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Spiritualité de l'engagement

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SPIRITUALITÉ DE L'ENGAGEMENT

OUVRAGES DU MEME AUTEUR

Aux Editions ouvrières Economie et Humanisme

Construire l'Eglise d'aujourd'hui. Economie saine ou bienfaisance sociale.

En collaboration :

Sur la libération de l'homme.

Rajeunir l 'examen de conscience.

Le secteur public industriel et la direction de l'Economie (les nationalisations).

Aux Editions familiales de France

Ils seront deux en une seule chair (questionnaires évan- géliques). Epuisé.

Thomas ' SUAVET

S P I R I T U A L I T É DE

L ' E N G A G E M E N T

13 SPIRITUALITÉ

ÉCONOMIE ET H U M A N I S M E LES EDITIONS O U V R I È R E S

1 2 , A v e n u e S œ u r - R o s a l i e — P a r i s ( 1 3

OUVRAGES PARUS DANS LA MEME COLLECTION

En mission prolétarienne (M.-R. Loew). Principes pour l'action (L.-J. Lebret). Action, marche vers Dieu (L.-J. Lebret). Montée humaine (L.-J. Lebret).

Rajeunir l'examen de conscience (L.-J. Lebret et Th. Suavet). Civilisation (L.-J. Lebret).

Prières (Michel Quoist).

Appels au Seigneur (L.-J. Lebret). Construire l'Eglise aujourd'hui (Th. Suavet). Dimensions de la charité (L.-J. Lebret).

Pour un catholicisme évangélique (R. Girault).

NIHIL OBSTAT :

Fr. Mart in ALLEGRE, Caluire, le 25 juin 1959.

IMPRIMI POTEST : Fr. Maurice CORVEZ,

Prieur provincial, Lyon, le 4 juillet 1959.

Fr. Vincent de COUESNONGLE, Eveux, le 28 juin 1959.

IMPRIMATUR : Cl. DUPUY,

Evêque auxiliaire, Lyon, le 15 juillet 1959.

T o u s d r o i t s r é s e r v é s p o u r t o u s p a y s

© 1959 E c o n o m i e e t H u m a n i s m e , les E d i t i o n s O u v r i è r e s , P a r i s .

I m p r i m é e n F r a n c e . P r i n t e d i n F r a n c e .

PREFACE

Préfacer un ouvrage est toujours une tâche difficile; préfacer celui-ci l'est particulièrement, puisque l 'auteur a déjà été présenté aux lecteurs de cette collection et que l'avant-propos explique pourquoi et comment l'ouvrage a été composé. Cependant, je tiens à profiter de l'occasion qui m'est offerte pour remercier le Père Suavet de ce que j 'ai reçu au cours de discussions parfois fort animées, qui se sont toujours conclues par un renforcement de notre amitié. Je le ferai en posant quelques jalons pour aider le lecteur, lui laissant toutefois le soin de découvrir à travers cet ouvrage un esprit qui a su lier à une vision aiguë de son époque un sens profondément adapté du témoignage apostolique.

L'engagement temporel du laïc chrétien. Par tan t de la Parole de Dieu elle-même et des écrits des Apôtres, des Pères de l'Eglise, des Papes, l 'auteur sait faire saisir son caractère obligatoire découlant naturellement d'un chris- tianisme authentique. Réaliser l'intention de Dieu dans une vie terrestre, c'est nécessairement « se soumettre la terre ». Le monde est affolé par sa puissance. Il dispose de moyens considérables, mais les richesses mal réparties permettent à la fois le gaspillage et la misère.

Il met son espérance dans la science et la technique, mais il risque d'en devenir l'esclave. La vie se socialise de plus en plus, mais dans la masse grégaire l'homme est seul et tend de plus en plus vers l'individualisme.

Le chrétien est dans ce monde pour le soumettre à l 'homme — travaillant à la réalisation d'une harmonie sans cesse en création et témoignant ainsi de l'existence et de l 'amour du Père.

Certes, l 'épanouissement final du chrétien est dans l 'amour définitif auquel sont appelés tous les hommes; mais pour y atteindre, il faut un passage organisé sur la terre, et de l'organisation de ce passage dépendra pour beaucoup la bonne arrivée à l'étape finale. Combien est parlante l'image de l'échafaudage choisie par le Père Suavet ! L'échafaudage est passager. Mais il permet de construire le définitif, et ce n'est que dans la mesure où il sera solide qu'il permettra d'aller jusqu'au définitif. L'échafaudage se construit avec tous les hommes. Il revient au chrétien de montrer par sa présence que l'écha- faudage, qu'il veut solide parce qu'il lui est nécessaire pour demain, n'est que de durée limitée.

C'est l'accomplissement d'un acte d 'amour que cette transformation du monde avec les autres, avec les frères humains. S'engager, agir, ce n'est pas autre chose.

... Citons l 'auteur : « Refuser une action collective à l'échelle du monde, c'est aussi grave que de refuser le pain. » Cette tâche commune de l'humanité, le chrétien doit être celui qui en permet la continuation, la péren- nité dans la paix, car il porte l'espérance, et aux regards étonnés de ses compagnons de route il découvre les valeurs spirituelles qui donnent un sens à leur vie et à leur mort.

Comment s'engager? La question ne peut être posée que par un homme auquel on n'a pas encore ouvert les yeux. Le choc de la découverte des misères du monde, de l'immense chantier qu'il représente, se produit un jour ou l'autre pour tout homme et il ne peut y répondre que par un oui ou un non. Quel est celui d'entre nous, chrétiens,

qui peut dire qu'il n 'a jamais répondu non à l'appel des autres, à l'appel de la souffrance, à l'appel de Dieu?

Comme nous nous compliquons la vie à plaisir, recher- chant dans une fausse humilité et une fausse pureté des raisons et encore des raisons ! « Je ne suis pas capable. » « J 'ai la solution, mais je ne peux l 'appliquer : il faudrait la discuter, avec des hommes que je méprise ou dont j 'ai peur. Pour être efficace, il faudrait faire de la politique et il y a tellement de saleté que j 'aime mieux rester sur le bord de la route et juger, méprisant, les efforts de ceux qui font avancer la voiture doucement, en redressant à chaque instant. » Et puis, parfois, ce comble de l'hypo- crisie qui tend heureusement à disparaître : « Si j 'entre dans telle organisation, je vais devoir m'opposer à tels hommes par lesquels la justice est bafouée, et comme chrétien je ne veux m'opposer à personne. » Refuser la charité active au nom d'une fausse charité d'épiderme, c'est un soufflet sur la face de Dieu. C'est ramener la charité qui est vérité à la mesure d'un respect humain, c'est le refus d'assistance à personne en danger à l'échelle d'un milieu ou d'un monde.

