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SUR LES SENTIERS IGNORÉSDU MONDE CELTE

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DU MÊME AUTEUR

Baudelaire, lecteur de Balzac, Corti, 1988.La Poésie de Baudelaire et la poésie française, 1838-1852, Aubier, 1993.Une histoire de Paris par ceux qui l’ont fait, Flammarion, 2010.Une histoire buissonnière de la France, Flammarion, 2011.

DANS LA MÊME COLLECTION

Götz Aly, Les Anormaux. Les meurtres par euthanasie en Allemagne(1939-1945).

Alessandro Barbero, La Bataille des trois empires. Lépante, 1571.Michael Barry, Le Royaume de l’insolence. L’Afghanistan, 1504-2011.Jean-Paul Bertaud, Les Royalistes et Napoléon.Jean-Paul Bertaud, L’Abdication. 21-23 juin 1815.Jerry Broton, Une histoire du monde en 12 cartes.Olivier Chaline, L’Année des quatre dauphins.Christopher Clark, Les Somnanbules. Été 14 : comment l’Europe a marché

vers la guerre.Liliane Crété, Les Tudors.R. M. Douglas, Les Expulsés.Christopher Duggan, Ils y ont cru. Une histoire intime de l’Italie de Mussolini.Richard Evans, Le Troisième Reich (3 volumes).Victor Davis Hanson, La Guerre du Péloponnèse.Lauric Henneton, Histoire religieuse des États-Unis.Françoise Hildesheimer, La Double Mort du roi Louis XIII.Paulin Ismard, L’Événement Socrate.Julian Jackson, La France sous l’Occupation.Eric Jager, Le Dernier Duel.Ian Kershaw, La Chance du diable. Le récit de l’opération Walkyrie.Richard Overy, Sous les bombes. Nouvelle histoire de la guerre aérienne

(1939-1945).Paul Payan, Entre Rome et Avignon. Une histoire du Grand Schisme

(1378-1417).Jonathan Phillips, Une histoire moderne des croisades.Marie-Pierre Rey, L’Effroyable Tragédie. Une nouvelle histoire de la cam-

pagne de Russie.Marie-Pierre Rey, 1814. Un Tsar à Paris.Bertrand Van Ruymbeke, L’Amérique avant les États-Unis. Une histoire de

l’Amérique anglaise, 1497-1776.Laurent Vidal, Ils ont rêvé d’un autre monde.Guy Walters, La Traque du mal.

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GRAHAM ROBB

SUR LES SENTIERS IGNORÉSDU MONDE CELTE

Traduit de l’anglais parLucile Débrosse et Isabelle Taudière

Flammarion

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Titre original : The Ancient Paths. Discovering the Lost Map of Celtic Europe© Graham Robb 2013.

© Flammarion, 2014 pour la traduction française.ISBN : 978-2-0813-0253-2

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NOTE AU LECTEUR

Puisque les brumes du merveilleux et les ombres du scepti-cisme continuent d’envelopper les mots « druide » et « celtique »,je tiens à préciser, avant le lever de rideau, que ce livre n’estpas un ouvrage ésotérique. Il puise sa matière à plusieurssources : archéologie, histoire, technologie, cartographie, mytho-logie, folklore. Toutes les expériences qui y sont présentées sontreproductibles et vérifiables. Les formules pythagoriciennes qu’ap-pliquaient les artistes et arpenteurs celtes ont des effets spectacu-laires mais reposent sur des principes simples *. Les alignementssolsticiaux décrits dans ce livre appartenaient au capital intellec-tuel de l’ancien monde. Ils n’ont aucun rapport avec les « lignesde ley », qui sont un produit du mysticisme du XXe siècle.

J’ai choisi de ne pas donner une forme académique à cesdécouvertes – sauf, bien entendu, dans les réserves que consti-tuent les annexes (p. 357-437). Les chemins de la géographiesacrée sont peuplés de pèlerins capables de transformer jusqu’auxfaits établis en mystères insondables, persuadés que des druidesont bâti Stonehenge et que Camelot existe réellement. En entre-laçant au fil de la narration « le gribouillage et les échecs scienti-fiques, […] l’euphorie finale (plus, à une fréquenceprogressivement décroissante, les soudains et violents soubresauts

* Soulignons à ce propos que Google Maps est, à l’heure où j’écris, l’outil leplus pratique pour simuler d’anciennes opérations cartographiques (voir p. 348).Google Earth est une application différente, plus complexe, et n’a pas été utiliséedans l’élaboration de ce livre.

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du doute *) », j’espère inciter le lecteur à fouler le sol des collinesfortifiées et des tertres sacrés de l’Europe celtique, mais aussi àpousser la porte des bibliothèques.

* Qu’en pensez-vous Monsieur Feynman ? Lettres 1939-1987 (traduit de l’anglaispar Christian Jeanmougin), Paris, Dunod, 2006, p. 166.

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PROTOHISTOIRE

L ’idée qui a donné corps à ce livre est arrivée un soir commeun visiteur importun. Elle avait manifestement l’intentionde s’incruster, et je savais que sa présence sous mon toit

serait extrêmement compromettante. Les cartes au trésor et lessentes secrètes appartiennent à l’enfance. Un chercheur adulte quivoit se révéler une antique terra incognita, avec sa panoplie decartes, mode d’emploi et guide pratique, ne peut que s’interrogersur le fonctionnement de son appareil mental.

