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LITTÉRATURES ESSAIS E lle était, en 1937, une bel- le inconnue de 29 ans enseignant la philosophie au lycée Molière, à Paris. Déjà « le Castor » pour ses amis (Beauvoir = Beaver = Cas- tor), mais pas encore Beauvoir, celle qui allait marquer le XX e siècle des femmes. Depuis huit ans elle vivait avec Sartre, qui commençait à être connu – il avait publié La Nau- sée. Lui, Jacques-Laurent Bost, avait 21 ans. Fils de pasteur, dernier de dix enfants, il avait été l’élève de Sartre en classe de philosophie et était entré dans son cercle d’amis. Le jeune Bost avait en commun avec « le Castor » une passion que Sartre partageait modérément, la marche en montagne. C’est ainsi qu’en juillet 1938 « le petit Bost » (on le distinguait ainsi de son frère aîné Pierre, scénariste) et « le Castor » se retrouvent, pour marcher, pendant dix jours, en Savoie. Un soir, dans une grange, à Tignes, ils font l’amour. Cela aurait pu n’être qu’un plaisir de fin de soi- rée. C’était le début d’une très belle passion, qui, contrairement à d’autres relations ou « petites histoi- res de printemps » (disait Sartre) de ce couple décidé à penser sa vie et sa liberté, a été tenue secrète en rai- son du caractère jaloux de la compa- gne de Bost, Olga Kosakiewitch (dédicataire de son unique roman, Le Dernier des métiers, publié dans la collection de Camus chez Galli- mard en 1946). Bien sûr, Bost et Olga sont pré- sents dans les romans de Sartre (L’Age de raison), de Beauvoir (L’In- vitée), dans les Mémoires de celle- ci. Mais c’est seulement en 1990 – tous les protagonistes sont alors morts – que l’on peut lire, dans les Lettres à Sartre (Gallimard), le récit de cette première nuit avec Bost : « Il m’est arrivé quelque chose d’ex- trêmement plaisant et à quoi je ne m’attendais pas en partant, c’est que j’ai couché avec le petit Bost voici trois jours – naturellement c’est moi qui le lui ai proposé. L’envie nous en était venue à tous deux et nous avions le jour des conversations graves et les soirées étaient intolérablement lour- des. Un soir (…), nous nous sommes observés pendant une heure, recu- lant sous divers prétextes le moment de dormir, lui jacassant éperdument, et moi cherchant vainement dans ma tête la phrase négligente et propice que je n’arrivais pas à articuler – je vous raconterai mieux. Enfin, j’ai ri bêtement en le regardant (…). Ensui- te nous avons encore pataugé un quart d’heure avant qu’il se décidât à m’embrasser (…). Je tiens fort à lui. Nous passons des journées d’idylle et des nuits passionnées. Mais ne crai- gnez pas de me trouver samedi mo- rose, et désorientée, et mal à l’aise. » On connaît le talent incompa- rable de chroniqueuse de Simone de Beauvoir, dans ses Mémoires, son Journal de guerre ou son Améri- que au jour le jour, notamment. Depuis ses lettres à Nelson Algren (Un amour transatlantique, Galli- mard, 1997 et, en poche « Folio » nº 3169), on sait aussi sa manière de dire ses désirs physiques, ses blessures, les périls et les déchirures des « amours contingentes » quand on a, pour la vie, un « amour néces- saire », Sartre. Mais on ignore les réponses d’Algren, ses héritiers ayant interdit la publication de sa correspondance. Quant aux lettres que se sont échangées Sartre et Beauvoir, elles ont paru en volumes séparés. On a donc ici, pour la pre- mière fois, une correspondance croisée, les lettres de Beauvoir et celles de Bost. Et on a aussi une magnifique his- toire de tendresse passionnée, entre deux jeunes gens qui n’ont pas peur de la dire. « Je vous aime formidablement, n’en doutez pas une seconde », écrit Bost. « Je vous aime extrêmement bien », « je vous embrasse de toutes mes forces », répète-t-il souvent. Elle se sent « toute secouée de tendresse » : « Je voudrais bien que vous soyez sur l’oreiller d’à-côté, déjà tout endormi et invisible, avec juste un bout de joue qui émergerait de vos cheveux et que j’embrasserais tendrement, comme l’autre soir. » Ils s’écrivent tous les jours, lors- qu’ils sont séparés. Et ils le seront beaucoup, en ces années 1938-1940. Bost doit faire son ser- vice militaire, puis la guerre s’an- nonce. On voit, au jour le jour, ce que Beauvoir a rapporté et analysé dans ses Mémoires, leur refus de cette guerre, qui, dans la distance, semble un aveuglement pathé- tique. « Mon petit Bost aimé (…), Sartre m’a assuré hier soir, et encore beaucoup plus aujourd’hui, qu’il n’allait pas y avoir la guerre » (20 mars 1939). Sartre est mobilisé à son tour. La guerre est déclarée le 3 septembre 1939, et, le 17 octobre, Simone de Beauvoir écrit : « On dirait que la guerre commence pour de vrai ; ça me glace les os. Je ne peux pas croire qu’il y aura un moment vous vous battrez. » C’est cette « coupure dans sa vie », cette « irruption tragique de l’His- toire » qui opérera en elle « une conversion radicale », comme l’ex- plique Sylvie Le Bon de Beauvoir dans son excellente préface : « Un douloureux travail sur soi l’amènera à remettre en question l’individua- lisme, l’apolitisme de sa jeunesse, sa recherche “schizophrénique” du bonheur. » Bost ne perd jamais son humour, même pour décrire l’ennui du quo- tidien du soldat, la dureté des conditions de vie – « Je vous fais une lettre totalement incohérente : c’est parce que j’ai froid aux pieds ». Il ne se laisse pas impressionner par son aînée, gentiment traitée de « vieux Castor périmé ». Quand elle se plaint d’être encombrée de ses amies ou de ses élèves amoureu- ses, il lui recommande de les voir moins souvent : « Vous êtes une noix. » Et elle : « Vous avez raison, impartial petit justicier. » Beauvoir a toujours à la fois ses élans de tendresse, sa lucidité sur les événements et les situations, son sens des détails, sa manière uni- que de remettre les choses et les gens à leur place. Une dispute avec Sartre ? « Nous nous sommes haïs avec fracas pendant quelques heu- res. » Les étreintes passionnées de son élève Bianca ? « Elle a une conception des rapports physiques qui a quelque chose de familial, de rationnel et de cru à faire s’entrecho- quer les os. » La lecture de Breton ? « L’Amour fou m’a fait rire ; il prône la fidélité conjugale, il exalte même, en termes surréalistes, la paternité ; tout ça à cause de cette blonde dont il est toujours escorté à présent et qui est sa femme. » Grasset a refusé le texte de Beau- voir (Quand prime le spirituel), Sartre a raté le Renaudot, il est déjà injurié – « mange-merde intellec- tuel » par exemple. Bost est coincé à la caserne. Qu’importe. Ils lisent, ils s’écrivent sans cesse, ils tra- vaillent à leurs manuscrits, ils tien- nent leur journal. Ils s’aiment, ils se respectent. « Sartre a la tête si méta- physique, le monde ne cesse de fulgu- rer pour lui », dit Beauvoir. Et Bost, en octobre 1939 : « Ce matin, j’ai écrit à Sartre. Ça m’a fait drôlement plaisir qu’il m’écrive (…). C’est tout de même un dur, de continuer son factum (…). Il y a des jours où je peux à peine écrire des lettres et faire mon journal. » Ils sont incroyablement vivants, à nous rendre nostalgiques et pessimistes sur nos existences, soixante-cinq ans plus tard. JEUNESSE APARTÉ Applications RUSSIE Frédéric Vitoux. Philippe Claudel. Vincent Engel. Gabriel Bergounioux. Raphaël Confiant. page III L’IRRITATION contre la psy- chanalyse est légitime quand cette science des phénomènes psychiques sert à légiférer, en sortant de son domaine propre. Un conflit surgit-il dans une hié- rarchie, entreprise, institution, famille ? Le refus d’obtempérer sera rapidement invalidé com- me « œdipe mal liquidé », la révolte sociale comme « fixa- tion au stade anal ». Mais il y a, pour ceux qui aiment la littéra- ture, un autre sujet d’agace- ment. Le rapport de domination de la psychanalyse sur les formes de savoir qui portent sur le même objet, la psyché, était là au départ, montre Pierre Bayard, avec un humour agres- sif (1). Freud, en effet, a cherché dans la littérature la confirma- tion des théories qu’il inventait. La littérature tendait vers la psy- chanalyse sans le savoir, et la psychanalyse l’a en quelque sorte résorbée du fait même qu’elle a pris naissance comme avènement de tous les savoirs potentiels. Ce n’est pas Sopho- cle qui a inventé l’œdipe ; il en était seulement le messager, un messager ignorant le conte- nu du message qu’il transpor- tait. Michel Contat Lire la suite page X (1) Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? de Pierre Bayard (éd. de Minuit, 174 p., 15 ¤). Beauvoir la tendresse Elle avait 29 ans et enseignait la philosophie ; lui, 21, et était devenu l’ami de Sartre. Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost vont vivre, à l’approche de la deuxième guerre mondiale, une belle et vivante passion, dont témoigne leur correspondance croisée - .. LUMIÈRES SUR L’ISLAM La religion musulmane est-elle réformable ? ; archéologie du chiisme ; les origines controversées du fondamentalisme ; l’Europe et le fait musulman ; la vivacité de l’islam populaire en Turquie. pages VIII et IX © Quim llenas / Cover - Editions Gallimard - 572 206 753 RCS Paris B. Ja v ie r Marías GALLIMARD traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu T on visage demain (I) Fvre et lance roman « Je vous fais une lettre totalement incohérente : c’est parce que j’ai froid aux pieds » Lettre de Jacques-Laurent Bost soldat à Simone de Beauvoir, le 24 octobre 1939 Simone de Beauvoir à Juan-les-Pins, été 1939. Ci-dessous, Jacques-Laurent Bost à 18 ans Marcello Fois. « Heure noire », une nouvelle collection de policiers. Découvrir le théâtre. page VI a Josyane Savigneau CORRESPONDANCE CROISÉE 1937-1940 de Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost. Edition établie, présentée et annotée par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, 982 p., 35 ¤. Sophie Kovalevskaïa. Boris Akounine. Marina Tsvetaïeva. Alexandre Soljénitsyne. page IV DES LIVRES VENDREDI 30 AVRIL 2004

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LITTÉRATURES ESSAIS

Elle était, en 1937, une bel-le inconnue de 29 ansenseignant la philosophieau lycée Molière, à Paris.Déjà « le Castor » pour

ses amis (Beauvoir = Beaver = Cas-tor), mais pas encore Beauvoir,celle qui allait marquer le XXe siècledes femmes. Depuis huit ans ellevivait avec Sartre, qui commençaità être connu – il avait publié La Nau-sée.

Lui, Jacques-Laurent Bost, avait21 ans. Fils de pasteur, dernier dedix enfants, il avait été l’élève deSartre en classe de philosophie etétait entré dans son cercle d’amis.Le jeune Bost avait en communavec « le Castor » une passion queSartre partageait modérément, lamarche en montagne.

C’est ainsi qu’en juillet 1938 « lepetit Bost » (on le distinguait ainside son frère aîné Pierre, scénariste)et « le Castor » se retrouvent, pourmarcher, pendant dix jours, enSavoie. Un soir, dans une grange, àTignes, ils font l’amour. Cela auraitpu n’être qu’un plaisir de fin de soi-rée. C’était le début d’une très bellepassion, qui, contrairement àd’autres relations ou « petites histoi-res de printemps » (disait Sartre) dece couple décidé à penser sa vie etsa liberté, a été tenue secrète en rai-son du caractère jaloux de la compa-gne de Bost, Olga Kosakiewitch(dédicataire de son unique roman,

Le Dernier des métiers, publié dansla collection de Camus chez Galli-mard en 1946).

Bien sûr, Bost et Olga sont pré-sents dans les romans de Sartre(L’Age de raison), de Beauvoir (L’In-vitée), dans les Mémoires de celle-ci. Mais c’est seulement en 1990 –tous les protagonistes sont alorsmorts – que l’on peut lire, dans lesLettres à Sartre (Gallimard), le récitde cette première nuit avec Bost :

« Il m’est arrivé quelque chose d’ex-trêmement plaisant et à quoi je nem’attendais pas en partant, c’est quej’ai couché avec le petit Bost voicitrois jours – naturellement c’est moiqui le lui ai proposé. L’envie nous enétait venue à tous deux et nous avionsle jour des conversations graves et lessoirées étaient intolérablement lour-des. Un soir (…), nous nous sommesobservés pendant une heure, recu-lant sous divers prétextes le momentde dormir, lui jacassant éperdument,et moi cherchant vainement dans matête la phrase négligente et propice

que je n’arrivais pas à articuler – jevous raconterai mieux. Enfin, j’ai ribêtement en le regardant (…). Ensui-te nous avons encore pataugé unquart d’heure avant qu’il se décidâtà m’embrasser (…). Je tiens fort à lui.Nous passons des journées d’idylle etdes nuits passionnées. Mais ne crai-gnez pas de me trouver samedi mo-rose, et désorientée, et mal à l’aise. »

On connaît le talent incompa-rable de chroniqueuse de Simone

de Beauvoir, dans ses Mémoires,son Journal de guerre ou son Améri-que au jour le jour, notamment.Depuis ses lettres à Nelson Algren(Un amour transatlantique, Galli-mard, 1997 et, en poche « Folio »nº 3169), on sait aussi sa manièrede dire ses désirs physiques, sesblessures, les périls et les déchiruresdes « amours contingentes » quandon a, pour la vie, un « amour néces-saire », Sartre. Mais on ignore lesréponses d’Algren, ses héritiersayant interdit la publication de sacorrespondance. Quant aux lettres

que se sont échangées Sartre etBeauvoir, elles ont paru en volumesséparés. On a donc ici, pour la pre-mière fois, une correspondancecroisée, les lettres de Beauvoir etcelles de Bost.

Et on a aussi une magnifique his-toire de tendresse passionnée,entre deux jeunes gens qui n’ontpas peur de la dire. « Je vous aimeformidablement, n’en doutez pasune seconde », écrit Bost. « Je vousaime extrêmement bien », « je vousembrasse de toutes mes forces »,répète-t-il souvent. Elle se sent« toute secouée de tendresse » : « Jevoudrais bien que vous soyez surl’oreiller d’à-côté, déjà tout endormiet invisible, avec juste un bout dejoue qui émergerait de vos cheveuxet que j’embrasserais tendrement,comme l’autre soir. »

Ils s’écrivent tous les jours, lors-qu’ils sont séparés. Et ils le serontbeaucoup, en ces années1938-1940. Bost doit faire son ser-vice militaire, puis la guerre s’an-nonce. On voit, au jour le jour, ceque Beauvoir a rapporté et analysédans ses Mémoires, leur refus decette guerre, qui, dans la distance,semble un aveuglement pathé-tique. « Mon petit Bost aimé (…),Sartre m’a assuré hier soir, et encorebeaucoup plus aujourd’hui, qu’iln’allait pas y avoir la guerre »(20 mars 1939). Sartre est mobiliséà son tour. La guerre est déclarée le3 septembre 1939, et, le 17 octobre,Simone de Beauvoir écrit : « Ondirait que la guerre commence pourde vrai ; ça me glace les os. Je nepeux pas croire qu’il y aura unmoment où vous vous battrez. »C’est cette « coupure dans sa vie »,cette « irruption tragique de l’His-toire » qui opérera en elle « uneconversion radicale », comme l’ex-plique Sylvie Le Bon de Beauvoirdans son excellente préface : « Undouloureux travail sur soi l’amèneraà remettre en question l’individua-lisme, l’apolitisme de sa jeunesse, sarecherche “schizophrénique” dubonheur. »

Bost ne perd jamais son humour,même pour décrire l’ennui du quo-tidien du soldat, la dureté desconditions de vie – « Je vous faisune lettre totalement incohérente :c’est parce que j’ai froid aux pieds ».Il ne se laisse pas impressionnerpar son aînée, gentiment traitée de« vieux Castor périmé ». Quand ellese plaint d’être encombrée de sesamies ou de ses élèves amoureu-ses, il lui recommande de les voirmoins souvent : « Vous êtes unenoix. » Et elle : « Vous avez raison,impartial petit justicier. »

Beauvoir a toujours à la fois sesélans de tendresse, sa lucidité surles événements et les situations,son sens des détails, sa manière uni-que de remettre les choses et lesgens à leur place. Une dispute avecSartre ? « Nous nous sommes haïsavec fracas pendant quelques heu-res. » Les étreintes passionnées deson élève Bianca ? « Elle a uneconception des rapports physiquesqui a quelque chose de familial, derationnel et de cru à faire s’entrecho-quer les os. » La lecture de Breton ?

« L’Amour fou m’a fait rire ; ilprône la fidélité conjugale, il exaltemême, en termes surréalistes, lapaternité ; tout ça à cause de cetteblonde dont il est toujours escorté àprésent et qui est sa femme. »

Grasset a refusé le texte de Beau-voir (Quand prime le spirituel),Sartre a raté le Renaudot, il est déjàinjurié – « mange-merde intellec-tuel » par exemple. Bost est coincéà la caserne. Qu’importe. Ils lisent,ils s’écrivent sans cesse, ils tra-vaillent à leurs manuscrits, ils tien-nent leur journal. Ils s’aiment, ils serespectent. « Sartre a la tête si méta-physique, le monde ne cesse de fulgu-rer pour lui », dit Beauvoir. Et Bost,en octobre 1939 : « Ce matin, j’aiécrit à Sartre. Ça m’a fait drôlementplaisir qu’il m’écrive (…). C’est toutde même un dur, de continuer sonfactum (…). Il y a des jours où je peuxà peine écrire des lettres et faire monjournal. » Ils sont incroyablementvivants, à nous rendre nostalgiqueset pessimistes sur nos existences,soixante-cinq ans plus tard.

JEUNESSE

APARTÉ

Applications

RUSSIE

Frédéric Vitoux.Philippe Claudel.Vincent Engel.Gabriel Bergounioux.Raphaël Confiant.

page III

L’IRRITATION contre la psy-chanalyse est légitime quandcette science des phénomènespsychiques sert à légiférer, ensortant de son domaine propre.Un conflit surgit-il dans une hié-rarchie, entreprise, institution,famille ? Le refus d’obtempérersera rapidement invalidé com-me « œdipe mal liquidé », larévolte sociale comme « fixa-tion au stade anal ». Mais il y a,pour ceux qui aiment la littéra-ture, un autre sujet d’agace-ment.

Le rapport de domination dela psychanalyse sur les formesde savoir qui portent sur lemême objet, la psyché, était làau départ, montre PierreBayard, avec un humour agres-sif (1). Freud, en effet, a cherchédans la littérature la confirma-tion des théories qu’il inventait.La littérature tendait vers la psy-chanalyse sans le savoir, et lapsychanalyse l’a en quelquesorte résorbée du fait mêmequ’elle a pris naissance commeavènement de tous les savoirspotentiels. Ce n’est pas Sopho-cle qui a inventé l’œdipe ; il enétait seulement le messager,un messager ignorant le conte-nu du message qu’il transpor-tait.

Michel ContatLire la suite page X

(1) Peut-on appliquer la littérature àla psychanalyse ? de Pierre Bayard(éd. de Minuit, 174 p., 15 ¤).

Beauvoir la tendresseElle avait 29 ans et enseignait la philosophie ; lui, 21, et était devenu l’ami de Sartre. Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bostvont vivre, à l’approche de la deuxième guerre mondiale, une belle et vivante passion, dont témoigne leur correspondance croisée

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LUMIÈRES SUR L’ISLAMLa religion musulmane est-elle réformable ? ;archéologie du chiisme ; les originescontroversées du fondamentalisme ; l’Europeet le fait musulman ; la vivacité de l’islampopulaire en Turquie. pages VIII et IX

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GALLIMARD

traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu

Ton visage demain (I)Fièvre et lance

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« Je vous fais une lettretotalement incohérente : c’estparce que j’ai froid aux pieds »

Lettre de Jacques-Laurent Bost soldat

à Simone de Beauvoir, le 24 octobre 1939

Simone de Beauvoir à Juan-les-Pins, été 1939. Ci-dessous, Jacques-Laurent Bost à 18 ans

Marcello Fois.« Heure noire », unenouvelle collectionde policiers.Découvrir le théâtre.

page VI

a Josyane Savigneau

CORRESPONDANCE CROISÉE1937-1940 de Simone de Beauvoiret Jacques-Laurent Bost.Edition établie,présentée et annotéepar Sylvie Le Bon de Beauvoir,Gallimard, 982 p., 35 ¤.

Sophie Kovalevskaïa.Boris Akounine.Marina Tsvetaïeva.AlexandreSoljénitsyne.

page IV

DES LIVRESVENDREDI 30 AVRIL 2004

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AGENDA

a LE 1er MAI. POPULAIRE. A Arras(62), 3e Salon du livre d’expressionpopulaire et de critique sociale, oùsont attendus plus de 70 écrivains,dont François Cavanna et DanielPicouly, une trentaine d’éditeurs.

