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Séquence IV – De l’épopée au roman : personnages au combat, GT Texte 1 – Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839. « Fabrice à Waterloo ».

Introduction. Situation : La Chartreuse de Parme est un célèbre roman de Stendhal, publié en 1839 dont l’action commence en 1796 mais se déroule surtout dans les années 1815, dans le contexte historique très présent des guerres napoléonniennes. Il met en scène, non sans ironie, Fabrice Del Dongo, un jeune Italien naïf et habité d’idéaux romantiques dont on suit l’apprentissage. A dix-sept ans, assoiffé de gloire et d’exploits militaires, il se trouve plongé au cœur d’une des grands batailles du siècle, celle de Waterloo. Problématique : Il s’agira de montrer comment, dans cet extrait, Stendhal s’amuse des codes traditionnels de la scène de combat pour proposer une vision de la guerre moderne, dépourvue de transcendance et marquée par l’impossibilité à donner un sens quelconque aux événements. Annonce du plan : Pour ce faire, nous verrons d’abord que cet extrait met en place une parodie de l’épique et qu’il présente Fabrice sous les traits d’un anti-héros.

I. UNE PARODIE DE L’EPIQUE RAPPEL : le registre épique se caractérise par un ton noble et grandiose, suscitant l’admiration du lecteur pour des exploits guerriers, comme l’on en trouve dans le genre de l’épopée, généralement à l’origine de la fondation d’une dynastie ou d’une nation.

a. Une bataille historique La bataille de Waterloo a eu lieu le 18 juin 1815. Elle s’est déroulée en Belgique, entre les troupes françaises napoléoniennes et les armées anglaises et prussiennes. Elle s’est soldée par une défaite française et c’est la dernière qu’a dirigée Napoléon, durant la période des Cent jours. Quatre jours plus tard, l’empereur abdiquait. C’est dans ce contexte historique précis, propre à l’expression du registre épique, que se déroule l’action de cette page. Plusieurs éléments permettent de le montrer :

- Présence d’un personnage historique nommé : « le maréchal Ney » (23), « ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves » (25-26) est effectivement celui qui dirige l’aile gauche des troupes françaises (alors que Napoléon lui-même s’occupe de l’aile droite). Ce sont en partie ses erreurs tactiques qui conduiront à la défaite française.

- L’évocation des « hussards » (5, 15, 29 ; nom donné aux cavaliers français) et des « habits rouges » (5, 7, 11 ; couleur de l’uniforme des soldats anglais) est conforme à ce que l’on sait des troupes engagées.

- L’évocation du champ de bataille, en accord avec ce que l’on sait du théâtre des opérations : « une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal » (3-4), « Le fond des sillons était plein d’eau » (27-28), « la terre fort humide » (28), « la boue » (31, ce terrain boueux a d’ailleurs été un handicap pour l’armée napoléonnienne).

- L’évocation des moyens du combat correspondant à ce qui a été effectivement utilisé : o l’utilisation des canons : « deux hussards atteints par des boulets » (29), « d’où venaient les boulets » (32), « la fumée blanche de la batterie à

une distance énorme » (32-33), le « ronflement égal et continu produit par les coups de canon » (33). o l’engagement de la cavalerie : « hussards », « l’escorte prit le galop »(3), « Fabrice […] galopait » (11-12), « Tout à coup on partit au grand

galop » (27), « son cheval » (10), « l’escorte allait ventre à terre » (31-32), « un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles » (30).

è Donc un contexte réaliste, mais propre à devenir mythique. b. La fureur du combat

- Les cris enthousiastes des combattants français qui semblent avides d’en découdre : « Les habits rouges ! Les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l’escorte » (5) à la répétition de la phrase nominale exclamative, le complément de manière « avec joie », cadre bien avec ce que l’on attend d’ordinaire d’un combat héroïque.

- Des troupes en bon ordre : cf. le rappel à l’ordre du « maréchal des logis » (13) à Fabrice, pour qu’il ne vienne pas troubler eette belle ordonnance où les « généraux […] regardaient [le champ de bataille] avec leurs lorgnettes » (14-15) et où Ney prend « un air d’autorité et presque de réprimande » (17) à l’égard de l’un de ses pairs. Les soldats quant à eux sont « quelques pas en arrière » (16) et Fabrice vient « se ranger à la queue des autres hussards » (15).