J’habitais à l’époque une chaumière perchée sur une colline àl’ouest d’Oxford, au pays du Bohémien savant de MatthewArnold. Le cadre évoquait un monde imaginaire enfantin, de ceslieux où l’histoire semble prodiguer ses secrets comme un pom-mier abandonné ses fruits généreux. Outre quelques vestiges depique-niques victoriens et d’étincelants déchets du XXe siècle, lejardin recelait des silex usés, des débris de métal fondu et deséclats de tuiles grossièrement cuites. Sous le branchage emmêléd’un fusain, je trouvai un jour une petite broche de l’âge dufer ornée de trois cercles concentriques et encore munie dusquelette rouillé de son fermoir. Mon voisin agriculteur memontra des cartons entiers de meules à grain, de tessons decéramiques sigillées et de monnaies romaines déterrés sous lessocs de sa charrue.

Bien qu’aucun livre n’en parle, cette paisible retraite avait autre-fois été un carrefour très passant. Un côté du jardin était bordéd’une allée cavalière, dernier tronçon d’une ancienne straet qui lon-geait l’escarpement calcaire dominant la Tamise et menait vers les

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Downs du Berkshire et la silhouette du Cheval blanc d’Uffington,taillée à l’âge du fer sur le flanc d’une colline de craie. De l’autrecôté, un chemin de terre montait de Bablock Hythe, lieu de fran-chissement de la Tamise où il n’y a aujourd’hui plus de pont ni degué. Pendant des siècles, bien avant qu’il n’existât un endroitnommé Oxford, bergers et bouviers menaient leurs bêtes depuis lefleuve jusqu’au point où ces deux routes se rejoignaient et s’élargis-saient en une place herbeuse recevant l’eau d’une source et d’unétang. Les contours de cet ancêtre du bourg de Cumnor, à douzeminutes à pied du centre médiéval lové autour de l’église, avaientdisparu sous les alignements de haies de jardins et d’allées de garagemais, du haut d’une fenêtre de l’étage, on devinait encore la tramede l’occupation antique. Ces types d’habitat sont trop anciens pourapparaître sur les plans cadastraux. Un talus abrupt et le souvenird’un agencement circulaire imprimant un virage dangereux au tracéactuel de la route sont les vestiges probables d’une colline fortifiéequi surplombait le site préhistorique de Farmoor, dans la plainealluviale de la Tamise.

Dans ces conditions, il n’aurait pas été surprenant qu’un étatchronique d’hallucination historique se fût emparé de mon esprit.Mon irrésistible visiteur avait pris la forme d’une ligne diagonalesur une carte d’Europe occidentale imprimée sur deux grandesfeuilles de papier. J’étais alors en train de préparer une expéditionen vélo le long de la voie héracléenne, l’itinéraire fabuleux d’Her-cule qui, partant du bout du monde – du « Promontoire sacré » à lapointe sud-ouest de la péninsule Ibérique –, enjambe les Pyrénées,traverse les plaines de Provence et se poursuit vers le rideau blancdes Alpes (Fig. 1). Le voyage du héros conduisant un troupeau debétail volé est la trace légendaire de l’une des plus vieilles routes dumonde occidental. Sur la majeure partie de son parcours, elle nesubsiste que comme une abstraction, une trajectoire idéale reliantdivers sites autrefois associés à Hercule. Lorsqu’elle côtoie la Médi-terranée, dans le Midi de la France, elle ressurgit par endroits,tantôt suivant les drailles de transhumance, tantôt matérialisée parla voie Domitienne et l’actuelle autoroute A9. Ces artères profaneset fonctionnelles remontent la côte orientale de l’Espagne,obliquent au nord-est pour pénétrer en France et vont se perdrevers l’Italie. Mais dans sa version originelle mythique, la voie héra-

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cléenne fonce en droite ligne, comme le fils d’un dieu pour lequelune montagne n’était qu’un obstacle dérisoire.

Deux choses m’ont frappé dans cette diagonale transcontinen-tale. La première était que, lorsque l’on prolonge ses segmentssubsistants dans les deux directions, la voie héracléenne garde lamême orientation est-nord-est sur plus de mille cinq cents kilo-mètres et aboutit très précisément au col du Montgenèvre, que lesCeltes * appelaient la Matrone (« la source des déesses-mères »).C’est le passage alpin qu’Hercule, triomphant des contraintes durelief, aurait ouvert dans la roche comme si, en partant du Promon-toire sacré, il savait déjà, par la grâce de quelque antique appareilde positionnement, qu’il franchirait les Alpes à cet endroit exact.

