' Asie qui les couronne et les enveloppe leurdonne plus de grâce et de beauté que n' en ont cellesde Malte : -un ordre qui put se laisser chasserd' une si magnifique possession recevait le coup

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mortel ! Le ciel semble avoir fait cette île commeun poste avancé sur l' Asie : -une puissanceeuropéenne qui en serait maîtresse tiendrait à lafois la clef de l' archipel, de la Grèce, deSmyrne, des Dardanelles, de la mer d' égypte etde la mer de Syrie. -je ne connais au monde niune plus belle position militaire maritime, ni unplus beau ciel, ni une terre plus riante et plusféconde. -les turcs y ont imprimé ce caractèred' inaction et d' indolence qu' ils portent partout :tout y est dans l' inertie et dans une sorte demisère. -mais ce peuple, qui ne crée rien, qui nerenouvelle rien, ne brise et ne détruit rien nonplus : il laisse au moins agir la nature librementautour de lui ; il respecte les arbres jusqu' aumilieu même des rues et des maisons qu' il habite ;de l' eau et de l' ombre, le murmure assoupissant etla fraîcheur voluptueuse, sont ses premiers, sontses seuls besoins. -aussi, dès que vous approchez,en Europe ou en Asie, d' une terre possédée parles musulmans, vous la reconnaissez de loin auriche et sombre voile de verdure qui flottegracieusement sur

elle. -des arbres pour s' asseoir à leur ombre,des fontaines jaillissantes pour rêver à leurbruit ; du silence, et des mosquées aux légersminarets s' élevant à chaque pas du sein d' une terrepieuse : -voilà tout ce qu' il faut à ce peuple ;il ne sort de cette douce apathie que pour monterses coursiers du désert, les premiers serviteursde l' homme, et pour voler sans peur à la mort pourson prophète et pour son Dieu. Le dogme dufatalisme en a fait le peuple le plus brave dumonde ; et quoique la vie lui soit légère et douce,celle que lui promet le koran, pour prix d' une viedonnée pour sa cause, est tellement mieux rêvéeencore, qu' il n' a qu' un faible effort à faire pour

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s' élancer de ce monde au monde céleste qu' il voitdevant lui, rayonnant de beauté, de repos etd' amour ! C' est la religion des héros ; mais cettereligion pâlit dans la foi du musulman, etl' héroïsme s' éteint avec la foi qui est sonprincipe : à mesure que les peuples croiront moins,soit à un dogme, soit à une idée, ils mourrontmoins volontiers et moins noblement. -c' est commeen Europe : pourquoi mourir, si la vie vaut mieuxque la mort ; s' il n' y a rien d' immortel à gagneren s' immolant à un devoir ? Aussi la guerre vadiminuer et s' éteindre en Europe, jusqu' à ce qu' unefoi se ranime, et parle dans le coeur de l' hommeplus haut que le vil instinct de la vie.Ravissantes figures de femmes vues le soir assisessur les terrasses, au clair de la lune. -c' estl' oeil des femmes d' Italie, mais plus doux, plustimide, plus pénétré de tendresse et d' amour ;-c' est la taille des femmes grecques, mais plusarrondie, plus assouplie, avec des mouvements plussuaves, plus gracieux. -leur front est large, uni,

blanc, poli comme celui des plus belles femmesd' Angleterre ou de Suisse ; mais la ligne régulière,droite et large du nez donne plus de majesté et denoblesse antique à la physionomie. -les sculpteursgrecs eussent été bien plus parfaits encore, s' ilseussent pris leurs modèles de figures de femmes enAsie ! -et puis il est si doux pour un européenaccoutumé aux traits fatigués, à la physionomietravaillée et contractée des femmes d' Europe, etsurtout des femmes de salon, de voir enfin desfigures aussi simples, aussi pures, aussi calmesque le marbre qui sort de la carrière ; des figuresqui n' ont qu' une seule expression, le repos et latendresse, et dans lesquelles l' oeil lit aussi viteet aussi facilement que dans les caractèresmajuscules d' une magnifique édition de luxe !

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La société et la civilisation sont évidemmentennemies de la beauté physique. Elles multiplienttrop les impressions et les sentiments ; et commela physionomie en reçoit et en garde involontairementl' empreinte, elle se complique et s' altèreelle-même ; elle a quelque chose de confus etd' incertain qui détruit sa simplicité et son charme ;c' est une langue qui a trop de mots et qui nes' entend plus, parce qu' elle est trop riche.

27 août 1832.à midi, nous mettons à la voile de Rhodes pourChypre, par une magnifique soirée. J' ai les yeuxtournés sur Rhodes, qui s' enfonce enfin dans lamer. -je regrette cette belle île comme uneapparition qu' on voudrait ranimer ; je m' y fixerais,si elle était moins séparée du monde vivant aveclequel la destinée et le devoir nous imposent la loide vivre. Quelles délicieuses retraites aux flancsde hautes montagnes, et sur ces gradins ombragés detous les arbres de l' Asie ! On m' y a montré unemaison magnifique appartenant à l' ancien pacha,entourée de trois grands et riches jardins baignésde fontaines abondantes, ornés de kiosquesravissants. -on en demande 16000 piastres decapital, c' est-à-dire quatre mille francs. Voilà dubonheur à bon marché !28 août 1832.La mer est belle, mais lourde ; point de vent ;d' immenses lames viennent de l' ouest roulermajestueusement sous notre poupe, et nous jettent,pendant trois jours et trois nuits,

tantôt sur un flanc, tantôt sur l' autre. Insupportablemartyre qu' un mouvement sans résultat ! -c' estrouler le tonneau des enfers. Le quatrième jour,

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nous apercevons la pointe orientale de Chypre ; unjour passé à longer l' île ; nous ne jetons l' ancredans la rade de Larcana que le sixième jour, aumatin.M Bottu, consul de France à Chypre, reconnaîtle bâtiment où il nous sait embarqués. Il envoieà bord une des personnes de son consulat pour nousengager à descendre chez lui, et à accepter unehospitalité à laquelle nous n' avons d' autre droitque son obligeance et son amabilité. -j' accepte ;-nous descendons. -excellent et cordial accueilde M et Madame Bottu ; -M Perthier etM Guillois, attachés au consulat, nous comblentdes mêmes prévenances ; nous rendons et recevonsdes visites ; -présents ; -café, vin de Chypreenvoyés par M Mathéi, un des magnats de Chypre.31 août.Deux jours passés à Chypre ; charme du repos aprèsune longue navigation ; -soins de l' hospitalité laplus inattendue et la plus aimable ; voilà l' étatde mon esprit à Chypre ; mais c' est tout. Ce pays,qu' on m' avait vanté comme une

oasis des îles de la Méditerranée, ressembleentièrement à toutes les îles pelées, ternes, nuesde l' archipel ; -c' est la carcasse d' une de cesîles enchantées où l' antiquité avait placé la scènede ses cultes les plus poétiques. Il est vrai que,pressé d' arriver en Asie, je n' ai visité que del' oeil les scènes éloignées et pittoresques dontcette île est, dit-on, remplie ; à mon retour, jedois y faire un séjour d' un mois, et parcourir endétail les montagnes de Chypre.L' île est fertile dans toutes ses parties : oranges,olives, raisins, figues, vignes, cotons, tout yréussit, même la canne à sucre. Cette terre depromission, ce beau royaume pour un chevalier descroisades ou pour un compagnon de Bonaparte,

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nourrissait autrefois jusqu' à deux millionsd' hommes ; il n' y reste que trente mille habitantsgrecs et quelques turcs. Rien ne serait plus aiséque de s' emparer de cette souveraineté ; unaventurier y réussirait sans peine avec une poignéede soldats et quelques millions de piastres ; celaen vaudrait la peine, s' il y avait chance de laconserver. Mais l' Europe, qui a tant besoin decolonies, s' oppose à ce qu' on lui en fasse ; lajalousie des puissances viendrait au secours desturcs, sèmerait la discorde dans la nouvelleconquête, et le conquérant aurait le sort du roiThéodore. -quel dommage ! C' est un beau rêve ; ethuit jours le changeraient en réalité.

En mer, partis de l' île de Chypre, le 2 septembre1832.Nous avons mis à la voile hier, à minuit. Nos amisde Chypre, Mm Bottu et Perthier, ont passé lasoirée avec nous sur le pont du brick, et ne nousont quittés qu' à minuit. Nous emportons les plusvifs sentiments de reconnaissance pour l' accueilvraiment amical que nous ont fait M et MadameBottu. C' est une singulière destinée que celle duvoyageur : il sème partout des affections, dessouvenirs, des regrets ; il ne quitte jamais unrivage sans le désir et l' espérance d' y revenirretrouver ceux qu' il ne connaissait pas quelquesjours auparavant. Quand il arrive, tout lui estindifférent sur la terre où il promène sa vue :quand il part, il sent que des yeux et des coeursle suivent de ce rivage qu' il voit s' enfuir derrièrelui. Il y attache lui-même ses regards, il y laissequelque chose de son propre coeur ; puis le ventl' emporte vers un autre horizon où les mêmes scènes,où les mêmes impressions vont se renouveler pourlui. Voyager, c' est multiplier, par l' arrivée et ledépart, par le plaisir et les adieux, les impressions

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que les événements d' une vie sédentaire ne donnentqu' à de rares intervalles ; c' est éprouver cent foisdans l' année un peu de ce qu' on éprouve dans la vieordinaire, à connaître, à aimer et à perdre desêtres jetés sur notre route par la providence.Partir, c' est comme mourir, quand on quitte cespays lointains où la destinée ne conduit pas deuxfois le voyageur. Voyager, c' est résumer une longuevie en peu d' années ; c' est un des plus fortsexercices

que l' homme puisse donner à son coeur comme à sapensée. Le philosophe, l' homme politique, le poëte,doivent avoir beaucoup voyagé. Changer d' horizonmoral, c' est changer de pensée.3 septembre 1832.Nous nous réveillons en pleine mer. Nous ne voyonsplus les côtes blanches de cette île, ni le sommetarrondi de l' Olympe. La mer est calme comme unvaste lac ; une brume épaisse et argentée borde detoute part l' horizon. Une faible brise paresseuseet inégale vient par moments mourir dans nos largesvoiles. Un soleil de plomb brûle les planches dupont, que nous arrosons pour le rafraîchir. Tout lemonde est couché sur les barres ou sur les cordages,sans parole, sans mouvement, le front ruisselant desueur. L' air manque à la respiration ; c' est unvéritable simoûn sur la mer. Il semble qu' on respired' avance la moite et brûlante réverbération dessables du désert, dont nous sommes encore à centcinquante lieues. Les journées se passent ainsi. Onn' a pas la force de parler, pas même la force de lire.J' entr' ouvre quelquefois la bible pour y chercher cequi concerne le Liban, premières cimes qui doiventbientôt frapper nos yeux. Je lis l' histoired' Hérode dans l' historien Josèphe.

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4 septembre 1832.Même absence du vent ; même incendie du ciel. Lamer fume de chaleur, et ses eaux mortes sont voiléesd' un brouillard qu' aucun souffle ne soulève. Nousépions à perte de vue les légères rides que quelquesbrises perdues tracent à sa surface : nous voyonsl' une d' elles lentement s' approcher du brick, enrendant un peu de couleur vive à la mer ; elle donneune légère enflure à nos grandes voiles : le navirecraque, et soulève un peu d' écume à sa proue. Lespoitrines se dilatent ; on s' approche du bord où labrise est venue. On sent un peu de fraîcheur glissersur son front, sous les boucles humides de sescheveux ; et puis tout rentre dans le calme et dansla fournaise accoutumée. L' eau que nous buvonsest tiède ; personne n' a la force de manger. Si cetétat se prolongeait, l' homme ne vivrait paslongtemps. Heureusement nous n' avons que six semainesde ces chaleurs à craindre ; elles finissent aumilieu d' octobre.

4 septembre, au soir.De cinq à huit heures un vent frais, venu du golfed' Alexandrette, nous a fait faire quelques lieues.Nous devons être à peu près à moitié du chemin entreChypre et les côtes de Syrie ; peut-être demain ànotre réveil serons-nous en vue des côtes.5 septembre 1832.J' ai entendu, en me réveillant, le léger murmureproduit par le sillage du vaisseau quand il marche.Je me suis hâté de monter sur le pont pour voir lescôtes ; mais on ne voyait rien encore. Les courantsfréquents dans cette mer pouvaient nous avoiremportés bien loin de notre estime ; peut-êtreétions-nous à la hauteur des côtes basses del' Idumée ou de l' égypte. L' impatience nous gagnaittous.

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Même date, à deux heures.Le capitaine du brick a reconnu les cimes du montLiban. Il m' appelle pour me les montrer ; je lescherche en vain dans la brume enflammée où sondoigt me les indique. Je ne vois rien que lebrouillard transparent que la chaleur élève, et,au-dessus, quelques couches de nuages d' un blancmat. Il insiste, je regarde encore, mais en vain.Tous les matelots me montrent en souriant leLiban ; le capitaine ne comprend pas comment je nele vois pas comme lui. " mais où le cherchez-vousdonc ? Me dit-il ; vous regardez trop loin. Ici,plus près, sur nos têtes. " en effet, je levai lesyeux alors vers le ciel, et je vis la crête blancheet dorée du Sannin, qui planait dans le firmamentau-dessus de nous. -la brume de la mer m' empêchaitde voir sa base et ses flancs. -sa tête seuleapparaissait rayonnante et sereine dans le bleu duciel. C' est une des plus magnifiques et des plusdouces impressions que j' aie ressenties dans meslongs voyages. C' était la terre où tendaient toutesmes pensées du moment, comme homme et commevoyageur ; c' était la terre sacrée, la terre oùj' allais de si loin chercher les souvenirs del' humanité primitive ; et puis c' était la terre oùj' allais enfin faire reposer dans un climatdélicieux, à l' ombre des orangers et des palmiers,au bord des torrents de neige, sur quelque collinefraîche et verdoyante, tout ce que j' avais de pluscher au monde, ma femme et Julia. Je ne doute pasqu' un an ou deux passés sous ce beau ciel

ne fortifient la santé de Julia, qui depuis sixmois me donne quelquefois des pressentimentsfunestes. Je salue ces montagnes de l' Asie comme

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un asile où Dieu la mène pour la guérir ; une joiesecrète et profonde remplit mon coeur ; je ne puisplus détacher mes yeux du mont Liban.Nous dînons à l' ombre de la tente étendue sur lepont. La brise continue, et se ranime à mesure quele soleil descend. à chaque instant, nous courons àla proue pour mesurer la marche du navire au bruitqu' il fait en creusant la mer ; enfin le ventdevient frais, les vagues moutonnent ; nous filonscinq noeuds d' heure en heure ; les flancs des hautesmontagnes percent le brouillard et s' avancent commedes caps aériens devant nous. Nous commençons àdistinguer les profondes et noires vallées quis' ouvrent sur les côtes ; les ravins blanchissent,les rochers des crêtes se dressent et s' articulent,les premières collines qui partent du voisinage dela mer s' arrondissent ; peu à peu nous croyonsreconnaître des villages jetés au penchant descollines, et de grands monastères qui couronnent,comme des châteaux gothiques, les sommets desmontagnes intermédiaires. Chaque objet que noussaisissons du regard est une joie dans le coeur ;tout le monde est sur le pont. Chacun fait remarquerà son voisin un objet qui lui était échappé ; l' unvoit les cèdres du Liban comme une tache noire surles flancs d' une montagne, l' autre comme un donjonau sommet des monts de Tripoli ; quelques-unscroient distinguer l' écume des cascades sur lesdéclivités des précipices. -on voudrait pouvoir,avant la nuit, toucher à ce rivage tant rêvé, tantdésiré ; on tremble qu' au moment d' y atteindre, uncalme nouveau n' endorme le navire pendant de longuesjournées sur ces flots qui nous

impatientent, ou qu' un vent contraire ne vienne dela côte, et ne nous repousse sur la mer de Candie :cette mer de Syrie, golfe immense, entouré deshautes cimes du Liban et du Taurus, est perfide

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pour les marins ; tout ce qui n' y est pas tempêtey est calme ou courant ; ces courants entraînentinvinciblement les navires bien loin de leur route,et puis il n' y a pas de ports sur les côtes ; ilfaut mouiller dans des rades dangereuses, à unegrande distance du rivage ; une houle presqueconstante laboure ces rades et coupe les ancres :nous ne serons tranquilles et sûrs d' être arrivésqu' après être descendus à terre. Pendant que nousfaisions tous ces raisonnements, et que nousflottions entre l' espoir et la crainte, la nuittombe tout à coup, non pas comme dans nos climats, avecla lenteur et la gradation d' un crépuscule, maiscomme un rideau qu' on tire sur le ciel et sur laterre. Tout s' éteint, tout s' efface sur les flancsnoircis du Liban, et nous ne voyons plus que lesétoiles entre lesquelles nos mâts se balancent. Levent tombe aussi ; la mer dort ; et nous descendonschacun dans nos cabines, dans l' incertitude dulendemain.Je ne dormais pas ; mon esprit était trop agité :j' entendais, à travers les planches mal jointes quiséparaient ma chambre de celle de Julia, le soufflede mon enfant endormie, et tout mon coeur reposaitsur elle. Je pensais que demain, peut-être, jedormirais à mon tour plus tranquille sur cette viesi chère, que je me repentais d' avoir hasardéeainsi sur la mer, -qu' une tempête pouvait enleverdans sa fleur. Je priais Dieu, dans ma pensée, deme pardonner cette imprudence, de ne pas me punirde m' être confié trop en lui, de lui avoir demandéplus que je n' avais eu droit de

le faire. Je me rassurais ; je me disais : c' est unange visible qui protége à la fois sa propredestinée et toutes les nôtres. Le ciel nous compterason innocence et sa pureté pour rançon ; il nousmènera, il nous ramènera à cause d' elle. Elle aura

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vu au plus bel âge de la vie, à cet âge où toutes lesimpressions s' incorporent, pour ainsi dire, avecnous, et deviennent les éléments mêmes de notreexistence, elle aura vu tout ce qu' il y a de beaudans la nature, dans la création ; les souvenirs deson enfance seront les monuments merveilleux, leschefs-d' oeuvre des arts en Italie ; Athènes et leparthénon seront gravés dans sa mémoire, comme dessites paternels ; les belles îles de l' archipel, lemont Taurus, les montagnes du Liban, Jérusalem,les pyramides, le désert, les tentes de l' arabe,les palmiers de la Mésopotamie, seront les récitsde son âge avancé. Dieu lui a donné la beauté,l' innocence, le génie, et un coeur où tout s' allumeen sentiments généreux et sublimes ; je lui auraidonné, moi, ce que je pouvais ajouter à ces donscélestes : le spectacle des scènes les plusmerveilleuses, les plus enchantées de la terre. Quelêtre ce sera à vingt ans ! Tout aura été bonheur,piété, amour et merveilles dans sa vie ! Oh ! Quisera digne de la compléter par l' amour ? Je pleurais,et je priais avec ferveur et confiance ; car je nepuis jamais avoir un sentiment fort dans le coeur,sans qu' il tende à l' infini, sans qu' il se résolveen un hymne ou en une invocation à celui qui est lafin de tous nos sentiments, à celui qui les produitet qui les absorbe tous : à Dieu !Comme j' allais m' endormir, j' entendis sur le pontquelques pas précipités, comme pour une manoeuvre :je fus étonné, car le silence était complet depuislongtemps, et la

mer ne rendait qu' un petit frémissement de lame,qui m' annonçait que le brick marchait encore. Bientôtj' entendis les anneaux sonores de la chaîne del' ancre se dérouler pesamment du cabestan ; puis jesentis ce coup sec qui fait vibrer tout le navirequand l' ancre a roulé jusqu' au fond solide, et mord

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enfin le sable ou l' herbe marine. Je me levai,j' ouvris mon étroite fenêtre. Nous étions arrivés,nous étions en rade devant Bayruth ; j' apercevaisquelques lumières disséminées sur un rivage éloigné ;j' entendais les aboiements des chiens sur la plage.Ce fut le premier bruit qui m' arriva de la côted' Asie ; il me réjouit le coeur. Il était minuit.Je rendis grâce à Dieu, et je m' endormis d' unprofond et paisible sommeil. Personne n' avait étéréveillé que moi sous le pont.

BAYRUTH

6 septembre 1832, neuf heures du matin.Nous étions devant Bayruth, une des villes les pluspeuplées de la côte de Syrie, anciennement Beryte,devenue colonie romaine sous Auguste, qui lui donnale nom de Felix Julia . Cette épithète d' heureuselui fut attribuée à cause de la fertilité de sesenvirons, de son incomparable climat, et de lamagnificence de sa situation. La ville occupe unegracieuse colline qui descend en pente douce versla mer ; quelques bras de terre ou de rocherss' avancent dans les flots, et portent des fortificationsturques de l' effet le plus pittoresque ; la rade estfermée par une langue de terre qui défend la mer desvents d' est : toute cette langue de terre, ainsi queles collines environnantes, sont couvertes

de la plus riche végétation ; les mûriers à soiesont plantés partout, et élevés d' étage en étagesur des terrasses artificielles ; les caroubiers àla sombre verdure et au dôme majestueux, les figuiers,les platanes, les orangers, les grenadiers, et une

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quantité d' autres arbres ou arbustes étrangers à nosclimats, étendent sur toutes les parties du rivagevoisines de la mer le voile harmonieux de leursdivers feuillages ; plus loin, sur les premièrespentes des montagnes, les forêts d' oliviers touchentle paysage de leur verdure grise et cendrée : à unelieue environ de la ville, les hautes montagnes deschaînes du Liban commencent à se dresser ; elles youvrent leurs gorges profondes, où l' oeil se perddans les ténèbres du lointain ; elles y versentleurs larges torrents, devenus des fleuves ; elles yprennent des directions diverses, les unes du côtéde Tyr et de Sidon, les autres vers Tripoli etLatakieh ; et leurs sommets inégaux, perdus dansles nuages ou blanchis par la répercussion dusoleil, ressemblent à nos Alpes couvertes de neigeséternelles.Le quai de Bayruth, que la vague lave sans cesse etcouvre quelquefois d' écume, était peuplé d' une fouled' arabes, dans toute la splendeur de leurs costumeséclatants et de leurs armes. On y voyait unmouvement aussi actif que sur le quai de nos grandesvilles maritimes ; plusieurs navires européensétaient mouillés près de nous dans la rade, et leschaloupes, chargées des marchandises de Damas et deBagdad, allaient et venaient sans cesse de la riveaux vaisseaux ; les maisons de la ville s' élevaientconfusément groupées, les toits des unes servant deterrasses aux autres. Ces maisons à toits plats, etquelques-unes à balustrades

crénelées, ces fenêtres à ogives multipliées, cesgrilles de bois peint qui les fermaienthermétiquement comme un voile de la jalousieorientale, ces têtes de palmiers qui semblaientgermer dans la pierre, et qui se dressaientjusqu' au-dessus des toits, comme pour porter un peude verdure à l' oeil des femmes prisonnières dans les

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harems, tout cela captivait nos yeux et nousannonçait l' orient : nous entendions le cri aigu desarabes du désert qui se disputaient sur les quais,et les âpres et lugubres gémissements des chameaux,qui poussent des cris de douleur quand on leur faitplier les genoux pour recevoir leurs charges.Occupés de ce spectacle si nouveau et si saisissantpour nos yeux, nous ne songions pas à descendre dansnotre patrie nouvelle. Le pavillon de Franceflottait cependant au sommet d' un mât sur une desmaisons les plus élevées de la ville, et semblaitnous inviter à aller ous reposer, sous son ombre,de notre longue et pénible navigation.Mais nous avions trop de monde et trop de bagagespour risquer le débarquement avant d' avoir reconnule pays et choisi une maison, si nous pouvions entrouver une. Je laissai ma femme, Julia et deuxde mes compagnons sur le brick, et je fis mettre lecanot à la mer pour aller en reconnaissance.En peu de minutes, une belle lame plane et argentéeme jeta sur le sable ; et quelques arabes, lesjambes nues, m' emportèrent dans leurs bras jusqu' àl' entrée d' une rue sombre et rapide qui conduisaitau consulat de France. Le consul, M Guys, pourqui j' avais des lettres, et que j' avais même déjàvu à Marseille, n' était pas arrivé. Je trouvai à

sa place M Jorelle, gérant du consulat et drogmande France en Syrie, jeune homme dont laphysionomie gracieuse et bienveillante nous prévinten sa faveur, et dont toutes les bontés, pendantnotre long séjour en Syrie, justifièrent cettepremière impression. Il nous offrit une partie dela maison du consulat pour premier asile, et nouspromit de nous faire chercher une maison dans lesenvirons de la ville, où nous pourrions établirnotre campement. En peu d' heures, les chaloupes deplusieurs navires et les portefaix de Bayruth,

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sous la surveillance des janissaires du consulat,eurent opéré le débarquement de notre monde et denos provisions de tous genres ; et avant la nuitnous étions tous à terre, logés provisoirement etcomblés de soins et d' égards par M et MadameJorelle. C' est un moment délicieux que celui où,après une longue et orageuse traversée, arrivés àpeine dans un pays inconnu, vous jetez les yeux,du haut d' une terrasse parfumée et riante, surl' élément que vous quittez enfin pour longtemps,sur le brick qui vous a apportés à travers lestempêtes et qui danse encore dans une rade houleuse,sur la campagne ombragée et paisible qui vousentoure, sur toutes ces scènes de la vie de terrequi semblent si douces quand on en a été longtempssevré : il y a quelque chose du sentiment de laconvalescence après une longue maladie, dansl' impression des premières heures, des premièresjournées passées à terre après une navigation. Nousen avons joui toute la soirée. Madame Jorelle,jeune et charmante femme née à Alep, a conservéle riche et noble costume des femmes arabes : leturban, la veste brodée, le poignard à la ceinture.Nous ne nous lassions pas d' admirer ce magnifiquecostume, qui relevait encore sa beauté toutorientale.

Quand la nuit fut venue, on nous servit un souperà l' européenne, dans un kiosque dont les largesfenêtres grillées ouvraient sur le port, et où levent rafraîchissant du soir jouait dans la flammedes bougies. Je fis défoncer une caisse de vins deFrance que j' ajoutai à ce festin de l' hospitalité,et nous passâmes ainsi notre première soirée àcauser des deux patries que nous quittions et quenous venions chercher : une question sur la Francerépondait à une question sur l' Asie. Julia jouaitavec les longues tresses de quelques femmes arabes

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ou de quelques esclaves noires qui vinrent nousvisiter ; elle admirait ces costumes nouveaux pourelle ; sa mère tressait les longues boucles de sescheveux blonds, à l' imitation de celles des damesde Bayruth, ou lui arrangeait son châle en turbansur la tête. Je n' ai rien vu de plus ravissant,parmi tous les visages de femmes qui sont gravésdans ma mémoire, que la figure de Julia coifféeainsi du turban d' Alep, avec la calotte d' orciselé, d' où tombaient des franges de perles et deschaînes de sequins d' or, avec les tresses de sescheveux pendantes sur ses deux épaules, et avec ceregard étonné levé sur sa mère et sur moi, et cesourire qui semblait nous dire : " jouissez, etvoyez comme je suis belle aussi ! "après avoir parlé cent fois de la patrie, et nommétous les noms des lieux et des personnes qu' unsouvenir commun pouvait nous rappeler ; après quenous nous fûmes donné tous les renseignementsmutuels qui pouvaient nous intéresser, on parla depoésie : Madame Jorelle me pria de lui faireentendre quelques morceaux de poésie française, etnous traduisit elle-même quelques fragments depoésie d' Alep. Je lui dis que la nature étaittoujours plus complétement

poétique que les poëtes, et qu' elle-même en cemoment, à cette heure, dans ce beau site, à ce clairde lune, dans ce costume étranger, avec cette pipeorientale à la main et ce poignard à manche dediamant à sa ceinture, était un plus beau sujet depoésie que tous ceux que nous avions parcourus parla seule pensée. Et comme elle me répondit qu' illui serait très-agréable d' avoir un souvenir denotre voyage à envoyer à son père à Alep, dansquelques vers faits pour elle, je me retirai unmoment, et je lui rapportai les vers suivants, quin' ont de mérite que le lieu où ils furent écrits, et

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le sentiment de reconnaissance qui me les inspira :qui ? Toi ? Me demander l' encens de poésie !Toi, fille d' orient, née aux vents du désert !Fleur des jardins d' Alep, que bulbul eût choisiepour languir et chanter sur son calice ouvert !Rapporte-t-on l' odeur au baume qui l' exhale ?Aux rameaux d' oranger rattache-t-on leurs fruits ?Va-t-on prêter des feux à l' aube orientale,ou des étoiles d' or au ciel brillant des nuits ?Non, plus de vers ici ! Mais si ton regard aimece que la poésie a de plus enchanté,dans l' eau de ce bassin contemple-toi toi-même :les vers n' ont point d' image égale à ta beauté !

Quand le soir, dans le kiosque à l' ogive grillée,qui laisse entrer la lune et la brise des mers,tu t' assieds sur la natte à Palmyre émaillée,où du moka brûlant fument les flots amers ;quand, ta main approchant de tes lèvres mi-closesle tuyau de jasmin vêtu d' or effilé,ta bouche, en aspirant le doux parfum des roses,fait murmurer l' eau tiède au fond du narguilé ;quand le nuage ailé qui flotte et te caressed' odorantes vapeurs commence à t' enivrer,que les songes lointains d' amour et de jeunessenagent pour nous dans l' air que tu fais respirer ;quand de l' arabe errant tu dépeins la cavalesoumise au frein d' écume entre tes mains d' enfant,et que de ton regard l' éclair oblique égalel' éclair brûlant et doux de son oeil triomphant ;quand ton bras, arrondi comme l' anse de l' urne,sur le coude appuyé soutient ton front charmant,et qu' un reflet soudain de ta lampe nocturnefait briller ton poignard des feux du diamant ;il n' est rien dans les sons que la langue murmure,rien dans le front rêveur des bardes comme moi,rien dans les doux soupirs d' une âme fraîche et pure,rien d' aussi poétique et d' aussi frais que toi !

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J' ai passé l' âge heureux où la fleur de la vie,l' amour, s' épanouit et parfume le coeur ;et l' admiration, dans mon âme ravie,n' a plus pour la beauté qu' un rayon sans chaleur.

De mon coeur attiédi la harpe est seule aimée.Mais combien à seize ans j' aurais donné de verspour un de ces flocons d' odorante fuméeque ta lèvre distraite exhale dans les airs ;ou pour fixer du doigt la forme enchanteressequ' une invisible main trace en contour obscur,quand le rayon des nuits, dont le jour te caresse,jette, en la dessinant, ton ombre sur le mur !Nous ne pouvions nous arracher à cette premièrescène de la vie arabe. Enfin nous allâmes, pour lapremière fois après trois mois, nous reposer dansdes lits et dormir sans craindre la vague. Un ventimpétueux mugissait sur la mer, ébranlait les mursde la haute terrasse sous laquelle nous étionscouchés, et nous faisait sentir plus délicieusementle prix d' un séjour tranquille après tant desecousses. Je pensais que Julia et ma femme étaientenfin pour longtemps à l' abri de tous périls, et jecombinais dans ma veille les moyens de leur préparerun séjour agréable et sûr, pendant que jepoursuivrais moi-même le cours de mon voyage dansces lieux que mon pied touchait enfin.

7 septembre 1832.Je me suis levé avec le jour, j' ai ouvert le voletde bois de cèdre, seule fermeture de la chambre oùl' on dort dans ce beau climat. J' ai jeté monpremier regard sur la mer et sur la chaîneétincelante des côtes qui s' étendent en s' arrondissantdepuis Bayruth jusqu' au cap Batroun, à moitiéchemin de Tripoli.

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Jamais spectacle de montagnes ne m' a fait une telleimpression. Le Liban a un caractère que je n' ai vuni aux Alpes ni au Taurus : c' est le mélange de lasublimité imposante des lignes et des cimes avec lagrâce des détails et la variété des couleurs ; c' estune montagne solennelle comme son nom ; ce sont lesAlpes sous le ciel de l' Asie, plongeant leurscimes aériennes dans la profonde sérénité d' uneéternelle splendeur. Il semble que le ciel reposeéternellement sur les angles dorés de ces crêtes ;la blancheur éblouissante dont il les imprime selaisse confondre avec celle des neiges qui restent,jusqu' au milieu de l' été, sur les sommets les plusélevés. La chaîne se développe à l' oeil dans unelongueur de soixante lieues au moins, depuis le capde Saïde, l' antique Sidon, jusqu' aux environs deLatakieh, où elle commence à décliner, pour laisserle mont Taurus jeter ses racines dans les plainesd' Alexandrette.Tantôt les chaînes du Liban s' élèvent presqueperpendiculairement

sur la mer avec des villages et de grands monastèressuspendus à leurs précipices ; tantôt elless' écartent du rivage, forment d' immenses golfes,laissent des marques verdoyantes ou des lisières desable doré entre elles et les flots. Des voilessillonnent ces golfes, et vont aborder dans lesnombreuses rades dont la côte est dentelée. La mery est de la teinte la plus bleue et la plus sombre ;et, quoiqu' il y ait presque toujours de la houle, lavague, qui est grande et large, roule à vastes plissur les sables, et réfléchit les montagnes commeune glace sans tache. Ces vagues jettent partoutsur la côte un murmure sourd, harmonieux, confus,qui monte jusque sous l' ombre des vignes et descaroubiers, et qui remplit les campagnes de vie etde sonorité. à ma gauche, la côte de Bayruth

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était basse ; c' était une continuité de petiteslangues de terre tapissées de verdure, et garantiesseulement du flot par une ligne de rochers etd' écueils couverts pour la plupart de ruinesantiques. Plus loin, des collines de sable rougecomme celui des déserts d' égypte s' avancent commeun cap, et servent de reconnaissance aux marins ;au sommet de ce cap, on voit les larges cimes enparasol d' une forêt de pins d' Italie ; et l' oeil,glissant entre leurs troncs disséminés, va sereposer sur les flancs d' une autre chaîne du Liban,et jusque sur le promontoire avancé qui portaitTyr (aujourd' hui Sour).Quand je me retournais du côté opposé à la mer, jevoyais les hauts minarets des mosquées, comme descolonnettes isolées, se dresser dans l' air bleu etondoyant du matin ; les forteresses moresques quidominent la ville, et dont les murs lézardésdonnent racine à une forêt de plantes grimpantes,de figuiers sauvages et de giroflées ; puis lescrénelures

ovales des murs de défense ; puis les cimes égalesdes campagnes plantées de mûriers ; çà et là lestoits plats et les murailles blanches des maisonsde campagne ou des chaumières des paysans syriens ;et enfin au delà, les pelouses arrondies descollines de Bayruth, portant toutes des édificespittoresques, des couvents grecs, des couventsmaronites, des mosquées ou des santons, et revêtuesde feuillages et de culture comme les plus fertilescollines de Grenoble ou de Chambéry. Pour fond àtout cela, toujours le Liban : le Liban prenantmille courbes, se groupant en gigantesques masses,et jetant ses grandes ombres ou faisant étincelerses hautes neiges sur toutes les scènes de cethorizon.Même date.

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J' ai passé la journée entière à parcourir lesenvirons de Bayruth, et à chercher un lieu derepos pour y établir une maison.J' ai loué cinq maisons qui forment un groupe, et queje réunirai par des escaliers de bois, des galerieset des ouvertures. Chaque maison ici n' est guèrecomposée que d' un souterrain qui sert de cuisine, etd' une chambre où couche toute la famille, quelquenombreuse qu' elle soit. Dans un tel climat, la vraiemaison, c' est le toit construit en terrasse.

C' est là que les femmes et les enfants passent lesjournées et souvent les nuits. Devant les maisons,entre les troncs de quelques mûriers ou de quelquesoliviers, l' arabe construit un foyer avec troispierres, et c' est là que sa femme lui prépare àmanger. On jette une natte de paille sur un bâtonqui va du mur aux branches de l' arbre. Sous cet abrise fait tout le ménage. Les femmes et les filles ysont tout le jour accroupies, occupées à peignerleurs longs cheveux, à les tresser, à blanchir leursvoiles, à tisser leurs soies, à nourrir leurspoules, ou à jouer et à causer entre elles, commedans nos villages du midi de la France, le dimanchematin, les filles se rassemblent sur les portes deschaumières.Même date, au soir.Toute la journée a été employée à décharger lebrick, et à porter, de la ville à notre maison decampagne, les bagages de notre caravane. Chacun denous aura sa chambre. Un vaste champ de mûriers etd' orangers s' étend autour des cinq maisons réunies,et donne à chacun quelques pas à faire devant saporte, et un peu d' ombre pour respirer. J' ai achetédes nattes d' égypte et des tapis de Damas, pournous servir de lits et de divans. J' ai trouvé descharpentiers arabes très-actifs et très-intelligentsqui sont déjà à

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l' ouvrage pour nous faire des portes et des fenêtres ;et ce soir nous irons coucher déjà dans notrenouvelle habitation.8 septembre 1832.Rien de plus délicieux que notre réveil après lapremière nuit passée dans notre maison. Nous avonsfait apporter le déjeuner sur la plus large de nosterrasses, et nous avons reconnu de l' oeil tous lesenvirons.La maison est à dix minutes de la ville. On y arrivepar des sentiers ombragés d' immenses aloès quilaissent pendre leurs figues épineuses sur la têtedes passants. On longe quelques arches antiques etune immense tour carrée, bâtie par l' émir desdruzes, Fakardin ; tour qui sert aujourd' huid' observatoire à quelques sentinelles de l' arméed' Ibrahim-Pacha, qui observent de là toute lacampagne. On se glisse ensuite entre les troncs demûriers, et on arrive à un groupe de maisons bassescachées dans les arbres, et flanquées d' un bois decitronniers et d' orangers. Ces maisons sontirrégulières, et celle du milieu s' élève comme unetour carrée, et pyramide gracieusement sur lesautres. Les toits de toutes ces maisonnettescommuniquent au moyen de quelques degrés

de bois, et forment ainsi un ensemble assez commodepour des hôtes qui viennent de passer tant de jourssous l' entre-pont d' un navire marchand.à quelque cent pas de nous la mer s' avance dans lesterres ; et vue d' ici, au-dessus des têtes vertesdes citronniers et des aloès, elle ressemble à unbeau lac intérieur ou à un large fleuve dont onn' aperçoit qu' un tronçon. Quelques barques arabesy sont à l' ancre, et se balancent mollement sur ses

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ondulations insensibles. Si nous montons sur laterrasse supérieure, ce beau lac se change en unimmense golfe clos d' un côté par le château moresquede Bayruth, et de l' autre par les immensesmurailles sombres de la chaîne de montagnes quicourt vers Tripoli. Mais en face de nous l' horizons' étend davantage : il commence par courir sur uneplaine de champs admirablement cultivés, jalonnésd' arbres qui cachent entièrement le sol, semés çàet là de maisons semblables à la nôtre, et quiélèvent leurs toits comme autant de voiles blanchessur un océan de verdure ; il se rétrécit ensuiteentre une longue et gracieuse colline, au sommetde laquelle un couvent grec montre ses muraillesblanches et ses dômes bleus ; quelques cimes de pinsparasols planent, un peu plus haut, sur les dômesmêmes du couvent. La colline descend par gradinssoutenus de murailles de pierre, et portant desforêts d' oliviers et de mûriers. La mer vientbaigner les derniers gradins ; elle s' écarte ensuite,et une seconde plaine plus éloignée s' arrondit et secreuse pour laisser passer un fleuve qui serpentelongtemps parmi des bois de chênes verts, et va sejeter dans le golfe, que ses eaux jaunissent surles bords. Cette plaine ne se termine qu' aux flancsdorés des montagnes. Ces montagnes ne s' élèvent

pas d' un seul jet ; elles commencent par d' énormescollines semblables à des blocs immenses, les unsarrondis, les autres presque carrés : un peu devégétation couvre les sommets de ces collines, etchacune d' elles porte ou un monastère ou un village,qui réfléchit la lueur du soleil et attire lesregards. Les pans des collines brillent comme del' or : ce sont des murailles de grès jaunâtre,concassées par les tremblements de terre, et dontchaque parcelle réfléchit et darde la lumière.Au-dessus de ces premiers monticules, les degrés du

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Liban s' élargissent ; il y a des plateaux d' une oudeux lieues : plateaux inégaux, creusés, sillonnés,labourés de ravins, de lits profonds des torrents,de gorges obscures où le regard se perd. Après cesplateaux, les hautes montagnes recommencent à sedresser presque perpendiculairement : cependant onvoit les taches noires des cèdres et des sapinsqui les garnissent, et quelques couventsinaccessibles, quelques villages inconnus quisemblent penchés sur leurs précipices. Au sommetle plus aigu de cette seconde chaîne, des arbresqui semblent gigantesques forment comme unechevelure rare sur un front chauve. On distingued' ici leurs cimes inégales et dentelées, quiressemblent à des créneaux sur la crête d' unecitadelle.Derrière ces secondes chaînes, le vrai Libans' élève enfin ; on ne peut distinguer si ces flancssont rapides ou adoucis, s' ils sont nus ou couvertsde végétation : la distance est trop grande. Sesflancs se confondent, dans la transparence de l' air,avec l' air même dont ils semblent faire partie ; onne voit que la réverbération ambiante de la lumièredu soleil qui les enveloppe, et leurs crêtesenflammées qui se confondent avec les nuagespourpres du matin, et qui planent

comme des îles inaccessibles dans les vagues dufirmament.Si nos regards redescendent de ce sublime horizondes montagnes, ils ne trouvent partout à se poserque sur des gerbes majestueuses de palmiers plantésçà et là dans la campagne auprès des maisons desarabes, sur les vertes ondulations des têtes depins laryx, semés par petits bouquets dans la plaineou sur les revers des collines, sur les haies denopal, ou d' autres plantes grasses dont les lourdesfeuilles retombent, comme des décorations de

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pierre, sur les petits murs à hauteur d' appui quisoutiennent les terrasses. Ces murs eux-mêmes sonttellement revêtus de lichens en fleur, de lierresterrestres, de vignes sauvages, de plantesbulbeuses à fleurs de toutes les nuances, à grappesde toutes les formes, qu' on ne peut distinguer lespierres dont ces murs sont bâtis : ce ne sont quedes remparts de verdure et de fleurs.Enfin, tout près de nous, là, sous nos yeux, deuxou trois maisons semblables aux nôtres, et à demivoilées par les dômes des orangers en fleur et enfruit, nous offrent ces scènes animées etpittoresques qui sont la vie de tout paysage. Desarabes assis sur des nattes fument sur les toits desmaisons. Quelques femmes se penchent aux fenêtrespour nous voir, et se cachent quand elless' aperçoivent que nous les regardons. Sous notreterrasse même, deux familles arabes, pères, frères,femmes et enfants, prennent leur repas à l' ombred' un petit platane sur le seuil de leurs maisons ;et à quelques pas de là, sous un autre arbre, deuxjeunes filles syriennes, d' une beauté incomparable,s' habillent en plein

air, et couvrent leurs cheveux de fleurs blancheset rouges. Il y en a une dont les cheveux sont silongs et si touffus, qu' ils la couvrententièrement, comme les rameaux d' un saule pleureurrecouvrent le tronc de toutes parts : on aperçoitseulement, quand elle secoue cette ondoyantecrinière, son beau front et ses yeux rayonnants degaieté naïve qui percent un moment ce voile naturel.Elle semble jouir de notre admiration ; je luijette une poignée de ghazis, petites pièces d' ordont les syriennes se font des colliers et desbracelets en les enfilant avec un brin de soie. Ellejoint ses mains et les porte sur sa tête pour meremercier, et rentre dans la chambre basse pour les

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montrer à sa mère et à sa soeur.12 septembre 1832.Habib-Barbara, grec-syrien, établi à Bayruth, etdont la maison est voisine de la nôtre, nous sert dedrogman, c' est-à-dire d' interprète. Attaché pendantvingt ans en cette qualité aux différents consulatsde France, il parle français et italien ; c' est undes hommes les plus obligeants et les plusintelligents que j' aie rencontrés dans mes voyages :sans son assistance et celle de M Jorelle, nousaurions eu des peines infinies à compléter notreétablissement en Syrie. Il nous procure plusieursdomestiques, les uns grecs, les autres

arabes ; j' achète d' abord six chevaux arabes deseconde race, et je les établis, comme font lesgens du pays, au gros soleil, dans un champ devantla porte, les jambes entravées par des anneaux defer, et attachées par un pieu fiché en terre. Jefais dresser une tente auprès des chevaux, pourles saïs ou palefreniers arabes. Ces hommesparaissent doux et intelligents : quant auxanimaux, en deux jours ils nous connaissent et nousflairent comme des chiens. Habib-Barbara nousprésente à sa femme et à sa fille, qu' il doitmarier dans peu de jours : il nous invite à sanoce. Curieux d' observer une noce syrienne, nousacceptons, et Julia prépare ses présents pour lafiancée. Je lui donne une petite montre d' or, dontj' ai apporté provision pour les circonstances de cegenre ; elle y joint une petite chaîne de perles.Nous montons à cheval pour reconnaître les environsde Bayruth : superbe cheval arabe de MadameJorelle ; harnais de velours bleu plaqué d' argent ;poitrail de bosses du même métal sculpté, quiflottent en guirlandes et résonnent sur le poitrailde ce bel animal. M Jorelle me vend un de seschevaux pour ma femme ; je fais faire des selles et

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des brides arabes pour quatorze chevaux.à une demi-lieue environ de la ville, du côté dulevant, l' émir Fakardin a planté une forêt de pinsparasols sur un plateau sablonneux qui s' étendentre la mer et la plaine de Bagdhad, beau villagearabe au pied du Liban : l' émir planta, dit-on,cette magnifique forêt pour opposer un rempart àl' invasion des immenses collines de sable rouge quis' élèvent un peu plus loin, et qui menaçaientd' engloutir Bayruth et ses riches plantations. Laforêt est devenue superbe ; les troncs des arbresont soixante et quatre-vingts

pieds de haut d' un seul jet, et ils étendent del' un à l' autre leurs larges têtes immobiles, quicouvrent d' ombre un espace immense ; des sentiers desable glissent sous les troncs des pins, etprésentent le sol le plus doux aux pieds deschevaux. Le reste du terrain est couvert d' un légerduvet de gazon, semé de fleurs du rouge le pluséclatant ; les oignons de jacinthes sauvages sontsi gros, qu' ils ne s' écrasent pas sous le fer deschevaux. à travers les colonnades de ces troncs desapin, on voit d' un côté des dunes blanches etrougeâtres de sable qui cachent la mer ; de l' autre,la plaine de Bagdhad et le cours du fleuve danscette plaine, et un coin du golfe, semblable à unpetit lac, tant il est encadré par l' horizon desterres, et les douze ou quinze villages arabesjetés sur les dernières pentes du Liban, et enfinles groupes du Liban même, qui font le rideau decette scène. La lumière est si nette et l' air sipur, qu' on distingue, à plusieurs lieuesd' élévation, les formes des cèdres ou des caroubierssur les montagnes, ou les grands aigles qui nagent,sans remuer leurs ailes, dans l' océan de l' éther.Ce bois de pins est certainement le plusmagnifique de tous les sites que j' ai vus dans ma

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vie. Le ciel, les montagnes, les neiges, l' horizonbleu de la mer, l' horizon rouge et funèbre dudésert de sable ; les lignes serpentantes du fleuve ;les têtes isolées des cyprès ; les grappes despalmiers épars dans les campagnes ; l' aspectgracieux des chaumières couvertes d' orangers et devignes retombant sur les toits ; l' aspect sévère deshauts monastères maronites, faisant de larges tachesd' ombre ou de larges jets de lumière sur les flancsciselés du Liban ; les caravanes de chameaux chargésdes marchandises de Damas, qui passent silencieusemententre les troncs d' arbres ; des bandes de pauvresjuifs montés sur des ânes,

tenant deux enfants sur chaque bras ; des femmesenveloppées de voiles blancs, à cheval, marchant auson du fifre et du tambourin, environnées d' unefoule d' enfants vêtus d' étoffes rouges brodéesd' or, et qui dansent devant leurs chevaux ; quelquescavaliers arabes courant le dgérid autour de noussur des chevaux dont la crinière balayelittéralement le sable ; quelques groupes de turcsassis devant un café bâti en feuillage, et fumantla pipe ou faisant la prière ; un peu plus loin,les collines désertes de sable sans fin, qui seteignent d' or aux rayons du soleil du soir, et oùle vent soulève des nuages de poussière enflammée ;enfin, le sourd mugissement de la mer qui se mêleau bruit musical du vent dans les têtes de sapins,et au chant de milliers d' oiseaux inconnus ; toutcela offre à l' oeil et à la pensée du promeneur lemélange le plus sublime, le plus doux, et à la foisle plus mélancolique, qui ait jamais enivré monâme : c' est le site de mes rêves, j' y reviendraistous les jours.16 septembre 1832.Nous avons passé tous ces jours dans le plaisir dela connaissance générale que nous avions à faire

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des hommes, des moeurs, des lieux, et dans lesdétails amusants d' un établissement au sein d' unpays entièrement nouveau. Nos cinq maisons sontdevenues, avec l' assistance de nos amis et des

ouvriers arabes, une espèce de villa italienne commecelles que nous avons si délicieusement habitéessur les montagnes de Lucques ou sur les côtes deLivourne, en d' autres temps. Chacun de nous a sonappartement ; et un salon, précédé d' une terrasseornée de fleurs, est le centre de réunion. Nous yavons établi des divans ; nous y avons rangé surdes tablettes notre bibliothèque du vaisseau ; mafemme et Julia ont peint les murs à fresque, ontétalé, sur une table de cèdre, leurs livres, leursnécessaires, et tous ces petits objets de femmesqui ornent, à Londres et à Paris, les tables demarbre et d' acajou : c' est là que nous nousrassemblons dans les heures brûlantes du jour, carle soir notre salon est en plein air, sur la terrassemême ; c' est là que nous recevons les visites detous les européens que le commerce avec Damas, dontBayruth est l' échelle, fixe dans ce beau pays. Legouverneur égyptien pour Ibrahim-Pacha est venunous offrir, avec une grâce et une cordialité plusqu' européennes, sa protection et ses services pourle séjour et pour les voyages que nous voudrionstenter. Je lui ai donné à dîner aujourd' hui : c' estun homme qui ne déparerait aucune réunion d' hommesnulle part. Vieux soldat du pacha d' égypte, il apour son maître, et surtout pour Ibrahim, cedévouement aveugle et confiant dans la fortune queje me souviens d' avoir vu jadis dans les générauxde l' empereur ; mais ce dévouement turc a quelquechose de plus touchant et de plus noble, parce qu' iltient à un sentiment religieux, et non à un intérêtpersonnel. Ibrahim-Pacha, c' est la destinée, c' estAllah pour ses officiers ; Napoléon, ce n' était

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que la gloire et l' ambition pour les siens. Il a buavec plaisir du vin de Champagne, et s' est prêté àtous nos usages comme s' il n' en avait jamais connud' autres ; les pipes et le café,

pris à plusieurs reprises, ont rempli l' après-dînée.Je lui ai remis une lettre pour Ibrahim-Pacha,lettre dans laquelle je lui annonce l' arrivée d' unvoyageur européen dans le pays soumis à ses armes,et lui demande la protection que l' on doit attendred' un homme qui combat pour la cause de lacivilisation européenne. Ibrahim a passé il y a peude temps avec son armée ; il est maintenant du côtéde Homs, grande ville entre Alep et Damas, dansle désert ; il a laissé peu de troupes en Syrie ;les principales villes, comme Bayruth, Saïde,Jaffa, Acre, Tripoli, sont occupées, d' accordavec Ibrahim, par les soldats de l' émir Beschir,ou grand prince des druzes, qui règne sur le Liban.Ce prince n' a pas résisté à Ibrahim ; il aabandonné la cause des turcs, en apparence au moins,après la prise de saint-Jean D' Acre par Ibrahim,et il confond ses troupes avec celles du pacha.L' émir Beschir, si Ibrahim venait à être battu àHoms, pourrait lui fermer la retraite et anéantirles débris des égyptiens. Ce prince, habile etguerrier, règne depuis quarante années sur toutesles montagnes du Liban. Il a fondu en un seulpeuple les druzes, les métualis, les maronites, lessyriens et les arabes, qui vivent sous sa domination ;il a des fils, guerriers comme lui, qu' il envoiegouverner les villes qu' Ibrahim lui confie : un deses fils est campé à un quart de mille d' ici, dansla plaine qui touche au Liban, avec cinq ou sixcents cavaliers arabes. Nous devons le voir ; ilnous a envoyé complimenter.Un arabe me racontait aujourd' hui l' entrée d' Ibrahimdans la ville de Bayruth. à quelque distance de la

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porte, comme il traversait un chemin creux dont lesdouves sont couvertes de racines grimpantes etd' arbustes entrelacés,

un énorme serpent est sorti des broussailles ets' est avancé lentement, en rampant sur le sable,jusque sous les pieds du cheval d' Ibrahim ; lecheval, épouvanté, s' est cabré, et quelquesesclaves qui suivaient à pied le pacha se sontélancés pour tuer le serpent ; mais Ibrahim les aarrêtés d' un geste, et, tirant son sabre, il acoupé la tête du reptile qui se dressait devantlui, et a foulé les tronçons sous les pieds de soncheval : la foule a poussé un cri d' admiration, etIbrahim, le sourire sur les lèvres, a continué saroute, enchanté de cette circonstance, qui estl' augure assuré de la victoire chez les arabes. Cepeuple ne voit aucun incident de la vie, aucunphénomène naturel, sans y attacher un sensprophétique et moral : est-ce un souvenir confus decette première langue plus parfaite qu' entendaientjadis les hommes, langue dans laquelle toute lanature s' expliquait par toute la nature ? Est-ceune vivacité d' imagination plus grande, qui chercheentre les choses des corrélations qu' il n' est pasdonné à l' homme de saisir ? Je ne sais, mais jepenche pour la première interprétation : l' humanitén' a pas d' instincts sans motifs, sans but, sanscause ; l' instinct de la divination a tourmentétous les âges et tous les peuples, surtout lespeuples primitifs ; la divination a donc dû oupourrait donc peut-être exister ; mais c' est unelangue dont l' homme aura perdu la clef en sortantde cet état supérieur, de cet éden dont tous lespeuples ont une confuse tradition : alors, sansdoute, la nature parlait plus haut et plus clair àson esprit ; l' homme concevait la relation cachéede tous les faits naturels, et leur enchaînement

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pouvait le conduire à la perception de vérités oud' événements futurs, car le présent est toujours legerme générateur et infaillible de l' avenir ; ilne s' agit que de le voir et de le comprendre.

17 septembre 1832.Toujours même vie. La journée se passe à rendre età recevoir des visites d' arabes et de francs, et àparcourir les délicieux environs de notre retraite.Nous avons trouvé autant d' obligeance que de bontéparmi les consuls européens de Syrie, que laguerre a tous concentrés à Bayruth. Le consul deSardaigne, M Bianco ; le consul d' Autriche,M Laurella ; les consuls d' Angleterre, MmFarren et Abost, nous ont mis en peu de temps enrapport avec tous les arabes qui peuvent nous aiderdans nos projets de voyage dans l' intérieur. Il estimpossible de rencontrer plus d' accueil et plusd' hospitalité. Quelques-uns de ces messieurs onthabité de longues années la Syrie, et sont enrelation avec des familles arabes de Damas, d' Alep,de Jérusalem, lesquelles en ont elles-mêmes avecles principaux scheiks des arabes des déserts quenous avons à parcourir. Nous formons ainsi d' avanceune chaîne de recommandations, de relations etd' hospitalité sur différentes lignes qui pourraientnous conduire jusqu' à Bagdhad.M Jorelle m' a procuré un excellent drogman ouinterprète dans la personne de M Mazoyer, jeunefrançais d' origine, mais qui, né et élevé en Syrie,est très-versé dans la langue savante et dans lesdivers dialectes des régions que nous devonsparcourir. Il est installé aujourd' hui chez moi, etje lui remets le gouvernement de toute la partiearabe de ma maison. Cette maison arabe se composed' un

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cuisinier d' Alep, nommé Aboulias, d' un jeune syriendu pays, nommé élias, qui, ayant déjà été auservice des consuls, entend un peu d' italien et defrançais ; d' une jeune fille syrienne, parlantfrançais aussi, et qui servira d' interprète pour lesfemmes ; enfin de cinq ou six palefreniers grecs,arabes, syriens, des différentes parties de laSyrie, destinés à soigner nos chevaux, à planterles tentes, et à nous servir d' escorte dans lesvoyages.L' histoire de notre cuisinier arabe est tropsingulière pour n' en pas conserver la mémoire.Il était chrétien, jeune et intelligent ; il avaitétabli à Alep un petit commerce d' étoffes du paysqu' il allait vendre lui-même, monté sur un âne,parmi les tribus d' arabes errants qui viennentl' hiver camper dans les plaines des environsd' Antioche. Son commerce prospérait ; mais saqualité d' infidèle lui donnant quelque inquiétude,il jugea à propos de s' associer à un arabe mahométand' Alep. Le commerce n' en alla que mieux, etAboulias se trouva, au bout de quelques années, undes marchands les plus accrédités du pays. Mais ilétait épris d' une jeune grecque-syrienne ; on nevoulait la lui accorder qu' à condition de quitterAlep, et de venir s' établir dans les environs deSaïde, où demeurait la famille de sa belle fiancée.Il fallut liquider sa fortune : une querelle s' élevaentre les deux associés pour le partage desrichesses acquises en commun. L' arabe mahométandressa une embûche au pauvre Aboulias : il apostades témoins cachés qui, dans une dispute avec sonassocié, l' entendirent blasphémer Mahomet, crimemortel pour un infidèle. Aboulias fut mené aupacha, et condamné à être

pendu. La sentence fut exécutée ; mais, la corde

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ayant cassé, le malheureux Aboulias tomba au piedde la potence, et fut laissé pour mort sur la placedes exécutions. Cependant les parents de sa fiancée,ayant obtenu du pacha que son cadavre leur seraitremis pour l' ensevelir avec les formes de leurreligion, emportèrent le corps dans leur maison ;et, s' apercevant qu' Aboulias donnait encore dessignes de vie, ils le ranimèrent, le cachèrent dansune cave pendant quelques jours, et enterrèrent uncercueil vide, pour ne donner aucun soupçon auxturcs. Mais ceux-ci avaient eu quelque vent de lasupercherie, et Aboulias fut de nouveau arrêté, aumoment où il s' échappait la nuit des portes de laville. Conduit au pacha, il lui conta comment ilavait été sauvé, indépendamment de toute volonté desa part. Le pacha, d' après un texte du koran quiétait favorable à l' accusé, lui donna l' alternativeou d' être pendu une seconde fois, ou de se faireturc. Aboulias préféra ce dernier parti, etpratiqua pendant quelque temps l' islamisme. Lorsqueson aventure fut oubliée et sa conversion bienconstatée, il trouva moyen de s' évader d' Alep etde s' embarquer pour l' île de Chypre, où il se fitde nouveau chrétien. Il épousa la femme qu' il aimait,se fit protéger des français, et put reparaîtreimpunément en Syrie, où il continuait son commercede colporteur parmi les druzes, les maronites etles arabes. Voilà l' homme qu' il nous fallait pourvoyager dans ces contrées. Son talent en cuisineconsiste à faire du feu en plein champ avec desarbustes épineux ou de la fiente de chameaudesséchée, à suspendre une marmite de cuivre surdeux bâtons qui se croisent à leur extrémité, et àfaire bouillir du riz et des poulets ou desmorceaux de mouton dans cette marmite. Il chauffeaussi des

cailloux arrondis dans le foyer, et, quand ils sont

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presque rouges, il les enduit d' une pâte de farined' orge qu' il a pétrie, et c' est là notre pain.19 septembre 1832.Aujourd' hui, ma femme et Julia ont été invitées,par la femme et la fille d' un chef arabe desenvirons, à passer la journée au bain ; c' est ledivertissement des femmes de l' orient entre elles.Un bain est annoncé quinze jours d' avance, commeun bal en Europe. Voici la description de cettefête, telle qu' elle nous a été donnée le soir parma femme :les salles de bain sont un lieu public dont oninterdit l' approche aux hommes tous les joursjusqu' à une certaine heure, pour les réserver auxfemmes ; et la journée tout entière, lorsqu' ils' agit d' un bain pour une fiancée, comme celui dontil est question. Les salles sont éclairées d' unfaible jour par de petits dômes à vitraux peints.Elles sont pavées de marbre à compartiments dediverses couleurs, travaillés avec beaucoup d' art.Les murailles sont revêtues aussi de marbre et demosaïque, ou sculptées en moulures ou encolonnettes moresques. Ces salles sont graduées dechaleur : les premières à la température de l' airextérieur,

les secondes tièdes, les autres successivement pluschaudes, jusqu' à la dernière, où la vapeur de l' eaupresque bouillante s' élève des bassins, et remplitl' air de sa chaleur étouffante. En général, il n' ya pas de bassin creusé au milieu des salles ; il ya seulement des robinets coulant toujours, quiversent sur le plancher de marbre environ undemi-pouce d' eau. Cette eau s' écoule ensuite par desrigoles, et est sans cesse renouvelée. Ce qu' onappelle bains dans l' orient n' est pas une immersioncomplète, mais une aspersion successive plus oumoins chaude, et l' impression de la vapeur sur la

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peau.Deux cents femmes de la ville et des environsétaient invitées ce jour-là au bain, et dans lenombre plusieurs jeunes femmes européennes ; chacuney arriva enveloppée dans l' immense drap de toileblanche qui recouvre en entier le superbe costumedes femmes quand elles sortent. Elles étaient toutesaccompagnées de leurs esclaves noires, ou de leursservantes libres ; à mesure qu' elles arrivaient,elles se réunissaient en groupes, s' asseyaient surdes nattes et des coussins préparés dans le premiervestibule, leurs suivantes leur ôtaient le drap quiles enveloppait, et elles apparaissaient dans toutela riche et pittoresque magnificence de leurs habitset de leurs bijoux. Ces costumes sont très-variéspour la couleur des étoffes et le nombre et l' éclatdes joyaux ; mais ils sont informes dans la coupedes vêtements.Ces vêtements consistent dans un pantalon à largesplis de satin rayé, noué à la ceinture par un tissude soie rouge, et fermé au-dessus de la cheville dupied par un bracelet

d' or ou d' argent ; une robe brochée en or, ouvertesur le devant et nouée sous le sein, qu' elle laisseà découvert ; les manches sont serrées au-dessousde l' aisselle, et ouvertes ensuite depuis le coudejusqu' au poignet ; elles laissent passer une chemisede gaze de soie, qui couvre la poitrine. Ellesportent par-dessus cette robe une veste de veloursde couleur éclatante, doublée d' hermine ou demartre, et brodée en or sur toutes les coutures ;manches également ouvertes. Les cheveux sontpartagés au-dessus de la tête ; une partie retombesur le cou, le reste est tressé en nattes etdescend jusqu' aux pieds, allongé par des tresses desoie noire qui imitent les cheveux. De petitestorsades d' or ou d' argent pendent à l' extrémité de

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ces tresses, et par leur poids les font flotter lelong de la taille ; la tête des femmes est en outresemée de petites chaînes de perles, de sequins d' orenfilés, de fleurs naturelles, le tout mêlé etrépandu avec une incroyable profusion. C' est commesi on avait versé pêle-mêle un écrin sur ceschevelures toutes brillantées, toutes parfumées debijoux et de fleurs. Ce luxe barbare est de l' effetle plus pittoresque sur les jeunes figures dequinze à vingt ans ; au sommet de la tête quelquesfemmes portent encore une calotte d' or ciselé, enforme de coupe renversée ; du milieu de cettecalotte sort un gland d' or qui porte une houppe deperles, et qui flotte sur le derrière de la tête.Les jambes sont nues, et les pieds ont pourchaussures des pantoufles de maroquin jaune que lesfemmes traînent en marchant.Les bras sont couverts de bracelets d' or, d' argent,de

perles ; la poitrine, de plusieurs colliers quiforment une natte d' or ou de perles sur le seindécouvert.Quand toutes les femmes furent réunies, une musiquesauvage se fit entendre ; des femmes, dont le hautdu corps était enveloppé d' une simple gaze rouge,poussaient des cris aigus et lamentables, etjouaient du fifre et du tambourin : cette musiquene cessa pas de toute la journée, et donnait à cettescène de plaisir et de fête un caractère de tumulteet de frénésie tout à fait barbare.Lorsque la fiancée parut, accompagnée de sa mèreet de ses jeunes amies, et revêtue d' un costume simagnifique, que ses cheveux, son cou, ses bras etsa poitrine disparaissaient entièrement sous unvoile flottant de guirlandes de pièces d' or et deperles, les baigneuses s' emparèrent d' elle, et ladépouillèrent, pièce à pièce, de tous ses vêtements :

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pendant ce temps-là toutes les autres femmes étaientdéshabillées par leurs esclaves, et les différentescérémonies du bain commencèrent. On passa, toujoursaux sons de la même musique, toujours avec descérémonies et des paroles plus bizarres, d' une salledans une autre ; on prit les bains de vapeurs, puisles bains d' ablution, puis on fit couler sur lesfemmes les eaux parfumées et savonneuses, puis enfinles jeux commencèrent, et toutes ces femmes firent,avec des gestes et des cris divers, ce que fait unetroupe d' écoliers que l' on mène nager dans unfleuve, s' éclaboussant, se plongeant la tête dansl' eau, se jetant l' eau à la figure ; et la musiqueretentissait plus fort et plus hurlante, chaque foisqu' un de ces tours d' enfantillage excitait le rirebruyant des jeunes filles arabes. Enfin, on sortitdu bain ; les esclaves

et les suivantes tressèrent de nouveau les cheveuxhumides de leurs maîtresses, renouèrent les collierset les bracelets, passèrent les robes de soie etles vestes de velours, étendirent des coussins surdes nattes dans les salles dont on avait essuyé leplancher, et tirèrent, des paniers et des enveloppesde soie, les provisions apportées pour la collation :c' étaient des pâtisseries et des confitures detoute espèce, dans lesquelles les turcs et lesarabes excellent ; des sorbets, des fleurs d' orange,et toutes ces boissons glacées dont les orientauxfont usage à tous les moments du jour. Les pipes etles narguilés furent apportés aussi pour les femmesplus âgées ; un nuage de fumée odorante remplitet obscurcit l' atmosphère ; le café, servi dans depetites tasses renfermées elles-mêmes dans de petitsvases à jour en fil d' or et d' argent, ne cessa decirculer, et les conversations s' animèrent ; puisvinrent les danseuses, qui exécutèrent, aux sonsde cette même musique, les danses égyptiennes et

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les évolutions monotones de l' Arabie. La journéetout entière se passa ainsi, et ce ne fut qu' à latombée de la nuit que ce cortége de femmesreconduisit la jeune fiancée chez sa mère. Cettecérémonie du bain a lieu ordinairement quelquesjours avant le mariage.

20 septembre 1832.Notre établissement étant complet, je m' occuped' organiser ma caravane pour le voyage de l' intérieurde la Syrie et de la Palestine. J' ai achetéquatorze chevaux arabes, les uns du Liban, lesautres d' Alep et du désert ; j' ai fait faire lesselles et les brides à la mode du pays, riches, etornées de franges de soie et de fil d' or et d' argent.Le respect qu' on obtient des arabes est en raisondu luxe qu' on étale ; il faut les éblouir, pourfrapper leur imagination et pour voyager avec unepleine sécurité parmi leurs tribus. Je fais mettrenos armes en état, et j' en achète de plus bellespour armer nos carvas. Ces carvas sont des turcsqui remplacent les janissaires que la porte accordaitautrefois aux ambassadeurs ou aux voyageurs qu' ellevoulait protéger : ce sont à la fois des soldats etdes magistrats ; ils répondent à peu près aux corpsde gendarmerie des états de l' Europe. Chaque consulen a un ou deux attachés à sa personne ; ilsvoyagent à cheval avec eux ; ils les annoncent dansles villes qu' ils ont à traverser ; ils vontprévenir le scheik, le pacha, le gouverneur ; ilsfont vider et préparer pour eux la maison de laville ou des villages qu' il leur a plu de choisir ;ils protégent de leur présence et de leur autoritétoute caravane à laquelle on les a attachés ; ilssont revêtus de costumes plus ou moins splendides,selon le luxe ou l' importance de la personne quiles emploie. Les ambassadeurs ou les consulseuropéens sont les seuls étrangers qui aient le

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droit d' en avoir ;

mais, grâce à l' obligeance de M Jorelle et auxbontés du gouverneur égyptien de Bayruth, on m' ena accordé plusieurs. J' en laisserai à la maisonpour le service de ma femme et de Julia, et pourleur sécurité quand elles auront à sortir ; etj' emmène le plus jeune, le plus intelligent et leplus brave, pour marcher à la tête de notredétachement. Ces hommes sont doux, serviables,attentifs, et n' exigent presque rien que de bellesarmes, de beaux chevaux et de beaux costumes ; ilsvivent, comme tous mes autres arabes, de galettesde farine d' orge, et de fruits ; ils couchent enplein air, sous les mûriers des jardins, ou dansune tente que j' ai fait dresser auprès du lieu oùsont les chevaux.Le consul de Sardaigne, M Bianco, que nous voyonstous les jours comme un ami de plusieurs années,nous facilite tous ces arrangements intérieurs, quiferont ma sécurité pour ma femme et mon enfantpendant mon absence, et qui contribueront aussi ànotre propre sécurité en route. J' achète des tentes,et il me prête la plus belle des siennes.22 septembre 1832.Les chaleurs étouffantes de septembre retardent dequelque temps notre départ. Nous passons lesjournées à rendre et à recevoir les visites de tousnos voisins, grecs,

arabes, maronites, et à former des relations quidoivent nous rendre ce séjour agréable. Nous netrouverions nulle part, en Europe, plus debienveillance et d' accueil qu' on nous en prodigueici : ces peuples sont accoutumés à ne voir arriverdans leur pays que des européens adonnés au

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commerce, et dont toutes les relations ont un butintéressé ; ils ne comprennent pas d' abord que l' onvienne habiter et voyager parmi eux uniquement pourles connaître, et pour admirer leur belle nature etleurs monuments en ruines ; ils commencent parsuspecter les intentions d' un voyageur ; et commeles traditions leur font croire que des trésorssont enfouis dans toutes les ruines, ils pensent quenous avons le secret de déterrer ces trésors, etque c' est là le but de nos dépenses et de nosfatigues ; mais quand une fois on a pu lesconvaincre que l' on ne voyage pas dans cetteintention, que l' on vient seulement admirer l' oeuvrede Dieu dans les plus belles contrées du monde,étudier les moeurs, voir et aimer les hommes ;quand, de plus, on leur offre des présents sansleur demander en échange autre chose que leuramitié ; quand on a avec soi, comme nous l' avons,un médecin et une pharmacie, et qu' on leur distribuegratis les recettes, les consultations et lesmédicaments ; quand ils voient que l' étranger quileur arrive est fêté et considéré des autres francs,qu' il a à lui un beau navire qui le porte à volontéd' un port à l' autre, et qui refuse de se chargerd' aucun objet de commerce, leur imagination estfrappée d' une idée de puissance, de grandeur et dedésintéressement qui renverse tous leurs systèmes,et ils passent promptement de la défiance àl' admiration, et de l' admiration au dévouement.Telle est leur disposition pour nous. Notre courest sans

cesse remplie d' arabes des montagnes, de moinesmaronites, de scheiks druzes, de femmes, d' enfants,de malades, qui viennent déjà de quinze à vingtlieues pour nous voir, nous demander desconsultations et nous offrir l' hospitalité, si nousvoulons passer par leurs terres ; presque tous se

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font précéder de quelques présents de vins ou defruits du pays. Nous les recevons bien, nous leurfaisons prendre le café, fumer la pipe, boire lesorbet glacé ; je leur donne, en échange de leurscadeaux, des présents d' étoffes d' Europe, quelquesarmes, une montre, de petits bijoux de peu devaleur dont j' ai apporté une grande quantité ; ilsretournent enchantés de notre accueil, et vontporter au loin et répandre la réputation del' émir frangi (c' est ainsi qu' ils m' ont nommé),le prince des francs . Je n' ai pas d' autre nomdans tous les environs de Bayruth et dans la villemême ; et comme cette considération peut nous êtred' une grande utilité pour nos courses aventureusesdans toutes les contrées, M Jorelle et lesconsuls européens ont la bonté de ne pas lesdétromper, et de laisser passer l' humble poëte pourun homme puissant en Europe.On ne peut se figurer avec quelle rapidité lesnouvelles circulent de bouche en bouche dansl' Arabie : on sait déjà à Damas, à Alep, àLatakieh, à Saïde, à Jérusalem, qu' un étrangerest arrivé en Syrie et qu' il va parcourir cescontrées. Dans un pays où il y a peu de mouvementdans les choses et dans les esprits, le plus petitévénement inusité devient tout de suite le sujetdes conversations ; il circule, avec la rapiditéde la parole, d' une tribu à l' autre ; l' imaginationsensible, exaltée des arabes grossit et colore tout,et une renommée est faite en quinze jours, à centlieues de

distance. Ces dispositions de ce pays, dont ladyStanhope a fait l' épreuve autrefois dans descirconstances à peu près semblables aux miennes,nous sont trop favorables pour nous en plaindre.Nous laissons faire, nous laissons dire, etj' accepte, sans les détromper, les titres, les

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richesses, les vertus dont l' imagination arabe m' adoté, pour les déposer ensuite humblement, enrentrant dans les justes proportions de ma médiocriténative.27 septembre 1832, tour de Fakardin.Nous avons passé toute la journée à la noce de lajeune syrienne-grecque. La cérémonie a commencé parune longue procession de femmes grecques, arabes etsyriennes, qui sont venues, les unes à cheval, lesautres à pied, par les sentiers d' aloès et demûriers, assister la fiancée pendant cette fatigantejournée. Depuis plusieurs jours et plusieurs nuitsdéjà, un certain nombre de ces femmes ne quitte pasla maison d' Habib, et ne cesse de faire entendredes cris, des chants, des gémissements aigus etprolongés, semblables à ces éclats de voix que lesvendangeurs et les faneurs poussent sur lescoteaux de notre France pendant les récoltes. Cesclameurs, ces plaintes, ces larmes et ces joiesconvenues, doivent empêcher la mariée de dormirplusieurs nuits avant la noce. Les vieillards etles jeunes

gens de la famille de l' époux en font autant deleur côté, et ne lui laissent prendre aucun reposdepuis huit jours. Nous ne comprenons rien auxmotifs de cet usage.Introduits dans les jardins de la maison d' Habib,on a fait entrer les femmes dans l' intérieur desdivans pour faire leurs compliments à la jeunefille, admirer sa parure et voir les cérémonies.Pour nous, on nous a laissés dans la cour, ou faitentrer dans un divan inférieur. Là, une table étaitdressée à l' européenne, chargée d' une multitude defruits confits, de gâteaux au miel et au sucre, deliqueurs et sorbets ; et pendant toute la soirée ona renouvelé cette collation à mesure que lesnombreux visiteurs l' avaient épuisée. J' ai réussi à

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m' introduire, par exception, jusque dans le divandes femmes, au moment où l' archevêque grec donnaitla bénédiction nuptiale. La jeune fille était deboutà côté de son fiancé, couverte, de la tête auxpieds, d' un voile de gaze rouge brodé en or. Unmoment le prêtre a écarté le voile, et le jeunehomme a pu entrevoir pour la première fois celle àqui il unissait sa vie : elle était admirablementbelle. La pâleur dont la fatigue et l' émotioncouvraient ses joues, pâleur relevée encore par lesreflets du voile rouge et les innombrables paruresd' or, d' argent, de perles, de diamants, dont elleétait couverte, et par les longues nattes de sescheveux noirs qui tombaient tout autour de sataille ; ses cils peints en noir, ainsi que sessourcils et le bord de ses yeux ; ses mains dontl' extrémité des doigts et des ongles était teinteen rouge avec le henné, et avait des compartimentset des dessins moresques ; tout donnait à saravissante beauté un caractère de nouveauté et desolennité pour nous, dont nous fûmes vivementfrappés. Son mari eut à

peine le temps de la regarder. Il semblait accabléet expirant lui-même sous le poids des veilles etdes fatigues dont ces usages bizarres épuisent lesforces de l' amour même. L' évêque prit des mainsd' un de ses prêtres une couronne de fleursnaturelles, la posa sur la tête de la jeune fille,la reprit, la plaça sur les cheveux du jeune homme,la reprit encore pour la remettre sur le voile del' épouse, et la passa ainsi plusieurs fois d' unetête à l' autre. Puis on leur passa également tourà tour des anneaux aux doigts l' un de l' autre. Ilsrompirent ensuite le même morceau de pain, ilsburent le vin consacré dans la même coupe. Aprèsquoi on emmena la jeune mariée dans desappartements où les femmes seules purent la suivre,

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pour changer encore sa toilette. Le père et lesamis du mari l' emmenèrent de leur côté dans lejardin, et on le fit asseoir au pied d' un arbreentouré de tous les hommes de sa famille. Lesmusiciens et les danseurs arrivèrent alors, etcontinuèrent jusqu' au coucher du soleil leurssymphonies barbares, leurs cris aigus et leurscontorsions auprès du jeune homme, qui s' étaitendormi au pied de l' arbre, et que ses amisréveillaient en vain à chaque instant.Quand la nuit fut venue, on le conduisit seul etprocessionnellement jusqu' à la maison de son père.Ce n' est qu' après huit jours que l' on permet aunouvel époux de venir prendre sa femme et de laconduire chez lui.Les femmes qui remplissaient de leurs cris la maisond' Habib sortirent aussi un peu plus tard. Rienn' était plus pittoresque que cette immenseprocession de femmes et de jeunes filles dans lescostumes les plus étranges et les plus

splendides, couvertes de pierreries étincelantes,entourées chacune de leurs suivantes et de leursesclaves portant des torches de sapin résineuxpour éclairer leur marche, et prolongeant ainsi leuravenue lumineuse à travers les longs et étroitssentiers ombragés d' aloès et d' orangers, au bordde la mer, quelquefois dans un long silence,quelquefois poussant des cris qui retentissaientjusque sur les vagues ou sous les grands platanesdu pied du Liban. Nous rentrâmes dans notre maison,voisine de la maison de campagne d' Habib, où nousentendions encore le bruit des conversations desfemmes de la famille ; nous montâmes sur nosterrasses, et nous suivîmes longtemps des yeux cesfeux errants qui circulaient de tous côtés àtravers les arbres de la plaine.29 septembre 1832.

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On parle d' une défaite d' Ibrahim. Si l' arméeégyptienne venait à subir un revers, la vengeancedes turcs, opprimés aujourd' hui ici par leschrétiens du Liban, serait à craindre, et desexcès pourraient avoir lieu dans les campagnesisolées, surtout comme la nôtre. Je me suis décidéà louer aussi, par précaution, une maison dans laville : j' en ai trouvé une ce matin qui peut nousloger tous. Elle est composée, comme tous lespalais arabes, d' un petit corridor obscur quiouvre sur la rue par une porte surbaissée ; ce

corridor conduit à une cour intérieure pavée demarbre, et entourée de divans ou salons ouverts ;l' été, on jette une tente sur cette cour, et c' estlà que se tiennent les arabes pour recevoir lesvisites ; un jet d' eau coule et murmure au milieude la cour ; quand il n' y a pas d' eau courante, ily a au moins un puits fermé dans un des angles.De cette cour, on passe dans plusieurs grandespièces pavées aussi de mosaïques ou de dalles demarbre, et décorées, jusqu' à hauteur d' appui, ou demarbre sculpté en niches, en pilastres, en petitesfontaines, ou de boiseries de cèdre jauneadmirablement travaillé : la première partie de cesdivans est plus basse d' une marche que la secondemoitié, et cette seconde moitié de l' appartementest défendue par une balustrade en bois élégammentsculptée. Les esclaves et les serviteurs setiennent dans la première partie, debout, la tassede café, le sorbet ou la pipe à la main ; lesmaîtres sont assis sur des tapis et appuyés sur descoussins, dans la seconde. En général, au fond dela pièce, on trouve un petit escalier de bois cachédans la boiserie, et qui conduit à une espèce detribune haute qui occupe le fond de la chambre :cette tribune ouvre d' un côté sur la rue par depetites fenêtres en ogive garnies de grillages, et

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du côté de l' appartement elle est voilée aussi degrillages en bois, où les menuisiers du pays étalenttout l' art de leurs dessins et de leur travail. Cestribunes sont très-étroites, et ne peuvent contenirqu' un divan recouvert de matelas et de coussins desoie : c' est là que les riches turcs ou arabes seretirent pour la nuit ; les autres se contentent defaire étendre des coussins par terre et y dormenttout habillés, et sans autre couverture que leslourdes et belles fourrures dont ils sonthabituellement vêtus.

Il y a cinq ou six pièces semblables dans ma maisonde ville au premier étage, et autant au second,outre un grand nombre de petites pièces hautes etdétachées, pour des domestiques européens ; lesjanissaires, les saïs, les domestiques arabes,couchent à la porte de la rue, ou sous le corridor,ou dans la cour ; on ne s' occupe jamais de leurtrouver une place ou un lit. Le peuple ici n' ad' autre lit que la terre et une natte de pailled' égypte. La beauté du climat a pourvu à tout, etnous éprouvons nous-mêmes qu' il n' y a pas de cielde lit plus délicieux que ce beau firmament étoilé,où les brises légères de la mer apportent un peu defraîcheur et sollicitent au sommeil ; il y a peu oupoint de rosée, et il suffit de se couvrir les yeuxd' un mouchoir de soie pour dormir ainsi en pleinair, sans aucun inconvénient.Cette maison n' est qu' une sûreté pour ma femme etmon enfant, en cas de retraite d' Ibrahim-Pacha :je me suis contenté d' en prendre les clefs, et nousne l' occuperions que si le reste du pays devenaitinhabitable. Sous la garantie des consuls européens,dans une ville fermée de murs, et à côté d' un portoù des vaisseaux de toutes les nations sont sanscesse à l' ancre, il ne peut pas y avoir un périlimminent pour des voyageurs. J' ai loué la maison

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de ville pour un an mille piastres, c' est-à-diretrois cents francs environ ; les cinq maisons decampagne réunies ne me coûtent que trois millepiastres, en tout treize cents francs par an, pouravoir six maisons, dont une seule, celle de laville, coûterait au moins quatre ou cinq millefrancs en Europe.Il y a, sur une langue de terre à gauche de laville, une des plus délicieuses habitations quel' on puisse désirer au

monde : elle appartient à un riche négociant turc,à qui j' ai fait proposer de me la céder. Il n' a pasvoulu me la louer, mais il m' a offert de me lavendre pour trente mille piastres, c' est-à-direpour environ dix mille francs. Elle s' élève aumilieu d' un jardin très-vaste, planté de cèdres,d' orangers, de vignes, de figuiers, et arrosé parune belle fontaine d' eau de roche ; la mer l' entourede deux côtés, et l' écume vient baigner le pied desmurs. Toute la belle rade de Bayruth s' étend devantvous avec ses navires à l' ancre, dont on entend delà le bruit du vent dans les cordages ; elle estarrêtée par un vieux château moresque qui s' avancedans la mer, qui est joint à de belles pelousesvertes par des ponts, et dont les créneaux élevésse dessinent en sombre sur le fond des neiges duSannin, laissant voir dans leurs intervalles lessentinelles d' Ibrahim qui se promènent enregardant la mer.La maison est beaucoup plus belle que celle que jeviens de louer. Tous les murs sont revêtus demarbres admirablement sculptés, ou de boiseries decèdre du plus riche travail ; des jets d' eauéternels murmurent au milieu des pièces durez-de-chaussée, et des balcons grillés et saillants,qui font le tour des étages supérieurs, permettentaux femmes de passer, sans être vues, les jours et

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les nuits en plein air, et d' enivrer leurs regardsdu spectacle admirable de la mer, des montagnes, etdes scènes animées du port. Ce turc m' a très-bienreçu ; il m' a prodigué les sorbets, les pipes et lecafé, et m' a conduit lui-même dans toutes les piècesde sa maison. Il avait préalablement envoyé uneunuque noir avertir ses femmes de se retirer dansun pavillon du jardin ; mais lorsque nous arrivâmesà leur appartement au harem,

l' ordre n' était pas encore exécuté, et nous apercûmescinq ou six jeunes femmes, les unes de quinze ouseize ans tout au plus, les autres de vingt àtrente, dans ce beau et gracieux costume de femmesarabes, et dans tout le désordre de leur toiletted' intérieur, qui se levaient précipitamment de leursnattes et de leurs divans, et s' enfuyaient lesjambes et les pieds nus, celles-ci jetant à la hâteun voile sur leurs visages, celles-là emportant depetits enfants à leurs mamelles, dans toute lahonte, dans toute la confusion naturelle à unepareille surprise : elles se glissèrent dans uncorridor sombre, et l' eunuque se plaça à la porte.Le négociant arabe ne parut nullement embarrassé niaffligé de cette circonstance, et nous visitâmestoutes les pièces intérieures du harem comme nousaurions pu faire dans une maison d' européens.

VISITE A LADY ESTHER STANHOPE

Lady Esther Stanhope, nièce de M Pitt, aprèsla mort de son oncle quitta l' Angleterre etparcourut l' Europe. Jeune, belle et riche, ellefut accueillie partout avec l' empressement et

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l' intérêt que son rang, sa fortune, son esprit etsa beauté devaient lui attirer ; mais elle serefusa constamment à unir son sort à celui de sesplus dignes admirateurs, et, après quelques annéespassées dans les principales capitales de l' Europe,elle s' embarqua avec une suite nombreuse pourConstantinople. On n' a jamais su le motif de cetteexpatriation : les uns l' ont attribuée à la mortd' un jeune général anglais tué à cette époque enEspagne, et que d' éternels regrets devaientconserver à jamais présent dans le

coeur de lady Esther ; les autres, à un simplegoût d' aventures que le caractère entreprenant etcourageux de cette jeune personne pouvait faireprésumer en elle. Quoi qu' il en soit, elle partit ;elle passa quelques années à Constantinople, ets' embarqua enfin pour la Syrie sur un bâtimentanglais qui portait aussi la plus grande partie deses trésors, et des valeurs immenses en bijoux eten présents de toute espèce.La tempête assaillit le navire dans le golfe deMacri, sur la route de Caramanie, en face del' île de Rhodes : il échoua sur un écueil, àquelques milles du rivage. Le vaisseau fut en peud' instants brisé, et les trésors de lady Stanhopefurent engloutis dans les flots : elle-même échappaavec peine à la mort, et fut portée, sur un débrisdu bâtiment, à une petite île déserte, où ellepassa vingt-quatre heures sans aliments et sanssecours. Enfin, des pêcheurs de Marmoriza, quirecherchaient les débris du naufrage, ladécouvrirent et la conduisirent à Rhodes, où ellese fit reconnaître du consul anglais. Ce déplorableévénement n' attiédit pas sa résolution. Elle serendit à Malte, de là en Angleterre. Ellerassembla les débris de sa fortune ; elle vendit àfonds perdu une partie de ses domaines ; elle

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chargea un second navire de richesses et de présentspour les contrées qu' elle devait parcourir, et ellemit à la voile. Le voyage fut heureux, et elledébarqua à Latakieh, l' ancienne Laodicée, sur lacôte de Syrie, entre Tripoli et Alexandrette.Elle s' établit dans les environs, apprit l' arabe,s' entoura de toutes les personnes qui pouvaient luifaciliter des rapports avec les différentespopulations arabes, druzes, maronites du pays, etse prépara, comme je le faisais alors moi-même, àdes voyages

de découverte dans les parties les moins accessiblesde l' Arabie, de la Mésopotamie et du désert.Quand elle fut bien familiarisée avec la langue, lecostume, les moeurs et les usages du pays, elleorganisa une nombreuse caravane, chargea deschameaux de riches présents pour les arabes, etparcourut toutes les parties de la Syrie. Elleséjourna à Jérusalem, à Damas, à Alep, à Homs,à Balbeck et à Palmyre : ce fut dans cettedernière station que les nombreuses tribus d' arabeserrants qui lui avaient facilité l' accès de cesruines, réunis autour de sa tente au nombre dequarante ou cinquante mille, et charmés de sabeauté, de sa grâce et de sa magnificence, laproclamèrent reine de Palmyre, et lui délivrèrentdes firmans par lesquels il était convenu que touteuropéen protégé par elle pourrait venir en toutesûreté visiter le désert et les ruines de Balbecket de Palmyre, pourvu qu' il s' engageât à payer untribut de mille piastres. Ce traité existe encore,et serait fidèlement exécuté par les arabes, si onleur donnait des preuves positives de la protectionde lady Stanhope.à son retour de Palmyre, elle faillit cependantêtre enlevée par une tribu nombreuse d' autresarabes, ennemis de ceux de Palmyre. Elle fut

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avertie à temps par un des siens, et dut son salutet celui de sa caravane à une marche forcée denuit, et à la vitesse de ses chevaux, qui franchirentun espace incroyable dans le désert en vingt-quatreheures. Elle revint à Damas, où elle résidaquelques mois sous la protection du pacha turc, àqui la porte l' avait vivement recommandée.

Après une vie errante dans toutes les contrées del' orient, lady Esther Stanhope se fixa enfin dansune solitude presque inaccessible, sur une desmontagnes du Liban voisine de Saïde, l' antiqueSidon. Le pacha de saint-Jean D' Acre,Abdala-pacha, qui avait pour elle un grand respectet un dévouement absolu, lui concéda les restesd' un couvent et le village de Dgioun, peuplé parles druzes. Elle y bâtit plusieurs maisons,entourées d' un mur d' enceinte semblable à nosfortifications du moyen âge : elle y créaartificiellement un jardin charmant à la mode desturcs ; jardin de fleurs et de fruits, berceaux devignes, kiosques enrichis de sculptures et depeintures arabesques, eaux courantes dans desrigoles de marbre, jets d' eau au milieu des pavésdes kiosques, voûte d' orangers, de figuiers et decitronniers. Là, lady Stanhope vécut plusieursannées dans un luxe tout à fait oriental, entouréed' un grand nombre de drogmans européens ou arabes,d' une suite nombreuse de femmes, d' esclaves noirs,et dans des rapports d' amitié et même de politiquesoutenus avec la porte, avec Abdala-pacha, avecl' émir Beschir, souverain du Liban, et surtoutavec des scheiks arabes des déserts de Syrie et deBagdhad.Bientôt sa fortune, considérable encore, diminuapar le dérangement de ses affaires, qui souffraientde son absence ; et elle se trouva réduite à trenteou quarante mille francs de rente, qui suffisent

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encore dans ce pays-là au train que lady Stanhopeest obligée de conserver. Cependant les personnesqui l' avaient accompagnée d' Europe moururent ous' éloignèrent ; l' amitié des arabes, qu' il fautentretenir sans cesse par des présents et desprestiges, s' attiédit : les rapports devinrentmoins fréquents, et lady Esther tomba dans le

complet isolement où je la trouvai moi-même ; maisc' est là que la trempe héroïque de son caractèremontra toute l' énergie, toute la constance derésolution de cette âme. Elle ne songea pas àrevenir sur ses pas ; elle ne donna pas un regretau monde et au passé ; elle ne fléchit pas sousl' abandon, sous l' infortune, sous la perspective dela vieillesse et de l' oubli des vivants ; elledemeura seule où elle est encore, sans livres, sansjournaux, sans lettres d' Europe, sans amis, sansserviteurs même attachés à sa personne, entouréeseulement de quelques négresses et de quelquesenfants esclaves noirs, et d' un certain nombre depaysans arabes pour soigner son jardin, ses chevaux,et veiller à sa sûreté personnelle. On croitgénéralement dans le pays, et mes rapports avec elleme fondent moi-même à croire qu' elle trouve laforce surnaturelle de son âme et de sa résolution,non-seulement dans son caractère, mais encore dansdes idées religieuses exaltées, où l' illuminismed' Europe se trouve confondu avec quelquescroyances orientales, et surtout avec les merveillesde l' astrologie. Quoi qu' il en soit, lady Stanhopeest un grand nom en orient et un grand étonnementpour l' Europe. Me trouvant si près d' elle, jedésirais la voir : sa pensée de solitude et deméditation avait tant de sympathie apparente avecmes propres pensées, que j' étais bien aise devérifier en quoi nous nous touchions peut-être. Maisrien n' est plus difficile pour un européen que

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d' être admis auprès d' elle ; elle se refuse àtoute communication avec les voyageurs anglais,avec les femmes, avec les membres même de safamille. Je n' avais donc que peu d' espoir de luiêtre présenté, et je n' avais aucune lettred' introduction : sachant néanmoins qu' elle conservaitquelques rapports éloignés avec les arabes de laPalestine et de la

Mésopotamie, et qu' une recommandation de sa mainauprès de ces tribus pourrait m' être d' une extrêmeutilité pour mes courses futures, je pris le partide lui envoyer un arabe porteur de cette lettre :" milady," voyageur comme vous, étranger comme vous dansl' orient, n' y venant chercher comme vous que lespectacle de sa nature, de ses ruines et desoeures de Dieu, je viens d' arriver en Syrie avecma famille. Je compterais au nombre des jours lesplus intéressants de mon voyage celui où j' auraisconnu une femme qui est elle-même une desmerveilles de cet orient que je viens visiter.Si vous voulez bien me recevoir, faites-moi dire lejour qui vous conviendra, et faites-moi savoir sije dois aller seul, ou si je puis vous menerquelques-uns des amis qui m' accompagnent, et quin' attacheraient pas moins de prix que moi-même àl' honneur de vous être présentés.Que cette demande, milady, ne contraigne en rienvotre politesse à m' accorder ce qui répugnerait àvos habitudes de retraite absolue. Je comprendstrop bien moi-même le prix de la liberté et lecharme de la solitude, pour ne pas comprendre votrerefus et pour ne pas le respecter.Agréez, etc. "je n' attendis pas longtemps la réponse : le 30, àtrois heures de l' après-midi, l' écuyer de ladyStanhope, qui est en même temps son médecin,

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arriva chez moi avec l' ordre

de m' accompagner à Dgioun, résidence de cettefemme extraordinaire.Nous partîmes à quatre heures. J' étais accompagnédu docteur Léonardi, de M De Parseval, d' undomestique et d' un guide ; nous étions tous àcheval. Je traversai, à une demi-heure de Bayruth,un bois de sapins magnifiques plantés originairementpar l' émir Fakardin sur un promontoire élevé, dontla vue s' étend à droite sur la mer orageuse deSyrie, et à gauche sur la magnifique vallée duLiban ; -point de vue admirable, où la richessede la végétation de l' occident, la vigne, lefiguier, le mûrier, le peuplier pyramidal, s' unissentà quelques colonnes élevées de palmiers de l' orient,dont le vent jetait, comme un panache, les largesfeuilles sur le fond bleu du firmament. à quelquespas de là, on entre dans une espèce de désert desable rouge, accumulé en vagues énormes et mobilescomme celles de l' océan. -c' était une soirée deforte brise, et le vent les sillonnait, les ridait,les cannelait, comme il ride et fait frémir lesondes de la mer. -ce spectacle était nouveau ettriste comme une apparition du vrai et vaste désertque je devais bientôt parcourir. -nulle traced' hommes ou d' animaux ne subsistait sur cette arèneondoyante ; nous n' étions guidés que par lemugissement des flots d' un côté, et par les cimestransparentes des sommets du Liban de l' autre.-nous retrouvâmes bientôt une espèce de chemin oude sentier semé d' énormes blocs de pierresangulaires. -ce chemin, qui suit la mer jusqu' enégypte, nous conduisit jusqu' à une maison ruinée,débris d' une vieille tour fortifiée, où nouspassâmes les heures sombres de la nuit, couchéssur une natte de jonc et enveloppés dans nosmanteaux. -

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dès que la lune fut levée, nous remontâmes à cheval.-c' était une de ces nuits où le ciel est éclatantd' étoiles, où la sérénité la plus parfaite semblerégner dans ces profondeurs éthérées que nouscontemplons de si bas, mais où la nature, autour denous, semble gémir et se torturer dans de sinistresconvulsions. -l' aspect désolé de la côte ajoutait,depuis quelques lieues, à cette pénible impression.-nous avions laissé derrière nous, avec lecrépuscule, les belles pentes ombragées, lesverdoyantes vallées du Liban. -d' âpres collines,semées de haut en bas de pierres noires, blanches etgrises, débris des tremblements de terre, s' élevaienttout près de nous ; à notre gauche et à notredroite, la mer, soulevée depuis le matin par unesourde tempête, déroulait ses vagues lourdes etmenaçantes, que nous voyions venir de loin, àl' ombre qu' elles jetaient devant elles, quifrappaient ensuite vers le rivage en jetant chacuneson coup de tonnerre, et qui prolongeaient enfinleur large et bouillonnante écume jusque sur lalisière de sable humide où nous cheminions, inondantà chaque fois les pieds de nos chevaux et menaçantde nous entraîner nous-mêmes ; -une lune, aussibrillante qu' un soleil d' hiver, répandait assez derayons sur la mer pour nous en découvrir la fureur,et pas assez de clarté sur notre route pourrassurer l' oeil sur les périls du chemin. -bientôtla lueur d' un incendie se fondit sur la cime desmontagnes du Liban avec les brumes blanches ousombres du matin, et répandit sur toute cette scèneune teinte fausse et blafarde, qui n' est ni le journi la nuit, qui n' est ni l' éclat de l' un ni lasérénité de l' autre ; heure pénible à l' oeil et àla pensée, lutte de deux principes contraires dontla nature offre quelquefois l' image affligeante, etque plus souvent on retrouve dans son propre coeur.

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-à sept

heures du matin, par un soleil déjà dévorant, nousquittions Saïde, l' antique Sidon, qui s' avancesur les flots comme un glorieux souvenir d' unedomination passée, et nous gravissions des collinescrayeuses, nues, déchirées, qui, s' élevantinsensiblement d' étage en étage, nous menaient à lasolitude que nous cherchions vainement des yeux.Chaque mamelon gravi nous en découvrait un plusélevé, qu' il fallait tourner ou gravir encore ; lesmontagnes s' enchaînaient aux montagnes, comme lesanneaux d' une chaîne pressée, ne laissant entreelles que des ravins profonds sans eau, blanchis,semés de quartiers de roches grisâtres. Cesmontagnes sont complétement dépouillées de végétationet de terre. Ce sont des squelettes de collinesque les eaux et les vents ont rongés depuis dessiècles. -ce n' était pas là que je m' attendais àtrouver la demeure d' une femme qui avait visité lemonde, et qui avait eu tout l' univers à choisir.-enfin, du haut d' un de ces rochers, mes yeuxtombèrent sur une vallée plus profonde, plus large,bornée de toutes parts par des montagnes plusmajestueuses, mais non moins stériles. Au milieude cette vallée, comme la base d' une large tour, lamontagne de Dgioun prenait naissance, ets' arrondissait en bancs de rochers circulaires qui,s' amincissant en s' approchant de leurs cimes,formaient enfin une esplanade de quelques centainesde toises de largeur, et se couronnaient d' unebelle, gracieuse et verte végétation. -un mur blanc,flanqué d' un kiosque à l' un de ses angles, entouraitcette masse de verdure. -c' était là le séjour delady Esther. Nous l' atteignîmes à midi. La maisonn' est pas ce qu' on appelle ainsi en Europe, cen' est pas même ce qu' on nomme maison en orient ;c' est un assemblage confus et bizarre de dix ou

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douze petites maisonnettes, ne contenant chacunequ' une ou

deux chambres au rez-de-chaussée, sans fenêtres, etséparées les unes des autres par de petites coursou petits jardins, assemblage tout à fait pareil àl' aspect de ces pauvres couvents qu' on rencontre enItalie ou en Espagne sur les hautes montagnes,et appartenant à des ordres mendiants. Selon sonhabitude, lady Stanhope n' était pas visible avanttrois ou quatre heures après midi. On nousconduisit chacun dans une espèce de cellule étroite,sans jour et sans meubles. On nous servit àdéjeuner, et nous nous jetâmes sur un divan, enattendant le réveil de l' hôtesse invisible duromantique séjour. -je dormais ; à trois heures onvint frapper à ma porte, et m' annoncer qu' ellem' attendait. Je traversai une cour, un jardin, unkiosque à jour, à tenture de jasmin, puis deux outrois corridors sombres, et je fus introduit, parun petit enfant nègre de six ou huit ans, dans lecabinet de lady Esther. -une si profondeobscurité y régnait que je pus à peine distinguerles traits nobles, graves, doux et majestueux de lafigure blanche qui, en costume oriental, se leva dudivan, et s' avança en me tendant la main. LadyEsther paraît avoir cinquante ans ; elle a de cestraits que les années ne peuvent altérer : lafraîcheur, la couleur, la grâce, s' en vont avec lajeunesse ; mais quand la beauté est dans la formemême, dans la pureté des lignes, dans la dignité,dans la majesté, dans la pensée d' un visaged' homme ou de femme, la beauté change auxdifférentes époques de la vie, mais elle ne passepas. -telle est celle de lady Stanhope. -elleavait sur la tête un turban blanc, sur le frontune bandelette de laine couleur de pourpre, etretombant de chaque côté de la tête jusque sur les

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épaules. Un long châle de cachemire jaune, uneimmense robe turque de soie blanche à manchesflottantes, enveloppaient

toute sa personne dans des plis simples etmajestueux ; et l' on apercevait seulement, dansl' ouverture que laissait cette première tunique sursa poitrine, une seconde robe d' étoffe de Perse àmille fleurs qui montait jusqu' au cou, et s' ynouait par une agrafe de perle. -des bottinesturques de maroquin jaune brodé en soie complétaientce beau costume oriental, qu' elle portait avec laliberté et la grâce d' une personne qui n' en a pasporté d' autres depuis sa jeunesse." vous êtes venu de bien loin pour voir une ermite,me dit-elle ; soyez le bienvenu. Je reçois peud' étrangers, un ou deux à peine par année ; maisvotre lettre m' a plu, et j' ai désiré connaître unepersonne qui aimait, comme moi, Dieu, la nature,et la solitude. Quelque chose, d' ailleurs, medisait que nos étoiles étaient amies, et que nousnous conviendrions mutuellement. Je vois avecplaisir que mon pressentiment ne m' a pas trompée ;et vos traits que je vois maintenant, et le seulbruit de vos pas pendant que vous traversiez lecorridor, m' en ont assez appris sur vous pour queje ne me repente pas d' avoir voulu vous voir.-asseyons-nous, et causons. -nous sommes déjàamis. -comment, lui dis-je, milady, honorez-voussi vite du nom d' ami un homme dont le nom et la vievous sont complétement inconnus ? Vous ignorez quije suis. -c' est vrai, reprit-elle ; je ne sais nice que vous êtes selon le monde, ni ce que vousavez fait pendant que vous avez vécu parmi leshommes ; mais je sais déjà ce que vous êtes devantDieu. Ne me prenez point pour une folle, comme lemonde me nomme souvent ; mais je ne puis résisterau besoin de vous parler à coeur ouvert. Il est

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une science, perdue aujourd' hui dans votre Europe,science qui est née en orient, qui n' y a

jamais péri, qui y vit encore. -je la possède.-je lis dans les astres. Nous sommes tous enfantsde quelqu' un de ces feux célestes qui présidèrentà notre naissance, et dont l' influence heureuse oumaligne est écrite dans nos yeux, sur nos fronts,dans nos traits, dans les délinéaments de notremain, dans la forme de notre pied, dans notre geste,dans notre démarche. Je ne vous vois que depuisquelques minutes ; eh bien ! Je vous connais commesi j' avais vécu un siècle avec vous. -voulez-vousque je vous révèle à vous-même ? Voulez-vous queje vous prédise votre destinée ? -gardez-vous-enbien, milady ! Lui répondis-je en souriant. Je nenie pas ce que j' ignore ; je n' affirmerai pas quedans la nature visible et invisible, où tout setient, où tout s' enchaîne, des êtres d' un ordreinférieur comme l' homme ne soient pas sousl' influence d' êtres supérieurs, comme les astresou les anges ; mais je n' ai pas besoin de leurrévélation pour me connaître moi-même, -corruption,infirmité et misère ! -et quant aux secrets de madestinée future, je croirais profaner la divinitéqui me les cache, si je les demandais à lacréature. -en fait d' avenir, je ne crois qu' àDieu, à la liberté, et à la vertu. -n' importe,me dit-elle ; croyez ce qu' il vous plaira. Quant àmoi, je vois évidemment que vous êtes né sousl' influence de trois étoiles heureuses, puissanteset bonnes, qui vous ont doué de qualités analogues,et qui vous conduisent à un but que je pourrais,si vous vouliez, vous indiquer dès aujourd' hui.-c' est Dieu qui vous amène ici pour éclairervotre âme ; vous êtes un de ces hommes de désir etde bonne volonté dont il a besoin, commed' instruments, pour les oeuvres merveilleuses qu' il

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va bientôt accomplir parmi les hommes. -croyez-vousle règne du messie arrivé ? -je suis né chrétien,lui dis-je :

c' est vous répondre. -chrétien ! Reprit-elle aprèsun léger signe d' humeur ; -moi aussi, je suischrétienne ; mais celui que vous appelez leChrist n' a-t-il pas dit : " je vous parle encorepar paraboles ; mais celui qui viendra après moivous parlera en esprit et en vérité. " -eh bien !C' est celui-là que nous attendons ! Voilà le messiequi n' est pas venu encore, qui n' est pas loin, quenous verrons de nos yeux, et pour la venue de quitout se prépare dans le monde ! -querépondrez-vous ? Et comment pourrez-vous nier ourétorquer les paroles mêmes de votre évangile queje viens de vous citer ? Quels sont vos motifspour croire au Christ ? -permettez-moi,repris-je, milady, de ne pas entrer avec vous dansune semblable discussion : je n' y entre pas avecmoi-même. -il y a deux lumières pour l' homme :l' une qui éclaire l' esprit, qui est sujette à ladiscussion, au doute, et qui souvent ne conduitqu' à l' erreur et à l' égarement ; l' autre, quiéclaire le coeur et qui ne trompe jamais, car elleest à la fois évidence et conviction ; et, pour nousautres misérables mortels, la vérité n' est qu' uneconviction. Dieu seul possède la vérité autrementet comme vérité ; nous ne la possédons que commefoi. -je crois au Christ, parce qu' il a apportéà la terre la doctrine la plus sainte, la plusféconde et la plus divine qui aitrayonné surl' intelligence humaine. -une doctrine si célestene peut être le fruit de la déception et dumensonge. -le Christ l' a dit comme le dit laraison. -les doctrines se connaissent à leurmorale, comme l' arbre se connaît à ses fruits ;les fruits du christianisme (je parle de ses fruits

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à venir plus encore que de ses fruits déjà cueilliset corrompus) sont infinis, parfaits et divins ;-donc la doctrine elle-même est divine ; -doncl' auteur est un verbe divin, comme il se nommait

lui-même. -voilà pourquoi je suis chrétien, voilàtoute ma controverse religieuse avec moi-même ;avec les autres je n' en ai point : on ne prouve àl' homme que ce qu' il croit déjà. -mais enfin,reprit-elle, trouvez-vous donc le monde social,politique et religieux, bien ordonné ? Et nesentez-vous pas ce que tout le monde sent, lebesoin, la nécessité d' un révélateur, d' unrédempteur, du messie que nous attendons, et quenous voyons déjà dans nos désirs ? -oh ! Pourcela, lui dis-je, c' est une autre question. -nulplus que moi ne souffre et ne gémit du gémissementuniversel de la nature, des hommes et des sociétés.-nul ne confesse plus haut les énormes abussociaux, politiques et religieux. -nul ne désireet n' espère davantage un réparateur à ces mauxintolérables de l' humanité. -nul n' est plusconvaincu que ce réparateur ne peut être que divin !-si vous appelez cela attendre un messie, jel' attends comme vous, et plus que vous je soupireaprès sa prochaine apparition ; comme vous, et plusque vous, je vois dans les croyances ébranléesde l' homme, dans le tumulte de ses idées, dans levide de son coeur, dans la dépravation de son étatsocial, dans les tremblements répétés de sesinstitutions politiques, tous les symptômes d' unbouleversement, et par conséquent d' unrenouvellement prochain et imminent. Je crois queDieu se montre toujours au moment précis où toutce qui est humain est insuffisant, où l' hommeconfesse qu' il ne peut rien pour lui-même. -lemonde en est là. Je crois donc à un messie voisinde notre époque ; mais dans ce messie je ne vois

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point le Christ, qui n' a rien de plus à nousdonner en sagesse, en vertu et en vérité ; je voiscelui que le Christ a annoncé devoir venir aprèslui. -cet esprit saint toujours agissant, toujoursassistant l' homme, toujours lui révélant, selon le

temps et les besoins, ce qu' il doit faire et savoir.-que cet esprit divin s' incarne dans un homme oudans une doctrine, dans un fait ou dans une idée,peu importe, c' est toujours lui : homme ou doctrine,fait ou idée, je crois en lui, j' espère en lui etje l' attends, et plus que vous, milady, jel' invoque ! Vous voyez donc que nous pouvons nousentendre, et que nos étoiles ne sont pas sidivergentes que cette conversation a pu vous lefaire penser. " elle sourit ; ses yeux, quelquefoisvoilés d' un peu d' humeur pendant que je luiconfessais mon rationalisme chrétien, s' éclairèrentd' une tendresse de regard et d' une lumière presquesurnaturelle. " croyez ce que vous voudrez, medit-elle, vous n' en êtes pas moins un de ceshommes que j' attendais, que la providence m' envoie,et qui ont une grande part à accomplir dansl' oeuvre qui se prépare. Bientôt vous retournerezen Europe : l' Europe est finie, la France seulea une grande mission à accomplir encore ; vous yparticiperez, je ne sais pas encore comment ; maisje puis vous le dire ce soir, si vous le désirez,quand j' aurai consulté vos étoiles. -je ne saispas encore le nom de toutes : j' en vois plus detrois maintenant ; j' en distingue quatre, peut-êtrecinq, et, qui sait ? Plus encore. L' une d' elles estcertainement mercure, qui donne la clarté et lacouleur à l' intelligence et à la parole. Vous devezêtre poëte : cela se lit dans vos yeux et dans lapartie supérieure de votre figure ; plus bas, vousêtes sous l' empire d' astres tout différents,presque opposés. Il y a une influence d' énergie et

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d' action ; il y a du soleil aussi, dit-elle tout àcoup, dans la pose de votre tête, et dans lamanière dont vous la rejetez sur votre épaulegauche. -remerciez Dieu : il y a peu d' hommesqui soient nés sous plus d' une étoile, peu dontl' étoile soit heureuse, moins encore dont l' étoile,même

favorable, ne soit contre-balancée par l' influencemaligne d' une étoile opposée. Vous, au contraire,vous en avez plusieurs ; et toutes sont enharmonie pour vous servir, et toutes s' entr' aidenten votre faveur. -quel est votre nom ? -je le luidis. -je ne l' avais jamais entendu ! Reprit-elleavec l' accent de la vérité. -voilà, milady, ce quec' est que la gloire. -j' ai composé quelques versdans ma vie, qui ont fait répéter un million defois mon nom par tous les échos littéraires del' Europe ; mais cet écho est trop faible pourtraverser votre mer et vos montagnes, et ici jesuis un homme tout nouveau, un homme complétementinconnu, un nom jamais prononcé ! Je n' en suis queplus flatté de la bienveillance que vous meprodiguez : je ne la dois qu' à vous et à moi. -oui,me dit-elle, poëte ou non, je vous aime et j' espèreen vous ; nous nous reverrons, soyez-en certain !Vous retournerez dans l' occident, mais vous netarderez pas beaucoup à revenir en orient : c' estvotre patrie. -c' est du moins, lui dis-je, lapatrie de mon imagination. -ne riez pas,reprit-elle ; c' est votre patrie véritable, c' estla patrie de vos pères. -j' en suis sûremaintenant : regardez votre pied ! -je n' y vois,lui dis-je, que la poussière de vos sentiers quile couvre, et dont je rougirais dans un salon de lavieille Europe. -rien ; ce n' est pas cela,reprit-elle encore : -regardez votre pied. -jen' y avais pas encore pris garde moi-même. -voyez ;

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le cou-de-pied est très-élevé, et il y a entre votretalon et vos doigts, quand votre pied est à terre,un espace suffisant pour que l' eau y passe sansvous mouiller. -c' est le pied de l' arabe, c' est lepied de l' orient ; vous êtes un fils de cesclimats, et nous approchons du jour où chacunrentrera dans la terre de ses pères. -nous nousreverrons. " un esclave

noir entra alors, et, se couchant devant elle, lefront sur le tapis et les mains sur la tête, luidit quelques mots en arabe. " allez, me dit-elle,vous êtes servi ; dînez vite, et revenez bientôt.Je vais m' occuper de vous, et voir plus clair dansla confusion de mes idées sur votre personne etvotre avenir. Moi, je ne mange jamais avec personne ;je vis trop sobrement. Du pain, des fruits, àl' heure où le besoin se fait sentir, me suffisent ;je ne dois pas mettre un hôte à mon régime. " -jefus conduit sous un berceau de jasmin et delaurier-rose, à la porte de ses jardins. -lecouvert était mis pour M De Parseval et pourmoi : nous dînâmes très-vite, mais elle n' attenditmême pas que nous fussions hors de table, et elleenvoya Léonardi me dire qu' elle m' attendait.-j' y courus ; je la trouvai fumant une longue pipeorientale : elle m' en fit apporter une. J' étaisdéjà accoutumé à voir fumer les femmes les plusélégantes et les plus belles de l' orient ; je netrouvais plus rien de choquant dans cette attitudegracieuse et nonchalante, ni dans cette fuméeodorante s' échappant en légères colonnes des lèvresd' une belle femme, et interrompant la conversationsans la refroidir. -nous causâmes longtemps ainsi,et toujours sur le sujet favori, sur le thèmeunique et mystérieux de cette femme extraordinaire,magicienne moderne, rappelant tout à fait lesmagiciennes fameuses de l' antiquité ; -Circé des

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déserts. Il me parut que les doctrines religieusesde lady Esther étaient un mélange habile, quoiqueconfus, des différentes religions au milieudesquelles elle s' est condamnée à vivre ;mystérieuse comme les druzes, dont, seule peut-êtreau monde, elle connaît le secret mystique ;résignée comme le musulman, et fataliste comme lui ;avec le juif, attendant le messie, et, avec lechrétien, professant l' adoration du

Christ et la pratique de sa charitable morale.Ajoutez à cela les couleurs fantastiques et lesrêves surnaturels d' une imagination teinte d' orientet échauffée par la solitude et la méditation,quelques révélations, peut-être, des astrologuesarabes ; et vous aurez l' idée de ce composé sublimeet bizarre, qu' il est plus commode d' appeler folieque d' analyser et de comprendre. Non, cette femmen' est point folle. -la folie, qui s' écrit entraits trop évidents dans les yeux, n' est pointécrite dans son beau et droit regard ; la folie,qui se trahit toujours dans la conversation, dontelle interrompt toujours involontairement lachaîne par des écarts brusques, désordonnés etexcentriques, ne s' aperçoit nullement dans laconversation élevée, mystique, nuageuse, maissoutenue, liée, enchaînée et forte de lady Esther.S' il me fallait prononcer, je dirais plutôt quec' est une folie volontaire, étudiée, qui se connaîtsoi-même, et qui a ses raisons pour paraître folie.-la puissante admiration que son génie a exercéeet exerce encore sur les populations arabes quientourent les montagnes prouve assez que cetteprétendue folie n' est qu' un moyen. Aux hommes decette terre de prodiges, à ces hommes des rocherset des déserts, dont l' imagination est plus coloréeet plus brumeuse que l' horizon de leurs sables oude leurs mers, il faut la parole de Mahomet ou de

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lady Stanhope ! Il faut le commerce des astres,les prophéties, les miracles, la seconde vue dugénie ! Lady Stanhope l' a compris d' abord par lahaute portée de son intelligence vraimentsupérieure ; puis peut-être, comme tous les êtresdoués de puissantes facultés intellectuelles,a-t-elle fini par se séduire elle-même, et par êtrela première néophyte du symbole qu' elle s' étaitcréé pour d' autres. -tel est l' effet que cettefemme a produit sur moi. On ne peut

la juger ni la classer d' un mot ; c' est une statueà immenses dimensions ; -on ne peut la juger qu' àson point de vue. Je ne serais pas surpris qu' unjour prochain réalisât une partie de la destinéequ' elle se promet à elle-même : un empire dansl' Arabie, un trône dans Jérusalem ! -la moindrecommotion politique dans la région de l' orientqu' elle habite pourrait la soulever jusque-là. " jen' ai à ce sujet, lui dis-je, qu' un reproche à faireà votre génie : c' est celui d' avoir été troptimide avec les événements, et de n' avoir pas encorepoussé votre fortune jusqu' où elle pouvait vousconduire. -vous parlez, me dit-elle, comme unhomme qui croit encore trop à la volonté humaine,et pas assez à l' irrésistible empire de la destinéeseule. Ma force à moi est en elle. -je l' attends,je ne l' appelle pas. Je vieillis, j' ai diminué debeaucoup ma fortune ; je suis maintenant seule etabandonnée à moi-même sur ce rocher désert, enproie au premier audacieux qui voudrait forcer mesportes, entourée d' une bande de domestiquesinfidèles et d' esclaves ingrats, qui me dépouillenttous les jours et menacent quelquefois ma vie :dernièrement encore, je n' ai dû mon salut qu' à cepoignard, dont j' ai été forcée de me servir pourdéfendre ma poitrine contre celui d' un esclave noirque j' ai élevé. Eh bien, au milieu de toutes ces

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tribulations, je suis heureuse ; je réponds à toutpar le mot sacré des musulmans : la volonté deDieu ! Et j' attends avec confiance l' avenir dontje vous ai parlé, et dont je voudrais vous inspirerà vous-même la certitude que vous devez en avoir. "après avoir fumé plusieurs pipes, bu plusieurstasses de café, que les esclaves nègres apportaientde quart d' heure

en quart d' heure : " venez, dit-elle ; je vais vousconduire dans un sanctuaire où je ne laissepénétre aucun profane : c' est mon jardin. " nous ydescendîmes par quelques marches, et je parcourusavec elle, dans un véritable enchantement, un desplus beaux jardins turcs que j' aie encore vus enorient. -des treilles sombres dont les voûtes deverdure portaient, comme des milliers de lustres,les raisins étincelants de la terre promise ; deskiosques où les arabesques sculptées s' entrelaçaientaux jasmins et aux plantes grimpantes, lianes del' Asie ; des bassins où une eau, artificielle ilest vrai, venait d' une lieue de loin murmurer etjaillir dans les jets d' eau de marbre ; des alléesjalonnées de tous les arbres fruitiers del' Angleterre, de l' Europe, de ces beaux climats ;de vertes pelouses semées d' arbustes en fleur, etdes compartiments de marbre entourant des gerbes defleurs nouvelles pour mes yeux : -voilà ce jardin.-nous nous reposâmes tour à tour dans plusieursdes kiosques dont il est orné, et jamais laconversation intarissable de lady Esther ne perditle ton mystique et l' élévation de sujet qu' elleavait eus le matin. " puisque la destinée, medit-elle à la fin, vous a envoyé ici, et qu' unesympathie si étonnante entre nos astres me permetde vous confier ce que je cacherais à tant deprofanes, venez ; je veux vous faire voir de vosyeux un prodige de la nature dont la destination

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n' est connue que de moi et de mes adeptes : -lesprophéties de l' orient l' avaient annoncé depuisbien des siècles, et vous allez juger vous-même sices prophéties sont accomplies. " elle ouvrit uneporte du jardin qui donnait sur une petite courintérieure, où j' aperçus deux magnifiques jumentsarabes de première race, et d' une rare perfectionde formes. " approchez, me dit-elle, et regardezcette jument

baie ; voyez si la nature n' a pas accompli en elletout ce qui est écrit sur la jument qui doit porterle messie : -elle naîtra toute sellée. " -je visen effet sur ce bel animal un jeu de la natureassez rare pour servir l' illusion d' une crédulitévulgaire chez des peuples à demi barbares : -lajument avait, au défaut des épaules, une cavité silarge et si profonde, et imitant si bien la formed' une selle turque, qu' on pouvait dire avec véritéqu' elle était née toute sellée ; et, aux étriersprès, on pouvait en effet la monter sans éprouverle besoin d' une selle artificielle. -cette jument,magnifique du reste, semblait accoutumée àl' admiration et au respect que lady Stanhope etses esclaves lui témoignent, et pressentir ladignité de sa future mission ; jamais personne nel' a montée, et deux palefreniers arabes lasoignent et la surveillent constamment, sans laperdre un seul instant de vue. Une autre jumentblanche, et à mon avis infiniment plus belle,partage, avec la jument du messie, le respect etles soins de lady Stanhope : nul ne l' a montéenon plus. Lady Esther ne me dit pas, mais melaissa entendre que, quoique la destinée de lajument blanche fût moins sainte, elle en avait unecependant mystérieuse et importante aussi ; et jecrus comprendre que lady Stanhope la réservaitpour la monter elle-même, le jour où elle ferait

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son entrée, à côté du messie, dans la Jérusalemreconquise. Après avoir fait promener quelquetemps ces deux bêtes sur une pelouse hors del' enceinte de la forteresse, et joui de lasouplesse et de la grâce de ces superbes animaux,nous rentrâmes, et je renouvelai à lady Esthermes instances pour qu' elle me permît enfin de luiprésenter M De Parseval, mon ami et moncompagnon de voyage, qui m' avait suivi malgré moichez elle, et qui attendait vainement, depuis lematin, une

faveur dont elle est si avare. -elle y consentitenfin, et nous rentrâmes tous trois pour passer lasoirée ou la nuit dans le petit salon que j' aidéjà dépeint. Le café et les pipes reparurent avecla profusion orientale ; et le salon fut bientôtrempli d' un tel nuage de fumée, que la figure delady Stanhope ne nous apparaissait plus qu' àtravers une atmosphère semblable à l' atmosphèremagique des évocations. Elle causa avec la mêmeforce, la même grâce, la même abondance, maisinfiniment moins de surnaturel, sur des sujetsmoins sacrés pour elle, qu' elle ne l' avait faitavec moi seul dans tout le cours de la journée." j' espère, me dit-elle tout à coup, que vous êtesaristocrate : je n' en doute pas en vous voyant.-vous vous trompez, milady, lui dis-je. Je ne suisni aristocrate ni démocrate ; j' ai assez vécu pourvoir les deux revers de la médaille de l' humanité,et pour les trouver aussi creux l' un que l' autre.Je ne suis ni aristocrate ni démocrate ; je suishomme, et partisan exclusif de ce qui peutaméliorer et perfectionner l' homme tout entier,qu' il soit né au sommet ou au pied de l' échellesociale ! Je ne suis ni pour le peuple ni pour lesgrands, mais pour l' humanité tout entière ; et jene crois ni aux institutions aristocratiques ni aux

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institutions démocratiques la vertu exclusive deperfectionner l' humanité ; cette vertu n' est quedans une morale divine, fruit d' une religionparfaite : la civilisation des peuples, c' est leurfoi ! -cela est vrai, répondit-elle ; maiscependant je suis aristocrate malgré moi ; et vousconviendrez, ajouta-t-elle, que s' il y a des vicesdans l' aristocratie, au moins il y a de hautesvertus à côté pour les racheter et les compenser ;tandis que dans la démocratie je vois bien lesvices, et les vices les plus bas et les plusenvieux, mais je cherche en vain les

hautes vertus. -ce n' est pas cela, milady, luidis-je ; il y a des deux parts vices et vertus, maisdans les hautes classes ces vices mêmes ont un côtébrillant ; mais dans la classe inférieure, aucontraire, ces vices se montrent dans toute leurnudité, et blessent davantage le sentiment moraldans le regard qui les contemple : la différenceest dans l' apparence, et non dans le fait ; mais,en réalité, le même vice est plus vice dans l' hommeriche, élevé et instruit, que dans l' homme sanslumière et sans pain ; -car chez l' un le vice estde choix ; chez l' autre, de nécessité. -méprisez-ledonc partout, et plus encore chez l' aristocratievicieuse, et ne jugeons pas l' humanité par classe,mais par homme : les grands auraient les vices dupeuple, s' ils étaient peuple, et les petitsauraient les vices des grands, s' ils étaient grands.La balance est égale ; ne pesons pas. -eh bien !Passons, me dit-elle ; mais laissez-moi croire quevous êtes aristocrate comme moi : il m' encoûterait trop de vous croire du nombre de cesjeunes français qui soulèvent l' écume populairecontre toutes les notabilités que Dieu, la natureet la société ont faites, et qui renversent l' édificepour se faire, de ses ruines, un piédestal à leur

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envieuse bassesse ! -non, lui dis-je,tranquillisez-vous ; je ne suis pas de ces hommes :je suis seulement de ceux qui ne méprisent pas cequi est au-dessous d' eux dans l' ordre social, touten respectant ce qui est au-dessus, mais dont ledésir ou le rêve serait d' appeler tous les hommes,indépendamment de leur degré dans les hiérarchiesarbitraires de la politique, à la même lumière, àla même liberté, et à la même perfection morale.Et puisque vous êtes religieuse, que vous croyezque Dieu aime également tous ses enfants, et quevous attendez un second messie pour redressertoutes choses, vous pensez sans

doute comme eux et comme moi. -oui, reprit-elle ;mais je ne m' occupe plus de politique humaine,j' en ai assez : j' en ai trop vu pendant dix ansque j' ai passés dans le cabinet de M Pitt, mononcle, et que toutes les intrigues de l' Europesont venues retentir autour de moi. -j' ai méprisé,jeune, l' humanité, je n' en veux plus entendreparler ; tout ce que font les hommes pour leshommes est sans fruit : les formes me sontindifférentes. -et à moi aussi, lui dis-je. -lefond des choses, continua-t-elle, c' est Dieu etla vertu ! -je pense exactement ainsi, luirépondis-je. Ainsi, n' en parlons plus, nous voilàd' accord. "passant à des sujets moins graves, et plaisantantsur l' espèce de divination qui lui faisaitcomprendre un homme tout entier au premier regardet à la seule inspection de son étoile, je mis sasagesse à l' épreuve, et je l' interrogeai sur deuxou trois voyageurs de ma connaissance, qui depuisquinze ans étaient venus passer sous ses yeux. Jefus frappé de la parfaite justesse de son coupd' oeil sur deux de ces hommes. Elle analysa entreautres, avec une prodigieuse perspicacité

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d' intelligence, le caractère de l' un d' eux, quim' était parfaitement connu à moi-même ; caractèredifficile à comprendre à première vue, grand, maisvoilé sous les apparences de bonhomie les plussimples et les plus séduisantes. Et ce qui mit lecomble à mon étonnement, et me fit admirer le plusla mémoire inflexible de cette femme, c' est que cevoyageur n' avait passé que deux heures chez elle,et que seize années s' étaient écoulées entre lavisite de cet homme et le compte que je luidemandais de ses impressions sur lui. La solitudeconcentre et fortifie toutes les facultés del' âme. -les prophètes, les saints, les grandshommes

et les poëtes l' ont merveilleusement compris ; -etleur nature leur fait chercher à tous le désert, oul' isolement parmi les hommes.Le nom de Bonaparte tomba, comme toujours, dans laconversation. " je croyais, lui dis-je, que votrefanatisme pour cet homme mettrait une barrièreentre nous. -je n' ai été, me dit-elle, fanatiqueque de ses malheurs, et de pitié pour lui. -et moiaussi, lui dis-je ; et ainsi nous nous entendonsencore. "je ne pouvais m' expliquer comment une femmereligieuse et morale adorait la force seule sansreligion, sans morale et sans liberté. Bonapartefut un grand reconstructeur, sans doute ; il refitle monde social, mais il ne regarda pas assez auxéléments dont il le recomposait : il pétrit sastatue avec de la boue et de l' intérêt personnel,au lieu de la tailler dans les sentiments divins etmoraux, la vertu et la liberté !La nuit s' écoula ainsi à parcourir librement etsans affectation, de la part de lady Esther, tousles sujets qu' un mot amène et emporte dans uneconversation à tout hasard. -je sentais qu' aucune

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corde ne manquait à cette haute et fermeintelligence, et que toutes les touches du clavierrendaient un son juste, fort et plein, -exceptépeut-être la corde métaphysique, que trop de tensionet de solitude avaient faussée, ou élevée à undiapason trop haut pour l' intelligence mortelle.-nous nous séparâmes avec un regret sincère de mapart, avec un regret obligeant témoigné de lasienne.

" point d' adieu, me dit-elle : nous nous reverronssouvent dans ce voyage, et plus souvent encore dansd' autres voyages que vous ne projetez pas mêmeencore. Allez vous reposer, et souvenez-vous quevous laissez une amie dans les solitudes duLiban. " elle me tendit la main ; je portai lamienne sur mon coeur, à la manière des arabes, etnous sortîmes.

VISITE A L'EMIR BESCHIR

Le lendemain, à quatre heures du matin, nous étions,M De Parseval et moi, à cheval sur la penteescarpée qui descend de son monastère dans laprofonde vallée du torrent Belus ; nous franchîmesà gué les eaux épuisées par l' été, et nouscommençâmes à gravir les hautes montagnes duLiban qui séparent Dgioun de Deïr-El-Kammar,ou le couvent de la lune, palais de l' émir Beschir,prince souverain des druzes et de toutes lesmontagnes du Liban. Lady Esther nous avait donnéson médecin pour nous servir de drogman, et un deses palefreniers arabes pour guide. -nous

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arrivâmes, après deux heures de marche, à unevallée

plus profonde, plus étroite et plus pittoresquequ' aucune de celles que nous avions déjà parcourues.à droite et à gauche s' élevaient, comme deuxremparts perpendiculaires hauts de trois à quatrecents pieds, deux chaînes de montagnes quisemblaient avoir été séparées récemment l' une del' autre par un coup de marteau du fabricateur desmondes, ou peut-être par le tremblement de terrequi secoua le Liban jusque dans ses fondements,quand le fils de l' homme rendant son âme à Dieu,non loin de ces mêmes montagnes, poussa ce derniersoupir qui refoula l' esprit d' erreur, d' oppressionet de mensonge, et souffla la vérité, la libertéet la vie dans un monde renouvelé. -les blocsgigantesques détachés des deux flancs desmontagnes, semés comme des cailloux par la maindes enfants dans le lit d' un ruisseau, formaientle lit horrible, profond, immense, hérissé, de cetorrent à sec ; quelques-unes de ces pierresétaient des masses plus élevées et plus longuesque de hautes maisons. Les unes étaient poséesd' aplomb comme des cubes solides et éternels ; lesautres, suspendues sur leurs angles et soutenuespar la pression d' autres roches invisibles,semblaient tomber encore, rouler toujours, etprésentaient l' image d' une ruine en action, d' unechute incessante, d' un chaos de pierres, d' uneavalanche intarissable de rochers ; -rochers decouleur funèbre, gris, noirs, marbrés de feu et deblanc, opaques ; vagues pétrifiées d' un fleuve degranit ; pas une goutte d' eau dans les profondsinterstices de ce lit calciné par le soleil brûlantde la Syrie ; pas une herbe, une tige, une plantegrimpante, ni dans ce torrent, ni sur les pentescrénelées et ardues des deux côtés de l' abîme :

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c' était un océan de pierres, une cataracte derochers, à laquelle la diversité de leurs formes,la variété de leurs poses, la bizarrerie

de leurs chutes, le jeu des ombres ou de la lumièresur leurs flancs ou sur leur surface, semblaientprêter le mouvement et la fluidité. Si le Danteeût voulu peindre, dans un des cercles de sonenfer, l' enfer des pierres, l' enfer de l' aridité,de la ruine, de la chute des choses, de ladégradation des mondes, de la caducité des âges,voilà la scène qu' il aurait dû simplement copier :-c' est un fleuve des dernières heures du mondequand le feu aura tout consumé, et que la terre,dévoilant ses entrailles, ne sera plus qu' un blocmutilé de pierres calcinées, sous les pas duterrible juge qui viendra la visiter. Nous suivîmescette vallée des lamentations pendant deux heures,sans que la scène variât autrement que par lescircuits divers que le torrent suivait lui-mêmeentre les montagnes, et par la manière plus oumoins terrible dont les rochers se groupaient dansleur lit écumant de pierres. -jamais cette valléene s' effacera de mon imagination. Cette terre a dûêtre la première, la terre de la poésie terribleet des lamentations humaines ; l' accent pathétiqueet grandiose des prophéties s' y fait sentir danssa sauvage, pathétique et grandiose nature. Toutesles images de la poésie biblique sont gravées enlettres majuscules sur la face sillonnée du Libanet de ses cimes dorées, et de ses valléesruisselantes, et de ses vallées muettes et mortes.L' esprit divin, l' inspiration surhumaine qui asoufflé dans les âmes et dans les harpes du peuplepoétique à qui Dieu parlait par symboles et parimages, frappait ainsi plus fortement les yeux desbardes sacrés dès leur enfance, et les nourrissaitd' un lait plus fort que nous, vieux et pâles

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héritiers de la harpe antique ; nous qui n' avonssous les yeux qu' une nature gracieuse, douce etcultivée, nature civilisée et décolorée comme nous.

à midi, nous atteignîmes les plus hautes montagnesque nous avions à franchir. Nous commençâmes àredescendre par les sentiers les plus escarpés, oùles pieds de nos chevaux tremblaient sur la pierreroulante qui nous séparait seule des précipices.-après une heure de descente, nous aperçûmes, autournant d' une colline, le palais fantastique deDptédin, près de Deïr-El-Kammar. Nous jetâmesun cri de surprise et d' admiration, et, d' unmouvement involontaire, nous arrêtâmes nos chevauxpour contempler la scène neuve, pittoresque,orientale, qui s' ouvrait devant nos regards.à quelques pas de nous, une immense nappe d' eauécumante sortait de l' écluse d' un moulin, ettombait, d' une hauteur de cinquante à soixantepieds, sur des rochers qui la brisaient en lambeauxflottants ; le bruit de cette chute d' eau et lafraîcheur qu' elle répandait dans l' air, et quivenait humecter nos fronts brûlants, préparaitdélicieusement nos sens à l' admiration dont ilsaimaient à jouir. -au-dessus de cette chute d' eau,qui se perdait dans les abîmes dont nous nepouvions apercevoir le fond, s' ouvrait en entonnoirune vaste et profonde vallée, cultivée, depuis lepied jusqu' au sommet, en mûriers, en vignes, enfiguiers, et où la terre était partout revêtue dela verdure la plus fraîche et la plus légère ;quelques beaux villages étaient suspendus enterrasses sur les déclivités de toutes les montagnesqui entouraient la vallée de Deïr-El-Kammar.-d' un seul côté l' horizon s' entr' ouvrait, etlaissait voir, par-dessus des sommets moins élevésdu Liban, la mer de Syrie. ecce mare magnum ! dit David. -voilà là-bas la grande mer bleue, avec

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ses vagues et ses mugissements, et ses immensesreptiles !

David était là , peut-être, quand il jetacette exclamation poétique. -en effet, on aperçoitla mer d' égypte, teinte d' un bleu plus foncé quele ciel, et fondue au loin avec l' horizon par labrume vaporeuse et violette qui voile tous lesrivages de cette partie de l' Asie. Au fond decette immense vallée, la colline de Dptédin, quiporte le palais de l' émir, prenait naissance, ets' élevait comme une tour immense flanquée derochers couverts de lierre, et laissant pendre, deses fissures et de ses créneaux, des gerbes deverdure flottante. Cette colline montait jusqu' auniveau du chemin en précipice où nous étionssuspendus nous-mêmes ; un abîme étroit et mugissantnous en séparait. à son sommet, et à quelques pasde nous, le palais moresque de l' émir s' étendaitmajestueusement sur tout le plateau de Dptédin,avec ses tours carrées, percées d' ogives créneléesà leur sommet, les longues galeries s' élevant lesunes sur les autres, et présentant de longues filesd' arcades élancées et légères comme les tiges despalmiers qui les couronnaient de leurs panachesaériens ; ces vastes cours descendaient en degrésimmenses depuis le sommet de la montagne jusqu' auxmurs d' enceinte des fortifications : à l' extrémitéde la plus vaste de ces cours, sur lesquelles nosregards plongeaient de l' élévation où nous étionsplacés, la façade irrégulière du palais des femmesse présentait à nous, ornée de légères etgracieuses colonnades dont les troncs minés eteffilés, et de formes irrégulières et inégales, sedressaient jusqu' aux toits, et portaient, comme unparasol, les légères tentures de bois peint quiservaient de portique à ce palais. -un escalierde marbre, décoré de balustrades sculptées en

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arabesques, conduisait de ce portique à la porte dece palais de femmes : cette porte, sculptée en boisde diverses

couleurs, encadrée dans le marbre et surmontéed' inscriptions arabes, était entourée d' esclavesnoirs vêtus magnifiquement, armés de pistoletsargentés, et de sabres de Damas étincelants d' oret de ciselures. Les vastes cours qui faisaientface au palais étaient remplies elles-mêmes d' unefoule de serviteurs, de courtisans, de prêtres oude soldats, sous tous les costumes variés etpittoresques que les six populations du Libanaffectent : le druze, le chrétien, l' arménien, legrec, le maronite, le métualis. -cinq à six centschevaux arabes étaient attachés par les pieds etpar la tête, à des cordes tendues qui traversaientles cours, sellés, bridés, et couverts de housseséclatantes de toutes les couleurs ; quelques groupesde chameaux, les uns couchés, les autres debout,d' autres à genoux pour se faire charger oudécharger ; et, sur la terrasse la plus élevée dela cour intérieure, quelques jeunes pages, courantà cheval les uns sur les autres, se lançaient ledgérid, s' évitaient en se couchant sur leurschevaux, revenaient à toute bride sur leur adversairedésarmé, et faisaient, avec une grâce et unevigueur admirables, toutes les évolutions rapidesque ce jeu militaire exige. -après avoir contempléquelques instants cette scène orientale, sinouvelle pour nous, nous nous approchâmes de laporte immense et massive de la première cour dupalais, gardée par des arabes armés de fusils et delongues lances légères, semblables à la tige d' unlong roseau. -là, nous envoyâmes porter au princeles lettres que nous avions pour lui. Peu d' instantsaprès, il nous envoya son premier médecin,M Bertrand, né en Syrie, d' une famille française,

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et ayant conservé encore la langue et le souvenirde sa patrie. -il nous conduisit dansl' appartement que l' hospitalité de l' émir nousoffrait, et des esclaves

emmenèrent notre suite et nos chevaux dans un autrequartier du palais. Notre appartement consistait enune jolie cour décorée de pilastres arabesques,avec une fontaine jaillissante au milieu, coulantdans un large bassin de marbre ; autour de cettecour, trois pièces et un divan, c' est-à-dire unappartement plus large que les autres, formé parune arcade qui s' ouvre sur la cour intérieure, etqui n' a ni portes ni rideaux qui la referment :c' est une transition entre la maison et la rue,qui sert de jardin aux paresseux musulmans, etdont l' ombre immobile remplace pour eux celle desarbres, qu' ils n' ont ni l' industrie de planter, nila force d' aller chercher où la nature les a faîtcroître pour eux. Nos chambres, quoique dans cemagnifique palais, auraient paru trop délabréesau plus pauvre paysan de nos chaumières : lesfenêtres n' avaient point de vitres, luxe inconnudans l' orient, malgré les rigueurs de l' hiver dansces montagnes ; ni lits, ni meubles, ni chaises ;rien que les murailles nues, décrépites, percées detrous de rats et de lézards ; et pour plancher, dela terre battue, inégale, mêlée de paille hachée.-des esclaves apportèrent des nattes de jonc,qu' ils étendirent sur ce plancher, et des tapis deDamas, dont ils recouvrirent les nattes ; ilsapportèrent ensuite une petite table de Bethléem,en bois incrusté de nacre de perles : ces tablesn' ont pas un demi-pied de diamètre, et pasdavantage d' élévation ; elles ressemblent à untronçon de colonne brisée, et ne peuvent porterqu' un plateau, sur lequel les musulmans placent lescinq ou six plats dont leur repas se compose.

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Notre dîner, placé sur cette table, se composaitd' un pilau, d' un plat de lait aigri que l' on mêleavec de l' huile, et

de quelques morceaux de mouton haché, que l' on pileavec du riz bouilli, et dont on farcit certainescourges semblables à nos concombres. -c' est lemets le plus recherché et le plus savoureux, eneffet, que l' on puisse manger dans tout l' orient.Pour boisson, de l' eau pure que l' on boit dans desjattes de terre à longs becs, qu' on passe de mainen main, et dont on fait couler l' eau dans sabouche entr' ouverte, sans que le vase touche leslèvres. Ni couteaux, ni cuillers, ni fourchettes :on mange avec les mains ; mais les ablutionsmultipliées rendent cette coutume moins révoltantepour les musulmans.à peine avions-nous fini de dîner, que l' émir nousenvoya dire qu' il nous attendait. Nous traversâmesune vaste cour ornée de fontaines, et un portiqueformé de hautes colonnes grêles qui partent deterre, et portent le toit du palais. -nous fûmesintroduits dans une très-belle salle dont le pavéétait de marbre, et les plafonds et les murs peintsde couleurs vives et d' arabesques élégantes pardes peintres de Constantinople. -des jets d' eaumurmuraient dans les angles de l' appartement ; etdans le fond, derrière une colonnade dont lesentre-colonnements étaient grillés et vitrés, onapercevait un tigre énorme, dormant la tête appuyéesur ses pattes croisées. -la moitié de la chambreétait remplie de secrétaires avec leurs longuesrobes et leur écritoire d' argent, passée en guisede poignard dans leur ceinture ; d' arabes richementvêtus et armés ; de nègres et de mulâtres attendantles ordres de leur maître, et de quelques officierségyptiens revêtus de vestes européennes et coiffésdu bonnet grec de drap rouge, avec une longue

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houppe bleue pendant jusque sur les épaules.-l' autre partie de l' appartement

était plus élevée d' environ un pied, et un largedivan de velours rouge régnait tout autour. L' émirétait accroupi à l' angle de ce divan. -c' était unbeau vieillard à l' oeil vif et pénétrant, au teintfrais et animé, à la barbe grise et ondoyante ;une robe blanche, serrée par une ceinture decachemire, le couvrait tout entier, et le mancheéclatant d' un long et large poignard sortait desplis de sa robe à la hauteur de la poitrine, etportait une gerbe de diamants de la grosseur d' uneorange. -nous le saluâmes à la manière du pays,en portant notre main au front d' abord, puis surle coeur ; il nous rendit notre salut avec grâceet en souriant, et nous fit signe de nousapprocher, et de nous asseoir près de lui sur ledivan. -un interprète était à genoux entre lui etnous. -je pris la parole, et lui exprimai leplaisir que j' éprouvais à visiter l' intéressanteet belle contrée qu' il gouvernait avec tant defermeté et de sagesse, et lui dis, entre autreschoses, que le plus bel éloge que je pouvais fairede son administration, c' était de me trouver là ;que la sûreté des routes, la richesse de la culture,l' ordre et la paix dans les villes, étaient lestémoignages parlants de la vertu et de l' habiletédu prince. -il me remercia, et me fit sur l' Europe,et principalement sur la politique de l' Europedans la lutte des turcs et des égyptiens, une foulede demandes qui montraient à la fois tout l' intérêtque cette question avait pour lui, et lesconnaissances et l' intelligence des affaires, peucommunes dans un prince de l' orient. On apporta lecafé, les longues pipes, qu' on renouvela plusieursfois, et la conversation continua pendant près d' uneheure.