Remise du Prix populiste (à 10 heu-res, aux alentours du palais Saint-Vaast et de la place du Théâtre).

a DU 1er AU 9 MAI. DÉBARQUEMENT.A Trouville-sur-Mer (14) célébration

du 60e anniversaire du débarque-ment, et tenue du Festival littéraireautour du thème « Guerre etpaix », avec, entre autres, Jacques-Pierre Amette, William Boyd, Jero-me Charyn, Marc Ferro et MichelTournier.

a DU 2 AU 19 MAI. LA FONTAINE. AChâteau-Thierry (02), le 13e FestivalJean de La Fontaine, qui proposeun parcours musical et littéraire duXVIe au XXe siècle, accordera uneplace prépondérante à Marc Antoi-ne Charpentier et à George Sand,dans le cadre des commémorationsnationales de 2004 (rens. : www.fes-tival-jeandelafon taine.com).

a DU 4 AU 15 MAI. LECTURES. AParis, Festival de lectures, « La lec-ture fait son cinéma », proposépar Les Mots Parleurs, avec CaroleBergen et Valérie Delbore, quiliront Michel Butor (du 4 au 8) etSylvie Germain (du 11 au 15) (à19 h 30, au Théâtre de L’Atalante,10, place Charles-Dullin, 75018 ;réservation indispensable au01-46-06-11-90).

a LE 6 MAI. RICŒUR/OST. A Paris,dans le cadre d’« Un auteur, un lec-teur », organisé par L’Auditoire,

espace culturel protestant, rendez-vous entre deux philosophes àécouter : Paul Ricœur lira des ex-traits de Raconter la loi (OdileJacob), de François Ost (à 18 h 30,83, boulevard Arago, 75014 ;rens. : 01-55-38-98-20).

a LE 6 MAI. CÉSAIRE/CLANCIER. AParis, René Hénane et Jean-LucSteinmetz rendront hommage aupoète Aimé Césaire, Lionel Ray etJean Orizet à Georges-EmmanuelClancier (à 18 h 30, à l’hôtel deMassa, 38, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 75014).

a LES 6 ET 7 MAI. BATAILLE. A Stras-bourg, le Parlement des philoso-phes consacre deux journées àGeorges Bataille avec une projec-tion du film d’André S. Labarthe,des lectures, et diverses rencontres-débats (rens. : www.conversations-strasbourg.com).

a DU 5 AU 7 MAI. ÉCRITURE FÉMINI-NE. A Pau et Bagnères-de-Bigorre(65), colloque organisé par Andini-ca : « Ecriture féminine et revendi-cation de genre en Amérique lati-ne », sous la présidence de laromancière mexicaine Elena Ponia-towska (rens. : 05-62-39-04-76).

L’ÉDITION FRANÇAISEa MY « QUE SAIS-JE ? » IS ENGLISH. Sous le titre Investments, les Pressesuniversitaires de France lancent le premier « Que sais-je ? » en anglais(128 p., 7,5 ¤). Conçu par Michaël Rockinger (directeur de l’Institut debanque et de finance et consultant scientifique auprès de la Banquede France), à partir des cours qu’il a dispensés au Collège des ingé-nieurs à Paris, le numéro 3 703 de la célèbre collection de poche pré-sente les clefs de la finance moderne, du principe d’arbitrage aux tech-niques de valorisation des actifs dérivés. Le choix de ce sujet n’est pas« neutre, expliquent les PUF, en effet, cette discipline s’enseigne priori-tairement en anglais. Cette initiative répond donc à un besoin et inscritune fois de plus la collection encyclopédique “Que sais-je ?” dans lamodernité. »

a LES ATTENDUS DE L’ARRÊT SKORECKI. La cour d’appel de Nîmes a sui-vi la position du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy,dans son arrêt du 8 avril qui a relaxé Léo Scheer, éditeur du roman deLouis Skorecki Il entrerait dans la légende (Le Monde du 10 avril).Constatant que le livre n’avait fait l’objet d’« aucune restriction à sa dif-fusion », le tribunal a inversé le jugement de première instance,« attendu qu’en définitive le tribunal est entré en voie de condamnationen reprochant à Léo Scheer d’avoir diffusé un livre dont la diffusionn’était en aucune manière restreinte ». La cour a estimé qu’il était« invraisemblable d’exiger d’un éditeur d’avoir sur un ouvrage qu’il éditeune analyse plus restrictive que celle du ministre dont l’attention a été spé-cialement appelée par l’association Promouvoir ». Enfin, la cour a esti-mé que les parties civiles « abusent de leurs droits en tentant de fairearbitrer par chaque tribunal le caractère pornographique d’une œuvrealors même qu’elles ne pouvaient ignorer, ayant saisi le ministre, que cel-le-ci était autorisée à la diffusion ». André Bonnet, président de l’asso-ciation Promouvoir, s’est pourvu en cassation.

a PRIX. Le prix Max-Jacob a été remis à Jean Pérol pour son recueil Apart et passager (éd. de la Différence), tandis que Chawki Abdelamirrecevait le prix Max-Jacob étranger pour L’Obélisque d’Anaïl (Mercu-re de France). Le prix Alain-Fournier a été attribué à Jean-LouisSerrano pour Le Monde m’était promis (éd. de l’Aube). Martin Pageest le lauréat de l’Euregio-Schüler-Literaturpreis, doté de 1 000 ¤,pour Comment je suis devenu stupide (éd. Le Dilettante) ; trois centsélèves allemands, néerlandais et belges ont participé au prix en débat-tant entre eux et avec leurs professeurs sur les six livres nominés. LeGrand Prix RTL de la bande dessinée a été décerné à GeorgesAbolin et Olivier Pont pour Où le regard ne porte pas (Dargaud).Laurence Tardieu s’est vu remettre le prix Le Roman des librairesE. Leclerc pour Le Jugement de Léa (éd. Arléa). Le Grand Prix catholi-que de littérature a couronné Jean Sévillia pour Historiquementcorrect (Perrin) et Yves Viollier pour L’Orgueil de la tribu (RobertLaffont).

a PRÉCISION. Dans notre article consacré à Bernard Noël (« Le Mondedes livres » du 23 avril) nous avons omis de signaler l’essai personnel deClaire Fourier, Bernard Noël ou Achille immobile à grands pas (suivi d’untexte de Bernard Noël, « Nonoléon ») récemment paru chez Jean-PaulRocher (8, rue Faubourg-Poissonnière, 75010 Paris, 68 p., 13 ¤).

MAUVAIS GENRES. Anathèmeautant qu’étendard, le nom claquecomme un défi. Genres maudits,méprisés, les polars et romans descience-fiction ont longtemps faitfigure de sous-littérature, obte-nant la part du pauvre dans lesbibliothèques. Aujourd’hui enco-re, la gestion de ces fonds est

confiée aux bibliothécaires débu-tants. Bernard Strainchamps en afait l’expérience : « On pense quec’est le plus facile… » Ce cuisinierreconverti, en poste à la bibliothè-que départementale d’Evry, voitl’affaire autrement : « Entre 1 000et 1 500 ouvrages paraissent chaqueannée, dont très peu sortent dulot. » C’est aux bibliothécaires qu’ilincombe de collecter l’informationnécessaire à toute acquisition.

Bernard Strainchamps a doncdécidé de sonner l’heure de larévolte. Depuis 1999, il consacretemps libre et deniers personnels àl’animation d’un site consacré àces « mauvais genres ». Une sortede mutuelle des bibliothécaires endétresse, affranchie de toute tutel-le institutionnelle : le prix de laliberté, en somme.

Nerf du site : une liste de diffu-sion qui rassemble 1 200 abonnés.Chacun envoie critiques et com-mentaires sur les livres qu’il a pulire. Après sélection, BernardStrainchamps les fait suivre auxautres abonnés, et les met enligne. L’objectif est de constituer« un site d’ouverture », rebelle auxétiquettes et fidèle miroir de ces« genres cannibales et mutants »,comme aime à les décrire notrehomme.

Les « bons » genres n’ont qu’àbien se tenir.

Marie Bélœillemonde.fr

M ichel Houellebecq ne faitrien comme tout le mon-de. Les transferts dans

l’édition sont devenus monnaiecourante. Mais, depuis plusieursannées, les rumeurs sur un possi-ble changement de Michel Houelle-becq nourrissent régulièrement leséchos. C’est l’un des principauxécrivains français du moment etsans doute le seul dont la parutiond’un livre fait événement.

Son prochain roman, baptiséprovisoirement Une île, paraîtrachez Fayard (Le Monde du29 avril). Mais ce n’est pas qu’unbanal transfert. C’est un événe-ment éditorial. Le contrat porteaussi sur l’adaptation du livre enfilm, par les soins de Houellebecqavec l’appui d’une filiale de Lagar-dère, GMT Productions de Jean-Pierre Guérin.

L’édition a changé de siècle etc’est bien à un transfert d’uneautre dimension qu’on assiste.L’annonce – faite mardi 27 avrilpar Arnaud Lagardère lui-mêmedevant ses cadres réunis à Deau-ville – a été spectaculaire et soi-gneusement mise en scène par legroupe Lagardère, qui affirme à lafois sa puissance et son intérêtpour l’édition. « C’était le clou duséminaire de Deauville », reconnaîtClaude Durand, PDG de Fayard.

L’idée est partie d’une conversa-tion entre Michel Houellebecq et

son agent François Samuelson, endécembre 2003, dans un café de larue Soufflot : « Michel me faisaitpart de sa frustration devant l’avan-cée lente des projets de cinéma. J’aieu l’idée de chercher un groupe quipuisse s’occuper à la fois du romanet du film. En France, il n’y avaitqu’un seul partenaire possible et j’aipris contact avec le groupe Lagardè-re. Les négociations ont duré troismois. » Au sein du groupe, le choixs’est porté sur Fayard, où travailleRaphaël Sorin, qui était son édi-teur chez Flammarion.

« Il fallait un groupe multimédia,capable de mettre en place dessynergies, Arnaud Lagardère a don-né son feu vert », explique ClaudeDurand. Le contrat porte sur l’en-semble des droits, sauf l’Allema-gne, où Houellebecq, publié chezDumont Verlag est très apprécié.Le montant n’est pas dévoilé.L’AFP évoque la somme d’un mil-lion d’euros.

Chez l’ancien éditeur de Houelle-becq, Flammarion, c’est la conster-nation. « On est très triste de la déci-sion de Michel Houellebecq, expli-que Gilles Haeri, directeur des édi-tions Flammarion. C’est un auteurtrès important, qui a beaucoup mar-qué et coloré l’image littéraire deFlammarion, où il a publié des poè-mes et des essais et deux romans quilui ont valu un succès éditorial mon-dial. C’est d’autant plus regrettable

que cela intervient au moment oùnous sommes dans une phase deredéploiement de la littérature sousla houlette de Frédéric Beigbeder,avec lequel il a des liens anciens etpersonnels. C’était même un éditeurcoopté par Michel Houellebecq.Cela pèse peu face à une logiqueéconomique et des enjeux extra-littéraires. »

« »Michel Houellebecq a publié

son premier livre sur Lovecraft auxéditions du Rocher et ses poèmesà La Différence, avant d’être vérita-blement découvert par MauriceNadeau, qui a publié son premierroman, Extension du domaine de lalutte en 1994. En 1996, il avaitrejoint Flammarion, qui acceptaitde publier l’ensemble de sonœuvre. Il quitte aujourd’hui Flam-marion pour le groupe Lagardèrealors que les dimensions qu’il fixeà son œuvre dépassent l’écrit.

Depuis le passage de RaphaëlSorin chez Fayard et son remplace-ment par Frédéric Beigbeder, onassiste à une course à distancepour publier des proches de Houel-lebecq, de Fernando Arrabal àDominique Noguez. Frédéric Beig-beder était allé en février en Espa-gne pour la remise du prix Scho-penhauer à Houellebecq.

« Je suis abasourdi et effondré,explique Frédéric Beigbeder. Je

suis triste humainement, maiscontent pour Michel si ça lui permetd’écrire un bon livre. Je l’attendsavec impatience, comme ami et lec-teur. Comme éditeur, je me senscomme une maîtresse délaissée parun mari qui retourne chez sa fem-me, alors que je suis plus sexy queRaphaël Sorin ! » « On ne s’estjamais perdu de vue, constateRaphaël Sorin. Je suis content. On atraversé plusieurs orages. On vabien travailler ensemble. »

« Raphaël Sorin a joué un rôleimportant dans ma vie, expliqueMichel Houellebecq. Je ne suis pasde tout repos, mais ça lui fait desbons souvenirs. C’est vrai que j’aijoué un rôle dans l’arrivée de Frédé-ric Beigbeder chez Flammarion,mais il avait envie d’être éditeur. Il aune attraction spécifique chez lesjeunes auteurs. Il a notammentpublié Fabrice Lardreau. »

Frédéric Beigbeder s’incline,mais apprécie peu la mise en scènede l’annonce : « Je suis énervé parces termes d’industriels, par l’évoca-tion de synergies. Je suis aussi unauteur d’une filiale du groupe Lagar-dère. On pourra alors parlerd’échanges d’auteurs entre les grou-pes Rizzoli et Lagardère. Si le mouve-ment de l’industrie du livre doitprendre le chemin de celui du dis-que, alors c’est “Bonjour tristes-se”. »

Alain Salles

Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde deslivres » la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

LA VENTE du Seuil à La Martinière fait coulerbeaucoup d’encre. Il y a des protestations, despétitions, des larmes de crocodile et des coupsbas. L’opération a entraîné des réactions diver-ses et pas mal d’incompréhensions. Elle susci-te la colère de quelques anciens actionnaires,qui se sentent lésés. Selon nos informations,certains d’entre eux ont entamé un recoursjudiciaire sur les circonstances des ventes en2002 des actions de la Société de participationdu Seuil (SPS), la structure qui détenait untiers du capital et qui regroupait des cadres del’entreprise. La société a été créée en 1970 parJean Bardet et Paul Flamand pour intéresser lepersonnel à l’entreprise et pour permettre unéquilibre entre les deux familles actionnaires.

Au fil des ans, la société s’était peu renouve-lée et la SPS comprenait une majorité de retrai-tés ou même d’anciens de la maison, partisailleurs. Certains voulaient vendre leursactions. En 2002, Le Seuil a créé Seuil investis-sement pour racheter 21 % des actions, enautocontrôle. Une autre partie (22 %) a étéreprise par la société Friedland investisse-ment. Ce sont les conditions et la façon dont aété menée cette vente que contestent cesquelques minoritaires. Ils se sentent lésésd’avoir vendu une action pour environ 18 ¤,alors qu’elle a été valorisée cinq fois plus deuxans après, dans le cadre du rachat par La Marti-nière. Ils contestent l’écart d’acquisition et lafaçon dont s’est déroulée l’opération en 2002.

Ce recours judiciaire fait suite à l’envoi deplusieurs lettres anonymes, ce qui ne veut évi-

demment pas dire qu’il s’agisse des mêmespersonnes. Plusieurs documents anonymes cir-culent depuis le rachat. Le principal docu-ment, signé « L’Imprécateur » – en référenceau roman, paru naguère au Seuil, de René-Vic-tor Pilhes – a été adressé, en mars, à des sala-riés du Seuil, à des éditeurs distribués et àdiverses autres personnalités. Il évoque cesrachats d’actions, en accusant nommément etde façon souvent haineuse plusieurs responsa-bles du Seuil. La société a décidé de déposerune plainte contre X pour diffamation publi-que. Dans un communiqué, Le Seuil indiqueque « ce document, qui n’est qu’un tissu decontrevérités », vise « à salir certains responsa-bles du Seuil à l’occasion du rapprochement denotre maison d’édition avec le groupe La Marti-nière. (…) A l’évidence, cette lettre constitue unetentative grossière de déstabilisation du groupeSeuil et du groupe La Martinière, qui sera sanc-tionnée comme il se doit ».

« L’Imprécateur » – sans doute un ou plu-

sieurs anciens de la maison, bénéficiant derelais à l’intérieur du Seuil – a sonné unedeuxième fois en avril avec une nouvelle missi-ve, qui attaquait encore plus directement descollaborateurs du Seuil, mais aussi des édi-teurs diffusés, qui ont pourtant manifestéleurs inquiétudes sur le rachat. Une précéden-te lettre anonyme, dans un autre registre, met-tait en cause Hervé de La Martinière.

Les lettres anonymes suggèrent sans preu-

ves que les actionnaires ont été poussés à ven-dre par des responsables qui savaient qu’ilsrevendraient peu de temps après pour réaliserune forte plus-value, en visant notammentFriedland Investissements. « Ce n’est pas nousqui avons proposé d’acheter les actions, nousavons répondu à une demande de la SPS, expli-que Jacques Darmon, dirigeant de FriedlandInvestissement, ami de Claude Cherki et mem-bre du conseil de surveillance du Seuil. Nouspensions sortir un jour, mais pas de façon aussirapide. Une vente du Seuil était rendue difficilepar le pacte d’actionnaires qui liait les familleset auxquels nous étions associés. »

« On ne valorise pas de la même façon lesactions minoritaires d’une société minoritairefermée que dans le cadre d’une cession de lasociété », explique le PDG du Seuil, ClaudeCherki, qui ne connaissait pas, à l’époque, Her-vé de La Martinière. Le président de la SPS,Edmond Blanc, se souvient d’avoir « sollicitédes banques, qui ne voulaient pas entrer dansune structure aussi fermée », avant de se tour-ner vers M. Darmon. Cité par la lettre anony-me, l’historien Michel Winock nous explique :« Il y avait une forte demande d’actionnaires,dont j’étais, pour vendre leurs parts. Je peuxvous garantir que, quand nous avons vendunos actions, personne ne savait ce qui allait sepasser. Je n’ai aucun ressentiment et je ne croispas aux magouilles ou aux complots. »D’autres ont apparemment davantage deregrets.

A. S.

= 6=)

Colloques « Gombrowicz »A Paris, du 4 au 6 mai, « Witold Gombrowicz, un écrivaindésormais classique ? Bilan d’un demi-siècle d’enquête critique »,organisé par l’université Paris-IV - Sorbonne, l’Inalco et l’universitéLille-III (salle Louis-Liard, 1, rue Victor-Cousin, les 4 et 6 mai ;à l’ambassade de Pologne, 57, rue Saint-Dominique, 75007, le 5).Les 7 et 8 mai, à Lille, « Entre l’Europe et l’Amérique : WitoldGombrowicz et son débat avec la destinée » (à 9 heures, salleauditorium du palais des Beaux-Arts, le 7 ; à la Maison de larecherche de l’université (salle des colloques 022).

Le transfert multimédia de HouellebecqEn attirant l’écrivain, le groupe Lagardère affirme sa puissance. Consternation chez Flammarion

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Mauvais genres

ACTUALITÉS

La grogne d’anciens actionnaires du Seuil

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

II/LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004

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Avoir 20 ans dans les sixtiesUn tendre et délicat récit autobiographique de Robert Belleret

Parole en guerreUn premier roman expérimental de Gabriel Bergounioux

D ans son discours de récep-tion sous la Coupole, Frédé-ric Vitoux rappelait cette for-

mule de son prédécesseur, JacquesLaurent : « Un écrivain a tout intérêtà s’opposer à son époque » (1). Auxmodes littéraires aussi sans doute,puisque, tenants ou non de cette« nouvelle fiction » dont MarcPetit s’est fait le champion, et Fré-dérick Tristan l’archétype, lesromanciers qui assument pleine-ment un goût du romanesque tradi-tionnel ont le vent en poupe.

Jean-Louis Freyde, le jeune narra-teur de Villa Sémiramis, de FrédéricVitoux, est ainsi animé par le « fris-son de la grande aventure ». A14 ans, il ne vit guère que par procu-ration (« Spectateur de la tempêteou bien lecteur, c’est la même cho-se ») quand un enchaînement de cir-constances l’expulse brutalementde l’enfance et de son attentismepour en faire un adulte précoce. En

neuf jours – et autant de chapitres –sa vie bascule comme un cornet deglace sur la promenade littorale deSainte-Maxime, dans ce bref sursisde paix entre conflits indochinois etalgérien, en septembre 1954. Unleurre de tranquillité que deux cada-vres pulvérisent.

S’attachant à Sylvie Lasalle, jour-naliste stagiaire au Méridional quilui ouvre ce monde réel seulemententrevu dans les livres, quand lavérité de ses camarades de plageest trop médiocre. Plus besoin defaux-semblants pour devenir« quelqu’un d’autre » dans cetteintrigue qui, sous des allures de fic-tion adolescente, Club des cinqsobrement réduit à l’unité, propo-se un délicieux roman où les adul-tes offrent autant de figures conve-nues, comme échappées d’un filmnoir français des années 1950, alorsque celui qui se lamente sur sonimmaturité se révèle le plus justedes protagonistes, d’autant plus cir-conspect qu’il sait son penchantpour les scénarios extrêmes.

De vieux bridgeurs ridicules, lesfantômes presque évanouis de laguerre et de l’Occupation, la grâceineffable d’une cantatrice dont lamémoire s’étiole jusqu’à ne plusêtre qu’un lieu, promis à la dispari-tion, il y a chez Vitoux un charmeentêtant de tristesse désinvolte, denostalgie sereine et de pudeur sou-riante qui fait de ce brillant exerci-ce de style un roman d’apprentissa-ge qui rougirait de s’avouer tel.

On a déjà salué le succès méritédes Ames grises, de Philippe Claudel(Stock, 2003), dont la facture classi-que fut le seul reproche – spécieux –avancé par ses détracteurs. Autourde la mémoire de l’industrialisationde la Franche-Comté, Trois petiteshistoires de jouets confirme la veineet réserve au lecteur la même félici-té. Variations donc sur les caprices

du sort et des hommes. Un indus-triel comblé s’offre en 1906 un jouetde luxe : la première automobile dubourg, qui va ruiner sa vie et bientôtson entreprise (« Bon anniversaire,Monsieur Framottet ! ») ; Firmin,ouvrier tourneur habile et créatif,quitte son village en août 1914 pourla grande boucherie et en revient,sans bras, mettre ses affaires en

ordre et réaliser les objets et jouetsde buis qu’il a rêvés sur un calepinaussi définitivement perdu que sesmains d’artisan (« Mains et mer-veilles ») ; un employé en rupturede vie, orphelin dès l’enfance, faithalte dans une ville où un Pierrotbancal, à la larme mélancolique,dans la vitrine d’un musée désert,lui rend la voix et les noms perdus

de l’origine (« Pierrot lunaire »)…Remarqué dès Retour à Mon-

techiarro (2001), Vincent Engel aban-donne avec Les Angéliques sa veineitalienne de 2002 (Requiem vénitienet Raphael et Laetitia – Fayard et Mil-le et une nuits) pour une improba-ble contrée, un val d’Avau si sombreque même la monarchie absoluesemble l’avoir oublié. C’est du restece qui permet au jeune Népomucè-ne de Ruspin, émule des Encyclopé-distes révolté par la tyrannie de sonpère, de tenter, en usurpant l’autori-té du vicomte qui tarde à lui échoir,d’instaurer une sorte de républiqueidéale dont les prémices serontbalayées quand la Révolution enmarche dévorera ces enfants tropconfiants des Lumières. Jouant duregistre des « folies », Engel partagele rêve du Vitoux de Sérénissime, cet-te extraterritorialité qui préserve lerêve des contingences funestes.