Le Père Suavet nous arrache à notre bonne conscience; il le fait en étudiant minutieusement les perplexités de l'engagé qui doute d'avoir choisi la voie juste. Il montre que l'engagement doit normalement déboucher sur le plan des organisations et des institutions, au plan de la poli- tique, de la profession, de l'entraide, de l'éducation, de la famille.

Certes, la politique est une tâche majeure, elle est une des activités les plus nobles de l'homme, elle permet d'être aux endroits où se prennent les décisions pour le service de la Cité. Elle ne saurait cependant être ni majorée n i minimisée. A côté d'elle, les engagements divers cités plus haut ne sont pas inférieurs. Les uns et les autres sont complémentaires et aussi nécessaires, et si les chrétiens

ont choisi telle ou telle voie, c'est souvent le hasard des besoins, d'une action plus urgente qui a dicté ce choix. Il faut regretter d'ailleurs que ce ne soit pas en fonction de nos tempéraments ou de la préparation donnée par la vie, mais c'est un fait.

Peut-être cela pourrait-il être normalisé si plus de chrétiens étaient engagés dans certains types d'action auxquels on attache en général trop peu d'importance. Le domaine de l'éducation, par exemple, déborde largement l'enseignement et l'éducation familiale : il va de l'école de cadres à l'illustré pour enfants, en passant par la presse et la télévision.

Comme militants ouvriers, nous avons tendance à ne considérer comme engagement que les engagements dits « de pointe », notamment dans le domaine politique et syn- dical. Mais me permettra-t-on de dire : avoir des positions politiques ou syndicales avancées, dont on discute entre camarades sans souci d'efficacité réelle, ne suffit pas pour être engagé. Inversement, nous connaissons tous des mili- tants souvent ignorés qui seraient étonnés si on leur disait que leur engagement est plus réel que celui de tel grand faiseur de systèmes en chambre. Et pourtant cela est.

Etre engagé, c'est servir avec le maximum d'efficacité dans la plus grande communion humaine avec toute l'humilité tirée des insuffisances personnelles que nous connaissons bien. Et cela n'est pas compliqué. Il suffit d'être disponible et, quand on hésite sur le choix, prendre la voie qui paraît la plus difficile après avoir pris conseil de l'équipe.

Cela demande une technique : connaissance réelle des problèmes, connaissance des mécanismes institutionnels, analyse serrée des institutions à transformer, connaissance des hommes pour lesquelles elles ont été faites, connais- sance des points d'application.

Après l'avoir démontré, le Père Suavet aborde deux problèmes difficiles qui sont souvent cause de déchi- rements, de heurts, de contradiction : ceux qui touchent les rapports de l'engagement avec le métier et avec la famille. Par exemple, que de problèmes se posent — ou devraient se poser — à un chrétien qui collabore libre- ment (mais qui donc est vraiment libre dans ce domaine?) par sa profession à la fabrication de produits ou d'engins de destruction, ou à la diffusion de l 'erreur ou de la haine. Entre les exigences familiales ou professionnelles et l'engagement, des tensions existeront toujours. La bonne conscience ne saurait se trouver dans un oubli de l'une ou de l'autre mais dans un équilibre. Etre seulement un père de famille, un professionnel ou un militant, c'est jouir de la tranquillité dans un désordre.

Le propre du chrétien engagé, c'est d'être en recherche permanente d'équilibre entre des tâches qui pa r moments s'opposent. Il y faut un travail en commun du foyer où la brièveté de la présence sera compensée par son inten- sité; il faut savoir se servir de l'exemple pour compenser l'absence dans l'éducation.

Il faut surtout savoir choisir. L'engagé, ce n'est pas celui qui cumule les fonctions, papillonnant de l'une à l'autre sans préparation, sans réflexion, accumulant des tâches impossibles à remplir et empêchant parfois leur réalisation par d'autres chrétiens, d'autres hommes, à la montée humaine desquels il s'oppose sans s'en rendre compte.

L'engagement enfin doit être collectif. Il s'agit là d'une question d'efficacité. Dans notre civilisation moderne, l'action pour être efficace ne peut être que communau- taire, et le Père Suavet sait montrer l 'importance de ce plan. Mais surtout si l'engagement doit être collectif, c'est qu'il s'agit de montée et de promotion collective des milieux et des peuples. Enfin, c'est le plus sûr moyen

de garder contre lui-même le militant engagé et travaillant au sein d'une équipe.

L'engagement collectif peut se faire dans des mou- vements neutres ou des mouvements organisés par des chrétiens. Là encore, il n 'y a qu'une règle absolue, une ligne de défense; il est impossible de travailler dans un mouvement, un parti, une organisation ayant des buts nettement en contradiction avec le christianisme, ou cher- chant même à le combattre immédiatement ou à terme, directement ou indirectement.

Une incompréhension peut naître par suite d'une confusion des plans que la pensée nuancée de l'auteur ne fait peut-être pas suffisamment apparaître. Généreux jus- qu'au sacrifice, des chrétiens pensent qu'ils doivent tra- vailler dans des organisations dont l'athéisme est un athéisme militant, certains espérant rendre témoignage au Christ devant les plus défavorisés spirituellement. d'autres estimant qu'ils éviteront par là un plus grand mal. Les premiers confondent le contact et le témoi- gnage qui doit être porté devant tout homme, notre frère, et le travail institutionnel au plan temporel. En fait, si, par une attitude courageuse au sein du mouvement, ils peuvent parfois ébranler quelques-uns de leurs camarades incroyants, bien souvent ils servent sans le vouloir, d'otages ou d'appât pour attirer au sein du mouvement et du part i des chrétiens auxquels leur présence sert de caution. Souvent moins bien armés sur le plan doctrinal, ces derniers sont alors victimes du mouvement et risquent de perdre la foi par un processus dont nous avons été parfois les témoins.

