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Sur les r6les des personnages dans Andromaque par Steen Jansen, Copenhague 1. Prkliriiinaires La description d’une ceuvre litteraire ne pourra jamais rendre compte de tous les details de cette ceuvre. La seule facon de les relever sera de reproduire le texte de I’czuvre, tel quel et intkgralement, ce qui peut difficilement s’appeler description. Toute description requiert donc necessairement un choix, un choix qu’il faut faire d’abord entre ce qu’on serait convenu d’appeler des details pertinents et des details non-pertinents. CeIa implique que celui qui veut dkcrire une czuvre litttraire se fonde toujours - consciemment ou non - sur un parti pris qui determine ce choix, sur (tun systkme de 1ecture))l travers lequel il regarde et examine le texte de I’ceuvre. Pour une description qui se propose d’2tre tant soit peu scientifique, c’est-a- dire, selon nous, systematique et contr8lable, il importe que ce systkme soit formule de maniere explicite et aussi precise que possible. Lorsqu’un tel systkme est suffisamment dCveloppC, on peut lui donner le nom de ((modeleu. Le modele aura alors pour fonction de guider la description, en sorte que celle-ci puisse s’appliquer de facon invariable a des textes differents et &re aussi - et de faqon toujours constante - effectuee par des lecteurs differents. C’est dans ce sens en tout cas que nous avons compris la remarque de Lucien Goldmann lorsqu’il Ccrit : Les concepts utilisCs habituellement dans les sciences humaines man- quent en effet B la fois de precision et de caractire operatoire, deux pro- prietes indispensables aux chercheurs pour se mettre d’accord, sinon sur leurs thkories et leurs analyses, du moins sur l’objet m he de leur Ctude, sur la nature des vCritCs qu’ils cherchent et sur le contenu des idees qu’ils avancent.’ 1. L’expression est de Roland Barthes: Sur Racinr, Paris, 1963, p 166. 2. Lucien Goldmann: Racine, Paris, 1956, p 10.

Sur les rôles des personnages dans Andromaque

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Sur les r6les des personnages dans Andromaque par Steen Jansen, Copenhague

1. Prkliriiinaires

La description d’une ceuvre litteraire ne pourra jamais rendre compte de tous les details de cette ceuvre. La seule facon de les relever sera de reproduire le texte de I’czuvre, tel quel et intkgralement, ce qui peut difficilement s’appeler description.

Toute description requiert donc necessairement un choix, un choix qu’il faut faire d’abord entre ce qu’on serait convenu d’appeler des details pertinents et des details non-pertinents. CeIa implique que celui qui veut dkcrire une czuvre litttraire se fonde toujours - consciemment ou non - sur un parti pris qui determine ce choix, sur (tun systkme de 1ecture))l travers lequel il regarde et examine le texte de I’ceuvre.

Pour une description qui se propose d’2tre tant soit peu scientifique, c’est-a- dire, selon nous, systematique et contr8lable, il importe que ce systkme soit formule de maniere explicite et aussi precise que possible. Lorsqu’un tel systkme est suffisamment dCveloppC, on peut lui donner le nom de ((modeleu. Le modele aura alors pour fonction de guider la description, en sorte que celle-ci puisse s’appliquer de facon invariable a des textes differents et &re aussi - et de faqon toujours constante - effectuee par des lecteurs differents.

C’est dans ce sens en tout cas que nous avons compris la remarque de Lucien Goldmann lorsqu’il Ccrit :

Les concepts utilisCs habituellement dans les sciences humaines man- quent en effet B la fois de precision et de caractire operatoire, deux pro- prietes indispensables aux chercheurs pour se mettre d’accord, sinon sur leurs thkories et leurs analyses, du moins sur l’objet m h e de leur Ctude, sur la nature des vCritCs qu’ils cherchent et sur le contenu des idees qu’ils avancent.’

