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Steve Jobs · 2018-07-14 · McKenna qui s’est occupée de Jobs durant les premières années Macintosh. Michael EISNER: P-DG impitoyable de Disney qui a permis le rachat de Pixar

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  • Titredel’éditionoriginaleSTEVEJOBS:ABIOGRAPHY

    publiéeparSimon&Schuster,Inc.

    Maquettedecouverture:BleuTPhotodecouverture:AlbertWatson

    ©2011byWalterIsaacsonTousdroitsréservés.

    ©2011,éditionsJean-ClaudeLattèspourlatraductionfrançaise.

    Premièreéditionnovembre2011.ISBN:978-2-7096-3882-1

  • «Seulsceuxquisontassezfouspourpenserqu’ilspeuventchangerlemondeyparviennent.»

    PublicitéApple«ThinkDifferent»,1997

  • Tabledesmatières

    Lespersonnages

    Introduction:Lagenèsedecelivre

    1-L’enfance:abandonnépuischoisi

    2-Uncoupleimprobable:lesdeuxSteve

    3-Toutlâcher:harmonie,ouverture,détachement…

    4-Atarietl’Inde:duzenetdel’artdeconcevoirdesjeux

    5-L’AppleI:allumage,démarrage,connexion

    6-L’AppleII:l’aubed’uneèrenouvelle

    7-ChrisannetLisa:celuiquiaabandonné…

    8-XeroxetLisa:lesinterfacesgraphiques

    9-PasserenBourse:verslagloireetlafortune…

    10-LeMacestné:vousvouliezunerévolution

    11-Lechampdedistorsiondelaréalité:imposersespropresrèglesdujeu

    12-Ledesign:lesvraisartistessimplifient

    13-FabriquerleMac:levoyageestlarécompense

    14-EntréeenscènedeSculley:ledéfiPepsi

    15-Lelancement:changerlemonde

    16-GatesetJobs:quanddeuxorbitessecroisent

  • 17-Icare:àmontertrophaut…

    18-NeXT:Prométhéedélivré

    19-Pixar:quandlatechnologierencontrel’art

    20-Unhommecommelesautres:Loveisafourletterword

    21-ToyStory:BuzzetWoodyàlarescousse

    22-LaSecondeVenue:leloupdanslabergerie

    23-Larestauration:carleperdantd’aujourd’huiseralegagnantdedemain

    24-ThinkDifferent:Jobs,iPDG

    25-Principesdedesign:leduoJobsetIve

    26-L’iMac:hello(again)

    27-JOBSP-DG:toujoursaussifoumalgrélesannées

    28-LesAppleStore:geniusbaretgrèsdeFlorence

    29-Lefoyernumérique:del’iTunesàl’iPod

    30-L’iTunesStore:jesuislejoueurdeflûte

    31-MusicMan:labande-sondesavie

    32-LesamisdePixar:…etsesennemis

    33-LesMacduXXI siècle:Applesedémarque

    34-Premierround:mementomori

    35-L’iPhone:troisproduitsrévolutionnairesenun

    36-Deuxièmeround:larécidive

    e

  • 37-L’iPad:l’èrepost-PC

    38-Nouvellesbatailles:unéchodesanciennes

    39-Versl’infini:lenuage,levaisseauspatial,etau-delà

    40-Troisièmeround:derniercombataucrépuscule

    41-Héritage:«Jusqu’aucielleplusbrillantdel’invention»

    Sources

    Notes

    Remerciements

  • LESPERSONNAGES

    AlALCORN:ingénieurenchefchezAtari,celuiquiaconçuPongetembauchéJobs.GilAMELIO:P-DGd’Appleen1996,quiarachetéNeXTetfaitrevenirJobs.Bill ATKINSON : l’un des premiers employés d’Apple qui a développé

    l’interfacegraphiquepourleMacintosh.ChrisannBRENNAN:lapetiteamiedeJobsaulycéeHomesteadHigh,mèrede

    safilleLisa.Lisa Brennan-JOBS : fille de Jobs et de Chrisann Brennan, née en 1978,

    abandonnéeparJobsdurantlespremièresannéesdesavie.NolanBUSHNELL:fondateurd’Atari,unpatronmodèlepourJobs.BillCAMPBELL:ledirecteurdumarketingd’Appledurantlepremierséjourde

    Job dans la société, membre du conseil d’administration et confident de Jobsaprèssonretouren1997.Edwin CATMULL : cofondateur de Pixar, puis l’un des membres du comité

    directeurdeDisney.KobunCHINO:unmaîtredebouddhismezenSôtôenCalifornie,quidevintle

    guidespiritueldeJobs.LeeCLOW:lepublicitairedegéniequiacréélacampagne«1984»d’Apple

    ettravailléavecJobspendanttrenteans.DeborahCOLEMAN(«Debi»): l’unedespremièresgestionnairesdel’équipe

    Macquiaeulachargeensuitedudépartementfabrication.Tim COOK : directeur général engagé par Jobs en 1998 ; un collaborateur

    calmeetsolide.EddyCUE : directeurdes services Internet chezApple, lebrasdroitde Jobs

    pournégocieraveclesfournisseursdecontenusmultimédias.AndreaCUNNINGHAM («Andy») : conseillère en communication chezRegis

  • McKennaquis’estoccupéedeJobsdurantlespremièresannéesMacintosh.MichaelEISNER:P-DGimpitoyabledeDisneyquiapermislerachatdePixar

    puiss’estfâchéavecJobs.Larry ELLISON : P-DG de Oracle (société spécialisée dans les systèmes de

    gestiondebasededonnées)etamideJobs.TonyFADELL:ingénieurembauchéparAppleen2001pourdévelopperl’iPod.Scott FORSTALL : directeur développement des systèmes d’exploitation iOS

    d’Apple.RobertFRIEDLAND:étudiantauCollegeReed,propriétaired’uneplantationde

    pommescommunautaire;personnageversantdanslaspiritualitéorientalequiainfluencéJobsetquiafinipardirigerunecompagnieminière.Jean-Louis GASSÉE : directeur général d’Apple France ; il a dirigé le

    départementMacintoshquandJobsaétémisàlaporteen1985.IlquitteAppleen1990pourlancersasociétéBe.BillGATES:l’autregéniedel’informatique,néen1955.AndyHERTZFELD:programmeursympathiqueetjovial,amideJobs,membre

    delapremièreéquipedeconcepteursduMac.Joanna HOFFMAN : membre de la première équipe Mac – l’une des rares

    personnesàtenirtêteàJobs.ElizabethHOLMES:lafiancéedeDanielKottkeauCollegeReedetl’unedes

    premièresemployéesd’Apple.RodHOLT : ingénieurélectronicien.Marxisteetgrandfumeur,embauchépar

    Jobsen1976pourconcevoirl’alimentationsecteurdel’AppleII.RobertIGER:P-DGdeDisney,successeurdeEisner.Jonathan IVE (« Jony ») : directeur du design chez Apple, partenaire et

    confidentdeJobs.AbdulfattahJANDALI («John») :ancienétudiantd’originesyrienne,diplômé

    de l’université du Wisconsin. Père biologique de Jobs et Mona Simpson ;deviendra le directeur du département bar et restauration du casino deBoomtown,danslesenvironsdeReno.ClaraHAGOPIAN JOBS : fille d’immigrants arméniens,mariée à Paul Jobs en

    1946;lecoupleadoptaSteveJobspeuaprèssanaissanceen1955.ErinJOBS:fillecadettedeSteveJobsetLaurenePowell,d’uncaractèrecalme

  • etsérieux.EveJOBS :benjaminedeSteveJobsetLaurenePowell ;enfanténergiqueet

    espiègle.PattyJOBS:enfantadoptéeparPauletClaraJobsdeuxansaprèsl’adoptionde

    Steve.PaulReinholdJOBS :garde-côteoriginaireduWisconsinqui,avecsafemme

    Clara,aadoptéSteveen1955.Reed JOBS : fils aîné de Steve Jobs et de Laurene Powell, ayant hérité du

    charismedesonpèreetdelagentillessedesamère.RonJOHNSON:embauchéparJobsen2000pourdévelopperlesAppleStore.JeffreyKATZENBERG:directeurdesstudiosDisney,s’estfâchéavecEisnereta

    démissionnéen1994pourparticiperàlacréationdeDreamWorksSKG.DanielKOTTKE:lemeilleuramideJobsauCollegeReed;ilaccompagnaJobs

    danssonpèlerinageenInde,etfutunemployéd’Appledelapremièreheure.JohnLASSETER:cofondateurdePixaretréalisateurdegénie.Dan’lLEWIN:directeurmarketingavecJobsàApple,puisàNeXT.Mike MARKKULA : le premier grand investisseur d’Apple et président du

    conseild’administration.FigurepaternellepourJobs.RegisMCKENNA : génie de la communication qui a été le guide de Jobs au

    débutd’Appleetquiestrestél’undesesmentors.MikeMURRAY:premierdirecteurmarketingdel’équipeMacintosh.Paul OTELLINI : P-DG d’Intel qui a permis le passage des Macintosh aux

    microprocesseursIntel,maisquin’apaseulecontratpourlesiPhone.LaurenePOWELL:étudiantebrillanteetpétillante,diplôméedel’universitéde

    Pennsylvanie.TravaillechezGoldmanSachs,puissuit lescoursdelaStanfordBusinessSchool.MariéeàJobsen1997.Arthur ROCK : investisseur légendaire du secteur technologie, l’un des

    premiersmembres du conseil d’administration d’Apple, autre figure paternellepourJobs.JonathanRUBINSTEIN(«Ruby»):travailleavecJobschezNeXT,devient,chez

    Apple,directeurdudépartementmatérielen1997.MikeSCOTT:appeléparMarkkulapourprendreladirectiond’Appleen1977.

    Atentéde«gérer»Jobs.

  • JohnSCULLEY:directeurchezPepsi,recrutéparJobsen1983pourêtreleP-DGd’Apple.Ils’estfâchéavecJobsetl’alimogéen1985.JoanneSCHIEBLEJANDALISIMPSON:mèrebiologiquedeSteveJobs,néedansle

    Wisconsin, et qui a confié le bébé à l’adoption. Elle a élevé son autre enfantMonaSimpson.Mona SIMPSON : sœur biologique de Jobs ; ils ont découvert leur lien de

    parentéen1986etsontdevenustrèsproches.Elleaécritdesromans,ayantpourinspiration sa mère Joanne (N’importe où sauf ici), Jobs et sa fille Lisa (ARegularGuy),etsonpèreAbdulfattahJandali(L’Ombredupère).AlvyRAYSMITH:cofondateurdePixarquis’estbrouilléavecJobs.BurrellSMITH : programmateur génial et torturé de la première équipeMac,

    devenuschizophrènedanslesannées1990.AvadisTEVANIAN («Avie») : travailleavecJobsetRubinsteinchezNeXT ;

    devient,chezApple,responsabledudépartementlogicielen1997.JamesVINCENT:unBritanniquefoudemusique,jeuneassociédeLeeClowet

    DuncanMilneràl’agenceTBWA\Chiat\Day.RonWAYNE:rencontreJobschezAtari,devientlepremierassocié,avecJobs

    et Wozniak, de la toute jeune société Apple. Commet l’erreur de vendre sesparts.StephenWOZNIAK : lemagiciendel’électroniqueaulycéeHomesteadHigh;

    c’est Jobs qui imagine comment habiller et vendre ses circuits électroniquesrévolutionnaires.