Un autre problème se pose aux chrétiens présents dans un mouvement temporel organisé par des chrétiens, à étiquette chrétienne ou dans un mouvement neutre : dans quelles conditions peuvent-ils collaborer avec un autre

mouvement dont les buts connus comportent la disparition du christianisme et la négation de Dieu ? ,

Quand pour le bien général cela est nécessaire, il est possible de collaborer sur des points n'engageant pas la doctrine. La prudence est alors — ô combien! — nécessaire pour éviter des confusions et le renforcement de la force antichrétienne, celle-ci essayant de saisir toutes les occa- sions pour « travailler » les membres du mouvement avec lequel elle collabore passagèrement.

Ne voyons pas uniquement le part i communiste quand nous traitons de ces problèmes. Il peut y avoir des grou- pements matérialistes non communistes avec lesquels la collaboration sera aussi dangereuse.

A plusieurs reprises l 'auteur revient sur la double nécessité d'être pauvres avec les pauvres et de penser, de souffrir avec les peuples qui ont faim. La pauvreté volon- taire de la vie est une ascèse difficile, mais elle seule permet de parler avec des plus malheureux et en leur nom.

Porter toute la misère du monde, ce n'est pas seu- lement donner de son nécessaire, c'est présenter et faire comprendre les arguments de ceux qui sont dans la misère, leurs revendications, même illogiques, même mal construites. C'est expliquer les colères, en porter la peine, c'est accepter les sourires méprisants, sans cesser d'être compétent et de proposer des solutions. C'est être avec pour y porter l 'amour et l'espérance. C'est rendre aux autres la confiance en eux-mêmes. C'est sur tout savoir écouter, écouter longtemps dans un monde où les hommes ne connaissent plus le dialogue et où chacun poursuit son monologue.

Enfin le Père Suavet, rappelant la doctrine du Bien Commun, appelle les engagés les « coopérateurs de Dieu » et les montre comme des instruments permettant aux

hommes d'arriver à la glorification de Dieu par leurs œuvres. Ces chapitres ont plus besoin d'être médités que commentés.

Magnifique conclusion pour nous que la fidélité à l'Es prit-Saint. Sachons appliquer nos dons — Ses dons. « Laissons-nous conduire, mais, pour avoir l'inspiration, faisons effort pour être en contact avec Celui qui la donne. »

Ce livre nous fait réfléchir. Il nous obligera peut-être à des révisions difficiles. Qu'importe, si elles sont néces- saires! Il nous oblige à repenser en même temps que notre action temporelle notre participation à l'Action catholique. Celle-ci doit apporter soutien, force, lucidité. N'est-ce pas par elle que peut passer l 'Esprit de Dieu? Alors dans notre action temporelle nous serons efficaces pour construire la Cité, mais nous serons aussi rayonnants d'une lumière portée avec humilité.

Tout est simple par le Christ. Il suffit de répondre, de répondre humblement en actes à l'appel des frères pour construire ensemble l'échafaudage solide, bien équilibré, bien entretenu. La demeure ensuite est éternelle.

Gérard ESPERET.

AVANT-PROPOS

Ce livre est né de la vie, de la nécessité où je me suis trouvé d'aider spirituellement des militants chrétiens de tous milieux engagés dans l'action temporelle, syndi- cale et politique en particulier. Aussi ne sera-t-on pas étonné que la rédaction ait commencé par ce qui est aujourd'hui la troisième partie de cet ouvrage : Comment vivre en chrétien son engagement. On trouvera là plus qu 'un exposé doctrinal illustré par des exemples emprun- tés à la vie des laïcs : une élaboration à part ir de l'expé- rience spirituelle de ceux avec qui, depuis quinze ans, j 'ai eu le privilège de vivre, de réfléchir et de prier.

Les faits ont montré que si beaucoup de laïcs fort dévoués dans l'action temporelle ne vivaient pas plei- nement en chrétiens, c'est qu'ils n'étaient pas suffisam- ment avertis sur les raisons d'être les plus profondes de leur action. Nous avons donc été conduits à écrire la première partie : Fondements spirituels de l'engagement temporel.

Enfin, beaucoup nous ont demandé que cet ouvrage soit concret, qu'il ne reste pas dans les principes généraux, mais qu'il soit pour chacun l'occasion de s'engager vrai- ment dans le temporel ou, au besoin, de réorienter son engagement. D'où la deuxième partie : Où et comment s'engager.

Ceux qui sont déjà engagés seront tentés de commen- cer par lire la troisième partie. Ils risqueront alors d'être découragés, en voyant les exigences de la vie chrétienne

sans avoir suffisamment présentes à l'esprit les réalités spirituelles qui les justifient. Certains pensent que la tâche des chrétiens est de se mêler au monde pour faire accep- ter leur religion; d'autres de combattre pour défendre les droits de l'Eglise; d'autres encore demandent à l'Eglise de leur donner le dynamisme pour soutenir l'action pro- fane qu'ils ont engagée. Tout cela peut être nécessaire. Ce n'est pas suffisant. Nous avons bien plus à faire : il nous faut travailler à la réalisation du Plan de Dieu qui est de restaurer toutes choses dans le Christ. Comme le dit le chanoine Mouroux dans son beau livre : Sens chrétien de l 'homme : « Le temporel est une réalité blessée qu'il faut aimer d 'un amour rédempteur. » Aimer tout ce qui est humain, tout ce qui est provisoire, pour le sauver; faire descendre le spirituel jusque dans les profondeurs de l 'humain, faute de quoi les réalités humaines ne seront pas sauvées, voilà une tâche essentielle pour les chrétiens d'aujourd'hui. Vivant dans ce monde, partageant les besoins, les difficultés, les joies de leurs compatriotes, les chrétiens doivent vivre comme des rachetés et en porter le témoignage. C'est à cela que la spiritualité proposée ici voudrait les aider.

Cependant qu'on ne s'attende pas à trouver ici une somme pouvant répondre à tous les besoins et à toutes les questions du chrétien d'aujourd'hui. Nous nous limitons à montrer l'urgence de travailler à la construction du monde, les impératifs qui s'imposent au chrétien pour y parvenir et les moyens à sa disposition pour se sanctifier en réa- lisant cette œuvre temporelle. La vie intérieure, la parti- cipation à la vie de l'Eglise, le témoignage apostolique ont évidemment d'autres dimensions que celles abordées dans ces pages. Ces problèmes seront traités dans d'autres ouvrages de la même collection.