1. L’expression est de Roland Barthes: Sur Racinr, Paris, 1963, p 166. 2. Lucien Goldmann: Racine, Paris, 1956, p 10.

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78 Stren J a m m

Pour sui\re I'inLitation implicite de ces lignes, c'est-h-dire pour etablir u n ensemble structure d'outils anal! tiques. nous avoiis essay6 ailleurs' d'esquisser une theorie de la forme dramatiqus. Dans le modele qui el: est resulte, la situation - q u i correspond h la s c P m d'.4rrdro/iraqi,e - constitue I'unitC fonda- mentale de I 'auLre dramatique. et cellc-ci se trouve a son tour constituie B partir de3 relations qui s'ltablissent entre les dites unites.

On peut definir la situation theoriquement si bien quc tout teste draniatique sera toujours B mGme de se di\iser en u n certain nombre d'unitts formelles semblables. Et l'on pourra aussi theoriquement determiner les relations, de sorte qu'on >' distinguera un nombre restreint de rapports possibles.

Le modele theorique de la forme dramatique nous permet alors d'appliquer a toute aeuvre dramatique une procedure d'analq se identique.

Le premier but. ou la premiere &ape, de l'anal!.se d'une euvre concrete sera de Loir de quelle maniere Ics situations et les relations thioriques s'y trou- bent realisees, s') manifestent. Et les elinit.nts dolit est formee chacune deb situations seroi:t determines, c'est-h-dire d i g q i s et dicrits. par leur fonction en rapport a \ t c cette realisation.

C'est ainsi que par role d'un p e r ~ ~ i ~ ~ l a g e d'une a u \ r e dramatique. I I O U S

entendons la fonction que celui-ci occupe dans la formation des relations ser- \ n i ? t a joindre les &nes le:, unes 3u1\ autres. i unifier l'ceu\.re forniellement.

Comme i l se peut tres bien - et cela arrive normalemerit - qu'une partie seulement des expressions qui se rapportent a un personnage soient l'expression de ce role (ou fonction). i I 5 aura uii ((reste,, qu'il faudra bien aussi, d'urie maniere ou d'autre. essa) er d'anal\ ser eiibuite. S o u s nous bornerons pourtant ici h etudier le role (tel que nous le conce\on>). et nous ecarterons ce qu'on pourrait appeler l'expression du caractere du personnage.J

Dan5 une analyse d'.-lm/roriroqire (fondee sur ce modele theorique) qui avait pour but de preciser ce qu'est l 'un i te d'action en tant qu'ellment (ou relation) formel.' nous a \ oils pu c<formalisei.,) conime suit la description qui est gCnerale- ment donnee de la piece:

On dPcou\.re d'abord que les relations entre Ies scenes s'etablissent a I'aide d'espressions - contenues dans chacune des scenes - qui opposent les persoii-

3. Daiis u n arricle 6 paraitre dans u n numkrs di. la Ti'\ us Lo!ipcrge ~nti tule Linpuistique e t litteraturs. 4 . L d disrinction ici enire role et iaracrsrs ssr analogus a cslls qu'opsrs Et ienns Sourinu: \oir

Dci t .~ cerir ! G I / / ? (iritcrtio!ls dromur~qt tc~ , Pz!-is 1951, p 65. 5 . Dans u n e cur.fcri.ncc tenus a Copenhdgue en air11 1966, et qui paraitra. souc forrne d'articli..

dans Rerrw Ronionr. tonis i l l . 1Wi-

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Sur les r6les des persotinages dans Androniaque 79

nages, par couple, les uns aux autres. Et I’unification ae la pitce se rialise alors ainsi :

I1 y a, dans les expressions de rapports d’opposition entre les personnages, enchainement et formation de plusieurs conflits differents (ou plus exactement d’expressions de conflits) ayant une double fonction : d’une part, instaurer des relations entre les sctnes, de sorte que celles-ci s’ordonnent dam des chaines de sctnes que nous appelons intrigues (ou expressions d’intrigues) ; d’autre part, etablir des rapports entre les personnages pour determiner les rales de ceux-ci.

