Sur La Rencontre Identitaire de Patrick Modiano – Dora Bruder

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    Arnaud BEAUJEU,« Le nom, la mémoire et l’oubli … »,Loxias, 36.,mis en ligne le 15 mars 2012URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7004

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    Le nom, la mémoire et l’oubli …

    Sur la rencontre identitaire de Patrick Modiano – Dora

    Bruder , Un Pedigree  – et Bernard Vargaftig – Un même

    silence, Aucun signe particulier 

    Arnaud Beaujeu

    Agrégé   de lettres modernes, docteur en langue etlittérature françaises, Arnaud Beaujeu a publié en 2010 un

    ouvrage intitulé  Matière et lumière dans le théâtre de

    Samuel Beckett, aux éditions Peter Lang ; et en 2011

    Samuel Beckett : trivial et spirituel aux éditions Rodopi.Il a également publié des articles et entretiens sur etavec les poètes contemporains Bernard Vargaftig, Jean-Pierre Lemaire, Pierre Dhainaut, Marie-Claire Bancquart,

    Béatrice Bonhomme-Villani, etc.

    Texte publié en hommage à Bernard Vargaftig, disparu le 27janvier 2012. Dans la mise en abyme des quatre récits en

    étoile 

    de Vargaftig et Modiano, apparaissent les mêmestroubles d’identité, éclats du traumatisme, qui portent à s’échapper dans une écriture attenant, presque, à   la« désidentité ». Contre l’étau qui se resserre, celui desfiches d’état civil ou celui d’une catégorie où   l’onvoudrait vous enfermer, qu’une seule solution : fuir. À moins qu’il ne s’agisse davantage de produire un certain

    nombre de faux-papiers, afin de mieux dissimuler une

    origine. Le vertige anonyme ouvre un gouffre entre soi et

    soi, un vertige-panique entre le nom de soi – l’ignorance

    de soi. L’écriture permet-elle de refaire « la liaison » –plus tard – avec ce que le silence a rompu ? Si la langue

    peut se construire comme une ruine de noms, dans la

    lumière des noms, alors Patrick Modiano et BernardVargaftig sont frères en écriture.

    Vargaftig (Bernard), Modiano (Patrick), enfance, étoile,identité, mémoire, oubli

    à Irène D. Mais les noms finissent par se d é tacher des pauvres mortels qui les portaient et

    ils scintillent dans notre imagination comme des é toiles lointaines1. A priori, le rapprochement entre deux univers comme ceux de Patrick Modiano et

    Bernard Vargaftig pourrait sembler fortuit et trop volontaire, si de troublantes

    coïncidences ne venaient réunir et sous une même é toile, leurs parcours d’écrivains.

    Onze ans séparent la naissance, en 1934, du poète de Comme respirer , Tremblercomme le souffle tremble de celle du romancier de Rue des boutiques obscures ou deQuartier perdu : « Le 2 août 1945, mon père vient à vélo déclarer ma naissance à lamairie de Boulogne-Billancourt2 », inscrit Modiano, dans Un Pedigree : « déclarer »une naissance, au sortir de l’Occupation, pour un père juif, est-ce peu de chose… ?

    Enfant caché pendant la guerre, Bernard Vargaftig relate dans Un même silence et Aucun signe particulier , son traumatisme identitaire. Dans le film qu’elle lui

    1 Un pedigree, Paris, Gallimard, 2005, p. 21.2 Un pedigree, op. cit ., p. 32.

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     jusqu’à   ses vingt-neuf ans (et la rencontre de l’être aimé), préf érera vivre sanspapiers – « pas même une carte d’assuré social, […] déchirée aussitôt25 » –, par peurd’être identifié.