  • INTRODUCTION

    LAGENÈSEDECELIVRE

    Toutacommencéaudébutdel’été2004,parunappeltéléphoniquedeSteveJobs.Ilm’avaittoujours,deloinenloin,témoignéunecertaineamitié,avecdesrapprochementssoudainsquandillançaitunnouveauproduitetqu’ilvoulaitlacouverture médiatique du Timeou de CNN – puisqu’à l’époque je travaillaispourcesdeux sociétés.Maisen2004cen’étaitplus lecaset cela faisaitbienlongtempsquejen’avaispaseudenouvellesdeSteveJobs.Onaévoquéunpeul’Institut Aspen que j’avais rejoint dernièrement, et je lui ai proposé de venirdonner une conférence lors de notre université d’été dans leColorado. Ilm’arépondu qu’il serait ravi de venir, mais qu’il ne monterait pas sur scène. Ilvoulait,enréalité,sepromeneravecmoietmeparler.Cela m’a paru quelque peu curieux. J’ignorais à l’époque que c’était son

    modus operandi quand il avait une affaire délicate à régler. J’appris donc, aucoursdecettemarche,qu’ilsouhaitaitquej’écriveunebiographiesurlui.J’avaisrécemment publié celle de Benjamin Franklin et travaillais sur celle d’AlbertEinstein;jemesuisdemandé,avecamusement,siSteveJobsavaitlafatuitédeseplacerdanslasuitelogiquedesdeuxprécédents.Jugeantqu’ilétaitaumilieude sa carrière et que la vie lui réservait encore bien des rebondissements, j’aidécliné l’offre.Dans dix ou vingt ans peut-être, lui ai-je répliqué, quand vousaurezprisvotreretraite…J’avaisrencontréSteveJobslapremièrefoisen1984,lorsqu’ilétaitvenuau

    siègedeTime-LifeàManhattanpourdéjeuneravecl’équipederédactionetfairel’articlepoursonnouveauMacintosh.Ilétaitdéjàvifàl’époque,etavaitfustigéuncorrespondantduTimequiavaiteu lemalheurd’écriresur luiunarticleunpeu trop « indiscret ».Mais en conversant avec lui après la réunion, j’ai été,comme tant d’autres personnes avant moi, fasciné par le personnage, par sa

  • passion et son intensité. On est restés en contact, même après son évictiond’Apple.Quandilavaitquelquechoseàprésenter,parexemplel’ordinateurdeNeXTouunfilmPixar,sonœilirrésistiblesebraquaitsurmoi;ilm’emmenaitalors manger des sushis dans un restaurant de Manhattan pour me dire qu’ilvenaitderéaliserlechef-d’œuvredesavie.J’aimaisbienl’homme.QuandileutretrouvésontrôneàApple,onluiaconsacrélauneduTime.Peu

    après,sachantquenouspréparionsunesériesurlesgrandesfiguresdusiècle,ilm’avaitsuggéréquelquesidées.Ilavaitlancésacampagne«ThinkDifferent»oùilprésentaitsaproprecollectiond’icôneset,danscertainscas,noschoixserecoupaient. Il était fasciné par ces gens qui avaient laissé leur marque dansl’histoiredel’humanité…Aprèsque j’ai refusé sapropositiond’écrire sabiographie, ilm’aappeléde

    tempsentemps.Unjour,jeluiaienvoyéune-mailpourluidemandersic’étaitvrai, comme le prétendaitma fille, que le logo d’Apple était un hommage aumathématicien Alan Turing qui, après avoir percé les codes de la machineEnigmaetétélepionnierdel’informatiquemoderne,s’étaitsuicidéencroquantunepommetrempéedansducyanure.Jobsm’arétorquéqu’ilauraitbienaiméavoireucette idée,maisquecen’étaitpas là l’originedulogo.Cefutalors lepoint de départ d’une discussion sur les débuts d’Apple ; et malgrémoi, j’aicommencéàmedocumentersurlesujetaucasoù,unjour,jedécideraisd’écrirecette biographie. Quand mon travail sur Einstein est sorti, Jobs est venu metrouveràuneséancededédicacequejedonnaisàPaltoAltoetm’aentraînéàl’écartpourmeconvaincreencoreunefoisd’écrirecelivre.Son insistance me surprenait. Il protégeait d’ordinaire farouchement sa vie

    privéeetn’avaitsansdoute jamais lu l’undemesouvrages.Unjourpeut-être,ai-jerépondu.Maisen2009,safemmeLaurenem’aappelé:«Sivousvoulezfairece livre,c’estmaintenant.» Jobsvenaitànouveaudes’absenterd’Applepourraisonmédicale.Lorsqu’ilm’avaitproposépourlapremièrefoisdefairesabiographie, j’ignoraisqu’il étaitmalade.Quasimentpersonnene le savait.Sonmari m’avait appelé juste avant de se faire opérer d’un cancer, m’a-t-elleexpliqué,etcelademeurait,aujourd’huiencore,unsecret.J’aidécidéalorsd’écrirecetouvrage.Àmagrandesurprise,SteveJobsétait

    d’accord pour n’exercer aucun contrôle sur le texte. Il n’exigea même pasd’avoirlesépreuvesavantsasortie.«C’estvotrelivre.Jeneleliraipas.»Maisplus tard,à l’automne,n’ayantplusaucunenouvellede lui, j’aicruqu’ilavaitabandonnéceprojet.J’ignoraisalorsqu’ilavaitfaitunerechute.Voyantqu’ilne

  • répondaitplusàmesappels,j’avaismislelivredecôté.Puis,ilm’atéléphonéenfind’après-midi,le31décembre2009.Ilétaitchez

    lui,àPaloAlto,avecsasœur,l’écrivaineMonaSimpson.Safemmeetsestroisenfantsétaientpartisenvacancesàlamontagne,maisJobsétaittropfaiblepourles rejoindre. Il était d’humeurnostalgique, etm’aparlépendantuneheure. Ilm’aracontécomment,àl’âgededouzeans,ilavaitconstruitunfréquencemètre,et comment, tout jeune, il avait trouvé Bill Hewlett dans l’annuaire et l’avaitappelé pour le convaincre de lui donner des composants électroniques. Cettedernière décennie après son retour chez Apple avait été la période la pluscréative de sa vie, en termes de nouveaux produits. Mais le plus important,insistait-il, c’étaitd’avoir suivi l’exempledeBillHewlettetde sonamiDavidPackard :créerunesociétési innovante, sidynamique,qu’ellesurvivraitàsescréateurs.«J’ai toujourscruquejeferaisdesétudesdanslesscienceshumaines,mais

    j’étais vraiment fan d’électronique. Puis j’ai lu ce que disait Edwin Land dePolaroid, l’un de mes héros, à propos du carrefour entre l’homme et latechnologie et j’ai compris que c’était précisément à cette conjonction que jevoulaistravailler.»Soudain,SteveJobsmesoufflaitlethèmedesabiographie.Mes livres surFranklin etEinstein exploraient cettemêmevoie– comment laconvergence de l’humain et de la science pouvait être source de créativité, dumoins pour les hommesd’exception.Cette synergie serait également la clé devoûtedelanouvelleéconomieduXXI siècle.MaispourquoiJobsm’avait-ilchoisipourécriresabiographie?«Jecroisque

    voussavezfaireparlerlesgens.»C’étaituneréponseinattendue.J’allaisdevoirinterviewer nombre de personnes qu’il avait mises à la porte, trompées ouabandonnées, et cela risquaitde luidéplaire.Audébut, celaa été le cas.Maisdeuxmoisaprès,ilaencouragétoutlemondeàseconfier–desennemisjurésaux anciennes compagnes. Il n’amis son veto sur aucun sujet. « J’ai fait deschoses dansma vie dont je ne suis pas fier, comme d’avoir mis enceintemapetiteamieàvingt-troisansetlafaçonlamentabledontj’aigérétoutça…maisjen’aipasdecadavrescachésdansmesplacards.»J’aieffectuéunequarantained’entretiensaveclui–certainsenbonneetdue

    forme dans son salon de PaloAlto, d’autres,moins conventionnels, durant delonguespromenades,d’autresencoreautéléphone.Aufildemesvisites,quisesont étalées sur un an et demi, le patrond’Apple s’est confié deplus enplus,même s’il a usé de ce que ses anciens collègues appelaient son « champ de

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  • distorsionde la réalité».Parfois, c’était simplement samémoirequi lui jouaitdestours,parfoisildéformaitvolontairementlaréalité,mentantàmoi,commeàlui-même. Pour rétablir les faits, j’ai recoupé ses dires avec plus de centpersonnes–amis,famille,concurrents,adversairesetcollègues.SafemmeLaurene,quim’aétéd’ungrandsoutiendanscetteentreprise,n’a

    poséaucune limiteàmes recherchesetn’apasdemandénonplusàavoirunecopie du livre avant sa publication. Au contraire, elle m’encourageait à memontrerhonnêtedansladescriptiondesfaillescommedesqualitésdesonmari.L’épousedeSteveJobsestl’unedespersonneslesplusintelligentesetpleinesdebonsensqu’ilm’aitétédonnéderencontrer.«Ilyadespartiesdesavieetdesfacettesdesapersonnalitéquisontcritiquables,maisc’estainsi,m’a-t-elleditautoutdébutdemonenquête.N’édulcorezrien.Steveestungrandmanipulateur,mais il a un parcours hors du commun. Je veux que tout soit décrit de façonimpartiale,leboncommelemauvais.»Le lecteur jugera si j’ai réussi cette mission. Je suis sûr qu’il y a des

    protagonistesdans cettehistoirequine serontpasd’accordaveccertains faits,quidirontquejemesuisfaitprendredanssonchampdedistorsion.Nombredegens ont des opinions si tranchées sur Jobs, en bien ou en mal, qu’on peutsubodorer l’existence d’un « effet Rashomon » ; j’avais rencontré ce mêmephénomènequandj’avaisentreprisd’écrirelabiographiedeHenryKissinger(untravailqui,d’unecertainemanière,aétéunbonentraînementpourlarédactionde cet ouvrage). Mais j’ai fait mon possible pour rétablir une formed’impartialitéet,àcetégard,j’aiveilléàcitertoutesmessources.Ce livre retrace le parcours chaotique et intense d’une personnalité hors

    norme,d’unentrepreneurdegéniedontlegoûtdelaperfectionetlavolontédefer ont révolutionné six pans entiers de l’économie moderne : les micro-ordinateurs, le film d’animation, la musique, les téléphones, les tablettesgraphiques, et la publication numérique. On pourrait même en ajouter unseptième, celui de la vente au détail ; avec ses Apple Store, Jobs n’a pasbouleverséleconceptdesmagasins,maisl’atotalementréinventé.Deplus,ilaouvert la voie des applications multimédias pour diffuser des contenusnumériques sans passer par des sites Internet. Non seulement, il a mis sur lemarché des produits novateurs, mais il a aussi créé, à son second essai, unesociété pérenne qui lui survivra, une entreprise à son image, attirant dans songiron des designers audacieux et des magiciens de l’électronique quipoursuivrontsonœuvre.

  • C’est égalementun livre sur legénie inventif humain.Àuneépoqueoù lesÉtats-Unis cherchent leur second souffle, où les sociétés à travers le mondetentent d’établir une nouvelle ère numérique, Steve Jobs se dresse commel’icône de l’invention, de l’imagination et de l’audace. Il avait compris que ledéfiéconomiquepourleXXI siècleseraitdeliercréativitéettechnologie,alorsila édifié une mutinationale où l’imagination va de pair avec les progrèstechnologiques.AvecsescollaborateursàApple,ilsontpensédifféremment.Ilsne se sont pas contentés de développer des produits dotés des dernièresinnovations techniques, ils ont inventé de A à Z des machines et desfonctionnalités pour des consommateurs qui, à l’époque, ignoraient encorequ’ellesallaientleurdevenirindispensables.SteveJobsn’apasétéunpatronmodèle,niunêtrehumainirréprochable;il

    étaittroprugueuxpourêtrel’exempleàsuivre.Hantéparsesdémons,ilpouvaitsemercolèreetdésespoirautourde lui.Maissapersonnalité, sapassionet sesproduits sont intimement liés à l’image des ordinateurs Apple qui demeurentindissociablesdeleurslogiciels.L’ensembleformeuntoutcohérent.Sonhistoireest,àlafois,instructiveetunemiseengarde;onyapprenddegrandesleçonssurl’innovation,larelationàautrui,lepouvoiretlesvaleurshumaines.Henry V de Shakespeare – l’histoire d’un prince immature qui devint un

    monarque à la fois passionné et sensible, arrogant et sentimental, inspiré etfaillible–commenceparcettedéclaration:«Oh!sij’avaisunemusedefeuquipûts’éleverjusqu’aucielleplusbrillantdel’invention .»Pourlejeuneroi,leproblèmeétaitsimple ; ilavaitàgérer le legsd’unseulpère.PourSteveJobs,l’histoire de cette ascension dans le « ciel de l’invention » débute avec deuxpairesdeparents,etparuneenfancepasséedansunevalléequivenaittoutjusted’apprendreàtransformerlesiliciumenor .1-TraductionF.Guizot.(N.d.T.)2-D’oùlenom«SiliconValley»,littéralement«lavalléedusilicium».(N.d.T.)

    e

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    2

  • CHAPITREUN

    L’ENFANCE

    Abandonnépuischoisi

    L’adoption

    Paul Jobs avait servi dans les gardes-côtes pendant la Seconde Guerremondiale; lorsqu’ilaccostaàSanFranciscopourêtredémobilisé, ilfitunpariavec ses coéquipiers : il trouverait une femme dans les quinze jours ! Il étaitmécanicien,grand,tatoué,etressemblaitunpeuàJamesDean.Maiscen’estpassonphysiquede«beaugosse»qui luipermitd’avoir rendez-vousavecClaraHagopian,unedouceetjoliefilled’immigrantsarméniens;PaulJobsetsesamisavaient réussi à avoir unevoiture, à l’inversedugroupe avec lequel elle avaitprévuoriginellementdesortircesoir-là.Dixjoursplustard,enmars1946,Pauldéclarasaflammeetremportasonpari.Ceseraitunmariageheureux,deceuxquidurentjusqu’àlamort,pendantprèsd’undemi-siècle.Paul Reinhold Jobs grandit dans une ferme de Germantown, dans le