Sans doute est-ce du côté deJean Giono, rayonnant pourvoyeurd’une sagesse capable de dispenserce « bonheur fou » qui apaise face àl’horreur du monde, qu’on rangeraceux qui embrassent le romanpour mieux consoler l’homme.

Ph.-J. C.

(1) Discours de réception à l’Académiefrançaise suivi de la Réponse de MichelDéon (Seuil, 96 p., 8 ¤.)

e Signalons la reprise en poche deCharles et Camille, de Frédéric Vitoux(« Points » Seuil P1211, 384 p., 8 ¤).

C inéroman. C’est ainsi queRobert Belleret sous-titreson nouveau récit autobio-

graphique. Et c’est effectivement àla lecture d’un long métrage qu’ilnous invite. Une affiche digne desplus grandes productions.108 séquences évoquant autant defilms-cultes, 536 figurants parmi lesplus célèbres personnalités du siè-cle, de Juliette Gréco à Kennedy, deGodard à Ornette Coleman, de StanGetz à Ferré. Vingt-quatre fois cité,Léo Ferré, c’est dire combien le vieilanar, auquel Belleret a consacré unebiographie (1), a marqué son épo-que et ceux, dont Robert Belleret,qui y ont eu 20 ans.

Avoir 20 ans dans les sixties, cen’est pas plus difficile ni plus simplequ’à une autre époque. Mais notrehéros n’a pas la prestance d’unJames Dean ou l’audace d’un Bel-mondo. Timide à l’excès, maladroitavec les filles, « moyen en tout, com-me papa », la seule faculté qu’il sereconnaisse est celle de faire lepitre. Aussi fait-il l’intéressant, àdéfaut de l’être, et compense com-me il peut les complexes consubs-

tantiels traînés pendant ce qui luitint lieu d’études secondaires.

Selon Truffaut, « l’adolescence nelaisse de bons souvenirs qu’aux adul-tes ayant mauvaise mémoire ».Robert Belleret n’est pas de ceux-là.Sa mémoire est féconde, son œil avi-sé. Lorsqu’il délaisse les stades où ils’était « décervelé pendant tant d’an-nées », c’est pour plonger dans l’uni-vers des livres et fréquenter assidû-ment les salles obscures, du ciné oudu music-hall. Brassens à Bobino,

Ferré à l’Alhambra, Colette Magnyà la Mutualité, et aussi Barbara,Béart, Boby Lapointe et même legrand Jacques, postillonnant autantqu’il respirait, à l’Olympia, RobertBelleret touche des yeux ce que lachanson française aura bien long-temps eu de meilleur.

La Nouvelle Vague déferle au Stu-dio Médicis à Saint-Séverin, au Ciné-ma des Champs-Elysées et, bien sûr,à la Cinémathèque que le jeune Bel-leret et ses amis fréquentent jusqu’àcinq séances par jour. Mais la vietourne moins rond que le cinéma.Quand on a sacrifié le bac au grandécran, on se retrouve derrière le gui-chet d’une agence bancaire de ban-lieue. Ailleurs, l’herbe est plus verte.Au médecin chef de l’armée qui lui

demande s’il veut être réformé, ilrépond : « Non, je préfère partir. »Et si, après seize mois en Allema-gne, il entre à Air Inter, c’est pourbénéficier des « gratuits partiels » à10 % qui lui permettront d’allerencore plus loin, globe-trotter infati-gable qui note sur un cahier sesmémoires d’outre-monde.

Sixties, c’est aussi le quiet hameaude Roissy-en-France, survolé par leshirondelles et la forêt de Retz,quand il y avait tant de truites et si

peu de règlements que l’onpouvait les pêcher à l’épui-sette pour régaler les invités

d’une inoubliable partie de campa-gne. Aucune nostalgie pour autant,dans ce délicat récit, sinon cette nos-talgie immédiate qui est la sœur dudésespoir. Mais avoir eu ces 20 ans-là, n’est-ce pas avoir appris à vivreavant qu’il ne soit trop tard ?

Ceux qui avaient été séduits parla verve du précédent livre deRobert Belleret (Les Bruyères deBécon, éd. Sabine Wespieser) retrou-veront dans Sixties une éloquencemêlée d’humour, de tendresse etd’autodérision.

(1) Léo Ferré, une vie d’artiste, ActesSud.

e Robert Belleret est journaliste auMonde.

G abriel Bergounioux est lin-guiste. Il publie en mêmetemps un essai dans sa disci-

pline et un roman, son premier.N’omettons pas de signaler égale-ment qu’il est le frère cadet d’unécrivain connu, Pierre Bergounioux,et que les deux hommes entretien-nent un dialogue (1). Enfin, et pouren terminer avec les présentations,soulignons que la prose et les maniè-res littéraires de l’un sont radicale-ment différentes de la prose et desmanières de l’autre.

Un premier roman donc. D’abord,il faut franchir la barrière, presquedissuasive, du titre : Il y a un – de fait,même dans ses pires rêves, le criti-que n’en peut imaginer de sembla-ble ! Ce livre ne raconte pas laguerre, il est (ou se voudrait) l’ima-ge, la parole et la pensée de laguerre. Ou plus précisément sonabsence de pensée, son langage sté-réotypé, ses images obsédantes. Pasde narrateur, ou si peu. Le « on », le« tu » brouillent la figure des indivi-dus, qui devient unique, indistincte.

Le « je » est comme une instance durécit parmi d’autres : pas de penséepropre, encore moins de psycholo-gie. Un présent perpétuel : « Letemps où elle [la guerre] n’existaitpas, c’est l’imparfait. » Pas d’hori-zon.

Que se passe-t-il ? Dans Le Désertdes Tartares, on attendait la guerre,ici on est en son sein, dans une réali-té saturée par une guerre avérée etcependant invisible. Pas de dates,de lieux, de noms. Par rapport àl’événement, nous ne sommes pascomme devant un grand tableau debataille, Austerlitz ou San Romano.Une foule de micro-événements,une multitude de conséquences etde faits divers, une théorie d’attitu-des et d’arbitraires généralementviolents, parfois stupides : c’est àcela que se réduit cette réalité, etavec elle toute vie, toute organisa-tion sociale.

La caméra-stylo de Bergounioux

observe, enregistre. L’écran est lar-ge, comme le théâtre des opéra-tions, mais l’objectif ne prendjamais aucun recul. L’écriture estvolontairement pauvre, comme ora-lisée, non pas incantatoire (commedans Tombeau pour cinq cent millesoldats, de Pierre Guyotat, auquelon songe), mais litanique et totale-

ment vidée d’affect. Des lieux com-muns, des slogans, des rodomonta-des sont l’ordinaire du langage de laguerre.

Ce n’est pas faire injure à l’auteurque de parler d’un roman expéri-mental, avec toute la pensée sur laforme et le langage qu’il suppose,mais qui ne s’expose pas dans lelivre lui-même. Est-elle présente,cette pensée dont le roman seraitl’expérience, dans l’autre ouvrage,de linguistique, savamment consa-cré à la parole intérieure (ou endo-phasie) ? Les questions, outrageuse-ment simplifiées, seraient les suivan-tes : quelle est la nature d’un dis-cours, par exemple littéraire, danslequel locuteur et auditeur sont uneseule et même personne ? Quelleparole audible, lisible à l’extérieur,est conforme à ce langage intérieurou intériorisé que l’on articule (oupas) pour soi seul ? Dernière ques-tion : quel moyen a-t-on de parler…de la guerre par exemple ?

Patrick Kéchichian

(1) Voir notamment le livre d’entretiensde Pierre Bergounioux avec son frère,Pierre Bergounioux, l’héritage (Les Flohicéditions, 204 p., 23 ¤), et le numéro spé-cial de la revue Théodore Balmoral intitu-lé : « Compagnies de Pierre Bergou-nioux » (no 45, hiver 2003-2004, 5, rueNeuve-Tudelle, 45100 Orléans, 20 ¤).

LIVRAISONSa LA PANSEDU CHACAL,de RaphaëlConfiantDes miséreuxqui fuient leurpays parbateau ayantdonné au« recruteur…les derniers

biens de la famille » ; leur arrivéesur ce qu’ils voient comme une ter-re promise ; la deuxième généra-tion de ces exilés qui « inventent unart de la survie » pour résister auracisme d’autres communautés. Lesujet est banal. Sauf à être l’histoiredes Dorassamy venus des Indes enMartinique parce que les dieux sontsourds à leurs prières et que Shivalui-même leur refuse l’abri de sesmille bras ; sauf à recréer les destinsde ceux qui attendent du travail sal-vateur dans les champs de canne à

sucre ; sauf à voir les enfants parta-gés entre le respect des traditions etles plaisirs d’un nouveau monde ;sauf à être dans la langue sanspareille de Raphaël Confiant. Avecdes personnages typés dépeintssans recherche du pittoresque, avecl’évocation très imagée d’un uni-vers et d’un moment de l’histoiredes Antilles peu connu, c’est là unroman qui séduit d’être étonnant etcomme symbolique d’autres détres-ses. P.-R. L.Mercure de France, 366 p., 20 ¤.

a LA CONFRÉRIEDES BISTROGLODYTES,de François VignesLe précédent roman de FrançoisVignes, Les Compagnons du verre àsoif, avait été couronné par le prixGeorges-Brassens. C’est de lamême « confrérie » qu’il s’agit ici.Le comptoir des bistrots parisiensest un lieu de ralliement et de pro-

tection. On y croise le poète AndréLaude, et d’autres figures à la tro-gne rougie. Il y a là une chaleur etune amitié que l’on ne trouve pasailleurs. Vignes sait décrire cela eten donner la nostalgie. P. K.Ed. Le Cherche-Midi, 144 p., 13 ¤.

a LA DÉCONFITE GIGANTALEDU SÉRIEUX, de Pietro Di VaglioTrouvé au fond d’une bibliothèquepar le romancier Arno Bertina quile préface, cet ouvrage d’un auteurromantique italien du XIXe siècleconte un voyage chez les révolu-tionnaires romains en mêmetemps qu’une initiation à la littéra-ture jubilante. La relecture deRabelais, dans une auberge vouéeaux agapes, entraîne le narrateur às’adonner à sa pulsion de vie et àcélébrer une langue « impropre »et une littérature qui, comme le ditLawrence Sterne, pratique « la sur-rection permanente de la phrase. »

Il finit « le feu au cul » et « rigolardcomme jamais », tandis que Berti-na rappelle en note que si Rabelaisest considéré aujourd’hui commeun auteur « gênant, scandaleux »alors qu’en dépit de sa légende ilfut bien peu inquiété de sontemps, c’est à cause de l’enferme-ment où nous vivons depuisqu’une chape de plomb s’est abat-tue sur l’Europe chrétienne dans laseconde partie du XVIe siècle. ArnoBertina, lui, prouve qu’il a retenula liberté de ton de l’auteur de Gar-gantua en se livrant à cette délicieu-se petite supercherie littéraire, car,évidemment, Pietro Di Vaglio,c’est lui. J.-L. D.Ed. Léo Scheer, « Lignes », 94 p., 12 ¤.

a OURS ET FILS, d’Hervé PrudonL’auteur de Cochin, chroniquemi-bras d’honneur mi-taoïste desmois de souffrances physiques etmorales au cours desquels il lutta

contre son cancer (qui vient de res-sortir en poche chez J’ai lu, 188 p.,4,50 ¤), avait imaginé l’autobiogra-phie de sa fille de 3 ans dans unlivre « supercherie pour ma superchérie » (J’ai trois ans et pas toi,éd. Verticales). Il fait à nouveau éta-lage de son goût des mots et de sonivresse de la dérision dans ce récitrétrospectif où un fils fait le bilande ses rapports avec un pèredépeint en vieil ours réfractaire quidénigre tout, revisite sa vied’« errances absurdes ». Redécou-verte d’un homme bien qui avaitmasqué ses sentiments d’« animaldomestique ». J.-L. D.Grasset, 296 p., 18 ¤.

a L’HOMME QUI FAISAITDES BOUSTROPHÉDONS,de Claude DauberciesLe boustrophédon est un mot ouune phrase qui veut dire quelquechose dans un sens et une autre

dans le sens contraire (« resucer-/recuser »). C’est à quoi s’adonneM. Léon, un retraité que passionneégalement le calendrier de La Poste,le facteur Cheval et la joie de « tripo-ter les mots », pour trouver aussi despalindromes, noms qui peuventêtre lus de droite à gauche ou degauche à droite (« Mon nom »). Lerécit ludique que tire ClaudeDaubercies, écrivain ardéchois de lalignée de Vialatte, est aussi réjouis-sant que les deux autres ouvragesqu’il vient de publier au Seuil, L’Al-manach de Georgette dédié aux« ménagères frondeuses » et aux« jardinières friponnes », et 999, Al’aube de rien du tout, roman medié-val où trois orphelins, dont le plusjeune est doté d’ouïes de poisson,cavalent à travers un monde barba-re digne de Bruegel, avec un chattélépathe. J.-L. D.Ed. Le Bon Albert (48260 Nasbinals),140 p., 18 ¤.

Au plaisir du romanesqueFrédéric Vitoux fait vivre le brutal basculement de son héros dans le monde des adultes. Philippe Claudel livre, dans la Franche-Comté du début du

XXe siècle, des variations sur les caprices du sort et des hommes. Vincent Engel situe au temps de la Révolution les espoirs idéalistes d’un fils d’aristocrate

SIXTIESCinéromande Robert Belleret.Ed. Sabine Wespieser,384 p., 21 ¤.

IL Y A UNde Gabriel Bergounioux.Ed. Champ Vallon, 248 p., 18 ¤.

LE MOYEN DE PARLERde Gabriel Bergounioux.Ed. Verdier, 238 p., 18 ¤.

LITTÉRATURES

a Bernard Ruhaud

VILLA SÉMIRAMISde Frédéric Vitoux.Seuil, 320 p., 19 ¤.

TROIS PETITES HISTOIRESDE JOUETSde Philippe Claudel.Ed. Virgile (15, rue Bachelier21121 Fontaine-lès-Dijon),88 p., 10 ¤.

LES ANGÉLIQUESde Vincent Engel.Fayard, 264 p., 18 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004/III

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Vertigineux AkounineUne enquête trépidante autour d’un texte perdu. Irrésistible

P ublié en 1892, en suédois eten russe, respectivement àStockholm et à Genève, un

an après la mort de son auteur, ilaura fallu plus de cent ans pourque paraisse en français Une nihilis-te, fulgurant roman de Sofia Vassi-lievna Kovalevskaïa (1850-1891).

Mathématicienne de génie – ellefut, à 24 ans, la première femmedocteur en mathématiques : unegageure en un temps où l’universi-té était réservée aux hommes –,cette fille de général se distinguaaussi pour la force et l’audace deses engagements. Engagementpolitique : la Commune de Paris luisemblant réaliser ses idéaux, elleforce les lignes prussiennes pourvivre l’événement ; engagementféministe aussi : elle prône lemariage blanc qui émancipe de tou-te tutelle masculine et impose àVladimir Kovalevski une unionchaste entre « frère » et « sœur »où l’amour de la science est le seulciment…

Engagement littéraire encore,puisque cette admiratrice de Dos-toïevski – sa sœur aînée, Anna, futmême fiancée à celui qui la pein-dra sous les traits d’Aglaïa dansL’Idiot – a laissé, outre des reporta-ges sur les hôpitaux parisiens etdes impressions de Suède, de pas-sionnants Souvenirs d’enfance,conçus comme une sorte de romand’apprentissage propre à entrer enrésonance avec Une nihiliste, brefroman posthume dont il existedeux versions manuscrites inache-vées (et aucune édition critique !).

« »L’héroïne, Vera Barantsova, y

partage avec la narratrice, brillantemathématicienne revenue à Saint-Pétersbourg auréolée de lauriersuniversitaires glanés à l’étranger,le rôle de double de l’écrivain.

Elevée dans une province où lesrevers de fortune d’une antiquefamille désormais désargentée semasquent mieux, jusqu’à l’aboli-tion du servage à l’hiver 1861, c’estsans guide que grandit Vera (dontle prénom, qui signifie « foi », ren-voie autant à d’authentiques héroï-nes « populistes », modérées (Zas-soulitch) ou extrémistes (Figner),qu’à des héroïnes littéraires [laVéra Pavlovna du décisif Que fai-re ?, de Tchernychevski (1863)].

Livrée à elle-même dans une pro-priété où l’ordre nouveau dérègleune mécanique ancestrale, elle esttentée par le pieux exemple desmartyrs chrétiens, lorsque l’arrivéed’un voisin, professeur relégué surses terres pour ses idées libérales,lui offre un mentor qui dessille sonregard. Eprise de Stepan Mikhaïlo-vitch Vassiltsev, la jeune fille choi-sit un engagement plus concret etéprouve bientôt au contact de cepenseur dont les lectures rappel-lent celles de Kovalevskaïa elle-même le « désir enflammé d’être uti-le à la cause ».

Privée de l’homme qu’elle aime –il est assigné à résidence dans unecontrée assez hostile pour précipi-ter son trépas –, Véra cherche àrejoindre l’armée clandestine deceux qui souhaitent la « destructiondu despotisme et de la tyrannie ».Elle y parviendra au prix d’uneabnégation absolue, victime offer-te à cette « cause » dont elle ne serésout pas à épouser la tentationdu terrorisme.

Kovalevskaïa combine avec unejustesse stupéfiante le roman psy-chologique (la dimension symboli-que qui lie la maturation du prin-temps à l’éveil de la conscience etde la passion de Véra a des accentsdarwiniens d’une troublante sen-sualité) et l’évocation sociopoliti-

que. L’intelligence de l’articulationentre l’onde de choc des réformesd’Alexandre II, de la « marche aupeuple » à la tribune inespéréequ’offrent les procès politiquesvisant à décapiter les courants nihi-listes, confère à ce magnifique por-

trait de femme, sainte laïque d’ungenre inédit, une incroyable densi-té. On comprend que le texte aitété exclu des œuvres de la mathé-maticienne, et n’ait pu paraître àMoscou qu’en 1906 ; moins qu’il aitfallu près d’un siècle de plus pour

que le lecteur français le rencontre.Recommandons seulement de nelire la préface – informée – deMichel Niqueux qu’après avoir luce bijou dont elle dévoile trop tôtles subtiles richesses.

Ph.-J. C.

E crire une lettre, pour MarinaTsvetaïeva, c’était préparerou continuer son œuvre de

poète. « Une lettre est une sorte decommunication de l’au-delà… » (àPasternak, en 1922). Une lettre nese fait pas à la demande, elle a lamême liberté incontrôlable que lerêve. Lorsqu’elle écrivait à Paster-nak ou à Rilke – les deux seuls écri-vains qu’elle ait considérés com-me de force égale à la sienne –ou à des hommes et des femmesqu’elle n’avait en général jamais(ou peu) vus, elle poétisait à l’ex-trême ses relations avec eux, fai-sait de chaque écrit une partie de

l’œuvre, lyrique, vibrante, exces-sive, se livrant avant tout à uneconfession de l’âme. Dans cettecommunion d’initiés, la personneréelle était oubliée. Atteint d’unemaladie mortelle, Rilke, devant cedéchaînement, ce refus catégo-rique de sa réalité à lui, se lassa etcessa de lui écrire.

Récemment, douze lettres deMarina Tsvetaïeva à une incon-nue, enseignante à Wilno et étran-gère au monde littéraire, ont étéretrouvées dans un grenier oùelles étaient restées cachées. Ellescouvrent un an de vie, de 1934 à1935. Fuyant la Russie soviétique,Tsvetaïeva s’était alors installéeen France. En juin 1939, elle de-vait retourner en URSS pour re-joindre son mari (qui sera arrêté,avec leur fille, ce même été). Eva-cuée de Moscou en Tatarie lors del’invasion nazie, elle se suicidapeu après, le 31 août 1941.

En 1934, elle vit en famille dansla banlieue parisienne. Elle estsans argent, sans contacts, sansavenir : « … Je bouscule les jours etsuis contente lorsqu’ils s’achèvent.Peut-être parce que je n’ai abso-lument pas d’avenir, que tout a

été » ; elle est harassée par le quo-tidien – repas, lessives, conduitesà l’école… –, elle se plaint de sesenfants, Ariadna et Gueorgi (sur-nommé Murr, en référence aurécit d’Hoffmann) ; déteste lemonde nouveau qu’ils ont adop-té, « la succession des réclames,des incitations, des vitrines, toute lamultitude gratuite et dépravantedes murs qui occultent – l’essen-tiel ». Elle, Tsvetaïeva, est deve-nue invulnérable, mais à partir dutout-senti, non de l’in-senti, cette« force manifestement moderne ».Sa fille, elle l’a déjà perdue, etpuis Aria est « un être harmo-nieux », trop différent d’elle. Pourgarder Murr, elle se bat « – pourmoi en lui ». Tirets, italiques,points d’exclamation se succè-dent : des silences qui explosentde violence contenue. Pas decompromis, pas de demi-mesures,mais des refus. Jamais elle n’avécu d’une « quelconque vie litté-raire ni d’une vie de groupe », làréside sa force. « Je ne suis pas unlittérateur » ou « je ne fais échoqu’au je ».

Entière, absolue, déchirée, elle

ne se soucie pas de plaire, ne seveut ni femme ni enfant, mais« un vrai être humain », monstreou miracle, c’est tout comme. Ellea l’art des formules lapidaires :« Je n’ai accepté d’amour récipro-que qu’avec un chien. » Il n’est paspossible que deux êtres aiment,« alors, c’est mieux si c’est moi(parce que moi – je sais mieux[aimer]) ». Pour l’heure, plusd’amour, mais de l’inspiration :en elle « du vide et du feu ».