Le second indice remarquable tenait à l’aspect familier de la tra-jectoire sur la page imprimée. Nombre de cultures anciennes– parmi lesquelles les Celtes, les Étrusques et, plus rarement, lesRomains – orientaient leurs temples, leurs sépultures et leurs ruessoit face au soleil levant du solstice, soit dans un rapport géomé-trique à cet axe. Le solstice est l’une des deux périodes de l’année(vers le 21 juin et le 21 décembre) où le soleil se lève et se couchepresque exactement au même endroit pendant plusieurs joursd’affilée. Je consultai l’oracle en ligne des données astronomiques :il y a deux mille ans, à une latitude méditerranéenne, le tracé de lavoie héracléenne était aligné sur le rayon du soleil levant au solsticed’été – ou, si l’observateur regardait dans l’autre direction, du soleilcouchant au solstice d’hiver **.

Cette coïncidence cosmique est jusqu’à présent passée totalementinaperçue. Peut-être est-ce son énormité qui la rend invisible.Même l’historien le moins sceptique douterait de sa réalité. Elle apourtant débouché sur tant d’autres découvertes vérifiables qu’ellesemblait par moments être animée d’une volonté propre, tel unmécanisme d’un autre monde réactivé par accident. Les voyages

* En dépit des interprétations qui furent par la suite attachées à leur nom, lesCeltes ne constituaient pas un groupe ethnique mais étaient les habitants del’Europe à l’âge du fer, qui partageaient certains caractères culturels et pouvaientêtre indifféremment blonds, bruns, roux, frisés, grands, petits, clairs ou basanés,belliqueux ou pacifiques 1. On trouvera à la p. 148 (Fig. 24) une carte de l’airede plus grande extension des territoires celtes (parfois désignée sous le terme de« Keltika » ou « la Celtique »), présentant les origines multiples des Gaulois tellesque les rapporte une légende celtique.

** Voir p. 33 pour de plus amples détails.

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auxquels elle invitait ont pris des années mais, dès les premiersmois, il m’apparut clairement que ce chemin solsticial avait été crééà dessein. Lorsqu’ils se trouvaient en un point quelconque de cetteantique chaussée, les druides et les druidesses – les prêtres ou lessavants des Celtes – savaient qu’en la suivant des yeux vers l’ouest,ils regardaient vers la fin des terres, au-delà desquelles il n’y avaitplus rien que l’océan peuplé de monstres et le pays des morts. Ense tournant vers l’horizon opposé, ils faisaient face aux Alpes et aucol de la Matrone, par lequel le soleil revenait éclairer le mondedes vivants.

Bientôt, une troisième coïncidence vint s’ajouter au tableau.Quelques années auparavant, au cours de mes recherches pourl’Histoire buissonnière de la France, j’étais tombé sur un nom énig-matique – Mediolanum – que les anciens Celtes avaient attribué àune soixantaine de localités entre la Grande-Bretagne et la merNoire. Il signifiait quelque chose comme « sanctuaire », ou « enclossacré » du « centre » ou du « milieu ». Le mot « Mediolanum » seraità rapprocher d’un concept présent dans d’autres mythologies, quivoudrait que notre monde soit une Terre du Milieu dont les sitessacrés correspondent à des lieux appartenant aux mondes supérieuret inférieur. Les mythologies nordique et germanique parlent du« Midgard », terme qui inspira à J.R.R. Tolkien le nom de l’universfictif du Hobbit et du Seigneur des anneaux.

En 1974, un professeur de littérature, Yves Vadé, suggéra que lesCeltes avaient organisé ces « lieux médians » en réseau et les avaientagencés de telle sorte que chacun fût à équidistance de deuxautres 2. Vingt ans plus tard, Xavier de Planhol, professeur de géo-graphie à la Sorbonne, reprit cette idée et conclut que, si ce réseauavait pu remplir un temps quelque fonction pratique ou religieuse,il avait très vite été abandonné 3. Un éparpillement aléatoire depoints produirait des résultats similaires, et l’hypothèse posait parailleurs d’autres problèmes, sur lesquels nous reviendrons. Ce nomn’en demeurait pas moins troublant, d’autant qu’après avoir recher-ché l’étymologie de tous les toponymes gaulois ponctuant la voiehéracléenne, j’ai trouvé, sur ou à proximité de son tracé, six localitésqui, à un moment ou un autre, avaient porté le nom deMediolanum.

Dès lors, les coïncidences s’enchaînèrent à une cadence déconcer-tante. Un magnifique motif de lignes complexes se dessina à partir

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d’alignements solaires et de calculs élémentaires de géométrie eucli-dienne. J’assistai peu à peu, comme sur un document miraculeuse-ment préservé, à l’antique naissance de l’Europe moderne. Les« Mediolanum » remontaient à un stade primitif et relativementchaotique de cette cartographie d’un continent. L’enchevêtrementfertile de systèmes locaux avait engendré un vaste réseau. La géogra-phie du monde occidental avait été organisée en un maillage de« lignes solsticiales » fondées sur l’ancienne voie héracléenne, où desparallèles et des méridiens mesurés avec précision déterminaientl’emplacement des temples, des villes et des batailles. Plus tardencore, en Gaule et, de façon plus spectaculaire, dans les îles Britan-niques, de grands axes routiers avaient été construits comme destranspositions littérales des lignes solsticiales. Le souvenir de cemaillage s’était si bien perdu dans le tumulte et les guerres de laconquête romaine que l’existence même de cette merveille dumonde antique paraissait improbable.

