Spinoza 0612

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    GENSE DE LTAT ET GENSE DE LA MONNAIE :

    LE MODLE DE LAPOTENTIA MULTITUDINIS*

    Frdric LORDON$, Andr ORLAN

    Juin 2006

    INTRODUCTION

    Quand, en dcembre 1789, ils mettent les premiers assignats, les rvolutionnaires

    nont pas dautre intention que den faire les titres reprsentatifs davances sur les ventes

    futures des biens du clerg qui viennent dtre confisqus. Pourtant, trs rapidement, les

    facilits, trop tentantes, de ces bons de caisse vont conduire une sur-mission totalement

    dconnecte des actifs censs en tre la contrepartie, et mme leur circulation, non plus

    comme titre financier, mais comme vritable monnaie, suppose permettre le paiement de

    nimporte quelle transaction. Emis par la bien nomme Caisse de lextraordinaire , ces

    assignats, forme dpoque de ce quon nommera plus tard la planche billets , viennent

    point pour soulager les tensions financires auxquelles se trouve en proie le gouvernement

    rvolutionnaire. Encore faut-il que les agents les acceptent pour en user dans leurs

    transactions courantes, cest--dire quils en reconnaissent le pouvoir libratoire et la bonne

    tenue montaire. Mais celle-ci est trop videmment menace par la sur-mission patente, et

    au fur et mesure que le volume des assignats en circulation enfle, ceux-ci sont exposs un

    rejet croissant. Or le degr de libert quils offrent aux finances publiques est vital et le

    gouvernement sacharne les maintenir comme instrument de paiement. La coercition

    parcourra tous les degrs, depuis le cours forc jusqu la menace de peine de mort pourquiconque refuserait un paiement en assignats ! Et pourtant rien ny fera : emports par un

    rejet quasi-unanime, les assignats enregistreront une dprciation de 97%, jusqu ce que le

    gouvernement lui-mme se dcide mettre fin lexprience.

    Nul doute que sil avait eu connaissance de cet pisode historique, Spinoza y aurait vu

    une illustration presque idale, mais dans lordre montaire, des forces dont il a montr le jeu

    * Paratre in Y. Citton et F. Lordon (ds.), Spinoza et les sciences sociales, ditions Amsterdam, 2007.$

    CNRS, Bureau dconomie thorique et applique, [email protected], site personnel :http://frederic.lordon.perso.cegetel.net/ CNRS, PSE, [email protected], site personnel : http://www.pse.ens.fr/orlean/

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    dans lordre politique. Quest ce que le rejet massif de lassignat sinon une forme montaire

    de la sdition, dont Spinoza examine sous quelles conditions elle peut, ailleurs, conduire

    dposer le souverain et transformer les institutions ? Entre le tyran et les sujets quil tente de

    maintenir sous son joug comme entre le despote conomique et les agents qui il veut toute

    force imposer une monnaie fondante, sinstaure le mme type de rapports de puissances et

    souvre le mme type de questions : de quel ct penchera la balance entre les efforts

    dassujettissement des uns et la rtivit des autres ? Faire ces rapprochements est dj assez

    pour indiquer lintuition directrice de notre travail : les instruments de pense que Spinoza

    fournit dans ses Traits, et tout particulirement dans le Trait politique, pour rendre compte

    de la gense, mais aussi de la possible ruine, des institutions de la Cit, sont, par un parallle

    frappant, trs susceptibles dtre mis au travail sur cette autre construction institutionnelle

    quest la monnaie des socits marchandes. Cest donc la mme grammaire de la puissance

    qui se dcline dans lordre politique comme dans lordre montaire.

    Pour apercevoir la fcondit de ce parallle, il faut toutefois disposer dune conception

    de la monnaie qui nest pas exactement celle de lconomie standard... Cette dernire ne veut

    y voir quun simple instrument, retenu ou rejet pour ses seules proprits fonctionnelles.

    Notre point de vue est tout autre. La monnaie nous semble un fait minemment institutionnel.

    Bien davantage, dans la monnaie se joue un certain rapport des individus la totalit sociale.

    Ici nat alors la possibilit dune rencontre inattendue, et pourtant bien relle, entre tout un

    courant dtudes montaires htrodoxes1 et le courant des tudes politiques spinozistes. Car

    dune part le Trait politique propose en fait une vue de lmergence et de la crise des

    institutions bien plus gnrale que le seul cas des institutions politiques de la Cit, gnralit

    qui soffre redploiement dans les ordres institutionnels les plus varis2 celui de la

    monnaie notamment. Et dautre part ce mme Trait politique propose avec lide de

    puissance de la multitude une certaine figure des rapports des parties et du tout dans le

    monde social, o le fait montaire comme fait communautaire trouve un clairageparticulirement intressant. Ainsi la thorie montaire, par ce croisement imprvu avec la

    philosophie de Spinoza, indique-t-elle sa manire la parfaite actualit analytique du

    1 Dont les textes de rfrences sont : Michel Aglietta et Andr Orlan (1982), La violence de la monnaie, PUF ;Michel Aglietta et Andr Orlan (ds.) (1998), La monnaie souveraine, Odile Jacob ; Michel Aglietta et AndrOrlan (2002), La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob ; Bruno Thret (d.) (2006), La monnaiedvoile par ses crises, Paris, ditions de lEHESS, paratre.2

    A propos de cet argument de la porte institutionnaliste gnrale du Trait politique, voir Frdric Lordon(2006), La lgitimit nexiste pas. Elments pour une thorie des institutions , document de travailRgulation, http://web.upmf-grenoble.fr/lepii/regulation/wp/seriec.html

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    spinozisme, qui ne soffre pas seulement la reprise proprement philosophique de ses textes,

    mais galement la comprhension des objets les plus contemporains du monde social.

    I. TAT ET MONNAIE : ISOMORPHISME DES GENSES

    Contrairement ce que les non spcialistes pourraient tre tents de supposer, la

    monnaie noccupe quune place tout fait secondaire dans la thorie conomique. Il en est

    ainsi parce quaux yeux des conomistes3, la monnaie nest quun voile quil importe

    dcarter pour accder ce qui constitue lessentiel, savoir la valeurdes marchandises. Cette

    hypothse selon laquelle la commensurabilit des biens trouve son origine dans un principe

    objectif, la valeur4, dont lintelligibilit peut tre pense sans rfrence la monnaie,

    antrieurement elle, est trs profondment ancre dans la pense conomique. Elle justifie la

    possibilit dune analyse dite relle , par opposition montaire , capable de dterminer

    les rapports dchange ainsi que les quantits changes, indpendamment de la monnaie.

    Autrement dit, quand lconomiste cherche apprhender thoriquement lconomie

    marchande, cest dabord sous la forme dune conomie de troc quil la pense.

    Lapproche que nous allons prsenter soppose radicalement cette conception en ce

    qu nos yeux, le rapport montaire est premier. Il est ce par quoi lconomie marchande

    accde lexistence. Cette approche est si inhabituelle quil convient, avant mme de la

    prsenter dans toute sa rigueur analytique, den faire comprendre la logique densemble. Pour

    ce faire, la manire la plus directe consiste partir de la thse qui est au fondement des

    approches classiques de la valeur : le prix montaire est un voile quil faut carter pour

    accder ce qui compte rellement, la fois pour le thoricien et pour les acteurs de

    lconomie, savoir les rapports rels auxquels schangent les marchandises. Autrement dit,

    si lon crit quun lit vaut 500 euros ou quune chaise vaut 100 euros, cest pure convention ;ce qui est essentiel est le fait quun lit vaut 5 chaises. En consquence, le thoricien doit

    toujours aller au-del des prix sans se laisser tromper par lillusion montaire. Cest ce que

    dit Schumpeter : Non seulement on peut rejeter ce voile (montaire) chaque fois que nous

    analysons les traits fondamentaux du processus conomiques, mais il faut le faire, linstar

    3 Faire rfrence aux conomistes est videmment une manire de parler tout fait approximative.Cependant, il nous semble quon peut dfinir sans ambigut une manire orthodoxe de penser lconomiequi aujourdhui domine la discipline et la structure. Cest elle quil est ici fait rfrence.4

    La manire dont les conomistes ont conu la valeur sest modifie au cours du temps. lorigine, dominelide selon laquelle cest le travail qui est au fondement de la valeur des biens (Smith, Ricardo, Marx).Aujourdhui, et cela depuis la rvolution marginaliste, cest la notion dutilit des biens qui prvaut.

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    dun voile qui doit tre t lorsquon veut voir le visage quil recouvre. Cest pourquoi les

    prix en monnaie doivent cder la place aux taux dchange des marchandises entre elles qui

    sont vraiment la chose importante derrire les prix en monnaie5 .

    Or, pour nous, la logique est exactement inverse. Au lieu de voir dans la monnaie, un

    instrument conventionnel permettant lexpression indirecte dune valeur qui lui prexisterait,

    il faut a contrario considrer que monnaie et valeur constituent une seule et mme ralit. La

    valeur est tout entire du ct de la monnaie et delle seule. Elle nexiste que dans la monnaie.

    En consquence, dans notre perspective, dire que les marchandises valent quelque chose

    quivaut dire quelles permettent dobtenir de la monnaie dans lchange. Paraphrasant

    Marx6, nous pouvons crire : Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : cest

    la monnaie. Nous connaissons maintenant la mesure de sa quantit : cest la quantit de

    monnaie . Il ne sagit donc plus de voir dans le prix montaire un voile conventionnel qui

    demanderait tre cart pour accder cette grandeur cache quest la valeur des

    marchandises. Dans notre approche, tout au contraire, le prix est la ralit premire au sens o

    la marchandise vaut exactement son prix, cest--dire la quantit de monnaie laquelle elle

    donne accs dans lchange marchand.

