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Sur la Prédominance de l'Analyse Microscopique dans la Sociologie Américaine Contemporaine Author(s): FRANÇOIS BOURRICAUD Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 13 (1952), pp. 105-121 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688826 . Accessed: 22/06/2014 20:00 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.199 on Sun, 22 Jun 2014 20:00:47 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Sur la Prédominance de l'Analyse Microscopique dans la Sociologie Américaine ContemporaineAuthor(s): FRANÇOIS BOURRICAUDSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 13 (1952), pp. 105-121Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688826 .

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Sur la Prédominance de V Analyse Microscopique dans la Sociologie Américaine Contemporaine

PAR FRANÇOIS BOURRICAUD

II est sans doute bien des manières d'opposer la présente sociologie américaine à la sociologie européenne traditionnelle. Mais un trait nous semble particulièrement remarquable : tandis que la seconde s'intéressait avant tout aux institutions 1, la première semble concentrer son attention sur les groupes sociaux immédiatement observables. Les disciples et conti- nuateurs de Durkheim, par exemple, s'intéressaient avant tout à la structure et à l'évolution des formes juridiques, poli- tiques, ou religieuses. Ce sont à des groupes particuliers, à un « gang » d'adolescents délinquants, une communauté rurale, un atelier, ou tout au plus une usine, que les auteurs américains ont le plus volontiers consacré leur attention. On objectera peut-être que cette distinction est bien fragile : l'étude des groupes concrets n'est-elle pas indispensable à l'étude des insti- tutions? En effet, si sous ce dernier mot, on entend, comme c'est généralement le cas, un ensemble plus ou moins cohérent de conduites collectives, dont l'exécution dépend à la fois chez les individus des sentiments suscités par leur participation à des valeurs et à des idéaux communs, en même temps que de l'application actuelle ou virtuelle de sanctions de toute sorte, qui viennent punir les délinquants, les institutions, c'est bien clair, ne peuvent point être observées en dehors des groupes sociaux, auxquels, par leur déroulement plus ou moins réglé, elles prêtent constance et intelligibilité. Pourtant, même si,

1. Les équivoques attachées au terme d'institution ont été maintes fois signalées. Nous entendons ici par opposition au petit groupe, tout ensemble de règles, de normes, de valeurs, d'attitudes, ou de conduites, concernant une pluralité de groupes, dont elles règlent les rapports réci- proques.

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François Bourricaud comme nous sommes tout prêts à l'admettre, l'analyse en termes de groupes et l'analyse en termes d'institutions sont en réalité inséparables, il n'est pas indifférent, selon nous, que le sociologue s'attache à la description de groupes particuliers, plutôt qu'à l'étude des institutions. Son attitude à l'égard de l'Histoire sera évidemment différente, selon qu'il s'appliquera à l'examen des formes de la propriété ou qu'il se concentrera sur un groupe restreint d'enfants d'âge scolaire. De même, il prêtera plus ou moins attention à la « société globale » 2, à ses modes d'intégration et de rupture, s'il observe des institutions dont tout changement affecte l'équilibre social dans la géné- ralité de ses aspects, ou au contraire des groupements restreints, isolés, et pour ainsi dire, clos sur eux-mêmes. Nous voudrions, dans les quelques pages qui vont suivre, en prenant appui sur les publications américaines de ces dernières années, montrer la fécondité comme les limites de l'analyse en termes de groupes restreints. Nous pourrions alors reprendre la distinction que nous avons proposée entre l'analyse des groupes et l'analyse des ensembles institutionnels, et déterminer si cette distinction permet, comme nous le suggérons, de découvrir quelques traits essentiels par lesquels se différencie la présente sociologie américaine de la sociologie européenne traditionnelle.

« Groupe restreint », « petit groupe », « groupe élémentaire » : que faut-il entendre par de telles expressions? Qu'elles soient bien souvent employées l'une pour l'autre, montre qu'elles ne sont pas très rigoureuses. Le premier critère qui nous est ainsi proposé est celui du volume ou de l'envergure. Sans doute ne qualifierons-nous pas de « restreint » ou de « petit », le groupe formé par l'ensemble des citoyens français, des adhérents au parti communiste, ou des fidèles de l'Église catholique. Mais toute grandeur est une relation. Dire d'un groupe qu'il est petit, signifie simplement qu'il est plus petit que tel autre auquel nous le comparons. Aussi, cette qualification est-elle condamnée à demeurer intuitive, à moins que nous n'entre- prenions de déterminer les ensembles sociaux, dont la taille est prise comme unité de mesure. Si nous échouons ainsi dans notre première tentative pour caractériser le « petit groupe », peut-être serons-nous plus heureux, en nous attachant à la propriété qu'on lui reconnaît souvent, d'être « élémentaire ». Cette remarque s'entend de plusieurs manières. Les ensembles sociaux les plus vastes, un système économique, une organi-

2. Société globale est une expression empruntée à M. Gurvitch. Nous le prenons dans un sens un peu différent de celui que lui donne cet auteur. On verra que nous lui donnons trois significations d'ailleurs liées : la « Société globale » nous apparaîtra successivement comme un « milieu », comme une hiérarchie de groupements, comme une conscience collective.