    Wisconsin.Malgréunpèrealcoolique,quiparfoisfrappaitunpeutropfort,Pauldemeuraunêtredouxettranquille,derrièresacarapace.Aprèsavoirabandonnélelycée,ilavaittravailléde-cide-làdansleMiddleWestcommemécanicien.Àl’âgededix-neufans,ilfutenrôlédanslesgardes-côtes,bienqu’ilnesachepasnager.Affectéàl’USSM.C.Meigs, il transportadurant lamajeurepartiedelaguerredestroupesenItaliepourlegénéralPatton.Sestalentsdemécanicienetde machiniste lui valurent plusieurs distinctions ; malheureusement, il seretrouvadetempsentempsmêléàdesincidentsmineursdurantsonserviceetnedépassajamaislegradedematelot.ClaranaquitdansleNewJersey,oùsesparentsavaientatterriaprèsavoirfui

  • la répressiondesTurcs enArménie.Toute la famille était ensuitepartie àSanFrancisco,dansleMissionDistrict,quandelleétaitenfant.Claraavaitunsecretqu’elleavaitconfiéàtrèspeudepersonnes:elleétaitdéjàmariée,maissonmariavaitététuépendantlaguerre.Alors,lorsqu’elleavaitrencontréPaulJobs,elleyavaitvul’espoird’unnouveaudépart.Commenombredegensquiontconnuletumultedelaguerre,lesJobs,une

    fois la paix signée, n’avaient d’autres souhaits que de s’installer quelque part,fonder une famille et mener une vie tranquille. Le jeune couple n’avait pasbeaucoupd’argent. Ilspartirentdans leWisconsin,vivrequelquesannéeschezlesparentsdePaul,puisemménagèrentdansl’Indiana,oùPaulJobsdécrochaunemploi de mécanicien pour l’International Harvester. Il avait la passion desvieillesvoituresetarrondissaitlesfinsdemoisenrestaurant,sursontempslibre,desautosqu’ilrevendait.Finalement, ilquittasonemploidejourpourdevenirvendeurdevoituresàpleintemps.Clara, toutefois,aimaitSanFranciscoet,en1952,elleconvainquit sonmari

    deretournervivrelà-bas.IlsprirentunappartementdansleSunsetDistrict,faceàl’océanPacifique,justeàcôtéduGoldenGatePark;iltrouvaunemploidansune société de crédit, en tant que « récupérateur » ; il forçait les serrures desvoitures des personnes qui n’avaient pas payé leurs traites et confisquait lesvéhicules. Il achetait, réparait et revendait lui-même certaines de ces autos,gagnantainsidecoquetsextra.Néanmoins,lecouplen’étaitpasentièrementcomblé;ilsvoulaientunenfant,

    maisClaraavaiteuunegrossesseextra-utérine–l’undesovulesfécondéss’étaitnichédanslatrompedeFallopeetnondansl’utérus.Ellenepouvaitplusavoirde bébé. Alors, en 1955, après neuf ans de mariage, ils se tournèrent versl’adoption.

    CommePaulJobs,JoanneSchieblevenaitd’unefamilleruraleduWisconsin,

    d’origine allemande. Son père, Arthur Schieble, avait immigré dans lesfaubourgs de Green Bay ; avec sa femme, ils eurent un élevage de visons etmenèrentavecsuccèsd’autresactivités,allantdel’immobilieràlaphotogravure.ArthurSchiebleétait trèsstrict,enparticulierausujetdes fréquentationsdesafille;ils’étaitfortementopposéàsonpremieramour,unartistequin’étaitpascatholique. Il était doncprévisiblequ’ilmenacede couper lesvivres à Joannelorsqu’ilapprit,alorsqu’elleétaitétudianteàl’universitéduWisconsin,qu’elle

  • était amoureuse d’un certainAbdulfattah « John » Jandali, unmaître assistantmusulmanoriginairedeSyrie.Jandaliétaitlebenjamind’unerichefamillesyriennedeneufenfants.Lepère

    possédait des raffineries d’huile d’olive et une armada d’entreprises, ayant degrandespropriétésàDamasetàHomsquidécidaientquasimentducoursdublédans la région. Comme les Schieble, les Jandali accordaient une importancecruciale à l’éducation ; depuis des générations, les Jandali envoyaient leurprogéniture étudier à Istanbul ou à la Sorbonne. Abdulfattah partit dans uninternatjésuite,bienqu’ilsoitmusulman,etdécrochaundiplômeàl’universitéaméricaine de Beyrouth, avant de venir à la faculté de sciences politiques duWisconsinentantquedoctorant.En1954,JoanneserenditenSyrieavecAbdulfattah.Ilspassèrentdeuxmois

    à Homs, où elle apprit, avec les femmes de la famille, à préparer des platssyriens.Lorsqu’ilsrevinrentauxÉtats-Unis,Joannesutqu’elleétaitenceinte.Ilsavaienttouslesdeuxvingt-troisans,maisilsdécidèrentdenepassemarier.LepèredeJoannesemouraitàl’époque,etilavaitmenacédedéshéritersafillesielleépousaitAbdulfattah.L’avortementétaitunesolutioncompliquéedansunepetite communauté catholique. Alors, au début de l’année 1955, Joanne fit levoyage jusqu’à San Francisco, pour consulter un médecin magnanime quis’occupaitdesfilles-mères,mettaitleurenfantaumondeettrouvaitdiscrètementdesfamillesadoptivespourleursbébés.Joanneneposaqu’uneseulecondition:sonenfantdevaitêtreadoptépardes

    gens ayant fait des études supérieures.Lemédecindénichadonc,pour familled’accueil,unavocatetsonépouse.Maisàlanaissancedubébé–le24février1955– le coupledécidaqu’il voulait une fille et se désista.C’est ainsi que legarçondevintlefilsnond’unavocat,maisd’unmécanicienetd’unecomptable.PauletClaraappelèrentleurbébéStevenPaulJobs.Ildemeurait,néanmoins,laconditiondeJoanne.Quandelledécouvritqueson

    enfantavaitétéplacéchezdesgensquin’avaientmêmepasterminéleursétudessecondaires, elle refusa de signer les papiers d’adoption. La situation restabloquée pendant des semaines, longtemps après que le petit Steve fut installéchez les Jobs. Finalement, Joanne revit à la baisse ses exigences et demandasimplementquelecouplepromette–etsignecetengagementnoirsurblanc–decréerunfondsdefinancementpourpouvoirenvoyerlegarçonàl’université.Une autre raison expliquait les réticences de Joanne à signer les papiers de

    l’adoption.Sonpèreallaitmourir,etellecomptaitépouserJandaliaussitôtaprès

  • ledécès.Elleavaitlesecretespoir–commeelleleconfieraplustardàsonfilsenéclatantensanglots–qu’unefoismariée,ellepourraitrécupérersonenfant.Arthur Schieble mourut en août 1955, quelques semaines après l’adoption

    officielle de l’enfant. Juste aprèsNoël, lamême année, Joanne etAbdulfattahJandalisemarièrentàl’églisecatholiqueapostoliquedeSt.Philip,àGreenBay.Abdulfattaheutsondoctoratensciencespolitiques l’annéesuivante ;et ilvintun autre enfant, une fille nomméeMona.Après leur divorce en 1962, Joannes’égaradansunevienomadequesafille–quidevintlagrandeécrivaineMonaSimpson–narradanssonpoignantroman,N’importeoùsaufici.Maiscommele placement de Steve avait été consenti sousX, il faudra vingt ans pour quemèreetfilsseretrouvent.

    SteveJobssut,depuissonplusjeuneâge,qu’ilavaitétéadopté.«Mesparents

    ontététrèsfrancsavecça.»Ilserevoyait,àsixouseptans,assisdansl’herbedevant lamaison, raconter ça à une fille qui habitait de l’autre côtéde la rue.«Tesvraisparentsnevoulaientdoncpasdetoi?»répliquaalorslafille.«Çaaétécommeuncoupde tonnerredansma tête,meconfia Jobs. Jemesouviensavoircourudanslamaison,enpleurs.Etmesparentsm’ontdit:“Non,tun’aspas compris.” Ils avaient un air solennel et ils me regardaient droit dans lesyeux : “Nous t’avons choisi, toi.” L’un après l’autre, ils m’ont répété ça,lentement,eninsistantsurchaquemot.»Abandonné. Choisi. Ces deux notions devinrent intimement liées à la

    personnalitédeJobsetàlafaçondontilconsidéraitsaplacedanslemonde.Sesamislesplusprochespensentqu’avoirappris,sijeune,qu’ilavaitétéabandonnéà la naissance avait laissé des cicatrices indélébiles. « Son besoin d’avoir lamaîtrisetotaledanstoutcequ’ilentreprendvientdecetteblessure,analyseDelYocam, un ancien collègue d’Apple. Il veut désormais contrôler sonenvironnement ; pourSteve, leproduit estuneextensionde lui-même.»GregCalhoun,quideviendraamiavecJobs justeaprèssasortieduCollegeReed,yvoitunautreeffet:«Stevem’asouventparlédecettesouffrancedel’abandon.C’estçaquilerendaitsiindépendant.Ilsuivaitunautrerythmequenous,parcequ’ilvenaitd’unmondedifférentdunôtre.»Plus tard dans la vie, quand il eut précisément l’âge auquel son père

    biologiquel’avaitabandonné(vingt-troisans),SteveJobsfitdemêmeavecsonpropreenfant–mêmesi,aprèsquelquesannées,ilenassumeralapaternité.Pour

  • Chrisann Brennan, la mère de l’enfant en question, ce traumatisme personnelavaitlaisséchezJobs«pleind’éclatsdeverre»,etexpliquaitunegrandepartdeson comportement. « Il a reproduit le schéma paternel », disait-elle. AndyHertzfeld,quitravaillaétroitementavecJobsdanslesannées1980,futl’undesraresàêtrerestéprocheàlafoisdeChrisannBrennanetdeSteveJobs.«LeplusétonnantchezSteve,c’estqu’ilnepeuts’empêcherd’êtrecruelenverscertainespersonnes – une sorte de réflexe pavlovien. La clé du mystère, c’est le faitd’avoir été abandonné à la naissance. Cette déchirure a laissé une marqueindélébile,c’estlàtoutleproblème.»Jobs réfute cette hypothèse : « Certains disent que c’est pour ça que j’ai

    travaillétrèsdur…pourquemesparentsbiologiquesregrettentdem’avoirlaisséenchemin,oujenesaisquelleautreexplicationfumeuse.C’estridicule.Savoirque j’ai été adoptém’a peut-être rendu plus indépendant, mais je neme suisjamaissentiabandonné– justedifférent.Cesontmesparentsquim’ontdonnécetteforce.Cesonteuxquim’ontconvaincuquej’étaisquelqu’undespécial.»Plustard,ilsehérisserachaquefoisquequelqu’unferaréférenceàClaraetPaulcommeàsesparents«adoptifs»,oulaisseraentendrequecen’étaientpasses«vrais»parents.«C’étaientmesparentsà1000pourcent»,dit-il.Etquandilévoquait ses géniteurs, il pouvait être cinglant : « Ils ont été ma banque desperme et d’ovules – cela n’a rien de méchant ; c’est juste la vérité : desdonateursdegamètes,c’esttoutcequ’ilssont–riendeplus.»

    LaSiliconValley

    La vie que Paul et Clara offrirent à leur fils fut, à bien des égards, unstéréotypede lafindesannées1950.QuandSteveeutdeuxans, ilsadoptèrentunepetite fillenomméePatty,et troisansplus tard, ilsemménagèrentdansunlotissementenbanlieue.LasociétédecréditpourlaquellePaultravaillaitcommerécupérateur,laCIT,l’avaitmutédanssesbureauxdePaloAlto,maisiln’avaitpas lesmoyensdevivre là-bas ;alors les Jobss’installèrentàMountainView,unebourgadebienmoinschèreplusausud.Paul Jobs tenta de transmettre à son fils sa passion pour les voitures et la

    mécanique.«Steve,c’est tonétabliàprésent»,avait-ilditaprèsavoirmarquéune portion de la table dans leur garage. Le garçon était impressionné par lesdonsdebricolagedesonpère.«Ilavaitunsensdelaconceptionhorspair.Etdel’ordanslesmains.Sionavaitbesoind’unearmoire,illaconstruisait.Quandil

  • amonténotrebarrière,ilm’adonnéunmarteaupourquejepuissel’aider.»Cinquante ans plus tard, la barrière est toujours là, autour de la maison à

    MountainView.Lorsqu’ilmemontracettepalissade,ilcaressalesplanchesetseremémorauneleçondesonpèrequiétaitrestéegravéeenluiàjamais:ilétaitcrucial d’apporter un grand soin aux panneaux arrière, qu’il s’agisse d’unebarrièreoud’unearmoire,mêmesipersonnenelevoyait.«Ilaimaitleschosesbienfaites.Ilétaitminutieuxmêmepourcequiétaitinvisible.»PaulJobscontinuaàrépareretàrevendredesvoitures;ildécoraitsongarage

    depostersdesesautosfavorites.Ildétaillaitpoursonfilschaqueparticularitédumodèle,lescourbesdelacarrosserie,lesprisesd’air,leschromes,laselleriedessièges.Chaquejour,aprèssontravail,lepèreenfilaitsonbleuetpartaitdanssonantre,souventavecsongarçonsur les talons.«J’espéraisqu’avec le temps, lepetit s’ymettrait,maisSteven’aimaitpassesalir lesmains ! Iln’a jamaisétéintéresséparlamécanique.»Mettre les mains dans unmoteur n’avait, effectivement, jamais attiré Jobs.