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Je fus ravi de la sagesse, des lumières, desmanières nobles

et dignes de ce vieux prince, et je me levai, aprèsune longue conversation, pour l' accompagner dansses bains, qu' il voulut nous montrer lui-même. Cesbains consistent en cinq ou six salles pavées demarbre à compartiments, et dont les voûtes et lesmurs enduits de stuc et peints à détrempe, avecbeaucoup de goût et d' élégance, par des peintres deDamas. Des jets d' eau chaude, froide ou tiède,sortaient du pavé, et répandaient leur températuredans les salles. La dernière était un bain devapeur où nous ne pûmes rester une minute. Plusieursbeaux esclaves blancs, le torse nu et les jambesentourées d' un châle de soie écrue, se tenaientdans ces salles, prêts à exercer leurs fonctions debaigneurs. Le prince nous fit proposer de prendrele bain avec lui : nous n' acceptâmes pas, et nousle laissâmes entre les mains de ses esclaves, quis' apprêtaient à le déshabiller.Nous allâmes de là, avec un de ses écuyers, visiterles cours et les écuries où ses magnifiques étalonsarabes étaient enchaînés. Il faut avoir visité lesécuries de Damas, ou celles de l' émir Beschir,pour avoir une idée du cheval arabe. Ce superbe etgracieux animal perd de sa beauté, de sa douceur etde sa forme pittoresque, quand on le transplante,de son pays natal et de ses habitudes familières,dans nos climats froids et dans l' ombre et lasolitude de nos écuries. Il faut le voir à la portede la tente des arabes du désert, la tête entre lesjambes, secouant sa longue crinière noire comme unparasol mobile, et balayant ses flancs, poliscomme du cuivre ou comme de l' argent, avec lefouet tournant de sa queue, dont l' extrémité esttoujours teinte en pourpre avec le henné : il fautle voir vêtu de ses housses

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éclatantes, relevées d' or et de broderies deperles ; la tête couverte d' un réseau de soie bleueou rouge, tissé d' or ou d' argent, avec desaiguillettes sonores et flottantes qui tombent deson front sur ses naseaux, et dont il voile oudévoile tour à tour, à chaque ondulation de son cou,le globe enflammé, immense, intelligent, doux etfier, de son oeil à fleur de tête : il faut le voirsurtout en masse, comme il était là, de deux outrois cents chevaux, les uns couchés dans lapoussière de la cour, les autres entravés par desanneaux de fer, et attachés à de longues cordesqui traversaient ces cours ; d' autres échappés surle sable, et franchissant d' un bond les files dechameaux qui s' opposaient à leurs courses ; ceux-citenus à la main par de jeunes esclaves noirs vêtusde vestes écarlates, et reposant leurs têtescaressantes sur l' épaule de ces enfants ; ceux-làjouant ensemble libres et sans laisse comme despoulains dans une prairie, se dressant l' un contrel' autre, ou se frottant le front contre le front,ou se léchant mutuellement leur beau poil luisantet argenté ; tous nous regardant avec une attentioninquiète et curieuse, à cause de nos costumeseuropéens et de notre langue étrangère, mais sefamiliarisant bientôt, et venant gracieusementtendre leur cou aux caresses et au bruit flatteurde notre main. C' est une chose incroyable que lamobilité et la transparence de la physionomie deces chevaux, quand on n' en a pas été témoin. Toutesleurs pensées se peignent dans leurs yeux et dansle mouvement convulsif de leurs joues, de leurslèvres, de leurs naseaux, avec autant d' évidence,avec autant de caractère et de mobilité que lesimpressions de l' âme sur le visage d' un enfant.Quand nous approchions d' eux pour la première fois,ils faisaient des moues et des grimaces de

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répugnance et de curiosité tout à

fait semblables à celles qu' un hommeimpressionnable aurait pu faire à l' aspect d' unobjet imprévu et inquiétant. Notre langue surtoutles frappait et les étonnait vivement ; et lemouvement de leurs oreilles dressées et renverséesen arrière, ou tendues en avant, témoignait deleur surprise et de leur inquiétude : j' admiraissurtout plusieurs juments sans prix, réservéespour l' émir lui-même. Je fis proposer par mondrogman, à l' écuyer, jusqu' à dix mille piastresd' une des plus jolies ; mais à aucun prix on nedécide un arabe à se défaire d' une jument depremier sang, et je ne pus rien acheter cette fois.Nous rentrâmes à la fin du jour dans notreappartement, et l' on nous apporta un soupersemblable au dîner. Plusieurs officiers de l' émirvinrent nous rendre visite de sa part. M Bertrand,son premier médecin, passa la soirée avec nous.Nous pûmes causer, grâce à un peu d' italien et defrançais qu' il avait conservé, du souvenir de safamille. Il nous donna tous les renseignements lesplus intéressants sur la vie intérieure de l' émirdes druzes. Ce prince, quoique âgé desoixante-douze ans, ayant perdu récemment sapremière femme, à qui il devait toute sa fortune,venait de se remarier. Nous regrettâmes de n' avoirpas pu apercevoir sa nouvelle femme : elle est,dit-on, remarquablement belle. Elle n' a que quinzeans ; c' est une esclave circassienne que l' émir aenvoyé acheter à Constantinople, et qu' il a faitchrétienne avant de l' épouser ; car l' émir Beschirest lui-même chrétien et même catholique, ou plutôtil est comme la loi dans tous les pays de tolérance,il est de tous les cultes officiels de son pays ;musulman pour les musulmans, druze pour les druzes,chrétien pour les chrétiens. Il y a chez lui

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des mosquées et une église ; mais depuis quelquesannées sa religion de famille, la religion ducoeur, est le catholicisme. Sa politique est telle,et la terreur de son nom si bien établie, que safoi chrétienne n' inspire ni défiance ni répugnanceaux arabes musulmans, aux druzes et aux métualisqui vivent sous son empire. Il fait justice à tous,et tous le respectent également.Le soir après souper, l' émir nous envoyaquelques-uns de ses musiciens et de ses chanteurs,qui improvisèrent des vers arabes en notre honneur.Il a parmi ses serviteurs des arabes uniquementconsacrés à ces sortes de cérémonies. Ils sontexactement ce qu' étaient les troubadours dans leschâteaux du moyen âge, ou en écosse les poëtespopulaires. Debout derrière le coussin de l' émirou de ses fils pendant qu' ils prennent leur repas,ils chantent des vers à la louange des maîtresqu' ils servent, ou des convives que l' émir veuthonorer. Nous nous fîmes traduire par M Bertrandquelques-uns de ces toasts poétiques : ils étaienten général très-insignifiants, ou d' une tellerecherche d' idées, qu' il serait impossible de lesrendre avec des idées et des images appropriées ànos langues d' Europe.Voici la seule pensée un peu claire que je trouvenotée sur mon album :" votre vaisseau avait des ailes, mais le coursierde l' arabe a des ailes aussi. Ses naseaux, quandil vole sur nos montagnes, font le bruit du ventdans les voiles du navire. Le mouvement de songalop rapide est comme le

roulis pour le coeur des faibles ; mais il réjouitle coeur de l' arabe. Puisse son dos être pour vous

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un siége d' honneur, et vous porter souvent audivan de l' émir ! "parmi les secrétaires de l' émir se trouvait alorsun des plus grands poëtes de l' Arabie. Jel' ignorais, et je ne l' ai su que plus tard. Quandil apprit par d' autres arabes de Syrie que j' étaismoi-même un poëte en Europe, il m' écrivit desvers toujours imprégnés de cette affectation et decette recherche, toujours gâtés par ces jeux demots qui sont le caractère des langues descivilisations vieillies, mais où l' on sent néanmoinsune grande élévation de talent, et un ordre d' idéesbien supérieur à ce que nous nous figurons enEurope.Nous dormions sur des coussins du divan étendus surune natte, au bruit des jets d' eau murmurant detoutes parts dans les jardins, dans les cours etdans les salles de cette partie du palais. Quand ilfit jour, je vis à travers les grilles plusieursmusulmans qui faisaient leur prière dans la grandecour du palais. Ils étendent un tapis par terrepour ne point toucher la poussière ; ils setiennent un moment debout, puis ils s' inclinentd' une seule pièce, et touchent plusieurs fois letapis du front, le visage toujours tourné du côtéde la mosquée ; ils se couchent ensuite à platventre sur le tapis ; ils frappent la terre dufront ; ils se relèvent, et recommencent un grandnombre de fois les mêmes cérémonies, en reprenantles mêmes attitudes et en murmurant des prières.Je n' ai pas pu trouver le moindre ridicule dans cesattitudes et dans ces cérémonies, quelque bizarresqu' elles semblent à

notre ignorance. La physionomie des musulmans esttellement pénétrée du sentiment religieux qu' ilsexpriment par ces gestes, que j' ai toujoursprofondément respecté leur prière : le motif

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sanctifie tout. Partout où l' idée divine descendet agit dans l' homme, elle lui imprime une dignitésurhumaine. On peut dire :" je ne prie pas comme toi, mais je prie avec toile maître commun, le maître que tu crois et que tuveux reconnaître et honorer, comme je veux lereconnaître et l' honorer moi-même sous une autreforme. Ce n' est pas à moi de rire de toi ; c' est àDieu de nous juger. "nous passâmes la matinée à visiter les palais desfils de l' émir, qui sont à peu de distance du sien ;une petite église catholique, toute semblable à noséglises modernes de village en France ou enItalie, et les jardins du palais. L' émir Beschira fait bâtir un autre palais de campagne à un milleenviron de Dptédin. C' est le seul but de sespromenades à cheval, et c' est presque le seulchemin où un cheval, même arabe, puisse galopersans péril ; partout ailleurs les sentiers quimènent à Dptédin sont tellement escarpés etsuspendus sur les bords à pic de tels précipices,qu' on ne peut y passer sans frémir, même au pas.Avant de quitter Dptédin et Deïr-El-Kammar, jetranscris des notes véridiques et curieuses, quej' ai recueillies sur les lieux, concernant levieillard habile et guerrier que nous venons de voir.

NOTES SUR L'EMIR BESCHIR

à la mort du dernier descendant de l' émir Fakardin,le commandement de la montagne passa dans les mainsde la famille Chab. Cette famille ne se trouveétablie au Liban que depuis cent dix ans environ.Voici ce qu' en rapportent les vieilles chroniquesarabes du désert de Damas :vers le commencement du premier siècle de l' hégire,

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à l' époque où les armées d' Abubekr envahirent laSyrie, un homme d' une haute bravoure, nomméAbdalla, habitant du petit village de Bet-Chiabi,dans le désert de Damas, se couvrit de gloire ausiége de cette ville, et fut tué sous ses murs. Legénéral musulman combla de bienfaits sa famille,

qui alors quitta Bet-Chiabi pour aller s' établirà Housbaye, sur l' Anti-Liban. On y trouve encorela souche primitive de cette famille, d' où estsortie la branche qui règne aujourd' hui sur leLiban.L' émir Beschir, un des descendants d' Abdalla,resta orphelin dans un âge peu avancé. Son père,l' émir Hassem, avait été revêtu de la pelisse dekakem et avait reçu l' anneau de commandement,lorsque son oncle, l' émir Milhem, eut quitté lesaffaires pour aller finir paisiblement ses joursdans la retraite ; mais l' administration d' Hassemfut inhabile et sans énergie, et Milhem, forcé dereprendre le commandement, dut réparer les fautesde son neveu, et apaiser les troubles que sonimpéritie avait suscités.Ainsi que Volney l' a rapporté, le pouvoir passaensuite et successivement de Mansour à Joussef,l' un père, l' autre fils de Milhem. LorsqueJoussef prit le commandement pour la première fois,l' émir Beschir n' avait que sept ans. Joussefl' attacha à sa personne, et le fit élever avec soin.Quelques années après, ayant reconnu en lui unesprit vif et courageux, il le fit entrer dans lesaffaires de son gouvernement.à cette époque, Djezar, pacha d' Acre, qui avaitsuccédé à Dahor, fatiguait depuis longtemps l' émirJoussef par des attaques et des impôts exorbitants.La guerre éclata ; mais Beschir ne put suivre sononcle dans cette expédition : ce ne fut qu' en1784 qu' il participa à la seconde expédition contre

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Djezar-pacha. Le jeune Beschir, alors âgé devingt-un ans, courut un grand danger dans la villede Ryde, dont les druzes s' étaient emparés.Poursuivi par un corps de troupes

du pacha, et forcé d' évacuer la ville, il se trouva,dans sa retraite, cerné par l' ennemi. La situationétait critique : Beschir poussa vivement soncheval vers une muraille, du haut de laquelle il seprécipita sous une grêle de balles ; heureusementil ne fut point atteint, mais son cheval se tuadans cette chute.De retour au Liban, l' émir Beschir s' appliquatout entier aux affaires, et voulut ramener l' ordredans l' administration de l' émir Joussef. Bientôtl' ambition s' éveilla dans son âme ; il se rappelade qui il était fils, et, quoique pauvre, ilconvoita le souverain pouvoir. Ses manières et soncourage lui avaient attiré l' amitié de plusieursfamilles puissantes ; il travailla à s' en attacherd' autres que dégoûtait la mauvaise administrationde l' émir Joussef, et réussit à mettre dans sesintérêts une famille considérable et très-influente,celle de Kantar, dont le chef, l' homme le plushabile qui fût alors dans le Liban, étaitimmensément riche et portait le titre de scheikBeschir, c' est-à-dire grand et illustre. Il nemanquait plus à l' émir Beschir qu' une occasion :elle se présenta.Depuis 1785, époque à laquelle Djezar-pacha avaitrendu à Joussef le commandement dont il l' avaitprivé pendant plus d' un an, les hostilités avaientcomplétement cessé entre ces deux princes. L' émirJoussef envoyait tous les ans à Saint-Jean D' Acredes officiers qui lui rapportaient la pelisse avecles compliments d' usage : cependant il craignaittoujours une mésintelligence entre lui et le pacha,ce qui ne tarda pas à arriver.

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En 1789, une rupture violente éclata entre ces deux

princes ; et l' émir Joussef, hors d' état derésister, résolut d' abdiquer. Beschir avait ducrédit ; Joussef l' aimait : il l' appela près delui, et lui conseilla d' aller à Saint-Jean D' Acredemander l' anneau de commandement. Beschir refusad' abord, et fit entendre à son oncle qu' il severrait alors obligé de l' éloigner de ses étatsparce que le pacha l' exigerait, et que sa présencedans le Liban serait un éternel aliment pour lesfactions. Joussef, en proposant cette démarche àson parent, avait deux raisons : d' empêcher que lepouvoir ne sortît de sa famille ; et de conserverle commandement lorsque Beschir aurait aplani lesdifficultés, soit par conciliation, soit par lavoie des armes.Il insista donc ; et, sur la promesse qu' il fit dequitter le pays dès que l' émir Beschir aurait reçule commandement, le jeune prince partit pourSaint-Jean D' Acre : Djezar-pacha l' accueillitavec bonté, lui confia le commandement du Liban,et lui donna huit mille hommes pour asseoir sonpouvoir et s' emparer de l' émir Joussef. Beschir,arrivé au pont de Gesser-Cadi, écrivitsecrètement à son oncle, lui fit part desinstructions qu' il avait reçues du pacha, et ill' engagea à se retirer. L' émir Joussef se repliasur Gibel, dans le Kosrouan, où il rassembla sespartisans. Beschir joignit à ses soldats ceuxqu' il avait ramenés d' Acre, et marcha contreJoussef, qu' il rencontra dans le Kosrouan : illui livra bataille et lui fit perdre beaucoup demonde ; cependant plusieurs mois s' écoulèrent sansrésultats définitifs.Pour terminer ce différend, Joussef envoya àSaint-Jean D' Acre un exprès qui promit au pachaun tribut plus fort que celui que payait Beschir,

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s' il voulait lui rendre le commandement.

Djezar y consentit, l' appela à Acre, lui remitla pelisse, et lui donna, pour chasser Beschir,les mêmes huit mille hommes qui avaient combattucontre lui. L' émir Beschir se retira dans ledistrict de Mar-Méri, d' où il travailla à fairetomber son rival, en offrant plus encore quel' émir Joussef n' avait promis : le pacha accepta,et Joussef fut derechef obligé de céder la place.Il retourna à Acre pour tenter de nouvellesintrigues ; mais Beschir offrit au pacha4000 bourses (de 500 pièces de 40 cent chacune),s' il faisait mourir Joussef, voulant ainsi mettreun terme aux troubles qui agitaient la montagne.Djezar se trouvait alors à Damas. Son douanier(grec qui possédait toute sa confiance, et quiétait considéré, en son absence, comme le pachad' Acre) traita en son nom, et informa son maîtredu marché qu' il avait conclu. La proposition plutd' abord beaucoup à Djezar, qui ratifial' engagement, et ordonna de pendre l' émir Joussefet son ministre Gandour.à peine Djezar eut-il expédié cet ordre, qu' ils' en repentit : il lui sembla que l' inimitié desdeux princes était utile à ses intérêts, et ilenvoya un second ordre qui révoquait le premier ;mais soit qu' il arrivât trop tard, soit que leministre fût gagné, l' émir Joussef fut pendu.Cette exécution irrita le pacha ; il se rendit àAcre, se fit rendre compte de l' affaire, prétenditqu' il avait été trompé, et fit noyer son douanier,et avec lui toute sa famille, ainsi que plusieursautres personnes accusées d' avoir trempé dans cetteaffaire.Djezar confisqua les immenses trésors de sonfavori, et

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écrivit une lettre de reproches à l' émir Beschir.Le ton de la dépêche montra à ce jeune prince qu' ilétait compromis. Il essaya de se justifier auprèsdu pacha, qui dissimula jusqu' à l' époque de laréélection du gouverneur : alors Djezar invita leprince à venir à Saint-Jean D' Acre prendrel' investiture.Il vint sans défiance avec son ministre le scheikBeschir ; mais ils ne furent pas plus tôt arrivésqu' ils furent jetés dans un cachot, où ils eurent àendurer toutes sortes de maux pendant dix-huit ouvingt mois de captivité. Le but de Djezar, en lestraitant ainsi, était de les amener à payer uneriche rançon ; mais le prince n' avait rien ; ilavait commandé trop peu de temps pour amasser degrandes richesses. Son ministre y suppléa : ilenvoya secrètement auprès du pacha la veuve d' unprince druze nommé Sest-Abbous, avec laquelle ilavait eu des relations intimes ; il la chargead' offrir au pacha la somme exigée, et de feindred' engager elle-même ses propres bijoux pourcompléter la rançon. Elle partit. C' était une femmeadroite, hardie, et d' une grande habileté. Elletrouva le pacha à Acre, et le gagna si bien parles grâces de sa personne et de son esprit, queDjezar réduisit considérablement la somme qu' ilavait d' abord demandée. L' investiture fut rendue àl' émir Beschir, qui rentra dans les bonnes grâcesdu pacha.Pendant cette captivité, le frère de l' émirJoussef, et son cousin l' émir Koïdar de Bubda,s' étaient emparés du pouvoir, et avaient pris lesmesures nécessaires pour empêcher l' émir Beschirde rentrer dans ses états, si Djezar venait à luirendre la liberté. Dès qu' il fut sorti de sa prison,le

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prince, ne jugeant pas prudent de reparaître encoreau milieu des siens, envoya son ministre, lescheik Beschir, pour sonder l' esprit public, et seretira dans le village de Homs pour attendrel' effet de ses négociations. Il travailla en outreà gagner l' esprit de l' émir Abbets, prince druzede Solima, qui jusque-là avait gardé laneutralité, et qui jouissait de la plus hauteconsidération parmi les druzes et les chrétiens,surtout ceux du district de Marcaeutre.L' émir Abbest, jugeant la cause de l' émir Beschirjuste, prit parti pour lui, et le sollicita de venirprès de lui. Comme les communications étaient fortdifficiles, il lui transmit sa dépêche par unitalien, frère laïque d' un couvent de Solima.Beschir se rendit au milieu de ses partisans, dontle scheik Beschir avait augmenté le nombre par seslargesses et son habileté, fondit avec impétuositésur l' armée de ses rivaux, la dispersa, s' emparades deux princes, et les fit étrangler sans autreformalité.Paisible possesseur de la puissance, l' émir Beschirse maria avec la veuve d' un prince turc, comme luide la famille de Chab, et qu' il avait fait périrdeux ans auparavant. Cette union le rendit maîtred' une fortune immense. Avant d' épouser cetteprincesse, qui était d' une grande beauté, il la fitbaptiser. Ce mariage fut des plus heureux. à l' âgede soixante-huit ans, la princesse était accabléed' infirmités, et d' une paralysie qui lui ôtaitl' usage des jambes. Ils offraient cependantl' exemple de l' affection la plus vive et de la plusparfaite union.En mourant, l' émir Joussef avait laissé troisenfants en

bas âge. Giorgios-Bey et son frère Abdalla les

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élevèrent avec soin, dans l' espérance qu' ilsranimeraient un jour le parti de Joussef, etrenverseraient l' émir Beschir ; mais celui-citriompha de tous ces obstacles, et jouitpaisiblement du pouvoir jusqu' en 1804.Des événements de la plus haute importance sepassaient en égypte : Bonaparte, entré en Syrieavec un corps d' armée, arrivait devantSaint-Jean D' Acre, qui devait lui ouvrir lesportes de l' orient. Le général français engagea,par des lettres pressantes et des émissaires, leprince du Liban à entrer dans ses intérêts, et àl' aider à se rendre maître de la place. L' émirBeschir répondit qu' il était disposé à se réunirà lui ; mais qu' il ne le ferait qu' après la prised' Acre. Un français reprochait un jour à l' émir den' avoir pas embrassé avec enthousiasme la cause del' armée française, et d' avoir peut-être par làempêché la régénération de l' orient ; il luirépondit :" malgré le vif désir que j' avais de me joindre augénéral Bonaparte, malgré la haine profonde quej' avais vouée au pacha, je ne pus embrasser lacause de l' armée française. Les quinze ou vingtmille hommes que j' aurais envoyés de la montagnen' eussent rien fait pour le succès du siége. SiBonaparte eût enlevé la place sans mon assistance,il aurait envahi la montagne sans combat, car lesdruzes et les chrétiens le désiraient ardemment ;j' aurais donc perdu mon commandement : au contraire,si j' eusse aidé le général Bonaparte et que nousn' eussions pas emporté la place (ce qui seraitarrivé), le pacha d' Acre m' eût fait pendre, ou jeterdans un cachot. Qui m' aurait secouru

alors : quelle protection aurais-je implorée ?Aurait-ce été celle de la France... qui était siloin, qui avait l' Angleterre et l' Europe sur les

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bras, et qui était elle-même déchirée par laguerre civile et les factions ? ... "le général Bonaparte comprit la position du princeBeschir ; et, pour preuve de son amitié, il luifit présent d' un superbe fusil, que Beschir aconservé en mémoire du grand capitaine.Avant de reprendre l' histoire des événements quisuivirent la ruine de l' émir Joussef, il serait àpropos de raconter une aventure qui peut-êtrerendit le pacha Djezar si féroce et si cruel.Dans les premières années de son commandement, ilallait, selon l' usage, à la rencontre de la caravanequi revenait du pèlerinage de La Mecque. (par lasuite, le pacha de Damas fut chargé de cettecérémonie, et celui d' Acre ne fut plus tenu que desubvenir aux dépenses de la caravane et de payerun tribut aux arabes du désert.) les mameluks, àqui, en son absence, Djezar avait laissé la gardede son sérail, en forcèrent les portes, et selivrèrent à toute la brutalité de leurs passions.Le pacha revint ; et, loin de fuir à son approche,les mameluks s' emparent du trésor, ferment lesportes de la ville, décidés à répondre à la forcepar la force. Avec la faible escorte quil' accompagnait, Djezar ne pouvait vaincre :cependant les mameluks lui mandèrent que, s' ilvoulait les laisser retirer avec leurs armes et leurschevaux,

on lui ouvrirait les portes de la ville ; sinon,qu' ils accepteraient la guerre, et mourraientplutôt les armes à la main que de se rendre.Djezar-pacha n' avait pas à réfléchir longtemps :il savait qu' il était haï des turcs aussi bien quedes chrétiens, à cause de ses exactions ; iln' ignorait pas non plus que si l' émir Joussefvenait à connaître sa position, il se ligueraitavec les mameluks, et lui ferait une guerre qui

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pourrait lui devenir fatale.Il accorda aux mameluks ce qu' ils demandaient, etceux-ci s' éloignèrent rapidement, tandis que lepacha entrait dans la ville. à peine Djezar fut-ildans son palais, qu' il expédia sa cavalerie à lapoursuite des fuyards ; mais ce fut en vain : lesmameluks arrivèrent sains et saufs en égypte.Djezar se vengea alors sur ses femmes ; il les fittoutes fustiger, ensuite jeter dans une grandefosse, puis recouvrir de chaux vive. Il excepta decette exécution atroce sa favorite, qu' il fit parerde ses bijoux et de ses plus beaux habits, puisenfermer dans une caisse et jeter à la mer.Cet événement assombrit le caractère de Djezar. Ilétait avare et spoliateur ; il devint farouche etcruel : il ne parlait plus que de couper des nez,d' abattre des oreilles, d' arracher des yeux. Aumoment de sa mort, ne pouvant plus parler, niordonner d' exécutions, il faisait signe à ceux quil' entouraient, en montrant le chevet de son lit.Heureusement il ne fut pas compris. On trouva aprèssa mort une longue liste de personnes qu' il avaitcondamnées à mourir

lorsqu' il serait revenu à la santé. Sa férocité lesuivit jusque dans le tombeau.Revenons au prince Beschir. Dès que les fils del' émir Joussef furent assez grands pour disputerla puissance, Giorgios-Bey et Abdalla résolurentde mettre leurs projets à exécution. Ilsprofitèrent d' un moment de froideur entre Djezaret le prince Beschir, et soulevèrent le parti deleurs pupilles. L' émir, pris au dépourvu, futobligé de se retirer dans le Huran, et invoqua lamédiation du pacha, dont il flatta l' avarice et lacupidité. Djezar intervint, et imposa un traitéqui conciliait les deux partis, mais qui favorisaitbeaucoup plus Beschir, à qui il donnait le pays

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des druzes, tandis qu' aux fils de Joussef restaitcelui de Gibel et de Kosrouan.Ce traité fut observé peu d' années. Les fils deJoussef cherchaient tous les moyens possibles derenverser leur ennemi. Comme ils étaient les plusforts, ils y réussirent ; et Djezar ne voulantplus écouter les représentations de Beschir,l' usurpation fut sanctionnée. L' émir n' avait plusdès lors d' autres ressources que de se jeter dansles bras du vice-roi d' égypte.L' amiral anglais Sydney-Smith se trouvait à cetteépoque, avec quelques vaisseaux, dans les paragesde la Syrie. Beschir le supplia de le recevoir àson bord, et de le transporter en égypte. Aprèsêtre resté plusieurs mois sur mer et avoir touchéChypre, Smyrne, Candie et Malte, il débarqua àAlexandrie, où il alla trouver le vice-roi, suivide quelques amis restés fidèles à sa fortune.

Le vice-roi lui fit un accueil des plus flatteurs,le traita avec tous les égards dus à sa position,le combla de présents, et le fit repartir pour laSyrie sur un des vaisseaux de l' amiralSydney-Smith, avec une lettre pour Djezar pleinede reproches et de menaces, dans laquelle il luiintimait l' ordre de rétablir l' émir Beschir dansson commandement.Le vice-roi était puissant : Djezar-pacha se hâtad' obéir, car le ton de la dépêche lui fit sentirqu' il ne devait rien négliger pour satisfaire leprince Beschir. Il enjoignit donc aux fils deJoussef, qui n' osèrent y apporter aucune résistance,de se conformer en tout au traité ; et, jusqu' à samort, la paix la plus profonde régna entre les deuxpartis.L' émir Beschir cependant ne se reposait pasentièrement sur la seule protection deMéhémet-Ali ; il voyait le parti des trois princes

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s' augmenter de jour en jour, et craignait desuccomber sous quelque trame, car il connaissait lasoif ardente de vengeance qui les animait contrelui. L' habileté de leurs ministres, Giorgios-Beyet Abdalla, augmentait encore ses inquiétudes. Ilrésolut donc d' en finir avec eux par un coupdécisif, capable d' imprimer la terreur dans l' âmede ses ennemis. Il profita, pour accomplir sonprojet, de l' investiture de Soliman-pacha, quisuccédait à Djezar. à cette époque, toutparaissait tranquille dans le Liban : les troisprinces gouvernaient en paix leurs provinces, etsemblaient se soumettre, sans arrière-pensée, à lasuprématie que le traité accordait à leur ennemi,tandis que leurs ministres préparaient tout,secrètement, pour une nouvelle attaque.

L' émir Beschir prit les devants. Instruit dumoment favorable par ses affidés, il mandeGiorgios-Bey à Deïr-El-Kammar, sous prétexted' affaires : en même temps son frère, l' émirHassem, fond sur Gibel, s' empare des princes, etfait pendre Abdalla. Les trois frères furentconduits à Yong-Michaël, où on leur creva lesyeux. Leurs biens furent confisqués au profit del' émir Beschir. à la nouvelle de ces événements,Giorgios-Bey se précipita d' une fenêtre de saprison, et se tua ; ce qui n' empêcha pas l' émir dele faire pendre, pour servir d' exemple à sesennemis. Cinq chefs de Deïr-El-Kammar, et unfrère du scheik Beschir, tous de la maison deGruimbelad-El-Bescantar, accusés d' avoir aidéles princes vaincus, furent mis à mort, et leursbiens confisqués.Ces exécutions faites, le prince Beschir pritl' autorité suprême sur tout le Liban, donnant àson frère Hassem le commandement du Kosrouan,dont le chef-lieu était Gazyr ; mais comme il

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mourut peu de temps après, on accusa l' émir Beschirde l' avoir empoisonné, parce qu' il lui soupçonnaitdes desseins ambitieux. Cette accusation est sansfondement, et l' opinion publique en a fait justice.Vers 1819, les pays de Gibel-Biscarra, de Gibeset du Kosrouan, s' insurgèrent à l' occasion d' unecontribution qui excita le mécontentement général.Les révoltés, sur l' avis de l' évêque Joussef,résolurent d' aller attaquer l' émir Beschir dansle pays des druzes, où il se trouvait alors. Leprince, sans donner aux insurgés le temps de réunirleurs forces, alla lui-même les chercher à la têted' un petit corps d' armée, après avoir ordonné àson lieutenant général, le scheik Beschir, de lesuivre avec trois mille hommes qu' il

avait rassemblés à la hâte. L' émir entra dans lepays de Gibes, et campa dans une vallée dudistrict d' Agousta, entre Djani et le territoirede Gazyr. La nuit suivante et le lendemain matin,il reçut une vive fusillade de plusieursdétachements ennemis qui tenaient les hauteurs. Satente fut criblée de balles, et, malgré lesinstances de son fils Halil, il ne voulut paschanger de position. Lorsque le jour fut plusavancé, la fusillade de l' ennemi devenant plusnourrie, Beschir pensa que les rebelles avaientaugmenté leurs forces et voulaient lui fermer lepassage. Alors il se leva du tapis sur lequel ilétait resté pendant la fusillade, monta à chevalet marcha droit à l' ennemi, accompagné de sa petiteescorte. à son approche, les insurgés sedispersèrent sans résistance, et il arriva àGibes, où il prit des mesures énergiques, afind' empêcher l' accroissement de leurs forces.Son lieutenant général, le scheik Beschir, qui lesuivait à petites journées, passa le fleuve duChien, et s' empara, avec ses trois mille hommes,

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des deux premiers villages du Kosrouan, leYong-Michaël et le Yong-Monsbak, qui setrouvaient sur son passage. Le jour même de cetteoccupation, les avant-postes arrêtèrent un prêtre quiportait des dépêches à l' évêque Joussef ; lescheik Beschir, ayant lu ces lettres, présenta sonkangiar à celui qui les lui avait apportées, etlui ordonna de tuer le prêtre, et de l' enterrer àla place où il avait été arrêté.Peu d' heures après, un autre messager secret eutle même sort.Le jour suivant, le scheik Beschir se remit enmarche,

envahit sans obstacle le Kosrouan, et fitétrangler tous ceux que l' émir Beschir avaitinscrits sur une note qu' il lui avait envoyée. Ilarriva ainsi jusqu' à Gibel-Biscarra, où iljoignit le prince, qui venait de Gibes. L' émirBeschir resta neuf jours dans cette province, pendantlesquels il acheva d' étouffer la révolte en faisantpendre et étrangler tous les rebelles dedistinction des trois districts de Gibes, duKosrouan et de Gibel-Biscarra ; on donna labastonnade à plusieurs autres, de qui on exigea enoutre des rançons ruineuses.Au nombre de ces derniers était un pauvre vieillardde soixante-quinze ans, condamné à 70 bourses ; ilne pouvait les payer : son fils lui écrivit qu' ilallait faire un emprunt, en le priant de l' yautoriser ; le vieillard répondit qu' il ne payeraitrien, ajoutant des expressions peu bienveillantespour le prince. La lettre fut interceptée, et levieillard condamné à la peine des osselets. Cetinfortuné, déjà accablé par l' âge, ne put résisterà tant de douleur, et lorsque, sur l' ordre duscheik Beschir, il fut rapporté chez lui, ilmourut après vingt jours de souffrance. Son fils

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hérita de la condamnation du père ; ses biensfurent confisqués au profit de l' émir, qui ne luilaissa que 1000 piastres.L' émir Beschir monta à éden, passa les cèdres,et descendit à Balbeck par l' autre côté de lamontagne, tandis que le scheik Beschir occupaitla province insurgée. En arrivant à Balbeck, leprince ordonna à son lieutenant général de retournerpar le même chemin qu' il avait tenu, et de frapper,en passant, les trois provinces d' une contributionde 400 bourses (de 500 pièces chacune).

Il serait miraculeux qu' avec trois mille hommes leprince du Liban eût pu étouffer une sédition danstrois provinces aussi fortes, si on ne se rappelaitque les insurrections étaient partielles, et quele parti de Beschir, dans ces provinces, aidabeaucoup à en triompher.Le pacha de Damas avait, dans cet intervalle,envoyé au Bkaa un aga chargé de prélever, selonl' usage, les récoltes des terres qui étaient sousla dépendance de son pachalik. Cet officierpénétra dans le village de Haunie, qui dépendaitde la principauté du Liban, et y frappa descontributions en bestiaux et en argent : leshabitants, ne voulant pas s' y soumettre, prévinrentle prince Beschir, qui écrivit à l' aga, en luitémoignant son mécontentement ; mais celui-ci netint aucun compte de ses remontrances, commit lesplus grandes exactions, et retourna chez lui ; leprince Beschir, irrité, en donna avis au pachad' Acre, en exprimant d' une manière énergique sonressentiment. Abdalla, soit par considération pourBeschir, soit qu' il eût à se vengerpersonnellement de l' aga, manda au pacha de Damasde le corriger sévèrement : celui-ci réponditévasivement, s' étonnant de la part que le pachad' Acre prenait à une affaire qui regardait des

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chrétiens ; Abdalla transmit cette réponse àBeschir, en l' engageant à tirer lui-mêmevengeance du pacha de Damas. Le prince du Libanrassembla à la hâte dix mille hommes, et se dirigeasur Damas : le pacha sortit à sa rencontre, etles deux armées en vinrent aux mains plusieurs fois ;mais l' avantage resta toujours au prince Beschir.Pendant ce temps-là, Abdalla lança un faux firmanqui

déclarait le pacha de Damas déchu de son pachalik,qui était réuni à celui d' Acre. Mais le pacha deDamas s' étant adressé aux pachas voisins et à lacour de Constantinople, celle-ci condamna à mortle pacha d' Acre, et destitua le prince Beschirde son gouvernement. L' émir était déjà aux portesde Damas lorsque le firman arriva : il vit alorsque celui d' Abdalla était supposé, et il jugeaprudent de se retirer dans la province deDeïr-El-Kammar, d' où, apprenant que le sortd' Abdalla lui était réservé, il alla se réfugierdans les environs de Bayruth, demandant augouverneur de le recevoir avec son escorte.Celui-ci s' y refusa, prétendant que la présence del' émir dans la ville y exciterait une sédition. Leprince ayant fait savoir alors à son frère, l' émirAbets, à qui il avait laissé le commandement dela montagne, qu' il voulait revenir dans ses étatset tenter la voie des armes contre les pachasenvoyés par la sublime porte, son frère luirépondit que la montagne était sans vivres et sansargent, et qu' il lui conseillait vivement de ne pastenter un projet aussi périlleux.Dans ces tristes conjonctures, le prince tournaencore les yeux vers l' égypte, et s' adressa à unfranc, le priant de lui faciliter les moyens dequitter la Syrie. M Aubin le fit embarquer,entre Bayruth et Saïde, sur un bâtiment français

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qui faisait voile pour Alexandrie. Après sondépart, le scheik Beschir et son frère l' émir Abetsse liguèrent avec les pachas coalisés, etbriguèrent le commandement de la montagne ; ce quifut la source des divisions qui déchirèrent leLiban en 1823.Des troupes combinées mirent le siège devantSaint-Jean D' Acre

en juillet 1822, et le continuèrent sans succèsjusqu' en avril 1823, époque à laquelle il fut levé.Alors le jeune pacha d' Acre, extrêmement avare,imagina un moyen de se dispenser du tribut qu' ildevait à la porte. Pour cela, il fit assassiner,près de Latakieh, les officiers qui payaient letribut, et se fit rendre l' argent par lesassassins. Il se plaignit ensuite auprès de laporte du meurtre commis sur ses agents, et du vold' une redevance appartenant au grand seigneur. Lepacha d' Acre, par cette odieuse conduite,espérait d' abord s' exempter du tribut, et ensuitecompromettre le pacha de Latakieh, à qui le grandseigneur enverrait le cordon, en réunissant sonpachalik à celui d' Acre. Mais Abdalla-pacha setrompa.Le grand seigneur, informé de la perfidie du pachad' Acre, demanda sa tête pour la seconde fois. Maisque pouvaient contre Acre les pachas de Damas,d' Alep et d' Adana, avec une armée de douze millehommes de toutes armes, mal disciplinée, sansartillerie qui pût faire une brèche, n' ayant quequelques pièces de gros calibre auxquelles lagrosseur des boulets ne répondait pas ; trois àquatre mille cavaliers sans bagages, et uneinfanterie qui passait le jour et la nuit à fumersous la tente ? Aussi Abdalla-pacha, maître de lapremière place forte de l' orient, se prépara-t-ilsans crainte à une vigoureuse défense.

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Une corvette anglaise, à l' ancre dans la rade,offrit un officier de son bord pour dirigerl' artillerie des assiégeants. Les pachasacceptèrent, et mirent les bouches à feu sous sesordres. Mais, au bout de trois jours, il vit qu' iln' emporterait jamais la place avec des turcs qui nevoulaient pas

s' approcher des murs avec leurs canons, le seulmoyen cependant de faire brèche.Malgré l' armée des pachas, Abdalla resta enrepos. Il n' avait rien à craindre, du côté de laterre, de la part de troupes si mal organisées,et répondait à leurs coups de canon par des coupsde fusil, pour montrer combien il méprisait leursattaques. Il avait de bons soldats bien payés ;les vivres et les munitions de guerre luiarrivaient en abondance par des bâtiments, soitd' Europe, soit d' Asie ; on le soupçonna mêmed' avoir des intelligences avec les grecs de laMorée.L' émir Beschir, qui, à cette époque, était déjàsous la protection du vice-roi d' égypte,entretenait une correspondance régulière avecAbdalla, qui, par l' entremise de Méhémet-Ali,sollicita la paix et son pardon de la porte. Si lepacha n' avait rien à craindre du côté de la terre,il devait redouter que le divan de Constantinople,bloquant la place par mer, n' interceptât sescommunications avec l' étranger, ce qui eût réduitson peuple à la famine, insurgé ses soldats, etl' eût forcé lui-même à tendre le cou au cordon dela sublime porte. Le divan lui pardonna, sachantqu' Abdalla aurait pu livrer la place auxinsurgés de la Morée ; mais il le condamna à uneamende de 3000 bourses et aux frais de la guerre.Le vice-roi, ayant obtenu la grâce d' Abdalla-pacha,demanda aussi et obtint celle de l' émir Beschir,

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qui reprit son commandement. Il profita de cettecirconstance pour faire sentir son crédit audivan, et pour prendre une influence

immédiate sur le prince du Liban, dont lesintérêts politiques se trouvent aujourd' hui liésavec ceux de Méhémet-Ali.à la fin de l' année 1823, l' émir Beschir débarquaà Saint-Jean D' Acre pour régler avec Abdallales dépenses du siége de la place, et fixer lasomme à laquelle devait s' élever sa part dans ladette.à sa rentrée au Liban, il frappa une contributionde 1000 bourses, car il était dans une positionpeu aisée, par suite de son exil et des dépensesqu' avait occasionnées son séjour en égypte. Sonpeuple aussi était pauvre ; et, ne voulant pasl' indisposer contre lui par un impôt aussi fort,il résolut de le faire payer à son ancienlieutenant général, le scheik Beschir, voulant sevenger ainsi des intrigues qu' il avait eues avecson frère Abets pour lui enlever le commandementde la montagne. Le scheik Beschir refusa de payer,et se retira dans le Karan, province du Liban :il revint ensuite à son palais de Moctura, d' oùil s' entendit avec le prince Abets pour renverserBeschir ; il parvint même à faire entrer dans laconspiration trois jeunes frères du prince, quijusque-là étaient restés tranquilles dans leursprovinces.Cette conspiration aurait pu devenir fatale àl' émir Beschir, sans le secours d' Abdalla-pacha.Le scheik Beschir fut poursuivi et arrêté dans lesplaines de Damas, avec une escorte de deux centspersonnes ; il eût pu facilement se sauver : maissur l' assurance que lui donna

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un officier turc, au nom du pacha de Damas, quele prince du Liban lui pardonnait, il se remitentre ses mains, et fut conduit à Damas. Là onle dépouilla de ses habits, on lui lia les mains,l' une sur la poitrine, l' autre sur le dos, et onle jeta dans une prison, où il resta plusieursmois. On instruisit son procès à Constantinople,et il fut condamné à mort. Lorsqu' on lui présentale cordon, il ne pâlit pas, et demanda seulement àparler au pacha et au prince : on lui répondit quec' était inutile ; que ni l' un ni l' autre nepouvaient plus rien, la condamnation émanant deConstantinople. Alors le scheik Beschir se soumità sa destinée. Il fut étranglé, puis décapité, etson corps coupé en morceaux et jeté aux chiens.Cette exécution eut lieu au commencement de 1824.Les trois frères du prince furent ensuite arrêtés ;on leur coupa la langue et on leur creva les yeux,puis ils furent exilés avec leurs familles,chacun dans un village éloigné l' un de l' autre.Depuis lors la tranquillité régna au Liban, lesChab jouirent en paix du pouvoir, grâce à lapolice active que l' émir établit dans songouvernement, et à l' amitié d' Abdalla-pacha, quin' ignorait cependant pas les liens intimes quiunissaient le grand prince à Méhémet-Ali.Telle est la politique qu' a suivie jusqu' à ce jourl' émir Beschir, et tout annonce qu' il la suivraencore avec succès dans la nouvelle crise où l' aplacé la lutte de Méhémet-Ali contre l' empireottoman. L' émir n' a pris aucune part à la guerrejusqu' au moment où Ibrahim-pacha, vainqueur deSaint-Jean D' Acre, a envoyé Abdalla-pacha,vaincu et prisonnier, à son père, en égypte, etest entré en Syrie : le

prince du Liban a dû alors se déclarer ; et, selon

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l' usage des orientaux, il a vu le doigt de Dieudans la victoire, et il s' est rangé du côté dusuccès. Néanmoins il l' a fait comme à regret, eten se ménageant, selon toute apparence, leprétexte de la contrainte vis-à-vis de la porte.Il est à croire que si Ibrahim-pacha venait àessuyer des revers, l' émir Beschir se tourneraitencore du côté des turcs, et les aiderait àécraser les arabes ; Ibrahim, qui se doute decette politique à deux tranchants, compromet tantqu' il peut le prince ; il l' a forcé à lui donnerun de ses fils et quelques-uns de ses meilleurscavaliers, pour l' accompagner du côté de Homs ;et ses autres fils, descendus de la montagne,gouvernent militairement, au nom des égyptiens,les principales villes de la Syrie.La tête de l' émir Beschir tient au triomphed' Ibrahim à Homs ; si celui-ci est vaincu, laréaction des turcs contre les chrétiens du Libanet contre le prince lui-même sera implacable :d' un autre côté, si Ibrahim reste maître de laSyrie, il ne pourra voir longtemps sans ombrageune puissance indépendante de la sienne, et iltâchera ou de la détruire par la politique, ou dela renverser à jamais en détruisant la famille deChab. Si l' émir Beschir était plus jeune et plusactif, il pourrait résister à ces deux agressions,et constituer pour longtemps, et peut-être pourtoujours, sa domination et celle de ses fils surla partie la plus inaccessible, la plus peuplée etla plus riche de la Syrie. Les montagnards qu' ilcommande sont braves, intelligents, disciplinés ;les routes pour arriver au centre du Liban sontimpraticables ; les maronites, qui deviennenttrès-nombreux dans le Liban, seraient dévoués àl' émir par le sentiment

commun du christianisme, et par la haine et la

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terreur de la domination turque. Le seul obstacleà la création d' une puissance nouvelle dans cescontrées, c' est la différence de religion entre lesmaronites, les druzes et les métualis, qui peuplentà peu près à nombre égal les montagnes soumises àl' autorité de l' émir ; le plus fort lien denationalité, c' est la communauté des penséesreligieuses, ou plutôt cela a été jusqu' à présentainsi. La civilisation, en avançant, réduit lapensée religieuse à l' individualisme, et d' autresintérêts communs forment la nationalité : cesintérêts étant moins graves que l' intérêt dereligion, les nationalités vont en s' affaiblissant ;car quoi de plus fort pour l' homme que le sentimentreligieux, que son dogme, que sa foi intime ? C' estla voix de son intelligence, c' est la pensée danslaquelle il résume toutes les autres : moeurs, lois,patrie, tout est pour un peuple dans sa religion :c' est ce qui fait, je crois, que l' orient seconstituera si difficilement en une seule et grandenation ; c' est ce qui fait que l' empire turcs' écroule. Vous n' apercevez de signe d' uneexistence commune, de symptômes d' une nationalitépossible, que dans les parties de l' empire où lestribus d' un même culte sont agglomérées, parmi larace grecque, asiatique, parmi les arméniens,parmi les bulgares et parmi les serviens ; partoutailleurs, vous voyez des hommes, mais pas de nation.

LES DRUZES

3 octobre 1832.J' ai descendu aujourd' hui les basses pentes duLiban qui inclinent de Deïr-El-Kammar vers laméditerranée, et je suis venu coucher dans un kanisolé de ces montagnes.

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à cinq heures du matin, nous montions à cheval dansla cour du palais de l' émir. En sortant de la portedu palais, on commence par descendre dans unsentier taillé dans le roc, et qui tourne autour dumamelon de Dptédin. à droite et à gauche de cessentiers, les coins de terre que soutiennent

les terrasses artificielles sont plantés de mûriers,et admirablement cultivés. L' ombre des arbres etdes vignes couvre partout le sol, et des ruisseauxnombreux, dirigés par les arabes cultivateurs,viennent du haut de la montagne se diviser enrigoles, et arroser le pied des arbres et lesjardins. L' ombre gigantesque du palais et desterrasses de Dptédin plane au-dessus de toute cettescène et vous suit jusqu' au pied de ce mamelon, oùvous recommencez à gravir une autre montagne quiporte la ville de Deïr-El-Kammar sur son sommet.En un quart d' heure de marche nous y fûmes arrivés.Deïr-El-Kammar est la capitale de l' émir Beschiret des druzes ; la ville renferme une population dedix à douze mille âmes. Mais, excepté un ancienédifice orné de sculptures moresques et de hautsbalcons tout à fait semblables aux restes d' un denos châteaux du moyen âge, Deïr-El-Kammar n' arien d' une ville, encore moins d' une capitale ;cela ressemble parfaitement à une bourgade deSavoie ou d' Auvergne, à un gros village d' uneprovince éloignée en France. Le jour ne faisaitque de naître quand nous le traversâmes ; lestroupeaux de juments et de chameaux sortaient descours des maisons, et se répandaient sur les placeset dans les rues non pavées de la ville : sur uneplace un peu plus vaste que les autres, quelquestentes noires de zingari étaient dressées ; deshommes, des enfants, des femmes, demi-nus ouenveloppés de l' immense couverture de laine blanchequi est leur seul vêtement, étaient accroupis

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autour d' un feu et se peignaient les cheveux, oucherchaient les insectes qui les dévoraient.Quelques arabes au service de l' émir passaient àcheval dans leur magnifique costume, avec des armessuperbes à la ceinture, et une lance de douze àquinze pieds de long dans la main. Les

uns allaient porter à l' émir des nouvelles del' armée d' Ibrahim, les autres descendaient vers lacôte pour transmettre les ordres du prince auxdétachements commandés par ses fils, et qui sontcampés dans la plaine. Rien n' est plus imposant etplus riche que le costume et l' armure de cesguerriers druzes. Leur turban immense, sur lequelserpentent, en rouleaux gracieux, des châles decouleurs éclatantes, projette sur leur visage bruniet sur leurs yeux noirs une ombre qui ajoute encoreà la majesté et à la sauvage énergie de leurphysionomie ; de longues moustaches couvrent leurslèvres, et retombent des deux côtés de la bouche ;une espèce de tunique courte et de couleur rougeest un vêtement uniforme pour tous les druzes etpour tous les montagnards : cette tunique est,selon l' importance et la richesse de celui qui laporte, tissue en coton et or, ou seulement en cotonet soie ; des dessins élégants, où la diversitédes couleurs contraste avec l' or ou l' argent dutissu, brillent sur la poitrine ou sur le dos.D' immenses pantalons à mille plis couvrent lesjambes ; les pieds sont chaussés de bottines demaroquin rouge et de pantoufles de maroquin jaunepar-dessus la bottine ; des vestes fourrées, àmanches pendantes, sont jetées sur les épaules.Une ceinture de soie ou de maroquin, semblable àcelle des albanais, entoure le corps de ses plisnombreux, et sert au cavalier à porter ses armes.On voit toujours les poignées de deux ou troiskangiars ou yatagans, poignards et sabres courts

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des orientaux, sortir de cette ceinture et brillersur la poitrine ; ordinairement les talons de deuxou trois pistolets incrustés d' argent ou d' orcomplètent cet arsenal portatif. Les arabes onttous en outre une lance dont le manche est d' unbois mince, souple et dur, semblable à un longroseau. Cette lance, leur arme

principale, est décorée de houppes flottantes etde cordons de soie ; ils la tiennent ordinairementdans la main droite, le fer vers le ciel, et latige touchant presque à terre ; mais quand ilslancent leurs chevaux au galop, ils la brandissenthorizontalement au-dessus de leur tête ; et dansleurs jeux militaires ils la lancent à unedistance énorme, et vont la ramasser en se penchantjusqu' à terre. Avant de la lancer, ils luiimpriment longtemps un mouvement d' oscillation quiajoute ensuite beaucoup à la force du jet, et lafait porter jusqu' à un but qu' ils désignent. Nousrencontrâmes un assez grand nombre de ces cavaliersdans la journée. L' émir Beschir nous en avaitdonné lui-même quelques-uns pour nous guider etnous faire honneur ; tous nous saluèrent avec uneextrême politesse, et arrêtèrent leurs chevauxpour nous laisser le sentier.Environ à deux milles de Deïr-El-Kammar, on aune des plus belles vues du Liban que l' on puisseimaginer. D' un côté, ses gorges profondes, où l' onva descendre, s' ouvrent tout à coup sous vos pas.De l' autre, le château de Dptédin pyramide ausommet de son mamelon, revêtu de verdure etsillonné d' eaux écumantes ; et devant vous lesmontagnes qui s' abaissent graduellement jusqu' àla mer, les unes noires, les autres frappées parla lumière, se déroulent comme une cataracte decollines, et vont cacher leurs pieds soit dansles lisières verdoyantes de bois d' oliviers dans

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les plaines de Sidon, soit dans des falaises d' unsable couleur de brique, le long des rivages deBayruth. çà et là, la couleur des flancs de cesmontagnes et les lignes variées de leur immensehorizon descendant, sont tranchées et coupées pardes cimes de cèdres, de sapins ou de pins à

larges têtes ; et de nombreux villages brillent àleurs bases ou sur leurs sommets. La mer terminecet horizon ; on suit de l' oeil, comme sur unecarte immense ou sur un plan en relief, lesdécoupures, les échancrures, les ondulations descôtes, des caps, des promontoires, des golfes deson littoral, depuis le Carmel jusqu' au capBatroun, dans une étendue de cinquante lieues.L' air est si pur, que l' on s' imagine toucher, enquelques heures de descente, à des points où l' onn' arriverait pas en trois ou quatre jours demarche. à ces distances, la mer se confond, aupremier regard, tellement avec le firmament qui latouche à l' horizon, qu' on ne peut distinguerd' abord les deux éléments, et que la terre semblenager dans un immense et double océan. Ce n' estqu' en fixant avec plus d' attention les regards surla mer, et en voyant briller les petites voilesblanches sur sa couche bleue, que l' on peut serendre raison de ce qu' on voit. Une brume légèreet plus ou moins dorée flotte à l' extrémité desflots, et sépare le ciel et l' eau. Par moments,de légers brouillards, soulevés des flancs desmontagnes par les brises du matin, se détachaientcomme des plumes blanches qu' un oiseau auraitlivrées au vent, et étaient emportés sur la mer,ou s' évaporaient dans les rayons du soleil quicommençait à nous brûler. Nous quittâmes à regretcette magnifique scène, et nous commençâmes àdescendre par un sentier tel, que je n' en ai jamaisvu de plus périlleux dans les Alpes. La pente est

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à pic, le sentier n' a pas deux pieds de largeur ;des précipices sans fond le bordent d' un côté,des murs de rochers de l' autre ; le lit du sentierest pavé de roches roulantes, ou de pierrestellement polies par les eaux et par le fer deschevaux et le pied des chameaux, que ces animauxsont obligés de chercher

avec soin une place où poser leurs pieds : commeils les placent toujours au même endroit, ils ontfini par creuser dans la pierre des cavités oùleur sabot s' emboîte à quelques pouces deprofondeur ; et ce n' est que grâce à ces cavités,qui offrent un point de résistance au fer ducheval, que cet animal peut se soutenir. De tempsen temps on trouve des degrés taillés aussi dans leroc à deux pieds de hauteur, ou des blocs degranit arrondis qui seraient infranchissables, etqu' il faut contourner dans des interstices à peineaussi larges que les jambes de sa monture : telssont presque tous les chemins dans cette partie duLiban. De temps en temps les flancs des montagness' écartent ou s' aplatissent, et l' on marche plus àl' aise sur des couches de poussière jaune, de grèsou de terre végétale. On ne peut concevoir commentun pareil pays est peuplé d' un si grand nombre debeaux chevaux, et comment l' usage en est habituel.Aucun arabe, quelque inaccessible que soit sonvillage ou sa maison, n' en sort qu' à cheval ; etnous les voyons descendre ou monter, insouciantset la pipe à la bouche, par des escarpements queles chevreuils de nos montagnes auraient peine àgravir.Après une heure et demie de descente, nouscommençâmes à entrevoir le fond de la gorge quenous avions à traverser et à suivre. Un fleuveretentissait dans ses profondeurs, encore voiléespar le brouillard de ses eaux, et par les têtes de

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noyers, de caroubiers, de platanes et de peupliersde Perse, qui croissaient sur les dernières pentesdu ravin. De belles fontaines sortaient, à droitede la route, des grottes de rochers tapissés demille plantes grimpantes inconnues, ou du sein despelouses gazonnées et semées de

fleurs d' automne. Bientôt nous aperçûmes unemaison, entre les arbres, au bord du fleuve, etnous traversâmes à gué ce fleuve ou ce torrent. Là,nous nous arrêtâmes pour faire reposer nos chevaux,et pour jouir un moment nous-mêmes d' un des sitesles plus extraordinaires que nous ayons rencontrésdans notre course.La gorge au fond de laquelle nous étions descendusétait remplie tout entière par les eaux du fleuve,qui bouillonnaient autour de quelques masses derochers écroulés dans son lit. çà et là quelquesîles de terre végétale donnaient pied à despeupliers gigantesques qui s' élevaient à uneprodigieuse hauteur, et jetaient leur ombrepyramidale contre les flancs de la montagne oùnous étions assis. Les eaux du fleuve s' encaissaientà gauche entre deux parois de granit qu' ellessemblaient avoir fendues pour s' y engouffrer ; cesparois s' élevaient à quatre ou cinq cents pieds, et,se rapprochant à leur extrémité supérieure,semblaient une arcade immense que le temps auraitfait écrouler sur elle-même. Là, des cimes de pinsd' Italie étaient jetées comme des bouquets degiroflée sur les ruines des vieux murs, et sedétachaient en vert sombre sur le bleu vif et crudu ciel. à droite, la gorge serpentait pendantenviron un quart de mille entre des rives moinsétroites et moins escarpées ; les eaux du fleuves' étendaient en liberté, embrassant une multitudede petites îles ou de promontoires verdoyants ;toutes ces îles, toutes ces langues de terre étaient

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couvertes de la plus riche et de la plus gracieusevégétation. C' était la première fois que jerevoyais le peuplier, depuis les bords du Rhône etde la Saône. Il jetait son voile pâle et mobilesur toute cette vallée du fleuve ; mais comme iln' est pas ébranché

ni planté par la main de l' homme, il y croît pargroupes, et y étend ses rameaux en liberté avecbien plus de majesté, de diversité de formes et degrâce que dans nos contrées. Entre les groupes deces arbres et quelques autres groupes de joncs etde grands roseaux qui couvraient aussi les îles,nous apercevions les arches brisées d' un vieuxpont bâti par les anciens émirs du Liban, et tombédepuis des siècles. Au delà des arches de ce ponten ruine, la gorge s' ouvrait en entier sur uneimmense scène intérieure de vallées, de plaines etde collines semées de villages habités par lesdruzes, et tout était enveloppé, comme unamphithéâtre, par une chaîne circulaire de hautesmontagnes : ces collines étaient presque toutesvertes, et toutes vêtues de forêts de pins. Lesvillages, suspendus les uns au-dessus des autres,semblaient se toucher à l' oeil ; mais quand nousen eûmes traversé quelques-uns, nous reconnûmesque la distance était considérable de l' un àl' autre, par la difficulté des sentiers et par lanécessité de descendre et de remonter les ravinsprofonds qui les séparent. Il y a tel de cesvillages d' où l' on peut facilement entendre la voixd' un homme qui parle dans un autre village, et ilfaut cependant une heure pour aller de l' un àl' autre. Ce qui ajoutait à l' effet de ce beaupaysage, c' était deux vastes monastères plantés,comme des forteresses, au sommet de deux collinesderrière le fleuve, et qui ressemblaienteux-mêmes à deux blocs de granit noircis par le

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temps : l' un est habité par des maronites qui seconsacrent à l' instruction des jeunes arabesdestinés au sacerdoce. L' autre était désert : ilavait appartenu jadis à la congrégation deslazaristes du Liban ; il servait maintenant d' asileet de refuge à deux jeunes jésuites envoyés làpar leur ordre, sur la demande de l' évêque maronite,

pour donner des règlements et des modèles auxmaîtres arabes ; ils vivent là dans une complètesolitude, dans la pauvreté, et dans une saintetéexemplaire. (je les ai connus plus tard.) l' unapprend l' arabe, et cherche inutilement à convertirquelques druzes des villages voisins : c' est unhomme de beaucoup d' esprit et de lumières ;l' autre s' occupe de médecine, et parcourt le paysen distribuant des médicaments gratuits : tousdeux sont aimés et respectés par les druzes etmême par les métualis. Mais ils ne peuvent espéreraucun fruit de leur séjour en Syrie : le clergémaronite est très-attaché à l' église romaine ;cependant ce clergé a ses traditions, sonindépendance, sa discipline à lui, qu' il nelaisserait pas envahir par l' esprit des jésuites ;il est la véritable autorité spirituelle, legouverneur des esprits dans tout le Liban ; ilaurait bien vite des rivaux dans des corporationseuropéennes agissantes et remuantes, et cetterivalité l' inquiéterait avec raison.Après nous être reposés une demi-heure dans ce siteenchanté, nous remontâmes à cheval, et nouscommençâmes à gravir la côte escarpée qui sedressait devant nous. Le sentier devenait de plusen plus rude, en s' élevant sur la dernière chaînedu Liban qui nous séparait des côtes de Syrie.Mais, à mesure que nous nous élevions, l' aspect dubassin immense que nous laissions à notre droitedevenait plus imposant et plus vaste.

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Le fleuve, que nous avions quitté à la halte,serpentait au milieu de cette plaine légèrementondulée de collines, et quelquefois s' étendait enflaques d' eau bleue et brillante comme les lacs deSuisse. Les collines noires, couronnées à

leur sommet de bouquets de pins, interrompaient àchaque instant son cours, et le divisaient à nosyeux en mille tronçons lumineux. De degré en degré,des collines partant de la plaine s' élevaient,s' accumulaient, s' appuyaient les unes contre lesautres, toutes couvertes de bruyères en fleur, etportant çà et là, à de grands intervalles, desarbres à large tête, qui jetaient des tachessombres sur leurs flancs. De grands bois de cèdreset de sapins descendaient plus haut des cimesélevées, et venaient mourir par bouquets et parclairières autour de nombreux villages druzes dontnous voyions surgir les terrasses, les balcons,les fenêtres en ogive, du sein de la verdure dessapins. Les habitants, couverts de leur beaumanteau écarlate, et le front ceint de leur turbanà larges plis rouges, montaient sur leursterrasses pour nous voir passer, et ajoutaienteux-mêmes, par l' éclat de leurs costumes et par lamajesté de leurs attitudes, à l' effet grandiose,étrange, pittoresque, du paysage. Partout de bellesfontaines turques coulaient à l' entrée ou à lasortie de ces villages. Les femmes et les filles,qui venaient chercher de l' eau dans leurs crucheslongues et étroites, étaient groupées autour desbassins, et écartaient un coin de leur voile pournous entrevoir. La population nous a paru superbe.Hommes, femmes, enfants, tout a la couleur de laforce et de la santé. Les femmes sont très-belles.Les traits du visage portaient en générall' empreinte de la fierté et de la noblesse, sansexpression de férocité.

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Nous fûmes salués partout avec politesse et grâce.On nous offrit l' hospitalité dans tous ceshameaux. Nous ne l' acceptâmes nulle part, et nouscontinuâmes à gravir, pendant environ trois heures,des pentes escarpées sous des

bois de sapins. Nous touchâmes enfin à la dernièrecrête blanche et nue des montagnes, et l' immensehorizon de la côte de Syrie se déroula d' un seulregard devant nous. C' était un aspect toutdifférent de celui que nous avions sous les yeuxdepuis quelques jours : c' était l' horizon deNaples vu du sommet du Vésuve ou des hauteurs deCastellamare. L' immense mer était à nos pieds,sans limites, ou seulement avec quelques nuagesamoncelés à l' extrémité de ses vagues. Sous cesnuages on aurait pu croire que l' on apercevaitune terre, la terre de Chypre, qui est à trentelieues en mer, le mont Carmel à gauche, et àperte de vue, sur la droite, la chaîneinterminable des côtes de Bayruth, de Tripoli DeSyrie, de Latakieh, d' Alexandrette ; enfin,confusément et sur les brumes dorées du soir,quelques aiguilles resplendissantes des montagnesdu Taurus : mais ce pouvait être une illusion,car la distance est énorme. Immédiatement sous nospieds la descente commençait ; et après avoirglissé sur les rochers et les bruyères sèches dela cime où nous étions placés, elle s' adoucissaitun peu et se déroulait de sommets en sommets,d' abord par des têtes grises de collinesrocailleuses, ensuite sur les têtes vert-sombredes pins, des cèdres, des caroubiers, des chênesverts ; puis, sur des pentes plus douces, sur laverdure plus pâle et plus jaune des platanes etdes sycomores ; enfin, venaient des collinesgrises, toutes veloutées de la feuille des boisd' oliviers. Tout allait s' éteindre et mourir dans

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l' étroite plaine qui sépare le Liban de la mer.Là, sur les caps, on voyait de vieilles toursmoresques qui gardent le rivage ; au fond desgolfes, des villes ou de gros villages avec leursmurs brillant au soleil, et leurs anses creuséesentre les sables, et leurs barques échouées surles bords, ou leurs

voiles sortant des ports et y rentrant. Saïde etBayruth surtout, entourées de leurs riches plainesd' oliviers, de citronniers, de mûriers, avec leursminarets, leurs dômes de mosquées, leurs châteauxet leurs murs crénelés, sortaient de cet océan decouleurs et de lignes, et arrêtaient les regardssur deux points avancés dans les flots. Au delàde la plaine de Bayruth, le grand Liban,interrompu par le cours du fleuve, recommençait às' élever, d' abord jaune et doré comme les colonnesde Paestum ; ensuite, gris, sombre, terne ; puis,vert et noir dans la région des forêts : enfin,dressant ses aiguilles de neige, qui semblaient sefondre dans la transparence du ciel, et où lesblancs rayons dormaient, dans une éternellesérénité, sur des couches d' éternelle blancheur.Naples ni Sorrente, Rome ni Albano, n' ont unpareil horizon.Après avoir descendu environ deux heures, noustrouvâmes un kan isolé sous de magnifiques platanes,au bord d' une fontaine. Il faut décrire une foispour toutes ce qu' on appelle un kan dans la Syrie,et en général dans toutes les contrées de l' orient :c' est une cabane dont les murs sont de pierres maljointes, sans ciment, et laissant passer le ventou la pluie : ces pierres sont généralementnoircies par la fumée du foyer, qui filtrecontinuellement à travers leurs interstices. Lesmurs ont à peu près sept à huit pieds de haut ; ilssont recouverts de quelques pièces de bois brut,

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avec l' écorce et les principaux rameaux de l' arbre ;le tout est ombragé de fagots desséchés quiservent de toit ; l' intérieur n' est pas pavé, et,selon la saison, c' est un lit de poussière ou deboue. Un ou deux poteaux servent d' appui au toitde feuilles, et on y suspend le manteau ou lesarmes

du voyageur. Dans un coin est un petit foyerexhaussé sur quelques pierres brutes ; sur cefoyer brûle sans cesse un feu de charbon, et uneou deux cafetières de cuivre, toujours pleines decafé épais et farineux, rafraîchissement habituelet besoin unique des turcs et des arabes.

VOYAGE DE BAYRUTH A JERUSALEM

8 octobre 1832, à 3 heures après midi.Monté à cheval avec dix-huit chevaux de suite oude bagages formant la caravane. -couché au kan,à trois heures de Bayruth ; même route que celledéjà décrite pour aller chez lady Stanhope. -lelendemain, parti à trois heures du matin ;traversé à cinq le fleuve Tamour, l' ancienTamyris : lauriers-roses en fleur sur les bords.-suivi la grève, où la lame venait laver de sonécume les pieds de nos chevaux, jusqu' à Saïde,l' antique Sidon, belle ombre encore de la villedétruite, dont elle a perdu jusqu' au nom ; -pointde traces de sa grandeur passée. Une jetéecirculaire,

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formée de rochers énormes, enceint une darsecomblée de sable ; et quelques pêcheurs avec leursenfants, les jambes dans l' eau, poussent à la merune barque sans mâture et sans voiles, seule imagemaritime de cette seconde reine des mers. à Saïde,nous descendons au kan français, immense palais denotre ancien commerce en Syrie, où nos consulsréunissaient tous les nationaux sous le pavillonde la France. Il n' y a plus de commerce, plus defrançais ; il ne reste à Saïde, dans l' immense kandésert, qu' un ancien et respectable agent de laFrance, M Giraudin, qui y vit depuis cinquanteans au milieu de sa famille tout orientale, et quinous reçoit comme on reçoit un voyageur compatriote,dans le pays où l' hospitalité antique s' estconservée tout entière. -dîné et dormi quelquesheures dans cette excellente famille ; -douceurde l' hospitalité reçue ainsi, inattendue etprodiguée ; -l' eau pour laver, offerte par lesfils de la maison ; la mère et les femmes des deuxfils, debout, s' occupant du service de la table.-à quatre heures, monté à cheval, escorté des filset des amis de la famille Giraudin. Courses dedgérid, exécutées par l' un d' eux, monté sur uncheval arabe. -à deux heures de Saïde, adieux etremercîments. -marché deux heures encore, etcouché sous nos tentes à une fontaine charmante aubord de la mer, nommée El Kantara . -arbregigantesque ombrageant toute la caravane. -jardindélicieux descendant jusqu' aux flots de la mer.Une immense caravane de chameaux est répandue autourde nous dans le même champ. -nuit sous la tente ;hennissement des chevaux, cris des chameaux, fuméedes feux du soir, lueur transparente de la lampe àtravers la toile rayée du pavillon. -pensées de lavie tranquille, du foyer, de la famille, des amiséloignés, qui descendent sur

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votre front, pendant que vous le reposez lourd etbrûlant sur la selle qui vous sert d' oreiller.-le matin, pendant que les moukres et les esclavesbrident les chevaux, deux ou trois arabes arrachentles piquets de la tente ; ils ébranlent le piquetqui sert de colonne ; il tombe, et les toileslarges et tendues qui couvraient toute une famillede voyageurs glissent et tombent elles-mêmes àterre en un petit monceau d' étoffe qu' un chameliermet sous son bras et suspend à la selle de sonmulet ; il ne reste, sur la place vide où vousétiez tout à l' heure établi comme dans une demeurepermanente, qu' un petit feu abandonné qui fumeencore et s' éteint bientôt dans le soleil :véritable, frappante et vivante image de la vie,employée souvent dans la bible, et qui me frappafortement toutes les fois qu' elle s' est offerte àmes yeux.De Kantara, parti avant le jour. -gravi quelquescollines arides et rocailleuses s' avançant enpromontoires dans la mer. Puis, du sommet de ladernière et de la plus élevée de ces collines, voilàTyr qui m' apparaît au bout de sa vaste et stérilecolline. -entre la mer et les dernières hauteursdu Liban, qui vont ici en dégradant rapidement,s' étend une plaine d' environ huit lieues de longsur une ou deux de large : la plaine est nue, jaune,couverte d' arbustes épineux, broutés en passant parle chameau des caravanes. Elle lance dans la merune presqu' île avancée, séparée du continent parune chaussée recouverte d' un sable doré, apportépar les vents d' égypte. Tyr, aujourd' hui appeléeSour par les arabes, est portée par l' extrémitéla plus aiguë de ce promontoire, et semble sortirdes flots mêmes ; -de loin vous diriez encoreune ville belle, neuve, blanche

et vivante, se regardant dans la mer ; mais ce

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n' est qu' une belle ombre qui s' évanouit enapprochant. -quelques centaines de maisonscroulantes et presque désertes, où les arabesrassemblent le soir les grands troupeaux de moutonset de chèvres noires, aux longues oreillespendantes, qui défilent devant nous dans la plaine,voilà la Tyr d' aujourd' hui ! Elle n' a plus deport sur les mers, plus de chemins sur la terre ;les prophéties se sont dès longtemps accompliessur elle.Nous marchions en silence, occupés à contempler cedeuil et cette poussière d' empire que nous foulions.-nous suivions un sentier au milieu de lacampagne de Tyr, entre la ville et les collinesgrises et nues que le Liban jette au bord de laplaine. Nous arrivions à la hauteur même de laville, et nous touchions un monceau de sable quisemble aujourd' hui lui fournir son seul rempart enattendant qu' il l' ensevelisse. Je pensais auxprophéties, et je recherchais dans ma mémoirequelques-unes des éloquentes menaces que le souffledivin avait inspirées à ézéchiel. Je ne lesretrouvai pas en paroles, mais je les retrouvai dansla déplorable réalité que j' avais sous les yeux.Quelques vers de moi jetés au hasard en partant dela France pour visiter l' orient, remontaient seulsdans ma pensée :" je n' ai pas entendu sous les cèdres antiquesles cris des nations monter et retentir,ni vu du noir Liban les aigles prophétiquesdescendre, au doigt de Dieu, sur les palais de Tyr. "j' avais devant moi le noir Liban ; maisl' imagination m' a

trompé, me disais-je à moi-même : je ne vois niles aigles ni les vautours qui devaient, pouraccomplir les prophéties, descendre sans cesse desmontagnes pour dévorer toujours ce cadavre de

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ville réprouvée de Dieu, et ennemie de sonpeuple. Au moment où je faisais cette réflexion,quelque chose de grand, de bizarre, d' immobile,parut à notre gauche, au sommet d' un rocher à picqui s' avance en cet endroit dans la plaine jusquesur la route des caravanes. Cela ressemblait àcinq statues de pierres noires, posées sur lerocher comme sur un piédestal ; mais, à quelquesmouvements presque insensibles de ces figurescolossales, nous crûmes, en approchant, que c' étaientcinq arabes bédouins, vêtus de leurs sacs de poilde chèvre noire, qui nous regardaient passer duhaut de ce monticule. Enfin, quand nous ne fûmesqu' à une cinquantaine de pas du mamelon, nous vîmesune de ces cinq figures ouvrir de larges ailes, etles battre contre ses flancs avec un bruitsemblable à celui d' une voile qu' on déploie au vent.Nous reconnûmes cinq aigles de la plus grande raceque j' aie jamais vue sur les Alpes, ou enchaînésdans les ménageries de nos villes. Ils nes' envolèrent point, ils ne s' émurent point à notreapproche : posés, comme des rois de ce désert, surles bords du rocher, ils regardaient Tyr comme unecurée qui leur appartenait, et où ils allaientretourner. Ils semblaient la posséder de droitdivin ; instruments d' un ordre qu' ils exécutaient,d' une vengeance prophétique qu' ils avaient missiond' accomplir envers les hommes et malgré les hommes.Je ne pouvais me lasser de contempler cetteprophétie en action, ce merveilleux accomplissementdes menaces divines, dont le hasard nous rendaittémoins. Jamais rien de plus surnaturel n' avait sivivement frappé mes yeux et mon

esprit ; et il me fallait un effort de ma raisonpour ne pas voir, derrière les cinq aiglesgigantesques, la grande et terrible figure du poëtedes vengeances, d' ézéchiel, s' élevant au-dessus

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d' eux, et leur montrant de l' oeil et du doigt laville que Dieu leur donnait à dévorer, pendantque le vent de la colère divine agitait les flotsde sa barbe blanche, et que le feu du courrouxcéleste brillait dans ses yeux de prophète. Nousnous arrêtâmes à quarante pas : les aigles nefirent que tourner dédaigneusement la tête pour nousregarder aussi : enfin, deux d' entre nous sedétachèrent de la caravane et coururent au galop,leurs fusils à la main, jusqu' au pied même durocher ; ils ne fuirent pas encore. -quelques coupsde fusil à balle les firent s' envoler lourdement ;mais ils revinrent d' eux-mêmes au feu, et planèrentlongtemps sur nos têtes sans être atteints par nosballes, comme s' ils nous avaient dit : " vous nenous pouvez rien, nous sommes les aigles de Dieu. "je reconnus alors que l' imagination poétiquem' avait révélé les aigles de Tyr moins vrais,moins beaux et moins surnaturels encore qu' ilsn' étaient, et qu' il y a dans le mens divinior des poëtes, même les plus obscurs, quelque chosede cet instinct divinateur et prophétique qui ditla vérité sans la savoir.Nous arrivâmes à midi, après une marche de septheures, au milieu de la plaine de Tyr, à unendroit nommé les puits de Salomon : tous lesvoyageurs les ont décrits. Ce sont trois réservoirsd' eau limpide et courante qui sort, comme parenchantement, d' une terre basse, sèche et aride, àdeux milles de Tyr ; chacun de ces réservoirs,élevé artificiellement

d' une vingtaine de pieds au-dessus du niveau de laplaine, est rempli jusqu' au bord et déborde sanscesse ; le cours des eaux fait aller des roues demoulins ; -les eaux vont à Tyr par des aqueducsmoitié antiques, moitié modernes, d' un très-beleffet à l' horizon. -on dit que Salomon fit

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construire ces trois puits pour récompenser Tyret son roi Hiram des services qu' il avait reçus desa marine et de ses artistes dans la constructiondu temple.Hiram avait amené les marbres et les cèdres duLiban. Ces puits immenses ont chacun au moinssoixante à quatre-vingts pieds de tour ; on n' enconnaît pas la profondeur, et l' un d' eux n' a pasde fond ; nul n' a jamais pu savoir par quelconduit mystérieux l' eau des montagnes peut yarriver. Il y a tout lieu de croire, en lesexaminant, que ce sont de vastes puits artésiensinventés avant leur réinvention par les modernes.Parti à cinq heures des puits de Salomon ;-marché deux heures dans la plaine de Tyr ;-arrivé à la nuit au pied d' une haute montagne àpic sur la mer, et qui forme le cap Blanc ouRaz-El-Abiad ; la lune se levait au-dessus dusommet noir du Liban, à notre gauche, et pas assezhaut encore pour éclairer ses flancs ; elletombait, en nous laissant dans l' ombre, surd' immenses quartiers de rochers blancs où salumière éclatait comme une flamme sur du marbre ;-ces roches, jetées jusqu' au milieu des vagues,brisaient leur écume étincelante, qui jaillissaitpresque jusqu' à nous ; le bruit sourd etpériodique de la lame contre le cap retentissaitseul, et ébranlait à chaque coup la corniche étroite

où nous marchions suspendus sur le précipice : auloin, la mer brillait comme une immense napped' argent, et, çà et là, quelque cap sombres' avançait dans son sein, ou quelque antre profondpénétrait dans les flancs déchirés de lamontagne ; la plaine de Tyr s' étendait derrièrenous ; on la distinguait encore confusément auxfranges de sable jaune et doré qui dessinaient sescontours entre la mer et la terre. L' ombre de Tyr

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se montrait à l' extrémité d' un promontoire, et lehasard, sans doute, avait seul allumé une clartésur ses ruines, qu' on eût prise de loin pour unphare ; mais c' était le phare de sa solitude et deson abandon, qui ne guidait aucun navire, quin' éclairait que nos yeux, et n' appelait qu' unregard de pitié sur des ruines. Cette route sur leprécipice, avec tous les accidents variés,sublimes, solennels de la nuit, de la lune, de lamer et des abîmes, dura environ une heure, -unedes heures les plus fortement notées dans mamémoire, que Dieu m' ait permis de contempler sursa terre ! Sublime porte pour entrer le lendemaindans le sol des miracles, dans cette terre dutémoignage, tout imprimée encore des traces del' ancien et du nouveau commerce entre Dieu etl' homme !En descendant du sommet de ce cap, nous eûmes lamême vue qui nous avait frappés en le montant : desprécipices aussi profonds, aussi sonores, aussiblanchis d' écume, aussi semés de vastes brisures dela roche vive et blanche, s' ouvraient sous nospieds et sous nos regards ; la mer y brisait avecle même retentissement qui nous accompagna tout lelong de la côte orageuse de Syrie, comme l' appellentles anciennes poésies hébraïques ; la lune, plusavancée dans le ciel, éclairait davantage cettescène à la fois tumultueuse et

solitaire, et la vaste plaine de Ptolémaïss' ouvrait devant nous. Il était neuf heures du soir,au mois d' octobre ; nos chevaux, épuisés par uneroute de treize heures, posaient lentement leurspieds ferrés sur les roches pointues et luisantesqui forment les seules routes en Syrie, gradinsirréguliers de pierre, sur lesquels on n' oseraitrisquer aucune monture en Europe : nous-mêmes,accablés de lassitude, et frappés surtout de la

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grandeur du spectacle et des souvenirs pressés dela journée, nous marchions silencieusement à pied,tenant nos chevaux par la bride ; et jetant tantôtun regard sur cette mer que nous aurions àtraverser pour revoir nos propres fleuves et nospropres montagnes, et tantôt sur la cime noire,longue et sans ondulation du mont Carmel, quicommençait à se dessiner aux dernières limites del' horizon. Nous arrivâmes à une espèce de kan,c' est-à-dire à une masure à demi détruite, où unpauvre arabe cultive quelques figuiers et quelquescourges, entre les fentes des rochers, auprès d' unefontaine : la masure était occupée par des chameliersde Naplouse, apportant du blé en Syrie pourl' armée d' Ibrahim ; la fontaine était tarie parles chaleurs de l' automne. Nous plantâmesnéanmoins nos tentes sur un sol couvert de pierresrondes et roulantes ; nous attachâmes nos chevauxau piquet, et nous bûmes, avec économie, quelquesgouttes d' eau fraîche qui restait dans nos jarresdes puits de Salomon. -depuis la plaine de Tyret l' abaissement des montagnes, l' eau commence àmanquer ; les fontaines sont à cinq ou six heuresde distance les unes des autres, et souvent, quandvous arrivez, vous ne trouvez plus, dans le lit dela source, qu' une vase desséchée et brûlante quigarde l' empreinte des pieds des chameaux et deschèvres qui s' y sont les derniers abreuvés.

Le 11, nous levâmes les tentes à la lueur de milleétoiles qui se réfléchissaient dans les flotsétendus à nos pieds ; nous descendîmes environ uneheure les dernières collines qui forment le capBlanc ou Raz-El-Abiad, et nous entrâmes dans laplaine d' Acre, l' ancienne Ptolémaïs.Le siége d' Acre, par Ibrahim-pacha, avaitrécemment réduit la ville en un monceau de ruinessous lesquelles dix à douze mille morts étaient

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ensevelis avec des milliers de chameaux. Ibrahim,vainqueur, et pressé de mettre son importanteconquête à l' abri d' une réaction de la fortune,était occupé à relever les murs et les maisonsd' Acre : tous les jours on déterrait de cesdécombres des centaines de morts à demi consumés ;les exhalaisons putrides, les cadavres amoncelés,avaient corrompu l' air de toute la plaine. Nouspassâmes le plus loin possible des murs, et nousallâmes faire halte, à midi, au village arabe deseaux-d' Acre, sous un verger de grenadiers, defiguiers et de mûriers, et près les moulins dupacha ; à cinq heures, nous en repartîmes pour allercamper sous un bois d' oliviers, au pied despremières collines de la Galilée.Le 12, nous nous remîmes en marche avec lapremière lueur du jour ; nous franchîmes d' abordune colline plantée d' oliviers et de quelqueschênes verts, répandus par groupes ou croissant enbroussailles sous la dent rongeuse des chèvres etdes chameaux. Quand nous fûmes au revers de cettecolline, la terre sainte, la terre de Chanaan, semontra tout entière devant nous. L' impression futgrande, agréable et profonde ; ce n' était pas làcette terre nue, rocailleuse, stérile, cette ruchede montagnes basses et décharnées

qu' on nous représente pour la terre promise, surla foi de quelques écrivains prévenus ou dequelques voyageurs pressés d' arriver et d' écrire,qui n' ont vu, des domaines immenses et variés desdouze tribus, que le sentier de roche qui mène, entredeux soleils, de Jaffa à Jérusalem. -trompé pareux, je n' attendais que ce qu' ils décrivent,c' est-à-dire un pays sans étendue, sans horizon,sans vallées, sans plaines, sans arbres et sanseau : terre potelée de quelques monticules gris oublancs, où l' arabe voleur se cache dans l' ombre de

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quelques ravines pour dépouiller le passant ;-telle est, peut-être, la route de Jérusalem àJaffa. -mais voici la Judée, telle que nousl' avons vue, le premier jour, du haut des collinesqui bordent la plaine de Ptolémaïs ; telle quenous l' avons retrouvée de l' autre côté des collinesde Zabulon, de celles de Nazareth, et du pieddu mont la rosée-de-l' Hermon ou du mont Carmel ;telle que nous l' avons parcourue dans toute salargeur et dans toute sa variété, depuis leshauteurs qui dominent Tyr et Sidon jusqu' au lacde Tibériade, et depuis le mont Thabor jusqu' auxmontagnes de Samarie et de Naplouse, et de làjusqu' aux murailles de Sion. -voici d' aborddevant nous la plaine de Zabulon : nous sommesplacés entre deux légères ondulations de terre, àpeine dignes du nom de collines ; le lit qu' elleslaissent entre elles, en se creusant devant nous,forme le sentier où nous marchons ; ce sentier esttracé par le pas des chameaux, qui en a broyé lapoussière depuis quatre mille ans, ou par les trouslarges et profonds que le poids de leurs pieds,toujours posés au même endroit, a creusés dans uneroche blanche et friable, toujours la même depuisle cap de Tyr jusqu' aux premiers sables du désertlibyque. à droite et à gauche, les flancs arrondisdes

deux collines sont ombragés çà et là, de vingt pasen vingt pas, par des touffes d' arbustes variésqui ne perdent jamais leurs feuilles ; à unedistance un peu plus grande, s' élèvent des arbresau tronc noueux, aux rameaux nerveux et entrelacés,au feuillage immobile et sombre ; la plupart sontdes chênes verts d' une espèce particulière, dont latige est plus légère et plus élancée que celle deschênes d' Europe, et dont la feuille, veloutée etarrondie, n' a pas la dentelure de la feuille du

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chêne commun : le caroubier, le térébinthe, etplus rarement le platane et le sycomore, complètentle vêtement de ces collines. Je ne connais pas lesautres arbres par leur nom : quelques-uns ont lefeuillage des sapins et des cèdres ; d' autres (etce sont les plus beaux) ressemblent à d' immensessaules par la couleur de leur écorce, la grâce deleur feuillage et la nuance tendre et jaunâtre dece feuillage ; mais ils le surpassent au delà detoute proportion en étendue, en grosseur, enélévation. -les caravanes les plus nombreusespeuvent se rencontrer autour de leur tronc colossalet camper ensemble, avec leurs bagages et leurschameaux, sous leur ombre ; dans les espaces largeset fréquents que ces arbres divers laissent à nusur les pentes des collines, des bancs de rochesblanchâtres, et plus souvent d' un gris bleu,percent la terre et se montrent au soleil, commeles muscles vigoureux d' une forte charpentehumaine, qui s' articulent plus en saillie dans lavieillesse, et semblent prêts à percer la peau quiles enveloppe ; -mais entre ces bancs ou ces blocsde roches, une terre noire, légère et profonde,végète sans cesse, et produirait incessamment leblé, l' orge, le maïs, pour peu qu' on la remuât, oudes forêts de broussailles épineuses, de grenadierssauvages, de roses de Jéricho, et de chardonsénormes dont la

tige s' élève à la hauteur de la tête du chameau.Une fois une de ces collines ainsi décrite, vousles voyez toutes, à leur forme près ; etl' imagination peut se représenter leur effet, àmesure qu' elle les voit citées dans le paysage dela terre sainte. Nous marchions donc entre deuxde ces collines, et nous commencions à redescendrelégèrement en laissant la mer et la plaine dePtolémaïs derrière nous, quand nous aperçûmes la

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première plaine de la terre de Chanaan : c' étaitla plaine de Zabulon, le jardin de la tribu de cenom.à droite et à gauche devant nous, les deux collinesque nous venions de traverser s' écartaientgracieusement et par une courbe pareille, semblablesà deux vagues mourantes, qui se fondent doucementet s' écartent harmonieusement devant la proue d' unnavire ; l' espace qu' elles laissent entre elles,et qui s' élargissait ainsi par degrés, était commeune anse peu profonde que la plaine jetait entreles montagnes : cette anse ou ce golfe de terre,unie et fertile, formait bientôt une plus largevallée ; et là où les deux collines quil' enveloppaient encore venaient à mourir tout àfait, cette vallée se fondait et se perdait dansune plaine légèrement ovale, dont les deuxextrémités aiguës s' enfonçaient sous l' ombre dedeux autres rangs de collines. Cette plaine peutavoir, à vue d' oeil, une lieue et demie de largeur,sur une longueur de trois à quatre lieues. Del' élévation où nous étions placés au débouché descollines d' Acre, notre regard y descendaitnaturellement, en suivait involontairement lessinuosités flexibles, et pénétrait avec ellesjusque dans les anses les plus étroites qu' elleformait en se glissant entre les racines desmontagnes qui la terminent. à gauche, les hautescimes dorées et ciselées du Liban jetaienthardiment

leurs pyramides dans le bleu sombre d' un ciel dumatin : à droite, la colline qui nous portaits' élevait insensiblement en s' éloignant de nous,et, allant comme se nouer avec d' autres collines,formait divers groupes d' élévations, les unesarides, les autres vêtues d' oliviers et de figuiers,et portant à leur sommet un village turc, dont le

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minaret blanc contrastait avec la sombre colonnadede cyprès qui enveloppe presque partout la mosquée.Mais, en face, l' horizon, qui terminait la plainede Zabulon, et qui s' étendait devant nous dans unespace de trois ou quatre lieues, formait uneperspective de collines, de montagnes, de vallées,de ciel, de lumière, de vapeurs et d' ombre,ordonnés avec une telle harmonie de couleurs et delignes, fondus avec un tel bonheur de composition,liés avec une si gracieuse symétrie, et variés pardes effets si divers, que mon oeil ne pouvait s' endétacher, et que, ne trouvant rien, dans messouvenirs des Alpes, d' Italie ou de Grèce, àquoi je pusse comparer ce magique ensemble, jem' écriai : " c' est le Poussin ou Claude Lorrain ! "-rien, en effet, ne peut égaler la suavitégrandiose de cet horizon de Chanaan, que lepinceau des deux peintres à qui le génie divin dela nature en a révélé la beauté. On ne trouvera cetaccord du grand et du doux, du fort et du gracieux,du pittoresque et du fertile, que dans lespaysages imaginés de ces deux grands hommes, oudans la nature inimitable du beau pays que nousavions devant nous, et que la main du grand peintresuprême avait elle-même dessiné et coloré pourl' habitation d' un peuple encore pasteur et encoreinnocent. D' abord, au pied des montagnes, et àenviron une demi-lieue dans la plaine, un mamelon,entièrement détaché de toutes les collinesenvironnantes, sortait pour ainsi dire de terre,comme un piédestal naturel, destiné

uniquement par la nature à porter une ville forte.Ses flancs s' élevaient presque perpendiculairementdepuis le niveau de la plaine jusqu' au sommet decette espèce d' autel de terre ; ils ressemblaientexactement aux remparts d' une place de guerre,tracés et élevés de mains d' hommes.

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Le sommet lui-même, au lieu d' être inégal et arrondi,comme tous les sommets de collines ou de montagnes,était nivelé et aplati, comme pour porter quelquechose dont il devait se couronner quand viendraitle peuple à la demeure duquel il était destiné.Dans toutes les charmantes plaines du pays deChanaan, j' ai revu depuis ces mêmes mamelonsen forme d' autels quadrangulaires ou oblongs,évidemment destinés à protéger les premièresdemeures d' une nation timide et faible ; et leurdestination est si bien écrite dans leur formeisolée et bizarre, que leur masse seule empêche des' y tromper, et de croire qu' ils ont été fabriquéspar le peuple qui les couvrit de ses villes. -maisune si petite nation aurait-elle jamais pu élevertant de citadelles si énormes, que les armées deXerxès n' auraient pu en entasser une seule ? àquelque foi qu' on appartienne, il faut être aveuglepour ne pas reconnaître une destination spéciale etprovidentielle ou naturelle dans ces forteressesélevées à l' embouchure et à l' issue de presque toutesles plaines de la Galilée et de la Judée.Derrière ce mamelon, où l' imagination reconstruitsans peine une ville antique avec ses murailles, sesbastions et ses tours, les premières collinesmontaient graduellement de la plaine, portant, commedes taches grises et noires sur leurs flancs, desbosquets d' oliviers ou de chênes verts. Entre cescollines et des montagnes plus élevées et plussombres auxquelles elles servaient

de bases, et qui les dominaient majestueusement,quelque torrent écumait sans doute, ou quelque lacprofond s' évaporait aux premières ardeurs du soleildu matin ; car une vapeur blanche et bleuâtres' étendait dans cet espace vide, et dérobaitlégèrement, et comme pour le faire mieux fuir, lesecond plan de montagnes sous ce rideau transparent,

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que perçaient çà et là les faisceaux des rayons del' aurore. Plus loin et plus haut encore, unetroisième chaîne de montagnes, entièrement sombre,montait en croupes arrondies et inégales, etdonnait à tout ce suave paysage cette teinte demajesté, de force et de gravité, qui doit seretrouver dans tout ce qui est beau comme élémentou comme contraste. De distance en distance, cettetroisième chaîne était brisée, et laissait fuirl' horizon et le regard sur une vaste percée d' unciel d' argent pâle, semé de quelques nueslégèrement rosées ; enfin, derrière ce magnifiqueamphithéâtre, deux ou trois cimes du Liban lointainse dressaient comme des promontoires avancés dansle ciel, et, recevant les premières la pluielumineuse des premiers rayons du soleil suspenduau-dessus d' elles, semblaient tellement transparentes,qu' on croyait voir à travers trembler la lumière duciel qu' elles nous dérobaient. Ajoutez à cespectacle la voûte sereine et chaude du firmament,et la couleur limpide de la lumière, et la fermetédes ombres qui caractérise une atmosphère d' Asie ;semez dans la plaine un kan en ruine, oud' immenses files de vaches rousses, de chameauxblancs, de chèvres noires, venant à pas lentschercher une eau rare, mais limpide et savoureuse ;représentez-vous quelques cavaliers arabes montés surleurs légers coursiers et sillonnant la plaine,tout étincelants de leurs armes argentées et deleurs vêtements écarlates ; quelques femmes desvillages

voisins, vêtues de leurs longues tuniques bleu deciel, d' une large ceinture blanche dont les boutstraînent à terre, et d' un turban bleu orné debandelettes de sequins de Venise enfilés :ajoutez çà et là, sur les flancs des collines,quelques hameaux turcs et arabes, dont les murs

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couleur de rochers, et les maisons sans toits, seconfondent avec les rochers de la colline même ;que quelques nuages de fumée d' azur s' élèvent dedistance en distance entre les oliviers et lescyprès qui entourent ces villages ; que quelquespierres, creusées comme des auges (tombeaux despatriarches), quelques fûts de colonnes de granit,quelques chapiteaux sculptés, se rencontrent çàet là autour des fontaines, sous les pieds devotre cheval, et vous aurez la peinture la plusexacte et la plus fidèle de la délicieuse plainede Zabulon, de celle de Nazareth, de celle deSaphora et du Thabor. Un tel pays, repeupléd' une nation neuve et juive, cultivé et arrosépar des mains intelligentes, fécondé par un soleildu tropique, produisant de lui-même toutes lesplantes nécessaires ou délicieuses à l' homme,depuis la canne à sucre et la banane jusqu' à lavigne et à l' épi des climats tempérés, jusqu' aucèdre et au sapin des Alpes ; -un tel pays,dis-je, serait encore la terre de promissionaujourd' hui, si la providence lui rendait unpeuple, et la politique du repos et de la liberté.De la plaine de Zabulon nous passâmes, engravissant de légers monticules plus arides queles premiers, au village de Séphora, l' ancienneSaphora de l' écriture, l' ancienne Diocéraséedes romains, -la plus grande ville, dans le tempsd' Hérode-Agrippa, de la Palestine aprèsJérusalem.

Un grand nombre de blocs de pierre, creusés pourdes tombeaux, nous traçaient la route jusqu' ausommet du mamelon où Séphora était assise :arrivés à la dernière hauteur, nous vîmes unecolonne de granit isolée, encore debout, etmarquant la place d' un temple ; de beaux chapiteauxsculptés gisaient à terre au pied de la colonne,

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et d' immenses débris de pierres taillées, enlevéesà quelques grands monuments romains, étaient éparspartout, et servaient de limites aux champs desarabes, jusqu' à un mille environ de Séphora, oùnous nous arrêtâmes pour la halte du milieu dujour. Une fontaine d' eau excellente et inépuisabley coule pour les habitants de deux ou trois vallées ;elle est entourée de quelques vergers de figuierset de grenadiers ; nous nous assîmes sous leurombre, et nous attendîmes plus d' une heure avantde pouvoir abreuver notre caravane, tant étaitgrand le nombre de troupeaux de vaches et dechameaux que les pasteurs arabes y amenaient detous les côtés de la vallée. -d' innombrables filesde chèvres noires et de vaches sillonnaient laplaine et les flancs des collines qui montent versNazareth.Je me couchai, enveloppé de mon manteau, à l' ombred' un figuier, à peu de distance de la fontaine, etje contemplai longtemps cette scène des anciensjours. Nos chevaux étaient épars autour de nous,les pieds attachés par des entraves, leurs sellesturques sur le dos, la crinière pendante, la têtebasse, et cherchant l' ombre de leur proprecrinière ; -nos armes, sabres, fusils, pistolets,étaient suspendus, au-dessus de nos têtes, auxbranches des grenadiers et des figuiers. -desarabes bédouins, couverts d' une seule pièce d' étofferayée noir et blanc, en poil de chèvre, étaientassis

en cercle non loin de nous, et nous contemplaientavec un regard de vautour. Les femmes de Séphora,vêtues exactement comme les femmes d' Abraham etd' Isaac, avec une tunique bleue nouée au milieudu corps, et les plis renflés d' une autre tuniqueblanche retombant gracieusement sur la tuniquebleue, apportaient, sur leurs têtes coiffées d' un

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turban bleu, les urnes vides couchées sur leventre, -ou les remportaient pleines et droitessur leurs têtes, en les soutenant des deux mainscomme des cariatides de l' Acropolis : d' autresfilles, dans le même costume, lavaient à lafontaine, et riaient entre elles en nous regardant ;d' autres enfin, vêtues de robes plus riches, et latête couverte de bandelettes de piastres ou desequins d' or, dansaient sous un large grenadier, àquelque distance de la fontaine et de nous : leurdanse, molle et lente, n' était qu' une rondemonotone accompagnée de temps en temps de quelquespas sans art, mais non sans grâce. -la femme a étécréée gracieuse ; les moeurs et les costumes nepeuvent altérer en elle ce charme de la beauté,de l' amour, qui l' enveloppe et qui la trahitpartout : ces femmes arabes n' étaient pas voiléescomme toutes celles que nous avions vues jusque-làen orient, et leurs traits, quoique légèrementtatoués, avaient une finesse et une régularité quiles distinguaient de la race turque. Ellescontinuèrent à danser et à chanter pendant tout letemps que dura notre halte, et ne parurent points' offenser de l' attention que nous donnâmes à leurdanse, à leur chant et à leur costume. On nous ditqu' elles étaient réunies là pour attendre lesprésents de noce qu' un jeune arabe était alléacheter à Nazareth pour une des filles de Séphora,sa fiancée. Nous rencontrâmes en effet, le mêmejour, les présents sur la route : ils consistaienten un tamis

pour passer la farine et la séparer du son, unepièce de toile de coton, et une pièce d' étoffe plusriche pour faire une robe à la fiancée.Ce jour-là, commencèrent en moi des impressionsnouvelles et entièrement différentes de celles quemon voyage m' avait jusque-là inspirées : -j' avais

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voyagé des yeux, de la pensée et de l' esprit ; jen' avais pas voyagé de l' âme et du coeur comme entouchant la terre des prodiges, la terre deJéhovah et du Christ, la terre dont tous les nomsavaient été mille fois balbutiés par mes lèvresd' enfant, dont toutes les images avaient coloré, lespremières, ma jeune et tendre imagination ; la terred' où avaient coulé pour moi, plus tard, les leçonset les douceurs d' une religion, seconde âme denotre âme ! Je sentis en moi comme si quelque chosede mort et de froid venait à se ranimer ets' attiédir ; je sentis ce qu' on sent en reconnaissant,entre mille figures inconnues et étrangères, lafigure d' une mère, d' une soeur ou d' une femmeaimée ; -ce qu' on sent en sortant de la rue pourentrer dans un temple : quelque chose de recueilli,de doux, d' intime, de tendre et de consolant, qu' onn' éprouve pas ailleurs.Le temple, pour moi, c' était cette terre de labible, de l' évangile, où je venais d' imprimer mespremiers pas ! Je priai Dieu en silence, dans lesecret de ma pensée ; je lui rendis grâce d' avoirpermis que je vécusse assez pour venir porter mesyeux jusque sur ce sanctuaire de la terre sainte :et de ce jour, pendant toute la suite de monvoyage en Judée, en Galilée, en Palestine, lesimpressions poétiques, matérielles, que je recevaisde l' aspect et du nom des lieux,

furent mêlées pour moi d' un sentiment plus vivantde respect, de tendresse, comme de souvenir ; monvoyage devint souvent une prière, et les deuxenthousiasmes les plus naturels à mon âme,l' enthousiasme de la nature et celui de son auteur,se retrouvèrent presque tous les matins en moiaussi frais et aussi vifs que si tant d' annéesflétrissantes et desséchantes ne les avaient pasfoulés et refoulés dans mon sein ! Je sentis que

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j' étais homme encore en paraissant devant l' ombredu dieu de ma jeunesse ! -à visiter les lieuxconsacrés par un de ces mystérieux événements quiont changé la face du monde, on éprouve quelquechose de semblable à ce qu' éprouve le voyageur quiremonte laborieusement le cours d' un vaste fleuvecomme le Nil ou le Gange, pour aller le découvriret le contempler à sa source cachée et inconnue :il me semblait à moi aussi, gravissant les dernièrescollines qui me séparaient de Nazareth, quej' allais contempler, à sa source mystérieuse, cettereligion vaste et féconde qui, depuis deux milleans, s' est fait son lit dans l' univers du haut desmontagnes de Galilée, et a abreuvé tant degénérations humaines de ses eaux pures etvivifiantes ! C' était là la source, dans le creuxde ce rocher que je foulais sous mes pieds ; cettecolline dont je franchissais les derniers degrésavait porté dans ses flancs le salut, la vie, lalumière, l' espérance du monde : c' était là, àquelques pas de moi, que l' homme modèle avait prisnaissance parmi les hommes, pour les retirer, par saparole et par son exemple, de l' océan d' erreur etde corruption où le genre humain allait êtresubmergé. Si je considérais la chose commephilosophe, c' était le point de départ du plusgrand événement qui ait jamais remué le mondemoral et politique, événement dont le contre-coupimprime seul encore un reste de mouvement

et de vie au monde intellectuel ! C' était làqu' était sorti de l' obscurité, de la misère et del' ignorance, le plus grand, le plus juste, le plussage, le plus vertueux de tous les hommes ; làétait son berceau, là, le théâtre de ses actions etde ses prédications touchantes ; de là il étaitsorti jeune encore avec quelques hommes obscurs etignorants, auxquels il avait imprimé la confiance

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de son génie et le courage de sa mission, pouraller sciemment affronter un ordre d' idées et dechoses pas assez fort pour lui résister, mais assezfort pour le faire mourir ! ... de là, dis-je, ilétait sorti pour aller avec confiance conquérir lamort et l' empire universel de la postérité ! De làavait coulé le christianisme, source obscure, goutted' eau inaperçue dans le creux du rocher deNazareth, où deux passereaux n' auraient pus' abreuver, qu' un rayon de soleil aurait pu tarir,et qui aujourd' hui, comme le grand océan desesprits, a comblé tous les abîmes de la sagessehumaine, et baigné de ses flots intarissables lepassé, le présent et l' avenir ! Incrédule donc àla divinité de cet événement, mon âme encore eûtété fortement ébranlée en approchant de son premierthéâtre, et j' aurais découvert ma tête et inclinémon front sous la volonté occulte et fatalique quiavait fait jaillir tant de choses d' un si faibleet si insensible commencement.Mais, à considérer le mystère du christianisme enchrétien, c' était là, sous ce morceau de ciel bleu,au fond de cette vallée étroite et sombre, àl' ombre de cette petite colline dont les vieillesroches semblaient encore toutes fendues dutressaillement de joie qu' elles éprouvèrent enenfantant et en portant le verbe enfant, ou dutressaillement de douleur qu' elles ressentirent enensevelissant le verbe

mort ; c' était là le point fatal et sacré du globeque Dieu avait choisi de toute éternité pour fairedescendre sur la terre sa vérité, sa justice etson amour incarné dans un enfant-dieu ; c' était làque le souffle divin était descendu à son heuresur une pauvre chaumière, séjour de l' humble travail,de la simplicité d' esprit et de l' infortune ;c' était là qu' il avait animé, dans le sein d' une

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vierge innocente et pure, quelque chose de doux,de tendre et de miséricordieux comme elle, desouffrant, de patient, de gémissant comme l' homme,de puissant, de surnaturel, de sage et de fortcomme un dieu ; c' était là que le dieu-homme avaitpassé par notre ignorance, notre faiblesse, notretravail et nos misères, pendant les années obscuresde sa vie cachée, et qu' il avait en quelque sorteexercé la vie et pratiqué la terre avant del' enseigner par sa parole, de la guérir par sesprodiges, et de la régénérer par sa mort ; c' étaitlà que le ciel s' était ouvert, et avait lancé surla terre son esprit incarné, son verbe fulminant,pour consumer jusqu' à la fin des temps l' iniquitéet l' erreur, éprouver comme au feu du creuset nosvertus et nos vices, et allumer devant le dieuunique et saint l' encens qui ne doit pluss' éteindre, l' encens de l' autel renouvelé, leparfum de la charité et de la vérité universelles.Comme je faisais ces réflexions, la tête baisséeet le front chargé de mille autres pensées pluspesantes encore, j' aperçus à mes pieds, au fondd' une vallée creusée en forme de bassin ou de lacde terre, les maisons blanches et gracieusementgroupées de Nazareth, sur les deux bords et aufond de ce bassin. L' église grecque, le hautminaret de la mosquée des turcs, et les longues etlarges murailles du couvent

des pères latins, se faisaient distinguer d' abord ;quelques rues formées par des maisons moins vastes,mais d' une forme élégante et orientale, étaientrépandues autour de ces édifices plus vastes, etanimés d' un bruit et d' un mouvement de vie. Toutautour de la vallée ou du bassin de Nazareth,quelques bouquets de hauts nopals épineux, defiguiers dépouillés de leurs feuilles d' automne,et de grenadiers à la feuille légère et d' un vert

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tendre et jaune, étaient çà et là semés au hasard,donnant de la fraîcheur et de la grâce au paysage,comme des fleurs des champs autour d' un autel devillage. Dieu seul sait ce qui se passa alors dansmon coeur ; mais, d' un mouvement spontané et pourainsi dire involontaire, je me trouvai aux piedsde mon cheval, à genoux dans la poussière, sur undes rochers bleus et poudreux du sentier enprécipice que nous descendions. J' y restai quelquesminutes dans une contemplation muette, où toutesles pensées de ma vie d' homme sceptique et dechrétien se pressaient tellement dans ma tête,qu' il m' était impossible d' en discerner une seule.Ces seuls mots s' échappaient de mes lèvres :et verbum caro factum est, et habitavit in nobis. je les prononçai avec le sentiment sublime, profondet reconnaissant qu' ils renferment ; et ce lieules inspire si naturellement, que je fus frappé,en arrivant le soir au sanctuaire de l' égliselatine, de les trouver gravés en lettres d' or surla table de marbre de l' autel souterrain, dans lamaison de Marie et Joseph. -puis, baissantreligieusement la tête vers cette terre qui avaitgermé le Christ, je la baisai en silence, et jemouillai de quelques larmes de repentir, d' amouret d' espérance, cette terre qui en a vu tantrépandre, cette terre qui en a tant séché, en luidemandant un peu de vérité et d' amour.

Nous arrivâmes au couvent des pères latins deNazareth, comme les dernières lueurs du soirdoraient encore à peine les hautes murailles jaunesde l' église et du monastère. Une large porte de fers' ouvrit devant nous ; nos chevaux entrèrent englissant, et en faisant retentir, sous le fer deleurs sabots, les dalles luisantes et sonores del' avant-cour du couvent. La porte se refermaderrière nous, et nous descendîmes de cheval devant

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la porte même de l' église, où fut autrefoisl' humble maison de cette mère qui prêta son sein àl' hôte immortel, qui donna son lait à un dieu. Lesupérieur et le père gardien étaient absents tousdeux. Quelques frères napolitains et espagnols,occupés à faire vanner le blé du couvent sous laporte, nous reçurent assez froidement, et nousconduisirent dans un vaste corridor sur lequels' ouvrent les cellules des frères et les chambresdestinées aux étrangers. Nous y attendîmeslongtemps l' arrivée du curé de Nazareth, qui nouscombla de politesses, et nous fit préparer àchacun une chambre et un lit. Fatigués de lamarche et des sentiments du jour, nous nousjetâmes sur nos lits, remettant au réveil de voirles lieux consacrés, et ne voulant pas nuire àl' ensemble de nos impressions par un premier coupd' oeil jeté à la hâte sur les lieux saints, dontnous habitions déjà l' enceinte.Je me levai plusieurs fois dans la nuit pour élevermon âme et ma voix vers Dieu, qui avait choisidans ce lieu celui qui devait porter son verbe àl' univers.Le lendemain, un père italien vint nous conduire àl' église et au sanctuaire souterrain qui fut jadisla maison de la sainte vierge et de saint Joseph.L' église est une large et

haute nef à trois étages. L' étage supérieur estoccupé par le choeur des pères de la terre sainte,qui communique avec le couvent par une porte dederrière : l' étage inférieur est occupé par lesfidèles ; il communique au choeur et au grandautel par un bel escalier à double rampe et àbalustrades dorées. De cette partie de l' égliseet sous le grand autel, un escalier de quelquesmarches conduit à une petite chapelle et à unautel de marbre éclairés de lampes d' argent, placés

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à l' endroit même où la tradition suppose qu' eutlieu l' annonciation. Cet autel est élevé sous lavoûte, moitié naturelle, moitié artificielle, d' unrocher, auquel était adossée, sans doute, lamaison sainte. Derrière cette première voûte, deuxautels souterrains plus obscurs servaient, dit-on,de cuisine et de cave à la sainte famille. Cestraditions plus ou moins fidèles, plus ou moinsaltérées par le besoin pieux de crédulitépopulaire, ou par le désir naturel à tous cesmoines possesseurs d' une si précieuse relique, d' enaugmenter l' intérêt en en multipliant les détails,ont ajouté, peut-être, quelques inventionsbénévoles au puissant souvenir du lieu ; mais iln' est pas douteux que le couvent, et surtoutl' église, n' aient été primitivement construits surla place même qu' occupe la maison du divin héritierde la terre et du ciel. Lorsque son nom se futrépandu comme la lumière d' une nouvelle aurore,peu de temps après sa mort, lorsque sa mère et sesdisciples vivaient encore, il est certain qu' ilsdurent se transmettre les uns aux autres le culted' amour et de douleur que l' absence du divinmaître leur avait laissé, et aller eux-mêmessouvent, et conduire les nouveaux chrétiens, auxlieux où ils avaient vu vivre, parler, agir etmourir celui qu' ils adoraient aujourd' hui. Nullepiété humaine ne pourrait conserver aussifidèlement la tradition

d' un lieu cher à son souvenir, que ne le fit lapiété des fidèles et des martyrs. On peut s' enrapporter, quant à l' exactitude des principauxsites de la rédemption, à la ferveur d' un cultenaissant, et à la vigilance d' un culte immortel.Nous tombâmes à genoux sur ces pierres, sous cettevoûte, témoins du plus incompréhensible mystèrede la charité divine pour l' homme, et nous

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priâmes. -l' enthousiasme de la prière est unmystère aussi entre l' homme et Dieu : comme lapudeur, il jette un voile sur la pensée, etdérobe aux hommes ce qui n' est que pour le ciel.Nous visitâmes aussi le couvent vaste et commode,édifice semblable à tous les couvents de Franceou d' Italie, où les pères latins exercent aussilibrement, et avec autant de sécurité et depublicité, les cérémonies de leur culte, qu' ilspourraient le faire dans une rue de Rome, capitaledu christianisme. On a, à cet égard, beaucoupcalomnié les musulmans. La tolérance religieuse,je dirai plus, le respect religieux, sontprofondément empreints dans leurs moeurs. Ils sontsi religieux eux-mêmes, et considèrent d' un oeilsi jaloux la liberté de leurs exercices religieux,que la religion des autres hommes est la dernièrechose à laquelle ils se permettraient d' attenter.Ils ont quelquefois une sorte d' horreur pour unereligion dont le symbole offense la leur, mais ilsn' ont de mépris et de haine que pour l' homme quine prie le tout-puissant dans aucune langue : ceshommes, ils ne les comprennent pas, tant la penséeévidente de Dieu est toujours présente à leuresprit, et préoccupe constamment leur âme.-quinze ou vingt pères espagnols et italiensvivent dans ce couvent, occupés à chanter leslouanges de l' enfant-dieu et les gloires de sa mère,dans le temple même où ils vécurent pauvres etignorés. L' un d' eux, qu' on appelle le curé

de Nazareth, est spécialement chargé des soins dela communauté chrétienne de la ville, qui comptesept à huit cents chrétiens catholiques, deux millegrecs schismatiques, quelques maronites, etseulement un millier de musulmans. Les pères nousconduisirent, dans le courant de la journée, auxéglises maronites, à la synagogue ancienne où

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Jésus enfant allait s' instruire comme homme dansla loi qu' il devait purifier un jour, et dansl' atelier où saint Joseph exerçait son humble étatde charpentier. Nous remarquons avec surprise etplaisir les marques de déférence et de respect queles habitants de Nazareth, même les turcs, donnentpartout aux pères de terre sainte. Un évêque, dansles rues d' une ville catholique, ne serait ni plushonoré ni plus affectueusement prévenu que cesreligieux ne le sont ici. La persécution est plusloin du prêtre dans les moeurs de l' orient que dansles moeurs de l' Europe ; et s' il désire lemartyre, ce n' est pas ici qu' il doit venir lechercher.14 octobre 1832.Parti à quatre heures du matin pour le mont Thabor,lieu désigné de la transfiguration, chose improbable,parce que, à cette époque, le sommet du Thaborétait couvert par une citadelle romaine. Laposition isolée et l' élévation de cette charmantemontagne, qui sort comme un bouquet de verdure

de la plaine d' Esdraëlon, l' a fait choisir, dansle temps de saint Jérôme, pour le lieu de cettescène sacrée. On a élevé une chapelle au sommet,où les pèlerins vont entendre le saint sacrifice ;nul prêtre n' y réside : ils y vont de Nazareth.Arrivés au pied du Thabor, -superbe cône d' unerégularité parfaite, revêtu partout de végétationet de chênes verts, -le guide nous égare. -jem' assieds seul sous un beau chêne, à peu près àl' endroit où Raphaël place dans son tableau lesdisciples éblouis de la clarté d' en haut, etj' attends que le père ait célébré la messe. On nousl' annonce d' en haut par un coup de pistolet, afinque nous puissions nous agenouiller sur lesmarches naturelles de cet autel gigantesque, devantcelui qui a dressé l' autel, et étendu la voûte

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étincelante du ciel qui le couvre.à midi, parti pour le Jourdain et la mer deGalilée ; -traversé à une heure les collinesbasses et assez ombragées qui portent les pieds dumont Thabor ; -entré dans une vaste plaine dehuit lieues de long sur au moins autant de large.-un kan ruiné au milieu d' architectures du moyenâge. -traversé quelques villages de pauvres arabesqui cultivent la plaine ; chaque village a un puitssitué à quelque distance, et quelques figuiers etgrenadiers plantés non loin du puits. Voilà laseule trace du bien-être. Les maisons ne peuvent sedistinguer qu' en approchant de très-près. Ce sontdes huttes de six à huit pieds de hauteur, espècesde cubes de boue pétrie avec de la paille hachée,formant le toit en terrasse. -ces terrassesservent de cour : là sont tous leurs meubles, unecouverture et une natte. -les enfants et lesfemmes s' y tiennent presque toujours ; les femmesne sont pas voilées ; elles ont les lèvres teintesen

bleu, le tour des paupières de la même couleur, etun léger tatouage peint autour des lèvres et surles joues. Elles sont vêtues d' une seule chemisebleue, nouée d' une ceinture blanche au-dessus deshanches ; toutes ont l' apparence de la misère etde la souffrance. Les hommes sont couverts d' unmanteau sans couture, d' une étoffe pesante, tisséede raies noires et blanches sans aucune forme, lesjambes, les bras, la poitrine nus. Après avoirtraversé, pendant une course de six heures, cetteplaine jaunâtre et rocailleuse, mais fertile, nousvoyons le terrain s' affaisser tout à coup devantnos pas, et nous découvrons l' immense vallée duJourdain et les premières lueurs azurées du beaulac de Génésareth ou de la mer de Galilée, commel' appellent les anciens et l' évangile. Bientôt il

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se déroule tout entier à nos yeux, entouré detoutes parts, excepté au midi, d' un amphithéâtrede hautes montagnes grises et noires. à sonextrémité méridionale et immédiatement sous nospieds, il se rétrécit et s' ouvre pour laissersortir le fleuve des prophètes et le fleuve del' évangile, le Jourdain !Le Jourdain sort en serpentant du lac, se glissedans la plaine basse et marécageuse d' Esdraëlon,à environ cinquante pas du lac ; il passe, enbouillonnant un peu et en faisant entendre sonpremier murmure, sous les arches ruinées d' un pontd' architecture romaine. C' est là que nous nousdirigeons par une pente rapide et pierreuse, et quenous voulons saluer ses eaux, consacrées dans lessouvenirs de deux religions. En peu de minutesnous sommes à ses bords : nous descendons de cheval,nous nous baignons la tête, les pieds et les mains,dans ses eaux douces, tièdes et bleues comme leseaux du Rhône quand il s' échappe du lac

de Genève. Le Jourdain, dans cet endroit, qui doitêtre à peu près le milieu de sa course, ne seraitpas digne du nom de fleuve dans un pays à pluslarges dimensions ; mais il surpasse cependant debeaucoup l' Eurotas et le Céphise, et tous cesfleuves dont les noms fabuleux ou historiquesretentissent de bonne heure dans notre mémoire, etnous présentent une image de force, de rapidité etd' abondance, que l' aspect de la réalité détruit. LeJourdain ici même est plus qu' un torrent :quoiqu' à la fin d' un automne sans pluie, il rouledoucement, dans un lit d' environ cent pieds delarge, une nappe d' eau de deux ou trois pieds deprofondeur, claire, limpide, transparente, laissantcompter les cailloux de son lit, et d' une de cesbelles couleurs qui rend toute la profonde couleurd' un firmament d' Asie, -plus bleue même que le

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ciel, comme une image plus belle que l' objet, commeune glace qui colore ce qu' elle réfléchit. à vingtou trente pas de ses eaux, la plage, qu' il laisseà présent à sec, est semée de pierres roulantes,de joncs, et de quelques touffes de lauriers-rosesencore en fleurs. Cette plage a cinq à six piedsde profondeur au-dessous du niveau de la plaine, ettémoigne de la dimension du fleuve dans la saisonordinaire des pleines eaux. Cette dimension, selonmoi, doit être de huit à dix pieds de profondeursur cent à cent vingt pieds de largeur. Il est plusétroit, plus haut et plus bas dans la plaine ;mais alors il est plus encaissé et plus profond, etl' endroit où nous le contemplions est un des quatregués que le fleuve a dans tout son cours. Je busdans le creux de ma main de l' eau du Jourdain, del' eau que tant de poëtes divins avaient bue avantmoi, de cette eau qui coula sur la tête innocentede la victime volontaire ! Je trouvai cette eauparfaitement douce, d' une saveur agréable, et d' unegrande

limpidité. L' habitude que l' on contracte dans lesvoyages d' orient de ne boire que de l' eau, et d' enboire souvent, rend le palais excellent juge desqualités d' une eau nouvelle. Il ne manquerait àl' eau du Jourdain qu' une de ces qualités, lafraîcheur. Elle était tiède ; et quoique mes lèvreset mes mains fussent échauffées par une marche deonze heures sans ombre, par un soleil dévorant,mes mains, mes lèvres et mon front éprouvaient uneimpression de tiédeur en touchant l' eau de ce fleuve.Comme tous les voyageurs qui viennent, à traverstant de fatigues, de distances et de périls, visiterdans son abandon ce fleuve jadis roi, je remplisquelques bouteilles de ses eaux pour les porter àdes amis moins heureux que moi, et je remplis lesfontes de mes pistolets de cailloux que je

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ramassai sur le bord de son cours. Que ne pouvais-jeemporter aussi l' inspiration sainte etprophétique dont il abreuvait jadis les bardes deses sacrés rivages, et surtout un peu de cettesainteté et de cette pureté d' esprit et de coeurqu' il contracta sans doute en baignant le plus puret le plus saint des enfants des hommes ! Jeremontai ensuite à cheval ; je fis le tour dequelques-uns des piliers ruinés qui portaient lepont ou l' aqueduc dont j' ai parlé plus haut : jene vis rien que la maçonnerie dégradée de toutesles constructions romaines de cette époque, nimarbre, ni sculpture, ni inscription ; -aucunearche ne subsistait, mais dix piliers étaientencore debout, et l' on distinguait les fondationsde quatre ou cinq autres ; chaque arche, d' environdix pieds d' ouverture, -ce qui s' accorde assezbien avec la dimension de cent vingt pieds qu' àvue d' oeil je crois devoir donner au Jourdain.

Au reste, ce que j' écris ici de la dimension duJourdain n' a pour objet que de satisfaire lacuriosité des personnes qui veulent se faire desmesures justes et exactes des images mêmes de leurspensées, et non de prêter des armes aux ennemis ouaux défenseurs de la foi chrétienne, armespitoyables des deux parts. Qu' importe que leJourdain soit un torrent ou un fleuve ? Que laJudée soit un monceau de roches stériles ou unjardin délicieux ? Que telle montagne ne soitqu' une colline, et tel royaume une province ? Ceshommes qui s' acharnent, se combattent sur depareilles questions, sont aussi insensés que ceuxqui croient avoir renversé une croyance de deuxmille ans, quand ils ont laborieusement cherché àdonner un démenti à la bible et un soufflet auxprophéties. Ne croirait-on pas, à voir ces grandscombats sur un mot mal compris ou mal interprété

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des deux parts, que les religions sont des chosesgéométriques que l' on démontre par un chiffre ouque l' on détruit par un argument ; et que desgénérations de croyants ou d' incrédules sont làtoutes prêtes à attendre la fin de la discussion,et à passer immédiatement dans le parti du meilleurlogicien et de l' antiquaire le plus érudit et leplus ingénieux ? Stériles disputes qui nepervertissent et ne convertissent personne ! Lesreligions ne se prouvent pas, ne se démontrent pas,ne s' établissent pas, ne se ruinent pas par de lalogique : elles sont, de tous les mystères de lanature et de l' esprit humain, le plus mystérieux etle plus inexplicable ; elles sont d' instinct et nonde raisonnement. Comme les vents qui soufflent del' orient ou de l' occident, mais dont personne neconnaît la cause ni le point de départ, ellessoufflent, Dieu seul sait d' où, Dieu seul saitpourquoi, Dieu seul sait pour combien de siècleset sur quelles contrées du

globe ! Elles sont, parce qu' elles sont ; on ne lesprend, on ne les quitte pas à volonté, sur la parolede telle ou telle bouche ; elles font partie ducoeur même plus encore que de l' esprit de l' homme.-quel est l' homme qui dira : " je suis chrétien,parce que j' ai là telle réponse péremptoire danstel livre, ou telle objection insoluble dans telautre ? " tout homme sensé à qui on demanderacompte de sa foi répondra : " je suis chrétien, parceque la fibre de mon coeur est chrétienne, parce quema mère m' a fait sucer un lait chrétien, parce queles sympathies de mon âme et de mon esprit sontpour cette doctrine, parce que je vis de l' air demon temps, sans prévoir de quoi vivra l' avenir. "on voyait deux villages suspendus sur les bordsescarpés du lac de Génésareth, -l' un à un quartd' heure de marche, en face de nous, de l' autre

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côté du Jourdain ; l' autre à quelques centaines detoises sur notre gauche, et sur la même rive dufleuve. Nous ignorions par quelles races d' arabesces villages étaient habités, et nous avions étéprévenus de nous tenir sur nos gardes, et decraindre quelque surprise de la part des arabes duJourdain, qui ne souffrent guère qu' on traverseimpunément leurs plaines et leur fleuve. Nous étionsbien montés, bien armés ; et la conquête rapide etinattendue de la Syrie, par Méhémet-Ali, avaitfrappé tous les arabes d' un tel éblouissement depeur et d' étonnement, que le moment était bienchoisi pour tenter des excursions hardies sur leurterritoire : ils ignoraient qui nous étions,pourquoi nous marchions avec tant de confiance parmieux ; et ils pouvaient naturellement supposer quenous étions suivis de près par des forces supérieuresà celles qu' ils pouvaient déployer contre nous. Lapeur du

lendemain, la crainte d' une prompte vengeanceassurait donc notre route. Dans cette pensée, j' allaicamper audacieusement au milieu même du derniervillage arabe dont j' ai parlé ; je n' en sais pas lenom : il est bâti (si l' on peut appeler maisons unbloc informe de pierre et de boue) sur l' extrémitémême de la plage élevée qui domine la mer deGalilée. Pendant que nos arabes dressaient nostentes, je descendis seul la pente escarpée quimène au lac ; il la baignait en murmurant, et labordait d' une frange de légère écume quis' évanouissait et se reformait à chaque retour deses lames courtes et rapides, semblables aux lamesd' une mer douce et profonde qui viennent mourirsur le sable dans le fond d' un golfe étroit ; j' eusà peine le temps de me baigner dans ses eaux,théâtre de tant d' actions du grand poëme moralmoderne, l' évangile, et de ramasser pour mes amis

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d' Europe quelques poignées de ses coquillages.Déjà le soleil était descendu derrière les hautescimes volcaniques et noires du plateau de Tibériade,et quelques arabes qui m' avaient vu descendre seulet qui erraient sur la grève pouvaient être tentéspar l' occasion : mon fusil à la main, je remontaidroit à eux ; ils me regardèrent, et me saluèrenten mettant la main sur leur coeur. Je rentrai dansles tentes ; nous nous étendîmes sur nos nattes,accablés de lassitude, mais la main sur nos armes,pour être debout à la première alerte. Rien netroubla le silence et le sommeil de cette bellenuit, où nous n' étions bercés que par le bruit douxet caressant des flots de la mer de Jésus-Christcontre ses rives ; par le vent qui soufflait parbouffées harmonieuses entre les cordes tendues denos tentes, et par les pensées pieuses et lessouvenirs sacrés que chacun de ces bruits réveillaiten nous. Le lendemain, à l' aurore, quand noussortîmes

des tentes pour aller nous baigner encore dans lelac, nous ne vîmes que les femmes des arabes,peignant leurs longs cheveux noirs sur lesterrasses de leurs chaumières, quelques pasteursoccupés à traire, pour nous, des vaches et deschèvres, et les enfants nus du village qui jouaientfamilièrement avec nos chevaux et nos chiens : lecoq chantait, l' enfant pleurait, la mère berçait ouallaitait, comme dans un hameau paisible de Franceou de Suisse. Nous nous félicitâmes d' avoirrisqué une course dans une partie de la Galilée siredoutée et si peu connue, et nous ne doutâmes pasque le même pacifique accueil ne nous attendît plusavant encore, si nous voulions nous enfoncer dansl' Arabie : nous avions tous les moyens de traverseravec sécurité la Samarie et le pays de Naplouse,l' antique Sichem, par M Cattafago, qui est

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tout-puissant dans cette contrée, et qui nousoffrait de nous faire annoncer par ses nombreuxamis arabes, et accompagner par son propre frère.Des inquiétudes personnelles me forcent à renoncerà cette route et à reprendre celle de Nazareth etdu mont Carmel, où j' espère trouver des exprès etdes lettres de Bayruth.Cependant nous remontâmes à cheval pour longer,jusqu' au bout de la mer de Tibériade, les bordssacrés du beau lac de Génésareth. La caravanes' éloignait en silence du village où nous avionsdormi, et marchait sur la rive occidentale du lac,à quelques pas de ses flots, sur une plage desable et de cailloux, semée çà et là de quelquestouffes de lauriers-roses et d' arbustes à feuilleslégères et dentelées, qui portent une fleursemblable au lilas. à notre gauche,

une chaîne de collines à pic, noires, dépouillées,creusées de ravines profondes, tachetées dedistance en distance par d' immenses pierreséparses et volcaniques, s' étendait tout le long durivage que nous allions côtoyer ; et, s' avançanten promontoire sombre et nu, à peu près au milieude la mer, nous cachait la ville de Tibériade etle fond du lac du côté du Liban. Nul d' entre nousn' élevait la voix ; toutes les pensées étaientintimes, pressées et profondes, tant les souvenirssacrés parlaient haut dans l' âme de chacun de nous.Quant à moi, jamais aucun lieu sur la terre ne meparla au coeur plus fort et plus délicieusement.J' ai toujours aimé à parcourir la scène physiquedes lieux habités par les hommes que j' ai connus,admirés, aimés ou révérés, parmi les vivants commeparmi les morts. Le pays qu' un grand homme a habitéet préféré, pendant son passage sur la terre, m' atoujours paru la plus sûre et la plus parlanterelique de lui-même ; une sorte de manifestation

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matérielle de son génie, une révélation muette d' unepartie de son âme, un commentaire vivant etsensible de sa vie, de ses actions et de sespensées. Jeune, j' ai passé des heures solitaires etcontemplatives, couché sous les oliviers quiombragent les jardins d' Horace, en vue des cascadeséblouissantes de Tibur ; je me suis couché souventle soir, au bruit de la belle mer de Naples, sousles rameaux pendants des vignes, auprès du lieu oùVirgile a voulu que reposât sa cendre, parce quec' était le plus beau et le plus doux site où sesregards se fussent reposés. Combien plus tard j' aipassé de matins et de soirs assis aux pieds desbeaux châtaigniers, dans ce petit vallon desCharmettes, où le souvenir de Jean-JacquesRousseau m' attirait et me retenait par lasympathie de ses impressions, de ses rêveries, deses malheurs et de son génie !

Ainsi de plusieurs autres écrivains ou grandshommes dont le nom ou les écrits ont fortementretenti en moi. J' ai voulu les étudier, lesconnaître dans les lieux qui les avaient enfantésou inspirés ; et presque toujours un coup d' oeilintelligent découvre une analogie secrète etprofonde entre la patrie et le grand homme, entrela scène et l' acteur, entre la nature et le géniequi en fut formé et inspiré. Mais ce n' était plusun grand homme ou un grand poëte dont je visitaisle séjour favori ici-bas ; -c' était l' homme deshommes, l' homme divin, la nature et le génie et lavertu faits chair, la divinité incarnée, dont jevenais adorer les traces sur les rivages mêmes oùil en imprima le plus, sur les flots mêmes qui leportèrent, sur les collines où il s' asseyait, surles pierres où il reposait son front. Il avait, deses yeux mortels, vu cette mer, ces flots, cescollines, ces pierres ; ou plutôt cette mer, ces

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collines, ces pierres l' avaient vu ; il avait foulécent fois ce chemin où je marchais respectueusement ;ses pieds avaient soulevé cette poussière quis' envolait sous les miens : pendant les trois annéesde sa mission divine, il va et vient sans cesse deNazareth à Tibériade, de Jérusalem à Tibériade ;il se promène dans les barques des pêcheurs sur lamer de Galilée, il en calme les tempêtes ; ily monte sur les flots en donnant la main à sonapôtre de peu de foi comme moi, main céleste dontj' ai besoin plus que lui dans des tempêtesd' opinions et de pensées plus terribles !La grande et mystérieuse scène de l' évangile sepasse presque tout entière sur ce lac et au bordde ce lac, et sur les montagnes qui entourent etqui voient ce lac. Voilà Emmaüs, où il choisit auhasard ses disciples parmi les derniers des hommes,pour témoigner que la force de sa doctrine est

dans sa doctrine même, et non dans ses impuissantsorganes. Voilà Tibériade, où il apparaît àsaint Pierre, et fonde en trois paroles l' éternellehiérarchie de son église ; voilà Capharnaüm, voilàla montagne où il fait le beau sermon de lamontagne : voilà celle où il prononce les nouvellesbéatitudes selon Dieu ; -voilà celle où ils' écrie : et multiplie les pains et les poissons,comme sa parole enfante et multiplie la vie del' âme ; voilà le golfe de la pêche miraculeuse ;voilà tout l' évangile enfin, avec ses parabolestouchantes et ses images tendres et délicieusesqui nous apparaissent telles qu' elles apparaissaientaux auditeurs du divin maître, quand il leurmontrait du doigt l' agneau, le bercail, le bonpasteur, le lis de la vallée. Voilà enfin le paysque le Christ a préféré sur cette terre, celuiqu' il a choisi pour en faire l' avant-scène de sondrame mystérieux ; celui où, pendant sa vie obscure

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de trente ans, il avait ses parents et ses amisselon la chair ; celui où cette nature dont ilavait la clef lui apparaissait avec le plus decharmes ; voilà ces montagnes où il regardait commenous se lever et se coucher le soleil qui mesuraitsi rapidement ses jours mortels ; c' était là qu' ilvenait se reposer, méditer, prier, et aimer leshommes et Dieu.

SYRIE - GALILEE

15 octobre 1832.La mer de Galilée, large d' environ une lieue àl' extrémité méridionale où nous l' avions abordée,s' élargit d' abord insensiblement jusqu' à lahauteur d' Emmaüs , extrémité du promontoirequi nous cachait la ville de Tibériade ; puistout à coup les montagnes qui la resserrentjusque-là s' ouvrent en larges golfes des deux côtés,et lui forment un vaste bassin presque rond, oùelle s' étend et se développe dans un lit d' environdouze à quinze lieues de tour.Ce bassin n' est pas régulier dans sa forme ; lesmontagnes ne descendent pas partout jusqu' à sesondes : -tantôt

elles s' écartent à quelque distance du rivage, etlaissent entre elles et cette mer une petiteplaine basse, fertile et verte comme les plaines deGénésareth ; tantôt elles se séparent ets' entr' ouvrent, pour laisser pénétrer ses flotsbleus dans des golfes creusés à leurs pieds etombragés de leur ombre. -la main du peintre leplus suave ne dessinerait pas des contours plus

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arrondis, plus indécis et plus variés que ceux quela main créatrice a donnés à ces eaux et à cesmontagnes ; elle semble avoir préparé la scèneévangélique pour l' oeuvre de grâce, de paix, deréconciliation et d' amour qui devait une fois s' yaccomplir !à l' orient, les montagnes forment, depuis les cimesdu Gelboé qu' on entrevoit du côté du midi,jusqu' aux cimes du Liban qui se montrent au nord,une chaîne serrée, mais ondulée et flexible, dontles sombres anneaux semblent de temps en temps prêtsà se détendre, et se brisent même çà et là pourlaisser passer un peu de ciel. -ces montagnesne sont pas terminées à leurs sommets par cesdents aiguës, par ces rochers aiguisés par lestempêtes qui présentent leurs pointes émousséesà la foudre et aux vents, et donnent toujours àl' aspect des hautes chaînes quelque chose de vieux,de terrible, de ruiné, qui attriste le coeur enélevant la pensée. -elles s' amoindrissentmollement en croupes plus ou moins larges, plus oumoins rapides, vêtues, les unes de quelques chênesdisséminés, les autres de broussailles verdoyantes ;celles-ci d' une terre nue, mais fertile, qui offreencore les traces d' une culture variée ; quelquesautres enfin, de la seule lumière du soir ou dumatin qui glisse sur leur surface et les colore d' unjaune clair, ou d' une teinte bleue et violette plusriche que le pinceau ne pourrait

la retrouver. -leurs flancs, quoiqu' ils ne laissentpassage à aucune véritable vallée, ne forment pasun rempart toujours égal ; ils sont creusés, dedistance en distance, de profondes et largesravines, comme si les montagnes avaient éclaté sousleur propre poids ; et les accidents naturels dela lumière et de l' ombre font de ces ravines destaches lumineuses, ou plus souvent obscures, qui

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attirent l' oeil, et rompent l' uniformité descontours et de la couleur. -plus bas, elless' affaissent sur elles-mêmes, et avancent çà et là,sur le lac, des mamelons ou des monticulesarrondis : transition douce et gracieuse entre lessommets et les eaux qui les réfléchissent. Presquenulle part, du côté de l' orient, le rocher neperce la couche végétale dont elles sontgrassement revêtues ; et cette Arcadie de laJudée réunit ainsi toujours, à la majesté et à lagravité des contrées montagneuses, l' image de lafertilité et de l' abondance variées de la terre.Si les rosées de l' Hermon tombaient encoresur son sein ! -au bout du lac, vers le nord, cettechaîne de montagnes s' abaisse en s' éloignant ; ondistingue de loin une plaine qui vient mourir dansles flots, et, à l' extrémité de cette plaine, unemasse blanche d' écume qui semble rouler d' assezhaut dans la mer. -c' est le Jourdain qui seprécipite de là dans le lac, qu' il traverse sans ymêler ses eaux, et qui va en sortir tranquille,silencieux et pur, à l' endroit où nous l' avonsdécrit.Toute cette extrémité nord de la mer de Galiléeest bordée d' une lisière de champs qui paraissentcultivés ; on y distingue des chaumes jaunissantsde la dernière récolte, et de vastes champs dejoncs que les arabes cultivent partout où il setrouve une source pour en arroser le pied. -du

côté occidental, j' ai peint les chaînes demonticules volcaniques que nous suivions depuis lelever du jour. -elles règnent uniformémentjusqu' à Tibériade. -des avalanches de pierresnoires, vomies par les gueules encoreentr' ouvertes d' une centaine de cônes volcaniqueséteints, traversent à chaque instant les pentesardues de cette côte sombre et funèbre. -la

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route n' était variée pour nous que par la formebizarre et les couleurs étranges des hautes massesde lave durcie qui étaient éparses autour de nous,et par les débris de murailles, de portes de villesdétruites et de colonnes couchées à terre, que noschevaux franchissaient à chaque pas. -les bordsde la mer de Galilée de ce côté de la Judéen' étaient, pour ainsi dire, qu' une seule ville.-ces débris multipliés devant nous, et lamultitude des villes, et la magnificence deconstructions que leurs fragments mutiléstémoignent, rappellent à ma mémoire la route quilonge le pied du mont Vésuve, de Castellamare àPortici. -comme là, les bords du lac deGénésareth semblaient porter des villes au lieude moissons et de forêts.Après deux heures de marche, nous arrivâmes àl' extrémité d' un promontoire qui s' avance dans lelac ; et la ville de Tibériade se montra tout àcoup devant nous, comme une apparition vivante etéclatante d' une ville de deux mille ans. -ellecouvre la pente d' une colline noire et nue, quis' incline rapidement vers le lac. Elle estentourée d' une haute muraille carrée, flanquée dequinze à vingt tours crénelées. Les pointes de deuxblancs minarets se dressent seules au-dessus de cesmurs et de ces tours, et tout le reste de la villesemble se cacher de l' arabe à l' abri de ces hautesmurailles, et ne présenter à l' oeil que la voûtebasse

et uniforme de ses toits gris, semblables àl' écaille découpée d' une tortue.Arrêté là, au bain minéral turc d' Emmaüs .-coupole isolée, et entourée de superbes débrisde bains romains ou hébreux. -nous nousétablissons dans la salle même du bain. -bassinrempli d' eau courante, chaude de 100 degrés

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Fahrenheit. -pris un bain. -dormi une heure.-remonté à cheval. -tempête sur le lac, que jedésirais vivement voir. -eau verte comme lesfeuilles du jonc qui l' entoure. -écume livide etéblouissante. -vagues assez hautes ettrès-pressées. -grand bruit des lames sur lescailloux volcaniques qu' elles roulent, mais point debarques en péril ni en vue. -il n' y en a pas uneseule sur le lac. -entré à Tibériade par un orageet une pluie du midi. -réfugié dans l' égliselatine. -fait apporter du feu allumé au milieu del' église déserte, la première église duchristianisme.Tibériade ne vaut pas même pour l' intérieur cecoup d' oeil rapide ; -assemblage confus et boueuxde quelques centaines de maisons, semblables auxcahutes arabes de boue et de paille. Nous sommessalués en italien et en allemand par plusieursjuifs polonais ou allemands qui, sur la fin de leursjours, lorsqu' ils n' ont plus rien à attendre quel' heure incertaine de la mort, viennent passer leursderniers instants à Tibériade, sur les bords deleur mer, au coeur même de leur cher pays, afin demourir sous leur soleil et d' être ensevelis dansleur terre, comme Abraham et Jacob. -dormir dansla couche de ses pères : témoignage del' inextinguible amour de la patrie. -on le nieraiten vain.