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine sation politique peuvent s'analyser comme une somme d'unités ou de cellules plus simples qui échangent entre eux des biens, des services ou des valeurs. L'économie française apparaît à l'observateur soucieux de retrouver les décisions concrètes sous les « quantités globales » de l'épargne, de l'investissement ou de la consommation, comme une somme de firmes et de ménages liés entre eux par des relations caractéristiques. De même, on peut assez bien décrire la vie politique (government process, suivant le titre d'un livre fameux), comme les différentes formes de la concurrence entre des groupes (politiciens, hauts fonction- naires, industriels, syndicalistes) qui visent à conquérir, à occuper et à conserver le pouvoir. Ainsi entendue, l'expression de « groupe élémentaire » est parfaitement admissible : elle désigne des ensembles qui peuvent être tenus, sous certaines conditions, comme les parties d'ensembles plus vastes. Le quali- ficatif « élémentaire » est donc aussi relatif que ne l'était celui de « petit » : un ménage ou une firme, un comité électoral ou un syndicat, constituent des unités si on les compare à une branche d'industrie, ou à une assemblée législative. Mais il est clair qu'ils ne peuvent, en aucune façon, être tenus pour « absolument simples ». Toute organisation sociale, aussi élémentaire soit- elle, implique une différenciation, puisqu'elle n'est rien d'autre qu'un ensemble de rapports liant entre elles des parties. Il est inutile de rappeler ici les discussions sur 1'« homogénéité » des sociétés archaïques. Prise à la rigueur, une telle expression n'est pas défendable ; il en va de même pour la simplicité sup- posée des « petits groupes ». En revanche, l'hypothèse que ceux-ci sont plus simples que les « sociétés globales » apparaît à la fois comme soutenable et un peu vaine. Pourtant, ne nous y laissons pas prendre : les études récentes sur les « petits groupes » ont souligné leur extrême complexité. Les travaux de Moreno et de son école ont montré que même dans les groupes les plus étroits, et les moins différenciés, un clivage apparaît entre ceux qui sont choisis comme guides, recherchés comme des partenaires, et ceux qui suivent ou sont rejetés. Le phéno- mène du « leadership » qui fait partout surgir comme l'embryon d'une organisation dualiste suffirait à disqualifier l'hypothèse de la simplicité des groupes élémentaires. Mais, au fur et à mesure que les observations se faisaient plus nombreuses, on s'aperçut avec surprise que les différences entre les « petits groupes » et les ensembles sociaux complexes étaient en fait des plus malaisées à saisir. Les valeurs, les symboles, les normes collectives, dont l'existence était affirmée avec tant de force par les sociologues des générations précédentes qui s'attaquaient au problème de l'ordre et du consensus dans les sociétés globales,

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François Bourricaud entraient pour ainsi dire, irrésistiblement, dans le champ d'observation des auteurs modernes qui s'attachaient à rendre compte des variations dans la production d'un atelier à la « General Electric » ou de la désintégration ou de la solidité d'un groupe de jeux; ainsi fut-on conduit à l'hypothèse que les prin- cipales propositions de l'analyse sociologique pouvaient être formulées et vérifiées, d'après les observations recueillies sur le « petit groupe »; après quoi, elles seraient sans difficulté généralisables aux ensembles complexes. D'abord, remarqua- t-on, les relations sociales caractéristiques (domination, dépen- dance, coopération, concurrence) s'y dessinent clairement. Pensons aux « cliques », qui se forment dans les groupes de travail, à l'hostilité que se témoignent les enfants d'une même famille, aux rapports qu'ils entretiennent avec leurs parents. De même, nous y voyons se développer des sentiments, comme la loyauté à l'égard des associés, la fidélité au groupe, en même temps que l'amour-propre (self-esteem), bref une conscience très aiguë sinon toujours très précise, de ce que nous devons à nous-mêmes et aux autres, en raison du fait que nous parti- cipons à la vie d'une collectivité. Qu'y a-t-il donc dans la « société globale », que nous ne trouvions dans le « petit groupe »? Valeurs, normes s'observent aussi bien dans l'un que dans l'autre. De même, la discipline, le respect des ordres et des consignes, la fierté d'une commune appartenance, ne se pré- sentent-ils pas avec des caractères identiques, chez les membres d'une équipe de football ou chez les citoyens d'une grande nation? Tous les éducateurs savent que l'apprentissage des plus hautes vertus civiques se fait par l'identification de la patrie aux figures familières que l'enfant a appris à respecter. Le « petit groupe » n'est pas plus simple que la société globale, puisqu'il manifeste la même structure, et met en jeu les mêmes motivations. C'est ce qu'entreprend de montrer M. George C. Homans, dans un beau livre3 où, présentant et discutant avec beaucoup de finesse trois études de « groupes restreints » (l'Enquête Hawthorne, la monographie de Raymond Firth sur Tikopia, l'enquête de William F. Whyte sur « Street Corner Society »), il s'efforce de dresser la liste des conditions néces- saires et suffisantes qui, selon lui, rendent intelligibles les conduites sociales. Notre auteur est ainsi amené à distinguer entre l'action, l'interaction, le sentiment. Mais plus intéressante que cette première distinction nous semble l'étude des rapports que soutiennent entre eux ces trois catégories. Chaque individu est « motivé » à agir par des tendances qui exigent plus ou moins impérieusement satisfaction. Ainsi, l'action a son origine dans

