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Splendeurs Et Misères de l'Homme Occidental - Pierre Gobeil

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Pierre Gobeil

Splendeurs et misères de l’hommeoccidental

roman

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Je voudrais d’abord remercier tous ceux qui, de près ou deloin, ont bien voulu participer à cette enquête, encore à cejour, restée inaboutie.

En premier lieu, Oliver, mon collègue d’infortune qui,malgré son travail à temps plein, des cours du soir et unchalet perpétuellement en chantier, a cru trop vite quel’écriture d’un ouvrage où « on n’aurait qu’à questionner deshommes » se ferait tout seul. « J’en connais tellement qui semeurent d’envie de parler », avait-il lancé à l’occasion denotre première rencontre pour s’apercevoir par la suite querien ne se passait comme prévu. Est-il nécessaire de luirappeler ici que tout projet, quel qu’il soit, subit son lotd’infortunes et qu’il nécessite toujours d’infinis retours enarrière sur lesquels il faut s’acharner sans compter ?

Je voudrais aussi remercier Jules, né entre la Haute et laBasse-Ville de Québec, comme il se plaît à le répéter, et dontla géographie des lieux, combinée à plusieurs années demariage, ont laissé des traces qui sont bien prêtes à luidonner raison lorsqu’il dit qu’il ne faut jamais rien bousculer.

Et puis Dean, far away Dean, Dean still there, sleeping andsnoring since at least twenty years by the waves of the largeocean.

Je voudrais également dédier ce livre à Lucas, à Jean-Louiset à mon père Prudent, fils de Thomess et petit-fils dePrud’homme, et puis à tous ces autres aussi, tous ceshommes que nous n’avons pas rencontrés et qui viventdispersés de chaque côté de la frontière de cet immensecontinent.

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Après plusieurs semaines de tergiversations, je note queJules, la soixantaine tranquille et marié depuis une trentained’années, accepte finalement de répondre aux questions quenous avons préparées. L’entrevue se déroule en plusieursétapes, parfois chez moi, parfois dans un café des alentours,et il y a même quelques rencontres qui ont lieu à l’atelier oùJules s’adonne à la sculpture depuis qu’il est à la retraite.

Chaque séance se déroule devant un magnétophone et,une fois passées les quelques réticences reliées à laconfidentialité du propos, le premier candidat que nousavons retenu s’avère disponible et parfois mêmevéritablement enthousiaste devant notre projet.

Je note également que, comme pour l’ensemble desparticipants, la démarche se fait à l’insu de son épouse et,bien que la question semble grandement le préoccuper,jamais, à notre connaissance, il ne la mettra au courant de cequi est dorénavant convenu d’appeler Splendeurs et misèresde l’homme occidental. À la demande même de ce premiertémoin, les noms, et tout ce qui pouvait contribuer d’unefaçon ou d’une autre à l’identification de nos interlocuteurs,ont été changés et, pour qu’il puisse jouir d’une plus grandeliberté d’action, l’auteur de ce texte, qui finalement publieratout seul cette recherche au caractère incomplet, a choisi dequalifier son ouvrage de roman.

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Lundi 9 septembre 2013Quelque part près du canal de Lachine, à Montréal

L’auteur (ci-après nommé A) — J’aimerais d’abord qu’onparle un peu des réticences que tu as manifestées lorsque jet’ai dit que nous étions prêts à aller de l’avant avec notreprojet.

Jules — C’était pas exactement des réticences.A — C’était même un peu plus, si tu veux mon avis. Au

téléphone, tu t’étais montré disponible, presqueenthousiaste, et puis, tout à coup, j’ai eu droit à une volte-face spectaculaire. J’aimerais savoir pourquoi.

J — Je ne sais pas. Après réflexion, j’ai eu peur que tudonnes trop de précision ou que tu avances des détails quiviendraient envenimer la suite des choses. Je connais un peuta façon d’envisager la part de la vie privée quand il s’agitd’élaborer un texte et, tout à coup, ça m’a effrayé de voir monnom, plus que mon nom en fait, d’imaginer mon histoire etcelle de mon couple associées à ton projet. Je sais, tu avaispromis que tout se ferait discrètement, mais… J’ai eu peur,c’est le mot. Peur que ça dérape et que ça aille quelque partoù je ne voulais pas aller.

A — Pour toi, pour Louise ?J — Pour les deux. Pour elle autant que pour moi qui ai

choisi de participer à l’aventure. Deuxio, j’avais peur que toutce qui se retrouverait sur le magnétophone vienne secouer lavie paisible que nous nous sommes construite au fil desannées et qui se retrouverait du coup subitement bousculéepar le simple fait de la questionner. Nous sommes ensembledepuis si longtemps, Louise et moi…

A — Presque quarante ans, tu m’as dit.

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J — Oui. Peut-être un peu plus et nous avons développénotre vie commune autour d’un rapport de force qui atoujours su assez bien tenir la route pour que j’hésite à leremettre en question. En fait, il y a peut-être beaucoup plusde ça que le reste dans mon hésitation. C’est comme si jem’étais mis dans la tête qu’il y avait des risques à mettre augrand jour chacun de nos gestes, nos mots et tous ces petitsmanques au quotidien auxquels on finit par s’habituer.L’étalage de ses sentiments, le questionnement de nos étatsd’âme… On entend partout qu’il vaut mieux se vider le cœurque le contraire, mais je suis convaincu qu’il existe un risqueà trop vouloir remuer le passé.

A — T’avais pas confiance ?J — Oui… mais pas tout à fait non plus. En fait, pas

pleinement confiance. Je sais que tu conçois la fabricationd’un livre, et tout ce qui a trait à la littérature en général,comme quelque chose d’assez loin du vécu. Un livre, c’estun livre. Et seuls ceux qui se glissent à travers ses pagessavent véritablement ce qu’ils ont rencontré, m’as-tu souventrépété par le passé. Ça, je l’ai bien compris. Mais il y avait cetaspect qu’à un moment donné, il me faudrait bien faire face àce que j’allais découvrir. J’y reviens. C’est toujours dangereuxde remettre en question les choix sur lesquels on a bâti savie. Parce qu’ils sont toujours imparfaits. Même quand il y apresque un demi-siècle que ça dure.

A — Pour ce qui est de la confidentialité…J — Je l’avoue, sur ce plan-là, j’ai eu peur pour rien. Mais

je me suis repris et c’est pour cette raison que j’ai décidé depoursuivre.

A — Tu m’as même fait remarquer que tu avais entretenuquelques craintes en ce qui concerne une forme d’intrusiondans ta vie intime.

J — Ce côté-là de l’entreprise m’inquiétait également.

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A — Qu’entendais-tu par là ?J — Nos relations personnelles, la vie sexuelle de notre

couple par exemple ; je considère que ce serait faire unaffront à mon épouse et tout ce qu’on a bâti ensemble qued’élaborer là-dessus. Même si c’est avec toi et que le tout sepasse sous le couvert de l’anonymat.

A — Maintenant te voilà rassuré ?J — Oui. Et je crois bien comprendre ce que tu avances

quand tu dis que la vie intime des participants ne te regardepas. Je pense qu’il est possible de faire la part des chosesentre ce qui est du ressort d’une expérience d’une vie decouple et ce que tout individu préfère garder pour lui. En toutcas, je suis bien prêt à prendre le risque en allant de l’avant.

A — La vie personnelle et tout ce qui tourne autour de la vieprivée d’un couple n’est pas le propos de cet ouvrage. On l’avu plus de cent fois et il existe déjà des tonnes dedocuments là-dessus. Maintenant que tout ça semble clair,j’aimerais te poser une dernière question avant decommencer. As-tu, toi aussi, comme m’en a fait part lecollègue américain avec qui j’ai préparé cet entretien,l’impression qu’on est à la veille de toucher à un interdit ? Cen’est peut-être pas le bon mot, pourtant, avec Oliver, mêmeen anglais, on n’a rien trouvé de plus signifiant. Donc as-tucette impression qu’on est sur le point de toucher à quelquechose de sensible, et dont, pour toutes sortes de raisons qu’ilnous est encore impossible de préciser, on préfère ne pasentendre parler ?

Jules ne répond pas.A — Tu hausses les épaules.J — Je hausse les épaules.Alors je note :

Jules hausse les épaules devant ma question comme s’il disait « peu importe », etnous sommes maintenant prêts à faire une courte présentation du candidat qui

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sera suivie de quelques détails concernant la première rencontre avec sonépouse, les études effectuées, le mariage, la carrière et les enfants. Une fois ladiscussion lancée, on va y aller comme ça vient en se disant qu’on pourra toujoursmettre de l’ordre dans l’ensemble des données recueillies plus tard.

J — Je m’appelle Jules. J’ai 65 ans. J’habite Montréaldepuis assez longtemps pour avoir vécu l’Expo universelle,les Olympiques, le show sur la montagne et avoir perdu deuxréférendums. À la retraite depuis trois ans, je m’adonne à lasculpture, au vélo, au tennis et au squash, parfois chez desamis, parfois au centre sportif de ce quartier que noushabitons depuis presque quarante ans maintenant. Nousavons aussi une maison de campagne où nous passonsl’été. Avant, quand les enfants étaient jeunes, nous avionsl’habitude de voyager, mais, avec les années, les longstrajets en voiture ont fini par me peser et maintenant, il esttrès rare que Louise et moi quittions le pays en même temps.

A — On reviendra à ce que vous êtes en tant que coupleplus tard. Pour l’instant, j’aimerais que tu m’en dises un peuplus sur toi.

J — Je suis né dans la ville de Québec, presque au milieude la côte, pas tout à fait en bas, pas vraiment en haut, en…Euh ? En quelle année ? Je ne sais plus en quelle année jesuis né ! (rires) D’habitude, quand on ne se rappelle pluscertains détails comme celui-là, c’est qu’on commence à sefaire vieux. Bon… J’ai fait mon cours de génie civil à Lavalavant de poursuivre à la maîtrise à l’Université de Montréal etd’obtenir un doctorat de l’Université de Californie. Après, ça aété ce poste de professeur à plein temps que j’ai occupéjusqu’à encore tout récemment, et puis cette retraite dontj’entends bien jouir le plus longtemps possible enm’adonnant à la sculpture. Aussi, pour me consacrer à cettepassion qui m’anime depuis mes années d’études, j’ai louécet atelier du sud-ouest de la ville où nous aurons sans

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doute l’occasion d’aller ensemble. Le reste ? Nous habitonsla même maison de Notre-Dame-de-Grâce depuis une bonnetrentaine d’années maintenant, avons eu un chien mais n’enavons plus, aussi un chat, un perroquet pendant quelquetemps, et puis un aquarium dans l’entrée jusqu’à ce queLouise finisse par s’en débarrasser sous prétexte que çafaisait trop cabinet de dentiste.

A — Qu’en est-il du commencement, les années dejeunesse, de vos premières fréquentations ?

J — Au début, nous habitions Québec d’où nous sommestous les deux originaires. Nous fréquentions en même tempsl’Université Laval, elle en histoire et moi en génie. À lapremière année du bac, on se croisait parfois dans lescouloirs du centre sportif, à la cafétéria… Puis ce fut de plusen plus souvent dans les cafés de la rue d’Auteuil, chez desamis. Et les choses se sont enchaînées à peu près commeelles s’enchaînent depuis la nuit des temps dans ce grosvillage qu’est notre capitale. À un détail près : nous n’avonspas gardé la même image de notre première rencontre, elleet moi. Louise prétend que c’est chez des cousins de Silleryque nous avions en commun que nous nous sommes parlépour la première fois alors que j’ai souvenir d’un après-midide ski au Lac-Delage où, du temps de mon baccalauréat, jeme rendais chaque fin de semaine avec d’autres étudiants.C’est un détail, mais je crois qu’il est important de noter quenous avions le même âge, fréquentions le mêmeétablissement scolaire, venions de milieux différents. Monpère était commis de banque tandis que le sien était avocatdans la Haute-Ville. J’ai l’impression que ça va être significatifpour la suite des choses, cet écart social, qu’avec lesannées, ça va finir par compter. Pourtant, jusque-là, nousavions connu à peu de chose près les mêmes expériences.Après, il y a eu le mariage, ce séjour de plusieurs années en

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Californie qui a précédé notre installation à Montréal, l’arrivéedes enfants presque l’un derrière l’autre et des petits-enfantspar la suite.

A — En énumérant tout ça, le mariage, les enfants, lespetits-enfants, tu fais un geste de la main comme si ça allaitde soi.

J — Là-dessus, on peut dire qu’on n’a rien inventé.A — Les premières années de la vie du couple, les

carrières qui s’enchaînent…J — Contrairement à plusieurs cependant, nos premières

années, nous les avons vécues à l’étranger où je suis allépoursuivre des études supérieures. Sans l’avoir sollicitée,j’avais obtenu une bourse d’une fondation américaine – jesouligne ne pas l’avoir sollicitée pour bien montrer laprécipitation dans laquelle cette aventure nous a plongés –et, du jour au lendemain, on s’est retrouvés à partager untrois et demi dans une des nombreuses banlieues de LosAngeles, qui est sans doute la ville la plus étendue aumonde. Je faisais d’innombrables heures de route pour merendre à l’université et, n’ayant pas de permis de travail,Louise s’est inscrite à des cours qui nous semblaient un peufolichons à l’époque (yoga, tai-chi, nouvelle cuisine), mais quiallaient l’amener à faire carrière quelques années plus tarddans un domaine que ni elle ni moi n’avions imaginé.N’empêche que nous avons été heureux là-bas et que notrebonheur a continué après notre retour au Québec. Ce devaitêtre vers 1966 ou 1967.

A — En pleine Exposition universelle.J — Les clichés ont parfois du vrai et je me rappelle ce

temps-là comme d’une époque merveilleuse. Toute la villeétait en ébullition, nous étions jeunes et j’avais un bonsalaire. Je peux dire sans trop exagérer que ce furentprobablement là nos plus belles années en tant que couple.

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A — Jusqu’à l’arrivée des enfants ?J — Pas tout à fait. Elles se sont poursuivies même

longtemps après l’arrivée des enfants qui n’ont jamais étépour nous un obstacle à quoi que ce soit. Louise s’occupaitde la maison. Je continuais ma carrière. De notre séjour auxÉtats-Unis, j’avais gardé de nombreux contactsprofessionnels et comme c’était le temps des immensesvoitures et de l’essence à bas prix, je ne me rappelle pas unété où nous ne sommes pas partis pour le Maine, le Texas oula Californie, chargés comme des mules à l’aller comme auretour. Une Chrysler DeSoto bleu ciel, puis un ChevroletImpala prune refilé par son père pour parcourir le continent.Dans ce temps-là, au propre comme au figuré, les voituresavaient des ailes et tout le bazar n’avait rien à voir avec cescocons monochromes semblables à des bulles de savon quiroulent sur les routes d’aujourd’hui.

A — Vous aviez combien d’enfants à l’époque ?J — Deux garçons avec même pas trois ans d’écart.

Jusqu’à l’adolescence, jusqu’à ce que l’aîné atteigne 16 ou17 ans, on voyageait toujours tous les quatre pendant lesvacances scolaires. Après, les choses ont été différentes.Quand le plus vieux a eu 17 ans, il a souhaité autre chose.C’est normal. Le plus jeune, dans le sillon du premier, n’aplus voulu suivre. C’est à partir de cette époque qu’on aacheté un chalet dans les Laurentides. Puis après, comme àla carrière venaient souvent se greffer des voyages auxquelsil était difficile de résister, nous nous sommes mis à parcourirla planète chacun de notre bord, Louise et moi. Au début, ona un peu hésité, mais la tendance s’est accentuée lorsqu’ellea fondé son école de développement personnel et,aujourd’hui, je peux dire que c’est à partir de ce moment-làque les choses ont véritablement changé.

A — Quel âge ont les enfants à cette époque ?

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J — Oh ! On ne parle plus d’enfants à ce moment-là. Ilsétaient peut-être dans la vingtaine tous les deux. Encore auxétudes, mais ils avaient au moins 24 et 22 ans pour le plusjeune.

A — C’est important l’âge des enfants pour vous ?J — C’est important, oui.A — Pourquoi ?J — Quand les enfants atteignent 20 ou 22 ans, on

approche tous les deux de la cinquantaine. Et c’est là qu’onentre dans le vif du sujet.

A — Parce que tu es bien conscient qu’il y a un sujet ?J — Oui.A — Et tu sais pourquoi on t’a choisi toi pour répondre à

nos questions.J — Parfaitement.Là, il pointe du doigt le magnétophone comme si l’appareil

devenait une entrave à la conversation, puis finit par lâcher :on peut quand même dire que tu m’as un peu briefé autéléphone.

A — Si on y allait quand même avec une définition duprojet.

J — J’ai l’impression que c’est moi qui me tape tout letravail depuis le début.

A — Dès le moment où tu acceptes d’y participer, ce n’estplus notre projet, mais ça devient aussi le tien comme cesera également celui des autres candidats interviewés.

J — Des gens que je connais ?A — Quelques-uns seulement. Mon associé habitant le

Massachusetts, ses candidats sont tous Américains etcomme nous voulons partir de l’est pour aller vers l’ouestcomme l’ont fait les pionniers il y plus d’une centained’années de cela, nous souhaitons couvrir l’ensemble ducontinent de rencontres aussi hétéroclites que possible. Mon

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cousin originaire d’Abitibi habite maintenant la Rive-Sud.Jean-Louis et Diane sont au Saguenay tandis que leur filleséjourne du côté de Vancouver. Le fils de Dean, lui, pratiquele droit à Seattle. Dean et Juliana vivent à Cape Cod. Et puisil y en aura d’autres comme Lucas, ici à Montréal, ou monpère, dans l’Outaouais, où il réside depuis une dizained’années. Tu vois, de chaque côté du 45e parallèle, j’aimarqué les villes d’un point avec un crayon et, si au bout del’année, on a réalisé toutes les rencontres qu’on a prévues,on verra une longue ligne noire se dessiner de part et d’autrede la frontière. Plusieurs rencontres se feront en anglais.Mais rien n’est encore définitif et, pour ne pas embrouiller lespistes, on préfère ne pas rencontrer les conjoints et lesenfants tout de suite parce que, selon nous, les conjoints etles enfants ont toujours beaucoup à raconter et on risqueainsi de reléguer une fois de plus le discours des hommes ausecond plan. C’est ce que j’appréhende avec mon père. Vuses 95 ans bien sonnés, je devrai peut-être interpréter, à toutle moins compléter ce qu’il aura à nous dire. J’hésite encoreà parler de mon cas personnel… Enfin, on n’a pas repérétous nos sujets et surtout, j’insiste là-dessus, tout le monden’a pas encore décidé d’embarquer.

J — En ce qui concerne ton père, à 95, faudrait pas tropcompter sur lui.

A — Ta définition du projet !J — Je reste avec l’idée que c’est moi qui me tape tout le

boulot dans cette aventure.A — Je veux être certain qu’on part sur la même longueur

d’onde.J — Une chose dont je suis sûr, c’est qu’il vous faudra

abandonner ce sous-titre provocateur qu’est « de la femme àla bonne femme », comme t’as dit au téléphone.

A — C’était pour rire. De toute façon, on ne pense pas au

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Fémina tout de suite.J — Même sans penser au Fémina, « bonne femme » est

péjoratif. On en parle moins qu’avant, mais le sujet restedélicat.

A — Ta définition du projet maintenant.J — À partir de quelques cas, sept ou huit, ou plus, des

cas bien précis, dont peut-être même le mien, établir, à toutle moins tenter d’établir ou cerner, c’est ça, le mot « cerner »me semble plus juste, tenter de cerner le portrait du couplequi frise la cinquantaine, cette relation entre l’homme et lafemme qui se transforme lorsque les enfants sont grands etqu’on est à la veille de la retraite. Je ne veux pas tropextrapoler à ta place, mais il me semble que ce projet pourlequel tu m’as fait venir est de circonscrire ou tenter decirconscrire cette situation extrêmement répandue où il y afinalement inversion des rôles durant cette période qui va dela quarantaine à parfois…

A — Inversion des rôles ?J — Je ne risque pas de me tromper, transformation,

inversion des rôles, ce sont tes mots pour désigner cettepériode où la femme gagne en force dans sa famille, sacarrière, ses relations sociales, dans le discours ambiantqu’on claironne à longueur de jour dans les médias… Encorelà, ce sont tes mots.

A — Si c’est pour finalement en arriver aux tiens, y’a pas deproblème.

J — Pendant cette période, dis-je, la femme s’arroge tousles pouvoirs liés au couple et à la famille, infantilisel’homme…

A — Continue.J — … le pousse dans ses derniers retranchements. Et

personne n’ose en parler !A — C’est tout ?

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J — Je crois que c’est à peu près ça. S’il y a des choses àpréciser…

A — J’y reviens. Quand tu dis qu’il y a inversion des rôles,que dois-je comprendre ?

J — Qu’avec l’âge, les relations entre les deux individus quiforment un couple se retrouvent chamboulées. Qu’au début,c’est le mâle qui domine. Pas besoin d’être grand clerc pourobserver que tous les leviers sociaux ou naturels sont à sonavantage. Ça dure vingt ans ou trente ans, en général à peuprès le temps d’élever une famille. Puis la femme, pourtoutes sortes de raisons encore aujourd’hui difficiles àcomprendre, prend de l’assurance, s’accapare petit à petittous les pouvoirs reliés à la famille, à la vie sociale et àl’économie, jusqu’à régner sur le mâle défait. Enfin, deschoses comme ça. De là l’inversion des rôles dont on parlaitplus tôt. Et puis de là le titre retenu pour chapeauter votreenquête Splendeurs et misères. C’est Balzac, non ?

A — Quand tu dis que c’est une situation dont personnen’ose parler, tu hausses le ton. Pourquoi ?

J — Je n’ai rien remarqué.Je note :

Jules hausse le ton encore une fois. Il hausse significativement le ton et neremarque rien comme si les mots endigués depuis trop longtemps à l’intérieur delui sortaient d’une traite sans qu’il s’en rende compte. Après, il réfléchit un instant,puis continue.

J — Peut-être pour souligner qu’on est là devant unmalentendu dangereux.

A — Quand je t’ai fait part de notre projet, tout de suite tuas fait le lien avec une émission de télévision. Tu te souviensde ce que tu m’as dit ?

J — Oui. La petite vie. Bien sûr que je me rappelle. LePopa et puis la Moman aussi, par association.

A — Pourquoi c’est ce personnage qui t’est venu en

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premier ?J — Je ne sais pas. Les poubelles, le sous-sol… Peut-être

le sous-sol d’abord, comme dernier refuge de l’hommecontemporain. Tu me disais que ton père avait son garage.Moi… (rires) moi, puisqu’il faudra bien que je parle de moi àun moment donné, tu sembles avoir décrété en partant quec’est mon atelier.

A — Comme dernier retranchement ?J — Alors que je n’avais pas vu ça comme ça auparavant.

Quand on y pense, le sous-sol, le garage, l’atelier, ce ne sontlà que les éléments d’un même thème : celui du refuge decelui qui est chassé de la maison, qui ne trouve plus sa placechez lui pas plus qu’il ne la trouve au travail ou dans safamille. Ses enfants, ses petits-enfants s’il en a, ont tous étékidnappés ou encore, selon ce mot qui t’a fait rire lorsque tum’as fait part de ton projet au téléphone, holdopés par leurgrand-mère comme ça arrive souvent chez nous.

A — J’ai l’impression qu’on va peut-être un peu vite. C’estma faute, c’est moi qui t’ai posé la question sur La petite vie.Si tu le veux bien, j’aimerais revenir en arrière, à ces annéesqui ont suivi votre mariage, votre installation à Montréal,quand vos enfants étaient jeunes.

J — Dans notre cas, c’est tellement banal qu’on dirait qu’iln’y a rien à dire. Le seul détail qui nous fait ressortir du lotdes couples de ces années-là, comme je l’ai laissé entendretout à l’heure, est le fait qu’on vienne tous les deux de la villede Québec et que j’ai poursuivi des études jusqu’autroisième cycle universitaire aux États-Unis. Ce qui n’était pasle cas de tout le monde à l’époque.

A — Pour l’instant, ça ne change rien à l’affaire.J — Je sais que tu vas me dire que l’atelier, finalement,

c’est l’équivalent du garage de banlieue ou du sous-sol dePopa.

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A — Encore un peu sur les débuts.J — Dès le départ, nous sommes conscients de nos

privilèges. À Los Angeles, grâce à des amis déjà sur placedepuis longtemps, grâce à nous deux aussi, notre âge, notreenthousiasme – Louise était une très belle femme –, nousavons connu beaucoup d’artistes, des peintres, des écrivains,de jeunes réalisateurs de cinéma. En fait, L.A. est unegrande ville, mais le milieu de la création est relativementpetit. Je me rappelle que nous fréquentions les premières.Ce n’était pas la grande vie, mais c’était la vie avec desrencontres enrichissantes et des voyages. J’ai parlé du Maineet du Texas. J’aurais pu rajouter New York puis la Virginie. Unété, parti pour un séjour au Mexique qui ne devait pas durerplus de trois semaines, notre Chevrolet Bel Air nous aamenés au Honduras puis au Costa Rica pendant deux mois.C’était avant l’arrivée des enfants, à un âge où nous étionsun peu bohêmes. Il est certain que je garde de cette périodeun souvenir de quelque chose qui n’arrive qu’une fois dansune vie.

A — À cause du mariage, de l’arrivée des enfants ?J — Sans doute à cause de ça aussi. Mais peut-être tout

simplement à cause de l’âge, du temps qui passe. On n’apas tous les jours 20 ans, comme dit la chanson.