J’ai passé des mois à suivre le chemin d’Hercule et les autreslignes de la carte ou plutôt, à les faire inlassablement défiler sousle pointeur de ma souris à la vitesse d’une vraie souris parcourantle même trajet sur le terrain. Dix ans plus tôt, à l’époque où lescartes numériques et les logiciels de cartographie n’existaient pas,cette entreprise aurait été impossible – ce qui apporte un élémentde réponse à la première question qui vient à l’esprit : « Commentse fait-il que personne n’y ait pensé plus tôt ? » On aurait certes putenter une démarche de cet ordre avec des cartes papier, mais ilaurait alors fallu disposer d’une équipe d’assistants spécialisés etd’un bureau de la taille d’un hangar d’aviation – et aussi d’unavion, d’ailleurs. Les résultats de cette expédition virtuelle – et desexcursions qu’ils ont inspirées sur le terrain – composent la pre-mière partie de ce livre. Les lecteurs qui auront la patience de pour-suivre ce voyage dans ses entours semés de vestiges se familiariserontpeu à peu avec les singularités de la carte et sont d’ores et déjàinvités à « tricher » en allant jeter un coup d’œil sur quelquesexemples de son élaboration (p. 190, 291).

Les implications étaient trop extraordinaires pour être négligées,et pour tout dire à peine croyables : abstraction faite de la plaquede bronze d’un calendrier luni-solaire retrouvée près d’un lac duJura – et qui n’a été partiellement décodé qu’avec l’aide d’ordina-teurs –, je tenais là la première preuve mathématiquement démon-

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trable de la science druidique et de ses accomplissements. Ce n’étaitrien de moins que la plus ancienne carte précise du monde. Cechef-d’œuvre transcontinental de géographie sacrée semblait s’étirerde quelque part au-delà des Alpes jusqu’aux îles Britanniques, etpeut-être même se prolonger vers les lointaines îles septentrionalesqu’avait aperçues au IVe siècle avant notre ère le navigateur mar-seillais Pythéas, et où l’océan, se soulevant comme un poumonmarin 4, se confond avec le ciel.

Il suffit de regarder une série de lignes sur une carte pour qu’unmotif finisse par se dégager, aussi sûrement qu’une destinéehumaine au fond de la tasse d’une voyante. Dans toute entreprisescientifique, l’emballement est un faux ami : plus une théorie estséduisante, plus son auteur veut qu’elle soit vraie. Pendant plusieursmois, je m’employai à réfuter celle qui s’imposait à moi. Je délaissailes ombres magiques de la chaumière pour l’éclairage blafard desbibliothèques modernes. Le temps passé dans un autre univers n’estjamais perdu ; si les faits historiques et archéologiques devaientcondamner ma théorie à l’oubli, il en serait tout de même restéune déception fructueuse. Mais plus je m’efforçais de la démentir,plus je voyais apparaître de nouveaux éléments venant l’étayer. Enoctobre 2009, j’appris par le journal que l’on venait de découvrirdans une carrière de ciment des environs de Lausanne le plus grandsanctuaire celte jamais mis au jour en Suisse. Il était situé sur lacolline du Mormont, près du village d’Éclépens. Je consultai lacarte embryonnaire des chemins druidiques sur laquelle des imagesmiroir de la voie héracléenne croisent les lignes de longitude et delatitude : le Mormont se trouve sur l’une de ces lignes de longuedistance et à proximité d’un carrefour important.

*

Parvenu à ce stade de mes recherches, je préparai un exposé oralafin de soumettre mon projet à mes éditeurs. Il y eut trois réunions– l’une dans une pièce en sous-sol d’une paisible ruelle des environsde Portobello Road, à Londres ; une autre dans un vénérable clubprivé du centre de Manhattan où le président de la maison d’édi-tion m’assura que l’on avait fait la chasse aux cornets acoustiqueset autres dispositifs d’écoute ; et une troisième sur une terrasse decafé du carrefour de l’Odéon où le bruit de la circulation parisienne

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couvrait les voix. Je décrivis ma découverte et fis prêter un sermentde confidentialité à des gens dont le métier est de rendre les chosespubliques. Je ne craignais pas que l’on pût me voler mon idée qui,de toute façon, n’était pas aussi aisément exploitable qu’une équa-tion mathématique ou une formule magique ; je pensais davantageaux amis et connaissances de divers départements universitaires qui,s’ils avaient vent du projet, se sentiraient obligés de me fairebonne figure.