3. The Human Group.

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine un sentiment (pénible, s'il est constitué par une impression de manque, d'absence, ou de frustration; agréable, s'il est associé à la perception ou même à la jouissance anticipée du bien que l'acteur convoite); mais puisant sa première force dans un sentiment, l'action se résout aussi en un sentiment (dont les tonalités peuvent aller du plaisir qui accompagne la possession heureuse, jusqu'à l'amertume qui sanctionne les anticipations déçues) : la boucle est ainsi bouclée. De même, toute action qu'exerce un individu sur la matière peut être liée à une interaction, actuelle ou virtuelle, qu'il exerce sur d'autres individus. C'est ce que montrent les analyses classiques de la division du travail : les techniques et l'organisation sociale sont liées par des rapports de mutuelle dépendance. Il est clair aussi que, selon les satisfactions que nous apporteront nos contacts avec les individus auxquels nous sommes associés dans une œuvre commune, nous tendrons à limiter ces contacts au minimum ou au contraire à les développer bien au-delà de ce qui requièrent les strictes exigences de la division du travail. Ainsi, la structure du groupe constitué par une dizaine d'ou- vriers travaillant dans un même atelier est déterminée par la nature de l'action que ces individus sont tenus d'exercer (produire un certain type de pièce), par les rapports qui leur sont prescrits à raison même des tâches spécialisées qu'ils remplissent, par les relations de sympathie ou d'hostilité qui s'établissent entre eux, sur des bases personnelles, par les sentiments de satisfaction ou de mécontentement que leur inspirent leur travail et la fréquentation de leurs camarades. Chacune de ces variables dépend évidemment des autres. (Et c'est pourquoi, il est possible d'améliorer la production d'un atelier, en invitant les ouvriers à se distribuer, dans toute la mesure du possible, selon leurs affinités.) Le groupe humain, même réduit à quelques individus, confinés à un petit nombre d'activités, se présente donc comme un système, c'est-à-dire comme un ensemble de parties ou plutôt d'aspects solidaires.

Aussi, l'imagination des sociologues oscille-t-elle entre des métaphores biologiques et des métaphores mécaniques : Pareto, dont l'œuvre exerça aux États-Unis une influence parfois un peu surprenante pour l'Européen 4, nous propose une repré- sentation des phénomènes sociaux en terme d'équilibre; les ethnographes de l'école de Malinowski nous invitent à chercher la « fonction », c'est-à-dire bien souvent la fin des institutions.

4. C'est beaucoup moins le contempteur de la démocratie et l'apolo- giste de la violence que le théoricien, parti d'une opposition rigide entre l'illogique et le logique, pour aboutir à la découverte et à l'exploration du non logique comme catégorie première de l'action sociale, qui a retenu l'attention du public américain.

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François Bourricaud Ces deux langages, aussi peu satisfaisants soient-ils, soulignent la nécessité de penser les faits sociaux, à la fois selon la catégorie de la totalité et selon celle de la relation. Nous sommes donc bien loin du critère de simplicité par lequel nous avions pensé pouvoir caractériser le petit groupe. Mais il faudra définitive- ment renoncer à lui appliquer cette qualification, lorsque nous aurons pris conscience à quel point les équilibres observés dans les « petits groupes » sont précaires, à quel point sont équi- voques les « fonctions » assignées aux conduites des individus. Si Ton définit l'équilibre comme une position à laquelle tend spontanément à revenir un système qui, pour une raison quel- conque, s'en serait écarté, on s'aperçoit combien nombreuses sont les forces qui tendent à l'en déloger, et combien efficaces les résistances qui s'opposent à ce qu'il y fasse retour. Une position d'équilibre, dirons-nous, existe pour un système social, si les interactions, les actions et les sentiments, dont l'ensemble définit ce système, sont à ce point stables et cohérentes, que toute infraction met en jeu des sanctions très différenciées, qui découragent le délinquant et arrêtent la généralisation du délit. La stabilité d'un tel équilibre dépend de la vigueur des normes. Mais celle-ci est menacée de deux côtés. Quand l'indi- vidu soumet sa conduite à des normes collectives, il admet qu'autrui (telle personne qu'il aime ou qu'il respecte, ou bien l'image d'une Autorité très abstraite) a compétence pour déci- der de la rectitude de ses actes. Cette substitution du point de vue d'autrui au sien propre est souvent pénible pour l'individu, qu'elle peut obliger à renoncer aux satisfactions les plus dési- rées. Les normes sont alors ressenties comme des obstacles; un processus de « déviance » s'amorce, par lequel le récalcitrant, loin de se laisser ramener au respect de ses obligations, se montre de plus en plus impatient des entraves qu'elles lui imposent. Aux mécanismes de réglage et de contrôle qui assurent la stabilité de l'équilibre, font place des processus cumulatifs, qui entraînent le système de plus en plus loin de sa position initiale. Soumis à de telles pressions, celui-ci est menacé de rupture et de désintégration : les rebelles menacent de faire sécession, et la tâche de les maintenir dans l'obéissance se fait de plus en plus lourde, comme on le voit, par l'exemple du groupe de jeunes Italiens étudiés par Whyte, où la révolte de l'un d'eux contre l'autorité établie entraîne, après de nom- breux .épisodes, l'éparpillement du « gang ». Dans d'autres cas, le groupe maintient son unité en dépit des forces qui l'écar- tèlent; mais c'est à condition de changer les objectifs qu'il propose à ses membres, d'altérer les valeurs et les normes par lequel il règle leurs conduites. Alors, à la résistance des indi-

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vidus, à la discipline collective, s'ajoute pour le groupe une seconde cause de dissolution. Si de nouvelles valeurs émergent, plus acceptables aux rebelles, n'entreront-elles pas en conflit avec les valeurs traditionnelles? Si un nouveau leader se lève, qui fédère les mécontents, son pouvoir ne menace-t-il pas les «nantis »? Ainsi l'hypothèse de la simplicité du « petit groupe» apparaît-elle comme irrémédiablement chimérique. Aussi res- treint soit le groupe, aussi embryonnaires les activités qu'il exerce, il met en jeu dans chaque acteur des aptitudes trop nombreuses, et trop clairement dépendantes les unes des autres, pour que les rapports qui s'établissent entre les individus soient simples et stables. Aussi, l'équilibre d'un tel ensemble ne peut-il être que purement idéal; nous le définirons comme la position que prendrait le système, si les normes collectives étaient pleinement efficaces. C'est pourquoi, au lieu de la sim- plicité dont nous sommes partis, il nous faut constater les conflits actuels ou virtuels, entre les leaders et ceux qui les suivent, entre les conformistes et les « déviants », entre les conduites idéales et les conduites réelles.