-il y a sympathie, il y a affinité entre l' hommeet la terre dont il fut formé, dont il est sorti.-il est bien, il est doux de lui rapporter à saplace ce peu de poussière qu' on lui a empruntéepour quelques jours. Faites que je dorme aussi, ômon Dieu, dans la terre et auprès de la poussièrede mes pères !Neuf heures de marche sans repos nous ramènent àNazareth par Cana, lieu du premier miracle du

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sauveur. Un joli village turc, gracieusement penchésur les deux bords d' un bassin de terre fertile,entouré de collines couvertes de nopals, de chêneset d' oliviers. -des grenadiers, trois palmiers,des figuiers alentour. -des femmes et des troupeauxautour des auges de la fontaine. -maison de saintBarthélemy, apôtre, dans le village. -à côté,maison où eut lieu le miracle de l' eau changée envin : elle est en ruines et sans toit. -lesreligieux montrent encore les jarres qui continrentle vin du prodige. -broderies monacales quidéparent partout la simple et riche étoffe destraditions religieuses.Après nous être reposés et désaltérés un moment aubord de la fontaine de Cana, nous nous remettonsen marche, par un clair de lune, vers Nazareth.Nous traversons quelques plaines assez biencultivées, puis une série de collines boisées quis' élèvent à mesure qu' elles s' approchent deNazareth. Après trois heures et demie de marche,nous arrivons aux portes du couvent latin, où noussommes reçus de nouveau à Nazareth.à mon réveil, je fus étonné d' entendre une voix quime

saluait en italien : c' était celle d' un ancienvice-consul de France à Saint-Jean D' Acre,M Cattafago, personnage très-connu ettrès-important dans toute la Syrie, où son titred' agent des européens, son amitié avec Abdalla,pacha d' Acre, son commerce et ses richesses, l' ontrendu célèbre et puissant. Il est encore consuld' Autriche à Saint-Jean D' Acre. Son costumerépondait à sa double nature d' arabe et d' européen.Il était vêtu de la pelisse rouge fourréed' hermine, et portait un immense chapeau à troiscornes, signe distinctif des agents français enorient : ce chapeau date du temps de la guerre

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d' égypte ; c' est la défroque religieusementconservée de quelque général de brigade deBonaparte : on ne le met sur la tête que dans lesoccasions officielles, dans les audiences du pacha,ou lorsqu' un européen passe dans le pays. Ce sontses dieux pénates qu' on s' imagine lui faire revoir.M Cattafago était un petit vieillard, à laphysionomie spirituelle, forte et perçante desarabes ; ses yeux, pleins d' un feu adouci par labienveillance et la politesse, éclairaient sa figured' un rayon d' une intelligence supérieure. Onconcevait, au premier coup d' oeil, l' ascendant qu' unpareil homme avait dû prendre sur des arabes et desturcs, qui manquent en général de ce principed' activité qui pétillait dans les regards et setrahissait dans les mouvements et dans les gestesde M Cattafago. Il tenait à la main un paquet delettres pour moi, qu' il venait de recevoir de lacôte de Syrie par un courrier d' Ibrahim-pacha,et une série de journaux français qu' il reçoitlui-même. Il avait pensé avec raison qu' il y auraitpour un voyageur français surprise et plaisir àtrouver ainsi au milieu du désert, et à mille lieuesde sa patrie, des nouvelles fraîches de l' Europe.Je lus les lettres, qui me donnaient

toujours quelques inquiétudes sur la santé deJulia. M Cattafago me laissa, en me priantd' aller déjeuner dans un pavillon qu' il avaitconstruit à Nazareth, et où il passait seul lesjours brûlants de l' été ; et j' ouvris les journaux.Mon nom fut le premier qui me frappa : c' était unfeuilleton du journal des débats , où l' on citaitdes vers que j' avais adressés, en partant deFrance, à Walter Scott. Je tombai sur ceux-ci,dont le sens triste et inquiet convenait si bienà la scène où le hasard me les envoyait ; scène desplus grandes révolutions de l' esprit humain, scène

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où l' esprit de Dieu avait si puissamment remué leshommes, et dont l' idée rénovatrice duchristianisme avait pris son vol sur le monde, commeune idée, fille encore du christianisme, remuaitl' autre rivage de ces mers d' où mes accentsm' étaient revenus.Spectateur fatigué du grand spectacle humain,tu nous laisses pourtant dans un rude chemin ;les nations n' ont plus ni barde ni prophètepour enchanter leur route et marcher à leur tête,un tremblement de trône a secoué les rois ;les chefs comptent par jour, et les règnes par mois ;le souffle impétueux de l' humaine pensée,équinoxe brûlant dont l' âme est renversée,ne permet à personne, et pas même en espoir,de se tenir debout au sommet du pouvoir ;mais, poussant tour à tour les plus forts sur la cime,les frappe de vertige et les jette à l' abîme.En vain le monde invoque un sauveur, un appui :le temps, plus fort que nous, nous entraîne sous lui.Lorsque la mer est basse, un enfant la gourmande ;mais tout homme est petit quand une époque estgrande !

Regarde ! Citoyens, rois, soldat ou tribun,Dieu met la main sur tous et n' en choisit pas un ;et le pouvoir, rapide et brûlant météore,en tombant sur nos fronts, nous juge et nous dévore.C' en est fait : la parole a soufflé sur les mers,le chaos bout, et couve un second univers ;et pour le genre humain, que le sceptre abandonne,le salut est dans tous, et n' est plus dans personne !à l' immense roulis d' un océan nouveau,aux oscillations du ciel et du vaisseau,aux gigantesques flots qui croulent sur nos têtes,on sent que l' homme aussi double un cap des tempêtes,et passe, sous la foudre et dans l' obscurité,le tropique orageux d' une autre humanité !

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Je relus ces vers comme s' ils eussent été d' unautre, tant je les avais complétement effacés dema mémoire. Je fus frappé de nouveau de cesentiment qui me les avait inspirés ailleurs ; dece sentiment du tremblement général des choses, duvertige, de l' éblouissement universel de l' esprithumain, qui court avec trop de rapidité pour serendre compte de sa marche même, mais qui al' instinct d' un but nouveau, inconnu, où Dieu lemène par la voie rude et précipiteuse descatastrophes sociales. J' admirai aussi cettepuissance merveilleuse de la locomotion de lapensée humaine, de la presse et du journalisme, parlesquels une pensée qui m' était venue au front sixmois auparavant, dans un bois de saint-Point,venait me retrouver comme une fille qui cherche sonpère, et frapper les vieux échos des rochers deNazareth des sons d' une langue jeune et déjàuniverselle.

20 octobre 1832.Déjeuné au pavillon de M Cattafago, avec un de sesfrères et quelques arabes. Parcouru de nouveau lesenvirons de Nazareth ; visité la pierre dans lamontagne où Jésus allait, selon les traditions,prendre ses repas avec ses premiers disciples.M Cattafago me remet des lettres pourSaint-Jean D' Acre et pour le mutzelin deJérusalem.Le 21, à six heures du matin, nous partons deNazareth. Tous les pères espagnols et italiens ducouvent, réunis dans la cour, se pressent autour denos chevaux, et nous offrent, les uns des voeux etdes prières pour notre voyage, les autres desprovisions fraîches, du pain excellent cuit pendantla nuit, des olives, et du chocolat d' Espagne. Jedonne cinq cents piastres au supérieur pour payerson hospitalité. Cela n' empêche pas quelques-uns

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des jeunes pères espagnols de me glisser tout basleur requête à l' oreille, et de recevoirfurtivement quelques poignées de piastres pours' acheter le tabac et les autres petites douceursmonacales qui distraient leur solitude. Lesvoyageurs ont fait une peinture romanesque et faussede ces couvents de terre sainte. Rien n' est moinspoétique ni moins religieux, vu de près. La penséeen est grande et belle. Des hommes s' arrachent auxdélices de la civilisation d' occident pour allerexposer leur existence ou mener une vie deprivations et de martyre parmi les persécuteurs deleur culte, sur les lieux mêmes où

les mystères de leur religion ont consacré la terre.Ils jeûnent, ils veillent, ils prient, au milieudes blasphèmes des turcs et des arabes, pour qu' unpeu d' encens chrétien fume encore sur chaque siteoù le christianisme est né. Ils sont les gardiensdu berceau et du tombeau sacrés ; l' ange dujugement les retrouvera seuls à cette place, commeces saintes femmes qui veillaient et pleuraientprès du sépulcre vide. Tout cela est beau et granddans la pensée ; mais dans le fait il faut enrabattre presque tout le grandiose. Il n' y a pointde persécution, il n' y a plus de martyre ; toutautour de ces hospices une population chrétienneest aux ordres et au service des moines de cescouvents. Les turcs ne les inquiètent nullement ;au contraire, ils les protégent. C' est le peuplequi comprend le mieux le culte et la prière, dansquelque langue ou sous quelque forme qu' ils semontrent à lui. Il ne hait que l' athéisme, qu' iltrouve, avec raison, une dégradation del' intelligence humaine, une insulte à l' humanitébien plus qu' à l' être évident, Dieu. Ces couventssont, de plus, sous la protection redoutée etinviolable des puissances chrétiennes, et

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représentées par leurs consuls. Sur une plainte dusupérieur, le consul écrit au pacha, et justice estfaite à l' instant même.Les moines que j' ai vus dans la terre sainte, bienloin de me présenter l' image du long martyre donton leur fait honneur, m' ont paru les plus heureux,les plus respectés, les plus redoutés des habitantsde ces contrées. Ils occupent des espèces dechâteaux forts, semblables à nos vieux castels dumoyen âge ; ces demeures sont inviolables,entourées de murs et fermées de portes de fer. Cesportes ne s' ouvrent que pour la populationcatholique du voisinage,

qui vient assister aux offices, recevoir un peud' instruction pieuse et payer, en respects et endévouement aux moines, le salaire de l' autel. Jene suis jamais sorti accompagné d' un des pères,dans les rues d' une des villes de Syrie, sans queles enfants et les femmes vinssent s' incliner sousla main du prêtre, baiser cette main et le bas desa robe. Les turcs même, bien loin de lesinsulter, semblaient partager le respect qu' ilsimprimaient sur leur passage.Maintenant qui sont ces moines ? En général, despaysans d' Espagne et d' Italie, entrés jeunes dansles couvents de leurs patries, et qui, s' ennuyantde la vie monacale, désirent la diversifier aumoins par l' aspect de contrées nouvelles, etdemandent à être envoyés en terre sainte. Leurrésidence dans les maisons de leur ordre établiesen orient ne dure en général que deux ou trois ans.Un vaisseau vient les reprendre, et en ramèned' autres. Ceux qui apprennent l' arabe et seconsacrent au service de la population catholiquedes villes y restent davantage, et y consumentsouvent toute leur vie. Ils ont les occupations etla vie de nos curés de campagne ; mais ils sont

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entourés de plus de vénération et de dévouement.Les autres restent renfermés dans l' enceinte ducouvent, ou passent, pour faire leur pèlerinage,d' une maison dans une autre, tantôt à Nazareth,tantôt à Bethléem, quelque temps à Rome, quelquetemps à Jaffa ou au couvent de saint-Jean, dansle désert. Ils n' ont d' autre occupation que lesoffices de l' église, la promenade dans les jardinsou sur les terrasses du couvent. Point de livres,nulles études, aucune fonction utile. L' ennui lesdévore ; des cabales se forment dans l' intérieurdu couvent ; les espagnols médisent des italiens,les italiens des espagnols.

Nous fûmes peu édifiés des propos que tenaient lesuns sur les autres les moines de Nazareth. Nousn' en trouvâmes pas un seul qui pût soutenir lamoindre conversation raisonnable sur les sujetsmême que leur vocation devait leur rendre le plusfamiliers. Aucune connaissance de l' antiquitésacrée, des pères, de l' histoire des lieux qu' ilshabitent. Tout se réduit à un certain nombre detraditions populaires et ridicules qu' ils setransmettent sans examen, et qu' ils donnent auxvoyageurs comme ils les ont reçues de l' ignoranceet de la crédulité des arabes chrétiens du pays.Ils soupirent tous après le moment de leurdélivrance, et retournent en Italie ou enEspagne sans aucun fruit pour eux ni pour lareligion.Du reste, les greniers du couvent sont bien remplis ;les caves renferment les meilleurs vins que cetteterre produise. Eux seuls savent le faire. Tousles deux ans un vaisseau arrive d' Espagne,apportant au père supérieur le revenu que lespuissances catholiques, l' Espagne, le Portugalet l' Italie, leur envoient. Cette somme, grossiedes aumônes pieuses des chrétiens d' égypte, de la

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Grèce, de Constantinople et de la Syrie, leurfournit, dit-on, un revenu de trois à quatre centmille francs. Cela se divise entre les différentscouvents, selon le nombre des moines et les besoinsde la communauté. Les édifices sont bien entretenus,et tout indique l' aisance et même la richesserelative dans les maisons que j' ai visitées.Je n' ai vu aucun scandale dans ces maisons desmoines de terre sainte. L' ignorance, l' oisiveté,l' ennui, voilà les trois plaies qu' il faudrait etqu' on pourrait guérir.

Ces hommes m' ont paru simples, et sincèrement maisfanatiquement crédules. Quelques-uns même, àNazareth, m' ont semblé de véritables saints,animés de la foi la plus ardente et de la charitéla plus active ; humbles, doux, patients, serviteursvolontaires de leurs frères et des étrangers.J' emporte leurs physionomies de paix et de candeurdans ma mémoire, et leur hospitalité dans moncoeur. J' ai bien aussi leurs noms ; mais que leurimporte que leurs noms courent la terre, pourvuque le ciel les connaisse, et que leurs vertusdemeurent ensevelies dans l' ombre du cloître oùleur plaisir est de les cacher ?Même date.à la sortie de Nazareth, nous côtoyons unemontagne revêtue de figuiers et de nopals. àgauche s' ouvre une vallée verte et ombreuse ; unejolie maison de campagne, rappelant à l' oeil nosmaisons d' Europe, est assise seule sur une despentes de cette vallée. Elle appartient à unnégociant arabe de Saint-Jean D' Acre. Leseuropéens ne courent aucun danger dans les environsde Nazareth ; une population presque toutechrétienne est à leur service. En deux heures demarche nous atteignons une série de petites valléescirculant gracieusement entre des monticules

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couverts de belles forêts de chênes verts. Cesforêts séparent la plaine

de Kaïpha du pays de Nazareth et du désert dumont Thabor. Le mont Carmel, chaîne élevée demontagnes qui part du cours du Jourdain et vientfinir à pic sur la mer, commence à se dessinersur notre gauche. Sa ligne, d' un vert sombre, sedétache sur un ciel d' un bleu foncé tout ondoyantde vapeurs chaudes, comme la vapeur qui sort de lagueule d' un four. Ses flancs ardus sont semés d' uneforte et mâle végétation. C' est partout une couchefourrée d' arbustes, dominés çà et là par les têtesélancées des chênes ; des roches grises, tailléespar la nature en formes bizarres et colossales,percent de temps en temps cette verdure, etréfléchissent les rayons éclatants du soleil.Voilà l' aspect que nous avions à perte de vue surnotre gauche ; à nos pieds, les vallées que noussuivions descendaient en douces pentes, etcommençaient à s' ouvrir sur la belle plaine deKaïpha. Nous gravissions les derniers mamelons quinous en séparaient, et nous ne la perdions de vueun moment que pour la retrouver bientôt. Cesmamelons, entre la Palestine et la Syrie maritime,sont un des sites les plus doux et les plussolennels à la fois que nous ayons contemplés. çà etlà, les forêts de chênes abandonnés à leur seulevégétation forment des clairières étendues,couvertes d' une pelouse aussi veloutée que dans nosprairies d' occident ; derrière la cime du Thabors' élève comme un majestueux autel couronné deguirlandes vertes dans un ciel de feu : plus loin,la cime bleue des monts de Gelboé et des collinesde Samarie tremble dans le vague de l' horizon. LeCarmel jette son rideau sombre à grands plis surun des côtés de la scène, et le regard, en lesuivant, arrive jusqu' à la mer, qui termine tout,

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comme le ciel dans les beaux paysages.

Combien de sites n' ai-je pas choisis là, dans mapensée, pour y élever une maison, une forteresseagricole, et y fonder une colonie avec quelquesamis d' Europe et quelques centaines de ces jeuneshommes déshérités de tout avenir dans nos contréestrop pleines ! La beauté des lieux, la beauté duciel, la fertilité prodigieuse du sol, la variétédes produits équinoxiaux qu' on peut y demander à laterre ; la facilité de s' y procurer destravailleurs à bas prix ; le voisinage de deuxplaines immenses, fécondes, arrosées et incultes ;la proximité de la mer pour l' exportation desdenrées ; la sécurité qu' on obtiendrait aisémentcontre les arabes du Jourdain, en élevant delégères fortifications à l' issue des gorges de cescollines : tout m' a fait choisir cette partie de laSyrie pour l' entreprise agricole et civilisatriceque j' ai arrêtée depuis.Même date, le soir.Nous avons été surpris par un orage au milieu dujour. J' en ai peu vu de si terribles. Les nuagesse sont élevés perpendiculairement, comme destours, au-dessus du mont Carmel ; bientôt ils ontcouvert toute la longue crête de cette chaîne demontagnes ; la montagne, tout à l' heure si sereineet si éclatante, a été plongée peu à peu dans desvagues roulantes de ténèbres fendues çà et là pardes traînées

de feu. Tout l' horizon s' est abaissé en peu demoments, et s' est rétréci sur nous. Le tonnerren' avait point d' éclats ; c' était un seul roulementmajestueux, continu, et assourdissant comme lebruit des vagues au bord de la mer, pendant une

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forte tempête. Les éclairs ruisselaient véritablement,comme des torrents de feu du ciel, sur les flancsnoirs du Carmel ; les chênes de la montagne etceux des collines, où nous étions encore, ployaientcomme des roseaux ; le vent qui sortait des gorgeset des cavernes nous aurait renversés, si nousn' étions pas descendus de nos chevaux, et si nousn' avions pas trouvé un peu d' abri derrière lesparois d' un rocher, dans le lit à sec d' un torrent.Les feuilles sèches, soulevées par l' orage,roulaient sur nos têtes comme des nuages, et lesrameaux d' arbres pleuvaient autour de nous. Je mesouvins de la bible et des prodiges d' élie, ceprophète exterminateur sur sa montagne : sa grotten' était pas loin.L' orage ne dura qu' une demi-heure. Nous bûmes l' eaude sa pluie, recueillie dans les couvertures defeutre de nos chevaux. Nous nous reposâmes quelquesmoments, à peu près à moitié chemin de Nazareth àKaïpha, et nous reprîmes notre route en longeantle pied du mont Carmel ; la montagne sur notregauche, une vaste plaine avec une rivière à droite.Le Carmel, que nous suivîmes ainsi pendantenviron quatre heures de marche, nous présentapartout le même aspect sévère et solennel. C' estun mur gigantesque et presque à pic, revêtu partoutd' un lit d' arbustes et d' herbes odoriférantes. Nullepart la roche n' y est à nu ; quelques débris,détachés de la montagne, ont glissé jusque dans laplaine. Ils sont comme des citadelles données

par la nature pour servir de base et d' abri à desvillages d' arabes cultivateurs. Nous nerencontrâmes qu' un de ces villages, deux heuresenviron avant d' apercevoir la ville de Kaïpha. Lesmaisons sont basses, sans fenêtres, et couvertesd' un terrassement qui les garantit de la pluie.Au-dessus, les arabes élèvent, en feuillage soutenu

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par des troncs d' arbres, un second étage de verdurequ' ils habitent pendant l' été. Ces terrassesétaient couvertes d' hommes et de femmes qui nousregardaient passer, et nous criaient des injures.L' aspect de cette population est féroce : aucund' eux pourtant n' osa descendre du mamelon pour nousinsulter de plus près.à sept heures, nous approchions de Kaïpha, dontles dômes, les minarets et les murailles blanchesforment, comme dans toutes les villes de l' orient,un aspect brillant et gai à une certaine distance.Kaïpha s' élève au pied du Carmel, sur une grèvede sable blanc, au bord de la mer. Cette villeforme l' extrémité d' un arc, dont Saint-JeanD' Acre est l' autre extrémité. Un golfe de deuxlieues de large les sépare : ce golfe est un desplus délicieux rivages de la mer sur lesquels l' oeildes marins puisse se reposer. Saint-Jean D' Acre,avec ses fortifications dentelées par le canond' Ibrahim-pacha et de Napoléon, avec le dôme percéà jour de sa belle mosquée écroulée, avec les voilesqui entrent et sortent de son port, attire l' oeilsur un des points les plus importants et les plusillustrés par la guerre : au fond du golfe, unevaste plaine cultivée ; le mont Carmel jetant sagrande ombre sur cette plaine ; puis Kaïpha,comme une soeur de Saint-Jean D' Acre, embrassantl' autre côté du golfe, et s' avançant dans la meravec son petit môle, où se

balancent quelques bricks arabes ; au-dessus deKaïpha, une forêt de gros oliviers ; plus hautencore, un chemin taillé dans le roc, aboutissantau sommet du cap du Carmel ; là, deux vastesédifices couronnant la montagne : l' un, maison deplaisance d' Abdalla, pacha d' Acre ; l' autre,couvent des religieux du mont Carmel, élevérécemment par les aumônes de la chrétienté, et

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surmonté d' un large drapeau tricolore, pour nousannoncer l' asile et la protection des français ;un peu plus bas que le couvent, d' immenses cavernescreusées dans le granit de la montagne : ce sont lesfameuses grottes des prophètes. Voilà le paysagequi nous frappe en entrant dans les rues poudreuseset étroites de Kaïpha. Les habitants étonnésregardaient avec terreur défiler notre longuecaravane. Nous ne connaissions personne ; nousn' avions aucun gîte, aucune hospitalité à réclamer.Le hasard nous fit rencontrer un jeune piémontaisqui faisait les fonctions de vice-consul à Kaïpha,depuis la prise et le renversement d' Acre.M Bianco, consul de Sardaigne en Syrie, luiavait écrit à notre insu, et l' avait prié de nousaccueillir si nous venions à passer par Kaïpha. Ilnous aborda, s' informa de nos noms, et nousconduisit à la porte de la petite maison en ruineoù il vivait avec sa mère et deux jeunes soeurs.Nous laissâmes nos chevaux et nos arabes camper surle bord de la mer, près de la ville, et nousentrâmes chez M Malagamba : c' est le nom de cejeune et aimable vice-consul, le seul européen quireste dans ce champ de bataille désolé, depuis laruine complète d' Acre par les égyptiens.Une petite cour, un escalier en bois, conduisent àune

petite terrasse recouverte en feuilles de palmier :derrière cette terrasse, deux chambres nues etenvironnées seulement d' un divan, seul meubleindispensable du riche et du pauvre dans toutl' orient ; quelques pots de fleurs sur la terrasse,une volière peuplée de jolies colombes grises,nourries par les soeurs de M Malagamba ; desétagères autour des murs, sur lesquelles sontrangés avec ordre des tasses, des pipes, des verresà liqueur, des cassolettes d' argent pour les

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parfums, et des crucifix de bois incrustés de nacre,faits à Bethléem : -voilà tout l' ameublement decette pauvre maison, où une famille délaisséereprésente, pour mille piastres de traitement(environ trois cents francs), une des puissancesde notre Europe.Madame Malagamba, la mère, nous reçut avec lescérémonies usitées dans le pays. Elle nous présentales parfums et les eaux de senteur ; et nous étionsà peine assis sur le divan, essuyant la sueur denos fronts, que ses filles, deux apparitionscélestes, sortirent de la chambre voisine, et nousprésentèrent l' eau de fleurs d' oranger et lesconfitures, sur des plateaux de porcelaine de laChine. L' empire de la beauté est tel sur notreâme, que, quoique dévorés de soif et accablés d' unemarche de douze heures, nous serions restés encontemplation muette devant ces deux jeunes fillessans porter le verre à nos lèvres, si la mère nenous eût pressés par ses instances d' accepter ceque ses filles nous présentaient. L' orient toutentier était là, tel que je l' avais rêvé dans mesbelles années, la pensée remplie des imagesenchantées de ses conteurs et de ses poëtes. L' unedes jeunes filles n' était qu' un enfant ; ce n' étaitque l' accompagnement gracieux de sa soeur, commeces images qui en

reflètent une autre. Après nous avoir offert tousles soins de l' hospitalité la plus simple et laplus poétique cependant, les jeunes filles vinrentprendre aussi leur place à côté de leur mère, surle divan, en face de nous.C' est ce tableau que je voudrais pouvoir rendre avecdes paroles, pour le conserver dans ces notescomme je le vois dans ma pensée ; mais nous avonsen nous de quoi sentir la beauté dans toutes sesnuances, dans toutes ses délicatesses, dans tous

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ses mystères, et nous n' avons qu' un mot vague etabstrait pour dire ce qu' est la beauté. C' est làle triomphe de la peinture : elle rend d' un trait,elle conserve pour des siècles cette impressionravissante d' un visage de femme, dont le poëte nepeut que dire : elle est belle ; et il faut lecroire sur parole ; mais sa parole ne peint pas.La jeune fille était donc assise sur les tapis, lesjambes repliées sous elle, le coude appuyé sur lesgenoux de sa mère, le visage un peu penché enarrière, tantôt levant ses yeux bleus pour exprimerà sa mère son naïf étonnement de notre aspect et denos paroles, tantôt les reportant sur nous avecune curiosité gracieuse, puis les abaissantinvolontairement et les cachant sous les longuessoies de ses cils noirs, pendant qu' une rougeurnouvelle colorait ses joues, ou qu' un léger souriremal contenu effleurait ses lèvres. Notre singuliercostume était nouveau pour elle, et la bizarreriede nos usages lui causait un étonnement toujoursnouveau ; sa mère lui faisait en vain signe de nepas témoigner sa surprise, de peur de nous offenser :la simplicité et la naïveté de ses impressions sefaisaient jour malgré elle sur cette figure de seizeans, et son âme se peignait dans chaque expressionde ses

traits avec une telle grâce, avec une telletransparence, qu' on voyait sa pensée sous sa peauavant qu' elle en eût elle-même la conscience. Lejeu des rayons du soleil, qui glissent à traversl' ombre sur une eau limpide, est moins mobile etmoins transparent que cette physionomie. Nous nepouvions en détacher nos yeux, et nous étions déjàreposés par le seul aspect de cette figure, qu' aucunde nous n' oubliera jamais.Mademoiselle Malagamba a ce genre de beauté quel' on ne peut guère rencontrer que dans l' orient :

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la forme accomplie, comme elle l' est dans lastatue grecque ; l' âme révélée dans le regard, commeelle l' est dans les races du midi ; et la simplicitédans l' expression, comme elle n' existe plus quechez les peuples primitifs, quand ces troisconditions de la beauté se rencontrent dans uneseule figure de femme, et s' harmonisent sur unvisage avec la première fleur de l' adolescence ;quand la pensée rêveuse et errante dans le regardéclaire doucement, de ses rayons humides, desyeux qui se laissent lire jusqu' au fond de l' âme,parce que l' innocence ne soupçonne rien à voiler ;quand la délicatesse des contours, la puretévirginale des lignes, l' élégance et la souplessedes formes, révèlent à l' oeil cette voluptueusesensibilité de l' être né pour aimer, et mêlenttellement l' âme et les sens, qu' on ne sait, enregardant, si l' on sent ou si l' on admire : alorsla beauté est complète, et l' on éprouve à sonaspect cette complète satisfaction des sens et ducoeur, cette harmonie de jouissance qui n' est pasce que nous appelons l' amour, mais qui est l' amourde l' intelligence, l' amour de l' artiste, l' amourdu génie pour une oeuvre parfaite. On se dit : ilfait bon ici ; et l' on ne peut

s' arracher de cette place où l' on vient de s' asseoirtout à l' heure avec indifférence, tant le beau estla lumière de l' esprit et l' invincible attrait ducoeur.Son costume oriental ajoutait encore aux charmesde sa personne : ses longs cheveux, d' un blondfoncé et légèrement dorés, étaient nattés sur satête en mille tresses qui retombaient des deuxcôtés sur ses épaules nues ; un confus mélange deperles, de sequins d' or enfilés, de fleurs blancheset de fleurs rouges, était répandu sur sescheveux, comme si une main pleine de ce qu' elle

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aurait puisé dans un écrin s' était ouverte auhasard sur cette tête, et y avait laissé tombersans choix cette pluie de fleurs et de bijoux.Tout lui allait bien : rien ne peut déparer unetête de quinze ans. Sa poitrine était découverte,selon la coutume des femmes d' Arabie ; une tuniquede mousseline brodée de fleurs d' argent étaitnouée par un châle autour de sa ceinture ; ses brasétaient passés dans les manches flottantes etouvertes jusqu' au coude d' une veste de drap vert,dont les deux basques pendaient librement sur leshanches ; de larges pantalons à mille pliscomplétaient ce costume ; et ses jambes nues étaientembrassées au-dessus de la cheville du pied pardeux bracelets d' argent ciselé. L' un de cesbracelets était orné de petits grelots d' argent,dont le bruit accompagnait le mouvement de sespieds. Aucun poëte n' a jamais dépeint une siravissante apparition. L' aïdé de lord Byron, dansdon juan, a quelque chose de MademoiselleMalagamba ; mais elle est loin encore de cetteperfection de grâce, d' innocence, de douceconfusion, de voluptueuse langueur et d' éclatantesérénité, qui se confondent dans ces traits encoreenfantins. Je la grave dans mon souvenir pour lapeindre

plus tard, comme le type de la beauté et de l' amourpurs, dans le poëme où je veux consacrer mesimpressions.Ce devait être un beau tableau à faire pour unpeintre, s' il y en eût eu un parmi nous, que cettescène de voyage : nos costumes turcs, riches etpittoresques ; nos armes de toute espèce, répanduessur le plancher autour de nous ; nos lévrierscouchés à nos pieds ; ces trois figures de femmesaccroupies en face de nous sur un tapis d' Alep ;leurs attitudes pleines de simplicité, d' étrangeté

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et d' abandon ; l' expression de leurs physionomiespendant que je leur racontais mes voyages, ou quenous comparions nos usages d' Europe avec le genred' hospitalité qu' elles nous offraient ; lescassolettes de parfums qui brûlaient dans un coinen embaumant l' air du soir ; les formes antiquesdes vases dans lesquels on nous offrait le sorbetou les boissons aromatisées : tout cela au milieud' une chambre délabrée, ouverte sur la mer, et oùles branches d' un palmier, croissant dans la cour,s' introduisaient par de larges ouvertures sansfenêtres.Je regrette de ne pas emporter ce souvenir pour mesamis, comme je l' emporte dans mon imagination.Madame Malagamba la mère est grecque, et née dansl' île de Chypre : elle y épousa, à quatorze ans,M Malagamba, riche négociant franc, qui était enmême temps consul à Larnaca. Des malheurs et desrévolutions renversèrent la fortune deM Malagamba ; il vint chercher une petite placed' agent consulaire à Acre, et y mourut, laissantsa femme et ses quatre enfants dans le dénûment leplus

absolu. Son fils, jeune homme remarquable parl' honnêteté et l' intelligence, fut employé parquelques consuls, et obtint enfin la place d' agentconsulaire de Sardaigne à Kaïpha. C' est avec lesfaibles appointements de cet emploi précaire qu' ilsoutient sa mère et ses soeurs.La soeur aînée de Mademoiselle Malagamba, aussibelle que celle que nous avons tant admirée, avaitinspiré, nous dit-on, une telle passion à un desjeunes religieux du couvent de Kaïpha, qui avaiteu occasion de la voir de la terrasse du couvent,qu' il s' était enfui sur un bâtiment anglais, avaitembrassé la religion protestante afin de pouvoirla demander en mariage, et avait tenté tous les

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moyens de l' enlever sous divers déguisements. Onle croyait encore, à cette époque, caché dansquelque ville de la côte de Syrie pour exécuterson projet ; mais les autorités turques veillaientà la sûreté de cette famille ; et si les moines,qui exercent sur les religieux de leur ordre lajustice la plus arbitraire et la plus inflexible,parvenaient à découvrir le fugitif, il expierait,dans une éternelle captivité, l' amour insensé quecette beauté fatale a allumé dans son coeur. Nousne vîmes point cette soeur.La nuit tombait ; il fallait enfin nous arracher àl' enchantement de cette réception, et aller chercherun asile au couvent du mont Carmel. M Malagambaétait allé prévenir les pères des hôtes nombreuxqui leur arrivaient. Nous nous levâmes, et nous fûmesforcés, pour obéir aux usages du pays, de laisserMadame et Mademoiselle Malagamba approcher leurslèvres de nos mains, et nous remontâmes à cheval.

Le mont Carmel commence à s' élever, à quelquesminutes de marche de Kaïpha : nous le gravîmespar une route assez belle, taillée dans le rochersur la pointe même du cap ; -chaque pas que nousfaisions nous découvrait un horizon nouveau sur lamer, sur les collines de la Palestine et sur lesrivages de l' Idumée. à moitié chemin, nousrencontrâmes un des pères du Carmel, qui, depuisquarante ans, habite une petite maisonnette quisert d' hospice aux pauvres dans la ville deKaïpha, et qui monte et descend deux fois par jourla montagne, pour aller prier avec ses frères. Ladouce expression de sérénité d' âme et de gaieté decoeur qui brillait dans tous ses traits nous frappa.Ces expressions de bonheur paisible et inaltérablene se rencontrent jamais que dans les hommes à viesimple et rude et à généreuses résolutions.L' échelle du bonheur est une échelle descendante ;

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on en trouve bien plus dans les humbles situationsde la vie que dans les positions élevées. Dieudonne aux uns en félicité intérieure ce qu' il donneaux autres en éclat, en nom, en fortune. J' en ai faitmaintes fois l' épreuve. Entrez dans un salon,cherchez l' homme dont le visage respire le plus decontentement intime, demandez son nom : c' est uninconnu, pauvre et négligé du monde. Laprovidence se révèle partout.à la porte du beau monastère qui s' élève aujourd' hui,tout construit à neuf, tout éblouissant deblancheur, sur le sommet le plus aigu du cap duCarmel, deux pères nous attendaient. C' étaient lesseuls habitants de cette vaste et magnifiqueretraite de cénobites. Nous fûmes accueillis pareux comme des compatriotes et des amis. Ils mirentà notre disposition trois cellules pourvues chacuned' un lit, meuble

rare en orient, d' une chaise et d' une table. Nosarabes s' établirent avec nos chevaux dans lesvastes cours intérieures du monastère. On nousservit un souper composé de poisson frais et delégumes cultivés parmi les rochers de la montagne.Nous passâmes une soirée délicieuse, après tant defatigues, assis sur les larges balcons quidominent la mer et les cavernes des prophètes. Unelune sereine flottait sur les vagues, dont lemurmure et la fraîcheur montaient jusqu' à nous. Nousnous promîmes de passer dans cet asile la journéedu lendemain, pour reposer nos chevaux et refairenos provisions. Nous allions entrer dans une contréenouvelle, où nous ne trouverions plus ni ville nivillage, rarement des sources d' eau douce : nousvoyions cinq journées de désert s' étendre devantnous.22 octobre 1832.Journée de repos passée au monastère du mont Carmel,

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ou à parcourir les sites de la montagne et lesgrottes d' élie et des prophètes. La principale deces grottes, évidemment taillée de main d' hommedans le roc le plus dur, est une salle d' uneprodigieuse élévation ; elle n' a d' autre vue quela mer sans bornes, et on n' y entend d' autre bruitque celui des flots qui se brisent continuellementcontre l' arête du cap. Les traditions disent quec' était là l' école où élie enseignait les sciencesdes mystères et des hautes poésies.

L' endroit était admirablement choisi, et la voixdu vieux prophète, maître de toute une innombrablegénération de prophètes, devait majestueusementretentir dans le sein creusé de la montagne qu' ilsillonnait de tant de prodiges, et à laquelle il alaissé son nom. L' histoire d' élie est une des plusmerveilleuses histoires de l' antiquité sacrée :c' est le géant des bardes sacrés. à lire sa vie etses terribles vengeances, il semble que cet hommeavait la foudre du seigneur pour âme, et quel' élément sur lequel il fut enlevé au ciel étaitson élément natal. C' est une belle figure lyriqueou épique à jeter dans le poëme des vieux mystèresde la civilisation judaïque. En tout, l' époque desprophètes, à la considérer historiquement, est unedes époques les moins intelligibles de la vie de cepeuple fugitif. On aperçoit cependant, et surtoutdans l' époque d' élie, la clef de cette singulièreorganisation du corps des prophètes. C' étaitévidemment une classe sainte et lettrée, toujoursen opposition avec les rois, tribuns sacrés dupeuple, le soulevant ou l' apaisant avec des chants,des paraboles, des menaces ; formant des factionsdans Israël, comme la parole et la presse enforment parmi nous ; se combattant les uns lesautres, d' abord avec le glaive de leur parole, puisavec la lapidation ou l' épée ; s' exterminant de la

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face de la terre, comme on voit élie enexterminer par centaines ; puis succombanteux-mêmes à leur tour, et faisant place à d' autresdominateurs du peuple. Jamais la poésie proprementdite n' a joué un si grand rôle dans le dramepolitique, dans les destinées de la civilisation.La raison ou la passion, selon qu' ils étaient fauxou vrais prophètes, ne parlait, par leur bouche,que la langue énergique et harmonieuse des images.Il n' y avait point d' orateurs comme à Athènes ouà Rome ;

l' orateur est trop homme ! Il n' y avait que deshymnes et des lamentations : le poëte est divin.Quelle imagination ardente, colorée, délirante, nesuppose pas dans un pareil peuple une pareilledomination de la parole chantée ? Et comments' étonner qu' indépendamment du haut sens religieuxque ces poésies renfermaient, elles aient été unmonument aussi accompli, aussi inimitable, degénie et de grâce ? Le prix des poëtes alors, c' étaitla société même. Leur inspiration leur soumettait lepeuple ; ils l' entraînaient à leur gré au crime ouà l' héroïsme ; ils faisaient trembler les roiscoupables ; leur jetaient la cendre sur le front,ou, réveillant le patriotisme dans le coeur deleurs concitoyens, ils les faisaient triompher deleurs ennemis, ou leur rappelaient, dans l' exil etdans l' esclavage, les collines de Sion et laliberté des enfants de Dieu. Je suis étonné que,parmi tous les grands drames que la poésie modernea puisés dans l' histoire des juifs, elle n' ait pasconçu encore ce drame merveilleux des prophètes.C' est un beau chant de l' histoire du monde.Même date.Je reviens de me promener seul sur les pentesembaumées du Carmel. J' étais assis sous unarbousier, un peu au-dessus du sentier à pic qui

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monte au sommet de la montagne

et aboutit au couvent, regardant la mer qui mesépare de tant de choses et de tant d' êtres quej' ai connus et aimés, mais qui ne me sépare pas deleur souvenir. Je repassais ma vie écoulée, je merappelais des heures pareilles passées sur tant derivages divers et avec des pensées si différentes ;je me demandais si c' était bien moi qui étais làau sommet isolé du mont Carmel, à quelques lieuesde l' Arabie et du désert, et pourquoi j' y étais ;et où j' allais ; et où je reviendrais ; et quellemain me conduisait ; et qu' est-ce que je cherchaissciemment, ou à mon insu, dans ces courseséternelles à travers le monde. J' avais peine àrecomposer un seul être de moi-même avec les phasessi opposées et si imprévues de ma courte existence ;mais les impressions si vives, si lucides, siprésentes, de tous les êtres que j' ai aimés etperdus, retentissaient toutes avec une profondeangoisse dans le même coeur, et me prouvaient tropque cette unité, que je ne retrouvais pas dans mavie, se retrouvait tout entière dans mon coeur ;et je sentais mes yeux se mouiller en regardant lepassé, où je n' apercevais déjà que cinq ou sixtombeaux, où mon bonheur s' était déjà cinq ou sixfois englouti. Puis, selon mon instinct, quand mesimpressions deviennent trop fortes et sont prèsd' écraser ma pensée, je les soulevais d' un élanreligieux vers Dieu, vers cet infini qui reçoittout, qui absorbe tout, qui rend tout ; je lepriais, je me soumettais à sa volonté toujoursbonne ; je lui disais : " tout est bien, puisquevous l' avez voulu. Me voici encore ; continuez à meconduire par vos voies et non par les miennes ;menez-moi où vous voudrez et comme vous voudrez,pourvu que je me sente conduit par vous ; pourvuque vous vous révéliez de temps en temps à mes

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ténèbres par un de ces rayons de l' âme qui

nous montrent, comme l' éclair, un horizon d' unmoment au milieu de notre nuit profonde ; pourvuque je me sente soutenu par cette espéranceimmortelle que vous avez laissée sur la terrecomme une voix de ceux qui n' y sont plus ; pourvuque je les retrouve en vous, et qu' ils mereconnaissent, et que nous nous aimions dans cetteineffable unité que nous formerions, vous, eux etnous ! Cela me suffit pour avancer encore, pourmarcher jusqu' au bout dans ce chemin qui semblesans but. Mais faites que le chemin ne soit pastrop rude à des pieds déjà blessés ! "je me suis relevé plus léger, et me suis pris àcueillir des poignées d' herbes odoriférantes dontle Carmel est tout embaumé. Les pères du couventen font une espèce de thé plus parfumé que lamenthe et la sauge de nos jardins. J' ai été distraitde mes pensées et de mon herborisation par le pasde deux ânes dont les fers retentissaient sur lesrocs polis du sentier. Deux femmes, enveloppées dela tête aux pieds d' un long drap blanc, étaientassises sur les ânes ; un jeune homme tenait labride du premier de ces animaux, et deux arabesmarchaient derrière, la tête chargée de largescorbeilles de roseaux, recouvertes de serviettesde mousseline brodée. C' était M Malagamba, samère et sa soeur, qui montaient au monastèrepour m' offrir des provisions de route qu' elles nousavaient préparées pendant la nuit. Une descorbeilles était remplie de petits pains jaunescomme l' or, et d' une saveur exquise ; précieuserencontre dans une contrée où le pain est inconnu.L' autre était pleine de fruits de tous genres, dequelques bouteilles d' excellents vins de Chypreet du Liban, et de ces confitures innombrables,délices des orientaux. Je reçus avec reconnaissance

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le présent

de ces aimables femmes. J' envoyai les arabes porterles corbeilles au monastère, et nous nous assîmes,pour causer un moment des infortunes de MadameMalagamba. L' endroit était charmant : c' était sousdeux ou trois grands oliviers qui ombragent un desbassins que la source du prophète élie s' estcreusés en tombant de roc en roc dans un petitravin du mont Carmel. Les arabes avaient étendules tapis de leurs ânes sur le gazon qui entoure lasource ; et les deux femmes, qui avaient repousséleurs longs voiles sur leurs épaules, assises surle divan du voyageur, au bord de l' eau, dans leurcostume le plus riche et le plus éclatant,formaient un groupe digne de l' oeil d' un peintre.J' étais assis moi-même, vis-à-vis d' elles, sur unecorniche du rocher d' où tombait la source. Biendes larmes mouillèrent les yeux de MadameMalagamba en repassant ainsi devant moi le tempsde ses prospérités, et sa chute dans l' infortune,et ses misères présentes, et sa fuite deSaint-Jean D' Acre, et ses préoccupationsmaternelles sur l' avenir de son fils et de sescharmantes filles.Mademoiselle Malagamba écoutait ce récit avecl' insouciance tranquille de la première jeunesse ;elle s' amusait à réunir en bouquets les fleurs surlesquelles elle était assise : seulement, lorsquela voix de sa mère s' altérait en parlant, et quedes larmes tombaient de ses yeux, sa fille passaitson bras autour du cou de sa mère, et essuyait sespleurs avec le mouchoir de mousseline brodéed' argent qu' elle tenait à la main ; puis, quand lesourire revenait sur le visage de sa mère, ellereprenait sa distraction enfantine, et assortissaitde nouveau les nuances de son bouquet. Je promis àces pauvres femmes de me souvenir d' elles et de

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leur hospitalité

si inattendue, à mon retour en Europe, et desolliciter un peu d' avancement de mes amis à Turinpour le jeune agent consulaire de Kaïpha.L' espérance, quoique bien éloignée et bienincertaine, rentra dans le coeur de MadameMalagamba, et la conversation prit un autre tour.Nous parlâmes des moeurs du pays et de la monotoniede la vie des femmes arabes, dont les femmeseuropéennes qui vivent en Arabie sont obligées decontracter aussi les habitudes. Mais MademoiselleMalagamba et sa mère n' avaient jamais connud' autre genre de vie, et s' étonnaient au contrairede ce que je leur racontais de l' Europe. Vivrepour un seul homme et d' une seule pensée dansl' intérieur de leurs appartements ; passer lajournée sur un divan à tresser ses cheveux, àdisposer avec grâce les nombreux bijoux dont ellesse parent ; respirer l' air frais de la montagneou de la mer, du haut d' une terrasse ou à traversles treillis d' une fenêtre grillée ; faire quelquespas sous les orangers et les grenadiers d' un petitjardin, pour aller rêver au bord d' un bassin que lejet d' eau anime de son murmure ; soigner le ménage,faire de ses mains la pâte du pain, le sorbet, lesconfitures ; une fois par semaine, aller passer lajournée au bain public en compagnie de toutes lesjeunes filles de la ville, et chanter quelquesstrophes des poëtes arabes en s' accompagnant surla guitare : voilà toute la vie de l' orient pourles femmes. La société n' existe pas pour elles ;aussi n' ont-elles aucune de ces passions facticesde l' amour-propre que la société produit ; ellessont tout à l' amour quand elles sont jeunes etbelles, et, plus tard, tout aux soins domestiqueset à leurs enfants. Cette civilisation en vaut-elleune autre ?

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Comme nous étions à causer ainsi de choses auhasard,

mon drogman, jeune homme né en Arabie ettrès-versé dans les lettres arabes, me cherchaitaux alentours du monastère, et me découvrit auprèsde la fontaine ; il m' amenait un autre jeune arabequi avait appris mon arrivée à Kaïpha, et quiétait venu de Saint-Jean D' Acre pour faireconnaissance avec un poëte de l' occident. Ce jeunehomme, né dans le Liban et élevé à Alep, étaitcélèbre déjà par son talent poétique. J' en avaissouvent entendu parler moi-même, et je m' étais faittraduire plusieurs de ses compositions. Il m' enapportait quelques-unes, dont je donnerai plus loinla traduction. Il s' assit avec nous auprès de lafontaine, et nous causâmes assez longtemps, avecl' aide de mon drogman. Cependant le jour baissait,il fallait nous séparer. " puisque nous sommes icideux poëtes, lui dis-je, et que le hasard nousréunit de deux points du monde si opposés dans unlieu si charmant, dans une si belle heure, et enprésence d' une beauté si accomplie, nous devrionsconsacrer, chacun dans notre langue, par quelquesvers, notre rencontre et les impressions que cemoment nous inspire. " il sourit ; il tira de saceinture l' écritoire et la plume de roseau, qui nequittent pas plus un écrivain arabe que le sabrene quitte le cavalier. Nous nous écartâmes tous lesdeux de quelques pas, pour aller méditer un momentnos vers. Il eut fini bien avant moi. Voici sesvers, et voici les miens. On y reconnaîtra lecaractère des deux poésies ; mais je n' ai pasbesoin d' avertir combienles langues perdent àpasser dans une autre." dans les jardins de Kaïpha, il y a une fleur quele rayon du soleil cherche à travers le treillisdes feuilles de palmier.

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" cette fleur a des yeux plus doux que la gazelle,des yeux qui ressemblent à une goutte d' eau de lamer dans un coquillage." cette fleur a un parfum si enivrant, que le scheikqui s' enfuit devant la lance d' une autre tribu, sursa jument plus rapide que la chute des eaux, lasent au passage, et s' arrête pour la respirer." le vent de simoun enlève des habits du voyageurtous les autres parfums ; mais il n' enlève jamaisdu coeur l' odeur de cette fleur merveilleuse." on la trouve au bord d' une source qui coule sansmurmure à ses pieds." jeune fille, dis-moi le nom de ton père, et je tedirai le nom de cette fleur. "voici ceux que je rapportai moi-même, et que je fistraduire aussitôt en arabe par mon drogman :fontaine au bleu miroir, quand sur ton vert rivagela rêveuse Lilla dans l' ombre vient s' asseoir,et sur tes flots penchée y jette son image,comme au golfe immobile une étoile du soir,d' un mobile frisson tes flots dormants se plissent,on n' en voit plus le fond de sable ou de roseaux ;mais de charme et de jour tes ondes se remplissent,et l' oeil ne cherche plus son ciel que dans teseaux !

Tu n' es plus qu' un reflet de ravissantes choses,yeux bleus comme ces fleurs qui bordent ton bassin,dents de nacre riant entre des lèvres roses,globes qu' un souffle pur soulève avec le sein,cheveux nattés de fleurs et que leur poids faitpendre,anneaux qui de ses doigts relèvent le carmin,perles brillant sous l' onde et que l' on croit yprendre,

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comme son sable d' or, en y plongeant la main.Ma main s' étend sur toi, source où cette ombre nage,de peur que par le vent tout ne soit effacé ;et mes lèvres voudraient, jalouses du rivage,boire ces flots heureux où l' image a passé !Mais quand Lilla, riant, se lève et suit sa mère,ce n' est plus qu' un peu d' eau dans un bassin obscur.Je goûte en vain les flots du doigt ; l' onde estamère,et la vase et l' insecte en ternissent l' azur.Eh bien ! Ce que tu fais pour ces flots, jeune fille,sur mon âme à jamais la beauté le produit :il y fait joie et jour tant que son oeil y brille ;dès que son oeil se voile, hélas ! Il y fait nuit.Or, la jeune fille pour qui nous venions de faireces vers, en français et en arabe littéral,n' entendait ni le français ni l' arabe, et necomprenait qu' un peu l' italien.

23 octobre 1832.Au lever du soleil, nous avons quitté, frais etdispos, le couvent du mont Carmel et ses deuxexcellents religieux, et nous nous sommes acheminéspar des sentiers escarpés qui descendent du cap àla mer. Là, nous sommes entrés dans le désert ; ilrègne entre la mer de la Syrie, dont les côtes icisont en général plates, sablonneuses et découpéesen petits golfes, et les montagnes qui font suiteau mont Carmel. Ces montagnes s' abaissent, pardegrés insensibles, en se rapprochant de la Galilée ;elles sont noires et nues ; les rochers percentsouvent l' enveloppe de terre et d' arbustes quileur reste ; leur aspect est sombre et morne ;elles n' ont que leur vêtement de lumièreéblouissante et la majesté idéale du passé qui lesentoure ; de temps en temps la chaîne, qu' ellescontinuent pendant environ dix lieues, est brisée,et quelque vallée peu profonde s' entr' ouvre au

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regard ; au fond ou sur les flancs d' une de cesvallées, nous voyons distinctement les restes d' unchâteau fort, et un grand village arabe qui s' étendsous les murs du château ; la fumée des maisonss' élève et serpente le long des flancs du Carmel,et de longues files de chameaux, de chèvres noireset de vaches rouges, se prolongent du village dansla plaine que nous traversons ; quelques arabes àcheval, armés de lances et vêtus seulement de leurcouverture de laine blanche, les jambes et lesbras nus, marchent en tête et en flanc de ces

caravanes de pasteurs qui vont mener les troupeauxà la seule source que nous ayons rencontrée depuisquatre heures. Les sources ont été découvertes etcreusées autrefois par les habitants des villessituées toutes au bord de la mer : les arabesactuels ont abandonné ces villes depuis dessiècles ; il n' y reste que la fontaine, et ils fonttous les jours ce voyage d' une heure ou deux, pourvenir chercher l' eau et abreuver des troupeaux.Nous avons marché tout le jour sur des débris demurailles, sur des mosaïques qui percent le sable ;la route est jalonnée de ruines qui attestent lasplendeur et l' immense population de ces rivagesdans les temps reculés.Nous avions depuis le matin à l' horizon devantnous, au bord de la mer, une immense colonne surlaquelle les rayons du soleil étaient répercutés,et qui semblait grandir et sortir des flots àmesure que nous avancions. En approchant, nousreconnaissons que cette colonne est une masse confusede magnifiques ruines appartenant à différentesépoques ; nous distinguons d' abord une immensemuraille, toute semblable, par sa forme, sacouleur, et la taille des pierres, à un pan ducolisée à Rome. Cette muraille, d' une prodigieusehauteur, se dresse, seule et échancrée, sur un

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monceau d' autres ruines de constructions grecqueset romaines : bientôt nous découvrons, au delà dece pan de mur, les restes élégants et découpés àjour, comme une dentelle de pierre, d' un monumentmoresque, église ou mosquée, ou peut-être tous lesdeux tour à tour ; puis une série d' autres débrisdebout, et d' une belle conservation, de plusieursautres constructions antiques. Le chemin de sableque suivaient nos moukres nous menait assez près deces curieux

débris du passé, dont nous ignorions complétementl' existence, le nom et la date.à environ un demi-mille de ce groupe de monuments,la côte de la mer s' élève et le sable se change enrocher ; ce rocher a été taillé partout par lamain des hommes sur une étendue d' environ un millede circuit : on dirait une ville primitive creuséedans le roc avant que les hommes eussent apprisl' art d' arracher la pierre à la terre et des' élever des demeures à sa surface. C' est en effetune des villes souterraines dont parlent lespremières histoires, ou tout au moins une de cesvastes nécropoles, ville des morts, qui creusaienten tout sens la terre ou le rocher aux environsdes grandes cités des vivants ; mais la forme desrochers et des cavernes sans nombre taillées dansleurs flancs indique plutôt, à mon avis, lademeure des vivants. Ces cavernes sont vastes, lesportes en sont élevées ; des escaliers nombreux etlarges conduisent à ces portes ; des fenêtres sontpercées aussi dans la roche vive pour donner de lalumière à ces habitations, et ces portes et cesfenêtres donnent sur des rues taillées profondémentdans les entrailles de la colline. Nous avonssuivi plusieurs de ces rues profondes et larges, etoù des ornières indiquent la trace de la roue deschars. Une multitude d' aigles, de vautours, et des

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nuées innombrables d' étourneaux, s' élevaient, ànotre approche, de l' ombre de ces rochers creusés ;des arbustes grimpants, des fleurs pariétaires, destouffes de myrte et de figuier, ont pris racinedans la poussière de ces rues de pierres, ettapissent ces longues avenues. Dans quelquesendroits, les anciens habitants avaiententièrement fendu la colline avec le ciseau, etpercé des canaux qui laissent venir

l' eau de la mer, et permettent au regard d' embrasserune partie du golfe qu' elle forme derrière la ville.C' est un paysage d' un caractère entièrement neuf, àla fois grave et dur comme le rocher, riant etlumineux comme ces percées aériennes sur le bleu dela mer, et comme ces forêts de plantes néesd' elles-mêmes dans les fentes du granit.Nous marchâmes quelque temps dans ces labyrinthesmerveilleux, et nous arrivâmes enfin au pied de lagrande muraille et des monuments moresques que nousavions devant nous ; là, nous nous arrêtâmes uninstant pour délibérer. Ces ruines ont une mauvaiserenommée ; c' est là que se cachent souvent desbandes d' arabes voleurs qui pillent et massacrentles caravanes. On nous avait avertis à Kaïpha deles éviter, ou de les passer en ordre de bataille,et sans permettre à aucun de nos hommes de s' écarterdu corps de la caravane. La curiosité l' avaitemporté ; nous n' avions pu résister au désir devisiter des monuments dont l' histoire ancienne etmoderne ne connaît rien : nous ignorions s' ilsétaient déserts ou habités. Arrivés au pied des mursd' enceinte qui les enveloppent encore, nousaperçûmes la brèche par laquelle nous devions ypénétrer. Au même moment, un groupe d' arabes àcheval parut, la lance à la main, sur le sable quinous séparait encore de l' entrée, et fondit surnous : nous fûmes surpris, mais nous étions prêts ;

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nous avions à la main nos fusils à deux coupschargés et armés, et des pistolets à la ceinture.Nous avançâmes sur les arabes, ils s' arrêtèrentcourt ; je me détachai de la caravane, en luiordonnant de rester sous les armes ; je m' avançaiavec mes deux compagnons et mon drogman ; nousparlementâmes ;

et le scheik avec ses principaux cavaliers nousescortèrent eux-mêmes jusqu' à la brèche, en donnantordre aux arabes de l' intérieur de nous respecter,et de nous laisser examiner les monuments. Je jugeaiprudent néanmoins de ne laisser entrer avec nousqu' une partie de mon monde ; le reste demeuracampé à une portée de fusil du tertre, prêt à venirà notre secours si nous fussions tombés dans uneembûche. Cette précaution n' était pas inutile, carnous trouvâmes dans l' intérieur des murs unepopulation de deux à trois cents arabes bédouins, ycompris les femmes et les enfants. Il n' y a qu' uneissue pour sortir de ces ruines, et nous aurionsété facilement pris et égorgés, si ces barbaresn' eussent été tenus en respect par la force quinous restait dehors, et qu' ils pouvaient supposerplus considérable qu' elle ne l' était réellement :nous avions eu soin de ne pas montrer tout notremonde, et quelques moukres étaient restés exprèsen arrière, campés sur un mamelon où l' on pouvaitles apercevoir.Aussitôt que nous eûmes franchi la brèche, nous noustrouvâmes dans un dédale de sentiers tournantautour des débris écroulés de la grande muraille etdes autres édifices antiques que nous découvrionssuccessivement. Ces sentiers ou ces rues n' avaientaucune percée régulière : mais le pied des arabes,des chameaux et des chèvres, les avait tracés auhasard parmi ces décombres. Les familles de latribu n' avaient elles-mêmes rien édifié ; elles

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avaient profité seulement de toutes les cavités quela chute des pierres gigantesques avait formées çàet là, pour s' y abriter, les unes à l' ombre mêmedes fûts des colonnes ou des chapiteaux arrêtésdans leur chute par d' autres débris ; les autres,par un

morceau d' étoffe de poil de chèvre noire, tendud' un pilier à l' autre, et formant ainsi le toit.Le scheik lui-même, ses femmes et ses enfants, quioccupaient sans doute le palais du village, avaienttous leur demeure à l' entrée de la ville, dans lesdécombres d' un temple romain, sur un tertretrès-élevé, au-dessus du sentier où nous entrions,et leur maison était formée par un bloc immense depierre sculptée qui pendait presqueperpendiculairement, appuyé par un de ses angles surd' autres blocs roulés pêle-mêle, et comme arrêtésdans leur chute. Ce chaos de pierres semblaitvéritablement s' écrouler encore, et prêt à écraserles femmes et les enfants du scheik, qui montraientleurs têtes au-dessus de nous, hors de cettecaverne artificielle. Les femmes n' étaient pasvoilées ; elles n' avaient pour vêtement qu' unechemise de coton bleu, qui laisse la poitrinedécouverte et les jambes nues ; cette chemise estserrée autour du corps par une ceinture de cuir.Ces femmes nous parurent belles, malgré lesanneaux qui perçaient leurs narines, et lestatouages bizarres dont leurs joues et leur gorgeétaient sillonnées. Les enfants étaient nus, assisou à cheval sur les blocs de pierres taillées quiformaient la terrasse de ces effrayantes demeures ;et quelques chèvres noires, aux longues oreillespendantes, étaient grimpées, à côté des enfants,sur la porte de ces grottes, et nous regardaientpasser, ou bondissaient au-dessus de nos têtes, enfranchissant d' un bloc à l' autre le sentier

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profond où nous marchions. Nous vîmes quelqueschameaux couchés çà et là dans le creux frais formépar les interstices des débris, et dressant leurtête pensive et calme au-dessus des tronçons de colonneset de chapiteaux éboulés. à

chaque pas, la scène était nouvelle, et attiraitplus vivement notre attention. Un peintre trouveraitmille sujets d' un pittoresque inconnu dans la formesans cesse neuve et inattendue dont les demeuresde la tribu sont mêlées et confondues avec lesrestes des théâtres, des bains, des églises, desmosquées, qui jonchent ce coin de terre. Moinsl' homme a travaillé pour se créer un asile dans cechaos d' une ville renversée, plus ces habitationssont improvisées par le hasard bizarre de la chutedes monuments, plus aussi la scène est poétique etfrappante. Des femmes trayaient leurs chèvres surles gradins de l' amphithéâtre ; des troupeaux demoutons sautaient un à un de la fenêtre en ogivedu palais d' un émir ou d' une église gothique del' époque des croisés. Des scheiks accroupis fumaientleurs pipes sous l' arche ciselée d' un arc romain,et des chameaux avaient leurs longes attachées auxcolonnettes moresques de la porte d' un harem. Nousdescendîmes de cheval pour visiter en détail lesprincipaux restes.Les arabes nous firent de grandes difficultés quandnous témoignâmes la volonté d' entrer dans l' enceintedu grand temple qui est au bout de la ville, surun rocher au bord de la mer. Il nous fallut unecontestation nouvelle à chaque cour, à chaque murque nous avions à franchir pour y pénétrer ; nousfûmes obligés d' employer même la menace pour lesforcer à nous céder le passage. Les femmes et lesenfants s' éloignèrent, en nous lançant desimprécations ; le scheik se retira un moment, etles autres arabes montrèrent sur leurs figures et

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dans leurs gestes tous les signes dumécontentement ; mais l' air d' indécision et detimidité mal déguisé que nous aperçûmes aussi dansleurs manières nous

encouragea à insister, et nous entrâmes, moitié degré, moitié de force, dans l' intérieur même de cedernier et de ce plus étonnant des monuments.Je ne puis dire ce que c' est ; il y a de tout danssa construction, dans sa forme et dans sesornements ; je penche à croire que c' est un templeantique que les croisés ont converti en église àl' époque où ils possédèrent Césarée de Syrie etles rivages qui l' avoisinent, et que les arabes ontconverti plus tard en mosquée. Le temps, qui sejoue de l' oeuvre et des pensées des hommes, leconvertit maintenant en poussière, et le genou duchameau se plie sur ces dalles où les genoux de troisou quatre générations de religion se sont pliéstour à tour devant des dieux différents. Les basesde l' édifice sont évidemment d' architecturegrecque d' une époque de décadence ; à la naissancedes voûtes, l' architecture prend le type moresque ;des fenêtres, primitivement corinthiennes, ont étéconverties, avec beaucoup d' art et de goût, enfenêtres moresques à ogives et à légères colonnesaccouplées ; ce qui subsiste des voûtes est brodéd' arabesques d' un fini et d' une délicatesse exquis.L' édifice a huit faces, et chacun des enfoncementsproduits par cette forme octogone renfermait sansdoute un autel, si l' on en juge par les niches quidécorent la partie des murs où ces autels devaientêtre appuyés. La partie centrale du monument étaitoccupée aussi par un principal autel ; on ledevine aisément à l' élévation du terrain dans cetendroit du temple. Cette élévation doit êtreproduite par les marches qui entouraient l' autel.Les pans de cette église sont à demi écroulés, et

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laissent à l' oeil des échappées de vue sur la meret les écueils qui la bordent ; des plantes

grimpantes pendent en touffes de feuillage et defleurs du haut des voûtes déchirées, et desoiseaux au collier rouge, et des nuées de petiteshirondelles bleues, gazouillaient dans ces bosquetsaériens, ou voltigeaient le long des corniches. Lanature reprend son hymne là où l' homme a fini lesien.En sortant de ce temple inconnu, nous parcourûmesà pied les différentes ruelles du village, trouvantà chaque pas des débris curieux et des scènesinattendues, formées par ce mélange de moeurssauvages avec les beaux témoignages de civilisationsmortes. Nous vîmes un grand nombre de femmes et defilles arabes occupées, dans les petites cours deleurs cahutes, aux différentes occupations de lavie pastorale : les unes tissaient des étoffes depoil de chèvre ; les autres étaient employées àmoudre l' orge ou à faire cuire le riz ; elles sontgénéralement très-belles, grandes, fortes, le teintbrûlé par le soleil, mais avec l' apparence de lavigueur et de la santé. Leurs cheveux noirs étaientcouverts de piastres d' argent enfilées ; ellesavaient des boucles d' oreilles et des colliersgarnis du même ornement ; elles jetaient des crisde surprise en nous voyant passer, et noussuivaient jusqu' à d' autres maisons. Aucun desarabes ne nous offrit le moindre présent ; nous nejugeâmes pas devoir en offrir nous-mêmes. Noussortîmes avec précaution de l' enceinte ; personnede la tribu ne nous suivit, et nous allâmes planternos tentes à un quart de lieue de la grandemuraille, au fond d' un petit golfe entouré ausside murs antiques, et qui fut jadis le port de cetteville inconnue. La chaleur était de trente-deuxdegrés ; nous nous baignâmes dans la mer, à

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l' ombre d' un vieux môle que la vague n' a pas encorecomplétement emporté, pendant que nos saïs

dressaient nos tentes, donnaient un peu d' orge à noschevaux, et allumaient le feu contre une arche quiservit sans doute de porte à ce port.Les arabes appellent ce lieu d' un nom qui veut direrocher coupé . Les croisés le nomment dans leurschroniques castel peregrino (château des pèlerins) ;mais je n' ai pu découvrir le nom de la villeintermédiaire, grecque, juive ou romaine, àlaquelle appartenaient les grands restes qui nousavaient attirés. Le lendemain, nous continuâmes àlonger les rives de la mer jusqu' à Césarée, oùnous arrivâmes vers le milieu du jour ; nous avionstraversé le matin un fleuve que les arabes appellentZirka, et qui est le fleuve des crocodiles, dePline.Césarée, l' ancienne et splendide capitaled' Hérode, n' a plus un seul habitant ; ses murailles,relevées par saint Louis pendant sa croisade, sontnéanmoins intactes, et serviraient encoreaujourd' hui de fortifications excellentes à une villemoderne. Nous franchîmes le fossé profond qui lesentoure, sur un pont de pierre à peu près aumilieu de l' enceinte, et nous entrâmes dans ledédale de pierres, de caveaux entr' ouverts, derestes d' édifices, de fragments de marbre et deporphyre, dont le sol de l' ancienne ville estjonché. Nous fîmes lever trois chacals du sein desdécombres qui retentissaient sous les pieds de noschevaux ; nous cherchions la fontaine qu' on nousavait indiquée, nous la trouvâmes avec peine àl' extrémité orientale de ces ruines ; nous ycampâmes.Vers le soir, un jeune pasteur arabe y arriva avecun

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troupeau innombrable de vaches noires, de moutonset de chèvres ; il passa environ deux heures àpuiser constamment de l' eau de la fontaine pourabreuver ces animaux, qui attendaient patiemmentleur tour, et se retiraient en ordre après avoirbu, comme s' ils eussent été dirigés par desbergers. Cet enfant, absolument nu, était monté surun âne ; il sortit le dernier des ruines deCésarée, et nous dit qu' il venait ainsi tous lesjours, d' environ deux lieues, conduire àl' abreuvoir les troupeaux de sa tribu, établie dansla montagne. Voilà la seule rencontre que nous fîmesà Césarée, dans cette ville où Hérode, suivantJosèphe, avait accumulé toutes les merveilles desarts grecs et romains, où il avait creusé un portartificiel qui servait d' abri à toute la marine deSyrie. Césarée est la ville où saint Paul futprisonnier, et fit, pour sa défense et celle duchristianisme naissant, cette belle harangueconservée dans le vingt-sixième chapitre des actesdes apôtres. Cornélius le centurion et Philippel' évangéliste étaient de Césarée, et c' est aussidu port de Césarée que les apôtres s' embarquèrentpour aller semer la parole évangélique dans laGrèce et en Italie.Nous passons la soirée à parcourir les masures dela ville, et à recueillir des fragments desculpture, que nous sommes obligés de laisserensuite sur la place, faute de moyens de transport.-belle nuit passée à l' abri de l' aqueduc deCésarée.Route continuée à travers un désert de sable,couvert en quelques endroits d' arbustes et même deforêts de chênes verts qui servent de repaire auxarabes. M De Parseval

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s' endort à cheval ; la caravane le devance ; nousnous apercevons qu' il est en arrière ; deux coupsde fusil retentissent dans le lointain : nouspartons au galop pour aller à son secours, entirant nous-mêmes des coups de pistolet, afind' effrayer les arabes. Heureusement il n' avait pointété attaqué ; il avait tiré ses deux coups sur desgazelles qui traversaient la plaine. Nous arrivonsle soir, sans avoir rencontré une seule goutted' eau, près du village arabe de El-Mukhalid. Unimmense sycomore, jeté comme une tente naturelle,sur le flanc d' une colline nue et poudreuse, nousattire et nous sert d' abri. Nos arabes vont auvillage demander le chemin de la fontaine ; on laleur indique ; nous y courons tous. Nous buvons,nous nous baignons la tête et les bras ; nousrevenons à notre camp, où notre cuisinier a alluméle feu au pied de l' arbre. Son tronc est déjàcalciné par les feux successifs des milliers decaravanes qui ont goûté successivement son ombre.Toutes nos tentes et tous nos chevaux sont à l' abride ses rameaux immenses. Le scheik de El-Mukhalidvient m' apporter des melons ; il s' assied sous matente, et me demande des nouvelles d' Ibrahim-pacha,et quelques remèdes pour lui et pour ses femmes.Je lui donne quelques gouttes d' eau de Cologne, etl' engage à souper avec nous. Il accepte. Nous avonstoutes les peines du monde à le congédier.La nuit est brûlante. Je ne puis tenir sous la tente ;je me lève, et vais m' asseoir auprès de la fontaine,sous un olivier. La lune éclaire toute la chaînedes montagnes de Galilée, qui ondulegracieusement à l' horizon, à deux lieues environde l' endroit où je suis campé. C' est la plus belleligne d' horizon qui ait encore frappé mes regards.Les premières

branches de lilas de Perse qui pendent en grappes

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au printemps n' ont pas une teinte violette plusfraîche et plus nuancée que ces montagnes à l' heureoù je les contemple. à mesure que la lune monte ets' en approche, leur nuance s' assombrit et devient pluspourpre ; les formes en paraissent mobiles commecelles des grandes vagues qu' on voit par un beaucoucher du soleil en pleine mer. Toutes cesmontagnes ont de plus un nom et un récit dans lapremière histoire que nos yeux d' enfants ont luesur les genoux de notre mère. Je sais que la Judéeest là, avec ses prodiges et ses ruines ; queJérusalem est assise derrière un de ces mamelons ;que je n' en suis plus séparé que par quelques heuresde marche ; que je touche ainsi à un des termes lesplus désirés de mon long voyage. Je jouis de cettepensée, comme l' homme jouit toujours toutes les foisqu' il touche à un des buts, même insignifiants,qu' une passion quelconque lui a assignés ; je resteune ou deux heures à graver ces lignes, cescouleurs, ce ciel transparent et rosé, cettesolitude, ce silence, dans mon souvenir.L' humidité de la nuit tombe, et mouille monmanteau ; je rentre dans la tente, et je m' endors.Il y avait à peine une heure que j' étais endormi,quand je fus réveillé par un léger bruit ; je mesoulève sur le coude, et je regarde autour de moi.Un des coins du rideau de la tente était relevépour laisser entrer la brise de la nuit ; la luneéclairait en plein l' intérieur ; je vois un énormechacal qui entrait avec précaution, et regardait demon côté avec ses yeux de feu ; je saisis monfusil, le mouvement l' effraye, il part au galop. Jeme rendors. Réveillé une seconde fois, je vois lechacal à mes pieds, fouillant du museau les plis demon manteau,

et prêt à saisir mon beau lévrier qui dormait surla même natte que moi ; charmant animal, qui ne

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m' a pas quitté un jour depuis huit ans, et que jedéfendrais, comme une part de ma vie, au péril demes jours. Je l' avais recouvert heureusement d' unpan du manteau, et il dormait si profondémentqu' il n' avait rien entendu, rien senti, et ne sedoutait pas du danger qu' il courait : une secondeplus tard, le chacal l' emportait, et l' égorgeaitdans son terrier. Je jette un cri, mes compagnonss' éveillent ; j' étais déjà hors de la tente, etj' avais tiré un coup de fusil ; mais le chacalétait loin, et le lendemain aucune trace de sangne témoignait de ma vengeance.Nous partons aux premiers rayons qui blanchissentles collines de Judée ; nous suivons des collinesondoyantes hors de la vue de la mer ; la chaleurnous fatigue beaucoup, et le silence le plusprofond règne dans toute la marche ; à onze heuresnous arrivons, accablés de soif et de lassitude,près des rives escarpées d' un fleuve qui roulelentement des eaux sombres entre deux falaisesbordées de longs roseaux : il faut toucher seseaux pour les apercevoir. Des troupeaux de bufflessauvages sont couchés dans les roseaux et dans lefleuve, et montrent leurs têtes hors des flots ;immobiles, ils passent ainsi les heures brûlantesdu jour. Ils nous regardent sans faire unmouvement ; nous traversons à gué le fleuve, etnous atteignons un kan abandonné. Ce fleuve estnommé aujourd' hui par les arabes Nahr-El-Arsouf .L' ancienne Apollonie devait être placée à peu prèsici, à moins que sa situation ne soit déterminéepar un autre fleuve que nous traversâmes une heureaprès, et qu' on appelle maintenantNahr-El-Petras .

Nous nous étendons sur nos nattes, sous les cavesfraîches et sombres qui restent seules de l' ancienkan. à peine étions-nous assis autour d' un plat de

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riz froid que le cuisinier nous avait apporté pourdéjeuner, qu' un énorme serpent de huit pieds delong, et gros comme le bras, sortit d' un des trousdu vieux mur qui nous abritait, et vint se déplierentre nos jambes : nous nous précipitâmes pour lefuir vers l' entrée du souterrain ; il y fut avantnous, et se perdit lentement, en faisant vibrer saqueue comme la corde d' un arc, dans les roseauxqui bordaient le fleuve. Sa peau était du plus beaubleu foncé. Nous répugnions à reprendre notre gîte ;mais la chaleur était si forte qu' il fallut nous yrésigner, et nous nous endormîmes sur nos selles,sans souci des visites semblables qui pourraientinterrompre notre sommeil.à quatre heures après midi, nous remontons àcheval. J' aperçois sur un monticule, à peu dedistance du fleuve, un cavalier arabe, un fusil àla main, et accompagné d' un jeune esclave à pied.Le cavalier arabe semblait chasser : il arrêtait àchaque instant son cheval, et nous regardaitdéfiler avec un air d' incertitude et depréoccupation. Tout à coup il met sa jument augalop, s' avance sur moi, et, m' adressant la paroleen italien, il me demande si je ne suis pas levoyageur qui parcourt en ce moment l' Arabie, etdont les consuls européens ont annoncé la prochainearrivée à Jaffa. Je me nomme, il saute à bas deson cheval et veut me baiser la main. " je suis,nous dit-il, le fils de M Damiani, vice-consulde France à Jaffa. Prévenu de votre arrivée pardes lettres apportées de Saïde par un bâtimentanglais, je viens depuis plusieurs jours à lachasse des

gazelles de ce côté, pour vous découvrir et vousconduire à la maison de mon père. Notre nom estitalien, notre famille est originaire d' Europe ;depuis un temps immémorial elle est établie en

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Arabie : nous sommes arabes, mais nous avons lecoeur français, et nous regarderions comme unehonte et comme une insulte à nos sentiments, sivous acceptiez l' hospitalité d' une autre maison quela nôtre. Souvenez-vous que nous vous avons touchéles premiers, et qu' en orient celui qui touche lepremier un étranger a le droit d' être son hôte. Jevous en préviens, ajouta-t-il, parce que beaucoupd' autres maisons de Jaffa ont été informées devotre passage par des lettres venues sur le mêmebâtiment, et vont accourir au-devant de vousaussitôt que mon esclave aura informé la ville devotre approche. "à peine avait-il terminé son discours, qu' il ditquelques mots en arabe au jeune esclave, et quecelui-ci, montant sur la jument de son maître,avait disparu en un clin d' oeil derrière lesmonticules de sable qui bornaient l' horizon. Je fisdonner à M Damiani un de mes chevaux de main quim' accompagnait sans être monté, et nous prîmeslentement la route de Jaffa, que nousn' apercevions pas encore. Après deux heures demarche, nous vîmes, de l' autre côté d' un fleuve quinous restait à franchir, une trentaine de cavaliersrevêtus des plus riches costumes et d' armesétincelantes, et montés sur des chevaux arabes detoute beauté, qui caracolaient sur la plage dufleuve. Ils lancèrent leurs chevaux jusque dansl' eau, en poussant des cris et en tirant des coupsde pistolet pour nous saluer : c' étaient les fils,les parents, les amis des principaux habitants deJaffa, qui venaient au-devant de nous. Chacund' eux s' approcha de moi,

me fit son compliment, auquel je répondis parl' organe de mon drogman, ou en italien pour ceuxqui l' entendaient. Ils se rangèrent autour de nous,et, courant çà et là sur le sable, ils nous

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donnèrent le spectacle de ces courses de djérid, oùles cavaliers arabes déploient toute la vigueur deleurs chevaux et toute l' adresse de leurs bras.Nous approchions de Jaffa, et la ville commençaità se lever devant nous sur la colline qui s' avancedans la mer. Le coup d' oeil en est magique quandon l' aborde de ce côté du désert. Les pieds de laville sont baignés au couchant par la mer, quidéroule toujours là d' immenses lames écumeuses surdes écueils qui forment l' enceinte de son port ;du côté du nord, celui par lequel nous arrivions,elle est entourée de jardins délicieux, quisemblent sortir par enchantement du désert, pourcouronner et ombrager ses remparts : on marche sousla voûte élevée et odorante d' une forêt de palmiers,de grenadiers chargés de leurs étoiles rouges, decèdres maritimes au feuillage de dentelle, decitronniers, d' orangers, de figuiers, de limoniers,grands comme des noyers d' Europe, et pliant sousleurs fruits et sous leurs fleurs ; l' air n' estqu' un parfum soulevé et répandu par la brise de lamer ; le sol est tout blanc de fleurs d' oranger,et le vent les balaye comme chez nous les feuillesmortes en automne ; de distance en distance desfontaines turques en mosaïque de marbres de diversescouleurs, avec des tasses de cuivre attachées à deschaînes, offrent leur eau limpide au passant, etsont toujours entourées d' un groupe de femmes qui selavent les pieds et puisent l' eau dans des urnesaux formes antiques. La ville élève ses blancsminarets, ses terrasses crénelées, ses balcons enogive moresque, du sein de cet océan d' arbustesembaumés, et se détache, à l' orient, du

fond blanc de sable qu' étend immédiatement derrièreelle l' immense désert qui la sépare de l' égypte.C' est près d' une de ces fontaines que nousdécouvrîmes tout à coup une troisième cavalcade, à

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la tête de laquelle s' avançait, sur une jumentblanche, M Damiani le père, agent consulaire deplusieurs nations européennes, et l' un despersonnages les plus importants de Jaffa. Soncostume grotesque nous fit sourire : il était vêtud' un vieux cafetan bleu de ciel, doublé d' hermine,et serré par une ceinture de soie cramoisie ; sesjambes nues sortaient d' un large pantalon demousseline sale, et il était coiffé d' un immensechapeau à trois cornes, lissé par les années etimbibé de sueur et de poussière, attestant denombreux services pendant la campagne d' égypte.Mais l' excellent accueil et la cordialitépatriarcale de notre vieux vice-consul arrêtèrent lesourire sur nos lèvres, et ne laissèrent place dansnos coeurs qu' à la reconnaissance que nous luitémoignâmes. Il était accompagné de plusieurs de sesgendres et de ses enfants et petits-enfants, tous àcheval comme lui. Un de ses petits-fils, enfant dedouze à quatorze ans, qui caracolait sur unejument arabe, sans bride, autour de son grand-père,est bien la plus admirable figure d' enfant que j' aievue de ma vie.M Damiani marcha devant nous, et nous conduisit,au milieu d' une immense population pressée autourde nos chevaux, jusqu' à la porte de sa maison, oùnos nouveaux amis nous saluèrent et nous laissèrentaux soins de notre hôte.La maison de M Damiani est petite, maisadmirablement

assise au sommet de la ville, et dominant les troishorizons de la mer, de la côte de Gaza etd' Ascalon vers l' égypte, et du rivage de Syriedu côté du nord. Les chambres sont entourées etsurmontées de terrasses découvertes où joue labrise de mer, et d' où l' on découvre, à dix lieuesen mer, la moindre voile qui traverse le golfe de

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Damiette. Ces chambres n' ont pas de fenêtres, leclimat les rend superflues : l' air a toujours latiédeur de nos plus belles journées de printemps ;un mauvais abat-jour mal joint est le seulrempart que l' on interpose entre le soleil et soi.On partage avec les oiseaux du ciel ces demeuresque l' homme s' est préparées : et dans le salon deM Damiani, sur les étagères de bois qui règnentautour de l' appartement, des centaines de petiteshirondelles au collier rouge étaient posées à côtédes porcelaines de la Chine, des tasses d' argentet des tuyaux de pipe qui décorent les corniches.Elles voltigeaient tout le jour au-dessus de nostêtes, et venaient, pendant le souper, se suspendrejusque sur les branches de cuivre de la lampe quiéclairait le repas.La famille se compose de M Damiani père, figureindécise entre le patriarche et le marchanditalien, mais où le patriarche prédomine ; deMadame Damiani la mère, belle femme arabe, mèrede douze enfants, mais conservant encore dans sesformes et dans son teint l' éclat et la fraîcheurde la beauté turque ; de plusieurs jeunes fillespresque toutes d' une beauté remarquable, et detrois fils, dont nous connaissons déjà l' aîné. Lesdeux autres furent pour nous de la même prévenanceet de la même utilité. Les femmes ne montaient pasdans les appartements. Elles ne parurent qu' unefois en habits de cérémonie et couvertes de leursplus

riches bijoux, et se mirent à table à un seulrepas avec nous. Le reste du temps, elles étaientoccupées à nous préparer nos repas dans une petitecour intérieure, où nous les apercevions ensortant de la maison et en y entrant. Les jeunesgens, élevés dans le respect que les coutumesorientales commandaient aux fils pour leur père,

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ne s' asseyaient jamais non plus avec nous pendantle repas. Ils se tenaient debout derrière leurpère, et veillaient à ce que rien ne manquât auxconvives.à peine entrés dans la maison, nous reçûmes lavisite d' un grand nombre d' habitants du pays, quivinrent nous féliciter et nous offrir leursservices. On prit le café, on apporta les pipes,et la soirée se passa dans les conversations,intéressantes pour nous, que notre curiositéprovoquait. Le gouverneur de Jaffa, que j' avaisenvoyé complimenter par mon interprète, ne tardapas à venir lui-même nous rendre visite. C' étaitun jeune et bel arabe, revêtu du plus richecostume, et dont les manières et le langageattestaient la noblesse du coeur et l' éléganceexquise des habitudes. J' ai peu vu de plus bellestêtes d' homme. Sa barbe noire et soignée descendaiten ondes luisantes et s' étendait en éventail sursa poitrine ; sa main, dont les doigts étincelaientd' énormes diamants, jouait sans cesse dans lesflots de cette barbe, et y passait et repassaitconstamment pour l' assouplir et la peigner. Sonregard était fier, doux et ouvert, comme le regardde tous les turcs en général. On sent que ceshommes n' ont rien à cacher ; ils sont francs parcequ' ils sont forts : ils sont forts parce qu' ils nes' appuient jamais sur eux-mêmes et sur une vainehabileté, mais toujours sur l' idée de Dieu quidirige tout, sur la providence qu' ils appellent

fatalité. Placez un turc entre dix européens, vousle reconnaîtrez toujours à l' élévation du regard, àla gravité de la pensée imprimée sur ses traitspar l' habitude, et à la noble simplicité del' expression. Le gouverneur avait reçu deMéhémet-Ali et d' Ibrahim-pacha des lettres quime recommandaient fortement à lui. J' ai ces lettres.

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Je lui en fis lire une autre d' Ibrahim, que jeportais avec moi. En voici le sens :" je suis informé que notre ami (ici mon nom) estarrivé de France avec sa famille et plusieurscompagnons de voyage, pour parcourir les payssoumis à mes armes, et connaître nos lois et nosmoeurs. Mon intention est que toi, et tous mesgouverneurs de ville ou de province, lescommandants de mes flottes, les généraux etofficiers commandant mes armées, vous lui donnieztoutes les marques d' amitié, vous lui rendiez tousles services que mon affection pour lui et pour sanation me commande. Vous lui fournirez, s' il ledemande, les maisons, les chevaux, les vivres dontil aura besoin, lui et sa suite ; vous lui procurerezles moyens de visiter toutes les parties de nosétats qu' il désirera voir ; vous lui donnerez desescortes aussi nombreuses que sa sûreté, dont vousrépondez sur votre tête, l' exigera ; et si même iléprouvait des difficultés à pénétrer dans certainesprovinces de notre domination par le fait desarabes, vous ferez marcher vos troupes pour assurerses excursions, etc. "le gouverneur porta cette lettre à son front aprèsl' avoir lue, et me la remit. Il me demanda ce qu' ilpouvait faire pour obéir convenablement auxinjonctions de son maître,

et s' informa des lieux où je désirais aller. Jenommai Jérusalem et la Judée. à ces mots, lui,ses officiers, Mm Damiani, les pères du couventde terre-sainte à Jaffa, qui étaient présents, serécrièrent, et me dirent que la chose étaitimpossible ; que la peste venait d' éclater, avecl' intensité la plus alarmante, à Jérusalem, àBethléem et sur toute la route ; qu' elle étaitmême à Ramla, première ville qu' on a à traverserpour aller à Jérusalem ; que le pacha venait de

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mettre en quarantaine tout ce qui revenait de laPalestine ; qu' à supposer que je fusse asseztéméraire pour y pénétrer et assez heureux pouréchapper à la peste, je ne pourrais peut-être pasrentrer en Syrie de plusieurs mois ; qu' enfin lescouvents, où les étrangers reçoivent l' hospitalitédans la terre sainte, étaient tous fermés ; quenous ne serions reçus dans aucun, et qu' il fallaitde toute nécessité remettre à une autre époque età une saison plus favorable le voyage que jeprojetais dans l' intérieur de la Judée.Ces nouvelles m' affligèrent vivement, maisn' ébranlèrent pas ma résolution. Je répondis augouverneur que, bien que je fusse né dans uneautre religion que la sienne, je n' en adorais pasmoins que lui la souveraine volonté d' Allah : queson culte à lui s' appelait fatalité, et le mienprovidence ; mais que ces deux mots différentsn' exprimaient qu' une même pensée : Dieu est grand !Dieu est le maître ! Que j' étais venu de si loin,à travers tant de mers, tant de montagnes et tantde plaines, pour visiter les sources d' où lechristianisme avait coulé sur le monde, pour voirla ville sainte des chrétiens, et comparer leslieux avec les histoires ; que j' étais trop avancépour reculer, et remettre à l' incertitude destemps et des choses un

projet presque accompli ; que la vie d' un hommen' était qu' une goutte d' eau dans la mer, un grainde sable dans le désert, et ne valait pas la peined' être comptée ; que d' ailleurs ce qui était écritétait écrit, et que si Allah voulait me garder dela peste au milieu des pestiférés de Judée, celalui était aussi aisé que de me garder de la vagueau milieu de la tempête, ou des balles des arabessur les bords du Jourdain : qu' en conséquence jepersistais à vouloir pénétrer dans l' intérieur et

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entrer même à Jérusalem, quel qu' en fût le périlpour moi ; mais que ce que je pouvais décider demoi, je ne pouvais et ne voulais le décider desautres, et que je laissais tous mes amis, tous messerviteurs, tous les arabes qui m' accompagnaient,maîtres de me suivre ou de rester à Jaffa, selonla pensée de leurs coeurs.Le gouverneur alors se récria sur ma soumission àla volonté d' Allah, me dit qu' il ne souffriraitpas que je m' exposasse seul aux dangers de la routeet de la peste, et qu' il allait faire choisir, dansles troupes en garnison à Jaffa, quelques soldatscourageux et disciplinés qu' il mettraitentièrement sous mon commandement, et qui garderaientma caravane pendant la marche et mes tentes pendantla nuit, pour nous préserver du contact avec lespestiférés. Il dépêcha aussi à l' instant même uncavalier au gouverneur de Jérusalem, son ami, pourlui annoncer mon voyage et me recommander à lui, etil se retira. Nous délibérâmes alors, mes amis etmoi ; nos domestiques même furent appelés à ceconseil sur ce que chacun de nous voulait faire.Après quelques hésitations, tous résolurent àl' unanimité de tenter la fortune et de courir lachance de la peste, plutôt que de renoncer à voirJérusalem. Le départ fut arrêté pour lesurlendemain.

Nous nous couchâmes sur les nattes et sur les divansde la salle de M Damiani, et nous nous réveillâmesau gazouillement des innombrables hirondelles quivoltigeaient sur nos têtes dans l' appartement.La journée se passa à rendre les visites que nousavions reçues, au gouverneur et au supérieur ducouvent de terre-sainte à Jaffa, vénérablereligieux espagnol qui habite Jaffa depuis l' époqueoù les français y vinrent, et qui nous certifia lavérité de l' empoisonnement des pestiférés.

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Jaffa ou Yaffa, l' ancienne joppé de l' écriture,est un des plus anciens et des plus célèbres portsde l' univers. Pline en parle comme d' une citéantédiluvienne. C' est là, selon les traditions,qu' Andromède fut attachée au roc et exposée aumonstre marin ; c' est là que Noé construisitl' arche ; c' est là que les cèdres du mont Libanabordaient par ordre de Salomon, pour servir à laconstruction du temple. Jonas, le prophète, s' yembarqua huit cent soixante-deux ans avant leChrist. Saint Pierre y ressuscita Tabitha. Laville fut fortifiée par saint Louis, dans le tempsdes croisades. En 1799, Bonaparte la prit d' assaut,et y massacra les prisonniers turcs. Elle a unméchant port pour les barques seulement, et unerade très-dangereuse, comme nous l' éprouvâmesnous-mêmes à notre second voyage par mer. On compteà Jaffa cinq à six mille habitants, turcs, arabes,arméniens, grecs, catholiques et maronites. Chacunede ces communions y a une église. Le couvent latinest magnifique. On l' embellissait encore à notrepassage ; mais nous n' éprouvâmes pas l' hospitalité deces religieux : leurs vastes appartements nes' ouvrirent ni pour nous ni pour aucun des

étrangers que nous rencontrâmes à Jaffa. Ilsrestent déserts, pendant que les pèlerins cherchentavec peine l' abri de quelque misérable kan turc, oul' hospitalité onéreuse de quelque pauvre toit dejuif ou d' arménien habitant de Jaffa.Aussitôt hors des murs de Jaffa, on entre dans legrand désert d' égypte. Décidé alors à aller auCaire par cette route, je fis partir un courrierpour El-Arich, afin d' y louer des dromadairespour passer le désert. La route de Jaffa au Cairepeut se faire ainsi en douze ou quinze jours ; maiselle offre de grandes privations et de grandesdifficultés. Les ordres du gouverneur de Jaffa, et

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l' obligeance des principaux habitants de la villeen relation avec ceux de Gaza et d' El-Arich, lesavaient beaucoup aplanies pour moi.Le gouverneur nous envoya quelques cavaliers ethuit fantassins, choisis parmi les hommes les plusbraves et les plus policés du dépôt de troupeségyptiennes qui lui restaient. Ils campèrent cettenuit même à notre porte. Au lever de l' aurore, nousétions à cheval. Nous trouvâmes à la porte de laville, du côté de Ramla, une foule de cavaliersappartenant à toutes les nations qui habitent Jaffa.Ils coururent le djérid autour de nous, et nousaccompagnèrent jusqu' à une magnifique fontaine,ombragée de sycomores et de palmiers, qu' onrencontre à une heure de marche. Là, ilsdéchargèrent leurs pistolets en notre honneur, etreprirent le chemin de la ville. Il est impossiblede décrire la nouveauté et la magnificence devégétation qui se déploie des deux côtés de cetteroute, en quittant Jaffa. à droite et à gauche,c' est une forêt variée de tous les arbres fruitiers

et de tous les arbustes à fleurs de l' orient. Cetteforêt, divisée en compartiments par des haies demyrtes, de jasmins et de grenadiers, est arroséede filets d' eau échappés des belles fontainesturques dont j' ai parlé. Dans chacun de ces encloson voit un pavillon ouvert ou une tente, souslesquels la famille qui les possède vient passerquelques semaines au printemps ou en automne. Troispiquets et un morceau de toile forment une maisonde campagne pour ces heureuses familles. Lesfemmes couchent sur des nattes et sur des coussinssous la tente ; les hommes couchent en plein airsous la voûte des citronniers et des grenadiers.Les melons, les pastèques, les figues de trente-deuxespèces, qui ombragent ces lieux enchantés,fournissent les tables ; à peine y ajoute-t-on, de

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temps en temps, un agneau élevé par les enfants,et dont on fait, comme du temps de la bible, lesacrifice aux jours solennels. Jaffa est le lieude tout l' orient qu' un amant de la nature et de lasolitude devrait choisir pour passer les hivers.Le climat est la transition la plus indécise entreles déserts dévorants de l' égypte et les pluiesdes côtes de Syrie, en automne. Si j' étais maîtrede choisir mon séjour, j' habiterais le pied duLiban, Saïde, Bayruth ou Latakieh pendant leprintemps et l' automne ; les hauteurs du Libanpendant les chaleurs de l' été, rafraîchies par lesvents de mer, par le souffle qui sort de la valléedes cèdres, et par le voisinage des neiges ; etl' hiver, les jardins de Jaffa.Jaffa a quelque chose, dans son ciel et dans sonsol, de plus grandiose, de plus solennel, de pluscoloré, qu' aucun des sites que j' aie parcourus.L' oeil ne s' y repose que sur une mer sans limiteset bleue comme son ciel ; sur les immenses

grèves du désert d' égypte, où l' horizon n' estinterrompu de temps en temps que par le profild' un chameau qui s' avance avec l' ondoiement d' unevague ; et sur les cimes vertes et jaunes desinnombrables bois d' orangers qui se pressent autourde la ville. Tous les costumes des habitants oudes voyageurs qui animent ces routes sontpittoresques et étranges. Ce sont des bédouins deJéricho ou de Tibériade, revêtus de l' immenseplaid de laine blanche ; des arméniens aux longuesrobes rayées de bleu et de blanc ; des juifs detoutes les parties du globe et sous tous lesvêtements du monde, caractérisés seulement par leurslongues barbes, et par la noblesse et la majesté deleurs traits : peuple roi, mal habitué à son esclavage,et dans les regards duquel on découvre le souveniret la certitude de grandes destinées, derrière

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l' apparente humiliation du maintien et l' abaissementde la fortune présente ; des soldats égyptiensvêtus de vestes rouges, et tout à fait semblables ànos conscrits français par la vivacité de l' oeil etla rapidité de la marche. On sent que le génie etl' activité d' un grand homme ont passé en eux, etles animent pour un but inconnu. Enfin ce sont desagas turcs passant fièrement sur le chemin, montéssur des chevaux du désert, et suivis d' arabes etd' esclaves noirs ; de pauvres familles de pèlerinsgrecs assis au coin d' une rue, mangeant dans uneécuelle de bois le riz ou l' orge bouillis, qu' ilsménagent pour arriver jusqu' à la ville sainte ; etde pauvres femmes juives à demi vêtues, et succombantsous l' énorme fardeau d' un sac de haillons, chassantdevant elles des ânes dont les deux paniers sontpleins d' enfants de tout âge. Mais revenons à nous.Nous marchions gaiement, essayant de temps en temps

la vitesse de nos chevaux contre celle des chevauxarabes que montaient Mm Damiani et les fils duvice-consul de Sardaigne. Ces deux jeunes gens,fils d' un riche négociant arabe de Ramla établimaintenant à Jaffa, avaient voulu nous accompagnerjusqu' à Ramla : ils avaient envoyé, le matin,leurs esclaves pour nous préparer la maison de leurpère et le souper. Nous étions suivis encore d' unautre personnage qui s' était joint volontairement ànotre caravane, et qui nous surprit par la bizarremagnificence de son costume européen : c' était unpetit jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, d' unefigure joviale et grotesque, mais fine etspirituelle. Il avait un immense turban de mousselinejaune, un habit vert de la forme de nos habits decour, à collet droit et à larges basques, brodéde larges galons d' or sur toutes les coutures ;des pantalons collants de velours blanc, et desbottes à revers, ornées d' une paire d' éperons à

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chaînes d' argent. Un kandgiar lui servait decouteau de chasse, et une paire de pistolets,incrustés de ciselures d' argent, sortaient de saceinture et battaient contre sa poitrine.Sorti d' Italie dans son enfance, il avait été jetéen égypte par je ne sais quelle vague de fortune,et se trouvait, depuis quelques années, à Jaffaou à Ramla, exerçant son art dans les montagnesde Judée aux dépens des scheiks et des bédouins,qui ne faisaient pas sa fortune. Sa conversationnous amusa beaucoup, et j' aurais désiré l' emmeneravec moi à Jérusalem et dans les montagnes de lamer morte, qu' il paraissait connaître parfaitement ;mais ayant vécu en orient depuis plusieurs années,il y avait contracté l' invincible terreur que lesfrancs y prennent de la peste, et aucune

de mes offres ne parvint à le séduire. " en temps depeste, me dit-il, je ne suis plus médecin ; je n' yconnais qu' un remède : partir assez vite, allerassez loin, et demeurer assez longtemps pour que lemal ne puisse vous atteindre. " il avait l' air denous regarder avec pitié, comme des victimesprédestinées à aller chercher la mort à Jérusalem ;et d' un si grand nombre d' hommes que nous étions,il ne comptait en revoir que bien peu au retour." il y a quelques jours, me dit-il, que je metrouvais à Acre ; un voyageur revenant deBethléem frappa à la porte du couvent des pèresde saint-François, ils ouvrirent ; ils étaientsept. Le surlendemain, les portes du couvent étaientmurées par l' ordre du gouverneur ; le pèlerin etles sept religieux étaient morts dans lesvingt-quatre heures. "cependant nous commencions à apercevoir la tour etles minarets de Ramla, qui s' élevaient devant nousdu milieu d' un bois d' oliviers dont les troncs sontaussi gros que ceux de nos plus vieux chênes.

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Ramla, anciennement Rama éphraïm, est l' ancienneArimathie du nouveau testament ; elle renfermeenviron deux mille familles. Philippe Le Bon,duc de Bourgogne, vint y fonder un couvent latinqui subsiste encore : les arméniens et les grecs ypossèdent aussi des couvents pour le secours despèlerins de leurs nations qui vont en terre sainte.Les anciennes églises ont été converties enmosquées ; dans une des mosquées se trouve letombeau en marbre blanc du mameluk Ayoud-Bey, quis' enfuit d' égypte à l' arrivée des français, etmourut à Ramla.

En entrant dans la ville, nous nous informons si lapeste y exerçait déjà ses ravages : deux religieux,arrivés de Jérusalem, venaient d' y mourir dansla journée ; le couvent était en quarantaine. Nosnouveaux amis de Jaffa nous conduisirent à leurmaison, située au milieu de la ville. Un arabe,ancien chaudronnier, dit-on, mais aimable etexcellent homme, habitait la moitié de cettemaison, et exerçait les fonctions d' agent consulairepour je ne sais quelle nation d' Europe ; cela luidonnait le droit d' avoir un drapeau européen surle toit de sa maison : c' est la sauvegarde la pluscertaine contre les avanies des turcs et desarabes. Un excellent souper nous attendait : nouseûmes le plaisir de trouver des chaises, des lits,des tables, tous les ustensiles de l' Europe, etnous emportâmes encore une provision de pains fraisque nous dûmes à l' obligeance de nos hôtes. Lelendemain matin, nous prîmes congé de tous nos amisde Jaffa et de Ramla, qui ne nous accompagnèrentpas plus loin, et nous partîmes, escortés seulementde nos cavaliers et de nos fantassins égyptiens.J' établis ainsi l' ordre de la marche : deuxcavaliers en avant, à environ cinquante pas de lacaravane, pour écarter les arabes ou les pèlerins

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juifs que nous aurions pu rencontrer, et les tenirà distance de nos hommes et de nos chevaux ; àdroite et à gauche, sur nos flancs, les soldats àpied : nous marchions un à un à la file, sansdéranger l' ordre, les bagages au milieu. Une petiteescouade de nos meilleurs cavaliers formaitl' arrière-garde, avec ordre de ne laisser ni hommeni mulet en arrière. à l' aspect d' un corps d' arabessuspect, la caravane devait faire halte et se mettreen bataille, pendant que les cavaliers, lesinterprètes et

moi, nous irions faire une reconnaissance. De cettemanière, nous avions peu à craindre des bédouinset de la peste ; et je dois dire que cet ordre demarche fut observé par nos soldats égyptiens, parnos cavaliers turcs et par nos propres arabes, avecun scrupule d' obéissance et d' attention qui feraithonneur au corps le mieux discipliné de l' Europe.Nous le conservâmes pendant plus de vingt-cinqjours de route, et dans les positions les plusembarrassantes. Je n' eus jamais une réprimande àadresser à personne : c' est à ces mesures que nousdûmes notre salut.Quelque temps après le coucher du soleil, nousarrivâmes au bout de la plaine de Ramla, auprèsd' une fontaine creusée dans le roc, qui arrose unpetit champ de courges. Nous étions au pied desmontagnes de Judée ; une petite vallée, de cent pasde largeur, s' ouvrait à notre droite ; nous ydescendîmes : c' est là que commence la dominationdes arabes brigands de ces montagnes. Comme la nuits' approchait, nous jugeâmes prudent d' établir notrecamp dans cette vallée : nous plantâmes nos tentesà environ deux cents pas de la fontaine. Nousposâmes une garde avancée sur un mamelon qui dominela route de Jérusalem ; et pendant qu' on nouspréparait à souper, nous allâmes chasser des

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perdrix sur des collines en vue de nos tentes ;nous en tuâmes quelques-unes, et nous fîmes partir,du sein des rochers, une multitude de petitsaigles qui les habitent. Ils s' élevaient entournoyant et en criant sur nos têtes, etrevenaient sur nous après que nous avions tiré sureux.Tous les animaux ont peur du feu et de l' explosiondes armes ; l' aigle seul paraît les dédaigner etjouer avec le

péril, soit qu' il l' ignore, soit qu' il le brave.J' ai admiré, du haut d' une de ces collines, lecoup d' oeil pittoresque de notre camp, avec nospiquets de cavaliers arabes sur le mamelon, noschevaux attachés çà et là autour de nos tentes, nosmoukres assis à terre et occupés à nettoyer nosharnais et nos armes, et la flamme de notre feuperçant à travers la toile d' une de nos tentes, etrépandant sa légère fumée bleue en colonne que levent inclinait. Combien j' aimerais cette vienomade sous un pareil ciel, si l' on pouvait conduireavec soi tous ceux qu' on aime et qu' on regrette surla terre ! La terre entière appartient aux peuplespasteurs et errants comme les arabes deMésopotamie. Il y a plus de poésie dans une deleurs journées que dans des années entières de nosvies de cités. En demandant trop de choses à lavie civilisée, l' homme se cloue lui-même à laterre ; il ne peut s' en détacher sans perdre cesinnombrables superfluités dont l' usage lui a faitdes besoins. Nos maisons sont des prisonsvolontaires. Je voudrais que la vie fût un voyagesans fin, comme celui-ci ; et si je ne tenais àl' Europe par des affections, je le continueraistant que mes forces et ma fortune le comporteraient.Nous étions là sur les confins des tribus d' éphraïmet de Benjamin. Le puits près duquel nos tentes

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étaient dressées s' appelle encore le puits de Job.Nous partons avant le jour ; nous suivons, pendantdeux heures, une vallée étroite, stérile etrocailleuse, célèbre par les déprédations desarabes. C' est le lieu des environs le plus exposéà leurs courses : ils peuvent y arriver par unemultitude de petites vallées sinueuses, cachéespar le dos

des collines inhabitées ; se tenir en embuscadederrière les rochers et les arbustes, et fondre àl' improviste sur les caravanes. Le célèbreAbougosh, chef des tribus arabes de ces montagnes,tient la clef de ces défilés, qui conduisent àJérusalem : il les ouvre ou les ferme à son gré,et rançonne les voyageurs. Son quartier général està quelques lieues de nous, au village de Jérémie.Nous nous attendons à chaque instant à voirparaître ses cavaliers : nous ne rencontrons personne,excepté un jeune aga, parent du gouverneur deJérusalem, monté sur une jument de toute beauté,et accompagné de sept ou huit cavaliers. Il noussalua poliment, et se rangea, avec sa suite, pournous laisser passer, sans toucher nos chevaux ninos vêtements.Environ à une heure de Jérémie, la vallée serétrécit davantage, et des arbres couvrent lechemin de leurs rameaux. Il y a là une anciennefontaine et les restes d' un kiosque ruiné ; ongravit pendant une heure par un sentier escarpéet inégal, creusé dans le rocher, au milieu desbois, et l' on aperçoit tout à coup le village etl' église de Jérémie à ses pieds, sur le revers dela colline. L' église, maintenant mosquée, paraîtavoir été construite avec magnificence dans letemps du royaume de Jérusalem, sous les lusignan.Le village est composé de quarante à cinquantemaisons, assez vastes, suspendues sur le penchant

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de deux coteaux qui embrassent la vallée. Quelquesfiguiers disséminés et quelques champs de vigneannoncent une espèce de culture : nous voyons destroupeaux répandus autour des maisons ; quelquesarabes, revêtus de magnifiques cafetans, fumentleurs pipes sur la terrasse de la maisonprincipale, à cent pas du chemin par lequel nousdescendons. Quinze à vingt

chevaux, sellés et bridés, sont attachés dans lacour de la maison. Aussitôt que les arabes nousaperçoivent, ils descendent de la terrasse,montent à cheval, et s' avancent au petit pas versnous. Nous nous rencontrons sur une grande placeinculte qui fait face au village, et qu' ombragentcinq ou six beaux figuiers.C' était le fameux Abougosh et sa famille. Ils' avança seul avec son frère au-devant de moi :sa suite resta en arrière. Je fis à l' instantarrêter aussi la mienne, et je m' approchai avecmon interprète. Après les saluts d' usage et lescompliments interminables qui précèdent touteconversation avec les arabes, Abougosh me demandasi je n' étais pas l' émir franc que son amie ladyStanhope, la reine de Palmyre, avait mis sous saprotection, et au nom de qui elle lui avait envoyéla superbe veste de drap d' or dont il était vêtu,et qu' il me montra avec orgueil et reconnaissance.J' ignorais ce don de lady Stanhope, fait siobligeamment en mon nom ; mais je répondis quej' étais en effet l' étranger que cette femme illustreavait confié à la générosité de ses amis deJérémie ; que j' allais visiter toute la Palestine,où la domination d' Abougosh était reconnue, etque je le priais de donner les ordres nécessairespour que lady Stanhope n' eût pas de reproches àlui adresser. à ces mots, il descendit de cheval,ainsi que son frère ; il appela quelques cavaliers

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de sa suite, et leur ordonna d' apporter des nattes,des tapis et des coussins, qu' il fit étendre sousl' ombre d' un grand figuier dans le champ même oùnous étions, et nous pria avec de si vivesinstances de descendre nous-mêmes de cheval et denous asseoir sur ce divan rustique, qu' il nous futimpossible de nous y refuser.

Comme la peste régnait à Jérémie, Abougosh, quisavait que les européens étaient en quarantaine,eut soin de ne pas toucher nos vêtements, et ilétablit son divan et celui de ses frères vis-à-visde nous, à une certaine distance : quant à nous,nous n' acceptâmes que les nattes de paille et dejonc, parce qu' elles sont censées ne pas communiquerla contagion. On apporta le café et les sorbets.Nous eûmes une assez longue conversation générale ;puis Abougosh me pria d' éloigner ma suite etéloigna lui-même la sienne, pour me communiquerquelques renseignements secrets que je ne puisconsigner ici. Après avoir causé ainsi quelquesminutes, nous fîmes rapprocher, lui ses frères,moi mes amis. " connaît-on mon nom en Europe ?Me demanda-t-il. -oui, lui dis-je : les unsdisent que vous êtes un brigand, pillant etmassacrant les caravanes, emmenant les francs enesclavage, et l' ennemi féroce des chrétiens ; lesautres assurent que vous êtes un prince vaillantet généreux, réprimant le brigandage des arabesdes montagnes, assurant les routes, protégeant lescaravanes, l' ami de tous les francs qui sont dignesde votre amitié. -et vous, me dit-il en riant,que direz-vous de moi ? -je dirai ce que j' ai vu,lui répondis-je : que vous êtes aussi puissant etaussi hospitalier qu' un prince des francs, qu' onvous a calomnié, et que vous méritez d' avoir pouramis tous les européens qui, comme moi, ontéprouvé votre bienveillance et la protection de

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votre sabre. " Abougosh parut enchanté. Son frèreet lui me firent encore un grand nombre dequestions sur les usages des européens, sur noshabits, sur nos armes, qu' ils admiraient beaucoup ;et nous nous séparâmes. Au moment de nous quitter,il donna ordre à un de ses neveux et à quelquescavaliers de se mettre à la tête de

notre caravane, et de ne pas me quitter pendanttout le temps que je resterais, soit à Jérusalem,soit dans les environs. Je le remerciai, et nouspartîmes.Abougosh règne de fait sur environ quarante millearabes des montagnes de la Judée, depuis Ramlajusqu' à Jérusalem, depuis Hébron jusqu' auxmontagnes de Jéricho. Cette domination, qui s' estperpétuée dans sa famille depuis quelquesgénérations, n' a d' autre titre que sa puissancemême. En Arabie, on ne discute pas l' origine oula légitimité du pouvoir ; on le reconnaît, on luiest soumis pendant qu' il existe. Une famille estplus ancienne, plus nombreuse, plus riche, plusbrave que les autres : le chef de cette familledevient naturellement plus influent sur la tribu ;la tribu elle-même, mieux gouvernée, plushabilement ou plus vaillamment conduite à laguerre, devient dominante sans contestation.Telle est l' origine de toutes ces suprématies dechefs et de tribus que l' on reconnaît partout enAsie. La puissance se forme et se conserve commeune chose naturelle ; tout découle de la famille,et, une fois le fait de cet ascendant reconnu etconstaté dans les moeurs et les habitudes, nul nele conteste ; l' obéissance devient quelque chosede filial et de religieux. Il faut de grandsévénements et d' immenses infortunes pour renverserune famille ; et cette noblesse, pour ainsi direvolontaire, se conserve pendant des siècles. On ne

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comprend bien le régime féodal qu' après avoirvisité ces contrées ; on voit comment s' étaientformées, dans le moyen âge, toutes ces familles,toutes ces puissances locales qui régnaient surdes châteaux, sur des villages, sur des provinces :

c' est le premier degré de civilisation. à mesureque la société se perfectionne, ces petitespuissances sont absorbées par de plus grandes ; lesmunicipalités naissent, pour protéger le droit desvilles contre l' ascendant décroissant des maisonsféodales. Les grandes royautés s' élèvent, quidétruisent à leur tour les priviléges municipauxsans utilité ; puis viennent les autres phasessociales, dont les phénomènes sont innombrableset ne nous sont pas encore tous connus.Nous voilà bien loin d' Abougosh et de son peuplede brigands organisés. Son neveu marchait devantnous sur la route de Jérusalem. à un mille environde Jérémie, il quitta la route et se jeta sur ladroite, dans des sentiers de rochers qui sillonnentune montagne couverte de myrtes et de térébinthes.Nous le suivîmes. Les nouvelles de Jérusalem, quenous avait données Abougosh, étaient telles, qu' ily avait pour nous impossibilité absolue d' y entrer.La peste y augmentait à chaque instant ; soixanteà quatre-vingts personnes y succombaient tous lesjours ; tous les hospices, tous les couvents étaientfermés. Nous avions pris la résolution d' allerd' abord dans le désert de saint-Jean-Baptiste, àdeux lieues environ de Jérusalem, dans lesmontagnes les plus escarpées de la Judée ; dedemander là un asile de quelques jours au couventdes religieux latins qui y résident, et d' agirensuite selon les circonstances. C' était la routede cette solitude que le neveu d' Abougosh nousfaisait prendre.Après avoir marché environ deux heures par des

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sentiers affreux et sous un soleil dévorant, noustrouvâmes, au revers

de la montagne, une petite source et l' ombre dequelques oliviers : nous y fîmes halte. Le siteétait sublime : nous dominions la noire et profondevallée de Térébinthe, où David, avec sa fronde,tua le géant philistin. La position des deuxarmées est tellement décrite dans la circonscriptionde la vallée et dans la pente et la disposition duterrain, qu' il est impossible à l' oeil d' hésiter.Le torrent à sec sur les bords duquel Davidramassa la pierre traçait sa ligne blanchâtre aumilieu de l' étroite vallée, et marquait, commedans le récit de la bible, la séparation des deuxcamps. Je n' avais là ni bible ni voyage à la main,personne pour me donner la clef des lieux et lenom antique des vallées et des montagnes ; mais monimagination d' enfant s' était si vivement et avectant de vérité représenté la forme des lieux,l' aspect physique des scènes de l' ancien et dunouveau testament, d' après les récits et lesgravures des livres saints, que je reconnus tout desuite la vallée de Térébinthe et le champ debataille de Saül. Quand nous fûmes au couvent, jen' eus qu' à me faire confirmer par les pèresl' exactitude de mes prévisions. Mes compagnons devoyage ne pouvaient le croire.La même chose m' était arrivée à Séphora, au milieudes collines de la Galilée. J' avais désigné dudoigt et nommé par son nom une colline surmontéed' un château ruiné, comme le lieu probable de lanaissance de la vierge. Le lendemain, la même choseencore m' arriva pour la demeure des machabées àModin : en passant au pied d' une montagnearide surmontée de quelques débris d' aqueduc, jereconnus le tombeau des derniers grands citoyens dupeuple juif, et je disais vrai sans le savoir.

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L' imagination

de l' homme est plus vraie qu' on ne le pense ; ellene bâtit pas toujours avec des rêves, mais elleprocède par des assimilations instinctives dechoses et d' images qui lui donnent des résultatsplus sûrs et plus évidents que la science et lalogique. Excepté les vallées du Liban, les ruinesde Balbek, les rives du Bosphore à Constantinople,et le premier aspect de Damas du haut del' Anti-Liban, je n' ai presque jamais rencontréun lieu et une chose dont la première vue ne fûtpour moi comme un souvenir. Avons-nous vécu deuxfois ou mille fois ? Notre mémoire n' est-ellequ' une glace ternie que le souffle de Dieu ravive ?Ou bien avons-nous, dans notre imagination, lapuissance de pressentir et de voir avant que nousvoyions réellement ? Questions insolubles !à deux heures après midi, nous descendons lespentes escarpées de la vallée de Térébinthe, nouspassons à sec le lit du torrent, et nous montons,par des escaliers taillés dans le roc, au villagearabe de saint-Jean-Baptiste, que nous apercevonsdevant nous.Des arabes à la physionomie féroce nous regardentdu haut des terrasses de leurs maisons ; lesenfants et les femmes se pressent autour de nousdans les rues étroites du village ; les religieux,épouvantés du tumulte qu' ils voient du haut deleur toit, du nombre de nos chevaux et de noshommes, et de la peste que nous leur apportons,refusent d' ouvrir les portes de fer du monastère.Nous revenons sur nos pas, pour aller camper surune colline voisine du village ; nous maudissonsla dureté de coeur des moines ; j' envoie mondrogman parlementer encore avec eux et leur

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adresser les reproches qu' ils méritent. Pendant cetemps, la population tout entière descend destoits ; les scheiks nous enveloppent, et mêlentleurs cris sauvages aux hennissements de noschevaux épouvantés ; une horrible confusion règnedans toute notre caravane ; nous armons nos fusils.Le neveu d' Abougosh, monté sur le toit d' unemaison voisine du couvent, s' adresse tour à touraux religieux et au peuple. Enfin nous obtenons,par capitulation, l' entrée du couvent : une petiteporte de fer s' ouvre pour nous ; nous passons, ennous courbant, un à un ; nous déchargeons noschevaux, que nous faisons passer après nous. Leneveu d' Abougosh et ses cavaliers arabes restentdehors, et campent à la porte. Les religieux, pâleset troublés, tremblent de nous toucher ; nous lesrassurons en leur donnant notre parole que nousn' avons communiqué avec personne depuis Jaffa, etque nous n' entrerons pas à Jérusalem tant que nousserons dans l' asile que nous leur empruntons. Surcette assurance les visages irrités reprennent dela sérénité ; on nous introduit dans les vastescorridors du monastère ; chacun de nous est conduitdans une petite cellule pourvue d' un lit et d' unetable, et ornée de quelques gravures espagnoles desujets pieux. On fait camper nos soldats, nosarabes et nos chevaux dans un jardin inculte ducouvent ; l' orge et la paille sont jetées par-dessusles murailles ; on tue pour nous, dans la rue, desmoutons et un veau envoyés en présents parAbougosh ; et, pendant que mon cuisinier arabeprépare, avec les frères servants, notre repas dansla cuisine du couvent, chacun de nous va prendreun moment de repos dans sa cellule rafraîchie parla brise des montagnes, ou contempler la vue étrange quientoure le monastère.

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Le couvent de saint-Jean dans le désert est unesuccursale du couvent latin de terre-sainte àJérusalem. Ceux des religieux dont l' âge, lesinfirmités, ou les goûts de retraite plus profonde,font des cénobites plus volontaires, sont envoyésdans cette maison. La maison est grande et belle,entourée de jardins taillés dans le rocher, decours, de pressoirs pour faire l' excellent vin deJérusalem ; il y avait une vingtaine de religieuxquand nous y vînmes ; la plupart étaient desvieillards espagnols ayant passé la plus grandepartie de leur vie dans l' exercice des fonctionsde curé, soit à Jérusalem, soit à Bethléem, soitdans les autres villes de la Palestine.Quelques-uns étaient des novices assez récemmentarrivés de leurs couvents d' Espagne ; les huitou dix jours que nous avons passés avec eux nousont laissé la meilleure impression de leurcaractère, de leur charité et de la pureté de leurvie. Le père supérieur surtout est le modèle leplus accompli des vertus du chrétien : simplicité,douceur, humilité, patience inaltérable, obligeancetoujours gracieuse, zèle toujours opportun, soinsinfatigables des frères et des étrangers sansacception de rang ou de richesse, foi naturelle,agissante et contemplative à la fois, sérénitéd' humeur, et de parole et de visage, qu' aucunecontrariété ne pouvait jamais altérer. C' est unde ces rares exemples de ce que peut produire laperfection du principe religieux sur une âmed' homme : l' homme n' existe plus que dans sa formevisible ; l' âme est déjà transformée en quelquechose de surhumain, d' angélique, de déifié, quifuit l' admiration, mais qui la commande. Nousfûmes tous également frappés, maîtres etdomestiques, chrétiens ou arabes, de la saintetécommunicative de cet excellent religieux ; son âmesemblait s' être répandue

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sur tous les pères et les frères du couvent ; car,à des degrés différents, nous admirâmes dans tousun peu des qualités du supérieur, et cette maisonde charité et de paix nous a laissé unineffaçable souvenir. L' état monacal, dans l' époqueoù nous sommes, a toujours profondément répugné àmon intelligence et à ma raison ; mais l' aspect ducouvent de saint-Jean-Baptiste serait propre àdétruire ces répugnances s' il n' était une exception,et si ce qui est contraire à la nature, à lafamille, à la société, pouvait jamais être uneinstitution justifiable. Les couvents de terresainte ne sont pas au reste dans ce cas ; ils sontutiles au monde par l' asile qu' ils offrent auxpèlerins d' occident, par l' exemple des vertuschrétiennes qu' ils peuvent donner aux peuples quiignorent ces vertus ; enfin par les rapports qu' ilsentretiennent seuls entre certaines parties del' orient et les nations de l' occident.Les pères nous réveillèrent vers le soir pour nousconduire au réfectoire, où leurs serviteurs et lesnôtres avaient préparé notre repas. Ce repas,comme celui de tous les jours que nous passâmesdans ce couvent, consistait en omelettes, enmorceaux de mouton enfilés dans une brochette defer et rôtis au feu, et en pilau de riz. On nousdonna, pour la première fois, d' excellent vin blancdes vignes des environs : c' est le seul vin quisoit connu en Judée. Les pères du désert desaint-Jean-Baptiste sont les seuls qui sachent lefaire ; ils en fournissent à tous les couvents dela Palestine : j' en achetai un petit baril, quej' expédiai en Europe. Pendant le repas, tous lesreligieux se promenaient dans le réfectoire,causant tour à tour avec nous ; le père supérieurveillait à ce que rien ne nous manquât,

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nous servait souvent de ses propres mains, etallait nous chercher, dans les armoires du couvent,les liqueurs, le chocolat, et toutes les petitesfriandises qui lui restaient du dernier vaisseauarrivé d' Espagne. Après le souper, nous montâmesavec eux sur les terrasses du monastère : c' est lapromenade habituelle des religieux en temps depeste, et ils restent souvent reclus ainsi pendantplusieurs mois de l' année. " au reste, nousdisaient-ils, cette réclusion nous est moinspénible que vous ne pensez ; car elle nous donne ledroit de fermer nos portes de fer aux arabes dupays, qui nous importunent sans cesse de leursvisites et de leurs demandes. Lorsque la quarantaineest levée, le couvent est toujours plein de ceshommes insatiables : nous aimons mieux la pesteque la nécessité de les voir. " je le compris aprèsles avoir moi-même connus.Le village de saint-Jean du désert est sur unmamelon entouré de toutes parts de profondes etsombres vallées dont on n' aperçoit pas le fond.Les flancs de ces vallées, qui font face de tousles côtés aux fenêtres du couvent, sont tailléspresque à pic dans le rocher gris qui leur sert debase. Ces rochers sont percés de profondes cavernesque la nature a creusées, et que les solitaires despremiers siècles ont approfondies pour y mener la viedes aigles ou des colombes. çà et là, sur despentes un peu moins roides, on voit quelquesplantations de vignes qui s' élèvent sur les troncsdes petits figuiers, et retombent en rampant sur leroc. Voilà l' aspect de toutes ces solitudes. Uneteinte grise, tachetée d' un vert jaune, couvretout le paysage ; du toit du couvent, on plonge detoutes parts sur des abîmes sans fond ; quelquespauvres maisons d' arabes mahométans et

chrétiens sont groupées sur les rochers, à l' ombre

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du monastère. Ces arabes sont les plus féroces etles plus perfides de tous les hommes. Ilsreconnaissent l' autorité d' Abougosh. Le nomd' Abougosh fait pâlir les moines. Ils ne pouvaientcomprendre par quelle puissance de séduction oud' autorité ce chef nous avait accueillis ainsi, etdonné son propre neveu pour guide ; ilssoupçonnaient en ceci quelque grande intelligencediplomatique, et ne cessaient de me demander maprotection auprès du tyran de leurs tyrans.Nous rentrâmes lorsque la nuit fut venue, etpassâmes la soirée dans le corridor du couvent,dans de douces conversations avec l' excellentsupérieur et les bons pères espagnols. Ils étaientétrangers à tout ; aucunes nouvelles d' Europe nefranchissent ces inaccessibles montagnes. Il leurétait impossible de comprendre quelque chose à lanouvelle révolution française. " enfin, disaient-ilspour conclusion à tous nos récits, pourvu que leroi de France soit catholique et que la Francecontinue à protéger les couvents de terre sainte,tout va bien. " ils nous firent voir leur église,charmante petite nef bâtie à l' endroit où naquitle précurseur du Christ, et ornée d' un orgue,ainsi que de plusieurs tableaux médiocres del' école espagnole.Le lendemain, nous ne pûmes résister au désir dejeter au loin un regard sur Jérusalem.Nous fîmes nos conditions avec les pères ; il futconvenu que nous laisserions au monastère unepartie de nos gens, de nos chevaux et de nosbagages ; que nous ne prendrions avec nous que lescavaliers d' Abougosh, les soldats égyptiens,

et les domestiques arabes indispensables aux soinsde nos chevaux de selle ; que nous n' entrerions pasdans la ville ; que nous nous bornerions à en fairele tour, en évitant le contact avec les habitants ;

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que dans le cas où, par accident ou autrement, cecontact aurait eu lieu, nous ne demanderions plusà rentrer au couvent, mais que nous retirerions noseffets et notre monde, et camperions dans lesenvirons de Jérusalem. Ces conditions acceptées,et sans autre gage que notre parole et notrevéracité, nous partîmes.

JERUSALEM

Le 28 octobre, nous partons, à cinq heures dumatin, du désert de saint-Jean-Baptiste. Nousattendons l' aurore à cheval, dans la cour ducouvent, fermée de hautes murailles, pour ne pascommuniquer, dans les ténèbres, avec les arabes etles turcs pestiférés du village et de Bethléem. àcinq heures et demie, nous sommes en marche ; nousgravissons une montagne toute semée de rochesgrises énormes, et attachées en bloc, les unes lesautres, comme si le marteau les avaient cassées.-quelques vignes rampantes, aux feuilles jauniespar l' automne, se traînent dans de petits champsdéfrichés dans les intervalles des rochers, etd' énormes tours de pierres, semblables à cellesdont

parle le cantique des cantiques , s' élèvent dansces vignes : -des figuiers, dont le sommet estdéjà dépouillé de feuilles, sont jetés sur lesbords de la vigne, et laissent tomber leurs figuesnoires sur la roche. -à notre droite, le désert desaint-Jean, où retentit la voix, vox clamavitin deserto, se creuse, comme un immense abîme,entre cinq ou six hautes et noires montagnes ; et,

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dans l' intervalle que laissent leurs sommetspierreux, l' horizon de la mer d' égypte, couvertd' une brume noirâtre, s' entr' ouvre à nos yeux : ànotre gauche, et tout près de nous, voici une ruinede tour ou de château antique, sur la pointe d' unmamelon très-élevé, qui se dépouille, comme tout cequi l' entoure : on distingue quelques autresruines, semblables aux arches d' un aqueduc,descendant de ce château : sur la pente de lamontagne, quelques ceps croissent à leurs pieds, etjettent sur ces arches écroulées quelques voûtes deverdure jaune et pâle : un ou deux térébinthescroissent isolés dans ces débris ; c' est Modin, le château et le tombeau des derniers hommeshéroïques de l' histoire sacrée, -les machabées.-nous laissons derrière nous ces ruines,étincelantes des rayons les plus hauts du matin :ces rayons ne sont pas fondus, comme en Europe,dans une vague et confuse clarté, dans unrayonnement éclatant et universel ; ils s' élancent,du haut des montagnes qui nous cachent Jérusalem,comme des flèches de feu de diverses teintes,réunies à leur centre, et divergeant dans le cielà mesure qu' ils s' en éloignent : les uns sont d' unbleu légèrement argenté, les autres d' un blancmat ; ceux-ci d' un rose tendre et pâlissant surleurs bords, ceux-là d' une couleur de feu ardent,et chauds comme les rayons d' un incendie, -divisés,et cependant harmonieusement accordés, par desteintes successives

et dégradées : ils ressemblent à un brillantarc-en-ciel, dont le cercle se serait brisé dansle firmament, et qui se disséminerait dans lesairs. -c' est la troisième fois que ce beauphénomène de l' aurore ou du coucher du soleil seprésente à nous sous cet aspect, depuis que noussommes dans la région montagneuse de la Galilée

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et de la Judée ; c' est l' aurore ou le soir telsque les peintres antiques les représentent, imagequi paraîtrait fausse à qui n' a pas été témoin dela réalité. -à mesure que le jour monte, l' éclatdistinct et la couleur azurée ou enflammée dechacune de ces barres lumineuses diminue, et sefond dans la lueur générale de l' atmosphère ; et lalune qui était suspendue sur nos têtes, rose encoreet couleur de feu, s' efface, prend une teintenacrée, et s' enfonce dans la profondeur du cielcomme un disque d' argent, dont la couleur pâlit àmesure qu' il s' enfonce dans une eau profonde.Après avoir gravi une seconde montagne, plus hauteet plus nue encore que la première, l' horizons' ouvre tout à coup sur la droite, et laisse voirtout l' espace qui s' étend entre les dernierssommets de la Judée où nous sommes, et la hautechaîne des montagnes d' Arabie. Cet espace estinondé déjà de la lumière ondoyante et vaporeusedu matin ; après les collines inférieures qui sontsous nos pieds, roulées et brisées en blocs deroches grises et concassées, l' oeil ne distingueplus rien que cet espace éblouissant et sisemblable à une vaste mer, que l' illusion fut pournous complète, et que nous crûmes discerner cesintervalles d' ombre foncée et de plaques mates etargentées, que le jour naissant fait briller oufait assombrir sur une mer calme. Sur les bords decet océan imaginaire, un peu sur la gauche de

notre horizon, et environ à une lieue de nous, lesoleil brillait sur une tour carrée, sur unminaret élevé, et sur les larges murailles jaunesde quelques édifices qui couronnent le sommet d' unecolline basse, et dont la colline même nousdérobait la base : mais à quelques pointes deminarets, à quelques créneaux de murs plus élevés,et à la cime noire et bleue de quelques dômes qui

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pyramidaient derrière la tour et le grand minaret,on reconnaissait une ville, dont nous ne pouvionsdécouvrir que la partie la plus élevée, et quidescendait le long des flancs de la colline : ce nepouvait être que Jérusalem ; nous nous en croyionsplus éloignés encore, et chacun de nous, sans oserrien demander au guide, de peur de voir sonillusion détruite, jouissait en silence de cepremier regard jeté à la dérobée sur la ville, ettout m' inspirait le nom de Jérusalem. C' étaitelle ! Elle se détachait en jaune sombre et mat,sur le fond bleu du firmament et sur le fond noirdu mont des oliviers. Nous arrêtâmes nos chevauxpour la contempler dans cette mystérieuse etéblouissante apparition. Chaque pas que nous avionsà faire, en descendant dans les vallées profondeset sombres qui étaient sous nos pieds, allait denouveau la dérober à nos yeux : derrière ces hautesmurailles et ces dômes abaissés de Jérusalem, unehaute et large colline s' élevait en seconde ligne,plus sombre que celle qui portait et cachait laville : cette seconde colline bordait et terminaitpour nous l' horizon. Le soleil laissait dansl' ombre son flanc occidental ; mais rasant de sesrayons verticaux sa cime, semblable à une largecoupole, il paraissait faire nager son sommettransparent dans la lumière, et l' on nereconnaissait la limite indécise de la terre et duciel qu' à quelques arbres larges et noirs plantéssur le sommet le plus

élevé, et à travers lesquels le soleil faisaitpasser ses rayons.C' était la montagne des oliviers ; c' étaient cesoliviers eux-mêmes, vieux témoins de tant de joursécrits sur la terre et dans le ciel, arrosés delarmes divines, de la sueur de sang, et de tantd' autres larmes et de tant d' autres sueurs, depuis

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la nuit qui les a rendus sacrés. On en distinguaitconfusément quelques autres qui formaient destaches sombres sur ses flancs ; puis les murs deJérusalem coupaient l' horizon, et cachaient lepied de la montagne sacrée : plus près de nous, etimmédiatement sous nos yeux, rien que le désert depierres, qui sert d' avenue à la ville de pierres :-ces pierres énormes et fondues, d' une teinteuniforme de gris de cendre, s' étendent, sansinterruption, depuis l' endroit où nous étionsjusqu' aux portes de Jérusalem. Les colliness' abaissent et se relèvent ; des vallées étroitescirculent et serpentent entre leurs racines ;quelques vallons même s' étendent çà et là, commepour tromper l' oeil de l' homme et lui promettre lavégétation et la vie ; mais tout est de pierres,collines, vallées et plaines : ce n' est qu' uneseule couche de dix ou douze pieds d' épaisseur deroches, qui n' offrent qu' assez d' intervalle entreelles pour laisser ramper le reptile, ou pourbriser la jambe du chameau qui s' y enfonce. Si l' onse représente d' énormes murailles de pierrescolossales comme celles du colisée ou des grandsthéâtres romains, s' écroulant d' une seule pièce, etrecouvrant de leurs pans immenses la terre qui lesporte, on aura une exacte idée de la couche et dela nature des roches qui recouvrent partout cesderniers remparts de la ville du désert. Plus onapproche, plus les pierres se pressent

et s' élèvent comme des avalanches éternelles,prêtes à engloutir le passant. Les derniers pas quel' on fait avant de découvrir Jérusalem sontcreusés au milieu d' une avenue immobile et funèbrede ces rochers qui s' élèvent de dix piedsau-dessus de la tête du voyageur, et ne laissentvoir que la partie du ciel qui est au-dessus d' eux :nous étions dans cette dernière et lugubre avenue,

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nous y marchions depuis un quart d' heure, quandles rochers, s' écartant tout à coup à droite et àgauche, nous laissèrent face à face avec les mursde Jérusalem, auxquels nous touchions sans nousen douter. Un espace vide de quelques centaines depas s' étendait seul entre la porte de Bethléem etnous : cet espace, aride et ondulé comme ces glacisqui entourent de loin les places fortes del' Europe et désolé comme eux, s' ouvrait à droite,et s' y creusait en un étroit vallon, qui descendaiten pente douce, et à gauche il portait cinq vieuxtroncs d' oliviers à demi couchés sous le poids dutemps et des soleils ; arbres pour ainsi direpétrifiés, comme les champs stériles d' où ils sontpéniblement sortis.La porte de Bethléem, dominée par deux tourscouronnées de créneaux gothiques, mais déserte etsilencieuse comme ces vieilles portes de châteauxabandonnés, était ouverte devant nous. Nous restâmesquelques minutes immobiles à la contempler ; nousbrûlions du désir de la franchir, mais la pesteétait à son plus haut période d' intensité dansJérusalem : on ne nous avait reçus au couvent desaint-Jean-Baptiste du désert que sous la promessela plus formelle de ne pas entrer dans la ville.Nous n' entrâmes pas ; -et, tournant à gauche, nousdescendîmes lentement le long des hautes murailles,bâties au revers d' un ravin

profond ou d' un fossé où nous apercevions de tempsen temps les pierres fondamentales de l' ancienneenceinte d' Hérode. à tous les pas nous rencontrionsles cimetières turcs, blanchis de monumentsfunéraires surmontés du turban : ces cimetières,dont la peste peuplait chaque nuit les solitudes,étaient çà et là remplis de groupes de femmesturques et arabes qui venaient pleurer leurs marisou leurs pères. Quelques tentes étaient plantées sur

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les tombes, et sept ou huit femmes assises ou àgenoux, tenant de beaux enfants qu' elles allaitaient,sur leurs bras, poussaient, par intervalles, deslamentations cadencées, chants ou prières funèbresdont la religieuse mélancolie s' alliaitmerveilleusement à la scène désolée qui était sousnos yeux. Ces femmes n' étaient point voilées ;quelques-unes étaient jeunes et belles ; ellesavaient à côté d' elles des corbeilles pleines defleurs artificielles, et peintes de couleurséclatantes, qu' elles plantaient tout autour dutombeau en les arrosant de larmes. Elles sepenchaient de temps en temps vers la terrefraîchement remuée, et chantaient au mort quelquesversets de leur complainte, paraissant lui parlertout bas ; puis, restant en silence, l' oreillecollée au monument, elles avaient l' air d' attendreet d' écouter la réponse. Ces groupes de femmes etd' enfants, assis pour pleurer là tout le jour,étaient le seul signe de vie et d' habitationhumaine qui nous apparût pendant notre circuitautour des murailles : du reste, nul bruit, nullefumée ne s' élevait ; et quelques colombes, volantdes figuiers aux créneaux, et des créneaux sur lesbords des piscines saintes, étaient le seulmouvement et le seul murmure de cette enceintemuette et vide.à moitié chemin de la descente qui nous conduisait au

Cédron et au pied du mont des oliviers, nous vîmesune grotte profonde, ouverte, non loin des fossésde la ville, sous un monticule de roche jaunâtre.Je ne voulus pas m' y arrêter ; je voulais voird' abord Jérusalem, et rien qu' elle, et elle toutentière, embrassée d' un seul regard avec sesvallées et ses collines, son Josaphat et sonCédron, son temple et son sépulcre, ses ruines etson horizon !

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Nous passâmes ensuite devant la porte de Damas,charmant monument du goût arabe, flanquée de deuxtours ; ouverte par une large, haute et éléganteogive, et crénelée de créneaux arabesques en formede turbans de pierre. Puis nous tournâmes à droitecontre l' angle des murs de la ville, qui formentdu côté du nord un carré régulier ; et ayant ànotre gauche la profonde et obscure vallée deGethsemani, dont le torrent à sec du Cédronoccupe et remplit le fond, nous suivîmes, jusqu' àla porte de saint-étienne, un sentier étroittouchant aux murailles, interrompu par deux bellespiscines, dans l' une desquelles le Christ guéritle paralytique. Ce sentier est suspendu sur unemarge étroite qui domine le précipice de Gethsemaniet la vallée de Josaphat : à la porte desaint-étienne, il est interrompu dans sa directionle long des terrasses à pic qui portaient letemple de Salomon, et portent aujourd' hui lamosquée d' Omar ; et une pente rapide et largedescend tout à coup à gauche, vers le pont quitraverse le Cédron et conduit à Gethsemani et aujardin des olives. Nous passâmes ce pont, et nousredescendîmes de cheval en face d' un charmantédifice d' architecture composite, mais d' uncaractère sévère et antique, qui est comme enseveliau plus profond de la vallée de Gethsemani et enoccupe toute la largeur. C' est le tombeau supposé

de la vierge, mère du Christ : il appartient auxarméniens, dont les couvents étaient les plusravagés par la peste. Nous n' entrâmes donc pas dansle sanctuaire même du tombeau ; je me contentai deme mettre à genoux sur la marche de marbre de lacour qui précède ce joli temple, et d' invoquer celledont toute mère apprend, de bonne heure, à sonenfant le culte pieux et tendre. En me levant,j' aperçus derrière moi un arpent d' étendue, touchant

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d' un côté à la rive élevée du torrent du Cédron,et de l' autre s' élevant doucement contre la base dumont des olives. Un petit mur de pierres sans cimententoure ce champ, et huit oliviers, espacés detrente à quarante pas les uns des autres, lecouvrent presque tout entier de leur ombre. Cesoliviers sont au nombre des plus gros arbres decette espèce que j' aie jamais rencontrés : latradition fait remonter leurs années jusqu' à ladate mémorable de l' agonie de l' homme-dieu quiles choisit pour cacher ses divines angoisses.Leur aspect confirmerait au besoin la traditionqui les vénère ; leurs immenses racines, comme lesaccroissements séculaires, ont soulevé la terre etles pierres qui les recouvraient, et, s' élevant deplusieurs pieds au-dessus du niveau du sol,présentent au pèlerin des siéges naturels, où ilpeut s' agenouiller ou s' asseoir pour recueillir lessaintes pensées qui descendent de leurs cimessilencieuses. Un tronc noueux, cannelé, creusé parla vieillesse comme par des rides profondes,s' élève en large colonne sur ces groupes de racines,et, comme accablé et penché par le poids des jours,s' incline à droite ou à gauche, et laisse pendre sesvastes rameaux entrelacés, que la hache a cent foisretranchés pour les rajeunir. Ces rameaux vieux etlourds, qui s' inclinent sur le tronc, en portentd' autres plus jeunes qui s' élèvent un peu

vers le ciel, et d' où s' échappent quelques tigesd' une ou deux années, couronnées de quelques touffesde feuilles, et noircies de quelques petites olivesbleues qui tombent, comme des reliques célestes,sur les pieds du voyageur chrétien. Je m' écartaide la caravane, qui était restée autour du tombeaude la vierge, et je m' assis un moment sur lesracines du plus solitaire et du plus vieux de cesoliviers ; son ombre me cachait les murs de

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Jérusalem ; son large tronc me dérobait auxregards des bergers, qui paissaient des brebis noiressur le penchant du mont des olives. Je n' avais sousles yeux que le ravin profond et déchiré duCédron, et les cimes de quelques autres oliviersqui couvrent en cet endroit toute la largeur de lavallée de Josaphat. Nul bruit ne s' élevait du litdu torrent à sec, nulle feuille ne frémissait surl' arbre. Je fermai un moment les yeux, je mereportai en pensée à cette nuit, veille de larédemption du genre humain, où le messager divinavait bu jusqu' à la lie le calice de l' agonie,avant de recevoir la mort de la main des hommes,pour salaire de son céleste message.Je demandai ma part de ce salut qu' il était venuapporter au monde à un si haut prix ; je mereprésentai l' océan d' angoisses qui dut inonderle coeur du fils de l' homme quand il contemplad' un seul regard toutes les misères, toutes lesténèbres, toutes les amertumes, toutes les vanités,toutes les iniquités du sort de l' homme ; quand ilvoulut soulever seul ce fardeau de crimes et demalheurs sous lequel l' humanité tout entière passecourbée et gémissante dans cette étroite vallée delarmes ; quand il comprit qu' on ne pouvait apportermême une vérité et une consolation nouvelle àl' homme qu' au prix de sa vie ; quand, reculantd' effroi devant

l' ombre de la mort qu' il sentait déjà sur lui, ildit à son père : " que ce calice passe loin de moi ! "et moi, homme misérable, ignorant et faible, jepourrais donc m' écrier aussi, au pied de l' arbrede la faiblesse humaine : seigneur, que tous cescalices d' amertume s' éloignent de moi, et soientreversés par vous dans ce calice déjà bu pour noustous ! -lui, avait la force de le boire jusqu' àla lie ; -il vous connaissait, il vous avait vu ;

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il savait pourquoi il allait le boire ; il savaitquelle vie immortelle l' attendait au fond de sontombeau de trois jours ; -mais moi, seigneur, quesais-je, si ce n' est la souffrance qui brise moncoeur, et l' espérance qu' il m' a apprise ?Je me relevai, et j' admirai combien ce lieu avaitété divinement prédestiné et choisi pour la scènela plus douloureuse de la passion de l' homme-dieu.C' était une vallée étroite, encaissée, profonde ;fermée au nord par des hauteurs sombres et nuesqui portaient les tombeaux des rois ; ombragée àl' ouest par l' ombre des murs sombres et gigantesquesd' une ville d' iniquités ; couverte à l' orient parla cime de la montagne des oliviers, et traverséepar un torrent qui roulait ses ondes amères etjaunâtres sur les rochers brisés de la vallée deJosaphat. à quelques pas de là, un rocher noir etnu se détache, comme un promontoire, du pied de lamontagne, et, suspendu sur le Cédron et sur lavallée, porte quelques vieux tombeaux des rois etdes patriarches, taillés en architecturegigantesque et bizarre, et s' élance, comme le pontde la mort, sur la vallée des lamentations.à cette époque, sans doute, les flancs, aujourd' huidemi-nus,

de la montagne des oliviers étaient arrosés parl' eau des piscines et par les flots encore coulantsdu Cédron. Des jardins de grenadiers, d' orangerset d' oliviers, couvraient d' une ombre plus épaissel' étroite vallée de Gethsemani, qui se creuse,comme un nid de douleur, dans le fond le plusrétréci et le plus ténébreux de celle de Josaphat.L' homme d' opprobre, l' homme de douleur pouvait s' ycacher comme un criminel, entre les racines dequelques arbres, entre les roches du torrent, sousles triples ombres de la ville, de la montagne etde la nuit ; il pouvait entendre de là les pas

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secrets de sa mère et de ses disciples, quipassaient sur le chemin en cherchant leur fils etleur maître ; les bruits confus, les acclamationsstupides de la ville, qui s' élevaient au-dessus desa tête, pour se réjouir d' avoir vaincu la véritéet chassé la justice ; et le gémissement duCédron, qui roulait ses ondes sous ses pieds, etqui bientôt allait voir sa ville renversée et sessources brisées par la ruine d' une nation coupableet aveugle. Le Christ pouvait-il mieux choisir lelieu de ses larmes ? Pouvait-il arroser de la sueurde sang une terre plus labourée de misères, plusabreuvée de tristesses, plus imbibée delamentations ?Je remontai à cheval, et, tournant à chaque instantla tête pour apercevoir quelque chose de plus dela vallée et de la ville, je gravis en un quartd' heure la montagne des oliviers : chaque pas quefaisait mon cheval sur le sentier qui y monte medécouvrait un quartier, un édifice de plus deJérusalem. J' arrivai au sommet couronné d' unemosquée en ruines qui couvre la place où le Christs' éleva au ciel après sa résurrection ; je déclinaiun peu vers la droite de cette mosquée pour arriverauprès de deux colonnes brisées,

couchées à terre aux pieds de quelques oliviers, surun plateau qui regarde à la fois Jérusalem, Sion,les vallées de saint-Saba qui mènent à la mermorte ; la mer morte elle-même, brillant de làentre les cimes des montagnes et l' horizon immenseet sillonné de cimes diverses qui se termine auxmontagnes d' Arabie : là, je m' assis. -voici lascène devant moi :la montagne des oliviers, au sommet de laquelle jesuis assis, descend, en pente brusque et rapide,jusque dans le profond abîme qui la sépare deJérusalem et qui s' appelle la vallée de Josaphat.