    Dire ainsi quil nest pas de valeur substantielle qui commanderait la formation des prix

    montaires et dont ceux-ci nauraient qu tre lexact reflet, cest donc rompre avec lune des

    plus anciennes habitudes de pense de la discipline conomique, habitude connue sous le nom

    de thorie(s) de la valeur (comprendre : de la valeursubstantielle), mais aussi, par-l

    mme, retrouver lune des trois grandes dvalorisations7 opres par Spinoza, dont

    Deleuze montre quelles sont constitutives de sa rupture radicale avec la morale classique :

    dvalorisation de la conscience, des passions tristes et des valeurs ! Cette conjonction

    inattendue dune critique conomique de la valeur et dune critique philosophique de la

    morale est en ralit tout sauf fortuite, et il suffit pour sen rendre compte de lire le scolie de

    (E, III, 9)8, et surtout den apercevoir toute la gnralit, cest--dire la capacit sappliqueraussi bien aux formes matrielles quaux formes morales du bien : Nous ne nous

    efforons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons ni ne le dsirons pas

    parce quil est un bien, mais au contraire nous ne jugeons quil est un bien que parce que

    5 Joseph Schumpeter,Histoire de lanalyse conomique, vol. 1, Paris, Gallimard, 1983, p. 389.6 Marx crit : Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : cest le travail. Nous connaissonsmaintenant la mesure de sa quantit : cest la dure du travail (Le Capital, Livre I, sections I IV, Paris,

    Flammarion, coll. Champs , 1985, p. 45).7 Gilles Deleuze (1981), Spinoza, philosophie pratique, Paris, ditions de Minuit.8 SoitEthique, partie III, proposition 9, ici dans la traduction de Robert Misrahi, PUF, (1990).

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    nous nous efforons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le dsirons (E,

    III, 9, scolie).

    Cest bien en effet une subversion radicale quopre ce scolie en renversant le lien

    traditionnellement tabli entre valeur et dsir. Loin que le dsir se rgle sur des valeurs pr-

    tablies, ce sont, au contraire, les investissements du dsir qui sont instituteurs de la valeur.

    Ainsi (E, III, 9, scolie) donne peut-tre lune des illustrations les plus frappantes de ce quest

    la perspective spinoziste de limmanence : il ny a que le jeu des dsirs (conatus) et leur

    pouvoir morphogntique, et aucune transcendance qui les orienterait den haut . Il ny a

    pas de valeur dj donne, il ny a que des processus de valorisation. Dans lordre marchand,

    ce jeu des dsirs dirigs vers lacquisition dobjets matriels est organis par le mdium

    monnaie . Cest ce dont Spinoza a lintuition en (E, IV, appendice, 28) lorsquil crit :

    largent est devenu ce condens (compendium) de tous les biens . Et, saisissant ce rapport

    intime du dsir dobjet avec la monnaie, il ajoute : cest pourquoi dhabitude son image

    occupe entirement lesprit du vulgaire, puisquon nimagine plus gure aucune espce de

    joie qui ne soit accompagne de lide de largent comme cause . Ce quil convient donc de

    penser, cest ce dsir de monnaie qui traverse lentiret du corps social et offre, par ce fait

    mme, une base commune de comparaison et dvaluation tous les dsirs dobjets. Cest sur

    ce fait primordial que se construisent les changes de marchandises. Il est au cur de notre

    problmatique.

    En rsum, dans notre approche, ce qui est premier est le dsir de monnaie, dsir que

    partagent tous les acteurs marchands et qui fait que chacun dentre eux est toujours prt

    changer ce quil possde contre une certaine quantit de monnaie. Autrement dit, lchange

    ne dcoule pas de vraies valeurs que possderaient en propre les marchandises mais de la

    prsence dune monnaie que chacun veut possder parce que chacun la vnre. Aussi, dans

    notre conception, la valeur est-elle tout entire du ct de la monnaie. Elle a pour fondement

    lintense attraction que la monnaie exerce sur tous les esprits. Cette attraction collectivementprouve est, nos yeux, le fait primordial, celui quil importe de penser pour saisir comment

    se constitue puis fonctionne une socit marchande. Cest seulement parce que tous les

    individus partagent une mme reprsentation montaire de ce que valoir veut dire que

    lconomie marchande peut exister. Ce faisant, cest la dimension communautaire du fait

    montaire qui se trouve ici mise en avant : la monnaie nest pas une marchandise ou un

    instrument facilitant les changes mais linstitution qui donne sens collectivement aux

    activits dchange en soffrant comme le but commun des efforts acharns de tous. On peut ce point commencer entrevoir le lien quentretient cette analyse avec la pense politique de

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    Spinoza. Il sagit dans les deux cas de penser la constitution du groupe, quil soit marchand ou

    politique, comme rsultant dun affect commun , conformment la clbre analyse que

    Spinoza prsente au dbut de larticle 1 du chapitre 6 du Trait politique : Puisque les

    hommes [] sont conduits par laffect plus que par la raison, il sensuit que la multitude

    saccorde naturellement et veut tre conduite comme par une seule me, sous la conduite non

    de la raison, mais de quelque affect commun (TP, VI, 1)9. Cest cet affect commun qui

    soude le groupe et, par ce fait, lengendre et lui donne sa puissance spcifique, la fois pour

    ce qui est de la cit politique et de la cit montaire. Pour bien comprendre les similitudes des

    deux penses, il importe nanmoins de prsenter les deux modles dans leur dtail : la gense

    de ltat, dune part, et la gense de la monnaie, dautre part. Notons quune telle prsentation

    rencontre un obstacle immdiat dans le fait que, comme on le sait, Spinoza na pas produit

    explicitement une telle analyse. Cependant, nous suivrons Alexandre Matheron pour

    considrer quun tel modle existe ltat implicite et nous nous appuierons sur lexplicitation

    trs prcise et systmatique quil en propose dans divers textes10. Dsormais, lorsquil sera fait

    rfrence au modle spinoziste de gense de ltat, cest cet ensemble de travaux qui sera

    considr. Pour ce qui est de la gense de la monnaie, nous nous appuierons sur le chapitre

    deux dAglietta et Orlan11 (2002), intitul Marchandise et monnaie : lhypothse

    mimtique (p. 35-96).

    Une gense conceptuelle

    Un premier aspect rapproche fortement les deux analyses, qui a trait la nature mme

    de la modlisation utilise pour penser ltat ou la monnaie, savoir le recours une gense

    conceptuelle pour reprendre un terme de Matheron (1988, p. 329). En effet, ce qui est

    propos dans les deux modles est une rflexion sur le passage de ltat de nature ltat

    social quil soit tat civil ou tat montaire. Il faut souligner, au moins pour ce qui concerne lamonnaie, que cette approche a fait lobjet dimportants malentendus, savoir essentiellement

    la confusion entre gense conceptuelle et gense historique. Pourtant, ce sont l deux notions

    9Trait politique, traduction de Charles Ramond, Epimthe, PUF (2005).10 Quatre textes nous serviront ici dappui :Individu et communaut chez Spinoza, Paris, ditions de Minuit, coll. Le sens commun , 1969 (2me dition 1988) et, tout particulirement, son chapitre 8 intitul De ltat denature la socit politique ; Spinoza et le pouvoir in Anthropologie et politique au XVIIe sicle, Paris,Vrin, 1986, p. 103-122 ; Passions et institutions selon Spinoza in Christian Lazzeri et Dominique Reyni(ds.),La raison dtat : politique et rationalit, Paris, PUF, coll. Recherches Politiques , 1992, p. 141-170 ;

    Lindignation et le conatus de ltat spinoziste in Myriam Revault dAllones et Hadi Rizk (ds.), Spinoza :puissance et ontologie, Paris, ditions Kim, 1994, p. 153-165.11Op. cit.

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    tout fait diffrentes. Dans notre modle montaire, il sagit de penser la ncessit logique de

    la monnaie au sein du monde marchand. Nous ne cherchons pas tudier lapparition

    historique de la monnaie au sein de socits pr-marchandes qui en auraient t dpourvues.

    Pour le dire dune autre manire, et pour ne prendre quun exemple parmi dautres,

    lapparition des premires monnaies mtalliques frappes, en Lydie au dbut du VIe sicle

    avant notre re, rpond des processus fort loigns de ceux dont il va tre question dans ce

    qui suit. Il importe pour saisir pleinement ce quest la gense conceptuelle de bien

    comprendre comment est dfini ltat de nature partir duquel la rflexion est mene. Sur ce

    point, on peut reprendre lanalyse de Matheron qui en propose une dfinition trs claire :

    ltat de nature nest rien dautre que ltat o nous nous trouvons, compte non tenu des

    institutions qui nous rgissent12 .

    Pour ce qui est du domaine politique qui intresse Spinoza, cet tat de nature se

    comprend comme un univers dpourvu de lois et dinstitutions, dans lequel les rapports daide

    ou de conflit avec autrui ne rencontrent aucune entrave officielle qui viendrait en contraindre

    lampleur comme la dfinition. En cet tat de nature, le conatus humain sexpose en ses

    formes les plus brutes et en ses impulsions les plus spontanes. Mouvement par lequel chaque

    chose sefforce de persvrer dans son tre (E, III, 6), le conatus est la manifestation

    dune puissance active qui est lessence de chaque chose dans la nature, il est un lan

    dexpansion et une force dsirante. Jets dans le plan de ltat de nature, les conatus agissent

    et interagissent non pas sous leffet de dlibrations autonomes mais sous leffet de

    dterminations extrieures qui leur viennent de leurs rencontres et des affects que celles-ci

    leur produisent. Aux antipodes des mtaphysiques de la conscience et de la subjectivit,

    Spinoza affirme lhtronomie passionnelle comme condition de laction humaine :

    Jappelle Servitude limpuissance humaine diriger et rprimer les affects ; soumis aux

    affects, en effet, lhomme ne relve pas de lui-mme mais de la fortune (E, IV, Prface).

    Sous lespce du conatus, les hommes sont des automates passionnels dont les forces serencontrent, se heurtent, sopposent ou se composent selon les lois de la vie affective telles

    que Spinoza les expose dans les parties III et IV de lEthique. Ces lois sont uniformment

    luvre dans ltat de nature aussi bien que dans ltat civil et, plus encore, ce sont elles qui

    rendent comptent entirement de la transition du premier au second. On est donc au plus loin

    12 Matheron (1988), op. cit., p. 300. Il ajoute : ltat de nature est une abstraction ; mais une abstractionncessaire lintelligence de la socit politique et qui, lintrieur de celle-ci, existe concrtement titre demoment dpass et conserv (ibid., p. 301).

    Dans un autre texte, Matheron dcrit ltat de nature de la manire suivante : (des) individus entirementdpourvus dexprience politique et soumis uniquement au jeu aveugle de leurs passions, incapables du moindreusage, mme instrumental, de leur raison (op. cit., 1994, p. 159).