    «Réparerdesvoitures,cen’étaitpasmontruc.Maisj’aimaisbienêtreavecmonpère.»Mêmeaprèsqu’ilsutqu’ilavaitétéadopté,ilserapprochaencoredesonpère.Un jour,alorsqu’ilavaithuitans, legarçondécouvritunephotodePaulJobs du temps où il était garde-côte : « Il est dans la salle desmachines, il aretiré sa chemise et il ressemble à JamesDean. C’est toujours un grand chocpour un enfant : Ouah ! mes parents ont été autrefois jeunes, et en plus, ilsétaientbeaux!»Par l’intermédiaire des voitures, son père lui donna ses premiers cours

    d’électronique. « Il n’avait pas une compréhension exhaustive de cettetechnologie,maispasmaldecircuitsluiétaientpassésdanslesmains,avecsesautos, et il savait les réparer. Il m’a appris les rudiments, et ça m’intéressaitbeaucoup.»Maisleplusmémorable,c’étaientleursexcursionspourtrouverdespièces. « Tous les week-ends, on allait dans une casse. On cherchait unalternateur,uncarburateur,ettoutessortesdechoses.»Lefilsregardaitlepèrenégocierleprixaucomptoir.«Ilsedébrouillaitpasmalenmarchandage,parcequ’ilsavaitmieuxquelesvendeurslavaleurréelledespièces.»Toutçaaidasesparents à tenir leur engagement. « Mon fonds d’études grandissait parce quemon père achetait cinquante dollars une Ford Falcon ou une autre épave,travaillait dessus plusieurs semaines, et la revendait deux cent cinquante – netd’impôts!»LamaisondesJobs,au286Diablo,commeseshomologuesdu lotissement,

  • avaitétéconstruiteparlepromoteurJosephEichler,dontlasociétéessaimaonzemille habitations dans toute la Californie entre 1950 et 1974. S’inspirant desmaisons simples et fonctionnelles pour «monsieur tout lemonde» imaginéesparFrankLloydWright,Eichlervendaitdesconstructionsbonmarchéayantdegrandsespacesouverts,despoutresetdespiliersapparents,dessolsdeciment,et une débauche de baies vitrées et de portes coulissantes. « Ce que faisaitEichler était remarquable,m’expliqua Jobs au cours d’unedenospromenadesdans le lotissement. Sesmaisons étaient bien conçues, pas chères et de bonnequalité.Iladonnéauxgensàbasrevenuslegoûtdel’épureetdelasimplicité.Ilyavaitunemultituded’équipementsincroyables,commelechauffageparlesol.Ilsuffisaitdemettredelamoquettedessus.C’étaitvraimentagréablequandonestgosse.»Jobsdisaitquec’estgrâceàEichlerqueluiétaitvenuecetteenviedefairedes

    produitsdepointepourleplusgrandnombre.«J’aimequandonpeutproposerquelquechosedebeauetd’utilepouruncoûtmodique,disait-ilendésignantlesmaisonsd’Eichlerauxlignesépurées.CelaaétémavisionoriginalepourApple.C’est celaqu’ona tentéde faireavec lepremierMac.Etc’est cequ’ona faitpourl’iPod.»En face de la maison des Jobs habitait un agent immobilier prospère. « Il

    n’étaitpasparticulièrementbrillant, se souvenait Jobs,mais il semblaitgagnerdesfortunes.Alorsmonpères’estdit:siluipeutlefaire,pourquoipasmoi?Ilatravaillédur.Ilasuividescoursdusoir,apassésondiplômed’agentimmobilierets’estlancévaillammentdanslesecteur.Maislemarché,justeàcemoment-là,s’esteffondré.»Lafamilleseretrouvapriseàlagorgependantplusd’unan,àl’époqueoùSteveétaità l’écoleélémentaire.SamèreentracommecomptablechezVarianAssociates,unesociétéquifabriquaitdesappareilsscientifiques,etles Jobs contractèrent un nouveau prêt. Un jour, son instituteur de CM1 luidemanda :«Qu’est-ceque tunecomprendspasdans l’univers?»SteveJobsrépondit : « Je ne comprends pas pourquoi mon père, tout à coup, n’a plusd’argent.»Enmêmetemps,ilétaittrèsfierdevoirquesonpèren’avaitjamaiseutuneattitude servileoumielleusequiaurait faitde luiunmeilleurvendeur.« Il faut lécher les bottes des gens pour réussir dans l’immobilier, et ça il nesavaitpasfaire.Cen’étaitpasdanssanature.Et j’admiraisçachezlui.»PaulJobsrevintdoncàlamécanique.Son père était d’un tempérament doux et gentil, des qualités que son fils

    appréciait même si elles lui faisaient défaut. Mais, derrière ses manières

  • placides,ilavaitunedéterminationd’airain,commel’illustrecetteanecdotequemeracontaJobs:

    Onavaitunvoisiningénieur,quitravaillaitchezWestinghouse–uncélibataire,unpeuhippiesurlesbords.Ilavaitunepetiteamie.Ellemegardaitquelquefois.Commemesparentstravaillaient,j’allaischezeuxaprèsl’écolependantdeuxheures.Ilbuvait.Deuxfois,jel’aivulafrapper.Elleestvenueunenuit,terrifiée,seréfugiercheznous.L’autreestarrivé,salementéméché,etmonpèreafaitbarrage,endisant, oui elle est là,mais tu ne rentres pas.Et papa n’a pas bougé.On aime se dire que tout étaitmerveilleuxdanslesannées1950,maiscetingénieuravaitfoutusavieenl’air.Etilsétaientnombreuxdanssoncas.

    DanslaSiliconValleymêmelesbrebisgaleusesétaientingénieurs!«Quandonestarrivésici,ilyavaitdesabricotiersetdespruniersàtouslescoinsderues.Mais cela s’est développé très vite avec les recherches militaires. » Le jeuneSteveJobsgranditaveclavalléeeteutrapidementenvied’yjouerunrôle.Plustard, Edwin Land, le fondateur de Polaroid, lui racontera qu’à la demanded’Eisenhower,ilavaitmisaupointdesappareilsphotopourdesavionsespionsU-2afindevoircequepréparaientlesSoviétiques.Lespelliculesétaientlivréesdans des caisses de métal et, après développement, retournaient, sous bonnegarde,àlabaseAmesdelaNASAquisetrouvaitàSunnyvale,pastrèsloindelàoù habitait Jobs. « C’est au cours d’une visite à cette base que j’ai vu monpremierordinateur.Celaaétéungrandchoc.»Unemultitudedesociétéstravaillantpourladéfensesedéveloppèrentdurant

    lesannées1950.LaLockheedMissile&SpaceCompany,qui construisaitdesmissilesbalistiquespoursous-marin,futcrééeen1956,justeàcôtéducentrederecherche de la NASA ; quatre ans plus tard, à l’arrivée des Jobs, la sociétéemployait déjà vingtmille personnes.Quelques centaines demètres plus loin,Westinghouse construisait des tubes de lancement et des pièces pour lessystèmesdeguidage.«Ilyavaitdessociétéssouscontratavecl’arméeàtouslescoinsderue,serappelaitJobs.Ilplanaitdansl’airunparfumdemystèreetdehautetechnologie.C’étaittrèsexcitant.»Dans le sillage des entreprises œuvrant pour les militaires, le secteur des

    industries de pointe se développa à vitesse grandV.Tout commença en 1938,quandDavePackardet sa femmeemménagèrentdansunappartement,au rez-de-chaussée d’une villa à Palo Alto ; il y avait, à l’arrière de lamaison, uneremisequ’occupabientôtBillHewlett,l’amidePackard.Dansungarage–uneconstructionquiserévélaàlafoisutileetemblématiquedelavallée–lesdeuxhommesallaientbricolerleurpremierappareil,unoscillateuraudio.Àlafindesannées 1950, Hewlett-Packard était devenue une grande société qui fabriquait

  • desinstrumentsdemesureélectroniques.Heureusement,unlieufutmisàladispositiondesentrepreneursquitrouvaient

    leurs garages trop exigus : Frederick Terman, le directeur de la facultéd’ingénieriedel’universitédeStanford,créaunezoneindustrielledetroiscentshectares sur le campus de l’université pour que des sociétés privées puissentdévelopper et commercialiser les idées des étudiants. La première entreprise àprofiterde l’aubaine futVarianAssociates, làoùClaraJobs travaillait.«Aveccetteidéedegénie,Termanfitdelavalléeleberceaudelahautetechnologie»,m’expliquaJobs.Lorsqu’ileutdixans,HPcomptaitneufmilleemployésetétaitl’entreprisehigh-techoùtoutingénieur,souhaitantunestabilitéfinancière,rêvaitdetravailler.Le grand pôle de développement de la Silicon Valley fut, comme tout le

    mondelesait,l’industriedusemi-conducteur.WilliamShockley,l’inventeurdutransistorchezBellLabsdansleNewJersey,s’installaàMountainViewetcréa,en1956,unefabriquedetransistorsausilicium,etnonplusaugermanium,trèscoûteux, qui était jusqu’alors employé.Mais Shockley devint de plus en plusversatileetabandonnaleprojetdetransistorausilicium.Huitdesesingénieurs–dontRobertNoyceetGordonMoore–quittèrentlasociétépourfonderFairchildSemiconductor. Cette entreprise compta jusqu’à douze mille employés, maiséclataen1968lorsqueNoyce,aprèsuneluttedepouvoiracharnée,n’obtintpasla présidence de la société. Il débaucha Gordon Moore et créa une autreentreprise, l’Integrated Electronics Corporation, qui devint mondialementconnue sous sonabréviation Intel.Leur troisièmeemployé futAndrewGrove,quidéveloppalasociétédanslesannées1980,enaxantlafabricationnonplussur lesmémoiresmais sur lesmicroprocesseurs. En quelques années, plus decinquante entreprises s’installeront dans la vallée pour fabriquer des semi-conducteurs.L’essorexponentieldecesecteursuivaitlacélèbreloidécouverteparMoore,

    qui, dès 1965, avait tracé la courbe de vitesse de calcul des circuits intégrés,suivant lenombrede transistorsque l’onpouvaitplacersurunepuce ; ilavaitdémontré que ce chiffre doublait tous les deux ans, et qu’il n’y avait aucuneraison que cette progression diminue. Ce principe fut vérifié en 1971, quandIntel parvint à graver une unité de traitement complète sur une seule puce –l’Intel 4004. Le microprocesseur était né. La loi de Moore est restée vraiejusqu’ànosjours,etc’estgrâceàlafiabilitédesesprévisionsentermesdeprixderevientquedeuxgénérationsdejeunesentrepreneurs,dontSteveJobsetBill

  • Gates,ontpuestimerlescoûtsdeproductiondeleursfuturesinventions.L’industrie de la puce électronique donna à la région son nom quand Don

    Hoefler, un journaliste d’un hebdomadaire économique, l’Electronic News,écrivituneséried’articlesintitulésSiliconValley,USA.Lessoixantekilomètresde la vallée Santa Clara, qui s’étendent du sud de San Francisco jusqu’à SanJosé,enpassantparPaloAlto,avaientdéjàleurartèreéconomique:ElCaminoReal, la « Voie Royale », qui autrefois reliait les vingt et unemissions de laCalifornieetqui,aujourd’hui,estuneavenuegrouillanteoùsepressentsociétéshigh-tech et start-up concentrant, chaque année, le tiers des investissements àrisquedesÉtats-Unis.« En grandissant, j’ai été imprégné par l’histoire du lieu,me raconta Steve