    D’où sa stupeur dubitative quant à la part de liberté contenue dans une formuleambiguë comme « ‘délivrer’ une carte d’identité » ! De même qu’il s’interroge surcet effacement de sa judéité, ce silence étouffant ou ce déni forcé d’être soi-mêmependant la guerre : « L’autre mot, celui par lequel on nous désignait ou par lequel ilfallait se désigner, ce mot-là, on ne le prononçait jamais à la maison26. » Il faut doncvivre dans le non-dit, puisque les mots comme la ville sont « […] devenus muets »,

    et « […] parce que tout voulait dire quelque chose27. »

    Reflets et faux-papiers

    Échapper à la surveillance, aux classifications, consiste encore chez Modiano à toujours mieux brouiller les pistes – en cela, ‘il tient’ de son père –, à couvrir chaquepersonnage, par une fausse enquête où s’accro î t le mystère. Si des hommes, dansl’ombre, traquent Dora, son père, ou quelque autre Victor Chmara28, la stratégiemodianesque relève d’un art du reflet ou de la superposition, d’un art de l’illusion,grâce auquel sous prétexte de cerner une identité et d’en reconstruire le parcours, ilouvre en perspective(s) d’autres itinéraires… Ainsi, comme ce sont quatre cousinsde son père qui sont assassinés en 43, en Italie29, comme c’est Sacha Gordine, l’ami juif de son père, qui manque de se faire arrêter, ce sont d’autres jeunes filles, desdoubles sororaux, dont l’auteur-narrateur retrouve la trace, à   la place de DoraBruder30. Par contiguïté, décalages, cousinages furtifs, d’une personne à l’autre, de65 à  42, de la ville d’hier à celle d’aujourd’hui, Modiano dilue, voire efface, enretours et surimpressions, l’image recherchée (?), désormais modifié e  en une pureprésence…

    Est-ce pourquoi le film Premier rendez-vous, « dont le sujet est la fugue d’une

     jeune fille […] » comme Dora, film « imprégné par les regards des spectateurs dutemps de l’Occupation », devient par la « blancheur boréale » de son « voile31 », lelieu d’une rencontre possible entre l’auteur et le fantôme qu’il poursuit… ?Vargaftig vit une expérience voisine, peut-être un autre rendez-vous – avec sa peurintime et celle de tous les déportés –, lorsqu’en 61, il voit  L’Enclos, d’ArmandGatti32. Peut-être un malaise similaire à  celui qui s’empare parfois de Modiano

    25  Un même silence, Marseille, André  Dimanche, coll. « Ryôan-ji », 2000, p. 73. / Voir  aussi Aucun signe  particulier , p. 14 : « C’est en 62 que j’ai eu ma première carte d’identité pour aller enItalie, avec toi. »

    26  Aucun signe particulier , op. cit., p. 27.27 Un même silence, op. cit., pp. 44 et 45.28 Voir Villa triste, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 19.29 Voir Un pedigree, op. cit., pp. 13-14.30 Voir Dora Bruder , op. cit., p. 113 ou pp. 43-44 : une petite fille, d’environ l’âge de Vargaftig,

    cachée sous le nom de  « Suzanne Albert », au pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie, peu après lafugue de Dora.

    31  Dora Bruder , op. cit., pp. 79-80.32 Voir Aucun signe particulier , op. cit., p. 19. / Voir aussi Un pedigree, op. cit., pp. 56-57 : « Je

    découvre à treize ans les images des camps d’extermination. Quelque chose a changé, pour moi, ce

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    obsessionnelle vacille jusqu’à  l’amnésie, flotte un parfum de « soirs fugaces46 »,mêlé   à   une odeur d’éther, entre la souffrance et l’absence. Être(s) en rupture,mémoire errante, nomadisme de la pensée, c’est par une écriture bohème, queModiano traduit le vague à l’âme, la partance, de ce « passager clandestin », de cevagabond apatride, dans le semblant duquel il ne cesse de s’éclipser. Peut-on direqu’il « s’ellipse », à force de chercher refuge dans le non-lieu de « zones neutres47 »,dans les parages de quartiers, où tout peut basculer, d’un seul coup, dans le vide :autre Picpus, « monde parallèle48 », point de départ ou de transit, à la lisière d’unpassé où d’anciennes ombres poursuivent leur vie dans l’« immunité49 »… ?

