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Stephen Ullmann Style et expressivité In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1964, N°16. pp. 97-108. Citer ce document / Cite this document : Ullmann Stephen. Style et expressivité. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1964, N°16. pp. 97- 108. doi : 10.3406/caief.1964.2461 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1964_num_16_1_2461

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  • Stephen Ullmann

    Style et expressivitIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1964, N16. pp. 97-108.

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    Ullmann Stephen. Style et expressivit. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1964, N16. pp. 97-108.

    doi : 10.3406/caief.1964.2461

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1964_num_16_1_2461

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    Communication de M. S. ULLMANN

    {Leeds)

    au XVe Congrs de l'Association, le 25 juillet 1963.

    L'emploi des, mots les mieux expressifs, meilleure place dans la phrase, l'allure de celle-ci, son nombre, son : rythme, son harmonie oui, tout cela fait partie du " bien crire " (et rien ne vaut si tout cela n'est pas naturel) (1). Ce prcepte de Gide rejoint toute une srie de dfinitions du style qui insistent sur la valeur expressive des lments linguistiques. Pour Stendhal, l'essentiel du style est ajouter une pense donne toutes les circonstances propres produire tout l'effet que doit produire cette pense , et Flaubert a exprim une attitude analogue dans une image mmorable : Je conois un style qui nous entrerait dans l'ide comme un coup de stylet. De mme Paul-Valry prconisait, dans son Introduction la potique, la recherche des effets proprement littraires du - langage, l'examen des inventions expressives et suggestives qui ont t faites pour accrotre le pouvoir et la pntration de la parole (2). L'expressivit occupe aussi une place privilgie ; dans la stylistique moderne ; on pourrait presque dire qu'elle constitue le dno-

    (1^ Feuillets d'automne, Paris, 1949, p. 236 (c'est moi qui souligne). (2) Paris, 1938, pp. 12 s., cit d'aprs R. A. Sayce, Style in French

    Prose, Oxford, 1954, p. 7 (c'est moi qui souligne).

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    minateur commun des diffrentes tendances, parfois divergentes, voire contradictoires, qu'on dsigne sous ce nom.

    Mais si les critiques sont d'accord pour attribuer l'expressivit un rle primordial dans la gense du style, il est nanmoins assez malais de donner une : dfinition % prcise du phnomne. C'est , plutt du ct ngatif, \ en . constatant ce qu'il n'est pas, qu'on peut le serrer de plus prs. Dans son livre Idea de la estiltica, M. Roberto Fernandez Retamar affirme que la stylistique est l'tude de ce qu'il y a d'extra- logique dans le langage (3). Formule un peu sommaire, sans doute, mais qui peut servir de point de dpart pour une dfinition de l'expressivit. On pourrait dire, en effet, que cette dernire englobe tout ce qui - dpasse le ct purement logique de la langue, tout ce qui va au del de la communication de faits ou d'ides: l'affectivit, la mise en relief, le ton (registre soutenu, familier, populaire, vulgaire, etc.), et aussi des facteurs purement esthtiques tels que le rythme, la symtrie," l'euphonie et d'autres. On voit que l'affectivit, qui tait pour Bally la cheville ouvrire de toute stylistique, ne constitue qu'un aspect particulier de la notion plus large d'expressivit.

    Afin de saisir cette notion de plus prs, la stylistique moderne a labor une srie de principes dont je voudrais brivement discuter- quelques-uns : le principe du choix, celui de l'cart, la polyvalence des lments de style, la distinction entre valeurs expressives et valeurs vocatrices, enfin le principe de la reconstruction stylistique. .

    1. Le rapport troit qui existe entre la notion de choix et celle d'expressivit a t soulign' par bien des stylisticiens, notamment ceux de l'cole de Bally- (Marouzeau, Cressot, . Devoto). Notre tche, dclare Marcel Cressot, est d'interprter le choix fait par l'usager, dans tous les compartiments de la langue en vue d'assurer sa communication le maximum d'efficacit (4). M.' P. Guiraud se fait l'cho de la mme conception lorsqu'il parle de plusieurs moyens d'ex-

    (3) La Havane, 1958, p. 11. (4) Le Style et ses techniques, Paris, 1947, p. 2.