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    dune institution contractualiste et dlibrative de la socit ! Pour Spinoza, la sortie de ltat

    de nature, lui-mme caractris par ce fait que les conatus y sont a priori libres de sadonner

    sans restriction toutes leurs tendances, est le produit dune gense endogne sous leffet des

    lois de la vie passionnelle telles quelles vont spontanment orienter les forces conatives, ex

    ante spares, en direction dune formation communautaire. Le point de dpart de ce

    processus volutif nous est donn par Alexandre Matheron qui en propose la description

    suivante : ltat de nature doit ressembler une socit fodale an-archique, o les

    rapports humains, reposant avant tout sur le prestige, seraient exclusivement des rapports

    directs et immdiats dallgeance personnelle ou de guerre prive ; non pas, certes, la

    socit mdivale europenne telle quelle fut, mais un modle thorique qui ne retiendrait

    de celle-ci que ses aspects les plus individualistes, en liminant les structures

    communautaires et les institutions de toutes sortes qui, en fait, rgularisaient ses

    fluctuations13 .

    La question de savoir si ltat de nature correspond un tat ayant exist

    historiquement est sans pertinence au regard dune telle problmatique14. En effet, le but de

    lexercice est de montrer que, de manire endogne, sengendrent ncessairement des forces

    sociales qui conduisent la sortie de cet tat de nature pour fonder ltat civil. Autrement dit,

    lanalyse ne porte pas sur ltat de nature en tant que tel puisquil nest justement pas un

    tat : ce nest pas un status , une situation stable ayant ses caractres propres et dont il

    faudrait sortir pour passer la socit politique. Ltat de nature, en ralit, dans la mesure

    o il se dtruirait lui-mme sil existait, est la gense mme de la socit politique, et non pas

    du toutce partir de quoi seffectuerait cette gense15 .

    Lobjet de lanalyse est la caractrisation des puissances qui concourent partout et

    toujours, hic et nunc, la production de ltat civil. Tel est le but du modle spinoziste :

    montrer comment tout groupe humain appelle ncessairement, par le jeu spontan et aveugle

    de la vie passionnelle interhumaine, la constitution de ltat : Si ltat de nature existait, sa contradiction interne lamnerait ncessairement se dpasser lui-mme ; de son

    fonctionnement natrait au bout dun certain temps ltat civil. Ce dernier se dduit donc

    13Ibid., 1988, p. 301.14 Ltat de nature a-t-il exist historiquement ? La question, pour Spinoza, na pas plus dimportance quepour Hobbes : mme si les hommes ne staient jamais trouvs dans une telle situation, le concept dtat de

    nature nen resterait pas moins indispensable la comprhension et (ce qui revient au mme) la justificationde ltat civil (Matheron,Ibid., 1988, p. 306).15 Matheron, op. cit., 1988, p. 160-161.

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    gntiquement de ltat de nature comme de sa cause prochaine. Gense essentielle,

    laquelle, parfois, une gense historique peut correspondre16 .

    On excusera ces citations un peu longues mais elles ont pour but dclairer une

    modlisation qui pourrait sinon paratre bien nigmatique puisquil sagit de rflchir une

    situation sociale dont, par ailleurs, on sefforce de dmontrer quelle ne peut pas exister

    puisque spontanment, en son sein, sont produites des forces qui conduisent ncessairement

    son dpassement17. Autrement dit, rflchir ltat de nature, cest mettre au jour les nergies

    sociales qui dans les socits humaines poussent constamment et opinitrement la

    constitution de ltat. Cest exactement cette mme dmarche qui est la ntre pour penser la

    monnaie : partir dun tat de nature, savoir une conomie marchande sans monnaie, pour

    montrer quun tel tat ne peut pas exister car la logique des intrts individuels sous la forme

    de la lutte concurrentielle des conatus marchands y conduit spontanment lmergence de

    lordre montaire. Comme dans la modlisation spinoziste, il sagit de caractriser les forces

    conomiques libres dans ltat de nature et conduisant linstitution endogne de la

    monnaie. Du fait que cest la monnaie qui nous intresse, ltat de nature que nous

    considrons est fort loign de celui dont part Spinoza, ce qui souligne nouveau que ltat de

    nature nest pas dabord un tat historique mais bien une abstraction construite en fonction

    dune certaine finalit conceptuelle. Soulignons que notre tat de nature correspond un tat

    social hypothtique qui manifeste dj un important dveloppement conomique et politique

    puisquon y connat, dune part, une division du travail volue et, dautre part, des normes

    sociales et juridiques interdisant la violence. Autrement dit, notre tat de nature marchand

    suppose la prsence dun minimum dinstitutionnalisation politique garantissant la paix civile.

    Seule manque la monnaie.

    Avant de passer lanalyse prcise des processus qui poussent son apparition,

    rappelons le motif central propos par Spinoza pour rendre compte de l affect commun

    qui fait en sorte que la socit politique est toujours dj l . Selon Alexandre Matheron, ilfaut trouver cette explication dans larticle 1 du chapitre 6 du Trait politique dont nous avons

    cit le dbut prcdemment et qui se termine ainsi : Et comme la crainte de la solitude

    habite tous les hommes puisque personne dans la solitude nest assez fort pour se dfendre

    et se procurer tout ce qui est ncessaire la vie il sensuit que les hommes aspirent par

    nature la socit civile, et ne peuvent jamais labolir compltement (TP, VI, 1). Dans ce

    16Ibid., p. 307.17

    ce propos, Matheron crit : ce qui ressort de lexplication mme que Spinoza nous a suggr, cest queltat de nature, au sens strict, ne peut pas exister, et que par consquentil ny a pas, en ralit, de gense de lasocit politique partir de cet tat (op. cit., 1994, p. 160).

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    passage, lide directrice est clairement expose. Ltat de nature est un tat plein dembches

    pour les tres humains puisquils y risquent constamment leur vie non seulement cause de

    lagression possible des autres, mais galement du fait des difficults se procurer les biens

    indispensables. La prcarit de la vie est donc extrme dans cette situation o chacun ne peut

    compter que sur sa seule puissance : Puisque chacun, ltat naturel, relve de son propre

    droit aussi longtemps seulement quil peut se garder contre loppression dun autre, et

    puisque dautre part un homme seul sefforcera en vain de se garder contre tous ; alors, aussi

    longtemps que le droit naturel des hommes est dtermin par la puissance de chacun, aussi

    longtemps est-il nul, et plus imaginaire que rel, puisquon na aucune assurance den jouir

    () A quoi sajoute que les hommes ne peuvent gure se maintenir en vie ou cultiver leur me

    sans le secours les uns des autres (TP, II, 15). Matheron crit pour sa part : dans ltat

    de nature, notre dpendance se trouve porte son maximum et nos droits sont purement

    formels18 . Il sensuit que, dans ltat de nature, domine la crainte et que chacun aspire

    mettre fin cet tat de choses pour pouvoir enfin vivre en scurit. Telle est la nature de la

    passion commune qui se trouve lorigine de ltat civil.

    On va retrouver cette mme ligne argumentative dans notre modle montaire. Notre

    tat de nature est domin par lincertitude des situations individuelles et par les risques que

    cette incertitude fait courir chacun, ce qui va pousser les acteurs marchands converger sur

    une conception commune de la monnaie. Pour cette raison, il est galement possible de dire

    que la crainte est au cur de la monnaie marchande. Cependant, cette explication gnrale

    elle seule ne suffit pas, ni pour Spinoza, ni pour nous. Si elle explicite le motif global qui

    sous-tend la formation dun affect commun sur lequel ltat et la monnaie vont pouvoir

    sappuyer, elle ne nous dit pas comment sa gense sopre rellement. Il convient alors, dans

    un cas comme dans lautre, de partir des rapports de force entre individus passionns dans

    ltat de nature pour expliciter les processus concrets qui conduisent, ici ltat, l la

    monnaie19. En particulier, lun et lautre modles refusent de penser le pacte social commedcoulant dune analyse rationnelle partage de la situation qui conduirait tous les acteurs

    abandonner certains droits au profit du souverain. Loin de la fiction du contrat social, ces

    modlisation se proposent de penser et ltat et la monnaie comme un produit endogne des

    18Op. cit., 1988, p. 319.19 Spinoza nous dit bien, larticle 7 du chapitre 1, que les causes et fondements naturels de ltat doiventtre dduits, non des enseignements de la raison, mais de la nature ou condition commune des hommes cest--dire, trs videmment, de la condition des hommes passionns (Matheron, op. cit., 1994, p. 153). Ou encore

    Matheron crit propos du passage de ltat de nature ltat civil : Passage non recherch au dpart, qui necorrespond aucune intention, mais qui dcoule quasi-mcaniquement de linteraction aveugle des dsirs et despouvoirs individuels (op. cit., 1988, p. 327).

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    intrts individuels20. Nous allons montrer que, pour obtenir ce rsultat, ces deux modles

    avancent des analyses trs proches, en particulier par le fait que toutes deux sappuient sur les

    deux lments centraux suivants : lexprience de la puissance de tous et le mimtisme.

    Pour expliciter cela, il convient de prsenter une description prcise de notre tat de nature et

    des forces qui le caractrisent. Cet tat de nature, quon qualifiera de marchand pour le

    distinguer de celui considr par Spinoza, peut donc, analogiquement, tre dfini

    gnriquement comme une conomie compte non tenu de la monnaie.

    La puissance de tous dans ltat de nature

    Le propre de lconomie marchande est la dcentralisation de la production et de la

    circulation des biens, laisses linitiative de centres de dcision privs, formellement

    indpendants, quon appellera les producteurs-changistes. Dans une telle structure sociale,

    les produits prennent la forme de marchandises saffrontant sur le march pour faire

    reconnatre leur valeur dchange. Notons quel point la relation marchande ainsi dfinie est

    un lien social paradoxal dans la mesure o ce qui le caractrise le plus justement est plutt

    labsence de liens puisquon ny connat ni dpendance personnelle, ni engagement collectif

    qui viendraient restreindre lautonomie des dcisions prives. Tout au contraire, cest

    lextrme indpendance des producteurs-changistes les uns lgard des autres, telle que

    garantie et codifie par le droit de proprit, qui caractrise ce rapport. Ainsi ny a-t-il

    change des productions que pour autant que les changistes en expriment conjointement la

    volont explicite. Le terme de sparation marchande exprime bien cette situation trange

    o chacun doit constamment affronter autrui pour susciter son intrt sil veut faire en sorte

    quil y ait transaction. Il sensuit que, dans une conomie fonde sur la sparation,

    lincertitude rgne en matre : chacun dpend des autres et du groupe dune manire

    totalement opaque puisque laction collective sy construit comme le rsultat inintentionnel,non programm ni encadr, de la totalit des choix individuels. Cest cette mme ide

    fondamentale quon trouve chez Marx lorsquil parle d anarchie marchande pour qualifier

    le fait que la production marchande est la consquence imprvisible dune multitude de

    dcisions indpendantes.