    « Plus tard, plus tard, j’apprendrai que les mots peuvent aussi oublier 50 », énonceVargaftig, chez qui la vacuité des dimanches d’août modianesques – ou la grisaillede novembre, ou la brèche spatio-temporelle ouverte par un terrain-vague – laissentplace à   la vision dévastée d’Oradour-sur-Glane51, au blanc du traumatisme, au« même craquement [le] travers[ant] toujours », cri de lumière ou « tremblement ».C’est un peu comme aller faire « […] la f ête à Vatan. Drôle de nom !52 », ajoute-t-ildérisoirement, quand Modiano, plus tristement, croit « faire l’appel dans un casernevide » ou avoir « oublié d’éteindre la lumière dans [s]on ancienne chambre53 ».

    2. Lieu(x) de l’enfance

    « Pour mon père, l’enfance était un territoire définitif, permanent, celui dudanger, mais aussi celui du salut54 », explique Cécile Vargaftig, dans son film… Defait, l’auteur d’Un même silence dit « [aller] vers l’enfance », comme si celle-cinaissait de son infini questionnement55. Pour Modiano, l’enjeu se révèle diff érent,puisque sans « soutien moral » de la part de ses parents, il ne voit dans son enfance

    et son adolescence que le lieu d’une dispersion, d’une délitescence. Mais où Vargaftig le rejoint, c’est sur le thème de l’abandon, conjugué chez lui à la peur(inversée) d’être séparé des siens, ou découvert.

    Errance géographique« Un après-midi, à la sortie de l’école, personne n’est venu me chercher56 », écrit

    Modiano dans Un pedigree. Vargaftig vit la même angoisse existentielle, le jour où sur la place de Buzançais, dans l’Indre, il attend que quelqu’un, qu’il ne conna î t pas,vienne pour l’emmener. « [J]e suis comme immobile sur la petite place et

    46 Un pedigree, op. cit., p. 103.47  Dans le caf é  de la jeunesse perdue, op. cit., p. 120.48 Un pedigree, op. cit., p. 121.49 Voir Dans le caf é  de la jeunesse perdue, op. cit., p. 109.50 Un même silence, op. cit., p. 45.51  Voir  Dora Bruder , op. cit., p. 129 : « […] j’avais l’impression de traverser un village

    abandonné. »52 Un même silence, op. cit., p. 61.53 Un pedigree, op. cit., p. 20 et p. 95.54  Dans les jardins de mon père, op. cit.55  Voir M.A. Ouaknin, op. cit., p. 85, à   propos du verset : « Un enfant sortira de ton

    questionnement ».56 Un pedigree, op. cit., p. 34.

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     j’attends », « Je pourrais toucher en moi cet instant où je suis seul57. » La femmearrivera, qui viendra le cacher, comme dé jà il vivait caché, à Limoges ou dans uneferme entre Oradour et Sereilhac… Avec d’autres enfants, il joue – ou est-ce après ?– à la cachette (« C’était moi le pris58 »), ou alors à la mort (« Et celui qui faisait lecuré venait. Il nous appelait par notre nom. On était mort59. »), ou à « Loup y es-tu ?60 »… Est-ce à force de changer d’adresse que son premier livre s’appellera :Chez moi partout ?

    L’internat religieux du Saint-Cœur-de-Marie61, le refuge temporaire dans le

    Maine-et-Loire, « [a]u moment de la débâcle62 », jalonnent le parcours de Dora, jusqu’à sa fugue, en décembre 41, avant que les rafles ne se succèdent autour de larue Picpus. Où   loge-t-elle, ensuite, avant de retourner chez elle, en avril 42 ?Modiano entre en empathie avec cette vie d’errance, lui qui, de pension en pension,

    de l’enfance à l’adolescence, n’est jamais qu’un « brave garçon », abonné aux carsdu dimanche63, mal aimé, mal ancré64, petit « Truffaut » en voie, presque, dedélinquance. « Mon père répétait que j’irai en pension comme DavidCooperfield65 », écrit Bernard Vargaftig, ce qui n’a pas manqué, une fois ses parentsséparés, après-guerre.