Au terme de cette analyse, le lecteur éprouvera sans doute quelque gêne. En insistant sur la complexité irréductible des faits sociaux, n'avons-nous point par avance ruiné tout effort pour distinguer le « petit groupe » de la société globale? Pour- tant, il reste encore un trait par lequel nous pouvons tenter de les opposer l'un à l'autre. Cooley définissait le « primary group » par deux propriétés. Il est a primaire » en ce sens qu'il constitue le fondement, ou plutôt le tissu des ensembles sociaux plus vastes. Ainsi, la famille, les groupes de résidence, par le canal desquels s'hérite la culture traditionnelle, se façonnent les modes nouvelles de sentir, de penser ou d'agir (nous n'insistons pas ici sur cette première observation, que nous retrouverons plus loin). Il peut aussi être qualifié de « primaire », parce que les relations qui s'y développent y seraient, pour ainsi dire, primitives et spontanées. Elles ne sont point traduites en un code conventionnel, mais s'expriment en symboles largement affectifs. Ce sont, suivant le mot même de notre auteur, des « face to face relation ship ». Ainsi, par contraste avec les « organisations formelles » caractérisées par la relative précision des rôles qu'elles imposent à leurs membres (songeons à la manière dont sont définis le statut d'un fonctionnaire, ou celui du secrétaire général d'une grande société), le groupe primaire se distinguerait par la spontanéité des liens qu'il tisse entre les individus. Nous trouvons ici l'une des sources les plus mani- festes de l'optimisme américain. En effet, si la société humaine est constituée de « petits groupes », que peuvent sans cesse

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refaçonner leurs membres, nous pouvons « chacun dans notre sphère », en nous comportant en bon voisin, en bon père, en bon ouvrier, en bon patron, contribuer au bien-être de la société globale. Mieux : il n'y a pas pour nous d'autre méthode, s'il est vrai que tous les problèmes sociaux se ramènent à des ajustements interpersonnels. Mais il est clair que cette sponta- néité des rapports observable dans le « petit groupe » ne doit pas être entendue à la rigueur. Ces rapports ne sont point en effet le produit d'une activité délibérée de chacun des acteurs : les nouveaux venus doivent se soumettre aux règles d'un jeu qui préexistait à leur entrée dans le cercle. D'autre part la rigidité des organisations formelles n'est-elle pas abusivement soulignée? Nous n'en sommes plus à concevoir une « gesellschaft» impersonnelle, où les individus qui y sont associés seraient impuissants à laisser leur empreinte. En soulignant l'impor- tance des « cliques » qui se forment à côté, et parfois contre la hiérarchie officielle, les sociologues américains ont eux-mêmes découvert les forces latentes qui circulent dans les « grands corps », la sève qui les travaille, et parfois les fait éclater.

Mais le mot de « spontané » peut être pris dans un sens plus étroit, et dans cette nouvelle acception, nous verrons qu'il qualifie assez bien le « petit groupe ». Précisons bien que l'idée d'une spontanéité absolue est incompatible avec les exigences de la vie sociale, puisque celle-ci requiert l'acceptation impli- cite de la discipline, et le recours éventuel à la contrainte. Mais, d'autre part, une société qui ne serait que contrainte serait condamnée à la stérilité de la pure répétition. Ni pur méca- nisme, ni pure spontanéité, c'est bien ce que suggère l'expé- rience, quand elle laisse dans l'embarras quiconque entend qualifier tel rapport social concret, comme « spontané » ou « formel ». En revanche, nous voyons bien que sur certains aspects de la situation sociale notre pouvoir peut s'exercer, alors que d'autres semblent demeurer désespérément hors de nos prises. Nous pouvons essayer de transformer nos rapports avec notre femme, notre mère, ou notre patron, leur donner un nouveau sens. Il y faut de l'application et du bonheur, mais cet univers intime est nôtre, non seulement parce qu'en sont exclus les étrangers, mais aussi parce que nous pouvons le modeler, en coopération avec ceux qui l'habitent avec nous : « charbonnier est maître chez soi », comme dit le proverbe. Et dans cet étroit empire, réside sa confiance en lui-même. S'il lui faut y renoncer, il s'abandonne, glissant à la surface d'un monde où il n'a plus de place ni de raison de vivre. La sociabi- lité qui se développe dans le petit groupe peut être dite « spon- tanée », parce que les relations qu'elle établit sont à la mesure

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine et demeurent sous le contrôle de chacun : tous ont une chance de participer à la vie collective, laquelle n'est pas perçue comme une fatalité, mais comme l'exigence d'une œuvre commune.

C'est autour de telles notions que nous paraissent s'orga- niser les études sur le petit groupe. Elles caractérisent évidem- ment les travaux de Moreno, et il nous semble que les recherches de Lewin et de son école sur le leader démocratique, sur la manière dont un groupe attaque et parvient à la solution d'un problème, ne démentent point ces analyses. C'est pourquoi nous dirions que le trait fondamental du « petit groupe », c'est son indice de participation très élevé'. Précisons bien qu'il ne s'agit pas du degré de cohésion, l'expérience nous montrant des groupes restreints, travaillés par des conflits aussi aigus que les plus vastes ensembles sociaux; mais à la différence de ceux-ci (ne voyons-nous pas des nations se survivre bien long- temps, après que les valeurs qu'elles symbolisent ont perdu tout attrait?) le petit groupe meurt, et non point d'une manière métaphorique, sitôt qu'un foyer commun ne polarise plus l'intérêt des différents participants.