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Du fond de cette sombre et étroite vallée dont lesflancs nus sont tachetés de pierres noires etblanches, pierres funèbres de la mort, dont ils sontpresque partout pavés, s' élève une immense et largecolline dont l' inclinaison rapide ressemble à celled' un haut rempart éboulé ; nul arbre n' y peutplanter ses racines, nulle mousse même n' y peutaccrocher ses filaments ; la pente est si roide,que la terre et les pierres y croulent sans cesse,et elle ne présente à l' oeil qu' une surface depoussière aride et desséchée, semblable à desmonceaux de cendres jetées du haut de la ville. Versle milieu de cette colline ou de ce rempart naturel,de hautes et fortes murailles de pierres larges etnon taillées sur leur face extérieure prennentnaissance, cachant leurs fondations romaines ethébraïques sous cette cendre même qui recouvreleurs pieds, et s' élèvent ici de cinquante, de cent,et, plus loin, de deux à trois cents pieds au-dessusde cette base de terre. -les murailles sont coupéesde trois portes de ville, dont deux sont murées, etdont la seule ouverture devant nous semble aussivide et aussi déserte que si elle ne donnait entréeque dans

une ville inhabitée. Les murs s' élèvent encoreau-dessus de ces portes, et soutiennent une largeet vaste terrasse qui s' étend sur les deux tiers dela longueur de Jérusalem, du côté qui regardel' orient. Cette terrasse peut avoir à vue d' oeilmille pieds de long sur cinq à six cents pieds delarge ; elle est d' un niveau à peu près parfait,sauf à son centre où elle se creuse insensiblement,comme pour rappeler à l' oeil la vallée peu profondequi séparait jadis la colline de Sion de la villede Jérusalem. Cette magnifique plate-forme,préparée sans doute par la nature, mais évidemmentachevée par la main des hommes, était le piédestal

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sublime sur lequel s' élevait le temple de Salomon ;elle porte aujourd' hui deux mosquées turques :l' une, El-Sakara, au centre de la plate-forme,sur l' emplacement même où devait s' étendre letemple ; l' autre, à l' extrémité sud-est de laterrasse, touchant aux murs de la ville. La mosquéed' Omar, ou El-Sakara, édifice admirabled' architecture arabe, est un bloc de pierre et demarbre d' immenses dimensions, à huit pans, chaquepan orné de sept arcades terminées en ogive ;au-dessus de ce premier ordre d' architecture, untoit en terrasse, d' où part tout un autre ordred' arcades plus rétrécies, terminées par un dômegracieux couvert en cuivre, autrefois doré. -lesmurs de la mosquée sont revêtus d' émail bleu ; àdroite et à gauche s' étendent de larges paroisterminées par de légères colonnades moresques,correspondant aux huit portes de la mosquée. Audelà de ces arches détachées de tout autre édifice,les plates-formes continuent et se terminent, l' uneà la partie nord de la ville, l' autre aux murs ducôté du midi. De hauts cyprès disséminés comme auhasard, quelques oliviers, et des arbustes vertset gracieux, croissant çà et là entre les mosquées,relèvent

leur élégante architecture et la couleur éclatantede leurs murailles, par la forme pyramidale et lasombre verdure qui se découpent sur la façade destemples et des dômes de la ville. Au delà des deuxmosquées et de l' emplacement du temple, Jérusalemtout entière s' étend et jaillit, pour ainsi dire,devant nous, sans que l' oeil puisse en perdre untoit ou une pierre, et comme le plan d' une villeen relief que l' artiste étalerait sur une table.Cette ville, non pas comme on nous l' a représentée,amas informe et confus de ruines et de cendressur lequel sont jetées quelques chaumières d' arabes,

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ou plantées quelques tentes de bédouins ; non pascomme Athènes, chaos de poussière et de mursécroulés, où le voyageur cherche en vain l' ombredes édifices, la trace des rues, la vision d' uneville : mais ville brillante de lumière et decouleur, -présentant noblement aux regards sesmurs intacts et crénelés, sa mosquée bleue avecses colonnades blanches, ses milliers de dômesresplendissants, sur lesquels la lumière d' unsoleil d' automne tombe et rejaillit en vapeuréblouissante ; les façades de ses maisons teintes,par le temps et par les étés, de la couleur jauneet dorée des édifices de Paestum ou de Rome ; sesvieilles tours, gardiennes de ses murailles,auxquelles il ne manque ni une pierre, ni unemeurtrière, ni un créneau ; et enfin, au milieu decet océan de maisons et de cette nuée de petitsdômes qui les recouvrent, un dôme noir et surbaissé,plus large que les autres, dominé par un autredôme blanc : c' est le saint sépulcre et lecalvaire ; ils sont confondus et comme noyés, delà, dans l' immense dédale de dômes, d' édifices etde rues qui les environnent ; et il est difficilede se rendre compte ainsi de l' emplacement ducalvaire et de celui du sépulcre, qui, selon lesidées que nous donne

l' évangile, devraient se trouver sur une collineécartée hors des murs, et non dans le centre deJérusalem. La ville, rétrécie du côté de Sion,se sera sans doute agrandie du côté du nord pourembrasser, dans son enceinte, les deux sites quifont sa honte et sa gloire, le site du supplicedu juste, et celui de la résurrection del' homme-dieu.Voilà la ville du haut de la montagne des oliviers !Elle n' a pas d' horizon derrière elle, ni du côtéde l' occident ni du côté du nord. La ligne de ses

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murs et de ses tours, les aiguilles de sesnombreux minarets, les cintres de ses dômeséclatants, se découpent à nu et crûment sur le bleud' un ciel d' orient ; et la ville, ainsi portée etprésentée sur son plateau large et élevé, semblebriller encore de toute l' antique splendeur de sesprophéties, ou n' attendre qu' une parole pour sortirtout éblouissante de ses dix-sept ruines successives,et devenir cette Jérusalem nouvelle qui sortdu sein du désert, brillante de clarté !C' est la vision la plus éclatante que l' oeil puisseavoir d' une ville qui n' est plus ; car elle sembleêtre encore, et rayonner comme une ville pleine dejeunesse et de vie ; et cependant, si l' on yregarde avec plus d' attention, on sent que ce n' estplus en effet qu' une belle vision de la ville deDavid et de Salomon. Aucun bruit ne s' élève deses places et de ses rues ; il n' y a plus de routesqui mènent à ses portes de l' orient ou de l' occident,du midi ou du septentrion ; il n' y a que quelquessentiers serpentant au hasard entre les rochers,où l' on ne rencontre que quelques arabes demi-nus,montés sur leurs ânes, et quelques chameliers deDamas, ou quelques femmes de Bethléem ou deJéricho, portant

sur leurs têtes un panier de raisins d' Engaddi,ou une corbeille de colombes qu' elles vont vendrele matin, sous les térébinthes, hors des portes dela ville.Nous fûmes assis tout le jour en face des portesprincipales de Jérusalem ; nous fîmes le tour desmurs, en passant devant toutes les autres portesde la ville. Personne n' entrait, personne nesortait ; le mendiant même n' était pas assis contreles bornes, la sentinelle ne se montrait pas surle seuil ; nous ne vîmes rien, nous n' entendîmesrien ; le même vide, le même silence à l' entrée

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d' une ville de trente mille âmes, pendant lesdouze heures du jour, que si nous eussions passédevant les portes mortes de Pompéi oud' Herculanum ! Nous ne vîmes que quatre convoisfunèbres sortir en silence de la porte de Damas,et s' acheminer le long des murs vers les cimetièresturcs ; et de la porte de Sion, lorsque nous ypassâmes, qu' un pauvre chrétien mort de la pestele matin, et que quatre fossoyeurs emportaient aucimetière des grecs. Ils passèrent près de nous,étendirent le corps du pestiféré sur la terre,enveloppé de ses habits, et se mirent à creuser ensilence son dernier lit, sous les pieds de noschevaux. La terre autour de la ville étaitfraîchement remuée par de semblables sépulturesque la peste multipliait chaque jour, et le seulbruit sensible, hors des murailles de Jérusalem,était la complainte monotone des femmes turquesqui pleuraient leurs morts. Je ne sais si la pesteétait la seule cause de la nudité des chemins etdu silence profond autour de Jérusalem et dedans.Je ne le crois pas, car les turcs et les arabes nese détournent pas des fléaux de Dieu, convaincusqu' ils peuvent les atteindre partout, et qu' aucuneroute ne leur échappe. -sublime

raison de leur part, mais qui les mène à de funestesconséquences !à gauche de la plate-forme, du temple et des murs deJérusalem, la colline qui porte la ville s' affaissetout à coup, s' élargit, se développe à l' oeil enpentes douces, soutenues çà et là par quelquesterrasses de pierres roulantes. Cette colline porteà son sommet, à quelques cents pas de Jérusalem,une mosquée et un groupe d' édifices turcs assezsemblables à un hameau d' Europe, couronné de sonéglise et de son clocher. C' est Sion ! C' est lepalais ! -c' est le tombeau de David ! C' est le

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lieu de ses inspirations et de ses délices, de savie et de son repos ! Lieu doublement sacré pourmoi, dont ce chantre divin a si souvent touché lecoeur et ravi la pensée. C' est le premier despoëtes du sentiment ! C' est le roi des lyriques !Jamais la fibre humaine n' a résonné d' accords siintimes, si pénétrants et si graves ; jamais lapensée du poëte ne s' est adressée si haut et n' acrié si juste ; jamais l' âme de l' homme ne s' estrépandue devant l' homme et devant Dieu enexpressions et en sentiments si tendres, sisympathiques et si déchirants. Tous les gémissementsles plus secrets du coeur humain ont trouvé leursvoix et leurs notes sur les lèvres et sur la harpede cet homme ; et si l' on remonte à l' époquereculée où de tels chants retentissaient sur laterre ; si l' on pense qu' alors la poésie lyriquedes nations les plus cultivées ne chantait que levin, l' amour, le sang, et les victoires des museset des coursiers dans les jeux de l' élide, on estsaisi d' un profond étonnement aux accents mystiquesdu roi-prophète, qui parle au dieu créateur commeun ami à son ami, qui comprend et loue sesmerveilles, qui admire ses justices, qui

implore ses miséricordes, et semble un échoanticipé de la poésie évangélique, répétant lesdouces paroles du Christ avant de les avoirentendues. Prophète ou non, selon qu' il seraconsidéré par le philosophe ou le chrétien, aucund' eux ne pourra refuser au poëte-roi une inspirationqui ne fut donnée à aucun autre homme. Lisez del' Horace ou du Pindare après un psaume ! Pourmoi, je ne le peux plus.J' aurais, moi, humble poëte d' un temps de décadenceet de silence, j' aurais, si j' avais vécu àJérusalem, choisi le lieu de mon séjour et lapierre de mon repos précisément où David choisit

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le sien à Sion. C' est la plus belle vue de laJudée, et de la Palestine, et de la Galilée.Jérusalem est à gauche avec le temple et sesédifices, sur lesquels le regard du roi ou du poëtepouvait plonger sans en être vu. Devant lui, lesjardins fertiles, descendant en pentes mourantes,le pouvaient conduire jusqu' au fond du lit dutorrent dont il aimait l' écume et la voix. -plusbas, la vallée s' ouvre et s' étend ; les figuiers,les grenadiers, les oliviers l' ombragent : c' estsur quelques-uns de ces rochers suspendus surl' eau courante ; c' est dans quelques-unes de cesgrottes sonores, rafraîchies par l' haleine et parle murmure des eaux ; c' est au pied de quelques-unsde ces térébinthes aïeux du térébinthe qui mecouvre, que le poëte sacré venait sans douteattendre le souffle qui l' inspirait simélodieusement. Que ne puis-je l' y retrouver, pourchanter les tristesses de mon coeur et celles ducoeur de tous les hommes dans cet âge inquiet,comme il chantait ses espérances dans un âge dejeunesse et de foi ! Mais il n' y a plus de chantdans le coeur de l' homme, les lyres restent muettes,et l' homme passe en silence entre deux abîmes dedoute, sans

avoir ni aimé, ni prié, ni chanté ! -mais jeremonte au palais de David. Il plonge ses regardssur la ravine alors verdoyante et arrosée deJosaphat ; une large ouverture dans les collinesde l' est conduit de pente en pente, de cime encime, d' ondulation en ondulation, jusqu' au bassin dela mer morte, qui réfléchit là-bas les rayons dusoir dans ses eaux pesantes et épaisses, comme uneépaisse glace de Venise qui donne une teinte mateet plombée à la lumière qui l' effleure. Ce n' estpoint ce que la pensée se figure, un lac pétrifiédans un horizon triste et sans couleur. C' est d' ici

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un des plus beaux lacs de Suisse ou d' Italie,laissant dormir ses eaux tranquilles entre l' ombredes hautes montagnes d' Arabie qui s' étendent,comme des Alpes, à perte de vue derrière ses flots,et entre les cimes élancées, pyramidales, coniques,légères, dentelées et étincelantes des dernièresmontagnes de la Judée. Voilà la vue de Sion !-passons.Il y a une autre scène de paysage de Jérusalem queje voudrais me graver à moi-même dans la mémoire ;mais je n' ai ni pinceau ni couleur. C' est la valléede Josaphat ! Vallée célèbre dans les traditionsde trois religions, où les juifs, les chrétiens etles mahométans s' accordent à placer la scèneterrible du ugemant suprême ! -vallée qui a vudéjà sur ses bords la plus grande scène du drameévangélique : les larmes, les gémissements et lamort du Christ ! Vallée où tous les prophètes ontpassé tour à tour, en jetant un cri de tristesse etd' horreur qui semble y retentir encore ! Vallée quidoit entendre une fois le grand bruit du torrentdes âmes roulant devant Dieu, et se présentantd' elles-mêmes à leur fatal jugement !

Même date.Nous rentrons, sans avoir violé aucune condition dupacte conclu avec les religieux au couvent desaint-Jean dans le désert. Nous sommes reçus avecune confiance et une charité qui nous attendrissent ;car si nous n' étions pas des hommes d' honneur, siun de nos arabes seulement avait échappé à notresurveillance et communiqué avec ceux qui portaientles pestiférés tout au milieu de nous, ce seraitla mort que nous rapporterions peut-être à tout lecouvent.29 octobre 1832.Parti à cinq heures du matin du désert desaint-Jean, avec tous nos chevaux, escortes,

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arabes d' Abougosh et quatre cavaliers envoyés parle gouverneur de Jérusalem. Nous établissonsnotre camp à deux portées de fusil des murs, àcôté du cimetière turc, tout couvert de petitestentes où les femmes viennent pleurer. Ces tentessont

pleines de femmes, d' enfants et d' esclaves, portantdes corbeilles de fleurs qu' elles plantent pour lajournée autour du tombeau.Nos cavaliers de Naplouse entrent seuls dans laville, et vont avertir le gouverneur de notrearrivée. Pendant qu' ils portent notre message, nousôtons nos souliers, nos bottes et nos sous-piedsde drap, qui sont susceptibles de prendre la peste,et nous chaussons des babouches de maroquin, nousnous frottons d' huile et d' ail, préservatif quej' ai imaginé d' après le fait connu à Constantinople,que les marchands et les porteurs d' huile sontmoins sujets à la contagion. Au bout d' unedemi-heure, nous voyons sortir de la porte deBethléem le kiaya du gouverneur, l' interprète ducouvent des moines latins, cinq ou six cavaliersrevêtus de costumes éclatants et portant des cannesà pommeaux d' or et d' argent, enfin nos proprescavaliers de Naplouse et quelques jeunes pagesaussi à cheval. Nous allons à leur rencontre, ilsforment la haie autour de nous, et nous entronspar la porte de Bethléem. Trois pestiférés, mortsde la nuit, en sortaient au même moment, et nousdisputent un instant le passage avec leurs porteurs,sous la voûte sombre de l' entrée de la ville.Immédiatement après avoir franchi cette voûte,nous nous trouvons dans un carrefour composé depetites et misérables maisons, et de quelquesjardins incultes, dont les murs d' enceinte sontéboulés. Nous suivons un moment le chemin le pluslarge de ce carrefour : il nous mène à une ou deux

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petites rues aussi obscures, aussi étroites, aussisales ; nous ne voyons, dans ces rues, que desconvois de morts qui passent d' un pas précipité ense rangeant contre les murailles, à la voix et sousle

bâton levé des janissaires du gouverneur. çà et là,quelques marchands de pain et de fruits, couvertsde haillons, assis sur le seuil de petites échoppes,avec leurs paniers sur leurs genoux, et criantleurs marchandises à la manière de nos halles degrandes villes. De temps en temps une femme voiléeparaît à la fenêtre grillée en bois de cesmaisons ; un enfant ouvre une porte basse etsombre, et vient acheter, pour la famille, laprovision du jour. Ces rues sont partout obstruéesde décombres, d' immondices amoncelées, et surtoutde tas de chiffons de drap ou d' étoffe de cotonteinte en bleu, que le vent balaye comme lesfeuilles mortes, et dont nous ne pouvons éviter lecontact. C' est par ces immondices et ces lambeauxd' étoffes, dont le pavé des villes d' orient estcouvert, que la peste se communique le plus.Jusqu' ici nous ne voyons, dans les rues deJérusalem, rien qui annonce la demeure d' unenation ; aucun signe de richesse, de mouvement etde vie ; l' aspect extérieur nous avait trompéscomme nous l' avions été si souvent déjà dansd' autres villes de la Grèce ou de la Syrie. Laplus misérable bourgade des Alpes ou des Pyrénées,les ruelles les plus négligées de nos faubourgsabandonnés aux dernières classes de nos populationsd' ouvriers, ont plus de propreté, de luxe etd' élégance que ces rues désertes de la reine desvilles. Nous ne rencontrons que quelques cavaliersbédouins, montés sur des juments arabes, dont lepied glisse, ou s' enfonce dans les trous dont lepavé est labouré. Ces hommes n' ont pas l' air noble

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et chevaleresque des scheiks arabes de la Syrieet du Liban. Ils ont la physionomie féroce, l' oeildu vautour et le costume du brigand.

Après avoir circulé quelque temps dans ces ruestoutes semblables, arrêtés de temps en temps parl' interprète du couvent latin, qui, en nousmontrant une maison turque en décombres, unevieille porte en bois vermoulu, les débris d' unefenêtre moresque, nous disait : " voilà la maisonde Véronique, la porte du juif-errant, la fenêtredu prétoire ; " paroles qui ne faisaient qu' unepénible impression sur nous, démenties qu' ellesétaient par l' aspect évidemment moderne et parl' invraisemblance parlante de ces démonstrationsarbitraires ; pieuses fraudes dont personne n' estcoupable, parce qu' elles datent de je ne sais qui,et qu' on les répète peut-être depuis des sièclesaux pèlerins, dont la crédulité ignorante les aelle-même inventées. -on nous montre enfin le toitdu couvent latin, mais nous ne pouvons y entrer.Les religieux sont en quarantaine, le monastère estfermé en temps de peste. Une petite maison qui endépend reste seulement ouverte aux étrangers, sousla direction du religieux, curé de Jérusalem ; ellen' a qu' une ou deux chambres ; elles sont occupées,nous n' y allons pas. On nous introduit dans unepetite cour carrée, enceinte de toutes parts parde hautes arcades qui portent des terrasses ; c' estla cour d' un couvent. Les religieux viennent surles terrasses, et s' entretiennent quelques momentsavec nous en espagnol et en italien. Aucun d' euxne parle français ; ceux que nous voyons sontpresque tous des vieillards à la physionomie douce,vénérable et heureuse. Ils nous accueillent avecgaieté et cordialité, et paraissent regretterbeaucoup que la calamité régnante leur interdisetoute communication avec des hôtes exposés comme

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nous à prendre et à donner la peste. Nous leurapprenons des nouvelles d' Europe ; ils nousoffrent les secours que leur pays comporte.

Un boucher tue des moutons pour nous dans la cour.On nous descend des pains frais par une corde, duhaut des terrasses. Nous recevons d' eux, par lamême voie, une provision de croix, de chapelets, etd' autres pieuses curiosités, dont ils ont toujoursdes magasins abondamment fournis ; nous leurremettons en échange quelques aumônes, et deslettres dont leurs amis de Chypre et de Syrienous ont chargés pour eux. Chaque objet qui passede nous à eux est soumis d' abord à une rigoureusefumigation, puis plongé dans un vase d' eau froide,et hissé enfin au sommet de la terrasse, dans unbassin de cuivre suspendu à une corde. Ces pauvresreligieux paraissent plus terrifiés que nous dudanger qui les environne. Ils ont si souventéprouvé qu' une légère imprudence dans l' observationdes règles sanitaires enlevait en peu de momentsun couvent tout entier, qu' ils les observent avecune rigoureuse fidélité. Ils ne peuvent comprendrecomment nous nous sommes jetés volontairement etde gaieté de coeur dans cet océan de contagion,dont une seule goutte fait pâlir. Le curé deJérusalem, au contraire, forcé par état de courirles chances de ses paroissiens, veut nous persuaderqu' il n' y a point de peste.Après une demi-heure de conversation avec cesreligieux, la cloche les appelle à la messe. Nousleur faisons nos remercîments ; ils nous adressentleurs voeux de bon voyage ; nous envoyons à notrecamp les provisions et les vivres dont nous noussommes pourvus, et nous sortons de la cour ducouvent.Après avoir descendu quelques autres ruessemblables à celles que je viens de décrire, nous

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nous trouvâmes sur une

petite place, ouverte au nord sur un coin du cielet de la colline des oliviers ; à notre gauche,quelques marches à descendre nous conduisirent surun parvis découvert. La façade de l' église dusaint-sépulcre donnait sur ce parvis. L' église dusaint-sépulcre a été tant et si bien décrite, queje ne la décrirai pas de nouveau. C' est, àl' extérieur surtout, un vaste et beau monument del' époque byzantine ; l' architecture en est grave,solennelle, grandiose et riche, pour le temps oùelle fut construite ; c' est un digne pavillon jetépar la piété des hommes sur le tombeau du fils del' homme. à comparer cette église avec ce que lemême temps a produit, on la trouve supérieure àtout. Sainte-Sophie, bien plus colossale, est bienplus barbare dans sa forme : ce n' est au dehorsqu' une montagne de pierres flanquée de collines depierres ; le saint-sépulcre, au contraire, est unecoupole aérienne et ciselée, où la taille savanteet gracieuse des portes, des fenêtres, des chapiteauxet des corniches, ajoute à la masse l' inestimableprix d' un travail habile ; où la pierre estdevenue dentelle pour être digne d' entrer dans cemonument élevé à la plus grande pensée humaine ;où la pensée même qui l' a élevé est écrite dans lesdétails comme dans l' ensemble de l' édifice. Il estvrai que l' église du saint-sépulcre n' est pas telleaujourd' hui que sainte Hélène, mère de Constantin,la construisit ; les rois de Jérusalem laretouchèrent, et l' embellirent des ornements decette architecture semi-occidentale, semi-moresque,dont ils avaient trouvé le goût et les modèles enorient. Mais telle qu' elle est maintenant àl' extérieur, avec sa masse byzantine et sesdécorations grecques, gothiques et arabesques, avecles déchirures même, stigmates du temps et des

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barbares, qui restent imprimées sur sa façade,

elle ne fait point contraste avec la pensée qu' ony apporte, avec la pensée qu' elle exprime ; onn' éprouve pas, à son aspect, cette pénibleimpression d' une grande idée mal rendue, d' un grandsouvenir profané par la main des hommes : aucontraire, on se dit involontairement : voilà ceque j' attendais. L' homme a fait ce qu' il a pu demieux. Le monument n' est pas digne du tombeau, maisil est digne de cette race humaine qui a vouluhonorer ce grand sépulcre ; et l' on entre dans levestibule voûté et sombre de la nef, sous le coupde cette première et grave impression.à gauche, en entrant sous ce vestibule qui ouvresur le parvis même de la nef, dans l' enfoncementd' une large et profonde niche qui portait jadisdes statues, les turcs ont établi leur divan ; ilssont les gardiens du saint-sépulcre, qu' eux seulsont le droit de fermer ou d' ouvrir. Quand je passai,cinq ou six figures vénérables de turcs, à longuesbarbes blanches, étaient accroupies sur ce divan,recouvert de riches tapis d' Alep ; des tasses àcafé et des pipes étaient autour d' eux sur cestapis ; ils nous saluèrent avec dignité et grâce,et donnèrent ordre à un des surveillants de nousaccompagner dans toutes les parties de l' église.Je ne vis rien sur leurs visages, dans leurs proposou dans leurs gestes, de cette irrévérence dont onles accuse. Ils n' entrent pas dans l' église, ilssont à la porte ; ils parlent aux chrétiens avec lagravité et le respect que le lieu et l' objet de lavisite comportent. Possesseurs, par la guerre, dumonument sacré des chrétiens, ils ne le détruisentpas, ils n' en jettent pas la cendre au vent ; ilsle conservent, ils y maintiennent un ordre, unepolice, une révérence silencieuse que les

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communions chrétiennes, qui se le disputent, sontbien loin d' y garder elles-mêmes. Ils veillent àce que la relique commune de tout ce qui porte lenom de chrétien soit préservée pour tous, afin quechaque communion jouisse, à son tour, du cultequ' elle veut rendre au saint tombeau. Sans lesturcs, ce tombeau que se disputent les grecs et lescatholiques, et les innombrables ramifications del' idée chrétienne, aurait déjà été cent fois unobjet de lutte entre ces communions haineuses etrivales, aurait tour à tour passé exclusivement del' une à l' autre, et aurait été interdit, sans doute,aux ennemis de la communion triomphante. Je ne voispas là de quoi accuser et injurier les turcs. Cetteprétendue intolérance brutale, dont les ignorantsles accusent, ne se manifeste que par de latolérance et du respect pour ce que d' autreshommes vénèrent et adorent. Partout où le musulmanvoit l' idée de Dieu dans la pensée de ses frères,il s' incline et il respecte. Il pense que l' idéesanctifie la forme. C' est le seul peuple tolérant.Que les chrétiens s' interrogent, et se demandentde bonne foi ce qu' ils auraient fait si lesdestinées de la guerre leur avaient livré laMecque et la Kaaba. Les turcs viendraient-ils detoutes les parties de l' Europe et de l' Asie yvénérer en paix les monuments conservés del' islamisme.Au bout de ce vestibule, nous nous trouvâmes sousla large coupole de l' église. Le centre de cettecoupole, que les traditions locales donnent pourle centre de la terre, est occupé par un petitmonument renfermé dans le grand, comme une pierreprécieuse enchâssée dans une autre. Ce monumentintérieur est un carré long, orné de quelquespilastres, d' une corniche et d' une coupole demarbre, le tout

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de mauvais goût et d' un dessin tourmenté etbizarre ; il a été reconstruit, en 1817, par unarchitecte européen, aux frais de l' église grecque,qui le possède maintenant. Tout autour de cepavillon intérieur du sépulcre, règne le vide de lagrande coupole extérieure ; on y circule librement,et on trouve, de piliers en piliers, des chapellesvastes et profondes qui sont affectées chacune àun des mystères de la passion du Christ ; ellesrenferment toutes quelques témoignages réels ousupposés des scènes de la rédemption ; la partie del' église du saint-sépulcre qui n' est pas sous lacoupole est exclusivement réservée aux grecsschismatiques ; une séparation en bois peint, etcouverte de tableaux de l' école grecque, divisecette nef de l' autre. Malgré la bizarre profusionde mauvaises peintures et d' ornements de tousgenres dont les murs et l' autel sont surchargés,son ensemble est d' un effet grave et religieux ;on sent que la prière, sous toutes les formes, aenvahi ce sanctuaire, et accumulé tout ce que desgénérations superstitieuses, mais ferventes, ontcru avoir de précieux devant Dieu ; un escaliertaillé dans le roc conduit de là au sommet ducalvaire, où les trois croix furent plantées : lecalvaire, le tombeau, et plusieurs autres sites dudrame de la rédemption, se trouvent ainsiaccumulés sous le toit d' un seul édifice d' unemédiocre étendue ; cela semble peu conforme auxrécits des évangiles, et l' on est loin de s' attendreà trouver le tombeau de Joseph d' Arimathietaillé dans le roc hors des murs de Sion, àcinquante pas du calvaire, lieu des exécutions,renfermé dans l' enceinte des murailles modernes ;mais les traditions sont telles, et elles ontprévalu. L' esprit ne conteste pas sur une pareillescène, pour quelques pas de différence entre lesvraisemblances historiques et les traditions :

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que ce fût ici ou là, toujours est-il que ce ne futpas loin des sites qu' on nous désigne.Après un moment de méditation profonde etsilencieuse donné, dans chacun de ces lieux sacrés,au souvenir qu' il retraçait, nous redescendîmesdans l' enceinte de l' église, et nous pénétrâmesdans le monument intérieur qui sert de rideau depierre ou d' enveloppe au tombeau même : il estdivisé en deux petits sanctuaires ; dans lepremier se trouve la pierre où les anges étaientassis quand ils répondirent aux saintes femmes :il n' est plus là, il est ressuscité ; lesecond et dernier sanctuaire renferme le sépulcre,recouvert encore d' une espèce de sarcophage demarbre blanc qui entoure et cache entièrement àl' oeil la substance même du rocher primitif danslequel le sépulcre était creusé. Des lampes d' oret d' argent, alimentées éternellement, éclairentcette chapelle, et des parfums y brûlent nuit etjour ; l' air qu' on y respire est tiède et embaumé.Nous y entrâmes un à un séparément, sans permettreà aucun des desservants du temple d' y pénétreravec nous, et séparés par un rideau de soiecramoisie du premier sanctuaire. Nous ne voulionspas qu' aucun regard troublât la solennité du lieu,ni l' intimité des impressions qu' il pourraitinspirer à chacun selon sa pensée et selon lamesure et la nature de sa foi dans le grandévénement que ce tombeau rappelle ; chacun de nousy resta environ un quart d' heure, et nul n' ensortit les yeux secs.Quelle que soit la forme que les méditationsintérieures, la lecture de l' histoire, les années,les vicissitudes du coeur et de l' esprit del' homme, aient donnée au sentiment religieux

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dans son âme, soit qu' il ait gardé la lettre duchristianisme, les dogmes de sa mère, soit qu' iln' ait qu' un christianisme philosophique et selonl' esprit, soit que le Christ pour lui soit undieu crucifié, soit qu' il ne voie en lui que leplus saint des hommes divinisé par la vertu,inspiré par la vérité suprême, et mourant pourrendre témoignage à son père ; que Jésus soit àses yeux le fils de Dieu ou le fils de l' homme,la divinité faite homme ou l' humanité divinisée,toujours est-il que le christianisme est la religionde ses souvenirs, de son coeur et de sonimagination ; qu' il ne s' est pas tellement évaporéau vent du siècle et de la vie, que l' âme où on leversa n' en conserve la première odeur, et quel' aspect des lieux et des monuments visibles deson premier culte ne rajeunisse en lui sesimpressions, et ne l' ébranle d' un solennelfrémissement. Pour le chrétien ou pour lephilosophe, pour le moraliste ou pour l' historien,ce tombeau est la borne qui sépare deux mondes,le monde ancien et le monde nouveau ; c' est lepoint de départ d' une idée qui a renouvelél' univers, d' une civilisation qui a tout transformé,d' une parole qui a retenti sur tout le globe : cetombeau est le sépulcre du vieux monde et leberceau du monde nouveau ; aucune pierre ici-bas n' aété le fondement d' un si vaste édifice ; aucunetombe n' a été si féconde ; aucune doctrineensevelie trois jours ou trois siècles n' a briséd' une manière aussi victorieuse le rocher quel' homme avait scellé sur elle, et n' a donné undémenti à la mort par une si éclatante et siperpétuelle résurrection !J' entrai à mon tour et le dernier dans le saintsépulcre, l' esprit assiégé de ces idées immenses,le coeur ému d' impressions plus intimes, quirestent mystère entre l' homme

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et son âme, entre l' insecte pensant et le créateur :ces impressions ne s' écrivent point ; elless' exhalent avec la fumée des lampes pieuses, avecles parfums des encensoirs, avec le murmure vagueet confus des soupirs ; elles tombent avec leslarmes qui viennent aux yeux au souvenir despremiers noms que nous avons balbutiés dans notreenfance, du père et de la mère qui nous les ontenseignés, des frères, des soeurs, des amis aveclesquels nous les avons murmurés ; toutes lesimpressions pieuses qui ont remué notre âme àtoutes les époques de la vie, toutes les prièresqui sont sorties de notre coeur et de nos lèvresau nom de celui qui nous apprit à prier son pèreet le nôtre ; toutes les joies, toutes les tristessesde la pensée dont ces prières furent le langage, seréveillent au fond de l' âme, et produisent, parleur retentissement, par leur confusion, cetéblouissement de l' intelligence, cet attendrissementdu coeur, qui ne cherchent point de paroles, maisqui se résolvent dans des yeux mouillés, dans unepoitrine oppressée, dans un front qui s' incline,et dans une bouche qui se colle silencieusementsur la pierre d' un sépulcre. Je restai longtempsainsi, priant le ciel, le père, là, dans le lieumême où la plus belle des prières monta pour lapremière fois vers le ciel ; priant pour mon pèreici-bas, pour ma mère dans un autre monde, pourtous ceux qui sont ou qui ne sont plus, mais avecqui le lien invisible n' est jamais rompu : lacommunion de l' amour existe toujours ; le nom detous les êtres que j' ai connus, aimés, dont j' aiété aimé, passa de mes lèvres sur la pierre dusaint sépulcre. Je ne priai qu' après pourmoi-même ; ma prière fut ardente et forte ; jedemandai de la vérité et du courage devant letombeau de celui qui jeta le plus de vérité dansce monde, et mourut avec le plus de

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dévouement à cette vérité dont il était le verbe ;je me souviendrai à jamais des paroles que jemurmurai dans cette heure de crise morale. Peut-êtrefus-je exaucé : une grande lumière de raison et deconviction se répandit dans mon intelligence, etsépara plus clairement le jour des ténèbres, leserreurs des vérités ; il y a des moments dans lavie où les pensées de l' homme, longtemps vagues etdouteuses, et flottantes comme des flots sans lit,finissent par toucher un rivage, où elles sebrisent et reviennent sur elles-mêmes avec desformes nouvelles. Ce fut là pour moi un de cesmoments : celui qui sonde les pensées et les coeursle sait, et je le comprendrai peut-être moi-mêmeun jour. Ce fut un mystère dans ma vie, qui serévélera plus tard.Même date.Au sortir de l' église du saint-sépulcre, noussuivîmes la voie douloureuse, dont M DeChateaubriand a donné un si poétique itinéraire.Rien de frappant, rien de constaté, rien devraisemblable ; des masures de construction moderne,données partout, par les moines aux pèlerins, pourdes vestiges incontestés des diverses stations duChrist. L' oeil ne peut avoir même un doute, ettoute confiance dans ces traditions locales estdétruite d' avance par l' histoire des premièresannées du christianisme, où Jérusalem ne conservapas pierre sur pierre ; où les chrétiens furentensuite

bannis de la ville pendant de nombreuses années.Jérusalem, à l' exception de ses piscines et destombeaux des rois, ne conserve aucun monumentd' aucune de ces grandes époques : quelques sites

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seulement sont reconnaissables, comme le site dutemple, dessiné par ses terrasses, et portantaujourd' hui l' immense et belle mosquéed' Omar-El-Sakara ; le mont de Sion, occupé parle couvent des arméniens et le tombeau de David ;mais ce n' est même que l' histoire à la main etavec l' oeil du doute que la plupart de ces sitespeuvent être assignés avec une certaine précision.Hormis les murs de terrasses sur la vallée deJosaphat, aucune pierre ne porte sa date dans saforme et dans sa couleur ; tout est en poudre, outout est moderne. L' esprit erre incertain surl' horizon de la ville, sans savoir où se poser ;mais la ville tout entière, dessinée par la collinecirconscrite qui la porte, par les différentesvallées qui l' enceignent, et surtout par la profondevallée du Cédron, est un monument auquel l' oeilne peut se tromper : c' est bien là que Sion étaitassise ; site bizarre et malheureux pour la capitaled' un grand peuple : c' est plutôt la forteressenaturelle d' un petit peuple chassé de la terre, etse réfugiant avec son dieu et son temple sur un solque nul n' a intérêt à lui disputer, sur des rochersqu' aucunes routes ne peuvent rendre accessibles,dans des vallées sans eau, dans un climat rude etstérile, n' ayant pour horizon que les montagnescalcinées par le feu intérieur des volcans, lesmontagnes d' Arabie et de Jéricho, et qu' une merinfecte, sans rivage et sans navigation, la mermorte !Voilà la Judée, voilà le site de ce peuple dontle destin est d' être proscrit à toutes les époquesde son histoire, et à

qui les nations ont disputé même cette capitale deses proscriptions, jetée, comme un nid d' aigle, ausommet de ce groupe de montagnes : et cependant cepeuple portait avec lui la grande idée de l' unité

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de Dieu, et ce qu' il y avait de vérité dans cetteidée élémentaire suffisait pour le séparer desautres peuples, et pour le rendre fier de sesproscriptions et confiant dans ses doctrinesprovidentielles.Même date.Après avoir parcouru les différents quartiers de laville, tous aussi nus, tous aussi misérables, tousaussi démantelés que ceux par lesquels nous étionsentrés, nous descendîmes du côté de la fameusemosquée qui tient la place du temple de Salomon.Le gouverneur de Jérusalem a son sérail dans unédifice attenant aux jardins et aux murs de lamosquée. Nous allions lui faire notre visite deremercîment. La cour du sérail était entourée decachots grillés, où nous aperçûmes quelques figuresde bandits de Jéricho et de Samarie, quiattendaient leur délivrance ou le sabre du pacha.Des cavaliers couchés aux pieds de leurs chevaux,des scheiks du désert et des arabes de Naplouse,étaient groupés çà et là sur les escaliers ou sousles hangars, attendant l' heure du divan. Legouverneur, apprenant notre arrivée, nous envoyason fils pour nous engager à monter. Ce jeune homme,

d' environ trente ans, est le plus beau des arabes,et peut-être des hommes que j' aie vus en ma vie. Laforce, la grâce, l' intelligence et la douceur sontfondues avec une telle harmonie dans ses traits,et brillent à la fois dans son oeil bleu avec unesi attrayante évidence, que nous restâmes tousfrappés de son aspect. C' est un samaritain. Legouverneur de Jérusalem, son père, est le pluspuissant des arabes de Naplouse. Persécuté parAbdalla, pacha d' Acre, et souvent en guerre aveclui pendant la domination des turcs, il avait étéforcé de se réfugier, avec sa famille, dans lesmontagnes au delà de la mer morte ; la victoire

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d' Ibrahim-pacha sur Abdalla l' avait ramené danssa patrie. Il y avait retrouvé ses richesses etson influence ; il avait chassé ses ennemis dupays, et le pacha d' égypte, pour suppléer àl' insuffisance de ses troupes égyptiennes en Judée,lui avait confié le gouvernement de Samarie et deJérusalem. Il n' avait d' autres troupes que quelquescentaines de cavaliers de sa tribu, à l' aidedesquels il maintenait l' ordre et la dominationd' Ibrahim sur toutes les populations d' alentour.Nous entrâmes dans le divan, grande salle sansaucun ornement que quelques tapis sur des nattes,des pipes et des tasses de café sur le sol. Legouverneur, entouré d' un grand nombre d' esclaves,d' arabes armés, et de quelques secrétaires àgenoux, écrivant sur leurs mains, était occupé àrendre la justice et à expédier ses ordres. Il seleva à notre approche, et vint au-devant de nous.Il fit enlever les tapis du divan, susceptiblesde donner la peste, et y fit substituer des nattesd' égypte, qui ne la communiquent pas. Nous nousassîmes. On nous présenta les pipes et le café.Mon drogman lui fit en mon nom les complimentsd' usage, et je le remerciai moi-même de tous lessoins qu' il avait bien

voulu prendre pour que des étrangers comme nouspussent visiter sans péril les lieux consacréspar leur religion. Il me répondit avec un sourireobligeant qu' il ne faisait que son devoir ; que lesamis d' Ibrahim étaient ses amis ; qu' il répondaitd' un cheveu de leurs têtes ; qu' il était prêt,non-seulement à faire pour moi ce qu' il avait fait,mais encore à marcher lui-même, si je l' ordonnais,avec ses troupes, et à m' accompagner partout où macuriosité ou ma religion m' inspirerait le désird' aller, dans les limites de son gouvernement ;que tel était l' ordre du pacha. Puis il s' informa

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de nous, des nouvelles de la guerre, et de la partque les puissances de l' Europe prenaient à lafortune d' Ibrahim. Je lui répondis de manière àsatisfaire ses pensées secrètes : que l' Europeadmirait dans Ibrahim-pacha un conquérantcivilisateur ; que, sous ce rapport, elle prenaitintérêt à ses victoires ; qu' il était temps quel' orient participât aux bienfaits d' une meilleureadministration ; que le pacha d' égypte était lemissionnaire armé de la civilisation européenne enArabie ; que sa bravoure et la tactique qu' il nousempruntait lui donnaient la certitude de vaincre legrand vizir, qui s' avançait à sa rencontre enCaramanie ; que, selon toute apparence, ilremporterait là une grande victoire, et marcheraitsur Constantinople ; qu' il n' y entrerait pas, parceque les européens ne le lui permettraient pas encore,mais qu' il ferait la paix avec leur médiation, etgarderait l' Arabie et la Syrie en souverainetépermanente. C' était là ce qui touchait au coeur duvieux révolté de Naplouse : ses regards buvaientmes paroles, et son fils et ses amis penchaientleurs têtes au-dessus de la mienne pour ne pasperdre un mot de cette conversation, qui était poureux l' augure d' une longue et paisible dominationdans Samarie. Quand je vis le gouverneur

si bien disposé, je lui témoignai le désir, non pasd' entrer dans la mosquée d' Omar, puisque je savaisqu' une telle démarche eût été contraire aux moeursdu pays, mais d' en contempler l' extérieur. " si vousl' exigez, me répondit-il, tout vous sera ouvert ;mais je m' exposerais à irriter profondément lesmusulmans de la ville : ils sont encore ignorants ;ils croient que la présence d' un chrétien dansl' enceinte de la mosquée leur ferait courir degrands périls, parce qu' une prophétie dit que tout cequ' un chrétien demanderait à Dieu dans l' intérieur

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d' El-Sakara, il l' obtiendrait ; et ils nedoutent pas qu' un chrétien n' y demandât à Dieu laruine de la religion du prophète et l' exterminationdes musulmans. Pour moi, ajouta-t-il, je n' en croisrien : tous les hommes sont frères, bien qu' ilsadorent, chacun dans leur langue, le père commun ;il ne donne rien aux uns aux dépens des autres ; ilfait luire son soleil sur les adorateurs de tous lesprophètes ; les hommes ne savent rien, mais Dieusait tout ; allah kérim ! Dieu est grand ! " etil inclina sa tête en souriant. " Dieu me préserve,lui dis-je, d' abuser de votre hospitalité, et devous exposer pour satisfaire une vaine curiosité devoyageur ! Si j' étais dans la mosquéed' El-Sakara, je ne prierais pour l' exterminationd' aucun peuple, mais pour la lumière et le bonheurde tous les enfants d' Allah. " à ces mots, nous nouslevâmes ; il nous conduisit par un corridor à unefenêtre de son sérail, qui donnait sur les coursextérieures de la mosquée. Nous ne pûmes pas ensaisir aussi bien l' ensemble en cet endroit, qu' onle fait du haut de la montagne des oliviers : nousne vîmes que les murs de la coupole, quelquesportiques moresques de l' architecture la plusélégante, et les cimes des cyprès qui croissentdans les jardins intérieurs.

Je pris congé du gouverneur en lui annonçant quemon projet était de passer huit ou dix jours campéaux environs de la ville, et de partir le lendemainpour aller à la mer morte, au Jourdain, à Jéricho,et jusqu' au pied des montagnes de l' Arabie pétrée ;que je rentrerais plusieurs fois, comme aujourd' hui,dans l' intérieur de Jérusalem, et que je n' avais àlui demander que le nombre de cavaliers suffisantpour garantir notre sûreté dans les différentesexcursions que nous nous proposions de faire enJudée. Nous sortîmes de Jérusalem par la même

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porte de Bethléem, près de laquelle nos tentesétaient dressées ce jour-là ; et nous achevâmes devisiter, dans la soirée, tous les sitesremarquables ou consacrés autour des murs de laville.Même date.Soirée passée à parcourir les pentes qui s' étendent,au sud de Jérusalem, entre le tombeau de David etla vallée de Josaphat. Ces pentes sont le seulcôté de la ville qui présente l' apparence d' un peude végétation. Au coucher du soleil, je m' assiedsen face de la colline des oliviers, à quatre ou cinqcents pas au-dessus de la fontaine de Siloé, à peuprès où étaient les jardins de David : Josaphatest à mes pieds ; les hautes murailles des terrassesdu temple sont un

peu au-dessus de moi à ma gauche ; je vois les cimesdes beaux cyprès qui élèvent leurs têtespyramidales au-dessus des portiques de la mosquéeEl-Aksa, et les dômes des orangers qui recouvrentla belle fontaine du temple appelée la fontaine del' oranger. Cette fontaine me rappelle une des plusdélicieuses traditions orientales inventées,transmises ou conservées par les arabes. Voicicomment ils racontent que Salomon choisit le solde la mosquée :" Jérusalem était un champ labouré ; deux frèrespossédaient la partie de terrain où s' élèveaujourd' hui le temple ; l' un de ces frères étaitmarié et avait plusieurs enfants, l' autre vivaitseul ; ils cultivaient en commun le champ qu' ilsavaient hérité de leur mère ; le temps de la moissonvenu, les deux frères lièrent leurs gerbes, et enfirent deux tas égaux qu' ils laissèrent sur lechamp. Pendant la nuit, celui des deux frères quin' était pas marié eut une bonne pensée ; il se dità lui-même : " mon frère a une femme et des enfants

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à nourrir, il n' est pas juste que ma part soit aussiforte que la sienne ; allons, prenons de mon tasquelques gerbes que j' ajouterai secrètement auxsiennes ; il ne s' en apercevra pas, et ne pourraainsi refuser. " et il fit comme il avait pensé. Lamême nuit, l' autre frère se réveilla, et dit à safemme : " mon frère est jeune, il vit seul et sanscompagne, il n' a personne pour l' assister dans sontravail et pour le consoler dans ses fatigues,il n' est pas juste que nous prenions du champcommun autant de gerbes que lui ; levons-nous,allons, et portons secrètement à son tas un certainnombre de gerbes, il ne s' en apercevra pas demain,et ne pourra ainsi les refuser. " et ils firent commeils avaient pensé. Le lendemain, chacun des frères serendit

au champ, et fut bien surpris de voir que les deuxtas étaient toujours pareils : ni l' un ni l' autrene pouvait intérieurement se rendre compte de ceprodige ; ils firent de même pendant plusieurs nuitsde suite ; mais comme chacun d' eux portait au tas deson frère le même nombre de gerbes, les tasdemeuraient toujours égaux, jusqu' à ce qu' une nuit,tous deux s' étant mis en sentinelle pour approfondirla cause de ce miracle, ils se rencontrèrent portantchacun les gerbes qu' ils se destinaientmutuellement." or, le lieu où une si bonne pensée était venue àla fois et si persévéramment à deux hommes devaitêtre une place agréable à Dieu ; et les hommes labénirent, et la choisirent pour y bâtir une maisonde Dieu. "quelle charmante tradition ! Comme elle respire lanaïve bonté des moeurs patriarcales ! Commel' inspiration qui vient aux hommes de consacrer àDieu un lieu où la vertu a germé sur la terre estsimple, antique et naturelle ! J' ai entendu chez

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les arabes des centaines de légendes de cettenature. On respire l' air de la bible dans toutes lesparties de cet orient.L' aspect de la vallée de Josaphat est conforme àla destination que les idées chrétiennes luiassignent. Elle ressemble à un vaste sépulcre, tropétroit cependant pour les flots du genre humain quidoivent s' y accumuler. Dominée de toutes partselle-même par des monuments funèbres ; encaissée àson extrémité méridionale dans le rocher de Silhoa,tout percé de caves sépulcrales comme une ruche

de la mort ; ayant çà et là pour bornes tumulairesles tombeaux de Josaphat et celui d' Absalon,taillés en pyramides dans le roc vif et ombragésd' un côté par les noires collines du mont desoffenses, de l' autre par les remparts du templeécroulé ; ce fut un lieu naturellement imprégnéd' une sainte horreur, destiné de bonne heure àdevenir les gémonies d' une grande ville, et oùl' imagination des prophètes dut placer sans effortsles scènes de mort, de résurrection et de jugement.On se figure la vallée de Josaphat comme un vasteencaissement de montagnes où le Cédron, large etnoir torrent aux eaux lugubres, coule avec desmurmures lamentables ; où de larges gorges, ouvertessur les quatre vents, s' élargissent pour laisserpasser les quatre torrents des morts venant del' orient et de l' occident, du septentrion et dumidi ; les immenses gradins des collines s' yétendent en amphithéâtre pour faire place auxenfants innombrables d' Adam, venant assister,chacun pour sa part, au dénoûment final du granddrame de l' humanité : rien de tout cela.La vallée de Josaphat n' est qu' un fossé naturelcreusé entre deux monticules de quelques cents piedsd' élévation, dont l' un porte Jérusalem et l' autrela cime du mont des olives ; les remparts de

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Jérusalem, en s' écroulant, en combleraient la plusgrande partie ; nulle gorge n' y a son embouchure ;le Cédron, qui sort de terre à quelques pasau-dessus de la vallée, n' est qu' un torrent forméen hiver par l' écoulement des eaux pluviales quidégouttent de quelques champs d' oliviers au-dessousdes tombeaux des rois, et il est traversé par unpont au milieu de la vallée, en face d' une desportes de Jérusalem ; il a quelques pas de large,

et la vallée, dans cet endroit, n' est pas plus largeque son fleuve. Ce fleuve, sans eau, traceseulement un lit rapide de cailloux blancs au fondde cette gorge. La vallée de Josaphat, en un mot,ressemble tout à fait à un de ces fossés creusésau pied des hautes fortifications d' une grandeville, où l' égout de la ville roule en hiver sesimmondices, où quelques pauvres habitants desfaubourgs disputent un coin de terre aux rempartspour cultiver quelques légumes, où les chèvres et lesânes abandonnés vont brouter, sur les pentesescarpées, l' herbe flétrie par les immondices et lapoussière. Semez le sol de pierres sépulcralesappartenant à tous les cultes du monde, et vousaurez devant les yeux la vallée du jugement.Même date.Voici la fontaine de Siloé, la source unique de lavallée, la source inspiratrice des rois et desprophètes ; je ne sais comment tant de voyageursont eu de la peine à la découvrir, et se disputentencore sur le site qu' elle occupait. La voilà toutentière pleine d' eau limpide et savoureuse, répandantl' haleine des eaux dans cet air embrasé et poudreux dela vallée, creusée de vingt marches dans le rocherdont la cime portait le palais de David, avec savoûte de blocs de pierre polis par les siècles, ettapissés, dans leurs jointures,

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de mousses humides et de lierre éternel. Les marchesde ses escaliers, usées par le pied des femmes quiviennent du village de Silhoa y remplir leurscruches, sont luisantes comme le marbre. J' ydescends ; je m' assieds un moment sur ces fraîchesdalles ; j' écoute, pour m' en souvenir, le légersuintement de la source ; je lave mes mains et monfront dans ses eaux ; je répète les vers de Milton,pour invoquer, à mon tour, ses inspirations depuissi longtemps muettes.C' est le seul endroit des environs de Jérusalem oùle voyageur trouve à mouiller son doigt, à étanchersa soif, à reposer sa tête à l' ombre du rocherrafraîchi et de deux ou trois touffes de verdure.Quelques petits jardins, plantés de grenadiers etd' autres arbrisseaux par les arabes de Silhoa,jettent autour de la fontaine un bouquet de pâleverdure. Elle la nourrit du superflu de ses eaux.C' est là que finit la vallée de Josaphat. Plusbas, une petite plaine à pente douce entraîne leregard dans les larges et profondes gorges desmontagnes volcaniques de Jéricho et desaint-Saba, et la mer morte finit l' horizon.

BORDS DU JOURDAIN

Parti hier, 30 octobre, de Jérusalem, à septheures du matin, avec toute ma caravane : sixsoldats d' Ibrahim-Pacha, le neveu d' Abougoshet quatre cavaliers de ce chef ; huit cavaliersarabes de Naplouse, envoyés par le gouverneurde Jérusalem. Nous avons fait le tour de laville, descendu au fond de la vallée de Josaphat ;

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nous avons remonté le long du mont des oliviers,laissé à droite le mons offensionis ,traversé, à son extrémité méridionale, lachaîne de montagnes qui font suite à celledes oliviers. Arrivés au

village de Béthulie, peuplé encore de quelquesfamilles arabes, nous y reconnaissons les restesd' un monument chrétien. Il y a une bonne source.Un arabe tire de l' eau pendant une heure, pourabreuver nos chevaux et remplir nos jarressuspendues aux selles de nos mulets. Il n' ya plus d' eau jusqu' à Jéricho, dix ou douzeheures de marche.Nous repartons de Béthulie à quatre heuresaprès midi. Descente de deux heures par unchemin large et à pentes artificiellementménagées, taillé dans les flancs à pic desmontagnes, qui se succèdent sans interruption.C' est la seule trace d' une route que j' aievue en orient. C' était la route de Jérichoet des plaines fertiles arrosées par le Jourdain.Elle menait aux possessions des tribusd' Israël qui avaient eu en partage tout lecours de ce fleuve, et la plaine de Tibériadejusqu' aux environs de Tyr et au pied duLiban. Elle conduisait en Arabie, enMésopotamie, et par là en Perse et auxIndes, pays avec lesquels Salomon avaitétabli ses grandes relations commerciales.Ce fut lui, sans doute, qui créa cette route.C' est aussi par ces vallées que le peuplejuif passa pour la première fois, quand ildescendit de l' Arabie Pétrée, traversa leJourdain et vint s' emparer de son héritage.à partir de Béthulie, on ne rencontre plus nimaison ni culture ; les montagnes sontcomplétement dépouillées de végétation ; c' est

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du rocher ou de la poussière de rocher que levent laboure à son gré ; une teinte de cendrenoirâtre couvre, comme d' un linceul funèbre,toute cette terre. De temps en temps lesmontagnes se concassent et se fendent en gorgesétroites et profondes : abîmes où nul sentier ne

conduit, où l' oeil ne voit que la répétitionéternelle des mêmes scènes qui l' environnent.Presque toutes ces montagnes ont l' apparencevolcanique ; les pierres roulées sur leursflancs ou sur la route, par les eaux d' hiver,ressemblent à des blocs de lave durcie etgercée par les siècles. On voit même çà et làdans les lointains, sur quelques croupes decollines, cette légère teinte jaunâtre etsulfureuse qu' on aperçoit sur le Vésuve ousur l' Etna ; il est impossible de résisterlongtemps à l' impression de tristesse etd' horreur que ce paysage inspire. C' est uneoppression du coeur et une affliction desyeux. Quand on est au sommet d' une desmontagnes, et que l' horizon s' ouvre un instantau regard, on ne voit, aussi loin que la vuepeut porter, que des chaînes noirâtres, descimes coniques ou tronquées, amoncelées lesunes sur les autres et se détachant du bleucru du firmament ; c' est un labyrinthe, sansbornes, d' avenues de montagnes de toutes formes,déchirées, cassées, fendues en morceauxgigantesques, renouées les unes aux autres pardes chaînes de collines semblables, avec desravins sans fond où l' on espère entendre aumoins le bruit d' un torrent, mais où rienne remue, sans qu' on puisse découvrir unarbre, une herbe, une fleur, une mousse ;ruines d' un monde calciné, ébullition d' uneterre en feu, dont les bouillons pétrifiés

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ont formé ces vagues de terre et de pierre.à six heures, nous rencontrons, au fond d' un ravin,les murs d' un caravansérai ruiné, et une sourceprotégée par un petit mur orné de sentences dukoran. La source ne verse que goutte à gouttesa pluie dans le bassin de pierre ; nos arabesy appliquent en vain leurs lèvres ; nous faisonsreposer un moment nos chevaux à l' ombre ducaravansérai ; nous avons descendu si longtemps,que nous

nous croyons au niveau de la plaine de Jérichoet de la mer Morte.Nous nous remettons en route, déjà accablés dela chaleur et de la fatigue de la journée ; noscavaliers arabes nous flattent de l' espéranced' être en quelques heures à Jéricho : cependantle jour tombe de minute en minute, et lecrépuscule ajoute son horreur à celle des gorgesoù nous sommes. Après une heure de marche dansle fond de cette vallée, nous nous trouvonsencore sur les pentes escarpées d' une chaînede montagnes nouvelle qui nous semble enfinla dernière avant la descente sur la plainede Jéricho ; la nuit nous dérobe entièrementl' horizon ; nous n' avons assez de lumière quepour distinguer à nos pieds les précipices sansfond où le moindre faux pas de nos chevaux nousferait rouler ; nos jarres sont épuisées, lasoif nous dévore ; un des samaritains dit ànotre drogman qu' il connaît une source dansle voisinage ; nous nous décidons à faire halteoù nous sommes, s' il peut en effet trouver unpeu d' eau. Après une demi-heure d' attente, lesamaritain revient, et dit qu' il n' a pu trouverla source. Il faut marcher ; il nous restequatre heures de route.Nous plaçons les arabes de Naplouse à la tête

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de la caravane ; chaque cavalier a l' ordre desuivre pas à pas celui qui le précède, sansperdre sa trace ; le plus profond silence règnedans toute la bande ; la nuit est devenue sisombre, qu' il est impossible de voir à la têtede son cheval ; on suit son compagnon au bruitde ses pas. à chaque instant la caravane entières' arrête parce que les premiers cavalierssondent le sentier, de peur de nous précipiterdans l' abîme ;

nous descendons tous de cheval pour marcheravec plus de tâtonnements ; vingt fois noussommes obligés de nous arrêter aux cris quipartent de la tête ou de la queue de lacaravane ; c' est un cheval qui a roulé, c' estun homme qui est tombé ; nous sommes souventsur le point de nous arrêter tout à fait etd' attendre, immobiles à notre place, que cettelongue et profonde nuit soit passée ; maisla tête marche, il faut marcher. Après troisheures d' une pareille anxiété, nous entendonsde grands cris et des coups de fusil à latête de la caravane : nous croyons que lesarabes de Jéricho nous attaquent ; chacunde nous se prépare à faire feu au hasard ;mais, de proche en proche, nous apprenons quece sont les naplousiens qui crient de joieet tirent leurs armes parce que nous avonsfranchi le mauvais pas ; nous sentons en effetla route s' aplanir un peu sous nos pieds.Je remonte à cheval ; mon jeune étalon arabe,sentant l' eau dans le voisinage, se défend,et dans la lutte se précipite avec moi dansun ravin ; personne ne s' en aperçoit, tantla nuit est noire ; je ne lâche pas la bride,et, me remettant en selle, j' abandonne l' animalà son instinct, sans savoir si je suis sur une

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corniche ou dans le fond d' un ravin creusé dansla plaine ; il s' élance au galop en hennissant,et ne s' arrête qu' aux bords d' un ruisseau large,peu profond et entouré d' arbustes épineux ;il s' y abreuve. J' entends à ma gauche lescris et les coups de pistolet des arabes quiviennent de s' apercevoir de ma disparition, etqui me cherchent dans la plaine ; je voisbriller un feu à travers les feuilles desarbustes, je lance mon cheval de ce côté, et enpeu de minutes je me trouve à la porte de matente, plantée au bord de ce même ruisseau ;il était minuit. Nous mangeâmes un morceaude pain trempé dans l' eau, et nous nousendormîmes

sans savoir où nous étions, et ne concevant paspar quel prodige nous étions passés tout à coup,de cette solitude sans ombre et sans eau, auxbords d' un ruisseau qui, à la lumière de nostorches et du foyer des arabes, nous apparaissaitcomme un ruisseau des Alpes, avec son rideaude saules et ses touffes de jonc et de cresson.Si le Tasse avait eu, comme le prétendM De Chateaubriand, l' inspiration des lieuxen écrivant la Jérusalem délivrée (et j' avoue que, tout admirateur que je suisdu Tasse, ce n' est pas par là que je lelouerais, car il est impossible d' avoir moinscompris les sites et plus menti aux moeursqu' il ne l' a fait ; mais qu' importent lessites et les moeurs ? La poésie n' est pas là,elle est dans le coeur) ; s' il avait eu cetteinspiration, c' eût été sans doute au bord dece ruisseau qu' il eût fait arriver Herminiefuyant sur son coursier abandonné à son essor,et qu' elle eût rencontré ce pasteur arcadien,et non arabe, dont il nous fait une si

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ravissante description.Nous nous réveillâmes comme elle au gazouillementde mille oiseaux volant sur les branches desarbres, et au bruissement de l' eau sur son litde cailloutages. Nous sortîmes des tentespour reconnaître le site où la nuit nousavait jetés. Les montagnes de Judée, traverséesla veille, nous restaient à l' orient à unelieue environ de notre camp ; leur chaîne,toujours stérile et dentelée, s' étendait àperte de vue au midi et au nord, et de loinen loin nous apercevions de vastes gorges quidébouchaient dans la plaine, et d' où les flotsde vapeurs nocturnes sortaient comme de largesfleuves, et se répandaient en nappes de brouillards

sur les sables ondulés des rivages du lacAsphaltite. à l' occident, un large désert desable nous séparait des bords du Jourdainque nous ne pouvions discerner, de la merMorte, et des montagnes bleues de l' Arabiepétrée. Ces montagnes, vues à cette heureet de cette distance, nous semblaient, parle jeu des ombres sur leurs croupes et dansleurs vallées, parsemées de culture etombragées d' immenses forêts ; les ravinsblanchâtres qui les sillonnent imitaient, às' y méprendre, la chute et l' éblouissementdes eaux d' une cascade. Il n' en est riencependant : quand j' en approchai, je reconnusqu' elles ne présentaient, en plus grand, que lemême aspect stérile et dépouillé des montagnesde la Judée. Autour de nous tout était riantet frais, quoique inculte ; l' eau anime tout,même le désert ; et les arbustes légers quiétaient répandus, comme des bocages artificiels,par groupes de deux ou trois sur ses bords,nous rappelaient les plus doux sites de la

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patrie.Nous montâmes à cheval ; nous ne devions êtrequ' à une heure de Jéricho, mais nousn' apercevions ni murs ni fumée dans la plaine,et nous ne savions trop où nous diriger,quand une trentaine de cavaliers bédouins,montés sur des chevaux superbes, débouchèrententre deux mamelons de sable et s' avancèrenten caracolant au-devant de nous. C' était lescheik et les principaux habitants de Jérichoqui, informés de notre approche par unarabe du gouverneur de Jérusalem, nouscherchaient dans le désert pour se mettreà notre suite. Nous ne connaissions lesarabes du désert de Jéricho que par larenommée de férocité et de brigandage qu' ilsont dans toute la Syrie, et nous ne savionstrop, au premier moment, s' ils venaient ànous en amis ou

en ennemis ; mais rien dans leur conduite,pendant plusieurs jours qu' ils restèrent avecnous, ne dénota une mauvaise intention deleur part. Domptés par la terreur du nomd' Ibrahim, dont ils croyaient voir en nousles émissaires, ils nous donnèrent tout ceque leur pays peut offrir, le désert libre,l' eau de leurs fontaines, et un peu d' orge etde doura pour nourrir nos chevaux. Je remerciaile scheik et ses amis de l' escorte qu' ilsvenaient nous offrir ; ils se joignirent ànotre troupe, et, courant çà et là sur nosflancs à travers les monticules de sable,ils paraissaient et disparaissaient avecla rapidité du vent. Je remarquai là uncheval admirable de forme et de vitesse,monté par le frère du scheik, et je chargeaimon drogman de me l' acheter à tout prix.

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Mais comme de pareilles offres ne peuventse faire directement sans une espèce d' outrageà la délicatesse du propriétaire du cheval,il fallut plusieurs jours de négociationspour me rendre possesseur de ce bel animal,que je destinais à ma fille et que je luidonnai en effet.

JERICHO

Après une heure de marche, nous nous trouvâmes,sans nous en douter, au pied des remparts deJéricho : ces remparts étaient de véritablesmurailles de vingt pieds d' élévation sur quinzeà vingt pieds de largeur, formées de fagots d' épineaccumulés les uns sur les autres et arrangésavec une admirable industrie, pour empêcher lepassage des bestiaux et des hommes : fortificationsqui ne se seraient pas écroulées au son de latrompette, mais que l' étincelle du feu du pasteurou le renard de Samson auraient embrasées.Cette forteresse d' épines sèches avait deuxou trois larges portes toujours ouvertes, etoù les sentinelles arabes veillaient sans doutependant la nuit. En passant devant ces

portes, nous vîmes, sur les larges toits dequelques huttes de boue, toutes les femmes ettous les enfants de la ville du désert, groupésdans les attitudes les plus pittoresques, quise pressaient et se portaient les uns les autrespour nous voir passer. Ces femmes, dont lesépaules et les jambes étaient nues, avaientpour tout vêtement un morceau de toile de coton

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bleu, serré au milieu du corps par une ceinturede cuir, les bras et les jambes entourés deplusieurs bracelets d' or et d' argent, lescheveux crépus et flottant sur le cou ;quelques-unes les avaient tressés et nattés avecdes piastres et des sequins, en immenseprofusion, qui retombaient comme une cuirassesur leur poitrine et sur leurs épaules. Ily en avait de remarquablement belles : ellesn' ont point cet air de douceur, de modestietimide et de langueur voluptueuse des femmesarabes de la Syrie ; ce ne sont plus desfemmes, ce sont les femelles des barbares ;elles ont dans l' oeil et dans l' attitude lemême feu, la même audace, la même férocité quele bédouin. Plusieurs négresses étaient aumilieu d' elles, et ne semblaient point esclaves :les bédouins épousent également les négressesou les blanches, et la couleur n' établit pasles rangs. Ces femmes poussaient des crissauvages et riaient en nous voyant passer ;les hommes, au contraire, semblaient réprouverleur indiscrète curiosité, et ne nous montraientque gravité et respect.Non loin des murs d' épines, nous passâmes prèsde deux ou trois maisons de scheiks : ellessont bâties de boue desséchée au soleil ; ellesn' ont que quelques pieds d' élévation ; laterrasse recouverte de nattes et de tapis en estle principal appartement ; la famille s' y tientpresque jour et nuit.

Devant la porte est un large banc de boue séchée,où l' on étend un tapis pour le chef. Il s' yétablit dès le matin, entouré de ses principauxesclaves et visité par ses amis. Le café etla pipe y fument sans cesse. Une grande courremplie de chevaux, de chameaux, de chèvres

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et de vaches, entoure la maison. Il y atoujours deux ou trois belles juments sellées etbridées pour les courses du maître.Nous ne nous arrêtâmes que quelques momentsprès du palais de boue du scheik, qui nousoffrit de l' eau, du café, la pipe, et fitégorger un veau et plusieurs moutons pournotre caravane. Nous reçûmes aussi en présentdes grains de doura grillés, des pouletset des pastèques ; nous repartîmes précédésdu scheik et de quinze à vingt des principauxarabes de la ville ; nous trouvâmes quelqueschamps de maïs et de doura bien cultivés auxenvirons de Jéricho : quelques jardinsd' orangers et de grenadiers, quelquesbeaux palmiers entourent aussi les maisonséparses autour de la ville ; puis tout redevientdésert et sable. Ce désert est une immenseplaine à plusieurs gradins qui vont ens' abaissant successivement jusqu' au fleuve duJourdain, par des degrés réguliers commeles marches d' un escalier naturel ; l' oeilne voit qu' une plaine unie ; mais, aprèsavoir marché une heure, on se trouve tout àcoup au bord d' une de ces terrasses ; ondescend par une pente rapide ; on marche uneheure encore, puis une nouvelle descente, etainsi de suite. Le sol est un sable blanc, solide,et recouvert d' une croûte concrète et salineproduite, sans doute, par les brouillardsde la mer Morte, qui, en s' évaporant, laissentcette croûte de sel ; il n' y a ni pierre ni terre,excepté en approchant des bords du fleuveou des montagnes ; on a partout un

horizon assez vaste, et l' on peut distinguer detrès-loin un arabe galopant dans la plaine.Comme ce désert est le théâtre de leur

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brigandage, du pillage et du massacre descaravanes qui vont de Jérusalem à Damas, oude la Mésopotamie en égypte, les arabes ontprofité de quelques mamelons formés par lesable mouvant, et en ont aussi élevé eux-mêmesde factices pour se dérober aux regards descaravanes et les observer de plus loin ; ilscreusent un trou dans le sable au sommetde ces mamelons, et s' y enterrent eux et leurschevaux. Aussitôt qu' ils aperçoivent uneproie, ils s' élancent avec la rapidité dufaucon ; ils vont avertir leur tribu, etreviennent ensemble à l' attaque : c' est làleur unique industrie, leur unique gloire ;leur civilisation à eux, c' est le meurtreet le pillage, et ils attachent autant d' estimeà leurs succès dans ce genre d' exploits, quenos conquérants à la conquête d' une province.Leurs poëtes, car ils en ont, célèbrent dansleurs vers ces scènes de barbarie, et fontpasser de générations en générations le souvenirhonoré de leur courage et de leurs crimes.Les chevaux surtout ont leur part de gloiredans ces récits ; en voici un que le filsdu scheik nous raconta chemin faisant :" un arabe et sa tribu avaient attaqué dans ledésert la caravane de Damas ; la victoire étaitcomplète, et les arabes étaient déjà occupés àcharger leur riche butin, quand les cavaliers dupacha d' Acre, qui venaient à la rencontre decette caravane, fondirent à l' improviste sur lesarabes victorieux, en tuèrent un grand nombre,firent les autres prisonniers, et, les ayantattachés avec des cordes, les emmenèrentà Acre pour en faire présent au pacha.Abou-El-Marsch (c' est le nom de l' arabedont il nous parlait) avait

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reçu une balle dans le bras pendant le combat ;comme sa blessure n' était pas mortelle, lesturcs l' avaient attaché sur un chameau, et,s' étant emparés du cheval, emmenaient le chevalet le cavalier. Le soir du jour où ils devaiententrer à Acre, ils campèrent avec leursprisonniers dans les montagnes de Saphadt ;l' arabe blessé avait les jambes liées ensemblepar une courroie de cuir, et était étendu prèsde la tente où couchaient les turcs. Pendantla nuit, tenu éveillé par la douleur de sablessure, il entendit hennir son cheval parmiles autres chevaux entravés autour des tentes,selon l' usage des orientaux ; il reconnut savoix, et, ne pouvant résister au désir d' allerparler encore une fois au compagnon de sa vie,il se traîna péniblement sur la terre à l' aidede ses mains et de ses genoux, et parvint jusqu' àson coursier. " pauvre ami, lui dit-il, queferas-tu parmi les turcs ? Tu seras emprisonnésous les voûtes d' un kan avec les chevaux d' unaga ou d' un pacha ; les femmes et les enfantsne t' apporteront plus le lait de chameau, l' orgeou le doura dans le creux de la main ; tu necourras plus libre dans le désert comme le ventd' égypte, tu ne fendras plus du poitrail l' eaudu Jourdain, qui rafraîchissait ton poil aussiblanc que ton écume : qu' au moins si je suisesclave, tu restes libre ! Tiens, va, retourneà la tente que tu connais ; va dire à ma femmequ' Abou-El-Marsch ne reviendra plus, et passeta tête entre les rideaux de la tente pour lécherla main de mes petits enfants. " en parlant ainsi,Abou-El-Marsch avait rongé avec ses dentsla corde de poil de chèvre qui sert d' entraves auxchevaux arabes, et l' animal était libre ;mais voyant son maître blessé et enchaîné àses pieds, le fidèle et intelligent coursiercomprit, avec son instinct, ce qu' aucunelangue ne pouvait lui expliquer : il

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baissa la tête, flaira son maître, et, l' empoignantavec les dents par la ceinture de cuir qu' il avaitautour du corps, il partit au galop, et l' emportajusqu' à ses tentes. En arrivant et en jetant sonmaître sur le sable aux pieds de sa femme etde ses enfants, le cheval expira de fatigue ;toute la tribu l' a pleuré, les poëtes l' ontchanté, et son nom est constamment dans labouche des arabes de Jéricho. "nous n' avons nous-mêmes aucune idée du degréd' intelligence et d' attachement auquel l' habitudede vivre avec la famille, d' être caressé parles enfants, nourri par les femmes, réprimandéou encouragé par la voix du maître, peutélever l' instinct du cheval arabe. L' animal est,par sa race même, plus intelligent et plusapprivoisé que les races de nos climats ; ilen est de même de tous les animaux en Arabie.La nature ou le ciel leur ont donné plus d' instinct,plus de fraternité pour l' homme que chez nous.Ils se souviennent mieux des jours d' éden, où ilsétaient encore soumis volontairement à ladomination du roi de la nature. J' ai vumoi-même fréquemment, en Syrie, des oiseauxpris le matin par des enfants, et parfaitementapprivoisés le soir, n' ayant plus besoin ni decage ni de fil aux pattes pour les reteniravec la famille qui les adopte, mais volantlibres sur les orangers et les mûriers dujardin, et revenant à la voix se percherd' eux-mêmes sur le doigt des enfants ou surla tête des jeunes filles.Le cheval du scheik de Jéricho, que j' achetai etque je montai, me connaissait, au bout de peude jours, pour son maître : il ne voulait plusse laisser monter par un autre, et franchissaittoute la caravane pour venir à ma voix, bien

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que ma langue lui fût une langue étrangère. Douxet caressant pour moi, et accoutumé aux soinsde mes arabes, il marchait paisible et sage àson rang dans la caravane, tant que nous nerencontrions que des turcs, des arabes vêtusà la turque, ou des syriens ; mais s' il venait,même un an après, à apercevoir un bédouinmonté sur un cheval du désert, il devenaittout à coup un autre animal : son oeils' allumait, son cou se gonflait, sa queues' élevait et battait ses flancs comme unfouet ; il se dressait sur ses jarrets, etmarchait ainsi longtemps sous le poids desa selle et de son cavalier : il ne hennissaitpas, mais il jetait un cri belliqueux commecelui d' une trompette d' airain, un cri telque tous les chevaux en étaient effrayés, ets' arrêtaient, en dressant les oreilles,pour l' écouter.Après cinq heures de marche, pendant lesquellesle fleuve semblait toujours s' éloigner de nous,nous arrivâmes au dernier plateau, au piedduquel il devait couler ; mais bien que nousn' en fussions plus qu' à deux ou trois centspas, nous n' apercevions toujours que la plaineet le désert devant nous, et aucune trace devallée ni de fleuve. C' est,

je pense, cette illusion du désert qui a faitdire et croire à quelques voyageurs que leJourdain roulait ses eaux bourbeuses sur unlit de cailloux et entre des rivages de sabledans le désert de Jéricho. Ces voyageursn' avaient pu parvenir jusqu' au fleuve, et,voyant de loin une vaste mer de sable, ils

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n' ont pu s' imaginer qu' une oasis fraîche,profonde, ombreuse et délicieuse, étaitcreusée entre les plateaux de ce désert monotone,et couvrait les flots à plein bord, et lelit murmurant du Jourdain, de rideaux deverdure que la Tamise même lui envierait :c' est là pourtant la vérité. Nous en restâmesconfondus et charmés quand, arrivésnous-mêmes au bord du dernier plateau quimanque tout à coup sous les pas et se creuseen vallée à pic, nous eûmes devant les yeuxun des plus gracieux vallons où jamaisnos regards se fussent reposés. Nous nous yprécipitâmes au galop de nos chevaux, attiréspar la nouveauté du spectacle et par l' attraitde la fraîcheur, de l' humidité et de l' ombre,dont cette vallée était toute pleine : ce n' étaitpartout que pelouses du plus beau vert, oùcroissaient çà et là des touffes de joncs enfleurs, et des plantes bulbeuses dont leslarges et éclatantes corolles semaient d' étoilesde toutes couleurs les gazons et le pied desarbres ; des bosquets d' arbustes aux longuestiges flexibles, retombant comme des panachestout autour de leurs troncs multipliés ;de grands peupliers de Perse aux légers feuillages,non pas s' élevant en pyramides comme nos peuplierstaillés, mais jetant librement de tous côtésleurs membres nerveux comme ceux des chênes,et dont l' écorce, lisse et blanche, brillaitaux rayons mobiles du soleil du matin ; desforêts de saules de toute espèce, et de grandsosiers tellement touffus qu' il était impossibled' y pénétrer, tant les arbres étaient pressés, et

tant les innombrables lianes qui serpentaientà leurs pieds, et se tressaient d' une tige àl' autre, formaient entre eux un inextricable

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réseau.Ces forêts s' étendaient à perte de vue, desdeux côtés et sur les deux rives du fleuve.Il nous fallut descendre de cheval, et établirnotre camp dans une des clairières de laforêt, pour pénétrer à pied jusqu' au cours duJourdain, que nous entendions sans le voir.Nous avançâmes avec peine, tantôt dans le fourrédu bois, tantôt dans les longues herbes, tantôtà travers les tiges hautes des joncs : enfin,nous trouvâmes un endroit où le gazon seulbordait les eaux, et nous trempâmes nos piedset nos mains dans le fleuve. Il peut avoir centà cent vingt pieds de largeur ; sa profondeurparaît considérable ; son cours est rapidecomme celui du Rhône à Genève ; ses eauxsont d' un bleu pâle, légèrement ternies parle mélange des terres grises qu' il traverseet qu' il creuse, et dont nous entendions, demoments en moments, d' énormes falaises quis' écroulaient dans son cours : ses bordssont à pic, mais il les remplit jusqu' aupied des joncs et des arbres dont ils sontcouverts. Ces arbres, à chaque instant minéspar les eaux, y laissent pendre et traînerleurs racines ; souvent déracinés eux-mêmes,et manquant d' appui dans la terre qui s' éboule,ils penchent sur les eaux avec tous leursrameaux et toutes leurs feuilles, qui y trempent,et lancent comme des arches de verdure d' unbord à l' autre. De temps en temps un de cesarbres est emporté avec la portion du solqui le soutient, et vogue tout feuillé surle fleuve avec ses lianes arrachées etaccrochées à ses branches, ses nids submergés,et ses oiseaux encore perchés sur ses rameaux :nous en vîmes passer plusieurs,

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pendant le peu d' heures que nous restâmes danscette charmante oasis. La forêt suit toutesles sinuosités du Jourdain, et lui tressepartout une perpétuelle guirlande de rameauxet de feuilles qui trempent dans l' eau, etfont murmurer ses vagues légères. Uneinnombrable quantité d' oiseaux habite cesforêts impénétrables. Les arabes nousavertissent de ne pas marcher sans nosarmes, et de ne nous avancer qu' avecprécaution, parce que ces épais taillis sontle repaire de quelques lions, de panthèreset de chats-tigres. Nous n' en vîmes aucun ;mais nous entendîmes souvent dans l' ombre dufourré des rugissements et des bruitssemblables à ceux que font les grandsanimaux en perçant les profondeurs des bois.Nous parcourûmes, pendant une ou deux heures,les parties accessibles du rivage de ce beaufleuve. Dans quelques endroits, les arabesdes tribus sauvages des montagnes de l' ArabiePétrée, au pied desquelles nous étions, avaientincendié la forêt, pour y pénétrer ou pourenlever du bois ; il y restait une grandequantité de troncs, calcinés seulement parl' écorce ; mais les jets nouveaux avaientpoussé autour des arbres brûlés, et lesplantes grimpantes de ce sol fertile avaientdéjà tellement enlacé les arbres morts etles arbres jeunes, que la forêt en était plusétrange, sans en être moins vaste et moinsluxuriante. Nous cueillîmes une ample provisionde branches de saules, de peupliers, de tousles arbres à longue tige et à belle écorce,dont j' ignore les noms, pour en faire desprésents à nos amis d' Europe ; et nousrejoignîmes le camp, que nos arabes avaientchangé de place pendant notre excursion aubord du fleuve.

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Ils avaient découvert un site encore plusgracieux et plus propre à dresser nos tentes,que tous ceux que nous venions de parcourir :c' était une pelouse d' une herbe aussi fineet aussi touffue que si elle eût été broutée parun troupeau de moutons. çà et là, disséminéssur cette pelouse, quelques arbustes à largefeuille, quelques jeunes touffes de platanes etde sycomores jetaient une tache d' ombre surl' herbe, pour nous abriter et tenir les chevauxau frais. Le Jourdain, dont le cours n' étaitqu' à vingt pas, avait creusé un petit golfepeu profond dans le milieu de la clairière, etses eaux venaient y tournoyer aux pieds dedeux ou trois grands peupliers. Une penteaccessible menait jusqu' au fleuve, et nouspermettait d' y conduire un à un nos chevauxaltérés, et d' aller nous y baigner nous-mêmes.Nous dressâmes là nos deux tentes, et nousy fîmes la halte du jour.Le jour suivant, 2 novembre, nous continuâmesnotre route, tirant vers les plus hautesmontagnes de l' Arabie Pétrée, quittantet retrouvant le Jourdain, selon lessinuosités de son cours, et nous rapprochantde la mer Morte. Il y a, non loin du coursdu fleuve, dans un endroit du désert queje ne saurais comment désigner, les restesencore imposants d' un château des croisés,bâti par eux, apparemment pour garder cetteroute. Cette masure est inhabitée, et peutservir au contraire à abriter les arabesen embuscade pour dépouiller les caravanes.Elle produit, au milieu de ces vagues de sable,l' effet d' une carcasse de vaisseau abandonnéesur l' horizon de la mer. En approchant de lamer Morte, les ondulations de terrain diminuent ;la pente incline insensiblement vers le rivage ;

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le sable devient spongieux, et les chevaux,enfonçant à chaque pas, avancent péniblement.

Quand nous aperçûmes enfin la réverbération desflots, nous ne pûmes contenir notre impatience :nous partîmes au galop pour nous précipiterdans les premières vagues, qui dormaient devantnous, brillantes comme du plomb fondu, sur lesable. Le scheik de Jéricho et ses arabes, quinous suivaient toujours, croyant que nous voulionscourir le djérid avec eux, partirent alors enmême temps en tous sens dans la plaine, et,revenant sur nous en poussant des cris,brandissaient leurs longues lances de roseaux,comme s' ils eussent voulu nous percer ; puis,arrêtant leurs chevaux et les renversant surleurs jarrets, ils nous laissaient passer, etrepartaient de nouveau pour revenir encore.J' arrivai le premier, grâce à la vitesse demon cheval turcoman ; mais, à trente ouquarante pas des flots, le lit de sable mêlé deterre est tellement humide et d' un fond simarécageux, que mon cheval enfonçait jusqu' au ventre,et que je craignis d' être englouti. Je revinssur mes pas ; et, descendant de cheval, nousnous approchâmes à pied du rivage. La merMorte a été décrite par plusieurs voyageurs.Je n' ai noté ni son poids spécifique, ni laquantité de sel relative que ses eauxcontiennent. Ce n' était pas de la science oude la critique que je venais y chercher. J' yvenais simplement parce qu' elle était surma route, parce qu' elle était au milieu d' undésert fameux, fameuse elle-même parl' engloutissement des villes qui s' élevèrentjadis là où je voyais s' étendre ses flotsimmobiles. Ses bords sont plats du côté dulevant et du couchant ; au nord et au midi,

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les hautes montagnes de Judée et d' Arabiel' encadrent, et descendent presque jusqu' àses flots. Celles d' Arabie cependant s' enéloignent un peu plus, surtout du côté del' embouchure du Jourdain, où nous étionsalors. Ces bords sont entièrement déserts ;l' air

y est infect et malsain. Nous en éprouvâmesnous-mêmes l' influence pendant plusieurs joursque nous passâmes dans ce désert. Une grandepesanteur de tête et un sentiment fébrile nousatteignit tous, et ne nous abandonna qu' enquittant cette atmosphère. On n' y aperçoitpas d' île. Cependant, au coucher du soleil,du haut d' un monticule de sable, je crusen distinguer deux à l' extrémité de l' horizon,du côté de l' Idumée. Les arabes n' en saventrien. La mer a, dans cette partie, au moinstrente lieues de long, et ils ne s' aventurentjamais à suivre si loin son rivage. Aucunvoyageur n' a jamais pu tenter une circumnavigationde la mer Morte ; elle n' a même jamais étévue par son autre extrémité, ni par ses deuxrivages de Judée et d' Arabie. Nous sommes, jecrois, les premiers qui ayons pu en touteliberté l' explorer sous les trois faces ; etsi nous avions eu à nous un peu plus de tempsà dépenser, rien ne nous eût empêchés defaire venir des planches de sapin du Liban,de Jérusalem ou de Jaffa, de faire construiresur les lieux une chaloupe, et de visiter enpaix toutes les côtes de cette méditerranéemerveilleuse.Les arabes, qui ne laissent pas ordinairementapprocher les voyageurs, et dont les préjugéss' opposent à ce que personne tente de naviguersur cette mer, étaient tellement dévoués à

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nos moindres volontés, qu' ils n' auraient misnul obstacle à notre tentative. Je l' auraiscertainement exécutée, si j' avais pu prévoirl' accueil que ces arabes nous firent. -maisil était trop tard ; il aurait fallu renvoyerà Jérusalem, faire venir des charpentierspour construire la barque : tout cela nouseût pris, avec la navigation, au moins troissemaines, et nos jours étaient comptés. J' yrenonçai

donc, non sans peine. Un voyageur, dans les mêmescirconstances que moi, pourra facilementl' accomplir, et jeter sur ce phénomène naturel,et sur cette question géographique, les lumièresque la critique et la science sollicitent depuissi longtemps.L' aspect de la mer Morte n' est ni triste nifunèbre, excepté à la pensée. à l' oeil, c' estun lac éblouissant, dont la nappe immense etargentée répercute la lumière et le ciel, commeune glace de Venise ; des montagnes, aux bellescoupes, jettent leur ombre jusque sur ses bords.On dit qu' il n' y a ni poissons dans son sein,ni oiseaux sur ses rives. Je n' en sais rien ;je n' y vis ni procellaria, ni mouettes, ni cesbeaux oiseaux blancs, semblables à des colombesmarines, qui nagent tout le jour sur les vaguesde la mer de Syrie, et accompagnent les caïquessur le Bosphore ; mais, à quelques centaines depas de la mer Morte, je tirai et tuai desoiseaux semblables à des canards sauvages, quise levaient des bords marécageux du Jourdain.Si l' air de la mer était mortel pour eux, ilsne viendraient pas si près affronter ses vapeursméphitiques. Je n' aperçus pas non plus ces ruinesde villes englouties que l' on voit, dit-on,à peu de profondeur sous les vagues. Les arabes

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qui m' accompagnaient prétendent qu' on lesdécouvre quelquefois.Je suivis longtemps les bords de cette mer,tantôt du côté de l' Arabie, où est l' embouchure duJourdain (ce fleuve est là, véritablement,comme les voyageurs le décrivent, une mared' eau sale dans un lit de boue), tantôt ducôté des montagnes de Judée, où les rivagess' élèvent, et prennent quelquefois la formedes légères dunes de l' océan. La nappe

d' eau nous offrit partout le même aspect :éclat, azur et immobilité.Les hommes ont bien conservé la faculté que Dieuleur donna, dans la genèse, d' appeler les chosespar leurs noms. Cette mer est belle ; elleétincelle, elle inonde, de la réflexion de seseaux, l' immense désert qu' elle couvre ; elleattire l' oeil, elle émeut la pensée ; mais elleest morte ; le mouvement et le bruit n' y sontplus : ses ondes, trop lourdes pour le vent, nese déroulent pas en vagues sonores, et jamaisla blanche ceinture de son écume ne joue surles cailloux de ses bords : c' est une merpétrifiée. Comment s' est-elle formée ?Apparemment, comme dit la bible et comme ditla vraisemblance, vaste centre de chaînesvolcaniques qui s' étendent de Jérusalem enMésopotamie, et du Liban à l' Idumée, uncratère se sera ouvert dans son sein, au tempsoù sept villes peuplaient sa plaine. Les villesauront été secouées par le tremblement deterre : le Jourdain, qui, selon touteprobabilité, courait alors à travers ces plaines,et allait se jeter dans la mer Rouge, arrêtétout à coup par les monticules volcaniques sortisde la terre, et s' engouffrant dans les cratèresde Sodome et de Gomorrhe, aura formé cette

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mer corrompue par le sel, le soufre et lebitume, aliments ou produits ordinaires desvolcans : voilà le fait et la vraisemblance.Cela n' ajoute ni ne retranche rien à l' actionde cette souveraine et éternelle volonté queles uns appellent miracle, et que les autresappellent nature : nature et miraclen' est-ce pas tout un ? Et l' univers est-il autrechose que miracle éternel et de tous lesmoments ?

Nous revenons par le côté septentrional de lamer Morte, du côté de la vallée de Saint-Saba.Le désert est beaucoup plus accentué dans cettepartie : il est labouré de vagues de terre et desable énormes, qu' il nous faut à tout momenttourner ou franchir. La file de notre caravanese dessine onduleusement sur le dos de ses vagues,comme une longue flotte sur une grosse mer,dont on aperçoit tour à tour et dont on perdles différents bâtiments dans les plis de lavague.Après trois heures de route, quelquefois sur depetites plaines unies où nous courons au galop,quelquefois sur le bord de profonds ravins desable où roulent quelques-uns de nos chevaux,nous apercevons devant nous la fumée des maisonsde Jéricho. Les arabes se détachent, et s' enfuientvers cette fumée. Deux seulement restent avecnous pour nous montrer la route. En approchantde Jéricho, les principaux d' entre les arabesreviennent au-devant de nous. Nous campons aumilieu d' un champ ombragé de quelques palmiers,et où coule une petite rivière. Nos tentes sontpromptement dressées, et nous trouvons un souperpréparé, grâces aux présents de tout genre queles arabes ont apportés à notre camp. L' arabequi montait le beau cheval que je désirais

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emmener avait paru admirer lui-même le chevalturcoman que j' avais monté la veille. Laconversation

amenée habilement sur nos chevaux mutuels, ilfait l' éloge de plusieurs des miens. Je luipropose de changer le sien contre le chevalturcoman ; nous débattons toute la soiréesur le surplus à donner par moi : rien ne sedécide encore. à chaque fois que j' arrive àson prix, il témoigne une si grande douleurde se détacher de son cheval, que nous allonsnous coucher sans conclure. Le lendemain, aumoment du départ, tous les chevaux déjà bridéset montés, je lui fais encore quelques avances.Il se détermine enfin à monter lui-même moncheval turcoman, il le galope à travers laplaine : séduit par les brillantes qualitésde l' animal, il m' envoie le sien par sonfils. Je lui remets neuf cents piastres, jemonte le cheval, et je pars. Toute la tribusemblait le voir partir avec regret : lesenfants lui parlaient, les femmes le montraientdu doigt, le scheik revenait sans cessele regarder, et lui faire certains signescabalistiques que les arabes ont toujoursla précaution de faire aux chevaux qu' ilsvendent ou qu' ils achètent. L' animal lui-mêmesemblait comprendre la séparation, et baissaittristement sa tête ombragée d' une superbecrinière, en regardant à droite et à gauchele désert d' un oeil triste et inquiet. L' oeildes chevaux arabes est une langue toutentière. Par leur bel oeil, dont la prunellede feu se détache du blanc large et marbréde sang de l' orbite, ils disent et comprennenttout.J' avais cessé depuis quelques jours de monter

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celui de mes chevaux que je préférais à tousles autres. Par suite des innombrablessuperstitions arabes, il y a soixante et dixsignes bons ou mauvais pour l' horoscoped' un cheval, et c' est une science quepossèdent presque tous les hommes du désert.Le cheval dont je parle, et que j' avaisappelé

Liban parce que je l' avais acheté dansces montagnes, était un jeune et superbe étalon,grand, fort, courageux, infatigable et sage,et à qui je n' ai jamais reconnu l' ombre d' unvice pendant quinze mois que je l' ai monté ;mais il avait sur le poitrail, dans ladisposition accidentelle de son beau poilgris cendré, un de ces épis que les arabesont mis au nombre des signes funestes. J' enavais été prévenu en l' achetant ; mais jel' avais acquis par ce raisonnement bien simpleet à leur portée, qu' un signe funeste pourun mahométan était un signe favorable pourun chrétien. Ils n' avaient trouvé rien àrépondre, et je montais Liban toutes lesfois que j' avais à faire des journées deroute plus longues ou plus mauvaises que lesautres. Lorsque nous approchions d' une villeou d' une tribu, et que l' on venait au-devantde la caravane, les arabes ou les turcs,frappés de la beauté et de la vigueur deLiban, commençaient par me faire complimentet par l' admirer avec l' oeil de l' envie ; mais,après quelques moments d' admiration, le signefatal, qui était cependant un peu couvert parle collier de soie et l' amulette suspendusau cou, que tout cheval porte toujours, venaità se découvrir ; et les arabes, s' approchantde moi, changeaient de figure, prenaient

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l' air grave et affligé, et me faisaient signede ne plus monter ce cheval. Cela était peuimportant en Syrie ; mais dans la Judéeet dans les tribus du désert, je craignaisque cela ne portât atteinte à ma considération,et ne détruisît le respect et le prestiged' obéissance qui nous entouraient. Je cessaidonc de le monter, et on le menait en main àma suite. Je ne doute pas que nous n' ayonsdû une grande part de la déférence et de lacrainte dont nous fûmes environnés, à la beautédes douze ou quinze chevaux arabes que nousmontions ou qui nous suivaient.

Un cheval, en Arabie, c' est la fortune d' unhomme ; cela suppose tout, cela tient lieu detout : ils prenaient une haute idée d' un francqui possédait tant de chevaux, aussi beaux queceux de leur scheik et que les chevaux du pacha.Nous revenons à Jérusalem par cette même valléeque nous avons traversée de nuit en arrivant.Avant d' entrer dans la première gorge desmontagnes, sur un beau et large plateau quidomine la plaine, nous voyons des tracesévidentes d' antiques constructions, et noussupposons que c' est là le véritable emplacementde l' ancienne Jéricho. Il a fallu de grandsprogrès de civilisation pour bâtir les villesdans les plaines. On ne se trompe jamais encherchant les villes antiques sur les hauteurs.C' est dans cette gorge que la parabole touchantedu samaritain place la scène du meurtre et dela charité. Il paraît que, dès le temps del' évangile, ces vallées étaient en mauvaiserenommée.Journée fatigante par la monotonie de quatorzeheures de route, et par l' excessive ardeurdu soleil réverbéré par les flancs escarpés des

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vallées ; nous ne rencontrons personne, dansces quatorze heures, qu' un berger arabe quipaissait un innombrable troupeau de chèvresnoires sur la croupe d' une colline.

2 novembre 1832, campé auprès de la piscinede Salomon, sous les murs de Jérusalem.Nous voulions consacrer une journée à la prièredans ce lieu vers lequel tous les chrétiens setournent en priant, comme les mahométans setournent vers la Mecque. Nous engageâmes lereligieux qui seul faisait les fonctions decuré à Jérusalem à célébrer pour nos parentsvivants et morts, pour nos amis de tous lestemps et de tous les lieux, pour nous-mêmesenfin, la commémoration du grand et douloureuxsacrifice qui avait arrosé cette terre du sangdu juste, pour y faire germer la charité etl' espérance : nous y assistâmes tous dans lessentiments que nos souvenirs, nos douleurs,nos pertes, nos désirs et nos mesures diversesde piété et de croyance nous inspiraient àchacun. Nous choisîmes pour temple et pourautel la grotte de Gethsemani, dans lecreux de la vallée de Josaphat ; c' est danscette caverne du pied du mont des olives quele christ se retirait, suivant les traditions,pour échapper quelquefois à la persécutionde ses ennemis et à l' importunité de sesdisciples ; c' est là qu' il s' entretenait avecses pensées célestes, et qu' il demandaità son père que le calice trop amer qu' ilavait rempli lui-même, comme nous remplissonstous le nôtre, passât loin de ses lèvres ;c' est là qu' il dit à ses trois amis, la veillede sa mort, de rester à l' écart et de ne pass' endormir, et qu' il fut obligé de les réveillertrois fois, tant le zèle de la charité humaine

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est prompt à s' assoupir ; c' est là enfin

qu' il passa ces heures terribles de l' agonie,lutte ineffable entre vie et la mort, entrela volonté divine et l' instinct humain, entrel' âme et la matière ! C' est là qu' il sua lesang et l' eau, et que, las de combattre aveclui-même sans que la victoire de l' intelligencedonnât la paix à ses pensées, il dit ces parolesfinales, ces paroles qui résument tout l' hommeet tout le Dieu, ces paroles qui sont devenuesla sagesse de tous les sages, et qui devraientêtre l' épitaphe de toutes les vies, etl' inscription unique de toutes les chosescréées : " mon père, que votre volonté soitfaite, et non la mienne ! "le site de cette grotte, creusée dans le rocherdu Cédron, est un des sites les plus probableset les mieux justifiés par l' aspect des lieux,de tous ceux que la pieuse crédulité populairea assignés à chacune des scènes du drameévangélique : c' est bien là la vallée assiseà l' ombre de la mort, l' abîme caché sous lesmurs de la ville, le creux le plus profond etvraisemblablement alors le plus fui des hommes,où le christ, qui devait avoir tous les hommespour ennemis parce qu' il venait attaquer tousleurs mensonges, dut chercher quelquefoisun abri et se recueillir en lui-même pourméditer, pour prier et pour souffrir ! Letorrent impur de Cédron coule à quelques pas.Ce n' était alors qu' un égout de Jérusalem ;la colline des oliviers s' y replie pour sejoindre avec les collines qui portent letombeau des rois, et forme là comme un coudeenfoncé, où des masses d' oliviers, detérébinthes et de figuiers, et ces arbresfruitiers que le pauvre peuple cultive toujours,

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dans la poussière même du rocher, aux alentoursd' une grande ville, devaient cacher l' entréede la grotte : de plus, ce site ne fut pasremué et

rendu méconnaissable par les ruines quiensevelirent Jérusalem. Des disciples quiavaient veillé et prié avec le christ purentrevenir, et dire, en marquant le rocher etles arbres : " c' était là ! " une vallée nes' efface pas comme une rue, et le moindrerocher dure plus que le plus magnifique destemples.La grotte de Gethsemani et le rocher qui lacouvre sont entourés maintenant des murs d' unepetite chapelle fermée à clef, et dont la clefreste entre les mains des religieux latinsde Jérusalem. Cette grotte et les sept oliviersdu champ voisin leur appartiennent ; la porte,taillée dans le roc, ouvre sur la cour d' unautre pieux sanctuaire que l' on appellele tombeau de la vierge ; celle-ci appartientaux grecs ; la grotte est profonde et haute,et divisée en deux cavités qui communiquentpar une espèce de portique souterrain. Il ya plusieurs autels taillés aussi dans la rochevive ; on n' a pas défiguré ce sanctuaire,donné par la nature, par autant d' ornementsartificiels que tous les autres sanctuairesdu saint-sépulcre ; la voûte, le sol et lesparois sont le rocher même, suintant encore,comme des larmes, l' humidité caverneusede la terre qui l' enveloppe ; on a seulementappliqué, au-dessus de chaque autel, unemauvaise représentation, en lames de cuivrepeint de couleur chair, et de grandeur naturelle,de la scène de l' agonie du christ, avec lesanges qui lui présentent le calice de la mort.

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Si l' on arrachait ces mauvaises figures quidétruisent celles que l' imagination pieuseaime à se créer dans l' ombre de cette grottevide ; si on laissait les regards mouillésde larmes monter librement et sans imagessensibles vers la pensée dont cette nuit estpleine, cette grotte serait la plus intacte

et la plus religieuse relique des collines deSion ; mais il faut que les hommes gâtent toujoursun peu tout ce qu' ils touchent. Hélas ! S' ilsavaient altéré et gâté seulement les pierreset les ruines de ces scènes visibles ! Maisque n' ont-ils pas fait des doctrines, desexemples de cette religion de raison, desimplicité, d' amour et d' humilité, que le filsde l' homme leur avait enseignée au prix deson sang ? Quand Dieu permet qu' une véritétombe sur la terre, les hommes commencent parmaudire et par lapider celui qui l' apporte,puis ils s' emparent de cette vérité qu' ils n' ontpu tuer avec lui parce qu' elle est immortelle ;c' est sa dépouille, c' est leur héritage : mais,comme la pierre précieuse que les malfaiteursenlèvent au pèlerin céleste, ils l' enchâssentdans tant d' erreurs qu' elle devient méconnaissable,jusqu' à ce que le jour brille de nouveau surelle, et que, séparant après des siècles lediamant de son entourage, la sagesse dise : " voilàle vrai, voilà le faux : ceci est la vérité, ceciest l' erreur ! " voilà pourquoi toutes lesreligions ont deux aspects dont l' associationétonne les esprits ; l' un populaire : légendes,superstitions, alliage dont les siècles d' ignoranceet de ténèbres mêlent et ternissent la penséedu ciel ; l' autre vrai, philosophique, quel' on découvre en effaçant de la main la rouillehumaine, et qui, présenté au jour éternel, qui

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est la conscience, la réfléchit pure, etéclaire toute chose et toute intelligencede cette lumière de vérité et d' amour au fondde laquelle on voit et l' on aimel' être évident , Dieu !

Il reste, non loin de la grotte de Gethsemani,un petit coin de terre ombragé encore par septoliviers, que les traditions populaires assignentcomme les mêmes arbres sous lesquels Jésusse coucha et pleura. Ces oliviers, en effet,portent réellement sur leurs troncs et surleurs immenses racines la date des dix-huitsiècles qui se sont écoulés depuis cette grandenuit. Ces troncs sont énormes, et formés,comme tous ceux des vieux oliviers, d' un grandnombre de tiges qui semblent s' être incorporéesà l' arbre sous la même écorce, et forment commeun faisceau de colonnes accouplées. Leursrameaux sont presque desséchés, mais portentcependant encore quelques olives. Nouscueillîmes celles qui jonchaient le solsous les arbres ; nous en fîmes tomberquelques-unes avec une pieuse discrétion, etnous en remplîmes nos poches pour les apporteren reliques, de cette terre, à nos amis.Je conçois qu' il est doux pour l' âme chrétiennede prier, en roulant dans ses doigts les noyauxd' olives de ces arbres dont Jésus arrosa etféconda peut-être les racines de ses larmes,quand il pria lui-même, pour la dernière fois,sur la terre. Si ce ne sont pas les mêmes troncs,ce sont probablement les rejetons de ces arbressacrés. Mais rien ne prouve que ce ne soientpas identiquement les mêmes souches. J' aiparcouru toutes les parties du monde oùcroît l' olivier ; cet

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arbre vit des siècles, et nulle part je n' en aitrouvé de plus gros, quoique plantés dans un solrocailleux et aride. J' ai bien vu, sur le sommetdu Liban, des cèdres que les traditions arabesreportent aux années de Salomon. Il n' y a làrien d' impossible : la nature a donné à certainsvégétaux plus de durée qu' aux empires ; certainschênes ont vu passer bien des dynasties, et legland que nous foulons aux pieds, le noyaud' olive que je roule dans mes doigts, la pomme decèdre que le vent balaye, se reproduiront,fleuriront, et couvriront encore la terrede leur ombre, quand les centaines de générationsqui nous suivent auront rendu à la terrecette poignée de poussière qu' elles luiempruntent tour à tour. Ceci n' est pas unemarque de mépris de la création pour nous.L' importance relative des êtres ne se mesurepas à la durée, mais à l' intensité de leurexistence. Il y a plus de vie dans une heurede pensée, de contemplation, de prière oud' amour, que dans une existence tout entièred' homme purement physique. Il y a plus de viedans une pensée qui parcourt le monde etmonte au ciel dans un espace de tempsinappréciable, dans le millionième d' uneseconde, que dans les dix-huit siècles devégétation des oliviers que je touche, oudans les deux mille cinq cents ans des cèdresde Salomon.

Déjeuné, assis sur les marches de la fontainede Siloé. écrit quelques vers, déchiré etjeté les lambeaux dans la source. La paroleest une arme ébréchée. Les plus beaux verssont ceux qu' on ne peut pas écrire. Les mots

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de toute langue sont incomplets, et chaquejour le coeur de l' homme trouve, dans lesnuances de ses sentiments, et l' imaginationdans les impressions de la nature visible,des choses que la bouche ne peut exprimer, fautede mots. Le coeur et la pensée de l' hommesont un musicien forcé de jouer une musiqueinfinie sur un clavier qui n' a que quelquesnotes. Il vaut mieux se taire. Le silence estune belle poésie dans certains moments.L' esprit l' entend et Dieu la comprend :c' est assez.En remontant la vallée de Josaphat, jepasse auprès du sépulcre d' Absalon. C' estun bloc de rocher taillé dans le bloc mêmede la montagne de Silhoa, et qui n' est pasdétaché

du roc primitif qui lui sert de base. Il aenviron trente pieds d' élévation, et vingtde large sur toutes ses faces. Je le disau hasard, car je ne mesure rien : la toisene sert qu' à l' architecte. La forme est unebase carrée avec une porte grecque au milieu,corniche corinthienne, portant pyramide ausommet. Nul caractère romain ni grec. -apparencegrave, bizarre, monumentale et neuve, commeles monuments égyptiens.Les juifs n' eurent pas d' architecture propre. Ilsempruntèrent à l' égypte, à la Grèce, mais,je crois, surtout aux Indes : la clef de toutest aux Indes ; la génération des pensées etdes arts me semble remonter là. Elles ontenfanté l' Assyrie, la Chaldée, la Mésopotamie,la Syrie, les grandes villes du désert, commeBalbek ; puis l' égypte, puis les îles, commeCrète et Chypre ; puis l' étrurie, puis Rome ;puis la nuit est venue, et le christianisme,

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couvé d' abord par la philosophie platonicienne,ensuite par la barbare ignorance du moyen âge,a enfanté notre civilisation et nos artsmodernes. Nous sommes jeunes, et nous passons àpeine l' âge de la virilité. Un monde nouveaudans la pensée, dans les formes sociales etdans les arts, sortira, probablement avantpeu de siècles, de la grande ruine dumoyen âge à laquelle nous assistons. Onsent que le monde moral porte son fruit, dontl' enfantement se fera dans les convulsions etla douleur ; la parole écrite et multipliée parla presse, en portant la discussion, la critiqueet l' examen sur tout, en appelant la lumièrede toutes les intelligences sur chaque pointde fait ou de contestation dans le monde,amène invinciblement l' âge de raison pourl' humanité. La révélation à tous par tous. -laréverbération de la lumière

divine, qui est raison et religion, par tousles centres de l' humanité.On ferait un beau livre de l' histoire de l' espritdivin dans les différentes phases de l' humanité ;de l' histoire de la divinité dans l' homme, oùl' on trouverait ce principe religieux agissantd' abord dans les premiers temps connus del' humanité par les instincts et par lesimpulsions aveugles ; puis chantant par lavoix des poëtes, mens divinior ; puisse manifestant sur les tables des législateurs,ou dans les initiations mystérieuses desthéocraties indiennes, égyptiennes, hébraïques.Lorsque ces formes mythologiques s' évanouissentde l' esprit humain, usées par le temps, épuiséespar la crédulité des hommes, on le verrait,disséminé et épars dans les grandes écolesphilosophiques de la Grèce et de l' Asie Mineure

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et dans les sectes pythagoriciennes, chercheren vain des symboles universels, jusqu' à ceque le christianisme résumât toute véritéspéculative et contestée en ces deux grandesvérités pratiques et incontestables : adorationd' un dieu unique ; charité et fraternité entretous les hommes.

Un peu au-dessus de la naissance de la valléedu Cédron, au nord de Jérusalem, noustraversâmes quelques champs d' une terrerougeâtre et plus fertile, couverte d' un boisd' oliviers. à environ cinq cents pas de la ville,nous nous trouvâmes aux bords d' une profondecarrière ; nous y descendîmes. à gauche, unbloc de roche, richement sculpté, s' étendaitdans toute la largeur de la carrière, et laissaitvoir au-dessous une étroite ouverture à demifermée par la terre et les pierres éboulées.Un homme pouvait à peine s' y glisser enrampant. Nous y pénétrâmes ; mais comme nousn' avions ni briquets ni torches, nous ressortîmesaussitôt, et ne visitâmes pas les chambresintérieures : c' étaient les sépulcres desrois. La frise magnifiquement sculptée etdu plus beau travail grec, qui règne sur lerocher extérieur, assigne à cette décoration desmonuments l' époque la plus florissante desarts dans la Grèce ; cependant elle datepeut-être de Salomon, car qui peut savoirce que ce grand prince avait emprunté augénie des Indes ou de l' égypte ?

3 novembre 1832.La peste, qui ravage de plus en plus Jérusalemet les environs, ne nous permet pas d' entrer dans

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Bethléem, dont le couvent et le sanctuaire sontfermés. Nous montons cependant à cheval dans lasoirée, et, après avoir traversé un plateaud' environ deux lieues qui règne à l' orient deJérusalem, nous arrivons sur une hauteur àpeu de distance de Bethléem, et d' où l' ondécouvre parfaitement toute cette petite ville.à peine y étions-nous assis, qu' une nombreusecavalcade d' arabes bethléémites arrive, etdemande à m' être présentée. Après les complimentsd' usage, ils me disent qu' ils sont députésauprès de moi par la population de Bethléem,pour me prier de faire diminuer l' impôt dontIbrahim-Pacha a frappé leur ville ; qu' ilssavent, par la renommée et par les arabesd' Abougosh, leur chef, qu' Ibrahim-Pachaest mon ami et ne me refusera certainement pas,si je sollicite son indulgence pour eux.Comme les arabes bethléémites sont la plusdétestable race de ces contrées, toujours enguerre avec leurs voisins, toujours rançonnantle couvent latin de Bethléem, je leur répondsavec gravité, en leur faisant de sévèresreproches sur leurs rapines, que j' auraiégard à leur requête et que je la présenterai aupacha, mais à condition qu' ils respecterontles européens, les pèlerins, et surtout lescouvents de Bethléem et du désert desaint-Jean ; et que, s' ils se permettent

la moindre violation de domicile à l' égard deces pauvres religieux, la résolution d' Ibrahim estde les exterminer jusqu' au dernier, ou de leschasser dans les déserts de l' Arabie Pétrée.J' ajoute (et ceci semble leur faire une viveimpression) que si les forces d' Ibrahim-Pachane suffisent pas, les pachas de l' Europesont décidés à venir eux-mêmes, et à les

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mettre à la raison. En attendant, je les engageà payer le tribut. Depuis ce jour-là jusqu' aujour de mon départ, j' ai eu constamment à masuite, malgré toutes mes instances pour lescongédier, un certain nombre de scheiks bédouinsde Bethléem, d' Hébron et du désert desaint-Jean, qui ne cessaient de m' implorer pourla réduction du tribut. Rentré au camp dans lavallée de la piscine de Salomon, sous lesmurs de Sion, je reçois la visite d' Abougosh,qui vient avec son oncle et son frère s' informerde nos nouvelles. Je lui donne le café et lapipe, et nous causons une heure à la porte dema tente, assis chacun sous un olivier.Un courrier de Jaffa m' apporte des lettresd' Europe et de Bayruth, et me les remetsous les remparts de Jérusalem. Ces lettresme rassurent sur la santé de ma fille ; maiscomme elle ajoute au bas de la lettre de samère qu' elle ne veut pas absolument que j' ailleen égypte en ce moment, je

change ma marche ; je contremande ma caravanede chameaux à El-Arich, et je me détermine àrevenir par la côte de Syrie. Nous levonsnos tentes ; j' envoie un présent de cinq centspiastres au couvent, en outre de quinze centspiastres que j' ai payées pour chapelets, reliques,crucifix, etc., et nous prenons de nouveau laroute du désert de saint-Jean.L' aspect général des environs de Jérusalem peutse peindre en peu de mots : montagnes sans ombre,vallées sans eau, terre sans verdure, rochers sansterreur et sans grandiose ; quelques blocs depierre grise perçant la terre friable etcrevassée ; de temps en temps un figuier auprès,une gazelle ou un chacal se glissant furtivemententre les brisures de la roche ; quelques plants

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de vigne rampant sur la cendre grise ou rougeâtredu sol ; de loin en loin un bouquet de pâlesoliviers jetant une petite tache d' ombre surles flancs escarpés d' une colline ; à l' horizon,un térébinthe ou un noir caroubier se détachanttriste et seul du bleu du ciel ; les murs etles tours grises des fortifications de la villeapparaissant de loin sur la crête de Sion ;voilà la terre. Un ciel élevé, pur, net, profond,où jamais le moindre nuage ne flotte, et ne secolore de la pourpre du soir et du matin.Du côté de l' Arabie, un large gouffre descendantentre les montagnes noires, et conduisant lesregards jusqu' aux flots éblouissants de lamer Morte et à l' horizon violet des cimesdes montagnes de Moab. Pas un souffle de ventmurmurant dans les créneaux ou entre lesbranches sèches des oliviers ; pas un oiseauchantant ni un grillon criant dans le sillonsans herbe : un silence complet, éternel, dansla ville, sur les chemins, dans la campagne.

Telle était Jérusalem pendant tous les joursque nous passâmes sous ses murailles. Je n' yai entendu que le hennissement de mes chevauxqui s' impatientaient au soleil, autour de notrecamp, et qui creusaient du pied le sol enpoussière ; et d' heure en heure le chantmélancolique du muezzin criant l' heure du hautdes minarets, ou les lamentations cadencéesdes pleureurs turcs, accompagnant en longuesfiles les pestiférés aux différents cimetières quientourent les murs. Jérusalem, où l' on veutvisiter un sépulcre, est bien elle-même letombeau d' un peuple, mais tombeau sanscyprès, sans inscriptions, sans monuments,dont on a brisé la pierre, et dont les cendressemblent recouvrir la terre qui l' entoure de

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deuil, de silence et de stérilité. Nous yjetâmes plusieurs fois nos regards, en laquittant, du haut de chaque colline d' oùnous pouvions l' apercevoir encore ; et enfinnous vîmes, pour la dernière fois, la couronned' oliviers qui domine la montagne de ce nom,et qui surnage longtemps dans l' horizonaprès qu' on a perdu la ville de l' oeil,s' abaisser elle-même dans le ciel, etdisparaître comme ces couronnes de fleurs pâlesque l' on jette dans un sépulcre.Nous devions cependant y revenir encore, mais,hélas ! Non plus dans les mêmes sentiments ;non plus pour y pleurer sur les misères desautres, mais pour y gémir sur nos propresmisères, et pour y faire boire nos propres larmesà cette terre qui en a tant bu et tant séché.Hier j' avais planté ma tente dans un champrocailleux, où croissaient quelques troncsd' oliviers noueux ou rabougris, sous les mursde Jérusalem, à quelques centaines de

pas de la tour de David, un peu au-dessus de lafontaine de Siloé, qui coule encore sur lesdalles usées de sa grotte, non loin du tombeaudu poëte-roi qui l' a si souvent chantée.Les hautes et noires terrasses qui portaientjadis le temple de Salomon s' élevaient àma gauche, couronnées par les trois coupolesbleues et par les colonnettes légères etaériennes de la mosquée d' Omar, qui planeaujourd' hui sur les ruines de la maison de Jéhovah.La ville de Jérusalem, ravagée par la peste,était tout inondée des rayons d' un soleiléblouissant répercutés sur ses mille dômes,sur ses marbres blancs, sur ses tours de pierredorée, sur ses murailles polies par les siècleset par les vents salins du lac Asphaltite ;

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aucun bruit ne montait de son enceinte, muetteet morte comme la couche d' un agonisant ; seslarges portes étaient ouvertes, et l' on apercevaitde temps en temps le turban blanc et le manteaurouge du soldat arabe, gardien inutile de cesportes abandonnées : rien ne venait, rien nesortait ; l' air du matin soulevait seul lapoudre ondoyante des chemins, et faisait unmoment l' illusion d' une caravane ; mais quandla bouffée de vent avait passé, quand elle étaitvenue mourir en sifflant sur les créneaux dela tour des pisans ou sur les trois palmiersde la maison de Caïphe, la poussière retombait,le désert apparaissait de nouveau, et le pasd' aucun chameau, d' aucun mulet, ne retentissaitsur les pavés de la route : seulement, dequart d' heure en quart d' heure, les deux battantsferrés de toutes les portes de Jérusalems' ouvraient, et nous voyions passer les mortsque la peste venait d' achever, et que deuxesclaves nus portaient, sur un brancard, auxtombes répandues tout autour de nous.Quelquefois un long

cortége de turcs, d' arabes, d' arméniens, dejuifs, accompagnait le mort et défilait enchantant entre les troncs d' oliviers, puisrentrait à pas lents et silencieusement dansla ville. Plus souvent les morts étaientseuls ; et quand les deux esclaves avaientcreusé de quelques palmes le sable ou laterre de la colline, et couché le pestiféré dansson dernier lit, ils s' asseyaient sur letertre même qu' ils venaient d' élever, separtageaient les vêtements du mort, et,allumant leurs longues pipes, ils fumaienten silence, et regardaient la fumée de leurschibouks monter en légère colonne bleue,

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et se perdre gracieusement dans l' airlimpide, vif et transparent de ces journéesd' automne.à mes pieds, la vallée de Josaphat s' étendaitcomme un vaste sépulcre ; le Cédron tari lasillonnait d' une déchirure blanchâtre, toutesemée de gros cailloux, et les flancs desdeux collines qui la cernent étaient toutblancs de tombes et de turbans sculptés,monument banal des Osmanlis : un peu surla droite, la colline des oliviers s' affaissait,et laissait, entre les chaînes éparses descônes volcaniques des montagnes nues deJéricho et de Saint-Saba, l' horizons' étendre et se prolonger, comme une avenuelumineuse, entre des cimes de cyprès inégaux :le regard s' y jetait de lui-même, attiré parl' éclat azuré et plombé de la mer Morte, quiluisait aux pieds des degrés de ces montagnes ;et derrière, la chaîne bleue des montagnes del' Arabie Pétrée bornait l' horizon. Maisborner n' est pas le mot, car ces montagnessemblaient transparentes comme le cristal,et l' on voyait ou l' on croyait voir au delàun horizon vague et indéfini s' étendre encore,et nager dans les vapeurs ambiantes d' un airteint de pourpre et d' azur.

C' était l' heure de midi, l' heure où le muezzinépie le soleil sur la plus haute galerie duminaret, et chante l' heure et la prière de toutesles heures ; voix vivante, animée, qui saitce qu' elle dit et ce qu' elle chante, supérieure,à mon avis, à la voix sans conscience de lacloche de nos cathédrales, si l' on pouvaitl' entendre d' aussi loin. Mes arabes avaientdonné l' orge, dans le sac de poil de chèvre,à mes chevaux attachés çà et là autour de

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ma tente, les pieds enchaînés à des anneauxde fer : ces beaux et doux animaux étaientimmobiles, leur tête penchée et ombragée parleur longue crinière éparse, leur poil gris,luisant, et fumant sous les rayons d' un soleilde plomb. Les hommes s' étaient rassemblés àl' ombre du plus large des oliviers ; ilsavaient étendu sur la terre leurs nattes deDamas, et ils fumaient, en se contant deshistoires du désert, ou en chantant des versd' Antar ; Antar, ce type de l' arabe errant,à la fois pasteur, guerrier et poëte, qui aécrit le désert tout entier dans ses poésiesnationales, épique comme Homère, plaintifcomme Job, amoureux comme Théocrite,philosophe comme Salomon ; ses vers, quiendorment ou exaltent l' imagination del' arabe autant que la fumée du tombach dansle narguilé, retentissaient en sons gutturauxdans le groupe animé de mes saïs ; et quandle poëte avait touché plus juste ou plusfort la corde sensible de ces hommes sauvages,mais impressionnables, on entendait un légermurmure de leurs lèvres ; ils joignaient leursmains, les élevaient au-dessus de leursoreilles, et, inclinant la tête, ils s' écriaient :allah ! Allah ! Allah ! plus tard, le souvenir de ces heures passéesainsi à écouter ces vers, que je ne pouvaiscomprendre, me fit rechercher

avec soin quelques fragments de poésies arabespopulaires, et surtout du poëme héroïqued' Antar. Je parvins à m' en procurer uncertain nombre, et je me les faisais traduirepar mon drogman pendant les soirées d' hiverque je passai dans le Liban. Je commençaismoi-même à entendre un peu d' arabe, mais pas

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assez pour le lire ; mon interprète traduisaitles morceaux du poëme en italien vulgaire, etje les traduisais ensuite mot à mot en français.Je conserve ces essais poétiques inconnus enEurope, et je les fais insérer à la fin decet ouvrage. On verra que la poésie est detous les lieux, de tous les temps et de toutes lescivilisations.Le poëme d' Antar est, comme je viens de ledire, la poésie nationale de l' arabe errant ;ce sont les livres saints de son imagination.Combien d' autres fois encore n' ai-je pasvu des groupes de mes arabes, accroupis lesoir autour du feu de mon bivac, tendre lecou, prêter l' oreille, diriger leurs regards defeu vers un de leurs compagnons qui leurrécitait quelques passages de ces admirablespoésies, tandis qu' un nuage de fumée, s' élevantde leurs pipes, formait au-dessus de leurstêtes l' atmosphère fantastique des songes,et que nos chevaux, la tête penchée sur eux,semblaient eux-mêmes attentifs à la voixmonotone de leurs maîtres ! Je m' asseyais nonloin du cercle, et j' écoutais aussi, bienque je ne comprisse pas ; mais je comprenaisle son de la voix, le jeu des physionomies, lesfrémissements des auditeurs ; je savais quec' était de la poésie, et je me figurais desrécits touchants, dramatiques, merveilleux, queje me récitais à moi-même.C' est ainsi qu' en écoutant de la musique mélodieuseou

passionnée je crois entendre les paroles, etque la poésie de la langue chantée me révèleet me parle la poésie de la langue écrite.Faut-il même tout dire ? Je n' ai jamais lu depoésie comparable à cette poésie que j' entendais

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dans la langue inintelligible pour moi deces arabes : l' imagination dépassant toujoursla réalité, je croyais comprendre la poésieprimitive et patriarcale du désert ; jevoyais le chameau, le cheval, la gazelle ; jevoyais l' oasis dressant ses têtes de palmiersd' un vert jaune au-dessus des dunes immensesde sable rouge, les combats des guerriers, etles jeunes beautés arabes enlevées et reprisesparmi la mêlée, et reconnaissant leurs amantsdans leurs libérateurs. Cela me rappelle quej' ai eu toujours plus de plaisir à lire unpoëte étranger dans une détestable et platetraduction, que dans l' original même : c' estque l' original le plus beau laisse toujoursquelque chose à désirer dans l' expression, etque la mauvaise traduction ne fait qu' indiquerla pensée, le motif poétique ; que l' imagination,brodant elle-même ce motif avec des parolesqu' elle suppose aussi transparentes quel' idée, jouit d' un plaisir complet et qu' ellese crée à elle-même. L' infini étant dans lapensée, elle le suppose dans l' expression : leplaisir est ainsi infini. Il faut, pour sedonner ce plaisir, être jusqu' à un certainpoint musicien ou poëte ; mais qui ne l' est pas ?Antar, à la fois le héros et le poëte del' arabe errant, est peu connu de nous ; noussavons mal son histoire ; nous ignorons mêmela date précise de son existence. Quelquessavants prétendent qu' il vivait dans le sixièmesiècle de notre ère. Les traditions localesreportent sa vie bien plus haut. Antar, selonces traditions empruntées en partie à son

poëme, était un esclave nègre qui conquit saliberté par ses exploits et ses vertus, etobtint sa maîtresse Abla à force d' amour et

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d' héroïsme.Le poëme d' Antar n' est pas, comme celuid' Homère, écrit entièrement en vers ; il esten prose poétique de l' arabe le plus puret le plus classique, entrecoupée de vers.Ce qu' il y a de singulier dans ce poëme,c' est que la partie du récit écrite en proseest infiniment supérieure aux fragmentslyriques qui y sont intercalés. La partiepoétique y sent la recherche, l' affectationet la manière des littératures en décadence ;rien au contraire n' est plus simple, plusnaturel, plus véritablement passionné, que lerécitatif. Tout ce que j' ai lu de poésiesarabes, antiques ou modernes, participe plusou moins de cette malheureuse recherche dela poésie d' Antar : ce sont, sinon des jeuxde mots, du moins des jeux d' idée, des jeuxd' images, plutôt faits pour amuser l' espritque pour toucher le coeur. Il faut des sièclesà l' art pour arriver à l' expression simple etsublime de la nature. Pour les arabes, les versne sont encore qu' un ingénieux mode de badineravec leur esprit ou avec leurs sentiments.J' excepte quelques poésies religieuses écrites,il y a environ trente ans, par un évêquemaronite du mont Liban : j' en rapporte quelquesfragments dignes des lieux qui les ontinspirées, et des sujets sacrés auxquelsce pieux cénobite avait exclusivement consacréson mâle génie. Ces poésies religieuses sontplus solennelles et plus intimes qu' aucunede celles que je connaisse en Europe ; il yreste quelque chose de l' accent de Job, dela grandeur de Salomon et de la mélancoliede David.

Je regrette qu' un orientaliste exercé ne traduise

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pas pour nous Antar tout entier ; cela vaudraitmieux qu' un voyage, car rien ne réfléchit autantles moeurs qu' un poëme ; cela rajeunirait aussinos propres inspirations par les couleurs sineuves qu' Antar a puisées dans ses solitudes ;cela serait, de plus, amusant comme l' Arioste,touchant comme Le Tasse. Je ne puis douterque la poésie italienne de l' Arioste et duTasse ne soit soeur des poésies arabes : lamême alliance d' idées qui produisit l' alhambra,Séville, Grenade, et quelques-unes de noscathédrales, a produit la Jérusalem etles drames charmants du poëte de Reggio. Antarest plus intéressant que les mille et unenuits , parce qu' il est moins merveilleux.Tout l' intérêt est puisé dans le coeur del' homme et dans les aventures vraies ouvraisemblables du héros et de son amante.Les anglais ont une traduction presquecomplète de ce délicieux poëme ; nous n' enpossédons que quelques beaux fragments,disséminés dans nos revues littéraires. Lelecteur pourra à peine entrevoir, à traversles imperfections des morceaux placés à la finde cet ouvrage, les admirables beautés del' original.à quelques pas de moi, une jeune femme turquepleurait son mari sur un de ces petits monumentsde pierre blanche dont toutes les collines,autour de Jérusalem, sont parsemées : elleparaissait à peine avoir dix-huit ou vingt ans,et je ne vis jamais une si ravissante imagede la douleur. Son profil, que son voile rejetéen arrière me laissait entrevoir, avait lapureté de lignes des plus belles têtes duparthénon ; mais en même temps la mollesse, lasuavité et la gracieuse langueur des femmesde l' Asie, beauté bien plus féminine, bienplus amoureuse, bien plus fascinante pour lecoeur que

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la beauté sévère et mâle des statues grecques ;ses cheveux d' un blond bronzé et doré comme lecuivre des statues antiques, couleur très-estiméedans ce pays du soleil, dont elle est commeun reflet permanent ; ses cheveux, détachés desa tête, tombaient autour d' elle, et balayaientlittéralement le sol ; sa poitrine étaitentièrement découverte, selon la coutume desfemmes de cette partie de l' Arabie ; et quandelle se baissait pour embrasser la pierre duturban, ou pour coller son oreille à la tombe,ses deux seins nus touchaient la terre, etcreusaient leur moule dans la poussière, commece moule du beau sein d' Atala ensevelie, quele sable du sépulcre dessinait encore dansl' admirable épopée de M De Chateaubriand.Elle avait jonché de toutes sortes de fleursle tombeau et la terre alentour ; un beau tapisde Damas était étendu sous ses genoux ; surle tapis il y avait quelques vases de fleurs,et une corbeille pleine de figues et de galettesd' orge ; car cette femme devait passer lajournée entière à pleurer ainsi. Un trou, creusédans la terre, et qui était censé correspondreà l' oreille du mort, lui servait de porte-voixvers cet autre monde où dormait celui qu' ellevenait visiter. Elle se penchait de moments enmoments vers cette ouverture ; elle y chantaitdes choses entremêlées de sanglots, elle ycollait ensuite l' oreille, comme si elle eûtattendu la réponse ; puis elle se remettaità chanter en pleurant encore. J' essayai decomprendre les paroles qu' elle murmurait ainsi,et qui venaient jusqu' à moi ; mais mon drogmanarabe ne put les saisir ou les rendre. Combienje les regrette ! Que de secrets de l' amourou de la douleur ! Que de soupirs animés de

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toute la vie de deux âmes arrachées l' une àl' autre, ces paroles confuses et noyées delarmes devaient contenir ! Oh ! Si quelquechose pouvait jamais

réveiller un mort, c' étaient de pareillesparoles murmurées par une pareille bouche !à deux pas de cette femme, sous un morceau detoile noire soutenu par deux roseaux fichésen terre pour servir de parasol, ses deuxpetits enfants jouaient avec trois esclavesnoires d' Abyssinie, accroupies, comme leurmaîtresse, sur le sable que recouvrait untapis. Ces trois femmes, toutes les troisjeunes et belles aussi, aux formes svelteset au profil aquilin des nègres de l' Abyssinie,étaient groupées dans des attitudes diverses,comme trois statues tirées d' un seul bloc.L' une avait un genou en terre, et tenait surl' autre genou un des enfants qui tendait sesbras du côté où pleurait sa mère ; l' autre avaitses deux jambes repliées sous elle et sesdeux mains jointes, comme la Madeleine deCanova, sur son tablier de toile bleue ;la troisième était debout, un peu penchée surses deux compagnes, et, se balançant à droiteet à gauche, berçait contre son sein, à peinedessiné, le plus petit des enfants, qu' elleessayait en vain d' endormir. Quand les sanglotsde la jeune veuve arrivaient jusqu' aux enfants,ceux-ci se prenaient à pleurer ; et les troisesclaves noires, après avoir répondu par unsanglot à celui de leur maîtresse, se mettaientà chanter des airs assoupissants et desparoles enfantines de leur pays, pour apaiserles deux enfants.C' était un dimanche : à deux cents pas de moi,derrière les murailles épaisses et hautes de

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Jérusalem, j' entendais sortir par bouffées, dela noire coupole du couvent grec, les échoséloignés et affaiblis de l' office des vêpres.Les hymnes et les psaumes de David s' élevaientaprès trois mille ans,

rapportés par des voix étrangères et dans unelangue nouvelle, sur ces mêmes collines quiles avaient inspirés ; et je voyais sur lesterrasses du couvent quelques figures de vieuxmoines de terre sainte aller et venir, leurbréviaire à la main, et murmurant ces prièresmurmurées déjà par tant de siècles dans deslangues et dans des rhythmes divers.Et moi j' étais là aussi pour chanter toutesces choses ; pour étudier les siècles à leurberceau ; pour remonter jusqu' à sa source lecours inconnu d' une civilisation, d' unereligion ; pour m' inspirer de l' esprit deslieux et du sens caché des histoires et desmonuments, sur ces bords qui furent le pointde départ du monde moderne, et pour nourrir,d' une sagesse plus réelle et d' une philosophieplus vraie, la poésie grave et pensée del' époque où nous vivons !Cette scène, jetée par hasard sous mes yeux, etrecueillie dans un de mes mille souvenirs devoyages, me présenta les destinées et lesphases presque complètes de toute poésie :les trois esclaves noires berçant les enfantsavec les chansons naïves et sans pensée de leurpays, la poésie pastorale et instructive del' enfance des nations ; la jeune veuve turquepleurant son mari en chantant ses sanglots àla terre, la poésie élégiaque et passionnée,la poésie du coeur ; les soldats et les moukresarabes récitant des fragments belliqueux,amoureux et merveilleux d' Antar, la poésie

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épique et guerrière des peuples nomadesou conquérants ; les moines grecs chantantles psaumes sur leurs terrasses solitaires,la poésie sacrée et lyrique des âges d' enthousiasmeet de rénovation religieuse ; et moi, méditantsous ma tente

et recueillant des vérités historiques ou despensées sur toute la terre, la poésie dephilosophie et de méditations, fille d' uneépoque où l' humanité s' étudie et se résumeelle-même jusque dans les chants dont elleamuse ses loisirs.Voilà la poésie tout entière dans le passé ;mais dans l' avenir, que sera-t-elle ! a l 1mais dans l' avenir, que sera-t-elle ? ...4 novembre 1832.Passé la soirée et la nuit au désert deSaint-Jean, à prendre congé de nos excellentsreligieux, dont la mémoire nous accompagneratoujours : le souvenir des vertus humbleset parfaites reste dans l' âme, comme le parfumdes odeurs d' un temple que l' on a traversé.Nous remîmes à ces bons pères une aumône à peinesuffisante pour les indemniser des dépenses quenous leur avions occasionnées ; ils comptèrentpour rien le péril que nous leur avions faitcourir ; ils me prièrent de les recommanderà la protection terrible d' Abougosh, que jedevais revoir à Jérémie.Nous partîmes avant le jour, pour éviterl' importunité de la poursuite des bédouinsde Bethléem et du désert de

Saint-Jean, qui ne se lassaient pas de mesuivre et commençaient même à me menacer. à

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huit heures du matin, nous avions franchi leshautes montagnes que couronne le tombeau desmachabées, et nous étions assis sous les figuiersde Jérémie, fumant la pipe et prenant le caféavec Abougosh, son oncle et ses frères.Abougosh me combla de nouvelles marquesd' égards et de bienveillance ; il m' offrit uncheval que je refusai, ne voulant pas lui fairede cadeau moi-même, parce que ce cadeau auraitsemblé une reconnaissance du tribut qu' ilimpose ordinairement aux pèlerins, tribut dontIbrahim les a affranchis ; je mis sous sasauvegarde les religieux de Saint-Jean, deBethléem et de Jérusalem. J' ai su depuis qu' ilétait allé en effet les délivrer de l' obsessiondes bédouins du désert ; il ne se doutait passans doute, alors que je lui demandais saprotection pour de pauvres religieux francsexilés dans ses montagnes, que huit mois plustard il enverrait implorer la mienne pour ladélivrance de son propre frère, emmenéprisonnier à Damas, et que je serais assezheureux pour lui être utile à mon tour.Le café pris, nos chevaux rafraîchis, nousrepartîmes, escortés par l' immense populationde Jérémie, et nous allâmes camper au delàde Ramla, dans un superbe bois d' oliviers quientoure la ville. Accablés de lassitude et sansvivres, nous fîmes demander l' hospitalitéaux religieux du couvent de terre-sainte ;ils nous la refusèrent comme à des pestiférésque nous pouvions bien être en effet : nous nouspassâmes donc de souper, et nous nous endormîmesau bruit du vent de mer jouant dans la cime desoliviers. C' est là que la vierge, saint Josephet l' enfant passèrent la nuit

dans la campagne en fuyant en égypte. Ces

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pensées adoucirent notre couche.Partis de Ramla à six heures du matin ; venusdéjeuner à Jaffa chez M Damiani ; -un jourpassé à nous reposer, et à préparer les provisionspour revenir en Syrie par la côte.Rien de plus délicieux que ces voyages encaravane quand le pays est beau ; que leschevaux bien reposés marchent légèrement aulever du jour, sur un sol uni et sablonneux ;que les sites se succèdent sans monotonie ;que la mer surtout, qui nous envoie au visagela fraîche ondulation de l' air produitepar ses vagues souples et régulières, sedéroule verte ou bleue aux pieds de votrecheval, et vous jette par moments les gouttespoudreuses de son écume : c' est le plaisirque nous éprouvions en longeant le charmantgolfe qui sépare Caïpha de Saint-JeanD' Acre.Le désert, formé par la plaine de Zabulon, estcaché à droite par les hautes touffes de roseauxet par la cime des palmiers qui séparent lagrève de la terre : on marche sur un lit desable blanc et fin, continuellement arrosépar la vague qui s' y déplie, et y répand sesnappes blanches et cannelées ; le golfe,enfermé à l' orient par la haute pointe ducap Carmel surmontée de son monastère,à l' occident par les blanches murailles enlambeaux de Saint-Jean D' Acre, ressembleà un vaste lac, où les plus petites barquespeuvent se faire bercer impunément par lesflots : il n' en est rien cependant. La côtede Syrie, partout dangereuse,

l' est davantage encore dans le golfe de Caïpha :les navires qui s' y réfugient et y jettent l' ancre,pour éviter la tempête, sur un fond de sable peu

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solide, sont fréquemment jetés à la côte. Detristes et pittoresques débris l' attestaienttrop à nos regards ; la plage entière est bordéede carcasses de vaisseaux naufragés, à demiensevelis dans le sable ; quelques-unes montrentencore leur haute proue fracassée, où les oiseauxde mer font leurs nids ; beaucoup ont seulementleurs mâts hors du sable : ces arbres immobileset sans feuillage ressemblent à ces croixfunèbres que nous plantons sur la cendre deceux qui ne sont plus : il y en a qui ont encoreleurs vergues et leurs cordages, rouillés parla vapeur saline de la mer, pendant autourdes mâts. Les arabes ne touchent pas à cesruines de bâtiments naufragés ; il faut que letemps et les tempêtes d' hiver se chargentseuls d' accomplir leur dégradation, ou que lesable les ensevelisse jour à jour.Nous vîmes là, comme presque dans toutes lesautres mers de Syrie, comment les arabespêchent le poisson. Un homme, tenant un petitfilet replié, élevé au-dessus de sa tête etprêt à être lancé, s' avance à quelques pas dansla mer, et choisit l' heure et la place où lesoleil est derrière lui, et illumine la vaguesans l' éblouir. Il attend les vagues quiviennent, en s' amoncelant et en se dressant,fondre à ses pieds sur l' écueil ou sur lesable. Il plonge un regard perçant et exercé danschaque écume, et s' il aperçoit qu' elle rouledu poisson, il lance son filet au momentmême où elle se brise et entraînerait cequ' elle apporte avec son reflux : le filettombe, la vague se retire, et le poissonreste. Il faut un temps un peu gros pourque cette pêche ait lieu

sur les côtes de Syrie : quand la mer est

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calme, le pêcheur n' y découvre rien ; la vaguene devient transparente qu' en se dressantau soleil à la surface de la mer.L' odeur infecte des champs de bataille nousannonçait le voisinage d' Acre ; nous n' étionsplus qu' à un quart d' heure de ses murs. C' estun monceau de ruines ; les dômes des mosquéessont percés à jour, les murailles créneléesd' immenses brèches, les tours écroulées dansle port ; elle venait de subir un siége d' un an,et d' être emportée d' assaut par les quarantemille héros d' Ibrahim.On connaît mal en Europe la politique del' orient : on lui suppose des desseins, ellen' a que des caprices ; des plans, elle n' a quedes passions ; un avenir, elle n' a que lejour et le lendemain. On a vu dans l' agressionde Méhémet-Ali la préméditation d' unelongue et progressive ambition ; ce ne futque l' entraînement de la fortune, qui,d' un pas à l' autre, le mena presqueinvolontairement jusqu' à ébranler le trônede son maître et à conquérir une moitiéde l' empire : une chance nouvelle peut leconduire plus loin encore.Voici comment la querelle naquit : Abdalla,pacha d' Acre, jeune homme inconsidéré, passéau gouvernement d' Acre par un jeu de la faveuret du hasard, s' était révolté contre legrand seigneur ; vaincu, il avait imploré laprotection du pacha d' égypte, qui avaitacheté sa grâce du divan. Abdalla, oubliantbientôt la reconnaissance qu' il devait àMéhémet, refusa de tenir certaines conditionsjurées dans le temps de son infortune.Ibrahim marche pour

l' y forcer ; il éprouve à Acre une résistance

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imprévue ; sa colère s' irrite : il demande àson maître des troupes nouvelles ; ellesarrivent, et sont de nouveau repoussées.Méhémet-Ali se lasse, et rappelle son filsde tous ses voeux ; l' amour-propre d' Ibrahimrésiste : il veut mourir sous les murs d' Acre,ou la soumettre à son père. Il enfonce enfin,à force d' hommes sacrifiés, les portes de cetteville. Abdalla, prisonnier, s' attend à lamort ; Ibrahim le fait venir sous sa tente,lui adresse quelques sarcasmes amers, etl' expédie à Alexandrie. Au lieu du cordonou du sabre, Méhémet-Ali lui envoie soncheval, le fait entrer en triomphe, le faitasseoir à ses côtés sur le divan, lui adressedes éloges sur sa bravoure et sa fidélitéau sultan, lui donne un palais, des esclaves,et d' immenses revenus.Abdalla méritait ce traitement par sabravoure : renfermé dans Acre avec troismille osmanlis, il avait résisté un an àtoutes les forces de l' égypte par terreet par mer ; la fortune d' Ibrahim, commecelle de Napoléon, avait hésité devant cetécueil ; si le grand seigneur, en vainsollicité par Abdalla, lui avait envoyéquelques mille hommes à propos, ou avaitseulement lancé sur les mers de Syrie deuxou trois de ces belles frégates quidorment inutilement sur leurs ancres devantles caïques du Bosphore, c' en était faitd' Ibrahim : il rentrait en égypte avec laconviction de l' impuissance de sa colère.Mais la porte fut fidèle à son système defatalité ; elle laissa s' accomplir la ruinede son pacha : le boulevard de la Syrie futrenversé, et le divan ne se réveilla que troptard. Cependant Méhémet-Ali écrivait àson général de revenir ; mais celui-ci,homme de courage et d' aventures, voulut

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tâter jusqu' au bout la faiblesse du sultan

et sa propre destinée : il avança. Deux victoireséclatantes et mal disputées, celle de Homs enSyrie et celle de Konia en Asie Mineure, lerendirent maître absolu de l' Arabie, de laSyrie, et de tous ces royaumes de Pont, deBithynie, de Cappadoce, qui sont aujourd' huila Caramanie. La porte pouvait encore luicouper la retraite, et, débarquant des troupessur ses derrières, reprendre possessiondes villes et des provinces, où il ne pouvaitlaisser des garnisons suffisantes ; un corpsde six mille hommes, jeté par elle dans lesdéfilés du Taurus et de la Syrie, faisantd' Ibrahim et de son armée une proie, l' emprisonnaitdans ses victoires. La flotte turque étaitinfiniment plus nombreuse que celle d' Ibrahim ;ou plutôt la porte avait une flotte immense etmagnifique, Ibrahim n' avait que deux outrois frégates. Mais, dès le commencementde la campagne, Kalil-Pacha, jeune hommeaux moeurs élégantes, favori du grand seigneur,et nommé par lui capitan-pacha, s' était retiréde la mer devant les faibles forces d' Ibrahim ;je l' avais vu, de mes yeux, quitter la rade deRhodes et s' enfermer dans la rade de Marmorizzasur la côte de Caramanie, au fond du golfede Macri. Une fois avec ses vaisseaux dans ceport dont la passe est prodigieusement étroite,Ibrahim, avec deux bâtiments, pouvait l' empêcherd' en sortir. Il n' en sortit plus en effet, ettout l' hiver, où les opérations militaires furentles plus importantes et les plus décisives surles côtes de Syrie, les vaisseaux d' Ibrahimparurent seuls sur ces mers, et lui transportèrentsans obstacles des renforts et des munitions ; etcependant Kalil-Pacha n' était ni traître

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ni sans valeur : mais ainsi vont les affairesd' un peuple qui demeure immobile quand toutmarche autour de lui. La fortune des nations,c' est leur génie ; le génie

des musulmans tremble maintenant devant celuidu dernier de ses pachas.On sait le reste de cette campagne, qui rappellecelle d' Alexandre ; Ibrahim est incontestablementun héros, et Méhémet-Ali un grand homme ;mais toute leur fortune repose sur leurs deuxtêtes ; ces deux hommes de moins, il n' ya plus d' égypte, il n' y a plus d' empire arabe,il n' y a plus de machabées pour l' islamisme,et l' orient revient à l' occident par cetteinvincible loi des choses qui porte l' empire làoù est la lumière.Le sable qui borde le golfe de Saint-Jean D' Acredevenait de plus en plus fétide. Nous commencionsà apercevoir des ossements d' hommes, de chevaux,de chameaux, roulés sur la grève et blanchissantau soleil, lavés par l' écume des vagues. à chaquepas, ces débris amoncelés se multipliaientà nos yeux. Bientôt toute la lisière, entrela terre et les falaises, en parut couverte,et le bruit des pas de nos chevaux faisaitpartir à tout moment des bandes de chienssauvages, de hideux chacals et d' oiseaux deproie, occupés depuis deux mois à ronger lesrestes d' un horrible festin que le canond' Ibrahim et d' Abdalla leur avait fait.Les uns

entraînaient en fuyant des membres d' hommes malensevelis, les autres des jambes de chevauxoù la peau tenait encore ; quelques aigles

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posés sur des têtes osseuses de chameauxs' élevaient à notre approche avec des crisde colère, et revenaient planer, même à noscoups de fusil, sur leur horrible proie. Leshautes herbes, les joncs, les arbustes durivage, étaient également jonchés de cesdébris d' hommes ou d' animaux. Tout n' étaitpas le reste de la guerre. Le typhus, quiravageait Acre depuis plusieurs mois, achevaitce que les armes avaient épargné ; il restait àpeine douze à quinze cents hommes dans uneville de douze à quinze mille âmes, et chaquejour on jetait hors des murs ou dans la merles cadavres nouveaux, que la mer rejetaitau fond du golfe, ou que les chacals déterraientdans les champs.Nous arrivâmes jusqu' à la porte orientale de cettemalheureuse ville. L' air n' était plus respirable ;nous n' entrâmes pas, mais tournant à droite, le longdes murs écroulés où travaillaient quelquesesclaves, nous traversâmes le champ de batailledans toute son étendue, depuis les murs de laville jusqu' à la maison de campagne des ancienspachas d' Acre, bâtie au milieu de la plaine, àune ou deux heures du bord de la mer. Enapprochant de cette maison de magnifiqueapparence, et flanquée de kiosques élégantsd' architecture indienne, nous vîmes de longssillons un peu plus élevés que ceux que lacharrue trace dans nos fortes terres. Cessillons pouvaient avoir une demi-lieuede long sur à peu près autant de large ; le dosdu sillon s' élevait à un ou deux pieds au-dessusdu sol : c' était la place du camp d' Ibrahim,et la tombe de quinze mille hommes qu' il avaitfait ensevelir dans ces tranchées sépulcrales.