A — Après, ce fut le retour au Québec ?J — Oui.A — Et puis l’installation à Montréal ?J — Presque tout de suite après. À peine quelques

semaines chez nos parents et puis on emménageait dans unvieil appartement de la rue Saint-Hubert qui nous auraitsûrement paru insalubre si nous l’avions visité seulementquelques années plus tôt. Le voyage à l’étranger avait eu çade bon, en plus de nous avoir ouvert l’esprit sur la création etsur la recherche scientifique. Je n’en parle pas, mais mon

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travail là-bas, et le milieu dans lequel j’évoluais, étaient toutautant satisfaisants que le reste. Notre séjour nous avaitguéris d’une certaine pudeur, d’un — je vais appeler cela uncomplexe de supériorité — d’un certain complexe desupériorité répandu à Québec comme dans toute ville deprovince — et qui avait freiné nos élans jusque-là.L’Amérique, la taille du continent, nous avait marqués, nousavions dorénavant le goût de quelque chose de neuf et toutce qui allait nous advenir par la suite en a été transformé.

A — Les enfants.J — Deux garçons à pas trois ans d’intervalle qui ont grandi

assez simplement pour ne pas venir nous gâcher la vie, je l’aidéjà dit. Dans un premier temps, leur mère, plus présente etdisons plus attentive, menait généralement l’affaire, mais, jecrois que dès le début, il y a eu un juste équilibre dans larépartition des tâches et que, tous détails confondus, onaurait rien à apprendre ou encore rien à envier aux jeunesd’aujourd’hui.

A — La vaisselle, la cuisine, tout ça ?J — Il ne faut pas oublier que nous sommes dans les

années 1960-1970 et que la question qui se pose est encorenouvelle. Mais je maintiens ce que j’ai dit. Les travaux, selonla disponibilité de chacun, étaient partagés de façon qui noussemblait équitable et il n’y a jamais eu, entre Louise et moi, lemoindre malentendu à ce propos. Je l’ai dit ça aussi : nousétions un couple normal, avec des préoccupations banaleset, quand je pense à tout ça, quand je revois la famille quenous avons formée, avec les enfants, les carrières que nousavons eues – tout ça se continue, différemment peut-être,mais tout ça se continue aujourd’hui –, je me dis que nousavons eu de la chance. Si la maladie veut bien nousépargner encore pendant quelques années, nous auronsvécu ce qu’il est communément permis d’appeler un règne

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heureux.A — De là cette réticence à te lancer tête première dans

l’aventure que nous te proposions ?J — En un sens.A — Donc, et là je suis conscient d’anticiper sur notre

propos, donc ce que vous connaîtrez toi et Louise par lasuite, ce que mon père a rencontré une fois dans lacinquantaine et plusieurs autres hommes — appelons ça lephénomène Popa ou le phénomène Papy —, c’est qu’onpeut avoir été pendant de nombreuses années un couplechoyé par l’existence et devoir faire face aux changements àun moment ou un autre ?

J — Heumm… Je crois que oui.A — Quand est-ce arrivé chez vous ?J — Laisse-moi préciser, avant de continuer, que c’est

arrivé petit à petit, lentement, et là je pèse mes mots,sournoisement, extrêmement sournoisement. Jusqu’àl’automne dernier, je n’y avais jamais véritablement songé. Ila fallu ton coup de fil pour que non seulement je souhaitemettre des mots sur la situation, mais pour reconnaître lachose elle-même.

A — En fin de compte, tu t’es reconnu ?J — Bien sûr. Tout en préférant citer d’autres cas que le

mien pour illustrer le propos. Même qu’au début, ça m’a faitrire. En faisant le tour, je voyais des cas partout. Mon frère,mon beau-père… Le père de Louise, qui était un homme desplus en vue de Québec, dormait pendant les mois d’été danssa cabane de jardin pour ne pas salir le plancher que labonne venait d’astiquer.

A — On pourrait en citer plusieurs. À mon avis, tous ceuxqui vivent assez longtemps en couple pour atteindre lacinquantaine ensemble. Mais on va s’arrêter là pouraujourd’hui en souhaitant y aller d’une façon plus ordonnée

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la prochaine fois. Avec Oliver, on avait ciblé quelques thèmesprécis qui ne touchent pas nécessairement tout le monde dela même façon, mais par lesquels on est tous concernés. Laretraite, la santé, les enfants, bien sûr, puis les petits-enfantsqui viennent par la suite se greffer à la cellule originelle.

J — Les petits-enfants jouent un rôle important dansl’évolution d’une famille à un moment donné. Même lechien… (rires)

A — Pourquoi pas ? Même les chiens ou les chatss’activent à transformer les couples. Je ne serais pas étonnéqu’on élabore des pistes intéressantes à partir de lafréquentation de ces petits animaux de compagnie. T’as sansdoute vu mille fois cette caricature d’un vieux couple qui necommunique plus que par l’intermédiaire de Médard ouFido ?

J — Je l’ai même souvent constaté de visu.A — Je note. Et si tu as d’autres suggestions, il ne faudra

pas te gêner. Je te l’ai dit dès le départ. Pour l’instant, rienn’est exclu et il ne faudra pas se priver de prendre toutessortes de chemins de traverse parce que c’est souvent surces sentiers les plus inattendus qu’on trouve des élémentsdont on était loin d’envisager la pertinence.

J — C’est le principe même de la recherche.A — Et là-dessus, j’entends bien mettre ta formation

d’homme de science à profit.J — Ça me plaît de participer à l’élaboration d’un roman de

cette façon.A — Alors on se dit à notre prochaine rencontre pour la

suite de ce roman que nous écrivons ensemble.

La deuxième rencontre avec celui que nous avons nomméJules eut lieu une semaine plus tard, au cœur du marchéAtwater, à Montréal. Le temps était à la pluie, mais c’était unede ces belles journées d’automne où le fond de l’air

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ressemble encore à l’été. Une légère brume montant ducanal envahissait les rues de la basse-ville et c’était commesi, de la Pointe-Saint-Charles à la Petite-Bourgogne, deSaint-Henri jusqu’aux premières ruelles de Verdun, tout lesud-ouest s’était arrêté. J’ai placé le magnétophone sur latable, j’ai dit « Nous sommes le 20 septembre 2013 » et Juless’est mis à parler.

J — Un mot avant de commencer. Depuis la semainedernière, j’ai souvent été tenté de mettre Louise au courant.J’étais sûr que ça l’aurait intéressée, puis j’ai renoncé. Je nesuis pas certain de pouvoir trouver les mots pour lui expliquerla démarche. Enfin, le sens de tout ça. Mais ça m’a laissé undrôle de feeling et, ce que je voudrais souligner, c’est que,pour l’instant du moins, j’ai l’impression de vivre dans laclandestinité.

A — Ça t’inquiète ?J — Pas vraiment. En un sens, ça me fait plutôt rire de

nous voir cheminer là-dedans comme des voleurs.A — J’ai contacté Oliver pour lui dire que notre première

rencontre avait eu lieu tel que prévu.J — Et qu’est-ce qu’il a dit ?A — Rien. Il attend de voir comment je vais aborder mes

premiers entretiens avant de se lancer dans l’aventure. Il nele dit pas, mais je crois que c’est ça.

J — Il a trouvé des volontaires ?A — Il veut commencer avec son père. Moi, je lui ai fait

savoir que c’était une mauvaise idée, mais il a dit que sonmilieu d’origine est une mine de contre-exemples, demauvaise foi familiale, et que, si le vieux lui dit non, il vasimplement lui répondre fuck – tu sais comment sont lesAméricains – et inventer le reste. Il pense que ça le libéreraitdu passé. En fait, il m’a demandé si ce ne serait pasintéressant qu’il fasse une entrevue avec sa mère d’abord, ce

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qui, selon lui, apporterait un point de vue différent etbeaucoup beaucoup d’eau au moulin.

J — Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?A — Que ce n’était pas une bonne idée. Je voulais lui

mailer qu’il valait mieux laisser le point de vue des femmes àJanette, mais comme il ne connaît pas madame Bertrand, j’aitenté de lui faire voir qu’on risquait chaque fois, devant unnouveau texte, de trop s’éloigner du sujet. Il m’a aussidemandé si on rencontrait des situations équivalentes chezles couples gais.

J — Encore une fois, qu’est-ce que tu lui as répondu ?A — Que je ne savais pas. Que le couple homosexuel avait

aussi ses problèmes, mais que, d’emblée, la situation mesemblait très différente. Pas la même éducation, pas lamême structure familiale, pas les mêmes caractéristiquesphysiologiques que les femmes qui ont porté des enfants…Et pour la majorité en tout cas, pas d’ados en phase dedevenir adultes et pas de descendance.

J — Est-ce que je vais le rencontrer, un jour, ton Oliver ?A — Possible. Il lui arrivera sûrement de passer par

Montréal un moment donné. Pour l’instant, on envisage dese retrouver dans le Vermont, pour réaliser avec Henry unerencontre qu’on ferait en team writers. J’ai hâte, même si çarisque d’être assez compliqué devant cet homme qui al’habitude de vivre retiré et dont le seul visiteur connu estStephen King, ce presque voisin de la Nouvelle-Angleterre.De ces soirées où elle est elle-même exclue, sa femmeLinoux a l’habitude de dire qu’ils sont entre fous. Pour revenirà ta question, à savoir si chacun va rencontrer les candidatsde l’autre, c’est une possibilité qui demande réflexion. Merci.

J — T’as pas à me remercier puisqu’il s’agit maintenantaussi de mon projet.

A — Parle-moi de ta carrière, de tes recherches, de ce prix

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que tu as eu de cette université d’État et qui a fait de toi unepersonnalité du milieu. Comment tout cela, au fil des ans, aparticipé à votre vie à Louise et à toi, à celle des enfants et àla retraite qui s’est ensuivie ?

J — Je ne crois pas qu’il y ait tant à dire si ce n’est qu’étantprofesseur, je bénéficiais de longs congés dont toute lafamille savait tirer profit. Il y avait parfois quelques absencesprolongées, mais les voyages d’études ou les périodes oùnous étions manifestement moins disponibles pour lesgarçons, s’ils en ont souffert, c’est à eux qu’il faudrait ledemander. Nous avons toujours formé un couple uni et lesenfants, ce que je peux en dire en tout cas, ont toujours étéchoyés. C’est plus tard, vers la quarantaine, que les chosesont changé. D’abord entre Louise et moi, puis comme parricochet, avec les enfants et toute la famille.

A — Il y a eu un élément marquant, une sorte dedéclencheur à toute cette période ?

J — Si quelque chose de cet ordre s’est produit, c’est bienà mon insu. Louise a commencé à donner des cours à droiteet à gauche, les enfants grandissaient, on pourrait même direqu’ils étaient déjà grands puisqu’ils avaient atteint lavingtaine lorsqu’elle a fondé ce qui deviendra plus tardl’Institut… Mais rien, en tout cas, rien n’est venu secouersignificativement notre parcours. Si ce n’est le confort etl’usure.

A — Vous vous retrouvez tous les deux professeursfinalement.

J — Oui. Avec les vacances et la reprise des séminairespresque en même temps.

A — Tous les deux professeurs, avec des étudiants, descongés… Est-ce qu’il vous arrivait, par exemple, d’échangersur le sujet, de vous retrouver tous les deux le midi ou, mieuxencore, de vous rencontrer pour une conférence ou autour

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de quelque projet que vous auriez eu en commun ?J — Jamais. Montréal est une grande ville et je suis certain

qu’on peut passer une vie sans même jamais se rencontrer.En presque vingt ans, ou peut-être plus, je ne me rappellepas qu’on se soit croisés une seule fois. En ce qui concerneles rendez-vous planifiés à l’avance, je dois dire qu’ils n’ontpas été nombreux non plus.

A — Vous vous retrouviez le soir ?J — À la maison, comme tout le monde. Mais encore là,

pas chaque soir non plus. De son côté à elle, les rencontres,les activités extrascolaires, comme des lancements reliés àun collègue ou à l’Institut, sont apparues. Et comme ladéfinition de tâches, de son côté comme du mien, semodifiait d’elle-même, il y eut de moins en moins d’heuresd’enseignement et de plus en plus d’activités reliées à lareprésentation. Tous les professeurs, un jour ou l’autre,passent par là. À tel point que j’ai souvent vu desprofesseurs de grand talent tout abandonner pourrecommencer au bas de l’échelle pour donner des cours etrester près des étudiants. Sans doute que ni moi ni ellen’avions ce profil-là.

A — Si je comprends bien, tout ça a eu comme effet devous éloigner.

J — Sans même qu’on s’en rende compte tout encontinuant d’habiter la même maison.

A — Devenant des étrangers l’un pour l’autre ?J — Non. Certes la relation avait changé, les centres

d’intérêt n’étaient plus tout à fait les mêmes, ce qui estinévitable, mais étrangers, non. Surtout pas ce mot qu’ondirait sorti d’un livre de thérapie de groupe.

A — Et les enfants ? Que deviennent les enfants dans toutça ?

J — Ils grandissent. Et ce ne sont plus des enfants depuis

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longtemps.A — Les garçons, ils se rendent compte de cette distance

qui s’est installée entre vous ? Ils ressentent quelque chosede particulier face à ce qui se passe ?

J — Encore là, il faudrait leur demander à eux. Ils ont leurvie, ils sont indépendants. Ce qu’il advient de nous est lemoindre de leur souci et je les comprends. Même Louise etmoi, qui vivons à peu de chose près la même aventuredepuis presque trente ans, nous ne nous apercevons pas dece qui nous arrive.

A — Ils sont plus proches de leur père, de leur mère ou ilsse tiennent loin des deux ?

J — Ils sont toujours restés très proches de leur mère.C’est en tout cas l’impression que j’ai souvent ressentie. Elleles dorlote. S’ils ont quelque chose à demander, c’est verselle qu’ils vont d’abord. Depuis le début c’est comme ça. Ilsse sont toujours tournés vers elle spontanément. Et puis ças’est accru avec le temps.

A — Qu’est-ce qu’il y a de changé alors ?Jules ne répond pas.A — Qu’est-ce qui fait que, tout à coup, la situation n’est

plus la même ?J — Je ne sais pas. Tout ça nous est arrivé un peu comme

dans ce film de Mendes où on précise qu’au fil des ans,quelque chose d’imperceptible s’est installé. Avant, quandles enfants étaient jeunes, Louise me consultait toujours et ladécision, quand il y avait une décision à prendre, étaitcommune. Que ce soit à propos de l’école, d’un voyage, peuimporte le projet, on en parlait ensemble et, de ce fait, j’étaisau courant. Et puis, un beau jour, sans que je sachepourquoi, elle s’est mise à décider toute seule. Comme ça,pour rien, elle a commencé à utiliser uniquement le « J’ai » etles trois lettres de ce petit mot inoffensif se sont mises tout à

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coup à résonner dans l’air comme si elle claironnait chaquefois devant une foule en délire : « J’ai ceci, j’ai cela ! » Au fildes mois et des années, et sans que je m’en aperçoive, elles’est mise à dire : « J’ai acheté, j’ai décidé, j’ai inscrit ». Etpuis elle a continué de plus belle, sans que j’y puisse rien :« J’ai choisi, j’ai payé, j’ai pensé, j’ai calculé, j’ai opté pour,j’ai refusé ».

A — Pour quelle raison ?J — Tout. Et puis pour rien à la fois. Au début, elle disait

que je n’avais pas de temps à consacrer à la famille, et puisque ça ne m’intéressait pas. Par la suite, elle a pris commeprétexte qu’elle était mieux informée que moi, qu’elle avait luun livre sur le sujet, qu’une de ses collègues qu’elle voyait endehors de ses cours avait dit que… Peu importe la raison, il yavait toujours quelque chose auquel je n’avais pas faitattention. « Tu n’as pas remarqué qu’il rentre tard depuisqu’il fréquente un tel ? » ou « Tu ne t’es pas aperçu qu’ilporte la même chemise depuis une semaine ? » Avec commerésultat que je me suis retrouvé, petit à petit, mis à l’écart dechez moi et de l’éducation de mes propres enfants.

Silence.Il regarde par la fenêtre. Malheureux ? Non, Jules n’est pas

un homme malheureux, mais quand il reste silencieux sanspouvoir répondre comme ça lui arrive de plus en plussouvent, je le sens inquiet par rapport à ce qu’il retrouveaujourd’hui devant lui. Les gens circulent autour sans mêmequ’il les voit. Déçu des arbres et des nuages ? Qui a sorticette phrase que la solitude était encore plus terrible àdeux ? Bécaud ou Ferré a chanté quelque chose quiressemble à ça. En fait, je ne sais pas et ça ne fait rien, mais,quand il hésite à répondre comme aujourd’hui, je lis de latristesse dans son regard. Et ses petites-filles qu’il connaît àpeine. Est-ce que le fait d’être privé de ses petites-filles qu’il

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connaît à peine peut rendre un homme malheureux ?

Je reviens avec cette question : « Ça t’a fait souffrir ? »J — Je l’ai dit, ça prend du temps avant qu’on se rende

compte de tout ça et j’imagine qu’au début, ça fait l’affairedes hommes qui, pendant toutes ces années, ne voient rienvenir. Les enfants grandissent. Et puis tout à coup, c’estcomme si c’était rendu trop tard. Les enfants sont partis, lespetits-enfants nous font la bise en grimaçant. Si ça me faitréellement souffrir ? Je ne sais pas. Le fait est qu’on seretrouve avec personne avec qui parler.

A — C’est un peu pour cette raison qu’on a décidé d’écrirece livre ensemble, Oliver et moi.

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Dimanche, le 6 octobre 2013

Notre deuxième rencontre ayant été abruptementinterrompue à cause d’un problème technique (une banalepanne de courant dans le quartier alors que nous avionsoublié de recharger les piles du magnétophone), la suivantea eu lieu le dimanche d’après, à l’atelier de Jules, qui ne setrouve pas très loin de là où j’habite. En route, nous avionsacheté de quoi prendre notre repas du midi. Il a fait reluire lasurface de son établi avec un vieux chiffon qu’il a trouvé aufond d’un tiroir et, pour cette raison, la conversation a toutnaturellement porté sur l’espace nécessaire à sa création.

J — Voilà. C’est dans ce refuge que je passe la plupart demon temps. Au début, je trouvais le local immense, mais petità petit, les outils, le matériel et les œuvres se sontaccumulés, et le jour n’est peut-être pas très loin où j’auraibesoin de trouver plus grand ailleurs, ce qui est devenu trèsrare, car les anciennes usines du quartier sont toutes en trainde se transformer en condos. L’idéal serait que mes œuvrestrouvent tout de suite preneur, mais je n’en suis pas là. Pourl’instant, je vends une pièce de temps en temps. Parfois c’estun particulier, parfois c’est un espace public comme unbureau de ministre ou d’avocat. Mais c’est pas un problème.Je l’ai dit, la plus grande difficulté, c’est l’espace qui vient àmanquer sous l’accumulation des œuvres ; les jours où jereçois une livraison de matériaux par exemple, c’est à peinesi je peux circuler.

Le soleil entre à profusion par les portes de l’ancienne usine,et comme s’il voulait me faire voir un à un tous les détails dela pièce, en faisant le tour de son antre, il allume l’ensemble

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des lampes dont est parsemé l’atelier.Sur des tables, des fils de fer, des ciseaux et des marteaux

bien alignés. Et puis sur le mur d’en face, sur des tablettesde différentes hauteurs, tout un ensemble de blocs et desculptures qui attendent aussi sagement que les pièces dedifférents musées. Des oiseaux, des corps de femmes, unanneau Moebius et puis, à même le sol, en grandeur nature,une sorte de femme ailée qui fait penser à la victoire deSamothrace.

Des hommes aussi, repliés sur eux-mêmes, avec des mainscouvrant leur visage, des hommes au corps trapu commedes mutants d’une autre civilisation, comme si Jules nes’inquiétait pas outre mesure du symbole. Il réchauffe lesplats. Et profitant du fait qu’il a le dos tourné, j’appuie sur lebouton du magnétophone.

A — Tu as utilisé le mot « refuge ».J — Je n’ai pas fait attention. C’est le mot que tu as toi-

même choisi quand tu m’as fait part de ton projet. Ça faisait,pour ainsi dire, partie de tes critères de sélection. Tu as dit :on cherche des collaborateurs qui sont en couple depuisplus d’une trentaine d’années, qui ont eu une carrière, desenfants, et qui se sentent petit à petit dépassés par lasituation au point que leur sous-sol ou leur garage sontmaintenant devenus des refuges.

A — J’ai mentionné l’atelier ?J — Oui. Mais seulement plus tard. Quand j’ai demandé

des précisions et t’ai avoué que j’étais curieux de savoirpourquoi vous aviez pensé à moi, alors que je ne merappelais pas que nous ayons déjà abordé pareil sujetensemble, bref quand j’ai demandé quelqueséclaircissements, tu m’as parlé de cet atelier que tu voyaiscomme un refuge, au même titre que ton père avait eu dansle temps son garage et ton oncle, un chalet.

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A — C’est une hypothèse de départ. L’entrevue qu’on veutréaliser conjointement, Oliver et moi, concerne unoctogénaire dont l’appartement bostonien est le point dejonction qu’ils entretiennent ensemble, lui et son épouse ; lereste de l’année, il vit dans une ancienne ferme du Vermonttandis que sa femme séjourne au bord de la mer.

J — S’ils ont les moyens de faire ça.A — Mais ce qui m’intéresse dans leur cas, c’est que la

raison invoquée pour ne pas vivre ensemble plus de la moitiédu temps est que lui n’aime pas la mer et elle, elle n’appréciepas du tout la campagne. C’est l’explication qu’ils donnent depart et d’autre, en fait, plus elle que lui parce que selon elle,il n’aime rien.

J — (rires)A — Ça te dit quelque chose ?J — Tu veux vraiment que je te réponde là-dessus ?A — Le magnétophone tourne.J — C’est une phrase que j’ai souvent entendue dans la

bouche des épouses de mes collègues. Des gars dans lacinquantaine. Des gens qui, depuis ma retraite, je nefréquente plus guère.

A — Je suis certain que tu l’entendrais encore de temps entemps si tu les voyais. Mais revenons à cet atelier, ce lieu quetu fréquentes assidûment depuis deux, trois…

J — Depuis quatre ans maintenant. C’est le lieu de travaildont j’ai toujours rêvé. Au cœur de la ville. Tranquille, clair.Quand il fait beau – tiens, on le fera si le soleil se montreencore après dîner –, j’ouvre les portes de l’atelier qui tombedirectement sur le canal. J’ai eu beaucoup de chance. Sanscet atelier, je me demande si j’aurais continué ma démarche.Dans ma tête, c’est clair que ma carrière est ailleurs, mais çane m’empêche pas de prendre tout ça au sérieux.

A — J’en ai jamais douté.

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J — Je sais, mais, pour moi, c’est chaque fois important dele préciser. C’est un peu la formule « prendre son travail ausérieux sans se prendre au sérieux ».

A — Si je te suis bien, tu ne veux pas que ton travail soitconsidéré comme un simple hobby.

J — C’est ça.A — Et l’importance ou le rôle de ce lieu physique que joue

l’atelier dans tout ça ?J — Primordial. Il me donne du temps, me permet de me

concentrer, de déployer mes outils à ma guise, comme mesidées. C’est un véritable lieu de travail, mais souvent j’y vienspour faire du rangement, pour lire, ou piquer une jasette avectel ou tel de mes voisins qui se trouve aux alentours. Dansl’immeuble, il y a des peintres, des sculpteurs, un atelier dedanse, des créateurs de costumes… Je croise les doigtsparce que je ne sais pas combien de temps tout ça va durertellement la spéculation immobilière est active en ce moment.Ici, il y a pas moins d’une trentaine d’ateliers d’artiste qui enfont un milieu très stimulant.

A — C’est un espace de liberté.J — On peut dire ça comme ça.A — Si on profitait de ce mot ou de toute l’expression

« espace de liberté » pour en revenir au sujet qui nousintéresse. Quand je parlais de mon père qui avait songarage, d’un tel son chalet ou Popa…

J — Non, il ne faut pas oublier Popa.A — De Popa dans son sous-sol… Est-ce qu’il y a là un

lien à faire entre tous ces gens ? Plus précisément, est-ceque tu crois qu’il y a un lien à faire entre le garage et lechalet, la ferme de la Nouvelle-Angleterre et ton atelierurbain ?

J — J’ai déjà un peu répondu tout à l’heure. Je te l’ai dit :au début, je n’ai pas vu ça comme ça, et puis en y repensant

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bien…A — Tu as dit, toujours à propos de ce lieu : j’y viens, pas

seulement pour travailler, j’y viens pour mettre de l’ordre ;quelquefois, c’est pour lire.

J — J’ai dit ça ?A — Il n’y a pas assez d’espace dans votre maison de

Notre-Dame-de-Grâce pour que tu puisses y lire en paix ?J — Bien sûr que si.A — Alors pourquoi traverser la ville ?J — D’ici à chez moi, les jours où il n’y a pas de problème

de circulation, c’est à peine dix minutes. On conviendra quece n’est pas la mer à boire. Mais je vois où tu veux en venir etje suis bien prêt à te donner raison. La maison, c’est chezelle. C’est elle le boss, au propre comme au figuré ; plus letemps passe et plus je m’y sens comme un invité.

A — C’est elle qui décide ?J — Sur tout tout tout. Les travaux, qu’ils soient

nécessaires ou pas, l’aménagement, la décoration… On neparle pas des repas et des sorties qui, ma foi, sont à l’imagedu reste. Si je fais rien, c’est que je ne suis pas conscient dece qui se passe autour. Si je m’en mêle… Après, rien n’est àson goût.

A — Jusqu’à ce que tu te retires.J — On revient à l’atelier.A — Au garage, au sous-sol, au chalet, jusqu’à cette ferme

du Vermont. Plus j’y pense et plus je m’aperçois que ce sontlà des variantes du même élément et que seuls les revenuset les classes sociales diffèrent.

J — Elle dit que la vie domestique ne m’intéresse pas. Cequi n’est pas vrai. L’endroit où je vis m’intéresse. À l’en croire,et là je suis presque dans le mot à mot, je serais capable deséjourner dans un terrier comme au temps des cavernes.