Chacune des intrigues est formee au moyen tant6t d’un seul conflit, tantBt de plusieurs, et les diffirentes intrigues (excepte deux; l’une de ces exceptions est tr is importante, et nous y reviendrons) sont unies, c’est-&-dire sont likes les unes aux autres de telle manitre qu’une partie de I’une d’elles prisuppose toutes les autres directemelit ou indirectement, dans uiie seule action qui, elle, fait de I’cEuvre un tout cohkrent.

C‘est donc des rapports entre les conflits dans le tout coherent forme par l’action, et des rappoits entre les personnages tels que les determinent les differentes expressions des conflits, que se degagera ce qu’on peut appeler les r6les des personnages. (Remarquons que nous ne nous attacherons qu’aux quatre personnages principaux, les autres n’aj ant que trts peu d’incidence sur I’action de la piece et servant surtout a donner la replique aux protagonistes - ce qui perinet d’kviter les monologues. Qu’on compare, par exemple, les rBles de Pylade et de Clione a ceux de Narcisse ou d’Enone!)

La place dont nous disposons ici ne nous permettra pas de developper plus avant la dimarche de cette analyse. Pour une explication plus ample, nous renvoyons a I’article precitt. Nous nous bornerons a reproduire le schema auquel conduisait notre analyse, schema qui niontre de quelle facon les intrigues d’Androninque sont l i is les unes aux autres :

I I1 I11 1v V 1 2 3 4 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 6 7 8 1 2 3 4 5 6 1 2 3 4 5

Les lignes y figurent les intrigues, ou chaines de scenes, et les parentheses autour d’une sc2ne signifient que celle-ci est seulement anteposee, et non pas presupposee, par ce qui suit.

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80 Steen Jarisen

Dans les lignss qui suivent, nous allons examiner d'abord quelques-unes des expressions isolees des conflits pour aborder ensuite les relations qui s'ktablis- sent entre les conflits.

En realite. l'analyse se fait dans ie sens inverse: elle commence par deter- miner la structure d'ensemble ou se fise la fonction de chacun des conflits, pour n'interpreter qu'aprts coup chacune des expressions du conflit h la lumiere dz cette fonction.

Mais comme nous n'exposerons ici qu'une partie de l'analyse de la forme d'A~dro,iiuqite, nous pensons que la coniprihension sera facilitee si nous don- nons d'emblee line description des expressions des rapports antagoniques entre les perjonnages. et dans I'ordre ou celles-ci se succttdent dans la piece.

2 . Analj,se

L'analyse nous psrmet de degager les conflits qui sont au nombre de cinq: ils opposent respectivement Oreste P> rrhus. Oreste a Hermione. Pyrrhus B Andromaque, P> rrhus a Herniione et Her mione a Androniaque.

Quatre des cinq rapports d'opposition s u r lesquels se fondent les conflits sont formules dts la premiere scene. I i s'asit de ceux qui se manifestent entre:

Oreste el 3fern;iotie: L'arnour me fait ici chercher une inhurnaine ( \ . 1 7 ) ; en outre \ . 5 1 sq.

J'entends de tous cBtes qu 'on menace P l r r h u s ( \ . 6 7 ) ;

On m'envoie a Pbrrhus. j 'entreprends cs t o l a g e (1,. 90 sq.) .

O n dit que . peu sensible a u y charmes d'Herniione Mon rkal porre aiileiirs son c o u r et sa cauronne (i. 77 sq.); en outre \. 125 sq.

Pour la veuce d'Hector ses feuv ont i c l a t i ; 11 I'aime - mais e n f n cette \ e u \ e inhumaine S ' a pa)k jusqu'ici son amour qile de haine ( \ . 10s sq. ) .