Nous marchâmes longtemps avec difficulté sur ce

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sol, qui recouvrait à peine tant de victimesde l' ambition et du caprice de ce qu' on appelleun héros.Nous pressions le pas de nos chevaux, dont lespieds heurtaient sans cesse contre les mortset brisaient les ossements que les chacalsavaient découverts ; et nous allâmes camperà environ une heure de cet endroit funeste,dans un site charmant de cette plaine, toutarrosé d' eau courante, tout ombragé de palmesd' orangers et de limoniers doux, hors du ventde Saint-Jean D' Acre, dont les émanationsnous poursuivaient. Ces jardins, jetés commeune oasis dans la nudité de la plaine d' Acre,avaient été plantés par l' avant-dernier pacha,successeur du fameux Djezzar-Pacha. Quelquespauvres arabes, réfugiés dans es huttes deterre et de boue, nous fournirent des oranges,des oeufs et des poulets ; nous dormîmes là.Le lendemain, M De Laroyère put à peine selever de sa natte et monter à cheval ; tous sesmembres, engourdis par la douleur, se refusaientau moindre mouvement. Il sentit les premierssymptômes du typhus, que sa science médicale luiapprenait à distinguer mieux que nous. Maisle lieu ne nous offrant ni abri ni ressourcespour établir un malade, nous nous hâtâmes denous en éloigner avant que la maladie fûtdevenue plus grave, et nous allâmes coucherà quinze lieues de là, dans la plaine de Tyr,aux bords d' un fleuve ombragé d' immenses roseaux,et non loin d' une ruine isolée qui semble avoirappartenu à l' époque des croisés. Le mouvementet la chaleur avaient ranimé M De Laroyère.Nous le couchâmes sous la tente, et nousallâmes tuer des canards

et des oies sauvages, qui s' élevaient, comme

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des nuages, des roseaux aux bords du fleuve.Ces oiseaux nourrirent ce jour-là toute notrecaravane.Le jour suivant, nous rencontrâmes, sur le bordde la mer, dans un endroit délicieux, ombragéde cèdres maritimes et de magnifiques platanes,un aga turc qui revenait de la mecque avec unesuite nombreuse d' hommes et de chevaux. Nousnous établîmes sous un arbre auprès de lafontaine, non loin d' un autre arbre où l' agadéjeunait. Ses esclaves promenaient seschevaux. Je fus frappé de la perfection deformes et de la légèreté d' un jeune étalon arabede pur sang. Je chargeai mon drogman d' entrer enpourparler avec l' aga. Nous lui envoyâmes enprésents quelques-unes de nos provisions deroute et une paire de pistolets à piston ; ilnous fit présent à son tour d' un yatagan dePerse. Je fis passer mes chevaux devant lui, pouramener la conversation d' une manière naturellesur ce sujet. Nous y parvînmes, mais la difficultéétait de lui proposer de me vendre le sien.Mon drogman lui raconta qu' un de nos compagnonsde route était si malade, qu' il ne pouvaittrouver un cheval d' une allure assez douce pourle porter. L' aga alors dit qu' il en avait unsur le dos duquel on pouvait boire le caféau galop sans qu' il en tombât une goutte dela tasse. C' était précisément le bel animalque j' avais admiré, et que je désirais sivivement posséder pour ma femme. Après de longuescirconvolutions de paroles, nous finîmes parentrer en marché ; et j' emmenai le cheval, quej' appelai El Kantara , en mémoire du lieuet de la fontaine où je l' avais acheté. Jele montai à l' instant même pour achever lajournée : je n' ai jamais monté un animalaussi léger. On ne sentait ni le

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mouvement élastique de ses épaules, ni la réactionde son sabot sur le rocher, ni le plus léger poidsde sa tête sur le mors. L' encolure courte etélancée, relevant ses pieds comme une gazelle,on croyait monter un oiseau dont les ailesauraient soutenu la marche insensible. Ilcourait aussi mieux qu' aucun cheval arabe avecqui je l' aie essayé. Son poil était grisperlé. Je le donnai à ma femme, qui nevoulut plus en monter d' autre pendant toutnotre séjour en orient. Je regretterai toujoursce cheval accompli. Il était né dans leKhorassan et n' avait que cinq ans.Le soir, nous arrivâmes aux puits de Salomon ;le lendemain, de bonne heure, nous entrions àSaïde, l' antique Sidon, escortés par lesfrancs du pays et par les fils de M Giraudin,notre excellent vice-consul à Saïde. Noustrouvâmes aussi à Saïde M Cattafago, quenous avions connu à Nazareth, et sa famille.Il venait de bâtir une maison dans cette ville,et s' occupait des préparatifs du mariage d' unede ses filles. L' antique Sidon n' offrant plusaucun vestige de sa grandeur passée, nous nouslivrâmes tout entiers aux soins aimables deM Giraudin, et au plaisir de causer de l' Europeet de l' orient avec cet intéressant vieillard.Devenu patriarche dans la terre des patriarches,il nous présentait en lui et dans sa famillel' image de toutes les vertus patriarcales,dont il nous rappelait les moeurs dans sesmoeurs.Le typhus se caractérise avec tous ses symptômesdans la maladie croissante de M De Laroyère.Ne pouvant plus se lever pour monter à cheval,nous affrétons une barque à Saïde pour letransporter par mer à Bayruth ; nous repartons

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avec le reste de la caravane ; j' envoie un courrierà lady Stanhope, pour la remercier desobligeantes démarches qu' elle a faites en mafaveur auprès du chef Abougosh, et la prierde saisir les occasions qui se présenteraientd' annoncer mon arrivée prochaine aux arabesdu désert de Bkâ, de Balbek et de Palmyre.3 novembre 1832.Couché à une mauvaise masure antique, abandonnéesur les bords de la mer ; écrit quelques verspendant la nuit sur les pages de ma bible ;joie d' approcher de Bayruth après un voyagesi heureusement accompli ; trouvé en route uncavalier arabe porteur d' une lettre de ma femme.Tout va bien, Julia est florissante de santé ;on m' attend pour aller passer quelques joursau monastère d' Antoura, dans le Liban, chezle patriarche catholique, qui est venu nous yinviter.à quatre heures après midi, orage épouvantable ;la calotte des nuages semble tomber tout à coupsur les montagnes qui sont à notre droite ; lebruit du flux et du reflux de ces lourds nuagescontre les pics du Liban, qui les déchirent,se confond au bruit de la mer, qui ressembleelle-même à une plaine de neige remuée par unvent furieux.

La pluie ne tombe pas, comme en occident, pargouttes plus ou moins pressées, mais par ruisseauxcontinus et lourds, qui frappent et pèsent surl' homme et le cheval comme la main de la tempête.Le jour a complétement disparu ; nos chevauxmarchent dans des torrents mêlés de pierresroulantes, et sont à chaque instant près d' êtreentraînés dans la mer. Quand le ciel serelève et reparaît, nous nous trouvons aux

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bords du plateau des pins de Fakardin, à unedemi-lieue de la ville.La patrie est quelque chose pour les animaux commepour les hommes ; ceux de mes chevaux quireconnaissent ce site pour nous y avoir portéssouvent, quoique accablés de trois cents lieuesde route, hennissent, dressent leurs oreilles,et bondissent de joie sur le sable. Je laissela caravane défiler lentement sous les pins ;je lance Liban au galop, et j' arrive, le coeurtremblant d' inquiétude et de joie, dans les brasde ma femme. Julia était à s' amuser dans unemaison voisine avec les filles du prince de lamontagne, devenu gouverneur de Bayruth pendantmon absence : elle m' a vu accourir du haut dela terrasse ; je l' entends qui accourtelle-même en disant : " où est-il ? Est-cebien lui ? " elle entre, elle se précipite dansmes bras, elle me couvre de caresses, puiselle court autour de la chambre, ses beauxyeux tout brillants de larmes de joie, élevantses bras et répétant : " oh ! Que je suis contente !Oh ! Que je suis contente ! " et revient s' asseoirsur mes genoux et m' embrasser encore. Il yavait dans la chambre deux jeunes pères jésuitesdu Liban en visite chez ma femme ; je n' ai pude longtemps leur adresser un mot de politesse :muets eux-mêmes devant cette expression naïveet passionnée de la tendresse d' âme

d' un enfant pour son père, et devant l' éclatcéleste que le bonheur ajoutait à la beauté decette tête rayonnante, ils restaient debout,frappés de silence et d' admiration. Nos amiset notre suite arrivent, et remplissent leschamps de mûriers de nos chevaux et de nos tentes.Plusieurs jours de repos et de bonheur passésà recevoir les visites de nos amis de Bayruth :

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les fils de l' émir Beschir, descendus desmontagnes, par l' ordre d' Ibrahim, pour occuperle pays, qui menace de se soulever en faveur desturcs, sont campés dans la vallée deNahr-El-Kelb, à une heure environ de chezmoi.7 novembre 1832.Le consul de Sardaigne, M Bianco, lié depuislongues années avec ces princes, nous inviteà un dîner qu' il leur donne. Ils arriventvêtus de cafetans magnifiques, tissus en entierde fils d' or ; leur turban est égalementcomposé des plus riches étoffes de Cachemire.L' aîné des princes, qui commande l' arméede son père, a un poignard dont le manche estentièrement incrusté de diamants d' un prixinestimable. Leur suite est nombreuse etsingulière : au milieu d' un grand nombre demusulmans et d' esclaves noirs, il y a un poëtetout à fait semblable, par ses attributions, aux

bardes du moyen âge ; ses fonctions consistentà chanter les vertus et les exploits de sonmaître, à lui composer des histoires quand ill' appelle pour le désennuyer, à rester deboutderrière lui pendant les repas pour improviserdes vers, espèces de toasts politiques en sonhonneur ou en l' honneur des convives que leprince veut distinguer. Il y a aussi un chapelainou confesseur maronite catholique qui ne lequitte jamais, même à table, et à qui seull' entrée du harem est permise : c' est un moineà figure joviale et guerrière, tout à faitsemblable à ce que nous entendons par aumônierde régiment. Le chapelain, à cause de soncaractère ecclésiastique, est assis à table ;le poëte reste debout. Ces princes, et surtoutl' aîné, ne paraissent nullement embarrassés de

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nos usages, ni de la présence des femmeseuropéennes. Ils causent tour à tour avec nous,avec la même grâce de manières, le mêmeà-propos, la même liberté d' esprit, ques' ils avaient été nourris dans la cour laplus élégante de l' Europe. La civilisationorientale est toujours au niveau de notrecivilisation, parce qu' elle est plus vieille,et originairement plus pure et plus parfaite.à un oeil sans préjugé, il n' y a pas decomparaison entre la noblesse, la décence, lagrâce sévère des moeurs arabes, turques,indiennes, persanes, et les nôtres. On senten nous les peuples jeunes, sortant à peinede civilisations dures, grossières, incomplètes :on sent en eux les enfants de bonne maison, lespeuples héritiers de la sagesse et de la vertuantiques. Leur noblesse, qui n' est que lafiliation des vertus primitives, est écritesur leurs fronts et empreinte dans toutes leurscoutumes ; et puis il n' y a pas de peupleparmi eux. La civilisation morale, la seuledont je tienne compte, est partout deniveau. Le pasteur et l' émir sont de mêmefamille,

parlent la même langue, ont les mêmes usages,et participent à la même sagesse, à la mêmegrandeur de traditions, qui est l' atmosphèred' un peuple.Au dessert, les vins de Chypre et du Libancirculent à grands flots ; les arabes chrétienset la famille de l' émir Beschir, qui estchrétienne ou croit l' être, en boivent sansdifficulté dans l' occasion. On porte des toastsà la victoire d' Ibrahim, à l' affranchissementdu Liban, à l' amitié des francs et des arabes ; puisenfin le prince en porte un aux dames présentes

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à cette fête : son barde alors se prit àimproviser à l' ordre du prince, et chanta, enrécitatif et à gorge déployée, des vers arabes,dont voici à peu près le sens :" buvons le jus d' éden, qui enivre et réjouit lecoeur de l' esclave et du prince. C' est du vinde ces plants que Noé a plantés lui-même quandla colombe, au lieu du rameau d' olivier, luirapporta du ciel le cep de la vigne. Par lavertu de ce vin, le poëte un instant devientprince, et le prince devient poëte.Buvons-le à l' honneur de ces jeunes et bellesfranques qui viennent du pays où toute femmeest reine. Les yeux d' une femme de Syrie sontdoux, mais ils sont voilés. Dans les yeux desfilles d' occident il y a plus d' ivresse quedans la coupe transparente que je bois.Boire le vin et contempler le visage desfemmes, pour le musulman c' est pécher deux fois ;pour l' arabe c' est deux fois jouir, et bénirDieu de deux manières. "

le chapelain parut lui-même enchanté de ces vers,et chantait les refrains du barde en riant et envidant son verre ; le prince nous proposa lespectacle d' une chasse au faucon, divertissementhabituel de tous les princes et scheiks deSyrie. C' est de là que les croisés rapportèrentcet usage en Europe.9 novembre 1832.Le climat, à l' exception de quelques coups devent sur la mer et de quelques orages de pluievers le milieu du jour, est aussi beau qu' aumois de mai en France. Aussitôt que les pluiesont commencé, c' est un printemps nouveau quicommence ; les murailles des terrasses quisoutiennent les pentes cultivées du Liban etles collines fertiles des environs de Bayruth se

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sont tellement couvertes de végétation enpeu de jours, que la terre est entièrementcachée sous la mousse, l' herbe, les lianes etles fleurs ; l' orge verte tapisse tous les champs,qui n' étaient que poussière à notre arrivée ; lesmûriers, qui poussent leurs secondes feuilles,forment, tout autour des maisons, des forêtsimpénétrables au soleil ; on aperçoit, çà et là,les toits des maisons disséminées dans la plaine,qui sortent de cet océan de verdure, et lesfemmes grecques et syriennes dans leur richeet éclatant costume, semblables à des reines quiprennent l' air sur

les pavillons de leurs jardins ; de petits sentiersencaissés dans le sable conduisent de maisonsen maisons, d' une colline à l' autre, à traversces jardins continus qui vont de la merjusqu' au pied du Liban ; en les suivant, ontrouve tout à coup, sur le seuil de ces petitesmaisons, les scènes les plus ravissantes de lavie patriarcale : ce sont les femmes et lesjeunes filles accroupies sous le mûrier ou lefiguier, à leur porte, qui brodent les richestapis de laine aux couleurs heurtées et éclatantes ;d' autres, attachant les bouts de fil de soie àdes arbres éloignés, les dévident en marchantlentement et en chantant d' un arbre à l' autre ; deshommes marchant, au contraire, en reculant d' arbreen arbre, occupés à faire des étoffes de soie,et jetant la navette qu' un autre homme leurrenvoie. Les enfants sont couchés dans desberceaux de jonc ou sur des nattes, à l' ombre ;quelques-uns sont suspendus aux branches des orangers ;les gros moutons de Syrie, à la queue immense ettraînante, trop lourds pour pouvoir se remuer,sont couchés dans des trous qu' on creuse exprèsdans la terre fraîche devant la porte ; une

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ou deux belles chèvres à longues oreillespendantes comme celles de nos chiens de chasse,et quelquefois une vache, complètent le tableauchampêtre ; le cheval du maître est toujourslà aussi, couvert de son harnais magnifique,et prêt à être monté ; il fait partie de lafamille, et semble prendre intérêt à tout cequi se fait, à tout ce qui se dit autour delui ; sa physionomie s' anime comme celle d' unvisage humain : quand l' étranger paraît et luiparle, il dresse ses oreilles, il relève seslèvres, ride ses naseaux, tend sa tête auvent, et flaire l' inconnu qui le flatte ; sesyeux doux, mais profonds et pensifs, brillent,comme deux charbons, sous la belle et longuecrinière de son front.

Les familles grecques, syriennes et arabes decultivateurs, qui habitent ces maisons au pieddu Liban, n' ont rien de sauvage ni rien debarbare ; plus instruits que les paysans denos provinces, ils savent tous lire, entendenttous deux langues, l' arabe et le grec ; ilssont doux, paisibles, laborieux et sobres ;occupés toute la semaine des travaux de laterre ou de la soie, ils se délassent ledimanche en assistant avec leurs familles auxlongs et spectaculeux offices du culte grecou syriaque ; ils rentrent ensuite à lamaison, pour prendre un repas un peu plusrecherché que les jours ordinaires ; les femmeset les jeunes filles, parées de leurs plusriches habits, et les cheveux tressés et toutparsemés de fleurs d' oranger, de giroflée-ponceauet d' oeillets, restent assises sur des nattes,à la porte de la maison, avec leurs voisineset leurs amies. Il serait impossible de peindreavec la plume les groupes admirables de

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pittoresque, de richesse de costume et de beautéque ces femmes forment alors dans la campagne.Je vois là tous les jours des visages de jeunesfemmes ou de jeunes filles que Raphaël n' avaitpas entrevus, même dans ses songes d' artiste.C' est bien plus que la beauté italienne etque la beauté grecque ; c' est la pureté deformes, la délicatesse de contours, en un mot,tout ce que l' art grec et l' art romain nousont laissé de plus accompli ; mais cela estrendu plus enivrant encore par une naïvetéprimitive et simple d' expression, par unelangueur sereine et voluptueuse, par un jourcéleste que le regard des yeux bleus bordésde cils noirs répand sur les traits, et parune finesse de sourire, une harmonie deproportions, une blancheur animée de lapeau, une transparence indescriptible duteint, un vernis métallique des cheveux, unegrâce de mouvements, une

étrangeté d' attitudes et un son perlé et vibrantde la voix, qui font de la jeune syrienne lahouri du paradis des yeux.Ces beautés admirables et variées sont aussiextrêmement communes ; je ne marche jamais uneheure dans la campagne sans en rencontrerplusieurs allant aux fontaines ou revenant avecleurs urnes étrusques sur l' épaule, et leursjambes nues entourées de bracelets d' argent ;les hommes et les jeunes garçons vont ledimanche s' asseoir, pour tout délassement, surdes nattes étendues au pied de quelquegrand sycomore, non loin d' une fontaine ; ilsrestent là immobiles tout le jour, à conterdes histoires merveilleuses, buvant de tempsen temps une tasse de café ou une tassed' eau fraîche ; les autres vont sur le haut des

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collines, et vous les voyez là paisiblementgroupés sous leurs vignes ou leurs oliviers,paraissant jouir avec délices de la vue dela mer que ces coteaux dominent, de la limpiditédu ciel, du chant des oiseaux, et de toutes cesvoluptés instinctives de l' homme pur et simple,que nos populations ont perdues pour l' ivressebruyante du cabaret ou les fumées de l' orgie.Jamais plus belles scènes de la création nefurent peuplées et animées de plus pures etplus belles impressions ; la nature ici estvéritablement un hymne perpétuel à la bontédu créateur, et aucun ton faux, aucun spectaclede misère ou de vice, ne trouble, pour l' étranger,la ravissante harmonie de cet hymne : -hommes,femmes, oiseaux, animaux, arbres, montagnes, mer,ciel, climat, tout est beau, tout est pur,tout est splendide et religieux.

10 novembre 1832.Ce matin, je suis allé errer de bonne heure avecJulia sur la colline que les grecs nommentSan-Dimitri, à une lieue environ de Bayruth,en se rapprochant du Liban, et en suivantobliquement la courbe de la ligne de la mer. Deuxde mes arabes nous accompagnaient, l' un pour nousguider, l' autre pour se tenir à la tête du chevalde Julia, et la recevoir dans ses bras si le chevals' animait trop. Quand les sentiers devenaient troprapides, nous laissions nos montures un moment,et nous parcourions à pied les terrassesnaturelles ou artificielles qui forment desgradins de verdure de toute la colline deSan-Dimitri.Dans mon enfance je me suis représenté souventce paradis terrestre, cet éden que toutes lesnations ont dans leurs souvenirs, soit commeun beau rêve, soit comme une tradition d' un

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temps et d' un séjour plus parfaits ; j' ai suiviMilton dans ses délicieuses descriptions dece séjour enchanté de nos premiers parents ;mais ici, comme en toutes choses, la naturesurpasse infiniment l' imagination. Dieu n' apas donné à l' homme de rêver aussi beau qu' ila fait. J' avais rêvé éden, je puis dire que jel' ai vu.Quand nous eûmes marché une demi-heure sousles arceaux de nopals qui encaissent tous lessentiers de la plaine,

nous commençâmes à monter par de petits cheminsplus étroits et plus escarpés qui arrivent tousà des plateaux successifs, d' où l' horizon dela campagne, de la mer et du Liban, sedécouvre successivement davantage. Ces plateaux,d' une médiocre largeur, sont tous entourésd' arbres forestiers inconnus à nos climats,et dont j' ignore malheureusement lanomenclature ; mais leur tronc, le port de leursbranches, les formes neuves et étranges deleurs cimes coniques, échevelées, pyramidales, ous' étendant comme des ailes, donnent à cettebordure de végétation une grâce et unenouveauté d' aspect qui signalent assez l' Asie.Leurs feuillages aussi ont toutes les formes ettoutes les teintes, depuis la noire verduredu cyprès jusqu' au vert gris de l' olivier,jusqu' au jaune du citronnier et de l' oranger ;depuis les larges feuilles du mûrier de laChine, dont chacune suffirait pour cacherle soleil au front d' un enfant, jusqu' auxlégères découpures de l' arbre à thé, du grenadier,et d' autres innombrables arbustes dont lesfeuilles ressemblent aux feuilles du persil, etjettent comme de légères draperies dedentelles végétales entre l' horizon et vous.

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Le long de ces lisières de bois règne unelisière de verdure qui se couvre de fleursà leur ombre. L' intérieur des plateaux estsemé d' orge, et, à un angle quelconque, deuxou trois têtes de palmiers, ou le dômesombre et arrondi du caroubier colossal,indiquent la place où un cultivateur arabea bâti sa cabane, entourée de quelques plantsde vignes, d' un fossé défendu par des palissadesvertes de figuiers d' Inde couverts de leursfruits épineux, et d' un petit jardin d' orangerssemé d' oeillets et de giroflées pour l' ornementdes cheveux de ses filles. Quand par hasardle sentier nous conduisait à la porte de cesmaisons enfoncées, comme des nids humains, dans

ces vagues de verdure, nous ne voyions, sur laphysionomie de ses heureux et bons habitants,ni surprise, ni humeur, ni colère. Ils noussaluaient, en souriant à la beauté de Julia,du salut pieux des orientaux : Saba ElKaïr . Que le jour soit béni pour vous.Quelques-uns nous priaient de nous arrêtersous leur palmier ; ils apportaient, selonleur richesse, ou une natte ou un tapis, etnous offraient des fruits, du lait, ou desfleurs de leur jardin. Nous acceptionsquelquefois, et nous leur promettions derevenir leur apporter à notre tour quelque chosed' Europe. Mais leur politesse et leurhospitalité n' étaient nullement intéressées.Ils aiment les francs, qui savent guérir detoutes les maladies, qui connaissent lesvertus de toutes les plantes, et qui adorentle même dieu qu' eux.D' un de ces plateaux nous montions à un autre :mêmes scènes, mêmes enceintes d' arbres, mêmemosaïque de végétation sur le terrain qu' elles

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entourent ; seulement, de plateaux en plateaux,le magnifique horizon s' élargissait, les plateauxinférieurs s' étendaient comme un damier detoutes couleurs, où les haies d' arbustes,rapprochées et groupées par l' optique, formaientdes bois et des taches sombres sous nos pieds.Nous suivîmes ces plateaux de collines encollines, redescendant de temps en temps dansles vallons qui les séparent : vallons millefois plus ombragés, plus délicieux encoreque les collines ; tous voilés par lesrideaux d' arbres des terrasses qui les dominent,tous ensevelis dans ces vagues de végétationodorante, mais ayant tous cependant à leurembouchure une étroite échappée de vue surla plaine et sur la mer. Comme la plainedisparaît à cause de l' élévation de ces vallées,elles semblent déboucher

immédiatement sur la plage ; leurs arbres sedétachent en noir sur le bleu des vagues, etnous nous amusions quelquefois, assis au piedd' un palmier, à voir les voiles des vaisseaux,qui étaient en réalité à quatre ou cinq lieuesde nous, glisser lentement d' un arbre à l' autrecomme s' ils eussent navigué sur un lac, dontces vallons étaient immédiatement le rivage.Nous arrivâmes enfin, par le seul hasard denos pas, au plus complet et au plus enchantéde ces paysages. J' y reviendrai souvent.C' est une vallée supérieure, ouverte de l' orientà l' occident, et encaissée dans les plis de ladernière chaîne de collines qui s' avance surla grande vallée où coule le Nahr-Bayruth.Rien ne peut décrire la prodigieuse végétationqui tapisse son lit et ses flancs : bien quedes deux côtés ses parois soient de rocher, ellessont tellement revêtues de lichens de toute

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espèce, si suintantes de l' humidité qui s' ydistille goutte à goutte, si revêtues de grappesde bruyères, de fougères, d' herbes odoriférantes,de lianes, de lierres et d' arbustes enracinésdans leurs fentes imperceptibles, qu' il estimpossible de se douter que ce soit la rochevive qui végète ainsi. C' est un tapis touffud' un ou deux pieds d' épaisseur ; un veloursde végétation serré, nuancé de teintes et decouleurs, semé partout de bouquets de fleursinconnues, aux mille formes, aux mille odeurs,qui tantôt dorment immobiles comme les fleurspeintes sur une étoffe tendue dans nos salons,tantôt, quand la brise de la mer vient à glissersur elles, se relèvent avec les herbes et lesrameaux, d' où elles s' échappent comme la soied' un animal qu' on caresse à rebrousse-poil,

se nuancent de teintes ondoyantes, et ressemblentà un fleuve de verdure et de fleurs quiruissellerait à vagues parfumées. Il s' enéchappe alors des bouffées d' odeurs enivrantes,des multitudes d' insectes aux ailes colorées, desoiseaux innombrables qui vont se perchersur les arbres voisins ; l' air est rempli deleurs voix qui se répondent, du bourdonnementdes essaims de guêpes et d' abeilles, et de ce sourdmurmure de la terre au printemps, que l' onprend, avec raison peut-être, pour le bruitsensible des mille végétations de sa surface.Les gouttes de rosée de la nuit tombent dechaque feuille, brillent sur chaque brin d' herbe,et rafraîchissent le lit de cette petite valléeà mesure que le soleil s' élève, et commence àfaire glisser ses rayons au-dessus des hautescimes d' arbres et des rochers qui l' enveloppent.Nous déjeunâmes là, sur une pierre, au bordd' une caverne où deux gazelles s' étaient réfugiées

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au bruit de nos pas. Nous nous gardâmes biende troubler l' asile de ces charmants animaux,qui sont à ces déserts ce que l' agneau est ànos prés, ce que les colombes apprivoisées sontaux toits ou aux cours de nos cabanes.Toute la vallée était tendue des mêmes rideauxmobiles de feuillage, de mousse, de végétation ;nous ne pouvions retenir une exclamation àchaque pas : je ne me souviens pas d' avoir jamaisvu tant de vie dans la nature, accumulée etdébordant dans un si petit espace. Noussuivîmes cette vallée dans toute sa longueur,nous asseyant de temps en temps là où l' ombreétait la plus fraîche, et donnant çà et làun coup dans l' herbe avec la main, pour en fairejaillir

les gouttes de rosée, les bouffées d' odeurs etles nuages d' insectes, qui s' élevaient de sonsein comme de la poussière d' or.Que Dieu est grand ! Que la source d' où toutes cesvies et ces beautés et ces bontés découlent doitêtre profonde et infinie ! S' il y a tant àvoir, à admirer, à s' étonner, à se confondredans un seul petit coin de la nature, quesera-ce quand le rideau des mondes sera levépour nous, et que nous contemplerons l' ensemblede l' oeuvre sans fin ? Il est impossible de voiret de réfléchir, sans être inondé de l' évidenceintérieure où se réfléchit l' idée de Dieu. Toutela nature est semée de fragments étincelants dece miroir où Dieu se peint !En arrivant vers l' embouchure occidentale de lavallée, le ciel s' élargit ; ses parois s' abaissent,sa pente incline légèrement sous les pas ;les cimes brillantes de neige du Liban sedressent dans le ciel ondoyant de vapeursbrûlantes : on descend, avec le regard, de

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ces neiges éternelles à ces noires taches depins, de cyprès ou de cèdres, puis à ces ravinesprofondes où l' ombre repose comme dans son nid ;puis, enfin, à ces pics de rochers couleur d' or,au pied desquels s' étendent les hauts maroniteset les villages des druzes ; tout finit parune bordure de forêts d' oliviers qui meurentsur les bords de la plaine. La plaine elle-même,qui s' étend entre les collines où nous étionset ces racines du haut Liban, peut avoir unelieue de large. Elle est sinueuse, et nousn' embrassions de l' oeil qu' environ deux lieuesde sa longueur ; le reste nous était caché pardes mamelons couverts de noires forêts de pins.

Le Nahr-Bayruth, ou fleuve de Bayruth, quis' échappe, à quelques milles de là, d' une desgorges les plus profondes et les plus rocheusesdu Liban, partage la plaine en deux. Il courtgracieusement à pleins bords, tantôt resserrédans ses rives bordées de joncs, semblables àdes champs de sucre, tantôt extravasé dans lespelouses verdoyantes ou sous les lentisques, etjetant çà et là comme de petits lacs brillantsdans la plaine. Tous ses bords sont couverts devégétation, et nous distinguions des ânes, deschevaux, des chèvres, des buffles noirs et desvaches blanches, répandus en troupeaux le longdu fleuve, et des bergers arabes qui passaientle fleuve à gué sur le dos de leurs chameaux. Onvoyait aussi plus loin, sur les premières falaisesde la montagne, des moines maronites, vêtus deleur robe noire à capuchon de matelot, quiconduisaient silencieusement la charrue sousles oliviers de leur champ. On entendait lacloche des couvents qui les rappelait de tempsen temps à la prière. Alors ils arrêtaientleurs boeufs, appuyaient la perche contre le

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manche de la charrue, et, se mettant à genouxquelques minutes, ils laissaient souffler leurattelage, tandis qu' eux-mêmes aspiraient unmoment au ciel.En avançant davantage encore, en commençant àdescendre vers le fleuve, nous découvrîmestout à coup la mer, que les parois de la valléenous cachaient jusque-là, et l' embouchure pluslarge du Nahr-Bayruth qui s' y perdait. Nonloin de cette embouchure, un pont romain presqueen ruines, à arches très-élevées et sansparapets, traverse le fleuve ; une longuecaravane de Damas, allant à Alep, y passaitdans ce moment même ; on les voyait un à un, ceux-ci

sur un dromadaire, ceux-là sur un cheval, sortirdes roseaux qui ombragent les culées du pont,gravir lentement le sommet des arches, sedessiner là un moment sur le bleu de la mer avecleur monture et leur costume éclatant etbizarre, puis redescendre de cette cime deruines, et disparaître avec leur longue filed' ânes et de chameaux sous les touffes deroseaux, de lauriers-roses et de platanes,qui ombragent l' autre rive du fleuve. Un peu plusloin on les voyait reparaître sur la grèvede sable où les hautes vagues venaient roulerleur frange d' écume jusque sous les piedsdes montures. D' immenses rochers à pic d' uncap avancé les cachaient enfin, et, se prolongeantdans la mer, bornaient l' horizon de ce côté.à l' embouchure du fleuve, la mer était dedeux couleurs, bleue et verte au large, etétincelante de diamants mobiles ; jaune etterne à l' endroit où les eaux du fleuve luttaientavec ses vagues et les teignaient de leur sabled' or, qu' elles entraînent sans cesse danscette rade. Dix-sept navires, à l' ancre dans

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ce golfe, se balançaient pesamment sur lesgrosses lames qui le sillonnent toujours,et leurs mâts s' élevaient et s' abaissaientcomme de longs roseaux au souffle du vent.Les uns avaient leurs mâts nus comme des arbresd' hiver ; les autres, étendant leurs voilespour les faire sécher au soleil, ressemblaientà ces grands oiseaux blancs de ces mers, quiplanent sans qu' on voie trembler leurs ailes.Le golfe, plus éclatant que le ciel qui lecouvre, réfléchissait une partie des neiges duLiban, et les monastères aux murs crénelés,debout sur les pics avancés. Quelques barquesde pêcheurs passaient à pleines voiles,et venaient s' abriter dans le fleuve.La vallée sous nos pas, les pentes vers laplaine, le fleuve

sous les arches pyramidales, la mer avec sesanses dans les rochers, l' immense bloc duLiban avec les innombrables accidents de sastructure ; ses pyramides de neige allants' enfoncer, comme des cônes d' argent, dans lesprofondeurs du ciel, où l' oeil les cherchaitcomme des étoiles ; les bruits insensibles desinsectes autour de nous, le chant des milleoiseaux sur les arbres, les mugissements desbuffles ou les plaintes presque humaines duchameau des caravanes ; le retentissementsourd et périodique des larges lames brisantsur le sable à l' embouchure du fleuve ; l' horizonsans fin de la Méditerranée ; l' horizonserpentant et vert du lit du Nahr-Bayruthà droite ; la muraille crénelée et gigantesquedu Liban en face ; le dôme rayonnant etserein du ciel échancré seulement par les cimesdes monts, ou par les têtes aux formes coniquesdes grands arbres ; la tiédeur, le parfum

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de l' air, où tout cela semblait nager, commeune image dans l' eau transparente d' un lacde la Suisse : tous ces aspects, tous cesbruits, toutes ces ombres, toute cette lumière,toutes ces impressions, formaient, de cettescène, le plus sublime et le plus gracieuxpaysage dont mes yeux se fussent enivrésjamais. Qu' était-ce donc pour Julia ! Elleétait tout émue, toute rayonnante, toutetremblante de saisissement et de voluptéintérieure ; et moi, j' aimais à graver detels spectacles dans son imagination d' enfant.Dieu s' y peint mieux que dans les lignesd' un catéchisme : il s' y peint en traitsdignes de lui ; la souveraine beauté, l' immensebonté d' une nature accomplie, le révèlent,tel qu' il est, à l' âme de l' enfant ; cettebeauté physique et matérielle se traduitpour elle en sentiment de beauté morale. Onfait voir à l' artiste les statues de laGrèce pour lui inspirer l' instinct dubeau : il faut faire voir à l' âme jeune lesgrandes et belles

scènes de la nature, pour que l' image qu' ellese forme de son auteur soit digne d' elle et de lui.Nous remontâmes à cheval au pied de la colline,dans la plaine au bord du fleuve ; noustraversâmes le pont, nous gravîmes quelquescoteaux boisés du Liban, jusqu' au premiermonastère, qui s' élevait, comme un château fort,sur un piédestal de granit. Les moines meconnaissaient par les rapports de leurs arabes,et me reçurent dans le couvent. Je parcourusles cellules, le réfectoire, les chapelles. Lesmoines, rentrant du travail, étaient occupésdans la vaste cour à dételer les boeufs etles buffles : cette cour avait l' aspect d' une

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cour de grande ferme ; elle était encombréede charrues, de bétail, de fumiers, devolailles, de tous les instruments de la vierustique. Le travail se faisait sans bruit,sans cris, mais sans affectation de silence,et comme par des hommes animés d' une décencenaturelle, mais non commandés par une règlesévère et inflexible. Les figures de ceshommes étaient douces, sereines, respirant lapaix et le contentement : aspect d' unecommunauté de laboureurs.Quand l' heure du repas eut sonné, ils entrèrentau réfectoire, non pas tous ensemble, mais unà un ou deux à deux, selon qu' ils avaient terminéplus tôt ou plus tard leur travail du moment.Ce repas consistait, comme tous les jours, endeux ou trois galettes de farine pétrie etséchée, plutôt que cuite, sur la pierrechaude ; de l' eau, et cinq olives confitesdans l' huile : on y ajoute quelquefois unpeu de fromage ou de lait aigri ; voilà toutela nourriture de ces cénobites : ils laprennent debout ou assis sur la terre.Tous les meubles

de nos contrées leur sont inconnus. Après avoirassisté à leur dîner, et mangé nous-même unmorceau de galette et bu un verre d' excellentvin du Liban que le supérieur nous fit apporter,nous visitâmes quelques-unes des cellules :elles sont toutes semblables. Une petite chambrede cinq ou six pieds carrés, avec une nattede jonc et un tapis : voilà tous les meubles ;quelques images de saints clouées contre lamuraille, une bible arabe, quelques manuscritssyriaques : voilà toute la décoration. Unelongue galerie intérieure, couverte en chaume,sert d' avenue à toutes ces chambres.

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La vue dont on jouit des fenêtres du monastère,et de presque tous ces monastères, estadmirable : les premières pentes du Libansous le regard, la plaine et le fleuve deBayruth, les dômes aériens des forêts de pins,tranchant sur l' horizon rouge du désert desable ; puis la mer encadrée partout dans sescaps, ses golfes, ses anses, ses rochers,avec les voiles blanches qui la traversenten tous sens : voilà l' horizon sans cessesous les yeux de ces moines. Ils nous firentplusieurs présents de fruits secs et d' outresde vin qui furent chargés sur des ânes, etnous les quittâmes pour revenir par un autrechemin à Bayruth. Je parlerai d' eux plustard.Nous descendîmes par des degrés escarpés, taillésdans les blocs détachés d' un grès jaune ettendre qui couvre tous les premiers plans duLiban. Le sentier circule à travers ces blocs ;dans les interstices du rocher, quelquesarbustes et quelques herbes s' enracinent. Ily a des fleurs admirables, pareilles aux tulipes denos jardins, mais infiniment plus larges.Nous fîmes lever plusieurs gazelles etquelques chacals,

qui s' abritent dans les creux formés par cesrochers. Une grande quantité de perdrix, decailles et de bécasses s' envolèrent au bruitdes pas de nos chevaux.Arrivés à la plaine, nous retrouvâmes laculture de la vigne, de l' orge, du palmier ;nous en traversâmes la moitié à peu près aumilieu de cette riche végétation, et nous noustrouvâmes bientôt au pied d' un large mamelon couvertd' une forêt de pins d' Italie, avec de largesclairières où nous apercevions de loin des

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troupeaux de chameaux et de chèvres. Ce mamelonnous cachait le Nahr-Bayruth, que nousvoulions traverser dans sa partie méridionale.Nous nous enfonçâmes sous les voûtes élevéesde ces beaux pins parasols ; et, après avoirmarché environ un quart d' heure à leur ombre,nous entendîmes tout à coup de grands cris,le bruit des pas d' une multitude d' hommes, defemmes et d' enfants qui accouraient de notrecôté, les roulements de tambours, les sonsde la musette et du fifre. En un instantnous fûmes cernés par cinq ou six centsarabes d' un aspect étrange. Les chefs, revêtusde magnifiques costumes, mais sales et enlambeaux, s' avancèrent vers nous, à la têtede leur musique ; ils s' inclinèrent et nousfirent des compliments, en apparencetrès-respectueux, mais que nous ne pûmescomprendre. Leurs gestes et leurs clameurs,accompagnés des gestes et des clameurs dela tribu tout entière, nous aidèrent àinterpréter leurs paroles. Ils nous priaientet nous forcèrent, pour ainsi dire, de lessuivre dans l' intérieur de la forêt, oùleur camp était tendu : c' était une destribus de kurdes qui viennent, des provincesvoisines de la Perse, passer l' hiver, tantôtdans les plaines de la Mésopotamie, auxenvirons de Damas, tantôt dans celles de la

Syrie, emmenant avec eux leurs familles etleurs troupeaux. Ils s' emparent d' un bois,d' une plaine, d' une colline abandonnés, ets' y établissent ainsi pour cinq ou six mois.Beaucoup plus barbares que les arabes, onredoute en général leurs invasions et leurvoisinage : ce sont les bohémiens armés del' orient.

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Entourés de cette foule d' hommes, de femmes etd' enfants, nous marchâmes quelques minutesaux sons de cette musique sauvage et aux crisde cette multitude, qui nous regardait avecune curiosité moitié rieuse, moitié féroce.Nous nous trouvâmes bientôt au milieu du camp,devant la porte de la tente d' un des scheiks dela tribu. Ils nous firent descendre de cheval,remirent nos chevaux, qu' ils admiraientbeaucoup, à la garde de quelques jeuneskurdes, et nous apportèrent des tapis deCaramanie, sur lesquels nous nous assîmes aupied d' un arbre. Les esclaves du scheiknous présentèrent les pipes et le café : lesfemmes de la tente apportèrent du lait dechamelle pour Julia. La vue de ce camp debarbares nomades, au milieu d' une sombreforêt de pins, mérite qu' on la décrive.La forêt, dans cet endroit, était clair-seméeet entrecoupée de larges clairières. Au piedde chaque arbre, une famille avait sa tente :ces tentes n' étaient, pour la plupart, qu' unmorceau de toile noire, de poil de chèvre,attaché au tronc de l' arbre par une corde, et,de l' autre côté, supporté par deux piquetsplantés en terre ; la toile souvent n' entouraitpas tout l' espace occupé par la famille ;mais un lambeau seulement retombait du côtédu vent ou du soleil, et abritait l' aire dela tente et le feu du foyer. On n' y voyait

aucun meuble, si ce n' est des jarres de terrenoirâtres, couchées sur le flanc, dans lesquellesles femmes vont puiser l' eau ; quelques outresde peau de chèvre, des sabres et de longsfusils suspendus en faisceaux aux branches desarbres, les nattes, les tapis, et quelquesvêtements d' hommes ou de femmes, jetés çà et

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là sur le sol. Quelques-uns de ces arabesavaient deux ou trois coffres carrés, debois peint en rouge, avec des dessins de clousà tête dorée, pour contenir leurs effets.Je ne vis que deux ou trois chevaux danstoute la tribu. Le plus grand nombre desfamilles n' avait autour de la tente qu' unchameau couché, ruminant avec sa hautetête intelligente, dressée et tendue versla porte de la tente, quelques belleschèvres aux longues soies noires et auxoreilles pendantes, des moutons et desbuffles : presque tous avaient en outreun ou deux magnifiques chiens lévriers, degrande taille et à poil blanc. Ces chiens,contre la coutume des mahométans, étaientgras et bien soignés : ils semblaient reconnaîtredes maîtres, d' où je présume que ces tribuss' en servaient pour la chasse.Les scheiks paraissaient jouir d' une autoritéabsolue, et le moindre signe de leur partrétablissait l' ordre et le silence, que letumulte de notre arrivée avait troublés. Quelquesenfants ayant commis, par curiosité, de légèresindiscrétions envers nous, ils les firentsaisir à l' instant par les hommes qui nousentouraient, et chasser loin de nous, versun autre quartier du camp. Les hommes étaientgénéralement grands, forts, beaux et bien faits ;leurs habits n' annonçaient pas la pauvreté, maisla négligence. Plusieurs avaient des vestes de soiemêlée de fils d' or ou d' argent, et des pelissesde soie bleue, doublées de riches fourrures. Leurs

armes étaient également remarquables par lesciselures et les incrustations d' argent dontelles étaient ornées. Les femmes n' étaientni renfermées ni voilées ; elles étaient même

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à demi nues, surtout les jeunes filles de dixà quinze ans. Tout leur vêtement consistait enun pantalon à larges plis, qui laissait lesjambes et les pieds nus ; elles avaient toutesdes bracelets d' argent au-dessus de la chevilledu pied. Le haut du corps était couvert d' unechemise d' étoffe de coton ou de soie, serréepar une ceinture et laissant la poitrine etle cou découverts. Leurs cheveux, généralementtrès-noirs, étaient nattés en longues tressespendantes jusque sur les talons, et ornés depièces de monnaie enfilées : elles avaient aussiles reins et la gorge cuirassés d' un réseaude piastres enfilées, et résonnant, à chaquepas qu' elles faisaient, comme les écaillesd' un serpent. Ces femmes n' étaient ni grandes,ni blanches, ni modestes, ni gracieuses,comme les arabes syriennes ; elles n' avaientpas non plus l' air féroce et craintif desbédouines ; elles étaient en général petites,maigres, le teint hâlé par le soleil, maisgaies, vives, enjouées, lestes, dansant etchantant aux sons de leur musique, qui n' avaitpas cessé un moment ses airs vifs et animés.Elles ne montraient aucun embarras denos regards, aucune pudeur de leur presquenudité devant les hommes de la tribu : les hommeseux-mêmes ne paraissaient pas exercer d' autoritésur elles ; ils se contentaient de rire deleur curiosité indiscrète à notre égard, et lesrepoussaient avec douceur et en plaisantant.Quelques-unes des jeunes filles étaientextrêmement jolies et piquantes ; leursyeux noirs étaient teints avec le henné surle bord des paupières, ce qui donne beaucoupplus de vivacité au regard. Leurs jambes et leursmains étaient également peintes d' une

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couleur d' acajou ; leurs dents blanches commel' ivoire, dont leurs lèvres tatouées de bleuet leur teint hâlé faisaient ressortir l' éclat,donnaient à leurs physionomies et à leurs riresun caractère sauvage, mais non pas féroce ; ellesressemblaient à de jeunes provençales ou à desnapolitaines, avec le front plus haut, lesallures plus libres, le sourire plus francet les manières plus naturelles. Leur figurese grave profondément dans la mémoire, parcequ' on ne voit pas deux fois des figures de cecaractère.Il y avait autour de nous un cercle de cent oudeux cents personnes de la tribu : quand nouseûmes bien contemplé leur camp, leurs figures etleurs ouvrages, nous fîmes signe que nousdésirions remonter à cheval. Aussitôt noschevaux nous furent ramenés : comme ils étaienteffrayés par l' aspect étrange, les cris de cettefoule et les sons des tambourins, le scheikfit prendre Julia par deux de ses femmes, qui laportèrent jusqu' au bout de la forêt : la tribuentière nous accompagna jusque-là. Nousremontâmes à cheval, ils nous offrirent unechèvre et un jeune chameau en présent ; nousn' acceptâmes pas, et nous leur donnâmesnous-même une poignée de piastres turques queles jeunes filles se partagèrent pour ajouterà celles des colliers, et deux gazzis d' oraux femmes du scheik.à peu de distance de la forêt, nous retrouvâmesle fleuve ; nous le traversâmes à gué. Sous leslauriers-roses qui le bordent, nous rencontrâmesencore une centaine de jeunes filles de latribu des kurdes, qui revenaient de Bayruth,où elles étaient allées acheter des jarres deterre et quelques pièces d' étoffe pour une fiancéede leur tribu : elles s' étaient

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arrêtées là, et dansaient à l' ombre, tenantchacune à la main un des objets du ménageou de la parure de leur compagne ; ellesnous suivirent longtemps en poussant des crissauvages, et en s' attachant à la robe deJulia et à la crinière de nos chevaux, pourobtenir quelques pièces de monnaie ; nousleur en jetâmes ; elles s' enfuirent, et seprécipitèrent toutes dans le fleuve pourregagner le camp.Après avoir traversé le Nahr-Bayruth et l' autremoitié de la plaine cultivée, et ombragée dejeunes palmiers et de pins, nous entrâmes dansles collines de sable rouge qui s' étendent àl' orient de Bayruth, entre la mer et la valléedu fleuve : c' est un morceau du désert d' égypte,jeté au pied du Liban et entouré de magnifiquesoasis : le sable en est rouge comme de l' ocre,et fin comme une poussière impalpable ; lesarabes disent que ce désert de sable rougen' est pas apporté là par les vents ni accumulépar les vagues, mais vomi par un torrentsouterrain qui communique avec les déserts deGaza et de El-Arich ; ils prétendent qu' ilexiste des sources de sable comme des sourcesd' eau ; ils montrent, pour confirmer leuropinion, la couleur et la forme du sable dela mer, qui ne ressemble en rien en effet àcelui de ce désert. La couleur est aussi tranchéeque celle d' une carrière de granit et d' unecarrière de marbre. Quoi qu' il en soit, cesable, vomi par des fleuves souterrains ousemé là par les grands vents d' hiver, s' ydéroule en nappes de cinq à six lieues de tour,et élève des montagnes ou creuse des valléesqui changent de forme à chaque tempête ; àpeine a-t-on marché quelque temps dans ceslabyrinthes ondoyants, qu' il est impossible desavoir où l' on se trouve ; les collines de

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sable vous cachent l' horizon de toutes parts ;

aucun sentier ne subsiste sur la surface de cesvagues ; le cheval et le chameau y passent, sansy laisser plus de traces qu' une barque n' enlaisse sur l' eau ; la moindre brise effacetout ; quelques-unes de ces dunes étaientsi rapides que nos chevaux pouvaient à peineles gravir, et nous n' avancions qu' avecprécaution, de peur d' être engloutis par lesfondrières, fréquentes dans ces mers de sable ;on n' y découvre aucune trace de végétation, sice n' est quelques gros oignons de plantes bulbeusesqui roulent de temps en temps sous les piedsdes chevaux ; l' impression de ces solitudesmobiles est triste et morne : c' est une tempêtesans bruit, mais avec toutes ses images de mort.Quand le simoun, vent du désert, se lève,ces collines ondoient comme les lames d' unemer, et, se repliant en silence sur leursprofondes vallées, engloutissent le chameaudes caravanes ; elles s' avancent tous les ansde quelques pas sur les parties de terre cultivéesqui les environnent, et vous voyez sur leursbords des têtes de palmiers ou de figuiers quise dressent desséchés sur leur surface, commedes mâts de navire engloutis sous les vagues :nous n' entendions aucun bruit que la chutelointaine et lourde des lames de la mer quibrisaient à une lieue de nous contre les écueils ;le soleil couchant teignait la crête de cesmontagnes de poussière rouge d' une couleur semblableau fer ardent qui sort des fournaises ; ou,glissant dans ces vallées, il les inondait defeux, comme les avenues d' un édifice incendié.De temps en temps, en nous retrouvant au sommetd' une colline, nous découvrions les cimes blanchesdu Liban, ou la mer avec sa lisière d' écume

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bordant les longues côtes sinueuses du golfe deSaïde ; puis nous replongions tout à

coup dans les ravines de sable, et nous ne voyionsplus que le ciel sur nos têtes. Je suivais Julia,qui se retournait souvent vers moi avec son beauvisage tout coloré d' émotions et de fatigue, etje lisais dans ses yeux, dont le regard semblaitm' interroger, ses impressions mêlées de terreur,d' enthousiasme et de plaisir. Le bruit de lamer augmentait, et nous annonçait le rivage ;nous le découvrîmes tout à coup, élevé, escarpéà pic sous les pieds de nos chevaux : il dominaitla Méditerranée de deux cents pieds au moins ;le sol, solide et sonore sous nos pas, quoiquerecouvert encore d' une légère couche de sableblanc, nous indiquait le rocher succédant auxvagues de sable : c' était le rocher en effetqui borde toutes les côtes de Syrie. Nous étionsarrivés par hasard à un des points de cette côteoù la lutte de la pierre et des eaux présenteà l' oeil le plus étrange spectacle : le chocrépété des flots ou des tremblements de terreont détaché en cet endroit, du bloc continu dela côte, d' immenses collines de roches vivesqui, roulées dans la mer et y ayant pris leuraplomb, ont été usées, polies, léchées par lesvagues depuis des siècles, et ont affecté lesformes les plus bizarres.Il y avait devant nous, à une distance d' environcent pieds, un de ces rochers debout, sortant dela mer et dressant sa crête au-dessus du niveaudu rivage ; les vagues, en le frappant sanscesse, avaient fini par le fendre dans sonmilieu, et par y former une arche gigantesque,semblable à l' ouverture d' un monument triomphal.Les parois intérieures de cette arche étaientpolies et luisantes comme le marbre de

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Carrare ; les vagues, en se retirant, laissaientvoir ces parois à sec, toutes ruisselantes del' écume qui retombait

avec les flots ; puis au retour de la lameelles s' engloutissaient, avec un bruit detonnerre, dans l' arche, qu' elles remplissaientjusqu' à la voûte ; et, pressées par le choc,elles en jaillissaient en un torrent d' écumenouvelle qui se dressait comme des languesfurieuses jusqu' au sommet du rocher, d' oùelles retombaient en chevelures et en poussièred' eau. Nos chevaux frissonnaient d' horreurà chacun de ces retours de la vague, et nousne pouvions arracher nos yeux de ce combatdes deux éléments. Pendant une demi-heure demarche, la côte est inondée de ces jeuxmagnifiques de la nature : il y a des tourscrénelées toutes couvertes de nids d' hirondellesde mer, des ponts naturels joignant le rivageet les écueils, et sous lesquels vous entendez,en passant, mugir les lames souterraines ; ily a, dans certains endroits, des rochers percéspar le refoulement des vagues, qui laissentjaillir l' écume de la mer sous nos piedscomme des tuyaux de jets d' eau ; -l' eau s' élèveà quelques pieds de terre en immense colonne,puis rentre en murmurant dans ses abîmes, lorsquele flot s' est retiré. La mer était forte ence moment ; elle arrivait en larges et hautescollines bleues, se dressait en crêtestransparentes en approchant des rochers, et ycroulait avec un tel fracas que la rive entremblait au loin, et que nous croyions voirvaciller l' arche marine que nous contemplionsdevant nous.Après les solitudes silencieuses et terriblesque nous venions de traverser, l' aspect sans

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bornes d' une mer immense et vide de bâtiments,à l' heure du soir où les premières ombrescommencent à brunir ses abîmes ; ces cassuresgigantesques de la côte, et ce bruit tumultueuxdes vagues qui roulaient des rochers énormes,comme les pattes de l' oiseau

font rouler des grains de sable ; ces coups dela brise sur nos fronts, sur la crinière de noschevaux ; ces immenses échos souterrains quimultipliaient les mugissements sourds de latempête : tout cela frappait nos âmes d' impressionssi diverses, si solennelles, si fortes, quenous ne pouvions plus parler, et que des larmesd' émotion brillaient dans les yeux de Julia.Nous rentrâmes en silence dans le désert desable-rouge ; nous le traversâmes dans sapartie la plus étroite, en nous rapprochantdes collines de Bayruth, et nous nousretrouvâmes, au soleil couché, sous la grandeforêt de pins de l' émir Fakar-El-Din.Là, Julia, retrouvant la voix, se tournavers moi, et me dit avec ivresse : " n' est-cepas que j' ai fait la plus belle promenadequ' il soit possible de faire au monde ?Oh ! Que Dieu est grand ! Et qu' il est bonpour moi, ajouta-t-elle, de m' avoir choisiepour me faire contempler si jeune de sibelles choses ! "il était nuit quand nous descendîmes de cheval àla porte de la maison ; nous projetâmes d' autrescourses pour les jours qui nous restaient avantle voyage à Damas.

PEUPLADES DU LIBAN MARONITES

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Les maronites, dont je viens de parler, ont desténèbres autour de leur berceau. L' histoire, siincomplète et si fabuleuse en tout ce qui concerneles premiers siècles de notre ère, laisse planerle doute sur les différentes causes qu' on assigneà leurs institutions. Ils n' ont que peu de livres,sans critique et sans contrôle : cependant, commeil faut toujours s' en rapporter à ce qu' un peuplesait de lui-même plutôt qu' aux vaines spéculationsdu voyageur, voici ce qui résulte de leurs propreshistoires. Un saint solitaire, nommé Marron,vivait environ vers l' année 400. Théodoric et saint

Chrysostome en font mention. Marron habitait ledésert, et ses disciples s' étant répandus dans lesdifférentes régions de la Syrie, y bâtirentplusieurs monastères ; le principal étaitaux environs d' Apamée, sur les bords fertiles del' Oronte. Tous les chrétiens syriaques quin' étaient pas alors infectés de l' hérésie desmonothélites se réfugièrent autour de cesmonastères, et de cette circonstance reçurent lenom de maronites. Volney, qui a vécu quelquesmois parmi eux, a recueilli les meilleursrenseignements sur leur origine ; ils serapprochent de ceux-ci, que j' ai recueillismoi-même des traditions locales.Quoi qu' il en soit, les maronites formentaujourd' hui un peuple gouverné par la plus purethéocratie qui ait résisté au temps ; théocratiequi, menacée sans cesse par la tyrannie desmusulmans, a été obligée de rester modérée etprotectrice, et a laissé germer des principesde liberté civile prêts à se développer chezce peuple. La nation des maronites, qui, selonVolney, était, en 1784, de cent vingt mille

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âmes, en compte aujourd' hui plus de deux cent mille,et s' accroît tous les jours. Son territoire estde cent cinquante lieues carrées ; mais ceterritoire n' a que des limites arbitraires ;il s' étend sur les flancs du Liban, dansles vallées ou dans les plaines qui l' entourent,à mesure que les essaims de la populationvont fonder de nouveaux villages. La villede Zarklé, à l' embouchure de la vallée deBkâ, vis-à-vis Balbek, qui comptait à peinemille à douze cents âmes il y a vingt ans,en compte maintenant dix à douze mille, ettend à s' augmenter tous les jours.Les maronites sont soumis à l' émir Beschir, etforment,

avec les druzes et les métualis, une espèce deconfédération despotique sous le gouvernementde cet émir. Bien que les membres de cestrois nations diffèrent d' origine, de religionet de moeurs, qu' ils ne se confondent presquejamais dans les mêmes villages, l' intérêt dela défense d' une liberté commune et la mainforte et politique de l' émir Beschir lesretiennent en un seul faisceau. Ils couvrentde leurs nombreuses habitations l' espace comprisentre Latakieh et Saint-Jean D' Acre d' uncôté, Damas et Bayruth de l' autre. Je diraiun mot à part des druzes et des métualis.Les maronites occupent les vallées les pluscentrales et les chaînes les plus élevées dugroupe principal du mont Liban, depuis lesenvirons de Bayruth jusqu' à Tripoli de Syrie.Les pentes de ces montagnes, qui versent versla mer, sont fertiles, arrosées de fleuvesnombreux et de cascades intarissables ; ilsy récoltent la soie, l' huile, l' orge et le blé ;les hauteurs sont presque inaccessibles, et le

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rocher nu perce partout les flancs de cesmontagnes ; mais l' infatigable activité de cepeuple, qui n' avait d' asile sûr pour sa religionque derrière ces pics et ces précipices, arendu le rocher même fertile : il a élevéd' étage en étage, jusqu' aux dernières crêtes,jusqu' aux neiges éternelles, des murs deterrasses formées avec des blocs de rocheroulante ; sur ces terrasses il a porté le peude terre végétale que les eaux entraînaient dansles ravines, il a pilé la pierre même pourrendre sa poussière féconde en la mêlant à cepeu de terre, et il a fait du Liban toutentier un jardin couvert de mûriers, de figuiers,d' oliviers et de céréales.Le voyageur ne peut revenir de son étonnementquand,

après avoir gravi pendant des journées entièressur les parois à pic des montagnes, qui ne sontqu' un bloc de rocher, il trouve tout à coup, dansles enfoncements d' une gorge élevée ou sur leplateau d' une pyramide de montagnes, un beauvillage bâti de pierres blanches, peuplé d' unenombreuse et riche population, avec un châteaumoresque au milieu, un monastère dans le lointain,un torrent qui roule son écume au pied duvillage, et tout autour un horizon de végétationet de verdure où les pins, les châtaigniers, lesmûriers, ombragent la vigne ou les champs demaïs et de blé. Ces villages sont suspendusquelquefois les uns sur les autres, presqueperpendiculairement ; on peut jeter une pierred' un village dans l' autre ; on peut s' entendreavec la voix, et la déclivité de la montagneexige cependant tant de sinuosités et de détourspour y tracer le sentier de communication, qu' ilfaut une heure ou deux pour passer d' un hameau

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à l' autre.Dans chacun de ces villages vous trouvez unscheik, espèce de seigneur féodal qui al' administration et la justice du pays. Maiscette administration et cette justice, renduessommairement et dans de simples attributionsde police par les scheiks, ne sont ni absoluesni sans appel. La haute administration appartientà l' émir et à son divan. La justice relèveen partie de l' émir, en partie des évêques.Il y a conflit de juridiction entre l' émiret l' autorité ecclésiastique. Le patriarchedes maronites conserve seul la décision de tousles cas où la loi civile est en conflit avec laloi religieuse, comme les mariages, dispenses,séparations.Le prince a les plus grands ménagements à garder

envers le patriarche et les évêques, car l' autoritédu clergé sur les esprits est immense etincontestée. Ce clergé se compose du patriarche,élu par les évêques, confirmé par le pape,et d' un légat du pape envoyé de Rome, et résidantau monastère d' Antoura ou de Kanoubin, desévêques, des supérieurs des monastères, et descurés. Bien que l' église romaine ait sévèrementmaintenu la loi du célibat des prêtres en Europe,et que plusieurs de ses écrivains affectent devoir une loi de dogme dans ce règlement de sadiscipline, elle a été obligée de céder sur cepoint en orient ; et, quoique fervents et dévouéscatholiques, les curés sont mariés chez lesmaronites. Cette faculté du mariage ne s' étendni aux moines qui vivent en communauté, ni auxévêques. Le clergé séculier et les curés usentseuls de ce privilége. La réclusion danslaquelle vivent les femmes arabes, la simplicitédes moeurs patriarcales de ce peuple, et

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l' habitude, ôtent tout inconvénient à cet usagedu clergé maronite ; et, bien loin qu' il aitnui, comme on affecte de nous le dire, à lapureté des moeurs sacerdotales, au respect despopulations pour le ministre du culte, ou auprécepte de la confession, on peut dire avecvérité que, dans aucune contrée de l' Europe,le clergé n' est plus pur, aussi exclusivementrenfermé dans ses pieux ministères, aussivénérable et aussi puissant sur le peuple qu' ill' est ici. Si l' on veut avoir sous les yeuxce que l' imagination se figure du temps duchristianisme naissant et pur ; si l' on veutvoir la simplicité et la ferveur de la foiprimitive, la pureté des moeurs, le désintéressementdes ministres de la charité, l' influence sacerdotalesans abus, l' autorité sans domination, lapauvreté sans mendicité, la dignité sans orgueil,la prière, les veilles, la sobriété, la chasteté,le travail des mains, il faut venir chez

les maronites. Le philosophe le plus rigide netrouvera pas une réforme à faire dans l' existencepublique et privée de ces prêtres, qui sontrestés les modèles, les conseillers et lesserviteurs du peuple.Il existe environ deux cents monastères maronites,de différents ordres, sur la surface du Liban.Ces monastères sont peuplés de vingt à vingt-cinqmille moines. Mais ces moines ne sont ni riches,ni mendiants, ni oppresseurs, ni sangsues dupeuple : ce sont des réunions d' hommes simpleset laborieux qui, voulant se consacrer à unevie de prière et de liberté d' esprit, renoncent auxsoucis d' une famille à élever, et se consacrentà Dieu et à la terre dans une de ces retraites.Leur vie, comme je l' ai raconté tout à l' heure,est la vie d' un paysan laborieux. Ils soignent le

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bétail ou les vers à soie, ils fendent le rocher,ils bâtissent de leurs mains les murs deterrassement de leurs champs, ils bêchent, ilslabourent, ils moissonnent. Les monastèrespossèdent peu de terrain, et ne reçoivent demoines qu' autant qu' ils en peuvent nourrir. J' aihabité longtemps parmi ce peuple, j' ai fréquentéplusieurs de ces monastères, et je n' ai jamaisentendu parler d' un scandale quelconque donnépar ces moines. Il n' y a pas un murmure contreeux ; chaque monastère n' est qu' une pauvre fermedont les serviteurs sont volontaires, et nereçoivent, pour tout salaire, que le toit, unenourriture d' anachorète, et les prières deleur église. Le travail utile est tellementla loi de l' homme, il est tellement la conditiondu bonheur et de la vertu ici-bas, que jen' ai pas vu un seul de ces solitaires qui neportât sur ses traits l' empreinte de la paixde l' âme, du contentement et de la santé. Lesévêques ont une autorité absolue sur les

monastères qui se trouvent dans leurs juridictions.Ces juridictions sont très-restreintes : chaquegrand village a son évêque.Le peuple maronite, soit qu' il descende des arabes oudes syriens, participe de toutes les vertus deson clergé, et forme un peuple à part dans toutl' orient ; on dirait d' une colonie européennejetée par le hasard au milieu des tribus dudésert. Sa physionomie cependant est arabe :les hommes sont grands, beaux, au regard francet fier, au sourire spirituel et doux ; les yeuxbleus, le nez aquilin, la barbe blonde, legeste noble, la voix grave et gutturale, lesmanières polies sans bassesse, le costumesplendide et les armes éclatantes.Quand vous traversez un village, et que vous

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voyez le scheik assis à la porte de son manoircrénelé, ses beaux chevaux entravés dans sacour, et les principaux du village vêtus deleurs riches pelisses, avec leurs ceinturesde soie rouge remplie de yatagans et de kandgiarsaux manches d' argent, coiffés d' un immenseturban composé d' étoffes de diverses couleurs,avec un large pan de soie pourpre retombantsur l' épaule, vous croiriez voir un peuplede rois. Ils aiment les européens comme desfrères ; ils sont liés à nous par ce liende la communauté de religion, le plus fort detous ; ils croient que nous les protégeons,par nos consuls et nos ambassadeurs, contreles turcs ; ils reçoivent dans leurs villagesnos voyageurs, nos missionnaires, nos jeunesinterprètes, qui vont s' instruire dans lalangue arabe, comme on reçoit des parentséloignés dans une famille ; le voyageur, lemissionnaire, le jeune interprète, deviennent

l' hôte chéri de toute la contrée. On le logedans le monastère ou chez le scheik ; on luifournit abondamment tout ce que le pays produit ;on le mène à la chasse du faucon ; on l' introduitavec confiance dans la société même des femmes ;on lui parle avec respect ; on forme avec luides liens d' amitié qui ne se brisent plus, etdont les chefs de la famille conservent lesouvenir à leurs enfants.Je ne doute pas que si ce peuple était plusconnu, si la magnifique contrée qu' il habiteétait plus souvent visitée, beaucoup d' européensn' allassent s' établir parmi les maronites :beauté de sites, admirable perfection duclimat, modicité des prix de toutes choses,analogie de religion, hospitalité de moeurs,sûreté et tranquillité individuelle, tout

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concourt à faire désirer l' habitation parmice peuple : et quant à moi, si l' homme pouvaitse déraciner tout à fait ; s' il ne devait pasvivre là où la providence lui a indiqué sonberceau et sa tombe, pour servir et aimer sescompatriotes ; si l' exil involontaire s' ouvraitjamais pour moi, je ne le trouverais nullepart plus doux que dans un de ces paisiblesvillages de maronites, au pied ou sur lesflancs du Liban, au sein d' une population simple,religieuse, bienveillante, avec la vue de lamer et des hautes neiges, sous le palmieret sous l' oranger d' un des jardins de cesmonastères. La plus admirable police, résultatde la religion et des moeurs bien plus qued' aucune législation, règne dans toutel' étendue du pays habité par les maronites ;vous y voyagez seul et sans guide, le jourou la nuit, sans craindre ni vol ni violence ;les crimes y sont presque inconnus ; l' étrangerest sacré pour l' arabe mahométan, mais plussacré encore pour l' arabe chrétien ; sa portelui est ouverte à toute heure ; il

tue son chevreau pour lui faire honneur, ilabandonne sa natte de joncs pour lui faireplace.Il y a dans tous les villages une église ouune chapelle, dans laquelle les cérémonies duculte catholique sont célébrées dans la formeet dans la langue syriaques. à l' évangile, leprêtre se retourne vers les assistants et leurlit l' évangile du jour en arabe. Les religions,qui durent plus que les races humaines, conserventleur langue sacrée quand les peuples ont perdules leurs.Les maronites sont braves et naturellement guerriers,comme tous les montagnards ; ils se lèvent, au

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nombre de trente à quarante mille hommes, à lavoix de l' émir Beschir, soit pour défendreles routes inaccessibles de leurs montagnes,soit pour fondre dans la plaine, et fairetrembler Damas ou les villes de Syrie. Lesturcs n' osent jamais pénétrer dans le Liban,quand ces peuples sont en paix entre eux ; lespachas d' Acre et de Damas n' y sont jamaisvenus que lorsque des discussions intestinesles appelaient au secours de l' un ou de l' autreparti. Je ne sais si je me trompe, mais jecrois que de grandes destinées peuvent êtreréservées à ce peuple maronite, peuple viergeet primitif par ses moeurs, sa religion et soncourage ; peuple qui a les vertus traditionnellesdes patriarches, la propriété, un peu deliberté, beaucoup de patriotisme, et qui, parla similitude de religion et les relations decommerce et de culte, s' imprègne de jouren jour davantage de la civilisation occidentale.Pendant que tout périt autour de luid' impuissance ou de vieillesse, lui seulsemble rajeunir et prendre de nouvellesforces ; à mesure que la Syrie se dépeuplera,

il descendra de ses montagnes, fondera des villesde commerce aux bords de la mer, cultivera lesplaines fertiles qui ne sont plus aujourd' huiqu' aux chacals et aux gazelles, et établira unedomination nouvelle dans ces contrées où lesvieilles dominations expirent. Si dès aujourd' huiun homme de tête s' élevait parmi eux, soitdes rangs du clergé tout-puissant, soit dusein d' une de ces familles d' émirs ou descheiks qu' ils vénèrent ; s' il comprenaitl' avenir, et faisait alliance avec une despuissances de l' Europe, il renouvelleraitfacilement les merveilles de Méhémet-Ali, pacha

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d' égypte, et laisserait après lui le véritablegerme d' un empire d' Arabie. L' Europe estintéressée à ce que ce voeu se réalise : c' estune colonie toute faite qu' elle aurait sur sesbeaux rivages ; et la Syrie, en se repeuplantd' une nation chrétienne industrieuse, enrichiraitla Méditerranée d' un commerce qui languit,ouvrirait la route des Indes, refouleraitles tribus nomades et barbares du désert, etraviverait l' orient : il y a plus d' avenirlà qu' en égypte. L' égypte n' a qu' un homme ;le Liban a un peuple.

PEUPLADES DU LIBAN DRUZES

Les druzes, qui, avec les métualis et lesmaronites, forment la principale populationdu Liban, ont passé longtemps pour une colonieeuropéenne laissée en orient par les croisés.Rien de plus absurde. Ce qui se conserve leplus longtemps parmi les peuples, c' est lareligion et la langue : les druzes sont idolâtreset parlent arabe ; ils ne descendent donc pasd' un peuple franc et chrétien ; ce qu' il y a deplus probable, c' est qu' ils sont, comme lesmaronites, une tribu arabe du désert qui, ayantrefusé d' adopter la religion du prophète, etpersécutée par les nouveaux croyants, se seraréfugiée dans les solitudes inaccessiblesdu haut Liban, pour y défendre ses dieux etsa liberté. Ils

ont prospéré ; ils ont eu souvent la prédominancesur les peuplades qui habitent avec eux la

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Syrie, et l' histoire de leur principal chef,l' émir Fakar-El-Din, dont nous avons faitFakardin, les a rendus célèbres, même enEurope.C' est au commencement du dix-septième siècleque ce prince apparaît dans l' histoire. Nommégouverneur des druzes, il gagne la confiancede la porte ; il repousse les tribus férocesde Balbek, délivre Tyr et Saint-Jean D' Acredes incursions des arabes bédouins, chassel' aga de Bayruth, et établit sa capitaledans cette ville. En vain les pachas d' Alepet de Damas le menacent ou le dénoncent audivan ; il corrompt ses juges, et triomphe,par la ruse ou la force, de tous ses ennemis.Cependant la porte, tant de fois avertie desprogrès des druzes, prend la résolution de lescombattre, et prépare une expédition formidable.L' émir Fakar-El-Din veut temporiser. Ilavait formé des alliances et conclu des traitésde commerce avec des princes d' Italie : il valui-même solliciter les secours que ces princeslui ont promis. Il laisse le gouvernement à sonfils Ali, s' embarque à Bayruth, et se réfugieà la cour des Médicis, à Florence. L' arrivéed' un prince mahométan en Europe éveille l' attention.On répand le bruit que l' émir Fakar-El-Dinest un descendant des princes de la maison deLorraine ; que les druzes tirent leur originedes compagnons d' un comte de Dreux, restésdans le Liban après les croisades. En vainl' historien Benjamin De Tudèle fait mentiondes druzes avant l' époque des croisades :l' habile aventurier propage lui-même cetteopinion, pour intéresser à son sort les souverainsde l' Europe. Après neuf ans de séjour àFlorence, l' émir Fakar-El-Din retourneen Syrie. Son fils Ali avait

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repoussé les turcs, et conservé intactes lesprovinces conquises par son père. Il lui remetle commandement. L' émir, corrompu par les artset les délices de Florence, oublie qu' ilrègne à condition d' inspirer le respect et laterreur à ses ennemis. Il bâtit à Bayruth despalais magnifiques, et ornés, comme les palaisd' Italie, de statues et de peintures quiblessent les préjugés des orientaux. Ses sujetss' aigrissent ; le sultan Amurath Iv s' irrite,et envoie de nouveau le pacha de Damasavec une puissante armée contre Fakar-El-Din.Pendant que le pacha descend du Liban, uneflotte turque bloque le port de Bayruth.Ali, fils aîné de l' émir et gouverneur deSaphadt, est tué en combattant l' armée dupacha de Damas. Fakar-El-Din envoie sonsecond fils implorer la paix à bord du vaisseauamiral. L' amiral retient cet enfant prisonnier,et se refuse à toute négociation. L' émirconsterné s' enfuit, et se renferme, avec unpetit nombre d' amis dévoués, dans l' inaccessiblerocher de Nilka. Les turcs, après l' avoirvainement assiégé pendant une année entière, seretirent. Fakar-El-Din est libre, et reprendle chemin de sa montagne ; mais, trahi parquelques-uns des compagnons de sa fortune, ilest livré aux turcs et conduit à Constantinople.Prosterné aux pieds d' Amurath, ce prince luitémoigne d' abord de la générosité et de labienveillance. Il lui donne un palais et desesclaves ; mais peu de temps après, sur dessoupçons d' Amurath, le brave et infortunéFakar-El-Din est étranglé. Les turcs, quise contentent, dans leur politique, d' écarterdu pied l' ennemi qui leur fait ombrage, maisqui respectent du reste les habitudes des peupleset les légitimités traditionnelles des familles,laissèrent régner la postérité de Fakar-El-Din :

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il n' y a qu' une centaine d' années

que le dernier descendant du célèbre émir alaissé par sa mort le sceptre du Liban passerà une autre famille, la famille Chab, originairede la mecque, et dont le chef actuel, le vieuxémir Beschir, gouverne aujourd' hui ces contrées.La religion des druzes est un mystère que nulvoyageur n' a jamais pu percer. J' ai connuplusieurs européens vivant depuis de nombreusesannées au milieu de ce peuple, et qui m' ont confesséleur ignorance à cet égard. Lady Stanhopeelle-même, qui fait exception par sa résidencehabituelle au milieu des arabes de cette tribu,et par le dévouement qu' elle inspire à ceshommes dont elle parle la langue et suit lesmoeurs, m' a dit que pour elle aussi la religiondes druzes était un mystère. La plupart desvoyageurs qui ont écrit sur eux prétendent quece culte n' est qu' un schisme du mahométisme.J' ai la conviction que ces voyageurs setrompent. Un fait certain, c' est que la religiondes druzes leur permet d' affecter tous lescultes des peuples avec lesquels ilscommuniquent ; de là est venue l' opinionqu' ils étaient des mahométans schismatiques.Cela n' est point. Ils adorent le veau, c' estle seul fait constaté. Ils ont des institutionscomme les peuples de l' antiquité. Ils sontdivisés en deux castes, les akkals ouceux qui savent , les djahels ouceux qui ignorent ; et, selon qu' undruze est d' une de ces deux castes, ilpratique telle ou telle forme de culte.Moïse, Mahomet, Jésus, sont des nomsqu' ils ont en vénération. Ils s' assemblentun jour de la semaine, chacun dans le lieuconsacré au degré d' initiation auquel il est

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parvenu, et accomplissent leurs rites. Desgardes veillent, pendant les cérémonies, àce qu' aucun profane ne puisse approcher

des initiés. La mort punit à l' instant letéméraire. Les femmes sont admises à cesmystères. Les prêtres ou akkals sont mariés ;ils ont une hiérarchie sacerdotale. Le chefdes akkals, ou le souverain pontife desdruzes, réside au village de El-Mutna .Après la mort d' un druze, on se réunitautour du tombeau, on reçoit des témoignagessur sa vie ; si ces témoignages sontfavorables, l' akkal s' écrie : " que letout-puissant te soit miséricordieux ! "si les témoignages sont mauvais, le prêtreet les assistants gardent le silence.Le peuple, en général, croit à la transmigrationdes âmes : si la vie du druze a été pure,il revivra dans un homme favorisé de lafortune, brave, et aimé de ses compatriotes ;s' il a été vil ou lâche, il reviendra sousla forme d' un chameau ou d' un chien.Les écoles pour les enfants sont nombreuses ;les akkals les dirigent. On apprend à lire dansle Koran. Quelquefois, quand les druzessont peu nombreux dans un village et queles écoles manquent, ils laissent instruireleurs enfants avec ceux des chrétiens ;lorsqu' ils les initient, plus tard, à leursrites mystérieux, ils effacent de leur espritles traces du christianisme. Les femmessont admises au sacerdoce comme les hommes ;le divorce est fréquent ; l' adultère serachète ; l' hospitalité est sacrée, etaucune menace ou aucune promesse ne forceraitjamais un druze à livrer, même au prince,l' hôte qui se serait confié à son seuil.

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à l' époque de la bataille de Navarin, leseuropéens habitant des villes de Syrie,et redoutant la vengeance des turcs, seretirèrent pendant plusieurs mois parmi lesdruzes, et y vécurent en parfaite sûreté." tous les hommes sont frères, " est leurmorale proverbiale comme celle de l' évangile ;mais ils l' observent

mieux que nous. Nos paroles sont évangéliques,et nos lois sont païennes.Dans mon opinion, les druzes sont un de cespeuples dont la source s' est perdue dans lanuit des temps, mais qui remontent à l' antiquitéla plus reculée ; leur race, au physique,a beaucoup de rapport avec la race juive, etl' adoration du veau me porterait à croirequ' ils descendent de ces peuples de l' ArabiePétrée qui avaient poussé les juifs à cegenre d' idolâtrie, ou qu' ils sont d' originesamaritaine. Accoutumés maintenant à une sortede fraternité avec les chrétiens maronites,et détestant le joug des mahométans, nombreux,riches, disciplinables, aimant l' agriculture etle commerce, ils feront aisément corps avecle peuple maronite, et avanceront du mêmepas dans la civilisation, pourvu qu' onrespecte leurs rites religieux.

PEUPLADES DU LIBAN METUALIS

Les métualis, qui forment le tiers environde la population du bas Liban, sont desmahométans de la secte d' Ali, secte

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dominante en Perse ; les turcs, au contraire,sont de la secte d' Omar : ce schisme s' opéradans l' islamisme, la 36 e année de l' hégyre ;les partisans d' Ali maudissent Omar commeusurpateur du califat ; Hussein et Ali sontleurs saints ; comme les persans, ils ne boiventni ne mangent avec les sectateurs d' une autrereligion que la leur, et brisent le verreou le plat qui a servi à l' étranger ; ils seconsidèrent comme souillés, si leurs vêtementstouchent les nôtres : cependant, comme ilssont généralement faibles et méprisés dansla Syrie, ils s' accommodent au temps, et j' en

ai eu plusieurs à mon service qui n' observaientpas rigoureusement ces préceptes de leurintolérance. Leur origine est connue ; ilsétaient maîtres de Balbek vers le seizièmesiècle ; leur tribu, en grandissant, s' étenditd' abord sur les flancs de l' Anti-Liban, autourdu désert de Bkâ ; ils le traversèrent plustard, et se mêlèrent aux druzes dans cettepartie de montagnes qui règne entre Tyr etSaïde ; l' émir Yousef, inquiet de leurvoisinage, arma les druzes contre eux, et lesrepoussa du côté de Saphadt et des montagnesde Galilée : Daher, pacha d' Acre, lesaccueillit et fit alliance avec eux en 1760 ;ils étaient déjà assez nombreux pour luifournir dix mille cavaliers. à cette époque, ilss' emparèrent des ruines de Tyr, village au bordde la mer, appelé maintenant Sour ; ilscombattirent vaillamment les druzes, et défirentcomplétement l' armée de l' émir Yousef, forte devingt-cinq mille hommes ; ils n' étaienteux-mêmes que cinq cents, mais la rage et lavengeance en firent autant de héros, et lesquerelles intestines qui divisaient les druzes

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entre l' émir Mansour et l' émir Yousefcontribuèrent aux succès des métualis ; ilsabandonnèrent Daher, pacha d' Acre, et leurabandon causa sa perte et sa mort :Djezzar-Pacha, son successeur, s' en vengeacruellement sur eux.Depuis 1777, Djezzar-Pacha, maître de Saïdeet d' Acre, travailla sans relâche à ladestruction de ce peuple : ces persécutions lescontraignirent à se réconcilier avec lesdruzes ; ils rentrèrent dans le parti del' émir Yousef, et, quoique réduits à septou huit cents combattants, ils firent plusdans cette campagne, pour la cause commune, queles vingt mille druzes et maronites réunisà Deir-El-Kamar ; ils s' emparèrent seulsde la forteresse de Mar-Djebba, et passèrent

huit cents arnautes au fil de l' épée ;chassés de Balbek l' année suivante aprèsune résistance désespérée, ils se réfugièrent,au nombre de cinq à six cents familles,parmi les druzes et les maronites ; ilsredescendirent plus tard dans cette vallée,et occupent encore aujourd' hui les magnifiquesruines d' Héliopolis ; mais la plus grandepartie de la nation est restée sur les penteset dans les vallées du Liban, du côté deSour. La principauté de Balbek a été, dans cesderniers temps, le sujet d' une lutte acharnéeentre deux frères de la famille Harfousch,Djadjha et Sultan ; ils se sont dépossédéstour à tour de ce monceau de débris, et ontperdu dans cette guerre plus de quatre-vingtspersonnes de leur propre famille. Depuis1810, l' émir Djadjha a régné définitivementsur Balbek.

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PEUPLADES DU LIBAN ANSARIES

Volney a donné sur la nation des ansariés, quioccupe la partie occidentale de la chaîne duLiban et les plaines de Latakieh, les plusjudicieuses informations. Je ne saurais rieny ajouter. Idolâtres comme les druzes, ils couvrent,comme eux, leurs rites religieux des ténèbresde l' initiation, mais ils sont plus barbares.Je m' occuperai seulement de cette partie deleur histoire qui remonte à l' année 1807.à cette époque, une tribu d' ansariés, ayantfeint une querelle avec leur chef, quitta sonterritoire dans les montagnes, et vint demanderasile et protection à l' émir de Maszyad.L' émir, profitant avec empressement d' une

occasion si favorable d' affaiblir ses ennemisen les divisant, accueillit les ansariés, ainsique leur scheik Mahmoud, dans les murs deMaszyad, et poussa l' hospitalité jusqu' àdéloger une partie des habitants pour faireplace aux fugitifs. Pendant plusieurs mois,tout fut tranquille ; mais un jour, où leplus grand nombre des ismaéliens de Maszyadétaient sortis de leur ville pour allertravailler dans les champs, à un signal donné,les ansariés se jettent sur l' émir et surson fils, les poignardent, s' emparent duchâteau, massacrent tous les ismaéliensqui se trouvent dans la ville, et y mettentle feu. Le lendemain, un grand nombre d' ansariésvient rejoindre à Maszyad les exécuteurs decet abominable complot, dont un peuple tout

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entier avait gardé le secret pendant quatreou cinq mois. Environ trois cents ismaéliensavaient péri. Le reste s' était réfugié àHama, à Homs ou à Tripoli.Les pratiques pieuses et les moeurs des ansariésont fait penser à Burckhardt qu' ils étaient unetribu dépaysée de l' Indoustan : ce qu' il y a decertain, c' est qu' ils étaient établis en Syrielongtemps avant la conquête des ottomans ;quelques-uns d' entre eux sont encore idolâtres.Le culte du chien, qui paraît avoir été enhonneur chez les anciens syriens et avoir donnéson nom au fleuve du chien, Nahr-El-Kelb, près de l' ancienne Béryte, s' est, dit-on,conservé parmi quelques familles d' ansariés.Ce peuple est en décadence, et serait aisémentrefoulé ou asservi par les druzes et les maronites.

18 novembre.J' arrive d' une excursion au monastère d' Antoura,un des plus beaux et des plus célèbres du Liban.En quittant Bayruth, on marche pendant une heurele long du rivage de la mer, sous une voûte d' arbresde tous les feuillages et de toutes les formes.La plupart sont des arbres fruitiers, figuiers,grenadiers, orangers, aloès, figuiers sycomores,arbre gigantesque dont les fruits innombrables,pareils à de petites figues, ne poussent pasà l' extrémité des rameaux, mais sont attachésau tronc et aux branches comme des mousses.Après avoir traversé le fleuve sur le pont romaindont j' ai décrit l' aspect plus haut, on suitune plage sablonneuse jusqu' au cap Batroûne,formé par un bras du Liban projeté dans lamer. Ce bras n' est qu' un rocher dans lequelon a taillé, dans l' antiquité, une route encorniche, d' où la vue est magnifique. Lesflancs du rocher sont couverts, en plusieurs

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endroits, d' inscriptions grecques, latines etsyriaques, et de figures sculptées dans le rocmême, dont les symboles et les significationssont perdus. Il est vraisemblable qu' ils serapportent au culte d' Adonis, pratiqué jadisdans ces contrées ; il avait, selon les traditions,des temples et des cérémonies funèbres prèsdu lieu où il périt. On croit que c' est aubord du fleuve que nous venions de traverser.En redescendant de cette haute et pittoresquecorniche, le pays change tout à coup de caractère.Le regard s' engouffre dans une gorge étroite,profonde, toute remplie par un autre

fleuve, Nahr-El-Kelb, le fleuve du chien.Il coule silencieusement entre deux paroisde rochers perpendiculaires, de deux outrois cents pieds d' élévation. Il remplit toutela vallée dans certains endroits ; dans d' autres,il laisse seulement une marge étroite entre sesondes et le rocher. Cette marge est couverted' arbres, de cannes à sucre, de roseaux et delianes, qui forment une voûte verte et épaissesur les rives et quelquefois sur le lit entierdu fleuve. Un kan ruiné est jeté sur le roc, aubord de l' eau, vis-à-vis d' un pont à archeélancée, sur lequel on passe en tremblant. Dansles flancs des rochers qui forment cette vallée,la patience des arabes a creusé quelques sentiersen gradins de pierre, qui pendent presque àpic sur le fleuve, et qu' il faut cependantgravir et descendre à cheval. Nous nousabandonnâmes à l' instinct et aux pieds de bichede nos chevaux ; mais il était impossible de nepas fermer les yeux dans certains passages,pour ne pas voir la hauteur des degrés, le polides pierres, l' inclinaison du sentier, et laproo

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profondeur du précipice. C' est là que le dernierlégat du pape auprès des maronites fut précipitépar un faux pas de son cheval, et périt il y aquelques années.à l' issue de ce sentier on se trouve sur desplateaux élevés, couverts de cultures, de vignes,et de petits villages maronites. On aperçoitsur un mamelon, devant soi, une jolie maisonneuve, d' architecture italienne, avec portique,terrasses et balustrades. C' est la demeureque monsignor Lozanna, évêque d' Abydos, etlégat actuel du saint-siége en Syrie, s' estfait construire pour passer les hivers. Ilhabite l' été le monastère de Kanobin, résidencedu patriarche, et capitale ecclésiastique desmaronites. Ce couvent,

beaucoup plus élevé dans la montagne, est presqueinaccessible, et enseveli l' hiver dans les neiges.Monsignor Lozanna, homme de moeurs élégantes, demanières romaines, d' esprit orné, d' éruditionprofonde, et d' intelligence ferme et rapide, aété heureusement choisi par la cour de Romepour aller représenter la politique et ménagerl' influence catholique auprès du haut clergémaronite. Il serait fait pour les représenterà Vienne ou à Paris : c' est le type d' un deces prélats romains héritiers des grandes etnobles traditions diplomatiques de cegouvernement, où la force n' est rien, oùl' habileté et la dignité personnellessont tout. Monsignor Lozanna est piémontais ;il ne restera sans doute pas longtemps dansces solitudes, Rome l' emploiera plus utilementsur un plus orageux théâtre. Il est un de ceshommes qui justifient la fortune, et dont lafortune est écrite d' avance sur un frontactif et intelligent. Il affecte avec raison,

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parmi ces peuples, un luxe oriental et unesolennité de costume et de manières sanslesquels les hommes de l' Asie ne reconnaissentni la sainteté ni la puissance. Il a pris lecostume arabe ; sa barbe immense, et soigneusementpeignéepeignée, descend à flots d' or sur sa robe depourpre, et sa jument arabe de pur sang, brillanteet docile dans sa main, défie la plus bellejument des scheiks du désert. Nous l' aperçûmesbientôt, venant au-devant de nous, suivi d' uneescorte nombreuse, et caracolant sur desprécipices de rocher où nous n' avancions qu' avecprécaution. Après les premières paroles decompliment, il nous conduisit à sa charmantevilla, où une collation nous attendait, et nousaccompagna bientôt après au monastère d' Antoura,où il résidait provisoirement. Deux jeunes prêtreslazaristes,

venus de France après la révolution de juillet,occupent maintenant seuls ce beau et vaste couvent,bâti jadis par les jésuites ; les jésuites ontessayé plusieurs fois d' établir leur mission etleur influence parmi les arabes ; ils n' ontjamais réussi, et ne paraissent pas destinésà plus de succès de nos jours. La raison en estsimple : il n' y a point de politique dans lareligion des hommes de l' orient ; complétementséparée de la puissance civile, elle ne donneni influence ni action dans l' état ; l' étatest mahométan, le catholicisme est libre, maisil n' a aucun moyen humain de domination ;or, c' est surtout par les moyens humains que lesystème des jésuites a essayé d' agir et agitreligieusement : ce pays ne leur convenait pas.La religion y est divisée en communionsorthodoxes ou schismatiques, dont les croyances

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font partie du sang et de l' esprit héréditairedes familles. Il y a repoussement et haineirréconciliables entre les diverses communionschrétiennes, bien plus qu' entre les turcs et leschrétiens. Les conversions sont impossibles làoù le changement de communion serait un opprobrequi flétrirait, et que punirait souvent de mortune tribu, un village, une famille : quant auxmahométans, il est inouï qu' on en ait jamaisconverti. Leur religion est un déisme pratique,dont la morale est la même en principe que celledu christianisme, moins le dogme de la divinitéde l' homme. Le dogme du mahométisme n' est quela croyance dans l' inspiration divine, manifestéepar un homme plus sage et plus favorisé del' émanation céleste que le reste de ses semblables ;on a mêlé plus tard quelques faits miraculeuxà la mission de Mahomet, mais ces miracles deslégendes islamiques ne sont pas le fond de lareligion, et ne sont pas admis par les turcséclairés. Toutes les religions ont leurs légendes,leurs

traditions absurdes, leur côté populaire ; lecôté philosophique du mahométisme est pur de cesgrossiers mélanges : il n' est que résignation àla volonté de Dieu, et charité envers leshommes. J' ai vu un grand nombre de turcs etd' arabes profondément religieux, qui n' admettaientde leur religion que ce qu' elle a de raisonnableet d' humain. C' est un théisme pratique etcontemplatif. On ne convertit guère de pareilshommes : il est plus facile de descendre dudogme merveilleux au dogme simple, que deremonter du dogme simple au dogme merveilleux.L' intervention des jésuites avait un autreinconvénient parmi les maronites. Par la naturemême de leur institution, ils créent facilement

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des partis, des factions pieuses dans le clergéet dans la population ; ils inspirent, parl' ardeur même de leur zèle, ou l' enthousiasmeou la haine. Rien ne reste tiède autour d' eux :le haut clergé maronite, quoique simple et bon,ne pouvait voir d' un oeil bienveillantl' établissement parmi eux d' un corps religieuxqui aurait enlevé une partie des populationscatholiques à leur domination spirituelle.Les jésuites n' existent donc plus en Syrie.Ces dernières années seulement, il y est arrivédeux jeunes pères, l' un français, l' autreallemand, qu' un évêque maronite a fait venirpour professer dans l' école maronite qu' ilfonde. J' ai connu ces deux excellents jeunesgens, tous les deux pleins de foi et consumésd' un zèle désintéressé. Ils ne négligeaientrien pour propager parmi les druzes, leursvoisins, quelques idées de christianisme ;mais l' effet de leurs démarches se bornaità baptiser en secret, à l' insu des parents,de petits

enfants dans les familles où ils s' introduisaientsous prétexte d' y donner des conseils médicaux.Ils me parurent peu disposés à se soumettre auxhabitudes un peu ignorantes des évêques maronitesen matière d' instruction, et je crois qu' ilsreviendront en Europe sans avoir réussi ànaturaliser le goût d' une plus haute instruction.Le père français était digne de professer àRome et à Paris.Le couvent d' Antoura a passé aux lazaristesaprès l' extinction de l' ordre des jésuites. Lesdeux jeunes pères qui l' habitaient étaient venussouvent nous rendre visite à Bayruth. Nous avionstrouvé en eux une société aussi aimablequ' inattendue : bons, simples, modestes,

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uniquement occupés d' études sévères et élevées,au courant de toutes les choses de l' Europe,et participant au mouvement d' esprit qui nousemporte, leur conversation universelle et savantenous avait d' autant plus charmés, que lesoccasions en sont plus rares dans ces déserts.Quand nous passions une soirée avec eux, parlantdes événements politiques de notre patrie, despartis intellectuels qui tombaient ou de ceuxqui se reformaient en France, des écrivains quise disputaient la presse, des orateurs quiconquéraient tour à tour la tribune, des doctrinesde l' avenir ou de celles des saint-simoniens,nous aurions pu nous croire à deux lieues de larue du bac, causant avec des hommes sortant deParis le matin pour y rentrer le soir. Cesdeux lazaristes étaient en même temps desmodèles de sainteté et de ferveur simple etpieuse. L' un d' eux était très-souffrant : l' airvif du Liban rongeait sa poitrine, etraccourcissait le nombre de ses années. Iln' avait qu' un mot à écrire à ses supérieurspour obtenir son rappel en France ; il nevoulait pas le prendre sur sa conscience. Il

vint consulter M De Laroyère, que j' avaisauprès de moi, et lui demanda si, en sa qualitéde médecin, il pouvait lui donner l' avis formelet consciencieux que l' air de Syrie était mortelpour sa constitution. M De Laroyère, dont laconscience est aussi sévèrement scrupuleuse quecelle du jeune prêtre, n' osa pas lui dire aussiexplicitement sa pensée, et le bon religieux setut et resta.Ces ecclésiastiques, perdus dans ce vaste monastèreoù ils n' ont qu' un seul arabe pour les servir,nous reçurent avec cette cordialité que le nom dela patrie inspire à ceux qui se rencontrent

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loin d' elle. Nous passâmes deux jours avec eux :nous avions chacun une assez grande celluleavec un lit et des chaises, meubles inusitésdans ces montagnes. Le couvent est situé dansle creux d' un vallon, au pied d' un bois depins ; mais ce vallon lui-même, à mi-hauteur duLiban, a, par une gorge, une échappée de vuesans bornes sur les côtes et sur la mer deSyrie ; le reste de l' horizon se compose desommets et d' aiguilles de roches grises,couronnés de villages ou de grands monastèresmaronites. Quelques sapins, des orangers et desfiguiers, croissent çà et là dans les abrisde roc, et aux environs des torrents et dessources : c' est un site digne de Naples etdu golfe de Gênes.Le couvent d' Antoura est voisin d' un couvent defemmes maronites, dont les religieuses appartiennentaux principales familles du Liban. Des fenêtresde nos cellules nous voyions celles de cesjeunes syriennes, que l' arrivée d' une compagnied' étrangers dans leur voisinage semblait vivementpréoccuper. Ces couvents de femmes n' ont iciaucune

utilité sociale. Volney parle, dans sonvoyage en Syrie , de ce couvent prèsd' Antoura, où une femme, nommée Hindia,exerçait, dit-on, d' horribles atrocités surses novices. Le nom et l' histoire de cetteHindia sont encore très-présents dans cesmontagnes. Emprisonnée pendant longues annéespar ordre du patriarche maronite, son repentiret sa bonne conduite lui obtinrent sa liberté.Elle est morte il y a peu de temps, enrenommée de sainteté parmi quelques chrétiensde sa secte. C' était une femme fanatisée parsa volonté ou par son imagination, et qui avait

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réussi à fanatiser un certain nombre d' imaginationssimples et crédules. Cette terre arabe est laterre des prodiges ; tout y germe, et tout hommecrédule ou fanatique peut y devenir prophèteà son tour : lady Stanhope en sera une preuvede plus. Cette disposition au merveilleux tientà deux causes : à un sentiment religieuxtrès-développé, et à un défaut d' équilibre entrel' imagination et la raison. Les fantômes neparaissent que la nuit ; toute terre ignorante estmiraculeuse.La terrasse du couvent d' Antoura, où nous nouspromenions une partie du jour, est ombragéed' orangers magnifiques, cités déjà par Volneycomme les plus beaux et les plus anciens de laSyrie : ils n' ont point péri ; semblables àdes noyers de cinquante ans dans nos pays, ilsombragent le jardin et le toit du couvent deleur ombre épaisse et embaumée, et portent surleurs troncs les noms de Volney et de voyageursanglais qui avaient, comme nous, passé quelquesmoments à leurs pieds.Le groupe de montagnes dans lequel se trouvecompris Antoura est connu sous le nom deKesrouan, ou de la chaîne

de Castravan : cette contrée s' étend duNahr-El-Kébir au Nahr-El-Kelb. C' est lepays, proprement dit, des maronites : cetteterre leur appartient : c' est là seulementque leurs priviléges s' étendent, bien que dejour en jour ils se répandent dans le pays desdruzes, et y portent leurs lois et leurs moeurs.Le principal produit de ces montagnes est la soie.Le miri, ou l' impôt territorial, est fixé d' aprèsle nombre des mûriers que chacun possède. Lesturcs exigent de l' émir Beschir un ou deuxmiris par an comme tribut, et l' émir en perçoit

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souvent en outre plusieurs pour son proprecompte : néanmoins, et malgré les plaintes desmaronites sur l' excès des taxes, ces impôts nesont pas à comparer avec ce que nous payons enFrance ou en Angleterre. Ce n' est pas le tauxde l' impôt, c' est son arbitraire, c' est sonirrégularité qui opprime une nation. Si l' impôten Turquie était légal et fixe, on ne lesentirait pas ; mais là où la taxe n' est pasdéterminée par la loi, il n' y a pas de propriété,ou bien la propriété est incertaine etlanguissante : la richesse d' un peuple, c' estla bonne constitution de la propriété.Chaque scheik de village répartit l' impôt,et s' en attribue une portion à lui-même. Aufond, ce peuple est heureux. Ses dominateursle craignent, et n' osent s' établir dans sesprovinces ; sa religion est libre et honorée ;ses couvents, ses églises couvrent les sommetsde ses collines ; ses cloches, qu' il aime commeune voix de liberté et d' indépendance,sonnent nuit et jour la prière dans les vallées ;il est gouverné par ses propres chefs, choisispar l' usage, ou donnés par l' hérédité parmises principales familles ; une policerigoureuse, mais juste, maintient l' ordreet la sécurité dans les villages ; lapropriété est connue, garantie, transmissibledu père au fils ; le commerce est actif, lesmoeurs parfaitement

simples et pures. Je n' ai vu aucune population aumonde portant sur ses traits plus d' apparence desanté, de noblesse et de civilisation, que ceshommes du Liban. L' instruction du peuple, bienque bornée à la lecture, à l' écriture, au calcul,au catéchisme, y est universelle, et donne auxmaronites un ascendant légitime sur les autres

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populations syriennes. Je ne saurais les comparerau' aux paysans de la Saxe et de l' écosse.Nous revînmes à Bayruth par le bord de la mer.Les montagnes qui bordent la côte sont couvertesde monastères construits dans le style desvillas florentines du moyen âge. Un village estplanté sur chaque mamelon, couronné d' une forêtde pins parasols, et traversé par un torrentqui tombe en cascade brillante au fond d' unravin. De petits ports de pêcheurs sont ouvertssur toute cette côte dentelée, et remplis depetites barques attachées aux môles ou auxrochers. De belles cultures de vigne, d' orge,de mûriers, descendent des villages à la mer.Les clochers des monastères et des églisess' élèvent au-dessus de la sombre verdure desfiguiers ou des cyprès ; une grève de sableblanc sépare le pied des montagnes de la vague,limpide et bleue comme celle d' une rivière.Il y a deux lieues de pays qui tromperaientl' oeil du voyageur, s' il ne se souvenait qu' il està huit cents lieues de l' Europe : il pourraitse croire sur les bords du lac de Genève, entreLausanne et Vevay, ou sur les rives enchantéesde la Saône, entre Mâcon et Lyon ; seulementle cadre du tableau est plus majestueux àAntoura, et quand il lève les yeux, il voitles cimes de neige du Sannin, qui fendentle ciel comme des langues d' incendie...

GETHSEMANI OU LA MORT DE JULIA

je fus dès la mamelle un homme de douleur ;mon coeur, au lieu de sang, ne roule que des larmes ;ou plutôt de ces pleurs Dieu m' a ravi les charmes,il a pétrifié les larmes dans mon coeur.

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L' amertume est mon miel, la tristesse est ma joie ;un instinct fraternel m' attache à tout cercueil ;nul chemin ne m' arrête, à moins que je n' y voiequelque ruine ou quelque deuil !

Si je vois des champs verts qu' un ciel purentretienne,de doux vallons s' ouvrant pour embrasser la mer,je passe, et je me dis avec un rire amer :place pour le bonheur, hélas ! Et non la mienne !Mon esprit n' a d' écho qu' où l' on entend gémir ;partout où l' on pleura mon âme a sa patrie :une terre de cendre et de larmes pétrieest le lit où j' aime à dormir.Demandez-vous pourquoi ? Je ne pourrais le dire :de cet abîme amer je remûrais les flots,ma bouche pour parler n' aurait que des sanglots.Mais déchirez ce coeur, si vous voulez y lire !La mort dans chaque fibre a plongé le couteau ;ses battements ne sont que lentes agonies,il n' est plein que de morts comme des gémonies ;toute mon âme est un tombeau !Or, quand je fus aux bords où le christ voulutnaître,je ne demandai pas les lieux sanctifiésoù les pauvres jetaient les palmes sous ses piés,où le verbe à sa voix se faisait reconnaître,où l' Hosanna courait sur ses pas triomphants,où sa main, qu' arrosaient les pleurs des saintesfemmes,essuyant de son front la sueur et les flammes,caressait les petits enfants :conduisez-moi, mon père, à la place où l' on pleure,à ce jardin funèbre où l' homme de salut,abandonné du père et des hommes, voulutsuer le sang et l' eau qu' on sue avant qu' on meure !

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Laissez-moi seul, allez ; j' y veux sentir aussice qu' il tient de douleur dans une heure infinie :homme de désespoir, mon culte est l' agonie ;mon autel à moi, c' est ici !Il est, au pied poudreux du jardin des olives,sous l' ombre des remparts d' où s' écroula Sion,un lieu d' où le soleil écarte tout rayon,où le Cédron tari filtre entre ses deux rives :Josaphat en sépulcre y creuse ses coteaux ;au lieu d' herbe, la terre y germe des ruines,et des vieux troncs minés les traînantes racinesfendent les pierres des tombeaux.Là, s' ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuseoù l' homme de douleur vint savourer la mort,quand, réveillant trois fois l' amitié qui s' endort,il dit à ses amis : " veillez ; l' heure estaffreuse ! "la lèvre, en frémissant, croit encore étanchersur le pavé sanglant les gouttes du calice,et la moite sueur du fatal sacrificesue encore aux flancs du rocher.Le front dans mes deux mains, je m' assis sur lapierre,pensant à ce qu' avait pensé ce front divin,et repassant en moi, de leur source à leur fin,ces larmes dont le cours a creusé ma carrière.Je repris mes fardeaux et je les soulevai ;je comptai mes douleurs, mort à mort, vie à vie ;puis dans un songe enfin mon âme fut ravie.Quel rêve, grand dieu, je rêvai !

J' avais laissé non loin, sous l' aile maternelle,ma fille, mon enfant, mon souci, mon trésor.Son front à chaque été s' accomplissait encor ;mais son âme avait l' âge où le ciel les rappelle :son image de l' oeil ne pouvait s' effacer,partout à son rayon sa trace était suivie,

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et, sans se retourner pour me porter envie,nul père ne la vit passer.C' était le seul débris de ma longue tempête,seul fruit de tant de fleurs, seul vestige d' amour,une larme au départ, un baiser au retour,pour mes foyers errants une éternelle fête ;c' était sur ma fenêtre un rayon de soleil,un oiseau gazouillant qui buvait sur ma bouche,un souffle harmonieux la nuit près de ma couche,une caresse à mon réveil !C' était plus : de ma mère, hélas ! C' était l' image ;son regard par ses yeux semblait me revenir,par elle mon passé renaissait avenir,mon bonheur n' avait fait que changer de visage ;sa voix était l' écho de dix ans de bonheur,son pas dans la maison remplissait l' air decharmes,son regard dans mes yeux faisait monter leslarmes,son sourire éclairait mon coeur.Son front se nuançait à ma moindre pensée,toujours son bel oeil bleu réfléchissait le mien ;je voyais mes soucis teindre et mouiller le sien,comme dans une eau claire une ombre est retracée,

mais tout ce qui montait de son coeur était doux,et sa lèvre jamais n' avait un pli sévèrequ' en joignant ses deux mains dans les mains desa mère,pour prier Dieu sur ses genoux !Je rêvais qu' en ces lieux je l' avais amenée,et que je la tenais belle sur mon genou,l' un de mes bras portant ses pieds, l' autre soncou ;ma tête sur son front tendrement inclinée.Ce front, se renversant sur le bras paternel,secouait l' air bruni de ses tresses soyeuses ;ses dents blanches brillaient sous ses lèvres

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rieuses,qu' entr' ouvrait leur rire éternel.Pour me darder son coeur et pour puiser mon âme,toujours vers moi, toujours ses regards se levaient,et dans le doux rayon dont mes yeux la couvraient,Dieu seul peut mesurer ce qu' il brillait deflamme.Mes lèvres ne savaient d' amour où se poser ;elle les appelait comme un enfant qui joue,et les faisait flotter de sa bouche à sa joue,qu' elle dérobait au baiser !Et je disais à Dieu, dans ce coeur qu' elleenivre :" mon dieu ! Tant que ces yeux luiront autour demoi,je n' aurai que des chants et des grâces pour toi :dans cette vie en fleurs c' est assez de revivre.Va, donne-lui ma part de tes dons les plus doux,effeuille sous mes pas ses jours en espérance,prépare-lui sa couche, entr' ouvre-lui d' avanceles bras enchaînés d' un époux ! "

et, tout en m' enivrant de joie et de prière,mes regards et mon coeur ne s' apercevaient pasque ce front devenait plus pesant sur mon bras,que ses pieds me glaçaient les mains, commela pierre." Julia ! Julia ! D' où vient que tu pâlis ?Pourquoi ce front mouillé, cette couleur quichange ?Parle-moi, souris-moi ! Pas de ces jeux, mon ange !Rouvre-moi ces yeux où je lis ! "mais le bleu du trépas cernait sa lèvre rose,le sourire y mourait à peine commencé,son souffle raccourci devenait plus pressé,comme les battements d' une aile qui se pose.L' oreille sur son coeur, j' attendais ses élans ;et quand le dernier souffle eut enlevé son âme,

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mon coeur mourut en moi comme un fruit que lafemmeporte mort et froid dans ses flancs !Et sur mes bras roidis portant plus que ma vie,tel qu' un homme qui marche après le coup mortel,je me levai debout, je marchai vers l' autel,et j' étendis l' enfant sur la pierre attiédie,et ma lèvre à ses yeux fermés vint se coller ;et ce front déjà marbre était tout tiède encore,comme la place au nid d' où l' oiseau d' une aurorevient à peine de s' envoler !Et je sentis ainsi, dans une heure éternelle,passer des mers d' angoisse et des siècles d' horreur,et la douleur combla la place où fut mon coeur ;et je dis à mon dieu : " mon Dieu, je n' avaisqu' elle !

Tous mes amours s' étaient noyés dans cet amour ;elle avait remplacé ceux que la mort retranche ;c' était l' unique fruit demeuré sur la brancheaprès les vents d' un mauvais jour.C' était le seul anneau de ma chaîne brisée,le seul coin pur et bleu dans tout mon horizon ;pour que son nom sonnât plus doux dans la maison,d' un nom mélodieux nous l' avions baptisée.C' était mon univers, mon mouvement, mon bruit,la voix qui m' enchantait dans toutes mes demeures,le charme ou le souci de mes yeux, de mes heures ;mon matin, mon soir et ma nuit ;le miroir où mon coeur s' aimait dans son image,le plus pur de mes jours sur ce front arrêté,un rayon permanent de ma félicité,tous tes dons rassemblés, seigneur, sur un visage ;doux fardeau qu' à mon cou sa mère suspendait,yeux où brillaient mes yeux, âme à mon sein ravie,voix où vibrait ma voix, vie où vivait ma vie,ciel vivant qui me regardait.Eh bien ! Prends, assouvis, implacable justice,

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d' agonie et de mort ce besoin immortel ;moi-même je l' étends sur ton funèbre autel.Si je l' ai tout vidé, brise enfin mon calice !Ma fille, mon enfant, mon souffle ! La voilà !La voilà ! J' ai coupé seulement ces deux tressesdont elle m' enchaînait hier dans ses caresses,et je n' ai gardé que cela ! "

un sanglot m' étouffa, je m' éveillai. La pierresuintait sous mon corps d' une sueur de sang ;ma main froide glaçait mon front en y passant ;l' horreur avait gelé deux pleurs sous ma paupière.Je m' enfuis : l' aigle au nid est moins promptà courir.Des sanglots étouffés sortaient de ma demeurel' amour seul suspendait pour moi sa dernièreheure :elle m' attendait pour mourir !Maintenant tout est mort dans ma maison aride,deux yeux toujours pleurant sont toujours devantmoi ;je vais sans savoir où, j' attends sans savoirquoi ;mes bras s' ouvrent à rien, et se ferment à vide.Tous mes jours et mes nuits sont de même couleur ;la prière en mon sein avec l' espoir est morte.Mais c' est Dieu qui t' écrase, ô mon âme !Sois forte,baise sa main sous la douleur !

EN SYRIE

Le 28 mars, je pars de Bayruth pour Balbeket Damas ; la caravane se compose de vingt-six

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chevaux, et huit ou dix arabes à pied pourdomestiques et escorte.En quittant Bayruth, on monte par des cheminscreux, dans un sable rouge, dont les bords sontfestonnés de toutes les fleurs de l' Asie ;toutes les formes, tous les parfums du printemps :nopals, arbustes épineux, aux grappes de fleursjaunes comme l' or, semblables au genêt de nosmontagnes ; vignes se suspendant d' arbre enarbre, beaux caroubiers, arbres à la feuilled' un vert noir et bronzé, aux rameaux

entrelacés, au tronc d' une écorce brune, polie,luisante, le plus bel arbre de ces climats. Onarrive, après une demi-heure, au sommet de lapresqu' île qui forme le cap de Bayruth ; ellese termine en pointe arrondie dans la mer, et sabase est formée par une belle et large plaine,traversée par le Nahr-Bayruth. Cette plaine,arrosée, cultivée, plantée partout de beauxpalmiers, de verts mûriers, de pins à lacime large et touffue, vient mourir sous lespremiers rochers du Liban.Au point culminant de la plaine de Bayruth,s' étend la magnifique scène de Fakar-El-Dinou Fakardin : c' est la promenade de Bayruth ;c' est là que les cavaliers turcs, arabes, et leseuropéens, vont exercer leurs chevaux etcourir le djérid ; c' est là que j' allais tousles jours moi-même passer quelques heures à cheval,tantôt courant sur les sables déserts quidominent l' horizon bleu et immense de lamer syrienne, tantôt, au pas, rêvant sous lesallées des jeunes pins qui couvrent une partiede ce promontoire. C' est le plus beau lieuque je connaisse au monde : -des pinsgigantesques, dont les troncs vigoureux,légèrement inclinés sous le vent de mer,

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portant comme des dômes leurs têtes larges etarrondies en parasols, sont jetés par groupesde deux ou de trois arbres, ou semés isolément,de vingt pas en vingt pas, sur un sable d' orque perce çà et là un léger duvet vert de gazonet d' anémones. Ils furent plantés parFakar-El-Din, dont les merveilleuses aventuresont répandu la renommée en Europe : ils gardentencore son nom. Je voyais tous les jours avecdouleur un héros plus moderne renverser cesarbres qu' un autre grand homme avait plantés.Ibrahim-Pacha en faisait couper quelques-unspour sa marine ;

mais il en reste assez pour signaler au loinle promontoire à l' oeil du navigateur, et àl' admiration de l' homme épris des plus bellesscènes de la nature.C' est de là qu' on a, selon moi, la plus splendideapparition du Liban : on est à ses pieds, maisassez éloigné cependant pour que son ombre nesoit pas sur vous, et pour que l' oeil puissel' embrasser dans toute sa hauteur, plonger dansl' obscurité de ses gorges, discerner l' écume deses torrents, et jouer librement autour despremiers cônes dont il est flanqué, et quiportent chacun un monastère de maronites,au-dessus d' un bouquet de pins, de cèdres ou denoirs cyprès. -le Sannin, la cime la plusélevée et la plus pyramidale du Liban, dominetoutes les cimes inférieures, et forme, avec saneige presque éternelle, le fond majestueux,doré, violet, rose, de l' horizon des montagnes,qui se noie dans le firmament, non comme un corpssolide, mais comme une vapeur, une fuméetransparente, à travers lesquelles on croitdistinguer l' autre côté du ciel ; phénomène ravissantdes montagnes d' Asie, que je n' ai vu nulle

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part ailleurs, et dont je jouis tous les soirssans m' en rendre raison.Du côté du midi, le Liban s' abaisse graduellementjusqu' au cap avancé de Saïde, autrefois Sidon ;ses cimes ne portent plus de neige que çà et là,sur deux ou trois cimes plus éloignées et plusélevées que les autres et que le reste de lachaîne libanienne : elles suivent, comme unemuraille de ville ruinée, tantôt s' élevant,tantôt s' abaissant, la ligne de la plaine et dela mer, et vont mourir dans la vapeur del' occident, vers les montagnes de la Galilée,aux bords de

la mer de Génésareth, autrement le lac deTibériade. Du côté du nord, vous apercevez uncoin de la mer qui s' avance, comme un lac dormant,dans la plaine, cachée à demi par les vertsmassifs de la ravissante colline de San-Dimitri,la plus belle colline de la Syrie. Dans ce lac,dont vous n' apercevez pas la jonction avec lamer, quelques navires sont toujours à l' ancre,et se balancent gracieusement sur la vague,dont l' écume vient mouiller les lentisques, leslauriers-roses et les nopals. -de la rade, unpont construit par les romains d' abord, etrestauré par Fakar-El-Din, jette ses arches,élevées en ogives, sur la rivière de Bayruth,qui court à travers la plaine, où elle répand lavie et la verdure, et va se perdre, non loin,dans la rade.Cette promenade est la dernière que je fis avecJulia. Elle montait pour la première fois uncheval du désert que je lui avais ramené de lamer Morte, et dont un domestique arabe tenaitla bride. Nous étions seuls ; la journée,quoique nous fussions en novembre, étaitéclatante de lumière, de chaleur et de verdure.

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Jamais je n' avais vu cette admirable enfantdans une ivresse si complète de la nature, dumouvement, du bonheur d' exister, de voir etde sentir : elle se tournait à chaque instantvers moi pour s' écrier ; et quand nous eûmesfait le tour de la colline de San-Dimitri,traversé la plaine et gagné les pins, où nousnous arrêtâmes : " n' est-ce pas, me dit-elle,que c' est la plus longue, la plus belle et laplus délicieuse promenade que j' aie encore faitede ma vie ? " hélas oui ! Et c' était la dernière ! -quinze jours après, je me promenais seul etpleurant sous les mêmes arbres, n' ayant plusque dans le coeur cette ravissante image de laplus céleste créature que le ciel m' ait

donnée à voir, à posséder et à pleurer. -je nevis plus ; -la nature n' est plus animée pourmoi par tout ce qui me la faisait sentir doubledans l' âme de mon enfant : -je la regardeencore, elle ravit toujours mes yeux, maiselle ne soulève plus mon coeur ; ou si ellele soulève à mon insu par minutes, par instants,il retombe aussitôt, froid et brisé, sur lefonds de tristesse désolante et d' amertumeoù la volonté de Dieu l' a placé par tantde pertes irréparables.Du côté du couchant, l' oeil est d' abord arrêtépar de légères collines de sable rouge commela braise d' un incendie, et d' où s' élève unevapeur d' un blanc rose, semblable à laréverbération d' une gueule de four allumé ;puis, en suivant la ligne de l' horizon, ilpasse par-dessus ce désert, et arrive à laligne bleu foncé de la mer, qui termine tout,et se fond au loin, avec le ciel, dans unebrume qui laisse leur limite indécise. Toutesces collines, toute cette plaine, les flancs

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de toutes les montagnes, portent un nombreinfini de jolies maisonnettes isolées, dontchacune a son verger de mûriers, son pingigantesque, ses figuiers, et çà et là, pargroupes plus compactes et plus frappants pourl' oeil, de beaux villages ou des groupes demonastères, qui s' élèvent sur leur piédestalde rochers, et répercutent au loin sur la merles rayons jaunes du soleil d' orient. -deux àtrois cents de ces monastères sont répandussur toutes les crêtes, sur tous les promontoires,dans toutes les gorges du Liban : c' est le paysle plus religieux du monde, et le seul payspeut-être où l' existence du système monacaln' ait pas encore amené les abus qui l' ont faitdétruire ailleurs. -ces religieux, pauvreset utiles, vivent du travail de leurs mains,

ne sont, à proprement parler, que des laboureurspieux, et ne demandent au gouvernement et auxpopulations que le coin de rocher qu' ils cultivent,la solitude et la contemplation. Ils expliquentparfaitement encore, par leur existence actuelleau milieu des contrées mahométanes, la créationde ces premiers asiles du christianisme naissant,souffrant et persécuté, et la prodigieusemultiplication de ces asiles de la libertéreligieuse, dans les temps de barbarie et depersécutions. Là, fut la raison de leurexistence ; là, elle est encore pour lesmaronites : aussi ces moines sont-ils restésce qu' ils ont dû être partout, et ce qu' ilsne peuvent plus être, que par exception,nulle part.Si l' état actuel des sociétés et des religionscomporte encore des ordres monastiques, ce n' estplus ceux qui sont nés dans une autre époque,pour d' autres besoins, d' autres nécessités :

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chaque temps doit porter ses créations socialeset religieuses ; les besoins de ces temps-cisont autres que les besoins des premierssiècles. -les ordres monastiques modernesn' ont que deux choses qu' ils puissent fairemieux que les gouvernements et les forcesindividuelles : instruire les hommes, et lessoulager dans leurs misères corporelles.Les écoles et les hôpitaux, voilà les deuxseules places qui restent à prendre pour euxdans le mouvement du monde actuel ; mais,pour prendre la première de ces places, ilfaut participer d' abord soi-même à la lumièrequ' on veut répandre ; -il faut être plus instruitet plus véritablement moral que les populationsqu' on veut instruire et améliorer.-revenons au Liban.Nous commençons à le monter par des sentiersde roches

jaunâtres et de grès légèrement tachés de rose,qui donnent de loin à la montagne cette couleurviolette et rosée qui enchante le regard. Riende remarquable jusqu' aux deux tiers de lamontagne : là, le sommet d' un promontoire quis' avance sur une profonde vallée. -un des plusbeaux coups d' oeil qu' il soit donné à l' hommede jeter sur l' oeuvre de Dieu, c' est la valléed' Hammana : elle est sous vos pieds ; ellecommence par une gorge noire et profonde, creuséepresque comme une grotte dans les plus hautsrochers et sous les neiges du Liban le plusélevé : on ne la distingue d' abord que par letorrent d' écume qui descend avec elle desmontagnes, et trace, dans son obscurité, unsillon mobile et lumineux : elle s' élargitinsensiblement de degrés en degrés, commeson torrent de cascades en cascades ; puis

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tout à coup se détournant vers le couchant, etformant un cadre gracieux et souple, comme unruisseau qui entre dans un fleuve ou qui devientfleuve lui-même, elle entre dans une plus largevallée, et devient vallée elle-même ; elles' étend dans une largeur moyenne d' une demi-lieue,entre deux chaînes de la montagne ; elle seprécipite vers la mer par une pente régulièreet douce ; elle se creuse ou s' élève en collines,selon les obstacles de rochers qu' elle rencontredans sa course : sur ces collines, elle portedes villages séparés par des ravins, d' immensesplateaux entourés de noirs sapins, et dontles plates-formes cultivées portent un beaumonastère ; dans ces ravins, elle répand toutesles eaux de ses mille cascades, et les rouleen écume étincelante et bruyante. Les flancsdes deux parois du Liban qui la ferment sontcouverts eux-mêmes d' assez beaux groupes desapins, et de couvents, et de hauts villages,dont la fumée bleue court sur leurs précipices.à l' heure où cette vallée

m' apparut, le soleil se couchait sur la mer,et ses rayons, laissant les gorges et les ravinsdans une obscurité mystérieuse, rasaient seulementles couvents, les toits des villages, les cimesdes sapins, et les têtes les plus hautes desrochers qui sortent du niveau des montagnes ;les eaux, étant grandes, tombaient de toutesles corniches des deux montagnes, et jaillissaienten écume de toutes les fentes des rochers, entourantde deux larges bras d' argent ou de neige labelle plate-forme qui soutient les villages, lescouvents et les bois de sapins. Leur bruit,semblable à celui des tuyaux d' orgue dans unecathédrale, résonnait de partout, et assourdissaitl' oreille. J' ai rarement senti aussi profondément

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la beauté spéciale des vues de montagnes ;beauté triste, grave et douce, d' une tout autrenature que les beautés de la mer ou des plaines ; -beauté qui recueille le coeur, au lieu del' ouvrir, et qui semble participer du sentimentreligieux dans le malheur ; -recueillementmélancolique, -au lieu du sentiment religieuxdans le bonheur : expansion, amour et joie.à chaque pas, sur les flancs de la cornicheque nous suivions, les cascades tombent surla tête du passant, ou glissent dans les intersticesdes roches vives qu' elles ont creusées ;gouttières de ce toit sublime des montagnes, quifiltrent incessamment le long de ses pentes.Le temps était brumeux ; la tempête mugissaitdans les sapins, et apportait, de moments enmoments, des poussières de neige quiperçaient en le colorant le rayon fugitif dusoleil de mars. Je me souviens de l' effetneuf et pittoresque que faisait le passagede notre caravane sur un des ravins de cescascades. Les flancs des rochers du Libanse creusaient tout à

coup, comme une anse profonde de la mer entreles rochers ; un torrent, retenu par quelquesblocs de granit, remplissait de ses bouillonsrapides et bruyants cette déchirure de lamontagne ; la poudre de la cascade, qui tombaità quelques toises au-dessus, flottait au grédes vents sur les deux promontoires de terrearide et grise qui environnaient l' anse, etqui, s' inclinant tout à coup rapidement,descendaient au lit du torrent qu' il fallaitpasser : une corniche étroite, taillée dansle flanc de ces mamelons, était le seul cheminpar où l' on pût descendre au torrent pour letraverser. On ne pouvait passer qu' un à un

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à la file sur cette corniche ; j' étais un desderniers de la caravane : la longue file dechevaux, de bagages et de voyageurs descendaitsuccessivement dans le fond de ce gouffre,tournant et disparaissant complétement dansles ténèbres du brouillard des eaux, etreparaissait par degrés de l' autre côté etsur l' autre corniche du passage ; d' abordvêtue et voilée d' une vapeur sombre, pâleet jaunâtre comme la vapeur du soufre ; puisd' une vapeur blanche et légère comme l' écumed' argent des eaux ; puis enfin éclatante etcolorée par les rayons du soleil qui commençaità l' éclairer davantage, à mesure qu' elleremontait sur les flancs opposés : c' étaitune scène de l' enfer du Dante, réalisée àl' oeil dans un des plus terribles cerclesque son imagination eût pu inventer. Maisqui est-ce qui est poëte devant la nature ?Qui est-ce qui invente après Dieu ?Le village d' Hammana, village druze où nous allionscoucher, brillait déjà à l' ouverture supérieurede la vallée qui porte son nom. Jeté sur unpic de rochers aigus et concassés qui touchentà la neige éternelle, il est dominé par la

maison du scheik, placée elle-même sur un picplus élevé, au milieu du village. Deux profondstorrents encaissés dans les roches, et obstruésde blocs qui brisent leur écume, cernentde toutes parts le village ; on les passe surquelques troncs de sapins où l' on a jetéun peu de terre, sans parapets, et l' on gravitaux maisons. Les maisons, comme toutes cellesdu Liban et de la Syrie, présentent au loinune apparence de régularité, de pittoresque etd' architecture qui trompe l' oeil au premierregard, et les fait ressembler à des groupes

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de villas italiennes avec leurs toits enterrasses et leurs balcons décorés debalustrades. Mais le château du scheikd' Hammana surpasse en élégance, en grâceet en noblesse, tout ce que j' avais vu dansce genre, depuis le palais de l' émir Beschirà Deïr-El-Kamar. On ne peut le comparerqu' à un de nos plus merveilleux châteauxgothiques du moyen âge, tels du moins queles ruines nous les font concevoir, ou quela peinture nous les retrace. Des fenêtres enogive décorées de balcons, une porte largeet haute surmontée d' une arche en ogive aussi,qui s' avance comme un portique au-dessus duseuil ; deux bancs de pierre sculptés enarabesques, et tenant aux deux montants de laporte ; sept ou huit marches de pierre circulairedescendant en perron jusque sur une largeterrasse ombragée de deux ou trois sycomoresimmenses, et où l' eau coule toujours dans unefontaine de marbre : voilà la scène. Sept ouhuit druzes armés, couverts de leur noblecostume aux couleurs éclatantes, coiffés deleur turban gigantesque et dans des attitudesmartiales, semblent attendre l' ordre de leurchef ; un ou deux nègres vêtus de vestesbleues, quelques jeunes esclaves ou pagesassis ou jouant sur les marches du perron ;et enfin plus haut, sous l' arche même de lagrande porte, le

scheik assis la pipe à la main, couvert d' unepelisse écarlate, et nous regardant passerdans l' attitude de la puissance et du repos :voilà les personnages. -ajoutez-y deux jeuneset belles femmes, l' une accoudée à une fenêtrehaute de l' édifice, l' autre debout sur unbalcon au-dessus de la porte.

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Nous couchons à Hammana dans une chambre qu' onnous avait préparée depuis quelques jours. -nousnous levons avant le soleil, nous gravissons ladernière cime du Liban. La montée dure une heureet demie ; on est enfin dans les neiges, et l' onsuit ainsi dans une plaine élevée, légèrementdiversifiée par les ondulations des collines,comme au sommet des Alpes, la gorge qui conduitde l' autre côté du Liban. -après deux heuresde marche pénible dans deux ou trois pieds deneige, on découvre d' abord les cimes élevées etneigeuses encore de l' Anti-Liban, puis sesflancs arides et nus, puis enfin la belle etlarge plaine du Bkâ, faisant suite à la valléede Balbek à droite. Cette plaine commence audésert de Homs et de Hama, et ne se terminequ' aux montagnes de Galilée vers Saphadt ;elle laisse seulement là un étroit passage auJourdain, qui va se jeter dans la mer deGénésareth. -c' est une des plus belles etdes plus fertiles plaines du monde, mais elleest à peine cultivée : toujours infestée parles arabes errants, les habitants de Balbek,de Zaklé ou des autres villages du Liban,osent à peine l' ensemencer. Elle est arroséepar un grand nombre de torrents, de sourcesintarissables, et présentait à l' oeil, quandnous la vîmes, plutôt l' aspect d' un marécageou d' un lac mal desséché, que celui d' une terre.

En quatre heures nous descendons à la ville deZaklé, et l' évêque grec, né à Alep, nous reçoit,et nous donne quelques chambres. Nous repartonsle 30 pour traverser la plaine de Bkâ, et allercoucher à Balbek.

LES RUINES DE BALBEK

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En quittant Zaklé, jolie ville chrétienne aupied du Liban, aux bords de la plaine, en facede l' Anti-Liban, on suit d' abord les racinesdu Liban, en remontant vers le nord ; on passeauprès d' un édifice ruiné, sur les débris duquelles turcs ont élevé une maison de derviche etune mosquée d' un effet grandiose et pittoresque.-c' est, disent les traditions arabes, le tombeaude Noé, dont l' arche toucha le sommet du Sanium,et qui habita la belle vallée de Balbek, où ilmourut et fut enseveli. Quelques restes d' archeset de structures antiques, des temps grecs ouromains, confirment ici les traditions. On voit,du moins, que de tout temps ce lieu a été consacrépar quelque grand souvenir ; la

pierre est là, témoin de l' histoire. Nous passâmes,non sans reporter notre esprit à ces jours antiquesoù les enfants du patriarche, ces nouveauxhommes nés d' un seul homme, habitaient cesséjours primitifs, et fondaient des civilisationset des édifices qui sont restés des problèmespour nous.Nous employâmes sept heures à traverserobliquement la plaine qui conduit à Balbek.Au passage du fleuve qui partage la plaine,nos escortes arabes voulurent nous forcer àprendre à droite, et à coucher dans un villageturc, à trois lieues de Balbek. Mon drogmanne put se faire obéir, et je fus forcé depousser mon cheval au galop de l' autre côtédu fleuve, pour forcer les deux chefs de lacaravane à nous suivre. Je m' avançai sureux la cravache à la main ; ils tombèrent decheval à la seule menace, et nous accompagnèrenten murmurant.En approchant de l' Anti-Liban, la plaine

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s' élève, devient plus sèche et plus rocailleuse. -anémones et perce-neige, aussi nombreuses que lescailloux sous nos pieds. Nous commençons àapercevoir une masse immense qui se détachaiten noir sur les flancs blanchâtres de l' Anti-Liban.C' était Balbek ; mais nous ne distinguions rienencore. -enfin, nous arrivâmes à la premièreruine. C' est un petit temple octogone, portésur des colonnes de granit rouge égyptien,colonnes évidemment coupées dans les colonnesplus élevées, dont les unes ont une volute auchapiteau, les autres aucune trace de volute,et qui furent, selon moi, transportées, coupéeset dressées là dans des temps très-modernes,pour porter la calotte d' une mosquée turque ou

le toit d' un santon : ce doit être du temps deFakar-El-Din. -les matériaux sont beaux ;il y a encore, dans ce travail de la cornicheet de la voûte, la trace de quelques sentimentsde l' art ; mais ces matériaux sont évidemmentdes fragments de ruines, rajustés par une mainplus faible et par un goût déjà corrompu. Cetemple est à un quart d' heure de marche deBalbek.Impatients de voir ce que l' antiquité la plusreculée nous a laissé de beau, de grand, demystérieux, nous pressions le pas de nos chevauxfatigués, dont les pieds commençaient à heurterçà et là les blocs de marbre, les tronçons decolonnes, les chapiteaux renversés ; toutes lesmurailles d' enceinte des champs qui avoisinentBalbek sont construites de ces débris : nosantiquaires trouveraient une énigme à chaquepierre. Quelque culture commençait à reparaître,et de larges noyers, les premiers que j' eusserevus en Syrie, s' élevaient entre Balbeket nous, et poussaient jusque entre les ruines

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des temples, que leurs rameaux nous cachaientencore. Ils parurent enfin : ce n' est pas, àproprement parler, un temple, un édifice, uneruine ; c' est une colline d' architecture quisort tout à coup de la plaine, à quelquedistance des collines véritables de l' Anti-Liban.On se traîne parmi les décombres, dans le villagearabe ruiné qu' on appelle Balbek. Nouslongeâmes un des côtés de cette colline de ruines,sur laquelle une forêt de gracieuses colonness' élevait, dorée par le soleil couchant, etjetait à l' oeil les teintes jaunes et mates dumarbre du parthénon ou du travertin du coliséeà Rome. Parmi ces colonnes, quelques-unes, enfile élégante et prolongée, portent encore leurschapiteaux intacts, leurs corniches richementsculptées, et

bordent les murs de marbre qui servent à enclore lessanctuaires ; quelques autres sont couchéesentières contre ces murs qui les soutiennent,comme un arbre dont la racine a manqué, maisdont le tronc est encore sain et vigoureux ;d' autres, en plus grand nombre, sont répanduesçà et là, en immenses morceaux de marbre ou depierre, sur les pentes de la colline, dans lesfossés profonds qui l' entourent, et jusquedans le lit de la rivière qui coule à ses pieds.Au sommet du plateau de la montagne de pierre,six colonnes d' une taille plus gigantesques' élèvent isolées, non loin d' un temple inférieur,et portent encore leurs corniches colossales.Nous verrons plus tard ce qu' elles témoignent,dans cet isolement des autres édifices. Encontinuant à longer le pied des monuments, lescolonnes et l' architecture finissent, et vousne voyez plus que des murs gigantesques, bâtisde pierres énormes, et presque toutes portant

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les traces de la sculpture ; débris d' une autreépoque, dont on s' est servi à l' époque reculéeoù l' on a élevé les temples à présent ruinés.Nous n' allâmes pas plus loin ce jour-là ; lechemin s' écartait des ruines, et nous conduisait,parmi des ruines encore et sur des voûtesretentissantes du pas de nos chevaux, vers unemaisonnette construite parmi les décombres :c' était le palais de l' évêque de Balbek, qui,revêtu de sa pelisse violette, et entouré dequelques paysans arabes, vint au-devant de nouset nous conduisit à son humble porte. La moindrechaumière de paysan de Bourgogne ou d' Auvergnea plus de luxe et d' élégance que le palais del' évêque de Balbek : une masure sans fenêtres niporte, mal jointe, et dont le toit, écroulé enpartie, laisse ruisseler la pluie sur un pavé de

boue, voilà l' édifice. Au fond de la cour cependant,un mur propre et neuf, construit de blocs detravertin ; une porte et une fenêtre en ogive,d' architecture moresque, et dont les ogives étaientformées de pierres admirablement sculptées,attiraient mon oeil : c' était l' église de Balbek,la cathédrale de cette ville, où d' autres dieuxeurent de splendides asiles ; c' est la chapelleoù le peu de chrétiens arabes qui vivent sur cesdébris de tant de cultes viennent adorer, sousune forme plus pure, cette même divinité dont lapensée a travaillé les hommes de tous les siècles,et leur a fait remuer tant de pierres et tantd' idées.Nous déposâmes nos manteaux sous ce toithospitalier ; nous attachâmes nos chevaux aupiquet, sur la vaste pelouse qui s' étend entrela maison du prêtre et les ruines ; nousallumâmes un feu de broussailles pour séchernos habits mouillés par la pluie du jour ; et

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nous soupâmes dans la petite cour de l' évêque,sur une table formée de quelques pierres destemples, pendant que, dans la chapelle voisine,les litanies de la prière du soir retentissaienten un chant plaintif, et que la voix grave etsonore de l' évêque murmurait les pieuses oraisonsà son troupeau : ce troupeau se composait dequelques bergers arabes et de quelques femmes.Quand ces paysans du désert sortirent de l' égliseet s' arrêtèrent autour de nous pour nouscontempler, nous ne vîmes que des visages amis,des regards bienveillants ; nous n' entendîmesque des paroles obligeantes et affectueuses, cestouchants saluts, ces voeux prolongés et naïfsdes peuples primitifs, qui n' ont pas fait encoreune vaine formule du salut de l' homme à l' homme,mais qui ont concentré dans un petit nombre deparoles applicables aux diverses rencontres

du matin, du midi ou du soir, tout ce quel' hospitalité peut souhaiter de plus touchant etde plus efficace à ses hôtes, tout ce qu' unvoyageur peut souhaiter au voyageur pour lejour, la nuit, la route, le retour. Nous étionschrétiens ; -c' était assez pour eux : lesreligions communes sont la plus puissantesympathie des peuples ; -une idée communeentre les hommes est plus qu' une patrie commune ;et les chrétiens de l' orient, noyés dans lemahométisme qui les entoure, qui les menace,qui les persécuta souvent, voient toujoursdans les chrétiens de l' occident des protecteursactuels et des libérateurs futurs ! Il est temps,selon moi, de reporter la civilisation moderneaux lieux d' où la civilisation antique estsortie. Rien n' est plus facile que de rouvrirà ces fécondes races du Liban des sourcesintarissables de population, d' industrie, de

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prospérité ; et pour accomplir cette transformationil ne faut que leur garantir la sécurité etla propriété.La population turque est saine, bonne et morale ;sa religion n' est ni aussi superstitieuse niaussi exclusive qu' on nous la peint ; mais sarésignation passive, mais l' abus de sa foi dansle règne sensible de la providence tue lesfacultés de l' homme en remettant tout à Dieu.Dieu n' agit pas pour l' homme, chargé d' agirdans sa propre cause ; il est spectateur etjuge de l' action humaine : le mahométisme apris le rôle divin ; il s' est constituéspectateur inactif de l' action divine ; ilcroise les bras à l' homme, et l' homme péritvolontairement dans cette inaction. à celaprès, il faut rendre justice au culte deMahomet : ce n' est qu' un cultetrès-philosophique, qui n' a imposé que deuxgrands devoirs à l' homme : la prière et lacharité. -ces deux grandes

idées sont en effet les deux plus hautes véritésde toute religion. Le mahométisme peut entrer,sans effort et sans peine, dans un système deliberté religieuse et civile, et former un deséléments d' une grande agglomération socialeen Asie ; il est moral, patient, résigné,charitable et tolérant de sa nature. Toutes cesqualités le rendent propre à une fusionnécessaire dans les pays qu' il occupe, et oùil faut l' éclairer et non l' exterminer ; il al' habitude de vivre en paix et en harmonie avecles cultes chrétiens, qu' il a laissés subsisteret agir librement au sein même de ses villesles plus saintes, comme Damas et Jérusalem ;l' empire lui importe peu : pourvu qu' il aitla prière, la justice et la paix, cela lui

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suffit. On peut, dans la civilisationeuropéenne, tout humaine, toute politique,tout ambitieuse, lui laisser aisément sa placeà la mosquée, et sa place à l' ombre ou ausoleil.Alexandre a conquis l' Asie avec trente millesoldats grecs et macédoniens ; -Ibrahim arenversé l' empire turc avec trente ou quarantemille enfants égyptiens, sachant seulementcharger une arme et marcher au pas. Un aventuriereuropéen, avec cinq ou six mille soldatsd' Europe, peut aisément renverser Ibrahim, etconquérir l' Asie, de Smyrne à Bassora etdu Caire à Bagdhad, en marchant pas à pas ;en prenant les maronites du Liban pour pivotsde ses opérations ; en organisant derrière luià mesure qu' il avancerait, et en faisant deschrétiens de l' orient son moyen d' action,d' administration et de recrutement. Les arabesdu désert même seront à lui, le jour où il lespourra solder : ceux-là n' ont d' autre culteque l' argent, leur divinité sera toujoursle sabre et l' or : avec ce vice, on peut lestenir assez de temps pour que leur soumissiondevienne ensuite

inévitable ; ils y serviront eux-mêmes. Aprèscela, on repoussera leurs tentes plus loin dansle désert, qui est leur seule patrie ; on lesattirera peu à peu à une civilisation plus douce,dont ils n' ont pas eu l' exemple autour d' eux.Nous nous levâmes avec le soleil, dont les premiersrayons frappaient sur les temples de Balbek, etdonnaient à ces mystérieuses ruines cet éclatd' éternelle jeunesse que la nature sait rendreà son gré, même à ce que le temps a détruit.Après un court déjeuner, nous allâmes toucherde la main ce que nous n' avions encore touché

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que de l' oeil ; nous approchâmes lentement dela colline artificielle, pour bien embrasserdu regard les différentes masses d' architecturequi la composent ; nous arrivâmes bientôt, parla partie du nord, sous l' ombre même desmurailles gigantesques qui, de ce côté, enveloppentles ruines : -un beau ruisseau, répandu horsde son lit de granit, courait sous nos pieds,et formait, çà et là, de petits lacs d' eaucourante et limpide qui murmurait et écumaitautour des énormes pierres tombées du haut desmurailles, et des sculptures ensevelies dansle lit du ruisseau. Nous passâmes le torrentde Balbek à l' aide de ces ponts que le tempsy a jetés, et nous montâmes, par une brècheétroite et escarpée, jusqu' à la terrasse quienveloppait ces murs : à chaque pas, à chaquepierre que nos mains touchaient, que nos regardsmesuraient, notre admiration et notre étonnementnous arrachaient une exclamation de surpriseet de merveille. Chacun des moellons de cettemuraille d' enceinte avait au moins huit à dixpieds de longueur, sur cinq à six de largeuret autant de hauteur. Ces blocs, énormes pourla main de l' homme, reposent sans ciment l' unsur l' autre, et

presque tous portent les traces de sculptured' une époque indienne ou égyptienne. On voit,au premier coup d' oeil, que ces pierres écrouléesou démolies ont servi primitivement à un toutautre usage qu' à former un mur de terrasseet d' enceinte, et qu' elles étaient les matériauxprécieux des monuments primitifs, dont on s' estservi plus tard pour enceindre les monuments destemps grecs et romains. C' était un usage habituel,je crois même religieux, chez les anciens,lorsqu' un édifice sacré était renversé par la

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guerre ou par le temps, ou que les arts plusavancés voulaient le renouveler en le perfectionnant,de se servir des matériaux pour les constructionsaccessoires des monuments restaurés, afin de nepas laisser profaner sans doute, à des usagesvulgaires, les pierres qu' avait touchées l' ombredes dieux ; et aussi peut-être par respectpour les ancêtres, et afin que le travailhumain des différentes époques ne fût pasenseveli sous la terre, mais portât encorele témoignage de la piété des hommes et desprogrès successifs de l' art : il en est ainsiau parthénon, où les murs de l' Acropolis,réédifiés par Périclès, contiennent lesmatériaux travaillés du temple de Minerve.Beaucoup de voyageurs modernes ont été induitsen erreur, faute de connaître ce pieux usagedes anciens, et ont pris, pour des constructionsbarbares des turcs ou des croisés, des édificesainsi construits dès la plus haute antiquité.Quelques-unes des pierres de la muraille avaientjusqu' à vingt et trente pieds de longueur, sursept et huit pieds de hauteur.