A partir de là, nous pouvons découvrir la véritable signi- fication des deux critères par lesquels nous tentions d'abord de définir le « petit groupe », et de l'opposer à la société globale. Si le « premier » se caractérise par la tension qu'y manifestent les individus, il devient aisément compréhensible que la complexité de son organisation, comme le vohime de sa popu- lation, soient décisifs pour sa vitalité. Dans des organisations trop nombreuses, chacun se sent perdu : alors se développe le sentiment si connu de nos contemporains, d'etre un rouage anonyme dans une immense machine. Ce sentiment d'abandon ou de dereliction s'avive, quand il est, comme c'est souvent le cas, combiné à l'impression que, de ces organismes monstrueux, nous ne sommes en mesure de comprendre ni le fonctionne- ment, ni les fins qu'ils poursuivent aveuglément; la complexité d'une organisation ne peut sans danger aller au-delà de ce que nous pouvons comprendre de ses mécanismes. Et c'est pourquoi la bureaucratie moderne, sous ses différentes formes (militaire, industrielle, administrative), pose à nos sociétés de si graves problèmes. Comme la complexité d'une structure dépend évi- demment du nombre de parties qu'elle organise, les ensembles sociaux très vastes ont des chances d'apparaître terriblement complexes et, partant, inintelligibles, absurdes môme. C'est donc, dans une large mesure, du volume et de la complexité des groupes dont nous sommes membres que dépend notre aptitude à comprendre et à maîtriser les problèmes suscités par les relations sociales. La spontanéité (prise dans le sens

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que nous a von« précisé) est donc bien le trait distinctif du petit groupe, puisque, nous venons de le voir, les deux critères du volume et de lp. complexité en dépendent, et lui sont rattachés. Cette thèse serait aisément verifiable par les observations les plus récentes sur les « grandes organisations ». M. Edward A. Shils a souligné que le moral de l'armée américaine durant la dernière guerre reposait moins sur la participation à des valeurs abstraites, que sur la solidité du groupe de combat; se battre pour la démocratie et les droits de l'homme est une motivation moins efficace que le désir de se montrer loyal à l'égard des camarades, ne pas démériter à leurs yeux, ne pas les « laisser tomber ». C'est que la société universelle qu'exaltent les immortels principes et les charges constitutionnelles est moins immédiatement sensible que le cercle des « copains » sous le regard desquels, ayant vécu si longtemps, il devient possible d'affronter les pires épreuves. De même, Thomas et Znaniecki avaient montré comment la famille (où les relations étaient devenues, pour ainsi dire, à la mesure de chacun) assu- rait au paysan polonais une stabilité, dans sa vie personnelle, comme dans ses rapports avec autrui que la dislocation de ce groupe primaire devait ruiner. Et, chose plus notable encore, ces deux auteurs montraient comment le processus de recons- truction de la société polonaise se ramenait au bout du compte à la création tâtonnante de nouveaux groupes primaires, mieux adaptés à la nouvelle situation.

On voit mieux maintenant le sens que revêtirait l'opposition entre la société globale et le petit groupe : d'un côté, des unités mobiles et relativement plastiques, d'une structure susceptible de s'adapter à l'action humaine; de l'autre, une organisation impersonnelle, oppressive, ou pour parler comme Nietszche, « le plus froid de tous les monstres froids ». Il n'y a pas de doute, que la « Société » nous apparaît souvent sous cet aspect d'ano- nymat et de contrainte. C'est là une expérience que nul obser- vateur ne saurait récuser. Mais faut-il la considérer comme le signe de notre impuissance à découvrir sous les institutions cristallisées l'activité qui les a produites? La réflexion sociolo- gique hésite entre une vue pragmatiste, qui nous peint la société humaine comme un produit pour ainsi dire refroidi de notre activité : la société est action ; et une vue positiviste, qui insiste sur le caractère de réalité et de contrainte, pour ainsi dire physiques, qui s'attacherait aux faits sociaux : la société est chose. Mais ce dilemme est un faux dilemme, comme nous allons le voir. Jusqu'ici, nous avons feint que le « petit groupe » constituait une unité parfaitement autonome. Pourtant, aussi replié sur lui-même, aussi « intime » soit-il, il lui faut compter

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine avec d'autres groupes, mieux : il lui faut compter avec certaines conditions très générales, qui s'imposent à lui comme elles s'imposent à tous les autres groupes. Ces conditions constituent ce que, faute d'un mot meilleur, nous appellerons le « milieu ». Ce milieu n'est pas seulement géographique et technique, il est aussi social. C'est de son « environnement », que le groupe recrute ses adhérents, c'est en lui qu'il se dissout et se perd, quand sa vigueur et sa solidité ont dû céder devant les forces de désintégration qui l'attaquent sans relâche; enfin c'est à lui qu'il emprunte certaines normes et valeurs, par référence auxquelles, en dernière instance, s'apprécie la conduite de ses membres. Mais ce milieu ne peut pas être décrit comme un réceptable amorphe, qui incluerait les unités particulières, comme un classeur contient des fiches. Disons que groupe et milieu agissent l'un sur l'autre, qu'ils se déterminent récipro- quement. Les migrations qui gonflent les effectifs de certains groupes, et assèchent certains autres, sont évidemment impu- tables aux changements survenus dans le milieu où se meuvent ces groupes. Pensons à la récente histoire du mouvement syn- dical américain, avec l'expansion du jeune C. I. 0., au détri- ment de A. F. L. Le déclin des syndicats de métier, la montée des syndicats d'industrie, ne s'expliquent point seulement par des causes endogènes mais par les transformations de la société économique environnante. En revanche, de telles transforma- tions seront d'autant plus rapides et d'autant moins heurtées, que la structure des anciennes organisations professionnelles se prêtera avec plus de souplesse à la métamorphose, qui va faire d'elle des syndicats à la nouvelle mode.