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    pression pour, une ; mme . ide ; ce ; qu'on appelle des variantes stylistiques- dont chacune constitue une manire particulire d'exprimer une mme notion (5). Mme la doctrine spitzrienne, \ d'inspiration ! toute diffrente, reconnat l'importance du choix en matire de style, tout en distinguant entre deux conceptions de la stylistique : l'tude des choix possibles offerts l'usager d'une langue et celle des choix effectifs que certains . usagers s de la langue : distingus , grands auteurs et .; potes, ont faits ; parmi les ; matriaux , que leur offrait leur langue (6). On n'a qu' lire les amusants Exercices de style de Raymond Queneau, o le mme incident est racont d'une centaine de faons diffrentes, pour se rendre5 compte de l'importance du choix dans la production du style.

    J'ai 'discut ailleurs (7) les rapports entre choix et expressivit et les problmes que pose ce mcanisme dlicat : la distinction i entre choix 1 conscients et ; inconscients,, les motifs - du choix, sa porte, les limites dans lesquelles il peut jouer. Je ; ne voudrais : revenir, ici que sur , un point > qu'on1 nglige trop souvent. S'il y a des choix particuliers qui sont sans consquences pour ce qui; va suivre, il y en a d'autres qui engagent l'crivain au sens existentialiste du terme : des choix qu'on fait une fois pour toutes et auxquels il faudra dsormais adhrer jusqu' la fin du t texte. Le choix : que fit Camus, dans Y tr anger y de raconter l'histoire de Meursault au pass indfini : ne pouvait manquer; d'influencer la ;. structure - et l'atmosphre du livre entier, de lui donner un clairage particulier que Jean-Paul f Sartre . a analys ; d'une ; faon magistrale (8) et qui diffre foncirement de celui de La Peste et de La Chutes qui, elles, sont ; racontes : au pass : dfini. Ces choix qui engagent peuvent mme dterminer la forme et

    (5) La Stylistique, Paris^, 1954, P- 47- (6) L. Spitzer, Les tudes de style et les diffrents pays , dans

    Langue et littrature. Actes du VIIIe Congrs de la Fdration Internationale des Langues et Littratures Modernes, Paris, 1961, pp. 23-38, p. 23.

    (7) Voir ma communication, Choix et expressivit , Actes du IXe Congrs 'International de Linguistique Romane, vol. . II, Lisbonne, 1961, pp. 217-26.

    (8) Explication de U Etranger , Situations I, 4e d., Paris, 1947, pp. 99-121, pp. 117 s. Voir aussi J. Cruickshank, Albert Camus and the Literature of Revolt, Londres, 1959, pp. 159 ss., et H. Yvon, Le Franais Moderne, xxxi, 1963, pp. 168 ss.

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    la contexture fondamentales d'une uvre littraire, la perspective dans laquelle elle est conue et prsente. La question du point de vue dans le roman, qui donne lieu, de nos jours, des expriences de plus en plus hardies, en offre un exemple frappant. Dans une confrence sur . Usage des pronoms personnels dans le roman , M. Michel Butor a pos en principe qu'il existe trois possibilits : le protagoniste du livre peut tre celui dont on raconte l'histoire , celui' qui raconte son histoire , enfin celui qui l'on raconte sa propre? histoire (9). Le roman traditionnel ne connat: qu'une alternatives : l'histoire raconte par l'auteur la troisime personne ou : par ; un : narrateur la premire. Il : est vrai qu'il existe toutes sortes de raffinements et de combinaisons des deux mthodes : il peut y avoir plus d'un narrateur, comme dans le triptyque de i Gide : L' cole des < femmes,, Robert et Genevive ; : on peut passer du plan du rcit celui du monologue et vice versa, comme l'a fait Simone de Beauvoir dans Le Sang des autres, ou, d'une faon ; plus complique, . le jeune romancier allemand \ Uwe Johnson dans son livre; Mutmassungen uber Jakob, oui rcit et: monologues alternent avec des dialogues dont les participants ne sont pas: mme identifis. Quant la troisime possibilit, celle d'une, histoire raconte au protagoniste mme : la deuxime personne, c'est un tour de force que M. Butor a ralis lui-mme : dans son roman La Modification. A ces trois . possibilits on pourrait peut-tre ajouter une quatrime : celle du narrateur zro . Dans La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet, il y a videmment un narrateur, mais il s'efface et ne se mentionne nulle part, et cette absence cre une sorte de creux au centre mme du rcit et exerce une attirance puissante sur l'imagination du lecteur. Quoi qu'on pense de ces expriences techniques, elles reprsentent sans conteste des choix qui engagent , et dterminent une fois pour toutes la structure et l'optique du roman. ,

    Mais si le concept de choix s'est avr fructueux en stylis-

    (9) Colloque sur les problmes de la personne, Royaumont, i960 : Programme ; rsums des exposs , p. XXII.