Arrivés au sommet de la brèche, nos yeux nesavaient où se poser : c' était partout desportes de marbre, d' une hauteur et d' unelargeur prodigieuses ; des fenêtres ou desniches bordées de sculptures les plus admirables,des cintres revêtus d' ornements exquis ; desmorceaux de corniches, d' entablements ou dechapiteaux, épars comme la poussière sous nospieds ; des voûtes à caissons sur nos têtes ;tout mystère, confusion, désordre, chef-d' oeuvrede l' art, débris du temps, inexplicablesmerveilles autour de nous. à peine avions-nousjeté un coup d' oeil d' admiration d' un côté,qu' une merveille nouvelle nous attirait de

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l' autre : chaque interprétation de la formeou du sens religieux des monuments étaitdétruite par une autre. Dans ce labyrinthe deconjectures, nous nous perdions inutilement : onne peut reconstruire avec la pensée lesédifices sacrés d' un temps ou d' un peuple donton ne connaît à fond ni la religion ni lesmoeurs. Le temps emporte ses secrets avec lui,et laisse ses énigmes à la science humaine,pour la jouer et la tromper. Nous renonçâmespromptement à bâtir aucun système sur l' ensemblede ces ruines ; nous nous résignâmes à regarderet à admirer, sans comprendre autre chose que lapuissance colossale du génie de l' homme et laforce de l' idée religieuse, qui avaient puremuer de telles masses et accomplir tant dechefs-d' oeuvre.Nous étions séparés encore de la seconde scènedes ruines par des constructions intérieuresqui nous dérobaient la vue des temples. Nousn' étions, selon toute apparence, que dans leslogements des prêtres, ou sur le terrain dequelques chapelles particulières, consacréesà des usages inconnus. Nous franchîmes cesconstructions monumentales,

beaucoup plus riches que les murs d' enceinte, etla seconde scène des ruines fut sous nos yeux.Beaucoup plus large, beaucoup plus longue,beaucoup plus décorée encore que la premièred' où nous sortions, elle offrait à nos regardsune immense plate-forme en carré long, dont leniveau était souvent interrompu par des restesde pavés plus élevés, et qui semblaient avoirappartenu à des temples tout entiers détruits,ou à des temples sans toits, sur lesquels lesoleil, adoré à Balbek, pouvait voir son autel.Tout autour de cette plate-forme règne une

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série de chapelles décorées de niches,admirablement sculptées ; de frises, de corniches,de caissons, du travail le plus achevé, mais dutravail d' une époque déjà corrompue des arts :on y sent l' empreinte des goûts, surchargésd' ornements, des époques de décadence desgrecs et des romains. Mais pour éprouver cetteimpression, il faut avoir déjà l' oeil exercépar la contemplation des monuments purs d' Athènesou de Rome : tout autre oeil serait fasciné parla splendeur des formes et par le fini desornements. Le seul vice ici, c' est trop derichesse : la pierre est écrasée sous son propreluxe, et les dentelles de marbre courent detoutes parts sur les murailles. Il existe,presque intactes encore, huit ou dix de ceschapelles qui semblent avoir existé toujoursainsi, ouvertes sur le carré long qu' ellesentourent, et où les mystères des cultes deBaal étaient sans doute accomplis au grandjour. Je n' essayerai pas de décrire les milleobjets d' étonnement et d' admiration quechacun de ces temples, que chacune de cespierres offrent à l' oeil du spectateur. Jene suis ni sculpteur ni architecte ; j' ignorejusqu' au nom que la pierre affecte dans telleou telle place, dans telle ou telle forme.Je parlerais mal une langue inconnue ; -maiscette langue universelle que le beau parle

à l' oeil même de l' ignorant, que le mystérieuxet l' antique parlent à l' esprit et à l' âme duphilosophe, je l' entends ; et je ne l' entendisjamais aussi fortement que dans ce chaos demarbres, de formes, de mystères qui encombrentcette merveilleuse cour.Et cependant ce n' était rien encore auprès de ceque nous allions découvrir tout à l' heure. -en

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multipliant par la pensée les restes des templesde Jupiter Stator à Rome, du colisée, duparthénon, on pourrait se représenter cettescène architecturale ; il n' y avait encore deprodiges que la prodigieuse agglomération detant de monuments, de tant de richesses et detant de travail dans une seule enceinte et sousun seul regard, au milieu du désert, et sur lesruines d' une cité presque inconnue.Nous nous arrachâmes lentement à ce spectacle, etnous marchâmes vers le midi, où la tête de sixcolonnes gigantesques s' élevait comme un phareau-dessus de cet horizon de débris : pour yparvenir, nous fûmes obligés de franchir encoredes murs d' enceintes extérieures, de hauts parvis,des piédestaux et des fondations d' autels quiobstruaient partout l' espace entre ces colonneset nous : nous arrivâmes enfin à leur pied. Lesilence est le seul langage de l' homme, quandce qu' il éprouve dépasse la mesure ordinairede ses impressions. Nous restâmes muets àcontempler ces six colonnes, et à mesurer del' oeil leur diamètre, leur élévation, etl' admirable sculpture de leurs architraveset de leurs corniches : elles ont sept piedsde diamètre et plus de soixante-dix pieds dehauteur ; elles sont composées de deux ou troisblocs seulement, si parfaitement joints ensemblequ' on peut

à peine discerner les lignes de jonction ; leurmatière est une pierre d' un jaune légèrementdoré, qui tient le milieu entre l' éclat dumarbre et le mat du travertin. Le soleil lesfrappait alors d' un seul côté, et nous nousassîmes un moment à leur ombre ; de grandsoiseaux, semblables à des aigles, volaient,effrayés du bruit de nos pas, au-dessus de

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leurs chapiteaux où ils ont leurs nids, et,revenant se poser sur les acanthes descorniches, les frappaient du bec et remuaientleurs ailes, comme des ornements animés deces restes merveilleux : ces colonnes, quequelques voyageurs ont prises pour les restesd' une avenue de cent quatre pieds de longet de cinquante-six pieds de large, conduisantautrefois à un temple, me paraissent évidemmentavoir été la décoration extérieure du mêmetemple. En examinant d' un oeil attentif letemple plus petit qui existe dans son entiertout auprès, on reconnaît qu' il a été construitsur le même dessin. Ce qui me paraît probable,c' est qu' après la ruine du premier par untremblement de terre, on construisit le secondsur le même modèle ; qu' on employa même à saconstruction une partie des matériaux conservésdu premier temple ; qu' on en diminua seulementles proportions, trop gigantesques pour uneépoque décroissante ; qu' on changea les colonnesbrisées par leur chute ; qu' on laissa subsistercelles que le temps avait épargnées, comme unsouvenir sacré de l' ancien monument : s' il enétait autrement, il resterait d' autres débrisde grandes colonnes autour des six quisubsistent. Tout indique, au contraire, que l' airequi les environne était vide et déblayéede débris dès les temps les plus reculés, etqu' un riche parvis servait encore aux cérémoniesd' un culte autour d' elles.

Nous avions en face, du côté du midi, un autretemple placé sur le bord de la plate-forme, àenviron quarante pas de nous ; c' est le monumentle plus entier et le plus magnifique de Balbek,et j' oserai dire du monde entier : si vousredressiez une ou deux colonnes du péristyle,

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roulées sur le flanc de la plate-forme, et latête encore appuyée sur les murs intacts dutemple ; si vous remettiez à leur placequelques-uns des caissons énormes qui sonttombés du toit dans le vestibule ; si vousreleviez un ou deux blocs sculptés de la porteintérieure, et que l' autel, recomposé avec lesdébris qui jonchent le parvis, reprît sa formeet sa place, vous pourriez rappeler les dieuxet ramener les prêtres et le peuple ; ilsreconnaîtraient leur temple aussi complet, aussiintact, aussi brillant du poli des pierres etde l' éclat de la lumière, que le jour oùil sortit des mains de l' architecte. Ce templea des proportions inférieures à celui querappellent les six colonnes colossales ; ilest entouré d' un portique soutenu par descolonnes d' ordre corinthien ; chacune de cescolonnes a environ cinq pieds de diamètre etquarante-cinq pieds de fût ; les colonnes sontcomposées chacune de trois blocs superposés ;elles sont à neuf pieds l' une de l' autre, età la même distance du mur intérieur du temple ;sur les chapiteaux des colonnes s' étend uneriche architrave et une corniche admirablementsculptée. Le toit de ce péristyle est forméde larges blocs de pierre concaves, découpésavec le ciseau, en caissons, dont chacunreprésente la figure d' un dieu, d' une déesseou d' un héros : nous reconnûmes un Ganymèdeenlevé par l' aigle de Jupiter. Quelques-unsde ces blocs sont tombés à terre au pied descolonnes ; nous les mesurâmes ; ils ont seizepieds de largeur et cinq pieds à peu prèsd' épaisseur : ce sont là les tuiles de ces

monuments ! La porte intérieure du temple,formée de blocs aussi énormes, a vingt-deux

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pieds de large ; nous ne pûmes mesurer sahauteur, parce que d' autres blocs sont écroulésen cet endroit, et la comblent à demi. L' aspectdes pierres sculptées qui composent les facesde cette porte, et sa disproportion avec lesrestes de l' édifice, me font présumer que c' estla porte du grand temple écroulé qu' on a inséréedans celui-ci ; les sculptures mystérieuses quila décorent sont, à mon avis, d' une tout autreépoque que l' époque antonine, et d' un travailinfiniment moins pur : un aigle, tenantun caducée dans ses serres, étend ses ailessur l' ouverture ; de son bec s' échappent desfestons de rubans ou de chaînes, qui sontsoutenus à leur extrémité par deux renommées.L' intérieur du monument est décoré de piliers etde niches de la sculpture la plus riche et laplus chargée ; nous emportâmes quelques-unsdes fragments de sculpture qui parsemaient leparvis. Il y a des niches parfaitement intactes,et qui semblent sortir de l' atelier du sculpteur.Non loin de l' entrée du temple, nous trouvâmesd' immenses ouvertures, et des escalierssouterrains qui nous conduisirent dans desconstructions inférieures dont on ne peut assignerl' usage ; tout y est également vaste et magnifique :c' étaient sans doute les demeures des pontifes,les colléges des prêtres, les salles des initiations,peut-être aussi des demeures royales ; ellesrecevaient le jour d' en haut, ou par les flancsde la plate-forme auxquels ces chambresaboutissent. Craignant de nous égarer dans ceslabyrinthes, nous n' en visitâmes qu' une petitepartie ; ils semblent régner sur toute l' étenduede ce mamelon. Le temple que je viens de décrireest placé à l' extrémité sud-ouest de la collinemonumentale de Balbek ; il forme l' angle mêmede la plate-forme.

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En sortant du péristyle, nous nous trouvâmessur le bord du précipice ; nous pûmes mesurerles pierres cyclopéennes qui forment le piédestalde ce groupe de monuments : ce piédestal a trentepieds environ au-dessus du niveau du sol de laplaine de Balbek ; il est construit en pierres,dont la dimension est tellement prodigieuse que,si elle n' était attestée par des voyageurs dignesde foi, l' imagination des hommes de nos joursserait écrasée sous l' invraisemblance ;l' imagination des arabes eux-mêmes, témoinsjournaliers de ces merveilles, ne les attribuepas à la puissance de l' homme, mais à celledes génies ou puissances surnaturelles.Quand on considère que ces blocs de granit tailléont, quelques-uns, jusqu' à cinquante-six piedsde long sur quinze ou seize pieds de large,et une épaisseur inconnue, et que ces massesénormes sont élevées les unes sur les autres àvingt ou trente pieds du sol, qu' elles ontété tirées de carrières éloignées, apportées là,et hissées à une telle élévation pour formerle pavé des temples, on recule devant une telleépreuve des forces humaines ; la science denos jours n' a rien qui l' explique, et l' on nedoit pas être étonné qu' il faille alorsrecourir au surnaturel. Ces merveilles ne sontévidemment pas de la date des temples ; ellesétaient mystère pour les anciens comme pour nous ;elles sont d' une époque inconnue, peut-êtreantédiluvienne ; elles ont vraisemblablement portébeaucoup de temples consacrés à des cultes successifset divers. à l' oeil simple, on reconnaît cinqou six générations de monuments, appartenant àdes époques diverses, sur la colline des ruinesde Balbek.

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Quelques voyageurs et quelques écrivains arabesattribuent ces constructions primitives àSalomon, trois mille ans avant notre âge. Ilbâtit, dit-on, Tadmor et Balbek dans le désert.L' histoire de Salomon remplit l' imaginationdes orientaux ; mais cette supposition, en cequi concerne au moins les constructionsgigantesques d' Héliopolis, n' est nullementvraisemblable. Comment un roi d' Israël, qui nepossédait pas même un port de mer à dix lieuesde ses montagnes, qui était obligé d' emprunterla marine d' Hiram, roi de Tyr, pour lui apporterles cèdres du Liban, aurait-il étendu sadomination au delà de Damas et jusqu' à Balbek ?Comment un prince qui, voulant élever le templedes temples, la maison du dieu unique dans sacapitale, n' y employa que des matériaux fragiles,et qui ne purent résister au temps ni laisseraucune trace durable, aurait-il pu élever, àcent lieues de son peuple, dans des désertsinconnus, des monuments bâtis en matériauximpérissables ? N' aurait-il pas plutôt employésa force et sa richesse à Jérusalem ? Et quereste-t-il à Jérusalem qui indique desmonuments semblables à ceux de Balbek ? Rien :ce ne peut donc être Salomon. Je crois plutôtque ces pierres gigantesques ont été remuées,soit par ces premières races d' hommes que toutesles histoires primitives appellent géants, soitpar les hommes antédiluviens. On assure que,non loin de là, dans une vallée de l' Anti-Liban,on découvre des ossements humains d' une grandeurimmense : ce bruit a une telle consistanceparmi les arabes voisins, que le consul générald' Angleterre en Syrie, M Farren, hommed' une haute instruction, se propose d' allerincessamment visiter ces sépulcres mystérieux.Les traditions orientales, et le monument mêmeélevé sur la soi-disant tombe de Noé, à peu dedistance de

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Balbek, assignent ce séjour au patriarche. Lespremiers hommes sortis de lui ont pu conserverlongtemps encore la taille et les forces quel' humanité avait avant la submersion totaleou partielle du globe ; ces monuments peuventêtre leur ouvrage. à supposer même que la racehumaine n' eût jamais excédé ses proportionsactuelles, les proportions de l' intelligencehumaine peuvent avoir changé : qui nous ditque cette intelligence plus jeune n' avait pasinventé des procédés mécaniques plus parfaitspour remuer, comme un grain de poussière, cesmasses qu' une armée de cent mille hommesn' ébranlerait pas aujourd' hui ? Quoi qu' il ensoit, quelques-unes de ces pierres de Balbek,qui ont jusqu' à soixante-deux pieds de longueuret vingt de large sur quinze d' épaisseur, sontles masses les plus prodigieuses que l' humanitéait jamais remuées. Les plus grandes pierres despyramides d' égypte ne dépassent pas dix-huitpieds, et ne sont que des blocs exceptionnelsplacés, pour une fin de solidité spéciale, danscertaines parties de cet édifice.En tournant l' angle nord de la plate-forme, lesmurailles qui la soutiennent sont d' une aussibelle conservation ; mais la masse des matériauxqui la composent est moins étonnante.Les pierres cependant ont, en général, vingtà trente pieds de long sur huit à dix de large.Ces murailles, beaucoup plus antiques que lestemples supérieurs, sont couvertes d' une teintegrise, et percées çà et là de trous à leursangles de jonction. Ces ouvertures sont bordéesde nids d' hirondelles, et laissent pendre destouffes d' arbustes et de fleurs pariétaires.La couleur grave et sombre des pierres de labase contraste avec la teinte splendide

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et dorée des murs des temples et des rangées decolonnes du sommet. Au

coucher du soleil, quand ses rayons jouent entreles piliers et ruissellent en ondes de feu entreles volutes et les acanthes des chapiteaux, lestemples resplendissent comme de l' or pur sur unpiédestal de bronze. Nous descendîmes par unebrèche formée à l' angle sud de la plate-forme.Là, quelques colonnes du petit temple ont roulé,avec leur architrave, dans le torrent qui coulele long des murs cyclopéens. Ces énormes tronçonsde colonnes, groupés au hasard dans le lit dutorrent et sur la pente rapide du fossé, sontrestés et resteront sans doute éternellement oùle temps les a secoués ; quelques noyers etd' autres arbres ont germé entre ces blocs, lescouvrent de leurs rameaux et les embrassentde leurs larges racines. Les arbres les plusgigantesques ressemblent à des roseaux poussésd' hier, à côté de ces troncs de colonnes de vingtpieds de circonférence, et de ces morceauxd' acanthe dont un seul couvre la moitié dulit du torrent.Non loin de là, du côté du nord, une immensegueule, dans les flancs de la plate-forme, s' ouvraitdevant nous. Nous y descendîmes. Le jour extérieurqui y pénétrait par les deux extrémitésl' éclairait suffisamment : nous la suivîmesdans toute sa longueur de cinq cents pieds ;elle règne sous toute l' étendue des temples ;elle a une trentaine de pieds d' élévation, etles parois de la voûte sont formées de blocs quinous étonnèrent par leur masse, même après ceuxque nous venions de contempler. Ces blocs depierre de travertin, taillée au ciseau, ontune grandeur inégale ; mais le plus grand nombrea de dix à vingt pieds de longueur ; la voûte

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est à plein cintre, les pierres jointes sansciment : nous ne pûmes en deviner la destination.à l' extrémité occidentale,

cette voûte a un embranchement plus élevé et plusvaste encore, qui se prolonge sur la plate-formedes petits temples que nous avions visités lespremiers. Nous retrouvâmes là le grand jour, letorrent épars parmi d' innombrables morceauxd' architecture roulés des plates-formes, etde beaux noyers croissant dans la poussière deces marbres. Les autres édifices antiques deBalbek, disséminés devant nous dans la plaine,attiraient nos regards ; mais rien n' avait laforce de nous intéresser après ce que nousvenions de parcourir. Nous jetâmes, en passant,un coup d' oeil superficiel sur quatre templesqui seraient encore des merveilles à Rome,et qui ressemblent ici à des oeuvres de nains.Ces temples, les uns de forme octogone, ettrès-élégants d' ornements, les autres de formecarrée avec des péristyles de colonnes degranit égyptien, et même des colonnes deporphyre, me semblent d' époque romaine. L' und' eux a servi d' église, dans les premiers tempsdu christianisme ; on distingue encore dessymboles chrétiens ; il est découvert etruiné maintenant ; les arabes le dépouillentà mesure qu' ils ont besoin d' une pierre poursupporter leur toit, ou d' une auge pourabreuver leurs chameaux.Un messager de l' émir des arabes de Balbek nouscherchait et nous rencontra là. Il venait, dela part du prince, nous souhaiter une heureusearrivée, et nous prier de vouloir bien assisterà une course de djérid, espèce de tournoiqu' il donnerait en notre honneur, le lendemainmatin, dans la plaine au-dessous des temples.

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Nous lui fîmes nos remercîments, nousacceptâmes, et j' envoyai mon drogman,accompagné de quelques-uns de mes janissaires,faire, de ma part, une visite à l' émir. Nousrentrâmes chez l' évêque pour

nous reposer de la journée ; mais à peineavions-nous mangé un morceau de galette etle mouton au riz préparé par nos moukres,que nous étions déjà tous à errer, sansguide et au hasard, autour de la colline desruines ou dans les temples, dont nous avionsappris la route le matin. Chacun de nouss' attachait aux débris ou au point de vue qu' ilvenait de découvrir, et appelait de loin sescompagnons de recherche à venir en jouir aveclui ; mais on ne pouvait s' arracher à unobjet sans en perdre un autre, et nousfinîmes par nous abandonner, chacun de soncôté, au hasard de nos découvertes.Les ombres du soir, qui descendaient lentementdes montagnes de Balbek, et ensevelissaientune à une les colonnes et les ruines dansleur obscurité, ajoutaient un mystère deplus et des effets plus pittoresques à cetteoeuvre magique et mystérieuse de l' hommeet du temps ; nous sentions là ce que noussommes, comparés à la masse et à l' éternitéde ces monuments : des hirondelles quinichent une saison dans les interstices deces pierres, sans savoir pour qui et parqui elles ont été rassemblées. Les idées quiont remué ces masses, qui ont accumulé cesblocs, nous sont inconnues ; la poussière demarbre que nous foulons en sait plus que nous,mais ne peut rien nous dire ; et, dans quelquessiècles, les générations qui viendront visiterà leur tour les débris de nos monuments

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d' aujourd' hui se demanderont de même, sanspouvoir se répondre, pourquoi nous avons bâtiet sculpté. Les oeuvres de l' homme durent plusque sa pensée ; le mouvement est la loi del' esprit humain ; le définitif est le rêvede son orgueil ou de son ignorance ; Dieuest un but qui se pose sans cesse plus loin,à mesure

que l' humanité s' en approche ; nous avançonstoujours, nous n' arrivons jamais. La grandefigure divine, que l' homme cherche depuis sonenfance à arrêter définitivement dans sonimagination et à emprisonner dans ses temples,s' élargit, s' agrandit toujours, dépasse lespensées étroites et les temples limités, etlaisse les temples vides et les autelss' écrouler, pour appeler l' homme à la chercheret à la voir où elle se manifeste de plusen plus, dans la pensée, dans l' intelligence,dans la vertu, dans la nature et dans l' infini !Même date, le soir.Heureux celui qui a des ailes pour planer surles siècles écoulés, pour se poser sans vertigessur ces monuments merveilleux des hommes, poursonder de là les abîmes de la pensée, de ladestinée humaine, pour mesurer de l' oeil laroute de l' esprit humain, marchant pas à pasdans ce demi-jour des philosophies, des religions,des législations successives ; pour prendrehauteur, comme le navigateur sur des merssans rivages visibles, et pour deviner à quelpoint des temps il vit lui-même, et à quellemanifestation de vérité et de divinité Dieuappelle la génération dont il fait partie !

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Balbek, 29 mars, à minuit.Je suis allé hier seul sur la colline des temples,au clair de lune, penser, pleurer et prier.Dieu sait ce que je pleure et pleurerai tantqu' il me restera un souvenir, une larme ! Aprèsavoir prié pour moi et pour ceux qui sontpartie de moi, j' ai prié pour tous les hommes.Cette grande tente renversée de l' humanité,sur les ruines de laquelle j' étais assis, m' ainspiré des sentiments si forts et si ardents,qu' ils se sont presque d' eux-mêmes échappésen vers, langage naturel de ma pensée toutesles fois que ma pensée me domine.Je les ai écrits ce matin, au lieu même et surla pierre où je les ai sentis cette nuit.Vers écrits à Balbekmystérieux déserts, dont les larges collinessont les os des cités dont le nom a péri ;vastes blocs qu' a roulés le torrent des ruines ;immense lit d' un peuple où la vague a tari ;temples qui, pour porter vos fondements de marbre,avez déraciné les grands monts comme un arbre ;

gouffres où rouleraient des fleuves tout entiers ;colonnes où mon oeil cherche en vain des sentiers ;de piliers et d' arceaux profondes avenues,où la lune s' égare ainsi qu' au sein des nues ;chapiteaux que mon oeil mêle en les regardant ;sur l' écorce du globe immenses caractères,pour vous toucher du doigt, pour sonder vosmystères,un homme est venu d' occident !La route, sur les flots, que sa nef a suiviea déplié cent fois ses roulants horizons ;aux gouffres de l' abîme il a jeté sa vie ;ses pieds se sont usés sur les pointes des monts ;les soleils ont brûlé la toile de sa tente ;ses frères, ses amis ont séché dans l' attente ;

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et s' il revient jamais, son chien même incertainne reconnaîtra plus ni sa voix ni sa main :il a laissé tomber et perdu dans la routel' étoile de son oeil, l' enfant qui, sous sa voûte,répandait la lumière et l' immortalité :il mourra sans mémoire et sans postérité !Et maintenant, assis sur la vaste ruine,il n' entend que le vent qui rend un son moqueur ;un poids courbe son front, écrase sa poitrine :plus de pensée et plus de coeur !Le reste est trop intime.

30 mars.J' avais traversé les sommets du Sannin, couvertsde neiges éternelles, et j' étais redescendudu Liban, couronné de son diadème de cèdres,dans le désert nu et stérile d' Héliopolis, àla fin d' une journée pénible et longue. àl' horizon encore éloigné devant nous, sur lesderniers degrés des montagnes noires del' Anti-Liban, un groupe immense de ruinesjaunes, doré par le soleil couchant, sedétachait de l' ombre des montagnes, et serépercutait des rayons du soir. Nos guidesnous le montraient du doigt, et s' écriaient :Balbek ! Balbek ! c' était en effet lamerveille du désert, la fabuleuse Balbek,qui sortait tout éclatante de son sépulcreinconnu, pour nous raconter des âges dontl' histoire a perdu la mémoire.Nous avancions lentement aux pas de nos chevauxfatigués, les yeux attachés sur les mursgigantesques, sur les colonnes éblouissantes etcolossales, qui semblaient s' étendre, grandir,s' allonger à mesure que nous approchions :un profond silence régnait dans toute notrecaravane ; chacun aurait craint de perdre uneimpression de cette heure en communiquant celle

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qu' il venait d' avoir. Les arabes même setaisaient, et semblaient recevoir aussi uneforte et grave pensée de ce spectacle quinivelle toutes les pensées. Enfin, noustouchâmes aux premiers tronçons de colonnes, auxpremiers blocs de marbre que les tremblementsde terre ont

secoués jusqu' à plus d' un mille des monumentsmêmes, comme les feuilles sèches, jetées etroulées loin de l' arbre après l' ouragan ; lesprofondes et larges carrières qui fendent,comme des gorges de vallées, les flancs noirsde l' Anti-Liban, ouvraient déjà leurs abîmessous les pas de nos chevaux : ces vastesbassins de pierre, dont les parois gardent lestraces profondes du ciseau qui les a creuséspour en tirer d' autres collines de pierre,montraient encore quelques blocs gigantesquesà demi détachés de leur base, et d' autrestaillés sur leurs quatre faces, et qui semblentn' attendre que les chars ou les bras desgénérations de géants pour les mouvoir. Unseul de ces moellons de Balbek avaitsoixante-deux pieds de long sur vingt-quatrepieds de largeur, et seize d' épaisseur. Unde nos arabes, descendant de cheval, se laissaglisser dans la carrière, et grimpant sur cettepierre, en s' accrochant aux entaillures duciseau et aux mousses qui y ont pris racine,il monta sur ce piédestal, et courut çà et làsur cette plate-forme, en poussant des crissauvages ; mais le piédestal écrasait, parsa masse, l' homme de nos jours : l' hommedisparaissait devant son oeuvre ; il faudraitla force réunie de soixante mille hommes denotre temps pour soulever seulement cettepierre, et les plates-formes de Balbek

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en portent de plus colossales encore,élevées à vingt-cinq ou trente pieds du sol,pour porter des colonnades proportionnéesà ces bases.Nous suivîmes notre route entre le désert àgauche et les ondulations de l' Anti-Libanà droite, en longeant quelques petits champscultivés par les arabes pasteurs, et le litd' un large torrent qui serpente entre lesruines, et au bord duquel s' élèvent quelquesbeaux noyers. L' acropolis, ou la

colline artificielle qui porte tous les grandsmonuments d' Héliopolis, nous apparaissait çàet là entre les rameaux et au-dessus de latête des grands arbres ; enfin, nous ladécouvrîmes en entier, et toute la caravanes' arrêta, comme par un instinct électrique.Aucune plume, aucun pinceau ne pourraient décrirel' impression que ce seul regard donne à l' oeilet à l' âme. Sous nos pas, dans le lit du torrent,au milieu des champs, autour de tous les troncsd' arbres, des blocs de granit rouge ou gris,de porphyre sanguin, de marbre blanc, de pierrejaune, aussi éclatante que le marbre de Paros ;tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés,architraves, volutes, corniches, entablements,piédestaux ; membres épars, et qui semblentpalpitants ; des statues tombées la face contreterre : tout cela confus, groupé en monceaux,disséminé et ruisselant de toutes parts, commeles laves d' un volcan qui vomirait les débrisd' un grand empire : à peine un sentier pour seglisser à travers ces balayures des arts quicouvrent toute la terre. Le fer de nos chevauxglissait et se brisait à chaque pas dans lesacanthes polies des corniches, ou sur le seinde neige d' un torse de femme : l' eau seule de

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la rivière de Balbek se faisait jour parmices lits de fragments, et lavait de son écumemurmurante les brisures de ces marbres quifont obstacle à son cours.Au delà de ces écumes de débris qui forment devéritables dunes de marbre, la colline deBalbek, plate-forme de mille pas de long, desept cents pieds de large, toute bâtie de maind' homme, en pierres de taille, dont quelques-unesont cinquante à soixante pieds de longueur,sur quinze à

seize pieds d' élévation, mais la plupart dequinze à trente ; cette colline de granittaillé se présentait à nous par son extrémitéorientale, avec ses bases profondes et sesrevêtements incommensurables, où trois morceauxde granit forment cent quatre-vingts piedsde développement et près de quatre millepieds de surface ; avec les larges embouchuresde ses voûtes souterraines, où l' eau de larivière s' engouffrait, où le vent jetait, avecl' eau, des murmures semblables aux voléeslointaines des grandes cloches de nos cathédrales.Sur cette immense plate-forme, l' extrémité desgrands temples se montrait à nous, détachéede l' horizon bleu et rose, ou couleur d' or.Quelques-uns de ces monuments déserts semblaientintacts, et paraissaient sortir des mains del' ouvrier ; d' autres ne présentaient plus quedes restes encore debout, des colonnes isolées,des pans de muraille inclinés et des frontonsdémantelés : l' oeil se perdait dans les avenuesétincelantes des colonnades de ces divers temples,et l' horizon trop élevé nous empêchait de voiroù finissait ce peuple de pierre. Les six colonnesgigantesques du grand temple, portant encoremajestueusement leur riche et colossal entablement,

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dominaient toute cette scène, et se perdaientdans le ciel bleu du désert, comme un autelaérien pour les sacrifices des géants.Nous ne nous arrêtâmes que quelques minutes pourreconnaître seulement ce que nous venions visiterà travers tant de périls et tant de distance ;et sûrs enfin de posséder, pour le lendemain,ce spectacle que les rêves mêmes ne pouvaientnous rendre, nous nous remîmes en marche. Lejour baissait ; il fallait trouver un asile,ou sous la tente, ou sous quelques voûtes deces ruines, pour passer la nuit, et

nous reposer d' une marche de quatorze heures.Nous laissâmes à gauche la montagne de ruineset une vaste plage toute blanche de débris, et,traversant quelques champs de gazon broutéspar les chèvres et les chameaux, nous nousdirigeâmes vers une fumée qui s' élevait, àquelques cents pas de nous, d' un groupe deruines entremêlées de masures arabes. Le solétait inégal et montueux, et retentissait sousles fers de nos chevaux, comme si les souterrainsque nous foulions allaient s' entr' ouvrir sousleurs pas. Nous arrivâmes à la porte d' unecabane basse, et à demi cachée par les pansde marbre dégradés, et dont la porte et lesétroites fenêtres, sans vitres et sans volets,étaient construites de marbre et de porphyre,mal collés ensemble avec un peu de ciment.Une petite ogive de pierre s' élevait, d' un oudeux pieds, au-dessus de la plate-forme quiservait de toit à cette masure, et une petitecloche, semblable à celle que l' on peint surla grotte des ermites, s' y balançait auxbouffées du vent : c' était le palais épiscopal del' évêque arabe de Balbek, qui surveillait,dans ce désert, un petit troupeau de douze ou

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quinze familles chrétiennes, de la communiongrecque, perdues au milieu de ces déserts, etde la tribu féroce des arabes indépendants deBkâ.Jusque-là nous n' avions vu aucun être vivantque les chacals qui couraient entre les colonnesdu grand temple, et les petites hirondelles,au collier de soie rose, qui bordaient, commeun ornement d' architecture orientale, lescorniches de la plate-forme. L' évêque, avertipar le bruit de notre caravane, arriva bientôt,et, s' inclinant sur la porte, m' offritl' hospitalité. C' était un beau vieillard, auxcheveux et à la barbe d' argent, à la physionomiegrave et douce, à la

parole noble, suave et cadencée, tout à faitsemblable à l' idée du prêtre dans le poëmeou dans le roman, et digne en tout de montrersa figure de paix, de résignation et decharité, dans cette scène solennelle de ruineset de méditations. Il nous fit entrer dansune petite cour intérieure, pavée aussid' éclats de statues, de morceaux de mosaïque etde vases antiques ; et, nous livrant samaison, c' est-à-dire deux petites chambresbasses, sans meubles et sans portes, il seretira, et nous laissa, suivant la coutumeorientale, maîtres absolus de sa demeure.Pendant que nos arabes plantaient en terre,autour de la maison, des chevilles de fer,pour y attacher par des anneaux les jambesde nos chevaux, et que d' autres allumaientun feu dans la cour, pour nous préparer lepilau et cuire les galettes d' orge, noussortîmes pour jeter un second regard sur lesmonuments qui nous environnaient. Lesgrands temples étaient devant nous, comme des

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statues sur leurs piédestaux : le soleil lesfrappait d' un dernier rayon vague, qui se retiraitlentement d' une colonne à l' autre, comme leslueurs d' une lampe que le prêtre emporte au fonddu sanctuaire : les mille ombres des portiques,des piliers, des colonnades, des autels, serépandaient mouvantes sous la vaste forêt depierre, et remplaçaient peu à peu, sur l' acropolis,les éclatantes lueurs du marbre et du travertin :plus loin, dans la plaine, c' était un océande ruines qui ne se perdaient qu' à l' horizon ;on eût dit des vagues de pierres brisées contreun écueil, et couvrant une immense plage deleur blancheur et de leur écume. Rien nes' élevait au-dessus de cette mer de débris,et la nuit qui tombait des hauteurs, déjà grises,d' une chaîne de montagnes, les ensevelissait

successivement dans son ombre. Nous restâmesquelques moments assis silencieusement devantce spectacle, et nous rentrâmes, à pas lents,dans la petite cour de l' évêque, éclairéepar le foyer des arabes.Assis sur quelques fragments de corniches et dechapiteaux qui servaient de bancs dans la cour,nous mangeâmes rapidement le sobre repas duvoyageur dans le désert, et nous restâmes quelquetemps à nous entretenir, avant le sommeil, dece qui remplissait nos pensées. Le foyers' éteignait ; mais la lune s' élevait pleineet éclatante dans le ciel limpide, et, passantà travers les crénelures d' un grand mur depierres blanches, et les dentelures d' une fenêtreen arabesques, qui bornaient la cour du côté dudésert, elle éclairait l' enceinte d' une clartéqui rayonnait sur toutes les pierres. Le silenceet la rêverie nous gagnèrent : ce que nouspensions à cette heure, à cette place, si loin

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du monde vivant, dans ce monde mort, en présencede tant de témoins muets d' un passé inconnu,mais qui bouleverse toutes nos petites théoriesd' histoire et de philosophie de l' humanité ;ce qui se remuait dans nos esprits ou dans noscoeurs, de nos systèmes, de nos idées, hélas !Et peut-être aussi de nos souvenirs et de nossentiments individuels ; Dieu seul le sait,et nos langues n' essayaient pas de le dire ;elles auraient craint de profaner la solennitéde cette heure, de cet astre, de ces penséesmêmes : nous nous taisions. Tout à coup, commeune plainte douce et amoureuse, un murmure graveet accentué par la passion sortit des ruines,derrière ce grand mur percé d' ogives arabesques,et dont le toit nous avait paru écroulé surlui-même : ce murmure vague et confus s' enfla,se prolongea, s' éleva plus fort et plus haut, et

nous distinguâmes un chant nourri de plusieursvoix en choeur ; un chant monotone, mélancoliqueet tendre, qui montait, qui baissait, qui mourait,qui renaissait alternativement, et qui serépondait à lui-même : c' était la prière dusoir que l' évêque arabe faisait avec son petittroupeau, dans l' enceinte éboulée de ce quiavait été son église, monceaux de ruinesentassés récemment par une tribu d' arabesidolâtres. Rien ne nous avait préparés à cettemusique de l' âme, dont chaque note est unsentiment ou un soupir du coeur humain danscette solitude, au fond des déserts, sortantainsi des pierres muettes, accumulées par lestremblements de terre, par les barbares etpar le temps. Nous fûmes frappés de saisissement,et nous accompagnâmes des élans de notre pensée,de notre prière et de toute notre poésie intérieure,les accents de cette poésie sainte, jusqu' à ce

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que les litanies chantées eussent accomplileur refrain monotone, et que les dernierssoupirs de ces voix pieuses se fussent assoupisdans le silence accoutumé de ces vieux débris.Les temples nous ont fait oublier le djéridque le prince de Balbek voulait nous donner ;nous avons passé la matinée tout entière à lesparcourir de nouveau. à quatre heures,

quelques arabes sont venus nous avertir queles cavaliers étaient dans la plaine au-dessusdes temples, mais qu' impatientés de nos délaisils allaient se retirer ; que le prince pensaitque ce spectacle ne nous était pas agréable,puisque nous différions de nous y rendre, etqu' il nous priait de monter à son sérail lorsquenous aurions satisfait notre curiosité ; qu' ilnous préparait chez lui un autre divertissement.Cette tolérance de ce chef d' une tribu férocedes arabes les plus redoutés de ce désert nousétonnait. En général, les arabes et les turcseux-mêmes ne permettent pas aux étrangers devisiter seuls aucune ruine d' anciens monuments ;ils croient que ces débris renferment d' immensestrésors gardés par les génies ou les démons,et que les européens connaissent les parolesmagiques qui les découvrent ; comme ils neveulent pas qu' on les emporte, ils sont d' uneextrême vigilance autour des francs dans cescontrées : ici, au contraire, nous étionsabsolument abandonnés à nous-mêmes ; nousn' avions pas même un guide arabe avec nous,et les enfants de la tribu s' étaient éloignéspar respect. Je ne sais à quoi tient cetterespectueuse déférence de l' émir de Balbekdans cette circonstance ; peut-être nousprend-il pour des émissaires d' Ibrahim-Pacha.Le fait est que nous sommes trop peu nombreux

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pour inspirer de la crainte à une tribu entièrede cinq ou six cents hommes accoutumés aucombat et vivant de rapines ; et cependant ilsn' osent ni s' approcher de nous, ni nousinterroger, ni s' opposer à aucune de nosdémarches ; nous pourrions rester un moisdans les temples, y faire des fouilles,emporter les fragments les plus précieux deces sculptures, sans que qui que ce soits' y opposât. Je regrette vivement ici, commeà la mer Morte, de n' avoir pas connu d' avancela disposition

de ces tribus à notre égard : j' aurais amenédes ouvriers et des chameaux de charge, etenrichi la science et les musées.Nous allâmes, en sortant des temples, au palaisde l' émir. Un intervalle de ruines désertes,mais moins importantes, sépare la colline desgrands temples, ou l' acropolis de Balbek, dela nouvelle Balbek, habitée par les arabes.Celle-ci n' est qu' un monceau de masures centfois renversées dans des guerres incessantes ;la population s' est nichée comme elle a pudans les cavités formées par tant de débris ;quelques branches d' arbre, quelques toitsde chaume recouvrent ces demeures, dont lesportes et les fenêtres sont formées souventavec des morceaux des plus admirables débris.L' espace occupé par les ruines de la villemoderne est immense ; il s' étend à perte devue, et blanchit deux collines basses quiondulent au-dessus de la grande plaine :l' effet en est triste et dur. Ces débrismodernes rappellent ceux d' Athènes, quej' avais vus une année auparavant. Le blancmat et cru de ces murailles couchées à terre,et de ces pierres disséminées, n' a rien de la

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majesté ni de la couleur dorée des ruinesvéritablement antiques ; cela ressemble àune immense grève couverte de l' écume de lamer. Le palais de l' émir est une assez vastecour, entourée de masures de diverses formes ;le tout assez semblable à une cour demisérable ferme, dans nos provinces les pluspauvres. La porte était gardée par un certainnombre d' arabes armés ; la foule se pressaitpour y entrer ; les gardes nous firent placeet nous introduisirent. La cour était déjàremplie de tous les chefs de la tribu et d' unegrande multitude de

peuple. L' émir et sa famille, ainsi que lesprincipaux scheiks, revêtus de cafetans et depelisses magnifiques, mais en lambeaux, étaientassis sur une estrade élevée au-dessus de lafoule et adossée au principal bâtiment. Derrièreeux était un certain nombre de serviteurs,d' hommes armés et d' esclaves noirs. L' émir etsa suite se levèrent à notre approche ; on nousaida à escalader quelques marches énormes,formées de blocs irréguliers qui servaientd' escaliers à l' estrade, et, après lescompliments d' usage, l' émir nous fit asseoirsur le divan à côté de lui ; on m' apporta lapipe, et le spectacle commença.Une musique formée de tambours, de tambourins, defifres aigus et de triangles de fer, qu' onfrappait avec une verge de fer, donna le signal :quatre ou cinq acteurs, vêtus de la manière laplus grotesque, les uns en hommes, les autresen femmes, s' avancèrent au milieu de la cour, etexécutèrent les danses les plus bizarres et lesplus lascives que l' oeil de ces barbares puissesupporter. Ces danses monotones durèrent plusd' une heure, entremêlées de temps en temps de

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quelques paroles et de quelques gestes etchangements de costume, qui semblaient dénoterune intention dramatique ; mais une seule choseétait intelligible, c' était l' horrible etdégoûtante dépravation des moeurs publiques,indiquée par les mouvements des danseurs. Jedétournai les yeux ; l' émir lui-même semblaitrougir de ces scandaleux plaisirs de sonpeuple, et faisait, comme moi, des gestes demépris ; mais les cris et les transports dureste des spectateurs s' élevaient toujoursau moment où les plus sales obscénités serévélaient dans les figures de la danse, etrécompensaient les acteurs.

Ceux-ci dansèrent ainsi jusqu' à ce que, accablésde fatigue et inondés de sueur, ils ne pussentplus supporter la rapidité toujours croissantede la mesure ; ils roulèrent à terre, d' où onles emporta. Les femmes n' assistaient pas àce spectacle ; mais celles de l' émir, dont leharem donnait sur la cour, en jouissaient deleurs chambres, et nous les voyions, à traversdes grillages de bois, se presser aux fenêtrespour regarder les danseurs. Les esclaves del' émir nous apportèrent des sorbets et desconfitures de toute espèce, ainsi que desboissons exquises, composées de jus de grenadeet de fleurs d' oranger à la glace, dans descoupes de cristal ; d' autres esclaves nousprésentaient, pour essuyer nos lèvres, desserviettes de mousseline brodée en or. Lecafé fut aussi servi plusieurs fois, et lesune demi-heure avec l' émir ; il me parut unhomme de bon sens et d' esprit, fort au-dessusde l' idée que les grossiers plaisirs de sonpeuple auraient pu donner de lui : c' est unhomme d' environ cinquante ans, d' une belle

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figure, ayant les manières les plus digneset les plus nobles, la politesse la plussolennelle ; toutes choses que le dernierdes arabes possède comme un don du climat,ou comme l' héritage d' une antique civilisation.Son costume et ses armes étaient de la plusgrande magnificence. Ses chevaux admirablesétaient répandus dans les cours et dans lechemin ; il m' en offrit un des plus beaux ; ilm' interrogea avec la plus délicate discrétion surl' Europe, sur Ibrahim, sur l' objet de monvoyage au milieu de ces déserts. Je répondisavec une réserve affectée, qui put lui fairecroire que j' avais en effet un tout autre butque celui de visiter des colonnes et des ruines.Il m' offrit toute sa tribu pour m' accompagnerà Damas, à travers la chaîne inconnue del' Anti-Liban,

que je voulais traverser. J' acceptai seulementquelques cavaliers pour me servir de guides etde protection, et je me retirai, accompagné partous les scheiks, qui nous suivirent à chevaljusqu' à la porte de l' évêque grec. Je donnail' ordre du départ pour le lendemain, et nouspassâmes la soirée à causer avec le vénérablehôte que nous allions quitter. Quelquescentaines de piastres, que je lui laissai enaumône pour son troupeau, payèrent l' hospitalitéque nous avions reçue de lui. Il voulut bien secharger de faire partir un chameau chargé dequelques fragments de sculpture que je désiraisemporter en Europe ; il s' acquitta fidèlementde cette commission, et à mon retour en Syrie jetrouvai ces précieux débris arrivés avant moi àBayruth.31 mars 1833.Nous sommes partis de Balbek à quatre heures

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du matin ; la caravane se compose de notre nombreordinaire de moukres, d' arabes, de serviteurs,d' escorte, et de huit cavaliers de Balbek quimarchent, à deux ou trois cents pas, en tête dela caravane : le jour a commencé à poindre aumoment où nous franchissions la première collinequi monte vers la chaîne de l' Anti-Liban. Toutecette colline est creusée d' immenses et profondescarrières, d' où sont sortis les prodigieuxmonuments que nous venions de contempler. Le

soleil commençait à dorer leurs faîtes, et ilsbrillaient sous nos pieds, dans la plaine,comme des blocs d' or ; nous ne pouvions endétacher nos regards ; nous nous arrêtâmes vingtfois avant d' en perdre tout à fait la vue ;enfin ils disparaissent pour jamais sous lacolline, et nous ne voyons au delà du désertque les cimes noires ou neigeuses des montagnesde Tripoli et de Latakieh, qui se fondentdans le firmament.Les montagnes peu élevées d' abord que noustraversons sont entièrement nues et presquedésertes. Le sol en général est pauvre etstérile : la terre, là où elle est cultivée,est de couleur rouge. Il y a de jolies valléesà pentes douces et ondoyantes, où la charruepourrait se promener sans obstacles. Nous nerencontrons ni voyageurs, ni villages, nihabitants, jusque vers le milieu du jour. Nousfaisons halte sous nos tentes, à l' entréed' une gorge profonde où coule un torrent,alors à sec. Nous trouvons une source sousun rocher : l' eau est abondante et délicieuse ;nous en remplissons les jarres suspendues auxselles de nos chevaux. Après deux heures derepos, nous nous remettons en marche.Nous côtoyons, par un sentier rapide et escarpé,

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le flanc d' une haute montagne de roche nue, pendantenviron deux heures. La vallée, qui se creusede plus en plus à notre droite, est sillonnéepar un large lit de fleuve sans eau. Unemontagne de roche grise, et complétementdépouillée, s' élève de l' autre côté, commeune muraille perpendiculaire. Nous recommençonsà descendre vers l' autre embouchure de cettegorge. Deux de nos chevaux, chargés de bagages,roulent dans le précipice. Les matelas ettapis de divan,

dont ils sont chargés, amortissent la chute ;nous parvenons à les retirer. Nous camponsà l' issue de la gorge, auprès d' une sourceexcellente. -nuit passée au milieu de celabyrinthe inconnu des montagnes del' Anti-Liban. Les neiges ne sont qu' àcinquante pas au-dessus de nos têtes.Nos arabes ont allumé un feu de broussaillessous une grotte, à dix pas du tertre oùest plantée notre tente. La lueur du feu percela toile et éclaire l' intérieur de la tente,où nous nous abritons contre le froid. Leschevaux, quoique couverts de leurs libets ,couvertures de feutre, hennissent de douleur.Toute la nuit nous entendons les cavaliers deBalbek et les soldats égyptiens qui gémissentsous leurs manteaux. Nous-mêmes, quoique couvertsd' un manteau et d' une épaisse couverture delaine, nous ne pouvons supporter la morsurede cet air glacé des Alpes.Nous montons à cheval à sept heures du matin,par un soleil resplendissant qui nous faitdépouiller successivement nos manteaux et noscafetans. Nous passons à huit heures dansune plaine très-élevée, par un grand villagearabe, dont les maisons sont vastes et les

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cours remplies de bétail et de volaille,comme en Europe. Nous ne nous y arrêtons pas.Ce peuple est ennemi de celui de Balbek etdes arabes de Syrie. Ce sont des peupladespresque indépendantes, qui ont plus de rapportavec les populations de Damas et de laMésopotamie. Ils paraissent riches etlaborieux. Toutes les plaines autour de cevillage sont cultivées. Nous voyons des hommes,des femmes, des enfants dans les champs. Onlaboure avec des boeufs. Nous rencontronsdes scheiks richement montés et équipés, quivont à Damas, ou qui en viennent : leurphysionomie est rude et féroce ; ils nousregardent

de mauvais oeil, et passent sans nous saluer.Les enfants nous crient des paroles injurieuses.Dans un second village, à deux heures du premier,nous achetons avec peine quelques poules etun peu de riz pour le dîner de la caravane.Nous campons, à six heures du soir, dans unchamp élevé au-dessus d' une gorge de montagne,qui descend vers un fleuve que nous voyonsbriller de loin. Il y a un petit torrent quicoule en bondissant dans la gorge, et où nousabreuvons nos chevaux. Le climat est rudeencore. Devant nous, à l' embouchure de lagorge, s' élèvent des pics de rochers groupésen pyramides, et qui se perdent dans le ciel.Aucune végétation sur ces pics. Couleur griseou noire du rocher, contrastant avec l' éclatantelimpidité du firmament où ils plongent.1 er avril 1833.Monté à cheval à six heures du matin. Journéesuperbe. -voyagé tout le jour, sans halte, entredes montagnes escarpées, séparées seulement pardes gorges étroites, où roulent des torrents de

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neige fondue. -pas un arbre, pas une moussesur les flancs de ces montagnes. Leurs formesbizarres, heurtées, concassées, figurent desmonuments humains. L' une d' elles s' élève immenseet à pic de tous les côtés, comme une pyramide :elle peut avoir une lieue de circonférence.

On ne peut découvrir comment il a pu jamais êtrepossible de la gravir. Aucune trace de sentiersni de gradins visible : et cependant tous sesflancs sont creusés de cavernes de toutesproportions, par la main des hommes. Il y a unemultitude de cellules grandes et petites, dontles portes sont sculptées de diverses formespar le ciseau. Quelques-unes de ces grottes,dont les embouchures s' ouvrent au-dessus denos têtes, ont de petites terrasses de rochersvifs devant leurs portes. On voit des restesde chapelles ou de temples, des colonnes encoredebout, sur la roche : on dirait une ruched' hommes abandonnée. Les arabes disent que cesont les chrétiens de Damas qui ont creuséces antres. Je pense en effet que c' est là unede ces thébaïdes où les premiers chrétiens seréfugièrent dans les temps de cénobitisme oude persécution. Saint Paul avait fondé unegrande église à Damas ; et cette église,longtemps florissante, subit les phases et lespersécutions de toutes les autres églisesde l' orient.Nous laissons cette montagne sur notre gauche,et bientôt derrière nous. Nous descendonsrapidement, et par des précipices presqueimpraticables, vers une vallée plus ouverteet plus large. Un fleuve charmant la remplit.La végétation recommence sur ses bords : dessaules, des peupliers, des arbres immenses,aux branches coudées d' une manière bizarre,

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aux feuillages noirs, croissent dans lesinterstices de rocher qui bordent le fleuve.Nous suivons ces bords enchantés pendantune heure, en descendant toujours, maisinsensiblement. Le fleuve nous accompagne enmurmurant et en écumant sous les pieds denos chevaux. Les hautes montagnes, qui formentla gorge d' où descend

le fleuve, s' éloignent, et s' arrondissent encroupes larges et boisées, frappées des rayonsdu soleil couchant ; c' est une première échappéesur la Mésopotamie : nous apercevons de plusen plus les larges vallées qui vont déboucherdans la grande plaine du désert de Damas àBagdhad. La vallée où nous sommes circulemollement et s' élargit elle-même. à droiteet à gauche du fleuve, nous commençons àapercevoir des traces de culture, nous entendonsdes mugissements lointains de troupeaux. Desvergers d' abricotiers, aussi grands que desnoyers, bordent le chemin. Bientôt, à notregrande surprise, nous voyons des haies, commeen Europe, séparer les vergers et les jardins,semés de plantes potagères et d' arbres fruitiersen fleur. Des barrières ou des portes de boisouvrent çà et là sur ces beaux vergers. Lechemin est large, uni, bien entretenu, commeaux environs d' une grande ville de France.Nul d' entre nous ne savait l' existence de cetteoasis ravissante, au sein de ces montagnesinaccessibles de l' Anti-Liban. Nous approchonsévidemment d' une ville ou d' un village, dontnous ignorons le nom. Un cavalier arabe, quenous rencontrons, dit que nous sommes auxenvirons d' un grand village, dont le nom estZebdani : nous en voyons déjà la fuméequi s' élève entre les cimes des grands arbres

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dont la vallée est semée ; nous entrons dansles rues du village ; elles sont larges, droites,avec un trottoir de pierre de chaque côté. Lesmaisons qui les bordent sont grandes, etentourées de cours pleines de bestiaux et dejardins parfaitement arrosés et cultivés. Lesfemmes et les enfants se présentent aux portespour nous voir passer, et nous accueillent avecune physionomie ouverte et souriante. Nousnous informons s' il existe un caravanséraioù nous puissions nous abriter pour une nuit ; on

nous répond que non, parce que, Zebdani n' étantsur aucune route, il n' y passe jamais decaravane.Nous arrivons, après avoir longtemps circulédans les rues du village, à une grande placeau bord du fleuve. Là, une maison plus grandeque les autres, précédée d' une terrasse etentourée d' arbres, nous annonce la demeure duscheik. Je me présente avec mon drogman, etje demande une maison pour passer la nuit. Lesesclaves vont avertir le scheik ; il accourtlui-même : c' est un vieillard vénérable, àbarbe blanche, à physionomie ouverte etgracieuse. Il m' offre sa maison tout entière,avec un empressement et une grâce d' hospitalitéque je n' avais pas encore rencontrés ailleurs.à l' instant ses nombreux esclaves et lesprincipaux habitants du village s' emparent denos chevaux, les conduisent dans un vastehangar, les déchargent, apportent des monceauxd' orge et de paille. Le scheik fait retirer sesfemmes de leur appartement, et nous introduitd' abord dans son divan, où l' on nous sert lecafé et les sorbets, puis nous abandonne toutesles chambres de sa maison. Il me demande sije veux que ses esclaves nous préparent un repas.

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Je le prie de permettre que mon cuisinier leurépargne cette peine, et de me procurer seulementun veau et quelques moutons, pour renouvelernos provisions épuisées depuis Balbek. Enpeu de minutes le veau et les moutons sontamenés et tués par le boucher du village ; ettandis que nos gens nous préparent à souper,le scheik nous présente les principaux habitantsdu pays, ses parents et ses amis. Il me demandemême la permission de faire introduire sesfemmes auprès de Madame De Lamartine." elles désiraient passionnément, dit-il, devoir une femme d' Europe, et de contempler

ses vêtements et ses bijoux. " les femmes duscheik passèrent en effet voilées par le divanoù nous étions, et entrèrent dans l' appartementde ma femme. Il y en avait trois : une déjàâgée, qui semblait la mère des deux autres.Les deux jeunes étaient remarquablement belles,et semblaient pleines de respect, de déférenceet d' attachement pour la plus âgée. Ma femmeleur fit quelques petits présents, et elleslui en firent d' autres de leur côté. Pendantcette entrevue, le vénérable scheik de Zebdaninous avait conduits sur une terrasse qu' il aélevée tout près de sa maison, au bord du fleuve.Des piliers, plantés dans le lit même de larivière, portent un plancher recouvert de tapis ;un divan règne alentour, et un arbre immense,pareil à ceux que j' avais déjà vus au borddu chemin, couvre de son ombre la terrasseet le fleuve tout entier. C' est là que le scheik,comme tous les turcs, passe ses heures de loisirau murmure et à la fraîcheur des eaux du fleuveécumantes sous ses yeux, à l' ombre de l' arbre,au chant de mille oiseaux qui le peuplent. Unpont de planches conduit de la maison sur

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cette terrasse suspendue. C' est un des plusbeaux sites que j' aie contemplés dans mesvoyages. La vue glisse sur les dernièrescroupes arrondies et sombres de l' Anti-Liban,qui dominent les pyramides de roche noire, ou lespics de neige ; elle descend avec le fleuveet ses vagues d' écume entre les cimes inégalesdes forêts d' arbres variés qui tracent sacourse, et va se perdre avec lui dans lesplaines descendantes de la Mésopotamie, quientrent, comme un golfe de verdure, dans lessinuosités des montagnes.Le souper étant prêt, je priai le scheik devouloir bien le partager avec nous. Il acceptade bonne grâce, et parut

fort amusé de la manière de manger des européens.Il n' avait jamais vu aucun des ustensiles denos tables. Il ne but point de vin, et nousn' essayâmes pas de lui faire violence. Laconscience du musulman est aussi respectableque la nôtre. Faire pécher un turc contre laloi que la religion lui impose m' a paru toujoursaussi coupable, aussi absurde que de tenterun chrétien. Nous parlâmes longtemps del' Europe, de nos coutumes, dont il paraissaitgrand admirateur. Il nous entretint de samanière d' administrer son village. Sa famillegouverne depuis des siècles ce canton privilégiéde l' Anti-Liban, et les perfectionnements depropriétés, d' agriculture, de police et depropreté que nous avions admirés en traversantle territoire de Zebdani, étaient dus à cetteexcellente race de scheiks. Il en est ainsidans tout l' orient. Tout est exception etanomalie. Le bien s' y perpétue sans terme commele mal. Nous pûmes juger, par ce villageenchanteur, de ce que seraient ces provinces

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rendues à leur fertilité naturelle.Le scheik admira beaucoup mes armes, et surtoutune paire de pistolets à piston, et déguisa malle plaisir que lui ferait la possession de cettearme. Mais je ne pouvais pas la lui offrir :c' étaient mes pistolets de combat, que je voulaisconserver jusqu' à mon retour en Europe. Jelui fis présent d' une montre en or pour safemme. Il reçut ce cadeau avec toute larésistance polie que nous mettrions en Europeà en accepter un semblable, et affecta mêmed' être complétement satisfait, bien que jene pusse douter de sa prédilection pour lapaire de pistolets. On nous apporta unequantité de coussins et de tapis pour nouscoucher ; nous les étendîmes dans le divanoù il couchait lui-même, et nous

nous endormîmes au bruit du fleuve qui murmuraitsous nos lits.Le lendemain, parti au jour naissant ; -traverséla seconde moitié du village de Zebdani, plusbelle encore que ce que nous avions vu laveille. Le scheik nous fait escorter jusqu' àDamas par quelques hommes à cheval de sa tribu.Nous congédions là les cavaliers de l' émirde Balbek, qui ne seraient pas en sûreté surle territoire de Damas. Nous marchons pendantune heure dans des chemins bordés de haiesvives, aussi larges qu' en France, et parfaitementsoignés. Une voûte d' abricotiers et de poirierscouvre la route ; à droite et à gauche s' étendentdes vergers sans fin, puis des champs cultivésremplis de monde et de bétail. Tous ces vergerssont arrosés de ruisseaux qui descendent desmontagnes à gauche. Les montagnes sont couvertesde neige à leurs sommets. La plaine est immense,et rien ne la limite à nos yeux que les forêts

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d' arbres en fleur. Après avoir marché ainsitrois heures comme au milieu des plus délicieuxpaysages de l' Angleterre ou de la Lombardie,sans que rien nous rappelât le désert et labarbarie, nous rentrons dans un pays stérile etplus âpre. La végétation et la culturedisparaissent presque entièrement. Des collinesde roche, à peine couvertes d' une moussejaunâtre, s' étendent devant nous, bornées pardes montagnes grises plus élevées et égalementdépouillées. Nous faisons halte sous nos tentes,au pied de ces montagnes, loin de toute habitation.Nous y passons la nuit au bord d' un torrentprofondément encaissé qui retentit comme untonnerre sans fin dans une gorge de rochers,et roule des eaux bourbeuses et des floconsde neige.

à cheval à six heures. C' est notre dernièrejournée ; nous complétons nos costumes turcspour n' être pas reconnus pour francs dans lesenvirons de Damas. Ma femme revêt le costumedes femmes arabes, et un long voile de toileblanche l' entoure de la tête aux pieds. Nosarabes font aussi une toilette plus soignée,et nous montrent du doigt les montagnes quinous restent à franchir, en criant :Scham ! Scham ! c' est le nom arabe deDamas.La population fanatique de Damas et des paysenvironnants exige ces précautions de la partdes francs qui se hasardent à visiter cetteville. Seuls parmi les orientaux, les damasquinsnourrissent de plus en plus la haine religieuseet l' horreur du nom et du costume européens.Seuls ils se sont refusés à admettre lesconsuls ou même les agents consulaires despuissances chrétiennes. Damas est une ville

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sainte, fanatique et libre : rien ne doit lasouiller.Malgré les menaces de la porte, malgrél' intervention plus redoutée d' Ibrahim-Pacha,et une garnison de douze mille soldatségyptiens ou étrangers, la population deDamas s' est obstinée à refuser au consulgénéral d' Angleterre en Syrie l' accès deses murs. Deux séditions terribles sesont élevées dans la ville, sur le seul bruitde l' approche de ce consul. S' il n' eût rebrousséchemin, il eût été mis en pièces. Les chosessont toujours dans cet état ; l' arrivée d' uneuropéen en costume franc serait le signald' une émotion nouvelle, et nous ne sommes passans inquiétude que le bruit de notre marchene soit parvenu à Damas, et ne nous exposeà de sérieux périls. Nous avons pris toutes lesprécautions possibles. Nous sommes tous vêtusdu costume

le plus sévèrement turc. Un seul européen, quia pris lui-même les moeurs et le costume arabes,et qui passe pour un négociant arménien, s' estexposé depuis plusieurs années au dangerd' habiter une pareille ville, pour être utileau commerce du littoral de la Syrie, et auxvoyageurs que leur destinée pousse dans cescontrées inhospitalières. C' est M Baudin,agent consulaire de France et de toute l' Europe.Ancien agent de lady Stanhope, qu' il aaccompagnée dans ses premiers voyages à Balbeket à Palmyre ; employé ensuite par legouvernement français pour l' acquisition dechevaux dans le désert, M Baudin parle arabecomme un arabe, et a lié des relations d' amitiéet de commerce avec toutes les tribus errantesdes déserts qui entourent Damas. Il a épousé

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une femme arabe, d' origine européenne. Il vitdepuis dix ans à Damas, et, malgré lesnombreuses relations qu' il a formées, sa viea été plusieurs fois menacée par la fureurfanatique des habitants de la ville. Deux foisil a été obligé de fuir, pour échapper à unemort certaine. Il s' est construit une maisonà Zaklé, petite ville chrétienne sur les flancsdu Liban, et c' est là qu' il se réfugie dansles temps d' émotion populaire. M Baudin, dontla vie est sans cesse en péril à Damas, et quiest, dans cette grande capitale, le seul moyende communication, le seul anneau de la politiqueet du commerce de l' Europe, reçoit dugouvernement français, pour tout salaire deses immenses services, un modique traitementde 1, 500 francs ; tandis que des consuls,environnés de toutes les sécurités et tout leluxe de la vie dans les autres échelles duLevant, reçoivent d' honorables et largesrétributions. Je ne puis comprendre par quelleindifférence et par quelle injustice lesgouvernements européens, et le gouvernementfrançais surtout, négligent

et déshéritent ainsi un homme jeune, intelligent,probe, serviable, courageux et actif, quirend et rendrait les plus grands services à sapatrie. Ils le perdront !J' avais connu M Baudin en Syrie l' annéeprécédente, et j' avais concerté avec luimon voyage à Damas. Instruit de mon départet de ma prochaine arrivée, je lui expédiece matin un arabe pour l' informer de l' heureoù je serai aux environs de la ville, et leprier de m' envoyer un guide pour diriger mespas et mes démarches.à neuf heures du matin, nous côtoyons une

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montagne couverte de maisons de campagne etde jardins des habitants de Damas. Un beaupont traverse un torrent au pied de la montagne.Nous voyons de nombreuses files de chameauxqui portent des pierres pour des constructionsnouvelles ; tout indique l' approche d' une grandecapitale : une heure plus loin, nous apercevons,au sommet d' une éminence, une petite mosquéeisolée, demeure d' un solitaire mahométan ; unefontaine coule auprès de la mosquée, et destasses de cuivre, enchaînées au massifde la fontaine, permettent au voyageur de sedésaltérer. Nous faisons halte un momentdans cet endroit, à l' ombre d' un sycomore ;déjà la route est couverte de voyageurs, depaysans et de soldats arabes. Nous remontonsà cheval, et, après avoir gravi quelquescentaines de pas, nous entrons dans un défiléprofond, encaissé à gauche par une montagnede schiste perpendiculaire sur nos têtes ;à droite, par un rebord de rocher de trenteà quarante pieds d' élévation ; la descente estrapide, et les pierres roulantes glissent sousles pieds de nos chevaux.

Je marchais à la tête de la caravane, à quelquespas derrière les arabes de Zebdani ; tout àcoup ils s' arrêtent, et poussent des cris dejoie en me montrant une ouverture dans lerebord de la route ; je m' approche, et monregard plonge, à travers l' échancrure de laroche, sur le plus magnifique et le plusétrange horizon qui ait jamais étonné un regardd' homme : c' était Damas et son désert sansbornes à quelques centaines de pieds sous mespas. Le regard tombait d' abord sur la ville,qui, entourée de ses remparts de marbre jauneet noir, flanquée de ses innombrables tours

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carrées de distance en distance, couronnéede ses créneaux sculptés, dominée par saforêt de minarets de toutes formes, sillonnéepar les sept branches de son fleuve et sesruisseaux sans nombre, s' étendait à perte de vuedans un labyrinthe de jardins en fleur, jetaitses bras immenses çà et là dans la vaste plaine,partout ombragée, partout pressée par la forêt(de dix lieues de tour) de ses abricotiers, deses sycomores, de ses arbres de toutes formeset de toute verdure ; semblait se perdre detemps en temps sous la voûte de ces arbres,puis reparaissait plus loin en larges lacsde maisons, de faubourgs, de villages ;labyrinthe de jardins, de vergers, de palais,de ruisseaux, où l' oeil se perdait, et ne quittaitun enchantement que pour en retrouver un autre.Nous ne marchions plus ; tous pressés à l' étroiteouverture du rocher percé comme une fenêtre,nous contemplions, tantôt avec des exclamations,tantôt en silence, le magique spectacle qui sedéroulait ainsi subitement et tout entier sousnos yeux, au terme d' une route, à travers tantde rochers et de solitudes arides, aucommencement d' un autre désert qui n' a pourbornes que Bagdhad et Bassora, et qu' il

faut quarante jours pour traverser. Enfinnous nous remîmes en marche ; le parapet derocher qui nous cachait la plaine et la villes' abaissait insensiblement, et nous laissabientôt jouir en plein de tout l' horizon ;nous n' étions plus qu' à cinq cents pas desmurs des faubourgs. Ces murs, entourés decharmants kiosques et de maisons de campagnedes formes et des architectures les plusorientales, brillent comme une enceinte d' orautour de Damas ; les tours carrées qui les

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flanquent et en surmontent la ligne sontincrustées d' arabesques percées d' ogives àcolonnettes minces comme des roseaux accouplés,et rodés de créneaux en turbans ; les muraillessont revêtues de pierres ou de marbres jauneset noirs. Alternés avec une élégante symétrie ;les cimes des cyprès et des autres grandsarbres qui s' élèvent des jardins et de l' intérieurde la ville s' élancent au-dessus des murailleset des tours, et les couronnent d' une sombreverdure ; les innombrables coupoles des mosquéeset des palais d' une ville de quatre cent milleâmes répercutaient les rayons du soleil couchant,et les eaux bleues et brillantes des sept fleuvesétincelaient et disparaissaient tour à tour àtravers les rues et les jardins ; l' horizon,derrière la ville, était sans bornes comme lamer ; il se confondait avec les bords pourpresde ce ciel de feu, qu' enflammait encore laréverbération des sables du grand désert ;sur la droite, les larges et hautes croupesde l' Anti-Liban fuyaient, comme d' immensesvagues d' ombre, les unes derrière les autres,tantôt s' avançant comme des promontoires dansla plaine, tantôt s' ouvrant comme des golfesprofonds, où la plaine s' engouffrait avec sesforêts et ses grands villages, dont quelques-unscomptent jusqu' à trente mille habitants ; desbranches de fleuve et deux grands lacséclataient là, dans l' obscurité de

la teinte générale de verdure où Damas semblecomme engloutie ; à notre gauche, la plaineétait plus évasée, et ce n' était qu' à unedistance de douze à quinze lieues qu' onretrouvait des cimes de montagnes, blanches deneige, qui brillaient dans le bleu du ciel,comme des nuages sur l' océan. La ville

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est entièrement entourée d' une forêt de vergersd' arbres fruitiers, où les vignes s' enlacentcomme à Naples, et courent en guirlandes parmiles figuiers, les abricotiers, les poirierset les cerisiers ; au-dessous de ces arbres,la terre, grasse, fertile et toujours arrosée,est tapissée d' orge, de blé, de maïs, et detoutes les plantes légumineuses que ce solproduit ; de petites maisons blanches percentçà et là la verdure de ces forêts, et serventde demeure au jardinier, ou de lieu de récréationà la famille du propriétaire. Ces jardins sontpeuplés de chevaux, de moutons, de chameaux,de tourterelles, de tout ce qui anime lesscènes de la nature ; ils sont, en général, dela grandeur d' un ou deux arpents, et séparés lesuns des autres par des murs de terre séchée ausoleil, ou par de belles haies vives ; unemultitude de chemins, ombragés et bordés d' unruisseau d' eau courante, circulent parmi cesjardins, passent d' un faubourg à l' autre, oumènent à quelques portes de la ville ; ilsforment un rayon de vingt à trente lieues decirconférence autour de Damas.Nous marchions depuis quelques moments en silencedans ces premiers labyrinthes de vergers,inquiets de ne pas voir venir le guide quinous était annoncé ; nous fîmes halte : ilparut enfin ; c' était un pauvre arménien, malvêtu et coiffé d' un turban noir, comme leschrétiens de Damas sont obligés d' en porter ;il s' approcha sans affectation de la

caravane, adressa un mot, fit un signe ; et,au lieu d' entrer dans la ville par le faubourget par la porte que nous avions devant nous,nous le suivîmes le long des murs, dont nousfîmes presque le tour, à travers ce dédale de

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jardins et de kiosques, et nous entrâmes parune porte presque déserte, voisine du quartierdes arméniens.La maison de M Baudin, où il avait eu labonté de nous préparer un logement, est dansce quartier. On ne nous dit rien à la premièreporte de la ville ; après l' avoir passée, nouslongeâmes longtemps de hautes murailles àfenêtres grillées ; l' autre côté de la rueétait occupé par un profond canal d' eau courantequi faisait tourner les roues de plusieursmoulins. Au bout de cette rue, nous noustrouvâmes arrêtés, et j' entendis une disputeentre mes arabes et des soldats qui gardaientune seconde porte intérieure, car tous lesquartiers ont une porte distincte. Je désiraisrester inconnu, et que notre caravane passâtpour une caravane de marchands de Syrie ;mais la dispute se prolongeant et devenantde plus en plus bruyante, et la foule commençantà s' attrouper autour de nous, je donnai del' éperon à mon cheval, et je m' avançai à latête de la caravane. C' était le corps de gardedes troupes égyptiennes, qui, ayant remarquédeux fusils de chasse que mes domestiquesarabes avaient mal cachés sous les couverturesde mes chevaux, refusait de nous laisser entrer ;un ordre de Shérif-Bey, gouverneur actuelde Damas, défendait l' introduction des armesdans la ville, où l' on craignait toutes lesnuits une insurrection et le massacre destroupes égyptiennes. J' avais heureusementdans mon sein une lettre récente d' Ibrahim-Pacha ;je la retirai, et la remis à l' officier quicommandait

le poste ; il la lut, la porta à son front età ses lèvres, et nous fit entrer avec force

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excuses et compliments.Nous errâmes quelque temps dans un labyrintheobscur de ruelles sales et étroites ; de petitesmaisons basses, dont les murs de boue semblaientprêts à s' écrouler sur nous, formaient ces rues ;nous voyions aux fenêtres, à travers les treillis,de ravissantes figures de jeunes fillesarméniennes qui, accourues au bruit de notrelongue file de chevaux, nous regardaient passer,et nous adressaient des paroles de salut etd' amitié. Nous nous arrêtâmes enfin à une petiteporte basse et étroite, dans une rue où l' onpouvait à peine passer ; nous descendîmes decheval, nous franchîmes un corridor sombre etsurbaissé, et nous nous trouvâmes, comme parenchantement, dans une cour pavée de marbre,ombragée de sycomores, rafraîchie par deuxfontaines moresques, et entourée de portiquesde marbre et de salons richement décorés :nous étions chez M Baudin. Cette maison est,comme toutes les maisons de chrétiens de Damas,une masure au dehors, un palais délicieux audedans. La tyrannie de la populace fanatiqueforce ces malheureux à cacher leur richesseet leur bien-être sous les apparences dela misère et de la ruine. On déchargea nosbagages à la porte, on remplit la cour denos hardes, de nos tentes, de nos selles, etl' on conduisit nos chevaux au kan du bazar.M Baudin nous donna à chacun un joli appartementmeublé à la manière des orientaux, et nous nousreposâmes, sur ses divans et à sa tablehospitalière, des fatigues d' une si longueroute. Un homme connu et aimé, rencontré

au milieu d' une foule inconnue et d' un mondeétranger, c' est une patrie tout entière ; nousl' éprouvâmes en nous trouvant chez M Baudin ;

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et les douces heures passées à causer del' Europe, de l' Asie, le soir à la lueur desa lampe, au bruit du jet d' eau de sa cour,sont restées dans ma mémoire et dans mon coeur,comme un des plus délicieux repos de mes voyages.M Baudin est un de ces hommes rares que lanature a faits propres à tout : intelligenceclaire et rapide, coeur droit et ferme,infatigable activité ; l' Europe ou l' Asie,Paris ou Damas, la terre ou la mer, ils' accommode de tout, et trouve du bonheuret de la sérénité partout, parce que son âmeest résignée, comme celle de l' Arabe, à lagrande loi qui fait le fond du christianisme etde l' islamisme, soumission à la volonté deDieu ; et aussi parce qu' il porte en luicette ingénieuse activité d' esprit qui estla seconde âme de l' européen. Sa langue, safigure, ses manières, ont pris tous les plisque sa fortune a voulu lui donner. à le voir avecnous causant de la France et de notre politiquemouvante, on l' eût pris pour un homme arrivéla veille de Paris, et y retournant lelendemain ; à le voir le soir couché sur sondivan, entre un marchand de Bassora et unpèlerin turc de Bagdhad, fumant la pipeou le narguilé, défilant paresseusement entreses doigts les grains d' ambre du chapeletoriental, le turban au front, les babouches auxpieds, disant un mot par quart d' heure sur leprix du café ou des fourrures, on le prendraitpour un marchand d' esclaves ou pour un pèlerinrevenant de la mecque. Il n' y a d' homme completque celui qui a beaucoup voyagé, qui a changévingt fois la forme de sa pensée et de sa vie.

Les habitudes étroites et uniformes que l' hommeprend dans sa vie régulière et dans la monotonie

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de sa patrie, sont des moules qui rapetissenttout : pensée, philosophie, religion, caractère,tout est plus grand, tout est plus juste, toutest plus vrai chez celui qui a vu la nature etla société de plusieurs points de vue. Il ya une optique pour l' univers matériel etintellectuel. Voyager pour chercher la sagesse,était un grand mot des anciens ; ce mot n' étaitpas compris de nous : ils ne voyageaient pas pourchercher seulement des dogmes inconnus et desleçons des philosophes, mais pour tout voir ettout juger. Pour moi, je suis constamment frappéde la façon étroite et mesquine dont nousenvisageons les choses, les institutions etles peuples ; et si mon esprit s' est agrandi, simon coup d' oeil s' est étendu, si j' ai apprisà tout tolérer en comprenant tout, je le doisuniquement à ce que j' ai souvent changé descène et de point de vue. étudier les sièclesdans l' histoire, les hommes dans les voyageset Dieu dans la nature, c' est la grande école.Nous étudions tout dans nos misérables livres,et nous comparons tout à nos petites habitudeslocales : et qui est-ce qui a fait nos habitudeset nos livres ? Des hommes aussi petits quenous. Ouvrons le livre des livres ; vivons,voyons, voyageons : le monde est un livre dontchaque pas nous tourne une page ; celui quin' en a lu qu' une, que sait-il ?

DAMAS

2 avril 1833.Revêtu du costume arabe le plus rigoureux, j' aiparcouru ce matin les principaux quartiers deDamas, accompagné seulement de M Baudin, de

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peur qu' une réunion un peu nombreuse de visagesinconnus n' attirât l' attention sur nous. Nousavons circulé d' abord pendant assez longtempsdans les rues sombres, sales et tortueuses duquartier arménien. On dirait un des plus misérablesvillages de nos provinces. Les maisons sontconstruites de boue ; elles sont percées, surla rue, de quelques petites et rares fenêtresgrillées, dont les volets sont peints en rouge.Elles sont basses, et les portes surbaisséesressemblent à des portes d' étables. Un tasd' immondices et une mare d' eau et de

fange règnent presque partout autour des portes.Nous sommes entrés cependant dans quelques-unesde ces maisons des principaux négociants arméniens,et j' ai été frappé de la richesse et de l' élégancede ces habitations à l' intérieur. Après avoirpassé la porte et franchi un corridor obscur,on se trouve dans une cour ornée de superbesfontaines jaillissantes en marbre, et ombragéesd' un ou de deux sycomores, ou de saules dePerse. Cette cour est pavée en larges dallesde pierre polie ou de marbre ; des vignestapissent les murs. Ces murs sont revêtus demarbre blanc et noir ; cinq ou six portes,dont les montants sont de marbre aussi, etsculptées en arabesques, introduisent dansautant de salles ou de salons où se tiennentles hommes et les femmes de la famille. Cessalons sont vastes et voûtés. Ils sont percésd' un grand nombre de petites fenêtrestrès-élevées, pour laisser sans cesse jouerlibrement l' air extérieur. Presque tous sontcomposés de deux plans : un premier planinférieur, où se tiennent les serviteurs et lesesclaves ; un second plan élevé de quelquesmarches, et séparé du premier par une balustrade

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en marbre ou en bois de cèdre merveilleusementdécoupée. En général, une ou deux fontainesen jets d' eau murmurent dans le milieu ou dans lesangles du salon. Les bords sont garnis de vasesde fleurs ; des hirondelles ou des colombesprivées viennent librement y boire, et se posersur les bords des bassins. Les parois de lapièce sont en marbre jusqu' à une certainehauteur. Plus haut, elles sont revêtues destuc et peintes en arabesques de mille couleurs,et souvent avec des moulures d' or extrêmementchargées. L' ameublement consiste en de magnifiquestapis de Perse ou de Bagdhad qui couvrentpartout le plancher de marbre ou de cèdre, eten une grande quantité

de coussins ou de matelas de soie épars au milieude l' appartement, et qui servent de siéges oude dossiers aux personnes de la famille. Undivan recouvert d' étoffes précieuses et de tapisinfiniment plus fins règne au fond et sur lescontours de la chambre. Les femmes et les enfantsy sont ordinairement accroupis ou étendus,occupés des différents travaux du ménage. Lesberceaux des petits enfants sont sur le plancher,parmi ces tapis et ces coussins ; le maître dela maison a toujours un de ces salons pourlui seul ; c' est là qu' il reçoit les étrangers ;on le trouve ordinairement assis sur son divan,son écritoire à long manche posée à terre àcôté de lui, une feuille de papier appuyéesur son genou ou sur sa main gauche, etécrivant ou calculant tout le jour, car lecommerce est l' occupation et le génie uniquedes habitants de Damas.Partout où nous sommes allés rendre des visitesqu' on nous avait faites la veille, le propriétairede la maison nous a reçus avec grâce et cordialité ;

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il nous a fait apporter les pipes, le café, lessorbets, et nous a conduits dans le salon où setiennent les femmes. Quelque idée que j' eussede la beauté des syriennes, quelque image quem' ait laissée dans l' esprit la beauté des femmesde Rome et d' Athènes, la vue des femmes et desjeunes filles arméniennes de Damas a toutsurpassé. Presque partout nous avons trouvé desfigures que le pinceau européen n' a jamaistracées, des yeux où la lumière sereine de l' âmeprend une couleur de sombre azur, et jettedes rayons de velours humides que je n' avaisjamais vus briller dans des yeux de femme ; destraits d' une finesse et d' une pureté si exquises,que la main la plus légère et la plus suavene pourrait les imiter, et une peau si transparente

et en même temps si colorée de teintes vivantes,que les teintes les plus délicates de la feuillede rose ne peuvent en rendre la pâle fraîcheur ;les dents, le sourire, le naturel moelleux desformes et des mouvements, le timbre clair, sonore,argentin de la voix, tout est en harmonie dansces admirables apparitions. Elles causent avecgrâce et une modeste retenue, mais sans embarras,et comme accoutumées à l' admiration qu' ellesinspirent ; elles paraissent conserver longtempsleur beauté dans ce climat qui conserve, etdans une vie d' intérieur et de loisir paisible,où les passions factices de la société n' usentni l' âme ni le corps. Dans presque toutes lesmaisons où j' ai été admis, j' ai trouvé la mèreaussi belle que ses filles, quoique les fillesparussent avoir déjà quinze à seize ans ; ellesse marient à douze ou treize ans. Les costumesde ces femmes sont les plus élégants et lesplus nobles que nous ayons encore admirés enorient : la tête nue et chargée de cheveux dont

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les tresses, mêlées de fleurs, font plusieurstours sur le front, et retombent en longuesnattes des deux côtés du cou et sur les épaulesnues ; des festons de pièces d' or et des rangéesde perles mêlées dans la chevelure ; une petitecalotte d' or ciselé au sommet des cheveux ;le sein à peu près nu ; une petite veste àmanches larges et ouvertes, d' une étoffe desoie brochée d' argent ou d' or ; un largepantalon blanc descendant à plis jusqu' à lacheville du pied ; le pied nu chaussé d' unepantoufle de maroquin jaune ; une longue robede soie d' une couleur éclatante descendantdes épaules, ouverte sur le sein et sur ledevant du pantalon, et retenue seulement autourdes hanches par une ceinture dont les boutsdescendent jusqu' à terre. Je ne pouvais détachermes yeux de ces ravissantes femmes ; nosvisites et nos conversations se sont prolongées

partout, et je les ai trouvées aussi aimablesque belles ; les usages de l' Europe, lescostumes et les habitudes des femmes d' occidentont été en général le sujet des entretiens ;elles ne semblent rien envier à la vie denos femmes ; et quand on cause avec cescharmantes créatures, quand on trouve dansleurs conversations et dans leurs manièrescette grâce, ce naturel parfait, cettebienveillance, cette sérénité, cette paixde l' esprit et du coeur qui se conservent sibien dans la vie de famille, on ne sait cequ' elles auraient à envier à nos femmes dumonde, qui savent tout, excepté ce qui rendheureux dans l' intérieur d' une famille, etqui dilapident en peu d' années, dans lemouvement tumultueux de nos sociétés, leurâme, leur beauté et leur vie. Ces femmes

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se voient quelquefois entre elles ; ellesne sont pas même entièrement séparées de lasociété des hommes ; mais cette société seborne à quelques jeunes parents ou amis dela maison, parmi lesquels, en consultantleur inclination et les rapports de famille,on leur choisit de très-bonne heure un fiancé.Ce fiancé vient alors de temps en temps semêler, comme un fils, aux plaisirs de lamaison.J' ai rencontré là un chef des arméniens deDamas, homme très-distingué et très-instruit ;Ibrahim l' a mis à la tête de sa nation dansle conseil municipal qui gouverne la ville ence moment. Cet homme, bien qu' il ne soit jamaissorti de Damas, a les notions les plus justeset les mieux raisonnées sur l' état politique del' Europe, sur la France en particulier, surle mouvement général de l' esprit humain à notreépoque, sur la transformation des gouvernementsmodernes, et sur l' avenir probable de lacivilisation. Je n' ai pas rencontré en Europeun homme dont les vues à cet

égard fussent plus exactes et plus intelligentes :cela est d' autant plus étonnant, qu' il ne saitque le latin et le grec, et qu' il n' a jamais pulire ces ouvrages ou ces journaux de l' occidentoù ces questions sont mises à la portée de ceuxmêmes qui les répètent sans les comprendre. Iln' a jamais eu non plus occasion de causer avecdes hommes distingués de nos climats. Damas estun pays sans rapports avec l' Europe. Il a toutcompris au moyen de cartes géographiques et dequelques grands faits historiques et politiquesqui ont retenti jusque-là, et que son génienaturel et méditatif a interprétés avec unemerveilleuse sagacité. J' ai été charmé de cet

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homme ; je suis resté une partie de la matinéeà m' entretenir avec lui : il viendra ce soiret tous les jours. Il entrevoit, comme moi, ceque la providence semble préparer pour l' orientet pour l' occident, par l' inévitable rapprochementde ces deux parties du monde se donnant mutuellementde l' espace, du mouvement, de la vie et de lalumière. Il a une fille de quatorze ans quiest la plus belle personne que nous ayons vue ;la mère, jeune encore, est charmante aussi.Il m' a présenté son fils, enfant âgé de douzeans, dont l' éducation l' occupe beaucoup." vous devriez, lui ai-je dit, l' envoyer enEurope, et lui faire donner une éducationcomme celle que vous regrettez pour vous-même ;je la surveillerais. -hélas ! M' a-t-ilrépondu, j' y pense sans cesse, j' y ai pensésouvent : mais si l' état de l' orient ne changepas encore, quel service aurai-je rendu à monfils en l' élevant trop, par ses connaissances,au-dessus de son temps et du pays où il doit vivre ?Que fera-t-il à Damas quand il y reviendraavec les lumières, les moeurs et le goût deliberté de l' Europe ? S' il faut être esclave,il vaut mieux n' avoir jamais été qu' esclave. "

après ces différentes visites, nous avons quittéle quartier arménien, séparé d' un autre quartierpar une porte qui se ferme tous les soirs. J' aitrouvé une rue plus large et plus belle ; elleest formée par les palais des principaux agas deDamas ; c' est la noblesse du pays. Les façadesde ces palais sur la rue ressemblent à de longuesmurailles de prisons ou d' hospices, murs de bouegrise ; peu ou point de fenêtres ; de temps entemps une grande porte ouverte sur une cour ;un grand nombre d' écuyers, de serviteurs,d' esclaves noirs, sont couchés à l' ombre de la

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porte. J' ai visité deux de ces agas, amis deM Baudin ; l' intérieur de leur palais estadmirable : une cour vaste, ornée de superbesjets d' eau, et plantée d' arbres qui lesombragent ; des salons plus beaux et plusrichement décorés encore que ceux des arméniens.Plusieurs de ces salons ont coûté jusqu' à centmille piastres de décoration ; l' Europe n' arien de plus magnifique, tout est dans le stylearabe ; quelques-uns de ces palais ont huitou dix salons de ce genre. Les agas de Damassont en général des descendants ou des filsde pacha qui ont employé à la décoration de leursdemeures les trésors acquis par leurs pères ;c' est le népotisme de Rome sous une autreforme ; ils sont nombreux ; ils occupent lesprincipaux emplois de la ville sous les pachasenvoyés par le grand seigneur. Ils ont devastes possessions territoriales dans lesvillages qui environnent Damas. Leur luxeconsiste en palais, en jardins, en chevaux eten femmes ; à un signe du pacha, leurs têtestombent, et ces fortunes, ces palais, cesjardins, ces femmes, ces chevaux, passent àquelque nouveau favori du sort. Une législationpareille invite naturellement à jouir et à serésigner : volupté et fatalisme sont les deuxrésultats nécessaires du despotisme oriental.

Les deux agas chez lesquels je suis entré m' ontreçu avec la politesse la plus exquise. Lefanatisme brutal du bas peuple de Damas nemonte pas si haut. Ils savent que je suis unvoyageur européen ; ils me croient un ambassadeursecret, venant chercher des renseignements pourles rois de l' Europe, sur la querelle des turcset d' Ibrahim. J' ai témoigné à l' un d' eux ledésir de voir ses plus beaux chevaux et d' en

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acheter, s' il consentait à m' en vendre. Aussitôtil m' a fait conduire par son fils et par sonécuyer dans une vaste écurie, où il nourrittrente ou quarante des plus admirables animauxdu désert de Palmyre. Rien de si beau ne s' étaitjamais offert réuni à mes yeux : c' était engénéral des chevaux de très-haute taille, depoil gris-sombre ou gris-blanc, à crinièrescomme de la soie noire, avec des yeux à fleurde tête, couleur marron foncé, d' une force etd' une sécheresse admirables : des épaules largeset plates, des encolures de cygne. Aussitôtque ces chevaux m' ont vu entrer et entendu parlerune langue étrangère, ils ont tourné la tête demon côté, ils ont frémi, ils ont henni, ils ontexprimé leur étonnement et leur effroi par lesregards obliques et effarés de leurs yeux, etpar un plissement de leurs naseaux, qui donnaientà leurs belles têtes la physionomie la plusintelligente et la plus extraordinaire. J' avaiseu déjà occasion de remarquer combien l' espritdes animaux en Syrie est plus prompt et plusdéveloppé qu' en Europe. Une assemblée decroyants, surpris dans la mosquée par unchrétien, n' aurait pas mieux exprimé, dansses attitudes et dans son visage, l' indignationet l' effroi, que ces chevaux ne le firent envoyant un visage étranger, en entendant parlerune langue inconnue. J' en caressai quelques-uns,je les étudiai tous ; je les fis sortir dans lacour ; je ne savais sur

lequel arrêter mon choix, tant ils étaient presquetous remarquables par leur perfection : enfin jeme décidai pour un jeune étalon blanc de trois ans,qui me parut la perle de tous les chevaux dudésert. Le prix fut débattu entre M Baudin etl' aga, et fixé à six mille piastres, que je fis

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payer à l' aga. Le cheval était arrivé de Palmyreil y avait peu de temps, et l' arabe qui l' avaitvendu à l' aga avait reçu cinq mille piastres etun magnifique manteau de soie et d' or. L' animal,comme tous les chevaux arabes, portait au cousa généalogie, suspendue dans un sachet en poil,et plusieurs amulettes pour le préserver dumauvais oeil.Parcouru les bazars de Damas. Le grand bazara environ une demi-lieue de long. Les bazarssont de longues rues, couvertes par des charpentestrès-élevées, et bordées de boutiques, d' échoppes,de magasins, de cafés ; ces boutiques sontétroites et peu profondes ; le négociant estassis sur ses talons devant sa boutique, la pipeà la bouche, ou le narguilé à côté de lui. Lesmagasins sont remplis de marchandises de toutessortes, et surtout d' étoffes des Indes, quiaffluent à Damas par les caravanes de Bagdhad.Des barbiers invitent les passants à se fairecouper les cheveux. Leurs échoppes sont toujourspleines de monde. Une foule, aussi nombreuseque celle des galeries du palais-royal, circuletout le jour dans le bazar. Mais le coup d' oeilde cette foule est infiniment plus pittoresque.Ce sont des agas, vêtus de longues pelisses desoie cramoisie, fourrées de martre, avec dessabres et des poignards enrichis de diamants,suspendus à la ceinture. Ils sont suivis decinq ou six courtisans, serviteurs ou esclaves,qui marchent silencieusement derrière eux, etportent leurs pipes et leur narguilé :

ils vont s' asseoir, une partie du jour, sur lesdivans extérieurs de cafés bâtis aux bords desruisseaux qui traversent la ville ; de beauxplatanes ombragent le divan : là, ils fumentet causent avec leurs amis, et c' est le seul

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moyen de communication, excepté la mosquée,pour les habitants de Damas. Là se préparent,presque en silence, les fréquentes révolutionsqui ensanglantent cette capitale. La fermentationmuette couve longtemps, puis éclate au momentinattendu. Le peuple court aux armes sous laconduite d' un parti quelconque, commandé par undes agas, et le gouvernement passe, pour quelquetemps, dans les mains du vainqueur. Les vaincussont mis à mort, ou s' enfuient dans les désertsde Balbek et de Palmyre, où les tribusindépendantes leur donnent asile. Les officierset les soldats du pacha d' égypte vêtus presqueà l' européenne, traînent leurs sabres sur lestrottoirs du bazar ; nous en rencontrons plusieursqui nous accostent, et parlent italien ; ils sontsur leurs gardes à Damas ; le peuple les voitavec horreur ; chaque nuit l' émeute peut éclater.Shérif-Bey, un des hommes les plus capables del' armée de Méhémet-Ali, les commande, et gouvernemomentanément la ville. Il a formé un camp dedix mille hommes hors des murs, aux bords dufleuve, et tient garnison dans le château ; ilhabite lui-même le sérail. La nouvelle du moindreéchec survenu en Syrie à Ibrahim serait lesignal d' un soulèvement général et d' une lutteacharnée à Damas. Les trente mille chrétiensarméniens qui habitent la ville sont dans laterreur, et seraient massacrés si les turcsavaient le dessus. Les musulmans sont irritésde l' égalité qu' Ibrahim-Pacha a établie entreeux et les chrétiens. Quelques-uns de ceux-ciabusent de ce moment de tolérance, et insultentleurs ennemis par une violation de leurs habitudes,

qui aigrit leur fanatisme. M Baudin est prêt,au premier avis, à se réfugier à Zaklé.Les arabes du grand désert et ceux de Palmyre

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sont en foule dans la ville, et circulent dansle bazar : ils n' ont pour vêtement qu' une largecouverture de laine blanche, dont ils se drapentà la manière des statues antiques. Leur teintest hâlé, leur barbe noire ; leurs yeux sontféroces. Ils forment des groupes devant lesboutiques des marchands de tabac, et devant lesselliers et les armuriers. Leurs chevaux,toujours sellés et bridés, sont entravés dansles rues et sur les places. Ils méprisentles égyptiens et les turcs ; mais, en cas desoulèvement, ils marcheraient contre les troupesd' Ibrahim. Celui-ci n' a pu les repousser quejusqu' à une journée de Damas ; il a marchélui-même avec de l' artillerie contre eux, àson passage dans cette ville. Ils sont maintenantses ennemis. Je parlerai plus au long de cespopulations inconnues du grand désert del' Euphrate.Chaque genre de commerce et d' industrie a sonquartier à part dans les bazars. Là, sont lesarmuriers, dont les boutiques sont loin d' offrirles armes magnifiques et renommées que Damaslivrait jadis au commerce du Levant. Cesfabriques de sabres admirables, si elles ontjamais existé à Damas, sont complétementtombées en oubli : on n' y fabrique que dessabres d' une trempe commune, et l' on ne voitchez les armuriers que de vieilles armespresque sans prix. J' y ai vainement cherchéun sabre et un poignard de l' ancienne trempe.Ces sabres viennent maintenant du Korassan,province de Perse, et même là on ne lesfabrique plus. Il en existe un certain nombrequi passent de mains en

mains, comme des reliques précieuses, et quisont d' un prix inestimable. La lame de celui

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dont on m' a fait présent a coûté cinq millepiastres au pacha. Les turcs et les arabes,qui estiment ces lames plus que les diamants,sacrifieraient tout au monde pour une pareillearme ; leurs regards étincellent d' enthousiasmeet de vénération quand ils voient la mienne,et ils la portent à leur front, comme s' ilsadoraient un si parfait instrument de mort.Les bijoutiers n' ont aucun art et aucun goûtdans l' ajustement de leurs pierres précieusesou de leurs perles ; mais ils possèdent, en cegenre, d' immenses collections. Toute larichesse des orientaux est mobilière, pourêtre enfouissable ou portative. Il y a unegrande quantité de ces orfévres ; ils étalentpeu : tout est renfermé dans de petites cassettesqu' ils ouvrent quand on leur demande unbijou.Les selliers sont les plus nombreux et lesplus ingénieux ouvriers de ces bazars : rienn' égale, en Europe, le goût, la grâce et larichesse des harnais de luxe qu' ils façonnentpour les chevaux des chefs arabes ou desagas du pays. Les selles sont revêtues develours et de soie brochée d' or et de perles.Les colliers de maroquin rouge, qui tombenten frange sur le poitrail, sont ornés égalementde glands d' argent et d' or et de touffes deperles. Les brides, infiniment plus élégantesque les nôtres, sont aussi toutes de maroquinde diverses couleurs, et décorées de glandsde soie et d' or. Tous ces objets sont,comparativement avec l' Europe, à très-basprix. J' ai acheté deux de ces brides lesplus magnifiques pour cent vingt piastresles deux (environ cinquante francs).

Les marchands de comestibles sont ceux dont les

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magasins offrent le plus d' ordre, d' élégance,de propreté et d' attrait à l' oeil. Le devantde leurs boutiques est garni d' une multitudede corbeilles remplies de légumes, de fruitssecs et de graines légumineuses dont je nesais pas les noms, mais qui ont des formes etdes couleurs vernissées admirables, et quibrillent comme de petits cailloux sortant del' eau. Les galettes de pain, de toute épaisseuret de toute qualité, sont étalées sur ledevant de la boutique ; il y en a uneinnombrable variété pour les différentes heureset les différents repas du jour : elles sonttoutes chaudes, comme des gaufres, et d' unesaveur parfaite. Nulle part je n' ai vu une sigrande perfection de pain qu' à Damas : il necoûte presque rien. Quelques restaurateursoffrent aussi à dîner aux négociants ou auxpromeneurs du bazar. Il n' y a chez eux ni tablesni couverts : ils vendent de petites brochettesde morceaux de mouton, gros comme une noix etrôtis au four. L' acheteur les emporte sur unedes galettes dorées du pain dont j' ai parlé, etles mange sur le pouce. Les fontaines nombreusesdu bazar lui offrent la seule boisson desarabes. Un homme peut se nourrir parfaitementà Damas pour deux piastres, ou environ dix souspar jour. Le peuple n' en emploie pas la moitiéà sa nourriture. On aurait une jolie maison pourdeux ou trois cents piastres par an. Avectrois ou quatre cents francs de revenu, on seraità son aise ici : c' est de même partout en Syrie.En parcourant le bazar, je suis arrivé au quartierdes faiseurs de caisses et de coffres : c' estla grande industrie, car tout l' ameublement d' unefamille arabe consiste en un ou deux coffresoù l' on serre les hardes et les bijoux. La

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plupart de ces coffres sont en cèdre et peintsen rouge, avec des ornements dessinés en clousd' or. Quelques-uns sont admirablement sculptésen relief, et couverts d' arabesques très-élégantes.J' en ai acheté trois, et je les ai expédiés parla caravane de Tarabourlous. L' odeur du boisde cèdre embaume partout le bazar ; et cetteatmosphère, composée des mille parfums diversqui s' exhalent des boutiques de menuisiers, desmagasins d' épiceries et de droguistes, des caissesd' ambre ou de gommes parfumées, des cafés, despipes sans cesse fumantes dans le bazar, merappelle l' impression que j' éprouvai la premièrefois que je traversai Florence, où les charpentesde bois de cyprès remplissent les rues d' uneodeur à peu près pareille.Shérif-Bey, gouverneur de Syrie pourMéhémet-Ali, a quitté aujourd' hui Damas.La nouvelle de la victoire de Konia, remportéepar Ibrahim sur le grand vizir, est arrivéecette nuit. Shérif-Bey profite de l' impressionde terreur qui a frappé Damas pour aller àAlep. Il laisse le gouvernement de la villeà un général égyptien, assisté d' un conseilmunicipal formé des premiers négociants de toutesles différentes nations. Un camp de six milleégyptiens et de trois mille arabes reste auxportes de la ville. Le coup d' oeil qu' offre cecamp est extrêmement pittoresque ; des tentes detoutes formes et de toutes couleurs sont dresséesà l' ombre de grands arbres fruitiers, au borddu fleuve. Les chevaux, en général admirables,sont attachés en longues files à des cordestendues d' un bout du camp à l' autre. Les arabesnon disciplinés sont là dans toute la bizarrediversité de leurs races, de leurs armures, deleurs costumes : les uns semblables à desassemblées de rois ou de patriarches, les

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autres à des brigands du désert. Les feux debivac jettent leurs fumées bleues, que le venttraîne sur le fleuve ou sur les jardins deDamas.J' ai assisté au départ de Shérif-Bey. Tousles principaux agas de Damas et les officiersdes corps qui y restent s' étaient réunis ausérail. Les vastes cours qu' entourent les mursdélabrés du château et du sérail étaient rempliesd' esclaves tenant en main les plus beaux chevauxde la ville, richement caparaçonnés ; Shérif-Beydéjeunait dans les appartements intérieurs.Je ne suis pas entré ; je suis resté, avecquelques officiers égyptiens et italiens, dansla cour pavée. De là, nous voyions la fouledu dehors, les agas arriver par groupes, et lesesclaves noirs passer, portant sur leurs têtesd' immenses plateaux d' étain qui contenaientles différents pilaux du repas. Des chevaux deShérif-Bey étaient là ; ce sont les plus beauxanimaux que j' aie encore vus à Damas ; ilssont turcomans, d' une race infiniment plusgrande et plus forte que les chevaux arabes ;ils ressemblent à de grands chevaux normands,avec les membres plus fins et plus musclés,la tête plus légère, et l' oeil large, ardent,fier et doux du cheval d' orient. Ils sont tousbais bruns et à longues crinières : véritableschevaux homériques. à midi, il s' est mis enroute, accompagné d' une immense cavalcadejusqu' à deux lieues de la ville.Au milieu du bazar de Damas, je trouve le plusbeau kan de l' orient, le kan d' Hassad-Pacha.C' est une immense coupole dont la voûte hardierappelle celle de saint-Pierre De Rome ;elle est également portée sur des piliers degranit. Derrière ces piliers sont des magasinset des escaliers conduisant

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aux étages supérieurs, où sont les chambres desnégociants. Chaque négociant considérable loueune de ces chambres, et y tient ses marchandisesprécieuses et ses livres. Des gardiens veillentjour et nuit à la sûreté du kan ; de grandesécuries sont à côté, pour les chevaux desvoyageurs et des caravanes ; de belles fontainesjaillissantes rafraîchissent le kan : c' est uneespèce de bourse du commerce de Damas. Laporte du kan d' Hassad-Pacha, qui donne surle bazar, est un des morceaux d' architecturemoresque les plus riches de détails et les plusgrandioses d' effet que l' on puisse voir au monde.L' architecture arabe s' y retrouve tout entière.Cependant ce kan n' est bâti que depuis quaranteans. Un peuple dont les architectes sont capablesde dessiner et les ouvriers d' exécuter unmonument pareil au kan d' Hassad-Pacha n' estpas mort pour les arts. Ces kans sont bâtis,en général, par de riches pachas, qui les laissentà leur famille ou à la ville qu' ils ont vouluenrichir. Ils rapportent de gros revenus.Un peu plus loin, j' ai vu, d' une porte quidonne sur le bazar, la grande cour ou le parvisde la principale mosquée de Damas. Ce futautrefois l' église consacrée à saint JeanDamascène. Le monument semble du temps dusaint-sépulcre de Jérusalem : lourd, vaste,et de cette architecture byzantine qui imitele grec en le dégradant, et paraît construiteavec des débris. Les grandes portes de la mosquéeétaient fermées de lourds rideaux ; je n' ai paspu voir l' intérieur. Il y a péril de mortpour un chrétien qui profanerait les mosquéesen y entrant. Nous nous sommes arrêtés unmoment seulement dans le parvis, en feignant denous désaltérer à la fontaine.

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La caravane de Bagdhad est arrivée aujourd' hui ;elle était composée de trois mille chameaux :elle campe aux portes de la ville. -acheté desballots de café de moka, que l' on ne peut plusse procurer ailleurs, et des châles des Indes.La caravane de la mecque a été suspendue parsuite de la guerre. Le pacha de Damas estchargé de la conduire. Les wahabites l' ontdispersée plusieurs fois. Méhémet-Ali les arefoulés vers Médine. La dernière caravane,atteinte du choléra à la mecque, épuiséede fatigue et manquant d' eau, a péri presquetout entière. Quarante mille pèlerins sontrestés dans le désert. La poussière du désert quimène à la mecque est de la poussière d' hommes.On espère que cette année la caravane pourrapartir sous les auspices de Méhémet-Ali ;mais, avant peu d' années, les progrès deswahabites interdiront à jamais le pieuxpèlerinage. Les wahabites sont la première granderéforme armée du mahométisme. Un sage desenvirons de la mecque, nommé Aboul-Wahiab, aentrepris de ramener l' islamisme à sa puretéde dogme primitive, d' extirper, d' abord parla parole, puis par la force des arabes convertisà sa foi, les superstitions populaires dont lacrédulité ou l' imposture altèrent toutes lesreligions, et de refaire de la religion del' orient un déisme pratique et rationnel.Il y avait pour cela peu à faire ; car Mahometne s' est pas donné pour un dieu, mais pour unhomme plein

de l' esprit de Dieu, et n' a prêché qu' unitéde Dieu et charité envers les hommes.Aboul-Wahiab lui-même ne s' est pas donné

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pour prophète, mais pour un homme éclairépar la seule raison. La raison, cette fois,a fanatisé les arabes comme ont fait lemensonge et la superstition. Ils se sontarmés en son nom, ils ont conquis la mecque etMédine, ils ont dépouillé le culte de vénérationrendu au prophète de toute l' adoration qu' on yavait substituée, et cent mille missionnairesarmés ont menacé de changer la face de l' orient.Méhémet-Ali a opposé une barrière momentanéeà leurs invasions ; mais le wahabisme subsisteet se propage dans les trois arabies, et, à lapremière occasion, ces peuples purificateurs del' islamisme se répandront jusqu' à Jérusalem,jusqu' à Damas, jusqu' en égypte. Ainsi, lesidées humaines périssent par les armes mêmesqui les ont propagées. Rien n' est impénétrableau jour progressif de la raison, cette révélationgraduelle et incessante de l' humanité. Mahometest parti des mêmes déserts que les wahabitespour renverser les idoles et établir le culte,sans sacrifices, du dieu unique et immatériel.Aboul-Wahiab vient à son tour, et, brisantles crédulités populaires, rappelle lemahométisme à la raison pure. Chaque sièclelève un coin du voile qui cache la grandeimage du Dieu des dieux, éternel, évident dansla nature, et rendant ses oracles dans laconscience.

Damas, 3 avril.Passé la journée à parcourir la ville et lesbazars. -souvenirs de saint Paul présents auxchrétiens de Damas. Ruines de la maison d' oùil s' échappa la nuit, dans un paniersuspendu. -Damas fut une des premières terresoù il sema la parole qui changea le monde. Cetteparole y fructifia rapidement. L' orient est la

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terre des cultes, des prodiges, des superstitionsmême. La grande idée qui y travaille lesimaginations en tout temps, c' est l' idéereligieuse. Tout ce peuple, moeurs et lois, estfondé sur des religions. L' occident n' a jamaisété de même. Pourquoi ? Race moins noble,enfants de barbares qui se sententde leurorigine.Les choses ne sont pas à leur place en occident.La première des idées humaines n' y vient qu' aprèsles autres. Pays d' or et de fer, de mouvementet de bruit. L' orient, pays de méditationprofonde, d' intuition et d' adoration ! Maisl' occident marche à pas de géant, et quand lareligion et la raison, obscurcies par le moyenâge, s' y seront embrassées dans la vérité, dansla lumière et dans l' amour, l' esprit religieux,le souffle divin y redeviendra l' âme du monde,et enfantera ses prodiges de vertu, decivilisation et de génie. -ainsi soit-il !

Damas, 4 avril.Il y a trente mille chrétiens à Damas et quarantemille à Bagdhad. Les chrétiens de Damas sontarméniens ou grecs. Quelques prêtres catholiquesdesservent ceux de leur communion. Les habitantsde Damas souffrent les moines catholiques. Ilsont l' habitude de leur costume, et les considèrentcomme des orientaux. J' ai vu plusieurs fois, cesjours-ci, deux prêtres lazaristes français quiont un petit couvent enfoui dans le pauvre quartierdes arméniens. L' un d' eux, le père Poussous,vient passer les soirées avec nous. C' est unhomme excellent, pieux, instruit et aimable.Il m' a mené dans son couvent, où il instruitde pauvres enfants arabes chrétiens. Le seulamour du bien à faire le retient dans ce désertd' hommes, où il a sans cesse à craindre pour sa

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sûreté. Il est néanmoins gai, serein, résigné.De temps en temps il reçoit, par les caravanes deSyrie, des nouvelles et des secours de sessupérieurs de France, et quelques journauxcatholiques. Il m' en a prêté, et rien ne mesemble plus étrange que de lire ces tracasseriespieuses ou politiques du quartier desaint Sulpice, aux bords du désert de Bagdhad,derrière le Liban et l' Anti-Liban, prèsBalbek, au centre d' une immense fourmilièred' autres hommes occupés de tout autres idées, etoù le bruit que nous faisons et les nomsde nos grands hommes de l' année n' ont jamaisretenti. Vanité des vanités, excepté de servirDieu et les hommes pour Dieu ! Jamaison n' est plus pénétré de cette vérité qu' en

voyageant, et qu' en voyant combien est peu dechose le mouvement qu' une mer arrête, le bruitqu' une montagne intercepte, la renommée qu' unelangue étrangère ne peut même prononcer. Notreimmortalité est ailleurs que dans cette fausseet courte immortalité de nos noms ici-bas !Nous avons dîné aujourd' hui avec un vieillardchrétien de Damas, âgé de plus de quatre-vingt-dixans, et jouissant de la plénitude de sesfacultés physiques et morales. Excellent etadmirable vieillard, portant dans ses traitscette sérénité de la bienveillance et de la vertuque donne le sentiment d' une vie pure et pieuseapprochant de son terme ! Il nous comble deservices de tout genre. Il est sans cesse encourse pour nous comme un jeune homme. Le pèrePoussous, son compagnon, deux négociants deBagdhad, et un grand seigneur persan qui vaà la mecque, complétaient la réunion paisibledu soir, sur les divans de M Baudin, aumilieu des vapeurs du tabac et du tombac, qui

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obscurcissaient et parfumaient l' air. à l' aidede M Baudin et de M Mazoyer, mon drogman,on causait avec assez de facilité. La cordialitéet la simplicité la plus parfaite régnaient danscette soirée d' hommes des quatre extrémités dumonde. Les moeurs de l' Inde, de la Perse,les événements récents de Bagdhad, larévolte du pacha contre la porte, étaient lessujets de nos entretiens. L' habitant deBagdhad avait été obligé de s' enfuir à traversle désert de quarante jours, sur ses dromadaires,avec ses trésors et deux jeunes francs. Ilattendait impatiemment des nouvelles de son frère,dont il craignait d' apprendre la mort. On luiapporta une lettre de ce frère pendant qu' il encausait avec nous. Il était sauvé,

et arrivait avec l' arrière-garde de la caravanequ' on attendait encore. Il versait des larmes dejoie. Nous pleurions nous-mêmes, et à cause delui, et à cause des tristes retours que nousfaisions sur nos propres malheurs. Ces larmes,versées ensemble par des yeux qui ne devaientjamais se rencontrer, au foyer commun d' un ami,au milieu d' une ville où nous ne faisions tousque passer ; ces larmes unissaient nos coeurs,et nous aimions comme des amis ces hommes dontles noms même ne sont pas restés dans nos mémoires.Orage terrible pendant la nuit. Le pavillonélevé et percé de fenêtres nombreuses sans vitres,où nous couchions, tremblait comme un vaisseausous la rafale. La pluie a fondu, en peu d' instants,le toit de boue qui recouvre la terrasse dupavillon, et a inondé le plancher. Heureusementnos matelas étaient sur des planches élevéespar des caisses de Damas ; les couverturesnous ont garantis ; mais, le matin, nos habitsflottaient dans la chambre. Les orages pareils

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sont fréquents à Damas, et entraînent souvent lesmaisons dont les fondations ne sont pas enmarbre. Le climat est froid et humide pendantles mois d' hiver. Des neiges abondantes tombentdes montagnes. Cet hiver, la moitié des

bazars a été enfoncée par le poids des neiges,et les routes interceptées pendant deux mois.Les chaleurs de l' été sont, dit-on, insupportables.Jusqu' ici nous ne nous en apercevons pas.Nous allumons, presque tous les soirs, desbrasiers, appelés mangales dans le pays.J' achète un second étalon arabe d' un bédouinque je rencontre à la porte de la ville. Je faissuivre le cavalier, pour entrer en marché aveclui d' une manière convenable et naturelle.L' animal, de plus petite taille que celuique j' ai acheté de l' aga, est plus fort etd' un poil plus rare, fleur de pêcher. Il estd' une race dont le nom signifie roi du jarret .On me le cède pour quatre mille piastres. Je lemonte pour l' essayer. Il est moins doux que lesautres chevaux arabes. Il a un caractère sauvageet indompté, mais paraît infatigable. Je feraiconduire Tedmor (c' est le nom arabe dePalmyre, que j' ai donné au cheval de l' aga)par un de mes saïs à pied. Je monterai Scham pendant la route. Scham est le nom arabede Damas.Un chef de tribu de la route de Palmyre, mandépar M Baudin, est arrivé ici ; il se charge deme conduire à Palmyre et de me ramener sain etsauf, mais à condition que je serai seul et vêtuen bédouin du désert ; il laissera son fils enotage à Damas jusqu' à mon retour. Nous délibérons ;je désirais vivement voir les ruines de Tedmor :cependant, comme elles sont moins étonnantesque celles de Balbek, qu' il faut au moins dix

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jours pour aller et revenir, et que ma femmene peut m' accompagner ; comme le moment derejoindre les bords de la mer, où notre vaisseaudoit nous attendre, est arrivé, je renonce àregret à cette

course dans le désert, et nous nous préparons àrepartir le surlendemain.6 avril 1833.Partis de Damas à huit heures du matin ; traverséla ville et les bazars encombrés par la foule ;entendu quelques murmures et quelques apostrophesinjurieuses : on nous prend pour des renfortsd' Ibrahim. Sortis de la ville par une autreporte que celle par laquelle nous sommes arrivés ;longé des jardins délicieux par une route aubord d' un torrent, ombragée d' arbres superbes ;gravi la montagne où nous avions eu une si belleapparition de Damas ; halte pour la contemplerencore, et en emporter l' éternelle image. Jecomprends que les traditions arabes placent àDamas le site du paradis perdu : aucun lieu dela terre ne rappelle mieux l' éden. La vasteet féconde plaine, les sept rameaux du fleuvebleu qui l' arrosent, l' encadrement majestueuxdes montagnes, les lacs éblouissants quiréfléchissent le ciel sur la terre, la situationgéographique entre les deux mers, la perfectiondu climat, tout indique au moins que Damas aété une des premières villes bâties par lesenfants des hommes, une des haltes naturelles del' humanité errante dans les premiers temps ;c' est une de ces villes écrites par le doigtde Dieu sur la terre, une capitale prédestinéecomme

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Constantinople. Ce sont les deux seules cités quine soient pas arbitrairement jetées sur la carted' un empire, mais invinciblement indiquées par laconfiguration des lieux. Tant que la terreportera des empires, Damas sera une grandeville, et Stamboul la capitale du monde ; àl' issue du désert, à l' embouchure des plainesde la Coelésyrie et des vallées de Galilée,d' Idumée et du littoral des mers de Syrie,il fallait un repos enchanté aux caravanesde l' Inde : c' est Damas. Le commerce y aappelé l' industrie : Damas est semblable àLyon, une vaste manufacture ; la populationest de quatre cent mille âmes selon les uns,de deux cent mille selon les autres. Je l' ignore,et il est impossible de le savoir, on ne peutque le conjecturer : en orient, pas derecensement exact ; il faut juger de l' oeil.Au mouvement de la foule qui inonde les rueset les bazars, au nombre d' hommes armés quis' élancent des maisons au signal des révolutionsou des émeutes, à l' étendue de terrain que lesmaisons occupent, je pencherais à croire que cequi est renfermé dans ses murs peut s' éleverde trois à quatre cent mille âmes. Mais si l' onne limite pas arbitrairement la ville, si l' oncompte au nombre des habitants tous ceux quipeuplent les immenses faubourgs et villagesqui se confondent à l' oeil avec les maisons etjardins de cette grande agglomération d' hommes,je croirais que le territoire de Damas ennourrit un million. J' y jette un dernier regard,avec des voeux intérieurs pour M Baudin et leshommes excellents qui y ont protégé et charménotre séjour ; et quelques pas de nos chevauxnous font perdre pour jamais les cimes deses arbres et de ses minarets.L' arabe qui marche à côté de mon cheval memontre à

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l' horizon un grand lac qui brille au pied desmontagnes, et me raconte une histoire dont jecomprends quelques mots et que mon drogmanm' interprète.Il y avait un berger qui gardait les chamellesd' un village aux bords de ce lac, dans un cantondésert et inhabité de cette haute montagne. Unjour, en abreuvant son troupeau, il s' aperçutque l' eau du lac fuyait par une issue souterraine,et il la ferma avec une grosse pierre ; mais ily laissa tomber son bâton de berger. Quelquetemps après, un fleuve tarit dans une desprovinces de la Perse. Le sultan, voyantson pays menacé de la famine par le manque d' eaupour les irrigations, consulta les sages deson empire, et, sur leur avis, il envoya desémissaires dans tous les royaumes environnants,pour découvrir comment la source de son fleuveavait été détournée ou tarie. Ces ambassadeursportaient le bâton du berger, que le fleuveavait apporté. Le berger se trouvait à Damasquand ces envoyés y parurent ; il se souvintde son bâton tombé dans le lac ; il s' approcha,et le reconnut entre leurs mains ; il compritque son lac était la source du fleuve, et quela richesse et la vie d' un peuple étaient entreses mains. " que fera le sultan pour celui quilui rendra son fleuve ? Demanda-t-il auxenvoyés. -il lui donnera, répondirent-ils, safille et la moitié de son royaume.-allez donc, répliqua-t-il ; et avant que voussoyez de retour, le fleuve perdu arrosera laPerse et réjouira le coeur du sultan. " le bergerremonta dans les montagnes, ôta la grosse pierre ;et les eaux, reprenant leur cours par ce canalsouterrain, allèrent remplir de nouveau le litdu fleuve. Le sultan envoya de nouveauxambassadeurs avec sa fille à l' heureux berger, et

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lui donna la moitié de ses provinces.

Ces traditions merveilleuses se conservent avecune foi entière parmi les arabes ; aucun d' euxne doute, parce que l' imagination ne doute jamais.7 avril.Campé le soir sur le penchant d' une hautemontagne, après huit heures de marche dans unpays montueux, nu, stérile et froid. Nous sommesatteints par une caravane moins nombreuse quela nôtre : c' est le cadi de Damas, envoyétous les ans de Constantinople, qui retournes' embarquer à Alexandrette. Ses femmes et sesenfants voyagent dans un coffre double, posésur le dos d' un mulet ; il y a une femme etplusieurs petits enfants dans chaque moitiédu coffre ; tout est voilé. Le cadi marcheà un quart d' heure derrière ses femmes,accompagné de quelques esclaves à cheval.Cette caravane nous dépasse, et va camperplus loin.Rude journée de dix heures de marche, par unfroid rigoureux et dans des vallées complétementdésertes ; marché une heure dans le lit d' untorrent où les grosses pierres roulées desmontagnes interceptent à chaque moment lesentier des chevaux ; je monte une heure ou deuxmon beau cheval Tedmor , pour reposerScham . Malgré deux jours de

route fatigante, ce magnifique animal vole commeune gazelle sur le terrain rocailleux du désert ;en un instant il a devancé les meilleurs coureursde la caravane ; il est doux et intelligentcomme le cygne, dont il a la blancheur etl' encolure. Je veux le ramener en Europe avec

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Scham et Saïde. Aussitôt que je suis descendu,il m' échappe, et va bondissant rejoindre l' arabeMansours , qui le soigne et le conduit ; ilpose sa tête sur ses épaules comme un chiencaressant ; il y a fraternité complète entrel' arabe et le cheval, comme entre nous et lechien. Mansours et Daher, mes deux principauxsaïs arabes, que j' ai pris aux environs deBayruth et qui sont à mon service depuis prèsd' un an, sont les plus fidèles et les plusdoux des hommes : sobres, infatigables, intelligents,attachés à leur maître et à leurs chevaux, toujoursprêts à combattre avec nous, si un périls' annonce. Que ne ferait pas un chef habile avecune pareille race d' hommes ? Si j' avais le quartdes richesses de tel banquier de Paris ou deLondres, je renouvellerais en dix ans la facede la Syrie : tous les éléments d' unerégénération sont là ; il ne manque qu' une mainpour les réunir, un coup d' oeil pour poserune base, une volonté pour y conduire un peuple.Couchés dans une espèce d' hôtellerie isoléedans une plaine élevée, par un froid extrême,nous trouvons un peu de bois pour allumerun feu dans la chambre basse où nous étendonsnos tapis ; nos provisions de Damas sontépuisées ; nous faisons pétrir un peu de farined' orge destinée à nos chevaux, et nous mangeonsces galettes amères et noirâtres.Partis au jour ; marché douze heures ; arrivés,toujours

par un pays stérile et dépeuplé, à un petitvillage où nous trouvons un abri, des pouleset du riz. La pluie nous a inondés tout lejour ; nous ne sommes plus qu' à huit heuresde route de la vallée de Bkâ ; mais nousl' abordons par son extrémité orientale, et

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beaucoup plus bas que Balbek.Arrivés à trois heures après midi en vue dudésert de Bkâ. Halte et hésitation dans lacaravane. La plaine, depuis le point où noussommes jusqu' au pied du Liban, qui se dressecomme un mur de l' autre côté, ressemble à un lacimmense, du milieu duquel surgissent quelquesîles noirâtres, des cimes d' arbres submergéset de vastes ruines antiques, sur une collineà trois lieues de nous. Comment se lancersans guides, au hasard, dans cette plaineinondée ? Il le faut cependant, sous peine dene plus passer demain ; car la pluie continue,et les torrents versent de toutes parts leurseaux dans le désert. Nous marchons pendantdeux heures sur des parties plus élevées dela plaine, qui nous approchent de la colline,où les grandes ruines du temple nous apparaissent.Nous laissons à notre gauche ces débrisinconnus de quelque ville, sans nom aujourd' hui,contemporaine de Balbek. Des tronçons decolonnes gigantesques

ont roulé sur les flancs de la colline, etsont couchés dans la boue à nos pieds. Le jourbaisse, la pluie augmente, et nous n' avonspas le temps de monter au temple. Cette collinepassée, nous ne marchons plus que dans l' eaujusqu' aux genoux de nos chevaux. à chaqueinstant, un de nos mulets glisse et rouleavec nos bagages dans les fossés, d' où nosmoukres le retirent avec peine. Nous faisonsmarcher un arabe à vingt pas en avant de lacaravane, pour sonder le terrain ; mais,arrivés au milieu de la plaine, à l' endroit oùle ruisseau de Balbek a creusé son lit, lesol nous manque, et il faut traverser à la nageun intervalle de trente à quarante pieds. Mes

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arabes, se jetant à l' eau et soutenant la têtedes chevaux, parviennent à passer ma femme etune femme de chambre anglaise qui l' accompagne ;nous passons nous-mêmes à la nage, et nous touchonstous la rive opposée. La nuit est presque complète :nous nous hâtons de traverser le reste de lavallée, pendant que nous avons assez decrépuscule pour nous guider.Nous passons près d' une ou deux masures habitéespar une tribu féroce d' arabes de Balbek. S' ilsnous attaquaient dans ce moment, nous serionsà leur merci : toutes nos armes sont hors d' étatde faire feu. Les arabes nous regardent du hautde leurs terrasses, et ne descendent pas dansle marais. Enfin, au moment où la nuit tombesur nous, la plaine commence à se relever, etnous sommes à sec sur les bords qui touchent auLiban. Nous nous dirigeons sur la lumièrelointaine qui scintille à trois lieues de nous,dans une gorge de montagne : ce doit être laville de Zarklé. Accablés de lassitude, transisde froid et mouillés jusqu' aux os, nousatteignons enfin les premières collines quiportent

la ville. Là, en nous appelant et en nous comptant,nous nous apercevons qu' un de nos amis,M De Capmas, nous manque. On s' arrête, onappelle, on tire quelques coups de fusil : rienne répond. Nous détachons deux cavaliers pouraller à la recherche, et nous entrons dansZarklé. Il nous faut une heure pour remonterun fleuve qui traverse la ville, et pour trouverun pont unique, qui va d' un quartier à l' autre.Nos chevaux épuisés peuvent à peine se tenirsur le pavé glissant de ce pont à pic et sansparapet. Enfin, la maison de l' évêque grecnous reçoit. On allume des feux de broussailles

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dans les huttes qui entourent la cour.L' évêque nous prête quelques nattes et quelquestapis. Nous nous séchons.Les deux arabes envoyés à la recherche de notreami reviennent avec lui. On l' apporte, presqueévanoui, à côté du foyer ; il revient à lui.Nous trouvons au fond de nos caisses, inondéesd' eau, une bouteille de rhum ; l' évêque nousprocure du sucre ; nous ranimons, avec quelquesverres de punch, notre compagnon mourant, pendantque nos arabes nous préparent le pilau. Le pauvreévêque n' a absolument que l' abri à nous offrir :encore la curiosité des femmes et des enfantsde Zarklé est telle, qu' à chaque instant ilsencombrent la cour et enfoncent les portes denos chambres pour voir les deux femmes franques.Je suis obligé de mettre deux arabes armés à laporte de la cour, pour en interdire l' entrée.Le lendemain, repos à Zarklé pour sécher noshabits et renouveler nos provisions de route,gâtées par l' inondation de la veille. Zarkléest une ville toute chrétienne,

fondée depuis peu d' années dans une gorge, surles dernières racines du Liban ; elle doit sonrapide et prodigieux accroissement aux famillespersécutées des chrétiens arméniens et grecsde Damas et de Homs. Elle compte environhuit à dix mille habitants, fait un grandcommerce de soie, et s' augmente tous les jours.Protégée par l' émir Beschir, souverain duLiban, elle n' est plus inquiétée par lesexcursions des tribus de Balbek et del' Anti-Liban. Les habitants, industrieux,agricoles et actifs, cultivent admirablementles collines qui descendent de la ville dansla plaine, et se hasardent même à cultiver lesparties du désert les plus rapprochées. L' aspect

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de la ville est très-extraordinaire : c' estune réunion confuse de maisons noires, bâtiesen terre, sans symétrie et sans régularité,sur deux pentes rapides de deux coteauxséparés par un fleuve. La gorge, d' où le fleuvedescend avant de couler dans la ville et dans laplaine, est un large et profond encaissementde rochers perpendiculaires qui s' écartent pourlaisser passer le torrent ; il roule de plateauxen plateaux, et forme trois ou quatre cascadesen larges nappes, qui occupent toute la largeurde ces plateaux, gradins successifs. L' écume dutorrent couvre entièrement les rochers, et lesbruits de ses chutes remplissent les rues deZarklé d' un murmure sourd et continuel. Quelquesmaisons assez élégantes brillent entre la verduredes peupliers et des hautes vignes, au-dessusdes chutes du fleuve. Là est la maison de refugede notre ami Baudin ; une autre est un couventde moines maronites. Le fleuve, après avoirtraversé les maisons de la ville, qui sontgroupées et suspendues de la manière la plusbizarre sur ses hautes rives, et pendantes surson lit, va arroser des terres et des prairiesétroites, où l' industrie des

habitants distribue ses eaux en mille ruisseaux.Des rideaux de hauts peupliers de Perses' étendent à perte de vue sur son cours, etdirigent l' oeil, comme une avenue verdoyante,jusque sur le désert de Balbek et sur les cimesneigeuses de l' Anti-Liban. Presque tous leshabitants sont des grecs syriaques ou des grecsde Damas. Les maisons ressemblent à de misérableshuttes de paysans de Savoie ou de Bresse ;mais dans chaque maison on voit une boutique,un atelier, où des selliers, des armuriers, deshorlogers même, travaillent, avec des instruments

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grossiers, à des ouvrages de leur état.Le peuple nous a paru bon et hospitalier.L' aspect d' étrangers comme nous, bien loin deles effrayer ou de les émouvoir, semblait leurêtre agréable. Ils nous ont offert tous lespetits services que notre situation comportait,et paraissaient fiers de la prospérité croissantede leur ville. Zarklé semble le premier appendiced' une grande ville de commerce, destinée à faireface à Damas pour le commerce de la racechrétienne avec la race mahométane. Si la mortde l' émir Beschir ne détruit pas l' unité dedomination qui fait la force du Liban, Zarklé,d' ici à vingt ans, sera la première ville deSyrie. Toutes dépérissent : elle seule croît ;toutes dorment : elle seule travaille. Le géniegrec porte partout le principe d' activité quiest dans le sang de cette race européenne. Maisl' activité du grec asiatique est utile etféconde ; celle du grec de la Morée et des îlesn' est qu' une stérile agitation. L' air d' Asieadoucit le sang des grecs : là, c' est un peupleadmirablement doux ; mais ailleurs, il est fortsouvent barbare. Il en est de même pour labeauté physique de la race. Les femmes grecquesde l' Asie

sont le chef-d' oeuvre de la création, l' idéalde la grâce et de la volupté des yeux. Lesfemmes grecques de la Morée ont des formespures, mais dures, et des yeux dont le feu,âpre et sombre, n' est pas assez tempéré parla douce mollesse de l' âme et la sensibilitédu coeur : les yeux des unes sont un charbonardent ; les yeux des femmes de l' Asie sontune flamme voilée de vapeurs humides.Le pauvre évêque grec de Zarklé est d' une familled' Alep, où il a passé sa vie dans l' élégance et

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la mollesse des moeurs de cette ville, l' Athènesde l' Asie : il se trouve comme exilé dans cetteville, sans société et sans ressources morales.Ses manières ont conservé la dignité des manièresexquises des aleppins ; mais, dans l' extrêmedénûment où il est, il ne peut nous offrir queson humble gîte. Nous parlons italien avec lui.Je lui fais en partant une aumône de cinq centspiastres pour ses pauvres ou pour lui-même ; caril semblait dans un état voisin de la misère.Quelques livres arabes et grecs, jetés confusémentdans sa chambre, et un vieux coffre contenantses magnifiques pelisses et ses vêtementsépiscopaux, étaient toute sa richesse.Je pris des guides à Zarklé pour franchir leLiban, par

des sentiers inconnus. La route ordinaire étaitinterceptée par la prodigieuse quantité de neigetombée pendant cet hiver. Nous montâmes d' abord,par des pentes assez douces, à travers descollines cultivées en vignes et en mûriers.Bientôt nous arrivâmes à la région des rocherset des torrents sans lits ; nous en passâmes unetrentaine au moins dans l' espace de six heures.Ils courent sur des pentes si rapides, qu' ilsn' ont pas le temps de se creuser un lit : c' estun rideau d' écume qui glisse sur le roc nu, etqui passe avec la rapidité des ailes de l' oiseau.Le ciel se couvrait de nuages pâles quiinterceptaient déjà la lumière, quoique le jourfût peu avancé ; nous étions complétement noyésdans ces vagues roulantes de nuages, et souventnous n' apercevions pas la tête de la caravaneenfoncée dans ces avenues ténébreuses. La neigeaussi commençait à tomber à larges flocons, etcouvrait la trace des sentiers que cherchaientvainement nos guides ; nous soutenions avec

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peine nos chevaux fatigués, et dont les fersglissaient sur les rebords escarpés que nousétions obligés de suivre. Le magnifique horizoninférieur de la vallée de Balbek et des cimesde l' Anti-Liban, avec les grandes ruines destemples de Bkâ, frappés de la lumière, ne nousapparaissaient que par moments, à travers deséchappées de nuages fendus ; il semblait quenous naviguions dans le ciel, et que le piédestald' où nous voyions la terre ne lui appartenaitplus. Cependant les vents sonores qui dormaientdans les profondes et hautes gorges des montagnescommençaient à rendre des sons lugubres etsouterrains, semblables au mugissement d' uneforte mer après la tempête ; ils passaientcomme des foudres, tantôt sur nos têtes, tantôtdans des régions

inférieures, sous nos pieds, roulant, comme desfeuilles mortes, des masses de neige et desvolées de pierres, et même d' assez gros blocs deroche, de même que si la bouche d' un canonles avait lancés ; deux de nos chevaux enfurent atteints, et roulèrent avec nos bagagesdans le précipice. Aucun de nous ne fut frappé ;mes jeunes étalons arabes qu' on menait en mainsemblaient pétrifiés de terreur ; ils s' arrêtaientcourt, levaient les naseaux, et jetaient, nonpas des hennissements, mais des cris gutturauxsemblables à des râlements humains ; nousmarchions serrés, pour nous surveiller et nousassister en cas d' accident. La nuit devenaitde plus en plus noire, et la neige qui battaitnos yeux nous enlevait le peu de lumière quipouvait nous guider encore. Les tourbillons devent remplissaient toute la gorge où nous étionsde neige tournoyante qui s' élevait en colonnesjusqu' au ciel, et retombait en nappes immenses

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comme l' écume des grandes vagues sur les écueils ;il y avait des moments où il était impossiblede respirer ; nos guides s' arrêtaient à chaqueinstant, hésitaient, et tiraient des coups defusil pour nous diriger ; mais le vent furieuxne laissait rien retentir, et la détonationde nos armes ressemblait au léger claquementd' un fouet. Cependant, à mesure que nous nousenfoncions davantage dans cette haute gorge desdernières croupes du Liban, nous entendions aveceffroi un mugissement grave, continu, sourd, quicroissait de moment en moment, et formait commela basse de ce concert horrible des élémentsdéchaînés ; nous ne savions à quoi l' attribuer ;il semblait qu' une partie de la montagne s' écroulait,et roulait en torrents de rochers. Les nuagesépais et rasant le sol nous cachaient tout ; nousne savions où nous étions, lorsque nous vîmespasser tout à coup, à côté de nous, des

chevaux sans cavaliers et des mulets sans charges,avec plusieurs chameaux qui s' enfuyaient surles flancs de neige de la montagne.Bientôt les arabes, poussant des cris, lessuivirent ; ils nous avertirent de nous arrêter,nous montrant de la main, à quarante ou cinquantepas au-dessous de nous, une masure adossée àun bloc de rocher, que les nuages nous avaientcaché jusque-là : une colonne de fumée et la lueurd' un foyer sortaient de la porte de cettecabane, dont le toit, en énormes branches decèdre, venait d' être à moitié emporté parl' ouragan, et pendait sur le mur ; c' était leseul asile qu' il y eût pour nous sur cettepartie du Liban : le kan de Murat-Bey ; unpauvre arabe l' habite pendant l' été, pour offrirde l' orge et un abri aux caravanes de Damasqui vont par cette route en Syrie. Nous y

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descendîmes avec peine par des degrés de rochecachés sous un pied de neige ; le torrent quicoule à cent pas au-dessous du kan, et qu' il fauttraverser pour gravir la dernière région desmontagnes, était devenu tout à coup un fleuveimmense qui roulait avec ses eaux des blocsde pierre et des débris de la tempête. Surprissur ses bords par les tourbillons de vent età demi ensevelis sous la neige, les arabes quenous avions rencontrés avaient jeté lesfardeaux de leurs chameaux et de leurs mulets,et les avaient laissés sur la place pour sesauver au kan de Murat. Nous le trouvâmesrempli de ces hommes et de leurs montures ;aucune place pour nous ni pour nos chevaux.Cependant, à l' abri du bloc de rocher plus grandqu' une maison, le vent se faisait moins sentir,et les nuées de neige, emportées de la cime duLiban, qui passaient sur nos têtes pour allers' abattre dans la plaine, commençaient

à devenir moins épaisses, et nous laissaient, parintervalles, apercevoir un coin du ciel oùbrillaient déjà des étoiles. Le vent tomba bientôttout à fait ; nous descendîmes de cheval ; nouscherchâmes à nous faire un abri pour passer,non-seulement la nuit, mais plusieurs jourspeut-être, si le torrent, que nous entendionssans le voir, continuait à fermer le passage.Sous les murs du kan écroulé, à l' abri d' unepartie des branches de cèdre qui formaienttout à l' heure le toit, il y avait un espacede dix pieds carrés, encombré de neige et deboue : nous balayâmes la neige ; il restaitun pied de fange molle où nous ne pouvions posernos tapis ; nous arrachâmes du toit quelquesbranches d' arbre, que nous étendîmes comme uneclaie sur le sol délayé ; ces bûches empêchaient

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nos nattes de tremper dans l' eau ; nos matelas,nos tapis, nos manteaux, formaient un secondplancher ; nous allumâmes un feu dans un coin decet abri, et nous passâmes ainsi la longuenuit du 7 au 8 avril 1833.De temps en temps l' ouragan assoupi se réveillait ;il semblait que la montagne s' écroulait surelle-même ; l' énorme rocher auquel était adosséle kan tremblait comme un tronc d' arbre secouépar la rafale, et les mugissements du torrentremplissaient la mer et le ciel de hurlementslamentables. Nous finîmes cependant par nousendormir, et nous nous réveillâmes tard, auxrayons éclatants d' un soleil serein sur la neige.Les arabes, nos compagnons, étaient partis ; ilsavaient heureusement tenté de traverser letorrent ; nous les aperçûmes de loin, gravissantles collines où nous devions les

suivre. Nous partîmes aussi ; nous marchâmesquatre heures dans une vallée supérieure oùnous ne voyions, comme au sommet du mont blanc,que la neige sous nos pas et le ciel sur nostêtes. L' éblouissement des yeux, le silencemorne, le péril de chaque pas sur ces désertsde neige récente, sans aucun sentier tracé,font du passage de ces hauts piliers dela terre, épine dorsale d' un continent, unmoment solennel et religieux. On observeinvolontairement chaque point de l' horizon etdu ciel, chaque phénomène de la nature ; j' envis un qui me frappa comme une belle image, etque je n' avais encore jamais observé. Tout àfait au sommet du Liban, sur les flancs d' unmamelon abrité à demi du soleil du matin, jevis un magnifique arc-en-ciel, non pas élancéen pont aérien, et unissant le ciel à la cimede la montagne, mais couché sur la neige et

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roulé en cercles concentriques, comme un serpentaux couleurs éclatantes ; c' était comme le nidde l' arc-en-ciel, surpris à la cime la plusinaccessible du Liban. à mesure que le soleilmontait et rasait de ses rayons blancs lemamelon, les cercles de l' arc-en-ciel auxmille couleurs ondoyantes semblaient remuer et sesoulever ; l' extrémité de ces volutes lumineusess' élevait en effet de la terre, montait vers leciel de quelques toises comme si elle eûtessayé de s' élancer vers le soleil, et fondait envapeurs blanchâtres et en perles liquides quiretombaient autour de nous.Nous nous assîmes au delà de la région des neiges,pour sécher au soleil nos souliers mouillés ;nous commencions à apercevoir les profondes etnoires vallées des maronites ; en deux heuresnous fûmes descendus au village de Hamana,assis au sommet de la magnifique vallée de cenom, et où

nous avions déjà couché en allant à Damas. Lescheik nous fit donner trois maisons du village.Le soleil du soir brillait sous les largesfeuilles du mûrier et du figuier ; des hommesrentraient avec leurs charrues du labourage ;des femmes, des enfants circulaient dans leschemins entre les maisons, et nous saluaientavec un sourire d' hospitalité ; les bestiauxrevenaient des champs avec leurs clochettes ;les pigeons et les poules couvraient les toitsdes terrasses, et les cloches de deux églisesmaronites tintaient lentement à travers lescimes de cyprès, pour annoncer les cérémoniespieuses du lendemain, qui était un dimanche ;c' était l' aspect, le bruit et la paix d' unbeau village de France ou d' Italie, que nousretrouvions tout à coup au sortir des précipices

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du Liban, des déserts de Balbek, des ruesinhospitalières de Damas : jamais transition nefut peut-être si rapide, si douce ; nousrésolûmes de passer le dimanche parmi ce beauet excellent peuple, et de nous reposer unjour de nos longues fatigues.Journée passée à Hamana : le scheik et lemarché du village nous fournissent des provisionsabondantes ; les femmes de Hamana viennent nousvisiter tout le jour ; elles sont infinimentmoins belles que les syriennes des bords de lamer ; c' est la race maronite pure ; elles onttoutes l' apparence de la force et de la santé,mais les traits trop prononcés, l' oeil un peudur, le teint trop coloré ; leur costume estun pantalon blanc, et par-dessus une longuerobe de drap bleu, ouverte sur le devantet laissant le sein nu ; des colliers depiastres innombrables pendent autour du cou,sur la gorge et derrière les épaules. Les femmesmariées complètent ce costume par une corne d' argentd' environ un pied et quelquefois

un pied et demi de longueur, qu' elles fixentsur leurs cheveux tressés, et qui s' élèveau-dessus du front un peu obliquement. Cettecorne, sculptée et ciselée, est recouverte parl' extrémité d' un voile de mousseline qu' elles ysuspendent, et dont elles se couvrent quelquefoisle visage ; elles ne quittent jamais cette corne,même pour dormir. Ce bizarre usage, dont on nepeut chercher l' origine que dans les aberrationsde l' esprit humain, les défigure, et alourdittous les mouvements de la tête et du cou.9 avril.Partis de Hamana, par une matinée voilée debrouillards, à cinq heures du matin. Marchédeux heures sur des pentes escarpées et nues

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des hautes arêtes du Liban descendant versles plaines de Syrie. La vallée, que nouslaissons à droite, se creuse et s' élargit deplus en plus sous nos pieds. Elle peut avoirlà environ deux lieues de largeur et unelieue au moins de profondeur. Les vaguestransparentes des vapeurs du matin se promènentmollement comme des lames de mer sur sonhorizon, et ne laissent passer au-dessus d' ellesque les hautes cimes de mamelons, les têtes decyprès, et quelques tours de villages et demonastères maronites ; mais bientôt la brisede mer, qui se lève et monte insensiblementavec le soleil, déroule lentement toutes ces

vagues de vapeurs, et les replie en voilesblancs qui vont se coller et se confondre auxcimes de neige, sur lesquelles elles formentde légères taches grises. La vallée apparaîttout entière. Pourquoi l' oeil n' a-t-il pas unlangage qui peigne d' un seul mot, comme ilvoit d' un seul regard ?Je voudrais garder éternellement dans ma mémoireles scènes et les impressions incomparables de lavallée de Hamana. Je suis au-dessus d' un desmille torrents qui sillonnent ses flancs de leurécume bondissante, et vont, à travers les blocsde rochers, de prairies suspendues, les troncsde cyprès, les rameaux de peupliers, les vignessauvages et les noirs caroubiers, glisserjusqu' au fond de la vallée et se joindre aufleuve central, qui la suit dans toute sa longueur.La vallée est si profonde que je n' en vois pasle fond ; j' entends seulement monter par intervallesles mille bruissements de ses eaux et de sesfeuillages, les mugissements de ses troupeaux, lesvolées lointaines et argentines des cloches deses monastères. L' ombre du matin est encore au

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fond du lit de la gorge où bondit le torrentprincipal. çà et là, au détour de quelquesmamelons, j' aperçois la blanche ligne d' écumequ' il trace dans cette ombre noirâtre. Du mêmecôté de la vallée où nous sommes, je vois monter,à un quart de lieue de distance les uns des autres,trois ou quatre larges plateaux semblables à despiédestaux naturels ; leurs flancs paraissentà pic, et sont de granit grisâtre. Ces plateaux,d' une demi-lieue de tour, sont entièrement couvertsde forêts de cèdres, de sapins et de pins-parasolsà larges têtes ; on distingue les grands troncsélancés de ces arbres, entre lesquels circuleet joue la lumière du matin. Leurs feuillagesnoirs et immobiles sont interrompus de temps entemps par

les légères colonnes de fumée bleue des cabanesdes laboureurs maronites, et par les petitesogives de pierre où est suspendue la cloche desvillages. Deux vastes monastères, dont les mursbrillent comme du bronze cuivré, s' étendent surdeux de ces plateaux de pins. Ils ressemblent àdes forteresses du moyen âge. On aperçoit, aubas des couvents, des moines maronites, revêtusde leur capuchon noir, qui labourent entre lesceps de vigne et les grands châtaigniers.Deux ou trois villages, groupés autour demamelons de rochers, pyramident plus bas encore,comme des ruches autour des troncs de vieux arbres.à côté de chaque chaumière s' élèvent quelquestouffes de verdure plus pâle : ce sont desgrenadiers, des figuiers ou des oliviers, quicommencent à fructifier à cet échelon de lavallée ; l' oeil s' abîme au delà, dans l' ombreimpénétrable du fond de la gorge. S' il franchitcette ombre et s' élève sur le flanc opposé desmontagnes, il voit, dans quelques parties, des

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murailles perpendiculaires de roche granitiquequi s' élancent jusqu' aux nuages. Au-dessus de cesmurailles, qui semblent crénelées par la nature,il aperçoit des plateaux de la plus splendidevégétation, des cimes de sapins pendant sur lesrebords de ces abîmes, d' immenses têtes desycomores qui forment de larges taches sur leciel ; et derrière ces créneaux de végétation,encore des clochers de villages et de monastèresdont on ne peut deviner l' accès. à d' autres endroits,les flancs de granit des montagnes sont brisés enlarges échancrures où le regard se perd dans lanuit des forêts, et ne distingue çà et là quedes points lumineux et mobiles, qui sont leslits des torrents et les petits lacs des sources.