La nécessité pratique d'appartenir à un mouvement d'Action catholique pour le chrétien qui veut accomplir

correctement ses tâches profanes n 'a sans doute pas été aussi soulignée qu'il conviendrait de le faire. Cela tient tout simplement au fait que les militants auxquels nous avons l'habitude de nous adresser appartiennent à des mouvements d'Action catholique spécialisée. Beaucoup même ont découvert grâce à l'Action catholique la place que doit tenir l'engagement temporel dans la vie d'un chrétien.

Ce livre s'adresse donc en premier lieu aux laïcs, aux militants et à ceux qui le deviendront, mais il voudrait aussi aider les prêtres dans la tâche spirituelle difficile qu'ils ont à remplir auprès des laïcs engagés dans la trans- formation des structures (1). C'est surtout à leur intention qu'a été rédigée une petite bibliographie.

Nous avons renvoyé en annexes un certain nombre de textes. Ils nous ont semblé, en effet, trop intéressants pour que nous consentions à les abréger afin de les mettre en bas de page. Nous pensons qu'il sera bon de se reporter plusieurs fois à l'annexe 10 où nous avons donné un schéma aussi clair que possible de la manière dont saint Thomas d'Aquin décrit notre organisme spirituel.

Nous voudrions dire un grand merci à tous ceux qui, parfois même sans le savoir, nous ont fourni des maté- riaux pour la rédaction de cet ouvrage. Il y en aurait trop à nommer. Notre joie est de savoir qu'ils essaient de vivre ce qui est écrit ici et que, là où ils se trouvent, ils portent dans leurs prières les mêmes soucis que nous.

Aix-en-Provence, Vendredi saint 1959.

(1) D a n s l ' o u v r a g e C o n s t r u i r e l ' E g l i s e a u j o u r d ' h u i , p a r u il y a d e u x a n s d a n s c e t t e c o l l e c t i o n , n o u s n o u s a d r e s s i o n s d i r e c t e m e n t a u x p r ê t r e s e t n o u s a v i o n s en v u e l e s t â c h e s p r o p r e m e n t e c c l é s i a l e s . Ici n o u s e n v i s a g e o n s les t â c h e s p r o f a n e s .

PREMIERE PARTIE

LES FONDEMENTS SPIRITUELS

DE L'ENGAGEMENT TEMPOREL

CHAPITRE PREMIER

LE P L A N DE DIEU

L'indépendance du chrétien té- moigne de la liberté de la foi en face du monde.

C'est tout le contraire d'une retraite ou d'une évasion ; tout le contraire d'une défection devant le drame de l'existence et de la vie, d'un retranchement dans une curiosité « spectaculaire ». C'est un engagement d'autant plus réel et d'autant plus profond que la liberté intérieure est intacte. A la vérité, c'est une conséquence de la loi de l'Incarnation, dans l'ef- frayant dynamisme de laquelle tout chrétien est en quelque mesure entraîné s'il ne résiste pas à ce qu'il est.

Jacques Maritain : Lettre sur l'Indépendance, Desclée de Brouwer, 1935, pp. 9-10.

Vivre en chrétien, c'est — tout simplement — entrer à fond dans le Plan de Dieu, c'est réaliser les intentions divines sur nous-mêmes et sur le monde. Rien ne nous livre mieux ce Plan que l 'Ecriture Sainte où Dieu nous le révèle progressivement. Dès le début de la Genèse, l 'auteur inspiré expose en quelques pages l'essentiel de la destinée humaine, de la même manière qu 'un auteur rassemble dans la préface les idées maîtresses de son ouvrage.

Dieu ayant créé le monde, les êtres inanimés puis les vivants, crée l'homme — son chef-d'œuvre. De tous les êtres terrestres, il est le seul que Dieu crée à son image : son âme spirituelle fait de lui un être libre. Les autres vivants sont mortels; il est fait, lui, pour l'immortalité. Dieu lui parle comme un ami parle à son ami.

Mais cet être appelé à l'intimité divine doit tenir sa place sur la terre. La grandeur unique de sa destinée fait de lui le roi de la création. Dieu lui assigne de remplir la terre et lui promet la fécondité. Il lui ordonne de dominer le monde et il lui promet de l'aider de sa puis- sance. Tout cela n'est possible que si l'homme travaille, que si tous les hommes travaillent ensemble, unis, pour rem- plir la terre, domestiquer les animaux et maîtriser les forces de la nature.

Tel est le Plan que Dieu nous révèle d'abord. Mais aussitôt après, il nous montre la faiblesse de l'homme, l'incapacité des hommes à travailler ensemble, à réaliser l'unité et l 'harmonie du monde. Peu à peu la Bible nous fait prendre conscience du péché qui est en tout homme, aussi bien ceux qui se disent fidèles au Seigneur que les autres, aussi bien les responsables du peuple que les simples citoyens. Ce péché qui corrompt tout, il est « en abomination devant Dieu » qui veut le bonheur de l'homme. Dieu aime tellement le monde qu'il lui envoie son Fils Unique non pour le juger, mais pour le sauver. Alors, par Jésus-Christ, Dieu révèle à l 'homme sa véritable grandeur ; appelé à remplir la terre, à dominer les forces de la nature, à jouir des biens de ce monde créés pour son usage, il est appelé à une destinée plus haute : créature spirituelle, il est fait pour vivre dans l'intimité divine. Jésus-Christ, en même temps qu'il libère le monde de son péché et rétablit son harmonie, fait de l'homme racheté un fils de Dieu. La grâce du salut est en lui comme un germe qui s'épanouira en vie éternelle. Avec l'incarnation

du Christ, le règne de Dieu est commencé, il est dans le monde comme un ferment; il oblige les hommes à revoir sans cesse leurs échelles de valeur et à modifier en consé- quence leur construction du monde. La grâce commu- nique à chaque chrétien le dynamisme de la charité, lui donne un titre privilégié à se vouer à la transformation du monde. Il ne peut être seulement spectateur des mer- veilles de Dieu lorsqu'il voit la figure de Jésus-Christ déformée dans des millions de créatures humaines : sa charité le presse de s'engager à leur service pour cons- truire avec eux un monde plus humain; son espérance qui le conduit bien au-delà des réalités visibles et présentes le soutient dans le combat qu'il doit mener pour qu'elles servent effectivement au bien total de tous les hommes.