Oreste et Pyrrhirs

Pyrrhirs er Hermioile:

Pyrrhirs ef .Itiilroniaqire:

On remrirque d'abord que les expressions dans cette premiere scene relient les rapports d'opposition les uns aux au t rs j de faqon que l'un ne peut evoluer sans que les autres le fassent aussi: no11 seulement du fait que le mime personnage i n t e n k n t dans pfusieurs rapports differents, mais aussi parce que la trneutra- Iisation)) pre\ ue ou recherchee de l'une des oppositions pro\oquera celle des autres (les deus premiers couples Opposkj sont lies ainsi aux vers 93 sq., et les deus derniers aus vers 115 sq.. par esemple).

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Sur les r6les des personnages dans Androniaque 81

C‘est I’une des raisons pour lesquelles il n’est pas possible de rapporter chacune des intrigues B un seul conflit, car I’expression qui determine la place d’une scene d a m telle ou telle intrigue peut trks bien etre l’expression de plu- sieurs conflits a la fois, c’est-8-dire I’expression de I’tvolution d’un rapport im- pliquant I’tvolution simultanee d’un autre rapport. La place de quelques-uns des conflits dans l’ensemble des intrigues nous permettra par la suite de priciser un peu mieux ces relations complexes entre les conflits et les intrigues.

En second lieu, on peut observer que de la manikie dont les deux dernitres oppositions (Pyrrhus - Hermione et Pyrrhus - Andromaque) se trouvent ici exprimies (surtout aux vers 111 sq. et aux vers 125 sq.), les rapports entre Pyrrhus, Hermione et Andromaque placent ccs personnages dans un Cquilibre instable, oh tous les trois souhaitent aboutir B une solution (c’est-&dire a une ccneutralisation)) des oppositions) mais la condition seule de demander aux deux autres de se dicider, et non pas en prenant soi-meme une risolution.

C’est Minilas qui a fait deliguer Oreste pour niettre fin a cet equilibre in- stable - en partie ti cause d’Hcrmione, en partie a cause d’Astyanax - cet Oreste qui, chose imprevue, vient moins en anibassadeur qu’en amoureux.

Par la suite, les quatre rapports d’opposition evoluent en conflits; nous n’aIIons pas relever toutes les expressions qui expriment (ou nianifestent) ces conflits, mais seulement celles qui nous aideront 8 prCciser les r8les des differents personnages.

La premiere scene de I’acte I1 nous donne un portrait d’Hermione opposke a Oreste et a Pyrrhus, et - ce qui est nouveau, du moins exprime directement - 8 Andromaque:

J’ai deja sur le fils attire leur colere; Je veux qu’on vienne encor lui demander la mere. Rendons-lui les tourrnents qu’elle me fait souffrir; Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse perk.

(v. 445 sq.).

(Le ((Iui)) de I’avant-dernier verb, est-ce Pyrrhus ou Andromaque? Nous pen- chons pour cette derniere.)

L’expression de ce rapport d’opposition revile un autre fait nouveau, B savoir que c’est Hermione qui a pris une dicision en vue de mettre fin a I’kqui- libre instable et intolerable: le vers 445 permet de comprendre que c’est elle qui a fait agir Menelas, mais snns prevoir que ce serait Oreste qui viendrait (cf. le debut de la scene qui - bien qu’il soit en contradiction avec ce que dit Pylade a la fin de I, 1 - laisse entendre qu’elle n’a pas attendu Oreste).

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82 Steeir Janseri

L’evolution des oppositions air:itialesn se poursuit dans ce m2me acte jusqu’i la scene 4, ou la decision de Pyrrhus r a m h e les quatre personnages a une situation, a une etape dans I’evolution des rapports entre eux, a peine differente de celle du debut: I’indicision de Pyrrhus, se tradujssnt dans la sckne 5 de l’acte 11, rend l‘assurance d’Oreste et d’Herniione au debut de I’acte 111 assez ma1 for,dee, et marque leur situation d’une incertitude aussi grande qu’au- paravant.