    20

    Cest l un point qui retient grandement lattention de Matheron dans sa volont de distinguer les analyses duTrait Thologico-Politique et celles du Trait Politique. Il crit, par exemple : llimination de la Raison ledispense de recourir, mme titre dhypothse, au mythe du serment collectif originel (op. cit., 1988, p. 316).

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    Ltat de nature marchand est donc un tat ambivalent dans lequel un degr dj assez

    avanc de progrs civilisationnel voisine avec une sparation radicale des individus.

    Lavancement civilisationnel sy exprime par le fait quon a suppos un dveloppement

    minimal dinstitutions de pacification sociale, mais aussi par le fait que lunivers marchand

    sest dj constitu comme domaine spcifique dactualisation des conatus : le dynamisme du

    conatus a rompu avec ses formes les plus brutes et les plus physiques pour se glisser dans des

    formes sublimes et symbolises de la puissance21. Lunivers marchand est ainsi un champ qui

    propose une telle reconstruction des pulsions du conatus et offre son lan de puissance une

    mise en forme spcifique22. Mais en quoi consiste exactement la forme marchande de la

    puissance conative ? Elle est essentiellement un effort de samnager le plus large accs

    possible aux objets par lchange. Le conatus marchand cherche alors le dveloppement de la

    puissance de transaction, qui est la capacit de se porter contrepartie dans lchange en tant,

    prcisment, quelle conditionne la capacit dacquisition. La puissance marchande est donc

    laptitude faire reconnatre le plus largement possible ses propres biens comme contrepartie

    dsirable, cest--dire, dans notre tat de nature ante-montaire, faire reconnatre par les

    autres changistes ses propres biens comme un moyen de paiementacceptable. Cette forme

    particulire de la validation sociale des travaux privs est immdiatement lenjeu de luttes

    concurrentielles, expressions spcifiques lordre marchand des comptitions de puissance

    qui sont le propre des tendances agonistiques du conatus23. Si le conatus marchand est

    puissance dacqurir, et que la capacit dacqurir est laptitude faire accepter son propre

    bien dans lchange, alors la persvrance dans ltre marchand est leffort pour faire

    reconnatre son bien24 comme dsirable sur lchelle la plus large afin den faire un moyen de

    payer-transacter acceptable par le plus grand nombre de partenaires possible. Poursuivi

    sparment par tous les conatus marchands, cet effort pour la reconnaissance lchelle la

    plus large dbouche ncessairement sur une agonistique spcifique qui, dans lunivers

    conomique, reoit le nom de concurrence.

    21 Pour viter de retomber dans des dbats rgls depuis longtemps, on se contentera de faire remarquer que leprogrs de la pacification, labaissement du niveau de la violence physique et la sublimation des pulsions duconatus fournissent lide davancement civilisationnel ses seuls critres, des critres gnraux, dont il estvisible quils sont ds lors compatibles avec une multiplicit de trajectoires historiques et de formes desocit , ceci bien sr afin de ne donner aux formes modernes-marchandes aucun privilge ou aucuneexclusivit en la matire22 Voir ce sujet Frdric Lordon,LIntrt souverain. Essai danthropologie conomique spinoziste, Paris, LaDcouverte, 2006.23Ibid.24

    Il en est ainsi parce que ltat de nature que nous considrons ne connat, par dfinition, que des biens. Dans laralit des conomies marchandes dveloppes, cest laptitude faire accepter ses propres dettes dans lchangequi constitue lenjeu principal des luttes entre les producteurs-changistes.

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    Le rapport concurrentiel est donc la forme que prend la lutte des conatus marchands

    lorsque le recours la violence directe est interdit. Cette lutte a pour enjeu fondamental

    lexistence sociale de chaque producteur-changiste en tant quacteur conomique

    indpendant. A contrario, perdre dans la lutte concurrentielle signifie tre absorb par plus

    fort que soi25. Ltat de nature marchand correspond une situation de lutte concurrentielle

    gnralise de tous contre tous, sans monnaie, cest--dire sans expression socialement

    admise de la valeur. Cest notre scne originelle : chacun cherche y accrotre sa puissance, y

    compris en essayant dimposer sa propre conception de la valeur, cest--dire son propre bien

    comme incarnation de la valeur. Or, cette scne originelle est typiquement domine par

    lexprience de ce que Alexandre Matheron, dans plusieurs textes, appelle la puissance de

    tous , dfinie comme une dpendance fluctuante aux autres, cest--dire mettant en jeu des

    personnes aux identits variables et imprvisibles : Chacun sera toujours sous la

    dpendance de tous : de tous, non pas collectivement, mais distributivement [Chacun]

    dpendra de la volont de quelques autres, mme si ces derniers changent sans cesse avec

    pour rsultat global, la constitution dun macro-pouvoir anonyme, chaotique, aveugle,

    imprvisible, auquel nul naura la moindre part et dont nul ne bnficiera un seul instant26 .

    Dans ltat de nature marchand, ce macro-pouvoir aveugle quaffronte chaque

    producteur-changiste a pour base les dpendances techniques quimpose la division du

    travail. Plus celle-ci est dveloppe, plus lactivit individuelle se trouve dpendre dun grand

    nombre de producteurs anonymes, trs au-del mme de lhorizon visible des acteurs. On le

    constate, par exemple, pour les biens de consommation dont la fabrication ncessite dautant

    plus de produits intermdiaires quils sont sophistiqus. Mais cela est vrai de tous les

    produits : chaque producteur dpend, en amont, de la livraison de nombreux inputs et, en aval,

    dun vaste march sur lequel couler ses produits. Ainsi, dans le monde marchand dvelopp,

    lindpendance formelle du producteur va-t-elle de pair avec une dpendance matrielle aux

    autres sans gale dans lhistoire. Chaque producteur-changiste ne peut exister que grce lactivit dun nombre trs lev dautres. Ces dpendances, au dpart de nature purement

    technique, ne prennent toute leur dimension quune fois saisie par la concurrence des conatus

    qui les transforme en autant doccasions de puissance. Il sensuit, pour chaque producteur-

    changiste individuel, lexprience dune relation au groupe marchand place sous le signe

    dune rivalit gnralise aux contours fluctuants. Cest sous cette forme que chaque

    25 Frdric Lordon dansLa politique du capital(Odile Jacob, 2002) a dcrit, dans les conomies contemporaines

    aux structures plus complexes, lpret des luttes capitalistes en mobilisant lhypothse dun conatus du capital propos des OPA bancaires croises entre la BNP et la Socit Gnrale.26Op. cit., 1986, p. 116.

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    producteur-changiste prouve la puissance de tous . Elle lui inspire la fois crainte et

    espoir. Crainte de voir ses approvisionnements ou ses acheteurs disparatre ; espoir de gagner

    la reconnaissance de sa marchandise par de nouveaux clients ou de bnficier dinnovations

    amliorant sa rentabilit.

    Une stratgie pour faire face ces incertitudes consiste nouer des alliances sous la

    forme de contrats organisant la coopration entre plusieurs centres de production. Par ces

    contrats, chacun des partenaires cherche stabiliser soit son approvisionnement en biens, soit

    lcoulement de sa production. Deux faits viennent cependant en limiter fortement lefficacit.

    Dune part, ces engagements contractuels sont fortement instables et cela dautant plus que la

    socit marchande est innovante, savoir quelle produit de nouveaux biens qui peuvent se

    substituer avantageusement aux biens anciens, ou quelle connat des volutions techniques

    permettant certains producteurs-changistes de produire les biens anciens des cots

    moindres. Les forces concurrentielles ainsi stimules signifient lapparition de nouvelles

    puissances marchandes et, avec elle, de nouvelles possibilits dalliances rendant caduques les

    anciennes. De ce point de vue aussi, ltat de nature marchand nest pas diffrent de ltat de

    nature politique : les alliances ne valent que ce que valent les promesses, cest--dire pas

    grand-chose27 Dautre part, il faut souligner que, de toutes manires, ces alliances ne

    sauraient couvrir, dans une socit marchande dveloppe, quune faible partie des besoins en

    marchandises, limite telles matires premires ou tels biens de production, alors que le

    nombre des objets y est quasiment infini. Il sensuit que, pour une trs large part, le rapport au

    groupe marchand demeure ncessairement non couvert par le jeu des alliances. la limite,

    une socit qui russirait enserrer toute sa production dans un systme complet dalliances

    cesserait dtre une socit marchande pour ressembler une socit de production

    communautaire.

    Pour clore cette prsentation succincte de ltat de nature marchand, remarquons que,

    dans le rapport la puissance de tous, cest laffect de crainte qui lemporte sur laffectdespoir, au moins dans le cas le plus gnral. Il en est ainsi en raison mme de lampleur des

    risques quencourt lindividu marchand du fait de son tat de dpendance extrme lgard

    des biens du groupe. Sous sa forme la plus radicale, cest sa survie mme qui peut en tre

    lenjeu et, comme on le sait, cela na rien dune vue de lesprit. En effet, faute davoir accs

    27 Qui en effet, a le pouvoir de rompre lengagement quil a pris, ne sest point dessaisi de son droit, mais aseulement donn des paroles [dans la promesse, NdA]. Si donc celui qui est par droit de nature son propre juge,

    a jug droitement ou faussement (il est dun homme en effet de se tromper) que lengagement pris aura pour luides consquences plus nuisibles quutiles et quil considre en son me quil a intrt rompre lengagement, ille rompra par droit de nature (TP, II, 12) (ici dans la traduction de Charles Appuhn, Garnier-Flammarion)

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    aux biens lmentaires, lindividu marchand peut mourir de faim ou de maladie. De manire

    plus gnrale, cest la possibilit de maintenir sa position dans le jeu social qui se trouve

    menace. Il ne sagit plus ici de risquer la mort physique, mais la mort sociale. On peut dire

    que la peur de lexclusion est la forme paradigmatique de la crainte marchande. Cette crainte

    est dautant plus forte que la socit marchande pure telle que nous nous efforons de la

    penser a fait table rase des liens de solidarit existant entre parents, voisins ou proches, grce

    auxquels, dans les socits traditionnelles, chacun pouvait mobiliser lassistance des autres en

    cas de mauvaise fortune. Dans le monde marchand pur, les individus sont entirement la

    merci de la raret des biens, ce qui fait natre chez eux un intense besoin de scurit, besoin

    qui va jouer un rle central dans la qute montaire.