Elle écrira encore quelquespoèmes. Aujourd’hui paraissentrassemblés nombre d’entre eux,parmi les plus lyriques : tous ceuxque comprenait déjà L’Offenselyrique (éd. Fourbis, 1992) ; ceuxqu’elle adressa à Sophia Parnok etqui étaient inclus dans Sans lui(éd. Fourbis, 1994) ; également lespoèmes publiés dans Marina Tsve-taïeva (éd. La Main courante,1992). Henri Deluy en offre unenouvelle présentation non pluspar ordre chronologique, mais parséries : « Pour Ossip Mandel-stam », « Poèmes pour Blok »,« Pour Akhmatova »… et les com-plète par d’autres poèmes, cer-tains inédits en français.

En janvier 1940, M. T. écrivait :« … Il était le pain, pour moi, / Et ilétait la neige. / Et la neige n’est plusblanche, / Et je n’aime plus lepain. »

Christine Jordis

E raste Pétrovitch Fandorineest en passe de devenir un desdétectives les plus fameux de

la littérature policière. Personnageapparu pour la première fois dansAzazel, formidable introduction àune science de l’énigme et du rebon-dissement dont les aventures ulté-rieures dans la Russie des derniersRomanov n’ont cessé d’attesterl’audace, Fandorine a désormais unhéritier. Moins brillant mais pluschanceux. Son propre petit-fils,Nicholas (son père a émigré enAngleterre pour y devenir SirAlexander : exit donc Nikolaï),venu, dans la Russie de Poutine,découvrir la terre de ses aïeux.

Est-ce pour compenser une filia-tion cultivée, comme certainesplantes de laboratoire, hors sol ? Lenaïf et long jeune homme, « maîtreen histoire », est devenu le spécia-liste de son propre ancêtre, lecapitaine Cornélius von Dorn, mer-cenaire allemand venu en 1675 se

mettre au service du tsar AlexisMikhaïlovitch et de son chancelierArtamon Matféiev, et disparu,comme son maître, en 1682 auhasard des troubles qui marquèrentla minorité de Pierre le Grand.

Venu récupérer la moitié perduedu testament de son lointain aïeul,Nicholas va découvrir avec stupeurla brutalité inouïe des mœursmoscovites à l’heure de la Mafiatriomphante. Une découverte qui lesidère davantage que jadis celleque fit von Dorn, même si tousdeux sont pareillement désarméspar un monde dont les règles leuréchappent et que leur généreusedevise, Honor primum, alia deinde(l’honneur d’abord, le reste en-suite), condamne a priori.

Arnaques, complots et manipula-tions, Boris Akounine s’en donne àcœur joie, maltraitant ses hérosavec une jubilation contagieuse,parodiant les romans d’espionnageen jouant des poncifs qu’il bousculesans relâcher jamais un rythmed’autant plus étourdissant qu’ilmène de front, chapitres pairs etimpairs, les deux épopées de vonDorn et de Fandorine, armantmieux son lecteur, par l’interaction

des deux destins, que ses pantinspour lever le coin du voile. A elleseule cette virtuosité suffirait à fairerecommander ce roman irrésistiblepar son tempo et son humour. Maisil y a plus.

Dans le sillage du Nom de la roseou du Songe de Scipion, le roman-cier fait d’un texte perdu la cléd’une énigme aux perspectiveseschatologiques. Pièce-leurre de la« Libereia » d’Ivan, bibliothèque dubasileus byzantin échouée auKremlin moscovite à la fin duXVe siècle, la Mathématique deZamoleï cèle un plus terrible secretencore. Il ne s’agit plus là, comme letraité d’Aristote chez Eco, d’un livresusceptible de contrarier l’emprisede l’Eglise sur le monde chrétien, nide donner à lire, comme à travers laleçon cicéronienne de Pears, la civili-sation comme une alliée de la barba-rie, mais d’un évangile déicide capa-ble de ruiner toute foi en Dieu. Untel abîme, brusquement ouvertsous les pas du héros comme du lec-teur, donne au vertige une grâce desursis illusoire. Du grand art assuré-ment, qui fait frémir au vu de l’im-placable inventivité d’Akounine.

Ph.-J. C.

Une âme vivePublié en 1892, le roman psychologique et politique

de Sophie Kovalevskaïa est un magnifique portrait de femme

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Tsvetaïeva, le vide et le feuUn an de vie de la romancière au travers de douze lettres retrouvées

LIVRAISONSa ÉTUDES ETMINIATURES,d’AlexandreSoljénitsyneCe volumese composede deux en-sembles detextes. Lepremier, quicomprenddix-sept pro-

ses, est daté des années 1958--1960 ; les onze proses suivantesont été écrites quelque quaranteans plus tard (1996-1998). Lesdeux époques puisent dans lamême inspiration paysanne et tra-ditionnelle de la Russie éternellecomme « terre natale ». Tel lac oufleuve, la foudre qui s’abat et fendun arbre, le village du poète Esseni-ne, la cloche d’Ouglitch qui annon-ce l’égorgement du tsarévitch et le« premier Temps des troubles »…Les textes des années 1958-1960donnent une impression de viva-cité et de fraîcheur. Elles semblentun peu égarées ou fatiguées dansles proses plus récentes. P. K.Traduit du russe par Lucile Nivatet Nikita Struve, Fayard, « Poésie »,86 p., 17 ¤.

a IMPRESSIONS D’ITALIE,de Vassili RozanovCertainement érudit, ce très beautexte se lit comme une prome-nade, littéraire tout autant qu’his-torique, même s’il ne s’agit paspour Rozanov de faire du tou-risme, mais bien plutôt d’observer« ce lieu de colossale énergie histori-que où réalisations, exploits, projets,génie, espoirs et désillusions se sontdéposés en couches successives ».Avec amour, « comme il sied à unorthodoxe », Rozanov s’interrogesur la place et le rôle du christia-nisme dans la société et ques-tionne l’esthétique des villes qu’ilvisite (Rome, Venise, etc.). Alorsqu’il souligne le génie et la libertéde Raphaël, il trouve Naples« bruyante, sale et impie ». Initiale-ment publiées, à l’aube du XXe siè-cle, dans la revue Le Monde de l’art,ces impressions sonnent égale-ment comme autant de réflexionssur le voyage. Ainsi que le noteRozanov : « Finalement, quand onreste chez soi, on ne voit rien, et,quand on se met à pérégriner, onvoit mal. » E. G.Traduit du russe, présenté et annotépar Jacques Michaut-Paterno, éd. duRocher, « Anatolia », 368 p., 25 ¤.

a L’HOMME RASÉ,d’Anatoli Marienhof« Le Russe ? Une chose vile et sotte.Absolument superflue. Une fantaisiegratuite de la nature. » La formuleest d’Anatoli Marienhof(1897-1962), ami de Sergueï Esse-nine et chef de file des « imaginis-tes ». Parallèlement à sa productionde dramaturge et à son travail descénariste pour Proletkino, le poètefit dans les années 1920 trois tenta-tives d’une prose autobiographiquesingulière tendant à retrouver l’es-sence profonde de la réalité, quitteà « dérider la surface ». Dans la brè-ve présentation qu’il fit pour uneédition étrangère, il confie avoir« réussi à conquérir le respect desconcierges », peut-être grâce à cetart de l’anecdote où il avoue avoir« puisé sa forme » : « J’adore les com-mères qui cassent du sucre sur le dosde leur prochain. La littérature fait lamême chose, mais avec moins detalent. » Après Roman sans men-songe et Les Cyniques, L’Homme rasé(1930) donc, où le narrateur exécuteson ami en le pendant au cordond’une portière pour un différendpoétique : des « tout petits vers auxtêtes narquoises et à queues blan-ches ». Un montage quasi cinémato-

graphique mais un ton cinglant etsatirique (l’obscurantisme conduit àconsidérer la poésie d’AleksandrBlok comme juste bonne à se tor-cher quand la belle Lydia Vladimiro-vna est « surchauffée de bonheur,comme une cabane de bain à la cam-pagne ») qui explique que le texteparut à Berlin, et en Russie seule-ment soixante et un ans plus tard. Adécouvrir d’urgence. Ph.-J. C.Traduit du russe par Henri Abril,éd. Circé, 136 p., 15,50 ¤.

a PASTORALE TRANSSIBÉRIENNE,d’Oleg ErmakovOn se souvient du terrible témoigna-ge que livra naguère Oleg Ermakovde la « sale guerre » d’Afghanistan(1979-1989) à laquelle il participa ensimple soldat (Récits afghans, AlbinMichel, 1991). L’absurdité du drameprenait tout son sens face à des pay-sages de rêve, concurrençant laforce nostalgique de la campagnerusse, réveillée au contact dumonde des steppes. C’est une foisencore la nature qui offre au hérosde cet écrivain, né à Smolensk en1961, le refuge où se perdre loin descodes humains qui le révoltent etdont il s’écarte avant d’en êtreexclu. Menée en trois temps, la

quête de Daniel Menchikov est unhymne à un univers miraculeuse-ment hostile à l’homme, donc apteà résister à sa soif de prédateur. Uneaventure initiatique d’une spirituali-té panthéiste qui évoque Thoreauou le Kurosawa de Dersou Ouzala,tiré des Mémoires de l’explorateurArseniev. Ermakov, qui fut gardeforestier dans une réserve prochedu Baïkal, puis d’une autre dans l’Al-taï, puise une fois encore dans sa viela matrice de son propos. Avec unbonheur intact. Ph.-J. C.Traduit par Yves Gauthier,éd. Jacqueline Chambon, « Métro »,304 p., 21 ¤.

a MA VIE VOLÉE,de Renée VillancherJurassienne, Renée entreprend, à laveille de ses 19 ans, le grand voyagepour l’URSS. Pour Yvan, soldat ren-contré aux dernières heures de laguerre, elle traverse, avec son bébé,l’Europe de 1946 et découvre queson héros a un autre foyer. Bloquéede l’autre côté du rideau de fer, elley passera « cinquante-sept ans sansvoir la France ». Il faut lire ce récitbrut d’une « vie de cauchemars »,d’une incroyable force. Ph.-J. C.Belfond, 192 p., 14,50 ¤.

LITTÉRATURES RUSSIE

« L’Arrestation d’un activiste », d’Ilya Efimovich Repin (huile sur toile, galerie Tretyakov, Moscou)

LETTRES DU GRENIERDE WILNOde Marina Tsvetaïeva.Traduit du russe et annotépar Eveline Amoursky,éd. des Syrtes, 140 p., 16 ¤.

L’OFFENSE LYRIQUEET AUTRES POÈMESde Marina Tsvetaïeva.Présentation et traductionpar Henri Deluy,éd. Léo Scheer/Farrago,268 p., 20 ¤.

ALTYN-TOLOBASde Boris Akounine.Traduit du russepar Odette Chevalot,Presses de la Cité, 480 p., 19,80 ¤.

UNE NIHILISTE(Nigilistka)de Sophie Kovalevskaïa.Traduit du russe et présentépar Michel Niqueux,Phébus, « Domaineromanesque »,176 p., 14,50 ¤.

IV/LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004

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L’atmosphère DelermArt et manière de l’auteur d’« Enregistrements pirates »

Préhistoire de l’écrivainLe premier livre de Yannick Haenel, élégant récit d’un apprentissage

C ertains premiers romansressemblent à des adieux.On prend congé non pour

se taire tristement ou pour mourir,mais pour commencer à vivre. Unevie invisible aux yeux du plusgrand nombre et qui a nom littéra-ture. Comme d’autres entrent enreligion, le futur écrivain embrasseles mots, promet fidélité aux phra-ses, puis se met au travail et seconsacre à sa gloire future.

Ainsi, Les Petits soldats ont-ilstoutes les caractéristiques, la mala-dresse en moins, d’un geste littérai-re inaugural. Publié en 1995, etrepris ici dans une « édition revueet complétée » d’une intéressantepréface, le premier roman de Yan-nick Haenel a été suivi de deuxautres (1). A n’en pas douter, il aacquis et formalisé, lors de ce pas-sage, l’esthétique qui est désor-mais la sienne. « La littérature, telleque je l’entends (…) est une manièred’affirmer cette expérience poéti-

que : vivre le monde comme catas-trophe et comme liberté. »

Les Petits Soldats racontent la for-mation du jeune homme, l’appren-tissage de cette « liberté », la pré-histoire, pour ainsi dire, de l’écri-vain. Nous sommes au début desannées 1980. Jean Dorseuil – le nar-rateur que Haenel s’est choisi –entre au prytanée de La Flèchedans la Sarthe, collège militairevénérable et prestigieux où l’espritde corps et la discipline sont juste-ment censés tremper et les espritset les corps…

Dorseuil ne choisit pas la révol-te, « alibi » à ses yeux de « la pirerésignation ». Dans ce « carmeladolescent », « pendant que,dehors, les garçons caressaient leventre des filles, pendant qu’ilss’étourdissaient à préparer leurs fris-

sons charnels », il opte pour levide, le « néant », la « désertion »intérieure. Mais le désert bruit demille voix : celle des livres. « Il mesemble avoir connu là, sans bruit,durant trois années, la vie flottanteet invisible des œuvres. » Là, se for-ge « une solitude nouvelle (…), pascelle du prytanée, pas celle des hori-zons bloqués, mais une autre solitu-de ».

Une « solitude » que YannickHaenel donne à éprouver dansune langue d’une grande élégance,traversée de réminiscences.

P. K.

(1) Introduction à la mort française (Gal-limard, « Le Monde des livres » du21 septembre 2001) et Evoluer parmiles avalanches (Gallimard, « Le Mondedes livres » du 18 avril 2003).

L e Baiser de l’Hôtel-de-Ville ? Lacélèbre photo de Doisneauest au cœur d’un roman en

noir et blanc de Philippe Delerm(Gallimard, « Folio », 162 p.,4,47 ¤). Une « petite musique dechambre étouffée », où les souvenirsdes années 1950 semblent surgirdes instantanés de Ronis et de Bou-bat, et qui pourrait, empruntant àRené Guy Cadou, s’intituler Monenfance est à tout le monde : un sep-tième roman, publié au Rocher en1993 et vendu comme les précé-dents à moins de 1 000 exemplaires.

Fervent lecteur de Proust et deLéautaud, Delerm a forgé samanière dans des livres singuliers etfragiles : du mélancolique recueilBonheur, tableaux et bavardages(1985) aux narquoises « chroniquesdu terrier » de l’égocentrique MisterMouse (Le Rocher, 1994). « C’est lapremière fois, remarque-t-il, qu’il yavait de l’humour dans ce que j’écri-vais. Il me semblait que cela aurait putrouver un public. »

La rencontre s’est produite en1997 (l’année où le Prix des librairesrécompensait Sundborn ou les joursde lumière, vibrante évocation despeintres scandinaves à Barbizon),avec La Première Gorgée de bière etautres plaisirs minuscules : un mil-lion d’exemplaires vendus à ce jour.Avec ces textes, d’abord publiés parRéda, puis édités par Bourgadier(éd. L’Arpenteur), Delerm atteignaitune sorte de perfection dansl’infime. Un numéro spécial de laNRF le rapprochait d’autres écri-vains minimalistes, Holder, de Cor-nière, Autin-Grenier, Ostende. Onpouvait évoquer une « filiation »avec Calet, Perros ou Follain.

« Curieusement, dit-il, les sujetssimples ne me sont venus qu’après unlong trajet d’écriture. Jean d’Ormes-son a intitulé un de ses livres Presquerien sur presque tout. La Premièregorgée pourrait s’appeler Presquetout sur presque rien. Lorsque je n’aipas de roman en cours, cette formebrève de deux pages et demie meconvient. » Après La Sieste assassi-née (éd. L’Arpenteur, 2001), Delerma publié en 2002 chez Fayard unbeau livre, Paris l’instant (avec desphotographies de Martine Delerm),

qui paraît au Livre de poche (150 p.,5 ¤) dans une édition très soignée.

Même forme brève dans ses Enre-gistrements pirates (Le Rocher,150 p., 13,90 ¤, et en version audioLire dans le noir, 2 CD, 16 ¤), kaléi-doscope presque romanesque, par-fois émouvant, souvent acide etmême un peu cruel. « Mon écriture,avec le temps, est devenue plus sèche,plus aiguë, moins musicale. J’ai l’im-pression que cela commande monregard sur l’humain. » Un art trèsvisuel : Delerm aime les dessins deFolon. Il est allé en Suède sur lestraces du peintre Larsson, ou àVenise pour admirer Longhi, qui,abandonnant les fresques, préférapeindre la Polenta.

Comme Mister Mouse, PhilippeDelerm s’interroge sur les livres quilui ont donné le goût d’écrire, cestextes « délicieux qui ne racontentpas grand-chose », ces inclassablesque l’on savoure : L’Inconnu sur laterre, de Le Clézio, Moi et ma chemi-née, de Melville. Ouvrages en frag-ments, par nature inachevés, etqu’on ne sait comment désigner : cli-mats, bavardages, séquences,atmosphères ?

Monique Petillon

S ’appeler Rebus pour un détec-tive, c’est déjà une manière deporter sa croix. Comment vou-

lez-vous être pris au sérieux avecun tel patronyme à mi-cheminentre le rebut et le rébus ? Il sembleque même son créateur, Ian Ran-kin, n’ait pas cru d’emblée à l’avenirde son inspecteur Rebus, ce en quoiil a eu tort, car le personnage estdevenu un des plus populaires duroman policier britannique et Ran-kin, du même coup, un auteur à suc-cès traduit dans le monde entier,« le maître du Tartan noir », commel’appelle James Ellroy.

Ian Rankin est né en 1960 dansune petite ville du Fife, en Ecosse. Ila publié quelques recueils de poè-mes, chanté dans un groupe punkavant d’écrire L’Etrangleur d’Edim-bourg, premier épisode des aventu-

res de l’inspecteur Rebus. Actuelle-ment, la série est publiée en Francepar les éditions du Masque tandisque le Livre de poche fait paraîtreparallèlement les premiers volumesqui n’avaient pas encore été tra-duits.

L’Etrangleur d’Edimbourg permetd’assister à la genèse du personna-ge et à la mise en place des élé-ments qui vont assurer le succès dela série. Le plus frappant est l’aspectludique du roman. Le titre anglais,Knots and Crosses, est un jeu demots qui évoque le morpion, ce clas-sique des jours d’ennui qui consisteà remplir une grille de ronds et decroix. Un jeu de société, une affaireoù les victimes sont choisies enfonction de leur nom pour consti-tuer une trame qui donne la solu-tion du rébus font de L’Etrangleurd’Edimbourg un puzzle littéraire oùles livres tiennent une place impor-tante. Le dénouement a lieud’ailleurs dans une bibliothèque. Ilest amusant de constater que IanRankin n’avait pas l’intention dedonner une suite aux aventures del’inspecteur Rebus tant il semblepressé dans ce roman de brûler tou-tes ses cartouches en multipliant lessituations classiques de la tramepolicière.

Il y a d’abord le personnage deRebus, policier atypique, très malvu par sa hiérarchie, qui ne lui

confie que les affaires les plus tor-dues, mélomane tendance rock,amateur de whisky (il a son circuitfavori des bars d’Edimbourg, digned’inspirer un office de tourisme).Divorcé, il entretient de mauvaisrapports avec son ex-épouse, ce quine lui permet de voir que trop rare-ment sa fille Samantha. Il y a aussile climat écossais. Le roman s’ouvre

sur une scène où Rebus se rend enpèlerinage sur la tombe de son pèreet profite de l’occasion pour rendreà l’improviste une visite à son frère,qui habite les environs. MichaelRebus est le contraire de l’inspec-teur, il possède une belle villa, unegrosse voiture et semble avoir réus-si en reprenant le métier paterneld’illusionniste. Ce que l’inspecteur

ignore, et c’est un mauvais pointpour un policier, c’est que son frèreMichael arrondit ses fins de moisdans le trafic de drogue. Un journa-liste a découvert le pot aux roses etcompte bien révéler un scandalequi ne manquera pas d’éclabousserle policier.

Et puis il y a l’enquête, bien sûr.Des gamines sont assassinées par

l’étrangleur, qui, à chaque fois,adresse à Rebus une enveloppecontenant des nœuds et des croixcomme autant d’éléments d’un jeude piste. La solution se trouve dansle passé de Rebus, un passé qu’ilpourra revisiter grâce aux talents deson illusionniste de frère, qui a misau point une sorte de thérapie parl’hypnose. Par la suite, Ian Rankingommera légèrement ce côté humo-ristique et abracadabrant pour seconcentrer sur l’exploration minu-tieuse des mystères d’Edimbourg.

« »Du fond des ténèbres tourne

autour de la réhabilitation d’un vieilhôpital, destiné à devenir le siègedu nouveau Parlement écossais, etde la découverte d’un cadavre dor-mant depuis de lustres dans sesmurs. « Edimbourg est un cadreidéal pour le roman policier, dit IanRankin. C’est une ville schizophrène.D’un côté, c’est la ville de l’histoire,des musées et de la royauté, mais enmême temps il y a le sentiment quederrière les murs épais de ses maisonsgéorgiennes il se passe toutes sortesde choses terribles. » En les dévoi-lant, Ian Rankin ne fait que s’inscri-re dans une longue tradition. Edim-bourg, après tout, n’est-elle pas laville du Docteur Jekyll et deMr Hyde ?

Gérard Meudal

Les petits jeux de l’inspecteur RebusLes enquêtes du policier créé par l’auteur Ian Rankin commencent à être traduites en France. L’occasion de découvrir

un personnage atypique, un peu limite, et de plonger dans les secrètes culpabilités de la société écossaise

LES PETITS SOLDATSde Yannick Haenel.Ed. La Table ronde,« La Petite Vermillon »,206 p., 8,50 ¤.