Quiconque écrit sur les druides et sur des paysages mystérieuse-ment coordonnés, ou prétend avoir localisé les intersections destrajectoires solaires de la Terre du Milieu dans un champ, une rue,une gare ou une carrière de ciment, doit s’attendre à être frappéd’une certaine suspicion. Sous sa forme la plus simple, l’idée n’étaitpas sans rappeler les « lignes de ley » et, à mon grand embarras, unhasard facétieux m’avait conduit à habiter une maison appelée« Leys Cottage ». Les « lignes de ley » ont été découvertes – ou,selon certains, inventées – en 1921 par un archéologue amateur,Alfred Watkins 5, qui avait cru reconnaître dans des alignements desites préhistoriques et autres lieux « antiques » les vestiges d’une« ancienne piste rectiligne * » fréquentée par les marchands du néo-lithique. Elles avaient jadis reçu le nom de « lignes de ley »,pensait-il, parce qu’elles traversaient de nombreux sites auquel étaitattaché un toponyme en « ley » (ancien mot anglais signifiant « prai-rie » ou « clairière »). L’une de ses méthodes de recherche consistaità piétiner le sol afin de détecter les cavités d’anciens lieux de sépul-ture. Bien qu’il ait, par ses travaux, suscité un regain d’intérêt pourles configurations antiques du paysage anglais et, dans la foulée,engendré ce charmant passe-temps historique qu’est la chasse auxlignes de ley, sa tendance à confondre des époques différentes estanathème pour les archéologues et les historiens. Pourtant, quatre-vingt-dix années de prospections et de fouilles de plus en plus pous-sées ont montré que son postulat était tout à fait plausible : lespeuples néolithiques étaient parfaitement capables de créer des che-mins au long cours soigneusement alignés.

La période que couvre ce livre (de 800 av. J.-C. à 600 de notreère environ) débute près d’un millénaire après la fin du néolithique

* Cet alignement est plus connu sous son nom anglais de Old StraightTrack.

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(vers 1700 av. J.-C.). Les cultures dites celtiques appartiennent àl’âge du fer qui, comme son nom ne l’indique pas, fut aussi celuiqui vit apparaître les instruments de précision, les transports àgrande vitesse, les techniques d’assolement et de gestion des terres,l’éducation intellectuelle des jeunes et les premières cités euro-péennes. Certains archéologues placent désormais l’aube du mondeceltique quelques siècles plus tôt, à l’âge du bronze. Ces deuxépoques appartiennent à la « préhistoire ». Ce terme, généralementappliqué aux périodes de l’humanité antérieures à l’invention del’écriture, peut tout aussi bien faire référence à n’importe quelleépoque comprise entre les premiers frissonnements microbiens dela soupe primordiale et les balbutiements du monde civilisé dontpas plus de soixante générations nous séparent. En Grande-Bre-tagne, les aiguilles de l’horloge de l’« histoire » ne commencent àtourner qu’à dix heures du matin, par le jour d’été de – 55 où JulesCésar jeta l’ancre au large de la côte du Kent. L’année suivante, ilrevint avec des clepsydres, mesura la longueur d’une journée del’été anglais (plus longue que sur le continent), tournant ainsi lapage sur la préhistoire, du moins dans le Sud de l’Angleterre.

Pour un archéologue français, les anciens Celtes ne sont pas« préhistoriques » mais « protohistoriques ». Sans être nos voisinsvisibles et audibles, ils ne sont pas non plus les ombres sans visageet sans nom qui ont construit Stonehenge. Pour les Celtes déjà,Stonehenge était un mystérieux monument dont les origines se per-daient dans la nuit des temps. Leurs écrits ne furent ni publiés àRome, ni catalogués dans la bibliothèque d’Alexandrie, mais lesrécits des voyageurs grecs et romains nous renseignent sur leur vie,leurs coutumes, leurs croyances, leurs pratiques alimentaires et ves-timentaires. Une partie de leurs mythes et légendes, préservés envers et mémorisés par des générations successives de bardes, a étéconsignée par des auteurs étrangers. Les druides proscrivaient touteexpression écrite de leur savoir, mais leur société était très certaine-ment alphabétisée puisque l’on a retrouvé du matériel d’écritured’un bout à l’autre du monde celtique. Pour une langue morte, legaulois est étonnamment vivant : des inscriptions sur des plaques,des céramiques, des monnaies et des tablettes de défixion sont régu-lièrement mises au jour, et le lexique de cette langue qui était prati-quement éteinte au VIe siècle de notre ère continue de croîtrecomme les poils sur un cadavre.

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Certains habitants de l’Europe protohistorique nous sont connuspar leur nom : Vercingétorix, fils d’un tyran exécuté et chef de larésistance gauloise ; Diviciacus, le druide érudit qui, en qualité dediplomate, séjourna à Rome chez Cicéron et prononça un discoursà la tribune du Sénat romain ; Cartimandua, la reine britanniquequi collabora avec les Romains. Nous savons aussi comment s’appe-laient beaucoup de leurs villes et à quoi elles ressemblaient. Lepremier archéologue qui remontera le temps jusqu’à l’âge du fersera suffisamment bien armé pour passer pour un Celte ancien,mais un Celte semi-alphabétisé avec un vocabulaire très limité etétonnamment riche de jurons.