A — Tu la laisses dire ?

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J — (Il hausse les épaules.) Ça dure depuis tellementd’années… Elle le pense, les enfants le pensent, et moi-même j’ai fini par le croire.

A — Il me semble qu’on est au cœur du problème. Tuhausses les épaules comme si tout était perdu.

Encore une fois, il reste sans parler. Mais c’est ma faute. Jen’aurais pas dû utiliser des mots comme « si tout étaitperdu ». Ce sont des mots trop durs, des expressions qu’onentend prononcer par des avocats pour influencer lestémoins dans les procès à la télévision. Mais je ne peuxrevenir en arrière. Aussi, je laisse le temps passer. Le soleil,qui pendant le repas pénétrait de plein fouet jusqu’au fondde l’atelier, s’est déplacé vers l’ouest. Sous l’éclairage deslampes d’après-midi, les outils et les marteaux semblent surle point d’entamer un bal étrange. Des oiseaux crient,l’anneau Moebius tourne sur lui-même et des corps defemmes, même celui des femmes ailées, se saisissent desmarteaux. Les hommes au corps trapu continuent de cacherleur visage avec leurs mains. Le soleil a déjà commencé àdescendre et, lorsque le vent se met à courir sur l’eau, ildevient clair que nous n’irons pas plus loin

A — Avant de terminer, j’aimerais te confier un secret. Unsoir, ce devait être au mois de mai ou de juin, avec Gina, onrencontre ta femme Louise au théâtre. À la fin de la pièce,nous marchons avec elle jusqu’à sa voiture et comme on lavoit rarement seule au cœur du centre-ville, au bout dequelques minutes, on lui pose la question suivante : Julesn’est pas là ? Elle nous répond : « Non. Bien sûr que non ! »Et la voilà partie d’une longue tirade à savoir que tu n’aimespas le théâtre ni le cinéma, pas plus que le restaurantd’ailleurs, où elle te traîne parfois de force. Que tu ne veuxplus voyager… Enfin, elle fait la description d’un personnage

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que j’ai peine à reconnaître.J — Ce n’est pas la première fois.A — Attends. Tu vas voir où je veux en venir. Il y a quelques

mois, à Wells, chez Linoux (Linoux, c’est la femme d’Henryqui, lui, séjourne dans le Vermont à ce moment-là), la mêmesituation se reproduit. La voilà partie à nous dire qu’Henry neveut pas être dérangé, ne veut pas ci, ne veut pas ça, pourconclure devant Oliver, qui est là avec son copain, qu’Henryest homophobe.

J — Et ce n’est pas le cas ?A — Mais pas du tout. Selon Oliver, c’est un homme affable

et courtois, qui vit le plus souvent isolé, mais qui aime lemonde. Rien à voir avec le misanthrope que la mère de sesenfants se plaît à décrire dans son dos. Tu vois, la situationest assez répandue pour qu’on continue d’approfondir lesujet, et ce sera du côté du Massachusetts que se tiendrama prochaine entrevue.

J — Pour y découvrir un autre homme qui se terre dansson garage, son sous-sol ou un autre genre d’atelier ?

A — Rien de tout ça. Mais je n’en dis pas plus pour lemoment. En ce qui nous concerne, on se revoit en novembresi tu veux. Ça pourra être chez moi, ou au marché pourprofiter de ce qu’il restera des couleurs à ce moment-là.

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Cape Cod en automne.

Après une courte escale à Boston, quelques jours où, avecOliver, nous avons beaucoup parlé de notre projet sanstoutefois aller jusqu’à nous lire l’un l’autre (agent de bordpour American Airlines, il venait tout juste de rentrer deSingapour avant de s’envoler pour l’Australie), j’ai pris un caren direction de Hyannis. De là, un taxi m’a amené jusqu’auxvastes plages de l’Atlantique.

Je connaissais très bien la région pendant l’été, y avaismême déjà passé deux Noël de suite, mais là, dans sondécor de carte postale endormi dans son arrière-saison,c’était la première fois que j’y venais.

Cape Cod en automne…Dès qu’on traverse le canal, on peut rouler sur une des

deux nationales qui vont en parallèle, soit au nord soit ausud, à l’intérieur du golfe si on choisit le côté nord, face auxvagues de l’Atlantique si on choisit celle du sud pour allervers l’est. Mon ami Dean habite l’extrémité est de la pointedepuis une bonne vingtaine d’années. C’est chez lui que jel’ai rencontré, une première fois pendant son jour de congé,puis à deux autres reprises par la suite, soit un samedi et ledernier dimanche du mois. Comme ça avait été le cas pourJules auparavant, je lui avais fait brièvement part de notreprojet au téléphone et contre toute attente, il avait acceptétout de suite.

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Le jeudi 3 octobre de l’an 2013

Dean — Je m’appelle Dean, je suis né en 1951 à Concordd’un père et d’une mère qui étaient tous les deux originairesde New York et, une fois mes études de médecine terminées,j’ai épousé Juliana. Elle était et est toujours infirmièrelibérale.

A — Qu’est-ce que ça veut dire, infirmière libérale ?D — C’est une infirmière qui n’est pas rattachée à un

hôpital ou à un cabinet particulier. Le mot le dit à peu près.A — OK.D — Juliana travaille encore et j’exerce toujours la

médecine tout près d’ici, au centre de Hyannis. Je crois quec’est un élément important pour votre recherche.

A — Il est certain que, comme la plupart des autrespersonnes interviewées sont à la retraite, ça devientintéressant d’avoir les propos de gens qui exercent encoreleur profession.

D — C’est notre cas à tous les deux. Donc, je suis Dean A.,médecin généraliste, marié à une infirmière depuis… Il fautdire la vérité ?

A — Dans la mesure du possible.D — Nous sommes ensemble depuis presque trente-cinq

ans, avons eu quatre enfants. Le plus vieux a 30 ans et laplus jeune en a 16, mais il n’y a que trois ans que noussommes mariés.

A — Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?D — Difficile à dire. Au départ, nous étions farouchement

opposés à cette institution que nous n’hésitions pas àqualifier de réactionnaire et puis, en vieillissant, on s’est prisà voir les choses autrement. Tu connais ce philosophe italien

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qui a dit : changer pour que rien ne change ? Lambroso ?Cesare Lambroso, à un moment donné, a vu juste, et saphrase, avec le temps, s’est appliquée à nous. Le mariage,aujourd’hui, n’est plus l’institution contraignante qu’elle étaitdans le passé et de ce fait, nous avons pris beaucoup deplaisir à organiser l’événement. La chose en a surprisplusieurs. Pour nous, c’était rien de plus qu’une façon desouligner et dire aux autres que ça a duré tout ce temps, quenous espérions que ça tienne encore le coup, que… Mais j’ail’impression qu’on s’éloigne.

A — Pour résumer, vous vous êtes mariés pour célébrervotre union, parce que dans votre cas, avec quatre enfants,on peut véritablement parler de fête familiale, mais sans ycroire plus que ça, sans avoir véritablement changéd’opinion ! Mais ce n’est pas à moi à expliciter lescomportements. Si on passait aux enfants.

D — Comme tu veux. Michael, qui doit avoir un peu plus de30 ans maintenant, pratique le droit en Californie ; Camilla,de deux ans sa cadette, est psychologue en Floride ; etcomme ma femme dit qu’elle a eu deux couvées, Éva, 19,prépare des études de sage-femme à l’Université de Bostontandis que Marine, qui vient tout juste d’en avoir 16,fréquente pour une deuxième année consécutive un internatde Barnstable.

A — Vous vous retrouvez maintenant tout seuls dans cettegrande maison.

D — C’est le cas en semaine. Il y a moi, Juliana, notre vieuxchien qui prend de moins en moins de place – tiens, on nel’a pas vu de la journée celui-là ! –, en plus des chats, deuxchats, mère et fils, puis les poules dont le compte est difficileà tenir depuis que certains de nos voisins nous en donnentalors que le renard, ou ce qu’on croit être un renard, nous enfauche une de temps en temps.

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A — Toi et Juliana, vous vous êtes connus comment ?D — C’était à Nuntucket, pendant l’été. Vers la fin de la

décennie soixante-dix, ou quelque part par là. Mes parents,dont les ancêtres étaient originaires de la Nouvelle-Angleterre, avaient gardé cette maison du centre de l’île.Nous y allions pendant les grandes vacances, parfois mêmeà Noël, et c’est là que j’ai rencontré Julia qui, elle, venait deDétroit et qui était en visite chez des amis.

A — Et ça a marché, vous vous êtes rencontrés et vousvous êtes dit tout de suite : c’est le mien ou c’est la mienneou quelque chose comme ça ?

D — Presque. Au bout de quelques jours, nous avonscommencé à nous fréquenter. Par la suite, il m’a fallu rentrerà Brooklyn où j’étudiais. Elle est venue me retrouver.Simplement. Je peux dire que tout ça s’est déroulé le plusnaturellement du monde jusqu’à la fin de nos études etjusqu’à ce qu’on prenne le large.

A — C’était ce que tu voulais ?D — C’était plus une question de circonstances que de

volonté de ma part. La côte, où commençaient à s’installerplein de baby-boomers à la retraite, offrait des conditionsavantageuses à un jeune médecin prêt à s’impliquer. Onavait aussi besoin d’ambulanciers, d’aides-soignantes,d’infirmières à peu près partout. J’avais des amis du côté deSandwich, ce qui a sans doute joué un peu. Nous y sommesrestés jusqu’à ce qu’il y ait cette possibilité de clinique àChatham, à quelques kilomètres d’ici. Puis finalement ce futHyannis, où j’ai toujours mon bureau sur Main Street. Où unétait, l’autre allait.

A — J’ai souvent entendu Juliana raconter qu’elle avaittoujours mis sa carrière entre parenthèses pour te suivre.

D — Tu sais, Julia dit ce qu’elle veut… Mais je suis certainqu’il n’y a jamais eu de conflit à cet égard entre nous. Le

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hasard… On dit parfois que le hasard fait bien les choses.Elle trouvait souvent du boulot aussi vite que moi, c’est-à-diredans la même ville ou pas trop loin. Je souligne que parprincipe, et la vie ne nous y a pas contraints, jamais nousn’avons travaillé ensemble. Nous avions des amiscommuns… Là-dessus, je peux dire que nous avons eu de lachance.

A — Chatham, l’océan…D — C’est l’endroit où on vit.A — Qu’est-ce que ça signifie, d’être au bord de la mer

toute l’année ? Depuis plus de vingt ans que vous y vivez, tudois avoir des choses à dire sur Chatham et sa région ?

D — Le Cap, c’est mon idée, mais pour la tournure que çaa pris, c’est son projet à elle. Nous vivions depuis deux anssur les bords du canal lorsque, par des patients, j’ai entenduparler de cette propriété qui datait du siècle dernier. C’estdevenu son projet à elle. Moi, je me serais contentéd’aménager les lieux pour qu’ils soient confortables, mais ellea rencontré des gens qui avaient connu la villa autrefois et,petit à petit, elle s’est mise dans la tête de lui redonner sonancienne splendeur. Le village, à quelques kilomètres d’ici,est magnifique. Puis il y avait tout ce terrain pour les enfantsautour. Nous avions les deux premiers, les deux autres sontarrivés plus tard. Bref, je me suis laissé séduire…

A — C’est vrai qu’on respire ici ; mais toi, quelle était tonidée au départ ?

D — Oh, n’ayant jamais beaucoup réfléchi à la question, jen’avais pas grand-chose à proposer. Mais il est certain que jeme serais contenté de quelque chose de moins accaparant,de moins grand, de moins… Il faut dire aussi qu’une grandepartie de tout ce qui nous entoure, et même le bâtimentcentral, était en très mauvais état à l’époque. Les écuries, lejardin, c’était presque des ruines. Je savais bien qu’on en

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aurait pour un bail et vingt ans plus tard, on n’en a pasencore terminé.

A — Qu’est-ce qui attirait particulièrement Juliana dans toutça ?

D — Je ne sais pas. Le fait que ce soit un projetd’envergure. L’idée d’entreprendre quelque chose dedurable, s’étendant sur plusieurs décennies. Je ne crois pasme tromper en disant que ce qui la fascinait, c’était d’établirquelque chose de pérenne pour la famille, pour lorsqu’onsera vieux, pour nos enfants et pour les enfants de nosenfants par la suite.

A — Et tu ne voyais pas les choses de cette façon-là ?D — Bien entendu, j’étais d’accord. Mais pas tout à fait non

plus. J’avais peur de l’isolement, ou qu’une sorted’enfermement tranquille se produise à notre insu. Tiens, toiqui aimes les livres… Dans Génération X, un drôle de romanque tu connais peut-être, l’auteur avance que la nouvelledroite de ce pays, cette minorité blanche qui vote pour le TeaParty et célèbre la guerre en Irak – je ne veux pas tropinterpréter –, se retrouve de plus en plus derrière les murs deluxueuses maisons de campagne à partager les mêmesidées et les mêmes goûts. On s’offrirait bien le luxe d’êtresensible aux gens de couleurs et aux sans-abri, mais commeil n’y en a pas autour… Ça m’avait beaucoup fait rire quandj’avais lu ça. Pourtant, quand on regarde ce que sontdevenus le Cap et puis toute la péninsule avec les années…On cherchait à s’installer. Probablement que j’avais moinsbesoin d’ancrage qu’elle à cette époque et cet engagementde tous les instants, je le voyais déjà comme quelque chosed’encombrant.

A — Déçu ?D — Pas plus qu’elle qui a réalisé précisément ce qu’elle a

voulu, mais qui se retrouve aujourd’hui avec des enfants qui

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ne font que passer, une écurie vide depuis qu’Éva a mis soncheval là où elle peut le monter quand elle n’a pas cours, unvieux chien, deux chats… Déçu, non. C’est la vie avec sesexigences. Et puis qu’est-ce que ça donnerait d’être déçu ?Mais, en plus de mon métier, j’aurais aimé bâtir quelquechose de différent. Puisque ça ne s’est pas présenté, je nesais pas exactement quoi, mais il est clair que j’aurais préféréconsacrer mes énergies sur une cause plus noble que cesvieilles pierres et ces roseraies qui nous entourent. Encore là,c’est difficile à définir. Peut-être avoir plus de temps pourapprofondir quelques recherches sur des sujets précis oum’adonner à un véritable engagement social ? Par oppositionà l’érection de cette forteresse élevée au fil des ans, j’auraispréféré avoir une action ouverte sur le monde. Mais voilà, j’aiune vie, t’as une vie, on n’a qu’une vie.

A — Revenons à vos premières années en tant que coupleavec l’apparition des enfants qui, si j’ai bien compris, s’estdéroulée en deux temps bien distincts, deux familles selonJulia, deux couvées, le travail, la vie au bord de la mer.

D — Sur le plan de la carrière, j’ai pendant longtempspratiqué la médecine à mi-temps, m’adonnant aux tâchesménagères. Je partageais mon bureau avec une collègue etpuis quand cette dernière est partie, je suis resté tout seul,récupérant la majeure partie de sa clientèle et, à mon grandétonnement, ça n’a pas été plus contraignant qu’avant. Il yavait plus d’heures à faire, plus de responsabilités. C’est tout.Ça a été une grande surprise de ma vie professionnelle, ça,même tout un apprentissage que de découvrir que le doublede ma tâche hebdomadaire n’était pas plus exigeant. Ouiplus, mais ce n’était dans le fond pas réellement pluscontraignant que ce que j’avais l’habitude de faire. Je ne saispas si je me fais comprendre.

A — Je crois que oui.

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D — Pour rester sur le plan du travail, pour Julia, ça atoujours été le beau fixe. Avec les patients, avec lescollègues, partout où elle est passée, elle a été appréciée àsa juste valeur et, si le fait de me suivre l’a empêchée demonter en grade, elle n’en a jamais souffert. Je crois qu’elledirait la même chose d’elle-même si elle était à ma place.

A — Et vous deux ?D — Oh, il y a pas tellement à dire sur nous deux. En fait,

j’ai été surpris lorsque tu m’as appris m’avoir choisi pour tonenquête.

A — Pourquoi ?D — Tellement d’autres couples ont connu plus de

bouleversements que nous. Je crois avoir peu à dire sur lesujet même si nous sommes ensemble depuis trente-cinqans, malgré les carrières, les enfants. Quand tu m’as dit letitre, Splendeurs et misères de l’homme occidental, j’ai penséau fait que tout le monde a ses hauts et ses bas. Je nevoyais pas ce qu’il pouvait y avoir d’exceptionnel chez nous.

A — Nous ne cherchons pas nécessairement ce qu’il y ad’exceptionnel dans le couple.

D — Et vous cherchez quoi alors ?A — Rien de précis si ce n’est de vouloir approfondir ce

phénomène observé qui se trouve être cette mise à l’écart del’homme de 50 ans en Amérique du Nord et peut-être danstoutes les sociétés modernes d’aujourd’hui. Tu vois, çatouche pas mal de monde quand on y pense. Dans unepremière étape, on voulait partir des deux individus quiforment un couple, et puis voir comment ils avaient traverséle temps.

D — Donc il faut être ensemble depuis…A — Une trentaine d’années au moins.D — Avoir des enfants ?A — De préférence. C’est comme si nous établissions notre

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étude à partir du modèle de la famille nucléaire : papa,maman, enfants, chiens…

D — Et éprouver, au fil des ans, son lot de problèmes touten restant ensemble…

A — Aller du côté des couples divorcés ne nous aurait riendonné. La séparation, ç’aurait été autre chose. En somme, cequi nous intéresse, c’est ce glissement, comment on passed’une saison à une autre, du pouvoir de l’homme qui semanifeste dans toutes les sphères de la société et de la viefamiliale quand il est jeune, à celui de la femme qui devientune véritable force d’oppression en prenant de l’âge. Çanous a semblé assez répandu pour être digne d’intérêt.

D — Et tu crois qu’ici… ?A — Je me suis dit qu’il était possible de vérifier ça avec toi

sans que tu te sentes obligé de répondre si tu n’en as pasenvie. Et puis, je dois t’avouer quelque chose de plus. Laplupart de ceux à qui nous avons fait part de notre projet sesont sentis menacés par nos questions, certains au point deprendre carrément la fuite et, un peu comme dans cettehistoire où le roi est nu, il nous a semblé qu’il ne fallait pasdire que le roi est nu de peur de réveiller quelque chose quiviendrait ébranler tout le reste. Tolstoï a une phrase commeça dans Anna Karénine. De mémoire : en creusant dans nosâmes, nous risquons de faire monter à la surface ce quiserait peut-être demeuré enseveli dans les profondeurs.

D — Tu vois, ça ne m’a pas trop inquiété, mais j’aimeraisquand même comprendre un peu mieux quels sont lescritères que vous avez établis pour choisir vos cobayes.

A — Il fallait que tous nos participants aient au moinsdépassé la cinquantaine, qu’ils aient eu des enfants, qu’ilssoient restés pendant tout ce temps en couple, cela va desoi. En fait, un des seuls éléments récurrents, que nousn’avions pas imaginé au départ et qui s’est imposé au fur et à

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mesure de notre réflexion, a été celui des classes sociales. Ila été évident assez rapidement que tous ces hommesinterrogés avaient soit un niveau socioéconomique supérieurà la moyenne, soit une maturité ou une liberté de parole quin’est pas l’apanage de tout le monde. Mais ça ne faisait paspartie de nos exigences de départ. Ça s’est, pour ainsi dire,imposé. Fallait aussi connaître un peu nos protagonistes.Oliver, par exemple, va interroger son père. Je vais aussitenter de faire intervenir le mien, bien qu’il ait presque 95ans.

D — Tu ne pourras rien tirer de ton père.A — C’est ce que tout le monde pense, mais la mémoire

s’avère être parfois un phénomène étonnant. Je me rappellel’avoir souvent entendu dire, lui pourtant pas tellement portésur l’introspection, qu’à partir d’un certain âge (il devait avoirla jeune cinquantaine à l’époque), un homme, ça perd tout.Je te jure, je l’ai entendu plusieurs fois dire ça. Par « tout », ilsignifiait son autorité sur ses enfants, son influence sur safemme, ses capacités de travail, ses collègues, sonenthousiasme… Il voulait sans doute aussi parler de savoiture que nous lui empruntions pour une heure ou deuxalors que nous ne revenions que trois jours plus tard. Tuvois, il disait ça, mon père, au milieu des années 1970.Comme si, déjà à cette époque, le monde avait changé.

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La deuxième rencontre avec Dean eut lieu le dimanchesuivant à la terrasse d’un café du village. Comme souvent cetautomne-là, il faisait beau. L’air plus frais de la mer laissaitun léger goût de sel sur les lèvres et une fois le copieux petitdéjeuner fait de crêpes, de saucisses et de strudels englouti,j’ai rembobiné mon petit Sony juste avant l’endroit où ons’était laissés la dernière fois.« On dirait mon père, a fait Dean en s’écoutant commenter lechoix de nos protagonistes. Ça fait drôle. L’air venu del’océan laisse sans doute quelque chose sur le ruban et, enm’écoutant, j’ai l’impression d’entendre mon père discourirtout seul, comme il le faisait dans sa maison de Nuntucket, ily doit bien y avoir une quarantaine d’années de ça. C’est undétail. Et c’est une drôle d’impression qui doit arriver à tout lemonde au moins une fois dans sa vie. En général, c’est àpartir d’une photo, d’un trait de comportement ou d’uneexpression oubliée qu’on se dit : tiens, c’est incroyablecomme je ressemble à mon père ! (rires, haussementd’épaules, rires) Et si on continuait. »

A — Si tu te rappelles, mercredi dernier, je t’ai dit que laplupart de nos protagonistes, tous ces papys passés enmode de résistance, pour faire référence au titre d’un film, sesont choisi un quartier général qu’ils sont prêts à défendrecomme leur dernier retranchement. Tu vois par exemple, enAmérique, on retrouve assez fréquemment le garage ou lesous-sol comme chasse gardée de l’homme mûr. Pour desclasses sociales plus élevées, chez ceux qui ont plus demoyens, ce sera le jardin ou le chalet. J’ai commencé cesentretiens par des rencontres avec un ami de Montréal quiloue un atelier pour faire de la sculpture depuis qu’il est à la

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retraite. De mémoire, mon père avait son garage. En ce qui teconcerne, je n’ai rien trouvé, et je dois dire que ça m’embêteun peu.

D — J’en suis désolé ! (rires)A — Ne te réjouis pas trop vite. Notre première hypothèse

étant qu’un homme dans la cinquantaine, marié, avecenfants, a une cachette ou une cabane dont dépend sasurvie.

D — Comme les gamins ?A — C’est fort possible. Les enfants ne sont pas les boss

de la maison, de là ces royaumes imaginaires qu’ils se font,ces cabanes, cachettes, etc. En fait, je ne connais pasd’enfant qui ne possède pas son refuge ou un passagesecret bien à lui. Le père d’Oliver, et ça m’a ramené à unroman publié chez nous il y a longtemps, c’est sa voiture.Tous les prétextes sont bons pour qu’il saute dans sa vieilleOldsmobile. Il y a quelques années, il s’est tapé la moitié desÉtats-Unis pour venir signifier à Oliver, qui habite Boston, queson téléphone était en panne.

D — Et tu n’as rien observé chez nous.A — Rien. La maison est immense, mais elle ne me semble

pas comporter d’exclusivité. L’écurie est vide, les ancienschais…

D — C’est là qu’on range le bois pour l’hiver.A — Pas de sous-sol, pas de chalet, pas de garage… Et je

te l’annonce tout de go, le lieu de travail, en l’occurrence toncabinet de médecin, ne compte pas puisqu’il a toujours étélà. Un bureau est fréquenté par les jeunes comme par lesvieux, par les femmes tout autant que les hommes. Tu voisoù je veux en venir. On connaît l’expression se réfugier dansle travail, mais ce n’est pas le sujet qui nous préoccupe. Tume suis ?

D — Parfaitement.

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A — En somme, tu nous fais chier. À tel point que j’aitéléphoné à Oliver de passage chez lui, il y a quelques jours,et tu sais ce qu’il m’a répondu ?

D — Non. Bien sûr que non.A — Si tout nous était donné d’avance, on serait trop

peinards.D — Je ne veux surtout pas aiguiller vos savantes

élucubrations sur de fausses pistes, mais la ferme faisaitautrefois partie d’un ensemble de dépendances appartenantà des flibustiers et la rumeur veut qu’il existe un tunnel quirelierait le bâtiment principal au port.

A — Ça doit bien faire plus de deux kilomètres jusqu’auvillage ?

D — En ligne droite, trois.A — C’est un peu long pour se cacher, tu ne trouves pas ?

D’accord, les hommes ont peur de leur femme, mais bon…Revenons encore une fois à ces points que j’ai relevés et quit’associent, sans que tu y sois pour quelque chose, à nosautres candidats.

D — Oui.A — Juliana dit : ça ne l’intéresse pas.D — Heum Heum…A — Il ne veut pas voyager.D — Aïe…A — Il ne voit jamais rien, ne s’aperçoit de rien, ne veut

jamais sortir.D — Là-dessus, je lui donne un peu raison.A — Je continue. Au chapitre de la religion, tu dis être

athée. Elle reprend : Dean est croyant, mais il ne le sait pas.D — Les femmes de mes collègues parlent comme ça de

leur mari.A — On ne peut rien lui confier à celui-là. Il faut que je

m’occupe de tout. Lui, il s’en fout de toute façon. Et là, les

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exemples ne manquent pas : de payer plus cher, de ce quiarrive aux enfants et aux membres de la famille comme dusort de ses vieux parents, du chien, du chat, de sa santé, dupassé ou de l’avenir en général…

D — Sincèrement, Julia a balancé tout ça ?A — Sans doute pas, mais elle aurait très bien pu le faire.D — Jésus-Christ !A — Et là, ce ne sont que des détails pour rire.D — Oh la la ! Qu’est-ce que tu vas encore inventer ?A — Où on veut en venir, Oliver et moi, c’est que

l’ensemble de ces détails, que tous ces faits et gestesaccumulés au fil des années, ont à la longue pour effetd’infantiliser les hommes, de les tasser hors de leur foyer – jepèse mes mots, tu vois la situation est plus sérieuse qu’ellene le paraît – pour finalement les exclure de la sphèresociale. C’est comme si on les enfermait, comme si on lesemmurait, ou comme si on leur coupait la langue sansqu’eux-mêmes ni personne d’autre ne protestent.