LIVRAISONSa MÉTROPOLIS,New Yorkcomme mythe,marché et paysmagique,de JeromeCharynIl aura fallu, autournant desannées 1980,que le célèbre

Isaac Sidel, commissaire bolcho,« abandonne » son créateur dansles rues du Bronx pour que JeromeCharyn se lance dans un projet engerme depuis près de quaranteans. Après deux ans d’enquêtes, derencontres, de déambulationsdans cet espace mouvant, sismi-que que constitue New York, l’écri-vain américain livrait une ode pas-sionnante et passionnée à cette vil-le qu’il a quittée avant qu’elle nel’étouffe. D’une écriture nerveuse,tendue, piquante – parfaitementrendue par la nouvelle traductionde Pascal Haas –, Charyn revisitel’histoire moderne de New York :celle des gangs de Times Squaredans les années 1920, des magi-ciens de Broadway (Douglas Leighou Roxy), de la bohème artistique

du Lower East-Side (CatherineTexier, Mary Boone, Julian Schna-bel…) ou encore celle de City Hallet de son « maire-golem », EdKoch, qui régna pendant douzeans… Indispensable pour qui veutappréhender cette ville dans sonmouvement perpétuel de cauche-mars et de rêves. Ch. R.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Pascal Haas, Le Livre de poche,« Biblio », 396 p., 7,50 ¤.

a PLAISIRS, entretiensde Dominique Rolinavec Patricia Boyer de LatourPlaisirs de la découverte d’uneœuvre, d’une vie, pour les uns ;plaisirs de retrouvailles enchan-tées pour d’autres ; plaisirs surtoutd’une conversation libre, joyeuse,rieuse à l’image de cette femmequi, depuis plus de soixante ans, asu lier avec bonheur les arts d’écri-re et d’aimer. De ce bonheur, deuxlivres de l’écrivain témoignent :son très beau Journal amoureux(Gallimard, « Folio », no 3525) ouencore le somptueux Jardin d’agré-ment (Gallimard, 1994), dont celivre d’entretiens, dans sa construc-tion, semble s’être inspiré. Pour sui-

vre le tracé d’une existence etd’une œuvre d’une insolente liber-té. Ch. R.Gallimard, « Folio », 288 p., 6 ¤.

a LE DIABLE BOITEUX, de LesageLe démon Asmodée – un spécia-liste de la luxure – a l’intéressantpouvoir de soulever les toits desmaisons pour observer ce qui s’ypasse. Bien avant François Mau-riac, Lesage a emprunté l’idée auxEspagnols : son Asmodée recenseau profit d’un jeune chevalier lesturpitudes et les ridicules d’unMadrid qui ressemble fort au Parisde 1707. Sans renouveler le genrede la satire, l’ironie mordante dulivre annonce les succès postérieursde l’auteur : Turcaret et surtout GilBlas. Les notes et les commentai-res, toujours pertinents, facilitentla découverte de ce classiquemineur. J. Sn.Présenté par Béatrice Didier,GF Flammarion, 308 p., 7,60 ¤.

a LE VOYAGE DE MONSIEURRAMINET, de Daniel RocherMonsieur Raminet semble toutdroit sorti d’un film de JacquesTati ou de Chaplin. Professeur de

droit à la retraite, tout juste titu-laire de son permis de conduire, cecousin éloigné de M. Hulot selance sur la route qui mène à Saint-Malo. En chemin, il rencontreJane, une auto-stoppeuse améri-caine délurée qui va quelque peuperturber les habitudes du vieuxgarçon. De cette rencontre naît unroad-movie littéraire cocasse etsavoureux, aux confins de l’ab-surde et de la poésie. St. L.Le Serpent à plumes, « Motifs »,236 p., 7 ¤.

a SOLDATS, de Leïla SebbarAlgérie, Cambodge, Bosnie, Tché-tchénie, Afghanistan, Palestine…conflits d’hier et d’aujourd’hui, àtravers sept nouvelles, commeautant d’instantanés arrachés à ladouleur – de la perte d’un fils, d’unmari (« Les Mères ») à l’horreurd’un enfant somalien qui agonise(« Somalie »), au fanatisme – LeïlaSebbar dit, avec des mots violents,heurtés, l’absurdité de la guerre, sabanalisation, et même son esthéti-sation… Un livre impitoyable etplus que jamais nécessaire. Ch. R.Seuil, « Points Virgule », 90 p.,3,95 ¤.

LIVRES DE POCHE LITTÉRATURES

Edimbourg

RENCONTRE

L’ÉTRANGLEUR D’ÉDIMBOURG(Knots and Crosses)de Ian Rankin.Traduit de l’anglaispar Frédéric Grellier,Le Livre de poche, 286 p., 6 ¤.Inédit.

DU FOND DES TÉNÈBRES(Set in Darkness)de Ian Rankin.Traduit de l’anglaispar Hélène Azoulay,éd. Le Masque, 528 p. 21,50 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004/V

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La part d’ombre de Laura« Heure noire », une nouvelle collection de policiers chez Rageot

Entrer en scènePour découvrir le théâtre, trois nouveaux textes à L’Ecole des loisirs

R éunis dans le CDI du collè-ge, assis sur des chaises ousur des tables disposées en

arc de cercle, comme une formuleretrouvée du théâtre antique – etnullement intimidés par la présen-ce des caméras ou des photogra-phes –, les élèves de 3e du collègeJean-Félix-Orabona de Calvi (Hau-te-Corse) ont inversé les rôles.Moins public que chœur polypho-nique, ils ont accueilli fin marsl’écrivain sarde Marcello Fois enlisant un long passage de sonroman Dura Madre (1), aumoment où Gallimard sortait sonpremier roman destiné aux adoles-cents, Sola Andata, paru en 1999.

Venu en Balagne à l’invitationd’U Svegliu Calvese pour la pre-mière édition de Si u mare fussiinchjostru è a rena carta bianca…,un face-à-face littéraire d’auteursméditerranéens « entre dit etécrit » (2), Marcello Fois renouaitlà avec une pratique de contactdirect avec les jeunes lecteurs quiest à l’origine même de Sola Anda-ta. Devenu pour le lecteur fran-çais Ce que tu m’as dit de dire, letexte est, du reste, dédié aux éco-

liers, collégiens et lycéens de SanDonato de Bologne – la ville oùvit Fois –, rencontrés quotidienne-ment à la bibliothèque du quartieret qui lui offrirent « des élémentsauthentiques pour inventer cettehistoire et les mots pour la racon-ter ».

L’argument ? Un match comp-tant pour le championnat interpa-roissial de water-polo, organisépar le prêtre-entraîneur don Sazzi-ni, conduit trois copains, Renard,Claudio et Denis, à lutter dans deséquipes adverses. L’instant de véri-té – puisqu’il ne peut y avoir troisvainqueurs – est plus crucial enco-re lorsqu’au terme d’une partieserrée Renard, gardien des bon-nets bleus du Libertas, bloquedans les dernières secondes un tirde Denis, bonnet blanc de la ProJuventute (3).

Convaincu que son ami a triché,Denis ne décolère pas et refusetoute réconciliation dans les ves-tiaires. Pis, il épie son camaradesous la douche et croit tenir sarevanche : affirmant à Claudioque Renard s’est masturbé danssa cabine, il invente un scénariooù son ancien ami tient le rôle dusuborneur, agresseur tentant decorrompre ses copains à force depropositions indécentes. Si le men-songe ne prend pas, rapidementéventé par le prêtre perspicace, lacolère de l’adolescent reste intac-te, la fureur face à la lâcheté du

monde des adultes, incapables derépondre sur les seules questionsqui vaillent (la loyauté, le sexe,l’amour, la cruauté), relayant larévolte contre l’échec sportif. Siles deux rivaux trouveront le justeterrain de l’inévitable règlementde comptes, la question centralede l’exigence de vérité reste ouver-te.

« Qui a dit que l’enfance est uneépoque agréable ? Il faut sans cesseprotéger ses arrières. Se défendrebec et ongles. L’enfance n’existepas, elle est absurde. Elle consiste àtenter et à échouer. Elle consiste àdépendre… » Comment s’en sortirquand les jeunes sont dans lemême temps « frappés par la fai-blesse des adultes plus que par leurforce » ? Quand une anecdote (lamère de Denis ment devant lui àune collègue et s’insurge de sasanction morale : « Dans cette mai-son, c’est moi qui décide de la véri-té ! hurle-t-elle en essayant de[l’]attraper par les cheveux ») son-ne le glas des espérances protectri-ces ?

Peut-on croire à des vérités offi-

cielles ? Accepter une vérité possi-ble est déjà bien assez délicat.Absorbé dans un dialogue qui trai-te du cœur même de sa démarche– le choix de l’énigme policièredans les cycles de ses romans« adultes » le prouve assez –, Mar-

cello Fois est presque plus imperti-nent encore que son jeune public,s’exerçant, avec une vivacité de far-fadet, à déjouer toutes les certitu-des confortables. Ne confie-t-ilpas aux jeunes Balanins soucieuxde savoir s’il écrivait déjà à leurâge – et dans quelle langue : l’ita-lien de l’école ou le nuoresi queparlait sa famille – que son premierroman, Picta, qui lui valut, à32 ans, le prix Calvino, reprenaitbeaucoup de séquences écrites dèsl’âge de 14 ans. Ce juvénile moteurde contestation ne l’a toutefois pasconduit à renoncer à la languedominante. « Le sarde a un bassin

de réception trop étroit. Et d’abordquel sarde ? Il y en a presque autantque de micro-régions ! ». Une leçonque les jeunes Corses, trop concer-nés, n’osent commenter. Lui seveut une « éponge », imbibée de la« musique du monde ». « Coureurde fond plus que sprinter », il tendvers une vérité éthique qui l’écartedes compétitions. Epargné ensomme par les formatages descodes adultes. L’art d’être un maî-tre à force de retrait.

Ph.-J. C.

(1) Paru en français sous le titre moinsconcis, Ce que nous savons depuis tou-

jours (« Le Monde des livres » du29 août 2003).(2) Du 24 au 27 mars, Marcu Biancarel-li recevait Marcello Fois, et deux spec-tacles inédits encadraient la confronta-tion littéraire, Bella Sterpa : la Corse,une histoire de famille, pièce écrite encorse par Biancarelli, le metteur en scè-ne Orlando Forioso et les acteurs eux-mêmes, le 24, et Tamburini, textesécrits et dits par Marcello Fois avecchants et musique du Cuncordu d’Oro-sei.(3) Saluons la formidable jaquette del’édition française, signée Anne Cathe-rine Boudet qui illustre remarquable-ment le propos sportif.

A 16 ans, alors qu’elle estencore lycéenne en secon-de, Agathe a conquis la gloi-

re en devenant « la plus jeuneromancière de France », selon l’ex-pression d’un magazine. Son livre,Meurtre au lycée, a non seulementété accepté par un grand éditeur,mais il rencontre un véritable suc-cès. Il y aurait de quoi perdre latête, mais Agathe possède cetteaisance naturelle que donnent l’ab-sence de soucis matériels et la certi-tude d’être aimée. Ses parentssont riches et cultivés, son petitami Guillaume est charmant et ellesemble faite pour attirer l’amitiéde tous ceux qui l’entourent.

Sa meilleure amie, Laura, est enrevanche tout le contraire : élèveterne, gamine timide et mal danssa peau, angoissée par des problè-mes familiaux. On apprend pour-tant assez rapidement que c’estLaura qui a écrit Meurtre au lycéeet que les deux amies ont montéd’un commun accord cette super-cherie littéraire pour ménager la

timidité de Laura tout en assurantadroitement une meilleure promo-tion du livre.

Rien de bien grave en somme,jusqu’au jour où Agathe meurt,renversée par une voiture sous lesyeux de son amie Laura. C’est peut-être un accident, plus vraisembla-blement un meurtre, puisque Aga-the depuis quelque temps recevaitdes menaces sous formes de SMSsur son téléphone portable. Sepeut-il qu’il y ait parmi les profes-seurs du lycée un écrivain raté suf-fisamment jaloux des succès d’unegamine pour vouloir l’éliminer oufaut-il envisager d’autres pistes ?

Laura tente de découvrir la véri-

té, mais son rôle est plus complexeque celui de l’enquêteur classique.D’abord parce qu’elle se sent unepart de responsabilité dans la mortd’Agathe, ensuite parce qu’elle n’apas dit toute la vérité et pas seule-ment au sujet de la part qu’elle aeffectivement prise dans la rédac-tion du roman. Ce jeu entre la fic-tion et la réalité, cette part d’om-bre chez Laura dont on assiste à lamétamorphose donnent une singu-lière gravité à ce roman policier.

Meurtre au lycée est l’une des

quatre nouveautés de la collection« Heure noire » chez Rageot,laquelle succède à « Cascade poli-cier ». Parmi les autres titres de cet-te première livraison, Panique auxurgences, de Brigitte Aubert etGisèle Cavali (160 p., 7,10 ¤), estl’histoire d’un adolescent quimène une enquête dans des condi-tions particulièrement délicates,puisqu’il est cloué sur un lit d’hôpi-tal, les yeux bandés, cerné demenaces auxquelles personne neveut croire, et cela pour avoir étéle témoin d’un assassinat. L’Oiseaude mort du cap Horn, de Jean Mer-rien (224 p., 7,30 ¤) reprend la tra-dition du roman maritime enmêlant un récit de vaisseau fantô-me à une série de crimes bienréels. Enfin, pour clore cette pre-mière, Christian Grenier proposeavec Simulator (256 p., 7,30 ¤) unenouvelle aventure de son héroïneLogicielle.

Notons que la collection « Heu-re noire », qui s’adresse à deslecteurs de 10-12 ans, reprend éga-lement les romans parus en « Cas-cade policier » dont l’excellentWeek-end mortel, de Jean-PaulNozière. Douze titres sont actuelle-ment disponibles.

G. Ma.

L ’Ecole des loisirs publie ceprintemps, dans sa collection« Théâtre », trois nouveau-

tés françaises. La plus poignante,Cérémonies, de Dominique Paquet(64 p., 6,50 ¤, dès 12 ans), se lit com-me un excellent roman. Dès les pre-miers échanges, le lecteur estemporté par ce texte bienconstruit et bien écrit. Echangesviolents comme des coups, entreRazou et Radieux, deux garçonsdu même âge réunis par la mêmegalère : abandon au berceau, Assis-tance publique, adoption sansamour, corrections à la ceinture,peur, impuissance…

Razou, lui, n’a pas encaissé cetteaccumulation de souffrance, men-tale et physique. Il est devenumaboul, menteur, haineux, il n’ar-rive plus à parler : « Si je pleure, ilcontinue. Il me désosse comme unjambon. Avec tous ces coups, je neretiens rien. Tout sort de mes boyauxtellement j’ai peur. Les mots sont sor-tis de moi et ne sont plus revenus.J’ai oublié les règles de la vie hu-maine », dit-il en se souvenant deson père adoptif.

Alors, l’adolescent broyé, « sul-faté au malheur », a trouvé uneéchappatoire. Un rituel, qu’il im-pose à son copain d’infortune,

Radieux. Ligoté, victime à sontour, il est sommé de lui inventerdes vies, vraies ou fausses, peuimporte pourvu qu’il parle, qu’ildise des mots, qu’il lui trace un des-tin. L’affaire, évidemment, finitmal.

« » « »La première pièce de Nadine

Brun-Cosme est aussi un excellenttexte. Et moi et moi (48 p., 6 ¤, dès9 ans) est un cri. Une revendicationdu droit à exister de « La Tiotte »,sœur jumelle de « La Grande »,née une heure plus tôt. La Tiottesouffre du désintérêt de sa mère,qui n’a d’yeux que pour l’aînée.

L’auteur enchaîne les tableaux,visuels et brefs, et réussit à expri-mer toute la palette des sentimentsde chaque personnage, de la gran-de solitude de La Tiotte à la pléni-tude des retrouvailles, en passantpar l’indifférence de la mère, l’égo-ïsme et la méchanceté de La Gran-de. D’une rencontre avec un jardi-nier, La Tiotte trouvera la voie àemprunter pour enfin attirer leregard de sa mère et faire taire lajalousie de sa jumelle. Nadine Brun-Cosme a imaginé une chute en for-me de happy end qui n’enlève rienà l’extrême justesse de ce texte.

Avec Mais où est donc Mac Guf-fin ? (64 p., 6,50 ¤, dès 12 ans), Eugè-ne Durif fait entrer le jeune lecteurdans la fabrique du théâtre et pose,scène après scène, en mettant enjeu un groupe d’apprentis comé-diens, une partie des questions quesoulève l’art dramatique : qu’est-ceque le jeu ? Comment jouer juste ?comment dire un texte ? Commentl’interroger ? Comment jouer àdeux ? À plusieurs ? Eugène Durifdonne quelques clés sur l’art ducomédien et de la mise en scène, àcommencer par le choix, plus oumoins direct, des noms de chaquepersonnage : le menteur en scène,l’apeuré, l’acteur frimeur, le livres-que…

L’Ecole des loisirs n’est pas leseul éditeur à aborder les arts de lascène – Actes Sud et Flammarion lefont également. Mais cette collec-tion de très bons textes est un excel-lent support pour qui veut s’es-sayer au théâtre.

Catarina Mercuri

e Signalons également deux pièces,plus anciennes, d’auteurs étrangers,Œil pour œil, de l’Iranien Gholâmhos-sein Sâedi (64 p., 7,50 ¤, dès 9 ans),et Huit ans, du Lapon-Suédois BörjeLindström (64 p., 7,50 ¤, dès 8 ans).

Marcello Fois l’impertinentL’exigence de vérité est au cœur du premier roman

destiné aux adolescents de l’auteur sarde

-

MP Pub le Monde 378?? 6/04/04 11:36 PaMP Pub le Monde 377?? 31/03

LIVRAISONSa LE PAYS DUBOUT DU LIT,d’AlexandreRévérendA la veilled’une graveopération,Côme décidede déserter celit d’hôpitalqu’il « habite »

à présent. Le crâne lisse et nu, perdudans un pyjama rayé, il fuit le com-bat face au crabe qui le dévore. Lesalut, il l’attend du fond de son lit,où un passage secret lui livre un fas-cinant théâtre d’ombres, entre desdraps tendus comme autant de cloi-sons-remparts où se jouent la nais-sance et la mort. Dans cette quêtepathétique, d’une tendresse plusempathique que compassionnelle– le trait de Georges Lemoine faitécho à la délicatesse de plumed’Alexandre Révérend –, Côme croi-sera un assassin inquiétant, trois deses victimes en quête de lumière, unfantôme de patricien mort à Pom-

péi, ou encore un doudou défraîchi,seul capable de renvoyer Côme ducôté de la vie… Cette fable juste etpaisible, malgré la gravité du pro-pos, est une leçon de sagesse quisait ménager des moments d’hu-mour et de belles métaphores surles mystères de l’existence. Commeun hommage à l’Alice de Carroll,dont Révérend, chanteur-conteurd’un raffinement exquis, fut aussi letraducteur. Ph.-J. C.Gallimard, « Giboulées »,160 p., 15 ¤. Dès 10 ans.

a LE BIEN ET LE MAL, C’EST QUOI ?LES SENTIMENTS, C’EST QUOI ?LA VIE, C’EST QUOI ?d’Oscar BrenifierPenser devient un jeu d’enfant sousla plume alerte du philosophe OscarBrenifier. Chacune des grandesinterrogations évoquées suscite denouvelles questions qui, elles-mêmes, en amènent d’autres sousla forme d’un « oui, mais » quiouvre des pistes mais ne tranchejamais. « La pensée est un chemin

qui ne connaît pas de fin », prévientl’auteur qui veut à la fois aider lesenfants à juger par eux-mêmes, etfournir aux parents un outil de dialo-gue. Les illustrations – de ClémentDevaux, Serge Bloch et JérômeRuillier – sont à la hauteur du texte,renforçant la dimension ludique decette nouvelle collection. C. Me.Nathan, « Philozenfants », 96 p.,12,95 ¤ chacun. Dès 7 ans.

a M’AIMER, de Christophe HonoréIl s’était promis de ne plus écrirepour la jeunesse et il a « rechuté ».Tant mieux ! Puisque, avecM’aimer, Christophe Honoré resteun des plus intéressants des auteursjeunesse. Anton a la délicate posi-tion du fils de l’écrivain, un de cescurieux adultes « euphoriques et cré-tins » lorsqu’ils terminent un livre.Mais l’indulgence de mise n’est pluspossible lorsque votre père, qui d’or-dinaire met en scène un héros quivous ressemble, lui préfère une sor-te de pantin inhumain et arrogant.Cette trahison fait douter de tout. Si

ce qui compte le plus au monde, cesont les livres, Anton a perdu sonpère. Pour le retrouver, ne restentque le crime et la complicité. Undouble enjeu littéraire qui transfor-me la tragédie en naissance. Celle,dans l’urgence, d’un écrivain en ger-me. Comme gage d’une filiationrenouvelée. Radical. Ph.-J. C.Illustrations d’Alan Mets, L’Ecole desloisirs, « Mouche », 72 p., 7,50 ¤.Dès 7 ans.

a POURQUOI PLEUT-IL DE HAUTEN BAS ET PAS DE BAS EN HAUT ?de Stéphane Malandrinet Christine DestoursD’un jeu qui éprouve la logique laplus admise, cet album fait une fêtede l’esprit et de l’œil. De déductionen déduction, la démonstrationretombe, par l’absurde, sur ses pat-tes, et la fantaisie des traitementsgraphiques fait de cette leçon dephysique déjantée une des bellessurprises du moment. Ph.-J. C.Ed. Thierry Magnier, 32 p., 13 ¤.Dès 3 ans.

Accompagné d’U Concordu d’Orosei, Marcello Fois (à droite) lisant ses textes en scène, à Calvi, le 27 mars

MEURTRE AU LYCÉEde Geneviève Senger.Ed. Rageot, « Heure noire »(6, rue d’Assas, 75006 Paris)160 p., 10 ¤. Dès 11 ans.

JEUNESSE

CE QUE TU M’AS DIT DE DIRE(Sola Andata)de Marcello Fois.Traduit de l’italienpar Nathalie Bauer,Gallimard, « Scripto »,128 p., 7,50 ¤. Dès 12 ans.

VI/LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004

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L’œil singulier de Martin ParrParution en français de la première monographie sur le photographe anglais

Plonger l’objectif dans la plaieEugene Richards et la « pourriture particulière » de l’époque

I l aimait photographier les fem-mes, surtout la bourgeoise pari-sienne – ses désirs, ceux des

hommes. La sortie ou la rééditionde cinq livres permettent de mieuxcomprendre Helmut Newton, mortle 23 janvier, à l’âge de 83 ans. Desaisir la cohérence d’une œuvre for-te, constituée de vues de mode, deportraits, de nus, de faits divers, quien font un témoignage impitoyablesur le monde occidental des cin-quante dernières années.