Tel est, dans ses grandes lignes, le Plan de Dieu que nous fait connaître la Révélation.. Nous allons maintenant prendre en main la Bible pour confronter les réalités que nous observons tous les jours aux affirmations de l 'auteur sacré et découvrir progressivement les motifs et les orien- tations de l'engagement temporel.

PRIERE

Nous te suivons, Seigneur Jésus ; mais pour que nous te suivions, appelle-nous, car, sans toi, personne n'avance. Tu es en effet, la voie, la vérité, la vie...

Reçois-nous comme une route accueillante. Rassure-nous comme la vérité rassure.

Fais de nous des vivants puisque tu es vie.

Saint Ambroise : Le bien de la mort, 12, 55. Traduction Jourjon dans : Ambroise de Milan. Edi- tions Ouvrières, Paris, 1956, p. 123.

CHAPITRE II

R E M P L I S S E Z LA TERRE

Ce n'est pas de la discordance ou de l'inertie de la Providence, mais bien du désordre de l'homme — en particulier de l'égoïsme et de l'avarice — qu'est né et que se maintient encore sans solution le problème de la surpopulation de la terre, en partie réellement exis- tant, en partie redouté sans raison comme une catastrophe imminente par notre société moderne.

Pie XII : Allocution aux membres de la Fédération italienne des Associations de familles nombreuses, 20 jan- vier 1958. Documentation catholique, n° 1271 du 16 fé- vrier 1958, col. 202.

Au voyageur qui survolerait l'ensemble de la terre, celle-ci apparaîtrait sans doute en grande partie comme inhabitée. Et même les parties qui semblent au voya- geur aérien le plus travaillées par l 'homme sont loin d'être complètement exploitées ; la France, qui lui appa- raît comme un jardin merveilleux, dont les moindres par- celles sont « humanisées », compte de nombreux terroirs sous-exploités. De 20 millions d'habitants en 1650 (1), elle

(1) Huber, Bunle et Boverat : La population de la France, pp. 18, 19.

est passée aujourd'hui à plus de 44 millions (2), mais les experts affirment que, dans l'état actuel des techniques, elle nourrirait facilement 70 ou 80 millions d'hommes. Cette terre que nous connaissons bien est donc loin d'être « remplie ». Que l'Australie ou le Canada doivent donc paraître vides en comparaison !

Cependant, si nous nous plaçons maintenant à l'échelon mondial, nous voyons la population passer de 465 millions d'habitants en 1650 à 2 737 millions en 1956 (3). Le vide paraît donc se remplir plus vite ailleurs que chez nous, surtout à l'époque contemporaine. Le développement de la population mondiale est même devenu spectaculaire au cours des toutes dernières années : 47 millions (soit plus que la population française) pour la toute dernière ayant fait l'objet d'une estimation (1956).

Devant cette croissance imprévue le chrétien pense au vœu exprimé par l 'auteur de la Bible :

« Dieu créa l'homme à son image, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds, mul- tipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la (4). »

Emplissez la terre! Au rythme actuel de la croissance de la population les hommes paraissent tout près de réussir. Mais devant le succès prochain, ils sont pris de panique. Cette fécondité que toute la Bible présente comme la marque de la bénédiction divine (5) ne les

(2) Calcul de l'I.N.S.E.E.

(3) En ju in 1956 d'après l' Annuaire s ta t is t ique de l'O.N.U. (1957). (4) Genèse, 1, 27-28. (5) P a r exemple, Dieu dit à Abraham : « J 'é tabl is mon all iance

entre moi et toi, et je t 'accroîtrai extrêmement . » Genèse, 17, 2. « En faveur d 'Ismaël aussi, je t 'ai entendu : Je le bénis, j e le rendra i fécond, je le ferai croître extrêmement. » Ibid., 17, 20. Et Jacob bénissant les fils de Joseph s 'exprime ainsi : « Que Dieu [...] bénisse ces enfants [...] qu'ils croissent et mul t ip l ien t sur la terre. » Ibid., 48, 16. Voir ce que nous disons plus loin au chapitre XX.

r é jou i t pas, elle les effraie . Aler tés p a r les é tudes de socio- logues, de démographes , d ' économis tes d o n t chacune ne p résen te d ' a i l l eu r s le p lus souven t q u ' u n aspec t l imité de la réali té, ils son t pr is de p e u r devan t ce qu ' i ls consi- d è r e n t c o m m e le plus g r a n d péril des t emps mode rnes et ne p e n s e n t qu ' à le con ju re r .

E n m ê m e temps , d 'a i l leurs , nos c o n t e m p o r a i n s t rem- b len t d e v a n t la mor t . Souven t ils c ro ien t agir pa r a m o u r de l eurs semblables , a lors que, inconsc iemment , ils sont poussés p a r la p e u r à p ro longer a r t i f ic ie l lement l 'exis- tence d ' ê t res débiles qui, il y a encore que lques années , n ' a u r a i e n t pas su rvécu : v ie i l lards r e tombés en enfance, m a l a d e s c o m a t e u x sans espoir de guér ison, en fan t s qui ne se ron t j a m a i s capables d ' u n e vie normale . Cette c ra in te de la m o r t ne les empêche pas — ô pa radoxe — de consei l ler ou de p r a t i q u e r l ' avor tement , la cont racept ion , la s tér i l i sa t ion, toutes p r a t i q u e s an t ina tu re l l e s (6) qui e x p r i m e n t le re fus de la vie.

Q u a n t à nous, no t re Dieu n ' es t pas celui des mor t s ma i s des v ivan ts (7). Il est « a m i de la vie (8) », son « souff le impér i s sab le est en toutes choses (9) » et préci- sément , c 'es t s u r ce souff le c r é a t e u r que nous comptons . S'il n ' a pas prononcé , à la m a n i è r e h u m a i n e , les paroles que lui p rê te l ' a u t e u r sacré, Dieu a fa i t bien plus : il a mis en l ' h o m m e la fécondi té ; il l 'a créé (10) tel qu ' i l pu isse r e m p l i r la t e r re qu ' i l lui a « donnée en hér i t age »,

(6) Avortements, stéril isations, contraception... Malthus, dont le nom est resté attaché à la notion de l imitat ion des naissances, ne préconisait rien de tel et ne préconisait que la continence comme remède à la crise, probable disait-il, des subsistances.