Ainsi, se trouve établie la symbiose des « petits groupes » et du « milieu ». Mais notre définition du « milieu » reste beau- coup trop vague. Que faut-il entendre par cet « ensemble de conditions physiques, techniques et sociales »? Le « milieu », avec lequel le « petit groupe » doit composer, se présente d'abord à lui comme les autres groupes, avec lesquels il se trouve en contact. Les syndicats ouvriers doivent, dans leurs plans, tenir compte des plans qu'ils imputent aux organisations patronales. De même, ils ne peuvent pas négliger les intentions des autres syndicats, qui défendent les intérêts de catégories ouvrières voisines. Ainsi, chaque groupe est amené à proportionner ses prétentions à celles de ses rivaux et de ses associés. Le « milieu » se présente alors comme un champ qualitativement différencié, où le groupe exerce son action parmi des obstacles et des points d'appui. Telles régions de cet espace social sont perçues comme privilégiées, telles autres comme de peu de prix; les premières constitueront des objectifs, c'est-à-dire des objets valorisés;

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François Bourricaud les secondes pourront acquérir de l'importance, seulement si elles se trouvent placées sur le chemin qui conduit aux pre- mières. Ce que le milieu exprime, par la diversité de ses régions, c'est donc essentiellement la hiérarchie des groupements. Se situer dans un milieu social, c'est donc, pour un groupe, perce- voir, ou plutôt se préparer à percevoir des groupes, d'une valeur, d'une qualité ou d'un prestige inégal, mais ordonnés selon une hiérarchie unique. Ce dernier point est d'une grande impor- tance, car c'est seulement s'ils se réfèrent à une hiérarchie plus ou moins de technique et de prestiges, que les groupes peuvent s'orienter les uns par rapport aux autres, déterminer leur conduite en fonction de celle qu'ils prêtent à leurs voisins, à leurs partenaires, ou à leurs rivaux. « Que ferait-il s'il était à ma place?»« Que ferais-je si j'étais à la sienne? »En d'autres termes, quelle prévision est-il raisonnable d'avancer, sur la conduite d'un individu ou d'un groupe, placé dans une telle situation, et dont l'action est soumise à de telles règles? De même qu'au niveau des relations interpersonnelles, 1'« Autre Généralisé » de Mead, n'est rien de plus que le groupe, de même, s'agissant de groupes et de leurs rapports, la découverte qu'entre eux peut s'établir un jeu réglé constitue la reconnais- sance d'une société plus large, qui « englobe » toutes les unités impliquées dans un même jeu, les ordonne les unes par rapport aux autres, en les soumettant à une loi commune.

La « société globale » est donc dans l'horizon du petit groupe. Elle apparaît d'abord comme ce qui le ferme et le délimite, comme un au-delà étranger. Mais au fur et à mesure que l'action du groupe élargit son champ, ce milieu, d'abord vide et hostile, se différencie et se révèle comme une hiérarchie de formes symboliques et de groupements concrets, prétendant à l'unité d'un système. Et c'est pourquoi la société globale nous apparaît tantôt comme un « monde fatal, écrasant et glacé », et tantôt comme une histoire à écrire, ou une promesse à réaliser. On comprend ainsi pourquoi nous sommes si souvent tentés de négliger le « milieu », pour nous replier sur la consi- dération du « petit groupe ». Jusqu'ici, nous avons vu comment, par un élargissement du champ perceptif, le « petit groupe » débouche sur la « société globale ». Il nous reste maintenant à voir comment il peut être amené à se clore sur lui-même, à s'isoler de cet ensemble auquel il est, pour ainsi dire, organi- quement rattaché. La plupart des individus appartiennent à plus d'un groupe. Nous pouvons être à la fois, comme on le répète, membres d'une famille, d'une profession, d'un parti politique. Il arrive que ces multiples appartenances, loin d'être contradictoires, se renforcent les unes les autres. C'est ce que

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine

Bergson a, d'un mot heureux, appelé « le tout de l'obligation », mais il arrive aussi qu'elles entrent en conflit. Car, comme le dit l'Evangile dans une maxime lapidaire : « On ne peut servir plus d'un maître à la fois ». Imaginons maintenant des individus qui ne connaîtraient d'autre affiliation que leur appartenance à un seul groupe. Tous les contacts avec l'extérieur se trouvant coupés, le groupe tendrait à développer une vie autonome. L'opinion des étrangers n'importerait plus à ses membres : ce que pensent les barbares est, par définition, ridicule, et ne mérite que les sarcasmes ou l'indifférence. Bien entendu, cette situation ne sera jamais parfaitement réalisée, mais l'expé- rience nous en fournit parfois des approximations très saisis- santes : pensons aux gangs, à l'étude desquels les sociologues de Chicago consacrèrent tant d'attention. Les diverses formes de délinquence amènent les « anormaux » ou les « criminels » à se constituer en unités closes, qui ne laissent circuler que de maigres échanges avec la « société globale ». Il en va de même pour les « consciences exigeantes », qui ne peuvent se satisfaire des valeurs reconnues par leurs contemporains. De tels groupes tendent à s'organiser sur le modèle de la société secrète. Simmel a bien montré que le propre de telles sociétés, c'est une préten- tion à la supériorité et à la dénomination, qui ne peut se réaliser que dans le retranchement et la séparation. Prendre du recul, se saisir soi-même en se distinguant des autres, en s'opposant à eux, telle est aussi l'essence de ce que Toynbee appelle « Withdrawal ». On trouverait bien des traits d'une même atti- tude dans les sociétés de jeunes (ce que les auteurs américains appellent « youth culture »); l'adolescent menacé par les règles de la société adulte s'efforce de s'y soustraire, en soulignant de la manière la plus évidente les signes les plus originaux de son statut.