Work est sans doute le livre leplus complet sur l’œuvre de New-ton. Publié à l’occasion de l’exposi-tion que Berlin lui a consacré en2000, il est de nouveau disponible.Mrs Newton est le récit, textes etimages, captivant, en anglais, quesa femme June, plus connue com-me photographe sous le nom d’Ali-ce Springs, consacre à leurs cin-quante ans de vie commune,d’échanges créatifs. Il y a encoreSumo, le livre-objet hors normes(70 × 50 cm, 35 kg), dont les der-niers exemplaires voient leur prixgrimper de 3 000 ¤ à 5 000 ¤. Et Tas-chen, son principal éditeur, annon-ce pour fin mai Sex and Lanscapes(Sexe et paysages).

On retiendra surtout l’Autopor-trait d’Helmut Newton. Car le pho-tographe n’avait jamais vraimentpris la plume. Dans ce livre de petitformat, d’abord à lire, rehausséd’images de famille et de quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, Newtondévoile beaucoup sur son enfance àBerlin, ses premiers instantanés degamin comme Lartigue, son appren-tissage dans le studio d’Yva, sa fuite

de l’Allemagne nazie, ses premièrescommandes pour un journal de Sin-gapour, les années de soldat en Aus-tralie durant la guerre, sa rencontreet sa relation avec sa femme June,ses vingt-cinq ans de collaborationavec le magazine Vogue. Jusqu’àl’ouverture programmée d’une Fon-dation Newton, à Berlin.

C’est un livre sensible, plus« jeté » sur le papier que raisonné.Helmut Newton commence par unsouvenir nocturne. Il a 4 ans. Ilrevoit sa nounou « à moitié dévêtuedevant un miroir », puis sa mère,portant une combinaison en satin,exhalant le parfum Chanel nº 5, quil’enlace dans son lit. « C’était alors àmes yeux la plus belle et la plus désira-ble des femmes. » Les femmes, ledésir, le sexe, mais aussi la volontéinébranlable de devenir un grandphotographe sont au centre d’unlivre proche du recueil de souvenirsqui dit aussi « un métier de vivre ».

Il en sort un personnage atta-

chant et agaçant, que l’on ressentdans ses images : un mélange d’opti-misme et d’égoïsme, de narcissismeet de provocation. Une fascinationpour le quotidien, mais qu’il obser-ve avec distance. Il ne s’apitoie pas– ni devant son malheur ni devantcelui d’autrui –, pense que demainsera meilleur, pense plus à vivre lemonde qu’à le changer. « Je hais lesresponsabilités », écrit-il. Ou enco-re : « Quelles que soient les circons-tances, je ne pense d’abord qu’àmoi. » Mais il n’est pas de ces courti-sans qui intriguent auprès des

puissants pour grappiller quelqueavantage.

Personne ne lui dicte sa condui-te. Il photographie les gens qu’iladore et déteste. Le juif allemandqu’il est rencontre Leni Riefenstahl,qu’il qualifie de « fana de Hitler »tout en admirant son travail.

Les pages sont belles sur sonenfance à Berlin, où il naît en 1920,grandit dans une famille de com-merçants aisés. Il est un enfant sur-protégé, fragile, colérique. Il « exè-cre » l’école. « J’étais insupportable

mais mignon. » Il court les filles, seplonge dans des livres d’Esope,Andersen, Grimm, puis Schnitzleret Zweig, mais aussi les magazinesillustrés et coquins. Il retiendra deses lectures la conviction qu’uneimage de sexe ou de dominationdoit suggérer et non montrer.

« L’allemand possède un termemerveilleux, schwül, pour désignerces histoires torrides, très érotiques,extrêmement sensuelles. Rien ne figu-rait jamais en toutes lettres, maisc’était assez explicite pour que je

comprenne ce dont il s’agissait. » Ilraconte son père et sa mère, lenazisme qui va détruire sa famille.Avec retenue, convaincu que le sen-timentalisme est un piège à la lucidi-té, à la création.

Travailler comme un acharnépour devenir le meilleur. Mais aussiprendre du plaisir – il exhibe dansle livre ses voitures successives,Bentley en tête. Helmut Newtons’affiche en « homme pressé »,comme le personnage de Morand.« Un reportage de plus de trois jours

ne m’intéresse pas. Trois jours, voilàla limite de mon attention. » Il a rési-dé dans plusieurs pays, partageantson temps entre Monaco (payermoins d’impôts) et la Californie (lesoleil). « Eternel loup solitaire, pasde studio, juste un bureau, une secré-taire, un assistant. »

La première partie du livre estbiographique. Dans la seconde, àtravers quarante récits courts, drô-les et illustrés, Newton décrypteses images, sa méthode, sesfameux Big Nudes (des femmeshabillées puis nues, dans la mêmeposition, en grand format), quel-ques grandes rencontres donnantlieu à des portraits (Thatcher,Schröder, la reine d’Angleterre,Chirac, Dali), ses influences (Mun-kacsi, Brassaï, Weegee, Strohei-m…), ses conceptions sur la techni-que, le tirage, le commerce de l’art,la pornographie. Et puis toujoursParis comme théâtre naturel de sonœuvre pour que ses images soientau plus près de la violence duquotidien.

Michel Guerrin

e Autoportrait, d’Helmut Newton.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parAnatole Muchnik, éd. Robert Laffont,312 p., 21 ¤.e Mrs Newton (texte en anglais), éd.Taschen, 256 p., 29,99 ¤.e Work, textes de Françoise Marquetet Manfred Heiting, éd. Taschen,282 p., 29,99 ¤.e Sumo, éd. Taschen, 480 p.,5 000 ¤ à partir du 1er mai.e Sex and Landscapes, éd. Taschen,29,99 ¤ (en librairie fin mai).

I l y a deux ans, les éditions Phai-don publiaient en anglais la pre-mière grosse monographie sur

le photographe anglais Martin Parr.La version française est aujourd’huidisponible. Elle est indispensable,tant le livre est à la hauteur d’unartiste qui saisit comme personneles bouleversements de l’hommeoccidental et les signes ordinairesd’une standardisation des compor-tements.

Le livre est innovant avec sa cou-verture (sans photo) qui évoqueautant l’album photo des famillesque le journal intime. Il réunit tren-te-cinq ans d’images, en noir etblanc puis en couleur, depuis sespremières photos à la fin desannées 1960, dans un restaurantfish and ships, sa première installa-tion remarquable d’images,« Home Sweet Home » (1972), etpuis toutes les séries colorées : pla-ge de Brighton, touristes, nourritu-re, supermarchés, habitat, « coût de

la vie », couples qui s’ennuient, etc.Le livre est également riche en docu-mentations et index qui éclairent lesœuvres. Sont également reproduitsdes objets qui appartiennent au col-lectionneur Parr et renvoient à uneœuvre qui joue sur l’accumulation(papiers peints, assiettes, transis-tors, cartes postales, pin’s, etc.), ain-si que la trentaine de livres précé-dents, plus proches du fanzine quedu coffee table book.

« »La version française de ce livre est

aussi indispensable en raison du tex-te de Val Williams. Un texte limpideet de haute tenue, qui démarre enlettres dorées dès la couverture,pour se répandre dans les six chapi-tres chronologiques. L’auteur a lemérite d’ouvrir l’analyse de l’œuvre,de l’inscrire dans le contexte biogra-phique de Parr et artistique de l’épo-que, de l’évaluer par rapport à l’évo-lution du statut de la photographieen Grande-Bretagne et aux muta-tions du pays – son parallèle entrela politique de Margaret Thatcher etla réussite de Martin Parr est à cetitre convaincant.

Cela faisait longtemps qu’on

n’avait pas aussi bien décrit la façondont un artiste se façonne, iciautour d’une « exigence documen-taire ». Dans le chapitre sur « lesvrais débuts », Val Williams montrecomment cet « outsider » des clas-ses moyennes a fait son trou, digèrel’héritage du Britannique BillBrandt ou de l’Américain GaryWinogrand, opère une jonctionentre une nouvelle école documen-taire, l’héritage du pop art, la criti-que de la « belle image » par desartistes conceptuels, les impassesdu photoreportage. Tout cela est engerme dès 1967, ce qui fait voler enéclats l’image d’un artiste opportu-niste qui jonglerait avec les modes.

Val Williams va plus loin et renver-se avec gourmandise la lecture poli-tique partout répandue de l’œuvre :Martin Parr serait le critique social– cynique ou lucide – de la sociétéde consommation. Faux, ditl’auteur. Parr ne se moque pas tantdes modestes classes moyennes quedu refus des décideurs de regarderle monde en face. « La photographiede Martin Parr est gênante car, parde nombreux aspects, elle fait ressor-tir ce qu’il y a de pire en nous. »

M. G.

M éfiez-vous du titre char-mant : Le Gros Bébé etautres histoires. Car les quin-

ze histoires en question, que racon-te l’Américain Eugene Richards aumoyen d’images en noir et blanc etde textes, sont vraies et atroces. Oùil est question de familles, peupleset personnes disloqués par la dro-gue, la misère, la violence ou encorede blessés de guerre, de maladesincurables, de handicapés mentaux,de vieillards agonisants. Pour finirsur le récit de la mort des propresparents du photographe. Mêmedans l’unique histoire « heureuse »,la naissance d’un bébé, le couplesemble dévasté.

Les connaisseurs d’EugeneRichards ne seront pas surpris. Dèsla fin des années 1960, ce membrede l’agence Magnum photographieles gens démunis à Dorchester (Mas-sachusetts), puis sa femme atteinte

du cancer, la drogue des ghettosnoirs, la pauvreté en Afrique…

Dans son nouveau livre, alorsqu’il accompagne un policier à l’en-terrement d’une collègue tuée enservice, Richards écrit que ses pho-tos « renvoient à la pourriture parti-culière de notre époque : un hommenoir à genoux contre une voiture depolice ; des cadavres sanguinolents ;une jeune mère fumant du crack tan-dis que son bébé, allongé sur le mêmelit à quelques centimètres d’elle, agiteles bras en pleurant ». Ces reporta-ges ont souvent été commandés pardes magazines durant la dernièredécennie. Et n’ont pas toujours étépubliés. Pour le livre, EugeneRichards leur a adjoint des textes,écrits à la première personne, dontles titres, la structure, le style, sontplus proches de la nouvelle et de lafiction que du récit journalistique.

Il en résulte un dialogue texte-images passionnant, assez inédit.Richards trouve une distance poéti-que dans les mots qui nuance l’impli-cation des images, parfois difficilesà soutenir, souvent étouffantes.Richards rend mal à l’aise par safaçon de coller au sujet, de plongerson objectif dans la plaie.

Ce livre épais et pesant s’ouvreavec l’histoire d’une famille noiredont le fils, douze ans, est en prisonpour avoir assassiné un gamin decinq ans. Richards partage du tempsavec la famille pour comprendre. Ilvoit le père, « bourré », violenter safemme, ses enfants, son petit-fils.Tout le monde pleure. Richards s’in-digne, l’écrit, prend des photos, ten-te de calmer le père. « Je ne sais pasau juste si je l’ai arrêté ni comment. »Il est voyeur et s’en inquiète, injecteson voyeurisme au lecteur, qui nesait plus où est sa place, sa responsa-bilité, la réalité dans ce récit duchaos.

M. G.

Plongée dans l’intimité d’Helmut NewtonLa sortie ou la réédition de cinq livres consacrés au sulfureux visionnaire est l’occasion de pénétrer au cœur de son œuvre.

Prenant lui-même la plume dans « Autoportrait », l’artiste dévoile beaucoup de son itinéraire et de sa personnalité agaçante et attachante

,

’«

»,

.

LIVRAISONSa L’AFRIQUE ÀPOINGS NUSde PhilippeBordasC’est un sacrébon livre, capti-vant, qui révè-le des surprisesà chaque page,tant il four-mille d’images,

textes, dessins, peintures, cartes pos-tales… Philippe Bordas racontedans cette somme épaisse et africai-ne les boxeurs du Kenya et les lut-teurs du Sénégal. Deux concep-tions, deux parties : rigueur étouf-fante de la boxe avec gants dansune salle obscure, liberté et violencede la lutte à mains nues et en pleinair. Mais un seul projet : « Il n’estpas question de sport. Il n’y a pas devainqueur. Il n’y a pas de vaincu. Iln’est question que du rituel des hom-mes désignés à combattre. » PhilippeBordas, portraitiste réputé, mêle le

noir et blanc et la couleur, la chair etle décor qui dit l’histoire des lieux. Ilfait partager sa passion pour unvoyage photographique qui lui apris quinze ans.Seuil, 352 p., 60 ¤ (en librairie le 7 mai).

a CLEMENS KALISCHER,d’Alain D’HoogheClemens Kalischer est un de ces« hommes invisibles » de la photo-graphie, que l’on découvre aprèsdes années d’obscurité. Cette miseen lumière, méritée, est orchestréepar Alain D’Hooghe dans un livresoigné. Cet Allemand né à Lindauen 1923, quitte son pays en 1933,découvre les images d’André Kerté-sz à Paris, et rejoint miraculeuse-ment les Etats-Unis, en 1942. Elèvede la Photo League et de BereniceAbbott, Kalischer cadre juste et épu-ré, s’appuie sur les jeux de lumière,les formes monumentales, un gra-phisme efficace, pour mettre envaleur la ville et l’Américain hum-

ble, dans la lignée de la riche écolenew yorkaise des années 1940-1950.Ed. Marval, 176 p., 130 photos, 60 ¤.

a BEYROUTH 1991 (2003),de Gabriele BasilicoEn 1991, après quinze ans de guerreau Liban, l’Italien Gabriele Basilicophotographie le centre-ville de Bey-routh, avant reconstruction. L’étatdes lieux reste fameux, constituéd’immeubles debout et squeletti-ques. La ville comme ruine, vide etfascinante, est à redécouvrir dansun livre qui se prolonge par des ima-ges en vis-à-vis, la première prise en1991 et la seconde en 2003.Textes de Francesco Bonami et deDominique Eddé, éd. Le Point dujour, 176 p., 127 photos, 39 ¤.

a HANS HARTUNG PHOTOGRAPHE,de Jacques DamezDans ce petit livre d’une clarté limpi-de, le photographe et historien d’artJacques Damez explore la photogra-

phie de Hans Hartung et répond àdes questions centrales. Pourquoi,comment, et dans quel sens, cettefigure de l’art abstrait a-t-elle prati-qué, dès l’enfance, la photogra-phie ? Quelles sont les interactionsentre les « machines de prise devue » (appareil confectionné dansune boîte à cigares par exemple) etsa « machine de peinture » ?Ed. La Lettre volée (20, bd.Barthélemy, 1000 Bruxelles),126 p., 14 ¤.

a POUR UN NOUVEL ART POLITIQUEDe l’art contemporainau documentaire,de Dominique BaquéL’auteur explore ici une thématiquetrès en cour depuis une dizaine d’an-nées. Elle analyse les œuvres d’artqui, depuis vingt ans, revendiquentune forme d’engagement, pour enconstater l’échec et la mutation. N’yaurait-il pas « passage de témoin »entre un art qui déserte le politique

et le documentaire engagé, à la foisdans la photographie et dans le ciné-ma ? Et l’auteur de s’interroger, àpartir d’exemples, sur le sens, l’effi-cacité, la lecture du documentaire.Flammarion, 320 p., 21,50 ¤.

a DREAMSCAPE, photographiesd’Edith Roux, textede Paul ArdenneShanghaï, dit-on, est une des villesles plus dingues de la planète, oùles tours poussent comme deschampignons. On peut le vérifieravec Dreamscape (compression derêve et de paysage), livre qui se pré-sente comme un dépliant géant,dans lequel Edith Roux associe desimmeubles vrais et des bâchesdécoratives pour masquer les chan-tiers. Cette frise décorative érige le« façadisme » en allégorie d’unprogrés chromo, ostentatoire, fou.Images en manœuvres éditions,32 photos, 40 ¤. Sélection établie par M. G.

PHOTOGRAPHIE

« Ma Ford V8 », Melbourne, dans les années 1950

MARTIN PARRde Val Williams.Traduit de l’anglaispar Jean-Yves Cotté,éd. Phaidon, 354 p., 39,95 ¤.

LE GROS BÉBÉ ET AUTRESHISTOIRES (Fat Baby)d’Eugene Richards.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Catherine Makarius,éd. Phaidon, 432 p, 300 photos,95 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004/VII

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T rois ouvrages salutaires.Trois livres qui, par desvoies différentes, montrent

qu’une réforme est possible dansl’islam et démentent tous les lieuxcommuns sur le fixisme de la pen-sée musulmane. Malek Chebel,anthropologue, a choisi la formedu « manifeste ». Rachid Benzine,jeune chercheur, a suivi la trace des« nouveaux réformateurs ». Quantà Gabriel Martinez-Gros et LucetteValensi, de l’Ecole des hautes étu-des en sciences sociales, ils parientsur l’émergence d’un islam decontestation, capable de revivifierautant que de pervertir la religionmusulmane.

Pour un « islam des Lumières » :Malek Chebel sait comme cette for-mule est provocante pour desmusulmans qui cultivent leur hainede l’Occident dans la ruminationdu retard pris par rapport aux philo-sophes français et allemands duXVIIIe siècle. Chebel veut dire seule-ment que « ni l’islam ni le mondearabe ne sont irrémédiablementfâchés avec l’idée de progrès ».

Comme lui, Benzine démontrecomme les tentatives réformatri-ces sont anciennes. Les deux hom-mes s’arrêtent sur la postérité des« réformateurs » de la Nahda (leRéveil) au XIXe siècle, commel’Egyptien Muhamad Abduh, l’Ira-nien Afghani, le Syrien RashidRida qui, en leur temps, ont essayéde libérer l’islam de ses archaïs-mes. Au siècle suivant, la « Réfor-me » a continué sa route à traversdes itinéraires divergents : d’uncôté, le courant islamiste, amorcéen Egypte par Hassan Al-Banna,fondateur des Frères musulmanset, au Pakistan, par Mawdudi. Del’autre, l’islam critique avec unefigure comme Ali Abderraziq, phi-losophe égyptien qui lutta contrela restauration du califat (autoritécentrale dans l’islam), réclaméepar les Arabes après des siècles deconfiscation ottomane.

Des « réformateurs », le monde

islamique en compte encore, assu-re Rachid Benzine. Avec précision,sans érudition excessive, le brillantchercheur trace des portraits, résu-me des œuvres, décrit des filièresintellectuelles. Prenons AbdulKarim Soroush, né en 1945 à Téhé-ran, un des inspirateurs de la révo-lution iranienne de 1979. Fort desa connaissance des sciences socia-les et humaines, il rompt avec lerégime des ayatollahs et proposede sortir l’islam chiite de son enfer-mement juridique. Si le messagedivin est éternel, plaide-t-il, le sys-tème religieux mis en place autourde lui est réformable.

Pour le Français MohamedArkoun, il s’agit aussi de « décons-truire » les canons théologiques de

l’islam pour y introduire la dimen-sion historique. D’autres noms,ceux du Pakistanais Fazlur Rah-man ou de l’Egyptien Nasr HamedAbou-Zeid, illustrent ce renouveaude l’exégèse historique et critique,cette introduction de l’histoire, de

la sociologie, de la linguistique, del’herméneutique dans l’examendes textes sacrés.

L’islam tient-il là ses Luther ouCalvin ? A courte vue, on peut êtresceptique. Ces penseurs musul-mans ont maille à partir avec les

autorités de leurs pays. Après desannées de harcèlement, unSoroush a fini par s’exiler aux Etats-Unis. Le mérite du livre de Benzineest toutefois de dire que, malgrél’isolement de leurs auteurs, desidées nouvelles sont à l’œuvre.Elles ne feront pas reculer les isla-mistes armés, ni trembler les oulé-mas, ni douter ceux pour qui la pen-sée du Prophète est indépassable.Mais on ne peut ignorer cette ger-mination, au sein même de l’islam,de l’idée qu’une modernité est pos-sible contre toutes les formesactuelles de totalitarisme religieux.

Les premières des « vingt-septpropositions » de Malek Chebelpour un islam des Lumières est ledroit à la libre interprétation destextes et l’affirmation de la supério-rité de la raison. On est en pleinescolastique musulmane ! Tout lereste en découle : décréter inutilela « guerre sainte », abolir toutefatwa appelant à la mort, rappelerla prééminence de l’individu sur lacommunauté, la primauté de lapolitique pour la gestion de la Cité,moderniser la loi civile et le codepersonnel, etc.

On devine la rage des radicauxcontre cette « occidentalisation »de la pensée musulmane. Et c’est à

ce point que l’approche de GabrielMartinez-Gros et Lucette Valensise révèle pertinente. Qu’il s’agissedes réformateurs ou des islamis-tes, les références sont les mêmes.Elles viennent toutes de l’Occi-dent, affirment les deux cher-cheurs. C’est le voile contre le fémi-nisme, la religion contre la laïcité,le châtiment corporel contre ladécadence des mœurs, le jihadcontre le pacifisme. Autant de« polarisations antagonistes d’unmême discours ».

« »Si le militant islamiste combat

l’Occident, le réformateur occupeun pôle opposé, mais sur le mêmechamp. L’Occident, c’est le « réser-voir des ressources », l’échanged’idées « quand le débat est refusédans leur pays ». Autrement dit,qu’on veuille le radicaliser ou leréformer, il n’est plus possible de« penser » l’islam hors de l’Occi-dent. La volonté d’un islam pur detoute contamination étrangèren’est qu’un « slogan islamiste »,écrivent Martinez-Gros et Valensi.Presque aussi creux que celui deguerre de civilisations. Car pourqu’il y ait guerre, il faut un champde bataille commun. La guerreimplique des « enjeux affrontésmais partagés, des valeurs commu-nes mais inversées ». Or, s’il y adeux camps, c’est bien la mêmecivilisation qui divise islamistesradicaux et réformateurs. Reste àsavoir qui, à terme, l’emportera decet affrontement.