    Mimtisme, richesse et monnaie

    Au point de dpart de notre raisonnement, comme dans le modle de Matheron, se

    trouve donc lexprience de la puissance de tous . Les producteurs-changistes prennent

    conscience du fait que leur puissance marchande, savoir leur capacit contrler les flux de

    marchandises, requiert absolument de leur part pour tre conserve laptitude rorienter

    brutalement leurs changes au gr des imprvisibles mutations productives que connat sans

    cesse lconomie marchande. Il faut alors pouvoir transacter avec des producteurs qui taient

    jusqualors des inconnus. Cest de cette manire que la puissance de tous simpose aux

    producteurs-changistes individuels : de tous les points de lhorizon conomique sont

    susceptibles de surgir de nouveaux acteurs et de nouveaux produits, devenus indispensables.

    Comment y faire face ? Comment tre sr que ces nouveaux partenaires accepteront notre

    marchandise en paiement des leurs puisque telle est la modalit de lchange dans notre tat

    de nature ante-montaire ? Non seulement par quel moyen changer une fois ces acteurs et ces

    produits dcouverts, mais surtout par quel moyen anticiper sur ces dcouvertes pour ne pastre pris de court ? Ce sont l des questions que chaque acteur marchand prouve avec la plus

    grande intensit puisquil y va de sa puissance. Cest toute la question de lincertitude propre

    la socit marchande et des stratgies pour sen prmunir qui est ici en cause.

    ce point crucial de notre raisonnement, il est intressant dexpliciter comment les

    conomistes habituellement traitent cette question. Dans le modle dquilibre gnral la

    Arrow-Debreu28 qui sera ici notre rfrence en raison de son rle central dans la pense

    28On en trouvera uneprsentation synthtique dans Grard Debreu, Thorie de la valeur. Analyse axiomatique

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    conomique, le thoricien commence par spcifier de quoi le futur sera fait sous la forme de la

    liste exhaustive de tous les vnements susceptibles de se produire demain. Par ailleurs,

    lhypothse est faite que lensemble des acteurs marchands connat cette liste. Dans ces

    conditions, faire face au futur signifie que, pour chaque occurrence de cette liste, lindividu

    marchand dtermine le panier spcifique de biens qui, en fonction de ses gots particuliers et

    de sa situation conomique, lui permet de sadapter de manire optimale : sil pleut, il

    achtera un parapluie ; sil fait beau, un ventilateur ; etc. Du fait des hypothses

    institutionnelles qui postulent lexistence de ce quon appelle des marchs terme

    contingents aux vnements futurs , lindividu na pas besoin dacheter la date initiale tous

    ces biens pour les stocker. Il lui suffit de nouer des contrats terme qui lui assurent que le

    jour donn, en fonction de lvnement qui se ralisera ex post, il pourra obtenir le bien quil

    dsire. Cette construction est remarquable. Elle permet une gestion optimale de lincertitude

    sans quil soit besoin de faire appel la monnaie, mais seulement aux objets. Cependant, il est

    clair que cette prsentation repose sur des hypothses hroques que nous ne pouvons pas

    accepter. La premire dentre elles, et la plus fondamentale, est celle qui suppose que le futur

    puisse faire lobjet dune description ex ante ! Dans la ralit, non seulement on ne sait pas

    quel vnement se produira demain, mais surtout on est incapable de faire la liste des

    vnements susceptibles de se produire. Cest l un point central que Keynes, en son temps,

    avait parfaitement vu et soulign. Pour lui, lincertitude conomique est non probabilisable :

    en cette manire, il nexiste aucune base scientifique permettant de calculer une quelconque

    probabilit. Simplement nous ne savons pas29 . Telle est bien la situation quil faut

    considrer. Dans ces conditions, si lon veut continuer raisonner uniquement en termes de

    marchandises, ce qui devient ncessaire, cest un bien qui pourrait tre dit

    multifonctionnel , cest--dire flexible et sadaptant toutes les circonstances imprvues,

    quelles quelles soient ! Stricto sensu, un tel bien nexiste pas. En fait, on va voir que la

    monnaie en constitue une bonne approximation au sens o sa dtention permet de faire face toutes les situations. Pour le comprendre, revenons ltat de nature marchand et la manire

    dont les acteurs conomiques y affrontent lincertitude.

    Dans la ralit, la ncessit davoir changer dans un futur indtermin avec des

    individus eux-mmes indtermins, se traduit, chez les acteurs marchands, par la recherche de

    biens particuliers dont ils peuvent penser que, plus que dautres, ils sont susceptibles

    de lquilibre conomique, Paris, Dunod, coll. Monographies de Recherche Oprationnelle , 1966.29 John Maynard Keynes, The general theory of employment , Quarterly Journal of Economics, vol. 51, n 2,fvrier 1937, p. 214.

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    dtre accepts en paiement par un individu au hasard. Autrement dit, il sagit de rechercher

    les biens qui sont le plus largement accepts au sein du groupe comme moyen de paiement.

    De cette manire, on accrot ses chances de pouvoir obtenir les nouveaux produits dont on a

    imprativement besoin parce que leurs propritaires accepteront de les changer contre ces

    biens. On donnera ces biens susceptibles dtre accepts par le plus grand nombre et

    recherchs en consquence, le nom de richesse . Notons que, dans notre dfinition, la

    richesse ne renvoie pas une substance dterminable a priori mais ce quon peut appeler

    abstraitement la liquidit , savoir prcisment la capacit circuler largement au sein de

    la communaut marchande, cest--dire faire contrepartie le plus universellement. Dans

    ltat de nature que nous considrons, chaque producteur-changiste se forme sa propre ide

    quant la dfinition de lobjet susceptible daprs lui dtre accepte par pratiquement tout

    le monde en change du produit de son industrie30 pour reprendre une citation dAdam

    Smith. Ces ides nont a priori aucune raison de converger. Aussi, existera-t-il une pluralit

    de biens prtendant exprimer la richesse. De ce fait, il dcoule que chacun de ces biens aura

    un espace de circulation limit ceux qui partagent cette mme conception de la richesse.

    Cest l une source de difficults. Ainsi lindividu adhrant la dfinition A de la richesse ne

    pourra-t-il que difficilement transacter avec un individu qui considre que la richesse est

    reprsente par B. Pour cette raison, lespace marchand dans son tat de nature est fractionn

    du fait de la multiplicit des conceptions rivales de la richesse. Cest l une caractristique de

    notre scne originelle.

    Comme on la vu, la qute de richesse est inscrite dans ltat de nature marchand en

    tant quelle conditionne la puissance de chacun en permettant dlargir lespace des changes,

    daccder un plus grand nombre de biens, et par suite de mieux couvrir les incertitudes. Il

    sensuit quil est dans lintrt de chacun de modifier sa conception de la richesse pour

    adhrer celle qui obtient la majorit des suffrages puisque, de cette faon, on accrot

    sensiblement sa capacit transacter, condition premire de la puissance marchande. Cest peut-tre en ce point que le modle spinoziste de lEtat et notre modle de gense de la

    monnaie font voir la similitude la plus frappante. Lun et lautre en effet considrent des

    agents confronts un problme d identification de mme structure formelle. Les agents

    de ltat de nature ante-montaire doivent imprativement identifier la coalition porteuse de la

    conception majoritaire de la richesse et sy rallier pour bnficier de ses possibilits

    dchange les plus tendues. Pareillement, les agents de ltat de nature ante-politique doivent

    30 Adam Smith,Enqute sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Presses Universitaires deFrance, coll. Pratiques Thoriques , 1995, p. 25.

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    faire face lincertitude lie une violence omniprsente et des conflits o ils peuvent se

    trouver impliqus par la dynamique des prises de parti. Cette dynamique, que Matheron

    expose de manire trs dtaille31, est une illustration-type des lois de la vie affective

    prsente dans la partie III de lEthique. Le mcanisme de limitation des affects (E, III, 27)32

    y joue un rle central. Partag entre des affects de compassion33 (par imitation affective je suis

    triste de la tristesse dautrui34), de gloire (je veux me faire aimer de lui35), dambition (je veux

    quil aime ce que jaime36), denvie (je dsire ce quil dsire37), de rivalit (je veux le priver de

    lobjet aim si celui-ci est exclusif38), chaque individu Y peut potentiellement aimer et har

    nimporte quel autre, et parfois le mme successivement. Face au conflit de X1 et X2, Y est

    tent de prendre parti pour celui quil aime et contre celui quil hait. Mais son exprience

    passe lui a enseign que les rles peuvent sinverser et que la personne aime peut galement

    devenir un agresseur et vice versa. Cette indiffrenciation des socitaires qui conduit chacun

    craindre et aimer la fois tous les autres est au cur de ce que lon a nomm lexprience de

    la puissance de tous. Comment y faire face ? La solution, aprs quelques ttonnements,

    finira par simposer : Y rglera son choix sur ce quil croit tre le sentiment le plus

    rpandu (Il) doit imaginer ce que la majorit approuve et blme. Cest donc de cette vox

    populi suppose quil sinspirera39 . Comme chacun en fait autant, un consensus finit par

    merger : Tous, unanimement, comme sils formaient ensemble un individu unique,

    punissent ceux qui dfient lopinion commune et protgent ceux qui la suivent40 . De cette

    manire simposent des normes communes. Dans lordre (pr)politique, le ralliement

    mimtique en direction de la coalition de plus grande puissance est donc la solution

    lincertitude dindiffrenciation des socitaires, une solution dont la dynamique fait

    rapidement converger le processus de comptition des coalitions pour ne dgager quun

    31 Matheron, op. cit., 1988, p. 322-3.32

    (E, III, 27) : Du seul fait que nous imaginons quun objet semblable nous et pour lequel nous nprouvonsaucun affect, est quant lui affect dun certain affect, nous sommes par l mme affects dun affectsemblable .33 Dune manire gnrale, Spinoza r-engendre conceptuellement les affects, des plus simples (affects primitifs)aux plus complexes, en leur donnant chaque fois un nom qui ne correspond pas toujours au sens commun : Jesais bien que ces noms ont une autre signification dans lusage courant. Mais mon dessein est dexpliquer nonpas le sens des mots mais la nature des choses, et de dsigner celles-ci par des termes dont la significationdusage ne soppose pas entirement au sens o je veux les employer ; quil suffise den tre averti une seulefois (E, III, Dfinition des affects, XX)34 (E, III, 27, scolie).35 (E, III, 30, scolie).36 (E, III, 31, scolie).37 (E, III, 31).38

    (E, III, 32).39Matheron,op. cit., 1988, p. 322-3.40Ibid., p. 323.