D — En Europe, il y avait les cafés où les hommes serencontraient, mais on en retrouve de moins en moins à cequ’il paraît. De ce côté-ci de l’Atlantique, c’était le pub, donton peut dire que c’était là un ramassis de cadavres en sursisqui passaient leur temps à boire et à fumer. À Cape Cod, il ya une vingtaine d’années, c’était exactement ça. Les hommesd’un certain âge virés de chez eux se retrouvaient audrugstore ou sur la place du village pour… pour attendre lamort, on dirait. Heureusement, à l’époque, on vivait moinslongtemps. Pourtant la situation n’a pas tellement évolué. Onvit plus vieux, mais regarde autour de toi : les hommes sonttoujours aussi diminués finalement. C’est triste.

A — Bien sûr, c’est triste.D — J’aimerais inverser les rôles pour une fois et te poser

une question. Est-ce que tout ça ne fait pas aussi l’affaire

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des hommes ?

Plutôt que de répondre à sa question, j’ai proposé qu’on lèvela session séance tenante pour aller marcher. Il faisait encorebeau, nous étions au cœur de ce qu’ils appellent ici l’arrière-saison, qui serait un peu notre été indien prolongé de trois ouquatre semaines, les couleurs en moins, la stabilité du climaten plus. En faisant le tour du village, nous décidâmes dedescendre jusqu’à l’océan – j’ai oublié de le dire, le cœur deChatham est juché sur un petit promontoire – pour avancersans parler, lui devant et moi derrière, parfois allant côte àcôte lorsque la largeur du sentier le permettait, silencieux,comme si tout ce qu’on avait dit et tout ce qui nous restait àdire sur le sujet nous avait fragilisés.

Je pensais à Jules, à qui la chienne avait pogné lorsque jelui avais fait part de la présence d’un magnétophone. Jepensais à Henry, isolé dans ses bois et dont on salissaitl’image sans qu’il puisse protester, à mon père, pris àressasser sempiternellement la même histoire dans songarage pendant les années 1970, à Popa de La petite vie,avec sa perruque, sa casquette, sa chemise à carreaux et sabarbe…

En arrivant devant un ruisseau, dont les eaux grisesn’avaient rien d’invitant, nous avons bifurqué à gauche pourpasser à travers un groupe de retraités qui faisaient desexercices de tai-chi, puis encore plus à gauche, où lesderniers rayons du soleil nous dardaient les yeux. Jusqu’à ceque nous remontions la falaise. Épuisés.

Cape Cod, en automne. Je l’ai déjà dit : je connaissaismieux l’endroit quand c’était l’été. Puis l’hiver. En 2008, monfils Peter éprouvant quelques difficultés scolaires, nousavions pris la route pour nous rendre à Wells, puis Boston,jusqu’à ce que la tempête de neige nous pousse jusqu’àHyannis. Le chien, notre chienne, était encore un chiot à

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l’époque. Et Peter, lui, n’avait pas encore 10 ans.Sur place, nous avions loué une maison.Je ne sais pas s’ils existent encore cet endroit où nous

mangions the best pizza of the world, cette salle de quillesdatant des années trente, le cinéma de Denys deux pour undu mardi et ce gym affilié aux Y qui s’ouvrait sur une forêt depins plantés dans le sable. Bien sûr qu’ils sont toujours là.L’an 2008, c’était hier. Pourtant, quand nous roulons vers lapointe de la péninsule aujourd’hui, nous passons devant toutça sans nous arrêter.*

* Voir L’Hiver à Cape Cod, Hamac, 2011.

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La troisième rencontre à Cape Cod eut lieu une semaine plustard. Les deux plus jeunes étant rentrées pour le week-endet la femme de Dean s’affairant dans la cuisine une bonnepartie de l’après-midi, nous nous sommes retirés au fond dece qui peut être leur immense jardin. En fait, ils semblentjouir de tellement d’espace qu’on finit par ne plus savoir oùse termine la propriété proprement dite et où commencentles champs.

Juliana nous avait préparé un grand pot de limonade et, sila présence d’un magnétophone posé à plat sur la table l’aintriguée, elle n’en a rien laissé paraître. Nous sommesrestés plusieurs minutes sans parler. Et puis j’ai vouluamorcer la conversation par cette question restée en planquelques jours auparavant.

A — Dimanche dernier, on s’est laissés sur ces mots : est-ce que tout ça ne ferait pas aussi l’affaire des hommes ?

D — C’est vrai.A — Aujourd’hui, c’est moi qui te la pose.D — Des hommes en général ou moi en particulier ?A — Puisque tu as posé la question, tu dois bien avoir une

petite idée sur le sujet.D — C’est facile de s’imaginer que ça fait aussi l’affaire des

hommes. Dans les premiers temps, et jusqu’au milieu d’unerelation, les femmes veillent à tout, se renseignentefficacement, accaparent des leviers de commande etpersonne n’a à se plaindre. C’était comme ça chez nous ; j’aiobservé un peu le même phénomène chez mes parents.Encore une fois, tout ça est assez répandu pour savoir dequoi on parle. (rires) Ce n’est que plus tard, une fois que lepiège s’est refermé, que le tout se passe au détriment de ces

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messieurs. J’y vais peut-être un peu fort, c’est confus, je sais.A — Continue.D — C’est après, beaucoup plus tard, une fois que la

machine est bien installée, qu’on se rend compte du gouffredans lequel on est tombé. J’ai repensé à notre affaire. Dansun premier temps, on en tire quelques avantages puisqu’on amoins de tâches et surtout moins de choses désagréables às’occuper. Encore une fois, j’hésite à dire ça. Mais il ne sert àrien de jouer à la victime.

A — Continue encore.D — Le problème vient du fait que les choses dont on n’a

plus la responsabilité, toutes ces choses dont on s’occupemoins qu’auparavant, nous sont enlevées sans qu’on s’enrende compte. En rétrospective…

A — Oui. Revenons au début. Essaie de nous dire dans tesmots comment tout ça a commencé. C’est toujours importantles débuts. Souvent on se retrouve devant des situationsinextricables et on se demande chaque fois comment ça sefait qu’on en est là.

D — Il y a les mots qu’on dit, bien sûr. La plupart de tesphrases de la dernière fois ont fait mouche. Mais il y a aussiles gestes, les prises de position, les postures.

A — Si tu le veux bien, commençons par les faits, par tousces petits faits du quotidien qui, amalgamés les uns auxautres, finissent par… disons, finissent par aboutir à cettedépossession dont tu parles.

D — C’est toi qui y vas fort là. Je n’aurais jamais utilisé cemot-là.

A — Tu as parlé des choses qui nous étaient enlevées…Essaie de plonger dans ton expérience personnelle pournous dire, à partir de petits gestes et de mots précis,comment ce rapt…

D — (rires) Rapt… maintenant.

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A — Comment tout ça s’instaure, comment tout ça s’estinstallé chez vous ?

D — Juliana nous regarde.A — Je sais. Elle nous épie depuis le début. C’est parfois

un jeu dangereux, la vérité.D — D’abord dans notre vie de tous les jours. Je crois

qu’on aurait tort de minimiser le côté matériel du quotidien.Mine de rien, ça a commencé par de tout petits gestes et deminuscules responsabilités : le courrier, les repas, la table oula couleur des rideaux… Puis, sans que je m’en aperçoive,tout ça a pris de l’ampleur. Bientôt, ç’a été le paiement desfactures, de l’électricité, du gaz, des impôts… Par après, lecercle s’est encore agrandi. Les fréquentations, le choix desamis, les vacances année après année, comme unensablement venu du désert. Si je voulais faire une image, jedirais : une immense masse gélatineuse et multiforme quifinit par s’étendre à des domaines qui, jusque-là, étaient lestrict apanage des hommes, comme le choix de la voiture oude la thermopompe à installer.

A — C’est ce que tu as connu ?D — Je me suis déjà retrouvé au Missouri, à la saison des

tornades. Quelqu’un avait remarqué quelque chosed’étrange à l’horizon. C’était comme un nuage un peusombre qu’on a peine à regarder. Puis, sans qu’on sache cequi se passait, les tasses se sont mises à voler, les chaises àse renverser, et on a dû se coucher à plat contre le sol parcequ’il n’y avait rien d’autre à faire. Après coup, ça sembleévident, mais vécu au quotidien, c’est différent. C’est en toutcas l’image qui me vient pour montrer le côté sournois duphénomène. J’insiste encore, mais tout ça se fait lentementau fil des années. Des jeunes ne parleraient pas de la mêmefaçon de leur couple. Parce que les jeunes ne savent pas.

A — Quand je te disais que nous avions besoin de

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quinquagénaires ensemble depuis assez longtemps…Laissons les autres s’affairer à propos de la redéfinition destâches et à leurs sempiternelles discussions autour de latélécommande.

D — (rires) Pour Julia et moi, ça s’est passé comme ça, endouce. Maintenant, elle s’occupe de tout, jusqu’à s’enplaindre, mais si je tente quelque chose ou décide quoi quece soit tout seul, ce n’est jamais bien reçu. Tu vois ?

A — Parfaitement.D — Encore une fois, j’ai l’impression d’entendre la plupart

de mes collègues qui ne se rendent pas compte. Au moins,chez nous, c’est clair qu’on vit sur ce mode defonctionnement où je dois lui demander la permission avantd’agir. Quel pyjama je vais mettre dans ma valise, monrendez-vous chez le dentiste… Tout ! C’est elle qui a décidépour mon after shave, ce qui va un peu de soi, c’est elle quime l’a offert. Mais je n’arrive toujours pas à comprendrepourquoi c’est elle qui choisit mes slips.

A — T’es sérieux ?D — Celui avec des pères Noël pour Noël, celui avec des

cœurs pour la Saint-Valentin. Un jour, elle a foutu tous mesboxers hawaïens à la poubelle sous prétexte qu’ils luirappelaient cette affreuse semaine qu’on a passée sous laflotte à Honolulu. Je peux te présenter une dizaine decouples où la femme dit : « Non, pas cette chemise-là. Va techanger ! » Et le pauvre type tout penaud s’en retourne danssa chambre. Pour détendre l’atmosphère, elle dira chaquefois en haussant les épaules : « Il faut vraiment que jem’occupe de tout… » C’est vraiment comme ça que ça sepasse dans les chaumières américaines et si tu veux d’autresexemples, je suis prêt à t’en donner.

A — Si on revenait à cette question qui a ouvert la séancede ce matin. Est-ce que tout ça ne ferait pas l’affaire des

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hommes ?D — J’ai déjà répondu. J’ai dit oui. Et je vais continuer sur

cette lancée. Ça fait leur affaire. Je l’ai dit. Moins de tracas,moins de responsabilités. Jusqu’à ce que se pointe l’enversde la médaille, ça fait un peu l’affaire des deux.

A — L’envers de la médaille ?D — Les reproches autour du manque d’implication ou

d’organisation, qui vont souvent jusqu’au blâme. En fait, si onavait à établir une feuille graduée des démérites du candidat,on partirait de cette phrase : « Ça ne l’intéresse pas », pouraboutir à « il est incapable de quoi que ce soit ».

A — Ça touche aussi les enfants ?D — Par ricochet, ça touche surtout les enfants. Jusqu’à

maintenant, on s’est plutôt attardés au côté matériel deschoses, mais c’est surtout en ce qui concerne les enfants, lafamille et puis toute la vie sociale que le bât blessevéritablement.

Pause.J’ai déjà dit combien j’aimais Cape Cod en cette saison ? Et

j’ai déjà parlé de cette douceur venue du vent sur la mer ? Icinulle débauche de couleurs comme à l’intérieur des terres et,comme si le pays préférait la continuité à la rupture, pas oupeu de véritables variations. C’est à peine si autour, lesaiguilles des pins ont roussi ; la mer est grise, le ciel est griset le sable est blanc.

Juliana, qui a pris comme prétexte de nous apporter desglaçons pour rafraîchir la limonade, jette encore un rapidecoup d’œil au magnétophone, mais ne dit rien. Elle s’enretourne en tirant le chien par la peau du cou comme s’ilnous fallait absolument ne pas être dérangés. Comme deuxgamins pris en faute, nous restons silencieux et c’est à peinesi, quelques minutes plus tard, j’entends mon voisin sifflerentre ses dents : « sûr que ce soir, elle va demander c’est

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quoi cette mise en scène ».Puis profitant de cet intermède pour nous délier un peu les

jambes, nous faisons le tour du jardin qui s’étend surplusieurs dizaines de mètres de distance de chaque côté dela maison.

Pruniers, poiriers, cerisiers…

A — Il fonctionne ce puits ?D — On ne sait pas. Julia veut toujours faire venir

quelqu’un pour vérifier la qualité de l’eau. Pour le remettrevéritablement en état, il faudrait changer les canalisations,creuser le terrain… Dans l’éventualité d’une piscine, ce seraitintéressant de pouvoir bénéficier de l’eau du puits, mais onne réussit pas à s’entendre sur l’emplacement. Elle voudraitqu’on fasse creuser à l’ouest, là où se trouvent maintenantles grands cyprès qu’elle m’a fait déplacer.

A — Ils sont magnifiques.D — On les a achetés la première année pour les mettre le

long de l’allée. Mais Juliana trouvait que ça faisait cimetière.On les a replantés derrière la maison, pour ne plus les voir.

A — Et ceux-là ?D — Ce sont des chênes qui ont poussé tout seuls, et puis

là, un érable comme vous en avez chez vous.A — Les nôtres sont différents. Celui-là, même si on

l’entaillait…D — Tu vois, en descendant le vallon, ce sont plutôt des

conifères et des résineux qui préfèrent les sols sablonneux.Mon rêve, ce serait d’avoir un pin parasol pour pouvoir m’ytenir à l’ombre pendant l’été. Mais il est trop tard maintenant.Fallait penser à tout ça au début.

Côté sud, comme si cela avait été décidé d’avance, seretrouvent une variété de plantes méditerranéennes auxcouleurs vives et Dean m’étonne en étant capable de lesappeler chacune par leur nom.

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D — C’est Julia qui me les a appris. Les crotons, lesbougainvilliers, le palmier royal et les yuccas… À unecertaine époque, on en a eu plusieurs dizaines d’espècesdifférentes, et puis on a eu l’idée de laisser le cheval d’Évaen liberté. Tu vois le bananier aux larges feuilles, là-bas ?Chaque hiver, il gèle, puis chaque printemps, il faut lecouper. Il repousse. Sans toutefois donner de bananes.

Nous arrivons côté ouest où se dressent plusieurs grandspins blancs.

A — Ceux du village aussi sont immenses. C’est vrai cettehistoire qui veut qu’on plantait des pins dans le but de s’enservir pour la construction des bateaux ?

D — Je ne sais pas. Mais si on installe une piscine, ilfaudra s’en débarrasser.

Puis nous fûmes de retour devant la table du jardin. Ildevait être plus de 17 heures et j’étais bien prêt à lever laséance lorsque mon interlocuteur a tenu à me faire undernier aveu avant de partir.

D — Tu sais, Pierre, cette théorie du lieu… Tu m’as dit quepour votre démarche, le lieu de travail ne comptait pas, maisque chaque homme d’âge mûr avait une cachette bien à lui.Un peu comme un enfant, t’as dit.

A — C’était notre constat de départ. En fait, notre démarchene se compose de rien de plus qu’une intuition, disons unehypothèse, quelques observations. Les scientifiquesprocèdent comme ça… Enfin, une idée de base qu’onaimerait pouvoir vérifier. C’est tout.

D — Je me suis penché sur la question. Tu te rappellesquand on disait que c’était le garage ou le sous-sol quand onhabite l’Amérique, l’atelier ou le café du coin quand on vit del’autre côté de l’Atlantique ? J’y ai repensé depuis…

A — Tu vas m’avouer que c’est ici, au fond du jardin.D — Non. Moi, c’est la nuit. Parce que chaque nuit, à la

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même heure, je me lève pour bouquiner, boire un chocolat,marcher un peu. Je pensais à tout ce que tu m’avais dit, àvotre hypothèse de départ, aux rencontres effectuées. À tondésarroi évident devant l’absence d’un lieu probant en ce quime concerne et qui faisait de moi un candidat à peinecrédible pour votre recherche.

A — T’exagères.D — À tout le moins à ton dépit devant le fait que je

n’entrais pas dans le cadre établi ; et puis j’ai pensé à ça, lanuit, à ce moment de la journée où je me réappropriel’imaginaire des lieux qui m’entourent, avec du temps… LeTemps retrouvé, ce n’est pas écrit par un Français ?

A — Proust.D — Proust, bien sûr. Marcel Proust était peut-être lui aussi

en train de fuir sa femme.A — Tiens. Je n’aurais pas pensé à lui comme figure du

genre, mais bon !D — Pour être honnête, j’ai ressenti cela comme ça : la

nuit, cette petite heure où je sors de ma chambre pour meretrouver, pour me recentrer, comme si ailleurs, et puispendant tout le reste de la journée, j’étais perdu. La nuit, lalecture, la musique ou l’air de la mer me calment et je merendors. Comme tu disais, chacun a sa soupape, n’est-cepas ? Il suffit parfois d’un garage, d’un sous-sol ou d’unepetite heure volée quelque part. Tu me comprends,j’espère ? Juliana nous regarde par la fenêtre de la cuisine.Elle trouve qu’on exagère depuis quelque temps, je le sens.Il doit être plus de 17 heures… Je suis désolé, mais je necrois pas qu’il nous sera possible d’aller plus loin…

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Le lendemain, dernier jour de la saison pour le train reliantHyannis à Sandwich, je m’installai dans le wagon de têteavec la ferme intention de mettre de l’ordre dans mes notes.

Décidément, les choses ne se passaient pas comme prévudepuis que, en me reconduisant à la gare au matin, etcomme quelqu’un qui s’est déjà trop avancé, Dean m’avaitannoncé devoir s’absenter de chez lui pour une duréeindéterminée. Pour aller où ? Dans le sud. Sa mère ne sesentait pas bien en Floride où elle séjournait depuisquelques semaines. Puis un congrès du côté de BuenosAires, subitement découvert sur Internet, auquel se greffaitune croisière aux Malouines… Tout ça devrait se faire avantNoël. On a si peu l’occasion de nos jours de découvrir de cesdestinations qui sortent de l’ordinaire…

Tout à coup, tous les prétextes lui semblaient bons pourquitter le navire et son enthousiasme subit pour les Falklandslui donnait une telle voix sur le magnétophone que je me suisempressé de peser sur le bouton rouge sur lequel était écritSTOP.

Je pensai à mon cousin qui, il y avait quelques semainesencore, avait refusé mon invitation sous prétexte d’une fêted’enfant à organiser. Il m’avait pourtant semblé bien auparfum de la situation, mon cousin Paul en me racontantqu’aux funérailles de son père, sa femme expliquait chacunde ses gestes par le fait qu’il était empreint d’émotion. C’estpour cette raison que je l’avais choisi pour mon enquête. Jepensai aussi à mon oncle Raymond dont on disait qu’ils’isolait dans son camp pour se soûler tranquille. À Jules,devenu étranger à ses petits-enfants…

Il y avait sûrement quelque chose qui ne tournait pas rond

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au Royaume du Danemark depuis qu’on avait accédé à unesociété sans tabou. Devant le manque de courage desprincipaux intéressés, je souhaitai rapidement me tournervers mon père parce que, avec ses 95 ans et ses pertes demémoire de plus en plus fréquentes, il valait mieux ne pastrop tarder. Aussi, à peine ma valise défaite, je reprisl’autoroute 50 qui va maintenant de Montréal à Gatineau.

Cet automne était décidément l’un des plus beaux que l’onait connu. Le temps était clair et, en traversant lesamoncellements de citrouilles et autres décorationsmacabres déjà installés pour l’Halloween, tout enréfléchissant à ce curieux mélange qu’étaient les sucreries etla mort, je me demandais dans quel état j’allais retrouvercelui que je n’avais pas revu depuis l’été. Au téléphone, masœur disait toujours « il va bien ». Mais qu’est-ce que çasignifie avoir la forme quand on a presque 100 ans ? J’avoueque les repères me manquaient. Il y avait eu la mort de mamère il y avait presque un an de ça, la disparition de mononcle, son frère cadet, que mon père jurait n’avoir jamaisrencontré quelques mois plus tard, puis il y avait eu lesvacances, le travail, les obligations. En général, depuis quemes parents s’étaient installés dans l’Outaouais, je faisaisl’aller-retour dans la journée, mais, en arrivant ce jour-làdevant la colline Parlementaire qui s’élevait sur la rive d’enface, je ne savais toujours pas si ma visite allait durerquelques heures ou si elle allait s’étirer tout le reste de lasemaine.

Aussi, pour ne pas perturber sa routine, qu’il qualifie lui-même d’accoutumance de bébé, je suis descendu dans unhôtel situé à quelques pâtés de maisons de chez lui.

Quand je suis arrivé, il a eu l’air surpris. Ma sœur l’avaitprévenu de ma venue, mais il semblait avoir oublié. Je n’aipas insisté.

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A — T’as déjeuné ?Père — Ça fait longtemps. Toi ? Si tu veux, j’vais te faire

des toasts. J’ai tout ce qu’il faut pour déjeuner. Du café, dupain…

Depuis la mort de ma mère, il prend ses repas à la cafétériade l’immeuble qu’il habite, mais tient à préparer lui-mêmeson petit déjeuner. Un café, deux toasts… « C’est toujours lamême chose », précise-t-il en attendant l’infirmière qui vapasser plus tard. La TV est au max et tout est propre dansson appartement où la femme de ménage intervient une oudeux fois par semaine même s’il fait lui-même son lit, rince satasse et son assiette du matin au fur et à mesure.

Père — T’es tout seul ?A — Gina passe la semaine à Québec.Père — L’infirmière va venir tantôt… Et ton fils, lui, y a-t-y

recommencé l’école ?A — Il était content de retrouver ses amis. Pas plus

travailleur qu’avant, mais ça va.En fait, à ce chapitre, j’adopte la politique de ma sœur

aînée qui répond que mon oncle Philippe va très bien àchaque fois que mon père lui pose la question, bien qu’il soitdécédé il y a plusieurs mois maintenant.

A — Il veut suivre son cours de conduite même si sa mèretrouve qu’il est trop jeune… Enfin, on discute de tout ça.

Vers 10 heures, l’infirmière se présente pour prendre sapression comme il l’avait annoncé. En passant, elle jette unrapide coup d’œil à la dosette laissée en évidence sur latable, puis précise que le lendemain et pour les jours quiviennent, ce sera Alain, le préposé du troisième étage, qui vala remplacer.

L’infirmière — Vous le connaissez, Alain ?Père — Le gros ?Comme d’habitude, mon père profite de cette sorte

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d’impunité que lui confère son âge pour débiter desbalivernes sur les pensionnaires et le personnel del’établissement.

L’infirmière — Moi, je serai de retour la semaine prochaine,dit-elle en riant.

Père — Elle vient pour rien, lance-t-il dès qu’elle a referméla porte. C’est tout du monde payé à rien faire.

Il s’assoit dans son fauteuil près de la fenêtre. La TV resteouverte. Est-ce parce qu’il se plonge dans la lecture desactualités, qu’il traverse de part en part comme à chaquematin, que je ne sais pas par quel bout commencer ?

La phrase « Un homme, quand ça vient à un certain âge,ça perd tout ce que ça a », c’est lui qui l’a prononcée, mais jeme vois mal le déranger dans sa lecture pour jouer aujournaliste.

Père — Si t’as besoin de quelque chose, tu le dis, fait-il entournant soigneusement les pages de son journal comme s’ilavait choisi de le remettre à neuf. Les collègues, les anciensvoisins, bof…

Bien sûr, il se plaint parfois de ne plus avoir de mémoire,mais on dirait que ça ne l’affecte pas vraiment et, quand jedis qu’il semble avoir mis une croix sur son passé, je chercheà dire qu’il semble être rendu à une autre étape de sa vie.Quelques années et il aura 100 ans. Pourquoi faudrait-il queje vienne encore une fois perturber son état d’esprit avec mesquestions ?

Et puis le problème vient aussi du fait que je le connaisdepuis si longtemps, que j’anticipe chacune de ses réponsesà l’avance. « Le garage ? Mais c’était pour l’auto. » « Onpensait pas à ça, nous autres, aux vacances, quand vousétiez jeunes. » Et puis : « Tu sais comment était ta mère quine voulait jamais traverser aux États à cause de sonanglais. »

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Père — Fais-toi un café pendant que je finis mon journal.J’accepte. Il y a une bouilloire électrique, du café

instantané. Depuis l’hiver, pour prévenir tout risqued’incendie, la cuisinière a été débranchée.

Père — Gêne-toi pas si tu veux des biscuits.

Il passe en revue son journal minutieusement, prenant biensoin de défroisser le papier chaque fois qu’il retourne unepage, revenant parfois sur une photo, un détail qui lui auraitéchappé. Après plusieurs minutes sans parler, j’ail’impression qu’il a oublié ma présence et je l’observe du coinde l’œil.

Mon père Prudent, fils de Thomas dit Thomess, petit-fils dePrud’homme. Quatre-vingt-quinze ans dans trois semaines.Tranquille. Veuf depuis presque un an déjà. Je crois que masœur dit juste quand elle avance chaque fois qu’il va bien. Ila toujours son problème de tendinite pour lequel il a déjà euune intervention chirurgicale qui n’a pas marché. Ses pieds,décharnés par l’âge, exigent maintenant des chaussurescoussinées de l’intérieur comme des pantoufles, mais tantque le cœur va, tout va. Une des choses qu’il se plaît àrépéter depuis le départ de ma mère, c’est que « la gagneest pas grosse » pour signifier qu’il se retrouve la plupart dutemps tout seul devant son téléviseur.