La decision de Pyrrhus dans la scene 4 de l’acte I1 n’est expliquee, c’est-h-dire n’est donnee comme evolution du conflit l’opposant a Andromaque que dans la scene suivante, 11, 5 , laquelle nous dCcrit le refus qu’Andromaque a opposC aux propositions de Pyrrhus.

A la fin de la scene 3 de I’acte 111, reapparait l’opposition entre Hermione et Andromaque: elle n’a pas evolue depuis la scene 1 de l’acte 11, mais le fait a present (dans les scenes 3, 4. 5 et 6) et engendre un conflit, en ce sens que c’est le refus d’Hermione qui pousse Andromaque - fortement soutenue par Cephise - a s‘adresser de nouveau a Pyrrhus. D u rapport d’opposition entre Hermione et Andromaque, et du conflit qui s’y fonde, resulte donc une nouvelle tentative d’Andromaque pour trouver une solution au conflit qui I’oppose Pyrrhus, tentative couronnee de succes, car la rencontre Pyrrhus-Andro- maque amene Pyrrhus a se raviser une fois dc plus.

La scene 1 de l‘acte I\’ sert en premier lieu a donner un portrait d’Andro- maque, en evoquant sa \ isite au tombeau d’Hector et en revelant sa decision de se tuer devant l’autel. Mais pour les conflits - et donc pour les rdles des personnages -, ce qui importe dam certe scene, c’est l’expression de I’accord enfin etabli entre P y r h u s et Andromaque:

Phrrhus \ o u s l‘a promis. Vous \cnez dr I‘entendre, Lladarne, 11 n’attendait qu‘un mot pour \oils le rendre.

( \ . 1053 sq.).

Andromaque s‘est donc rrndue aus arguments de Pyrrhus, et c’sst a partir de ce ccoui*) d’Ai?dromaque qu‘ivoluent par la :uite les conflits dont se compose le reste de l’action de la piece. I1 s‘agit d s ceux qui opposent Hermione a Pbrrhus - qui domine d’abord - et Hermione a Oreste - qui domine a partir du ((Tais-toi, perfide)) (v. 1553), car I‘evolution du conflit qui opposait An- dromaque et Pj,rrhus allant de la premiere scene de I’acte I V a la fin de la piece ne se revele plus necessaire a l’evolution des deux autres conflits. c’est-a-dire a u k expressions qui 0rdonnei:t et unisseiit les scenes des deux den ie r s a c t a .

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Sur les rbles des persontinges duns Andromaque 83

Cet examen des diff6ientes expressions a travers lesquelles se manifestent les conflits de la piece montre yu’Hermione ((porten le rB1e capital de la piece. Ce resultat sera confirm6 par le resultat d’une analyse de la structure d’en- semble de la piece (ou plut6t celui-18 confirmera celui-ci, car l’interpretation des expressions isoikes est guidke pa1 l’analyse qui va suivre; mais nous avons inverse les etapes de l’analyse pour les raisons indiquies plus haut).

Nous avons dit antirieurement qu’il n’est pas possible, dans Andromaque, de regarder chacune des intrigues comme fondke sur un seul conflit, en partie parce qu’une seule et mEme tranche de texte peut Etre l’expression de plusieurs conflits differents et concomitants. Nous allons neanmoins, dans ce qui suit, essayer d’isoler les conflits les uns des autres - dans la mesure oh c’est pos- iible - pour arriver a diterminer leur place, leur pridominance relative et leurs relations avec les intrigues et I’action.

Nous avons deja vu que Ie conflit entre Heimione et Andromaque accupe une place relativement limitee dans l’ensemble (les scenes 3 a 6 de l’acte 111). 11 sert d’une part (peut-ttre m&me: en premier lieu) a lier la scene oh s’ex- ttriorise la joie d’Hermione h celle oh Pyrrhus change a nouveau de decision; mais cette fonction confere en mtme temps a Hermione un rBle important, car le conflit fait d’elle la cause premiere du revirement de Pyrrhus. I1 n’est peut- Etre pas sans importance alors que ce conflit soit, sur le plan de la succession des scenes, place au centre mime de la piece.