(7) Matthieu, 22, 32. (8) Sagesse, 11, 26. (9) Sagesse, 12, 1. (10) C'est ce qu 'exprime la Bible lorsqu'elle dit : « Dieu a dit,

et les choses ont été faites ; il a commandé et les choses ont été créées. »

en vivant d'une manière pleinement humaine, supérieu- rement humaine (11).

Les pseudo-solutions des néomalthusiens ne répondent pas à ce vœu profond de la nature humaine. L'expérience montre, d'ailleurs, que là où elles sont employées massi- vement, elles entraînent actuellement ou laissent prévoir des désordres de toutes sortes. Le plus massivement pré- visible est sans doute celui du déséquilibre des âges : la faible proportion de jeunes est un facteur de sclérose sociale ; les peuples vieux ne sont pas dynamiques ; si, au début, le petit nombre des jeunes diminue les charges sociales, lorsque ceux-ci sont devenus adultes, le poids des vieillards en nombre très supérieur au leur devient diffi- cile à supporter. Et qui sait si les pratiques malthusiennes n'entraîneront pas, pour faire disparaître la charge des vieux, à des pratiques que la conscience collective réprouve encore aujourd'hui dans ces pays-là.

Lorsque ces désordres se seront produits massivement, il ne sera plus temps d'alerter la conscience universelle. C'est à la racine, dit Pie XII, qu'il faut dénoncer le péché fondamental — égoïsme et avarice — qui vicie radica- lement toutes les solutions matérialistes du problème de l'éventuelle surpopulation mondiale, quelle que soit l'idéo- logie dont elles se recommandent.

Notre objet dans ces pages n'est pas de leur opposer la solution chrétienne, mais de rappeler ce qu'est le Plan de Dieu dans lequel doit s'inscrire toute solution correcte pour qu'il la remplisse. Que l 'homme peuple aujourd 'hui

(11) Ce serait sans doute un peu forcer le sens de l 'Evangile que de citer ici comme une preuve les paroles de Notre-Seigneur : «Je suis venu pour qu'i ls a ient la vie et l 'a ient en abondance .» Jean, 10, 10. En effet, il s'agit de la vie surnaturel le . Mais si Dieu veut nous donner en abondance la vie d 'une na ture au-dessus de la nôtre, comment ne nous donnerai t - i l pas en abondance la vie naturel le et les moyens de l ' assurer ? Voir Matthieu, 6, 25-32.

du problème (12). Or, Dieu a donné la terre à l'homme des espaces qui ne l'étaient pas jusqu'ici, qu'il se mul- tiplie à une vitesse vertigineuse, cela, loin de nous effrayer, doit nous réjouir, mais cela doit aussi et surtout nous obliger à réfléchir sur la vraie nature de la fécondité don- née par Dieu à l'homme, qu'il est trop simpliste de limiter au pouvoir de se reproduire charnellement. Dieu n 'a pas dit de remplir la terre par n'importe qui, ni n'im- porte comment, la suite de cet ouvrage le montrera. Pas plus que les autres, les chrétiens n'ont à hâter un « pro- cessus de remplissage » qui se déroule actuellement selon des perspectives étroitement limitées. Chacun y concourt plus ou moins, sans prendre conscience du problème d'ensemble. Les chrétiens ont, au contraire, à intervenir dans le monde pour rendre leur sens aux dons de Dieu — ce qui implique leur participation active et efficiente aux affaires de ce monde. « Un chrétien, disait Perreyve, est un homme universel qui a des droits certains et exceptionnels à s'occuper des affaires du monde (13). »

(12) Voir à la fin de l 'ouvrage l 'annexe 2 : « Les problèmes de population. »

(13) Cité pa r Gratry : La vie d 'Henri Perregve, Téqui, Paris, 1930, 1 7 édition, p. 85.

PRIERE

O Dieu, dont la Providence en disposant toute chose ne se trompe jamais, nous vous supplions par nos prières d'écarter loin de nous tout ce qui peut nous nuire et de nous accorder tout ce qui peut nous servir.

Collecte du 7 dimanche après la Pentecôte.

C H A P I T R E I I I

DOMINEZ L'UNIVERS

Le S e i g n e u r a r e m i s a u p o u v o i r d e s h o m m e s ce qu i e s t s u r l a t e r r e , les a r e v ê t u s de f o r c e c o m m e l u i - m ê m e ; à s o n i m a g e , il les a créés . A t o u t e c r é a t u r e il a i n s p i r é la t e r r e u r de l ' h o m m e , p o u r qu ' i l d o m i n e b ê t e s s a u v a g e s e t oiseaux. . .

Ecc l é s i a s t i que , 17, 2-4.

A l a d i f f é r e n c e de vos pè r e s , vous avez e n t r e les m a i n s les m o y e n s e f f i c a c e s p o u r p r é p a r e r c e t a v e n i r p l u s h e u r e u x . E m p l o y e z - l e s a v e c la m a t u r i t é p r o f e s s i o n n e l l e e t c iv ique à l aque l l e vous ê t e s p a r v e n u s e t d a n s l a v i s ion c o m p l è t e de l a vie e t d u m o n d e q u e le C h r i s t e t l 'Egl ise o n t o u v e r t e à vos y e u x .

P i e X I I : D i s c o u r s à 20.000 m e m b r e des ACLI (Assoc ia - z ion i C r i s t i a n e L a v o r i I t a - l i a n i ) le 1 m a i 1958, D o c u - m e n t a t i o n c a t h o l i q u e , 25 m a i 1958.

D i e u q u i a d o n n é à l ' h o m m e l a f é c o n d i t é p o u r q u ' i l « r e m p l i s s e l a t e r r e » n e l ' a p a s l a i s s é d é m u n i d e v a n t l a m i s s i o n q u ' i l l u i a s s i g n a i t : e n m ê m e t e m p s i l l u i f a i s a i t

p r é s e n t d e t o u t e s l e s r i c h e s s e s , d e t o u t e s l e s é n e r g i e s

actuelles et potentielles de l'univers, le chargeant de domi- ner sur tout cet ensemble :

« Emplissez toute la terre et soumettez-la. Je vous donne toutes les herbes... tous les arbres qui ont des fruits..., ce sera votre nourriture (1). »

Ainsi, l 'homme reçoit le droit d'user de toutes les richesses naturelles jusques et y compris l'or et les pierres précieuses. Le récit biblique de la création exprime cela symboliquement en plaçant le premier homme dans un jardin luxuriant, traversé par un fleuve qui arrose un pays où il y a de l'or pur, de la gomme aromatique et de la pierre d'onyx (2).