Prudent, fils de Thomas dit Thomess, petit-fils dePrud’homme…

Avant, le dimanche, il allait manger chez mon frère, ouchez ma sœur, qui habitent les environs. Maintenant, ilpréfère pas. Ça bouleverse trop ses habitudes. Sa routine.Cette sacro-sainte routine dont il semble si fier. Le déjeuner,la toilette, l’infirmière, le journal, le repas du midi quicommence dès 11 heures. Il ne le dit pas, mais, comme unbébé, il s’accorde chaque jour une longue sieste qui dureune grande partie de l’après-midi. En général, il est levé dès

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6 heures et se met au lit jamais plus tard que 20 h 30.Quand il referme son journal, c’est déjà le temps de se

rendre à la salle à manger où je l’accompagne chaque foisque je suis de passage dans l’Outaouais. Il a sa table, saplace. Autour, des couples et des hommes seuls, mais pourla plupart, ce sont des femmes regroupées à trois ou àquatre, des femmes plus jeunes que lui à ce qu’il mesemble. À son âge, mon père, lorsqu’il n’est pasaccompagné par un de ses enfants, préfère rester dans soncoin. Je ne sais pas si c’est la même chose pour tout lemonde. C’est un des plus vieux. Après le dessert, qu’ilsemble apprécier plus que le reste, nous remontons à sonappartement dont la porte est restée ouverte. Il tente sanssuccès de joindre ma sœur au téléphone, puis s’endortdevant la télé ouverte.

Prudent, fils de Thomas dit Thomess, petit-fils dePrud’homme, de Gérard, de Joseph, de Jean qui a quitté sonPerche natal en 1640 pour venir s’installer quelque part dansune île du Saint-Laurent qui ne s’appelait pas encore l’îled’Orléans. À cette période de l’année où les joursraccourcissent, il est comme un bébé devant moi et je medemande si je ne devrais pas profiter de cette pauseinattendue pour partir en douce. J’y pense seulement,n’étant pas sans ressentir l’odieux de la situation. Fortprobable qu’il se réveillerait sans même penser une secondeà ma visite, mais je reste là à le regarder dormir avec la têtepenchée sur le côté comme si plus rien n’avait véritablementd’importance. Je récapitule l’objet de ma visite dans ma tête,les questions que j’aurais voulu lui poser. Comment il s’estsenti au mitan de sa vie lorsque son avenir se refermait etque son travail a commencé à le fatiguer ; a-t-il eul’impression que tout le monde se liguait contre lui, àcommencer par sa femme et ses enfants ? « Un homme,

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quand ça arrive à un certain âge… » Sa phrase m’habite. Etpeut-être parce qu’elle a été prononcée par un homme depeu de mots qui reste le plus souvent silencieux, sa phraseme hante. Je ne sais pas s’il se rappelle avoir dit ça.Aujourd’hui, il oublie tout si facilement. Je ne sais pas s’il serappelle ces années, on doit bien parler de toute unedécennie, où nous l’ignorions sans jamais aller jusqu’auvéritable affrontement. Je ne sais pas s’il se rappelle cettepériode où nous tous, sa femme et ses enfants, faisionscomme s’il n’était pas là. Il n’était pas encore à la retraite,mais la retraite de la maison et de tout ce qui concernait lavie familiale, il la vivait déjà. Je ne sais pas s’il se rappellerait.Dans l’affirmative, advenant le cas qu’il se souvienne de sesmots et de tout ce que cette période de sa vie veut dire, je nesais pas s’il serait capable d’expliquer, à tout le moins tenterd’expliquer, ce qu’il a vécu pendant les années 1970 quandla plupart de ses enfants allaient avoir 20 ans.

Le garage, le jardin…Nous étions encore trop jeunes pour nous intéresser aux

plantes de son jardin, et en ce qui concerne le garage, ilservait simplement à mettre l’auto.

Quatre-vingt-quinze ans dans quelques semaines. Mêmeen l’aidant un peu…

Aujourd’hui les infirmiers sont trop gros, les vieux de sonimmeuble tous sourds comme des pots. Il y a un voisin depalier un peu plus penché que les autres qu’il regardetoujours d’un air navré. « Celui-là va finir par chier dans sesculottes. » Il me semble de plus en plus évident que mesquestions ne donneront rien. Dans le fond, j’ai bien fait deboucler ma valise avant de quitter l’hôtel au matin. Et vautmieux profiter de cette espèce d’impunité que lui confère sonâge pour le laisser dormir.

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En roulant vers Montréal, alors que sur les caps rocheux lesmélèzes resplendissaient comme autant de feux allumés pardes corsaires, un goût de défaite, auquel se rattachait l’idéequ’il ne pouvait pas en être autrement, faisait surface.Plaisance, Montebello, jusqu’à l’île aux Allumettes… Lanouvelle route, qu’on appelle un peu abusivement autoroute50, était maintenant plus rapide et probablement plussécuritaire, mais je gardais la nostalgie des villages traversésà toute allure, de cette vue sur la rivière s’étirant parfois vivecomme un torrent, à droite, du soleil dans le cou quandc’était l’heure du retour. Plaisance, Montebello jusqu’à l’îleaux Allumettes…

Tous ces noms avaient quelque chose de signifiant qu’il mefaudrait noter, mais la nouvelle loi interdisait l’utilisation duportable au volant et je ne savais pas si elle s’était attardée àproscrire l’usage du magnétophone.

Après l’île aux Allumettes, la forêt se faisait moins dense.Du côté de Plaisance, les fermes s’étendaient jusqu’auxmarécages en contrebas de la route, puis jusqu’à la rivière.Le soir descendait lentement sur les dernières feuillesaccrochées aux branches des arbres et, profitant de l’arrêtobligatoire devant quelques stops ralentisseurs installés aucœur de Montebello, j’ai saisi d’une main le micro de monpetit Sony pour tenter d’établir le bilan de cette autre journéeperdue.

C’est fait. Ou pas. Je l’ai laissé dormir autant qu’il a voulu, etcontrairement à ce que j’avais imaginé, à son réveil, il étaitnullement perdu, parfaitement conscient de ma présence, ettout de suite prêt à faire du café. Il a dit : « Faut pas tropdormir, sans ça, le soir, on a de la misère… » Il s’est mis à la

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tâche, sortant les tasses, le lait, le sucre, les gâteauxVachon.

« Préfères-tu des biscuits ? D’habitude j’en ai… » Mais iln’en a pas trouvé et est revenu s’assoir devant son téléviseur,avec sa télécommande à la main.

« Ça va être les nouvelles. D’habitude Chantal arrive à cetteheure-là… des fois c’est Richard… la gagne est pas grossecomme tu vois… Après j’fais un peu de toilette pis je mecouche », a-t-il ajouté.

Quand il a été le temps de partir, il a tenu àm’accompagner jusqu’à l’ascenseur, puis est resté deboutdevant la fenêtre, jusqu’à ce que je rejoigne le parking.

Cette fenêtre du quatrième, d’où mon père et ma mèrenous regardaient partir depuis le temps qu’ils vivaient là, cesera sûrement l’image que je garderai d’eux, tous les deuxâgés et fragiles, mais restant debout à la fenêtre jusqu’ànotre départ.

Je refais l’ancienne route jusqu’à Plaisance.Il me vient l’expression « L’homme de peu de mots ». Elle

m’est bien commode aujourd’hui cette expression pourexpliquer mon manque d’insistance parce que, d’aussi loinque je me souvienne, sans être un intellectuel, mon père,comme tous ceux de sa race, a toujours su jouer du langage,transformant ceci en cela, rebaptisant tel personnage ou tellieu.

Jusqu’à Montebello.La tête à Papineau où l’âge n’est pas en cause. Plus j’y

pense et plus je suis certain que la même démarche, vingtou trente ans plus tôt, n’aurait rien donné de plus. Mais j’aicherché à me convaincre du contraire.

Et puis c’est Brownsburg, Hudson et Lachute.

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À la maison, un mot d’Oliver m’attendait sur mon répondeur.Mais Peter avait encore séché ses cours et Gina, abonnée àses éternels problèmes d’ordinateur, était de fort méchantehumeur, si bien que ce n’est que le lendemain, jeudi en find’après-midi, que j’ai pris connaissance de son message.

Il était sur le point d’abandonner le projet. Dans un courtexposé, il m’expliquait avoir fait plusieurs tentatives avec desamis et des parents proches, dont son père et son frèrejumeau, et, le plus souvent, il n’arrivait même pas à fairecomprendre à ses interlocuteurs ce qu’il cherchait. Il lestrouvait fuyants, indécis. Pour peu, il se désespérait de lanature humaine tout entière en se disant incapable d’allerplus loin.

« Toi, c’est ton métier. Les journalistes ont toujours un planB pour tirer quelque chose de l’ensemble, même quand lesgens n’ont rien dit. »

Je ne savais pas quoi lui répondre. Lui rappeler qu’unprojet, une fois entamé, s’avérait toujours plus compliquéqu’il n’y paraissait la veille. On en avait souvent parléensemble, il devait s’y attendre. J’allais l’appeler pour lui fairepart de cet échec face à mon père, mais je me suis ravisé.J’aurais pu lui dire que c’est difficile, qu’il faut trouver lesbonnes personnes, que la plupart des hommes seronteffrayés, mais Oliver savait déjà à quoi s’en tenir. Et toutcompte fait, valait mieux le laisser se débrouiller tout seul.J’avais déjà plein de choses à régler de mon côté. Bien sûr,je pouvais toujours revenir à la charge auprès de Jules oureprendre dans un jour ou deux la route vers Gatineau, maisça ne me semblait pas être là une bonne idée. Les témoins,qui au départ étaient d’accord avec notre propos, semblaient

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tous de plus en plus réticents à témoigner à mesure que letemps passait. Pourquoi ? Est-ce que quelqu’un d’entre euxpourrait m’expliquer clairement ce qui se passait ? Autour merestait Lucas, un informaticien de 40 ans. Je le trouvais untantinet trop jeune, mais il me semblait par ailleurs vivre toutce que préconisait mon projet initial. Il pouvait y en avoird’autres aussi. Jean-Louis qui vivait avec Diane une relationde quasi-servitude depuis que la retraite s’était installée àdemeure chez lui, et puis Paul, Paul de Toronto. Je ne saispas si je me rendrai jusque-là, pour qui il faudrait presqueinstaurer une nouvelle catégorie de chevalier servant, oùl’homme, envisageant sans doute ce qui l’attend dansl’avenir, rend tout de suite les armes pour se mettre auservice de sa gente reine du foyer. C’était le cas de Paul deToronto, celui également de Jean-Louis dont la servilitédébonnaire à sa femme nous avait toujours fait rire sous capesans qu’on comprenne pourquoi.

La solitude…Et si c’était la peur de la solitude ? Tiens, il me faudra

explorer ce côté-là des choses, ai-je noté à l’aide dumagnétophone pour ne pas risquer de perdre l’idée.

Il pouvait aussi y avoir d’autres exemples encore plusfrappants, mais, parce qu’il était décédé, il m’était maintenantimpossible de questionner mon oncle Gaspard qui avaitclaironné haut et fort son autorité au vu et au su de tout lemonde, pour se retrouver un jour à se batcher tout seul dansson chalet, comme il disait, abandonnant le terrain et lapartie, la maison et ses enfants, à sa femme.

Une quarantaine d’années plus tard, mon cousin Gilles qui,sous prétexte d’une livraison ou de la pelouse à faire,n’hésite pas à se taper les six heures de route qui séparenttoujours Montréal de Val-d’Or. Se doute-t-il qu’il suit lestraces de son père ?

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Pourquoi les hommes de mon entourage ont-ils tous sipeur de parler ? Oliver arrivera-t-il à se sortir de son impassetout seul et, pourquoi plutôt que d’entreprendre cette séried’entretiens avec Lucas, je ne chercherais pas à tirer tout çaau clair en leur posant la question une fois pour toutes ?

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Je cherchai à rejoindre Jules.— Il est en Italie depuis trois jours, m’a annoncé son

épouse aussi surprise que moi de l’événement. À Carrare…où il a déjà fait une formation il y a plusieurs années, soi-disant pour choisir lui-même les pierres dont il a besoin pourses sculptures.

— Mais je croyais qu’il ne voyageait plus depuislongtemps ?

— C’est ce que je croyais aussi. Jamais le Sud, jamaisParis, jamais l’Alaska… Quand, avec ma sœur, on a voulufaire la 66 jusqu’en Californie il y a cinq ans, il a trouvémoyen de nous faire une crise d’appendicite la veille de notredépart. On est parties toutes seules.

— Il ne m’avait rien dit.— Ça s’est décidé à la dernière minute. Du Jules tout

craché. Ils sont trois, ils vont apparemment profiter del’automne pour arpenter des carrières dénuées devégétation. Ça ne me surprend pas qu’il ne t’ait rien dit, il nele savait pas lui-même. C’est moi qui ai dû m’occuper dubillet d’avion. J’ai sorti en vitesse son linge d’hiver de la cave.Si je n’avais pas été là, il serait parti avec un bermuda et unepaire de sandales, tout ça parce que c’est la Méditerranée.

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La nouvelle rencontre avec Jules eut donc lieu le 10novembre 2013, le lendemain de son retour à Montréal.

A — Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?J — Oui. Même si, par le plus grand des hasards, nous ne

cherchions pas la même chose.A — C’est-à-dire ?J — Sans l’avoir précisé à l’avance, mes collègues

cherchaient des éléments qui portaient déjà en eux quelquechose qui allait définir la pièce à venir, alors que moi,j’envisageais un matériau brut exempt de tout défaut,quelque chose de parfaitement neutre qui me permettraitd’être entièrement maître de mon travail. Donc, une fois surplace, pas d’enfantillages. Il y eut cependant quelquesfrictions entre les deux autres, tu comprends ?

A — La matière porte déjà en elle l’œuvre à venir, j’aisouvent entendu ça il me semble.

J — C’est un processus qui ne mène nulle part à mon avis.Je ne pense pas comme ça et ça a facilité bien des chosesdans notre voyage.

A — Voilà qui est dit. Pour revenir à notre projet, j’airéécouté la bande audio de deux des trois rencontres quenous avons eues ensemble, soit celle chez moi le 13 et cellequi a eu lieu à ton atelier quelques semaines plus tard.C’était, je crois, le 26 septembre. T’as eu le temps derepenser un peu à notre affaire depuis ?

J — Pas tellement.A — Mais tu crois qu’on va dans la bonne direction ?J — Je ne sais plus. Des mots me sont revenus. Des

situations. Maintenant, chaque fois que j’entre dans l’atelier –je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou –,

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chaque fois que j’ouvre la porte, je me pose la question àsavoir si je veux véritablement être là, qui je suis, qui je fuis.(rires) Ça remue un peu, ça déstabilise ce qu’on croyait fixépour de bon. En fait, ce qui m’impressionne, c’est deconstater combien le malaise existait déjà à notre insu, chezmoi, chez certains de mes proches à qui j’ai pensé.

A — Depuis cette dernière rencontre, j’ai vu mon ami Deanà Cape Cod, et puis je suis allé rencontrer mon père àGatineau presque tout de suite après. La rencontre avec monpère n’a rien donné de concluant.

J — Trop vieux ?A — Il y a de ça. Et puis cette habitude qu’il a toujours eue

de ne pas mettre de mots sur les problèmes a sans doutejoué aussi. En fait, je n’ai pas vraiment insisté et l’échec vientpeut-être de moi. En plus, pour compliquer l’affaire, je medisais tout le temps en sourdine : ce n’est pas le genre degars… Et vu son âge, on ne peut pas tellement dire que cen’est que partie remise. Pourtant, j’aurais aimé aborder aveclui cette période de notre vie qui a, à peu de chose près,correspondu à mon adolescence alors que nous étions desétrangers l’un pour l’autre. Je ne sais pas comment il a vécuça, je ne sais même pas s’il s’est rendu compte de quelquechose. J’ai l’impression que nous étions tellement loin, dansl’espace, puis dans nos têtes. Avec tes enfants, tes petits-enfants, as-tu eu, à un moment donné, l’impression d’en êtreéloigné toi aussi ?

J — Petit à petit, une fois que les garçons sont devenusdes hommes. Mais je ne l’ai pas vécu comme un problèmetant que j’ai été occupé par mon travail. Ils avaient leur vie.C’est avec l’apparition des petits-enfants, qui a coïncidé avecma mise à la retraite, que j’ai pris conscience de monmalaise. Et encore là, le mot est peut-être trop fort. Que jeme suis tout à coup mis à souffrir de cette sorte

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d’éloignement qui s’était installé avec les années et,comment dire, à ressentir cette absence de liens avec mespetits-enfants. Il s’est avéré que ce sont des filles et, commesi ça allait de soi, comme si c’était parfaitement naturel quece soit ainsi parce que c’était des filles, Louise leur a mis legrappin dessus.

A — J’aime quand tu utilises hold-up, grappin, tout cevocabulaire de gangster pour parler de ta femme.

J — (rires) Petit à petit, une fois de plus, comme pour leschoses de la vie en général, un peu comme elle l’avait faitavec les enfants. Mais, avec l’arrivée de mes petites-filles, jel’ai ressenti encore plus brutalement qu’avec mes enfants.Comme si, avec le temps, elle avait pris de l’assurance etcomme si, moi, plus vulnérable, j’avais abdiqué. Bienentendu, j’avais un rôle à jouer. J’ai encore un rôle à jouer…Je ne pensais pas te dire tout ça… Mais c’était d’office unrôle sans importance que les petites n’ont pas été longues àrepérer. Elles sont intelligentes, il faut leur donner ça, et ellesse sont rendues compte que je n’étais guère plus dans ledécor qu’un bienveillant faire-valoir, un faire-valoir qu’ondevait respecter, certes, qui avait aussi des droits, maiscomme quelqu’un qu’on pourrait assez facilement berner lemoment venu. Et il a été tout de suite clair pour elles deuxque je n’avais aucun pouvoir sur leur vie.

A — Tout à coup, tu t’es senti mis à l’écart ?J — Oui. On voit souvent ce type de personnage dans les

romans, mais on passe dessus sans y faire attention. ChezTolstoï, c’est le vieux prince, celui qui deviendra le beau-pèrede Lévine ; chez Proust, là, mon souvenir est moins précis,mais il me semble que Madame Verdurin est l’archétype de laGermaine. Elle gère, elle mène… Elle a 50 ans et tout autourd’elle doit être à son image.

A — J’ai parfois la nette impression que tu avances plus

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vite que moi dans le projet.J — Fallait pas soulever le couvercle une fois de plus. Tu

m’as demandé si j’avais pensé à tout ça en Italie. Pour êtrefranc, l’idée ne m’est jamais sortie de la tête. À tel point quej’ai décidé d’arrêter. Pour l’instant en tout cas. Après y avoirplus longuement réfléchi, peut-être, on pourra tenter quelquechose. Mais je voudrais revenir à la littérature. Il y a quelquesannées, une auteure du Saguenay a écrit de belles pagessur une bonne femme qui, à la mort de son mari, s’assoit surla banquette avant pour indiquer le chemin à suivre. L’imagem’est revenue après notre dernière conversation. Elle lefaisait probablement déjà, mais a attendu la mort du maripour vraiment prendre sa revanche. (rires) Il est clair que lesfemmes d’aujourd’hui n’attendent plus de cette façon-là.

A — C’est qu’avant, tous ces hommes devenus inutiles,c’est-à-dire ces hommes à la retraite, qui n’étaient plus lespourvoyeurs de la famille et dont le rôle de géniteur étaitterminé, mouraient.

J — Quelque chose comme ça. Mouraient… Avec des motscomme hold-up, gangster, Germaine… C’est dur ce qu’onavance à propos des femmes mûres.

A — C’est qu’elles le sont elles-mêmes. Il n’y a qu’unefemme d’un certain âge pour interpeller vertement unpoliticien sur la place publique comme on a vu avec Mulroneyet François Hollande plus récemment. Tu te rappelles leGoodbye Charlie ? Ça venait d’une femme âgée et ce n’estpas la seule. Pour rire, je me suis souvent pris à imaginer uncombat de rue entre un jeune punk de 15 ans tatoué, clouté,brillantiné, et une femme dans la soixantaine. C’est le jeunequi se sauverait en courant. Welcome les coups de sacoche,les griffures et les yeux crevés.

J — Tu blagues.A — Oui. Pis pas tant que ça. Pour revenir à ce qu’on

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disait, avant, les hommes avaient à peine le temps d’entamerleur retraite avant de disparaître. Bien sûr, il y avait desexceptions. Il y en aura toujours. Les hommes avec un rôlebien en vue dans la société par exemple, ceux qui faisaientde la politique, ou qui avaient des titres ou des moyensfinanciers importants se tiraient mieux d’affaire. Tu vois, onrevient un peu sur la piste des classes sociales abordéeplusieurs fois au cours de nos rencontres. Les mieux nantiss’en tirent toujours, les autres…

J — Les autres entrent en résistance. Pour tenter de serassurer pendant le temps qu’il reste. Sachant maintenantqu’il est trop tard. Fallait y penser avant. Comme le papy dufilm.

A — Oui. Papy dans son garage, papy dans son atelier,papy dans son sous-sol… Tu le sais, j’arrive duMassachusetts où j’ai rencontré Dean, tu te souviens, je t’enai parlé. Il vit avec sa femme quelque part à l’extrémité est dela péninsule, et quand il a été question de son repaire, tu terappelles, on s’était laissés là-dessus, c’était à la deuxièmerencontre, je crois, quand il a été question de lui trouver unrefuge, j’avais fait le tour sans rien trouver. Pas de garage,pas de sous-sol, et nous avions clairement établi que le lieude travail ne serait jamais pris en considération.

J — Je me rappelle. Et vous avez trouvé ?A — Nous avons cherché longtemps.J — Vous avez trouvé ?A — C’est lui qui a trouvé finalement.J — Parce que vous tenez pour acquis que tous les

hommes ont un refuge ?A — Tous les hommes, comme tous les enfants. C’est

difficile à expliquer comme ça. Mettons la plupart deshommes qui sont dans la cinquantaine, qui vivent en coupledepuis trente ans. Laisse-moi te dire que ceux qui n’ont pas

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le moindre petit coin secret à leur disposition sont mal pris.J — Et ton médecin américain ?A — On a trouvé. En fait, il a trouvé tout seul. D’abord, il

n’était pas peu fier d’être différent, ça agace toujours d’êtredans la norme, tout le monde sait ça. En plus, je crois qu’iln’était pas mécontent d’écorcher notre théorie et, tout enparlant, il a avancé le fait qu’il se levait la nuit, chaque nuit,pour… Pour rien. Pour bouquiner, boire un chocolat… Çadure une heure à peu près et c’est régulier. Pour prendre unlivre, allumer la radio, boire un chocolat… Des fois, si le cœurlui en dit, mais il ne sait pas pourquoi et il ne sait même passi c’est fréquent, l’envie de mettre un CD lui prend. C’est àpeu près toujours la même chose, à peu près toujours à lamême heure… Il écoute du jazz ou du western, ou desmusiques des années 1990 qu’ont laissé traîner les enfants.C’est en pensant à ça qu’il a lâché le morceau. Il a dit :« c’est mon heure de liberté ». Il a dit : « c’est mon heure deliberté parce que c’est une heure où je n’ai de compte àrendre à personne ».

J — Ce sont ses mots ?A — Comme je suis là. Et je le répète : c’est lui qui a

trouvé. En parlant. En disant ça. À cette heure de la nuit, lamaison lui appartient. Il se promène. Quand la températurele permet, il fait le tour du jardin. Il me disait tout ça, commeça, en tout cas à peu près comme ça. Dans le texte publié, jesoulignerai précisément chaque mot, ça sert à ça unmagnétophone. J’avais mon Sony ouvert et puis il a trouvé,sans que j’avance quoi que ce soit. Je le laissais faire, sansintervenir, même quand il sortait parfois de son sujet. Lecliquetis de la bande tournait, tournait, et il a dit de lui-même,le découvrant en même temps que moi. Le regard qu’ilavait… Je te jure, ça valait le voyage, ça valait le voyageMontréal-Chatham, et peut-être même Montréal-Miami, ou

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plus loin encore, Montréal-Rio, Montréal-Buenos Aires ou deMontréal à la Terre de Feu, de voir ses yeux. Il a dit : « jepense que je viens de trouver mon garage ». Et il a rajouté :« je crois que je viens de mettre la main sur la piècemanquante de mon puzzle matrimonial ».

J — Sa femme est au courant de la démarche que vousavez entreprise tous les deux ?

A — Bien sûr que non. Mais elle était toujours là, noustournant autour. Nous nous étions installés au fond du jardin.Parfois, elle jetait un coup d’œil, parfois elle nous demandaitsi nous avions besoin de quelque chose. Devant l’appareillaissé à plat sur la table, elle n’a pas osé poser de questions.

J — Ça ressemble à un polar votre affaire.A — Nous avions l’impression d’être coupables de quelque

chose, moi autant que lui, mais on n’aurait pas su direpourquoi. (rires) Bien sûr, les États-Unis restent un peudifférents de ce qu’on connaît ici, mais sur plusieurs plansc’est exactement pareil. À ce chapitre, je m’en voudrais de nepas signaler ce détail à propos de ce qu’on appelle lamajorité silencieuse. Il y a longtemps – on dirait un apartéinutile, mais tu vas voir, Jules, écoute ! –, il y a longtemps,j’ai lu quelque part que l’image, en tout cas la représentationde ce qu’on appelle la majorité silencieuse de part et d’autrede notre frontière – écoute bien, Jules, je l’ai toujours gardéeen mémoire celle-là et ça fait sûrement plus d’une trentained’années de ça –, que cette majorité silencieuse étaitreprésentée par une femme d’une quarantaine d’années quipasse le plus clair de son temps à parcourir les centrescommerciaux.