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    tique, il faut se garder d'en exagrer la porte et de l'identifier compltement avec l'expressivit. , II existe plusieurs facteurs qui limitent la valeur du choix en tant que principe d'explication stylistique. 1 y a tout d'abord quelque chose de mcanique dans. l'image d'un crivain qui, consciemment ou . inconsciemment, doit choisir sans cesse entre les ressources que lui offre la langue.. Les praticiens du style ont d'ailleurs ridiculis eux-mmes l'automatisme que comporte une telle conception. , Dans Jean Santeuil, Proust parle du choix exquis et involontaire de ces adjectifs qui lui arrivent, , tous plus beaux ; les uns : que les autres, tandis qu'elle parle, comme ces figures de cotillon qu'une personne place dans la- coulisse passe au conducteur : (10), et, dans ' La Peste, Camus : a fait le portrait d'un romancier rat qui \ n'arrive pas choisir parmi les alternatives qui le confrontent :

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    On* voit que d'importants phnomnes d'expressivit stylistique sont inaccessibles au = critre du choix. Mme dans le monde des images, o l'auteur, dispose en principe: de ressources virtuellement illimites (12), il y a des analogies qui s'imposent avec une \ spontanit ; et une ncessit qui ne se " laissent gure interprter, en termes - de choix f et de variantes.

    On pourrait encore se demander si, en insistant sur l'ide d'un choix entre des lments qui rendent la mme pense de manires : diffrentes, . la stylistique moderne * ne spare pas trop brutalement la forme du fond, l'expression du contenu., C'est l, on le sait, une erreur qui a la vie dure et contre laquelle s'levait Flaubert dans sai clbre , boutade : Ces gaillards-l s'en tiennent la vieille comparaison : La forme est un manteau. Mais non ! la forme est la chair mme del pense, comme la pense est l'me de la vie. II arrive mme que telle pense, loin de prexister = l'expression, est en quelque sorte suggre, suscite et prdtermine par celle- ci. Il y a chez Valry un passage significatif sur ce processus ; d'inspiration verbale : Je me suis trouv un jour . obsd par un rythme, qui se fit tout coup trs sensible mon esprit,, aprs un temps pendant lequel je n'avais qu'une demi- conscience de cette activit i latrale. Ce : rythme s'imposait moi, avec une sorte d'exigence. Il me semblait qu'il voult prendre un corps, arriver la perfection de l'tre. Mme il ne pouvait devenir, plus net ma conscience qu'en empruntant ou ; assimilant en . quelque : sorte des lments diables, des syllabes, des mots, et ces syllabes, et ces mots .taient sans doute, ce point de la formation, dtermins par leur valeur et leurs attractions musicales (13).

    On voit que, dans ces phases obscures de la cration artistique, les termes du problme sont, pour ainsi dire, invertis : le point de dpart > est un certain- schma phonique," encore

    (12) Sur le rle du principe de choix dans l'tude des images, cf. Choix et expressivit , pp. 222 ss.

    (13) La Cration artistique , Vues, La Table Ronde (1948), p. 300, cit d'aprs G. W. Ireland, A Note on Language and Inspiration in La Jeune Parque , Studies in Romance Philology and French Literature Presented to John Orr, Manchester, 1953, pp. 112-7, p. 112.

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    vague et informe, qui cherche s'incarner en des mots indpendamment de toute valeur smantique.