    Deux adresses à cause d’un divorce, deux foyers dans un même immeuble66, deslivres d’enfants déchirés67, comme une identité   bafouée, une rupture intérieure,depuis dé jà la mort d’un frère, en f évrier 5768, est-ce ce qui pousse Modiano à partirdans l’imaginaire, pour se réinventer d’autres formes de filiation, comme lorsquedans Les Mines du roi Salomon, «  le guide dévoile sa véritable identité de fils deroi69 » ? « ‘Je ne vais pas séparer les deux frères’ a dit Mme Fourré70 » et rapporteVargaftig, en citant cette dame qui les recueille à Buzançais. Ici, les voix diff èrent,car là  où Modiano doit se « retenir pour ne pas fondre en larmes71 », lorsqu’une

    doctoresse lui demande s’il a des parents, Vargaftig, lui, ne peut que rendrehommage aux parents de substitution qui lui permettent de maintenir un lien, une

    fratrie, au moment même où le nazisme cherche à anéantir sa famille.

    57 Un même silence, op. cit., p. 62 et Aucun signe particulier , op. cit., p. 58. / Voir aussi Un mêmesilence, p. 36 : « Une place où vous ne dites pas « qui suis-je » n’est pas une place. »

    58  Aucun signe particulier , op. cit., p. 27.59 Un même silence, op. cit., p. 64.60  Aucun signe particulier , op. cit., p. 28.61  Dora Bruder , op. cit., p. 36 et p. 58.62  Dora Bruder , op. cit., p. 39.63 Voir Un pedigree, op. cit., p. 69 (cf. le collège du Montcel puis Saint-Joseph de Thônes).64 Voir la réf érence à Mauriac, Un pedigree, op. cit., p. 68.65  Aucun signe particulier , op. cit., p. 60.66 Voir Dora Bruder , op. cit., p. 68. / Cf.  Aucun signe particulier , op. cit., p. 38 : « j’avais deux

    adresses ».67 Voir Un pedigree, op. cit., p. 102.68 Un pedigree, op. cit., p. 44 : « À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que

     je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. »69 Un pedigree, op. cit., p. 40.70  Aucun signe particulier , op. cit., p. 58.71 Un pedigree, op. cit., p. 74.

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    Néanmoins, même si le petit Vargaftig « fumai[t] pour ne pas ressembler à [s]onpère qui fumait beaucoup81 », et ne voulait « [n]i chanter faux », ni même le voir, parpeur d’un jour lui ressembler, le poète sait qu’il doit à ce père – qui donnait « […] etpas seulement à [lui], toutes sortes de noms82 » – le goût de jouer avec les mots : lescompter, les écrire… Ainsi peut-il « faire face », quand Modiano doit pour sa parts’accommoder avec la forme inexistante d’un amour introuvable, du jour où  sonpère lui écrit pour ses 21 ans : « [t]u n’auras pas à  espérer de ma part une aidequelconque, un soutien de quelque nature que ce soit, tant sur le plan matériel quesur le plan moral83. »

    3. L’écriture ou les signesÀ partir de là, l’écriture devient pour Modiano le moyen de « faire signe », de

    « fixer son esprit sur des points de détail […] pour ne pas perdre le fil84 » etretrouver ainsi, intuitivement ou par « voyance85 », quelques traces de vie, quelques

    « coïncidences »… Se rapprocher, « sans le savoir86 », d’un destin fraternel, ou partissage intertextuel, faire appara î tre en « transparence », un « nom-photo-d’identité », c’est poser au lecteur la question mystérieuse de la présence au monde,de « l’aveu d’être-là », comme l’écrit Vargaftig, pour qui la poésie, la vie, laspiritualité, naissent de la rencontre de «[p]lein de signes particuliers87 ».

    « Je leur donnerai un nom… »

    « Je leur donnerai un nom… » (qui jamais ne sera effacé)88 »Si, selon Marc-Alain Ouaknin, « [l]a question [identitaire] efface et laisse un vide

    ou la parole va pouvoir se faire entendre89 », et si la langue peut se construire comme

    une ruine de noms, alors Modiano est celui qui redonne dignité  et lumière à cesnoms90. Au ‘nom’ des disparus, à l’envers de l’oubli « du nom du bal perdu », ildresse ce qu’il appelle une « nomenclature91 », quand bien même elle n’a plus desens, sinon de raviver l’empreinte d’une absence. « Et les numéros des immeubles etles noms de rues ne correspondent plus à rien », dans « le quartier des départs92 »,mais qu’importe, s’il reste ne serait-ce que le nom de « Jacqueline du Néant93 » –