    Jobs.J’avais,moiaussi,l’envied’ylaissermamarque.Laplupartdespèresdansmon quartier travaillaient dans des secteurs de pointe, tels que les cellulesphotovoltaïques,lesbatteries,lesradars.J’aigrandidansl’émerveillementpourceschosesetj’étaistrèscurieux.Jeposaisàmesvoisinsdestasdequestions.»Leplusimportantd’entreeuxfutLarryLang,quihabitaitseptmaisonsplusloin.«C’était,àmesyeux,l’ingénieurtypiquedechezHP:ungrandradioamateuretunepointureenélectronique.Ilm’apportaitdes tasdetrucspourquejepuissem’amuseravec.»Enpassantdevantl’anciennemaisondeLang,ilmedésignal’allée.«Ilaprisunmicrophoneàcharbon,unebatterieetunhaut-parleur,etainstallé toutçadanscetteallée. Ilm’aditdeparlerdans lemicroet lesonestsortitoutseulparlehaut-parleur.»LepèredeSteveJobsluiavaitapprisquelesignald’unmicrophonedevaitêtreamplifiépourêtreaudible.«Alorsj’aicouruàlamaisonpourdireàmonpèrequ’ilavaittort.»—Si,ilyabesoind’unamplificateur,répétasonpère.EtquandSteveluiexpliqualefonctionnementdecetypedemicro,sonpère

    nevoulutpaslecroire:—C’estimpossible.Ilyaunesupercherie!«Commejenevoulaispasendémordre,ilafiniparveniravecmoi.Etila

    bien fallu qu’il se rende à l’évidence. Le pauvre n’en revenait pas. Il étaitdépassé.»SteveJobssesouvenaittrèsbiendecetévénementparceque,pourlapremière

    fois, il comprit que sonpèrene savaitpas tout.Maisuneprisede conscience,plus troublante encore, se fit jour en lui : il avait toujours admiré lescompétencestechniquesetlasagacitédesonpère.«Iln’avaitpasfaitd’études,

  • mais il était très futé. Il ne lisait pas beaucoup,mais travaillait de sesmains.N’importe quel système mécanique, il pouvait en comprendre lefonctionnement. » Mais devant l’incrédulité de son père ce jour-là, le jeuneSteve sut qu’il était plus vif d’esprit que ses parents. «Ce fut unmoment clépourmoi.Quandj’airéaliséça,j’aiétéemplidehonte.Jen’oublieraijamaiscetépisode.»Cettedécouverte,racontera-t-ilplus tardàsesamis,associéeaufaitdesavoirqu’ilavaitétéadopté, luidonna le sentimentd’êtreunenfantàpart,différent–étrangerà la foisauregarddesafamille,commeàceluidumondeextérieur.Uneautrerévélationsurvintquelquetempsplustard;nonseulement,ilavait

    découvertqu’ilavaitunQIplusélevéquesesparents,maisquecesdernierslesavaient.PauletClaraJobsétaientdesparentsaimants,etilsvoulurents’adapteraufaitd’avoirunenfantpluséveilléquelamoyenne,etaniméd’unevolontédefer. Ils se pliaient en quatre pour lui, le traitaient comme un être à part. Etbientôt, le jeuneSteves’enaperçut.«Ilssesontsentis investisd’unenouvelleresponsabilité. Ils n’arrêtaient pas de me “nourrir” intellectuellement, etn’avaient de cesse que de me trouver les meilleures écoles possibles. Ilsvoulaientdevancertousmesbesoins.»Steve Jobs a ainsi grandi non seulement avec le sentiment d’avoir été

    abandonné,maisaussiaveclacertituded’êtrequelqu’und’atypique.C’estcequiaforgétoutesapersonnalité.

    L’école

    Avantmêmed’entreràl’écoleprimaire,samèreluiavaitapprisàlire.Maiscetteprécociténefutpassansposerquelquesproblèmes.«Jemesuisbeaucoupennuyé les premières années, alors pour m’occuper, je chahutais. » Il devintévidentque lepetitSteve, à la foisparnatureetparculture,n’étaitpasprêt àentrer dans le moule. « Je n’aimais pas cette nouvelle autorité, aveugle etscolaire. Et ils ont été à deux doigts de réussir à me briser. Pour un peu, ilsauraienttuétoutecuriositéenmoi.»Sonécoleprimaire, laMonaLisaElementary, était une successiondepetits

    bâtimentsconstruitsdans lesannées1950,àcinqcentsmètresde leurmaison.L’élèveJobscombattit l’ennuienfaisantdesblagues.«J’avaisunboncopain,RickFerrentino;touslesdeux,onafaitlesquatrecentscoups.Commelejouroù on avait posé des affichettes disant : “Apportez demain votre animal de

  • compagnie à l’école.” C’était à mourir de rire… tous ces chiens coursant leschatsàtraverslacour,etlesprofsquinesavaientplusoùdonnerdelatête!»Uneautrefois,ilsavaientconvainculeurscamaradesdeleurdonnerlecodedeleurantivoldevélo.«Onestalléschangertouteslescombinaisonsetpersonnen’a pu récupérer sa bicyclette. Cela leur a pris jusque tard dans la nuit pourrégler le problème ! » Quand il était en CE2, les canulars devinrent plusdangereux. «Un jour, on a fait sauter unpétard sous la chaisedenotre instit,MrsThurman.Depuis,elleagardéunticnerveux.»Riend’étonnantdoncà cequ’il fût exclude l’écoledeuxou trois foisdans

    l’année.Sonpère,toutefois,quis’étaitrenducomptedelaprécocitédesonfils,avaitrétorqué,avecsoncalmeetsafermetécoutumiers,qu’ilattendaitlamêmeprise de conscience de la part de l’établissement. « Ce n’est pas de sa faute,expliquait-ilauxenseignants.C’estàvousdetrouverlemoyendel’intéresser.»SteveJobsn’avaitpaslesouvenirquesesparentsl’aientpunipoursesbêtisesàl’école. « Le père de mon père était alcoolique et le frappait à coups deceinturon ;moi, autant que jeme rappelle, je n’ai pas reçu une seule gifle detoute ma vie !Mon père, commemamère, reprochaient à l’école de vouloirm’inculquerdes imbécillitésplutôtquedestimulermon intellect.»SteveJobsmontraittoutjeunedéjàunmélangedesensibilitéetdedureté,derébellionetdedétachement.PourlarentréeenCM1,l’écolejugeapréférabledemettreSteveJobsetRick

    Ferrentino dans deux classes différentes. L’institutrice pour la classe des bonsétaitunematronevolontairenomméeImogeneHill,surnomméeTeddy,etcettefemme devint pour Jobs l’une de ses « bonnes fées ». Après deux semainesd’observation, elle jugea que le meilleur moyen d’amadouer Steve était del’acheter.«Unjour,après l’école,ellem’adonnéuncarnetremplid’exercicesde maths. Elle voulait que je l’emporte à la maison et que je résolve lesproblèmes.Etj’aipensétrèsfort:“Tupeuxcourir!”Ensuite,elleasortil’unedecessucettesgéantes, tellementgrandequ’onn’envoitpas lebout.Etelleadit :quand tuauras terminé,et si tuasunemajoritédebonnes réponses, je tedonneraicettesucettepluscinqdollars.Deuxjoursplustard,jeluiairendusoncarnet. » Après quelques mois, elle n’eut plus besoin de soudoyer son élève.«J’étaisheureuxd’apprendreetheureuxdeluifaireplaisir.»Elleluirenditcetteaffectionenluioffrantdeskitsdebricolageoùils’agissait

    par exemple de fabriquer soi-même une lentille et de construire un appareilphoto.«J’enaiplusapprisavecTeddyqu’avecn’importequelautreprofesseur.

  • Siellen’avaitpasétélà,j’auraisfinienprison.»Cetépisode,unefoisencore,renforçachez legarçon l’idéequ’il étaitdifférentdesautres.«Dans laclasse,j’étaissonchouchou.Ellevoyaitquelquechosedeparticulierenmoi.»Cen’étaitpasseulementsonintelligencequ’elleavaitremarquée.Desannées

    plustard,elleaimaitmontrerunephotodecetteannée-làpriselorsd’unefête;lethèmeétaitHawaii.SteveJobsétaitvenusanslachemisebarioléeréglementaire,mais sur le cliché, il posait au milieu, au premier rang, en arborant unemagnifiquechemise.Ilétaitparvenuàconvaincrel’undesescamaradesdeluidonnerlasienne!VerslafinduCM1,MrsHillavaitfaitpasseràStevedestests.«Mesnotes

    étaientduniveaud’uneclassede5 .»Ilétaitdésormaispatent,nonseulementpour ses parents et lui-même, mais également pour le corps enseignant, qu’ilétait intellectuellementprécoce ; l’écoleproposadoncqu’ilsautedeuxclasses.Cela le stimulerait et ce serait plus facile de l’intéresser. Ses parents jugèrentplussagedenelefairepasserqu’en6 .La transition fut néanmoins douloureuse. Socialement, il était un enfant

    solitaire, et il se retrouvait avec des garçons ayant un an de plus que lui. Pisencore,ilavaitchangéd’école;ilétaitdésormaisàlaCrittendenMiddleSchool.Lecollègene se trouvaitqu’àunkilomètrede l’école élémentaireMonaLisa,maisàbiendeségards,c’étaitlà-basunetoutautreplanète,unquartierminéparlesguerresethniquesentregangs.«Ilyavaittouslesjoursdesbagarres,etduracketdanslestoilettes,écrivaitlejournalisteMichaelS.MaloneoriginairedelaSilicon Valley. Les enfants apportaient des couteaux en classe pourimpressionner leurs camarades. » À l’arrivée de Steve Jobs, un groupe decollégiensétaientenprisonpourviolenréunion,etlecarderamassagescolaired’un collège voisin avait été détruit parce que l’équipe de lutte de Crittendenavaitperducontrecelledel’établissementenquestion.Le jeune Steve était souvent molesté, et au milieu de l’année il posa un

    ultimatum à ses parents. « Je voulais qu’ils me changent d’école. »Financièrement, c’était difficile. Ses parents avaient déjà dumal à joindre lesdeux bouts.Mais l’adolescent savait leurmettre la pression : « Voyant qu’ilshésitaient, je leuraiditque j’arrêtais l’écoles’ilsme laissaientàCrittenden.»Alorsilscherchèrentoùsetrouvaientlesmeilleursétablissements;ilsontvidétous leurscomptes, jusqu’audernierdollar,pouracheterunemaisonàvingtetunmilledollarsdansunsecteurmoinsmalfamé.Ils déménagèrent à cinq kilomètres seulement au sud, dans une ancienne

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  • plantation d’abricotiers à South Los Altos transformée en lotissement. Leurmaison,au2066CristDrive,étaitunebâtissedeplain-pied,avectroischambresetungarage–élémentindispensable–équipéd’uneporteroulantedonnantsurla rue.Paul Jobspourraity réparer sesvoitureset son filsbricoler sescircuitsélectroniques.Entre autres atouts, lamaison se trouvait juste à la lisière de lacirconscriptiondelaCupertino-SunnyvalSchool,l’unedesécoleslesplussûresdelavallée.«Quandonaemménagélà,ilyavaitencoredesarbresfruitiers,meprécisaJobsalorsquenousnousapprochionsdesonanciennemaison.Legarsquivivait justeàcôtém’aexpliquécommentêtreunbonjardinierrespectueuxde lanatureet faireducompost.Avec lui, toutpoussait. Jen’ai jamaismangéplussaindetoutemavie.C’estàcetteépoquequej’aicommencéàm’intéresseràl’agriculturebiologique.»Mêmes’ilsn’étaientpasdegrandscroyants,PauletClaraJobsvoulaientque

    leur fils ait une éducation religieuse ; ils l’emmenaient donc à l’égliseluthériennepresquetouslesdimanches.Cerituelpritfinquandileuttreizeans.La famille était abonnée à Life, et en juillet 1968, le magazine publia encouverture la photo d’enfants du Biafra mourant de faim. Jobs emporta lemagazineàl’égliseledimancheetapostrophalepasteur:—Sijelèvemondoigt,Dieusaitavantmoiqueldoigtjevaislever?—Oui.Dieusaittout.LejeuneSteveluimontralacouverturedeLife:—Dieuestdoncaucourantpourçaetpourcequiarriveàcesenfants?—Steve,jesaisquec’estdifficileàcomprendre,maisoui,ilsait.Legarçondéclaraalorsqu’ilnevoulaitplusriensavoird’untelDieu,etilne

    remit jamais les pieds dans une église. Il passa toutefois plusieurs années àétudier et à pratiquer le bouddhismezen.Pour lui, le christianisme était à sonapogée quand il prônait la quête spirituelle plutôt que d’enseigner le dogme.« Cette religion s’est perdue ; elle s’est trop souciée de la foi et non plusd’apprendreauxfidèlesàvivrecommeJésusetàvoirlemondeavecsesyeux.Je crois que les religions sont autant de portes d’entrée de la même maison.Parfois, je pense que cette maison existe réellement, parfois j’en doute. Celademeureungrandmystère.»PaulJobstravaillaitalorsàSpectra-Physics,unesociétéàcôtédeSantaClara

    qui fabriquait des lasers pour la recherche et le domainemédical.En tant quemécanicien, ilconstruisait lesprototypes,ensuivantscrupuleusement lesplans