Henri Tincq

e Signalons également l’Anthologiedu vin et de l’ivresse en islam, deMalek Chebel (Seuil, 384 p., 23¤).

O n critique souvent un supposé« silence » des intellectuels arabessur l’islam. Deux d’entre eux se pen-

chent pourtant sans concession sur la« question musulmane », avec deux percep-tions différentes. Pour le Tunisien HamadiRedissi, professeur à l’université de Tunis, lefondamentalisme islamique n’est pas seule-ment une étape dans la réforme de l’islam.Il est, pour ainsi dire, consubstantiel decette religion et entretient une « redoutablecomplicité avec la culture islamique en gé-néral ». Pour sa part, le Syrien AzizAl-Azmeh, philosophe et historien qui ensei-gne aujourd’hui à Budapest, développe

dans un court essai la thèse selon laquellel’islamisme, comme le fascisme, est un pro-duit de la modernité, l’expression d’uneidéologie irrationnelle et populiste : « Il nes’agit pas d’une sorte d’explosion de forces eth-nologiques longtemps réprimées, mais plutôtd’un primitivisme très recherché, délibéré-ment taillé dans ces modules universels d’idéo-logies irrationalistes modernes. »

Aziz Al-Azmeh avoue qu’il prend volon-tairement le contre-pied de « l’anti-orienta-lisme », qui s’est développé, selon lui, dansla recherche occidentale, comme une consé-quence du livre fondateur d’Edward Saïd,L’Orientalisme (dont on peut regretter, aupassage, qu’il soit aujourd’hui introuvableen librairie). Selon lui, à trop insister sur lasingularité du monde arabo-musulman, oncontribue à l’enfermer dans une « auto-orientalisation ». L’universitaire syrien estbeaucoup moins convaincant lorsqu’il évo-que le conflit israélo-palestinien, et qu’ilattribue à tort à Ariel Sharon la fameuseinterview d’un extrémiste israélien réalisée

en 1982 par Amos Oz (Le Monde du 13 juin2002).

Hamadi Redissi, lui, a choisi de se livrer àune exploration sans concessions de « l’ex-ception islamique », pour en sonder les limi-tes et mieux les repousser. Il tranche au viflà où ça fait mal : « Toutes les religions (...)sont aujourd’hui sécularisées. Sauf l’islam ! »Il démontre de manière impitoyable com-ment l’hypertrophie du droit musulman(fiqh) a joué très tôt en défaveur de la raisoncritique : « L’éclipse de la philosophie, vers leXIIe siècle, laisse le monde de l’islam orphelinde la raison, et l’islam entre finalement dansles temps modernes flanqué d’un seul modèle,celui du pouvoir selon la loi. » Redissi n’épar-gne personne : ni les islamistes, ni les régi-mes nationalistes arabes, ni les partisans del’islam réformé, ni même les chaînes satelli-taires arabes, ce « conclave des pleureuses »à qui il reproche d’entretenir le mondearabe dans un sentiment de victimisation.

Il se montre très réservé sur les analysesdes sociologues occidentaux, tels qu’Olivier

Roy (dans L’Islam mondialisé, Seuil, 2002),sur le postislamisme, défini comme la « pri-vatisation de la réislamisation », et affirmequ’il ne croit pas à la thèse d’une « laïcitéislamique » par individualisation de lareligion.

Mais Hamadi Redissi semble mieux maî-

triser les concepts de la sociologie que l’his-toire de l’islam, et cette carence affaiblit sonpropos. On ne peut pas sérieusement pré-senter, comme il le fait, Sayyid Qotb com-me le « second guide des Frères musulmans »après l’assassinat d’Hassan Al-Banna. C’estfaire bon marché du fait qu’Hassanal-Hudaybi, qui a succédé à Al-Banna com-me guide suprême, a pris ses distances avecla pensée de Qotb dans un livre intitulé Prê-cheurs, pas juges, dans lequel il exprime sondésaccord, notamment sur la notion de tak-fir (excommunication).

Hamadi Redissi voit de la causalité reli-gieuse partout. Y compris dans le domaine

économique, en se livrant à une relecturede Max Weber. Il est très peu convaincantlorsqu’il explique que « l’Etat islamique estun Etat prédateur » et que les Arabes ont« un goût prononcé pour les dépenses extra-ordinaires »...

L’universitaire tunisien a le mérite de s’af-fronter à la contradiction dans laquelle s’en-ferrent beaucoup d’intellectuels laïques ara-bes, qui soutiennent les dictatures au nomde la lutte contre l’islamisme. Il faut, insis-te-t-il, sortir du « cercle vicieux » d’une logi-que de la peur, dans laquelle les islamistesne peuvent penser la séparation entre din etdawla (religion et Etat), et l’Etat autoritairela repousse par crainte de perdre le pouvoirdans les urnes. Redissi propose une troisiè-me voie entre « le laxisme et la main defer » : il s’agirait d’établir avec l’islam uncompromis, sur un certain nombre de« valeurs, comme le refus de la violence, dufanatisme ». Compromis par nature instableet toujours menacé.

Xavier Ternisien

Le fondamentalisme, complice de la culture islamique ou produit de la modernité ?

L ’islam est devenu « la pre-mière religion carcérale deFrance ». Le sociologue

Farhad Khosrokhavar ne craintpas de lever des tabous en décri-vant cette réalité nouvelle, dansune étude très poussée consacréeà « l’islam dans les prisons ». Ilestime que les détenus de culturemusulmane forment « la majoritéde la population carcérale, leurtaux dépassant souvent les 50 %,avoisinant parfois les 70 %, voire les80 % dans les prisons proches desbanlieues ».

Le directeur d’études à l’EHESSa mené, avec Nikola Tietze etMoussa Khedimella, des entre-tiens avec 160 détenus dans troisprisons françaises. Il a rencontrédes surveillants, des aumôniers,des directeurs de prison. Son livre

est une mine d’informations surce versant méconnu de la pratiquede l’islam en France.

Les amateurs de sensations for-tes chercheront en vain des révéla-tions sur de supposés réseaux isla-mistes qui prospéreraient enmilieu carcéral. Le sociologue pré-vient d’emblée que « la prisonn’est pas l’un des lieux privilégiés dela formation des intégristes musul-mans ». D’une manière générale,les détenus se méfient des islamis-tes, qu’ils nomment entre eux« les barbus ». Ces derniers susci-tent des sentiments complexes,allant « de l’admiration sans bor-nes au refus sans appel », mais« toujours avec un brin de res-pect ».

Farhad Khosrokhavar décrit unmouvement général de retour àl’islam, qui serait amplifié par lescirconstances particulières de l’en-fermement et par les parcours per-sonnels. A des jeunes tombésdans la délinquance, la religion

offrirait « un code éthique »,venant se substituer à une « éthi-que du vivre-ensemble qui ne leur apas été transmise ». Les histoiresdes détenus se ressemblent triste-ment : à la base, on trouve pres-que toujours des familles éclatées,le départ du père, qui abandonnesa famille en France pour retour-ner en Algérie, événement « vécucomme un drame par ces garçonsprivés d’autorité ».

’Pour autant, il ne faut pas majo-

rer le phénomène de réislamisa-tion : le sociologue estime queseule « une infime minorité » desdétenus récitent les prières quoti-diennes.

La pratique de l’islam en prisonse heurte à des difficultés concrè-tes, qui sont vécues par les déte-nus comme autant de discrimina-tions. Farhad Khosrokhavar citequelques exemples éloquents :dans telle prison, qui compterait

80 % de musulmans, le chef cuisi-nier avoue benoîtement qu’il pré-pare un menu meilleur que d’habi-tude pour Noël et le Jour de l’an,mais que rien de particulier n’estprévu pour les fêtes de fin duramadan ! De même, l’administra-tion pénitentiaire autorise lesdétenus à recevoir des colis pourNoël, parce que c’est « consen-suel », mais pas pour l’Aïd el-Fitr.

Ce qui est plus inquiétant, c’estl’absence quasi totale d’encadre-ment de cet islam carcéral.L’auteur note que les principalesinstitutions représentatives de l’is-lam en France, comme la Mos-quée de Paris, la Fédération natio-nale des musulmans de France(FNMF) et l’Union des organisa-tions islamiques de France(UOIF), sont absentes des trois pri-sons visitées. Il en conclut que« le vide institutionnel est ahuris-sant » et que l’islam des détenusest fait de « bricolages locaux ». Latâche des radicaux peut s’en trou-

ver facilitée. Au passage, onapprend que le service culturel del’ambassade d’Arabie saoudite estsollicité dans une prison pourfournir des corans à la bibliothè-que…

Le plus émouvant, dans cettedescription de la réalité carcérale,ce sont les portraits de femmesdétenues de culture musulmane.Elles ne représentent que 10 % à15 % de la population féminine.Elles racontent cette culturemaghrébine où les garçons onttous les droits et les filles aucun.Par réaction contre le pouvoir par-triarcal, elles ont joué à la garçon-ne, tâté de la drogue, avant de selancer dans le trafic pour se valori-ser aux yeux des garçons et de lafamille. Elles ont été battues suc-cessivement par leurs pères, frè-res, petits amis… Comme Fatima,condamnée parce qu’elle a donnéun coup de couteau à son grandfrère qui la frappait.

X. T.

« La première religion carcérale de France »

»,

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Une « Réforme » dans l’islam est possibleTextes du Coraninscrits sur desplanchettes de boisutilisées pourl’enseignementcoranique

Religions Entre tradition et modernité, spiritualité et dérive intégriste, l’islam résiste à une appréhension globale ou simplificatrice.

ESSAIS

L’ISLAM DANS LES PRISONSde Farhad Khosrokhavar.Balland,286 p., 19,50 ¤.

L’OBSCURANTISME POSTMODERNEET LA QUESTION MUSULMANEd’Aziz Al-Azmeh.Actes Sud, « Sindbad », 60 p., 7 ¤.

L’EXCEPTION ISLAMIQUEde Hamadi Redissi.Seuil, 238 p., 20 ¤.

LES NOUVEAUX PENSEURSDE L’ISLAMde Rachid Benzine.Albin Michel, « L’islam deslumières », 304 p., 18,50 ¤.

MANIFESTE POUR UN ISLAMDES LUMIÈRESde Malek Chebel.Hachette Littératures, 224 p., 20 ¤.

L’ISLAM EN DISSIDENCE.Genèse d’un affrontementde Gabriel Martinez-Groset Lucette Valensi.Seuil, « L’univers historique »336 p., 22 ¤.

VIII/LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004

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L’âme chiite arrachée à l'histoire :pour une phénoménologie du sujet musulman

L e plus souvent, ils sont vêtusde noir. Depuis des mois, à lakalachnikov ou au lance-gre-

nades, les miliciens chiites del’« armée du Mahdi » harcèlent lestroupes américaines et alliées enIrak. Un peu partout, à Bagdad com-me à Nassiriya, et tout spéciale-ment dans les régions de Nadjaf etKerbala. Deux villes saintes, deuxpôles fondamentaux de la dévotionchiite, dont on sait qu’elle est mino-ritaire en islam (de 15 % à 20 % desmusulmans), sauf dans ses terrestraditionnelles du Proche et duMoyen-Orient : en Iran, bien sûr,mais aussi au Liban, à Bahreïn. Eten Irak.

De cette insurrection, qui a pro-pulsé le parti chiite sur le devant dela scène mondiale, le beau livre cosi-gné par Mohammad-Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet ne souf-fle mot. La raison en est moins decontrainte (éditoriale) que de libredécision (méthodologique) : « Direce qu’est le shî’isme, et non pas ceque sont ou font ou ont fait tels ou telsshî’ites », tel est en effet l’objectifd’un ouvrage qui restitue les textesfondateurs, les structures doctrina-les et les familles de cette tradition,pour bâtir une « phénoménologie dela conscience shî’ite ».

Fidèles à la mémoire de l’orienta-liste Henry Corbin, les deux savantsélaborent ce qu’on pourrait nom-mer un matérialisme spirituel :posant l’irréductible autonomie dufait de croyance, ils décident que ladynamique concrète du religieuxconstitue « la clé de l’histoire socialeet politique ». D’où l’allure singuliè-re du propos, lequel ne consent àparler dates et chronologies (cycles

insurrectionnels, dynasties califa-les…) que pour décrire les donnéesimmédiates de « l’âme shî’ite ».D’emblée guerrière et endeuillée,celle-ci est tout entière fendue parl’attente collective de la « délivran-ce réjouissante » (le retour du Bien-Guidé, Al-Mahdi, douzième imam« caché »), perpétuellement déchi-rée entre obéissance à la loi et impa-tience messianique, entre charia etpèlerinage intérieur, entre rigoris-me et quête de sagesse.

C’est sur ce dernier clivage que ladémonstration se fait la plus inten-se, la plus mélancolique aussi. Carles deux auteurs partagent unemême tendresse pour la vocationexégétique d’un islam chiite dont ilsont à cœur de réaffirmer, par-delàl’histoire et malgré tout, le principeoriginel : à savoir un « ésotérismegénéralisé », par quoi toute connais-sance du Livre saint exige, non l’allé-geance servile à la lettre, mais une

interprétation symbolique qui fait« remonter » les versets de leur sensapparent vers leur sens caché. Exé-gèses relancées, à l’infini, et qui« polissent le miroir du cœur », selonles termes de Molla Sadra (mort en1640), lui-même nourri de sciencegrecque autant que d’herméneuti-que islamique, et dont on lira ici lecommentaire magistral du « versetde la lumière » (Coran 24 : 35).

Il faut bien peser ces passages.S’y déchiffrent tout ensemble lamajesté d’une spiritualité enfouie...et la vitrification du chiisme en sondevenir historique. A ce désastreavéré, les auteurs ne se dérobentpas. Intégrant à leur description cer-taines écoles juridico-théologiquesque leur maître Corbin, par amourd’un islam « idéal », avait préférélaisser « au bord de son chemin », ilsdisent, eux, l’inexorable évolutionqui vit les docteurs de la Loi écarterles philosophes et les mystiques,

conduisant du même coup une pra-tique religieuse fondamentalementinitiatique, et donc défiante àl’égard de toute entreprise collecti-ve, à se muer en doctrine totale decontrainte politique.

Songeons seulement à Khomei-ny. « Qu’en aurait pensé Henry Cor-bin ? », demandent nos deuxauteurs, soulignant que le philoso-phe est mort quelques jours seule-ment avant la « révolution » islami-que. Rude question. En revanche,on ne prend guère de risque à affir-mer ceci : Corbin aurait aimé celivre – tombeau pour une éthiquechiite soustraite à la terreur littéra-liste, et enfin rendue à une « histoiredans le ciel » qui seule permet de« comprendre ce présent où le passéde la Parole devient l’avenir mêmedu croyant » (voir La Logique desOrientaux, Henry Corbin et la sciencedes formes, Seuil, 1983).

Jean Birnbaum

A l’heure où la Turquie veutcroire en l’attribution pro-chaine d’une date pour com-

mencer ses négociations d’adhésionà l’Union européenne, à l’heure oùsa vocation européenne apparaîtaussi contestée, l’ouvrage deThierry Zarcone sur l’islam turcéclaire d’un jour nouveau l’histoirede ce pays perclus de paradoxes, aucarrefour des cultures qui ont mar-qué le Vieux Continent.

Officiellement acquise à la laïcitédepuis 1923, la « petite Asie » estuniversellement présentée commeun pays dominé à 98 % par l’islamsunnite de rite hanéfite. Rompantavec la superficialité des apparen-ces, Thierry Zarcone, chercheur auCNRS et auteur de plusieurs ouvra-ges sur le monde turc, nous promè-ne à travers la richesse de l’islamanatolien, mélange de traditions ara-bes et persanes, de pratiques animis-tes et chamanistes venues d’Asiecentrale, et profondément marquépar la mystique soufie.

Présentes dès la période seldjouki-de (XIe-XIIIe siècles), une kyrielle deconfréries soufies connaissent undéveloppement rapide à l’époqueottomane avant d’être dissoutes en1925 par Mustafa Kemal Atatürk, lefondateur de la Turquie moderne.« En 1895, Istanbul compte plus detrois cent cinquante “tekke” (cou-vents), toutes confréries confondues.Elles sont donc clairement la principa-le et l’unique forme de sociabilité eten terre d’islam et parmi les musul-mans de l’Empire ottoman, au moins

jusqu’au XIXe siècle (…). » Halvetiye,Mevleviye (les derviches tourneurs),Rüfaiye ou Bektachiye, les sociétéssoufies sont une alternative à l’is-lam rigoriste. Ainsi les tekke sont-ils« des lieux de rencontre, d’échange etde culture » où, comme l’expliqueThierry Zarcone « la porte du raison-nement indépendant » est entrouver-te.

La mystique soufie est une vérita-ble « école du peuple » où le savoirest diffusé y compris parmi les mem-bres illettrés de la confrérie, notam-ment à travers les poésies chantées,« élément essentiel de la cérémoniereligieuse ». Expression de l’islampopulaire par excellence, les socié-tés soufies accordent une large pla-ce aux pèlerinages accomplis sur lestombeaux des saints, un lieu, deTachkent à Edirne en passant parElazig ou Van, « dont le pouvoir demobilisation sociale est sans compa-raison » et où les femmes, écartéesdes lieux de dévotion de l’islamorthodoxe, règnent en maîtres. Orle statut du saint en islam n’est pasaussi codifié qu’en chrétienté, et « iln’est nul besoin d’un procès en cano-nisation pour reconnaître cette quali-té à une personne », rapporteThierry Zarcone.

« ’ »Aujourd’hui encore, les tenants

d’un islam rigoriste et obscurantiste(le courant wahhabi d’Arabie saou-dite, par exemple) s’opposent auxpratiques de l’islam populaire soufi,détruisant parfois les tombeaux deces saints, comme cela a pu être lecas dans le nord de l’Irak. Mais leplus extraordinaire est sans doute lavivacité, à travers les âges, de cetislam populaire. En 1950, celui-cisort de l’ombre, sous l’effet de l’exo-de rural. La confrérie la plus rigoris-te, la Nakchibandiye, qui prône la« retraite dans la société », a influen-cé nombre d’hommes politiquesturcs, dont Turgut Özal (présidentde 1989 à 1993) et l’actuel premierministre Recep Tayyip Erdogan,dont le parti, créé en 2001, a rempor-té les législatives moins d’un an plustard. La clé de son succès ? Le maria-ge de la tradition à la modernité.

Ainsi les politiciens issus de lamouvance islamiste aujourd’huiaux commandes en Turquie « ontnon seulement renoncé à leur opposi-tion traditionnelle à l’Europe mais ilsont même découvert les vertus d’uneEurope qui leur permet d’échapper àla pesante tutelle de l’armée sur le sys-tème politique », explique OlivierRoy dans l’ouvrage collectif, La Tur-quie aujourd’hui, outil indispensa-ble pour une meilleure compréhen-sion de cette « petite Asie » quipatiente, depuis quarante ans, dansl’antichambre de l’UE.

Marie Jégo

e Signalons également Histoire dela Turquie contemporaine, d’HamitBozarslan (La Découverte, « Repè-res », n0 387, 7,95 ¤.)

S i le mot Europe a un sens, s’il désigne,au-delà d’un certain espace géogra-phique, une histoire et une culture, voi-

re une identité partagée, alors l’islam en estun élément constitutif. En témoignent des siè-cles d’échanges (même tumultueux) entre lacivilisation musulmane et le Vieux Continent.

Cela devrait aller de soi. Or ce n’est pas lecas, comme le rappelle utilement un volumecollectif paru sous le titre L’Avenir de l’islamen France et en Europe (Balland, 208 p., 23 ¤).Dirigé par Michel Wieviorka (responsablescientifique des « Entretiens d’Auxerre »,dont cet ouvrage est tiré), le livre explore lacomplexité du fait musulman envisagé com-me « une réalité qui s’invente et se transformechaque jour », dans sa diversité sociologique,

en France, aux Pays-Bas ou en Allemagne,mais encore dans toute sa charge mémorielle.

C’est le poids des guerres coloniales, biensûr. Dans la longue durée, c’est surtout ledéploiement d’une « Europe amnésique » àl’ère moderne, bâtie dans l’oubli de sa filiationarabo-musulmane. La rupture ne s’est pour-tant pas faite du jour au lendemain, souligneBernard Vincent : à la Bibliothèque nationalede France, ne trouve-t-on pas un Coranmanuscrit ayant appartenu à Charles Quint ?« Provenant de Tunis, il a fait partie des collec-tions de la bibliothèque de l’Escorial à l’époquede Philippe II. (…) Le Coran a été retrouvéfinalement dans la bibliothèque du chancelierSully. De Tunis à Paris, quel parcours ! »

Cet itinéraire, Abdelwahab Meddeb leconnaît bien – c’est précisément le sien. « Néà Tunis dans un milieu conservateur tradition-nel », très tôt initié par son père tant à l’arabeclassique qu’au texte coranique, formé dansune école franco-arabe au début des années

1950, puis à l’université de Tunis et enfin à laSorbonne à partir de 1967, l’écrivain s’estentièrement construit dans un fécond va-et-vient entre les deux bords de la Méditerranée.

Dans Face à l’islam, il met donc en œuvrecette fragile « démarche de l’entre-deux », oùse jouent la gravité de sa réflexion et aussi cequ’il nomme son « désir d’être Arabe euro-péen ». Ainsi est-ce la splendeur passée ducreuset andalou, jadis symbolisée par Cor-doue, qu’il choisit de saluer pour dire sa pro-pre « identité occidentale islamique ». Demême convoque-t-il les œuvres de Spinoza etde La Boétie pour sonder la dialectique de laliberté et de la servitude en terre musulmane.

Au journaliste Philippe Petit, Meddeb

confie l’urgence toute particulière d’une telle« poétique de la mêlée », alors que le mondeislamique se trouve plus que jamais écarteléentre « le non-renouvellement de la tradition et

l’échec de l’occidentalisation », subissant deplein fouet l’influence d’un « intégrisme diffusqui n’épargne pas la France ».