L'isolement du groupe sur lui-même, son refus de participer à une vie collective plus large, peuvent avoir d'autres raisons que la nécessité pour des individus « marginaux » de se défendre contre un milieu social qu'ils jugent hostile, ou qu'ils ont entre- pris de transformer. Il y a d'autre société close que l'intelli- gentsia, les associations de malfaiteurs et les révolutionnaires. Une famille, un couple heureux, tendent à se replier, indifférents à ce que les autres peuvent penser, faire ou dire. Disons plus généralement que tout groupe, où les normes et la conduite affective tendent à coïncider, entretient avec son milieu un volume d'échanges très restreint. C'est ce qu'exprime la sagesse populaire : « les peuples heureux n'ont pas d'histoire ». L'auto- nomie est le signe et la récompense d'une action sociale qui n'est contrariée par aucun obstacle. Proudhon rêva toute sa

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François Bourricaud vie d'une fédération de communes qui, chacune se suffisant à elle-même, n'aurait presque jamais à recourir au Pouvoir fédéral. Les organismes qui ont réussi à se mettre en équilibre avec leur milieu s'épanouissent en unités autarciques, auxquelles rien ne vient plus rappeler explicitement leur dépendance par rapport à celui-ci.

Que nous soyons tentés d'hypostasier les « petits groupes », de les penser sans référence à la société globale, nous apparaît maintenant très compréhensible, puisque, par un remarquable paradoxe, toute « déviance » tend à les isoler de leur milieu, en les en chassant, comme toute « conformité » tend à les y enfermer, en les identifiant à lui. Mais deux remarques suffiront à nous convaincre que se représenter le petit groupe sans la société globale est une abstraction, justifiable seulement si elle est assortie de la clause « ca*teris paribus ». Il n'y a point de groupe, en effet, dont les membres ne relèvent de plus d'une allégeance, et les conflits résultant de ces multiples apparte- nances ne peuvent être résolus que par le recours à des valeurs communes à ces unités rivales. Cette observation se vérifie sans peine, sur l'exemple des groupements politiques, qui ont souvent tant de peine à concilier les intérêts économiques de leurs adhérents avec leurs croyances religieuses, et leurs convic- tions idéologiques les plus générales, c'est-à-dire les plus confuses. C'est pourquoi l'activité de tels groupements, au lieu d'être limitée aux relations qu'entretiennent entre eux leurs membres, consiste en une circulation continue qui les fait communiquer les uns avec les autres, par une série d'échanges avec leur milieu. De ces « échanges », nous retiendrons l'a opi- nion », qui exerce une influence décisive sur la vie de ces groupes. Par « opinion », nous entendons le processus réciproque, par lequel se détermine l'attitude d'un « public » à l'égard d'indi- vidus ou de groupes d'individus, dont la conduite, les senti- ments, présumés ou réels, lui posent un « problème ». Tout groupe qui tend à s'isoler risque de susciter le scandale. Or, il n'est pas indifférent aux « sociétés secrètes », que l'opinion leur soit hostile ou favorable. La rigueur de la répression qui menace leurs membres en dépend, comme le succès de leurs entreprises. Les syndicalistes qui dirigent une grève savent bien tout l'avan- tage d'avoir « l'opinion avec soi ». Et les industriels, soucieux d'entretenir de bonnes « public relations », reconnaissent aussi la puissance de ce facteur anonyme. Les groupes qui prétendent s'isoler ne sont donc protégés contre la pénétration de la « société globale » que d'une manière précaire et imparfaite. Il n'est donc possible de les traiter comme des unités autonomes que par une abstraction très artificielle, et pourtant légitime, si

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine elle est consciente de la part du réel qu'elle nous conduit à négliger.