Le conflit entre Pyrrhus et Oreste n’occupe pas non plus une place tres etendue; il s’exprime d t s la premiere sctne, et evolue jusqu’i la scene 1 de l’acte 111 pour ne plus se manifester apris celle-ci. Car, Iorsqu’Oreste apparait par la suite, il ne s’oppose plus B Pyrrhus de maniere autonome, mais seulement en tant que soutien d’Hermione. I1 n’y a donc plus conflit entre Oreste et Pyr- rhus, mais Oreste fait figure d’appui pour Hermione dans le conflit qui oppose celle-ci a Pyrrhus. On peut en conclure que ce conflit sert en premier lieu B introduire Oreste - et le rBle dont il est ccporteur)) - dans le nceud d’oppositions que forment les trois autres personnages.

Restent les trois autres conflits qui s’etendent du debut B la fin de la piece. Ce sont ces trois-la surtout qui se laissent difficilement isoler les uns des autres. Aux raisons d6ja nommkes, peuvent s’ajouter les faits suivants:

D’une part, le mEme conflit peut servir a ordonner les scenes dans plusieurs intrigues diffkrentes; c’est ainsi que l’antagonisme entre Pyrrhus et Hermione ordonne les scenes I, 1-2-3, 11, 4-5 et 111, 6 dans une intrigue, mais aussi les scenes I, 1-2, 11, 2-3-4, 111. 2-3 et 6 dans uile autre intrigue, l’une traduisant

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84 Steer1 Junserr

surtout le conflit tel que le voit Pyrrhus, I’autre tel qu’il apparait a Hermione. D’autre part - et inversement - plusieurs conflits peu\.ent servir a ordonner les scenes appartenant a une meme intrigue; ainsi, le conflit entre Oreste et Her- niione et celui entre Pyrrhus et Hermione ordonnent les scenes I, 1. 11, 1-2-3-4 dans une seule et m h e intrigue.

Des rapports assez complexes entre ces conflits et les intrigues, il rksulte donc qu’une nette differenciation des r6les (ou des fonctions) des personnages ne peut s’itablir a ce niveau de la structure de la p ike .

Les intrigues forment un tout coherent qui est l’expression d’une action. A ce niveau. par contre, i l y a une assez nette distinction qui donne au conflit opposant Plrrhus a Andromaque - et de ce fait assigne a Andromaque aussi - une place relativement moins priponderante qu’aux deux autres conflits (Hermione - PI rrhus, Hermione - Orzste) et qu’auk trois autres personnages.

Nous avons deja note plus haut que la fin de l’evolution du conflit entre Pyrrhus et Andromaque n’est pas necessaire a I’achkvement de l’action. Cela se traduit notamment par le fait que la scene 1 de l’acte I V n’est pas presup- posCe par les scenes suivantes, mais seulement antiposke (par V, 2), c’est-8-dire placee dans une intrigue mais non pas - a strictement parler - unifiee a I’action. Elle I’eClt ete, si Racine avait conserve la forme primitive de la scene 3 de l’acte V - avec I’entree d’Andromaque - et le conflit aurait ete de ce fait necessaire.

Lorsqu’Andromaque ne se montre plus dans cette scene, nous ne connaissons sa reaction devant le meurtre de Pyrrhus qu’a travers le recit de Pylade (V, 5). Xlais cette maniire dc presenter indirectement Andromaque d a m une situation importante du conflit qui l’oppose a Pyrrhus est utilisee aussi a deux autres endroits, et encore plus importants. et peut alors passer pour un trait carac- teristique du conflit.