Ailleurs, les roches cessent tout à coup ;d' immenses bastions arrondis les flanquent commedes fortifications éternelles, et terminent leursangles en tours et en tourelles. Des valléesélevées, et que l' oeil sonde à peine, s' ouvrentet s' enfoncent entre les remparts de neige etde forêts ; là descend le principal torrentde Hamana, que l' on voit ruisseler d' abordcomme une gouttière du vaste toit de neige, puisse perdre dans le bassin retentissant descascades, où il se divise en sept ou huitrameaux étincelants, puis disparaître derrièredes blocs et des mamelons noirâtres, puisreparaître en un seul ruban d' écume, qui seplie et se déplie au gré des mouvements du solsur les pentes lentes ou rapides de ses collines.Il s' enfonce enfin dans la vallée principale, ety tombe par une nappe de cent pas de largeet de deux cents pieds d' élévation. Son écume,qui remonte et que le vent souffle çà et là,couvre d' arcs-en-ciel flottants les cimesdes larges pins qui bordent cette chute. -à

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ma gauche, la vallée, en descendant vers lesrives de la mer, s' élargit, et présente auregard les flancs de ses collines, plus boiséeset plus cultivées ; son fleuve serpente entredes mamelons couronnés de monastères et devillages. Plus loin, les palmiers de la plaineélèvent, derrière des collines basses d' oliviers,leurs panaches de vert jaune, et entrecoupent lalongue ligne de sable doré qui borde la mer.Le regard va se perdre enfin dans un lointainindécis, entre le ciel et les vagues.Les détails de ce magique ensemble ne sont pasmoins attachants que le coup d' oeil général. àchaque détour de rochers, à chaque sommet decollines où le sentier vous porte, vous trouvezun horizon nouveau, où les eaux, les

arbres, le rocher, les ruines de ponts oud' aqueducs, les neiges, la mer ou le sable defeu du désert, encadrés d' une manière inattendue,arrachent une acclamation de surprise etd' éblouissement. J' ai vu Naples et ses îles, lesvallées des Apennins et celles des Alpes, deSavoie et de Suisse ; mais la vallée deHamana et quelques autres vallées du Libaneffacent tous ces souvenirs. L' énormité desmasses de rochers, les chutes multipliées deseaux, la pureté et la profondeur du ciel,l' horizon des vastes mers qui les terminepartout, le pittoresque des lignes de villageset de couvents maronites suspendus, comme desnids d' hommes, à des hauteurs que le regardcraint d' aborder ; enfin la nouveauté, l' étrangeté,la couleur tantôt noire, tantôt pâle, de lavégétation ; la majesté des cimes des grandsarbres, dont quelques troncs ressemblent à descolonnes de granit ; tout cela dessine, colore,solennise le paysage, et transporte l' âme

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d' émotions plus profondes et plus religieusesque les Alpes mêmes. -tout paysage où la mern' entre pas pour élément n' est pas complet. Icila mer, le désert, le ciel, sont le cadremajestueux du tableau ; et l' oeil ravi sereporte sans cesse du fond des forêts séculaires,du bord des sources ombragées, du sommet despics aériens, des scènes paisibles de la vierurale ou cénobitique, sur l' espace bleusillonné par les navires, sur les cimes deneiges noyées dans le ciel auprès des étoiles,ou sur les vagues jaunes et dorées du désert,où les caravanes de chameaux décrivent au loinleurs lignes serpentales. C' est de ce contrasteincessant que naissent le choc des pensées, etles impressions solennelles qui font du Libandes montagnes de pierre, de poésie et de ravissements.

Même date.à midi, campé sous nos tentes, à mi-hauteur duLiban, pour laisser passer l' ardeur du jour. Onm' amène un courrier arabe qui allait me chercherà Damas. Il me remet un paquet de lettresarrivées d' Europe, qui m' annoncent ma nominationà la chambre des députés.Affliction nouvelle ajoutée à tant d' autres.Malheureusement j' ai désiré cette mission à uneautre époque, et sollicité moi-même une confianceque je ne puis, sans ingratitude, déclineraujourd' hui. J' irai ; mais combien je désireraismaintenant que ce calice passât loin de moi !Je n' ai plus d' avenir personnel dans ce dramedu monde politique et social, dont la scèneprincipale est parmi nous. Je n' ai aucune de cespassions de gloire, d' ambition et de fortune,qui sont la force impulsive des hommes politiques.Le seul intérêt que je porterai à ces délibérationspassionnées sera l' intérêt de la patrie et de

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l' humanité. La patrie et l' humanité sont desêtres abstraits pour des hommes qui veulentposséder l' heure présente, et faire triompher,à tout prix, des intérêts de famille, de casteou de parti. Qu' est-ce que la voix calme etimpartiale de la philosophie dans le tumultedes faits qui se mêlent et se combattent ? Quiest-ce qui voit l' avenir et son horizon sansbornes derrière la poussière de la lutteactuelle ? N' importe : l' homme ne choisit nison chemin ni son oeuvre ; Dieu lui donne satâche par les circonstances

et par ses convictions. Il faut l' accomplir !Mais je ne prévois pour moi qu' un martyre moraldans la douloureuse tâche qu' il m' impose aujourd' hui.J' étais né pour l' action. La poésie n' a été enmoi que de l' action refoulée ; j' ai senti, j' aiexprimé des idées et des sentiments, dansl' impuissance d' agir. Mais aujourd' hui l' actionne me sollicite plus. J' ai trop creusé les choseshumaines pour n' en pas comprendre le sens ;j' ai trop perdu, de tous les êtres auxquelsma vie active pouvait répondre, pour n' être pasdégoûté de toute personnalité dans l' action. Unevie de contemplation, de philosophie, de poésieet de solitude, serait la seule couche où moncoeur pourrait se reposer avant de se brisertout à fait.

RETOUR A BAYRUTH

10 avril 1833.

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Arrivé hier ici. Passé deux heures au couventfranciscain, près du tombeau où j' ai ensevelitout mon avenir. Le brick L' Alceste , quidoit rapporter ces restes chéris en France,n' est pas encore en vue. J' ai affrété aujourd' huiun autre brick pour nous rapporter nous-mêmes.Nous naviguons de conserve ; mais la mère aumoins ne se trouvera pas dans la chambre oùsera le corps de son enfant ! Pendant qu' onprépare les emménagements nécessaires pour letransport d' un si grand nombre de passagersdans le brick du capitaine Coulonne, nousirons visiter le Kesrouan, Tripoli

De Syrie, Latakieh, Antioche, et les cèdresdu Liban sur les derniers sommets des montagnes,derrière Tripoli.Reçu ce matin les nombreuses visites de tousnos amis de Bayruth : le gouverneur, princemaronite ; Habib Barbara, notre voisin decampagne, qui nous a montré depuis notre arrivée,et surtout depuis nos malheurs, le coeur d' unami véritable ; M Bianco, le consul de Sardaigne,et M Borda, jeune et aimable piémontais attachéau consulat, relégué, par un sort bizarre, dansles déserts de l' orient, tandis que son instruction,ses goûts, son caractère, en feraient un diplomatedistingué dans une cour policée de l' Europe ;M Laurella, consul d' Autriche ; M Farren,consul général, et M Abbot, consul spéciald' Angleterre en Syrie ; un jeune négociantfrançais, M Humann, dont la société nous aété aussi utile que douce depuis notre arrivéeici ; M Caillé, voyageur français ; M Jorel,premier drogman du consulat, jeune homme élevéen France, transporté de bonne heure en orient,qui possède les langues de la Turquie et del' Arabie comme ses langues maternelles ; probe,

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actif, intelligent, obligeant par instinct, etpour qui un service à rendre est un plaisir qu' onlui fait ; enfin M Guys, consul de France enSyrie, respectable représentant de la probiténationale dans ces contrées, où son caractère estvénéré des arabes, mais arrivé ici depuis peude temps, et que nous avons beaucoup moins vuque ses collègues.Nous emportons tous ces noms d' hommes qui nousont comblés de bonté et de pitié depuis un ande séjour parmi eux, pour leur conserver àjamais, dans des proportions diverses, souvenir,intérêt et reconnaissance. Sans la lettre

que j' ai reçue hier, sans mon vieux père dont lesouvenir me rappelle sans cesse en France, sij' avais un exil à choisir dans le monde pour yachever mes jours fatigués dans le sein de lasolitude et d' une nature enchantée, je resteraisoù je suis.13 avril 1833.Parti ce matin à quatre heures avec la mêmecaravane que j' avais formée pour Damas ; longéle rivage de la mer jusqu' au cap Batroun, -lieuxdéjà décrits ailleurs ; -couché à Djebaïldans un kan hors de la ville, sur une éminencedominant la mer. La ville n' est remarquableque par une mosquée d' architecture chrétienne,et qui fut autrefois une église bâtievraisemblablement par les comtes de Tripoli.On croit que Djebaïl est l' ancienne contréedes giblites, qui fournissaient au roi Hiramles blocs de pierre destinés à la constructiondu temple par Salomon. Le père d' Adonis avaitlà son palais, et le culte du fils était leculte de toute la Syrie environnante. à gauchede la ville, est un château très-remarquablepar l' élégance et l' élévation de ses différents

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plans de fortification : nous descendîmes dansla ville pour voir le petit port, où sebalançaient quelques barques arabes ; elleest habitée presque exclusivement par lesmaronites.

Une très-belle arabe, extrêmement parée, vintrendre visite à ma femme dans le caravansérai ;nous lui fîmes quelques petits présents. Lelendemain, nous continuâmes à longer la côteet le pied des montagnes du Castravan, quibaignait partout dans la mer ; nous couchâmessous nos tentes, dans un site admirable, àl' entrée du territoire de Tripoli. Le cheminquitte la côte, et tourne brusquement à droite ;il s' enfonce dans une vallée étroite, arroséepar un ruisseau ; à environ une lieue de la mer,la vallée se rétrécit tout à fait ; elle estentièrement fermée par un rocher de cent piedsd' élévation et de cinq à six cents pieds decirconférence : ce rocher, naturel ou tailléhors des flancs de la montagne qui le touche,porte à son sommet un château gothique parfaitementconservé, habitation des chacals et des aigles ;des escaliers taillés dans le roc vif s' élèventà des terrasses successives, couvertes de tourset de murs crénelés jusqu' à la plate-formesupérieure, d' où s' élance un donjon percé defenêtres en ogive ; la végétation s' est emparéepartout du château, des murs, des créneaux ;d' immenses sycomores ont pris racine dans lessalles, et élancent leurs larges têtes au-dessusdes toits éboulés : les lianes retombant entouffes énormes, les lierres cramponnés auxfenêtres et aux portes, les lichens qui révèlentpartout la pierre, donnent à ce beau monumentdu moyen âge l' apparence d' un château de mousseet de lierre. Une belle fontaine coule au pied

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du rocher, ombragée par trois des plus beauxarbres que l' on puisse voir ; ce sont des espècesd' ormes ; l' ombre d' un seul couvrait nos tentes,nos trente chevaux, et tous les groupes éparsde nos arabes.Le lendemain, monté une côte rapide d' un terrainblanc

et savonneux, où les chevaux pouvaient à peine setenir : du sommet, on a une vue sans bornes de toutle littoral occidental de la Syrie jusqu' augolfe d' Alexandrette et au mont Taurus, et unpeu sur la droite, des plaines d' Alep et descollines d' Antioche, avec le cours de l' Oronte.Trois heures de marche nous mènent aux portes deTripoli ; nous y étions attendus ; et à unelieue de la ville nous rencontrâmes une cavalcadede jeunes négociants francs de différentes nations,et de quelques officiers de l' armée d' Ibrahim,qui venaient au-devant de nous.Le fils de M Lombart, négociant français établià Tripoli, nous offrit l' hospitalité au nom deson père ; -nous craignîmes de lui être à charge,et nous allâmes au couvent des frères franciscains ;un seul religieux habitait cette immense demeure,et nous y reçut. Deux jours passés à Tripoli ;dîné chez M Lombart ; -bonheur de rencontrer unefamille française où tout compatriote retrouveune réception de famille ; -le soir, passé uneheure chez Mm Katchiflisse, négociants grecset consuls de Russie, famille établie de tempsimmémorial à Tripoli De Syrie, où elle possèdeun magnifique palais. Madame et MesdemoisellesKatchiflisse sont les trois personnes les pluscélèbres de Syrie pour leur beauté et pour lecharme des manières, mélange piquant de la réserveasiatique avec le gracieux abandon des femmesgrecques, et la politesse accomplie des femmes les

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plus élégantes de l' Europe : elles nous reçurentdans un vaste salon voûté, éclairé par une coupole,et rafraîchi par un bassin d' eau courante ; ellesétaient assises sur un divan semi-circulaire quirégnait au fond de la salle ; tout était couvertde riches tapis, et les tapis couverts eux-mêmes

de narguilés, de pipes, de vases de fleurs et desorbets. Ces trois femmes, vêtues du costumeoriental, offraient chacune, dans leur caractèrede beauté, l' ensemble le plus admirable qu' unoeil d' homme puisse contempler ; nous passâmesune soirée délicieuse dans leur conversation, etnous promîmes de les revoir au retour.Le scheik d' éden, dernier village habité ausommet du Liban, était oncle, par sa mère, deM Mazoyer, mon interprète. Averti par son neveude notre arrivée à Tripoli, le vénérable scheikdescendit des montagnes avec son fils aîné et unepartie de ses serviteurs ; il vint me rendrevisite au couvent des franciscains, et m' offritl' hospitalité chez lui, à éden. D' éden auxcèdres de Salomon il n' y avait plus que troisheures de marche, et si les neiges qui couvraientencore la montagne nous le permettaient, nouspourrions aller de là visiter ces arbres séculairesqui ont répandu leur gloire sur tout le Liban, etqui sont contemporains du grand roi. Nousacceptâmes, et le départ fut fixé au lendemain.à cinq heures du matin nous étions à cheval. Lacaravane, plus nombreuse encore qu' à l' ordinaire,était précédée du scheik d' éden, admirable vieillarddont l' élégance de manières, la politesse noble etfacile, et le magnifique costume, étaient bienloin de rappeler un chef arabe ; on eût dit unpatriarche marchant à la tête de sa tribu : ilmontait une jument du désert, dont le poil baidoré et la crinière flottante auraient fait la

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digne monture d' un héros de la Jérusalem ;son fils et ses principaux serviteurs caracolaientsur des étalons magnifiques, à quelques pasdevant lui ;

nous venions ensuite, puis la longue file de nosmoukres et de nos saïs.La sortie de Tripoli offre un admirable pointde vue ; on suit les bords d' un fleuve encaisséentre deux collines ; les plus beaux arbres etdes forêts de grands orangers ombragent les bordsde l' eau ; un kiosque public, bâti sous cesarbres, offre sa terrasse embaumée aux promeneurs ;on y vient fumer et prendre le café, pour respirerla fraîcheur du lit du fleuve ; de là, par uneéchappée, on aperçoit la mer, qui est à unedemi-lieue de la ville ; les belles tours carrées,bâties par les arabes, aux deux flancs du port,et les nombreux navires qui sont dans la rade.Nous traversâmes une large plaine cultivée etplantée d' oliviers ; sur le premier coteau quis' élève de cette plaine vers le Liban, au milieud' une forêt d' oliviers et d' arbres fruitiers detoute espèce, nous rencontrâmes une immensefoule d' hommes, de femmes et d' enfants quibordaient la route ; c' étaient les habitantsd' un grand village répandu sous ces arbres, etqui appartient au scheik d' éden ; il passeles étés à éden, et les hivers dans ce villagede la plaine. Ces arabes saluèrent respectueusementleur prince, nous offrirent des rafraîchissements,et un certain nombre d' entre eux se mit en routeavec nous pour nous conduire des veaux et desmoutons, et nous aider à franchir les précipicesdes montagnes : pendant quatre heures ensuite nousmarchâmes, tantôt dans de profondes vallées,tantôt sur la crête de montagnes presque stériles ;nous fîmes halte au bord d' un torrent qui

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descend des sommets d' éden, et qui roulait desmonceaux de neige à demi fondue. à l' abri d' unrocher, le

scheik nous avait fait allumer un grand feu ;nous déjeunâmes et nous reposâmes nos chevauxdans ce lieu. La montée devient ensuite sirapide sur des rochers nus et glissants commedu marbre poli, qu' il est impossible de comprendrecomment les chevaux arabes parviennent à lesgravir et surtout à les descendre ; quatre arabesà pied entouraient chacun des nôtres, et lesoutenaient de la main et des épaules : malgrécette assistance plusieurs roulèrent sur lerocher, mais sans accident grave. Cette routehorrible, ou plutôt cette muraille presqueperpendiculaire, nous conduisit, après deuxheures de fatigue, à un plateau de roche oùnotre vue plongea sur une large vallée intérieureet sur le village d' éden, qui est bâti à sonextrémité la plus élevée et dans la région desneiges ; il n' y a au-dessus d' éden qu' uneimmense pyramide de roche nue : c' est la dernièredent de cette partie du Liban ; une petitechapelle ruinée couronne son sommet ; les ventsd' hiver rongent sans cesse ce rocher, et endétachent des blocs énormes qui roulent jusquedans le village ; tous les champs des environsen sont semés, et le château même du scheiken est pressé de toutes parts : ce château dontnous approchions est d' une architecture complétementarabe ; les fenêtres sont des ogives accouplées,et séparées par d' élégantes colonnettes ; lesterrasses, qui servent de toits et de salons,sont couronnées de créneaux ; la porte voûtéeest flanquée de deux siéges élevés en pierreciselée, et les jambages de la porte même sontrevêtus d' arabesques : le scheik était descendu

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le premier, et nous attendait à la tête de samaison ; son plus jeune fils, une cassoletted' argent à la main, brûlait des parfums devantnos chevaux, et ses frères nous jetaient desessences parfumées sur les hevaux et sur noshabits ; un magnifique

repas nous attendait dans la salle, où des arbrestout entiers flambaient dans le large foyer ;les vins les plus exquis du Liban et de Chypreet une immense quantité de gibier composaientce festin ; nos arabes n' étaient pas moinsbien traités dans la cour.Nous parcourûmes le soir les environs du village ;les neiges couvraient encore une partie des champs ;nous vîmes partout les traces d' une riche culture ;le moindre coin de terre végétale entre les rochersavait son cep ou son noyer ; des fontainesinnombrables coulaient partout sous nos pieds ;des canaux artificiels en répandaient les eauxdans les terres : ces terres en pente étaientsupportées par des terrasses bâties en blocsimmenses ; nous apercevions un monastère sousla dent de rocher à notre gauche, et de nombreuxvillages, très-rapprochés les uns des autres, surtous les flancs des vallées.Même date.Le scheik a envoyé trois arabes sur la route descèdres, pour savoir si les neiges nous permettrontd' arriver jusqu' à ces arbres ; les arabes, deretour, disent que l' accès est impraticable : ily a quatorze pieds de neige dans un vallon étroitqu' il faut traverser pour toucher aux arbres.Voulant

approcher le plus possible, je prie le scheik

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de me donner son fils et quelques cavaliers ;je laisse à éden ma femme et ma caravane ; jemonte le plus vigoureux de mes chevaux, Scham, et nous sommes en route au lever du soleil.Marche de trois heures sur des crêtes de montagnesou dans des champs détrempés de neige fondue ;j' arrive sur les bords de la vallée des Saints,gorge profonde où l' oeil plonge du haut desrochers, vallée plus encaissée, plus sombre,plus solennelle encore que celle de Hamana ; ausommet de cette vallée, à l' endroit où, en montanttoujours, elle touche aux neiges, superbe napped' eau qui tombe de cent pieds de haut sur deuxou trois cents toises de large ; toute la valléerésonne de cette chute et des bonds du torrentqu' elle alimente ; de toutes parts le rocher desflancs de la montagne ruisselle d' écume ; nousvoyons, à perte de vue, au fond de la vallée,deux grands villages dont les maisons sedistinguaient à peine des rochers roulés par letorrent ; les cimes des peupliers et des mûriersparaissent, de là, des touffes de joncs ou d' herbes ;on descend dans le village de Beschieraï par dessentiers taillés dans le roc et tellement rapides,qu' on ne peut concevoir que des hommes s' yhasardent ; il en périt souvent : une pierrelancée de la crête où nous sommes tomberaitsur le toit de ces villages, où nous n' arriverionspas dans une heure de descente ; au-dessus dela cascade et des neiges, s' étendent d' immenseschamps de glace, qui ondulent comme des vapeursd' une teinte tour à tour verdâtre et bleue ; àenviron un quart d' heure sur la gauche, dans uneespèce de vallon semi-circulaire, formé par lesdernières croupes du Liban, nous voyons une largetache noire sur la neige : ce sont les

groupes fameux des cèdres ; ils couronnent,

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comme un diadème, le front de la montagne ; ilsvoient l' embranchement des nombreuses et grandesvallées qui en descendent ; la mer et le ciel sontleur horizon. Nous mettons nos chevaux au galopdans la neige, pour approcher le plus près possiblede la forêt ; mais, arrivés à cinq ou six cents pasdes arbres, nous enfonçons jusqu' aux épaules deschevaux ; nous reconnaissons que le rapport denos arabes est exact, et qu' il faut renoncer àtoucher de la main ces reliques des siècles et dela nature ; nous descendons de cheval, et nousnous asseyons sur un rocher pour les contempler.Ces arbres sont les monuments naturels les pluscélèbres de l' univers. La religion, la poésieet l' histoire les ont également consacrés.L' écriture sainte les célèbre en plusieurs endroits.Ils sont une des images que les prophètes emploientde prédilection. Salomon voulut les consacrerà l' ornement du temple qu' il éleva le premier audieu unique, sans doute à cause de la renommée demagnificence et de sainteté que ces prodiges devégétation avaient dès cette époque. Ce sontbien ceux-là ; car ézéchiel parle des cèdresd' éden comme des plus beaux du Liban. Lesarabes de toutes les sectes ont une vénérationtraditionnelle pour ces arbres : ils leurattribuent non-seulement une force végétativequi les fait vivre éternellement, mais encoreune âme qui leur fait donner des signes desagesse, de prévision, semblables à ceux del' instinct chez les animaux, de l' intelligencechez les hommes. Ils connaissent d' avance lessaisons, ils remuent leurs vastes rameaux commedes membres, ils étendent ou resserrent leurscoudes, ils élèvent vers le ciel ou inclinentvers la terre leurs branches, selon

que la neige se prépare à tomber ou à fondre.

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Ce sont des êtres divins sous la forme d' arbres.Ils croissent dans ce seul site des groupes duLiban ; ils prennent racine bien au-dessus dela région où toute grande végétation expire.Tout cela frappe d' étonnement l' imagination despeuples d' orient, et je ne sais si la science neserait pas étonnée elle-même. -hélas ! Cependantbasan languit, le carmel et la fleur du Libanse fanent. Ces arbres diminuent chaque siècle.Les voyageurs en comptèrent jadis trente ouquarante, plus tard dix-sept ; plus tard encore,une douzaine. -il n' y en a plus que sept, queleur masse peut faire présumer contemporains destemps bibliques. Autour de ces vieux témoins desâges écoulés, qui savent l' histoire de la terremieux que l' histoire elle-même, qui nous raconteraient !S 4 ils pouvaient parler ! Tant d 4 empires ! Dereligions ! De races humaines 2 vanouies ! Il resteencore une petite for 8 t de c 7 dres plus jeunes ! Quime parurent former un groupe de quatre ou cinqcents arbres ou arbustes. Chaque année, aumois de juin, les populations de Beschieraï,d' éden, de Kanobin et de tous les villages desvallées voisines, montent aux cèdres, et fontcélébrer une messe à leur pied. Que de prières n' ontpas résonné sous ces rameaux ! Et quel plusbeau temple, quel autel plus voisin du ciel,quel dais plus majestueux et plus saint que ledernier plateau du Liban, le tronc des cèdres,et le dôme de ces rameaux sacrés qui ontombragé et ombragent encore tant de générationshumaines, prononçant le nom de Dieudifféremment, mais le reconnaissant partout dansses oeuvres, et l' adorant dans des manifestationsnaturelles ! Et moi aussi je priai en présencede ces arbres. Le vent harmonieux qui résonnait

dans leurs rameaux sonores jouait dans mes cheveux,

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et glaçait sur ma paupière des larmes de douleuret d' adoration.Remonté à cheval ; marché trois heures sur lesplateaux qui dominent les vallées de Kadisha ;descendu à Kanobin, monastère maronite le pluscélèbre de tous, dans la vallée des Saints. -vuedu monastère de Deïr-Serkis, abandonnémaintenant à un ou deux solitaires. Burckhardt, en1810, y trouva un vieux ermite toscan qui achevaitlà ses jours, après avoir été missionnaire dansles Indes, en égypte et en Perse.Vue du monastère de Kanobin du haut d' un picqui s' avance sur la vallée comme un promontoire.Je remets mon cheval aux arabes, et je me coucheau soleil, sur une pointe de rocher d' où l' oeilplonge à pic sur l' abîme de la vallée des Saints.Le fleuve Kadisha roule au pied de ce rocher ;son lit n' est qu' une ligne d' écume ; mais je suissi haut, que le bruit ne monte pas jusqu' à moi.Kanobin fut fondé, disent les moines maronites,par Théodose Le Grand. Toute la vallée desSaints ressemble à une vaste nef naturelle dontle ciel est le dôme, les crêtes du Liban, lespiliers, et les innombrables cellules des ermitescreusées dans les flancs du rocher, les chapelles.Ces ermitages sont suspendus sur des précipicesqui semblent inabordables. Il y en a, comme desnids d' hirondelles, à toutes les hauteurs desparois de la vallée. Les uns ne sont qu' unegrotte creusée dans la pierre, les autres, depetites maisonnettes bâties entre les racinesde quelques arbres, sur les corniches avancéesdes montagnes. Le grand couvent est en bas, sur

la rive du torrent. Il y a quarante ou cinquantereligieux maronites occupés, les uns à labourer,les autres à imprimer des livres élémentaires pourl' instruction du peuple. Excellents religieux, qui

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sont les fils et les pères du peuple, qui nevivent point de sa sueur, mais qui travaillentnuit et jour pour l' avancement de leurs frères ;hommes simples, qui ne visent à aucune richesse,à aucune renommée dans ce monde. Travailler,prier, vivre en paix, mourir en grâce, et inconnusdes hommes : voilà toute l' ambition des religieuxmaronites.Même date.Hier je redescendais les dernières sommités deces Alpes ; j' étais l' hôte du scheik d' éden,village arabe maronite, suspendu sous la dent laplus aiguë de ces montagnes, aux limites de lavégétation, et qui n' est habitable que l' été. Lenoble et respectable vieillard était venu mechercher, avec son fils et quelques-uns de sesserviteurs, jusqu' aux environs de Tripoli DeSyrie, et m' avait reçu dans son château d' édenavec la dignité, la grâce de coeur et l' élégancede manières que l' on pourrait s' imaginer dans undes vieux seigneurs de la cour de Louis Xiv. Lesarbres entiers brûlaient dans le large foyer ; lesmoutons, les chevreaux, les

cerfs, étaient étalés par piles dans les vastessalles, et les outres séculaires des vins d' ordu Liban, apportées de la cave par ses serviteurs,coulaient pour nous et pour notre escorte. Aprèsavoir passé quelques jours à étudier ces bellesmoeurs homériques, poétiques comme les lieux mêmesoù nous les retrouvions, le scheik me donna sonfils aîné et un certain nombre de cavaliers arabespour me conduire aux cèdres de Salomon ; arbresfameux qui consacrent encore la plus haute cimedu Liban, et que l' on vient vénérer depuis dessiècles comme les derniers témoins de la gloirede Salomon. Je ne les décrirai point ici.Au retour de cette journée mémorable pour un

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voyageur, nous nous égarâmes dans les sinuosités derochers et dans les nombreuses et hautes valléesdont ce groupe du Liban est déchiré de toutesparts, et nous nous trouvâmes tout à coup sur lebord à pic d' une immense muraille de rochers dequelques mille pieds de profondeur, que cerne lavallée des Saints. Les parois de ce rempart degranit était tellement perpendiculaires, queles chevreuils mêmes de la montagne n' auraientpu y trouver un sentier, et que nos arabes étaientobligés de se coucher le ventre contre terre,et de se pencher sur l' abîme, pour découvrir lefond de la vallée. Le soleil baissait, nous avionsmarché bien des heures ; il nous en aurait falluplusieurs encore pour retrouver notre sentier perdu,et regagner éden. Nous descendîmes de cheval, et,nous confiant à un de nos guides, qui connaissait,non loin de là, un escalier de roc vif, tailléjadis par les moines maronites, habitantsimmémoriaux de cette vallée, nous suivîmes quelquestemps les bords de la corniche, et nous descendîmesenfin, par ces marches glissantes,

sur une plate-forme détachée du roc, et qui dominaittout cet horizon.La vallée s' abaissait d' abord par des pentes largeset douces du pied des neiges et des cèdres, quiformaient une tache noire sur ces neiges ; là,elle se déroulait sur des pelouses d' un vert jauneet tendre comme celui des hautes croupes du Juraou des Alpes ; une multitude de filets d' eauécumante, sortie çà et là du pied des neigesfondantes, sillonnaient ces pentes gazonnées,et venaient se réunir en une seule masse deflots et d' écume, au pied du premier gradinde rochers. Là, la vallée s' enfonçait tout àcoup à quatre ou cinq cents pieds de profondeur ;le torrent se précipitait avec elle, et,

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s' étendant sur une large surface, tantôt couvraitle rocher comme d' un voile liquide et transparent,tantôt s' en détachait en voûtes élancées, et,tombant enfin sur des blocs immenses et aigusde granit arrachés du sommet, s' y brisait enlambeaux flottants, et retentissait comme untonnerre éternel ; le vent de sa chute arrivaitjusqu' à nous, en emportant, comme de légersbrouillards, la fumée de l' eau à mille couleurs,la promenait çà et là sur toute la vallée, ou lasuspendait en rosée aux branches des arbusteset aux aspérités du roc. En se prolongeant versle nord, la vallée des Saints se creusait deplus en plus et s' élargissait davantage ; puis,à environ deux milles du point où nous étionsplacés, deux montagnes nues et couvertes d' ombresse rapprochaient en s' inclinant l' une versl' autre, laissant à peine une ouverture dequelques toises entre leurs deux extrémités,où la vallée allait se terminer et se perdreavec ses pelouses, ses vignes hautes, sespeupliers, ses cyprès et son torrent de lait.

Au-dessus des deux montagnes qui l' étranglaientainsi, on apercevait à l' horizon comme un lacd' un bleu plus sombre que le ciel : c' était unmorceau de la mer de Syrie, encadré par ungolfe fantastique d' autres montagnes du Liban ;ce golfe était à vingt lieues de nous, mais latransparence de l' air nous le montrait commeà nos pieds, et nous distinguions même deuxnavires à la voile qui, suspendus entre le bleudu ciel et celui de la mer, et diminués par ladistance, ressemblaient à deux cygnes planantdans notre horizon. Ce spectacle nous saisittellement d' abord, que nous n' arrêtâmes nosregards sur aucun détail de la vallée ; maisquand le premier éblouissement fut passé, et que

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notre oeil put percer à travers la vapeurflottante du soir et des eaux, une scène d' uneautre nature se déroula peu à peu devant nous.à chaque détour du torrent où l' écume laissaitun peu de place à la terre, un couvent de moinesmaronites se dessinait, en pierres d' un brunsanguin, sur le gris du rocher, et sa fumées' élevait dans les airs entre des cimes depeupliers et de cyprès. Autour des couvents, depetits champs, conquis sur le roc ou le torrent,semblaient cultivés comme les parterres les plussoignés de nos maisons de campagne ; et, çà etlà, on apercevait ces maronites, vêtus de leurcapuchon noir, qui rentraient du travail deschamps, les uns avec la bêche sur l' épaule,les autres conduisant de petits troupeaux depoulains arabes, quelques-uns tenant le manchede la charrue et piquant leurs boeufs, entre lesmûriers. Plusieurs de ces demeures de prièreset de travail étaient suspendues, avec leurschapelles et leurs ermitages, sur les capsavancés des deux immenses chaînes de montagnes ;

un certain nombre étaient creusées, comme desgrottes de bêtes fauves, dans le rocher même ;on n' apercevait que la porte surmontée d' uneogive vide où pendait la cloche, et quelquespetites terrasses taillées sous la voûte mêmedu roc, où les moines vieux et infirmes venaientrespirer l' air et voir un peu de soleil, partoutoù le pied de l' homme pouvait atteindre. Surcertains rebords des précipices, l' oeil nepouvait reconnaître aucun accès ; mais, làmême, un couvent, une solitude, un oratoire,un ermitage, et quelques figures de solitairescirculant parmi les roches et les arbustes,travaillant, lisant ou priant. Un de ces couventsétait une imprimerie arabe pour l' instruction du

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peuple maronite, et l' on voyait sur la terrasseune foule de moines allant et venant, et étendantsur des claies de roseaux les feuilles blanchesdu papier humide. Rien ne peut peindre, si cen' est le pinceau, la multitude et le pittoresquede ces retraites : chaque pierre semblait avoirenfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ;chaque source avait son mouvement et sa vie,chaque arbre son solitaire sous son ombre ;partout où l' oeil tombait, il voyait la vallée,la montagne, les précipices, s' animer, pour ainsidire, sous son regard, et une scène de vie, deprière, de contemplation, se détacher de cesmasses éternelles, ou s' y mêler pour les consacrer.Mais bientôt le soleil tomba, les travaux du jourcessèrent, et toutes les figures noires répanduesdans la vallée rentrèrent dans les grottes ou dansles monastères. Les cloches sonnèrent de toutesparts l' heure du recueillement et des offices dusoir, les unes avec la voix forte et vibrante desgrands vents sur la mer, les autres avec les voixlégères et

argentines des oiseaux dans les champs de blé,celles-ci plaintives et lointaines comme dessoupirs dans la nuit et dans le désert : toutesces cloches se répondaient des deux bords opposésde la vallée, et les mille échos des grottes etdes précipices se les renvoyaient en murmuresconfus et répercutés, mêlés avec le mugissementdu torrent, des cèdres, et les mille chutes sonoresdes sources et des cascades dont les deux flancs desmonts sont sillonnés. Puis il se fit un momentde silence, et un nouveau bruit plus doux,plus mélancolique et plus grave remplit la vallée :c' était le chant des psaumes, qui, s' élevant àla fois de chaque monastère, de chaque église,de chaque oratoire, de chaque cellule de rochers,

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se mêlait, se confondait en montant jusqu' à nouscomme un vaste murmure, et ressemblait à une seuleplainte mélodieuse de la vallée tout entière, quivenait de prendre une âme et une voix ; puis unnuage parfuma cet air que les anges auraient purespirer. Nous restâmes muets et enchantés commeces esprits célestes quand, planant pour la premièrefois sur le globe qu' ils croyaient désert, ilsentendirent monter de ces mêmes bords la premièreprière des hommes ; nous comprîmes ce que c' étaitque la voix de l' homme pour vivifier la naturela plus morte, et ce que ce serait que la poésieà la fin des temps, quand, tous les sentimentsdu coeur humain éteints et absorbés dans un seul,la poésie ne serait plus ici-bas qu' une adorationet un hymne !

12 avril 1833.Descendu à Tripoli De Syrie avec le scheik etsa tribu ; je donne à son fils une pièce d' étoffede soie pour faire un divan. Passé un jour àparcourir les délicieux environs de Tripoli ;reparti pour Bayruth par le bord de la mer ;passé cinq jours à embarquer nos bagages sur lebrick que j' ai affrété, la Sophie ; préparatifsfaits pour une tournée en égypte ; adieux à nosamis francs et arabes ; je donne plusieurs de meschevaux ; j' en fais partir six des plus beaux sousla conduite d' un écuyer arabe et de trois de mesmeilleurs saïs, pour qu' ils aillent, en traversantla Syrie et la Caramanie, m' attendre le 1 erjuillet au bord du golfe de Macri, vis-à-visl' île de Rhodes, dans l' Asie Mineure.Au point du jour, le 15 avril 1833, nous sortonsde la maison où Julia nous embrassa pour ladernière fois, et nous quitta pour le ciel !Pavé de sa chambre baisé mille fois et trempéde tant de larmes : cette maison était pour moi

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comme une relique consacrée ; je l' y voyais encorepartout : oiseaux, colombes, son cheval, lejardin, les deux belles jeunes filles syriennesqui venaient jouer avec elle, et qui logentsous nos fenêtres dans le jardin. Elles se sontlevées avant le jour, et vêtues de leurs plusriches parures : elles pleurent ; elles élèventleurs mains vers nous, et arrachent les fleursde leurs cheveux ; je leur donne à chacune, poursouvenir des amis étrangers qu' elles ne reverrontplus que

dans leur pensée, un collier de pièces d' or pourleur mariage ; l' une d' elles, Anastasie, est laplus belle des femmes que j' aie vues en orient.La mer est comme un miroir ; les chaloupes, chargéesde nos amis, qui viennent nous accompagner jusqu' àbord, suivent la nôtre ; nous mettons à la voilepar un léger vent d' est ; les côtes de Syrie,bordées de leurs franges de sable, disparaissentavec les têtes de palmiers ; les cimes blanchesdu Liban nous suivent longtemps sur la mer ; nousdoublons, pendant la nuit, le cap Carmel ; aupoint du jour, nous sommes à la hauteur deSaint-Jean D' Acre, en face du golfe deKaïpha ; la mer est belle, et les vagues sontsillonnées par une foule de dauphins qui bondissentautour du navire ; tout a une apparence de fêteet de joie dans la nature et sur les flots,autour de ce navire qui porte des coeurs mortsà toute joie et à toute sérénité. J' ai passé lanuit sur le pont, dans quelles pensées ? Moncoeur le sait !Nous longeons les côtes abaissées de la Galilée ;Jaffa brille comme un rocher de craie à l' horizon,sur une grève de sable blanc ; nous nous y dirigeons ;nous y relâchons quelques jours ; ma femme, etceux de mes amis qui n' ont pu m' accompagner dans

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mon voyage à Jérusalem, ne veulent pas passer siprès du tombeau sacré sans aller y porter quelquesgémissements de plus. Le soir, le vent fraîchit, etnous jetons l' ancre à sept heures dans la radeorageuse de Jaffa ; la mer est trop forte pourmettre un canot dehors ; le lendemain, nousdébarquons tous. Une caravane est préparéepar les soins de Mm Damiani, mes anciens amis,agents de France à Jaffa ; elle se met en marcheà onze

heures pour aller coucher à Ramla : je reste seulchez M Damiani.Cinq jours passés à errer seul dans les environs :les amis arabes que j' avais connus à Jaffa dansmes deux premiers passages me conduisent dans lesjardins qu' ils ont aux alentours de la ville ;j' ai déjà décrit ces jardins : ce sont des forêtsprofondes d' orangers, de citronniers, de grenadiers,de figuiers, arbres aussi grands que des noyers enFrance ; le désert de Gaza entoure de toutesparts ces jardins ; une famille de paysans arabesvit dans une cabane attenante ; il y a une citerneou un puits, quelques chameaux, des chèvres, desmoutons, des colombes et des poules. Le sol estcouvert d' oranges et de limons tombés des arbres ;on dresse une tente au bord d' un des canauxd' irrigation qui arrosent le terrain, semé demelons et de concombres ; on étend des tapis ;la tente est ouverte du côté de la mer pourrecevoir la brise qui règne depuis dix heures dumatin jusqu' au soir ; elle se parfume en passantsous les têtes d' orangers, et apporte des nuagesde fleurs d' oranger. On voit de là les sommetsdes minarets de Jaffa, et les vaisseaux quivont et viennent de l' Asie Mineure en égypte.Je passe mes journées ainsi ; j' écris quelquesvers sur la seule pensée qui m' occupe ; je voudrais

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rester ici : Jaffa, isolé de l' univers entier,au bord du grand désert d' égypte, dont le sableforme des dunes blanches autour de ces boisd' orangers, sous un ciel toujours pur et tiède,serait un séjour parfait pour un homme las de lavie, et qui ne désire qu' une place au soleil. -lacaravane revient.

Je demande à Madame De Lamartine quelquesdétails sur Bethléem, sur les sites environnants,que la peste m' a empêché de visiter à mon premiervoyage. Elle me les donne, et je les insère ici.

DEPART DE JAFFA

Même date.Nous nous embarquons par une mer déjà forte, dont leslames énormes arrivent comme des collines d' écumecontre la passe des rochers ; on attend un momentderrière ces rochers que la vague soit passée, eton se lance à force de rames en pleine mer ; leslames reviennent, et vous soulèvent comme un liégesur leur dos ; vous redescendez comme dans unabîme, on ne voit plus ni le vaisseau ni lerivage ; on remonte, on roule encore ; l' écumevous couvre d' un voile de pluie. -nous arrivonsenfin aux flancs du navire, mais ses mouvementssont si forts qu' on n' ose s' approcher, de peurd' être frappé par les vergues qui trempent dans les

vagues ; on attend un intervalle de lames ; unecorde est lancée ; l' échelle est placée : noussommes sur le pont. Le vent devient contraire ;nous restons sur deux ancres, exposés à chaqueinstant au naufrage, si le mouvement énorme des

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vagues vient à les briser ; heures d' angoissesphysiques et morales dans cet affreux roulis ;le soir et la nuit, le vent siffle, comme dans destuyaux aigus d' orgue, parmi les mâts et lescordages ; le navire bondit comme un bélier quifrapperait la terre de ses cornes ; la proueplonge dans la mer, et semble prête à s' y abîmerchaque fois que la vague arrive et soulève lapoupe ; on entend les cris des matelots arabesde quelques autres navires qui ont amené lespauvres pèlerins grecs à Jérusalem. Cespetits navires, chargés quelques-uns de deuxou trois cents femmes et enfants, essayent demettre à la voile pour fuir la côte ; quelques-unspassent près de nous ; les femmes poussent descris en nous tendant les mains ; les grandeslames les engloutissent, et les remontrent àune forte distance ; quelques-uns de ces naviresréussissent à s' éloigner de la côte ; deux sontjetés sur les brisants de la rade du côté deGaza ; nos ancres cèdent, et nous sommes entraînésvers les rochers du port intérieur ; le capitaineen fait jeter une autre. Le vent se modère, iltourne un peu pour nous ; nous fuyons, par untemps gris et brumeux, vers le golfe de Damiette ;nous perdons de vue toute terre ; la journée, nousfaisons bonne route ; la mer est douce, maisdes signes précurseurs de tempête préoccupentle capitaine et le second ; elle éclate au tomberdu jour ; le vent fraîchit d' heure en heure, lesvagues deviennent de plus en plus montueuses ; lenavire crie et fatigue ; tous les cordagessifflent et vibrent sous les coups de vent commedes fibres de métal ; ces sons aigus et plaintifsressemblent

aux lamentations des femmes grecques aux convoisde leurs morts ; nous ne portons plus de voiles ;

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le vaisseau roule d' un abîme à l' autre, et, chaquefois qu' il tombe sur le flanc, ses mâts semblents' écrouler dans la mer comme des arbres déracinés,et la vague écrasée sous le poids rejaillit, etcouvre le pont ; tout le monde, excepté l' équipageet moi, est descendu dans l' entre-pont ; on entendles gémissements des malades et le roulis descaisses et des meubles qui se heurtent dans lesflancs du brick. Le brick lui-même, malgré sesfortes membrures et les pièces de bois énormesqui le traversent d' un bord à l' autre, craque etse froisse comme s' il allait s' entr' ouvrir. Lescoups de mer sur la poupe retentissent de momenten moment comme des coups de canon ; à deux heuresdu matin, la tempête augmente encore ; je m' attacheavec des cordes au grand mât, pour n' être pasemporté par la vague et ne pas rouler dans lamer, lorsque le pont incline presqueperpendiculairement. Enveloppé dans mon manteau,je contemple ce spectacle sublime ; je descendsde temps en temps sous l' entre-pont pour rassurerma femme, couchée dans son hamac. Le secondcapitaine, au milieu de cette tourmente affreuse,ne quitte la manoeuvre que pour passer d' unechambre à l' autre, et porter à chacun les secoursque son état exige : homme de fer pour le péril,et coeur de femme pour la pitié.Toute la nuit se passe ainsi. Le lever du soleil,dont on ne s' aperçoit qu' au jour blafard qui serépand sur les vagues et dans les nuages confondus,loin de diminuer la force du vent semble l' accroîtreencore ; nous voyons venir, d' aussi loin que portele regard, des collines d' eau écumante derrièred' autres collines. Pendant qu' elles passent, lebrick se

torture dans tous les sens, écrasé par l' une,relevé par l' autre ; lancé dans un sens par une

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lame, arrêté par une autre qui lui imprime deforce une direction nouvelle, il se jette tantôtsur un flanc, tantôt sur l' autre ; il plonge laproue en avant comme s' il allait s' engloutir ; lamer qui court sur lui fond sur sa poupe, et letraverse d' un bord à l' autre ; de temps en tempsil se relève ; la mer, écrasée par le vent,semble n' avoir plus de vagues et n' être qu' unchamp d' écumes tournoyantes ; il y a comme desplaines, entre ces énormes collines d' eau, quilaissent reposer un instant les mâts : mais onrentre bientôt dans la région des hautes vagues ;on roule de nouveau de précipices en précipices.Dans ces alternatives horribles, le jour s' écoule ;le capitaine me consulte : les côtes d' égypte sontbasses ; on peut y être jeté sans les avoiraperçues ; les côtes de Syrie sont sans radeet sans port ; il faut se résoudre à mettre enpanne au milieu de cette mer, ou suivre le ventqui nous pousse vers Chypre. Là, nous aurionsune rade et un asile ; mais nous en sommes àplus de quatre-vingts lieues. Je fais mettrela barre sur l' île de Chypre ; le vent nousfait filer trois lieues à l' heure, mais la merne baisse pas. Quelques gouttes de bouillonfroid soutiennent les forces de ma femme et demes compagnons, toujours couchés dans leurshamacs. Je mange moi-même quelques morceaux debiscuit, et je fumme avec le capitaine et lesecond, toujours dans la même attitude sur lepont, près de l' habitacle, les mains passéesdans les cordages qui me soutiennent contre lescoups de mer. La nuit vient plus horrible encore ;les nuages pèsent sur la mer, tout l' horizon sedéchire d' éclairs, tout est feu autour de nous ;la foudre semble jaillir de la crête

des vagues, confondues avec les nuées ; elle tombe

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trois fois autour de nous : une fois, c' est aumoment où le brick est jeté sur le flanc par unelame colossale ; les vergues plongent, les mâtsfrappent la vague, l' écume qu' ils font jaillirsous le coup s' élance comme un manteau de feudéchiré dont le vent disperse les lambeaux,semblables à des serpents de flamme ; tout l' équipagejette un cri ; nous semblons précipités dans uncratère de volcan : c' est l' effet de tempêtele plus effrayant et le plus admirable que j' aievu pendant cette longue nuit ; neuf heures de suitele tonnerre nous enveloppe ; à chaque minute nouscroyons voir nos mâts enflammés tomber sur nous etembraser le navire. Le matin, le ciel est moinschargé, mais la mer ressemble à une lavebouillante ; le vent, qui tombe un peu et qui nesoutient plus le navire, rend le roulis pluslourd : nous devons être à trente lieues de l' îlede Chypre. à onze heures nous commençons à apercevoirune terre ; d' heure en heure elle blanchitdavantage : c' est Limasol, un des ports de cetteîle ; nous faisons force de voiles pour nous trouverplus tôt sous le vent : en approchant, la merdiminue un peu ; nous longeons les côtes à deuxlieues de distance ; nous cherchons la rade deLarnaca, où nous apercevons déjà les mâts d' ungrand nombre de bâtiments qui y ont cherchécomme nous un refuge : le vent furieux se ravive,et nous y pousse en peu d' instants ; l' impulsiondu navire est si forte, que nous craignons debriser nos câbles en jetant l' ancre : enfinl' ancre est tombée ; elle chasse quelques brasseset mord le fond. Nous sommes sur une mer encoreclapoteuse, mais dont les vagues ne font que nousbercer sans péril ; je revois les mâts de pavillondes consuls européens de Chypre qui nous saluent,et la terrasse du consulat de France, où

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notre ami M Bottu nous fait des signaux dereconnaissance ; tout le monde reste à bord ; mafemme ne pourrait revoir sans déchirements decoeur cette excellente et heureuse famille deM Bottu, où elle avait, si heureuse alorselle-même, reçu l' hospitalité il y a quinze mois.Je descends à terre avec le capitaine ; je reçoisde M et Madame Bottu, de Mm Perthier etGuillois, jeunes français attachés à ce consulat,les marques touchantes de bienveillance etd' amitié que j' attendais d' eux ; je visiteM Mathéi, banquier grec auquel je suisrecommandé ; nous envoyons des provisions de toutgenre au brick ; M Mathéi y joint des présentsde vins de Chypre et de moutons de Syrie.Pendant que je parcours les environs de la villeavec M Bottu, la tempête, calmée, recommence ;on ne peut plus communiquer avec les vaisseauxen rade ; les vagues couvrent les quais et lancentleur écume jusqu' aux fenêtres des maisons ; soiréeet nuit affreuses que je passe sur la terrasseou à la fenêtre de ma chambre, au consulat deFrance, à regarder le brick, où est ma femme,ballotté dans la rade par des lames immenses,tremblant à chaque instant que les ancres nechassent, et ne jettent le navire sur lesécueils, avec tout ce qui me reste de mon bonheuren ce monde.Le lendemain soir, la mer se calme enfin ; nousregagnons le brick, nous passons trois heures enrade, attendant des vents meilleurs, et visitéssans cesse par M Mathéi et par M Bottu. Cejeune et aimable consul est celui de tous lesagents français dans l' orient qui accueillait leplus cordialement ses compatriotes et honoraitle plus le

nom de sa nation ; j' emportais un poids de

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reconnaissance et une amitié véritable dusouvenir de ses deux réceptions : il étaitheureux, entouré d' une femme selon son coeur,et d' enfants qui faisaient toute sa joie.J' apprends que la mort l' a frappé peu de joursaprès notre passage ; son emploi était la seulefortune de sa famille ; cette fortune, il laconsacrait tout entière à ses devoirs de consul ;sa pauvre femme et ses beaux enfants sontmaintenant à la merci de la France, qu' ilservait et honorait de tous ses appointements :puisse la France penser à eux en se souvenantde lui !30 avril 1833.Mis à la voile ; vents variables ; trois joursemployés à doubler la pointe occidentale de l' îleen courant des bordées sur la terre ; vu le montOlympe et Paphos, et Amathonte ; ravissantaspect des côtes et des montagnes de Chypre dece côté. Cette île serait la plus belle colonie del' Asie Mineure ; elle n' a plus que trentemille âmes ; elle nourrirait et enrichirait desmillions d' hommes ; partout cultivable, partoutféconde, boisée, arrosée, avec des rades et desports naturels sur tous ses flancs ; placée entrela Syrie, la Caramanie, l' Archipel, l' égypteet les côtes de l' Europe, ce serait le jardindu monde.

3 mai 1833.Le matin, aperçu les premières cimes de laCaramanie ; mont Taurus dans le lointain ;cimes dentelées et couvertes de neige commeles Alpes vues de Lyon ; vents doux etvariables ; nuits splendides d' étoiles ; entréde nuit dans le golfe de Satalie ; aspectde ce golfe, semblable à une mer intérieure ;le vent tombe, le navire dort comme sur un

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lac ; de quelque côté que le regard se porte,il tombe sur l' encadrement montagneux des baies ;des plans de montagnes de toutes formes et detoutes hauteurs fuient les uns derrière lesautres, laissant quelquefois entre leurs cimesinégales de hautes vallées où nage la lumièreargentée de la lune ; des vapeurs blanches setraînent sur leurs flancs, et leurs crêtes sontnoyées dans des vagues d' un pourpre pâle ; derrières' élèvent les cimes anguleuses du Taurus avec sesdents de neige ; quelques caps bas et boisés seprolongent de loin en loin dans la mer, et depetites îles, comme des vaisseaux à l' ancre, sedétachent çà et là des rivages ; un profond silencerègne sur la mer et sur la terre ; on n' entendque le bruit que font les dauphins en s' élançant detemps en temps du sein des flots, pour bondircomme des chevreaux sur une pelouse ; les vaguesunies et marbrées d' argent et d' or semblaientcannelées comme des colonnes ioniennes couchéesà terre ; le brick n' éprouve pas la moindreoscillation ; à minuit s' élève une brise de terre qui

nous fait sortir lentement du golfe de Satalie,et raser les côtes de l' Asie Mineure jusqu' àla hauteur de Castelrozzo ; nous entrons danstous les golfes, nous touchons presque la terre ;les ruines de cette terre qui formait plusieursroyaumes, le Pont, la Cappadoce, la Bithynie,terre vide et solitaire maintenant, se dessinentsur les promontoires ; les vallées et les plainessont couvertes de forêts ; les turcomans viennenty planter leurs tentes pendant l' hiver ; l' été,tout est désert, excepté quelques points de lacôte, comme Tarsous, Satalie, Castelrozzo etMarmorizza, dans le golfe de Macri.Mai 1833.Le courant qui règne le long de la Caramanie

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nous pousse vers la pointe de ce continent et versl' embouchure du golfe de Macri ; pendant la nuitnous courons des bordées pour nous rapprocher del' île de Rhodes ; le capitaine, craignant levoisinage de la côte d' Asie par le vent d' ouestqui s' élève, nous relance en pleine mer ; nousnous réveillons, à peine en vue de Rhodes. Noustrouvons non loin de nous notre brick de conserve,L' Alceste ; le calme nous empêche de nousen approcher pendant toute la journée ; le soir,vent frais qui nous pousse au fond du golfe deMarmorizza ; à minuit, le vent de terre reprend ;nous entrons au jour dans le port de Rhodes.

Mai 1833.Nous passons trois jours à parcourir les environs deRhodes, sites ravissants, sur les flancs de lamontagne qui regarde l' Archipel. Après deux heuresde marche le long de la grève, j' entre dans unevallée ombragée de beaux arbres et arrosée d' unpetit ruisseau ; en suivant les bords du ruisseau,tracés par les lauriers-roses, j' arrive à un petitplateau qui forme le dernier gradin de la vallée.Il y a là une petite maison habitée par une pauvrefamille grecque ; la maison, presque entièrementcouverte par les branches des figuiers et desorangers, a, dans son jardin, les ruines d' unpetit temple des nymphes, une grotte et quelquescolonnes et chapiteaux épars, à demi cachés parle lierre et les racines des arbustes ; au-dessus,une pelouse de deux ou trois cents pas de large,avec une source ; là, croissent deux ou troissycomores ; un des sycomores ombrage à lui seultoute la pelouse : c' est l' arbre sacré de l' île ;les turcs le respectent, et le malheureux paysangrec ayant voulu un jour en couper une branche,le pacha de Rhodes lui fit donner la bastonnade.Il n' est pas vrai que les turcs dégradent la

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nature ou les ouvrages de l' art : ils laissenttoutes choses comme elles sont ; leur seulemanière de ruiner tout est de ne rien améliorer.Au-dessus de la pelouse et des sycomores, lescollines, qui se dressent à pic, portent des boisde sapins, et ruissellent

de petits torrents qui creusent des ravins autourde leurs flancs ; puis les hautes montagnes del' île dominent et ombragent les collines, lapelouse et la source. Des bords de la fontaineoù je suis couché, je vois, à travers les rameauxdes pins et des sycomores, la mer de l' archipeld' Asie, qui ressemble à un lac semé d' îles, etles golfes profonds qui s' enfoncent entre leshautes et sombres montagnes de Macri, toutescouronnées de créneaux de neige ; je n' entendsrien que le bruit de la source, du vent dans lesfeuilles, le vol d' un bulbul que ma présencealarme, et le chant plaintif de la paysannegrecque qui berce son enfant sur le toit de sacabane. -que ce lieu m' eût été beau il y asix mois !Je rencontre, dans un sentier des hautes montagnesde Rhodes, un chef cypriote, vêtu à l' européenne,mais coiffé du bonnet grec, et portant une longuebarbe blanche. Je le reconnais : il se nommeThésée, il est neveu du patriarche de Chypre ;il s' est distingué dans la guerre de l' indépendance.Revenu à Chypre après la pacification de laMorée, son nom, son esprit, son activité, luiont attaché la population grecque de Chypre.à l' époque du soulèvement qui vient d' avoir lieudans l' île, les paysans des montagnes se sontrangés sous ses ordres ; il a employé soninfluence à les calmer ; et après avoir, deconcert avec M Bottu, le consul de France,obtenu le redressement de quelques griefs, il a

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dispersé sa troupe, et s' est réfugié au consulatde France pour échapper à la vengeance desturcs. Un bâtiment grec l' a jeté à Rhodes, oùil n' est pas en sûreté ; je lui offre une placesur un de mes bricks, il s' y réfugie ; je letransporterai à Constantinople, en Grèce ouen Europe, selon son

désir. C' est un homme qui a joué constamment savie et sa fortune avec la destinée : hommeétincelant d' esprit et d' audace, parlant toutesles langues, connaissant tous les pays, d' uneconversation intéressante et intarissable, aussiprompt à l' action qu' à la pensée ; un de ceshommes dont le mouvement est la nature, et quis' élèvent comme les oiseaux de la tempête, avecle tourbillon des révolutions, pour retomberavec elles. La nature jette peu d' âmes dansce moule. Les hommes ainsi faits sont ordinairementmalheureux : on les craint, on les persécute ;ils seraient des instruments admirables si onsavait les employer à leur oeuvre. -j' envoieune barque à Marmorizza, porter un jeune grecqui attendra là mes chevaux, et donnera ordre àmes saïs de venir me joindre à Constantinople.Nous nous décidons à aller par mer, en visitantles îles de la côte d' Asie et les bords ducontinent.Mis à la voile à minuit, par un vent léger ; -doubléle cap Krio le soir du premier jour ; belle etdouce navigation entre les îles de Piscopia, deNizyra et l' île enchantée de Cos, patried' Esculape. Après Rhodes, Cos me semble l' îlela plus riante et la plus gracieuse de cetarchipel ; des villages charmants, ombragés debeaux platanes, bordent ses rives ; la villeest riante et élégamment bâtie. Le soir, nousnous trouvons comme égarés, avec nos deux bricks,

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au milieu d' un dédale de petites îles inhabitées ;elles sont couvertes, jusqu' aux flots, d' un tapisde hautes herbes ; il y a des canaux charmantsentre elles, et presque toutes ont de petitesanses où des navires pourraient jeter l' ancre.Que de séjours enchanteurs pour les hommes quise plaignent de manquer de place en Europe !C' est le climat et la fertilité de

Rhodes et de Cos ; un immense continent està deux lieues ; nous courons des bordées sansfin entre ce continent et ces îles ; nous voyonsle soleil resplendir sur les grandes ruinesdes villes grecques et romaines de l' AsieMineure. Le lendemain, nous nous réveillonsdans le Boghaz étroit de Samos, entre cetteîle et celle d' Ikaria ; la haute montagne quiforme presque à elle seule l' île de Samosest sur nos têtes, couverte de rochers et debois de sapins ; nous apercevons des femmeset des enfants au milieu de ces rochers. Lapopulation de Samos, soulevée en ce momentcontre les turcs, s' est réfugiée sur la montagne ;les hommes sont armés dans la ville et surles côtes. Samos est une montagne du lac deLucerne, éclairée par le ciel d' Asie ; elletouche presque, par sa base, au continent ;nous n' apercevons qu' un étroit canal qui l' ensépare.La tempête nous prend dans le golfe de Scala-Nova,non loin des ruines d' éphèse ; nous entrons lematin dans le canal de Scio, et nous cherchonsun asile dans la rade de Tschesmé, célèbre parla destruction de la flotte ottomane par Orloff.L' île ravissante de Scio s' étend, comme uneverte colline, de l' autre côté d' un grand fleuve ;ses maisons blanches, ses villes, ses villages,groupés sur les croupes ombragées de ses coteaux,

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brillent entre les orangers et les pampres ; cequi reste annonce une immense prospérité récenteet une nombreuse population. Le régime turc, àla servitude près, n' avait pas pu étouffer legénie actif, industrieux, commerçant, cultivateur,des populations grecques de ces belles îles ;je ne connais rien en Europe qui présentel' aspect d' une plus grande richesse que Scio ;c' est un jardin de soixante lieues de tour.

Voyage d' un jour aux ruines et aux eaux minéralesde Tschesmé.La mer est calmée ; nous mettons à la voile pourSmyrne, journée de vent variable, employée àsuivre doucement la côte de Scio ; les boisdescendent jusque dans la mer ; les golfes ont tousleurs villes fortifiées, avec leurs ports remplisde petits bâtiments ; la moindre anse sonvillage ; une foule innombrable de petites voilesrasent les rivages, portant des femmes et desfilles grecques qui vont à leurs églises ; surtoutes les croupes, dans toutes les gorges decollines, on voit blanchir une église ou unvillage. Nous doublons la pointe de l' île, etnous trouvons un contre-vent qui nous poussedans le golfe de Smyrne ; jusqu' à la nuitnous jouissons de l' aspect des belles forêtset des grands villages alpestres qui touchentla côte occidentale du golfe ; la nuit, noussommes en calme non loin des îles de Vourla, oùnous voyons briller les feux de la flotte française,mouillée là depuis six mois ; le matin, nousapercevons Smyrne adossée à une immense collinede cyprès, au fond du golfe ; de hautes muraillescrénelées couronnent la partie supérieure de laville ; de belles campagnes boisées s' étendentsur la gauche jusqu' aux montagnes. -là coule lefleuve Mélès ; le souvenir d' Homère plane pour

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moi sur tous les rivages de Smyrne ; je cherchedes yeux cet arbre au bord du fleuve, inconnualors, où la pauvre esclave déposa son fruit entreles roseaux : cet enfant devait emporter un jour,dans son éternelle gloire, et le nom du fleuve,et le continent, et les îles. Cette imaginationque le ciel donnait à la terre devait réfléchirpour nous toute l' antiquité divine et humaine ;il naissait abandonné aux bords d' un fleuve, commele Moïse de

la poésie ; il vécut misérable et aveugle commeces incarnations des Indes, qui traversaient lemonde sous des habits de mendiants, et qu' on nereconnaissait pour dieux qu' après leur passage.L' érudition moderne affecte de ne pas voir unhomme, mais un type, dans Homère ; c' est un descent mille paradoxes savants avec lesquels leshommes essayent de combattre l' évidence de leurinstinct intime : pour moi, Homère est un seul homme,un homme qui a le même accent dans la voix, lesmêmes larmes dans le coeur, les mêmes couleursdans la parole ; admettre une race d' hommeshomériques me paraît plus difficile que d' admettreune race de géants ; la nature ne jette pas sesprodiges par séries ; elle fait Homère, etdéfie les siècles de reproduire un si parfaitensemble de raison, de philosophie, de sensibilitéet de génie.Je descends à Smyrne pour parcourir la villeet les environs avec M Salzani, banquier etnégociant de Smyrne, homme aussi bienveillantqu' aimable et instruit ; pendant trois joursj' abuse de sa bonté ; nous revenons tous lesjours coucher à bord de notre brick. Smyrnene répond en rien à ce que j' attends d' une villed' orient ; c' est Marseille sur la côte de l' AsieMineure ; vaste et élégant comptoir où les

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consuls et les négociants européens mènent la viede Paris et de Londres ; la vue du golfeet de la ville est belle du haut des cyprèsde la montagne. En redescendant, nous trouvonsau bord du fleuve, que j' aime à prendre pourle Mélès, un site charmant, non loin d' uneporte de la ville ; c' est le pont des caravanes :le fleuve est un ruisseau limpide, et dormantsous la voûte paisible des sycomores et descyprès ; on s' assied sur ses bords, et des turcsnous apportent

des pipes et du café. Si ces flots ont entendules premiers vagissements d' Homère, j' aime àles entendre doucement murmurer entre les racinesdes platanes ; j' en porte à mes lèvres, j' enlave mon front brûlant : puisse renaître, pourle monde d' occident, l' homme qui doit faire lepoëme de son histoire, de ses rêves et de sonciel ! Un poëme pareil est le sépulcre des tempsécoulés, où l' avenir vient vénérer les traditionsmortes, et éterniser par son culte les grandsactes et les grandes pensées de l' humanité ;celui qui le construit grave son nom au piedde la statue qu' il élève à l' homme, et il vitdans toutes les images dont il a rempli lemonde des idées.Ce soir, on m' a mené chez un vieillard qui vitseul avec deux servantes grecques, dans unepetite maison sur le quai de Smyrne ; l' escalier,le vestibule et les chambres sont pleins dedébris de sculpture, de plans d' Athènes enrelief, et de fragments de marbre et de porphyre :c' est M Fauvel, notre ancien consul en Grèce.Chassé d' Athènes, qui était devenue sa patrie,et dont il avait, comme un fils, balayé toutesa vie la poussière pour rendre sa statue aumonde, il vit maintenant pauvre et inconnu à

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Smyrne ; il a emporté là ses dieux, et leur rendson culte de toutes les heures. M De Chateaubriandl' a vu, dans sa jeunesse, heureux au milieu desadmirables ruines du parthénon ; je le voyais vieuxet exilé, et meurtri de l' ingratitude des hommes,mais ferme et gai dans le malheur, et plein decette philosophie naturelle qui fait supporterpatiemment l' infortune à ceux qui ont leurfortune dans leur coeur : je passai une heured' oubli délicieuse à écouter ce charmant vieillard.

Retrouvé à Smyrne un jeune homme de talent quej' avais connu en Italie, M Deschamps, rédacteurdu journal de Smyrne ; il nous témoigna souveniret sensibilité. Les débris du saint-simonismeavaient été jetés par la tempête à Smyrne, réduitsaux dernières extrémités, mais supportant leursrevers avec la résignation et la constance d' uneconviction forte ; j' en reçois à bord deux lettresremarquables. -il ne faut pas juger des idéesnouvelles par le dédain qu' elles inspirent ausiècle ; toutes les grandes pensées sont reçuesen étrangères dans ce monde. Le saint-simonismea en lui quelque chose de vrai, de grand et defécond : l' application du christianisme à lasociété politique, la législation de la fraternitéhumaine ; sous ce point de vue, je suissaint-simonien. Ce n' est pas l' idée qui amanqué à cette secte éclipsée, mais non morte ;ce ne sont pas les disciples qui lui ont faillinon plus ; ce qui leur a manqué, selon moi,c' est un chef, c' est un maître : c' est unrégulateur ; je ne doute pas que si un hommede génie et de vertu, un homme à la fois religieuxet politique, confondant les deux horizonsdans un regard à portée juste et longue, sefût trouvé placé à la direction de cette idéenaissante, il ne l' eût métamorphosée en une

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puissante réalité ; les temps d' anarchie d' idéessont des saisons favorables à la germinationdes pensées fortes et neuves : la société, auxyeux du philosophe, est dans un moment dedéroute ; elle n' a ni direction, ni but,ni chef ; elle en est réduite à l' instinct deconservation : une secte religieuse, morale,sociale et politique, ayant un symbole, un motd' ordre, un but, un chef, un esprit, et marchantcompacte et droit devant elle au milieu de cesrangs en désordre, aurait inévitablement lavictoire ; mais il fallait apporter à la sociétéson salut et non sa

ruine, n' attaquer en elle que ce qui lui nuitet non ce qui lui sert, rappeler la religionà la raison et à l' amour, la politique à lafraternité chrétienne, la propriété à la charitéet à l' utilité universelle, son seul titre etsa seule base. -un législateur a manqué à cesjeunes hommes ardents de zèle, dévorés d' unbesoin de foi, mais à qui on a jeté des dogmesinsensés ; les organisateurs du saint-simonismeont pris pour premier symbole : guerre à mortentre la famille, la propriété, la religion, etnous ! Ils devaient périr. On ne conquiert pasle monde par la force d' une parole, on leconvertit, on le remue, on le travaille et onle change ; tant qu' une idée n' est pas pratique,elle n' est pas présentable au monde social ;l' humanité procède du connu à l' inconnu, mais ellene procède pas du connu à l' absurde. -celasera repris en sous-oeuvre avant les grandesrévolutions ; on voit des signes sur la terreet dans le ciel ; les saint-simoniens ont étéun de ces signes ; ils se dissoudront commecorps, et feront plus tard, comme individus,des chefs et des soldats de l' armée nouvelle.

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15 mai.Sorti à pleines voiles du golfe de Smyrne ;arrivé à la hauteur de Vourla ; en courant unebordée à l' embouchure du golfe, le brick touchesur un banc de sable par la maladresse dupilote grec ; le vaisseau reçoit une secousse quifait trembler les mâts, et reste immobile à troislieues des terres ; la vague grossissante vientse briser sur ses flancs ; nous montons toussur le pont : c' est un moment d' anxiété calmeet solennel, que celui où tant de vies attendentleur arrêt du succès incertain des manoeuvresqu' on tente. Un silence complet règne ; pasune marque de terreur ; l' homme est grand dansles grandes circonstances ! Après quelquesminutes d' efforts impuissants, le vent nousseconde et nous fait tourner sur notre quille ;le brick se dégage, et aucune voie d' eau ne sedéclare ; nous entrons en pleine mer, l' île deMitylène à notre droite. -belle journée ; nousapprochons du canal qui sépare l' île du continent ;mais le vent faiblit, les nuages s' accumulentsur la pleine mer ; à la tombée de la nuit, levent s' échappe de ces nuages avec la foudre ;tempête furieuse, obscurité totale ; les deuxbricks se font des signaux de reconnaissance, etcherchent la rade de Foglieri, l' antiquePhocée, entre les rochers qui forment lapointe nord du golfe de Smyrne ; en deux heuresla force du vent nous chasse de dix lieues lelong de la côte ; à chaque instant la foudretombe et siffle dans les flots ; le ciel, la mer

et les rochers retentissants de la côte sontilluminés par des éclairs qui suppléent le jour,

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et nous montrent de temps en temps notre route ;les deux bricks se touchent presque, et noustremblons de nous briser. Enfin une manoeuvre,hardie en pleine nuit, nous fait prendrel' embouchure étroite de la rade de Phocée ;nous entendons mugir à droite et à gauche lesvagues sur les rochers ; un faux coup de gouvernailnous y jetterait en lambeaux ; nous sommes tousmuets sur le pont, attendant que notre sorts' éclaircisse ; nous ne voyons pas nos propresmâts, tant la nuit est sombre ; tout à coupnous sentons le brick qui glisse sur une surfaceimmobile ; quelques lumières brillent autourde nous sur les contours du bassin où nous sommesheureusement entrés, et nous jetons l' ancresans savoir où ; le vent rugit toute la nuitdans nos mâts et dans nos vergues, comme s' ilallait les emporter ; mais la mer est immobile.Délicieux bassin de l' antique Phocée, d' unedemi-lieue de tour, creusé comme un fort circulaireentre de gracieuses collines couvertes de maisonspeintes en rouge, de chaumières sous les oliviers,de jardins, de vignes grimpantes, et surtout demagnifiques champs de cyprès, au pied desquelsblanchissent les tombes des cimetières turcs ;-descendus à terre ; visité les ruines de laville qui enfanta Marseille. Reçus avec accueilet grâce dans deux maisons turques, et passéla journée dans leurs jardins d' orangers. -lamer se calme le troisième jour, et nous sortonsà minuit du port naturel de Phocée.

17 mai 1833.Nous avons suivi tout le jour le canal de Mitylène,où fut Lesbos. Souvenir poétique de la seulefemme de l' antiquité dont la voix ait eu la forcede traverser les siècles. Il reste quelques versde Sapho, mais ces vers suffisent pour constater

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un génie de premier ordre. Un fragment du bras oudu torse d' une statue de Phidias nous révèlela statue tout entière. Le coeur qui a laissécouler les stances de Sapho devait être unabîme de passion et d' images.L' île de Lesbos est plus belle encore à mesyeux que l' île de Scio. Les groupes de seshautes et vertes montagnes crénelées de sapinssont plus élevés et plus pittoresquement accouplés.La mer s' insinue plus profondément dans sonlarge golfe intérieur ; les groupes de ses collines,qui pendent sur la mer et voient l' Asie desi près, sont plus solitaires, plus inaccessibles ;au lieu de ces nombreux villages répandus dansles jardins de Scio, on ne voit que rarementla fumée d' une cabane grecque rouler entre lestêtes des châtaigniers et des cyprès, et quelquesbergers sur la pointe d' un rocher, gardant de grandstroupeaux de chèvres blanches. -le soir, nousdoublons, par un vent toujours favorable,l' extrémité nord de Mitylène, et nous apercevonsà l' horizon devant nous, dans la brume rose dela mer, deux taches sombres, Lemnos et Ténédos.

Même date.Il est minuit : la mer est calme comme une glace ;le brick plane comme une ombre immobile sur sasurface resplendissante ; Ténédos sort des flotsà notre gauche, et nous cache la pleine mer ;à notre droite, et tout près de nous, s' étend,comme une barre noirâtre, le rivage bas et denteléde la plaine de Troie. La pleine lune, qui selève au sommet du mont Ida, taché de neige,répand une lumière sereine et douteuse sur lescimes des montagnes, sur les collines et surla plaine ; elle vient ensuite frapper la mer,et la fait briller jusqu' à l' ombre de notrebrick, comme une route splendide où les ombres

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n' osent glisser. Nous distinguons les tumulusou petits monticules coniques que la traditionassigne comme les tombeaux de Patrocle etd' Hector. La lune large et rouge qui rase lesondulations des collines ressemble au boucliersanglant d' Achille ; aucune lumière sur toutecette côte, qu' un feu lointain allumé par les bergerssur une croupe de l' Ida ; aucun bruit que lebattement de la voile qui n' a point de vent,et que le branle du mât fait retentir de temps entemps contre la grande vergue : tout semble mortcomme le passé dans cette scène terne et muette.Penché sur les haubans du navire, je vois cetteterre, ces montagnes, ces ruines, ces tombeaux,sortir comme l' ombre évoquée d' un monde fini,apparaître, du sein de la mer, avec ses formesvaporeuses et ses contours indécis, aux rayonsdormants et

silencieux de l' astre de la nuit, et s' évanouirà mesure que la lune s' enfonce derrière lessommets d' autres montagnes ; c' est une bellepage de plus du poëme homérique ; c' est la finde toute histoire et de tout poëme : des tombeauxinconnus, des ruines sans nom certain, une terrenue et sombre, éclairée confusément par des astresimmortels ; -et de nouveaux spectateurs passantindifférents devant ces rivages, et répétant pourla millième fois l' épitaphe de toute chose :" ci-gisent un empire, une ville, un peuple,des héros. " Dieu seul est grand ! Et la penséequi le cherche et qui l' adore est seule impérissable.Je n' éprouve nul désir d' aller visiter de plusprès et de jour les restes douteux des ruines deTroie ; j' aime mieux cette apparition nocturnequi permet à la pensée de repeupler ces déserts,et ne s' éclaire que du pâle flambeau de la luneet de la poésie d' Homère : d' ailleurs que

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m' importent Troie, et ses dieux et ses héros ?Cette page du monde héroïque est tournée pourjamais.Le vent de terre commence à se lever ; nous enprofitons pour nous approcher toujours de plusen plus des Dardanelles. Déjà plusieurs grandsnavires, qui cherchent comme nous cette entréedifficile, s' approchent de nous ; leurs grandesvoiles, grises comme les ailes d' oiseaux de nuit,glissent en silence entre notre brick et Ténédos ;je descends à l' entre-pont, et je m' endors.

18 mai 1833.Réveillé au jour : j' entends le rapide sillagedu vaisseau et les petites vagues du matin, quirésonnent comme des chants d' oiseaux autour desflancs du brick ; j' ouvre le sabord, et je vois,sur une chaîne de collines basses et arrondies,les châteaux des Dardanelles avec leurs muraillesblanches, leurs tours, et leurs immensesembouchures de canon ; le canal n' a guère qu' unelieue de large dans cet endroit ; il serpente,comme un beau fleuve, entre la côte d' Asie etla côte d' Europe, parfaitement semblables.Les châteaux ferment cette mer, comme les deuxbattants d' une porte ; mais, dans l' état présentde la Turquie et de l' Europe, il est facilede forcer le passage par mer, ou de faire undébarquement et de prendre les forts à revers ; lepassage des Dardanelles n' est inexpugnable quegardé par les russes.Le courant rapide nous fait passer, comme la flèche,devant Gallipoli et les villages qui bordent lecanal ; nous voyons les îles de la mer de Marmaragronder devant nous ; nous suivons la côted' Europe pendant deux jours et deux nuits,contrariés par des vents du nord. Le matin, nousapercevons les îles des Princes au fond de la

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mer de Marmara, dans le golfe de Nicée, età notre gauche le château des Sept-Tours etles sommités aériennes des innombrables minaretsde Stamboul, qui passent du front les sept collines

de Constantinople. Chaque bordée en approche, etnous en découvre de nouveaux. à cette premièreapparition de Constantinople, je n' éprouvai qu' uneémotion pénible de surprise et de désenchantement.Quoi ! Ce sont là, disais-je en moi-même, cesmers, ces rivages, cette ville merveilleuse, pourlesquels les maîtres du monde abandonnèrent Romeet les côtes de Naples ? C' est là cette capitalede l' univers, assise sur l' Europe et sur l' Asie,que toutes les nations conquérantes se disputèrenttour à tour comme le signe de la royauté dumonde ? C' est là cette ville que les peintres etles poëtes imaginent comme la reine des cités,planant sur ses collines et sur sa double mer,enceinte de ses golfes, de ses tours, de sesmontagnes, et renfermant tous les trésors dela nature, et du luxe de l' orient ? C' est là ceque l' on compare au golfe de Naples, portantune ville blanchissante dans son sein creuséen vaste amphithéâtre, avec le Vésuve perdantsa croupe dorée dans des nuages de fumée et depourpre ; les forêts de Castellamare plongeantleurs noirs feuillages dans une mer bleue, etles îles de Procida et d' Ischia, avec leurscimes volcaniques et leurs flancs jaunis depampres et blanchis de villas, fermant la baieimmense comme des môles gigantesques jetés parDieu même à l' embouchure de ce port ? Je ne voisrien là à comparer à ce spectacle dont mes yeuxsont toujours empreints ; je navigue, il est vrai,sur une belle et gracieuse mer, mais les bordssont plats, ou s' élèvent en collines monotoneset arrondies ; les neiges de l' Olympe de Thrace,

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qui blanchissent, il est vrai, à l' horizon, nesont qu' un nuage blanc dans le ciel, et nesolennisent pas d' assez près le paysage. Aufond du golfe je ne vois que les mêmes collinesarrondies au même niveau, sans rochers, sansanses, sans échancrures ; et Constantinople,

que le pilote me montre du doigt, n' est qu' uneville blanche et circonscrite sur un grand mamelonde la côte d' Europe. était-ce la peine de venirchercher un désenchantement si loin ? Je nevoulais plus regarder.Cependant les bordées sans fin du navire nousrapprochaient sensiblement ; nous rasâmes lechâteau des Sept-Tours, immense bloc deconstruction, sévère et grise, du moyen âge,qui flanque sur la mer l' angle des muraillesgrecques de l' ancienne Byzance, et nous vînmesmouiller sous les maisons de Stamboul dans lamer de Marmara, au milieu d' une foule de navireset de barques, retenus comme nous hors du portpar la violence des vents du nord. Il étaitcinq heures du soir, le ciel était serein et lesoleil éclatant ; je commençais à revenir demon dédain pour Constantinople : les mursd' enceinte de cette partie de la ville,pittoresquement bâtis de débris de murs antiques,et surmontés de jardins, de kiosques et demaisonnettes de bois peintes en rouge, formaientle premier plan du tableau ; au-dessus, desterrasses de maisons sans nombre pyramidaientcomme des gradins d' étages en étages, entrecoupéesde têtes d' orangers, et de flèches aiguës etnoires de cyprès ; plus haut, sept ou huit grandesmosquées couronnaient la colline, et, flanquéesde leurs minarets sculptés à jour, de leurscolonnades moresques, portaient dans le cielleurs dômes dorés, qu' enflammait la réverbération

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du soleil : les murs peints en azur tendre deces mosquées, les couvertures de plomb descoupoles qui les entourent, leur donnaientl' apparence et le vernis transparent de monumentsde porcelaine. Les cyprès séculaires accompagnaientces dômes de leurs cimes immobiles et sombres,et les peintures de diverses teintes des

maisons de la ville faisaient briller la vastecolline de toutes les couleurs d' un jardin defleurs ; aucun bruit ne sortait des rues ; aucunegrille des innombrables fenêtres ne s' ouvrait ;aucun mouvement ne trahissait l' habitation d' unesi grande multitude d' hommes : tout semblaitendormi sous le soleil brûlant du jour ; le golfeseul, sillonné en tout sens de voiles de toutesformes et de toutes grandeurs, donnait signe devie. Nous voyions à chaque instant déboucher dela Corne-D' Or (ouverture du Bosphore), duvrai port de Constantinople, des vaisseaux àpleines voiles qui passaient à côté de nousen fuyant vers les Dardanelles ; mais nous nepouvions apercevoir l' entrée du Bosphore, nicomprendre même sa position. Nous dînons sur lepont, en face de ce magique spectacle ; descaïques turcs viennent nous interroger, etnous apporter des provisions et des vivres ;les bateliers nous disent qu' il n' y a presqueplus de peste. J' envoie mes lettres à la ville ;à sept heures, M Truqui, consul généralde Sardaigne, accompagné des officiers de salégation, vient nous rendre visite, et nousoffrir l' hospitalité dans sa maison à Péra ;il n' y a aucune possibilité de trouver un logementdans la ville, récemment incendiée ; la cordialitéobligeante et l' attrait que nous inspire, dès lepremier abord, M Truqui, nous engagent àaccepter. Le vent contraire régnant toujours,

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les bricks ne peuvent lever l' ancre ce soir : nouscouchons à bord.

CONSTANTINOPLE

20 mai 1833.à cinq heures j' étais debout sur le pont ; lecapitaine fait mettre un canot à la mer ; j' ydescends avec lui, et nous faisons voile versl' embouchure du Bosphore, en longeant lesmurs de Constantinople, que la mer vient laver :après une demi-heure de navigation à travers unemultitude de navires à l' ancre, nous touchons auxmurs du sérail, qui font suite à ceux de laville, et forment, à l' extrémité de la collinequi porte Stamboul, l' angle qui sépare la merde Marmara du canal du Bosphore et de laCorne-D' Or, ou grande rade intérieure deConstantinople ; c' est là que Dieu et l' homme,la nature et l' art, ont placé ou créé de concert le

point de vue le plus merveilleux que le regardhumain puisse contempler sur la terre : je jetaiun cri involontaire, et j' oubliai le golfe deNaples et tous ses enchantements. Comparerquelque chose à ce magnifique et gracieux ensemble,c' est injurier la création.Les murailles qui supportent les terrasses circulairesdes immenses jardins du grand sérail étaient àquelques pas de nous, à notre gauche, séparéesde la mer par un étroit trottoir en dalles depierre que le flot lave sans cesse, et où lecourant perpétuel du Bosphore forme de petitesvagues murmurantes et bleues comme les eaux

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du Rhône à Genève : ces terrasses, quis' élèvent en pentes insensibles jusqu' au palaisdu sultan, dont on aperçoit les dômes dorésà travers les cimes gigantesques des platanes etdes cyprès, sont elles-mêmes plantées de cyprèset de platanes énormes, dont les troncs dominentles murs, et dont les rameaux, débordant desjardins, pendent sur la mer en nappes de feuillageet ombragent les caïques ; les rameurs s' arrêtaientde temps en temps à leur ombre ; de distance endistance, ces groupes d' arbres sont interrompuspar des palais, des pavillons, des kiosques, desportes sculptées et dorées ouvrant sur la mer,ou des batteries de canons de cuivre et de bronze,de formes bizarres et antiques. Les fenêtres grilléesde ces palais maritimes, qui font partie du sérail,donnent sur les flots, et l' on voit, à travers lespersiennes, étinceler les lustres et les doruresdes plafonds des appartements ; à chaque pas aussi,d' élégantes fontaines moresques, incrustées dansles murs du sérail, tombent du haut des jardins,et murmurent dans des conques de marbre, pourdésaltérer les passants ; quelques soldats turcssont couchés auprès de ces sources, et des

chiens sans maîtres errent le long du quai ;quelques-uns sont couchés dans les embouchures decanons à énormes calibres.à mesure que le canot avançait le long de cesmurailles, l' horizon devant nous s' élargissait,la côte d' Asie se rapprochait, et l' embouchuredu Bosphore commençait à se tracer à l' oeil, entredes collines de verdure sombre et des collinesopposées, qui semblent peintes de toutes lesnuances de l' arc-en-ciel : là, nous nous reposâmesencore ; la côte riante d' Asie, éloignée de nousd' environ un mille, se dessinait à notre droite,toute découpée de larges et hautes collines dont

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les cimes étaient de noires forêts à têtes aiguës,les flancs des champs entourés de franges d' arbres,semés de maisons peintes en rouge, et les bords desravins à pic tapissés de plantes vertes et desycomores, dont les branches trempent dans l' eau ;plus loin, ces collines s' élevaient davantage,puis redescendaient en plages vertes, et formaientun large cap avancé, qui portait comme une grandeville : c' était Scutari avec ses grandes casernesblanches, semblables à un château royal ; sesmosquées entourées de leurs minarets resplendissants,ses quais et ses anses bordés de maisons, debazars, de caïques, à l' ombre, sous des treillesou sous des platanes, et la sombre et profondeforêt de cyprès qui couvre la ville ; et, à traversleurs rameaux, brillaient, comme d' un éclat lugubre,les innombrables monuments blancs des cimetièresturcs. Au delà de la pointe de Scutari, terminéepar un îlot qui porte une chapelle turque etqu' on appelle le tombeau de la Jeune Fille , leBosphore, comme un fleuve encaissé, s' entr' ouvrait,et semblait fuir entre des montagnes sombres, dontles flancs de rochers, les

angles sortants et rentrants, les ravins, lesforêts, se répondaient des deux bords, et au pieddesquels on distinguait à perte de vue une suitenon interrompue de villages, de flottes à l' ancreou à la voile, de petits ports ombragés d' arbres,de maisons disséminées, et de vastes palais avecleurs jardins de roses sur la mer.Quelques coups de rames nous portèrent en avantet au point précis de la Corne-D' Or, où l' onjouit à la fois de la vue du Bosphore, de lamer de Marmara, et enfin de la vue entière duport ou plutôt de la mer intérieure deConstantinople : là nous oubliâmes Marmara, lacôte d' Asie et le Bosphore, pour contempler

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d' un seul regard le bassin même de la Corne-D' Oret les sept villes suspendues sur les septcollines de Constantinople, convergeant toutesvers le bras de mer qui forme la ville unique etincomparable, à la fois ville, campagnes, mer,port, rives de fleuve, jardins, montagnes boisées,vallées profondes, océan de maisons, fourmilièrede navires et de rues, lacs tranquilles etsolitudes enchantées, vue qu' aucun pinceau ne peutrendre que par détails, et où chaque coup de rameporte l' oeil et l' âme à un aspect, à une impressionopposés.Nous faisons voile vers les collines de Galataet de Péra ; le sérail s' éloignait de nous, etgrandissait en s' éloignant à mesure que l' oeilembrassait davantage les vastes contours de sesmurailles et la multitude de ses pentes, de sesarbres, de ses kiosques et de ses palais. Ilaurait à lui seul de quoi asseoir une grandeville. Le port se creusait de plus en plusdevant nous ; il circule comme un canal entredes flancs de montagnes recourbées, et sedéveloppe plus on avance. Ce

port ne ressemble en rien à un port ; c' est plutôtun large fleuve comme la Tamise, enceint des deuxcôtés de collines chargées de villes, et couvertsur l' une et l' autre rive d' une flotte interminablede vaisseaux groupés à l' ancre le long des maisons.Nous passions à travers cette multitude innombrablede bâtiments, les uns à l' ancre, les autres déjàà la voile, cinglant vers le Bosphore, vers lamer Noire ou vers la mer de Marmara ; bâtimentsde toutes formes, de toutes grandeurs, de tousles pavillons, depuis la barque arabe, dont laproue s' élance et s' élève comme le bec desgalères antiques, jusqu' au vaisseau à trois ponts,avec ses murailles étincelantes de bronze. Des

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volées de caïques turcs conduits par un ou deuxrameurs en manches de soie, petites barques quiservent de voitures dans les rues maritimes decette ville amphibie, circulaient entre cesgrandes masses, se croisant, se heurtant sansse renverser, se coudoyant comme la foule dansles places publiques ; et des nuées d' albatros,pareils à de beaux pigeons blancs, se levaientde la mer à leur approche pour aller se poserplus loin et se faire bercer par la vague. Jen' essayerai pas de compter les vaisseaux, lesnavires, les bricks et les bâtiments et barquesqui dorment ou voguent dans les eaux du port deConstantinople, depuis l' embouchure du Bosphoreet la pointe du sérail, jusqu' au faubourgd' Eyoub et aux délicieux vallons des eauxdouces. La Tamise, à Londres, n' offre riende comparable. Qu' il suffise de direqu' indépendamment de la flotte turque et desbâtiments de guerre européens à l' ancre dans lemilieu du canal, les deux bords de la Corne-D' Oren sont couverts sur deux ou trois bâtiments deprofondeur, et sur une longueur d' une lieueenviron des deux côtés. Nous ne fîmes qu' entrevoirces files prolongées de proues regardant la

mer ; et notre regard alla se perdre, au fond dugolfe qui se rétrécissait en s' enfonçant dans lesterres, parmi une véritable forêt de mâts.Nous abordâmes au pied de la ville de Péra, nonloin d' une superbe caserne de bombardiers, dontles terrasses recouvertes étaient encombréesd' affûts et de canons. Une admirable fontainemoresque, construite en forme de pagode indienne,et dont le marbre ciselé et peint d' éclatantescouleurs se découpait comme de la dentelle surun fond de soie, verse ses eaux sur une petiteplace. La place était encombrée de ballots, de

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marchandises, de chevaux, de chiens sans maître,et de turcs accroupis qui fumaient à l' ombre :les bateliers des caïques étaient assis en grandnombre sur les margelles du quai, attendant leursmaîtres ou sollicitant les passants : c' est unebelle race d' hommes, dont le costume relève encorela beauté. Ils portent un caleçon blanc, à plisaussi larges que ceux d' un jupon ; une ceinture desoie cramoisie le retient au milieu du corps ;ils ont la tête coiffée d' un petit bonnet grecen laine rouge, surmonté d' un long gland desoie qui pend derrière la tête ; le cou et lapoitrine nus ; une large chemise de soie écrue,à grandes manches pendantes, leur couvre lesépaules et les bras. Leurs caïques sont d' étroitscanots de vingt à trente pieds de long sur deuxou trois de large, en bois de noyer vernisséet luisant comme de l' acajou. La proue de cesbarques est aussi aiguë que le fer d' une lance,et coupe la mer comme un couteau. La formeétroite de ces caïques les rend périlleux etincommodes pour les francs, qui n' en ont pasl' habitude ; ils chavirent au moindre balancementqu' un pied maladroit leur imprime. Il fautêtre couché comme les

turcs au fond des caïques, et prendre garde quele poids du corps soit également partagé entreles deux côtés de la barque. Il y en a de différentesgrandeurs, pouvant contenir depuis un jusqu' àquatre ou huit passagers ; mais tous ont la mêmeforme. On en compte par milliers dans les portsde Constantinople ; et, indépendamment de ceux qui,comme les fiacres, sont au service du public àtoute heure, chaque particulier aisé de la villeen a un à son usage, dont les rameurs sont sesdomestiques. Tout homme qui circule dans la villepour ses affaires est obligé de traverser plusieurs

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fois la mer dans sa journée.En sortant de cette petite place, nous entrâmesdans les rues sales et populeuses d' un bazar dePéra. Au costume près, elles présentent à peu prèsle même aspect que les environs des marchés denos villes : des échoppes de bois, où l' on faitfrire des pâtisseries ou des viandes pour lepeuple ; des boutiques de barbiers, de vendeursde tabac, de marchands de légumes et de fruits ;une foule pressée et active dans les rues ; tousles costumes et toutes les langues de l' orientse heurtant à l' oeil et à l' oreille ; par-dessustout cela, les aboiements des chiens nombreuxqui remplissent les places et les bazars, etse disputent les restes qu' on jette aux portes.Nous entrâmes de là dans une longue rue, solitaireet étroite, qui monte par une pente escarpéeau-dessus de la colline de Péra ; les fenêtresgrillées ne laissent rien voir de l' intérieurdes maisons turques, qui semblent pauvres etabandonnées ; de temps en temps la verte flèched' un cyprès sort d' une enceinte de muraillesgrises et ruinées, et s' élance immobile dans unciel transparent. Des colombes blanches et bleuessont éparses sur les fenêtres et les toits

des maisons, et remplissent les rues silencieuses deleurs mélancoliques roucoulements. Au sommet de cesrues s' étend le beau quartier de Péra, habitépar les européens, les ambassadeurs et les consuls :c' est un quartier tout à fait semblable à une pauvrepetite ville de nos provinces. Il y avait quelquesbeaux palais d' ambassadeurs jetés sur les terrassesen pente de Galata ; on n' en voit plus que lescolonnes couchées à terre, les pans de mursnoircis, et les jardins écroulés : la flammede l' incendie a tout dévoré. Péra n' a ni caractère,ni originalité, ni beauté ; on ne peut apercevoir,

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de ses rues, ni la mer, ni les collines, ni lesjardins de Constantinople ; il faut monter ausommet de ses toits pour jouir du magnifiquecoup d' oeil dont la nature et l' homme l' ontenvironné.M Truqui nous reçut comme ses enfants ; samaison est vaste, élégante et admirablementsituée ; il l' a mise tout entière à notre disposition.Les ameublements les plus riches, la chère exquisede l' Europe, les soins les plus affectueux del' amitié, la société la plus douce et la plusaimable trouvée en lui et autour de lui,remplacèrent pour nous le tapis ou la nattedu désert, le pilau de l' arabe, l' âpreté et larudesse de la vie maritime. à peine installéchez lui, je reçois une lettre de m l' amiralRoussin, ambassadeur de France à Constantinople,qui a la bonté de nous offrir l' hospitalité àThérapia. Ces marques touchantes d' intérêt etd' obligeance, reçues de compatriotes inconnus,à mille lieues de la patrie et dans l' isolementet le malheur, laissent une trace profonde dansle souvenir du voyageur.

21, 22 et 23 mai 1833.Débarquement des deux bricks. -repos, visitesreçues des principaux négociants de Péra. -jourspassés dans le charme et l' intimité de M Truquiet de sa société. -courses dans Constantinople.-vue générale de la ville. -visite àl' ambassadeur à Thérapia.23 mai 1833.Quand on a quitté tout à coup la scène changeante,orageuse, de la mer, la cabine obscure et mobiled' un brick, le roulis fatigant de la vague ; qu' onse sent le pied ferme sur une terre amie, entouréd' hommes, de livres, de toutes les aisances de lavie ; qu' on a devant soi des campagnes, des

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bois à parcourir, toute l' existence terrestre àreprendre après une longue déshabitude, on sentun plaisir instinctif et tout physique, donton ne peut se lasser ; une terre quelconque,même la plus sauvage, même la plus éloignée,est comme une patrie qu' on a retrouvée. J' aiéprouvé cela vingt fois en débarquant, mêmepour quelques heures, sur une côte inconnue

et déserte : un rocher qui vous garantit du vent ;un arbuste qui vous abrite de son tronc ou de sonombre ; un rayon de soleil qui chauffe le sableoù vous êtes assis ; quelques lézards qui courententre les pierres ; des insectes qui volent autourde vous ; un oiseau inquiet qui s' approche, etqui jette un cri d' alarme ; tout ce peu de choses,pour un homme qui habite la terre, est un mondetout entier pour le navigateur fatigué qui descenddu flot. Mais le brick est là, qui se balancedans le golfe sur une mer houleuse, où il faudraremonter bientôt. Les matelots sont sur les vergues,occupés à sécher ou à raccommoder les grandesvoiles déchirées ; le canot, qui monte et disparaîtdans les ravines écumantes formées par les lames,va et vient sans cesse du navire au rivage ; ilapporte des provisions à terre, ou de l' eaufraîche de l' aiguade au bâtiment ; ses mousseslavent leurs chemises de toile peinte, et lessuspendent aux lentisques du rivage ; le capitaineétudie le ciel, attend le vent qui va tourner,pour rappeler, par un coup de canon, les passagersà leur vie de misère, de ténèbres et de mouvement.Bien qu' on soit pressé d' arriver, on fait en secretdes voeux pour que le vent contraire ne tombe passi vite, pour que la nécessité vous laisse un jourencore savourer cette volupté intime qui attachel' homme à la terre. On fait amitié avec la côte,avec la petite lisière de gazon ou d' arbustes

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qui s' étend entre la mer et les rochers ; avecla fontaine cachée sous les racines d' un vieuxchêne vert ; avec ces lichens, avec ces petitesfleurs sauvages que le vent secoue sans cesseentre les fentes des écueils, et qu' on nereverra jamais. Quand le coup de canon du rappelpart du navire ; quand le pavillon de signalse hisse au mât, et que la chaloupe se détachepour venir vous prendre, on pleurerait presque ce

coin sans nom du monde, où l' on n' a fait qu' étendrequelques heures ses membres harassés. J' ai biensouvent éprouvé cet amour inné de l' homme pourun abri quelconque, solitaire, inconnu, sur unrivage désert.Mais ici j' éprouve deux choses contraires : l' unedouce, l' autre pénible. D' abord ce plaisir queje viens de peindre, d' avoir le pied ferme surle sol, un lit qui ne tombe plus, un plancherqui ne vous jette plus sans cesse d' un mur àl' autre, des pas à faire librement devant vous,de grandes fenêtres fermées ou ouvertes àvolonté, sans crainte que l' écume s' y engouffre ;les délices d' entendre le vent jouer dans lesrideaux sans qu' il fasse pencher la maison,résonner les voiles, trembler les mâts, courirles matelots sur le pont, avec le bruitassourdissant de leurs pas. Bien plus, descommunications amiables avec l' Europe, desvoyageurs, des négociants, des journaux, deslivres, tout ce qui remet l' homme en communiond' idées et de vie avec l' homme ; cette participationau mouvement général des choses et de la pensée,dont nous sommes depuis si longtemps privés. Et,plus que tout cela encore, l' hospitalité chaude,attentive, heureuse ; je dis plus, l' amitiéde notre excellent hôte M Truqui, qui sembleaussi heureux de nous entourer de ses soins, de

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ses prévenances, de tous les soulagements qu' ilpeut nous procurer, que nous sommes heureux de lesrecevoir nous-mêmes. Excellent homme, homme rare,dont je n' ai pas deux fois rencontré le pareildans ma longue vie de voyageur ! Sa mémoire mesera douce tant que je me souviendrai de cesannées de pèlerinage, et ma pensée le suivratoujours sur les côtes d' Asie ou d' Afrique,où sa fortune le condamne à finir ses jours.

Même date.Mais quand on a savouré, à l' insu de soi-même, cespremières voluptés du retour à terre, on est tentéde regretter souvent l' incertitude et l' agitationperpétuelles de la vie d' un vaisseau. Au moins là,la pensée n' a pas le loisir de se replier surelle-même, et de sonder les abîmes de tristesseque la mort a creusés dans notre sein ! La douleurest bien là toujours, mais elle est à chaqueinstant soulevée par quelque pensée qui empêcheque son poids ne soit aussi écrasant : le bruit,le mouvement qui se font autour de vous ; l' aspectsans cesse changeant du pont du navire et de lamer ; les vagues qui se gonflent ou s' aplanissent ;le vent qui tourne, monte ou baisse ; les voilesdu navire qu' il faut orienter vingt fois par jour ;le spectacle des manoeuvres auxquelles il fautquelquefois s' employer soi-même dans le grostemps ; les mille accidents d' une journée oud' une nuit de tempête ; le roulis, les voilesemportées, les meubles brisés qui roulent sousl' entre-pont ; les coups sourds, irréguliers dela mer contre les flancs fragiles de la cabineoù vous essayez de dormir ; les pas précipitésdes hommes de quart, qui courent d' un bord àl' autre sur votre tête ; le cri plaintif despoulets, que l' écume inonde dans leurs cagesattachées au pied du mât ; les chants des coqs

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qui aperçoivent les premiers l' aurore, à la find' une nuit de ténèbres et de bourrasques ; lesifflement de la corde du loch, qu' on jette pourmesurer la route ; l' aspect étrange, inconnu,bizarre, sauvage

ou gracieux, d' une côte qu' on ne soupçonnait pasla veille, et qu' on longe au lever du jour enmesurant les hauteurs de ses montagnes, ou enmontrant du doigt ses villes et ses villages,brillants comme des monceaux de neige entredes groupes de sapins ; tout cela emporte plusou moins notre âme, soulage un peu le coeur, laisseévaporer de la douleur, assoupit le chagrin pendantque le voyage dure ; toute cette douleur retombede tout son poids sur l' âme aussitôt qu' on a touchéle rivage, et que le sommeil, dans un lit tranquille,a rendu l' homme à l' intensité de ses impressions.Le coeur, qui n' est plus distrait par rien dudehors, se retrouve en face de ses sentimentsmutilés, de ses pensées désespérées, de sonavenir emporté : on ne sait comment on supporterala vie ancienne, la vie monotone, la vie vide desvilles et de la société. C' est ce que j' éprouve,au point de désirer maintenant une éternellenavigation, un voyage sans fin, avec toutes seschances et ses distractions même les plus pénibles.Hélas ! C' est ce que je lis dans les yeux de mafemme, bien plus encore que dans mon coeur. Lasouffrance d' un homme n' est rien auprès de celled' une femme, d' une mère ; une femme vit et meurtd' une seule pensée, d' un seul sentiment : la vie,pour une femme, c' est une chose possédée ; la mort,c' est une chose perdue ! Un homme vit de tout,bien ou mal ; Dieu ne le tue pas d' un seul coup.

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24 mai 1833.Je me suis entouré de journaux et de brochuresvenus d' Europe récemment, et que l' obligeancedes ambassadeurs de France et d' Autriche meprodigue. Après avoir lu tout le jour, je meconfirme dans les idées que j' avais emportéesd' Europe. Je vois que les faits marchent toutà fait dans le sens des prévisions politiquesque l' analogie historique et philosophique permetd' assigner à la route des choses, dans ce beausiècle. La France émue s' apaise ; l' Europeinquiète, mais timide, regarde avec jalousieet haine, mais n' ose empêcher ; elle sent parinstinct (et cet instinct est prophétique)qu' elle perdrait peut-être l' équilibre en faisantun mouvement. Je n' ai jamais cru à la guerre parsuite de la révolution de juillet ; il eût falluque la France fût livrée à des conseils insenséspour attaquer ; et la France n' attaquant pas,l' Europe ne pouvait venir se jeter, de gaietéde coeur, dans un foyer révolutionnaire oùl' on se brûle, même en voulant l' étouffer. Legouvernement de juillet aura bien mérité de laFrance et de l' Europe par ce seul fait d' avoircontenu l' ardeur impatiente et aveugle del' esprit belliqueux en France, après les troisjournées. L' Europe et la France étaientégalement perdues. Nous n' avions point d' armées,point d' esprit public, car il n' y en a point sansunanimité ; la guerre étrangère eût entraînéimmédiatement la guerre civile au midi et àl' ouest de la France, la persécution et laspoliation partout. Nul gouvernement n' eût putenir à Paris

sous l' élan révolutionnaire du centre : pendantque des lambeaux d' armées, improvisées par unpatriotisme sans guide et sans frein, auraient

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été se faire dévorer sur nos frontières de l' est,le Midi, jusqu' à Lyon, aurait arboré le drapeaublanc ; l' ouest, jusqu' à la Loire, eût reconstituéles guérillas vendéennes ; les populationsmanufacturières de Lyon, Rouen, Paris,exaspérées par la misère où la cessation detravail les aurait plongées, auraient faitexplosion au centre, et débordé en massesindisciplinées sur Paris et les frontières,se choisissant des chefs d' un jour, et leurimposant leurs caprices pour plans de campagne.La propriété, le commerce, l' industrie, le crédit,tout eût péri à la fois ; il eût fallu de laviolence pour des emprunts et des impôts. L' orcaché, le crédit mort, le désespoir eût pousséà la résistance, et la résistance à la spoliation,au meurtre et aux supplices populaires ; unefois entré dans la voie du sang, il n' y avaitplus d' issue que l' anarchie, la dictature oule démembrement. Mais tout cela aurait étécompliqué encore des mouvements inattenduset spontanés de quelques parties de l' Europe :Espagne, Italie, Pologne, lisières du Rhin,Belgique, tout eût pris feu ensemble ou tourà tour ; l' Europe tout entière eût été entraînéedans une fluctuation d' insurrections, decompressions, qui auraient changé à chaque instantla face des choses. Nous entrions, mal préparés,dans une autre guerre de trente ans. Le géniede la civilisation ne l' a pas voulu ; ce quidevait être a été. On ne combattra qu' aprèss' être préparé au combat, après qu' on se serareconnu, compté, passé en revue, rangé enordre de bataille ; la lutte sera régulière, et onaura un résultat prévu et certain : ce ne seraplus un combat de nuit.

De loin on voit mieux les choses, parce que les

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détails n' obstruent pas le regard, et que lesobjets se présentent par grandes masses principales.Voilà pourquoi les prophètes et les oraclesvivaient seuls et éloignés du monde ; c' étaientdes sages, étudiant les choses dans leur ensemble,et dont les petites passions du jour ne troublaientpas le jugement. Il faut qu' un homme politiques' éloigne souvent de la scène où se joue ledrame de son temps, s' il veut le juger et enprévoir le dénoûment. Prédire est impossible :la prévision n' est qu' à Dieu ; mais prévoirest possible : la prévoyance est à l' homme.Je me demande souvent où aboutira ce grandmouvement des esprits et des faits, qui, partide France, remue le monde, et entraîne, de gréou de force, toutes choses dans son tourbillon.Je ne suis pas de ceux qui ne voient dans cemouvement que le mouvement même, c' est-à-dire letumulte et le désordre des idées ; qui croientle monde moral et politique dans ces convulsionsfinales qui précèdent la mort et la décomposition.Ceci est évidemment un mouvement double dedécomposition et d' organisation à la fois ;l' esprit créateur travaille, à mesure que l' espritdestructeur détruit ; une foi en tout remplacel' autre ; une forme se substitue à une autreforme ; partout où le passé s' écroule, l' avenir,tout préparé, paraît derrière les ruines ; latransition est lente et rude, comme toutetransition où les passions et les intérêtsdes hommes ont à combattre en marchant, où lesclasses sociales, où les nations diversesmarchent d' un pas inégal ; où quelques-unsveulent reculer obstinément, pendant que lamasse avance. Il y a confusion, poussière, ruines,obscurité par moments ; mais, de temps en temps

aussi, le vent soulève ce nuage de poudre qui

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cache la route et le but, et ceux qui sont surla hauteur distinguent la marche des colonnes,reconnaissent le terrain de l' avenir, et voientle jour, à peine levé, éclairer de vastes horizons.J' entends dire sans cesse autour de moi, etmême ici : " les hommes n' ont plus de croyances ;tout est livré à la raison individuelle ; iln' y a plus de foi commune en rien, ni enreligion, ni en politique, ni en sociabilité.Des croyances, une foi commune, c' est le ressortdes nations ; ce ressort brisé, tout sedécompose ; il n' y a qu' un moyen de sauver lespeuples : c' est de leur rendre leurs croyances. "mais est-il donc vrai qu' il n' y ait plus nilumière dans l' intelligence de l' homme, nicroyance commune dans l' esprit des peuples,ni foi intime et insignifiante dans la consciencedu genre humain ? C' est un mot qu' on respectesans l' avoir sondé ; il n' a aucun sens. Si lemonde n' avait plus ni idée commune, ni foi, nicroyance, le monde ne s' agiterait pas tant :rien ne produit rien. Il y a, au contraire, uneimmense conviction, une foi fanatique, uneespérance confuse, mais indéfinie, un ardentamour, un symbole commun, quoique non encorerédigé, qui pousse, presse, remue, attire,condense, fait graviter ensemble toutes lesintelligences, toutes les consciences, toutesles forces morales de cette époque : cesrévolutions, ces secousses, ces chutes d' empire,ces mouvements répétés et gigantesques de tousces membres de la vieille Europe, cesretentissements en Amérique et en Asie, cetteimpulsion irréfléchie et irrésistible quiimprime, en dépit des volontés individuelles,tant d' agitation et d' ensemble aux forcescollectives ; tout cela n' est pas un effetsans cause ; tout cela a

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un sens, un sens profond et caché, mais un sensévident pour l' oeil du philosophe. Ce sens, c' estprécisément ce que vous vous plaignez d' avoirperdu, ce que vous niez dans le monde d' aujourd' hui ;c' est une idée commune ; c' est une conviction ;c' est une loi sociale ; c' est une vérité qui,entrée involontairement dans tous les esprits,et même, à leur insu, dans l' esprit des masses,travaille à se produire dans les faits avecla force d' une vérité divine, c' est-à-dire avecune force invincible. Cette foi, c' est laraison générale ; la parole est son organe, lapresse est son apôtre : elle veut refaire à sonimage les civilisations, les sociétés, leslégislations imparfaites, ou altérées par leserreurs et les ignorances des âges ténébreuxqu' elles ont traversés ; elle veut reposeren religion, -Dieu unique et parfait pourdogme, la morale éternelle pour symbole,l' adoration et la charité pour culte ; -enpolitique, l' humanité au-dessus des nationalités ;en législation, l' homme égal à l' homme, l' hommefrère de l' homme ; la société comme un fraterneléchange de services et de devoirs réciproques,régularisés et garantis par la loi ; en un mot,le christianisme législaté.Elle le veut et elle le fait. Dites encore qu' iln' y a pas de croyances, qu' il n' y a pas de foicommune dans les hommes de ce temps-ci ! Depuisle christianisme, jamais si grande oeuvre nes' accomplit dans le monde avec de si faiblesmoyens. Une croix et une presse, voilà les deuxinstruments des deux plus grands mouvementscivilisateurs du monde.

25 mai 1833.Ce soir, par un clair de lune splendide qui se

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réverbérait sur la mer de Marmara et jusquesur les lignes violettes des neiges éternellesdu mont Olympe, je me suis assis seul sousles cyprès de l' échelle des morts, ces cyprès quiombragent les innombrables tombeaux des musulmans,et qui descendent des hauteurs de Péra jusqu' auxbords de la mer ; ils sont entrecoupés de quelquessentiers plus ou moins rapides, qui montent duport de Constantinople à la mosquée des dervichestourneurs. Personne n' y passait à cette heure,et l' on se serait cru à cent lieues d' une grandeville, si les mille bruits du soir, apportéspar le vent, n' étaient venus mourir dans lesrameaux frémissants des cyprès. Tous ces bruits,affaiblis déjà par l' heure avancée ; chants dematelots sur les navires, coups de rames descaïques dans les eaux, sons des instrumentssauvages des bulgares, tambours des caserneset des arsenaux ; voix de femmes qui chantent,pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtresgrillées ; longs murmures des rues populeuseset des bazars de Galata ; de temps en tempsle cri des muezzins du haut des minarets, ou uncoup de canon, signal de la retraite, quipartait de la flotte mouillée à l' entrée duBosphore, et venait, répercuté par les mosquéessonores et par les collines, s' engouffrer dans lebassin de la Corne-D' Or, et retentir sousles saules paisibles des eaux douces d' Europe ;tous ces bruits, dis-je, se fondaient par instantsdans un seul bourdonnement

sourd et indécis, et formaient comme uneharmonieuse musique où les bruits humains, larespiration étouffée d' une grande ville quis' endort, se mêlaient, sans qu' on pût lesdistinguer, avec les bruits de la nature, leretentissement lointain des vagues, et les bouffées

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du vent qui courbaient les cimes aiguës descyprès. C' est une de ces impressions les plusinfinies et les plus pesantes qu' une âme poétiquepuisse supporter. Tout s' y mêle, l' homme et Dieu,la nature et la société, l' agitation intérieure etle repos mélancolique de la pensée. On ne saitsi on participe davantage de ce grand mouvementd' êtres animés qui jouissent ou qui souffrentdans ce tumulte de voix qui s' élèvent, ou de cettepaix nocturne des éléments qui murmurent aussi,et enlèvent l' âme au-dessus des villes et desempires, dans la sympathie de la nature et deDieu.Le sérail, vaste presqu' île, noire de ses plataneset de ses cyprès, s' avançait comme un cap deforêts entre les deux mers, sous mes yeux. Lalune blanchissait les nombreux kiosques, et lesvieilles murailles du palais d' Amurath sortaient,comme un rocher, du vert obscur des platanes.J' avais sous les yeux et dans la pensée toutela scène où tant de drames sinistres ou glorieuxs' étaient déroulés depuis des siècles. Tousces drames apparaissaient devant moi avecleurs personnages et leurs traces de sang ou degloire.Je voyais une horde sortir du Caucase, chassée parcet instinct de pérégrination que Dieu donnaaux peuples conquérants, comme il l' a donné auxabeilles, qui sortent du tronc d' arbre pour jeterde nouveaux essaims. La grande figure patriarcaled' Othman, au milieu de ses tentes et de

ses troupeaux, répandant son peuple dans l' AsieMineure, s' avançant successivement jusqu' à Brousse,mourant entre les bras de ses fils devenus seslieutenants, et disant à Orchan :" je meurs sans regret, puisque je laisse unsuccesseur tel que toi ! Va propager la loi

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divine, la pensée de Dieu, qui est venu nouschercher de la mecque au Caucase ; sois charitableet clément comme elle : c' est ainsi que lesprinces attirent sur leur nation la bénédictionde Dieu ! Ne laisse pas mon corps dans cetteterre, qui n' est pour nous qu' une route ; maisdépose ma dépouille mortelle dans Constantinople,à la place que je m' assigne moi-même en mourant. "quelques années plus tard, Orchan, fils d' Othman,était campé à Scutari, sur ces mêmes collines quetache de noir le bois de cyprès. L' empereur grecCantacuzène, vaincu par la nécessité, lui donnaitla belle Théodora, sa fille, pour cinquièmeépouse dans son sérail. La jeune princessetraversait, au son des instruments, ce bras demer où je vois flotter aujourd' hui les vaisseauxrusses, et allait, comme une victime, s' immolerinutilement, pour prolonger de peu de joursla vie de l' empire. Bientôt les fils d' Orchans' approchent du rivage, suivis de quelquesvaillants soldats ; ils construisent, en unenuit, trois radeaux soutenus par des vessiesde boeuf gonflées d' air ; ils passent le détroit,à la faveur des ténèbres ; les sentinelles grecquessont endormies. Un jeune paysan, sortant à lapointe du jour pour aller au travail, rencontreles ottomans égarés, et leur indique l' entréed' un souterrain qui conduit dans l' intérieur

du château, et les turcs ont le pied et uneforteresse en Europe.à quatre règnes de là, Mahomet Ii répondait auxambassadeurs grecs : " je ne forme pas d' entreprisescontre vous ; l' empire de Constantinople estborné par ses murailles. " mais Constantinople même,ainsi bornée, empêche le sultan de dormir ; ilenvoie éveiller son vizir, et lui dit : " je tedemande Constantinople ; je ne puis plus trouver le

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sommeil sur cet oreiller ; Dieu veut me donnerles romains. " dans son impatience brutale, il lanceson cheval dans les flots, qui menacent del' engloutir. -" allons, dit-il à ses soldats,le jour du dernier assaut, je ne me réserve quela ville ; l' or et les femmes sont à vous.Le gouvernement de ma plus vaste province à celuiqui arrivera le premier sur les remparts ! "toute la nuit, la terre et les eaux sont éclairéesde feux innombrables qui remplacent le jour,tant il tardait aux ottomans, ce jour qui devaitleur livrer leur proie.Pendant ce temps-là, sous cette coupole sombrede sainte-Sophie, le brave et infortunéConstantin venait, dans sa dernière nuit,prier le dieu de l' empire et communier, leslarmes aux yeux ; au lever de l' aurore, il ensortait à cheval, accompagné des cris et desgémissements de sa famille, et il allait mouriren héros sur la brèche de sa capitale : c' étaitle 29 mai 1453.Quelques heures plus tard, la hache enfonçait lesportes de sainte-Sophie ; les vieillards, lesfemmes, les jeunes filles, les moines, lesreligieuses, encombraient cette vaste basilique,

dont les parvis, les chapelles, les galeries,les souterrains, les tribunes immenses, lesdômes et plates-formes, peuvent contenir lapopulation d' une ville entière ; un dernier cris' éleva vers le ciel, comme la voix duchristianisme agonisant ; en peu d' instantssoixante mille vieillards, femmes ou enfants,sans distinction de rang, d' âge ni de sexe,furent liés par couple, les hommes avec descordes, les femmes avec leurs voiles ou leursceintures. Ces couples d' esclaves furent jetéssur les vaisseaux, emportés au camp des ottomans,

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insultés, échangés, vendus, troqués, comme unvil bétail. Jamais lamentations pareilles nefurent entendues sur les deux rives d' Europeet d' Asie ; les femmes se séparaient pourjamais de leurs époux, les enfants de leursmères ; et les turcs chassaient, par des routesdifférentes, ce butin vivant de Constantinoplevers l' intérieur de l' Asie. Constantinoplefut saccagée pendant huit heures ; puisMahomet Ii entra par la porte Saint-Romain,entouré de ses vizirs, de ses pachas et desa garde. Il mit pied à terre devant le portailde sainte-Sophie, et frappa de son yataganun soldat qui brisait les autels. Il ne voulutrien détruire. Il transforma l' église enmosquée, et un muezzin monta pour la premièrefois sur cette même tour, d' où je l' entends chanterà cette heure pour appeler les musulmans à laprière. De là, Mahomet Ii se rendit au palaisdésert des empereurs grecs, et récita, en yentrant, ces vers persans :" l' araignée file sa toile dans le palais desempereurs, et la chouette entonne son chantnocturne sur les tours d' érasiab ! "le corps de Constantin fut retrouvé cejour-là sous des

monceaux de morts ; des janissaires avaiententendu un grec magnifiquement vêtu, et luttantavec l' agonie, s' écrier : " ne se trouvera-t-ilpas un chrétien qui veuille m' ôter la vie ? "ils lui avaient coupé la tête. Deux aiglesbrodés en or sur ses brodequins, et les larmesde quelques grecs fidèles, ne permirent pasde douter que ce soldat inconnu ne fût le braveet malheureux Constantin. Sa tête fut exposée,pour que les vaincus ne conservassent ni doutesur sa mort ni espérance de le voir reparaître ;

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puis il fut enseveli avec les honneurs dus autrône, à l' héroïsme et à la mort.Mahomet n' abusa pas de la victoire. La tolérancereligieuse se révéla dans ses premiers actes. Illaissa aux chrétiens leurs églises et la libertéde leur culte public. Il maintint le patriarchegrec dans ses fonctions. Lui-même, assis sur sontrône, remit la crosse et le bâton pastoral aumoine Gennadius, et lui donna un cheval richementcaparaçonné. Les grecs fugitifs se sauvèrent enItalie, et y portèrent le goût des disputesthéologiques, de la philosophie et des lettres.Le flambeau éteint à Constantinople jeta sesétincelles au delà de la Méditerranée, et seralluma à Florence et à Rome. Pendant trenteans d' un règne qui ne fut qu' une conquête,Mahomet Ii ajouta à l' empire deux cents villeset douze royaumes. Il meurt au milieu de sestriomphes, et reçoit le nom de Mahomet Le Grand.Sa mémoire plane encore sur les dernières annéesdu peuple qu' il a jeté en Europe, et qui bientôtremportera son tombeau en Asie. Ce prince avaitle teint d' un tartare, le visage poli, les yeuxenfoncés, le regard profond et perçant. Il euttoujours toutes les vertus et tous les crimesque la politique lui commanda.

Bajazet Ii, ce Louis Xi des ottomans, faitjeter ses fils dans la mer ; et lui-même, chassédu trône par Sélim, s' enfuit avec ses femmeset ses trésors, et meurt du poison préparé parson fils. Ce Sélim, pour toute réponse au vizirqui lui demandait où il fallait placer ses tentes,fait étrangler le vizir ; le successeur du vizirfait la même question et éprouve le même sort ;un troisième fait placer les tentes, sans riendemander, vers les quatre points de l' univers ;et quand Sélim demande où est son camp :

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" partout, lui répond le vizir. Tes soldatste suivront, de quelque côté que tu tournestes armes. -voilà, dit le terrible sultan,comment on doit me servir. " c' est lui quiconquiert l' égypte, et qui, monté sur un trônemagnifique élevé au bord du Nil, se fait amenerla race entière des oppresseurs de ce beau pays,et fait massacrer vingt mille mameluks sous sesyeux : eur corps sont jetés dans le fleuve.Tout cela sans cruauté personnelle, mais par cesentiment de fatalisme qui croit à sa mission, etqui, pour accomplir la volonté de Dieu, dont ilse croit l' instrument, regarde le monde comme saconquête et les hommes comme la poussière de sespieds. Cette même main, teinte du sang de tantde milliers d' hommes, écrivait des vers pleinsde résignation, de douceur et de philosophie.Le morceau de marbre blanc subsiste encore oùil écrivit ces sentences :" tout vient de Dieu ; il nous donne à son gréou nous refuse ce que nous lui demandons. Siquelqu' un sur la terre pouvait quelque chosepar soi-même, il serait égal à Dieu. "on lit plus bas : " Sélim, le serviteur despauvres, a composé et écrit ces vers. " conquérantde la Perse, il meurt en commandant à son vizirde pieuses restitutions aux familles

persanes que la guerre a ruinées. Son tombeauest placé à côté de celui de Mahomet Ii, aveccette orgueilleuse épitaphe : " en ce jour,sultan Sélim a passé au royaume éternel, laissantl' empire du monde à Soliman. "j' aperçois d' ici briller entre les dômes desmosquées la resplendissante coupole de lamosquée de Soliman, une des plus magnifiquesde Constantinople. Il venait de perdre sonpremier fils, Mahomet, qu' il avait eu de la célèbre

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Roxelane. Cette mosquée rappelle un touchanttémoignage de la douleur de ce prince. Pourhonorer la mémoire de son enfant, il délivra unefoule d' esclaves des deux sexes, et voulutassocier ainsi des sympathies à sa douleur.Bientôt, hélas ! Les environs de cette mêmemosquée furent la scène d' un drame terrible.Soliman, excité contre un fils d' une autrefemme, Mustapha, fait venir le muphti, etlui demande : " quelle peine mérite Zaïr, esclaved' un marchand de cette ville, qui lui a confié,pendant un voyage, son épouse, ses enfants, sestrésors ? Zaïr a mis le trouble dans lesaffaires de son maître, il a tenté de séduire safemme, il a dressé des embûches contre lesenfants. Quelle peine mérite l' esclave Zaïr ?-l' esclave Zaïr mérite la mort, écrit le muphti.Dieu soit le meilleur ! "Soliman, armé de cette réponse, mande Mustaphadans son camp. Il arrive accompagné de Zéangir,un fils de Roxelane, mais qui, loin de partagerla haine de sa mère, portait à Mustapha, sonfrère, la plus tendre amitié. Arrivé

devant la tente de Soliman, Mustapha estdésarmé. Il s' avance seul dans la premièreenceinte, où régnait une solitude complète etun morne silence. Quatre muets s' élancent surlui et s' efforcent de l' étrangler ; il lesterrasse, et est près de s' échapper et d' appelerà son secours l' armée qui l' adore, quandSoliman lui-même, qui suivait de l' oeil lalutte des muets contre son fils, soulève un descoins du rideau de la tente, et leur lanceun regard étincelant de fureur. à cet aspect,les muets se relèvent, et parviennent àétrangler le jeune prince. Son corps estexposé sur un tapis devant la tente du sultan.

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Zéangir expire de désespoir sur le corpsde son frère, et l' armée contemple d' un oeilterrifié l' implacable vengeance d' une femmeà qui l' amour a soumis l' infortuné Soliman.Mustapha avait un fils de dix ans ; l' ordre desa mort est surpris au sultan par Roxelane. Unenvoyé secret est chargé de tromper la vigilancede la mère de cet enfant. On imagine un prétextepour la conduire à une maison de plaisance peuéloignée de Brousse. Le jeune sultan était àcheval, et précédait la litière de la princesse.La litière se brise ; le jeune prince prend lesdevants, suivi de l' eunuque chargé de l' ordresecret de sa mort. à peine entré dans la maison,l' eunuque, l' arrêtant sur le seuil de la porte,lui présente le lacet : " le sultan veut que vousmouriez sur l' heure, " lui dit-il. -" cet ordrem' est aussi sacré que celui de Dieu même, "répond l' enfant ; et il présente sa tête aubourreau. La mère arrive, et trouve le corpspalpitant de son fils sur le seuil de la porte.La passion insensée de Soliman pour Roxelaneremplit le sérail de plus de crimes que n' envit le palais d' Argos.Les Sept-Tours me rappellent la mort dupremier sultan

immolé par les janissaires. Othman, traîné pareux dans ce château, tombe deux jours aprèssous les coups de Daoud, vizir. Ce vizir, peude temps après, est conduit lui-même auxSept-Tours. On lui arrache son turban, onle fait boire à la même fontaine où s' étaitdésaltéré l' infortuné Othman, on l' étrangle dansla même chambre où il avait étranglé son maître.L' ada des janissaires, dont un soldat avait portéla main sur Othman, est cassée ; et, jusqu' àl' abolition de ce corps, lorsqu' un officier

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appelait la soixante-cinquième ada, un autreofficier répondait :" que la voix de cette ada périsse ! Que la voixde cette ada s' anéantisse à jamais ! "les janissaires, repentants du meurtre d' Othman,déposent Mustapha, et vont demander à genouxau sérail un enfant de douze ans pour lui donnerl' empire. Vêtu d' une robe de toile d' argent, leturban impérial sur la tête, assis sur untrône portatif, quatre officiers des janissairesl' enlèvent sur leurs épaules, et promènent lejeune empereur au milieu de son peuple. Ce futAmurath Iv, digne du trône où la révolteet le repentir l' avaient fait monter avant l' âge.Là finissent les jours de gloire de l' empireottoman. -la loi de Soliman, qui ordonnait queles enfants des sultans fussent prisonniers dansle sérail, parmi des eunuques et des femmes,énerva le sang d' Othman, et jeta l' empire enproie aux intrigues des eunuques et aux révoltesdes janissaires. De loin en loin brillent quelquesbeaux caractères ; mais ils sont sans puissance,parce qu' ils ont été habitués de bonne heure à êtresans volonté.

Le sérail, déjà abandonné par Mahmoud, n' estplus qu' un brillant tombeau. Mais que sonhistoire secrète serait dramatique et touchante,si les murs pouvaient la raconter !Une des plus graves et des plus douces figures dece drame mystérieux est celle de l' infortunéSélim, qui, déposé et emprisonné dans le sérailpour n' avoir pas voulu verser le sang de sesneveux, y devint l' instituteur du sultan actuel,Mahmoud. Sélim était philosophe et poëte. Leprécepteur avait été roi, l' élève devait l' êtreun jour. Pendant cette longue captivité des deuxprinces, Mahmoud, irrité par la négligence d' un

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esclave, s' emporta, et le frappa au visage :" ah ! Mahmoud, dit Sélim, lorsque vous aurezpassé par la fournaise du monde, vous ne vousemporterez pas ainsi. Quand vous aurez souffertcomme moi, vous saurez compatir aux souffrances,même à celles d' un esclave. "le sort de Sélim fut malheureux jusqu' au bout.Mustapha Baraictar, un de ses fidèles pachas,armé pour sa cause, arrive jusqu' à Constantinople,et se présente aux portes du sérail. Le sultanMustapha s' endormait dans les voluptés, etétait en ce moment même dans un de ses kiosques,sur le Bosphore. Les bostangis défendent lesportes ; Mustapha rentre au sérail ; et tandisque Baraictar enfonçait les portes avec del' artillerie, en demandant qu' on lui rendîtson maître Sélim, ce malheureux prince tombesous le poignard du Kislar-Aga et de seseunuques. Le sultan Mustapha fait jeter soncorps à Baraictar ; celui-ci se précipite surle cadavre de Sélim, le couvre de baisers etde larmes. On cherche Mahmoud, caché dans lesérail ; on craint que Mustapha

n' ait versé en lui la dernière goutte du sangd' Othman ; on le trouve enfin, caché sous desrouleaux de tapis, dans un coin obscur du sérail.Il croit qu' on le cherche pour l' immoler. Onle place sur le trône ; Baraictar se prosternedevant lui. Les têtes des partisans de Mustaphasont exposées sur les murs ; ses femmes sontcousues dans des sacs de cuir et jetées à lamer. Mais, peu de jours après, Constantinopledevient un champ de bataille. Les janissairesse révoltent contre Baraictar, et redemandentpour sultan Mustapha, que la clémence deMahmoud avait laissé vivre. Le sérail estassiégé ; l' incendie dévore la moitié de

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Stamboul. Les amis de Mahmoud lui demandentla mort de son père Mustapha, qui peut seulesauver la vie du sultan et la leur : lasentence expire sur ses lèvres ; il se couvrela tête d' un châle et se roule sur un sopha.On profite de son silence, et Mustapha estétranglé. Mahmoud, devenu ainsi le dernier etunique rejeton d' Othman, était un être inviolableet sacré pour tous les partis. Baraictar avaittrouvé la mort dans les flammes en combattantautour du sérail, et Mahmoud commença sonrègne.La place de l' Atméidan, qui se dessine d' ici ennoir derrière les murs blancs du sérail, témoignedu plus grand acte du règne de ce prince,l' extinction de la race des janissaires. Cettemesure, qui pouvait seule rajeunir et revivifierl' empire, n' a rien produit qu' une des scènes lesplus sanglantes et les plus lugubres qu' aucunempire ait dans ses annales. Elle est encoreécrite sur tous les monuments de l' Atméidanen ruines, et en traces de boulets et d' incendie.Mahmoud la prépara en profond politique etl' exécuta en héros. Un accident détermina ladernière révolte.