    2: Une autre thorie trs rpandue,- mais qui a t battue en brche au cours de ces dernires annes, conoit la stylistique comme la science des " carts " (14). Le terme cart est d'ailleurs quelque peu ambigu et recouvre toute une srie de phnomnes trs diffrents. Il y a d'abord des carts au sens normatif du terme : des nologismes, des sol- cismes, tout ce qui dvie de la norme ou de l'usage. Il y a aussi cart lorsqu'un lment linguistique se dtache de son ambiance et fait contraste avec elle ; selon l'heureuse formule de M.! Riffaterre qui a labor une intressante mthode d'enqute pour identifier de tels carts on pourrait dcrire * le style comme une : srie d'oppositions dont les ples seraient le contexte, et l'lment ; contrastant par rapport ce contexte (15). Mais il y a encore un troisime type d'cart dont l'tude * est particulirement populaire de nos jours : c'est celui que visait Baudelaire lorsqu'il crivit dans L'Art romantique : Je lis dans une critique : " Pour deviner l'me d'un pote, ou du moins sa principale proccupation, cherchons dans ses uvres quel est le mot ou quels sont les mots qui s'y reprsentent avec le plus de frquence. Le mot traduira l'obsession" (16). Valry a dvelopp la mme ide dans sa leon inaugurale au Collge de France : II y a des mots' dont la frquence, chez un auteur, . nous rvle qu'ils sont en lui tout autrement dous de rsonance,- et, par consquent/ de puissance positivement cratrice, qu'ils : ne le sont en gnral; C'est l un exemple de ces valuations personnelles, de ces grandes valeurs-pour-un-seul; qui jouent certainement : un trs beau rle dans une production de

    (14) Ch. Bruneau, La Stylistique , Romance Philology, v (1951), pp. 1-14, p. 6. Pour une critique de cette thorie, , voir M.. Riffaterre, Criteria for Style Analysis , Word, xv (1959), pp. 154-74, pp. 167 ss., et R." A. Sayce? The Definition of the Term Style , dans Proceedings of the Third Congress of the International Comparative Literature Association, La Haye, 1962, pp. 156-66, pp. 159 s.

    (15) Problmes d'analyse du style littraire , Romance Philology, xiv, 1961, pp. 216-27, p. 222. Cf. par le mme auteur : Criteria for Style Analysis , loc. cit., et Stylistic Context , Word, xvi, i960, pp. 207-18.

    (16) U Art romantique, XXII, 7, p. nil de l'd. de la Pliade.

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    l'esprit o la singularit est un lment de premire ; importance (17).

    La recherche de, ces grandes^ valeurs-pour-un-seul mots-cls, images-cls , prdominance de certaines catgories grammaticales, retour persistant de telle construction syntaxique . ou . tel . schma \ rythmique, etc.. se poursuit trs activement dans la stylistique contemporaine ; elle met en uvre des mthodes trs diffrentes, tantt rigoureusement statistiques, tantt purement intuitives, comme p. ex. le clbre cercle philologique de Leo Spitzer. On ne saurait contester l'intrt de ces tudes et l'importance des conclusions .psychologiques ; auxquelles elles donnent lieu. . Cependant on ferait bien de mditer les ; sages propos . que Spitzer lui-mme a prononcs ce sujet quelques jours avant sa mort : Mme dans les cas o le critique a russi rattacher un aspect de l'uvre d'un auteur une exprience vcue, t une Erlebnis; il n'est pas 1 dit, il est mme fallacieux d'admettre que cette correspondance entre vie et uvre contribue * toujours la beaut artistique de cette dernire. . U Erlebnis n'est en somme que la matire brute de l'uvre d'art, sur le mme plan que, par exemple, ses sources , littraires (18).

    D'une faon plus gnrale, la . thorie des carts semble bien adapte l'tude de certains styles qui accusent les singularits et les idiosyncrasies de l'auteur, alors que le mme principe 1 ne trouvera gure de prise chez des crivains comme Racine ou Voltaire, dans la manire code civil de Stendhal ce haineux refus du style dont parle M. Henri = Morier (19) et, de nos jours, dans le degr zro de l'criture . En somme, ni la notion du choix ni celle de l'cart ne : sont des panaces d'analyse : stylistique, bien qu'elles . fournissent toutes deux des critres prcieux pour l'identification et l'valuation des procds expressifs.

    3. Les trois autres principes sont de porte plus restreinte et ne nous retiendront pas longtemps ; il suffira de signaler brivement le rle qu'ils jouent dans la mthodologie des

    (17) Varit V, Paris, 1944, p. 318. (18) Loc. cit., p. 27. (19) La Psychologie des styles, Genve, 1959/ p. 341.