I1 s‘agit d‘abord de I‘episode intervenant entre la scene 4 de l’acte I et la scene 4 de l’acte I1 : le refus d’Andromaque. Sans cette confrontation Pyrrhus - Andromaque, que la scene 5 de I‘acte 11 nous rapporte, il n‘y a pas de relation entre I, 4 et 11. 4 : la derniere scene ne renvoie qu’a la scene 2 de I’ncte I , et au moment mime ou P>rrhus :ient annoncer a Oreste sa resolution de lui livrer Astyanas et d‘ipouser Hermione. on ne sait pas encore si c’est par “pur caprice)) ou non.

L’autre episode est celui yui se produit entre l‘acte I11 et l’acte IV. et dont nous avons dija parle. I1 est ordinairenlent denomme ((la visite au tombeau d’Hector)); mais en realit; cette \‘isite ne joue qiie comme une description du

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Sur les r6les des personnages dans Andromaque 85

caractbe d’Andromaque - en explicitant ses mobiles psychologiques - et c’est son ((oui)) qui est pour ainsi dire l’tpisode du conflit.

I1 s’agit incontestablement de deux episodes importants a l’inttrieur du con- flit (dam la dramaturgie du XIXe sitcle, F’aurait t t t les ctsctnes a faire)) de ce conflit). On ne peut expliquer leur absence mur la sctne)) ni pour des raisons de bienstance, ni par des difficultts de mise en sctne. D’un point de vue formel, il est alors nature1 d’y voir l’effet d’une structure qui fait du conflit un debat secondaire et qui met Andromaque au second plan.

Enfin, des deux derniers conflits, nous nous bornerons a remarquer que celui qui oppose Hermione a Pyrrhus domine le centre de la pike tandis que celui qui oppose Hermione Oreste l’emporte au dtbut et A la fin, et que c’est au moyen des expressions de ce dernier, intervenant a la fin de la pitce, que les difftrentes inti igues se trouvent unifites en une seule action.

Mais quels que soient les rapports entre ces deux conflits et les intrigues et I’action, leur place dans l’ensemble fait, de toute manitre, d’Hermione la figure majeure, celle qui ccporte)) le r81e capital de la pihe.

3. Conclusion

L’unitt formelle d’Andromaque est assurte par une action. On peut, dans celle-ci, discerner. un rkseau d’intrigues. Chacune d’elles repose sur un ou plusieurs conflits; au total, il y a cinq conflits, chacun &ant l’tvolution d’un rapport d’opposition entre deux des quatre personnages principaux.

La place et la fonction de chacun de ces cinq conflits et les relations entre les rapports d’opposition assignent a chaque personnage un r6le - une fonction formelle - dans la pitce, et ce r61e, nous avons pu le determiner de la manitre suivante :

Hermione a le r81e central : elle se trouve, avec Pyrrhus et Andromaque, dans un nceud d’oppositions; elle y a rkagi en suscitant la venue d’un ambassadeur, qui - sans qu’elle ait pu le prtvoir - sera Oreste, lequel exigera certes que Pyrrhus fasse un choix entre Helmione et Andromaque, mais qui viendra aussi pour rtaliser son propre projet, celui d’enlever Hermione, ffit-ce malgre elle. Lorsque l’action (l’evolution des divers conflits) est mise en branle, c’est encore Hermione qui - sans &tre a m&me de le savoir - provoque l’accord qui s’ttablit entre Pyrrhus et Andromaque. Et c’est elle enfin qui consciemment - m&me si elle n’est plus a ce moment maitresse d’elle-mCme - dtcide de la faGon dont seront rtsolus les deux conflits principaux de la pitce, ceux qui l’opposent respectivement Pyrrhus et a Oreste.

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86 Sterii Jansm

Les r6les d‘Oreste et de Pyrrhus sont alors determines a u premier chef par leurs rapports avec Hermione, c’est-a-dire par les conflits qui les opposent a elle. Oreste I‘est en outre de par sa qualitt d’ambassadeur, qui l’oppose a Pyrrhus, et Pyrrhus par le conflit qui I’oppose a Andromaque.