Il reste coi. Un peu en retrait. Comme si mes affirmationsretenues depuis tellement d’années le laissaient indifférent.Ou qu’il avait toujours su.

A — Tu ne dis rien ?

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J — Il est clair qu’on a perdu quelque chose. Je ne saispas exactement quoi, mais on a perdu quelque chose, c’estcertain. Je ne sais pas si tu te rappelles, Kevin Spacey disaitça dans American Beauty. « On a perdu quelque chose… »Excuse-moi, mais cette fois, c’est moi qui vais demanderd’ajourner la séance. Raison invoquée : le décalage horaire.Je dois dire également que j’ai rapporté plusieurs pierresd’Italie et que j’ai bien l’intention de me remettre à la tâchedès demain.

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Sans trop savoir ce que sa participation allait nous apporterde nouveau, j’ai rencontré Lucas quelque part près du Jardinbotanique de Montréal. Comme chacun des autresprotagonistes retenus pour la discussion, il a d’abord vouluconnaître les raisons précises pour lesquelles j’avais pensé àlui, les garanties d’anonymat aussi, quoi qu’il m’ait sembléaccorder à ces questions moins d’importance que ses vis-à-vis plus âgés. Et tout en m’avisant qu’il n’avait guère detemps à me consacrer, il a lancé que ça ne lui ferait pas peurde répondre.

Comme pour les autres candidats, je lui ai demandé de seprésenter, d’élaborer un peu autour de sa vie de couple, touten le mettant au courant du cas particulier qu’il représentaitpour nous à cause de son âge, du fait qu’il vit en couple sansêtre marié et sans avoir d’enfant. Je souligne également qu’ilest encore pleinement actif sur le marché du travail.

Après ces précisions, j’ai posé le magnétophone sur latable, et comme ce fut le cas avec les autres participants, j’aisouhaité intervenir le moins possible.

Lucas — Je m’appelle Lucas. J’ai 43 ans, je suisinformaticien en programmation et, depuis un peu plus d’unedizaine d’années maintenant, je travaille dans une boîte qui apignon sur rue dans le Vieux-Montréal. Présentement, je suisen pleine démarche pour quitter cette organisation pour m’enaller vers quelque chose de plus petit où les salaires sontmoindres, mais où le travail est plus diversifié. Je ne sais passi je me fais bien comprendre. C’est un peu pour cetteraison-là que je t’ai averti que je n’aurais sans doute pasbeaucoup de temps à consacrer à votre enquête. Sans êtremarié et sans enfant, je vis avec Ariane depuis une quinzaine

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d’années dans un appartement avec jardin, près du Stadeolympique et si, pendant longtemps, la question des enfantsnous a tracassés, ce n’est plus le cas maintenant. Nousavons aussi renoncé au mariage. On peut changer d’idée ence qui a trait au mariage, d’autres l’ont fait avant nous, maispour l’instant c’est comme ça.

A — Tu peux me parler de votre premier contact et lereste ?

L — J’ai fait la connaissance d’Ariane par l’intermédiaired’une agence spécialisée. En fait, je n’y croyais pasbeaucoup, mais, seul depuis quelques années, je me suis ditque ça valait peut-être le coup d’essayer et ça a marché !(rires) C’est doublement le cas de le dire puisque notrepremière rencontre s’est faite par l’intermédiaire d’un club demarche. Des gars, des filles, soi-disant célibataires et voulantrencontrer quelqu’un, pouvaient s’inscrire.

A — Rencontrer l’âme sœur était le but avoué de tadémarche ?

L — Oui. L’agence organisait des trajets en forêt dans cebut-là, pour nous permettre de faire des découvertes. Je l’aidit plus tôt, au début je n’y croyais pas beaucoup. Il y eutune première sortie du côté de Rawdon qui n’a rien donné,mais l’après-midi avait été sympathique et j’ai décidé derejoindre le groupe, deux semaines plus tard, dans lesCantons-de-l’Est.

A — C’est là que tu as rencontré Ariane ?L — Qui elle en était à sa première randonnée, mais qui

avait déjà effectué plusieurs sorties du même genre avecdifférents clubs. Quand je veux la faire enrager, je lui disqu’elle était une abonnée des soupers à la chandelle, desdanses en ligne, des cabanes à sucre et des visites demusées de bottines. On s’est rencontrés dans ce cadre-là,on s’est plu au premier coup d’œil, et puis on a emménagé

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ensemble – pas tout de suite, mais moins d’un an après,enfin, quand il a fallu montrer de part et d’autre qu’on étaitprêts à s’engager.

A — Tu n’as pas encore parlé des études, de ton lieud’origine, de ton milieu.

L — En ce qui me concerne, ça a toujours été Montréal,pour les études et le travail. Ariane, elle, est née quelquepart sur la Rive-Sud, a grandi dans un village de laMontérégie dont j’oublie le nom, pour venir habiter en villepar la suite. Il doit y avoir une bonne vingtaine d’annéesmaintenant.

A — Parcours normal.L — Si on veut. Mais atypique quand je compare mon

cheminement à celui de mes collègues qui sont tous mariésdepuis longtemps. Ils ont leur bungalow, des enfants.

A — C’est un cliché.L — Qui reste très répandu dans mon milieu. Très peu de

mes collègues de mon âge habitent actuellement l’île deMontréal et, sans pouvoir le jurer, je suis certain qu’à peuprès 90 % de ceux qui vivent en couple sont mariés.

A — Vous vous rencontrez par l’intermédiaire d’une agencespécialisée, vous avez déjà à peu de chose près la trentaine,avec des professions stables… Ça évolue comment vousdeux ?

L — Assez vite. Même très vite. Déjà dans la trentaine,Ariane, comme je me plais à lui rappeler, voulait desrésultats. En ce qui me concerne… En fait, je te signale queje suis enfant unique. On pense tout de suite « gâté » quandon imagine la situation. C’est un peu vrai, mais ce qui ressortsurtout de cette situation, c’est que, dès mon plus jeune âge,j’ai été habitué à ce qu’on fasse tout pour moi. Tu vois, je lesais par expérience, l’enfant unique, c’est quelqu’un qui esthabitué à tout avoir, mais tout avoir parce qu’on fait tout à sa

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place. Encore là, je ne sais pas si je me fais biencomprendre, quand tu m’as parlé de ce projet au titrebalzacien…

A — Je te l’ai dit au début. À cause de ton âge, à caused’autres choses aussi comme votre état civil, puisque vousêtes un couple sans enfant, tu n’as pas le profil idéal pournotre étude, mais comme plusieurs de nos candidats se sontdésistés, j’ai pensé qu’en ouvrant un peu nos critères, ondécouvrirait peut-être de nouvelles pistes.

L — Ça, je l’ai bien compris, mais au-delà de tout ça, mêmesi je reconnais la place prépondérante qu’a prise Ariane dansl’organisation de notre quotidien, je tiens à revenir sur ce fait,que le terreau était fertile, que dès les premiers temps, c’estelle qui a imposé le tempo et voilà ! Selon moi, ça vient dufait que j’ai été élevé tout seul par des parents déjà avancésen âge et qui avaient l’habitude de tout faire à ma place. Àmon avis, il n’y a pas eu beaucoup d’évolution dans notrecouple, dans un sens comme dans l’autre.

A — Tu as bien compris que pour notre travail, on chercheà cerner cet hypothétique glissement qui se produit entre lemari et sa femme. Glissement assez subtil la plupart dutemps. En fait, si je te suis bien, tu n’aurais rien à faire danscette recherche même si, de l’extérieur du moins, tu semblesun conjoint — j’espère ne pas venir te brusquer en avançantcela —, tu sembles, disons, être l’exemple parfait du type quia baissé les bras devant sa moitié.

L — C’est ce que j’essaie de t’expliquer depuis le début.

Pause.Devant l’évidence de la situation, nous avons fermé le

magnétophone et sommes restés là, sirotant notre énièmecafé, regardant les gens aller et venir autour de nous commes’il n’y avait plus rien à rajouter. L’est de Montréal setransforme. Depuis quelques années, des boutiques, des

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boulangeries et des restos nouveau genre sont apparus.Lorsqu’on en est venus à savoir si la chose faisait son affaire,si avant de rencontrer Ariane, il avait eu à vivre des situationscomme celle-là, il m’a semblé que la conversation prenait untournant qui nous rapprochait de notre problématique. Unpeu gêné lorsqu’il a eu à expliquer le rôle de chacun dansleur association (je ne sais trop expliquer pourquoi nicomment, mais tous les hommes que nous avons rencontrésse sont sentis coupables en cherchant à aller de l’avant), il arallumé lui-même le magnétophone.

L — C’est ce que j’ai toujours connu. À la maison, àl’école… Et comme je n’ai jamais vraiment eu à lutter, il fautcroire que quelqu’un qui décide à ma place, je trouve çanormal. Et j’y ai sans doute pris goût.

A — Jusqu’à maintenant, tous ceux qui ont accepté derépondre à nos questions nous ont dit à peu près la mêmechose.

L — Pourtant eux semblent en souffrir, moi pas.A — Ça ne t’a jamais causé de problème, je ne sais pas, j’y

vais au hasard… Ça ne t’a pas causé, à un moment ou unautre, mettons, un manque d’estime de soi ? Tu vois où jeveux en venir ?

L — Je ne pense pas. Je le répète encore. Étant le seulenfant de la maison, c’est ce que j’ai connu. Je ne décidaispas où on allait habiter pas plus que je choisissais où onallait en vacances, ou ce que nous allions manger au repas.Non. Et je ne crois pas en avoir souffert. J’ai toujours eu cequ’il me fallait. Sans avoir à partager ou à lutter avecd’autres. J’ai grandi là-dedans, sans m’en rendre compte et,le plus étonnant, c’est que ça continue. En y repensant bien,qu’est-ce qu’il y a d’exceptionnel à se laisser porter par unesituation qui nous comble ?

A — Je reviens à ce pour quoi tu as décidé d’enclencher le

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magnétophone à nouveau. Tout ça, la situation dont on parle– peu importe comment elle est survenue, dans ton cas toutça est arrivé rapidement –, votre parcours est différent decelui de plusieurs autres… Est-ce qu’on peut dire que tout çafait ton affaire et dans quelle mesure ça fait ton affaire ?

L — Bien sûr que ça fait mon affaire ! C’est drôle à dire,mais oui. Si ça ne le faisait pas ne serait-ce qu’un peu,j’imagine que j’aurais lutté. Je ne sais pas. On aurait divorcémême si on n’est pas mariés. Contrairement à ce que je saisdes autres protagonistes – bon, on ne se mentira pas, ons’est quand même parlé un peu auparavant –, je ne me suisjamais, en tout cas pas encore, senti infantilisé. Infantilisé,c’est bien le mot que certains ont employé ?

A — Oui. Traité en enfant. Ou déresponsabilisé.L — Je ne me suis jamais senti comme ça. Je sais que tu

vas dire que c’est peut-être parce que je suis resté un enfant.A — C’est toi qui l’avances.L — J’étais, en fait je suis peut-être encore, resté l’enfant

soumis que j’étais. Comme avant, dans ce confort-là. Je nepeux rien dire de plus. En tout cas, pas tout de suite. Pasmaintenant. J’ai 43 ans. Je suis informaticien. Si j’en souffre,s’il est souhaitable que tout cela évolue différemment unjour…

A — Personne ne sait. On pourrait en rester là pouraujourd’hui et, si tu le veux bien, se rencontrer une autre foisun peu plus tard. En ce qui me concerne, la séance noussera sans doute utile pour l’élaboration de ce qui va venir.

L — Tu parles sérieusement ?A — Oui.L — En quoi ?A — Pas facile à dire comme ça. Il me faudrait prendre le

temps de trouver les mots, mais il m’apparaît de plus en plusévident que chaque cas est différent des autres et

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concrètement, alors que j’avais décidé de ne pas me rendreau Lac-Saint-Jean pour rencontrer Jean-Louis et Martin,notre propos d’aujourd’hui m’a fait changer d’idée.

L — J’aurais pu te parler de ma mère.A — Ça compte pas.L — Qui, une fois à l’aube de la cinquantaine, a décidé de

changer de vie.A — Non. On va s’en tenir aux expériences personnelles.

Ce qu’on a clairement défini, avec Oliver. Il faut s’arrêter à cequ’on a personnellement vécu sinon on va se perdre enchemin.

L — Dommage parce que ça me semble très répandu çaaussi. La femme de 50 ans qui souhaite vivre une autre viealors que l’homme cherche à se contenter de celle qu’il a, oude celle qu’il a eue. Chez mes parents, ça s’est passécomme ça. Ma mère voulait transformer…

A — Transformer quoi ?L — Tout et puis rien à la fois. Changer de vie, changer…

C’est difficile pour moi de dire véritablement les choses à saplace.

A — Tu vois, c’est pour cette raison qu’on a choisi de neretenir que des témoignages directs pour notre travail. Pournotre prochain rendez-vous, dans quinze jours, ça t’irait ?

L — Avec plaisir. Si Ariane est d’accord, bien sûr…

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Plusieurs choses existent en ce monde. Plusieurs pays, deslangues aux accents divers. Quand on y pense, on s’aperçoitque chaque individu est différent de son voisin et on n’a pasà chercher longtemps pour se rendre compte que sur cetteterre, jamais une situation n’est véritablement pareille àaucune autre. Ainsi en est-il des couples et des relations quiunissent les hommes et les femmes.

Aussi, si la rencontre avec Lucas, à cause de son âge etson état matrimonial, nous avait d’abord semblé peuprobante, elle a quand même eu le mérite de mettre enévidence un type d’union pour qui il n’y a, au cours de toutesa durée, que très peu d’évolution.

Certes, il nous semblait que c’était-là quelque chosed’assez marginal, mais cette découverte avait pour effet deremettre directement en cause notre théorie qui va de lasplendeur à la misère et, après en avoir brièvement parléavec Oliver au téléphone, nous avons décidé qu’il fallait allervoir de plus près ce type d’union jusque-là ignoré.

C’était la fin de l’automne. Dans certains coins, presquedéjà l’hiver. La radio parlait d’une première bordéeconsidérable et c’est sous la neige que, dans les jours quiont suivi, j’ai traversé le parc des Laurentides pour entendrece que Jean-Louis avait à raconter.

Jean-Louis — Splendeurs et misères de l’hommeoccidental ? Il me semble avoir entendu ça quelque part. Çaparle de ?

A — Des hommes, des vieux ; ça commence par deshommes jeunes qui résistent, puis ça parle des autres, deshommes plus vieux qui ne résistent plus.

J-L — Parce que ?

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A — Ce sera à eux de le dire.

Mon mail, envoyé quelques jours auparavant, avait bien tentéde lui expliquer en termes précis notre projet d’enquête,mais, comme ça avait été le cas avec la plupart des autresauparavant, Jean-Louis s’est d’abord montré réticent avantde nous faire confiance. Il m’avait répondu : « Qu’est-ce queça va me donner ? », suivi d’une petite tête au faciès rapacefaite à partir des sigles de son clavier. Puis : « Puisque j’ai dutemps à perdre… », signé d’un petit visage à la minedésabusée.

J-L — Tu dis que votre hypothèse de base suppose unesituation qui touche la plupart des gens, qu’elle est peut-êtreinévitable et qu’on ne pourra jamais identifier vosinterlocuteurs.

A — Au premier coup d’œil, le phénomène se retrouvedans tous les milieux, et bien que vécu différemment par lesuns ou les autres, on rencontre toujours le même pattern, lamême évolution du couple, le même aboutissement.

J-L — Comme vous ne pourrez rien changer à la situation,alors pourquoi continuer de chercher ?

A — Je ne sais pas. Peut-être que tout n’a pas été dit,qu’on peut encore faire des découvertes. Et puis je dois direque notre intention n’est pas de faire disparaître le problème– nous n’y avons même jamais pensé –, mais de seulementmettre des mots sur une souffrance qui nous semble assezrépandue de par le monde pour qu’on tente de comprendre.

Et comme chez les autres protagonistes, Jean-Louis, quiavait semblé enthousiaste au départ, s’est pris à hésiter.

J-L — C’est peut-être principalement à cause de ça, a-t-ilfait en avançant le menton vers le magnétophone. Tu n’avaispas spécifié que l’entretien allait être enregistré.

A — Simplement pour ne rien perdre de ce qui se dit. On a

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procédé de la même façon avec les autres, mais si ça tegêne, on peut fermer. Le seul risque que ça entraîne c’estque le propos recueilli soit moins précis. Je peux seulementprendre des notes. Avec je ne sais plus qui, j’avais oublié decharger la batterie et j’ai pris des notes. Et puis ça a roulécomme ça jusqu’à la fin.

J-L — J’aimerais mieux sans.A — Comme tu veux.J-L — Je m’appelle Jean-Louis B. Je suis né à Jonquière il

y aura bientôt soixante-trois ans et j’ai rencontré Diane, quiallait devenir mon épouse quelques années plus tard, audébut des années 1980. Ce devait être vers 1983 ou 1984,donc ça fait trente ans qu’on est mariés. J’ai fait des étudespour devenir plombier, avec une spécialisation qui a trait auservice public, ici à Jonquière en 1975. Je suis entré auministère des Transports presque tout de suite après. C’étaitune période de grande activité économique et, si je merappelle bien, j’ai fini mon cours en mai et dès le début dumois d’août, juste après les vacances de la construction, jerejoignais une équipe qui desservait l’ensemble d’un territoireallant de La Baie jusqu’à Chibougamau, à une centaine dekilomètres plus au nord. Je suis resté rattaché à cette mêmeunité jusqu’à ma retraite prise il y aura trois ans, en avril.Nous nous sommes mariés un jour de mai 1988 et, un peupar choix, ou un peu à cause des hasards de la vie aussi,nous n’avons eu qu’une fille qui vit présentement près deVancouver. Après plusieurs tentatives en restauration,d’abord comme cuisinière et même à une certaine époque entant que propriétaire de son établissement, Diane estfinalement revenue à la coiffure pour laquelle elle avait reçuune formation. Pour parler de notre relation comme telle,parce que c’est ça qui nous intéresse, je dois dire que Dianea toujours été passionnée, qu’elle a toujours été ma

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princesse et que j’ai toujours tout fait pour aller au-devant deses caprices. Elle était de santé fragile, ce n’est plus le casmaintenant, mais disons que, jusqu’à ses 40 ans, sonhumeur comme sa santé en général étaient changeantes.Rien de grave. Elle s’occupait bien de la petite. Quand on yregarde de plus près, on s’aperçoit que toute cette périodecorrespond à son insécurité face au marché du travail. Elle aeu des entreprises qui ne marchaient pas. Après quelquesannées, après y avoir investi temps et argent, elle devaitmettre la clé sous la porte. Pour être bref, sa santé s’estaméliorée lorsqu’elle a commencé à s’épanouir dans sonmilieu de travail et ça a été un réel changement pour ellecomme pour moi. Mais je ne sais pas si ça a été pour lemieux.

A — Votre vie de couple en a été affectée ?J-L — À long terme et pour d’autres raisons, également.

Car contrairement à ce qui se passait pour elle, il y aquelques années, j’ai eu un accident qui a un peu précipitéma retraite, tandis qu’elle a continué de travailler.

A — Tu sais pourquoi j’ai souhaité te rencontrer ?J-L — Pour parler du changement, de l’évolution des

ménages, avec cette idée que certains couples ne setransformaient pas autant que d’autres et c’est là que tu aspensé à nous… Mais tu faisais erreur, car pour nous aussi letemps a passé.

A — Personne n’est à l’abri ; on le sait tous. Je te rappellequand même notre idée de départ qui veut qu’une fois dansla cinquantaine, la femme, avec l’aide de la famille, desenfants, des médias et de toute une littérature qui sembleavoir été créée pour alimenter son insatisfaction, infantiliseson compagnon et le repousse jusqu’à le faire disparaître dela carte.

J-L — Et tu crois…

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A — Attends un peu. Savoir où tu te situes sur l’échiquiern’a pas vraiment d’importance pour l’instant. Je continue.Nous avons cru observer également que chez certainsindividus, c’est l’homme lui-même qui se met à plat ventredevant son épouse, et ce, dès le début de leur relation. Tume suis ? Bon… Il, ce type de couple là, n’a donc pas à setransformer beaucoup. On peut quand même dire cependantque la situation s’accentue au fil des ans. Tu vois, deuxfactions différentes. Celle où il y a métamorphose, où le marid’abord insoumis devient de plus en plus dépendant de sonépouse, qui est la plus répandue, et l’autre, plus restreinte àce qu’il nous a semblé, où le conjoint déjà phagocyté dès ledébut n’aura jamais eu son mot à dire. Pour aboutir au mêmepoint, on en convient. Je vais rajouter ceci : à quelquesexceptions près, la première catégorie a eu des enfants alorsque la seconde n’en a pas.

J-L — Et la maladie, les accidents… Dans le cas de Diane,on peut presque parler de guérison au fil des ans, ce qui n’apas été mon cas. Est-ce que vous abordez ce côté-là deschoses, la santé qui peut être mise à l’épreuve quand onfrôle la soixantaine ?

A — J’aurais tendance à dire qu’encore là, la situation estassez fréquente.

J-L — Ce serait important de l’aborder. Pour nous, je peuxdire que le véritable tournant est arrivé à ce moment-là.

A — Jusqu’ici, on a plutôt axé notre propos autour de laretraite. La retraite de l’homme, qui correspond le plussouvent à celle de la femme, mais pas toujours. La cessationde l’activité principale comme période critique où on voitpoindre tous ces bobos qui vont s’accentuant. Tu veux enparler ?

J-L — Je ne sais pas.A — Il me semble pourtant que cette retraite a joué un rôle

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capital dans votre vie de couple. Tu en parles seulement si tuveux et seulement si tu en sens le besoin. Encore là, avecOliver, on s’est entendus sur le sujet et il est clair qu’il n’estpas question qu’on empiète sur la vie privée de qui que cesoit.

Je note dans mon calepin :

Il y a quelques minutes de silence où, après avoir tenté de lui faire comprendre queje ne cherche pas à lui tirer des confidences, ni moi ni lui ne parlons. Le tempspasse un peu. Et puis le temps ne passe pas. Dehors, un conducteur klaxonne aucoin de la rue et je me demande si ce bruit venu de l’extérieur se serait gravé sur labande magnétique si j’avais fait tourner le magnétophone comme prévu. Et puis il ya le frigidaire dans la cuisine, la radio dans la salle à manger… J’hésite. Quelquesminutes se passent encore où on entend un autre coup de klaxon venu du dehorsauquel se jouxte le miaulement du chat avant qu’il ne se remette à parler.

J-L — Nous avions imaginé tout ça tellement beau. Et puis,de mon côté, j’avais anticipé faire tellement de choses avecelle au début. C’est une épreuve terrible que la retraite. Surdix gars que je connais, pour huit d’entre eux, c’est la pirechose qui leur soit arrivée. On en rêve. On la prépare. On ypense. On la voit s’afficher partout : SOYEZ PRÊTS ! UNERETRAITE, ÇA SE PLANIFIE ! Ce jour-là arrive et rien ne sepasse comme prévu.

A — C’est décevant ?J-L — Oui. Car préparer sa retraite, ça veut dire quoi dans

le fond ? Intéressez-vous à ce qui vous ennuie ? Faites-vouscopain avec tous les imbéciles qui vous entourent ? Laretraite, c’est comme le reste, ça ne s’anticipe pas.Passionnez-vous pour l’orchidée, achetez tous les Ricardoencore disponibles et tentez quelque chose de nouveau pourchaque jour pair ? Non. Il faudra que quelqu’un le dise unjour. Parce que trop sont déçus. Ça ne s’anticipe pas. Et tousceux qui prétendent le contraire sont des fabricants deformules qui cherchent à nous vendre des livres.

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Ici, si on s’était servis du magnétophone comme on l’avaitprévu au début de l’entretien, je crois que j’aurais stoppél’appareil. Parce qu’une larme s’est mise à couler sur sa joue.La retraite, l’accident de chantier, les difficultés dans lecouple, tout ça semble être arrivé au même moment et il estclair qu’il ne sait plus comment réagir. À peine plus de 60 anset c’est déjà presque un vieillard que j’ai devant moi. Nousl’avons appelé Jean-Louis, mais ç’aurait pu être Jean-Luc,Jean-Pierre… Ses cheveux, comme les poils sur sa poitrine,ont blanchi. Ses épaules se sont affaissées. Même si on ditque son état s’améliore de semaine en semaine, la confiancea été ébranlée. La sienne. Et puis celle qu’il avait mise dansce couple qui dure depuis plus de trente ans maintenant.

Nous regardons dehors. La neige, tout juste tombée depuisla veille, maintenant lourde et molle comme une neige deprintemps, semble sur le point de s’en aller. Mais le ciels’assombrit de nouveau et la radio restée ouverte annonced’autres précipitations avant la nuit.

A — On peut en parler juste comme ça si tu veux. À partirde maintenant, rien ne viendra s’ajouter au contenu qu’on adéjà. C’est comme tu veux.

J-L — Excuse-moi. Je ne pensais pas que ça prendraitcette tournure-là. Ton mail disait les relations de couple,l’évolution des rôles… Quand je t’ai répondu d’accord pourtout à condition qu’il y ait confidentialité, je pensais à larépartition des tâches comme la pelouse ou la vaisselle. T’asremarqué mon petit bonhomme au sourire enthousiaste surton mail ? Je pensais… Je pensais à ce qu’on entend partoutà la télévision.

A — Je vais t’avouer que tous nos collaborateurs, en toutcas tous ceux qui étaient susceptibles de répondre à nosquestions, je ne parle pas de mon père qui a 95 ans, ontchoké à un moment donné, ce qui nous amène à penser

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que, pour toutes sortes de raisons, et pour à peu près tout lemonde, le sujet est dérangeant.