- Une scène de violent combat : o Rapidité de mouvements saccadés : « L’escorte prit le galop » (3), « L’escorte s’arrêta » (11), « Tout à coup on partit au grand galop » (27),

« l’escorte allait ventre à terre » (31-32). Voir aussi le caractère haché donné par la ponctuation, notamment l’usage des « ; ». o Des sons violents : du « bruit qui lui faisait mal aux oreilles » (3-4), « un cri sec » (29), le « ronflement égal et continu produit par des coups

de canons » (33), « entendre des décharges » (33). o Présence de la mort : « ce champ était jonché de cadavres » (4), « tous les cadavres » ((5-6), « deux hussards qui tombaient atteints par des

boulets » (29). o Présence du sang : « un cheval tout sanglant qui se débattait » (30), « entrailles » (30), « le sang coulait dans la boue » (31). o Expression de l’horreur : « Une circonstance lui donna un frisson d’horreur » (7), « Ce qui lui sembla horrible » (30).

c. Un traitement parodique Pourtant, ces éléments propres à mettre en place une tonalité épique font l’objet d’un traitement parodique.

- Vision de l’horreur non pas glorifiée mais rabaissée à des considérations plus triviales et réalistes : o Cf. le cheval emmêlé « dans ses propres entrailles » et qui « voulait suivre les autres » (30-31) : peu de grandeur dans ces notations crues de

scènes de guerre (voir d’ailleurs l’usage que feront d’autres auteurs, comme Claude Simon au XXe siècle des cadavres animaux). o Cf. le sort réservé aux ennemis, ces « malheureux habits rouges [qui] vivaient encore, [qui] criaient évidemment pour demander du secours, et

[à qui] personne n’en donnait » (8-9) ou encore « un malheureux blessé » (12) à l’adjectif « malheureux » suscite la compassion pour l’adversaire. Il s’agit d’un commentaire attribuable à la fois au narrateur et à Fabrice, « fort humain » (10), qui manifeste de l’empathie pour ces blessés. Mais son souci de ne pas écraser les corps à terre, loin d’être présenté de façon sinon épique tout au moins pathétique, devient ridicule du fait de l’ironie perceptible dans une phrase qui nous donne l’image cocasse d’un déplacement précautionneux en pleine fureur guerrière puisque Fabrice « se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge » (10-11). Notons d’ailleurs que la désignation métonymique de l’ennemi par son « habit » le transforme en marionnette : ils n’ont en aucune façon les caractéristiques attendues d’un adversaire héroïque.

- Du côté français également, l’image du maréchal Ney est, à première vue, bien peu épique. En effet, il est présenté d’abord comme « le plus gros de ces généraux » (16) et « il jurait » (17), ce qui ne manque pas de contraster avec l’évocation émue et vibrante qu’en fait Fabrice, une fois qu’il l’a identifié – « il contemplait […] ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves » (25-26) à on peut considérer ici cette notation ampoulée relève en effet davantage d’une transcription des pensées du personnage que d’une formule du narrateur : en la reprenant à son compte tout en conservant une forme de distance amusée à son égard (d’autant que Ney va perdre Waterloo), il en détourne le sens héroïque.

- Cf. La parataxe « L’escorte s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé » (11-12) + « Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes » (13-15) : description quasi burlesque de Fabrice dans le champ de vision des généraux (// comique de geste et de situation), qui vient briser la noblesse et la belle ordonnance de l’ensemble.

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- C’est dans une large mesure lié au fait que le point de vue adopté est interne : nous voyons la scène par les yeux du jeune Fabrice, qui porte un regard naïf (cf. « une admiration enfantine », 25) sur la scène. Bilan-transition : Cette focalisation interne n’empêche pourtant pas le narrateur extra-diégétique (= extérieur à l’histoire) de considérer avec une forme d’ironie amusée son « héros fort peu héros ».