Un officier égyptien frappa un soldat turc ; lesjanissaires renversent leurs marmites. Le sultan,instruit et prêt à tout, était avec ses principauxconseillers dans un de ses jardins, àBeschiktasch, sur le Bosphore. Il accourtau sérail, prend l' étendard sacré de Mahomet.Le muphti et les ulémas, réunis autour del' étendard sacré, prononcent l' abolitiondes janissaires. Les troupes régulières et lesfidèles musulmans s' arment et se rassemblentà la voix du sultan ; lui-même s' avance à chevalà la tête des troupes du sérail. Les janissaires,

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réunis sur l' Atméidan, le respectent ; iltraverse plusieurs fois leur foule mutinée, seul,à cheval, risquant mille morts, mais animé de cecourage surnaturel qu' inspire une résolutiondécisive. Ce jour-là doit être le dernier de savie, ou le premier de son affranchissement et desa puissance. Les janissaires, sourds à sa voix,se refusent à reprendre leurs agas ; ils accourentde tous les points de la capitale, au nombre dequarante mille hommes. Les troupes fidèles dusultan, les canonniers et les bostangis, occupentles débouchés des rues voisines de l' hippodrome.Le sultan ordonne le feu : les canonniers hésitent ;un officier déterminé, Kara-Djehennem, courtà un des canons, tire son pistolet sur l' amorcede la pièce, et couche à terre, sous la mitraille,les premiers groupes des janissaires : lesjanissaires reculent ; le canon laboure en toutsens la place ; l' incendie dévore les casernes ;prisonniers dans cet étroit espace, des milliersd' hommes périssent sous les pans de murs écroulés,sous la mitraille et dans les flammes : l' exécutioncommence, et ne s' arrête qu' au dernier desjanissaires. Cent vingt mille hommes, dans lacapitale seulement, enrôlés dans ce corps, sont laproie de la fureur du peuple et du sultan. Leseaux du Bosphore roulent leurs cadavres à la

mer de Marmara : le reste est relégué dans l' AsieMineure, et périt en route. L' empire est délivré ;le sultan, plus absolu qu' aucun prince ne le futjamais, n' a plus que des esclaves obéissants ;il peut à son gré régénérer l' empire.Le plus beau point de vue de Constantinople estau-dessus de notre appartement, du haut d' unbelvédère bâti par M Truqui, sur le toit enterrasse de sa maison. Ce belvédère domine legroupe entier des collines de Péra, de Galata,

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et des coteaux qui environnent le port du côtédes eaux douces. C' est le vol de l' aigle au-dessusde Constantinople et de la mer. L Europe, l' Asie,l' entrée du Bosphore et la mer de Marmara sontsous le regard à la fois. La ville est à vos pieds.Si l' on n' avait qu' un coup d' oeil à donner surla terre, c' est de là qu' il faudrait la contempler.Je ne puis comprendre, chaque fois que j' y monte,et j' y monte plusieurs fois par jour, et j' y passeles soirées entières ; je ne puis comprendrecomment, de tant de voyageurs qui ont visitéConstantinople, si peu ont senti l' éblouissement quecette scène donne à mes yeux et à mon âme ; commentaucun ne l' a décrite. Serait-ce que la parole n' ani espace, ni horizon, ni couleurs, et que leseul langage de l' oeil, c' est la peinture ? Maisla peinture elle-même n' a rien rendu de toutceci. Des lignes mortes, des scènes tronquées, descouleurs sans vie. Mais l' innombrable gradation etvariété de ces teintes selon le ciel et l' heure ;mais l' ensemble harmonieux et la colossalegrandeur de ces lignes ; mais les mouvements,les fuites, les enlacements de ces divers horizons ;mais le mouvement de ces voiles sur les troismers ; mais le murmure de vie de ces populationsentre ces rivages ; mais ces coups de canon quitonnent et montent des vaisseaux, ces

pavillons qui glissent ou s' élèvent du haut desmâts, la foule des caïques, la réverbérationvaporeuse des dômes, des mosquées, des flèches,des minarets dans la mer : tout cela, où est-il ?Essayons encore.Les collines de Galata, de Péra, et trois ouquatre autres collines, glissent de mes pieds àla mer, couvertes de villes de différentes couleurs ;les unes ont leurs maisons peintes en rouge desang, les autres en noir, avec une foule de

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coupoles bleues qui entrecoupent ces sombresteintes ; entre chaque coupole s' élancent desgroupes de verdure formés par les platanes, lesfiguiers, les cyprès des petits jardins attenantà chaque maison. De grands espaces vides, entreles maisons, sont des champs cultivés et desjardins où l' on aperçoit les femmes turques, couvertesde leurs voiles noirs, et jouant avec leurs enfantset leurs esclaves à l' ombre des arbres. Des nuéesde tourterelles et de pigeons blancs nagentdans l' air bleu au-dessus de ces jardins et deces toits, et se détachent, comme des fleursblanches balancées par le vent, du bleu de la mer,qui fait le fond de l' horizon. -on distingueles rues qui serpentent en descendant vers la mercomme des ravines, et, plus bas, le mouvementde la population dans les bazars, qu' enveloppeun voile de fumée légère et transparente. Cesvilles ou ces quartiers de ville sont séparésles uns des autres par des promontoiresde verdure couronnés de palais de bois peintset de kiosques de toutes les nuances, ou pardes gorges profondes où le regard se perdentre les racines des coteaux, et d' où l' onvoit s' élever seulement les têtes de cyprès etles flèches aiguës et brillantes des minarets.Arrivé à la mer, l' oeil s' égare sur sa surfacebleue au milieu d' un dédale de bâtiments à l' ancreou à la

voile. Les caïques, comme des oiseaux d' eau quinagent tantôt en groupe, tantôt isolément sur lecanal, se croisent en tout sens, allant del' Europe à l' Asie, ou de Péra à la pointedu sérail. Quelques grands vaisseaux de guerrepassent à pleines voiles, débouchent du Bosphore,saluent le sérail de leurs bordées, dont la fuméeles enveloppe un instant comme des ailes grises ;

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puis en sortent resplendissant de la blancheur deleur toile, et doublent, en paraissant les toucher,les hauts cyprès et les larges platanes du jardindu grand seigneur, pour entrer dans la mer deMarmara. D' autres bâtiments de guerre (c' est laflotte entière du sultan) sont mouillés, au nombrede trente ou quarante, à l' entrée du Bosphore ;leurs masses immenses jettent une ombre sur leseaux du côté de terre ; on n' en aperçoit en entierque cinq ou six ; la colline et les arbres cachentune partie des autres, dont les flancs élevés, lesmâts et les vergues, qui semblent entrelacés avecles cyprès, forment une avenue circulaire qui fuitvers le fond du Bosphore. Là, les montagnes dela côte opposée ou de la rive d' Asie forment lefond du tableau : elles s' élèvent plus hautes etplus vertes que celles de la rive d' Europe ; desforêts épaisses les couronnent, et glissent dansles gorges qui les échancrent ; leurs croupes,cultivées en jardins, portent des kiosques solitaires,des galeries, des villages, de petites mosquéestoutes cernées de rideaux de grands arbres ; leursanses sont pleines de bâtiments mouillés, decaïques à rames, de petites barques à voiles.La grande ville de Scutari s' étend à leurs piedssur une large marge, dominée par leurs cimesombragées, et enceinte de sa noire forêt decyprès. Une file non interrompue de caïques etde barques chargées de soldats asiatiques, dechevaux ou de grecs cultivateurs apportant

leurs légumes à Constantinople, règne entreScutari et Galata, et s' ouvre sans cesse pourdonner passage à une autre file de grands naviresqui débouchent de la mer de Marmara.En revenant à la côte d' Europe, mais de l' autrecôté du canal de la Corne-D' Or, le premierobjet que l' oeil rencontre, après avoir franchi

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le bassin bleu du canal, c' est la pointe dusérail. C' est le site le plus majestueux, leplus varié, le plus magnifique et le plus sauvageà la fois que le regard d' un peintre puisse chercher.La pointe du sérail s' avance comme un promontoireou comme un cap aplati entre ces trois mers, enface de l' Asie : ce promontoire, à partir de laporte du sérail, sur la mer de Marmara, enfinissant au grand kiosque du sultan, vis-à-visl' échelle de Péra, peut avoir trois quarts de lieuede circonférence ; -c' est un triangle dont labase est le palais ou le sérail lui-même, dontla pointe plonge dans la mer, dont le côté le plusétendu donne sur le port intérieur ou canal deConstantinople. Du point où je suis, on le domineen entier : c' est une forêt d' arbres gigantesquesdont les troncs sortent, comme des colonnes, desmurs et des terrasses de l' enceinte, et étendentleurs rameaux sur les kiosques, sur les batterieset les vaisseaux de la mer. Ces forêts, d' unvert sombre et vernissé, sont entrecoupées depelouses vertes, de parterres de fleurs, debalustrades, de gradins de marbre, de coupolesd' or ou de plomb, de minarets aussi minces quedes mâts de vaisseaux, et des larges dômes despalais, des mosquées et des kiosques qui entourentces jardins : vue à peu près semblable à cellequ' offrent les terrasses, les pentes et le palaisde Saint-Cloud, quand on les regarde des bords

opposés de la Seine ou des collines de Meudon ;mais ces sites champêtres sont entourés de troiscôtés par la mer, et dominés du quatrième côtépar les coupoles des nombreuses mosquées, et parun océan de maisons et de rues qui forment lavéritable Constantinople ou la ville de Stamboul.La mosquée de Sainte-Sophie, le Saint-Pierrede la Rome d' orient, élève son dôme massif et

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gigantesque au-dessus et tout près des mursd' enceinte du sérail.Sainte-Sophie est une colline informe de pierresaccumulées et surmontées d' un dôme, qui brille ausoleil comme une mer de plomb. Plus loin, lesmosquées plus modernes d' Achmet, de Bajazet, deSoliman, de Sultanié, s' élancent dans le cielavec leurs minarets entrecoupés de galeriesmoresques ; des cyprès aussi gros que le fût desminarets les accompagnent, et contrastent partout,par leur noir feuillage, avec l' éclat resplendissantdes édifices. Au sommet de la colline aplatie deStamboul, on aperçoit, parmi les murs des maisonset les tiges des minarets, une ou deux collinesantiques noircies par les incendies et bronzéespar le temps : ce sont quelques débris de l' antiqueByzance debout sur la place de l' hippodromeou de l' atméidan. Là aussi s' étendent les vasteslignes de plusieurs palais du sultan ou de sesvizirs : le divan, avec sa porte qui a donné le nomà l' empire, est dans ce groupe d' édifices ; plushaut, et se détachant à cru sur l' horizon azurédu ciel, une splendide mosquée couronne la collineet regarde les deux mers : sa coupole d' or, frappéedes rayons du soleil, semble réverbérer l' incendie, etla transparence de son dôme et de ses murailles,surmontées de galeries aériennes, lui donnel' apparence d' un monument d' argent ou de porcelainebleuâtre.

L' horizon de ce côté finit là, et l' oeil redescendsur deux autres larges collines, couvertes sansinterruption de mosquées, de palais, de maisonspeintes jusqu' au fond du port, où la mer diminueinsensiblement de largeur, et se perd à l' oeilsous les arbres dans le vallon arcadien des eauxdouces d' Europe. Si le regard remonte le canal,il flotte sur des mâts groupés au bord de l' échelle

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des morts de l' arsenal, et sous les forêts decyprès qui couvrent les flancs de Constantinople ;il voit la tour de Galata, bâtie par les génois,sortir, comme le mât d' un navire, d' un océan detoits de maisons, et blanchir entre Galata etPéra, semblable à une borne colossale entre deuxvilles ; et il revient se reposer enfin sur letranquille bassin du Bosphore, incertain entrel' Europe et l' Asie.Voilà le matériel du tableau. Mais si vous ajoutezà ces principaux traits dont il se compose lecadre immense qui l' enveloppe et le fait ressortirdu ciel et de la mer, les lignes noires desmontagnes d' Asie, les horizons bas et vaporeuxdu golfe de Nicomédie, les crêtes des montagnesde l' Olympe de Brousse qui apparaissentderrière le sérail, au delà de la mer de Marmara,et qui étendent leurs vastes neiges comme des nuéesblanches dans le firmament ; si vous joignez à cemajestueux ensemble la grâce et la couleur infiniede ces innombrables détails ; si vous vous figurezpar la pensée les effets variés du ciel, du vent,des heures du jour sur la mer et sur la ville ; sivous voyez les flottes de vaisseaux marchands sedétacher, comme des volées d' oiseaux de mer,de la pointe des forêts noires du sérail, prendrele milieu du canal, et s' enfoncer lentement dansle Bosphore en formant des groupes toujoursnouveaux ; si les rayons du soleil couchant

viennent à raser les cimes des arbres et desminarets, et à enflammer, comme des réverbérationsd' incendie, les murs rouges de Scutari et deStamboul ; si le vent qui fraîchit ou qui tombeaplatit la mer de Marmara comme un lac de plombfondu, ou, ridant légèrement les eaux duBosphore, semble étendre sur elles les maillesresplendissantes d' un vaste filet d' argent ; si

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la fumée des bateaux à vapeur s' élève et tournoieau milieu des grandes voiles frissonnantesdes vaisseaux ou des frégates du sultan ; si lecanon de la prière retentit, en échos prolongés,du pont des bâtiments de la flotte jusque sousles cyprès du champ des morts ; si les innombrablesbruits des sept villes et des milliers debâtiments s' élèvent par bouffées de la ville etde la mer, et vous arrivent, portés par la brise,jusque sur la colonne d' où vous planez ; sivous pensez que ce ciel est presque toujours aussiprofond et aussi pur, que ces mers et ces portsnaturels sont toujours tranquilles et sûrs,que chaque maison de ces longs rivages estune anse où le navire peut mouiller en touttemps sous les fenêtres, où l' on construit eton lance à la mer des vaisseaux à troisponts sous l' ombre même des platanes du rivage ;si vous vous souvenez que vous êtes à Constantinople,dans cette ville reine de l' Europe et de l' Asie,au point précis où ces deux parties du mondesont venues, de temps en temps, ou s' embrasserou se combattre ; si la nuit vous surprend danscette contemplation dont jamais l' oeil nese lasse ; si les phares de Galata, du sérail, deScutari, et les lumières des hautes poupes devaisseaux, s' allument ; si les étoiles se détachentpeu à peu, une à une ou par groupes, du bleufirmament, et enveloppent les noires cimes de lacôte d' Asie, les cimes de neige de l' Olympe,les îles des princes dans la mer de Marmara, lesombre plateau du sérail,

les collines de Stamboul et les trois mers,comme d' un réseau bleu semé de perles, où toutecette nature semble nager ; si la lueur plusdouce du firmament où monte la lune naissante laisseassez de lumière pour voir les grandes masses de ce

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tableau, en effaçant ou en adoucissant lesdétails ; -vous avez à toutes les heures dujour et de la nuit le plus magnifique et le plusdélicieux spectacle dont puisse s' emparer un regardhumain ; c' est une ivresse des yeux qui secommunique à la pensée, un éblouissement duregard et de l' âme. C' est le spectacle dont jejouis tous les jours et toutes les nuits depuisun mois.L' ambassadeur de France m' ayant proposé del' accompagner dans la visite que tous lesambassadeurs nouvellement arrivés ont le droitde faire à Sainte-Sophie, je me suistrouvé ce matin, à huit heures, à une porte deStamboul qui donne sur la mer, derrière lesmurs du sérail. Un des principaux officiersde sa hautesse nous attendait sur le rivage,et nous a conduits d' abord dans sa maison, où ilavait fait préparer une collation. Lesappartements étaient nombreux et élégammentdécorés, mais sans autres meubles quedes divans et des pipes. Les divans sont adoo a lôdes divans et des pipes. Les divans sont adossésaux fenêtres qui donnent sur la mer de Marmara.Le déjeuner était servi à l' européenne ; lesmets seuls étaient nationaux : ils étaientnombreux et recherchés, mais tous nouveaux pournous. Après le déjeuner, les dames sont alléesvoir les femmes du colonel turc, renfermées pource jour-là dans un appartement inférieur. Leharem ou appartement des femmes était celui mêmeoù nous avions été reçus. Nous étions munis tousde babouches de maroquin jaune pour nous chausserdans la mosquée ; sans cela il aurait fallu ôternos bottes

et y marcher pieds nus. Nous sommes entrés dansl' avant-cour de la mosquée de Sainte-Sophie,

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au milieu d' un certain nombre de gardes quiécartaient la foule réunie pour nous voir. Lesvisages des osmanlis avaient l' air soucieux etmécontent. Les zélés musulmans regardentl' introduction des chrétiens comme une profanationde leurs sanctuaires. Après nous, on a fermé laporte de la mosquée.La grande basilique de Sainte-Sophie, bâtie parConstantin, est un des plus vastes édifices quele génie de la religion chrétienne ait fait sortirde la terre ; mais on sent, à la barbarie de l' artqui a présidé à cette masse de pierre, qu' ellefut l' oeuvre d' un temps de corruption et dedécadence. C' est le souvenir confus et grossierd' un goût qui n' est plus ; c' est l' ébauche informed' un art qui s' essaye. Le temple est précédéd' un long et large péristyle couvert etfermé comme celui de Saint-Pierre De Rome.Des colonnes de granit d' une prodigieuse élévation,mais encaissées dans les murailles et faisantmassif avec elles, séparent ce vestibule duparvis. Une grande porte ouvre sur l' intérieur.L' enceinte de l' église est décorée sur ses flancsde superbes colonnes de porphyre, de granitégyptien et de marbres précieux ; mais ces colonnes,de grosseur, de proportion et d' ordres divers, sontévidemment des débris empruntés à d' autres temples,et placés là sans symétrie et sans goût, commedes barbares font supporter une masure par lesfragments mutilés d' un palais. Des piliersgigantesques, en maçonnerie vulgaire, portentun dôme aérien comme celui de Saint-Pierre,et dont l' effet est au moins aussi majestueux. Cedôme, revêtu jadis de mosaïques qui formaientdes tableaux sur la voûte, a été badigeonnéquand Mahomet Ii s' empara

de Sainte-Sophie pour en faire une mosquée.

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Quelques parties de l' enduit sont tombées, etlaissent réapparaître l' ancienne décorationchrétienne. Des galeries circulaires, adosséesà de vastes tribunes, règnent autour de labasilique, à la hauteur de la naissance de lavoûte. L' aspect de l' édifice est beau de là :vaste, sombre, sans ornement, avec ses voûtesdéchirées et ses colonnes bronzées, il ressembleà l' intérieur d' un tombeau colossal dont lesreliques ont été dispersées. Il inspire l' effroi,le silence, la méditation sur l' instabilité desoeuvres de l' homme, qui bâtit pour des idéesqu' il croit éternelles, et dont les idéessuccessives, un livre ou un sabre à la main,viennent tour à tour habiter ou ruiner lesmonuments. Dans son état présent, Sainte-Sophieressemble à un grand caravansérai de Dieu.Voilà les colonnes du temple d' éphèse, voilàles images des apôtres avec leurs auréoles d' orsur la voûte, qui regardent les lampes suspenduesde l' iman.En sortant de Sainte-Sophie, nous allâmesvisiter les sept mosquées principales deConstantinople ; elles sont moins vastes, maisinfiniment plus belles. On sent que lemahométisme avait son art à lui, son art toutfait, et conforme à la simplicité de son idée,quand il éleva ces temples simples, réguliers,splendides, sans autels pour ses victimes. Cesmosquées se ressemblent toutes, à la grandeur età la couleur près ; elles sont précédées degrandes cours entourées de cloîtres, où sontles écoles et les logements des imans.Des arbres superbes ombragent ces cours, et denombreuses fontaines y répandent le bruit etla fraîcheur voluptueuse de leurs eaux. Desminarets d' un travail admirable s' élèvent,comme quatre bornes aériennes, aux quatrecoins de la

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mosquée ; ils s' élancent au-dessus de leursdômes ; de petites galeries circulaires, avecun parapet de pierre sculptée à jour comme dela dentelle, environnent à diverses hauteursle fût léger du minaret : là se place, auxdifférentes heures du jour, le muezzin quicrie l' heure, et appelle la ville à la penséeconstante du mahométan, la pensée de Dieu.Un portique à jour sur les jardins et les cours,et élevé de quelques marches, conduit à la portedu temple. Le temple est un parvis carré ourond, surmonté d' une coupole portée pard' élégants piliers ou de belles colonnes cannelées.Une chaire est adossée à un des piliers.La frise est formée par des versets du coran,écrits en caractères ornés sur le mur.Les murs sont peints en arabesques. Des filsde fer traversent la mosquée d' un pilier àl' autre, et portent une multitude de lampes,des oeufs d' autruche suspendus, des bouquetsd' épis ou de fleurs. Des nattes de jonc et deriches tapis couvrent les dalles du parvis.L' effet est simple et grandiose. Ce n' est pointun temple où habite un Dieu ; c' est une maisonde prière et de contemplation, où les hommes serassemblent pour adorer le Dieu unique etuniversel. Ce qu' on appelle culte n' existepas dans la religion. Les rites sont simples :une fête annuelle, des ablutions et la prièreaux cinq divisions du jour, la croyance enun dieu créateur et rémunérateur, voilà tout.Le corps sacerdotal ne s' est formé que plus tard.Toutes les fois que je suis entré dans lesmosquées, ce jour-là ou d' autres jours, j' y aitrouvé un petit nombre de turcs accroupis oucouchés sur les tapis, et priant avec tous lessignes extérieurs de la ferveur et de la complèteabsorption d' esprit.

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Dans la cour de la mosquée de Bajazet, je vois le

tombeau vide de Constantin. C' est un vase deporphyre d' une prodigieuse grandeur ; il ytiendrait vingt héros. Le morceau de porphyre estévidemment de l' époque grecque. C' est quelquedébris arraché aussi des temples de Diane àéphèse. Les siècles se prêtent leurs templescomme leurs tombeaux, et se les rendent vides.Où sont les os de Constantin ? Les turcs ontenfermé son sépulcre dans un kiosque, et ne lelaissent point profaner. Les tombeaux des sultanset de leurs familles sont dans les jardins desmosquées qu' ils ont construites, sous des kiosquesde marbre ombragés d' arbres et parfumés de fleurs ;des jets d' eau murmurent auprès, ou dans lekiosque même ; et le culte du souvenir est siimmortel parmi les musulmans, que je n' ai jamaispassé devant un de ces tombeaux sans trouver desbouquets de fleurs fraîchement cueilliesdéposés sur la porte ou sur les fenêtres deces nombreux monuments.Je viens de descendre et de remonter le canaldu Bosphore de Constantinople à l' embouchurede la mer Noire. Je veux esquisser pour moiquelques traits de cette nature enchantée. Jene croyais pas que le ciel, la terre, la meret l' homme pussent enfanter de concert d' aussiravissants paysages. Le miroir transparent duciel ou de la mer peut seul les voir et lesréfléchir tout entiers : mon imagination les voitet les conserve ainsi ; mais mon souvenir nepeut les garder et les peindre que par quelquesdétails successifs. écrivons donc vue par vue,cap par cap, anse par anse, coup de rame parcoup de rame. Il faudrait des années à un peintrepour rendre une seule des rives du Bosphore.Le pays change à chaque regard, et toujours il

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se renouvelle aussi beau en se variant. Quepuis-je dire en quelques paroles ?

Conduit, par quatre rameurs arnautes, dans un deces longs caïques qui fendent la mer comme unpoisson, je me suis embarqué seul, à sept heuresdu matin, par un ciel pur et par un soleiléclatant. Un interprète couché dans la barque,entre les rameurs et moi, me disait les noms etles choses. Nous avons longé d' abord les quaisde Tophana, avec sa caserne d' artillerie. Laville de Tophana s' élevant en gradins de maisonspeintes, comme des bouquets de fleurs groupésautour de la mosquée de marbre, allait mourirsous les hauts cyprès du grand champ des mortsde Péra. Ce rideau de bois sombre termine lescollines de ce côté. Nous glissions à traversune foule de bâtiments à l' ancre, et de caïquesinnombrables qui ramenaient à Constantinopleles officiers du sérail, les ministres et leurskiaias, et les familles des arméniens que l' heuredu travail rappelle à leurs comptoirs. Cesarméniens sont une race d' hommes superbes,vêtus noblement et simplement d' un turban noiret d' une longue robe bleue, nouée au corpspar un châle de cachemire blanc ; leurs formessont athlétiques ; leurs physionomies intelligentes,mais communes ; le teint coloré, l' oeil bleu, labarbe blonde ; ce sont les suisses de l' orient :laborieux, paisibles, réguliers comme eux, maiscomme eux calculateurs et cupides : ils mettentleur génie trafiquant aux gages du sultan ou desturcs ; rien d' héroïque ni de belliqueux danscette race d' hommes : le commerce est leur génie ;ils le feront sous tous les maîtres. Ce sont leschrétiens qui sympathisent le mieux avec lesturcs. Ils prospèrent, et accumulent les richessesque les turcs négligent, et qui échappent aux

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grecs et aux juifs : tout est ici entre leursmains ; ils sont les drogmans de tous les pachaset de tous les vizirs. Leurs femmes, dont lestraits aussi purs, mais

plus délicats, rappellent la beauté calme desanglaises ou des paysannes des montagnes del' Helvétie, sont admirables ; les enfants demême. Les caïques en sont pleins. Ils rapportentde leurs maisons de campagne des corbeilles defleurs étalées sur la proue.Nous commençons à tourner la pointe de Tophana,et à glisser à l' ombre des grands vaisseaux deguerre de la flotte ottomane, mouillée sur la côted' Europe. Ces énormes masses dorment là comme surun lac. Les matelots, vêtus, comme les soldatsturcs, de vestes rouges ou bleues, sontnonchalamment accoudés sur les haubans, ou sebaignent autour de la quille. De grandes chaloupeschargées de troupes vont et viennent de la terreaux vaisseaux ; et les canots élégants ducapitan-pacha, conduits par vingt rameurs,passent comme la flèche à côté de nous. L' amiralTahir-Pacha et ses officiers sont vêtus deredingotes brunes et coiffés du fez, grand bonnetde laine rouge qu' ils enfoncent sur leurs frontset sur leurs yeux, comme honteux d' avoirdépouillé le noble et gracieux turban. Ces hommesont l' air mélancolique et résigné ; ils fumentleurs longues pipes à bout d' ambre. Il y a làune trentaine de bâtiments de guerre d' une belleconstruction, et qui semblent prêts à mettreà la voile ; mais il n' y a ni officiers nimatelots, et cette flotte magnifique n' estqu' une décoration du Bosphore. Pendant quele sultan la contemple de son kiosque deBeglierbeg, situé vis-à-vis, sur la côted' Asie, les deux ou trois frégates d' Ibrahim-Pacha

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possèdent en paix la Méditerranée, et lesbarques de Samos dominent l' archipel. à quelquespas de ces vaisseaux, sur la rive d' Europeque je suis, je glisse sous les fenêtres d' unlong et magnifique palais du sultan,

inhabité maintenant. Il ressemble à un palaisd' amphibies ; les flots du Bosphore, pour peuqu' ils s' élèvent sous le vent, rasent lesfenêtres, et jettent leur écume dans lesappartements du rez-de-chaussée ; les marchesdes perrons trempent dans l' eau ; des portesgrillées donnent entrée à la mer jusque dansles cours et les jardins. Là sont des remisespour les caïques et des bains pour les sultanes,qui peuvent nager dans la mer à l' abri despersiennes de leurs salons. Derrière ces coursmaritimes, les jardins d' arbustes, de lilaset de roses s' élèvent en gradins successifs,portant des terrasses et des kiosques grilléset dorés. Ces pelouses de fleurs vont se perdredans de grands bois de chênes, de lauriers etde platanes qui couvrent les pentes, et s' élèventavec les rochers jusqu' au sommet de la colline.Les appartements du sultan sont ouverts, et jevois à travers les fenêtres les riches mouluresdorées des plafonds, les lustres de cristal, lesdivans et les rideaux de soie. Ceux du haremsont fermés par d' épais grillages de boisélégamment sculptés. Immédiatement après ce palaiscommence une série non interrompue de palais,de maisons et de jardins des principaux favoris,ministres ou pachas du grand seigneur.Tous dorment sur la mer, comme pour en aspirerla fraîcheur. Leurs fenêtres sont ouvertes ;les maîtres sont assis sur des divans, dansde vastes salles toutes brillantes d' or et desoie ; ils fument, causent, boivent des sorbets

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en nous regardant passer. Leurs appartementsdonnent aussi sur des terrasses en gradinschargées de treillis, d' arbustes et de fleurs.Les nombreux esclaves, en riches costumes, sonten général assis sur les marches d' escaliersque baigne la mer ; et les caïques, armés derameurs, sont au bord de ces escaliers, prêtsà recevoir et à emporter les maîtres de

ces demeures. Partout les harems forment uneaile un peu séparée par des jardins ou descours de l' appartement des hommes. Ils sontgrillés. Je vois seulement de temps en tempsla tête d' un joli enfant qui se colle auxouvertures du treillis enlacé de fleursgrimpantes, pour regarder la mer, et le brasblanc d' une femme qui entr' ouvre ou refermeune persienne.Ces palais, ces maisons, sont tout en bois, maistrès-richement travaillé, avec des avant-toits,des galeries, des balustrades sans nombre, et toutnoyés dans l' ombre des grands arbres, dans lesplantes grimpantes, dans les bosquets de jasminset de roses. Tous sont baignés par le courant duBosphore, et ont des cours intérieures où l' eaude la mer pénètre et se renouvelle, et où lescaïques sont à l' abri.Le Bosphore est si profond partout, que nouspassons assez près du bord pour respirer l' airembaumé des fleurs, et reposer nos rameurs àl' ombre des arbres. Les plus grands bâtimentspassent aussi près de nous ; et souvent unevergue d' un brick ou d' un vaisseau s' engage dansles branches d' un arbre, dans les treillis d' unevigne, ou même dans les persiennes d' une croisée,et fuit en emportant des lambeaux du feuillageou de la maison. Ces maisons ne sont séparéesles unes des autres que par des groupes d' arbres

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sur quelques petits corps avancés, ou parquelques angles de rochers couverts de lierreet de mousse, qui descendent des arêtes descollines et se prolongent de quelques piedsdans les flots. De temps en temps seulement, uneanse plus profonde et plus creuse entre deuxcollines séparées, et fendues

par le lit creux d' un torrent ou d' un ruisseau.Un village s' étend alors sur les bords aplanisde ces golfes, avec ses belles fontaines moresques,sa mosquée à coupole d' or ou d' azur, et sonléger minaret qui confond sa cime dans celledes grands platanes. Les maisonnettes peintess' élèvent en amphithéâtre des deux côtés etau fond de ces petits golfes, avec leurs façadeset leurs kiosques à mille couleurs ; sur lacime des collines, de grandes villas s' étendent,flanquées de jardins suspendus et de groupes desapins à larges têtes, et terminent les horizons.Au pied de ces villages, est une grève ou unquai de granit de quelques pieds seulementde large ; ces grèves sont plantées de sycomores,de vignes, de jasmins, et forment des berceauxjusque sur la mer, où les caïques s' abritent. Làsont à l' ancre des multitudes d' embarcationset de bricks de commerce de toutes les nations.Ils mouillent en face de la maison ou desmagasins de l' armateur, et souvent un pontjeté du pont du brick à la fenêtre de la villasert à transporter les marchandises. Une fouled' enfants, de marchands de légumes, de dattes,de fruits, circulent sur ces quais ; c' est lebazar du village et du Bosphore. Des matelotsde tous les costumes et de toutes les languesy sont groupés au milieu des osmanlis, qui fumentaccroupis sur leurs tapis, auprès de la fontaine,autour du tronc des platanes.

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Aucune vue des villages de Lucerne ou d' Interlakenne peut donner une idée de la grâce et dupittoresque exquis de ces petites anses duBosphore. Il est impossible de ne pas s' arrêterun moment sur ses rames pour les contempler.On trouve de ces villes, ports ou villages, àpeu près toutes les cinq minutes, sur la premièremoitié de la côte d' Europe,

c' est-à-dire pendant deux ou trois lieues. Ellesdeviennent ensuite un peu plus rares, et lepaysage prend un caractère plus agreste parl' élévation croissante des collines et laprofondeur des forêts. Je ne parle ici que dela côte d' Europe, parce que je décrirai auretour la côte d' Asie, bien plus belle encore ;mais il ne faut pas oublier, pour se faire uneimage exacte, que cette côte d' Asie n' est qu' àquelques coups de rames de moi ; que souvent onest aussi rapproché de l' une que de l' autre, entenant le milieu du courant dans les endroitsoù le canal se rétrécit et se coude, et que lesmêmes scènes que je peins en Europe ravissentle regard chaque fois qu' il tombe sur la côted' Asie.Mais je reviens à la rive que je touche de plusprès. Il y a un endroit, après le dernier de cesports naturels, où le Bosphore s' encaisse, commeun large et rapide fleuve, entre deux caps derochers qui descendent à pic du haut de sesdoubles montagnes ; le canal, qui serpente,semble à l' oeil fermé là tout à fait ; ce n' estqu' à mesure qu' on avance, qu' on le voit se déplieret tourner derrière le cap de l' Europe, puiss' élargir et se creuser en lac, pour porter lesdeux villes de Thérapia et de Buyukdéré. Dupied au sommet de ces deux caps de rochersrevêtus d' arbres et de touffes épaisses de

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végétation, montent des fortifications à demiruinées, et s' élancent d' énormes tours blanches,crénelées, avec des ponts-levis et des donjons,de la forme des belles constructions du moyenâge. Ce sont les fameux châteaux d' Europe etd' Asie, d' où Mahomet Ii assiégea et menaçasi longtemps Constantinople avant d' y pénétrer.Ils s' élèvent, comme deux fantômes blancs, dusein noir des pins et des cyprès, comme pourfermer l' accès de ces deux

mers. Leurs tours et leurs tourelles suspenduessur les vaisseaux à pleines voiles ; les longsrameaux de lierre qui pendent, comme des manteauxde guerriers, sur leurs murs à demi ruinés ; lesrochers gris qui les portent, et dont les anglessortent de la forêt qui les enveloppe ; les grandesombres qu' ils jettent sur les eaux, en font undes points les plus caractérisés du Bosphore.C' est là qu' il perd de son aspect exclusivementgracieux, pour prendre un aspect tour à tourgracieux et sublime. Des cimetières turcss' étendent à leurs pieds, et des turbans sculptésen marbre blanc sortent çà et là des touffes defeuillage, baignés par le flot. Heureux les turcs !Ils reposent toujours dans le site de leurprédilection, à l' ombre de l' arbuste qu' ils ontaimé, au bord du courant dont le murmure les acharmés, visités par les colombes qu' ilsnourrissaient de leur vivant, embaumés par lesfleurs qu' ils ont plantées : s' ils ne possèdentpas la terre pendant leur vie, ils la possèdentaprès leur mort, et on ne relègue pas les restesde ceux qu' on a aimés dans ces voiries humainesd' où l' horreur repousse le culte et la piétédes souvenirs.Au delà des châteaux, le Bosphore s' élargit ; lesmontagnes de l' Europe et de l' Asie s' élèvent

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plus âpres et plus désertes. Les bords seuls dela mer sont encore semés çà et là de maisonnettesblanches, et de petites mosquées rustiquesassises sur un mamelon auprès d' une fontaine, etsous le dôme d' un platane. Le village deThérapia, séjour des ambassadeurs de Franceet d' Angleterre, borde la rive un peu plusloin ; les hautes forêts qui le dominent jettentleurs ombres sur les terrasses et les pelousesdes deux palais ; de petites vallées serpentent,encaissées entre les rochers, et

forment les limites des deux puissances. Deuxfrégates, anglaise et française, à l' ancre dansle canal en face de chaque palais, sont là pourattendre le signal des ambassadeurs, et porter auxflottes de la Méditerranée les messages de guerreou de paix.Buyukdéré, charmante ville au fond du golfeque forme le Bosphore au moment où il se coudepour aller se perdre dans la mer Noire, s' étendcomme un rideau de palais et de villas sur lesflancs de deux sombres montagnes. Un beau quaisépare les jardins et les maisons de la mer.La flotte russe, composée de cinq vaisseaux,de trois frégates et de deux bâtiments àvapeur, est mouillée devant les terrasses despalais de Russie, et forme une ville sur leseaux, en face de la ville et des délicieuxombrages de Buyukdéré. Les canots qui portent lesordres d' un vaisseau à l' autre ; les embarcationsqui vont chercher l' eau aux fontaines ou promenerles malades sur le rivage ; les yachts des jeunesofficiers, qui luttent comme des chevaux decourse, et dont les voiles, penchées sous levent, trempent dans la vague ; les coups de canonqui résonnent dans les profondeurs des valléesd' Asie, et qui annoncent de nouveaux vaisseaux

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débouchant de la mer Noire ; un camp russeassis sur les flancs brûlés de la montagne dugéant, vis-à-vis la flotte ; la belle prairie deBuyukdéré sur la gauche, avec son groupe demerveilleux platanes, dont un seul ombrage unrégiment tout entier ; les magnifiques forêtsdes palais de Russie et d' Autriche, quidentellent la cime des collines ; une foulede maisons élégantes et décorées de balconsqui bordent les quais, et dont les roses etles lilas pendent en festons du bord des terrasses ;des arméniens avec leurs

enfants, arrivant ou partant sans cesse dansleurs caïques pleins de branchages et de fleurs ;le bras du Bosphore plus sombre et plus étroitque l' on commence à découvrir, étendu versl' horizon brumeux de la mer Noire ; d' autreschaînes de montagnes, entièrement dégarnies devillages et de maisons, et s' élevant dans lesnues avec leurs noires forêts, comme des limitesredoutables, entre les orages de la mer, destempêtes, et la magnifique sérénité des mersde Constantinople ; deux châteaux forts, enface l' un de l' autre, sur chaque rive, couronnantde leurs batteries, de leurs tours et de leurscréneaux les hauteurs avancées de deux sombrescaps ; puis, enfin, une double ligne de rocherstachés de forêts, allant mourir dans les flotsbleus de la mer Noire : voilà le coup d' oeilde Buyukdéré. Ajoutez-y le passage perpétuel d' unefile de navires venant à Constantinople ousortant du canal, selon que le vent souffledu nord ou du midi. Ces navires sont si nombreuxquelquefois, qu' un jour, en revenant dans moncaïque, j' en comptai près de deux cents en moinsd' une heure. Ils voguent par groupes, comme desoiseaux qui changent de climats ; si le vent varie,

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ils courent des bordées d' un rivage à l' autre,allant virer de bord sous les fenêtres ou sousles arbres de l' Asie ou de l' Europe ; si labrise fraîchit, ils mouillent dans une desinnombrables anses ou à la pointe des petitscaps du Bosphore ; ils se couvrent de nouveaude voiles un moment après. à chaque minute, lepaysage, vivifié et modifié par ces groupes debâtiments à la voile ou à l' ancre, et par lesdiverses positions qu' ils prennent le long desterres, change l' aspect du paysage, et fait duBosphore un kaléidoscope merveilleux.

Arrivé à Buyukdéré, je pris possession de lacharmante maison sur le quai, où M Truqui avaitbien voulu m' offrir sa double hospitalité ; nousy passerons l' été.Même date.Il semble, après la description de cette côte duBosphore, que la nature ne pourra se surpasserelle-même, et qu' aucun paysage ne peut l' emportersur celui dont mes yeux sont pleins. Je viens delonger la côte d' Asie en rentrant ce soir àConstantinople, et je la trouve mille fois plusbelle encore que la côte d' Europe. La côted' Asie ne doit presque rien à l' homme, lanature y a tout fait. Il n' y a plus là niBuyukdéré, ni Thérapia, ni palais d' ambassadeurs,ni ville d' arméniens ou de francs ; il n' y aque des montagnes, des gorges qui les séparent, despetits vallons tapissés de prairies qui secreusent entre les racines de rochers, desruisseaux qui y serpentent, des torrents qui lesblanchissent de leur écume, des forêts qui sesuspendent à leurs flancs, qui glissent dans leursravines, qui descendent jusqu' aux bords desgolfes nombreux de la côte ; une variété deformes, et de teintes, et de feuillage, et de

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verdure, que le pinceau du peintre de paysagene pourrait même inventer ; quelques maisonsisolées de matelots ou de jardiniers turcs,répandues de loin en loin sur la grève, oujetées sur la plate-forme

d' une colline boisée, ou groupées sur la pointe desrochers où le courant vous porte, et se brise envagues bleues comme le ciel de nuit ; quelquesvoiles blanches de pêcheurs qui se traînent dansles anses profondes, et qu' on voit glisser d' unplatane à l' autre, comme une toile sèche que leslaveuses replient ; d' innombrables voléesd' oiseaux blancs qui s' essuient sur le bord des prés,des aigles qui planent du haut des montagnes surla mer ; les criques les plus mystérieuses,entièrement fermées de rochers et de troncsd' arbres gigantesques, dont les rameaux, chargésde nuages de feuilles, se courbent sur les flots,et forment sur la mer des berceaux où les caïquess' enfoncent ; un ou deux villages cachés dansl' ombre de ces criques, avec leurs jardinsjetés derrière eux sur des pentes vertes, et leursgroupes d' arbres au pied des rochers, avecleurs barques bercées par la douce vague à leurporte, leurs nuées de colombes sur leur toit,leurs femmes et leurs enfants aux fenêtres, leursvieillards assis sous le platane au pied duminaret ; des laboureurs qui rentrent des champsdans leurs caïques ; d' autres qui remplissentleurs barques de fagots verts, de myrte ou debruyère en fleur pour les sécher et les brûlerl' hiver.Cachés derrière ces monceaux de verdure pendante,qui débordent et trempent dans l' eau, on n' aperçoitni la barque ni le rameur, et l' on croit voirun morceau de la rive, détaché de terre par lecourant, flotter au hasard sur la mer, avec ses

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feuillages verts et ses fleurs encore parfumées.Le rivage offre cet aspect jusqu' au château deMahomet Ii, qui, de son côté aussi, semblefermer le Bosphore comme un lac de Suisse.Là il change de caractère : les collines

moins âpres affaissent leurs croupes et creusentplus mollement leurs étroites vallées ; desvillages asiatiques s' y étendent plus riches etplus pressés ; les eaux douces d' Asie, charmantepetite plaine ombragée d' arbres et semée dekiosques et de fontaines moresques, s' ouvrent àl' oeil ; un grand nombre de voitures deConstantinople, espèces de cages de bois doré,portées sur quatre roues et traînées par deuxboeufs, sont éparses sur les pelouses ; desfemmes turques en sortent voilées, et se groupentassises au pied des arbres ou sur le bord de lamer, avec leurs enfants et leurs esclaves noires ;des groupes d' hommes sont assis plus loin,prennent le café ou fument la pipe. La variétédes couleurs des vêtements des hommes et desenfants, la couleur brune du voile monotone desfemmes, forment sous tous ces arbres la mosaïquela plus bizarre de teintes qui enchantent l' oeil.Les boeufs et les buffles d' étable ruminent dansles prairies ; les chevaux arabes, couvertsd' équipements de velours, de soie et d' or,piaffent auprès des caïques qui abordent enfoule, pleins d' arméniennes ou de femmes juives :celles-ci s' asseyent dévoilées sur l' herbe,au bord du ruisseau ; elles forment une chaînede femmes, de jeunes filles, dans des costumeset des attitudes divers : il y en a d' une beautéravissante, que l' étrange variété des coiffures etdes costumes relève encore. J' ai vu là souventune grande quantité de femmes turques desharems dévoilées ; elles sont presque toutes

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d' une petite taille, très-pâles, l' oeil triste etl' aspect grêle et maladif. En général, le climatde Constantinople, malgré toutes ses conditionsapparentes de salubrité, me paraît malsain ; lesfemmes du moins sont loin d' y mériter la réputationde beauté dont elles jouissent ; les arménienneset les juives seules m' ont paru belles. Mais

quelle différence encore avec la beauté des juiveset des arméniennes de l' Arabie, et surtout avecl' indescriptible charme des femmes grecques de laSyrie et de l' Asie Mineure ! Un peu au delà,tout à fait sur le bord des flots du Bosphore,s' élève le magnifique palais nouveau, habitémaintenant par le grand seigneur.Beglierbeg est un édifice dans le goût italien,mêlé de souvenirs indiens et moresques ; immensescorps de logis à plusieurs étages, avec des aileset des jardins intérieurs ; de grands parterresplantés de roses et arrosés de jets d' eau s' étendentderrière les bâtiments, entre la montagne et lepalais ; un quai étroit en granit sépare lesfenêtres de la mer. Je passai lentement sous cepalais, où veillent, sous le marbre et l' or, tantde soucis et tant de terreurs ; j' aperçus legrand seigneur, assis sur un divan, dans un deskiosques sur la mer ; Achmet-Pacha, un de sesjeunes favoris, était debout près de lui. Lesultan, frappé de l' habit européen, nous montradu doigt à Achmet-Pacha, comme pour lui demanderqui nous étions. Je saluai le maître de l' Asieà la manière orientale ; il me rendit gracieusementmon salut. Toutes les persiennes du palais étaientouvertes, et l' on voyait étinceler les richesdécorations de cette magnifique et délicieusedemeure. L' aile habitée par les femmes, oule harem, était fermée ; elle est immense, maison ignore le nombre des femmes qui l' habitent.

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Deux caïques, entièrement dorés et montésde vingt-quatre rameurs chacun, étaient à laporte du palais, sur la mer. Ces caïques sontdignes du goût le plus exquis du dessin del' Europe et de la magnificence de l' orient :la proue de l' un d' eux, qui s' avançait d' aumoins vingt-cinq pieds, était formée par un

cygne d' or, les ailes étendues, qui semblaitemporter la barque d' or sur les flots ; unpavillon de soie monté sur des colonnes d' or,formait la poupe, et de riches châles decachemire servaient de siége pour le sultan ;la proue du second caïque était une flèche d' orempennée qui semblait voler, détachée de l' arc,sur la mer.Je m' arrêtai longtemps, hors de la vue du sultan,à admirer ce palais et ces jardins : tout ysemble disposé avec un goût parfait ; je neconnais rien en Europe qui présente à l' oeilplus de magnificence et de féerie dans desdemeures royales : tout semblait sortir desmains de l' artiste, pur, rayonnant d' éclat etde peinture ; les toits du palais sont masquéspar des balustrades dorées, et les cheminéesmême, qui défigurent en Europe les lignes de nosédifices publics, étaient des colonnes doréeset cannelées, dont les élégants chapiteauxajoutaient à la décoration de ce séjour. J' aimece prince, qui a passé son enfance dans l' ombredes cachots du sérail ; menacé tous les joursde la mort ; instruit dans l' infortune par lesage et malheureux Sélim ; jeté sur le trônepar la mort de son frère ; couvant pendant quinzeans, dans le silence de sa pensée, l' affranchissementde l' empire et la restauration de l' islamismepar la destruction des janissaires ; l' exécutantavec l' héroïsme et le calme de la fatalité ;

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bravant sans cesse son peuple pour le régénérer ;hardi et impassible dans le péril ; doux etmiséricordieux quand il peut consulter soncoeur, mais manquant d' appui autour de lui ;sans instruments pour exécuter le bien qu' ilmédite ; méconnu de son peuple ; trahi par sespachas ; ruiné par ses voisins ; abandonné parla fortune, sans laquelle l' homme ne peut rien ;assistant debout à la

ruine de son trône et de son empire ; s' abandonnantà la fin à lui-même ; se hâtant d' user dans lesvoluptés du Bosphore sa part d' existence et sonombre de souveraineté. Homme de bon désir et devolonté droite, mais homme de génie insuffisantet de volonté trop faible : semblable à cedernier des empereurs grecs dont il occupe laplace ; digne d' un autre peuple et d' un meilleurtemps, et capable de mourir au moins en héros.Il fut un jour grand homme.L' histoire n' a pas de pages comparables à cellesde la destruction des janissaires ; c' est larévolution la plus fortement méditée et la plushéroïquement accomplie dont je connaisse unexemple. Mahmoud emportera cette page ; maispourquoi est-elle la seule ? Le plus difficileétait fait ; les tyrans de l' empire abattus, ilne fallait que de la volonté et de la suitepour vivifier cet empire en le civilisant.Mahmoud s' est arrêté. Serait-ce que le génie estplus rare encore que l' héroïsme ?Après le palais de Beglierbeg, la côte d' Asieredevient boisée et solitaire jusqu' à Scutari,qui brille, comme un jardin de roses à l' extrémitéd' un cap, à l' entrée de la mer de Marmara.Vis-à-vis, la pointe verdoyante du sérail seprésente à l' oeil ; et entre la côte d' Europe,couronnée de ses trois villes peintes, et la côte

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de Stamboul, tout éclatante de ses coupoles etde ses minarets, s' ouvre l' immense port deConstantinople, où les navires, mouillés sur lesdeux rives, ne laissent qu' une large rue auxcaïques. Je glisse, à travers ce dédale debâtiments, comme la gondole vénitienne sousl' ombre des palais, et je débarque à l' échelledes morts, sous une avenue de cyprès.

29 mai.J' ai été conduit ce matin, par un jeune homme deConstantinople, au marché des esclaves.Après avoir traversé les longues rues de Stamboulqui longent les murs du vieux sérail, et passé parplusieurs magnifiques bazars encombrés d' une fouleinnombrable de marchands et d' acheteurs, nous sommesmontés, par de petites rues étroites, jusqu' à uneplace fangeuse sur laquelle s' ouvre la porte d' unautre bazar. Grâce au costume turc dont nous étionsrevêtus, et à la perfection d' idiome de mon guide,on nous a laissés entrer dans ce marché d' hommes.Combien il a fallu de temps et de révélationssuccessives à la raison de l' homme, pour que laforce ait cessé d' être un droit à ses yeux, etpour que l' esclavage soit devenu un crime et unblasphème à son intelligence ! Quel progrès ! Etcombien n' en promet-il pas ? Qu' il y a de chosesdont nous ne sommes pas choqués, et qui seront descrimes incompréhensibles aux yeux de nos descendants !Je pensais à cela en entrant dans ce bazar, oùl' on vend la vie, l' âme, le corps, la libertéd' autrui, comme nous vendons le boeuf ou le cheval,et où l' on se croit légitime possesseur de cequ' on a acheté ainsi. Que de légitimités de cegenre dont nous ne nous rendons pas compte ! Ellesle sont cependant, car on ne peut pas demanderà l' homme plus qu' il ne sait. Ses convictionssont ses vérités ; il n' en possède pas d' autres. Dieu

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seul les a toutes à lui, et nous les distribue àproportion et à mesure de nos intelligencesprogressives.Le marché d' esclaves est une vaste cour découverte,et environnée d' un portique surmonté d' un toit.Sous ce portique, environné du côté de la courd' un mur à hauteur d' appui, s' ouvrent des portesqui donnent dans les chambres où les marchandstiennent les esclaves. Ces portes restent ouvertespour que les acheteurs, en se promenant, puissentvoir les esclaves. Les hommes et les femmes sonttenus dans des chambres séparées ; les femmes nesont pas voilées. Outre les esclaves renfermésdans ces chambres basses, il y en a un grandnombre groupés dans la galerie, sous le portiqueet dans la cour. Nous commençâmes par parcourirces différents groupes. Le plus remarquable étaitune troupe de jeunes filles d' Abyssinie, au nombrede douze ou quinze ; adossées les unes aux autrescomme ces figures antiques de cariatides quisoutiennent un vase sur leurs têtes, ellesformaient un cercle dont tous les visages étaienttournés vers les spectateurs. Ces visages étaienten général d' une grande beauté : les yeux enamande, le nez aquilin, les lèvres minces, lecontour ovale et délicat des joues, les longscheveux noirs luisants comme des ailes de corbeaux.L' expression pensive, triste et languissante dela physionomie fait des abyssiniennes, malgré lacouleur cuivrée de leur teint, une race de femmesdes plus admirables ; elles sont grandes, mincesde taille, élancées comme les tiges de palmierde leur beau pays. Leurs bras ont des attitudesravissantes. Ces jeunes filles n' avaient pourvêtements qu' une longue chemise de toile grossièreet jaunâtre. Elles avaient aux jambes des braceletsde perles de verre bleu. Assises sur

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leurs talons, immobiles, la tête appuyée sur lerevers de leur main ou sur le genou, elles nousregardaient d' un oeil aussi doux et aussi tristeque l' oeil de la chèvre ou de l' agneau que lapaysanne tient par la corde et marchande à la foirede nos villages ; quelquefois l' une disait un motà l' autre, et elles souriaient. Il y en avait unequi tenait un petit enfant dans ses bras et quipleurait, parce que le marchand voulait le vendresans elle à un revendeur d' enfants. Il y avait,non loin de ce groupe, sept ou huit petits nègresde l' âge de huit à douze ans assez bien vêtus,avec l' apparence de la santé et du bien-être ; ilsjouaient ensemble à un jeu de l' orient dont lesinstruments sont de petits cailloux que l' oncombine de différentes manières dans de petitstrous qu' on fait dans le sable : pendant cetemps-là, les marchands et revendeurs circulaientautour d' eux, prenaient tantôt l' un, tantôt l' autre,par le bras, l' examinaient avec attention de latête aux pieds, le palpaient, lui faisaient montrerses dents, pour juger de son âge et de sa santé ;puis l' enfant, un moment distrait de ses jeux, yretournait avec empressement.Je passai ensuite sous les portiques couverts,remplis d' une foule d' esclaves et d' acheteurs.Les turcs qui font ce commerce se promenaient,superbement vêtus de pelisses fourrées, une longuepipe à la main, parmi les groupes, le visageinquiet et préoccupé, et épiant d' un oeil jaloux lemoindre regard jeté dans l' intérieur de leursmagasins d' hommes et de femmes ; mais, nousprenant pour des arabes ou des égyptiens, ilsn' osèrent cependant nous interdire l' accèsd' aucune chambre. Des marchands ambulants depetits gâteaux et de fruits secs parcouraientla galerie, vendant aux esclaves quelque

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nourriture. Je glissai

plusieurs piastres dans la main de l' un d' eux pourqu' il distribuât sa corbeille à un groupe de petitsenfants nègres, qui dévorèrent ces pâtisseries.Je remarquai là une pauvre négresse de dix-huitou vingt ans, remarquablement belle, mais d' unebeauté dure et chagrine. Elle était assise surun banc de la galerie, le visage découvert etrichement vêtue, au milieu d' une douzaine d' autresnégresses en haillons exposées en vente à très-basprix ; elle tenait sur ses genoux un superbepetit garçon de trois ou quatre ans, magnifiquementhabillé aussi. Cet enfant, qui était mulâtre, avaitles traits les plus nobles, la bouche la plusgracieuse et les yeux les plus intelligents etles plus fiers qu' il soit possible de se figurer.Je jouai avec lui, et je lui donnai des gâteauxet des dragées que j' achetai d' une échoppevoisine ; mais sa mère lui arrachant des mainsce que je lui avais donné, le rejeta avec colère etfierté sur le pavé. Elle tenait le visage baisséet pleurait ; je crus que c' était par crainte d' êtrevendue séparément de son fils, et, touché de soninfortune, je priai M Morlach, mon obligeantconducteur, de l' acheter avec l' enfant pour moncompte. Je les aurais emmenés ensemble, et j' auraisélevé le bel enfant en le laissant auprès de lamère. Nous nous adressâmes à un courtier de laconnaissance de M Morlach, qui entra enpourparler avec le propriétaire de la belleesclave et de l' enfant. Le propriétaire fitd' abord semblant de vouloir effectivement lavendre, et la pauvre femme se mit à sangloterplus fort, et le petit garçon se prit à pleureraussi en passant ses bras autour du cou de samère. Mais ce marché n' était qu' un jeu de la partdu marchand ; et quand il vit que nous donnions tout

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de suite le prix élevé qu' il avait mis

à ce couple, il prit le courtier à l' écart, et luiavoua que l' esclave n' était pas à vendre ; qu' elleétait l' esclave d' un riche turc dont cet enfantétait fils ; qu' elle était d' une humeur tropfière et trop indomptable dans le harem, et que,pour la corriger et l' humilier, son maître l' avaitenvoyée au bazar comme pour s' en défaire, maisavec l' ordre secret de ne pas la vendre. Cettecorrection a souvent lieu ; et quand un turcest mécontent, sa menace la plus ordinaire estd' envoyer au bazar. Nous passâmes donc.Nous suivîmes un grand nombre de chambres contenantchacune quatre ou cinq femmes presque toutes noireset laides, mais avec les apparences de la santé.La plupart semblaient indifférentes à leur situation,et même sollicitaient les acheteurs ; ellescausaient, riaient entre elles, et faisaientelles-mêmes des observations critiques sur lafigure de ceux qui les marchandaient. Une ou deuxpleuraient et se cachaient dans le fond de lachambre, et ne revenaient qu' en résistant seplacer en évidence sur l' estrade où elles étaientassises. Nous en vîmes emmener plusieurs qui s' enallaient gaiement avec le turc qui venait de lesacheter, prenant leur petit paquet plié dans unmouchoir, et recouvrant leurs visages de leursvoiles blancs. Nous fûmes témoins de deux ou troisactes de miséricorde que la charité chrétienneenvierait à celle des bons musulmans. Des turcsvinrent acheter de vieilles esclaves rejetées de lamaison de leurs maîtres pour leur vieillesse etleurs infirmités, et les emmenèrent. Nousdemandâmes à quoi ces pauvres femmes pouvaientleur être utiles ? " à plaire à Dieu, " nousrépondit le courtier. Et M Morlach m' appritque plusieurs musulmans envoyaient ainsi dans

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les marchés acheter de pauvres esclaves

infirmes des deux sexes, pour les nourrir parcharité dans leurs maisons. L' esprit de Dieun' abandonne jamais tout à fait les hommes.Les dernières chambres que nous visitâmes étaientà demi fermées, et on nous disputa quelque tempsl' entrée ; il n' y avait qu' une seule esclave danschacune, sous la garde d' une femme. C' étaient dejeunes et belles circassiennes nouvellementarrivées de leur pays. Elles étaient vêtues deblanc, et avec une élégance et une coquetterieremarquables. Leurs beaux traits ne témoignaientni chagrin ni étonnement, mais une dédaigneuseindifférence. Ces belles esclaves blanches deGéorgie ou de Circassie sont devenuesextrêmement rares, depuis que les grecques nepeuplent plus les sérails, et que la Russie ainterdit le commerce des femmes.Cependant les familles géorgiennes élèvent toujoursleurs filles pour ce honteux commerce, et descourtiers de contrebande parviennent à en emmenerde temps en temps des cargaisons. Le prix de cesbelles créatures va jusqu' à douze ou vingt millepiastres (de trois à cinq mille francs), tandisque les esclaves noires d' une beauté ordinairene se vendent que cinq ou six cents francs, etles plus belles mille à douze cents. En Arabieet en Syrie, on en aurait pour cinq ou sixcents piastres (de cent cinquante à deux centsfrancs). Une de ces géorgiennes était d' unebeauté accomplie : les traits délicats et sensibles,l' oeil doux et pensif, la peau d' une blancheuret d' un éclat admirables. Mais la physionomie desfemmes de ce pays est loin du charme et de lapureté de celles des arabes : on sent le norddans ces figures. Elle fut

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vendue sous nos yeux pour le harem du jeune pacha deConstantinople. Nous sortîmes le coeur flétri etles yeux humides de cette scène, qui se renouvelletous les jours et à toutes les heures dans lesvilles de l' orient, et nous revînmes pensifs aubazar de Stamboul.Voilà ce que c' est que les législations immobiles !Elles consacrent les barbaries séculaires, etdonnent le droit d' antiquité et de légitimité à tousles crimes. Les fanatiques du passé sont aussicoupables et aussi funestes à l' humanité queles fanatiques de l' avenir. Les uns immolent l' hommeà leurs ignorances et à leurs souvenirs ; les autresà leurs espérances et à leur précipitation. Sil' homme faisait, pensait, croyait ce que faisaientet croyaient ses pères, le genre humain toutentier en serait au fétichisme et à l' esclavage.La raison est le soleil de l' humanité : c' estl' infaillible et perpétuelle révélation des loisdivines, applicable aux sociétés. Il faut marcherpour la suivre, sous peine de demeurer dans le malet dans les ténèbres ; mais il ne faut pas ladevancer, sous peine de tomber dans des précipices.Comprendre le passé sans le regretter ; tolérer leprésent en l' améliorant ; espérer l' avenir en lepréparant : voilà la loi des hommes sages etdes institutions bienfaisantes. Le péché contrel' esprit-saint, c' est ce combat de certains hommescontre l' amélioration des choses ; c' est cet effortégoïste et stupide pour rappeler toujours enarrière le monde moral et social, que Dieu etla nature poussent toujours en avant : le passéest le sépulcre de l' humanité écroulée ; il fautle respecter, mais il ne faut pas s' y enfermer etvouloir y vivre.Les grands bazars de différentes marchandises, etcelui

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des épiceries surtout, sont de longues et largesgaleries voûtées, bordées de trottoirs et deboutiques pleines de toutes sortes d' objets decommerce. Armures, harnachement de chevaux,bijouterie, comestibles, maroquinerie, châles desIndes et de Perse ; étoffes de l' Europe,tapis de Damas et de Caramanie, essences etparfums de Constantinople, narghilés et pipesde toutes formes et de toute magnificence ;ambre et corail taillés à l' usage des orientauxpour fumer le toumbac ; étalage de tabac hachéou plié comme des rames de papier jaune ; boutiquesde pâtisseries appétissantes par leur formeet leur variété ; beaux magasins de confiseurs,avec l' innombrable variété de leurs dragées, deleurs fruits confits, de leurs sucreries de toutgenre ; drogueries d' où s' exhale un parfumqui embaume tous les bazars ; manteaux arabestissés d' or et de poil de chèvre ; voiles defemmes brodés de paillettes d' argent et d' or :au milieu de tout cela une foule immense et sanscesse renouvelée de turcs à pied, la pipe àla bouche ou à la main, suivis d' esclaves, defemmes voilées, accompagnées de négresses portantde beaux enfants ; de pachas à cheval, traversantau petit pas cette foule pressée et silencieuse,et de voitures turques, fermées de leur treillisdoré, conduites au pas par des cochers à longuesbarbes blanches, et pleines de femmes quis' arrêtent de temps en temps pour marchander auxportes des bijoutiers : voilà le coup d' oeilde tous ces bazars. Il y en aurait plusieurs lieuesde longueur, s' ils étaient réunis en une seulegalerie. Ces bazars, où l' on est obligé de secoudoyer sans cesse, et où les juifs étalent etvendent les vêtements des pestiférés, sont lesvéhicules les plus actifs de la contagion. Lapeste vient d' éclater ces jours-ci à Péra par

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cinq ou six accidents mortels, et nous passâmes

avec inquiétude dans cette foule qu' elle peutdécimer demain.18 juin.Jours passés dans notre solitude de Buyukdéré,avec le Bosphore et la mer Noire sous nosyeux ; étude, lecture. Le soir, courses en caïquesà Constantinople, à Belgrade et dans sesforêts incomparables ; à la côte d' Asie, àl' embouchure de l' Euxin, à la vallée des Roses,située derrière les montagnes de Buyukdéré.J' y vais souvent. Cette délicieuse vallée estarrosée d' une source où les turcs viennents' enivrer d' eau, de fraîcheur, de l' odeur desroses, et des chants du bulbul ou rossignol ;sur la fontaine cinq arbres immenses ; un caféen feuillage sous leur ombre : au delà, la valléerétrécie conduit à une pente de la montagne oùdeux petits lacs artificiels, recueillis de l' eauqui tombe d' une source, dorment sous les vastesvoûtes des platanes. Les arméniennes viennent lesoir avec leurs familles s' asseoir sur leursbords et prendre leur souper. Groupes ravissantsautour des troncs d' arbres ; jeunes filles quidansent ensemble ; plaisirs décents et silencieuxdes orientaux. On voit que la pensée intime jouiten elle-même. Ils sentent la nature mieux quenous. Nulle part l' arbre et la source n' ont deplus sincères adorateurs. Il y a sympathie profondeentre leurs âmes et les beautés de la terre, dela mer et du ciel.

Quand je reviens le soir de Constantinople encaïque, et que je longe les bords de la côted' Europe au clair de la lune, il y a une chaîne,

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d' une lieue, de femmes et de jeunes filles etd' enfants, assises en silence, par groupes, surles bords du quai de granit, ou sur les parapetsdes terrasses des jardins : elles passent là desheures délicieuses à contempler la mer, les bois,la lune, à respirer le calme de la nuit. Notrepeuple ne sent plus rien de ces voluptésnaturelles : il a usé ses sensations ; il luifaut des plaisirs factices, et il n' y a que desvices pour l' émouvoir. Ceux chez qui la natureparle encore assez haut pour être comprise etadorée sont les rêveurs et les poëtes : misérablesà qui la voix de Dieu dans ses oeuvres, la nature,l' amour, et la contemplation silencieuse, suffisent.Je retrouve à Buyukdéré et à Thérapia plusieurspersonnes de ma connaissance ; parmi les russes etles diplomates, le comte Orloff, M De Boutenieff,ambassadeur de Russie à Constantinople, hommecharmant et moral, philosophe et homme d' état. Lebaron De Sturmer, internonce d' Autriche, mecomble de bontés. Nouvelles politiques del' Europe. C' est ici le point important maintenant.Les russes, campés en Asie et à l' ancre sousnos fenêtres, se retireront-ils ? Pour moi, jen' en doute pas. On n' est pas pressé de saisir uneproie qui ne peut échapper. Le comte Orloff mefaisait lire hier une lettre admirable quel' empereur Nicolas lui écrit. Voici le sens :" mon cher Orloff, quand la providence a placéun homme à la tête de quarante millions d' hommes,c' est pour qu' il donne de plus haut au mondel' exemple de la probité et de la fidélité à saparole. Je suis cet homme. Je veux être digne dela mission

que j' ai reçue de Dieu. Aussitôt les difficultésaplanies entre Ibrahim et le grand seigneur,n' attendez pas un jour ; ramenez ma flotte et

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mon armée. "voilà un noble langage, une situation bien saisie,une générosité féconde. Constantinople nes' envolera pas, et la nécessité y ramènera lesrusses, que leur probité politique en éloigneun moment.20 juin.J' ai connu ici un homme aimable et distingué, unde ces hommes plus forts que leur mauvaise fortune,et qui se servent du flot qui devait les noyerpour aborder au rivage. M Calosso, officierpiémontais compromis, comme beaucoup de sescamarades, dans la velléité de révolution militairedu Piémont en 1820, proscrit comme les autres,sans asile et sans sympathie nulle part, est venuen Turquie. Il s' est présenté au sultan pourformer sa cavalerie ; il est devenu son favoriet son inspirateur militaire. Probe, habileet réservé, il a modéré lui-même une faveurpérilleuse qui pouvait le mettre trop en vuede l' envie. Sa modestie et sa cordialité ontplu aux pachas de la cour et aux ministres dudivan. Il s' est fait des amis partout, et a sules conserver par le mérite qui les lui avaitacquis. Le sultan l' a élevé en dignité, sans luidemander d' abjurer sa nationalité ni son culte.Il est maintenant pour tous les turcs Rustem-Bey, et

pour les francs, un franc obligeant et aimable.Il m' a recherché ici, et offert tout ce que safamiliarité au divan et au sérail pouvait luiprocurer pour moi : accès partout, amitié dequelques principaux officiers de la cour, facilitéspour tout voir et tout connaître, qu' aucun voyageurchrétien n' a jamais pu obtenir, pas même lesambassadeurs. J' ai préparé avec son assistanceune visite complète du sérail, où personne n' apénétré depuis lady Worthley Montagu. Nous

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essayerons demain de parcourir ensemble cemystérieux séjour, qu' il ne connaît pas lui-même,mais où il a des intelligences dans les premiersofficiers du palais.Nous commençâmes par rendre visite à Namuk-Pacha,un des jeunes favoris du grand seigneur, quim' avait invité à un déjeuner à sa caserne deScutari, et qui avait mis ses chevaux à madisposition pour visiter les montagnes d' Asie.Namuk-Pacha était ce jour-là de service aupalais du sultan, à Beglierbeg, sur les rivesdu Bosphore. Nous allâmes y débarquer. Grâceau grade et à la faveur de Rustem-Bey, on nouslaissa franchir les portes et examiner lesalentours de la demeure du grand seigneur. Lesultan se disposait à se rendre à une petitemosquée d' un village d' Europe, de l' autre côtédu Bosphore, en face de Beglierbeg. Ses caïques,superbement équipés, étaient amarrés le long duquai qui borde le palais, et ses chevaux arabesde toute beauté étaient tenus prêts dans les courspar des saïs, pour que le sultan les montât entraversant ses jardins. Nous entrâmes dansune aile du palais, séparée du corps de logisprincipal, et où se tiennent les pachas, lesofficiers de service et l' état-major du palais.Nous traversâmes de vastes salles où circulaientune foule de militaires, d' employés et d' esclaves.

Tout était en mouvement, comme dans un ministèreou dans un palais d' Europe un jour de cérémonie.L' intérieur de ce palais n' était pas magnifiquementmeublé : des divans et des tapis, des murs peintsà fresque et des lustres de cristal étaient toutesa décoration. Les costumes orientaux, leturban, la pelisse, le pantalon large, la ceinture,le cafetan d' or, abandonnés par les turcs pourun misérable costume européen, mal coupé et

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ridiculement porté, a changé l' aspect grave etsolennel de ce peuple en une pauvre parodiedes francs. L' étoile de diamants qui brille surla poitrine des pachas et des vizirs est laseule décoration qui les distingue et qui rappelleleur ancienne magnificence.On nous conduisit, à travers plusieurs salonsencombrés de monde, jusqu' à un petit salon quidonne sur les jardins extérieurs du palais dugrand seigneur. Là, Namuk-Pacha vint nousjoindre, s' assit avec nous, nous fit apporter lapipe et les sorbets, et nous présenta plusieursdes jeunes pachas qui possèdent avec lui lafaveur du maître. Des colonels du nisam, ou destroupes régulières de la garde, vinrent se joindreà nous et prendre part à la conversation.Namuk-Pacha, récemment de retour de sonambassade à Pétersbourg, parlait français avecgoût et facilité ; ses manières, étudiées desrusses, étaient celles d' un élégant diplomateeuropéen ; il me parut spirituel et fin.Kalil-Pacha, alors capitan-pacha, et qui depuisa épousé la fille du sultan, parle égalementtrès-bien français. Achmet-Pacha est aussiun jeune élégant osmanli, qui a toutes les formesd' un européen. Rien dans ce palais ne rappelait unecour asiatique, excepté les esclaves noirs, leseunuques, les fenêtres grillées des harems, lesbeaux ombrages et les eaux bleues

du Bosphore, sur lesquelles tombaient nos regardsquand ils s' égaraient sur les jardins. Nousparlâmes avec discrétion, mais avec franchise, del' état des négociations entre l' égypte, l' Europeet la Turquie ; des progrès faits et à fairepar les turcs dans la tactique, dans la législationet dans la politique des diverses puissances,relativement à la Turquie. Rien n' eût annoncé

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dans nos entretiens que nous causions de ce qu' onappelle des barbares avec des barbares, et quel' oreille du grand seigneur lui-même, de cetteombre d' Allah, pouvait être frappée par lemurmure de notre conversation. Elle n' eût éténi moins intime, ni moins profonde, ni moinsélégamment soutenue, dans un salon de Londresou de Vienne. Ces jeunes hommes, avides delumières et de progrès, parlaient de leur situationet d' eux-mêmes avec une noble et touchantemodestie. L' heure de la prière approchant, nousprîmes congé de nos hôtes ; nous ajournâmes à unautre moment la demande de notre présentationdirecte au sultan.Namuk-Pacha nous confia à un colonel de la gardeimpériale, qu' il chargea de nous diriger, et denous introduire dans l' avant-cour de la mosquéeoù le sultan allait se rendre. Nous franchîmesle Bosphore ; nous fûmes placés à la porte mêmede la petite mosquée, sur les degrés qui yconduisent. Peu de minutes après, nous entendîmesretentir les coups de canon de la flotte et desforts, qui annoncent tous les vendredis à lacapitale que le sultan se rend à la mosquée ;et nous vîmes les deux caïques impériaux sedétacher de la côte d' Asie, et traverser leBosphore comme une flèche. Aucun luxe de chevauxet de voitures ne peut approcher du luxe orientalde ces caïques dorés, dont les proues s' élancent,

comme des aigles d' or, à vingt pieds en avant ducorps du caïque, dont les vingt-quatre rameurs,relevant et abaissant simultanément leurs longsavirons, imitent le battement de deux vastes ailes,et soulèvent chaque fois un voile d' écume quienveloppe les flancs du caïque ; et enfin de cepavillon de soie, d' or et de plumes, dont lesrideaux repliés laissent voir le grand seigneur

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assis sur un trône de cachemire, avec ses pachaset ses amiraux à ses pieds. En touchant au bord,il s' élança légèrement, appuyant ses mains surl' épaule d' Achmet et de Namuk-Pacha. Lamusique de sa garde, rangée vis-à-vis de noussur la place de la mosquée, éclata en fanfares ;et il s' avança rapidement entre deux lignesd' officiers et de spectateurs.Le sultan Mahmoud est un homme de quarante-cinq ans,d' une taille moyenne, d' une tournure élégante etnoble ; son oeil est bleu et doux, son teint coloréet brun, sa bouche gracieuse et intelligente ; sabarbe, noire et brillante comme le jais, descendà flots épais sur sa poitrine : c' est le seulreste du costume national qu' il ait conservé ;on le prendrait, du reste, au chapeau près, pourun européen. Il portait des pantalons et desbottes, une redingote brune avec un collet brodéde diamants, un petit bonnet de laine rouge,surmonté d' un gland de pierres précieuses. Sadémarche était saccadée, et son regard inquiet ;quelque chose l' avait choqué, ou le préoccupaitfortement : il parlait avec énergie et troubleaux pachas qui l' accompagnaient ; il ralentitson pas quand il fut près de nous sur les degrés dela porte, nous jeta un coup d' oeil bienveillant,inclina légèrement la tête, commanda du geste àNamuk-Pacha de prendre le placet qu' une femmeturque voilée lui tendait, et entra

dans la mosquée. Il n' y resta que vingt minutes. Lamusique militaire joua pendant tout ce temps desmorceaux d' opéra de Mozart et de Rossini. Ilressortit ensuite avec le visage plus ouvert etplus serein, salua à droite et à gauche, marchalentement vers la mer, et s' élança, en riant, danssa barque. En un clin d' oeil nous le vîmes toucherà la côte d' Asie, et rentrer dans ses jardins de

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Beglierbeg.Il est impossible de n' être pas frappé de laphysionomie de Mahmoud, et de ne pas faire desvoeux secrets pour un prince dont les traitsrévèlent une mâle énergie et une profondesensibilité. Mais, hélas ! Ces voeux retombentsur le coeur, quand on pense au sombre avenirqui l' attend. S' il était un véritable grand homme,il changerait sa destinée, et vaincrait lafatalité qui l' enveloppe. Il est temps encore :tant qu' un peuple n' est pas mort, il y a en lui,il y a dans sa religion et dans sa nationalité,un principe d' énergie et de résurrection qu' ungénie habile et fort peut féconder, remuer,régénérer, et conduire à une glorieuse transformation ;mais Mahmoud n' est un grand homme que par lecoeur. -intrépide pour combattre et mourir, leressort de sa volonté faiblit quand il faut agiret régner. Quel que soit son sort, l' histoirele plaindra et l' honorera. Il a tenté degrandes choses ; il a compris que son peupleétait mort, s' il ne le transformait pas ; il a portéla cognée aux branches mortes de l' arbre : il ne saitpas donner la séve et la vie à ce qui reste deboutde ce tronc sain et vigoureux. Est-ce sa faute ?Je le pense. Ce qui restait à faire n' était rien,comparé à la destruction des janissaires.

21 juin 1833.à onze heures nous abordâmes à l' échelle du vieuxsérail, et nous entrâmes dans les rues quil' enveloppent. Je visitai en passant le divan dela porte, vaste palais où se tient le grandvizir et où se discute la politique de l' empire :cela n' a rien de remarquable que l' impression desscènes dont ce lieu fut le théâtre ; rien dans lecaractère de l' édifice ne rappelle tant de dramessanglants. C' est un grand palais de bois peint,

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avec un escalier extérieur, couvert d' un avant-toitdécoupé en festons à la manière des Indes ou dela Chine. Les salles sont nues, et recouvertes denattes. Nous descendîmes de là dans la placeoù la redoutable porte du sérail s' ouvrit sisouvent pour vomir les têtes sanglantes des vizirsou même des sultans. Nous franchîmes cette portesans obstacle. Le public entre dans la premièrecour du sérail. Cette vaste cour, plantée degroupes de beaux arbres, descend sur la gauche versun magnifique hôtel des monnaies, bâtiment moderne,sans aucun caractère oriental.Les arméniens, directeurs de la monnaie, nousreçurent, et nous ouvrirent les cassettes oùles bijoux qu' ils font fabriquer pour le sérailétaient renfermés. Pluie de perles et de diamants,richesses pauvres, qui ruinent un empire ! Dèsqu' un état se civilise, ces représentations idéalesde la richesse s' échangent contre la richesseréelle et productive, la terre et le crédit. J' yreste peu : nous entrons dans la dernière

cour du sérail, inaccessible à tout le monde,excepté aux employés du sérail et aux ambassadeurs,les jours de leur réception : elle est bordée deplusieurs ailes de palais, de kiosques, séparés lesuns des autres ; logements des eunuques, des gardes,des esclaves ; les fontaines et les arbres yrépandent la fraîcheur et l' ombre. Arrivés à latroisième porte, les soldats de garde sous lavoûte refusèrent obstinément de nous laisserentrer. En vain Rustem-Bey se fit reconnaîtrede l' officier turc qui commandait : il lui opposasa consigne, et lui dit qu' il compromettrait satête, s' il me laissait pénétrer. Nous rebroussionschemin tristement, lorsque nous fûmes abordéspar le kesnedar ou grand trésorier, qui revenaitde la monnaie, et rentrait dans l' intérieur du

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sérail, où il est logé. Ami de Rustem-Bey, ill' aborda, et, s' étant informé de la cause denotre embarras, il nous dit de le suivre, et nousintroduisit sans aucune difficulté dans la courdes icoglans. Cette cour, moins vaste que lespremières, est formée par plusieurs petits palaisen forme de kiosques, avec des toits très-bas, quidébordent de sept ou huit pieds au delà des murs,et sont supportés par de petites colonnes ou depetits piliers moresques, de bois peint. Lescolonnes, les piliers, les murs et les toits,sont aussi de bois sculpté et peint de couleursvariées. Les cours et jardins, formés par lesvides que laissent entre eux les kiosques,irrégulièrement disséminés dans l' espace, sontplantés irrégulièrement aussi d' arbres de toutebeauté et de toute vieillesse : leurs branchesretombent sur les édifices, et enveloppent lestoits et les terrasses. L' aile droite de cesbâtiments est formée par les cuisines, immensescorps de logis dont les nombreuses cheminées etles murs extérieurs, noircis par la fumée, annoncentla destination.

On aura une idée de la grandeur de cet édifice,quand on saura que le sultan nourrit toutes lespersonnes attachées à la cour et au palais,et que ce nombre de commensaux s' élève au moinsà dix mille par jour. Un peu en avant du corpsde logis des cuisines, est un charmant petit palais,entouré d' une galerie ou portique au rez-de-chaussée :c' est celui des pages ou icoglans du grand sérail :c' est là que le grand seigneur fait élever etinstruire les fils des familles de sa cour, ou dejeunes esclaves destinés aux emplois du sérail oude l' empire. Ce palais, qui a servi jadis de demeureaux sultans eux-mêmes, est décoré au dehors etau dedans avec une profusion de ciselures, de

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sculptures et de moulures dorées qui n' en exclut pasle bon goût. Les plafonds sont aussi riches queceux des plus beaux palais de France ou d' Italie ;les planchers sont en mosaïques. Il est divisé enplusieurs salles, à peu près d' égale grandeur :ces salles sont obstruées à droite et à gauche pardes niches et des stalles en bois sculpté, à peuprès semblables aux stalles du plus beau travail,dans les choeurs de nos anciennes cathédrales.Chacune d' elles forme la chambre d' un icoglan :il y a au fond une estrade, où il replie sescoussins et ses tapis, et où ses vêtements sontsuspendus ou serrés dans son coffre de boisdoré : au-dessus de ces stalles règne une espècede tribune également avancée, divisée, ornée etdécorée, qui renferme autant de stalles que lasalle inférieure. Le tout est éclairé par descoupoles ou par de petites fenêtres au sommetde l' édifice. Les jeunes icoglans, qui étaienttous d' anciens élèves de Rustem-Bey, lereçurent avec une joie et des démonstrationsd' attachement touchantes. Un père, longtempsattendu, ne serait pas plus tendrement accueilli.L' excellent coeur de ces enfants le touchajusqu' aux larmes ; j' étais ému

moi-même de ces marques si spontanées et sifranches d' affection et de reconnaissance : ilslui prenaient les mains, ils baisaient les pansde sa redingote." Rustem-Bey ! Rustem-Bey ! " s' écriaient-ilsles uns aux autres ; et tous accouraient au-devantde leur ami, palpitant et rougissant d' émotion etde plaisir. Il ne pouvait se débarrasser de leurscaresses : ils lui disaient des paroles charmantes :" Rustem-Bey, pourquoi nous abandonnez-vousdepuis si longtemps ? Vous étiez notre père,nous languissons sans vous. Tout ce que nous

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savons, c' est à vous que nous le devons. Allahet le sultan vous ont envoyé pour faire de nousdes hommes ; nous n' étions que des esclaves, desfils d' esclaves. Le nom des osmanlis était uneinjure, une moquerie en Europe ; maintenant noussaurons le défendre et l' honorer. Mais dites ausultan qu' il vous renvoie vers nous ; nousn' étudions plus, nous séchons d' ennui et detristesse. "cinq ou six de ces jeunes gens, de figure douce,franche, intelligente, admirable, nous prirentpar la main, et nous conduisirent partout. Ilsnous ramenèrent ensuite dans leur salon derécréation : c' est un kiosque entouré de fontainesruisselantes qui s' échappent des murs dans descoupes de marbre : des divans règnent toutalentour ; un escalier, caché dans l' épaisseurdes murs, conduit aux offices, où de nombreuxesclaves, aux ordres des icoglans, tiennentsans cesse le feu pour les pipes, le café, lessorbets, l' eau et la glace, prêts pour eux. Ily a toutes sortes de jeux dans ce salon ;plusieurs jouaient aux échecs. Ils nous firentservir des sorbets et des glaces ; et, couchéssur le divan, nous causâmes longtemps

de leurs études et de leurs progrès, de la politiquede l' Europe, de la destinée de l' empire : ils enparlaient à merveille ; ils frémissaient d' indignationde leur état actuel, et faisaient des voeux pourle succès du sultan dans ses entreprisesd' innovations.Je n' ai jamais vu une ardeur plus vive pour larégénération d' un pays, que celle qui enflammaitles yeux et les paroles de ces jeunes gens. Lesjeunes italiens à qui on parle d' indépendance et delumières ne palpitent pas de plus d' élan. Leursfigures rayonnaient pendant que nous leur parlions.

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Les plus âgés pouvaient avoir de vingt à vingt-deuxans ; les plus jeunes, de douze à treize. Exceptéà l' hospice militaire des orphelins de la marine,à Greenwich, je n' ai jamais vu de plus admirablesfigures que celles de quelques-uns de ces enfants.Ils ne voulaient plus nous laisser partir, et nousaccompagnèrent jusqu' où il leur est permis d' aller,dans tous les jardins, cours et kiosques d' alentour.Un ou deux avaient les yeux mouillés en quittantRustem-Bey. Le kesnedar était allé, pendant cetemps-là, donner ordre aux eunuques et gardiensdes jardins et des palais de nous laisser circuler,et de nous introduire partout où nous ledésirerions. Au fond de la cour, un peu plusloin que le palais des icoglans, un large palaisnous fermait la vue et le passage, c' est celuiqu' habitent les sultans eux-mêmes : il est entouré,comme les kiosques et les palais que nous venions devisiter, d' une galerie formée par une prolongationdes toits. Sur cette galerie ouvrent les porteset les fenêtres sans nombre des appartements. Lepalais n' a qu' un rez-de-chaussée. Nous entrâmesdans les grandes salles qui servent de vestibuleet donnent accès aux différentes pièces. Cevestibule est

régulier ; c' est un labyrinthe formé par les piliersqui supportent les toits et les plafonds, etdonnent naissance à de vastes corridors circulairespour le service des appartements. Les piliers, lesplafonds, les murs, tout est de bois peint etsculpté en ornements moresques. Les portes deschambres impériales étaient ouvertes ; nous envîmes un grand nombre, toutes à peu près semblablespour la disposition et la décoration des plafondsmoulés et dorés. Des coupoles de bois ou demarbre, percées de découpures arabesques, d' oùle jour glisse doux et voilé sur les murs ; des

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divans larges et bas autour de ces murs ; aucunsmeubles, aucuns siéges, que les tapis, les natteset les coussins ; des fenêtres qui prennent naissanceà un demi-pied du plancher, et qui donnent sur lescours, les galeries, les terrasses et les jardins,voilà tout. Du côté du palais opposé à celui parlequel nous étions entrés règne une plate-formeen terrasse, bâtie en pierre et pavée en dalles demarbre. Un beau kiosque, où le sultan s' assiedquand il reçoit les ambassadeurs, est séparé dupalais de quelques toises, et élevé de quelquespieds sur cette plate-forme ; il ressemble à unepetite chapelle moresque. Un divan le remplit ;des fenêtres circulaires l' entourent : la vue deConstantinople, du port, de la mer de Marmara etdu Bosphore y est libre et admirable. Des fontainesde marbre coulent et jaillissent en jets d' eau surla galerie ouverte entre ce kiosque et le palais.C' est une promenade délicieuse. Les branches desarbustes et des rosiers des petits jardins quicouvrent les petites terrasses inférieures viennentramper sur les balustrades et les taillis, etembaumer le palais. Quelques tableaux en marbreet en bois sont suspendus aux murailles : cesont des vues de la mecque et de Médine. Je lesexaminai curieusement.

Ces vues sont comme des plans sans perspective :elles sont parfaitement conformes à ce qu' Ali-Beyrapporte de la mecque, de la kaaba, et de ladisposition de ces divers monuments sacrés de laville sainte. Elles prouvent que ce voyageur estallé réellement les visiter. Ce qu' il dit de lagalerie circulaire qui entoure l' aire des différentesmosquées est attesté par ces peintures. On y voitce portique, qui rappelle celui de Saint-PierreDe Rome.En suivant la plate-forme du palais à gauche,

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on arrive, par un étroit balcon supporté parde hautes terrasses, au harem ou palais dessultanes. Il était fermé ; il n' y restait qu' unpetit nombre d' odalisques. Nous n' approchâmespas plus près de ce séjour interdit à l' oeil. Nousvîmes seulement les fenêtres grillées et lesdélicieux balcons, entourés aussi de treilliset de persiennes entrelacées de fleurs, où lesfemmes passent leurs jours à contempler lesjardins, la ville et la mer. Nous plongions de l' oeilsur une multitude de parterres entourés de mursde marbre, arrosés de jets d' eau, et plantés, avecsoin et symétrie, de toutes sortes de fleurset d' arbustes embaumés. Ces jardins, auxquelson descend par des escaliers, et qui communiquentde l' un à l' autre, ont quelquefois aussi d' élégantskiosques ; c' est là que les femmes et les enfantsdu harem se promènent et jouissent de la nature.Nous étions arrivés à la pente du sérail, quicommence à redescendre de là vers le port et versla mer de Marmara. C' est le sol le plus élevé dece site unique dans le monde, et d' où le regardpossède toutes les collines et toutes les mersde Constantinople. Nous nous arrêtâmes longtempspour en jouir. C' est l' inverse de la vue que j' aidécrite du

haut du belvédère de Péra. Pendant que nous étionssur cette terrasse du palais, l' heure du repassonna, et nous vîmes passer un grand nombred' esclaves, portant sur leurs têtes de grandsplateaux d' étain qui contenaient les dînersdes officiers, des employés, des eunuques et desfemmes du sérail. Nous assistâmes à plusieurs de cesdîners. Ils se composaient de pilaus, de volailles,de koubés, petites boulettes de riz et de viandeshachées, rôties dans une feuille de vigne ; degalettes de pain semblables à des oublies, et

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d' un vase d' eau. Partout où l' esclave rencontraitson maître, là se déposait le dîner, tantôt dansle coin d' une salle du palais, tantôt sur laterrasse, à l' ombre du toit ; tantôt dans lesjardins, sous un arbre, auprès d' un jet d' eau.Le kesnedar vint nous chercher, et nous conduisitdans le kiosque où il loge, en face du trésor dusérail. Ce trésor, où sont enfouies tant derichesses incalculables depuis la création del' empire, est un grand bâtiment en pierre, précédéd' un portique couvert. Le bâtiment est très-peuélevé au-dessus de terre, les portes sont basseset les chambres souterraines. De grands coffres debois peints en rouge contiennent les monnaies d' oret d' argent. On en tire un certain nombre chaquesemaine pour le service de l' empire. Il y en avaitplusieurs sous le portique. Nous ne demandâmespoint à y entrer ; mais on dit qu' indépendammentdes espèces d' or et d' argent, ce kesné renferme desmonceaux de perles et de diamants. Cela estvraisemblable, d' après l' usage des sultans d' ydéposer toujours, et de n' en tirer qu' auxdernières extrémités de l' état. Mais comme cesvaleurs en pierres précieuses ne sont queconventionnelles, si le grand seigneur voulaiten faire usage en les vendant,

il en diminuerait le prix par la profusion qu' ilrépandrait dans le commerce ; et cette ressource,qui semble immense pour ses finances, n' en estpeut-être pas une.Le kesnedar, homme ouvert, gai et spirituel,m' introduisit dans l' appartement qu' il occupe.J' y trouvai, pour la première fois en Turquie,un peu de luxe d' ameublement et des commoditésd' Europe : les divans étaient hauts, et couvertsde coussins de soie ; il y avait des tables, desrayons de bois autour de la chambre ; sur ces

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rayons, des registres, des livres, des cartes degéographie et un globe terrestre. On nous apportades confitures et des sorbets. Nous causâmes desarts, des sciences de l' Europe comparés à l' étatdes connaissances humaines dans l' empire ottoman.Le kesnedar me parut aussi instruit et aussi librede préjugés qu' un européen. Il comprenait tout ;il désirait le succès de Mahmoud dans ses tentativesd' améliorations ; mais vieux, et ayant passé savie dans les emplois de confiance du sérail sousquatre sultans, il semblait espérer peu, et serésigner philosophiquement à l' avenir. Il menaitune vie paisible et solitaire dans le fond de cesérail abandonné. Il m' interrogea longuement surtoutes choses : philosophie, religion, poésie,croyances populaires de l' Europe, régime desdivers états, soit monarchies, soit républiques ;politique, tactique ; tout fut passé en revuepar lui, avec une rectitude d' esprit, un à-proposet un bon sens de réflexions qui me montrèrentassez que j' avais affaire à un des hommes lesplus distingués de l' empire. -il m' apporta unesphère et son globe terrestre, et voulut que jelui expliquasse les mouvements des astres et lesdivisions de la terre. Il prit note de tout, etparut enchanté. Il me supplia d' accepter à

souper chez lui, et d' y passer la nuit. Nouseûmes beaucoup de peine à résister à ses instances,et nous ne pûmes les vaincre qu' en lui disantque ma femme et mes amis, qui me savaient ausérail, seraient dans une mortelle inquiétude s' ilsne me voyaient pas reparaître. " vous êtes en effet,me dit-il, le premier franc qui y soit jamaisentré, et c' est une raison pour que vous y soyeztraité en ami. Le sultan est grand, et Allahest pour tous ! " il nous accompagna jusqu' auxescaliers intérieurs qui descendent, de la

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plate-forme du palais du sultan, dans le dédalede petits jardins du harem, dont j' ai parlé, etnous confia aux soins d' un chef de bostangis,qui nous fit passer, de kiosques en kiosques,de parterres en parterres, tous plantés de fleurs,tous arrosés de fontaines jaillissantes, jusqu' àla porte d' une haute muraille qui sépare les palaisintérieurs du sérail des grandes pelousesextérieures. Là nous nous trouvâmes au pied desplatanes énormes qui s' élèvent à plus de centpieds de haut contre les murailles et les balconsélevés du harem. Ces arbres forment là une forêtet des groupes entrecoupés de pelouses vertes ;plus loin sont des arbres fruitiers, et de grandsjardins potagers cultivés par des esclaves nègresqiqui ont leurs cabanes sous les arbres. Des ruisseauxarrosent ces plantations irrégulières. Non loindu harem est un vieux et magnifique palais deBajazet, abandonné aux lierres et aux oiseaux denuit. Il est en pierre, et d' une admirablearchitecture arabe. On le restaurerait aisément,et il vaudrait à lui seul le sérail tout entier ;mais la tradition porte qu' il est peuplé par lesmauvais esprits, et jamais aucun osmanli n' ypénètre.Comme nous étions seuls, j' entrai dans une ou deux

arches souterraines de ce beau palais, encombréesde débris et de pierres ; les murs et les escaliersque j' eus le temps d' entrevoir me parurent du plusélégant travail. Arrivés là, près d' une des portes desmurs du sérail, nous rétrogradâmes, toujours sousune forêt de platanes, de sycomores, et de cyprèsles plus grands que j' aie jamais vus, et nousfîmes le tour des jardins extérieurs. Ils nousramenèrent jusque sur les bords de la mer deMarmara, où sont deux ou trois palais magnifiques

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que les sultans habitent pendant l' été. Lesappartements ouvrent sur le courant du canal, etsont sans cesse rafraîchis par la brise. Plus loin,des collines de gazon portent de petites mosquées,des kiosques, et des pièces d' eau entourées deparapets de marbre, et ombragées d' arbresgigantesques. Nous nous assîmes là, parmi lesfleurs et les jets d' eau murmurante. Les hautesmurailles du sérail derrière nous, et devant unepente de gazon finissant à la mer ; entre la mer etnous un rideau de cyprès et de platanes qui bordentle mur d' enceinte ; à travers ce rideau de cimesd' arbres, les flots de la mer de Marmara, les îlesdes Princes, les vaisseaux à la voile, dont lesmâts glissaient d' un arbre à l' autre, Scutari rougides rayons du soleil couchant : les cimes doréesdu mont des géants, et les cimes de neige des montsde Phrygie encadrant ce divin tableau.Voilà donc l' intérieur de ce séjour mystérieux,le plus beau des séjours de la terre ; scène detant de drames sanglants, où l' empire ottomanest né et a grandi, mais où il ne veut pas mourir ;car, depuis le massacre des janissaires, lesultan Mahmoud ne l' habite plus. Homme de moeursdouces et de volupté, ces taches de sang de son

règne lui répugnent. Peut-être aussi ne s' ytrouve-t-il pas en sûreté au milieu de la populationfanatique de Stamboul, et préfère-t-il avoirun pied sur l' Asie et un pied sur sa flotte,dans ses trente palais des bords du Bosphore. Lecaractère général de cette admirable demeure n' estni la grandeur, ni la commodité, ni la magnificence ;ce sont des tentes de bois doré et percées à jour.Le caractère de ces palais, c' est le caractère dupeuple turc : l' intelligence et l' amour de lanature. Cet instinct des beaux sites, des merséclatantes, des ombrages, des sources, des horizons

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immenses encadrés par les cimes de neige des montagnes,est l' instinct prédominant de ce peuple. On y sentle souvenir d' un peuple pasteur et cultivateurqui aime à se rappeler son origine, et dont tousles goûts sont simples et instinctifs. Ce peuplea placé le palais de ses maîtres, la capitalede sa ville impériale, sur le penchant de la plusbelle colline qu' il y ait dans son empire etpeut-être dans le monde entier. Ce palais n' ani le luxe intérieur ni les mystérieuses voluptésd' un palais d' Europe ; il n' a que de vastesjardins, où les arbres croissent libres et éternelscomme dans une forêt vierge, où les eaux murmurent,où les colombes roucoulent ; des chambres percéesde fenêtres nombreuses toujours ouvertes ; desterrasses planant sur les jardins et sur la mer,et des kiosques grillés où les sultans, assisderrière leurs persiennes, peuvent jouir à la foisde la solitude et de l' aspect enchanté du Bosphore.C' est partout de même en Turquie ; maître etpeuple, grands et petits, n' ont qu' un besoin, qu' unsentiment, dans le choix et l' arrangement de leursdemeures : jouir de l' oeil, de la vue d' un belhorizon ; ou, si la situation et la pauvreté deleur maison s' y refusent, avoir au moins un arbre,des oiseaux, un

mouton, des colombes, dans un coin de terre autourde leur masure. Aussi, partout où il y a un siteélevé, sublime, gracieux dans le paysage, unemosquée, un santon, une cabane turque, s' y placent.Il n' y a pas un site du Bosphore, un mamelon, ungolfe riant de la côte d' Asie et d' Europe, oùun pacha ou un vizir n' ait bâti une villa etun jardin. S' asseoir à l' ombre, en face d' unmagnifique horizon, avec de belles branches defeuillage sur la tête, une fontaine auprès, lacampagne ou la mer sous les yeux, et là passer

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les heures et les jours à s' ennuyer de contemplationvague et inarticulée, voilà la vie du musulman :elle explique le choix et l' arrangement de sesdemeures ; elle explique aussi pourquoi ce peuplereste inactif et silencieux, jusqu' à ce que despassions le soulèvent et lui rendent son énergienative, qu' il laisse dormir en lui, mais qu' il neperd jamais. Il n' est pas loquace comme l' arabe ;il fait peu de cas des plaisirs de l' amour-propreet de la société ; ceux de la nature luisuffisent : il rêve, il médite et il prie. C' estun peuple de philosophes ; il tire tout de lanature, il rapporte tout à Dieu. Dieu estsans cesse dans sa pensée et dans sa bouche ; iln' y est pas comme une idée stérile, mais comme uneréalité palpable, évidente, pratique. Sa vertu estl' adoration perpétuelle de la volonté divine ; sondogme, la fatalité. Avec cette foi on conquiert lemonde et on le perd avec la même facilité, avecle même calme.Nous sortons par la porte qui donne sur le port,et j' entre dans le beau kiosque, sur le quai, oùle sultan vient s' asseoir quand ses flottes partentou rentrent d' une expédition, et saluent leurmaître.

22 juin.Deux de mes amis me quittent, et partent pourl' Europe ; je reste seul à Buyukdéré avec mafemme et M De Capmas.25 juin.Passé deux jours à Belgrade, village au milieu dela forêt de ce nom, à quatre lieues deConstantinople : forêt immense de chênes, quicouvre des collines situées entre le Bosphoreet la mer de Marmara, à égale distance des deux,et qui se prolonge presque sans interruptionjusqu' aux Balkans. Site aussi sauvage et aussi

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gracieux qu' aucune des forêts d' Angleterre, avecun beau village grec, construit dans un largevallon au milieu de la forêt ; des prairiesarcadiennes ; une rivière qui coule sous lestroncs des chênes ; magnifiques lacs artificielsformés dans le bassin des collines élevées, pourretenir les eaux et alimenter les fontaines deConstantinople.Hospitalité reçue là chez Monsieur et MadameAléon, banquiers français établis de père enfils à Constantinople, qui possèdent unedélicieuse villa à Buyukdéré et une maison

de chasse dans le village de Belgrade ; famillecharmante, où l' élégance des moeurs, l' élévationdes sentiments, la culture de l' esprit, sontassociés à la grâce et à la simplicité affectueusede l' orient. Je trouve à Constantinople une autresociété tout à fait française dans M Salzani, frèrede mon banquier à Smyrne, homme de bien, hommede coeur et d' esprit, qui nous traite en compatrioteset en amis. En général, la société franque deConstantinople, composée des officiers desambassades, des consulats, des familles desdrogmans et des négociants des diverses nationseuropéennes, est très au-dessus de sa réputation.Constituée en petite ville, elle a les défauts despetites villes, le commérage et les jalousiestracassières ; mais il y a de la probité, del' instruction, de l' élégance, une hospitalitégracieuse et cordiale pour les étrangers. Ony est au courant de l' Europe, comme à Vienneou à Paris ; on y participe fortement aumouvement de vie qui remue l' occident. Il y ades hommes de mérite, et des femmes de grâceet de hautes vertus. J' ai vu tel salon de Péra,de Thérapia et de Buyukdéré, où l' on se seraitcru dans un des salons les plus distingués de

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nos grandes villes d' Europe, si l' on n' avaitjeté les yeux sur le Bosphore, ou sur laCorne-D' Or qui étincelait, au pied des jardins,entre les feuilles des arbres.29 juin 1833.Courses aux eaux douces d' Europe. Au fond duport de Constantinople, les collines d' Eyoub etcelles qui portent

Péra et Galata se rapprochent insensiblement, etne laissent qu' un bras de mer étroit entre leursrives ; à gauche, s' étend le faubourg d' Eyoubavec sa mosquée, où les sultans, à leuravénement au trône, vont ceindre le sabre deMahomet ; sacre de sang, consécration de laforce, religion du despotisme musulman. Cettemosquée pyramide gracieusement au-dessus des maisonspeintes du faubourg, et la cime de ses minaretsva se confondre à l' horizon avec les hautesmurailles grecques ruinées de Constantinople. Aubord du canal, un beau palais des sultaness' étend le long des flots. Les fenêtres sont auniveau de l' eau ; les cimes larges et touffues desarbres du jardin dominent le toit et seréfléchissent dans la mer. Au delà, la mern' est plus qu' un fleuve qui passe entre deuxpelouses. Des collines, des jardins et des boiscouvrent ces belles croupes. Quelques pasteursbulgares y jouent de la musette, assis sur lesrochers, en gardant des troupeaux de chevaux et dechèvres. Enfin, le fleuve n' est plus qu' un ruisseaudont les rames des caïques touchent les deux bords,et où les racines d' ormes superbes, croissant surles bords, embarrassent la navigation. Une vasteprairie, ombragée de groupes de platanes, s' étendà droite ; à gauche, montent les croupes boiséeset verdoyantes ; au fond, le regard se perd entreles colonnades vertes et irrégulières des arbres

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qui ombragent le ruisseau et serpentent avec lui.Ainsi finit le beau port de Constantinople, ainsifinit la vaste, belle et orageuse Méditerranée.Vous échouez dans une anse ombragée, au fond d' ungolfe de verdure, sur un banc de gazon et defleurs, loin du bruit et du mouvement de la meret de la ville. Oh ! Qu' une vie d' homme quifinirait ainsi finirait bien ! Dieu donne unetelle fin à la vie de mes amis, qui s' agitent etbrillent aujourd' hui

dans la mêlée humaine ! Du silence après le bruit,de l' obscurité douce après le grand jour, du reposaprès l' agitation. Un nid d' ombre et de solitudepour réfléchir à la vie passée, et mourir en paixet en amitié avec la nature et les hommes. Pourmoi-même, je ne fais plus de voeu, je ne demandemême pas cela : ma solitude ne sera ni si belleni si douce.Descendu du caïque, je suis les bords du ruisseaujusqu' à un kiosque que je vois blanchir entre lesarbres. à chaque tronc j' aperçois un groupe defemmes turques et arméniennes qui, entourées debeaux enfants jouant sur la pelouse, prennent leurrepas à l' ombre. Des chevaux de selle superbementenharnachés, et des arabas, voitures de Constantinople,attelés de boeufs, sont épars sur la prairie.Le kiosque est précédé et entouré d' un canal etde pièces d' eau, où nagent des cygnes. Les jardinssont petits, mais la prairie entière est unjardin. Là venait souvent, jadis, le sultan actuelpasser les saisons de chaleur. Il aimait cedélicieux séjour, parce que ce séjour plaisaità une odalisque favorite. L' amour avait trouvéplace dans ce coeur après les massacres del' atméidan ; et, au milieu des sensualités duharem, la belle odalisque mourut ici. Depuis cetemps, Mahmoud a abandonné ce beau lieu. Le

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tombeau de l' odalisque est souvent, dit-on, visitépar lui, et consacre seul les jardins de ce palaisabandonné. Journée passée au fond de la vallée, àl' ombre des arbres. Vers écrits à V.

3 juillet.Je me suis embarqué ce matin pour Constantinople.J' ai remonté le Bosphore ; je suis entré dans lamer de Marmara ; et, après avoir suivi environdeux heures les murs extérieurs qui séparentStamboul de cette mer, je suis descendu au pieddu château des Sept-Tours. Nous n' avions niteskéré ni guide. Les soldats turcs, après beaucoupde difficultés, nous ont laissé entrer dans lapremière cour de ce château de sang, ou les sultansdétrônés étaient traînés par la populace, et allaientattendre la mort, qui ne tarde jamais quand lepeuple est à la fois juge et bourreau. Six ousept têtes d' empereurs décapités ont roulé surles marches de cet escalier. Des milliers de têtesplus vulgaires ont couvert les créneaux de cettetour. Le gardien refuse de nous laisser entrerplus avant. Pendant qu' il va demander des ordresau commandant du château, s' entr' ouvre la ported' une salle basse et voûtée dans la tour orientale.Je fais quelques pas, j' entends un rugissement quifait vibrer la voûte, et je me trouve face à faceavec un superbe lion enchaîné. Le lion s' élancesur un beau lévrier qui me suivait. Le lévriers' échappe, et se réfugie entre mes jambes. Lelion se dressait sur ses pattes de derrière ; maissa chaîne le retenait contre la muraille. Jesortis, et fermai la porte. Le gardien vint medire qu' il risquerait sa tête s' il m' introduisaitplus avant. Je me retirai, et je sortis de l' enceintede la ville par une porte des anciens murs quidescend dans la campagne.

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Les murs de Constantinople prennent naissance auchâteau des Sept-Tours, sur la mer de Marmara,et s' étendent jusqu' aux sommités des collines quicouvrent le faubourg d' Eyoub, vers l' extrémité duport, aux eaux douces d' Europe, -enceignant ainsitoute la ville ancienne des empereurs grecs, et laville de Stamboul des empereurs turcs, par le seulcôté du triangle qui ne soit pas protégé par lamer. De ce côté, rien ne défendrait Constantinopleque les pentes insensibles de ses collines, quivont mourir dans une belle plaine cultivée. Là, onconstruisit ce triple rang de murs où tant d' assautséchouèrent, et derrière lesquels le misérableempire grec se crut si longtemps impérissable.Ces murs admirables existent toujours ; et cesont, après le parthénon et Balbek, les plusmajestueuses ruines qui attestent la place d' unempire. J' en ai suivi le pied du côté extérieur, cematin. Ce sont des terrasses de pierre, de cinquanteà soixante pieds d' élévation, et quelquefoisde quinze à vingt pieds de large, revêtues depierres de taille d' une belle couleurgris blanc, souvent même entièrement blanches, etcomme sortant du ciseau de l' ouvrier. On en estséparé par d' anciens fossés, comblés de débriset de terre végétale luxuriante, où les arbreset les plantes pariétaires ont pris racine depuisdes siècles, et forment un impénétrable glacis.C' est une forêt vierge de trente ou quarantepas de large, remplie de nids d' oiseaux et peupléede reptiles. Quelquefois cette forêt cache entièrementles flancs des murs et des tours carrées dont elle estflanquée, ou n' en laisse apercevoir que les créneauxélevés. Souvent la muraille reparaît dans toute sahauteur, et réverbère, avec un éclat doré, lesrayons du soleil. Elle est échancrée du hautpar des brèches de toutes les formes, d' où laverdure descend

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comme dans des ravines de montagnes, et vient seconfondre avec celle des fossés. Presque partoutson sommet est couronné de végétation qui déborde,et forme un bourrelet de plantes, des chapiteauxet des volutes de lianes et de lierres. çà et là, dusein des tours comblées par les pierres et lapoussière, s' élance un platane ou un cyprès quientrelace ses racines à travers les fentes de cepiédestal. Le poids des branches et des feuilles,et les coups de vent dont ces arbres aériens sontsans cesse battus, font incliner leurs troncsvers le midi, et ils pendent comme des arbresdéracinés avec leurs vastes branchages chargésde nids d' une multitude d' oiseaux. Tous les troisou quatre cents pas, on rencontre une des toursaccouplées, d' une magnifique construction, avecles énormes voûtes d' une porte ou d' un arcantique entre ces tours. La plupart de ces portessont murées aujourd' hui, et la végétation, qui atout envahi, murs, portes, créneaux, tourelles, formedans ces endroits ses plus bizarres et ses plusbeaux accouplements avec les ruines et les oeuvresde l' homme. Il y a des pans de lierre qui descendentdu sommet des tours, comme des plis d' immensesmanteaux ; il y a des lianes formant des ponts deverdure de cinquante pieds d' arche d' un brècheà l' autre ; il y a des parterres de giroflées, seméssur des murs perpendiculaires, que le vent balancesans cesse comme des vagues de fleurs ; des milliersd' arbustes forment des créneaux dentelés defeuillages et de couleurs divers. Il sort de toutcela des nuées d' oiseaux, quand on jette une pierrecontre les flancs des murs tapissés, ou dans lesabîmes des fourrés qu' on a à ses pieds. Nousvîmes surtout un grand nombre d' aigles quihabitent les tours, et qui planent tout le jourau soleil, au-dessus des aires où ils nourrissent

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leurs petits, etc.

Juillet.Même vie solitaire à Buyukdéré. Le soir, sur la merou dans la vallée des Roses. Visites de M Truquitoutes les semaines. Les bons coeurs ont seulsen eux une vertu qui console. Dieu leur a donnél' unique dictame qu' il y ait pour les blessuresincurables du coeur, la sympathie.Hier, le comte Orloff, commandant de la flotte etde l' armée russes, et ambassadeur extraordinaire del' empereur de Russie auprès de la porte, acélébré son succès et son départ par une fêtemilitaire donnée au sultan sur le Bosphore. Lesjardins de l' ambassade de Russie à Buyukdérécouvrent les flancs boisés d' une montagne qui fermele golfe et dont la mer baigne le pied. On a, desterrasses des palais, la vue du Bosphore dans sondouble cours vers Constantinople et vers la merNoire. Tout le jour, le canon de la flotte russe,mouillée au pied des jardins devant nos fenêtres,a retenti de minute en minute, et ses mâtspavoisés se sont confondus avec la verdure desgrands arbres des deux rives. La mer a été couvertedès le matin de petits navires et de caïques apportantde Constantinople quinze ou vingt mille spectateursqui se sont répandus dans les kiosques, dans lesprairies, sur les rochers des environs. Un grandnombre est resté dans les caïques, qui, remplis defemmes juives, turques, arméniennes, vêtues decouleurs éclatantes, flottent, comme des bouquetsde fleurs, çà et là sur la mer. Le camp des russessur les flancs de la montagne

du géant, à une demi-lieue de la flotte, se détache,avec ses tentes blanches et bleues, de la sombre

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verdure et des pentes brûlées de la montagne. Lesoir, les jardins de l' ambassade russe étaientilluminés par des milliers de lampions suspendusà toutes les branches de ses forêts. Les vaisseaux,illuminés aussi sur tous les mâts, sur toutesles vergues, sur tous les cordages, ressemblaientà des navires de feu dont l' incendie fait partirles batteries. Leurs flancs vomissaient destorrents d' éclairs, et le camp des troupes dedébarquement, éclairé par de grands feux sur lescaps et sur les mamelons des montagnes d' Asie, seréfléchissait en traînées lumineuses dans lamer, et jetait les lueurs d' un incendie danstout l' immense lit du Bosphore. Le grand seigneurarrivait, au milieu de cette nuit étincelante, surun bâtiment à vapeur qui venait se ranger sousles terrasses du palais de Russie, pour jouirdu spectacle qui lui était offert. On le voyaitsur le pont du bâtiment, entouré de son viziret de ses pachas favoris. Il est resté à bord,et a envoyé le grand vizir assister au souperdu comte Orloff. Des tables immenses dressées sousles longues avenues des platanes, et d' autres tablescachées dans tous les bosquets des jardins,étaient couvertes d' or et d' argent qui répercutaitles clartés des arbres illuminés. à l' heure la plussombre de la nuit, un peu avant le lever de la lune,un feu d' artifice, porté sur les flots dans desradeaux, au milieu du Bosphore, à égale distancedes trois rivages, s' est élancé dans les airs, acouru sur les flots, et répandu une clarté sanglantesur les montagnes, sur la flotte, et sur cettefoule innombrable de spectateurs dont les caïquescouvraient la mer. Jamais plus beau spectaclene peut frapper un regard d' homme : on eût ditque la voûte des nuits se déchirait, et laissaitvoir un coin

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d' un monde enchanté, avec des éléments, desmontagnes, des mers et des cieux, d' une forme etd' une couleur inconnues, et des milliers d' ombresvaporeuses et fugitives flottant sur des flotsde lumière et de feu. Puis tout est rentrédans le silence et dans la nuit. Les lampions,éteints comme au souffle du vent, ont disparude toutes les vergues, de tous les sabords desvaisseaux ; et la lune, sortant d' un vallonélevé entre les crêtes de deux montagnes, estvenue répandre sa lumière plus douce sur la mer,et détacher, sur un fond de perles, les énormesmasses noires et les spectres disséqués des mâts,des vergues et des haubans des navires. Le sultanest reparti sur son léger brick à vapeur, dont lacolonne de fumée traînait sur la mer, et s' estévanoui en silence, comme une ombre qui seraitvenue assister à la ruine d' un empire.Ce n' était pas Sardanapale éclairant des lueursde son bûcher les débris de son trône écroulé.C' était le meurtre d' un empire chancelant, obligéde demander à ses ennemis appui et protectioncontre un esclave révolté, et assistant à leurgloire et à sa propre humiliation. Que pouvaientpenser les vieux osmanlis qui voyaient les lueursdu camp des barbares chrétiens et les étoiles deleurs feux de joie éclater sur les montagnessacrées de l' Asie, retomber sur le dôme desmosquées, et aller se réverbérer jusque sur lesmurailles des vieux sérails ? Que pensaitMahmoud lui-même, sous le sourire affecté de seslèvres ? Quel serpent lui dévorait le coeur ? -ah !Il y avait là-dedans quelque chose de profondémenttriste, quelque chose qui brisait le coeur pour lui,et qui aurait dû suffire, selon moi, pour lui rendrel' héroïsme par le remords.

Juillet.

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J' ai dîné aujourd' hui chez le baron de Sturmeravec le prince royal de Bavière, qui revient deGrèce et s' arrête quelques jours à Constantinople.Ce jeune prince, avide d' instruction, et ayantle bon esprit d' oublier en apparence le trône quil' attend, recherche l' entretien des hommes quin' ont pas intérêt à le flatter, et se forme en lesécoutant. Il cause à merveille lui-même." le roi mon frère, m' a-t-il dit, hésite encoresur le choix de sa capitale. Je désire avoirvotre avis. -la capitale de la Grèce, lui ai-jerépondu, est donnée par la nature même de l' événementqui a reconstitué la Grèce. La Grèce est unerésurrection. Quand on ressuscite, il faut renaîtreavec sa forme et son nom, avec son individualitécomplète. Athènes avec ses ruines et sessouvenirs est le signe de reconnaissance de laGrèce. Il faut qu' elle renaisse à Athènes, ouelle ne sera plus que ce qu' elle estaujourd' hui, -une pauvre peuplade disséminée surles rochers du Péloponèse et des îles. "

juillet.Départ de la flotte et de l' armée russes. Ilssavent maintenant le chemin ; ils ont accoutuméles yeux des turcs à les voir. Le Bosphore restedésert et inanimé.Mes chevaux arabes arrivent par l' Asie Mineure.Tedmor, le plus beau et le plus animé de tous, apéri à Magnésie, presque au terme de la route.Les saïs l' ont pleuré, et pleurent encore en meracontant sa fin. Il avait fait l' admiration detoutes les villes de la Caramanie où il avaitpassé. Les autres sont si maigres et si fatigués,qu' il leur faudrait un mois de repos pour être enétat de faire le voyage de la Turquie d' Europeet de l' Allemagne. Je vends les deux plus beauxà M De Boutenieff pour les haras de l' empereur

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de Russie, et les trois autres à différentespersonnes de Constantinople. Je regretteraitoujours Tedmor et Saïde.Je viens de faire un marché avec des turcs deStamboul et du faubourg d' Eyoub, possesseursde ces voitures qui portent les femmes dans lesrues de Constantinople ; ils me louent cinqarabas, attelés chacun de quatre chevaux, pourconduire, en vingt-cinq jours de marche, à Belgrade,ma femme et moi, M De Capmas, mes domestiqueset nos bagages. Je loue deux tartares pourdiriger la caravane ; des moukres, conducteurs demulets, pour porter les lits, la cuisine, lescaisses de livres, etc. ; et enfin six chevaux de

selle pour nous, si les chemins ne permettent pasde se servir des arabas. -le prix de tous ceschevaux et voitures est d' environ quatre millefrancs. Un excellent interprète à cheval nousaccompagne. Le départ est fixé au 23 juillet.Juillet.Parti cette nuit à deux heures de Constantinople ;les chevaux et les équipages nous attendaient dansle faubourg d' Eyoub, sur une petite place non loind' une fontaine ombragée de platanes. Un café turcest auprès. La foule s' assemble pour nous voirpartir ; mais nous n' éprouvons ni insulte ni perted' aucun objet. La probité est la vertu des rues,en Turquie ; elle est moins commune aux palais.Les turcs qui sont assis sous les arbres devantle café, les enfants qui passent, nous aident àcharger nos arabas et nos chevaux, ramassent etnous rapportent eux-mêmes les objets qui tombentou que nous oublions.Nous nous mettons en marche au soleil levé, tousà cheval, et gravissant les longues rues solitaireset montueuses qui vont du faubourg d' Eyoub auxmurailles grecques de Stamboul. Nous sortons des

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murs sur un coteau nu et désert dominé par unesuperbe caserne. Deux bataillons du nysam Djédid,troupes régulières, font l' exercice devant lacaserne.

M Truqui et les jeunes grecs de son consulat ontvoulu nous accompagner. Nous nous séparons là. Nousembrassons cet excellent homme, qui a été pour nousune providence dans ces jours d' isolement. Dans ledésespoir, une amitié de deux mois est pour nous uneamitié de longues années. Que Dieu récompense etconsole les dernières années de cet homme deconsolation ! Qui sait si nous nous reverronsici-bas ? Nous partons pour une longue et chanceusepérégrination. Il reste triste et malade, loin desa femme et de sa patrie. Il veut en vain nouscacher ses larmes, et les nôtres mouillent samain tremblante.Nous faisons halte à trois lieues de Constantinoplepour laisser passer la chaleur du jour. Nous avonstraversé un pays onduleux de coteaux qui dominentla mer de Marmara. Peu de maisons, disséminées dansles champs ; point de villages. Nous nous remettonsen route à quatre heures ; et, suivant toujours lescollines basses, larges et nues, nous arrivons àune petite ville où nos tartares, qui nous devancent,nous ont fait préparer une maison. Cette maisonappartient à une famille grecque, famille charmante :trois femmes gracieuses ; enfants d' une beautéadmirable. Ils étendent des tapis et des coussins surle plancher de bois de sapin pour la nuit. Moncuisinier trouve à se procurer du riz, des pouleset des légumes en abondance. -notre caravane estsur pied à trois heures du matin. Un de mes tartaresmarche pendant quelques heures à la tête de latroupe. Après le repos du milieu du jour, que nousprenons au bord d' une fontaine ou sous quelquemasure de caravansérai, il prend mes ordres, et

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va au galop dans la ville ou dans le village oùnous devons coucher. Il porte mes lettres du

grand vizir au pacha, à l' aga, à l' ayam ou seigneurdu village. Ceux-ci choisissent la meilleure maisongrecque, arménienne ou juive du pays, avertissent lepropriétaire de la préparer pour des étrangers. Ils yfont porter des fourrages pour les trente-deux chevauxdont se compose notre suite, et souvent un souperpour nous. L' ayam, accompagné des principauxhabitants et de quelques cavaliers, s' il y a destroupes dans la ville, vient au-devant de nous àune certaine distance sur la route, et nousaccompagne à notre logement. Ils descendent de chevalavec nous, nous introduisent, font apporter lapipe et le café, et, après quelques instants, seretirent chez eux, où je vais bientôt après leurrendre visite.De Constantinople à Andrinople, rien deremarquable, rien de pittoresque, que l' immenseétendue des plaines sans habitations et sansarbres, traversées de loin en loin par un fleuveencaissé et à demi tari qui passe sous des archesde pont ruiné. Le soir, on trouve à peine un mauvaisvillage au fond d' un vallon entouré de vergers. Leshabitants sont tous grecs, arméniens ou bulgares.Les kans de ces villages sont des masures presquesans toits, où l' on entasse les hommes et leschevaux. La route continue ainsi pendant cinqjours. Nous ne rencontrons personne ; cela ressembleau désert de Syrie. Une fois seulement nousnous trouvons au milieu de trente ou quarantepaysans bulgares, vêtus comme des européens, coiffésd' un bonnet de poil de mouton noir. Ils marchentvers Constantinople aux sons de deux cornemuses.Ils poussent de grands cris en nous voyant, ets' élancent vers nous en nous demandant quelquespiastres. Ce sont les savoyards de la turquie

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d' Europe. Ils vont garder

les chevaux du grand seigneur et des pachas dansles prairies des eaux douces d' Asie et deBuyukdéré. Ils sont les jardiniers de Stamboul.Le sixième jour au matin, nous apercevons Andrinopleà l' issue de ces plaines, dans un beau bassin, entredes montagnes. La ville paraît immense, et sa bellemosquée la domine. C' est le plus beau monumentreligieux de la Turquie après Sainte-Sophie,construit par Bajazet dans le temps où lacapitale de l' empire était Andrinople. Les champs,deux lieues avant la ville, sont cultivés en blé,en vignes, en arbres fruitiers de toute espèce.L' aspect du pays rappelle les environs de Dijonou de Lyon. De nombreux ruisseaux serpentent dansla plaine. Nous entrons dans un long faubourg ;nous traversons la ville au milieu d' une foulede turcs, de femmes et d' enfants qui se pressentpour nous voir, mais qui, loin de nous importuner,nous donnent toutes sortes de marques de politesseet de respect. Les personnes qui sont venuesau-devant de nous nous conduisent à la porte d' unebelle maison appartenant à M Vernazza, consulde Sardaigne à Andrinople.Deux jours passés à Andrinople, dans la délicieusemaison de ce consul. Sa famille est à quelques lieuesde là, aux bords de la rivière Maritza(l' hèbre des anciens) ; vue ravissante d' Andrinople,le soir, du haut de la terrasse de M Vernazza.La ville, grande à peu près comme Lyon, estarrosée par trois fleuves : l' hèbre, l' Arda etle Tundicha ; elle est enveloppée de toutesparts par les bois et les eaux ; les belles chaînesde montagnes encadrent ce bassin fertile.-visite à la mosquée, édifice semblable à toutesles mosquées,

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mais plus élevé et plus vaste. Nos arts n' ont rienproduit de plus hardi, de plus original et de plusd' effet que ce monument et son minaret, colonnepercée à jour, de plus de cent pieds de tronc.Reparti d' Andrinople pour Philippopoli ; laroute traverse des défilés et des bassins boisés etriants, quoique déserts, entre les hautes chaînesdes montagnes du Rhodope et de l' Hémus. Troisjours de marche. Beaux villages. Le soir, àtrois lieues de Philippopoli, j' aperçois dans laplaine une nuée de cavaliers turcs, arméniens etgrecs, qui accourent sur nous au galop. Un beaujeune homme, monté sur un cheval superbe, arrivele premier, et touche mon habit du doigt ; il serange ensuite à côté de moi ; il parle italien,et m' explique qu' ayant été le premier qui m' aittouché, je dois accepter sa maison, quelles quesoient les instances des autres cavaliers pourme conduire ailleurs. Le kiaia du gouverneur dePhilippopoli arrive ensuite, me complimente aunom de son maître, et me dit que le gouverneurm' a fait préparer une maison vaste et commode etun souper, et qu' il veut me retenir quelques joursdans la ville ; mais je persiste à accepter la maisondu jeune grec, M Mauridès.Nous entrons dans Philippopoli au nombre de soixanteou quatre-vingts cavaliers ; la foule est auxfenêtres et dans les rues pour voir ce cortége ;nous sommes reçus par la soeur et les tantes deM Mauridès : -maison vaste et élégante ;-beau divan percé de vingt-quatre fenêtres etmeublé à l' européenne, où le gouverneur et lechef des différentes nations de la ville viennentnous complimenter et prendre le café. Trois jourspassés à Philippopoli, à jouir de l' admirable

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hospitalité de M Mauridès, à parcourir lesenvirons, et à recevoir et rendre les visites desturcs, des grecs et des arméniens.Philippopoli est une ville de trente mille âmes,à quatre journées d' Andrinople, à huit journéesde Sophia, située au bord d' un fleuve, sur unmonticule de rochers isolés au milieu d' une largeet fertile vallée ; c' est un des plus beaux sitesnaturels de ville que l' on puisse se représenter ;la montagne forme une corne à deux sommets, tousles deux également couronnés de maisons et dejardins, et les rues descendent en serpentantcirculairement, pour en adoucir les pentes,jusqu' aux rives du fleuve, qui circule lui-mêmeau pied de la ville, et l' enveloppe d' un fosséd' eau courante : l' aspect des ponts, des jardins,des maisons, des grands arbres qui s' élèvent desrives du fleuve, de la plaine boisée qui séparele fleuve des montagnes de la Macédoine, de cesmontagnes elles-mêmes, dont les flancs sont coupésde torrents dont on voit blanchir l' écume, et semésde villages ou de grands monastères grecs, faitdu jardin de M Mauridès un des plus admirablespoints de vue du monde ; la ville est peupléepar moitié de grecs, d' arméniens et de turcs. Lesgrecs sont en général instruits et commerçants ;les principaux d' entre eux font élever leurs enfantsen Hongrie ; l' oppression des turcs ne leur sembleque plus pesante ensuite ; ils soupirent aprèsl' indépendance de leurs frères de la Morée. J' aiconnu là trois jeunes grecs charmants, et dignes,par leurs sentiments et leur énergie d' esprit,d' un autre sort et d' une autre patrie.Quitté Philippopoli, et arrivé en deux jours à unejolie

ville dans une plaine cultivée, appeléeTatar-Bazargik ; elle appartient, ainsi que

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la province environnante, à une de ces grandesfamilles féodales turques, dont il existait cinqou six races en Asie et en Europe, respectéespar les sultans. Le jeune prince qui possède etgouverne Tatar-Bazargik est le fils del' ancien vizir Husseim-Pacha. Il nous reçoitavec une hospitalité chevaleresque, nous donneune maison construite à neuf au bord d' une rivièrequi entoure la ville, maison vaste, élégante, commode,appartenant à un riche arménien : à peine ysommes-nous installés, que nous voyons arriverquinze ou vingt esclaves, portant chacun unplateau d' étain sur la tête ; ils déposent ànos pieds sur le plancher une multitude depilaus, de pâtisseries, de plats de gibier et desucreries de toute espèce, des cuisines duprince ; on m' amène deux beaux chevaux en présent,que je refuse ; des veaux et des moutons pournourrir ma suite.Le lendemain, nous commençons à voir les balkansdevant nous : ces belles montagnes, boisées etentrecoupées de grands villages et de richescultures, sont peuplées par les bulgares. Noussuivons tout le jour les bords d' un torrent quiforme des marais dans la plaine ; arrivés au pieddu Balkan, je trouve tous les principaux habitantsdu village bulgare d' Yenikeui qui nousattendent, prennent les rênes de nos chevaux,se placent à droite et à gauche de nos voitures,les soutiennent de la main et des épaules, lessoulèvent quelquefois pour empêcher la roue decouler dans les précipices, et nous conduisentainsi dans le misérable village où mes tartaresnous ont devancés ; les maisons, éparses sur lesflancs ou les croupes de deux collines séparées par

un profond ravin, sont entourées de jolis vergerset de prairies ; toutes les montagnes sont cultivées

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à leur base, et couvertes de belles forêts surleurs croupes ; les cimes sont de rochers. Cesmaisonnettes bulgares sont bâties en claie, etcouvertes de branches d' arbres avec leurs feuilles ;nous en occupons sept à huit, et nos moukres,tartares et cavaliers, bivaquent dans les vergers ;chaque maison n' a qu' une chambre, et la terre nuesert de plancher. Je prends la fièvre et uneinflammation de sang, suite de chagrin et defatigue ; je passe vingt jours couché sur unenatte dans cette misérable chaumière sans fenêtre,entre la vie et la mort. Admirable dévouement de mafemme, qui passe quinze jours et quinze nuits sansfermer les yeux, à côté de mon lit de paille ; elleenvoie dans les marais de la plaine chercher dessangsues ; les bulgares finissent par en découvrir ;soixante sangsues sur la poitrine et sur les tempesdiminuent le danger. Je sens mon état ; je pensenuit et jour à ma femme abandonnée, si je venaisà mourir à quatre cents lieues de toute consolation,dans les montagnes de la Macédoine : heuresaffreuses ! Je fais appeler M De Capmas et luidonne mes dernières instructions en cas de mamort ; je le prie de me faire ensevelir sous unarbre que j' ai vu en arrivant au bord de la route,avec un seul mot écrit sur la pierre, ce motau-dessus de toutes les consolations : -Dieu. -le sixième jour de la fièvre, le péril déjà passé,nous entendons un bruit de chevaux et d' armes dansla cour ; plusieurs cavaliers descendent de cheval ;c' est le jeune et aimable grec de Philippopoli,M Mauridès, avec un jeune médecin macédonien, etplusieurs serviteurs déchargeant des chevaux chargésde provisions, de meubles, de médicaments. Untartare, qui traversait le Balkan pour aller àAndrinople,

s' était arrêté au camp de Philippopoli, et avait

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répandu le bruit qu' un voyageur franc était tombémalade et se mourait à Yenikeui ; ce bruit parvientà M Mauridès à dix heures du soir ; il présume quece franc c' est son hôte ; il envoie chercher son amile médecin, rassemble ses domestiques, fait chargersur ses chevaux tout ce que sa prévoyance charitablelui fait juger nécessaire à un malade, part aumilieu de la nuit, marche sans s' arrêter, et vient,à deux journées de route, apporter des secours,des remèdes et des consolations à un inconnu qu' ilne reverra jamais. Voilà de ces traits quirafraîchissent l' âme, et montrent la généreuse naturede l' homme dans tous les lieux et dans tous lesclimats. M Mauridès me trouva presque convalescent ;ses affaires le rappelaient à Philippopoli ; ilrepart le même jour, et me laisse le jeune médecinmacédonien : c' était un homme de talent etd' instruction ; il avait fait ses études médicalesà Semlin, en Hongrie, et parlait latin. Sontalent nous fut inutile ; la tendresse, la présenced' esprit et l' énergie de résolution de ma femmeavaient suppléé à tout ; mais sa société nous futdouce pendant les vingt mortelles journées deséjour à Yenikeui, nécessaires pour que lamaladie se dissipât, et que je reprisse des forcespour remonter à cheval.Le prince de Tatar-Bazargik, informé dès le premiermoment de ma maladie, ne me donna pas des marquesmoins touchantes d' intérêt et d' hospitalité. Ilm' envoya chaque jour des moutons, des veaux pourmes gens ; et, pendant tout le temps de mon séjourà Yenikeui, cinq ou six cavaliers de sa garderestèrent constamment dans ma cour avec leurschevaux tout bridés, et prêts à exécuter

mes moindres désirs. Pendant les derniers jours dema convalescence, ils m' accompagnèrent dans descourses à cheval dans la magnifique vallée et sur

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les montagnes des environs d' Yenikeui ; le princeme fit offrir jusqu' à des esclaves ; un détachementde ses cavaliers m' accompagna au départ jusqu' auxlimites de son gouvernement. J' ai pu étudier là,dans l' intérieur même des familles, les moeurs desbulgares ; ce sont les moeurs de nos paysans suissesou savoyards : ces hommes sont simples, doux,laborieux, pleins de respect pour leurs prêtreset de zèle pour leur religion ; c' est la religiongrecque. Les prêtres sont de simples paysanslaboureurs, comme eux. Les bulgares forment unepopulation de plusieurs millions d' hommes quis' accroît sans cesse ; ils vivent dans de grandsvillages et de petites villes séparées des turcs :un turc ou deux, délégués par le pacha oul' ayam, parcourent toute l' année ces villagespour recueillir les impôts ; hors de là et dequelques corvées, ils vivent en paix et selon leurspropres moeurs. Leur costume est celui des paysansd' Allemagne ; les femmes et les filles ont uncostume à peu près semblable à celui des montagnesde Suisse ; elles sont jolies, vives, gracieuses.Les moeurs m' ont paru pures, quoique les femmescessent d' être voilées comme en Turquie, etfréquentent librement les hommes. J' ai vu desdanses champêtres parmi les bulgares comme dansnos villages de France ; ils méprisent ethaïssent les turcs ; ils sont complétement mûrspour l' indépendance, et formeront avec les serviens,leurs voisins, la base des états futurs de laTurquie d' Europe. Le pays qu' ils habitent seraitbientôt un jardin délicieux, si l' oppressionaveugle et stupide, non pas du gouvernement, mais de

l' administration turque, les laissait cultiver avecun peu plus de sécurité ; ils ont la passion de laterre.Je quittai Yenikeui et ses aimables et bons paysans

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avec regret : c' est un ravissant séjour d' été ; toutle village nous accompagna à une lieue dans leBalkan, et nous combla de voeux et debénédictions ; nous franchîmes le premierBalkan en un jour : ce sont des montagnes à peuprès semblables à celles d' Auvergne, accessibles etcultivables presque partout ; cinq cents ouvrierspendant une saison y feraient la plus belle routecarrossable. En trois jours j' arrivai à Sophia,grande ville dans une plaine intérieure, arroséed' une rivière ; un pacha turc y résidait ; ilenvoya son kiaia au-devant de moi, et me fit donnerla maison d' un négociant grec. J' y passai un jour ;le pacha m' envoya des veaux, des moutons, et nevoulut accepter aucun présent. La ville n' a rien deremarquable.En quatre petites journées de marche, tantôtdans des montagnes d' un abord facile, tantôt dansdes vallées et des plaines admirablement fertiles,mais dépeuplées, j' arrivai dans la plaine deNissa, dernière ville turque presque aux frontièresde la Servie ; je précédais à cheval, d' unedemi-heure, la caravane. Le soleil était brûlant ;à environ une lieue de la ville, je voyais unelarge tour blanche s' élever au milieu de la plaine,brillante comme du marbre de Paros ; le sentierm' y conduisait ; je m' en approchai, et, donnantmon cheval à tenir à un enfant turc qui m' accompagnait,je m' assis à l' ombre de la tour pour dormir unmoment : à peine étais-je assis, que, levant lesyeux sur le monument qui me prêtait son ombre,je vis que ses murs,

qui m' avaient paru bâtis de marbre ou de pierreblanche, étaient formés par des assises régulièresde crânes humains. Ces crânes et ces faces d' hommes,décharnés et blanchis par la pluie et le soleil,cimentés par un peu de sable et de chaux, formaient

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entièrement l' arc triomphal qui m' abritait ; ilpeut y en avoir quinze à vingt mille ; à quelques-unsles cheveux tenaient encore, et flottaient comme deslichens et des mousses au souffle du vent ; labrise des montagnes soufflait vive et fraîche, et,s' engouffrant dans les innombrables cavités destêtes, des faces et des crânes, leur faisaitrendre des sifflements plaintifs et lamentables.Je n' avais là personne pour m' expliquer cemonument barbare ; l' enfant qui tenait les deuxchevaux par la bride jouait avec les petitsmorceaux de crânes tombés en poussière au piedde la tour ; j' étais si accablé de fatigue, dechaleur et de sommeil, que je m' endormis latête appuyée contre ces murs de têtes coupées :en me réveillant, je me trouvai entouré de lacaravane et d' un grand nombre de cavaliers turcs,venus de Nissa pour nous escorter à notreentrée dans la ville ; ils me dirent que c' étaientles têtes des quinze mille serviens tués par lepacha dans la dernière révolte de la Servie.Cette plaine avait été le champ de mort de cesgénéreux insurgés, et ce monument était leursépulcre. Je saluai de l' oeil et du coeur lesrestes de ces hommes héroïques, dont les têtescoupées sont devenues la borne de l' indépendancede leur patrie.La Servie, où nous allions entrer, est maintenantlibre, et c' est un chant de liberté et de gloire quele vent des montagnes faisait rendre à la tour desserviens morts pour leur pays. Bientôt ilsposséderont Nissa même : qu' ils laissent

subsister ce monument ! Il apprendra à leurs enfantsce que vaut l' indépendance d' un peuple, en leurmontrant à quel prix leurs pères l' ont payée.Nissa ressemble à Sophia et n' a aucuncaractère. -nous y passons un jour. -après

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Nissa, on entre dans les belles montagnes etdans l' océan des forêts de la Servie. Cesforêts vierges s' étendent partout autant quel' horizon, laissant serpenter seulement une largeroute, récemment tracée par le prince Milosch,chef indépendant de la Servie. Pendant six joursnous nous enfonçons dans ces magnifiques etperpétuels ombrages, n' ayant d' autre spectacleque les colonnades sans fin des troncs énormeset élevés des hêtres, les vagues de feuillagesbalancées par les vents, les avenues de collineset de montagnes uniformément vêtues de leurs chênesséculaires.Seulement de distance en distance, environ toutes lescinq à six lieues, en descendant dans un vallon unpeu plus large et où serpente une rivière, degrands villages en bois avec quelques jolies maisonsblanches et neuves qui commencent à sortir desforêts : une petite église et un presbytères' étendent le long d' une jolie rivière, au milieude prairies et de champs de melons. Les habitants,assis sur des divans de bois devant leurs boutiques,travaillent à différents métiers ; leur physionomie,quoique douce et bienveillante, a quelque chosede septentrional, d' énergique, de fier, quirappelle tout de suite à l' oeil un peuple déjàlibre, digne de l' être tout à fait. Partout onnous accueille avec hospitalité et respect ; onnous prépare la maison la plus apparente duvillage ; le curé vient s' entretenir avec nous. On

commence à trouver dans les maisons quelquesmeubles d' Europe ; les femmes ne sont plusvoilées ; on trouve dans les prairies et dansles bois des bandes de jeunes hommes et de jeunesfilles allant ensemble aux travaux des champs,et chantant des airs nationaux qui rappellentle ranz des vaches. Ces jeunes filles sont vêtues

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d' une chemise, plissée à mille plis, qui couvreles épaules et le sein, et d' un jupon court delaine brune ou rouge ; leur fraîcheur, leur gaieté,la limpidité de leurs fronts et de leurs yeux,les font ressembler aux belles femmes de Berneou des montagnes de Lucerne.Là, nos fidèles compagnes de tous les konaks deTurquie nous abandonnent ; nous ne voyons plusles cigognes, dont les larges nids, semblablesà des berceaux de jonc, couronnent le sommet detous les dômes des mosquées dans la Turquied' Europe, et servent de toit aux minaretsécroulés. Tous les soirs, en arrivant dans lesvillages ou dans les kans déserts, nous lesvoyions deux à deux errer autour de notre tenteou de nos masures ; les petits, élevant leurslongs cous hors du nid comme une nichée de serpents,tendent le bec à la mère, qui, suspendue à demi surses larges ailes, leur partage la nourriture qu' ellerapporte des marais voisins ; et le père, planantimmobile à une grande hauteur au-dessus du nid,semble jouir de ce touchant spectacle. Ces beauxoiseaux ne sont nullement sauvages : ils sont lesgardiens du toit comme les chiens sont les gardiensdu foyer ; ils vivent en paix avec les nuées detourterelles qui blanchissent partout le dômedes kans et des mosquées, et n' effarouchentpas les hirondelles. Les turcs vivent en paixeux-mêmes avec toute la création animée etinanimée : arbres, oiseaux

ou chiens, ils respectent tout ce que Dieu afait ; ils étendent leur charité à ces pauvresespèces, abandonnées ou persécutées chez nous.Dans toutes les rues, il y a, de distance endistance, des vases pleins d' eau pour les chiensdu quartier, et ils font quelquefois en mourantdes fondations pieuses pour qu' on jette du grain

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aux tourterelles qu' ils nourrissent pendant leurvie.2 septembre 1833.Nous sommes sortis ce matin des éternelles forêtsde la Servie, qui descendent jusqu' aux bords duDanube. Le point où l' on commence à apercevoir ceroi des fleuves est un mamelon couvert de chênessuperbes ; après l' avoir franchi, on découvre à sespieds comme un vaste lac d' une eau bleue ettransparente, encaissé dans des bois et des roseaux,et semé d' îles vertes ; en avançant, on voit lefleuve s' étendre à droite et à gauche, en côtoyantd' abord les hautes falaises boisées de la Servie,et en se perdant, à droite, dans les plaines dela Hongrie. Les dernières pentes de forêts quiglissent vers le fleuve sont un des plus beauxsites de l' univers. Nous couchons au bord duDanube, dans un petit village servien.Le lendemain, nous quittons de nouveau le fleuve

pendant quatre heures de marche. Le pays, commetous les pays de frontières, devient aride, inculteet désert. Nous gravissons, vers midi, des coteauxstériles, d' où nous découvrons enfin Belgrade ànos pieds. Belgrade, tant de fois renversée parles bombes, est assise sur une rive élevée duDanube. Les toits de ses mosquées sont percés ;les murailles sont déchirées ; les faubourgs,abandonnés, sont jonchés de masures et de monceauxde ruines ; la ville, semblable à toutes les villesturques, descend en rues étroites et tortueusesvers le fleuve. Semlin, première ville de laHongrie, brille de l' autre côté du Danube avectoute la magnificence d' une ville d' Europe : lesclochers s' élèvent en face des minarets. Arrivésà Belgrade, pendant que nous nous reposons dansune petite auberge, la première que nous ayonstrouvée en Turquie, le prince Milosch m' envoie

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quelques-uns de ses principaux officiers pourm' inviter à aller passer quelques jours dans laforteresse où il réside, à quelques lieues deBelgrade ; je résiste à leurs instances, et jecommande les bateaux pour le passage du Danube.à quatre heures, nous descendons vers le fleuve.Au moment où nous allions nous embarquer, je voisun groupe de cavaliers, vêtus presque àl' européenne, accourir sur la plage : c' est lefrère du prince Milosch, chef des serviens, quivient de la part de son frère me renouveler sesinstances pour m' arrêter quelques jours chez lui.Je regrette vivement de ne pouvoir accepter unehospitalité aussi obligeamment offerte ; mais moncompagnon de voyage, M De Capmas, est gravementmalade depuis plusieurs jours ; on le soutient àpeine sur son cheval : il est urgent pour lui detrouver le repos et les ressources qu' offriraune ville européenne et les secours des médecinsd' un lazaret. Je cause une demi-heure

avec le prince, qui me paraît un homme aussi instruitqu' affable et bon ; je salue en lui et dans sanoble nation l' espoir prochain d' une civilisationindépendante, et je pose enfin le pied dans labarque, qui nous transporte à Semlin. -le trajetest d' une heure ; le fleuve, large et profond, a desvagues comme la mer. On longe ensuite les prairieset les vergers qui entourent Semlin.Le 3 au soir, entré au lazaret, où nous devons resterdix jours. Chacun de nous a une cellule et unepetite cour plantée d' arbres. Je congédie mestartares, mes moukres, mes drogmans, qui retournentà Constantinople : tous nous baisent la main avectristesse, et je ne puis quitter moi-même sansattendrissement et sans reconnaissance ces hommessimples et droits, ces fidèles et généreuxserviteurs qui m' ont guidé, servi, gardé, soigné

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comme des frères feraient pour un frère, et quim' ont prouvé, pendant les innombrables vicissitudesde dix-huit mois de voyages dans la terreétrangère, que toutes les religions avaient leurdivine morale, toutes les civilisations leurvertu, et tous les hommes le sentiment du juste,du bien et du beau, gravé en différents caractèresdans leur coeur par la main de Dieu.