Je reviens là-dessus. Si on avait disposé d’un magnétophonecomme c’était prévu de le faire au début, ici on aurait pustopper. En fait, il nous aurait été bien utile d’avoir unmagnétophone à éteindre à ce moment-là. Mettre les chosesau clair, puis repartir dans une autre direction nous auraitfacilité la tâche. Mais voilà. Ce n’était pas le cas. Et Jean-Louis, sans doute ébranlé par la tournure de l’entretien,restait silencieux.

Un journaliste, en tout cas le travail de quelqu’un dontl’entretien est le métier, aurait sans doute su tirer parti decette gêne qui s’était installée entre nous. Oliver pouvait biendire que c’était mon métier, il se trompait grandement : ça nel’était pas et ça ne le serait jamais, peu importe le résultat. Iln’y avait jamais eu de plan B, comme il n’y aurait jamaisd’étude d’impact sur la vie de chacun de nos répondants.

Sans même m’avertir, et comme un homme qui seretrouverait debout devant un précipice, Jean-Louis s’est levépour faire du thé, sortir un emballage de biscottis d’unemarque italienne que je ne connaissais pas, disposer destasses, des soucoupes et un pot de lait sur la table. Le gesteest lent et précis, même si on dénote une certaine lassitude.J’ai pensé à mon père, confiné à sa résidence pourpersonnes âgées, quelques semaines plus tôt. Prudent, filsde Thomas dit Thomess, lui-même fils de Prud’homme…

Je découvrais tout à coup que je ne connaissais rien desorigines de Jean-Louis. Il est né et a fait ses études àJonquière, a tout de suite décroché un emploi au ministèredes Transports du Québec le même été, y a exercé saprofession jusqu’à sa retraite qu’il a prise il doit y avoir troisou quatre ans maintenant. Et puis ? Et puis plus rien. Que

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Diane et rien d’autre. Diane avec qui il s’est marié à l’églisede La Baie d’où elle est originaire. Peut-être était-ce troppeu ? Et peut-être est-ce insuffisant pour comprendre cettealiénation qui, sans qu’on en parle, mine la vie d’une bonnemoitié des hommes de la planète ?

Jean-Louis, fils de, petit-fils de…Nous avions tous les deux grandi dans ce qui est

maintenant une même ville. Nous avions presque le mêmeâge. Pourtant, je ne savais rien de lui.

Il est resté de longues minutes sans rien dire. Et puis, tout àcoup, comme s’il sortait d’un rêve qui s’était transformé encauchemar, il a versé de l’eau dans la bouilloire, s’est assuréque le thé choisi me convenait et a lancé : « Je suis bien prêtà en parler si tu veux. Je sais que tu sais déjà. Je sais mêmeque t’as su avant moi. »

A — Si ça peut te mettre à l’aise, pendant un temps, Dianeen parlait ouvertement et ma femme me l’a dit. Mais il y a eutrès peu d’indiscrétion, si ce n’est ce temps où… je ne saispas comment dire… où on aurait pu penser qu’elle voulaitque tout le monde sache… En fait, c’est l’impression que j’aieue au début. Jusqu’au jour où Gina m’a dit que tu savais.Diane s’était dit : « Il doit bien se douter de quelque chose ! »Puis, elle t’a tout avoué. Mais Gina n’a rien dit de plus parceque je crois qu’il n’y avait rien de plus à raconter. Elle aseulement dit : « Diane a tout raconté à Jean-Louis, commeça, sans détails, sans même de ces morceaux d’histoires oùl’un des deux protagonistes découvre un indice qui faitque… » Tu vois, elle n’a rien avancé de plus. Et comme si jeme désintéressais du reste, je n’ai rien demandé.

J-L — C’est pas exactement comme ça que ça s’est passé.Et tu peux même reprendre ton crayon si tu veux, comme ça,ça pourra servir à quelque chose.

A — T’en as déjà parlé ? Je veux dire, t’as raconté tout ça à

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quelqu’un d’autre auparavant ?J-L — À un thérapeute. Quand il a été question d’encaisser

le coup. Mais je ne sais pas si un thérapeute compte dansces cas-là. C’est mécanique. On peut se vider le cœurdevant un thérapeute et on a encore l’impression d’avoir riendit. Que des mots et des phrases…

A — C’était ton idée ?J-L — Bien sûr que non. Elle trouvait qu’elle y était peut-

être allée trop fort et elle cherchait à se disculper.A — Tu veux en parler de ça ?J-L — Pour ta recherche ?A — Pour l’enquête. Et puis pour la vérité, la paix en

général. Je ne sais pas pourquoi. J’imaginais que tu n’avaisjamais abordé le sujet auparavant. Pendant ce temps, elle,de son côté, elle en parlait.

J-L — Et qu’est-ce qu’elle disait ?A — Oh, c’était seulement entre copines ! Les femmes ont

toujours un réseau de copines à qui elles disent tout. Diane,avec moi, elle y allait par allusions, parlant d’un voyage éclairpar exemple, parlant d’un dîner, sachant très bien que jen’aborderais pas le sujet même si on m’avait tout raconté.Mais revenons à vous deux. Ça se produisait souvent ?

J-L — Oui et non. Mais de plus en plus souvent. Avant, çane se produisait jamais ; les voyages, nous les faisionsensemble. Bien sûr, il y avait ma retraite qui déséquilibrait letableau. J’avais pensé qu’une fois rendu là, elle se mettraitelle aussi en congé et qu’on en profiterait tous les deux. Il y atrois ans, nous devions visiter l’Argentine. Les billets, l’hôtel,toutes les réservations étaient faites.

A — Et c’est elle qui a flanché ?J-L — Tu te rappelles ? C’était le genre de projet qu’on

avait toujours remis d’année en année. Avant, je croyais…A — Tu trouves ça injuste ?

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J-L — Oui. Mais je ne voulais pas me l’avouer. À peine six àhuit mois plus tard, elle m’a annoncé qu’elle n’avait plus detemps à perdre et, sans même que je pose de question, c’estce moment-là qu’elle a choisi pour me dire qu’elle voyaitquelqu’un. Elle voulait vivre cet amour dont elle était passéeà côté quelque trente ans plus tôt. Elle se sentait redevenirjeune. C’était à prendre ou à laisser.

A — T’es resté.J-L — En tout cas, je ne suis pas parti. Pensant la garder.

Je suis resté pour faire le ménage, les repas. Passer toutesmes journées à me demander ce qu’elle aimerait mangerpour la voir rentrer se coucher sans souvent même avalerquoi que ce soit.

A — Les choses avaient changé.J-L — Avant, peu importe qui préparait le repas, avant

c’était agréable. C’était ma femme. Je n’aurais jamais cruintéresser un jour quelqu’un comme elle. Non avant, même sile partage s’avérait inégal, on s’en foutait. On ne calculaitrien dans ce temps-là. Depuis qu’il y a quelqu’un d’autredans sa vie, c’est différent. On regarde l’heure. On comptetout le temps. Je ne sais pas si notre fille est au courant. Ellevit sur la côte ouest maintenant. Elle a elle-même un mari etun enfant. Ce n’est quand même pas moi qui vais l’informerdes agissements de sa mère.

A — Tu sais de qui il s’agit ?J-L — Elle m’a dit que je ne le connaissais pas.A — Un homme marié ?J-L — Marié, oui. Je crois. Ou quelque chose comme ça.

Avec deux ou trois enfants. Grands maintenant. Qui lui apromis toutes sortes de choses.

A — C’est elle qui t’a dit ça ?J-L — Il ne sait pas quand, mais il dit que ça viendra. Il et

elle l’ont toujours su, pour l’instant c’est impossible, mais ça

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viendra.A — Et qu’est-ce que t’en penses ?J-L — Que je connais déjà l’histoire. Elle me dit que nous

avons encore du temps tous les deux, pensant sans douteque nous sommes éternels, mais qu’un jour — elle pensecomme lui —, ils vivront cette histoire à peine entaméelorsqu’ils avaient 20 ans. Ça se fera malgré les enfants,malgré sa femme toujours dans le décor, malgré moi… Maisje ne serai sans doute plus là pour les embêter à ce moment-là parce que si ça continue… Excuse-moi. Je ne sais plus ceque je dis. Parfois, des jours comme aujourd’hui, je m’épuiseà tourner en rond.

A — On peut revenir sur le sujet plus tard si tu veux. Jesuis dans le coin encore pour quelques jours. Si on seretrouvait demain ?

J-L — Pourquoi demain ?A — Ou après-demain si tu préfères. D’ici là, je mettrai un

peu d’ordre dans mes notes et pourrai réfléchir aux questionsqu’on n’a pas abordées. On pourrait manger quelque part enville ? Tu penses à un truc, tu m’envoies un message et onse retrouve là-bas.

Nous nous sommes laissés en fin d’après-midi, lui plus tristeque jamais et moi, encore une fois, désolé et même inquietface à la tournure des événements. Après mon père devenutrop vieux et Lucas trop jeune, il était maintenant clair que marencontre avec Jean-Louis ne donnerait rien de bien probantet que ma traversée du parc des Laurentides sous la neiges’avérait maintenant inutile. Je récapitulais dans ma tête.Jean-Louis et Diane dans la jeune soixantaine. Lui à laretraite depuis quelques années. Son accident qui était venubousculer le cours des choses… Mais n’était-ce pas là unehistoire comme il en arrive à des millions d’autres de par lemonde ?

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Comme c’est souvent le cas au nord du 50e parallèle, uneneige fine s’était mise à tomber et, sans trop m’en rendrecompte, j’ai roulé jusqu’aux premières lumières de La Baiepour m’arrêter devant le fjord. Je faisais souvent ça quandj’habitais la région. Plus jeune, à vélo et, une fois que j’ai eumon permis, avec la voiture de mon père, je roulais jusqu’àcette large baie aux eaux noires qui s’ouvre toute grandedans l’écorce terrestre.

Tout devient tellement sombre parfois. Et dans cesmoments-là, on dirait qu’on n’a jamais personne à qui parler.En plus, le problème avec Oliver, c’est que je ne savaisjamais où il était. C’était l’heure du repas à Boston et, commeil lui arrivait si rarement de manger à des heures régulières…Qu’importe, j’aurais aimé lui faire part de ma rencontre del’après-midi parce que des types comme Jean-Louis, desindividus qui lancent tout de suite la serviette devant celui oucelle qu’ils trouvent trop bien pour eux, il en connaît des tasdans son milieu. L’hôtesse de l’air amoureuse du policier,presque aussi classique que l’histoire de l’hôtesse de l’air etdu pilote et son vis-à-vis, dont les rôles sont inversés,l’hôtesse de l’air qui fait chanter le commis-comptable.

En quelques mots, Oliver pourrait me mettre sur une pistequi me ferait momentanément sortir de l’ornière desentiments où je m’enlise. Il connaît tellement d’histoirescomme celles-là. La femme qui habite Central Park, l’homme,Long Island ou Brooklyn, enfin, la proche banlieue chic. Lui ades enfants, elle pas. Pour l’instant, leur idylle est assezdécousue, il trouve aussi, mais il lui a promis que ça vachanger, qu’un peu de temps encore, il ne sait pas combien,mais ce peut être dans un an ou deux, il va en parler à safemme, de toute façon c’est fini depuis longtemps entre euxdeux, tout ça va se faire en douce, le temps de laissergrandir encore un peu les mômes. Puis on achètera une

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maison pour y vivre quelque chose de différent. Avec duterrain pour les chiens dont elle raffole.

Des histoires de ce type, Oliver en connaît, en veux-tu env’là, à la va-comme-je-te-pousse, à plus soif. Presque vingtans qu’il est dans le métier. Selon lui, chaque vol a sonmélodrame. Les incidents où le steward découvre sur lepalier que les clés de l’appartement ont été changées parson amant depuis son départ de JFK, il ne les compte plus.Un jour, il écrira tout ça. Pour l’instant, il s’en croit incapable.Certain qu’avec sa job, ses cours du soir et son chalet entravaux… N’empêche que j’aurais bien aimé lui parler. Neserait-ce que pour lui dire que Jean-Louis, qui n’est pasd’accord avec notre théorie, considère que son couple n’aplus rien à voir avec ce qu’il était au début, mais que ce n’estpas de sa faute. J’ai bien tenté, à la manière de Lambroso,de lui faire valoir qu’il fallait parfois changer pour ne paschanger, mais il n’a rien voulu savoir. Lambroso ?Lambroso ? Mais qu’est-ce qu’il en a à foutre de CesareLambroso ? Et voilà notre projet encore dans la merde.

Plusieurs choses existent en ce monde. Des déserts et des villes. Des ruisseaux etde grands océans. Dans les isbas et sous les yourtes, les couples se font et sedéfont. Difficile de tenir un semblant de propos valable sur eux. Il y a ceux quirésistent et ceux qui ne résistent pas, et ceux qui résistent pensent subir autant dechangements que ceux qui ne résistent pas ; ils en sont même certains.

Je notais ces quelques phrases éparses pendant que laneige tombait.

Il y avait si longtemps que j’étais venu m’arrêter comme çadevant La Baie. Depuis les années 1970, peut-être depuis cetemps où j’étais un tout jeune homme. Et rien n’avait changé.Ou si. Des détails. Qu’on ne voyait pas tout de suite, maisqu’on remarquait quand on restait assis assez longtempsimmobile dans son char. C’était encore plus beau qu’avant.

C’est terrible ce que vit Jean-Louis. Il a tout donné. Dès le

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début, ses gros billets, son petit change et puis tout à coup,banqueroute. Il n’a rien vu venir. Injuste. Il a lancé le mot. Ouc’est moi. Peu importe. Injuste peut-être, mais qui parle dejustice ?

Je ne verrai personne d’autre aujourd’hui. Il fait déjà noir etles lampadaires qui courent le long des quais se sontallumés sans que je m’en aperçoive. Automatiquement. Il n’ya plus de travail pour les allumeurs de réverbèresaujourd’hui. Même ici, au bout du monde, même ici où laneige tourbillonne sous un éclairage automatique.

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En quittant La Baie, la route qui longe les caps de l’Anse-à-Benjamin s’avance jusqu’à la fourche qui sépare les cheminsSaint-Martin et Saint-Joseph. Elle tourne à gauche avantd’entreprendre la longue remontée qui mène à la fromagerieBoivin. C’est ici le pays de mon enfance. Celui que j’aipendant longtemps cherché à fuir et vers lequel je reviensaujourd’hui. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Laneige frappe mollement contre le pare-brise et la radio,pendant ce temps-là, comme si elle cherchait à s’accorder àla danse des flocons qui tombent, délaisse ses musiquesd’après-midi pour mieux se fondre aux airs du soir. J’avancelentement, j’avance avec précaution. Et quand l’animateurfait place à la musique, les notes se fondent au bruit dumoteur, au glissement des essuie-glace et à toute lacampagne autour. Plusieurs versions différentes deBlueberry Hill viennent se rattacher successivement les unesaux autres.

Il y a combien de temps que j’ai emprunté cette route,entendu cet air de jazz, stationné devant l’enseignelumineuse de la fromagerie familiale ? Vingt ou trente anspeut-être. C’est difficile à dire. Plus jeune, j’avais coutume derejoindre le fjord par la Grand-Ligne et quand il m’arrivait deprendre un rang parallèle, je remontais toute la route sansm’arrêter.

Il pleut maintenant. À l’intérieur, le commis qui racleplusieurs fois le fond du contenant d’inox pour remplir monsac ne semble pas me reconnaître. Mon cousin ? Ou plutôtle fils d’un cousin ? À cette heure, la boutique est sur le pointde fermer et un seau dans lequel on trouve une serpillèreappuyée contre le mur attend pour finir sa tournée. Devant

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les étagères, quelques cartons remplis de chips, de bretzelset de chocolat devront être vidés avant d’entreprendre lequart du lendemain. Bien sûr qu’il y a des choses qui ontchangé. Quand j’étais jeune, tout ce qu’on pouvait seprocurer ici, en plus du fromage, c’était du Coke ou duSaguenay Dry. Je ne sais pas si ça existe encore leSaguenay Dry. Et je ne saurais dire si l’équivalent seretrouvait dans les autres régions puisque je n’ai jamaisentendu parler de ça ailleurs, du Mauricie ou du GaspésieDry.

Aujourd’hui, les bières artisanales, les jus de bleuet et depimbina naturels semblent avoir la cote, mais je n’ose riendemander. Le commis s’affaire discrètement. En semaine,c’est écrit sur la porte, on ferme à 18 heures. L’été, c’estdifférent. L’été, ça va jusqu’à 21 heures, mais à cette périodede l’année, après souper, on n’aurait personne de toutefaçon.

Un cousin, ou peut-être le fils d’un cousin ? La portes’ouvre sur la nuit du rang Saint-Joseph lorsque le texto quim’attend dans la voiture m’informe que mon interlocuteur del’après-midi ne se présentera pas au rendez-vous dulendemain. Et puis que ça lui sera impossible pour tout lereste de la semaine. Mais que je n’ai pas à m’inquiéter, quedès ma prochaine visite à Chicout, on trouvera bien quelquesminutes pour reparler de cette affaire qui concerne tantd’hommes qu’on connaît. Et puis il signe. Avec la tête d’unbonhomme qui rit, avec la tête d’un bonhomme qui doute,avec la tête d’un bonhomme en colère. Je reconnais lasignature de Jean-Louis.

Il y a combien de temps maintenant que j’ai emprunté cetteroute, entendu cette musique, stationné ma voiture devantcette échancrure terrestre qui va du horst de Kénogamijusqu’à la mer ? Vingt. Peut-être même trente ans. Petit à

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petit la musique envahit l’habitacle et derrière sa vitreembuée, je me sens isolé comme dans ce roman d’YvesGauthier où le père voit sa voiture comme son seul rempartcontre le reste du monde. Pourquoi, au pays des bleuets, onn’a jamais été capable d’écrire une chanson commeBlueberry Hill ? Et pourquoi, dès que j’entreprends quelquechose d’important, surgit toujours un élément contraire quifait que !

Je suis sur le point de pleurer. Le roman auquel je penses’appelle Flora Flores. Le seul espace de liberté qui reste àce père mis à l’écart de sa famille est sa voiture et je merappelle avoir fait part à son auteur de la justesse de sonpropos tout en ne m’imaginant pas qu’un jour, je puisseressentir le même sentiment d’abandon moi aussi.

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— Je te réveille ?— Oui et non…, a répondu Oliver. Je n’étais pas encore

endormi.— Je sais qu’il est tard, mais fallait absolument que je te

parle de Jean-Louis. Tu sais, Jean-Louis, qui habite marégion d’origine et qui est avec Diane depuis plusieursannées.

— T’es où là ?— Tu te rappelles ou pas ? Ça allait être notre seul cas

d’infidélité au dossier.— Bien sûr que je me rappelle. Tu dois le voir ces jours-ci.

T’es dans ta région présentement ?— Oui. Je me suis tapé le parc des Laurentides sous la

slotche, pour me faire dire par texto – oh, il y a bien eu undébut d’entretien qui a même duré une partie de l’après-midi— que pour des raisons qu’il ne pouvait pas m’expliquer sur-le-champ, il préférait ne pas continuer.

— Alors.— Ben oui alors… Pas continuer maintenant.— Il faut comprendre que pour lui la situation est difficile.— Mais il ne semblait pas être embarrassé du tout. Quand

je l’ai vu, on y est allés franchement. Il a dit qu’à part unthérapeute qu’il avait consulté pour encaisser le coup, c’étaitla première fois… Mais il était très à l’aise avec l’idée et cen’est qu’en fin d’après-midi qu’il a changé d’avis. Un SMS surmon cell.

— C’est comme ça qu’on largue les gens de nos jours, tusavais pas ?

— Qui risque encore une fois de faire foirer l’entreprise.— T’exagères.

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— Pas du tout. D’abord il y a eu Jules, puis mon père tropvieux, puis Lucas, le fils unique, trop jeune, tellement jeunequ’il tentait de me refiler l’expérience de ses parents. Tu vois,avec Jean-Louis, c’est le quatrième poisson à se glisser entreles mailles du filet. Oliver ! Oliver, tu m’entends ?

— Oui, je t’entends, mais je ne sais pas quoi te dire. Fallaits’y attendre. De toute façon…

— Oliver !— Bien sûr que j’entends tout ça, mais je ne sais pas quoi

te répondre. Tu dois la connaître, toi, cette phrase de Genetqui dit : « Lâches comme sont les hommes. »

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À la suite de cette déconvenue supplémentaire, j’ai noté unpeu distraitement dans mon calepin le cas de ce professeurdu primaire que l’on retrouve chaque midi devant son panierde basket, les mots de mon père qui ne souhaitait pas leretour de ma mère de la clinique bien qu’elle ait exprimé ledésir de finir ses jours à la maison, du père de Gina qui, enl’espace de deux ou trois ans, a rendu une seule fois visite àsa femme hospitalisée dans la même ville comme si aprèsavoir atteint 80 ans, il s’en était complètement détaché. Etpuis, j’ai tenté d’oublier tout ça. Les premiers entretiensm’avaient immanquablement déçu et, comme rien de mieux,en tout cas rien de ce que j’imaginais ne se pointait àl’horizon pour apporter de l’eau au moulin, incertain de lasuite des choses, j’ai mis ma recherche de côté. J’allaisrencontrer Oliver dans le Vermont au printemps. Mai étaitencore loin, mais peut-être que cette rencontre et la lecturedu travail accompli de part et d’autre viendraient d’ici là medonner le coup de pouce dont j’avais besoin pour continuer.

Pour l’heure, j’avais le moral à plat. Comme si, parce que jen’avais pas voulu me rendre à l’évidence pendant qu’il enétait encore temps, le désaveu général me tombait dessus etil devenait de plus en plus clair que les hommes autour demoi avaient peur de leur femme. Et si c’était tabou ? Et sic’était encore interdit ça, que de parler des relationshommes-femmes en mettant l’accent sur la misère des mâleset cette emprise que les femmes d’aujourd’hui ont sur eux ?

Oliver, pourtant habitué par son travail aux mœurshétéroclites de milliers de voyageurs, ne semblait pas voir oùje voulais en venir. « Toujours les grands mots », a-t-il ditavant de conclure : « Que ce soit de part et d’autre de la

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frontière, on réagit comment quand on se trouve devant untabou ? »

J’aurais pu lui répondre qu’on se retrouvait chaque foiscomme un poisson d’aquarium face à la grande barrière decorail, mais j’ai momentanément préféré laisser tomber. Notrerencontre du printemps finirait bien par arriver. C’esttellement plus facile de se parler lorsqu’on se trouve en facede son interlocuteur. De plus, il n’est pas dit que tous ceuxqui s’étaient désistés en chemin — et d’autres aussi,personnages dont ma mémoire était chargée — n’auraientpas quelque chose à rajouter d’ici là.

Je pensais à Jules, ce grand-père dont les deux petites-filles sont chaque jour holdopées à la sortie des classes parleur grand-mère sous prétexte que lui n’y trouve aucunintérêt de toute façon. À mon père Prudent, fils de Thomasdit Thomess, lui-même fils de Prud’homme, dont la mémoirevieille de ses 95 ans fait parfois défaut. À Dean, Lucas, Jean-Louis, jusqu’à ce héros du roman d’Yves Gauthier… Et puisà Henry, le mari de Linoux, dont la santé est fragile.

Comment s’appelle ce jeune professeur du primaire qui sorten trombe de l’école aussitôt son repas avalé pour aller fairequelques paniers dans la cour de récréation déjà ? Nicholasou Mitzia ? Des fois, ça dure pas cinq minutes. Puis la clochesonne et il s’en retourne pesamment vers les classeschargées d’enfants et le monde des femmes.

Je pensais aussi à Antoine, ce personnage du roman dePierre Jourde, qui avait été chef de famille et patrond’exploitation agricole, mais qui, après des années, n’étaitplus guère qu’un auxiliaire houspillé par sa femme :

À une époque, on avait pu apercevoir fugitivement, du côté de l’entrée de lacuisine, la silhouette d’un vieillard en casquette et bleu de travail, à qui la patronneadressait un ordre bref. La silhouette disparaissait. On comprenait qu’il s’agissaitde M. Croze. Un simple comparse, dont l’effacement, plus tard, ne sembla pasavoir une importance excessive. À peine si on le remarqua.

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Et je notais tout ça.

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En attendant, décembre est venu et après plusieurs périodesde gel et de dégel, l’hiver a fini par s’installer pour de bon.J’avais bien de temps en temps Oliver au téléphone, à Noëlou au jour de l’An par exemple. Mais, à en juger par sesdires, il était toujours très occupé et les quelques tentativesqu’il avait mises sur pied pour faire progresser sa recherchen’avaient rien donné.

Trop jeune, la rencontre avec son frère jumeau étaitrapidement tombée à l’eau et, lorsqu’est venu le temps à sonpère de répondre à ses questions, ce dernier avait choisi deprendre la chose à la légère en répétant à tout bout dechamp : « On ne trouve pas la même chose à PTown ? »

La seule note positive au tableau a eu lieu pendant larelâche scolaire. Prétextant une balade avec le fils de sonconjoint dans le Vermont, Oliver s’était arrêté chez Henry oùil était resté tout l’après-midi. Seul comme à son habitude, safemme Linoux était à Miami ou quelque part aux Antilles avecdes copines comme chaque année, Henry était très contentde les voir et voulait même les garder à souper, mais la routeétant longue avant de rentrer en ville, Oliver a promis derevenir en mai, peut-être avec un ami québécois en baladeen Nouvelle-Angleterre.