Cependant, si l 'homme est fait pour dominer, l'expé- rience humaine montre que l'exercice de ce pouvoir ne fut jamais très facile ni total. Les temps ne sont pas si reculés où la plupart des hommes devaient lutter contre les animaux sauvages et où, dans nos régions même, sévis- saient les inondations périodiques et dévastatrices, les famines et les épidémies qui décimaient les populations.

Il suffit de remonter à moins d'un siècle pour trouver en France même des quantités d'hommes, de femmes et d'enfants travaillant 12 à 16 heures par jour sans arriver à se procurer le minimum nécessaire de nourriture et de protection contre les intempéries.

A voir autour de nous la vitesse avec laquelle sont enrayées les épidémies, à voir l'allongement de la durée de la vie, la prolongation de la durée moyenne de la scola- rité, on pressent que l'homme d'aujourd'hui a mis davan- tage à son service les forces de la nature.

(1) Genèse, 1, 28-29. Le lecteur voudra bien ne pas séparer ce qui est dit dans ce chapitre de ce qu'il t rouvera aux chapitres sui- vants : on verra alors pourquoi Dieu veut que l 'homme domine le monde.

(2) Ibid., 2, 11-12.

L'homme — en Occident du moins — ne s'épuise plus à des travaux corporels qu'il confie à des machines ; treuils, palans, grues, convoyeurs, marteaux-piqueurs, marteaux-pilons, presses hydrauliques sont pour lui autant d'auxiliaires plus forts et plus disciplinés que les ani- maux les mieux domestiqués et l'on pourrait penser, au premier abord, qu'il a déjà dépassé les perspectives les plus optimistes des textes bibliques.

L'homme d'aujourd'hui domine les êtres inanimés au point de se faire remplacer par eux dans des activités qui passaient jusqu'ici pour propres à l'homme, et il obtient des machines des performances qu'on n'eût pas imaginées il y a quelques années. Grâce à leurs « mémoires effa- çables et transformables, des calculatrices électroniques peuvent calculer aussi vite que 600 000 hommes en- semble (3). » Cet exemple nous frappe encore et cepen- dant, d'autres, tout aussi extraordinaires, nous sont deve- nus familiers : pensons à tous les servo-mécanismes qui règlent le chauffage central, le réfrigérateur, certaines commandes automobiles, etc.

Et ce ne sont là que des applications : l 'homme domine la nature, si l'on peut dire, par le dedans, en pénétrant les secrets des lois qui régissent l'univers matériel. Pour ne prendre qu'un exemple, celui de la physique : elle s'est étendue progressivement du côté de l ' infiniment petit, il n'y a pourtant pas si longtemps qu'elle étudie la structure de l'atome, et moins longtemps encore qu'elle en tire des applications pratiques, et du côté de l ' infiniment grand, elle découvre sans cesse de nouveaux champs d'inves- tigation (4).

(3) Har tmann : L'Automation, p. 51. (4) Nous ne nous étendons pas sur ce point développé par le

R. P. Lebret dans les premiers chapitres de Montée humaine, 3 édi- tion revue, Economie et Humanisme, les Editions ouvrières, Paris, 1959.

Quant aux applications, même quand elles ne sont pas toujours aussi spectaculaires que les fusées ou les satel- lites artificiels, elles sont le signe d'une extraordinaire domination de la matière par l'homme : qu'on soit capable de réaliser des surfaces parfaitement planes à moins d'un micron près, des pesées exactes à moins d'un micro- gramme, qu'on puisse obtenir des corps contenant moins d'un dix-milliardième d'impureté (5), cela témoigne que l'homme d'aujourd'hui est en voie de posséder tout ce qu'il faut pour être vraiment le maître de la nature.

Cet aspect grandiose des choses risque d'en dissimuler un autre qui l'est beaucoup moins.

Les hommes qui connaissent les secrets de l'atome ou des espaces interstellaires sont encore et seront proba- blement toujours le petit nombre, comme d'ailleurs les champions de tennis ou de vol à voile. Leur existence nous révèle une possibilité de la nature humaine. Celle-là ne se réalise, en fait, que dans des individus privilégiés.

Reste-t-il au moins à l'ensemble des hommes la possi- bilité de bénéficier de cette conquête de la nature réalisée par quelques hommes favorisés?

Hélas! Ceux-là même qui semblent bénéficier le plus du progrès technique lui sont, de fait, bien souvent asservis. Il suffit de penser aux conséquences d'une panne

(5) « Pour la première fois dans l 'histoire de la métallurgie, des ut i l isateurs réclamèrent un raffinage qui ne laissât pas plus d 'un atome d ' impuretés pour dix mil l iards d 'atome de métal de base. » Jean Schirmer : Quelques informations sur les transistors, revue Arts et Métiers, mai 1958, p. 47.

Dans le même sens : « Nous sommes actuellement en mesure d'isoler et d ' identif ier

des matières qui se t rouvent dans les graisses, viandes, poissons et f rui ts dans la proport ion de 1 à 2 milliards. » F.-G. Tempel : Rapport à l 'assemblée générale des actionnaires d'Unilever, mai, 1957.

d'électricité de quelque durée, dans une grande ville ; les transports s'arrêtent, les rues sont embouteillées, les immeubles cessent d'être éclairés et chauffés, les ména- gères ne peuvent plus cuisiner, coudre, repasser ; usines et hôpitaux mènent une vie ralentie grâce à des groupes élec- trogènes de secours. L'Occidental du XX siècle ne sait plus vivre sans électricité. Bientôt, il ne saura plus vivre sans auto, sans télévision, etc. Il fait aussi souvent figure de dominé que de dominateur !

Mais à côté de ceux-là, qui sont encore le petit nombre, il faut voir à quel stade de développement se trouve plus de la moitié de la planète : les enquêtes les plus objec- tives nous ont suffisamment instruits sur les régions du monde où la quasi-totalité de la population est sous- alimentée...

De même, si l'on fait des prodiges pour transporter, par avion, d'une capitale à l 'autre des médicaments rares afin de sauver quelques malades, il reste des pays entiers où il n'existe qu 'un médecin pour 50 ou 60 000 habitants, c'est-à-dire où il est pratiquement impossible d'être soigné si l'on n'appartient pas à la classe riche (6).