  • desingénieurs.SteveJobsétaitfascinéparcebesoinabsoludeperfection.«Leslasersnécessitentunalignementparfaitdespièces,meracontaSteveJobs.Pourdes applications en médecine ou dans l’aéronautique, le montage devait êtred’uneprécisionmicrométrique.Ilsdisaientàmonpèredestrucscomme“voilàcequenousvoulons,etnouslevoulonsdansunseulblocdemétalpourquelescoefficients de dilatation soient partout lesmêmes”. Et papa devait trouver lemoyen de le faire. » Il fallait fabriquer quasiment toutes les pièces, ce quisignifiaitquePaulJobsdevaitinventerlesoutilsetlesmatricesspécifiquespourlesusiner.Sonfilsétaitfasciné,maisilpassaitrarementàl’atelier.«Ç’auraitétésympaqu’ilm’apprenneàmanipuleruntouretunefraiseuse.Malheureusement,jen’aijamaisprisletempsdelefaire,parcequej’étaisdavantageintéresséparl’électronique.»Unété,PaulJobsemmenaStevedansleWisconsinrendrevisiteàsafamilleà

    laferme.Lavieruralenel’attiraitpas,maisuneimagelefrappa.Ilassistaàlanaissanced’unveauet ilfutétonnédevoirlepetitanimalsemettredeboutaubout de quelquesminutes et commencer àmarcher. «Personnene le lui avaitappris,c’étaitdéjàcâbléenlui.Unbébéhumainnepeutfaireça.J’aitrouvéçastupéfiant,mêmesi,pour tous lesautres,çaparaissaitnormal.» Ilavaitdécritcettescèneavecdes termesd’électronique.«C’estcommesi lecorpsdecettebêteetsoncerveauétaientprogramméspourfonctionnerensembledès lamisesoustension.Sansapprentissage.»Pour la classe de 3 , Steve Jobs alla au lycée Homestead High, un grand

    campusavecdesbâtimentsdecimentdedeuxétages,àl’époquepeintsenrose,quiabritaientdeuxmilleélèves.«L’établissementavaitétéconçuparuncélèbrearchitectedeprison.Ilvoulaitsesconstructionsindestructibles.»Steveaimaitlamarche et il faisait chaque jour, aller et retour, les deux kilomètres à pied quiséparaientsamaisondel’école.Il avait quelques amis de son âge,mais il fréquentait surtout des élèves de

    terminale qui baignaient dans le mouvement contestataire de la fin desannées 1960. C’était le temps où l’on commençait à parler de geeks et dehippies.«C’étaientvraimentdesgarsbrillants.Moi,jem’intéressaisauxmathsetàl’électronique.Euxaussi,maiségalementauLSDetauxparadisartificielsenvoguedanslacontre-culturedel’époque.»Ses plaisanteries, désormais, avaient pour dénominateur commun

    l’informatique. Une fois, il installa un réseau de haut-parleurs dans toute lamaison.Maispuisqueleshaut-parleurspouvaientfaireofficedemicrophones,il

    e

  • avaitconstruitunestationd’écoutedansunplacard,grâceà laquelle ilpouvaitsavoircequisedéroulaitdanstouteslespièces.Unenuit,alorsqu’ilespionnait,avecdesécouteurssurlatête,lachambredesesparents,sonpèrelepritsurlefait et exigea qu’il démonte son installation.Le garçon passait de nombreusessoiréesdans legaragedeLarryLang, l’ingénieurquihabitaitàcentmètresdeleur anciennemaison.Langoffrit finalement àSteve lemicrophoneà charbonqui l’avait tant fasciné, et lui fit découvrir les produitsHeathkit, des appareilsélectroniquesàassemblersoi-même,telsquedespostesderadioamateur.«Leskitsétaientlivrésaveclechâssis,leboîtier,lesplaquesettouteslespiècesavecuncodagedecouleur;maislemanueldemontagedonnaitégalementlathéorieet expliquait comment fonctionnait l’appareil. On avait alors l’impression depouvoircomprendreetconstruiretoutcequ’onvoulait.Unefoisqu’onamontéune ou deux radios, quand on voit une télévision dans un catalogue, on estpersuadéqu’onpeutenconstruireunepareille–mêmesicen’estpaslecas.J’aieubeaucoupdechance,parcequequandj’étaisgosse,monpèreetlesHeathkitm’ontfaitcroirequejepouvaistoutfairedemesmains.»Lang le fit entrer également au Club des Explorateurs de Hewlett-Packard.

    Unequinzained’élèvesseréunissaienttouslesmardissoirdanslacafétériadel’entreprise.« Ils faisaientvenirun ingénieurde lasociétépournousparlerdesestravaux.Monpèrem’emmenaitlà-bastouteslessemaines.J’étaisauxanges.HPétaitunpionnierdesLED.Onparlaitdoncdesdiversesutilisationspossiblesde ces diodes électroluminescentes. » Comme Paul Jobs travaillait pour unesociété qui fabriquait des lasers, ce sujet l’intéressa particulièrement. Un soir,aprèsuneconférence,ilconvainquituningénieurHPtravaillantsurleslasersdeluifairevisiterlelaboratoired’holographie.«Maisl’apothéosepourmoi,cefutquandj’aivulepremierordinateurdebureauqueHPdéveloppait.Sonpetitnométait le 9100 A ; ce n’était jamais qu’une calculatrice, mais en même temps,c’étaitlepremiervéritablemicro-ordinateur.Unmonstredevingtkilos!Mais,àmesyeux,ilétaitlabeautéincarnée.»OnincitaitlesgossesduClubdesExplorateursàmenerdesprojetspersonnels

    et Steve Jobs décida de construire un fréquencemètre, capable de compter lenombredepulsationsparseconded’unsignal.Pource faire, ilavaitbesoindecertainscomposantsqueHPfabriquait;ildécrochadoncsontéléphoneetappelaleP-DG!«Àl’époque,iln’existaitpasdelisterouge.Alorsj’aicherché,dansle bottin, Bill Hewlett à Palo Alto, et je l’ai appelé chez lui. C’est lui qui adécrochéetnousavonsbavardépendantvingtminutes.Ilm’adonnélespièces,maiségalementunemploiàl’usineoùilfabriquaitdesfréquencemètres.»Steve

  • Jobsy travaillapendant tout l’été après sapremière annéeàHomesteadHigh.«Monpèrem’ydéposaitlematinetvenaitmerechercherlesoir.»Son travail consistaitprincipalement à«visserdes écrousetdesboulons»,

    surunechaîned’assemblage.Lesouvriersdelachaînenevoyaientpasd’untrèsbonœilqu’ungaminaitdécrochécejobenappelantleP-DG.«Jemesouviensavoir dit à l’un des contremaîtres : “J’adore ce boulot !” Et quand je lui aidemandécequ’ilaimait leplus, ilm’arépondu:“Moi,c’estbaiser!”»SteveJobss’étaitmisdanslapochelesingénieursàl’étageau-dessus.«Ilyavaitdesbeignets et du café tous les matins là-haut. Alors je montais à l’étage et jetraînaisaveceux.»SteveJobsaimaittravailler.Ildistribuaitégalementlesjournaux(sonpèrele

    conduisaitenvoiturequandilpleuvait).Etdurantsapremièreannéeaulycée,iltravaillaitlesweek-endsetpendantlesvacancescommemanutentionnairedansungrandmagasind’électronique :Haltek.Cet endroit était à l’électronique cequ’unecasseautoétaitauxvoitures.Unparadispourleschineurs!Surprèsd’unhectare, des composants neufs ou usagés, parfois classés sur des rayonnages,parfoisjetésenvracdansdesbacs,oulaissésentasàl’extérieur…«Auboutducomplexe, du côté de la baie, se souvint Jobs, il y avait une partie grillagée,abritantdesrestesdesous-marinsduprojetPolarisquiavaientétédémontésetvendus pour être recyclés. Tous les boutons et manettes de contrôle étaientencore là. Les couleurs étaient le gris et le vert militaire, mais il y avait cescommutateurs et ces voyants rouges et ambre. Et ces gros leviers, énormes !Pourunpeu,onsedisaitque, sionenabaissaitun,on risquaitde faire sautertoutChicago!»Au comptoir du magasin, croulant sous les catalogues aux couvertures

    déchiquetées, les clients se pressaient pour marchander des contacteurs, desrésistances,descondensateurs,etparfoisunepucemémoirederniercri.Dansledomainedespiècesautomobiles,sonpèrenégociaitd’unemaindemaître,carilconnaissait,mieuxquelesvendeurs,lavaleurdechaquearticle.SteveJobsfitdemême. Grâce à sa connaissance des composants et son goût pour lemarchandage,ilparvintàgagnerdel’argent.Ilserendaitdanslesmarchésauxpucesspécialisésdans l’électronique, telsqueceluideSanJose,achetaitàbasprix un circuit usagé qui contenait quelques composants de valeur, et lesrevendaitàsonchefàHaltek.L’adolescentputavoir,àquinzeans,etavec l’aidedesonpère, sapremière

    voiture.C’étaituneNashMetropolitanquePaulJobsavaitrestauréeetéquipée

  • d’unmoteurMG.SteveJobsnel’aimaitpas,maisiln’avaitpasoséledireàsonpère.L’idéed’avoirsaproprevoitureétaittroptentante.«Aujourd’hui,laNashMetropolitan peut paraître une superbe voiture, mais à l’époque, c’était lavoiturelaplusringardequisoit!Maisbon,c’étaitunevoiture,doncj’étaistrèscontent.»Auboutd’unan,legarçonavaitmissuffisammentd’argentdecôté,avecsesdiverspetitsboulots,pours’acheteruneFiat850rougeavecunmoteurAbarth. «Mon père est venu avecmoi pour l’inspecter. Le fait de gagner del’argentetdepouvoirm’offrirquelquechose,c’étaitvraimenttrèsexcitant.»Cemêmeété,entrelasecondeetlapremière,SteveJobscommençaàfumer

    delamarijuana.«J’yaigoûtépourlapremièrefoiscetété-là,àquinzeans,etjemesuismisàfumerrégulièrement.»Unjoursonpèretrouvadel’herbedanslaFiat:—C’estquoiça?—Delamarijuana,répondittranquillementlegarçon.«C’estl’unedesraresfoisoùj’aivumonpèreencolèrecontremoi.»Mais

    encoreunefois,PaulJobssepliaàlavolontédesonfils.«Ilvoulaitquejeluipromettedeneplus jamais fumerde l’herbe,mais j’ai refusé.»En terminale,Steve Jobs touchera aussi au LSD, au haschisch et explorera les effetshallucinogènesliésàlaprivationdesommeil.«J’étaisquasimenttoutletempsentredeuxjoints.Onprenaitparfoisdel’acide,leplussouventdansleschampsoudanslesvoitures.»L’adolescents’étaitégalementépanouiintellectuellementaucoursdecesdeux

    dernièresannéesaulycée.Ilsetrouvaitàlacroiséedeschemins,d’uncôté,ilyavaitlespassionnésd’électronique,del’autre,lespassionnésdelittératureetdecréation artistique. « J’écoutais alorsbeaucoupdemusique, je lisais – et autrechose que des revues scientifiques – Shakespeare, Platon. J’adorais Le RoiLear. »Ses autres livresde chevet étaientMobyDick et les poèmes deDylanThomas.(JeluiaialorsdemandépourquoiilsesentaitunlienparticulieravecleRoiLearetleCapitaineAchab,deuxpersonnagesparmilesplusdéterminésdetoutelalittérature,maisilaéludémaquestion,alorsjen’aipasinsisté.)«Quandj’étaisendernièreannéeaulycée,continua-t-ilenchangeantdesujet,j’avaisunprofesseur incroyableen littérature ; il ressemblaitàHemingway ;et ilnousaemmenésfaireunraidenraquettesdansleYosemite.»Steve Jobs suivaituncoursquidevint légendairedans laSiliconValley : le

    cours d’électronique de John McCollum, un ancien pilote de l’US Navy quin’avaitpassonpareilpourintéressersesélèves,enn’hésitantpas,parexemple,à

  • monterunebobinedeTeslapourcréerderedoutablesarcsélectriques.Sapetiteréserve,dontilprêtaitlacléàsesmeilleursélèves,croulaitsouslestransistorsetautrescomposantsélectroniques.Ilavaitl’aisanced’unMrChipspourexpliquerlathéorieetendéduireaussitôtdesapplicationspratiques,tellesquelemontageensérieouenparallèlede résistancesetdecondensateurs,pourconstruiredesamplificateursoudespostesrécepteursderadio.La classe deMcCollum se trouvait dans un bâtiment annexe aux allures de

    remise, au fin fond du campus, à côté du parking. Steve Jobs voulut me lemontrer.«C’estlàqueçasepassait,m’expliqua-t-ilenregardantl’atelierparlafenêtre du bâtiment, et à l’autre porte, là-bas, c’était la salle de mécaniqueautomobile.»Cettejuxtapositionétaitàl’imagedespassionsrespectivesdupèreetdufils.McCollum croyait en la disciplinemilitaire, et au respect de l’autorité. Pas