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    recherches stylistiques. La polyvalence des lments de style est un fait bien connu : un mme procd peut donner lieu plusieurs effets et, inversement, un mme effet peut rsulter, de procds diffrents. Il s'ensuit qu'en stylistique, comme en smantique et en syntaxe, il existe deux mthodes alternatives : on peut ' partir d'un \ procd donn et tudier les effets qu'il produit, mais on peut aussi choisir un effet parti- culier et examiner les ? moyens linguistiques qui permettent de le raliser. Selon la formule de M. G. Antoine, on peut procder des mots la pense ou de la pense aux mots (20)." Prenons un exemple concret : la place de l'adjectif en franais. . On sait que - l'antposition peut assurer une l riche varit d'effets stylistiques :. affectivit, mise : en relief, inhrence,: ironie, etc. En groupant ces diverses valeurs autour de l'lment linguistique qui leur sert de base, on procde des mots la pense. Si, au contraire, on se demande : Quels sont les moyens dont on dispose en franais . pour obtenir ; un effet d'ironie, d'inhrence, de mise en relief ou d'affectivit ?, on part de la pense pour arriver aux mots. Dans la grande majorit des cas, il y aura avantage partir des mots car les effets de style,* dpouills des formes qu'ils revtent dans le discours, sont trop vagues et trop nombreux pour fournir un ; cadre raisonn d'analyse stylistique. Nanmoins il existe des effets qui sont assez prcis, assez nettement dlimits, pour qu'on puisse disposer autour d'eux les formes linguistiques dans lesquelles ils se manifestent : les tudes qui ont t consacres la mise en relief d'une ide en franais ont dmontr que cette mthode peut aboutir des rsultats intressants (21).

    4. Il est de coutume de distinguer em stylistique entre deux types de valeurs expressives : directes et indirectes. Les premires tirent leur expressivit des lments linguistiques eux-mmes, tandis ; que les valeurs indirectes, qu'on appelle depuis Bally valeurs vocatrices; reposent sur des associations

    (20) La Stylistique franaise. Sa dfinition, ses buts, ses mthodes , Revue de l'Enseignement Suprieur, 1059, 1, pp. 42-60. (21) M. L. Muller-Hauser, La Mise en relief d'une ide en franais

    moderne, Genve, 1943 ; M. Mangold, Etudes sur la mise en relief dans le franais de l'poque classique, Mulhouse, 1950.

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    externes. Chaque mot, disait Proust, a sur notre imagination une puissance d'vocation aussi grande que sa puissance de stricte signification f 22), et ceci est vrai non seulement des mots, mais aussi du systme morphologique et syntaxique et mme, dans une certaine mesure, des lments phoniques: Une forme linguistique propre un certain milieu social,' une profession donne; une poque antrieure, une rgion particulire, un pays tranger, un registre stylistique bien dfini, voquera : son habitat : normal mme si elle se trouve transplante : dans ; un s contexte " diffrent. De : tels lments nous permettent donc de situer immdiatement celui qui les emploie, et peuvent jouer un rle important dans le portrait linguistique d'un personnage. Dans La Chute, l'un des ; premiers indices que nous ; donne ; Camus de ; l'identit du Franais mystrieux et louche qui aborde des inconnus dans; un bar malfam d'Amsterdam est un imparfait du subjonctif qui chappe celui-ci et qu'il accompagne d'un commentaire significatif : Quand je vivais en France, je ne pouvais rencontrer un homme d'esprit sans qu'aussitt j'en ma socit. Ah! je vois que .vous. bronchez sur cet imparfait du < subjonctif."

    J'avoue ma faiblesse pour ce mode, , et pour le beau langage, en gnral. Et un peu plus tard : Broncher sur les imparfaits du subjonctif,- en effet, prouve deux fois votre culture puisque vous les reconnaissez d'abord et qu'ils vous agacent ensuite (23):

    5. Un cinquime principe d'analyse: stylistique, qu'il convient d'observer scrupuleusement, est celui de la nature synchronique des valeurs expressives et vocatrices. En tudiant le style d'anciens textes, il faut toujours s'efforcer, de ressaisir^ ces valeurs - telles qu'elles taient r l'poque en question ; il faut, comme disait Saussure, faire table rase de tout ce qui les avait prcdes et aussi de tout ce qui devait les suivre, et il faut surtout viter soigneusement d'tre induit en erreur par des ractions modernes. Il existe deux.

    (22) Cit d'aprs J. Marouzeau, Prcis de stylistique franaise, $* dit., Paris, 1950, p. 100.

    (23) 207e d., Paris, 1958, pp. 10 et 13 (c'est moi qui souligne).