II. FABRICE, UN ANTI-HEROS a. Le jeu sur le mot « héros »

- Présence récurrente, et ironique dans son insistance, de ce terme. « notre héros était fort peu héros » (1) ; « notre héros, fort humain » (10), « notre héros » (32). L’utilisation répétée du possessif de 1ère personne du pluriel crée une connivence entre le narrateur et le lecteur pour se moquer de Fabrice, car rien ne vient justifier – sinon le caractère de protaganiste du roman – une pareille qualification, qui prend donc une valeur antiphrastique.

- Auto-perception par Fabrice lui-même « Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire ». (NB. « le feu » = ici métonymie pour le combat, acception dans le langage des combattants aguerris, qu’adopte ici indûment le jeune homme). La naïveté de ces exclamations, associée à ce que le lecteur perçoit du comportement de Fabrice « qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat » crée un décalage qui mine de l’intérieur cette auto-perception de grandeur militaire.

b. Un personnage décalé - Un personnage emporté par l’événement, mais en marge de l’action elle-même, qui n’agit pas et ne se fait pas remarquer par ses exploits, mais

seulement par ses erreurs – par exemple continuer à galoper quand tout le monde s’est arrêté et se trouver dans le champ de vision des généraux (voir plus haut). Il est manifestement inexpérimenté et n’a pas sa place sur le champ de bataille.

- Il a 17 ans et cette jeunesse est fréquemment soulignée comme un élément accroissant le décalage entre les autres soldats, plus expérimentés, et lui : il est ainsi interpellé rudement par un maréchal des logis qui lui donne du « blanc-bec » (13) [NB. de la couleur du bec de très jeunes oiseaux]. Un simple soldat s’agace également de son ignorance « bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ? » (23). Quant au narrateur, il souligne l’« admiration enfantine » (25) qu’éprouve Fabrice pour Ney, sans comprendre que son « brave des braves » est en train de perdre la bataille.

- Décalage dans le langage : « Fabrice ne peut retenir sa curiosité ; et malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte ». Ici, la répétition de « bien » et l’insistance sur la correction de la phrase crée de l’ironie (rappelons que Fabrice est Italien, qu’il n’a a priori rien à faire là et que ses parole pourraient le trahir, ce qui explique le conseil donné plus tôt dans le roman par cette geôlière qui l’a aidé à se mêler au combat). Cette ironie est renforcée par le choix que fait Fabrice d’un mot déjà vieilli au XIXe siècle « gourmander » pour « gronder » : la petite phrase dont il est très satisfait est en réalité bien artificielle.

- Décalage dans les sentiments : « Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles » (1-3). Il y a là une hiérarchie inversée entre le scandale – causé par un simple « mal aux oreilles », désagrément certes, mais à tout prendre moins grave que la mort… – et « la peur » qui devrait dominer s’il avait une juste et pleine compréhension de ce qui est en train de se passer. On peut également analyser d’une façon analogue la « satisfaction » (31) qu’il éprouve à avoir vu le feu, alors même que les phrases précédentes décrivent avec une abondance de détail le carnage qu’il a sous les yeux. De fait, Or, malgré son attention et son ardent désir d’être un « vrai militaire », Fabrice ne semble pas comprendre ce qui se joue autour de lui.

c. Un témoin qui ne comprend rien - Fabrice est un témoin attentif : il regarde, il écoute ce qui se passe autour de lui. Cf. en particulier le champ lexical de la vue : « il remarqua » (6, 7-

8), « il vit (16), « il contemplait » (24), « Fabrice vit » (27), « Fabrice remarqua » ((28), « il les regarda » (29), « regarder » (32), « il voyait » (32). « Fabrice ne put retenir sa curiosité » (17-18). Il cherche même à s’informer (cf. dialogue avec le hussard).

- Pour autant, il ne comprend rien, comme l’indiquent avec force les derniers mots de l’extrait « il n’y comprenait rien du tout » (33-34) mais aussi, dès le début de l’extrait (6) « Fabrice ne comprenait pas ».