    81  Aucun signe particulier , op. cit., p. 40.82  Aucun signe particulier , op. cit., p. 68.83  Un pedigree, op. cit., p. 117. / Voir aussi  Dora Bruder , op. cit., p. 18 (des années après, à 

    l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière) : « Impossible de trouver mon père. Je ne l’ai plus jamais revu. »84  Dora Bruder , op. cit., p. 53.85  Dora Bruder , op. cit., p. 52.86  Dora Bruder , op. cit., p. 54 (Voir la réf érence à Voyages de Noces). / Voir aussi la réf érence à 

    Cosette et Jean Valjean (p. 51).87  Aucun signe particulier , op. cit., p. 23.88 Mémorial de Yad Washem.89 M.A. Ouaknin, op. cit., p. 85 (ou la question originelle…).90 Voir Dora Bruder , op. cit., p. 13 : « Il faut longtemps pour que ressurgisse à la lumière ce qui a

    été effacé. »91 Un pedigree, op. cit., p. 20.92  Dora Bruder , op. cit., p. 137 et p. 73.

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    autre « sœur » de Dora Bruder, dans les années soixante – sur la couverture d’unlivre, prêté par Guy de Vere, l’homme au nom transparent…

    Dans le nom « toucher le silence », « toucher le noir de ton nom » 94 : ainsi

    Bernard Vargaftig tente-t-il d’accéder à ce qui, à travers l’appellation de l’Autre – lenom de l’être aimé –, le renvoie au mystère le plus profond de l’Homme, au mystèrede lui-même aussi. « Te nommer me nomme », et « c’est brusquement savoir querien n’a d’image95 ». Autrement dit, le « nom muet » de l’Autre, ce nom « multiplié par 340 », lui permet de se reconna î tre, comme signe d’amour – ou comme signed’oubli… –, de même qu’être nommé par l’Autre est un saisissement, de sorte quechacun peut caresser le nom de l’autre96, être « envahi » du nom de l’autre, dans uné ros infini.

    Mais c’est aussi, un peu, de conjurer le sort qu’il est question encore, puisque

    l’écrivain n’a de cesse de donner « un nom à ce qui s’est éparpillé97 », au temps deson enfance, lorsque dé jà, dans sa « cachette », il donnait des noms aux échelles, auxgrains de sels, aux oiseaux…: « Je continue à donner tous les noms même à ce que je n’ai pas dit encore. Je compte. Je donne un nom à ce qui rime, à ce qui ne rimepas et à   ce qui rime avec qui. »98  Comme si nommer, écrire, ou appeler « à l’envers », pouvait empêcher que résonne, ce qui, vrai, lui fut raconté, et qu’il porteen mémoire intime : « l’appel au camp. […] Les hurlements99. »

    Dans l’empreinte d’écrireDès lors, Vargaftig se fait le « traceur » de la vie, à l’envers de la mort. « J’écris

    pour exister », inscrit-il, alors que « […] chaque parole est un geste 100 », d’autant

    plus dans la création. Chaque lettre peut s’envoler à l’exemple du V qui de sillondevient sillage, quand le poète écrit : « J’embrasse ton V et plein d’oiseaux au milieudes oiseaux101. » Cependant, certaines marques demeurent plus profondes : le signeparticulier de l’auteur est «une cicatrice au dessus de l’œil gauche102 », lorsque celui

    des déportés dans leur chair reste tatoué.Modiano se fait le graveur de ces empreintes « en creux », toujours plus qu’« en

    relief 103 », comme il l’explique en évoquant le passage des Bruder, jalonné   de« lettres-terreurs » : P, pour Protection des mineurs ou pour Préfecture de Police, J,pour Juive104, etc. Un nom en majuscules borde l’autoroute qui remplace le chemin