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    groupe unifi autour du mme corps de normes. Cest un processus en tous points semblables

    qui va lever dans lordre montaire lincertitude quant lidentification du meilleur

    reprsentant de la richesse, comme il la lev dans lordre politique quant lidentification du

    licite et de lillicite. Dans un cas comme dans lautre en effet il sagit ici de suivre lopinion

    majoritaire pour se mettre du ct de la puissance de tous. Chaque agent va chercher se

    conformer la vox populi montaire, cest--dire la dfinition la plus largement reconnue de

    la richesse.

    Cependant, dans ltat de nature marchand, un intrt spcifique se manifeste chez

    ceux qui se sentent la possibilit de promouvoir leur bien propre comme candidat

    lincarnation de la richesse. Il ny a donc pas que des agents passifs-ractionnels cherchant

    suivre au mieux le processus de slection des biens-candidats. Certains agents sactivent

    peser sur ce processus et lorienter en leur faveur, cest--dire faire lire leur propre bien.

    On les comprend : quel formidable pouvoir que dtre soi-mme producteur/metteur du bien

    susceptible de faire universellement contrepartie dans lchange ! Etre soi-mme metteur du

    bien lu, du bien-richesse, cest tre potentiellement infiniment riche. Cest pourquoi la qute

    angoisse de tous pour sortir de lincertitude marchande et enfin identifier le bien-richesse a

    pour autre face la qute forcene de certains de lever cette incertitude leur profit et de

    raliser la convergence montaire sur leur bien. La qute de lunit montaire est donc

    insparablement cognitive et agonistique. Le signe de la richesse merge dans un processus

    certes de convergence, mais intensment rivalitaire et conflictuel. Sous des hypothses dune

    grande gnralit41, on peut cependant dmontrer quun objet unique finit bel et bien par

    merger de ce processus concurrentiel et par simposer tous. En effet les interactions

    mimtiques sont puissamment polarisantes et arbitrent en quelque sorte la concurrence des

    prtendants-richesses en amplifiant les petites diffrences dextension de leur pouvoir

    libratoire qui les distinguaient initialement. Le processus imitatif produit dans le domaine

    montaire un effet identique la dynamique des prises de parti et des ralliements dcritepar Matheron dans le domaine politique. Il est ici de lintrt de chacun dadhrer lespace

    dchange le plus vaste comme il tait l de lintrt de chacun didentifier la coalition la plus

    forte. Un tel processus est caractris par ce que les conomistes nomment des rendements

    croissants puisque les avantages initiaux de certains concurrents vont se trouver

    irrversiblement amplifis, la taille suprieure dune coalition, montaire ou politique, peu

    importe, tant le facteur dterminant de son accroissement ultrieur. Un mme objet finit donc

    41 Pour plus de prcision, on peut se reporter Andr Orlan, Monnaie et spculation mimtique inDumouchel P. (d.), Violence et vrit, Paris, Grasset, 1985, p. 147-158.

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    par recueillir lassentiment de tous les producteurs-changistes. Assentiment contrari

    pour ceux qui dans la lutte de promotion de leur bien particulier comme bien universel ont eu

    le dessous, mais assentiment tout de mme car les rendements croissants dadoption sont les

    plus forts et dcouragent la scession montaire : les vaincus se rallieront car leur intrt

    leur commande tout de mme de rejoindre lespace de circulation le plus large, celui qui leur

    donnera accs la division du travail la plus profonde, la gamme de biens la plus tendue.

    Au terme de la convergence, lunanimit didentification simpose donc mme ceux qui ont

    dabord tent de la contester. Ds lors lobjet lu devient richesse absolue. On le nommera

    monnaie . Il est le condens de tous les biens parce quil permet de tout obtenir, non

    pas en vertu dune qualit intrinsque, mais par la vertu de lunanimit mimtique elle-mme.

    Lmergence dune convergence unanime sur ce quest la richesse modifie en

    profondeur lconomie marchande. En tant que dsirable absolu, la monnaie simpose comme

    la mesure de toute chose. On reconnat l ce que la tradition conomique appelle la fonction

    de mesure ou lunit de compte. Dsormais chaque producteur-changiste value ses

    marchandises au prorata de la quantit de monnaie quelles permettent dobtenir dans

    lchange. Avec lunit de compte, cest un langage commun qui est cr permettant une

    coordination plus aise des activits spares. Dans la monnaie, cest le corps social uni qui se

    trouve ralis par del les fractures passes de la concurrence des candidats-richesses et en

    attendant les fractures venir des luttes dacquisition de monnaie.

    Le paradoxe de llection de la monnaie et son possible effondrement

    Ce paralllisme des processus qui conduisent la formation respectivement de ltat

    et de la monnaie nest pas tout. Deux nouvelles similitudes se laissent observer, plus

    fondamentales peut-tre, car elles ont trait des lments centraux dans la structure mme de

    lexplication qui y est propose. La premire concerne lide dautorfrentialit ou de causalit circulaire42 . Elle est trs prsente dans la notion de richesse telle que nous

    lavons dfinie. Pour ce faire, rappelons-en la problmatique : il sagit pour un individu de

    concevoir un bien pouvant tre largement accept par les autres acteurs et mme, la limite,

    accept par tous. Une premire manire daborder ce problme est de chercher du ct des

    marchandises utiles tous ou au plus grand nombre. Or, il nest pas difficile de montrer que

    lutilit matrielle ou encore la valeur dusage ne constitue pas, elle seule, une base

    42 Matheron,op. cit., 1988,p. 327.

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    approprie pour donner sens la richesse. Pour le voir, notons simplement que cette

    dtermination conduit une caractrisation qui serait trop dpendante des changements

    imprvus dans les gots et les habitudes de consommation. Or, la richesse pour tre conforme

    son concept suppose dtre perue par les acteurs comme fixe sinon immuable. En effet, le

    producteur-changiste nacceptera de la dtenir que dans la mesure o il sera assur de

    pouvoir lchanger aisment nimporte quel moment futur. Or, la seule dtermination par la

    valeur dusage ne lui permet pas dobtenir cette assurance. Mais, ds lors quon repousse la

    dtermination par les valeurs dusage, quest-ce qui peut runir un grand nombre de

    producteurs-changistes et stabiliser leur demande ? Telle est la question centrale. Or, cette

    question, il nest pas dautre rponse que : le dsir de richesse lui-mme. Chercher la richesse,

    cest chercher ce que les autres considrent quest la richesse, car la richesse est ce qui est

    recherche par le plus grand nombre43. Cette circularit se retrouve dans le processus lui-

    mme de concurrence des prtendants-richesses qui a pour particularit que, plus un bien est

    considr comme richesse par le groupe, plus il le devient effectivement. Notons que cette

    dimension est bien connue des conomistes. Cest ainsi que Samuelson crit : Paradoxe : la

    monnaie est accepte parce quelle est accepte44 . Par l, il faut comprendre que ce qui

    pousse les individus marchands accepter un signe sans valeur intrinsque comme la

    monnaie, cest le fait quils savent pouvoir lchanger contre dautres biens ; autrement dit, le

    fait que ce signe est accept par les autres individus. Dans le langage de la modlisation, on

    parle dun effet bootstrap : quelque chose vient lexistence par le fait mme que son

    existence est suppose.

    On trouve cette mme ide du ct de ltat. Matheron parle ce propos de causalit

    circulaire quil dfinit comme suit : il est vrai que ltat est fort parce que nous lui

    obissons, et il est vrai aussi que nous lui obissons parce quil est fort45 . Il sagit bien l de

    la logique du bootstrap. Pourtant, comme y insiste juste titre Matheron, les paradoxes se

    dissipent une fois les modles proposs et leurs processus diachroniquement dploys : Ilny a plus l de paradoxe : il ne sagit plus de l abandon dune indpendance laquelle

    nous renoncerions sous laction dune force que seul, pourtant, ce renoncement serait

    capable de crer46 . En effet, ltat final perd son caractre mystrieux de bootstrap ds lors

    quon reconstitue lenchanement gntique squentiel qui la fait merger. Ainsi, par

    43 Certes lor est une marchandise mais elle nacquiert sa qualit montaire que parce quelle cesse dtreconsidre comme une marchandise profane. Cest sa demande en tant que monnaie qui en a stabilis le cours.44

    Paul A.Samuelson,Economics, New York, McGraw-Hill, 10me dition, 1976, p. 276.45Matheron,op. cit., 1988,p. 327.46Ibid., p. 327.

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    exemple, dans ltat de nature marchand, la qute de richesse est une force motrice prsente

    ds le dpart qui conduit les producteurs-changistes sintresser aux biens faisant lobjet

    dune large acceptation parmi leurs fournisseurs ou clients47. En consquence, dans cette

    premire phase, coexiste une certaine diversit dans les dfinitions de la richesse. partir de

    l, chacun tant intress accrotre son espace de circulation pour utiliser au mieux la

    puissance de tous ou sen protger, se dveloppe un processus cumulatif dans lequel certaines

    richesses disparaissent parce leur espace de circulation est jug trop troit, ce qui conduit

    mcaniquement faire que lespace dacceptation de celles qui demeurent stend. Ce

    processus se rpte et, in fine, cette rivalit entre dfinitions distinctes de la richesse conduit

    lmergence dune convergence unanime autour dun mme objet. Une fois cette convergence

    tablie, lobjet lu apparat aux yeux de tous comme lexpression adquate de la richesse

    absolue par le fait mme que tous lacceptent. Comme on le constate, au cours de ce

    processus lacceptation crot avec lacceptation, sans quil y ait l un quelconque paradoxe

    mais simplement un renforcement naturel de la confiance au fur et mesure que les biens-

    candidats sont plus largement accepts. Ce que dit Matheron de ce processus, quil analyse

    dans lordre politique, est dune gnralit qui permet de lappliquer tel quel au cas

    montaire : Il sagit de la rorientation dune force collective qui, ds le dbut, existait

    ltat diffus ; rorientation qui est le rsultat spontan du jeu anarchique de cette force

    collective originelle, et qui, une fois ralise, a pour effet de se reproduire en permanence48 .