*

Malgré la quantité impressionnante de données collectées par lesarchéologues dans ce qui est sans doute la plus grande entreprisecollective de l’histoire de la recherche, le monde oublié des Celtesressemble au pays qui n’a jamais existé. En France, le passé romainest omniprésent. Sur certains chemins de terre de la voie héraclé-enne, il crisse sous les roues du vélo ; sur les pourtours éboulés descollines fortifiées, il perce sous les débris. À l’heure de pointe dumatin, sur la place Bellecour de Lyon – l’ancienne Lugdunum –,je m’assis sur un banc de béton. Le sol avait été retourné par despelleteuses et grossièrement aplani pour accueillir un nouveau revê-tement. Des tessons orangés ressortaient sur le sable rouge rapporté.Je me penchai et ramassai cinq petits fragments de poteriesromaines, dont l’une présentait le motif nervuré d’une coupe à vinpareille à celles qui étaient exposées à deux pas de là, dans lesvitrines du musée de la Civilisation gallo-romaine. Sur ma gauche,par-delà l’avenue de tilleuls, j’apercevais la basilique Notre-Damede Fourvière, dominant de toute sa hauteur la Saône, que les lec-teurs de la Guerre des Gaules distinguent aisément du Rhône voisin :« Il y a une rivière, l’Arar, écrivait César, qui va se jeter dans leRhône en passant par les territoires des Éduens et des Séquanes,avec une lenteur si incroyable qu’on ne peut juger à l’œil du sens deson courant 6. » La basilique occupe le site présumé de l’oppidum *

* « Oppidum » est le mot qu’emploie Jules César pour désigner les villes desGaulois. Le terme fait aujourd’hui référence aux villages ou collines fortifiées desCeltes, qui pouvaient couvrir entre une quinzaine et plusieurs centaines d’hecta-res (voir p. 222).

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gaulois, mais il reste si peu de traces de la ville préromaine que nulne sait où étaient établis les premiers habitants de Lugdunum.

Des tribus qui employaient des matériaux périssables là où lesRomains construisaient en dur et qui n’écrivaient leur histoire quesur un éphémère tissu cérébral peuvent difficilement être perçuescomme des précurseurs raffinés du monde moderne. L’indifférencerelative des Gaulois actuels à l’égard de leurs ancêtres celtes estcompréhensible. Une conservatrice du musée de Vienne, dont ledirecteur avait choisi de ne pas exposer les collections de pièces d’orceltiques, me l’expliqua en trois mots : « Ils ont perdu » (entendre,face aux Romains). Les fragments qui subsistent ne sont pas appré-ciés à leur juste valeur. Certaines pièces d’or stockées dans lesréserves des musées sont parmi les plus beaux objets du mondepréchrétien. Un jour, les collectionneurs compulseront avecconsternation les catalogues d’enchères du XXIe siècle, regrettant den’avoir pas vécu à l’époque où l’on pouvait acheter des œuvres d’artantiques pour le prix d’un téléviseur.

Ce monde est plus proche que nous ne le pensons, mais il semanifeste sous des formes qui appartiennent à une civilisation trèsdifférente. Les anciens Celtes – et en particulier les Celtes gaulois,à en croire l’historien Diodore de Sicile – n’étaient pas le peuple leplus facile à comprendre : « Ils parlent peu dans leurs conversations,s’expriment par énigmes, affectent dans leur langage de laisser devi-ner la plupart des choses 7. » À travers les curieux symboles gravéssur les monnaies, sculptures, armes et ustensiles celtiques, lesartistes qui travaillaient sous la direction des druides, et étaientpeut-être eux-mêmes des druides, nous rappellent qu’il y avait unsens caché à tout ce que produisaient les Celtes, et que tous leurssecrets ne sont pas impénétrables puisque la solution à leurs énig-mes est inscrite dans l’univers visible. Les lecteurs qui déciderontde prolonger cette exploration au-delà des confins de ce livreconstateront peut-être que le monde réinventé par les Celtes àl’image de leurs dieux n’offre pas une évasion certaine du présent :la Terre du Milieu existe, et nous sommes nombreux à l’habiteraujourd’hui.

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PREMIÈRE PARTIE

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LA ROUTE DU BOUT DU MONDE

P endant des siècles, les Celtes furent un mystère pour leursvoisins. Au VIe siècle av. J.-C., les Grecs avaient entendud’intrépides marchands suivant les routes de l’étain ou des

marins que les vents avaient détournés de leur cours parler des« Keltoï », un peuple établi quelque part sur les rives septentrionalesde la Méditerranée. Lorsque, au début du Ve siècle, Hérodote tentade tirer ce monde lointain de l’obscurité, il était pareil à un explora-teur éclairant le pays d’une bougie par une nuit sans étoiles. DesCeltes, on lui avait dit ceci : ils vivent au pays où le Danube prendsa source, près d’une ville appelée Pyrène, et leur territoire s’étire àl’ouest des colonnes d’Hercule et touche celui des Cynésiens « quisont les derniers peuples de l’Europe du côté du couchant 1 ».C’était là soit une description prodigieusement inexacte (les régionsprésumées sont distantes de près de deux mille kilomètres), soitune version surcondensée d’une source remarquablement exacte :l’existence de tribus celtes à cette époque a en effet été avérée, aussibien dans le Haut-Danube que dans le Sud-Ouest de la péninsuleIbérique.