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    dangers qui guettent comme : Charybde et Scylla = ce travail de reconstruction stylistique : ce que M; Riffaterre a appel des erreurs d'addition et des erreurs d'omission (24). Il y a erreur ' addition quand on attribue un texte : des . valeurs expressives qui existent de nos jours ; mais : qui n'existaient pas encore < l'poque ; dont il s'agit. Ainsi, pour revenir l'imparfait du subjonctif, , il n'est nullement certain que ce temps ait possd au*xvne sicle la mme valeur vocatrice qu'on lui connat l'heure actuelle. Dans la scne du sonnet du Misanthrope, la forme composassiez, qui a fait couler tant d'encre, nous semble parfaitement adapte au contexte, la situation et au personnage fat et prtentieux qui la prononce. Mais il y a lieu de se demander si ce n'est pas une erreur de perspective, si, indpendamment de tout contexte,, la forme elle seule dgageait dj - les mmes harmoniques i qu'elle produirait dans une pice moderne. Il est, peut-tre significatif que dans la ; partie de Psych: crite ; par; Corneille, , on trouve exactement la mme forme verbale dnue de toute nuance vocatrice :

    Moi de qui la pudeur devroit du moins attendre : Que vous m'expliquassiez le trouble o je vous vois (Acte III, se. 3) .

    Plus insidieuses encore sont les erreurs d'omission qui consistent mconnatre des valeurs expressives qui existaient l'poque mais qui se sont effaces par la suite. Il y en a un exemple intressant dans Mithridate lorsque le roi, qui vient d'arranger que Monime pouse Xiphars, rvoque ses ordres de nagure et demande la princesse de le suivre l'autel. Celle-ci essaye de rsister : Et ne m'avez-vous pas dfendu d'y penser ? ;: mais le roi rtorque, avec l'arrogance d'un despote oriental; : . Y eus * mes . raisons alors * : oublions-les, madame (Acte IV, se. 4). Au point de vue de la syntaxe du xviie sicle, la forme j'eus est incorrecte : selon la rgle des vingt-quatre heures, le pass dfinis tait inadmissible en* parlant d'vnements qui avaient eu lieu depuis la nuit pr-

    (24) Criteria for Style Analysis . pp. 166 s. Sur ces problmes, voir en dernier lieu J. Fox, The Poetry of Villon, Londres, 1962, ch. II.

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    cdente. Si Racine, qui tait normalement trs soucieux de correction grammaticale, a quand mme viol cette rgle comme il devait le faire aussi dans le vers du rcit de Thra- mne : Le flot qui Y apporta recule pouvant , c'est qu'il a voulu souligner la rupture complte entre le prsent et le pass 1 rcent. , Avec . un souverain mpris, Mithridate carte l'objection de Monime ; il relgue ses ordres antrieurs un pass qui n'a plus rien faire avec la situation actuelle : -J'eus mes raisons alors : oublions-les, madame. Le temps objectif est donc remplac ici par un temps tout subjectif et arbitraire. Un lecteur qui ne connaissait pas ' la . rgle . des vingt-quatre heures > n'aurait jamais remarqu cet cart significatif de la norme classique (25).

    Les quelques principes que nous venons devoir. choix, cart, polyvalence, , vocation, . reconstruction nous- rappellent l'troite liaison qui existe dans ce domaine entre la linguistique et la critique littraire. Comme l'a trs bien dit; un volume d'tudes stylistiques publi l'an dernier, le ; rapprochement entre linguistique et littrature... est l'une des acquisitions les ; plus importantes des trente : dernires annes (26), et la liste de prs de 1.800 ouvrages que la bibliographie Hatzfeld-Le Hir a tablie pour la ? seule priode 1 955-1 960 : en dit : long sur la popularit dont jouissent , ac

    tuellement ces recherches.. Hritire de l'ancienne rhtorique, la stylistique s'efforce de jeter un pont au-dessus dm foss qui s'est creus entre linguistique et littrature et de runir ces deux disciplines sur le plan d'une synthse suprieure : celui de la critique intgrale. ,

    Stephen Ullmann.

    (25) Cf. mon article, The Vitality of the Past Definite in Racine , French Studies, ii (1948), pp. 35-53 ; voir aussi H. Saunders, Obsolescence of the Past Definite and the Time-Perspective of French Classical Drama , Archivm Linguisticum, vii (1955), pp. 96-X22.

    (26) Style et littrature, La Haye, 1962, p. 7.

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