Deux faits limitent donc la portée de l'analyse en termse de « petit groupe », et nous ramènent invinciblement à la consi- dération de la société globale : d'une part, le phénomène du « multigroup-membership », qui introduit au sein d'une unité restreinte la référence à une sorte d'extériorité; d'autre part, l'existence d'une opinion, aux exigences de laquelle, pour auto- nomes et isolées que se veuillent ces petites unités, il leur faut, d'une certaine manière, se conformer. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre l'opposition que nous établissions au début de cette étude, entre l'analyse microscopique et l'analyse par ensembles institutionnels, chère aux sociologues européens. Il nous semble qu'elle recouvre assez exactement l'opposition entre le « petit groupe » et la « société globale ». De celle-ci, nous dirons qu'elle n'est rien d'autre que la hiérar- chie des groupements ou, plutôt, que le système, plus ou moins cohérent, de valeurs, qui rend cette hiérarchie efficace. Nous retrouvons ici un des enseignements les plus précieux de la sociologie durkheimienne, qui définissait la Société comme une « conscience collective ». Cette formule nous paraît admissible, si elle est assortie de deux précisions. Il nous semble d'abord qu'elle s'applique beaucoup mieux à la société globale qu'au groupe restreint. Si l'on veut bien se souvenir de la manière dont la société globale se trouve, selon nous, impliquée dans la pluralité de groupements qui s'efforcent de constituer un jeu et un concert unique, il apparaîtra clairement qu'elle n'est rien d'autre qu'un ensemble de règles et de valeurs, puisqu'il s'agit pour elle d'imposer quelque chose comme un ordre, au sein d'une diversité irréductible. Mais ces normes et ces valeurs sont bien loin d'être toutes explicites, et c'est pourquoi l'expres- sion de « conscience collective » nous semble malheureuse et inexacte. M. Gurvitch a proposé une vue selon nous très féconde, en rappelant que les aspects essentiels de la réalité sociale sont voilés, implicites, nous oserions dire « inconscients ». C'est sa richesse latente, son foisonnement de formes en apparence peu compatibles, qui définit le mieux la société globale et l'oppose, selon nous, le plus évidemment au petit groupe. L'observation d'un gang, d'une clique ou même d'une petite communauté, fait apparaître chez les individus des motifs qu'acteur, aussi bien qu'observateur, peuvent, par une illusion presque irrésistible, tenir pour des motivations réelles. Lipsett et Bendix ont montré, dans deux remarquables articles du British Journal of Sociology, combien fallacieuses sont les études de Warner et de son école sur la stratification, puisque

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François Bourricaud ces auteurs se contentent de relever les échelles de prestige qu'un certain nombre d'interviews leur a permis d'établir. Ce sont donc les représentations les plus banales, bref les stéréotypes, qui sont promus à la dignité de causes et de prin- cipes d'explication. L'étude du petit groupe, sans passé, sans localisation territoriale précise, risque de ne faire plus appel qu'à des mécanismes psychologiques abstraits et superficiels, et de laisser échapper ce qu'il y a de plus riche dans la réalité sociale, sa profondeur spatiale, et son épaisseur temporelle.

Nous voudrions, pour conclure, tempérer ce que ces remarques ont d'injuste et d'inexact. L'analyse, en terme de petit groupe, s'est montrée d'une remarquable fécondité. Elle a permis d'établir, sans ambiguïté, le caractère complexe de toute organisation, elle en a souligné la nature systématique. En outre, elle a permis d'isoler avec une suffisante clarté les termes, ou plutôt les aspects entre lesquels se nouent les rela- tions constitutives de tout système social. Elle a contribué à accréditer des notions aujourd'hui familières, comme règles, valeurs, motifs. Elle nous a permis d'entrevoir quelques-unes des relations que soutiennent entre eux ces phénomènes. N'oublions pas que l'observation du petit groupe a conduit à des études sur la cohésion des structures sociales, sur les condi- tions de leur évolution, de leurs ruptures. Enfin, elle nous a invités à saisir, dans les ensembles plus vastes, les secteurs stratégiques (comme l'unité de combat dans l'armée améri- caine), dont l'équilibre et la bonne santé conditionnent l'har- monie de tout. Mais cette méthode, en nous engageant sur la voie d'une formalisation, plus souvent, hélas, verbale, que proprement logique, entraînait, en contrepartie probablement inévitable, une simplification et un appauvrissement. Il n'y a guère de risque, pour les sociologues européens, de se laisser prendre au mirage d'une analyse, qui, traitant la société globale par prétention, prétendrait nous enfermer dans le hic et nunc, nous limiter aux plans de l'interprétation les plus immédia- tement accessibles, c'est-à-dire les plus superficiels. Si l'on nous passe ces hypothèses bien fragiles, nous dirons que la société globale est, pour l'Européen du xxe siècle, héritier souvent trop conscient d'un héritage dont la complexité l'accable, une donnée qu'il ne sera jamais tenté de méconnaître, alors que l'Américain n'en sent point si vivement la présence et le poids. Nous nous portons spontanément aux instances les plus hautes et les plus secrètes de la hiérarchie sociale, pour expliquer le plus modeste épisode. L'Américain localisera le phénomène, essayera de le placer dans son champ d'action le plus immédiat. C'est pourquoi, lorsqu'il se représente la

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Analyse Microscopique et Sociologie Américaine société globale, au lieu d'imaginer, comme nous, une machinerie mue par de malins génies, il songe spontanément à une fédé- ration plus ou moins lâche d' « associations volontaires » (volontary associations). Pourtant - et ce sera notre dernière remarque - la société globale, sa nature et les difficultés de son étude se font reconnaître de plus en plus clairement par les sociologues américains. Sous le nom de « culture », ils se mettent à observer les manières de sentir, d'agir et d'évaluer qui fournissent à des individus, par ailleurs différents, un terrain d'entente et des moyens de communication. Ainsi, au-delà des particularismes, par lesquels les groupes se distinguent et s'opposent, l'unité d'une conscience collective et d'une situation commune tendent-elles à s'imposer à l'observateur. Les études sur la « culture » ou le « caractère national » rappellent, à qui serait tenté de l'oublier, qu'une société est autre chose qu'une mosaïque de gangs, de syndicats ou de clubs. Ainsi se trouve fortement soulignée cette vue qui a servi de fil directeur à notre étude : l'analyse en termes de « petit groupe » ne peut qu'abstrai- tement négliger la considération du « milieu » où se meuvent ces groupes. Une telle abstraction est légitime et féconde, si elle se donne pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une simplification. Mais elle serait ruineuse si elle nous faisait perdre de vue que le tout est autre chose que la somme des parties.

C.N.R.S., Paris.

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