    93  Dans le caf é  de la jeunesse perdue, op. cit., p. 96 : Louki remplace le prénom Louise [du Néant]par le sien.

    94 Un même silence, op. cit., p. 18 et p. 21.95 Un même silence, op. cit., p. 74 et p. 54.96 Voir M. A. Ouaknin, op. cit., p. 89.97  Aucun signe particulier , op. cit., p. 43. / Voir, p. 12 : « Les noms que je donnais sont comme

     j’oublie. »98  Aucun signe particulier , op. cit., p. 40.99 Un même silence, op. cit., p. 72.100 Un même silence, op. cit., p. 43. / Voir p. 40 : « J’avais un morceau de craie à la main […]» 101 Un même silence, op. cit., p. 25.102  Aucun signe particulier , op. cit., p. 21.103  Dora Bruder , op. cit., p. 29.104 Voir Dora Bruder , op. cit., pp. 87, 108 et 113.

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    du convoi pour Drancy : c’est le nom DUREMORD105, une étrange épitaphe, à laquelle, dans Un pedigree,  fait écho la sonorité   des mots « MASSACRED’ORADOUR106 », gravés aussi en lettres immenses par l’écrivain. D’autresmajuscules ornent encore les mots tragiques du titre d’un recueil de Roger Gilbert-

    Lecomte, mentionné  dans  Dora Bruder  :  La Vie, l’Amour, la Mort, le Vide et leVent , de même que le nom de Robert Desnos appara î t comme relié  au titre :  LaPlace de l’Etoile107.

    Récrire, en toutes lettres, le message d’un prisonnier, Robert Tartakowsky108,transmis depuis Drancy, juste avant sa déportation, préfacer le journal intime de la jeune Hélène Berr109, morte à  Bergen-Belsen, ou dédicacer plusieurs livres à  sonfrère Rudy110,   revient pour l’écrivain-graveur, à   lutter, chaque fois, contrel’effacement et l’œuvre du hasard, à garder des points de repère111, « […] comme ons’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées112 », le livre-registre ou le lieu– temporaire – des destinées.

    Conclusion (la lumière et les mots)Pourtant, l’écriture reprend souffle, à   la vitesse de la lumière et parce que

    toujours, il faut échapper à la mort, « l’échapper belle », comme dirait Vargaftig,pour lequel la respiration « sépare la lumière de l’ombre », l’emmène où il ne sait jamais. « reprenez votre souffle, tous sont morts, oui, ‘chassés à coup de pied’113 »,écrit-il, en parlant de ceux qui n’ont pas eu sa chance et que la lumière a quittés. « Ilfaut faire vite ou alors je n’en aurai plus le courage114 », note Modiano, le souffle

    court115, alors que les rames de métro fusent au carrefour des souvenirs et que lapénombre menace.

    Alors, on lance « des appels comme des signaux de phare 116 », « j’entends la

    lumière qui va vite117 », consigne à son tour Vargaftig, « J’entends les mots qu’onefface, une tra î née de poussière, une tra î née de lumière »118, et les mots vont plusvite encore que les photos de tout, que l’enfant faisait dans sa tête – et toujours

    105  Dora Bruder , op. cit., p. 142.106 Un pedigree, op. cit., p. 37.107  Dora Bruder , op. cit., p. 98 et p. 100.108  Dora Bruder , op. cit., pp. 121-127: voir le nom en majuscules de la destinataire : « Madame

    TARTAKOWSKY ».109 H. Berr, Journal 1942-1944, Paris, Tallandier, 2008.110 Voir Rue des boutiques obscures, De si braves gar çons, Villa triste, etc.111 Voir Dans le caf é  de la jeunesse perdue, op. cit., p. 50 : « Dans cette vie qui vous appara î t

    parfois comme un grand terrain vague […] on aimerait dresser des points de repères, dresser unesorte de cadastre […]. »

    112 Un pedigree, op. cit., p. 13.113  Aucun signe particulier , op. cit., p. 71 et p. 72.114 Un pedigree, op. cit., p. 82.115 Un pedigree, op. cit., p. 100: « Et mon souffle toujours court. »116 Un pedigree, op. cit., p. 42.117  Aucun signe particulier , op. cit., p. 71.118 Un même silence, op. cit., p. 13.

  • 8/17/2019 Sur La Rencontre Identitaire de Patrick Modiano – Dora Bruder

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