    Une deuxime similitude, plus fondamentale, dans les approches considres est

    trouver dans le rle central quelles font, toutes deux, jouer la crise. Et cela de deux

    manires. Dune part, ces deux modles pensent la ncessit de lordre social, civil ou

    montaire, partir de leur crise mme ! Et il faudrait ajouter : pas nimporte quelle crise, mais

    la crise la plus extrme. Mais ce nest pas tout. Car, dautre part, lanalyse qui est faite du

    processus par lequel lordre social, civil ou montaire, se construit rvle quil procde de

    mcanismes luvre dans le processus de crise lui-mme. Nest-il pas dailleurs hautementsignificatif quAlexandre Matheron, constatant labsence dans le Trait politique dun modle

    explicite de gense de ltat civil, se charge de linterpoler partir dun passage qui peint

    prcisment le mcanisme de la crise (TP, III, 9) ? Sur cette ambivalence de processus

    capables dengendrer aussi bien de lordre que du dsordre, lhomologie entre cas politique et

    cas montaire est de nouveau frappante. Commenons par le modle montaire.

    47 la limite, cela peut tre les questions dutilit qui dominent dans cette premire tape.48Ibid., p. 327.

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    Comme on la vu, lunanimit montaire est une unanimit plus impose que dsire.

    En tant quelle institue de fortes contraintes en matire de paiement et de solvabilit 49, la

    norme montaire nourrit chez les acteurs individuels un mcontentement latent. Cependant,

    tant que les gains quengendre ladhsion lordre montaire existant lemportent sur le poids

    des contraintes, ces mcontentements restent limits au for intrieur de chacun et lordre nen

    est nullement affect. Les choses changent radicalement lorsque, du fait de la politique

    montaire, les cots et les difficults associs lobtention de la monnaie connaissent une

    brusque augmentation jusqu faire natre un mouvement collectif de remise en cause de

    lunanimit montaire. Plus prcisment, la crise dbute lorsquun groupe dindividus

    dviants, insatisfaits par la monnaie existante, se tournent simultanment vers de nouvelles

    dfinitions de la richesse, ce quon peut appeler des monnaies prives , plus conformes

    leurs intrts. On est alors face ce quil faut appeler une sdition montaire . Notons que

    cette sdition peut prendre des formes multiples. La plus simple consiste recourir une

    monnaie trangre, par exemple le dollar50, la fois comme moyen dvaluation des

    marchandises et comme moyen de thsaurisation, voire comme moyen dchange. Mais il

    existe des formes plus subtiles de sdition montaire, par exemple lindexation des prix. En

    effet, le recours lindexation sanalyse, dans notre cadre thorique, comme le rejet de la

    monnaie nationale en tant quunit de compte et lmergence dune nouvelle unit, par

    exemple un indice de prix ou un taux de change. On parlera alors de monnaie prive

    partielle dans la mesure o le support de lindexation nest pas une monnaie complte

    puisquelle se limite la fonction de compte, sans tre ncessairement un instrument des

    changes.

    Ce qui est essentiel dans lensemble de ces processus, par-del leur diversit, est la

    remise en cause du monopole de la monnaie centrale du fait de lutilisation par certains

    groupes de nouvelles rfrences montaires dites prives . Ladhsion collective

    jusqualors tout entire focalise sur une mme dfinition de la richesse connat une soudaineperte de puissance du fait de son fractionnement en une multiplicit de dfinitions rivales. Il

    faut ici parler dune crise de laffect commun. Cest en cela que le fractionnement est le

    concept adquat pour penser la crise montaire dans sa forme la plus gnrale : le courant

    unitaire qui donnait ladhsion toute sa force se voit parpill pour laisser place une

    concurrence des prtendants montaires. Cependant, le fractionnement est instable. Il suit une

    49 Contrainte de se procurer les quantits de monnaie ncessaires au paiement des achats dsirs, et plus

    gnralement dassurer des flux de recettes montaires permettant de couvrir dans le temps tous les dbours.50 Rappelons que, du point de vue des institutions montaires nationales, le dollar doit tre considr comme une monnaie prive .

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    logique identique celle mise en vidence lors de lanalyse du processus dmergence de

    lordre montaire, savoir la formation cumulative dun regroupement dindividus marchands

    pour constituer une communaut de circulation de la plus grande extension possible, autour

    dune mme dfinition de la richesse. Dans la situation de crise comme dans ltat de nature

    marchand, ce qui est en jeu est la polarisation mimtique des conceptions de la richesse sur un

    mme objet qui, par ce fait mme, acquiert une existence publique autonome. Lorsquon

    prend le point de vue de lmergence de lordre, ce processus est saisi au moment de son

    triomphe, cest--dire quand simpose une nouvelle dfinition reconnue par tous. Lorsquon

    sintresse la crise, ce processus est apprhend comme processus de contestation de lordre

    montaire au moment o des revendications montaires partisanes viennent sagrger pour

    contredire lancienne norme et affirmer lambition den former une nouvelle.

    Lorsquil y a crise, deux scnarios sont alors possibles : soit lautorit ragit et russit

    rtablir lordre montaire antrieur, soit la destruction de lancienne monnaie est conduite

    son terme et laisse le champ libre aux divers prtendants privs. Cette situation de crise

    extrme dans laquelle on assiste une lutte directe entre incarnations rivales de la richesse est

    prcisment ce que notre modle de gense a tudi. En considrant ce cas le plus dfavorable

    et en dmontrant quelle conduit ncessairement la formation dune nouvelle unanimit

    montaire, notre modle peut prtendre avoir pens labsolue ncessit de la monnaie. Tel est

    bien son intrt. Cette lecture permet galement de comprendre que ce modle nest en rien

    un modle dmergence historique, qui chercherait analyser la naissance de la monnaie en

    Grce ou ailleurs, mais bien un modle qui cherche rendre intelligibles les forces qui,

    aujourdhui, tout instant, dans nos socits, font en sorte que lordre montaire se

    maintienne et surmonte ses crises, ce que lon peut bien appeler le conatus de la monnaie

    puisque lobjet monnaie tend imprieusement lexistence dans les socits marchandes

    et sy maintient de mme. Cest la puissance des nergies dagrgation autour dune mme

    dfinition montaire qui se trouve lucide par ce modle.Si lon se tourne maintenant vers lordre politique, lanalyse est identique. On y

    retrouve cette mme ambivalence de lordre et du dsordre. Pour Spinoza, la crise politique

    correspond ce moment prcis o ltat civil est chang en tat de guerre parce que la crainte

    est change en indignation. Lanalyse quen propose Matheron est lumineuse. Par dfinition,

    nous dit-il, le tyran est celui qui gouverne essentiellement par la crainte. Cependant, si lon en

    reste l, comme dans le cas montaire du mcontentement individuel, cela ne dbouche sur

    rien dautre que le ressentiment intrieur. Chacun hait le tyran solitairement et aspiresolitairement se venger, sans que cela ninflue sur la situation relle. Mais prcisment, les

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    choses ne restent pas toujours ainsi : partir dun certain seuil dexaction, lindignation

    apparat et cela change tout. Pourquoi ? Parce quelle conduit une expression publique qui

    est productrice dagrgation mimtique : chacun, partir du moment o il sait que dautres

    que lui sindignent du mal qui lui est fait, commence sapercevoirquil nest pas seul en

    face du tyran, quil peut compter sur laide dautrui et quune rsistance collective est

    possible51 . Cest de cette manire que la puissance du groupe se fait sentir. Matheron

    souligne abondamment que ce processus dagrgation des puissances est celui-la mme quon

    retrouve au fondement de ltat civil : il nous faut admettre que (la socit politique) doit

    rapparatre par un processus analogue celui par lequel elle sest dissoute ; ce qui revient

    dire que lindignation engendre ltat de la mme faon, exactement, quelle cause les

    rvolutions52 .

    La cit montaire partage donc pleinement avec la cit politique ce quon pourrait

    nommer son paradoxe gntique : on y entre par les mmes mcanismes qui en font

    sortir Ainsi, dans les deux modles, on retrouve ce mme jeu de limitation des affects au

    fondement du processus de constitution des puissances collectives, dans ltablissement de

    lordre comme dans sa mise en cause. Il sensuit un cadre danalyse qui fait jouer la crise

    extrme un rle central. Cest partir de celle-ci que se donne penser la ncessit du lien

    social, pour ltat civil comme pour ltat montaire. La similitude des analyses est

    saisissante.

    En effet, analysant la crise telle que la produit un fort mouvement dindignation,

    Matheron poursuit en distinguant deux configurations : ou bien le tyran comprend le danger et

    il rtablit son pouvoir en accordant quelques concessions ses sujets ; ou bien il sobstine et

    linsurrection est lordre du jour. Or, note-t-il, cette situation de crise paroxystique est

    prcisment ce que le modle de gense conceptuelle a considr comme son tat de dpart.

    Comme pour la monnaie, le modle spinoziste fournit une description des conjonctures de

    crise sous leur forme la plus aigu. Aussi, permet-il de comprendre pourquoi, mme dans lecas le plus dfavorable, la socit politique doit de toute faon surgir (ou re-surgir). Cit

    montaire et cit politique manifestent lune comme lautre cette tendance la persvrance.

    Ce qui conduit Matheron la forte conclusion suivante : (Le rtablissement de ltat civil)

    ne manifeste au fond rien dautre que le conatus mme de la socit politique : son effort

    obstin et tenace pour persvrer envers et contre tout dans son tre. Mais il devient alors

    vident que la gense de la socit politique , abstraction faite de toute question dorigine,

    51Matheron, op. cit., 1994, p. 156.52Ibid., p. 157.

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    nest rien dautre que le processus mme par lequel elle se produit et se reproduit elle-mme

    en permanence, tous les jours sous nos yeux, et qui est strictement identique celui par lequel

    elle serait sortie dun hypothtique tat de nature si celui-ci avait exist53 .