Dans les pays où l 'alimentation et l'hygiène sont nor- malement assurées à l'ensemble de la population et où certains jouissent des avantages offerts par les techniques modernes, il faut mesurer à quel prix ces résultats sont obtenus : travail de nuit, travail par postes, travail déshu- manisé, accidents du travail et de la route (un million de Français sont morts d'accidents en 50 ans !) Sans oublier le fait que le haut niveau de vie de ces pays a souvent été obtenu au détriment d'autres pays qu'ils ont exploités (plus ou moins consciemment d'ailleurs).

(6) Voir Rapport sur la si tuation sociale publié pa r l'O.N.U. (1957). Voir également : L.-J. Lebret : Suicide ou survie de l'Occident. Economie et Humanisme, les Editions Ouvrières, Paris, 1958.

Malgré ces manques énormes, l 'homme d'aujourd'hui est convaincu qu'il dominera le monde ; l'homme de la masse n'a pas la science, sans doute, mais il croit les savants beaucoup plus avancés dans la connaissance scientifique qu'ils ne le sont réellement ; toutes les classes sociales ne bénéficient pas aujourd'hui des progrès tech- niques, certes, mais toutes ont bien l'espoir d'en bénéfi- cier tôt ou tard... Science, technique sont devenues des idoles (7) non seulement pour ceux qui les possèdent mais pour ceux qui croient qu'un jour ils bénéficieront de leurs progrès, alors même que les dégâts entraînés par un emploi désordonné des dernières découvertes sont ma- nifestes.

On pourrait, sans y changer un mot, répéter ce que saint Paul écrivait aux Romains ;

« Se vantant d'être sages, [les hommes d'aujourd'hui] sont devenus fous. Et ils ont échangé la majesté du Dieu incorruptible pour des images représentant l'homme cor- ruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (8). »

La ménagère en contemplation devant son frigidaire, le mécanicien pris de terreur quasi sacrée devant un atelier de machines-transfert, l'ingénieur qui ne peut plus quitter son laboratoire, ensorcelé par les circuits complexes qu'il imagine, tout cela n'est-il pas le signe d'une idolâtrie généralisée — le péché par excellence — bien plus que d'une marche vers la domination du monde en réponse à l'appel de Dieu ?

Le problème est de savoir si la ménagère chrétienne, l'ouvrier chrétien, l'ingénieur chrétien, le savant chrétien feront comme les autres, s'ils participeront à l'idolâtrie

(7) Voir le livre difficile, parfois excessif, mais si suggestif de Jacques Ellul : La technique ou l 'enjeu du siècle. Armand Colin, Paris, 1955.

(8) Romains, 1, 23.

ambiante et, ainsi, contribueront à accroître le désordre du monde ou si, au contraire, ils travailleront à remettre le monde en ordre. Pour y parvenir, ils devront comprendre que dominer le monde n'est possible que si tous les hommes acceptent la solidarité de l'espèce, que s'ils veulent vivre ensemble, c'est-à-dire non juxtaposés, mais en acceptant entre eux les différences et en profitant des complémentarités. C'est ce que nous allons approfondir maintenant.

PRIERE

Dieu des Pères, Seigneur de miséricorde, Toi qui, par ta parole, as fait l'univers. Toi qui, par ta Sagesse, as formé l'homme pour do-

miner sur les créatures sorties de tes mains, pour gouverner le monde en sainteté et justice, et exercer l'empire avec une âme droite,

Donne-moi celle qui partage ton trône, la Sagesse, et ne me rejette pas du nombre de tes enfants...

Sagesse, 9, 1-4.

CHAPITRE IV

S O L I D A I R E S

Arrière les préoccupations égoïs- tes de nationalité ou de classe qui puissent gêner le moins du monde une action loyalement entreprise et vigoureusement menée, dans la conspiration de toutes les forces et de toutes les possibilités sur toute la surface du globe, dans le concours de toutes les initiatives et de tous les efforts des individus et des groupes, dans la collabora- tion universelle des peuples, cha- cun apportant sa contribution res- pective de richesses : en matières premières, en capitaux, en main- d'œuvre.

Pie XII : Allocution aux membres du Congrès d'étu- des sociales, 3 juin 1950.

Vivre ensemble, c'est encore le commandement de Dieu. Dans l'Ancien Testament, il est révélé implicitement dès le début par la manière dont Dieu s'adresse à Adam, au pluriel : « Dominez..., vous posséderez... » et par les paroles que l 'auteur sacré met dans la bouche du Seigneur avant la création de la femme :

« Il n'est pas bon que l'homme soit seul, je lui ferai une aide qui lui soit assortie (1). »

(1) Genèse, 2, 18.

Une aide qui le complétera et, pour cette raison, sera différente de lui. Elle sera son aide pour tout — à com- mencer par la procréation — mais ce n'est là qu 'un com- mencement : ils vivront ensemble ; ensemble ils se sou- mettront la terre et domineront sur toute la création ani- male et inanimée. Et leurs descendants auront le même privilège. Le même commandement est répété à Noé et ses fils après le Déluge : « Soyez féconds, multipliez, pullulez sur la terre et dominez-la (2). » Manifestement, cela s'adresse à tous les êtres humains vivant alors sur la terre. Et Dieu manifestement lie trois choses :

— les hommes doivent se multiplier, — ils reçoivent en partage toutes les créatures et le

pouvoir d'exercer sur elles leur domination,

— et c'est ensemble qu'ils doivent exercer ce pouvoir, étant complémentaires les uns des autres, comme l 'homme et la femme sont complémentaires.

Séparer une proposition des autres revient à mutiler l'ordre naturel voulu par le Créateur. Le précepte de se multiplier n 'aurait pas de sens, si Dieu n'avait donné, en même temps, aux hommes les richesses de la nature et le moyen de les multiplier. Mais il n'est pas moins évident que ces richesses ne peuvent être correctement et suffi- samment multipliées que si les hommes s'entendent pour exercer ensemble leur pouvoir dominateur sur le monde matériel et toutes les énergies qu'il renferme.

Après un siècle et demi d'application du code Napo- léon faisant une sorte d'absolu de la propriété privée, les Français ont bien de la peine à entendre ces vérités. Rappelons que saint Thomas au X I I I siècle ne posait pas la question : « A-t-on le droit de posséder quelque chose en commun ? » mais tout au contraire : « Quelqu'un peut-

(2) Genèse, 9, 1, 7.