Les Pyrénées – qu’Hérodote a confondues avec une ville fictiveappelée Pyrène – se trouvent presque exactement à mi-chemin deces deux contrées. De l’Atlantique à la Méditerranée, elles dressentune immense barrière sur l’isthme d’Europe occidentale, séparantla France de l’Espagne. Si l’essentiel du trafic transpyrénéen transitaitpar l’une ou l’autre des extrémités de la chaîne, à l’endroit où la mon-tagne dégringole vers la mer, le centre du massif était étonnamment

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Fig. 1 – La route du bout du monde

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poreux. Au début du Moyen Âge, la route menant à la principautéd’Andorre était fréquentée par des contrebandiers, des ouvriers iti-nérants et des pèlerins en chemin vers le sanctuaire de Saint-Jacques-de-Compostelle. Les cols enneigés des Pyrénées andorranesse situent sur la ligne de partage des eaux, d’où les fleuves sedéversent soit à l’ouest vers l’Atlantique, soit à l’est vers la Méditer-ranée. À l’époque celtique, c’était le territoire de la tribu des Ando-sins 2, restés dans l’histoire pour avoir été soumis par Hannibal lorsde sa longue marche de l’Espagne à l’Italie en − 218. Nul ne saitvéritablement comment le général carthaginois tomba sur cettepeuplade isolée, mais l’histoire ancienne se joue parfois sur des lieuxsi écartés qu’ils en paraissent insignifiants.

Les récits fondateurs des Celtes circulaient sur une étendue sivaste que le soleil mettait chaque jour une heure et demie pour yrépandre ses premières lueurs. Les Celtes n’étant pas une race maisun groupe de cultures, ils essaimèrent rapidement depuis l’Europecentrale, rayonnant par influence, par mariages et par invasions.Bientôt, leur monde s’étirait des îles des Pritani, en mer septentrio-nale, aux grandes plaines à l’est de la forêt hercynienne, que mêmeles marchands les plus rapides ne pouvaient espérer traverser enmoins de soixante jours. Leurs récits communs, bien que rapportésdans une variété de dialectes de la même langue, existaient ainsidans des versions multiples, tels des arbres de même espèce enraci-nés dans des sols et des climats différents.

Il en était un en particulier que l’on tenait pour primordial etvéridique, puisqu’il décrivait ce qui paraissait être le voyage bienréel d’un ancêtre des Celtes 3. Il leur était parvenu sous diversesformes fragmentaires ; certains épisodes étaient détachés de leurcontexte originel, d’autres trop étranges pour s’insérer dans unetrame cohérente ; pourtant, tous étaient reliés par le fil conducteurde la géographie d’un demi-continent. Le héros partit de l’extrêmepointe occidentale de l’Europe – du Promontoire sacré, où untemple dédié à Hercule s’élevait au-dessus d’une mer rugissante, enun lieu si saint que nul n’était autorisé à y passer la nuit 4. Mais cefut dans les montagnes bornées par les deux mers qu’il pénétra enGaule. Et puisque la Gaule est au cœur de la première partie decette aventure, c’est là que débute l’histoire de la Terre du Milieu *.

* Les lieux mentionnés dans ce chapitre sont indiqués sur la carte en p. 22.

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*

Les brumes de l’océan Occidental s’enroulant sur les forêts desapins posaient le décor de la scène : la fumée s’élevant d’entre lesarbres, le craquement des branches, et le feu, aussi rouge qu’unegueule de lion. Des bœufs dévalaient le lit des rivières pourrejoindre la chaleur des plaines. L’homme savait par où ils passe-raient. Depuis la fin des terres où le soleil et l’âme des mortsplongent dans la mer, il les suivait plus qu’il ne les conduisait, et iln’était donc pas tout à fait juste de dire qu’il avait volé le troupeau.Il était guidé par des désirs étrangers à son esprit mais impérieux àses sens. Cela se passait au pays des Bébryces, au moment de l’annéeoù le soleil se lève et se couche au septentrion. La fille du roi Bébryxl’avait accueilli dans la grande galerie de bois et lui avait servi dupain, de la viande et de la bière ; puis, quand le soleil fut repartivers le monde inférieur, elle l’avait conduit à sa couche, et il l’avaitemplie de la semence du fils d’un dieu, tant que la grande salle enavait vacillé et que les murs de sa chambre en avaient été irrémédia-blement détruits.

Il avait quitté le palais comme un dieu ou comme un voleur.Mais sa part d’humain regrettait cet abandon. Il pensait à la créaturereptilienne qui grandissait dans le ventre de son amante ; il pensait àla honte de la jeune fille et à la colère du père. Il s’arrêta à la limite duchêne et de l’olivier. Rebroussant chemin, il remonta les montagnesvertes et sombres jusqu’à la crête qu’il avait percée et aplanie sousses pieds. Les membres blancs de la princesse gisaient épars sur lesol comme si, couché avec elle sur les aiguilles de pin, il l’avaitécartelée par la force de son amour. Il rassembla les reliefs du festindes loups. Le sang de sa bien-aimée et celui de l’étrange petit-filsd’un dieu lui brûlaient les mains. Il clama son nom vers le ciel qu’ilavait un jour soutenu sur ses épaules – le nom grec de la filled’un roi celte. Ce nom signifiait « feu » ou « joyau », ou évoquaitle « grain » doré de la moisson. Il abattit une forêt, puis une autre.Des fleuves encore anonymes jaillirent des sommets dénudés. Ildressa un bûcher qu’enflammerait le soleil de midi. La fumée seraitvisible depuis l’Océan, où les marins serraient la côte dans leurscoracles ; puis le vent l’emporterait de l’autre côté de l’isthme versles ports abrités et populeux de la mer du Milieu, mais cette chaînede crêtes embrasées serait encore indigne de sa Pyréné.