    La monnaie, expression de la totalit sociale

    Lensemble de ces rflexions construit un cadre thorique qui, loin de voir dans la

    monnaie une donne secondaire et contingente de lordre marchand, la pense comme

    constituant son rapport premier, celui grce auquel cet ordre social accde lexistence

    complte. Ce rle fondateur a pour base, non pas quelque qualit intrinsque quil faudrait

    spcifier, mais laccord unanime des socitaires pour reconnatre en elle ce que les autres

    dsirent absolument. Dans la monnaie, cest lunit objective du corps social qui se donne

    voir. On ne saurait mieux exprimer la nature holiste de la monnaie, son statut de puissance

    collective. Son rle de mdiation sen dduit : tous partageant une mme vnration son

    gard, les conatus marchands cessent dtre lun face lautre dans un tat dabsolue

    tranget et leur lutte peut se polariser sur sa seule possession. De cette faon, la monnaie

    simpose toutes les activits marchandes comme le tiers mdiateur qui en authentifie la

    valeur sociale. Telle est la signification spcifique de la monnaie : elle est linstitution qui

    donne ralit la notion de valeur abstraite et par l mme, elle est ce qui permet lactivit

    marchande dfinie comme activit tout entire tourne vers la valeur.

    Bien que minoritaire en conomie, cette conception de la monnaie nest pas totalement

    isole au sein des sciences sociales. Des penseurs comme Marcel Mauss, Franois Simiand ou

    Georg Simmel ont dfendu des positions assez proches. Cest la notion de confiance quils ont

    mise en avant pour rendre compte du mouvement gnralis dadhsion qui constitue le

    fondement du rapport montaire. Nous partageons cette position condition de bien garder

    lesprit quune grande partie des acteurs conomiques nacceptent la dfinition officielle de lamonnaie que rsigns et contraints, faute de mieux. Autrement dit, il faut penser une

    confiance montaire collective qui ne soit pas lexpression dune adhsion spontane de tous

    les socitaires mais bien plutt dune adhsion force par leffet irrsistible dentranement de

    laccord des autres. Cest par ce processus que laffect commun est produit et cest par ce

    mme processus quil peut tre dtruit. Le point thoriquement dcisif est dans la rupture avec

    une approche naturalise de la valeur, pense hors de lchange comme donne objective, dj

    53Ibid., p. 161.

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    l, intrinsque aux marchandises. Tout au contraire, les approches htrodoxes partagent

    lide que cest la monnaie en tant quunit de compte qui donne sens et ralit lvaluation.

    La monnaie est ce par quoi les rapports marchands se trouvent pleinement institus comme

    rapports nombrs. Elle est linstitution du nombre marchand. Il est vain de chercher penser

    le prix comme lexpression dune grandeur qui lui prexisterait et dont il ne serait que

    lexpression. Il faut partir du dsir unanime de monnaie et des formes sociales qui lencadrent.

    En ce sens, la monnaie peut tre dite expression de la totalit sociale condition de bien

    souligner que totalit sociale (marchande) et monnaie se construisent simultanment en

    prenant appui lune sur lautre.

    II. DERRIRE LE FAIT MONTAIRE, LAPOTENTIA MULTITUDINIS

    La caractristique principale de cette approche de la monnaie, par quoi dailleurs elle

    se distingue le plus de la thorie conomique standard, rside donc dans le fait que, loin dtre

    le produit dun accord rationnel, dun processus conventionnel ou contractuel, la monnaie

    nous reconduit au cur du fait communautaire dont elle participe directement. Si la monnaie a

    ainsi voir avec le communautaire en un sens trs profond, on peut alors tre spontanment

    tent de former lintuition quelle nest pas sans quelques affinits avec le phnomne

    religieux. Pour tre vraiment fconde et mriter dtre suivie, cette heuristique ncessite

    toutefois dtre labore. Il est bien vident en effet que seul un religieux considr au-del de

    sa dimension dogmatique et thologique peut tre mis en connexion avec le communautaire

    montaire avec quelque sens. Pour pouvoir faire jouer adquatement la rfrence religieuse

    lintrieur de la problmatique montaire, il faut donc pralablement oprer une extension

    conceptuelle du domaine du religieux, cest--dire en dpasser la dfinition par ses contenus

    substantiels originels dogmatiques.Cette opration a prcisment t au cur du projet intellectuel de la sociologie

    franaise du dbut du sicle, celle de Durkheim, Mauss et Hubert. Dans la logique du dtour

    et de lhtrotopie quillustreront plus tard, chacun leur manire Lvi-Strauss ou Foucault,

    Durkheim ne va pas explorer les formes lmentaires de la vie religieuse dans les socits

    australiennes, ni Mauss les socits mlansiennes, pour elles-mmes mais pour mieux

    revenir leur propre socit. En lespce, Mauss et Durkheim ont pour projet de retrouver au

    cur mme des socits quon dit modernes la prsence persistante du religieux, du sacr etde larchaque, contre les proclamations trop rapides de leur disparition. Ceux qui affirment

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    lvanouissement du religieux, en effet, ne jugent que superficiellement et daprs

    laffaiblissement de ses seuls contenus substantiels. Ils ne peroivent pas la permanence dune

    forme, indication plus fondamentale du religieux, susceptible dabandonner certains contenus

    anciens mais aussi den accueillir de nouveaux. Voici ce que disent Hubert et Mauss dans une

    des citations peut-tre les plus reprsentatives de leur intention intellectuelle : Si les dieux

    chacun leur heure sortent du temple et deviennent profanes, nous voyons par contre des

    choses humaines mais sociales, la patrie, la proprit, le travail, la personne humaine, y

    entrer lune aprs lautre54 . Les idoles changent et se succdent, nous disent donc Hubert et

    Mauss mais le temple reste ! Il y a donc quelque chose comme un religieux formel,

    indpendamment et antrieurement aux contenus varis qui peuvent sy investir. On pourrait

    dfinir ce religieux formel comme lensemble des mcanismes de production de

    communauts cimentes par des croyances et des affects collectifs ou, inversement, comme

    lensemble des mcanismes de production de croyances et daffects collectifs constitutifs de

    communauts. Cette forme gnrale du religieux ainsi dfinie est dclinable dans de

    nombreux domaines de manifestation du collectif : le thologique, ltat, les valeurs morales,

    et aussi telle est notre proposition le montaire.

    Or il se trouve que le Trait politique offre une ressource du plus haut intrt pour

    penser ce religieux tendu au-del du thologique, ce religieux gnralis, il sagit du concept

    dePotentia Multitudinis. Cest pourquoi nous pouvons ds maintenant noncer notre thse :

    en tant quil est un fait dessence fondamentalement communautaire, le montaire est un

    mode particulier dexpression de la puissance de la multitude.

    Conformment lide dun religieux formel auquel on la heuristiquement fait

    correspondre, la potentia multitudinis est une puissance gnrale, susceptible de se manifester

    la fois dans diffrents domaines et sous diffrents rgimes. Les domaines sont ceux-l

    mmes qui viennent dtre indiqus : les rgles juridiques de la cit, les commandements

    thologiques, les valeurs morales, la norme montaire En tous ces ordres, cest la potentiamultitudinis qui est luvre, par o dailleurs il est permis de remarquer que le concept de

    puissance de la multitude donne accs, entre autres, une thorie gnrale des normes. Si

    la liste de ces domaines est parlante en soi, que faut-il entendre en revanche par diffrents

    rgimes de la puissance de la multitude ? De nombreux commentateurs, Laurent Bove en

    particulier, ont fait remarquer que lune des questions qui proccupent le plus

    fondamentalement Spinoza, aussi bien dans lEthique que dans le Trait politique et lon

    54 Henri Hubert et Marcel Mauss, Introduction lanalyse de quelques phnomnes religieux , in MaussMarcel, uvres, t. 1, Les fonctions sociales du sacr, Paris, ditions de Minuit, 1997.

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    pourrait bien considrer quil sagit mme de la question directrice de toute luvre ,

    concerne le degr auquel respectivement les corps humains et les corps sociaux sont spars

    de leur puissance ou au contraire parviennent se la rapproprier. La question des rgimes

    de la potentia multitudinis est donc celle de la sparation ou de la pleine appropriation par la

    multitude de sa propre puissance. Or, pour tre de plain-pied avec cette puissance actualise

    au maximum, la multitude, comme lhomme, doit avoir atteint cet tat que Spinoza nomme la

    sagesse , celui-l dans lequel lindividu, humain ou collectif, est cause adquate de ses

    propres actions. Mais Spinoza nous dit assez que cest trs rarement le cas, et que ce pourrait

    mme ne jamais ltre tout fait (E, IV, 4 et son corollaire). De fait nous constatons le plus

    souvent que la multitude vit sa propre puissance sous lespce de lhtronomie, et quelle

    entretient avec elle un rapport dtranget et de mconnaissance.

    On peut nommer de faon oxymorique transcendance immanente cette apparente

    extriorit la multitude de ses propres productions. Ce paradoxe dune production

    immanente et pourtant devenue extrieure et comme trangre, caractristique observable en

    tous les domaines o se manifeste la puissance de la multitude, est lune des questions, mais

    pas la seule, qui suggre dlaborer quelque chose comme un modle gnral de lapotentia

    multitudinis, base commune partir de laquelle penser ensuite ses diffrentes dclinaisons

    spcifiques, en particulier dans lordre montaire.

    Esquisse dun modle gnral de lapotentia multitudinis

    Comment la production collective peut-elle ce point devenir trangre ses

    producteurs ? Telle est bien la question que pose la potentia multitudinis sous le rgime de la

    transcendance immanente. Y rpondre suppose dentrer dans le dtail des mcanismes de

    formation de la puissance de la multitude. Or, ce sujet, Spinoza nous donne au moins deux

    indications. La premire est fournie dans le cadre spcifique de lordre politique, mais il estpermis de penser quelle est dune porte beaucoup plus gnrale : La multitude saccorde

    naturellement sous la conduite de quelque affect commun (TP, VI, 1). Laffect commun est

    donc producteur de la multitude ; mais comment est-il lui-mme produit ? Cest lEthique, on

    la vu, qui en indique le mcanisme principal, savoir limitation interindividuelle des affects

    (E, III, 27). Mais limitation des affects suffit-elle elle seule rendre compte de leffet de

    transcendance immanente ? Oui si lon nomet pas de mentionner un dtail en apparence

    insignifiant, et mme trivial, savoir que les socits sont des runions dhommes nombreux.Ce dtail anodin est en fait dcisif, car il implique que par le jeu de la contagion de proche en

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    proche, la dynamique de lmulation des affects peut se propager bien au-del du rayon

    daction et dinteraction de chaque agent, et lui revenir avec une force accrue qui lui semble

    t