- Au-delà de ces notations explicites, la manière de décrire l’environnement souligne cette incompréhension. Le narrateur, adoptant le point de vue interne de Fabrice, donne des indications de détail, soulignant l’attention portée par Fabrice aux événements, mais qui peinent à prendre tout leur sens. Tout se passe comme si les différentes remarques faites par le personnage, (voir l’usage récurrent fait du verbe « remarquer ») détachées les unes des autres, ne parvenaient pas – ou tout au moins pas immédiatement – à être reliées les unes aux autres – et en particulier à ce qui en est la cause. De ce fait, elles semblent dépourvues de sens. On peut notamment le montrer avec le passage située entre les lignes 27 et 32. Fabrice voit « une terre labourée d’une façon singulière » (27), « la crête de ces sillons, [qui] volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut » (27-28) ce qui lui paraît un « effet singulier » (29). Il voit encore « deux hussards atteints par des boulets » (29) et « un cheval tout sanglant » (30) mais ce n’est que 5 lignes après le début de ces observations pointillistes et disparates, d’où n’émerge qu’un sentiment de singularité (au sens de bizarrerie) qu’il met enfin en corrélation ces observations jusque-là détachées les unes des autres et qu’il « compr[end] que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts » (32). Le mystère, toutefois, n’est pas complètement levé car « il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets » ses perceptions visuelle et auditive incohérentes (« la batterie à une distance énorme » vs « des décharges beaucoup plus voisines ») ne lui permettent pas de donner un sens à tout ce qu’il saisit. Tout se passe plutôt comme s’il avait été jeté dans un univers dans lequel il n’a aucun repère et dont le sens ne pouvait, au bout du compte, que lui échapper.

- Dernier élément, et non des moindres, que Fabrice ne comprend pas : c’est que la bataille est perdue pour les Français auprès desquels il se trouve. Le lecteur de Stendhal sait que Waterloo est une défaite pour l’armée napoléonienne, mais à la lecture de cette page seule, il ne peut le savoir (la manifestation d’humeur de Ney, lgn 17 n’est pas suffisante pour le saisir). C’est une fois encore dû au point de vue interne adopté : puisque Fabrice, au cœur de l’événement, ne le sait pas, rien ne permet de donner au lecteur ce sens de l’Histoire. Conclusion. Ainsi, cette page de La Chartreuse de Parme propose sur la scène de guerre un point de vue moderne. Le choix de raconter à partir du point de vue interne d’un jeune naïf, enthousiaste, rêvant de gloire militaire mais en inadéquation totale avec la réalité brutale des combats fait perdre au récit tout sens clairement établi. Il n’y a plus là, comme dans l’épopée par exemple, un sens donné d’en haut, par les dieux. Tout se mêle, tout s’embrouille et l’on ne peut plus faire que des remarques pointillistes dépourvues apparemment de signification, ou peinant à en faire émerger une. Si cet extrait est l’un des plus célèbres du roman, c’est sans doute parce qu’il témoigne d’un changement de paradigme en train de se faire dans les mentalités occidentales : le jeune « héros fort peu héros », Fabrice, est encore animé d’idéaux guerriers pleins de noblesse et de grandeur. Il cherche énéergiquement à les trouver dans le réel, mais force est de constater qu’il y échoue. Toutefois, l’ironie plaisante qui traverse le passage nous donne encore à penser que cet échec est surtout lié au personnage par les yeux et les oreilles duquel nous abordons l’événement : Fabrice est en effet une sorte de « grenouille voulant se faire plus grosse que le bœuf », un jeune homme rêvant d’héroïsme mais n’ayant pas les moyens de ses ambitions. Plus tard, des auteurs comme Céline ou Échenoz iront plus loin encore, donnant à penser que c’est la guerre elle-même qui est absurde, et dépourvue en réalité de la gloire et de la noblesse dont on a voulu l’auréoler. Dans la peinture, on observe également une évolution analogue, comme en témoigne une récente exposition au Louvre-Lens (document complémentaire en ligne) qui souligne que, pour les peintres aussi, le milieu du XIXe siècle est le moment où s’opère une mutation dans la façon de représenter le combat.