    SteveJobs.Legarçonnetentaitplusdecachersonaversionà l’égarddetouteforme d’autorité et son attitude était un mélange déroutant d’assiduité et derébellion.Sonancienprofesseurdiraplustard:«Ilétaitsouventdansuncoinàfaire son truc, et il évitait tout contact avec moi comme avec le reste de saclasse.»McCollumseméfiatoujoursdeSteveJobs;jamaisilneluidonnauneclédesacaverned’AliBaba.Unjour, legarçoneutbesoind’unepiècequelelycée n’avait pas. Il appela donc le fabricant en PCV, la société Burroughs àDetroit,etleurracontaqu’ilconcevaitunnouvelappareiletqu’ilvoulaittesterleur composant. La société le lui envoya par avion quelques jours plus tard.QuandMcCollum luidemandacomment il s’étaitprocurécettepièce, Jobs luidévoila,avecunmélangededéfietdefierté,lesdessousdel’affaire–l’appelenPCVetl’histoirequ’ilavaitinventée.«J’étaisfurieux,expliquaMcCollum.Cen’étaitpaslecomportementquej’attendaisdemesélèves.»LaréponsedeSteveJobsfutsanséquivoque:«Jen’avaispasd’argentpourl’appel.Et,eux,ilsontpleindefric.»Steve Jobs suivit le cours deMcCollum une seule année, au lieu des trois

    proposées.Pourl’undesesprojets,ilconstruisituncircuitpourvud’unecellulephotoélectrique qui faisait office d’interrupteur quand celle-ci recevait de lalumière, un montage du niveau de n’importe quel lycéen. Il préférait de loinjouer avec des lasers, grâce à ce que lui avait appris son père.Avec quelquesamis,ilcréadesjeuxdelumièrespourdesfêtesavecdesfaisceauxlaseraniméspardesmiroirsplacéssurlesmembranesdeshaut-parleurs.

  • CHAPITREDEUX

    UNCOUPLEIMPROBABLE

    LesdeuxSteve

    JobsetWozniakdanslegarage,en1976.

    Woz

    Pendantqu’ilsuivaitlescoursdeMcCollum,SteveJobsseliad’amitiéavecun ancien de l’école qui était le chouchou de l’ex-militaire, toutes promotionsconfondues, et une légende vivante à Homestead High pour ses prouesses enélectronique.StephenWozniak,dont le frèrecadet faisaitpartiede l’équipede

  • natationdeSteveJobs,étaitdecinqanssonaîné,etensavaitbeaucouppluslongque lui en électronique. Mais socialement – et psychologiquement – il étaitencoreunlycéenattardé.CommeSteveJobs,StephenWozniakavaitbeaucoupapprisdesonpère.Mais

    leur enseignement avait été différent.Paul Jobs avait abandonné ses études aulycée,ilréparaitdesvoituresetfaisaitdecoquetsprofitsenachetantaumeilleurprix ses pièces. Francis Wozniak, surnommé Jerry, était un ancien étudiantémérite deCalTech et ancienquarterbackde l’équipe ; l’école avait en hauteestime les inventeurs et les concepteurs qu’elle formait, et méprisait lescommerciaux et ceux en général qui faisaient des affaires. Francis WozniakdevintunspécialistedesfuséeschezLockheedoùilconcevaitdessystèmesdeguidage pourmissile. «Monpère disait qu’il n’y avait rien de plus noble surterrequel’ingénierie,meconfiaSteveWozniak.Selonlui,cesontlesingénieursquitirentlasociétéverslehaut.»Wozniakserevoyait,toutpetit,danslebureaudesonpère,avectoutesortede

    composants électroniques devant lui. C’était l’un de ses premiers souvenirs.«Papalesavaitétaléssurunetablepourquejepuissejoueravec.»Ilregardait,fasciné, son père sur un écran vidéo transformer une sinusoïde en une lignedroite parfaite pour lui montrer qu’un de ses circuits fonctionnaitconvenablement.«Jenecomprenaispastrop,àl’époque,cequ’ilfaisait,maisàmesyeux c’était forcément quelque chosed’important et de très utile. »Woz,commeonl’appelait,posaitunefouledequestionssur lesélémentsdecircuitsqui traînaient partout dans la maison et son père sortait un tableau pour luidonnerunpetit coursd’électronique.« Ilm’expliquait le fonctionnementd’untransistorenremontantjusqu’àlathéoriedesatomesetdesélectrons.AuCE1,jeconnaissais l’effet d’une résistance non pas par des équationsmais grâce auxschémasqu’ilm’avaitdessinés.»Francis Wozniak donna un autre enseignement à son fils, un précepte qui

    demeura ancré dans l’esprit de Woz jusqu’à l’âge adulte et qui modela sansdoutesapersonnalitéatypiqueetjuvénile:nemensjamais.«Monpèrecroyaiten l’honnêteté.En l’honnêteté absolue.C’est la chose la plus importante qu’ilm’ait apprise. Je ne sais pasmentir.Et c’est le cas, aujourd’hui encore. » (Laseule exception qu’il fait à ce principe, c’est quand il s’agit de faire uneplaisanterie.) Il inculquaégalementàsonfilsuneaversionpour touteambitionexcessive – c’est là tout ce qui sépareWoz de Jobs. Quarante ans après leurrencontre,alorsqueWozassistaità l’inaugurationd’unnouveauproduitApple

  • en2010,ilmeparladeleursdifférences:«Monpèremedisait:“Tudoisêtreaumilieu.”Etc’estvraiquejenevoulaispasêtreausommetdel’échellecommeSteve.Papaétaitingénieur,etc’estcequejevoulaisêtre.J’étaisbientroptimidepourêtreunhommed’affaires.»EnCM1,Wozniakétaitdéjà,pour reprendresonexpression,un«electronic

    kid».Ilétaitplusfaciledefairelesyeuxdouxàuntransistorqu’àunefille;ilatoujourseucetaspectvoûtéethirsutedugarçontoujourspenchésursescircuits.Àl’âgeoùSteveJobsdécouvraitlefonctionnementatypiqued’unmicrophoneàcharbon,Wozseservaitdetransistorspourconstruireunsystèmed’interphonesavecamplificateurs, relais,voyants lumineuxetsonneries, reliant leschambresde ses camarades dans sixmaisons différentes.À l’âge oùSteve JobsmontaitdesHeathkit,Wozassemblaitunémetteur-récepteurHallicrafters,laradiolaplusperfectionnéedumoment,etobtenaitsalicencederadioamateur.Wozpassaitleplusclairdesontempschezlui,àlirelesrevuesd’électronique

    desonpère;ilsepassionnapourlesarticlessurlesnouveauxordinateurs,telsque le puissant ENIAC. L’algèbre de Boole lui venant naturellement, ils’émerveillait de sa simplicité d’emploi. En classe de 4 , il construisit uncalculateurutilisantlesnombresbinaires,regroupantcenttransistors,deuxcentsdiodes,etautantderésistancessurdixplaquesdecircuits.Ilgagnaleconcoursrégionalde l’USAirForce, bienqu’il y eût des élèvesde terminaleparmi lescompétiteurs.Wozdevintplussolitaireencorequandsescamaradescommencèrentàsortir

    avecdesfilles,àalleràdesfêtes,autantdedéfisqui luiparaissaientbienpluscomplexesqueceluideconcevoirdescartesélectroniques.«Alorsqu’autrefoisj’étaisapprécié, j’avaisdesamis, jefaisaisduvéloaveceuxet tout lereste, jemesuisretrouvéseulcommeunepierre.Pendantuntemps,quim’aparudureruneéternité,personnenem’aplusadressélaparole.»Iltrouvauneéchappatoireenfaisantdesblagues.Enterminale,ilconstruisitunmétronomeélectronique–comme ceux qu’on emploie en cours de musique – et il eut l’impressiond’entendreletic-tacd’unebombeàretardement.Alorsilretiralesétiquettesdegrossespiles,lesscotchaensemble,lesbranchaàsoncircuitetplaçaletoutdansl’un des casiers de l’école. Il régla son appareil pour que le tic-tac s’accélèrequandonouvraitlaserrure.Plustard,cemêmejour,Wozfutconvoquédanslebureauduproviseur. Il pensaitquec’étaitpour lui annoncerqu’il avaitgagné,unefoisencore,leconcoursdemathématiques.Maisaulieudeça,iltombanezànezavec lapolice.Leproviseur,MrBrydl,avaitétéprévenuquandonavait

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  • découvertl’engin;ill’avaitattrapéet,courageusement,l’avaitemportéjusqu’àl’extrémitéduterraindefootballpourarracherlesfils.Wozneputs’empêcherd’éclaterderire.Ilfutenvoyéenmaisonderedressement,oùilpassalanuit.Cefut pour lui une expériencemémorable. Il apprit aux autres détenus commentretirer les fils des ventilateurs pour les brancher aux barreaux afin que lesgeôliersreçoiventunedéchargeélectriquequandilslestoucheraient.PrendreuncoupdejusétaituninsignehonneurpourWozquisevoyaitdéjà

    ingénieur en électronique… c’était le métier qui rentrait ! Il avait un jourfabriquéuneroulettedecasinod’ungenreunpeuparticulier.Lapartiesejouaitavecquatrepersonnesayantchacuneunpoucedansunefente ;suivant lacaseoù s’arrêtait la boule, l’un des quatre joueurs recevait une décharge. « Nousautres, les gars de l’électronique, on jouait tous à ce jeu, mais ces poulesmouilléesdeprogrammeursavaienttroplesjetons!»En terminale, il travailla à mi-temps chez Sylvania et eut l’opportunité de

    manipulerpourlapremièrefoisunordinateur.IlappritleFORTRAN,etépluchales manuels de la quasi-totalité des mini-ordinateurs de l’époque, encommençant par le PDP-8 de Digital Equipment. Puis il étudia lescaractéristiquestechniquesdesdernièrespucesélectroniquesettentad’imaginerce que pourrait être un ordinateur qui utiliserait ces dernières innovationstechnologiques.Ilselançaundéfi:concevoiruncircuitaussiefficacemaisquiseserviraitdumoinsdepucespossible.«Jel’aifaittoutseul,enfermédansmachambre », se souvient-il.Tous les soirs, il tentait d’affiner ses schémas de laveille. À la fin de sa terminale, il était devenu un expert en la matière. « Jeconcevaisdesordinateursdeuxfoismoinschersàréaliserqueceuxdessociétésexistantes – mais ce n’était que sur le papier. » Il ne parla jamais de sesrecherches à ses amis. De toute façon, la plupart des jeunes de dix-sept ansavaientd’autreschatsàfouetter.Lors du week-end de Thanksgiving, Wozniak se rendit à l’université du

    Colorado. Elle était fermée pour les vacances, mais il trouva un étudiant eninformatiquepourluifairevisiterleslaboratoires.Lejeunehommesuppliasonpèredelelaisserallerétudierlà-bas,mêmesilescoûtsdescolaritédépassaientde loin lesmoyensde la famille.FrancisWozniakconclutunaccordavec sonfils:ilpourraityallerpendantunan,puisilreviendraitpoursuivresesétudesauCollege De Anza, l’établissement de la région. Les événements finalement lecontraignirentàrespecterlasecondepartieducontrat.Caraprèssonarrivéedansle Colorado à l’automne 1969, il se consacra tellement à faire des blagues