— Oliver, t’es génial !— Il n’a pas lu tes livres, mais a entendu parler de toi par

Linoux. J’ai dit en parlant de toi : « Comme tous lesCanadiens, il s’intéresse beaucoup aux origines françaisesde cette région. »

— Et un parfait salaud en plus.— Si tu savais tout le baratin qu’on doit déployer pendant

nos heures de vol… Le fait est que je lui ai promis de

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repasser avant l’été et qu’il était ravi.Dans mon calepin, je note encore :

Je ne sais pas s’il en est de même dans les sociétés primitives comme celles qu’onretrouve en Afrique ou en Océanie. Là où on nous rabâche que les femmes vont àla fontaine, s’occupent des enfants pendant que les hommes palabrent pour riencomme s’ils avaient toujours quelque chose à raconter. Là où on nous dit qu’onmarie les jeunes filles à des presque vieillards, qu’elles doivent se faire belles enplus d’apporter des dots. Je ne sais pas si les images de ces pays qu’on nousrepasse en boucle depuis des dizaines d’années sur toutes les chaînes de télésont justes. Des femmes qui piochent, des hommes qui fument, des femmes quitendent un sein maigre et sans lait, et des hommes qui se maquillent pour faire laguerre. Ça dure depuis des lustres et pourtant on ne se pose jamais la question.

La légende veut que mon grand-père, qui faisait pousser de grands champs detomates, se couchait derrière le poêle de la cuisine pour faire la sieste. Mon grand-père Thomess à qui je ne me rappelle pas avoir déjà parlé comme s’il nes’intéressait pas à moi. Ou c’était moi qui ne m’intéressais pas à lui. Ses cultureslui prenaient tout son temps, mais quand on pense que les tomates et les jardinsvont seulement de juin à septembre… Je ne sais pas quel genre de rapport monpère entretenait avec son père à lui. On y allait surtout quand c’était l’été même sice n’était qu’à deux rangs plus loin que chez nous. Et je ne sais pas non plus simon père aurait souhaité que nous connaissions mieux son père à lui dans cetemps-là.

De nouvelles images apparaissent dans ma tête et semettent à courir comme des patineurs au fil de l’eau.

Et, dans mon calepin, je note encore :

Bob qui hésite à traverser les provinces de l’Atlantique pour aller à la rencontre devagues connaissances alors que c’est clair que c’est ce que Janis souhaite. Elledit : « On ne décide rien aujourd’hui. » Un peu plus tard dans la soirée, voilà queBob se met à répéter combien ils vont avoir du fun à retrouver William et Beth dansleur maison d’Halifax.

Quand je raconte l’anecdote à Oliver, il dit : « He catched the message. »Janis qui dit de Bob : « Lui, je lui mettrais de la viande à chien dans son assiette

et il ne s’en rendrait pas compte. »Hier, elle lui a fait déplacer les rosiers pour mettre des hortensias et lorsqu’elle

s’est rendu compte qu’il faudrait couper les hortensias très tôt en début d’automneet que ça laisserait momentanément un vide au fond du jardin, elle lui a tout fait

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remettre comme avant.Puis ce souvenir du chalet datant de 1984. Ce devait être en juin ou juillet.

C’était pendant cet été où les filles parlent d’aller au spectacle de Diane Dufresne.Iront. N’iront pas. En rose ou pas. J’avance qu’elles font toujours des histoireslorsqu’il s’agit des fringues. Et ce, peu importe l’âge. Et rajoute pour les faireenrager qu’en hiver, à Place du Saguenay, les femmes de Chicoutimi s’avancenttriomphantes, bottées, bijoutées, avec des manteaux de fourrure alors que leshommes suivent loin derrière « en petite froque ». C’est ma mère qui avait relevéça la première : « tous piteux et en petite froque ».

Chaque jour, je notais ce qui me venait, essayant parfois,comme le suggère Perec, de forcer le souvenir, à tout lemoins de favoriser chaque fois la succession d’images dansma tête pour fixer ou garder… Bref, de cette façon-là, et sansque je m’en rende compte, l’hiver a fini par passer. Il y eutmars, aux eaux tumultueuses et aux giboulées, avril, lui aussiavec ses quelques revers malencontreux, en avril ne tedécouvre pas d’un fil, et puis, mai, mai finalement, qui finitpar arriver.

Après des heures au téléphone où nous n’arrivions pas ànous mettre d’accord entre le fait de mettre Henry dans lecoup, c’est-à-dire l’informer de notre projet en lui donnant lesclés et le sens de notre travail, ou ne rien dire du tout, nousavions choisi d’y aller chacun à notre manière.

Bien sûr, Oliver connaissait l’homme plus que moi. Il étaiten relation avec sa femme depuis des années (une amie dela famille si j’ai bien compris), mais je continuais à croire qu’ilfaisait fausse route en choisissant de ne pas l’informer denos intentions et je n’en démordais pas. La démarche devaitêtre la même pour tout le monde et le fait d’évoquer son âgepour lui administrer un traitement particulier me semblaitinjustifié.

— Et ton père alors ? Tu lui as dit à ton père qu’on allaitécrire un livre sur ses relations avec Jacqueline en prenantbien soin d’insister sur ses après-midi terré dans son garage,

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ses visites à ses parents tout seul ?, m’a-t-il balancé.— Mon père a maintenant 95 ans. Que je le dise en

français, en anglais ou en joual, ne pas tenir compte de sonâge serait une insulte à l’intelligence ! Tu comprends rientabarnak !

On en est venus à ce compromis : faire chacun pour soi.Mais comment était-ce possible ?

— On va lui dire que tu prépares quelque chose surl’Amérique française, le Québec, le Vermont whatever ?Tandis que moi, je ne dirai rien du tout. De cette façon-là, s’ilest un peu méfiant devant tes questions, il est facile des’imaginer qu’il sera égal à lui-même quand il se retrouveratout seul avec moi.

— Pas pire trouvé. Probablement ton meilleur coup dugenre.

— Euh… (il réfléchit quelques secondes) Non. Monmeilleur coup, c’est sans doute cette fois où deuxpassagères d’un vol sur Tel-Aviv, se disputant à coups depied la banquette restée libre entre elles, ont accepté maproposition d’une rotation toutes les trente minutes. Et ça amarché.

Mais revenons à notre séjour dans le Vermont. Aprèsqu’Oliver eut informé Henry de notre visite, il fut décidé qu’onse retrouverait chez lui, le lundi, jour du Memorial Day.Comme Boston se situait à une plus grande distance denotre lieu de rencontre que Montréal, Oliver devait partir àl’aube. « Ça ne sert à rien de se stresser, et puis de cettefaçon-là, j’éviterai le trafic qui risque d’être intense en ce jourde congé », avait-il dit alors que je traverserais le pontChamplain vers 7 heures pour prendre la 15 et me diriger parla suite sur Lacolle, qui se trouve à moins de cinquantekilomètres de là.

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Sortie 18 pour rejoindre la 89, la 25 ou la 17… C’est facile.Pourtant, ce matin là, il me semblait que les bretelles

d’autoroute ne menaient qu’à des numéros. Et si j’ai déjàécrit dans un livre que nulle part au monde je ne me retrouveautant au cœur d’une toile de Jean-Paul Lemieux que danscette mer de Champlain qui va des Adirondacks jusqu’aufleuve, c’est que le ciel est bas, l’horizon trop large et que,dans mon souvenir, chaque village s’élevant dans la plainen’existe qu’une fois traversé. Pays trop grand ? Pays avorté ?

Vers 8 heures, les panneaux commencent à prévenir lesvoyageurs, et puis un peu avant 9 heures…

La frontière américaine est la seule où j’ai nettementl’impression qu’on préférerait que je retourne d’où je viens,ai-je également écrit dans le même livre. Le sourire est froid,l’accueil glacial et lorsque je déclare vouloir interrogerquelqu’un, le douanier devient franchement soupçonneux.Permis de travail ? No permits ! ! !

« C’est une quête d’information pour un texte qui serapublié au Québec dans l’année qui vient. Sous la forme d’unroman… » J’essaye d’expliquer mon projet tout en megardant bien de dire que tout ça n’a rien à voir avecGuantanamo. Journalist ? No, no journalist at all.

Il contacte par radio ce que j’imagine être un supérieur.J’avais écrit : le seul pays où j’ai toujours cette impressionqu’on préférerait que je fasse demi-tour… Mais j’exagère, entout cas je me dis que j’exagère puisque quelques minutesplus tard, je file tout droit vers Montpelier où Oliver,embarrassé et confus, tente de m’expliquer que pour éviterles embouteillages, il avait finalement décidé de prendre laroute la veille.

« J’ai donc dormi chez Henry…, fait-il pour aller au-devantde ma surprise. J’avais pas le goût de me lever à 5 heures etpuis je voulais que tu me montres un peu tes questions avant

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de commencer », a-t-il ajouté.

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Je l’ai déjà dit, plusieurs choses existent dans ce monde. Desponts, des routes. Des villages et des stations de ski. Parfoisun village peut être une station de ski, mais jamais unestation de ski ne s’avèrera être un véritable village. Desroutes et des trucks de bois. Des trucks de bois et des trucksà deux étages chargés d’autos. Des culs-de-sac.

Pour notre rencontre avec Henry, j’avais décidé de profiterdu fait que c’était le Memorial Day pour questionner cethomme et le pays qui l’avait vu naître. Il avait fait la guerresur les champs de Normandie, celle de Corée dans l’état-major de l’armée quinze ans après le débarquement, et cen’est qu’une fois de retour au pays que ce fils de Quakers,installé aux commandes d’une compagnie de transport, avaitfait fortune.

— Avec pareil programme, a fait Oliver, ne risque-t-on pasde noyer le poisson une fois de plus ?

— En général les gens aiment parler de leur réussite, etcomme il est de toute façon trop tard pour changer quoi quece soit, on verra bien sur place.

Plusieurs choses existent en ce monde et dans la capitale duVermont où de nombreux visiteurs sont venus profiter ducongé, nous roulons lentement. Il y a des géraniums auxfenêtres, encore quelques jonquilles alignées en plate-bandeentre les trottoirs et la devanture des commerces ; des vélos,des fauteuils motorisés et des drapeaux étoilés partout. Àquelques kilomètres de la ville, les montagnes anthracite etpresque noires en automne deviennent cotonneuses sous leciel d’été, et de chaque côté du chemin qui grimpe en pentedouce, le spectacle des feuilles à peine ouvertes se découpesur les derniers amoncellements de neige nichés au fond

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des ravins.Il y a aussi des pics et des torrents et après chaque virage,

Oliver, que je sens inquiet depuis le matin, me jette un coupd’œil dans le rétroviseur. Peut-être que le fait de laisserHenry dans l’ignorance en ce qui concerne notre projetl’agace plus que je ne l’aurais imaginé. Nous roulonslentement, je l’ai dit, l’un à la suite de l’autre, je l’ai dit çaaussi, et après chaque tournant, cette même impressiond’étrangeté. Ce que j’ai ressenti il y a une heure à peine merevient. C’était devant le poste frontalier, moins de cinquanteminutes après avoir quitté Montréal.

Plusieurs choses existent en ce monde, je le répète encore.Il y a des jaseurs des cèdres, des corneilles…

Si la propriété de bois dominant les collines ressemble plusà un campement de chasseur qu’à l’ancienne ferme deloyaliste que je m’étais imaginée, l’éloignement et le calmedes lieux en font cependant le refuge d’octogénaire solitaireque j’attendais. Il y a une vieille tonnelle, un court de tenniset un ancien criquet qu’on semble avoir abandonné depuislongtemps, un drapeau étoilé et un pneu suspendu à labranche d’un chêne datant de l’époque où les filles étaientjeunes. Ce serait rigolo de s’élancer dans l’air…

Mais le temps passe et il ne doit pas être loin de midilorsque nous arrivons devant une porte de véranda qui,comme si Stephen King lui-même avait participé àl’élaboration du scénario, s’ouvre toute grande devant nous.

— Welcome dears !— Linoux ?, me suis-je exclamé.— Entrez et refermez vite derrière vous. C’est encore la

saison des moustiques dans ce foutu pays.— Mais je vous croyais aux Bermudes, Linoux. À St-

Marteens ou encore à cette nouvelle destination dont tout lemonde parle…

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— Le Panama ? Non, fait-elle dans un geste de dégoûtcomme s’il s’agissait là d’un endroit le plus vil qui soit. Pas ence temps de l’année… Je préfère rester à Wells et quand lamère de ce grand escogriffe d’Oliver m’a dit qu’il serait dansle Vermont pour le Memorial Day, je me suis dit que cepauvre Henry n’y arriverait jamais tout seul. Tu lui as dit lacohue qu’il y avait en quittant Boston, hier soir, dear ?J’adore me laisser conduire et je dois dire qu’il a fait ça avecbeaucoup de sérieux. Venez. Venez vous assoir. Henry seralà dans quelques minutes. Il avait oublié d’acheter des vinsfrançais. Je lui ai dit : « Tu ne veux quand même pas recevoirun séparatiste québécois avec un vin de Californie ? » Desfois je me demande ce qu’il a dans la tête !

Comme on pouvait s’y attendre, le repas fut très réussi.Asperges de saison, homards rapportés de la côte le matinmême, vins de Sauternes…

— Pour dessert, vous aurez droit à de la tarte aux pommes.Je me suis dit : « Qu’est que deux gaillards comme euxpourraient bien apprécier comme dessert en ce jour decongé ? » J’ai pensé : « de la tarte aux pommes ! » Henryn’aime pas ça, il ne faut pas s’en surprendre, il n’apprécieque ces petites horreurs pleines de gluten et de gras transqu’on retrouve en supermarché. Je ne t’ai pas demandécomment va ta mère, Oliver ? Et ton père ? Ta mère m’a ditqu’il arborait un sourire étrange depuis que tu l’avais assaillide questions pour ta supposée enquête sur sa vie privée.Sans doute a-t-il cru devoir s’étendre sur cet épisode où tamère l’a fait suivre jusqu’au Carnaval de Québec, où il étaitparti avec sa secrétaire alors qu’il prétendait avoir à subir unelongue conférence en banlieue d’Ottawa… Enfin ! Sablons lechampagne au Memorial Day ! Mais qu’est-ce que je vois ?Mais qu’est-ce que je vois ? Henry qui trinque avec lesautres ? Combien de fois il va falloir te le dire que le

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champagne, ce n’est pas bon pour ton estomac ? Ouf ! ! Pirequ’un enfant qu’il faut toujours surveiller !

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ÉpilogueComme il est facile de l’imaginer, notre démarche, ou « notresupposée enquête » pour dire comme l’a si bien fait Linoux,est ce jour-là tombée à l’eau.

La semaine précédente, téléphonant à Henry alors que laligne était occupée, Linoux avait rappelé quelques minutesplus tard et, comme seule une femme de son âge ose lefaire, elle avait posé des questions :

— À qui parlais-tu ? C’est toi ou c’est lui qui a téléphoné lepremier ? Avant de continuer : Oh, il y a longtemps que j’aieu des nouvelles de sa mère, celui-là. Quoi ? Oliver veutvenir te voir jusque dans le fin fond du Vermont ? Mais il a dûse mettre à la chasse à l’ours noir ma parole, à l’orignal, ou àla chasse à cette espèce de plantigrade encore plus méchantque l’ours polaire ? Il y a des grizzlys dans ton coin, dear ?Mais enfin… Il s’est sûrement mis à la chasse à quelquechose pour avoir l’idée de passer son Memorial Day dans tontrou perdu. Tu verras s’il ne se présente pas à Montpelierattifé comme un gars de Village People. Je vais voir avec samère.

De là ce coup de fil de Linoux à Oliver et son voyage dans leVermont pour comprendre cette drôle de dégaine qu’affichaitle père d’Oliver depuis que ce dernier avait daigné lui poserdes questions sur sa vie conjugale. De là également ladéconfiture d’Oliver, ce drôle d’air qu’il affichait depuis lematin et sa décision d’abandonner le projet. Et ainsi de suite.Jusqu’à tout foutre à l’eau.

Au soir, pas très tard, c’était à peine vers 18 ou 19 heures,épuisé et déçu par la tournure des événements, j’ai repris

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l’autoroute et me suis arrêté à quelques mètres de lafrontière pour faire le plein de tous les cognacs, whiskys etautres alcools forts que j’ai pu trouver. Le soleil rebondissaitsur les épinettes. Les derniers excursionnistes, qui avaientprofité de leur congé pour découvrir ce qui se passait dans lepays d’en face, rentraient sur Montpelier, Burlington ouAlbany, et puis ceux qui, comme moi, avaient fait le cheminen sens inverse hésitaient en se traînant les pieds et nesemblaient plus savoir où aller.

Toutes ces démarches inutiles, ces déjeuners sans suite etces mails perdus. Toutes ces heures à attendre, tous ceskilomètres parcourus, toutes ces inquiétudes provoquéespour rien dans le regard de mes interlocuteurs…

Bizarrement, c’est à ça que je pensais. Je dis« bizarrement » parce que d’habitude, je ne réagis pascomme ça. Mais ce soir-là, l’exercice comptable prenait toutela place et ce n’est que plusieurs jours plus tard, une foisrentré à Montréal, que j’ai été plus à même d’évaluer lasituation.

Dès le départ, les dés étaient pipés. Les hommes sesentent coupables et les femmes, encore trop proches deleur douleur, de leurs souffrances accumulées au fil dessiècles, font que le temps n’est peut-être pas encore venupour qu’on puisse tenter un véritable pas vers l’autre. L’usureaussi. Bien sûr, l’usure… Et puis l’habitude qui emprisonnetous les esprits comme elle emprisonne les pensées et lespauvres dans leur asservissement. Je l’avoue, je ne savaispas. Et peut-être que je ne saurais jamais pourquoi, à tour derôle, tout un chacun s’était défilé.

Mais les choses n’allaient pas en rester là et, convaincu de lajustesse de notre propos, je glissai mon paquet de feuillesdans une grande enveloppe de papier Kraft et l’adressai sur-le-champ à mon éditeur.

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Cher Éric…

Après une courte présentation du sujet, je tentai de luidonner quelques précisions sur la portée de mon travail,mais j’avais beau chercher, je n’y arrivais pas vraiment. Était-ce pour prendre la défense de ces trop nombreuxadolescents d’Amérique qui, forts des privilèges qui sont lesleurs lorsqu’ils sont jeunes, préfèrent ignorer ce qui s’envient ? Je ne sais pas. Le monde est tellement vaste que rienque d’y penser donne le tournis. Et puis on est tellementplus fragile encore lorsqu’on se dit qu’on ne peut rien y faireet rien changer. Le monde. Oui. Les ponts, les routes… Oui.C’était à la fois tout ça, mais c’était plus que tout ça.

Cher Éric…

J’ai sorti un crayon de ma poche et en reliant d’un trait toutesles villes parcourues, Montréal, Boston, Chatham, Montpelier,Jonquière et Gatineau, Halifax (que j’ai failli oublier), Seattlesur la côte ouest, Denver au pays des mormons et puisChéticamp, face à l’Atlantique, qui faisait partie des endroitsoù je n’étais même pas encore allé, j’ai tracé un long zigzagqui allait sans but, de l’Atlantique jusqu’au Pacifique, de partet d’autre de la frontière et qui revenait. Pourquoi tout cecharabia ? Je ne savais pas vraiment.

Plusieurs choses existent en ce monde. Des chemins, desroutes, des culs-de-sac… Pourtant, malgré toutes lesdéceptions accumulées, je restais convaincu qu’il fallaitcontinuer de chercher. Pour redresser des torts, réprimer desinjustices ? Je ne savais toujours pas plus qu’avant. Maisj’étais certain qu’il me fallait continuer de sillonner les routes,d’arpenter les villes et les villages, continuer de poser desquestions pour finalement venir dire à Jules, Dean, Henry,Thomess et Prudent, mon père Prudent, fils de Thomess,petit-fils de Prud’homme, et à tous ces autres aussi qui se

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terrent dans leur sous-sol, leur garage ou au fond des nuitssans repos de cet immense continent, que je pense à eux.

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Du même auteur

The Death of Marlon Brando,novel, Exile editions, 2012.

L’Hiver à Cape Cod,récit, Hamac, 2011.

Le jardin de Peter Pan,roman, Triptyque, 2009.

La cloche de verre,récits, Triptyque, 2005.

Sur le toit des maisons,roman, Lanctôt éditeur, 1998.

Cent jours sur le Mékong,roman, L’Hexagone, 1995.

Dessins et cartes du territoire,roman, L’Hexagone, 1993.

Grand prix du livre de Montréal 1993

La mort de Marlon Brando,roman, Triptyque, 1989.

(1997 pour le format poche)

Tout l’été dans la cabane à bateau,roman, Québec Amérique, 1988 – épuisé.

Prix littéraire du CRSBP du Saguenay–Lac-Saint-Jean 1988

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Pierre Gobeil a fait parler de lui pour son roman L’Hiver àCape Cod…

« Depuis 1988, Pierre Gobeil poursuit uneœuvre discrète mais qui résiste au temps,et qui a cette qualité rare d’imprégner lamémoire. Il vogue sur les mêmes eauxtroubles, posant sur l’existence le mêmeregard buté de celui qui cherche desréponses à des questions qui n’en ontpas.

Cette expérience dont il a fait son livren’est pas sans rappeler celle de DavidGilmour qui, dans L’école des films,racontait son année passée à regarderdes DVD avec son ado décrocheur. Maiscontrairement à Gilmour, ce sontdavantage à ses questions à lui, que nousconfronte Gobeil, qu’aux difficultés de sonfils. »

Marie-Claude Fortin, La Presse

« Ce n’est pas l’absence de performancesscolaires qui inquiète le père. C’est l’idée

de savoir son fils malheureux et de le voir chaque jour un peu plus triste.Romancier accompli, Pierre Gobeil fera de ce voyage père-fils une grandeaventure humaine et littéraire. Il léguera à fiston cette “plante sur laquelle on nedoit pas trop tirer”, la confiance. »

Pierre Cayouette, L’actualité

« Un récit généreux dans son intimité ; car même si Pierre Gobeil donnel’impression qu’il se parle à lui-même, c’est pourtant nous qu’il vient chercher,directement sous les strates de notre sensibilité.

L’auteur propose une écriture tout à fait personnelle, intime, qui fait mouche eninterrogeant le système scolaire ou en caressant du doigt diverses problématiquessociales contemporaines.

Introspectif, L’Hiver à Cape Cod séduira les lecteurs qui attachent uneimportance singulière au côté humain du récit. »

Sylvain Sarrazin, Entre les lignes

« Rarement Pierre Gobeil n’a atteint une telle émotion dans ses écrits. Avec l’artqu’on lui connaît de s’attarder aux glissements des saisons, des nuages, du tempsqui passe et emporte tout, il fascine. Des pages senties et émouvantes. Un récittouchant et juste, vrai, discret aussi. On comprend. Le sujet est délicat. Unemagnifique réussite. »

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Yvon Paré, Progrès Dimanche

« Un très beau récit. Un touchant témoignage qui rappelle le livre L’école des filmsde David Gilmour. »

Catherine Lachaussée, Retour sur le monde (Radio-Canada Québec)

« Un très beau parcours très bien raconté. »Catherine Perrin, Médium large (Radio-Canada)

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Dans la même collectionMonstera Deliciosa

Lynda Dion, 2015

Histoire d’un bonheurGeneviève Damas, 2015

Les bonnes manièresGeneviève Damas, 2014

SaccadesMaude Poissant, 2014

Le Vertige des insectesMaude Veilleux, 2014

La MaîtresseLynda Dion, 2013

Le Mouvement naturel des chosesÉric Simard, 2013

Passagers de la tourmenteAnne Peyrouse, 2013

La Blaine de parepluieHélène lépine, 2012

Un léger désir de rougeHélène lépine, 2012

Chaque automne j’ai envie de mourirVéronique Côté et Steve Gagnon, 2012

L’Hiver à Cape CodPierre Gobeil, 2011

Depuis les cendresEmmanuel Bouchard, 2011

La Dévorante

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Lynda Dion, 2011

DéjàNicolas Bertrand, 2010

La PuretéVincent Thibault, 2010

La TrajectoireStéphane Libertad, 2010

La LouéeFrançoise Bouffière, 2009

Au passageEmmanuel Bouchard, 2008

EnthéosJulie Gravel-Richard, 2008

La Deuxième Vie de Clara OnyxSinclair Dumontais, 2008

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Dans la collection hamac-carnetsTout foutre en l’air

Simon Lanctôt, 2013

Les Chroniques d’une fille indigneCaroline Allard et Francis Desharnais, 2013

Détails et dédalesCatherine Voyer-Léger, 2013

Voyages et rencontres en Franco-AmériqueDean Louder, 2013

Avant EdenBarthélémy Courmont, 2013

Soleil en têteJulie Gravel-Richard, 2012

Pour en finir avec le sexeCaroline Allard et Iris, 2011

J’écris parce que je chante malDaniel Rondeau, 2010

Passion JaponValérie Harvey, 2010

Les Chroniques d’une mère indigne 2Caroline Allard, 2009

Un taxi la nuit T-IIPierre-Léon Lalonde, 2009

Lucie le chienSophie Bienvenu, 2007

Les Chroniques d’une mère indigne 1Caroline Allard, 2007

Un taxi la nuit

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Pierre-Léon Lalonde, 2007

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À propos d’HamacEntièrement consacrée à la fiction,

Hamac propose des textesprofondément humains qui brillent

par leur qualité littéraire.

Si vous avez aimé celui-ci,nous vous invitons à découvrir

les autres titres de notre catalogue.Vous aurez certainement

du plaisir à les lire.

Pour soumettre un manuscrit ou obtenir plus d’informations, visitez le sitewww.hamac.qc.ca

Hamac est dirigée par Éric Simard.

Vente de droitsMon agent et compagnie

Nickie Athanassi173 et 183 Carré Curial

73000 Chambéry, [email protected]

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CréditLes éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de développementdes entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition,ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres.Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fondsdu livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

Hamac est une division des éditions du Septentrion.Direction littéraire : Éric SimardRévision : Viviane AsselinMise en pages et maquette de la couverture : Pierre-Louis CauchonPhotographie de la couverture : © Marie-Charlotte Aubin (mariecharlotteaubin.blogspot.com)

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