Enfin Andromaque a u n r8le secondaire, ce qui n’implique nullement qu’elle soit moins necessaire. Elle sert surtout h definir le rapport entre Pyrrhus et Hermione, et c‘est a ce titre qu‘elle se voit attribuer une fonction d a m I’unifica- tion de la p ike .

En bref. la piece gravite autour d‘une situation qui oppose Hermione au couple Pyrhus - Andromaque. Grace au desaccord qui existe Cgalement au sein de ce couple, Hermione a la possibilite. ou acquiert le pouvoir, de placer Pyrrhus devant un choix irrecusable. YIais en le faisant par I’intermediaire d‘Oreste, qui, sans qu‘elle le sache, agit plus en amoureux qu’en ambassadeur. et en se montrant, trop t8t. trop confiante en son pouvoir, a elle, sur Pyrrhus, ce pouvoir lu i est retire et la situation e ~ o l u e alors autrement qu’elle ne I’a\,ait

11 est inutile de faire remarquer que ce resultat ne correspond pas a la plupart des nombreuses interpretations de la piece (egalement differentes entre elles) donnees depuis une quinzaine d’annees.

S o u s pensons, cela va de soi. que le resultat de notre analyse - lorsqu’il est contredit par d‘autres resultats - reste valable: sans quoi, nous ne l’aurions pas expose ici. Mais i l ne vaut que pour ce qui touche a la forme dramatique d’ Aiidroinaque.

Nous L oulons en effet decrire la forme strictement dramatique d’iindro~naque. C’est pourquoi notre analyse ne se refere qu’a un modile theorique, valable pour tout teste dramatique et qui permette de degager - de manitre contrdable - dans le texte concret les invariables formels qui s‘y manifestent. C’est pourquoi aussi elle est resolument interne. c’est-a-dire se refere a l’aeuvre et rien qu’a elle, et non pas h des documents empruntes a d’autres domaines, historiques. psychologiques. biographiques ou autres, non plus qu’a d’autres auvres du mime auteur ou de la mime epoque.

Par la nous n‘excluons pas que l‘aeuvre litteraire qu’est Androniaque puisse aussi i tre deter minee par d‘autres structures.

Nous pouvons illustrer cette idee par une comparaison avec la linguistique. On peut analyser un proposition afin d’y trouver sujet, verbe, compliments, etc. c’est-a-dire pour en degager la structure grammaticale. Cette structure ne determine que la forme linguistique de la proposition. I1 se peut tres bien que

prevu.

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Sur les r6les des personnages dans Andromaque 87

la m&me proposition, tout en gardant cette forme unique, reCoive dans diffi- rents contextes l’accent tantbt sur le sujet, tantbt sur le verbe, tantbt sur l’un des compliments.

I1 en est de m@me poui Andronzaque: formellement, Hermione y tient le r61e principal, elle y est le ctverbe)), et Andromaque n’y occupe qu’un rang secon- daire. Mais cela n’emptche pas qu’en plaCant Androniaque dans des contextes differents, on accentue le rble d’Andromaque ou celui de Pyrrhus aux dipens de celui d’Hermione.

Mais l’analogie que nous avons chosie montre aussi la place que nous croyons pouvoir attribuer a notre analyse dans l’ensemble des interpretations. Nous pensons, en effet, que la structure dramatique d’Andromaque doit etre considerie comme fondamentale, de la m&me maniire que la structure gram- maticale est tenue pour fondamentale par la linguistique moderne.

Et il nous semble alors extrtmement curieux que trks peu des representants de la nouvelle critique n’aient tenu compte de ce qu’dndromaque est une ceuvre dramatique, oh Racine, quels que fussent les mobiles, conscients ou incon- scients, qui l’aient poussk a icrire cette ceuvre, s’est, de prime abord, trouvi devant certains problkmes formels B resoudre, et devant certains procides for- mels B appliquer.

Steen Jansen