Là, les fidèles devraient pouvoir comptersur « des lieux de culte décents et des imamséclairés », insiste encore le poète dans ce textesaturé d’angoisse et d’espérance. Angoissedevant le spectacle d’une « tradition autrefoisglorieuse et désormais abîmée ». Espérancemaintenue (éperdue) dans les ressources criti-ques d’une civilisation religieuse mise au défide « prendre au mot l’ambition universelle dela modernité et de l’arracher à son origine occi-dentale, pour en jouir en tant que don de l’Euro-pe à l’Humanité ».

J. Bi.

e Sur le même thème, signalons également L’Is-lam en Europe, histoire, échanges, conflits, deJack Goody (trad. de l’anglais par Isabelle Tau-dière, La Découverte, « Textes à l’appui/islamet société », 180 p., 16 ¤).

Europe et islam, une « poétique de la mêlée »

En Turquie, l’extraordinairevivacité de l’islam populaire

LIVRAISONSa LAFRACTUREISLAMIQUE :demain, lesoufisme ?de ZidaneMeribouteConstatant« la paniquede l’imaginai-re occidental »

devant l’islam contemporain,l’auteur veut faire œuvre de péda-gogie et distingue « trois généra-tions de l’islam théocratique »(islam fondateur, islam politique,islamisme), afin d’élucider l’in-fluence de chacune d’entre ellessur la place de l’individu, le droitdes femmes ou encore le statut desminorités en islam. Soucieux d’évi-ter ce qu’il nomme « une guerretotale entre les deux blocs civilisa-tionnels », il présente la renais-sance d’une authentique traditionspirituelle soufie comme « la seule

voie par laquelle l’Islam concurren-cera pacifiquement l’Occident ».Enfin, et d’assez curieuse façon,l’auteur énonce six « recommanda-tions » (plutôt lapidaires) pour un« second essor » de la civilisationislamique. Six mesures pour enfinir avec « le modèle de “cité poli-cière” choisi par le monde musul-man contemporain ». Six proposi-tions, surtout, pour « aider lesmusulmans à se relever et à espérervivre dignement ». J. Bi.Fayard, « Bibliothèque Maktaba »,384 p., 20 ¤.

a SUR L’ISLAM. Originesde la théologie musulmane,d’Ignace GoldziherJuif hongrois, considéré commel’un des fondateurs de l’islamolo-gie moderne, Ignace Goldziher(1850-1921) écrivait en hongrois,en allemand et aussi en français.Rémi Brague présente un recueild’études rédigées dans notre lan-

gue, sur les divers aspects etapports de l’islam, et notammentsur l’influence perse. P. K.Desclée de Brower, « Midrash »,288 p., 23 ¤.

a LA BIOGRAPHIE DU PROPHÈTEMAHOMET, d’Ibn HichâmWahib Atallah présente et traduitce texte-source datant du IXe sièclequi rassemble des récits detémoins oculaires, relatifs à la vieet à l’action du Prophète, mort en632. Ce recueil a servi de base à denombreux ouvrages et biographiessur Mahomet. P. K.Fayard, 444 p., 25 ¤.

a À CONTRE CORAN,de Jack-Alain LégerJack-Alain Léger sait écrire,contrairement à beaucoup de soi-disant pamphlétaires actuels.C’est sans doute ce qui lui vauttant d’hostilité. Son deuxièmepamphlet contre l’islamisme est

plus alerte que le premier (Tartuffefait ramadan, Denoël, 2003),moins dans la hargne, même s’ilest injuste, le genre oblige, avecSartre et quelques autres. Ils’amuse beaucoup du reproche demisogynie qu’on lui fait :« Conspuer un obscurantisme quiconsacre l’infériorité de la femme etla contraint à se voiler est désormaisfaire preuve de misogynie. » Et ilrépond par de très beaux homma-ges à des femmes, de Simone deBeauvoir à Simone Veil, en pas-sant par Françoise Sagan et Ju-liette Gréco, « qui, au bras de MilesDavis, dans les années 60, bravaitles regards méprisants des New-Yor-kais ». Jo. S.Ed. Hors commerce, 164 p., 12 ¤.

a LA RÉPUBLIQUE FACEÀ SES MINORITÉS,d’Esther Benbassa« Les juifs hier, les musulmansaujourd’hui ». Par ce sous-titre,

Esther Benbassa, qui s’exprime icien historienne autant qu’en citoyen-ne, n’entend pas renvoyer ces deuxminorités dos à dos mais renvoyerla République à elle-même, à sesincompréhensions face à deux reli-gions tour à tour perçues commefaisant concurrence au christianis-me et à la laïcité. Une perspectivequi a le mérite de montrer que l’ar-bre – le voile – pourrait bien cacherla forêt : un Occident dont lesvaleurs d’égalité, de fraternité et deliberté sont désormais « en pan-ne ». D’où l’actuel raidissement surl’« ultime rempart » de la laïcité. Lamontée conjointe de la « judéopho-bie » et de l’« islamophobie », deuxsymptômes également inquiétants,révéleraient au fond, pour l’auteur,le même malaise : celui d’un mon-de où le dialogue et la pédagogietendent à être remplacés par leconflit et le recours autoritaire à laloi. A. L.-L.Ed. Mille et une nuits, 154 p., 10 ¤.

e Signalons également la parutiond’une version revue et augmentéede l’étude signée Olivier Carré, Mys-tique et politique, Le Coran des isla-mistes, lecture du Coran par SayyidQutb, Frère musulman radical(1906-1966), Cerf, « Patrimoinesislam », 400 p., 50 ¤.

LA TURQUIE MODERNE ET L’ISLAMde Thierry Zarcone.Flammarion, 358 p., 22,50 ¤.

LA TURQUIE AUJOURD’HUICollectif dirigé par Olivier Roy.Ed. Universalis, « Le tourdu sujet », 194 p., 12,50 ¤.

QU’EST-CE QUE LE SHÎ’ISME ?de Mohammad-Ali Amir-Moezziet Christian Jambet.Fayard, 408 p., 20 ¤.

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Un milicienarmé montantla gardependantun défiléde femmesmembresde l’« arméedu Mahdi »,à Sadr City,quartier chiitede Bagdad

FACE À L’ISLAMd’Abdelwahab Meddeb.Textuel, « Conversations pour demain »224 p., 21,50 ¤.

Plusieurs essais permettent pourtant de sonder toute sa diversité pour en explorer les enjeux. Passés et actuels, religieux et politiques aussi bien

ESSAISLE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004/IX

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L a parution du dernier tome duJournal du septennat de Vin-cent Auriol est un événement

éditorial, puisque ce septième vo-lume, consacré à l’année 1950, estcomplété par un cédérom repre-nant l’intégralité du corpus (1950,version établie et annotée par Anne-Marie Bellec, avec la collaborationde Violaine Chatelain, Tallandier,796 p., 39 ¤). Un événement toutcourt même, tant la nature du docu-ment comme l’histoire mouvemen-tée de sa publication font de cetteaventure éditoriale une réalisationsans équivalent.

Maître d’œuvre d’une édition quis’achève près de 35 ans après sonpremier jalon, l’historien et éditeurPierre Nora rappelle la destinéeexceptionnelle de ce corpus unique.

Comment avez-vous découvertce document historique ?

A la mort de son époux,Mme Auriol me consulta sur le sort àréserver aux papiers de l’ancien pré-sident de la République. Notam-ment au journal qu’il avait entreprisdès son entrée à l’Elysée et qui serévélait une source documentaired’une ampleur formidable, puisqueVincent Auriol prit d’emblée letemps de consigner des notes à l’is-sue de chacun des rendez-vous qu’il

accordait, puis, à partir de 1949, ils’autorisa à utiliser le magnéto-phone que des amis venaient de luirapporter des Etats-Unis et qu’il fitencastrer dans son bureau même,enregistrant dès lors à leur insu sesinterlocuteurs. En vue de citer sansrisque d’erreur les propos promis àalimenter les Mémoires qu’il proje-tait d’écrire au sortir de sa charge.Un souci de rigueur et d’exactitudehistorique, naturellement, qui faittoutefois de l’affaire une sorte d’in-nocent Watergate.

C’est quelque 15 000 pages sous-traites aux archives d’Etat qui furentainsi stockées à son domicile privéen vue de leur legs à la postérité.Comme je suggérais à Mme Auriolune « édition scientifique, intégraleet critique » de ce trésor archivi-stique, elle accepta, précisant, fière-ment : « Mais, Monsieur, mon mariétait au-dessus de toute critique ! ».

Avec mon ami Jacques Ozouf, quis’associa d’enthousiasme à l’entre-prise, nous projetions chez ArmandColin une édition en sept volumes,un par année, – je me réservais lepremier, 1947 et le premier paru(1970) tandis que Jacques se char-geait du dernier, 1953-54 (1971).Nous tablions sur un rythme annuelque nous ne fûmes pas loin de tenir

(suivirent 1948 par Jean-Pierre Azé-ma et Edmond Mouret (1974), 1951par Laurent Theis (1975), 1949 parPierre Kerleroux (1977) et 1952 parDominique Boché (1978), offrantparallèlement une anthologie grandpublic (Mon septennat 1947-1954,Gallimard, « Témoins », 1970).

Vous souligniez dès 1970 la qua-lité inestimable de l’informationpolitique rassemblée, cette « suited’instantanés qui nous restituentsur le vif, avec une sensibilité de sis-mographe, les moments de l’actionprésidentielle ». Concluant même :« Pour la première fois peut-être enpolitique, c’est le cœur même de lamachine gouvernementale que l’onentend battre ici. » Mais rendrepublique une telle informationfut-il si simple ?

Bien sûr que non. Nombre de piè-ces mentionnées étaient des docu-ments officiels exceptionnels maistout à fait confidentiels, des rap-ports secrets des renseignementsgénéraux ou des télégrammes confi-dentiels du Quai d’Orsay aux notesprises en Conseil des ministres.

Alerté dès 1969 de la publicationimminente alors même qu’il n’étaitque candidat virtuel au poste ély-séen, Georges Pompidou s’étaitemporté et m’avait dit que, s’il com-

prenait l’aubaine d’un tel corpuspour l’historien, il tenait pour « inad-missible et scandaleuse » sa publica-tion. Pour conjurer une éventuellesaisie, nous prîmes soin de placernotre entreprise sous le haut patro-nage d’éminentes personnalités,Julien Cain, François Goguel, PierreRenouvin et Georges Vedel. Mais cequi nous sauva, ce fut la publicationannoncée des Mémoires d’espoir deDe Gaulle. Pierre Juillet, conseillerdu nouveau président, fit remarquerqu’une interdiction, envisageableselon une note d’urgence du Conseild’Etat, serait lue comme la condam-nation par la Ve de la IVe Républi-que. Nous passâmes donc.

Huit ans et six volumes plus tard,ne manquait qu’un jalon, 1950, surlequel une sorte de malédiction sem-bla s’abattre (jusqu’au manuscrit

égaré lors d’un déménagement del’éditeur). Et quand notre seulespoir fut, en 1981, le soutien dunouveau président, François Mit-terrand, rien n’y fit, ni l’entremisede Jean Gattégno, ni le soutien dePierre Bérégovoy et de GeorgetteElgey, ni la démarche filiale de PaulAuriol. Sans réellement bloquer lechantier, Mitterrand, qui appréciaitpeu l’image un rien désinvolte quele Journal donnait de son actionministérielle, se contenta de ne pasy lire une priorité, ce qui le gela defait. Jusqu’au « miracle » de ce bou-clage, dû à l’initiative de Tallandier.

Quel visage de Vincent Auriollivre ce monument d’histoire ?

Un portrait bien différent de saréputation de Méridional jovial etdébonnaire. Autoritaire, l’homme aune haute idée de sa fonction, de

ses prérogatives ; mais il apparaîtsurtout comme un exceptionneltémoin, livrant le mémorial du quo-tidien de la IVe. Ainsi cet ultime volu-me permet de mesurer, outre les dif-férends qui opposent sur l’EuropeAuriol à Monnet, le poids qu’a peséla décolonisation sur la vie politiqueintérieure. Par son Journal on a latriple révélation d’un homme, d’unrégime et d’une mine archivistiqueseule capable de rendre le fil conti-nu d’un moment politique dont ona volontiers souligné les ruptures.Auriol après Lavisse, François Furetse plaisait à railler mon goût pour le« génie des minores ». Chacun peutà présent mesurer que l’enjeu tantpolitique qu’historiographique dece Journal n’est pas si mince.

Propos recueillis parPhilippe-Jean Catinchi

Idées Pierre Nora, maître d’œuvre du « Journal du septennat » de Vincent Auriol, dont paraît le septième et dernier volume

« La triple révélation d’un homme, d’un régime et d’une mine archivistique »

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Le paradigme de la psychanalyse(ou, pour parler ancien, son systèmede pensée, sa grille de lecture)exerce aujourd’hui une tellesouveraineté qu’il ressemble, ceparadigme, à un système d’exploita-tion en informatique. La psychana-lyse, c’est le « système Windows »de l’appareil psychique ; la supréma-tie de Freud est du même ordre quecelle de Bill Gates ; le freudisme apris la place, dans toutes les appro-ches de la psyché, de Microsoft pourles ordinateurs personnels. Les appli-cations – ce qui permet de lire unfichier informatique (ou un fait psy-chique) – doivent être compatiblesavec le système, sinon elles péris-sent de non-emploi. Dès lors, laquestion, si l’on veut continuer à

produire de la pensée sur soi et surles relations entre les êtreshumains, est : comment sortir duparadigme de la psychanalyse ?

Pierre Bayard, dont les travaux decritique littéraire sont très inspirés,au meilleur sens du terme, par lapsychanalyse, a trouvé pour soncompte une réponse à la question« Comment sortir de la psychana-lyse non pas à reculons, mais à l’ave-nir ? » : par la littérature. Il proposed’appliquer la littérature, ou aumoins certaines grandes œuvres dela littérature, à l’étude de la psyché.La littérature, en effet, produit desconcepts.

Ainsi, on doit à Pascal l’idée du« divertissement » contre l’angoisseexistentielle, à Cervantès et àFlaubert celle de la « maladie de lalecture » et du « lieu commun », àProust la distinction du « moi pro-fond » et du « moi social », à Valéryle concept d’« implexe » ou la vie

psychique comme flux incessant, àBreton la notion du rêve prophéti-que, à Sartre l’idée de la liberté com-me création, à Nathalie Sarrautecelle de « tropisme » psychique.

La psychanalyse s’est appliquée àla littérature en y cherchant l’annon-ce de ses propres concepts ; il seraittemps d’appliquer la littérature à lapsychanalyse. Ce programme, finitpar admettre Pierre Bayard avec unhumour autoravageur, est paranoïa-que, car la littérature est ce qui nousanalyse en tant que sujet singulier.Tant mieux, « enfin seul », conclutnotre auteur, qui tient beaucoup àne partager avec personne la prati-que de la littérature appliquée. Onlui conseille cependant la lectured’un livre déjà ancien par lequel unpsychanalyste, Alain de Mijolla, révé-lait, sur le cas de Rimbaud, l’exis-tence d’habitants masqués de notrefor intérieur, Les Visiteurs du moi.

Michel Contat

A l’Hôtel Kempinski, à Berlin,Imre Kertész a ses habitu-des. Ce fauteuil profond

dans l’angle de la cheminée, c’estbien là, confirment les serveurs,que le Prix Nobel hongrois accor-de ses interviews. De rares entre-tiens en vérité, tant l’éloge dusilence revient dans sa bouchecomme un leitmotiv. « Vivre lahonte de la vie et se taire, voilà leplus grand exploit », note celui qui,dans les années 1950, en Hongrie,n’avait qu’un but : « rester anony-me ». Mais, depuis qu’un jour d’oc-tobre 2002 Kertész a appris – enécoutant la radio – que les jurés duNobel l’avaient couronné, il estbien obligé de répondre à quel-ques sollicitations. « J’ai appelé çala “catastrophe du bonheur”, dieGlückskatastrophe ! », dit-il enriant. « J’ai cru que je n’arriveraisjamais à terminer le texte sur lequelje m’échinais depuis des années. »

Ce texte, son sixième disponibleen français, s’intitule Liquidation.Publié l’an dernier en Hongrie eten Allemagne, il nous arrive aujour-d’hui, traduit du hongrois par Nata-lia Zaremba-Huzsvai et CharlesZaremba (Actes Sud, 128 p.,13,90 ¤). Il est le fruit de huit ansde labeur, huit ans au cours des-quels l’auteur l’a tourné en toussens, étiré, raccourci, lui donnanttour à tour des « formes très diver-ses », jusqu’à ce qu’il trouve enfin« la solution ». C’est alors que « lanouvelle » est tombée et queKertész a été « saisi par la peur ».« Je m’étais battu des années, et ilfallait que je me batte encore pour

ne rien perdre de la tension qui meportait ».

Après Kaddish pour l’enfant qui nenaîtra pas, après Etre sans destin(Actes Sud, 1995 et 1998), Liquida-tion est certainement l’un des chefs-d’œuvre les plus poignants d’ImreKertész, un texte placé sous le signede Beckett, nourri de cette glacialeironie qui « rend la littérature sup-portable », mais procédant en réa-lité d’un sens de l’absurde abyssal etd’un désespoir sans fond. « Que vou-lez-vous, s’excuse Kertész, comme ilest dit dans Molloy : “Je suis nésérieux comme d’autres naissent avecla syphilis.” »

On ne se risquera pas à résumerici la structure complexe de Liquida-tion. Car le titre, évidemment poly-sémique, renvoie à la fois à celuid’une pièce de théâtre enchâsséedans le roman (celle de l’écrivainB., qui ressemble fort à Kertész etdont le mystère est au cœur dulivre) ; à la faillite de la maison d’édi-tion qui publiait B. ; à la chute dumur de Berlin, et finalement au sui-cide de B. Liquidés, les opposantsau régime ; démolies, les tentativesartistiques ; atomisées, les dernièresstructures économiques : tout doitdisparaître, et tout s’efface, en effet,dans cette Budapest des années1980-1990. Y compris cette « variétéde démence » que l’on appellel’amour (« C’est si étrange un amourqui meurt. Le monde devient soudaingris autour de toi, froid, compréhensi-ble, sobre et lointain »).

Avec une impressionnante virtuo-sité, Kertész multiplie les allers-retours entre passé et présent,

roman et théâtre, clins d’œil au lec-teur et apartés paradoxaux, jusqu’àla « machinerie romanesque » de lafin qui fait qu’« en deux phrases toutest contredit, démenti, balayé ». Dugrand art.

L’homme a ôté le légendaire cha-peau mou et la longue écharpe quilui donnent de faux airs d’espion dela guerre froide. Il a méticuleuse-ment posé son parapluie près dufauteuil. Et il vous fixe avec ceregard troublant où perce la déter-mination douce d’un homme qui asurvécu à tout et n’est dupe de rien.Il admet qu’il y a dans ce texte denombreux échos de son expériencepropre. Né en 1929 dans unefamille juive de Budapest (mèreemployée, père marchand de bois),Kertész est déporté à l’âge de15 ans à Auschwitz puis àBuchenwald. Libéré en 1945 – il a16 ans –, il rentre dans un pays qu’ilne reconnaît pas. Budapest est uneville étrangère, et tous les siens ontété liquidés, précisément. Après labarbarie nazie, le communismetotalitaire.

« , »Kertész décide de vivre de sa

plume et se cache pour écrire dansles « espressos » enfumés de Buda-pest. Dans les années 1960, il com-mence Etre sans destin, qui netrouve d’abord aucun éditeur. Il luifaudra attendre vingt ans pour que,en 1982, une critique de l’écrivainmagyar Gyorgy Spiro éveille de l’in-térêt pour ce singulier « roman deformation à l’envers » où un enfant,à Auschwitz, découvre sans juge-

ment moral ce qui sous-tend la phi-losophie de Kertész – et aussi cellede B. : que « le Mal est le principe dela vie » et que « ce qui est véritable-ment irrationnel, qui n’a pas d’expli-cation, ce n’est pas le Mal, mais leBien ». Le livre fait actuellementl’objet d’une adaptation au cinémapar Layos Koltaï.

Kertész dit tout cela en allemand.La moitié du temps, il vit à Berlin etnote que cette ville va finir par« devenir sa patrie d’adoption ». Unparadoxe lorsqu’on songe à sonpassé dans les camps ? Pas à sesyeux. « Je n’ai jamais considéré laShoah comme la conséquence d’unehostilité irrémédiable entre les juifs et

les Allemands, dit-il. Car alors com-ment expliquer l’intérêt des lecteursallemands pour mes livres ? Au fond,c’est en Allemagne que je suis devenuécrivain, non au sens de la“renommée”, mais parce que c’estd’abord là que mes livres ont produitleur véritable impression. »

Et puis l’allemand est pour lui lalangue des penseurs, non des bour-reaux. Il évoque Nietzsche, Hof-mannsthal ou Schnitzler, qu’il atraduits en hongrois, avant deconfesser sa tendresse pour Tho-mas Mann et Camus : « J’avais 25ans. Je suis tombé sur un tout petitlivre. Je me suis dit qu’il ne devait pasêtre trop cher. De l’auteur, je n’avais

jamais entendu parler. Mais j’ai toutde suite compris. » Ce livre, c’étaitL’Etranger – en hongrois L’Indiffé-rent. Indifférent, ou plutôt détaché– mais au meilleur sens du terme,au sens d’affranchi : c’est l’impres-sion que donne ce jour-là ImreKertész, ramenant à lui sa main droi-te qui tremble d’une maladie deParkinson. Comme s’il disait : cecorps qui souffre n’est pas le mien.Comme s’il était lui et un autre, traî-nant derrière lui, non sans humour,sa dépression est-européenne(« mon capital littéraire ») et n’enfinissant pas de se chercher pourinterroger l’humanité tout entière.

Florence Noiville

RENCONTRES

ApplicationsSuite de la première page

Conversation Prix Nobel 2002, l’écrivain publie« Liquidation », évocation virtuose de la Hongrie des années 1980-1990

Imre Kertészle survivant

X/LE MONDE/VENDREDI 30 AVRIL 2004