  • (comme par exemple de faire imprimer des milliers de flyers disant « FuckNixon»)qu’ilratadeuxUVetpassaenconseildediscipline.Enoutre,ilcréaunprogrammepourcalculerlesnombresdelasuitedeFibonacciquicoûtasicherentempsd’utilisationd’ordinateurquel’universitémenaçadeluifairepayerlafacture.Plutôtqued’avouersesfautesàsesparents, ildemandasontransfertàDeAnza.Woz, pendant ses loisirs, entreprit de gagner un peu d’argent. Il trouva un

    emploi dans une société qui fabriquait des ordinateurs pour le ministère desTransports routiers. Un collègue lui fit alors une offre miraculeuse : il luiproposa de lui donner quelques puces qu’il avait en trop pour qu’il puisseconstruire l’ordinateur dont il avait fait les plans.Wozniak décida d’utiliser lemoins de composants possible, à la fois par défi personnel et parce qu’il nevoulaitpasabuserdelagentillessedesoncollègue.Le gros du travail fut réalisé dans le garage d’un ami, Bill Fernandez, qui

    habitaitaucoindesarue,etquiétaitencoreaulycéedeHomesteadHill.Poursedonner du cœur à l’ouvrage, les deux garçons engloutissaient des quantitésastronomiques de Cream Soda Cragmont. Ils allaient au supermarché deSunnyvaleàvélorapporterleursbouteillesconsignéespourpouvoirenracheterd’autres. « C’est ainsi que l’on a baptisé notre ordinateur le Cream SodaComputer»,expliqueWozniak.Surleprincipe,c’étaituncalculateurcapabledemultiplierdesnombresqu’onentraitgrâceàunensembledecommutateursetlerésultatétaitdonnéenbinairesurunensembledeLED.Quand l’appareil fut terminé, Fernandez décida de présenter àWozniak un

    camaradedeHomesteadHigh.«Ils’appelleSteve.Ilfaitdesfarcescommetoietilconstruitaussidestrucsélectroniques.»Cefutpeut-êtrelaréunionlaplusimportante dans un garage de la Silicon Valley depuis celle de Hewlett etPackardtrente-deuxansplustôt.«Steveetmoi,nousnoussommesassissurletrottoir, en facede lamaisondeBill et nous avonsparlé àn’enplus finir.Ons’estracontédesanecdotes,lescanularsquenousavionsfaits,lesappareilsquenous avions construits. Nous avions tant de points communs. D’ordinaire, lesgensavaientdumalàcomprendrecesurquoijetravaillais,maisStevesaisissaittout de suite. Et il m’était sympathique. Il était sec comme un clou, et pleind’énergie. » Steve Jobs aussi était impressionné : « Woz était la premièrepersonnequejerencontraisquiensavaitplusquemoienélectronique,disait-ilenexagérantsonexpertiseenlamatière.Toutdesuite,jel’aibienaimé.J’étaisun peu plus mûr que mon âge, et lui un peu moins que le sien, alors ça

  • s’égalisait. Woz était très brillant, mais émotionnellement, c’était un vraigamin.»Enplusdeleurintérêtcommunpourlesordinateurs,ilsavaienttouslesdeux

    uneautrepassion:lamusique.«C’étaitunepériodeformidablementrichedecepoint de vue, comme si on vivait à l’époque de Beethoven et de Mozart.Vraiment.C’estcequeretiendral’histoire.Wozetmoi,onétaitenpleindedans.OnacherchéungarsàSantaCruz,undénomméStephenPickering,quipubliaitunechroniquesurBobDylan.Dylanenregistrait toussesconcerts,etcertainespersonnes de son entourage en ont profité ; rapidement des bandes se sontvenduessouslemanteau.Etcegarslesavaittoutes!»Dénichercesenregistrementsdevint leurquête.«Onarpentait tous lesdeux

    SanJoseetBerkeleypourtrouvercesenregistrementspirates»,confieWozniak.Jobs me parla longuement de cette période : « On achetait les livrets deschansonsetonpassait lanuità leschanter.LesparolesdeDylannourrissaientl’imagination, développaient notre sens créatif. À la fin, j’avais plus de centheuresdechansons,ycompris l’intégralitéde ses concertsde la tournée65et66.»(LemomentcharnièreoùDylanchoisità laguitareélectrique.)Lesdeuxgarçons s’achetèrent chacun un magnétophone à bandes TEAC. Wozniakutilisait le sien à basse vitesse pour pourvoir enregistrer un maximum demorceaux sur une seule bande ; Jobs était tout aussi passionné : «Au lieu degrosses enceintes, je me suis offert un casque dernier cri et j’écoutais Dylanpendantdesheures,allongésurmonlit.»Jobs avait fondé un club àHomesteadHigh qui créait des jeux de lumière

    psychédéliques pour des soirées et faisait des farces à ses temps perdus (ilsavaient un jour placéun siègede toilette peint endoré aumilieudu campus).Leurorganisations’appelaitleBuckFryClubenl’honneurdunomduproviseurdel’époque.Bienqu’ilseussentquittélelycée,WozniaketsonamiAllenBaumvenaientprêtermain-forteaugroupequi,àlafindel’année,voulaitpréparerunebanderole d’adieu pour leurs camarades de terminale qui quittaient le lycée.AlorsquejetraversaisavecJobslecampusquaranteansplustard,ils’arrêtaettendit le doigt : « Tu vois ce balcon ? C’est là que nous avions installé labannière;cefutunhautfaitd’armesquiscellaàjamaisnotreamitiéentreWozet moi. » Ils prirent chez Allen Baum un grand drap ; ils l’avaient teint auxcouleursdel’école,etavaientpeintunegrandemain,faisantundoigtd’honneur.Lamèred’AllenBaumlesavaitmêmeaidésà ladessineret leuravaitmontrécommentmettreunombragepourluidonnerplusderéalisme.«J’aiétéjeune,

  • moiaussi»,avait-elleditenpouffant.Ilsmirentaupointunsystèmedecordesetde poulies pour que l’étendard puisse être déployé au moment précis où legroupedediplôméspasseraientdevantlebalcon;etilsavaientsignéleurœuvreSWABJOB ,lesinitialesdeWozniaketBaum,combinéesavecquelqueslettresdunomdeJobs.C’estainsiquelejeuneStevesefitrenvoyerunefoisencoredulycée.Pour une autre plaisanterie, Wozniak avait construit un petit appareil qui

    brouillait la réception des téléviseurs. Il arrivait dans une pièce où des gensregardaient la télévision, appuyait discrètement sur le bouton et l’écran secouvrait de neige dans l’instant. Quand quelqu’un se levait pour taper sur leposte,Wozniaklâchaitleboutonetl’imagerevenait.Unefoisqu’ilsefutlassédefairebondirsesvictimesdeleursiègeàvolonté,ilpoussal’expérienceunpeuplusloin;ilparasital’imagejusqu’àcequequelqu’untouchel’antenne.Et,parde savantes manipulations, il parvint à convaincre l’infortuné qu’il lui fallaittenir le râteau d’une main tout en levant un pied pour rétablir l’image. Desannéesplustard,lorsqueJobs,aucoursd’uneprésentation,eutdesdifficultésàlancer une vidéo, il posa ses papiers et raconta à son auditoire l’histoire duboîtier brouilleur. «Woz l’avait dans sapoche et on arrivait dans le foyerdesétudiants où toute une bande regardait un feuilleton, genre Star Trek, et ilbrouillaitl’image.Quelqu’unselevaitpourinterveniret,aumomentoùillevaitunpied, il faisait revenir l’image ;dèsque lemalheureux le reposaitausol, ilbrouillait de nouveau l’écran. Et en cinqminutes, ajouta Jobs en prenant uneposturegrotesque,legarsseretrouvaitcommeça!»Etlasalleritauxéclats.

    LaBlueBox

    Leur dernier canular high-tech – qui allait être l’élément déclencheur de lagenèse d’Apple – fut conçu un dimanche après-midi lorsqueWozniak lut unarticledanslemagazineEsquirequesamèreavaitlaissépourluisurlatabledela cuisine. On était en septembre 1971, et il devait partir le lendemain àBerkeley, sa troisième université en trois ans. L’article de Ron Rosenbaum,intitulé«LessecretsdelapetiteBlueBox»,décrivaitcommentdespiratesdutéléphone avaient trouvé le moyen de passer des appels longue distancegratuitement en reproduisant les tonalités qui routaient les signaux du réseauAT&T.«Arrivéàlamoitiédel’article,raconteWozniak,jen’aipum’empêcherd’appelermonmeilleur ami,Steve Jobs, pour lui lire despassages. » Il savait

    1

  • que Jobs, qui entamait sa dernière année au lycée, serait l’une des rarespersonnesàpartagersonexcitation.Le héros de l’histoire était John Draper, un pirate surnommé « Captain

    Crunch », parce qu’il avait découvert que le sifflement émis par ses céréaleséponymesdumatinétaitdu2600hertz,lafréquenceutiliséeparlesrouteursduréseau téléphonique. Il pouvait ainsi tromper les systèmes et téléphoner àl’international pour le prix d’un appel local. L’article révélait que les autrestonalitésàfréquenceuniquepilotantlesrouteursétaientlistéesdansunnuméroduBell SystemTechnical Journal, et queAT&T en avait demandé le retraitimmédiatdesrayons.DèsqueSteveJobsreçutl’appeldeWozniak,ilsutqu’ilsdevaientàtoutprix

    seprocurerunexemplairedecetterevuetechnique.«Wozestpassémeprendrecinqminutes plus tard, et on a foncé à la bibliothèque du SLAC (le StanfordLinear Accelerator Center). » C’était un dimanche et la bibliothèque étaitfermée, mais ils savaient qu’une porte demeurait souvent ouverte. « Je nousrevois en train de fouiller fébrilement les piles demagazines ; c’estWoz quidénichalenuméroavectoutelalistedesfréquences.C’étaitcommesionavaittrouvéleGraal!Onl’aouvertet…miracle!Onn’enrevenaitpas.Toutétaitlà,lestonalités,lesfréquences.Tout!»WozniakserenditàlaboutiqueSunnyvaleElectronicsjusteavantlafermeture

    cesoir-làetachetadequoiassemblerungénérateurdefréquence.Jobavaitdéjàconstruit un fréquencemètre quand il était au Club des Explorateurs ; ilsl’employèrent donc pour calibrer les tonalités. À l’aide d’un cadran, ilspouvaientgénérerlessonsspécifiésdansl’articleetlesenregistrer.Àminuit,ilsétaient prêts à tester leur appareil. Malheureusement, les oscillateurs qu’ilsutilisaientmanquaientde stabilitépour reproduireà l’identique le trilleadhocpour tromper la compagnie du téléphone. « Ça se voyait bien avec lefréquencemètre de Steve, expliqua Wozniak. Ça ne pouvait pas fonctionner.CommejepartaisàBerkeleylelendemainmatin,onadécidéquejeplancheraissuruneversionnumériquelorsquejeseraislà-bas.»Personne n’avait jamais construit uneBlueBox numérique,maisWoz était

    prêtàreleverledéfi.AvecdesdiodesetdestransistorsachetésauRadioShack,et avec l’aide d’un camarade musicien ayant l’oreille absolue, il réussit à lafinaliserjusteavantThanksgiving.«Jamais,jen’avaisétéaussifierdemavie,confie Wozniak. Aujourd’hui encore, je n’en reviens pas d’être parvenu àconcevoiruntelcircuit.»

  • Unenuit, le jeunehommequittaBerkeleyet se rendit chezSteve Jobspouressayersoninvention.Ilstentèrentd’appelerl’oncledeWozniakàLosAngeles,mais ils firent un fauxnuméro.Celan’avait aucune importance.Leur appareilfonctionnait. «Bonjour, nousvous appelonsgratuitement !Onvous téléphonegratis!»s’écriaitWozniak.Lapersonneàl’autreboutdufilétaitaussiperplexequ’agacée. Et Steve Jobs d’ajouter : « On vous appelle de Californie ! DeCalifornie !Avec uneBlueBox !Vous vous rendez compte ? » L’homme nepouvaitcomprendrecequ’ilyavaitd’extraordinaire,puisqu’ilhabitaitluiaussicetÉtat.Au début, ils se servirent de leur appareil pour faire des canulars

    téléphoniques.CeluiquirestadanslesannalescefutlorsqueWozniakappelaleVaticanensefaisantpasserpourHenryKissingeretdemandaàparleraupape,avec un fort accent allemand. « Nous être à le sommet de Moscou et nousfoulons parler à le pape ! » imite encoreWozniak.On lui répondit qu’il était5h30dumatinetquelepapedormait.QuandWozniakrappela,ileutenligneun évêque, censé faire office d’interprète.Mais ils n’eurent jamais le pape autéléphone. « Ils avaient compris queWoz n’était pas Kissinger, raconte Jobs.Noustéléphonionsd’unecabinepublique.»C’est alors qu’ils franchirent un cap qui scellerait à jamais le mode de

    fonctionnement duduoWoz/Jobs : Jobsdécréta que laBlueBoxpourrait êtreautrechosequ’unamusantpasse-temps.Ilspourraientenconstruireplusieursetlesvendre.«Jemesuisprocurélerestedespièces,leboîtier,l’alimentation,leclavier,etj’aiévaluéleprixauquelonpouvaitlavendre»,m’expliquaJobs–cequipréfiguraitleursrôlesrespectifsquandilsfonderaientApple.Leproduitfiniavait l’épaisseur de deux jeux de cartes. Le prix de revient était de quarantedollars.Jobsdécidadefixerleprixàcentcinquantedollars.Suivant l’exempled’autrespirates telsqueCaptainCrunch, ils sedonnèrent

    despseudos.Wozniakfut«BerkeleyBlue»,Jobs«OafTorbark».IlsfaisaientlatournéedesdortoirsetjouaientlesVRPpourtenterdeplacerleurpetiteboîtemagique.Devantleursclientspotentiels,ilsappelaientleRitzàLondres,ouuneboîtevocale enAustraliedonnant« lablaguedu jour». Jobsmeprécisa avecfierté:«OnaconstruitunecentainedeBlueBoxetonlesaquasimenttoutesvendues!»La bonne rigolade s’arrêta dans une pizzeria de Sun