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Il rattrapa son troupeau dans la plaine salée. Il le suivait en lignedroite, sa peau de lion jetée sur l’épaule, portant sa massue d’unemain et, de l’autre, une roue divisée en huit sections par ses rayons.Il s’arrêtait là où les bœufs faisaient halte pour s’abreuver, à un guéou à une source au pied d’une colline. Des cailloux bruts à peinepolis par les torrents et les volcans roulaient sous ses pieds, maisderrière eux, sur le sentier que frayaient l’homme et les bêtes, outrele don précieux des bouses, ils laissaient des éclats de briques et depoteries, des pierres taillées rougies de cinabre, des lingots d’étainet même d’or. Laissant la terre à sa gauche, il longea les lagunes dela mer du Milieu. Parfois, il apercevait une tour de garde en pierreet une voile sur l’horizon gris. À l’aube, sur les chenaux frémissants,le soleil se leva à nouveau dans le ciel du nord et imprima un fanalsur son œil. Par nuits claires, il réglait sa course sur la traînéed’étoiles laissée par le feu du soleil ou par sa belle-mère qui, ayantdonné bien malgré elle dans son sommeil le sein au fils adultérind’une mortelle, avait répandu son lait dans un geste de colère.

Près des estuaires du Rhodanus, des oiseaux et des marchandsdescendaient de l’autre mer : c’était la région où le vent du solsticed’été avait nom de Buccacircius 5, parce qu’il soufflait si fort qu’ilgonflait les joues de quiconque essayait d’ouvrir la bouche. Elleétait occupée par des tribus ligures, ancrées dans une époque sireculée que personne ne comprenait leur langue. Pour ces habitantssauvages de l’arrière-pays, la route que l’homme et les bêtes étaienten train d’ouvrir avait quelque chose de terrifiant et de nouveau. Ilatteignit la plaine sèche de la Crau, un désert de limons charriéspar la Druentia depuis les lointaines Alpes jusqu’au Rhodanus.Tapis dans les collines basses, ses ennemis guettaient, agrippantleurs carquois ; ils le virent dormir et observèrent les bœufs venusdu bout du monde. Les Ligures n’avaient pas de villes, mais si lamoindre bâtisse s’était dressée sur cette plaine, elle aurait été écraséecomme un navire fracassé et échoué par la tempête. Tandis qu’ilrêvait de la course des astres, des nuages d’orage assombrirent laCrau, le ciel s’ouvrit et une grêle de rochers fendit l’air comme unmillier de bourrasques simultanées. À son réveil, ses ennemis étaientpartis et la plaine était couverte de pierres à perte de vue. Dans lalumière hésitante de l’aube, les bœufs broutaient les pousses verteset dures qui perçaient entre les cailloux. Il n’avait aucun souvenirde la bataille, mais il savait que sa prière avait été exaucée.

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Pour la troisième fois, le soleil se leva au même endroit, commesi le bras puissant d’un dieu maintenait son char sur la même trajec-toire jusqu’à ce que le héros eût achevé son voyage.

Ils franchirent le Rhodanus au point où une île partage le fleuveen deux torrents impétueux. Par-delà la vallée, des collines bleuesourlées de crêtes de calcaire jaune s’élevaient les unes derrière lesautres par degrés : c’étaient peut-être des dos de géants qui avaientété immobilisés là lorsqu’il avait rapproché deux continents pourempêcher les monstres de l’Océan de pénétrer dans la mer duMilieu. Il les escalada, grimpant si haut que l’air commençait à seraréfier et que la Druentia ne paraissait plus qu’un filet d’eau. Enfin,il atteignit un endroit où les fleuves prenaient leur source et lesAlpes dressaient un mur infranchissable. Ne s’interrompant quepour dégager la neige accumulée par les siècles, il empila une forêtsur le flanc de la montagne, y mit le feu et attendit le craquementdu tonnerre. Puis, il déblaya la blocaille.

À peine cette porte s’était-elle ouverte dans les montagnes queles gens et les bêtes l’empruntaient dans les deux sens : des soldatscoiffés de casques à crêtes revenant du levant ; des mariées dontles cheveux paraissaient tressés par des orfèvres s’acheminant enprocession vers un nouveau foyer ; des marchands poussant depetits chevaux têtus chargés de sel et de fer, ou d’outres de vinrouge valant chacune autant qu’un esclave.

Dès lors, guidé par le soleil, il sillonna la Terre dans les huitdirections. Sa massue lui était une plume comparée au fardeau del’insoutenable générosité de Pyréné, et, tout au long de son chemin,il acquitta donc son tribut en œuvrant pour le bien public. Il perçade nouvelles routes, fixa leurs distances et le montant de leurspéages, et tua les bandes sauvages qui détroussaient les voyageurs.Il détourna des fleuves, draina et irrigua les champs, il fonda desvilles et fournit non seulement les matériaux de construction – despierres taillées, des pieux, des monticules de terre – mais aussi leurshabitants. Car, tout au long de sa route, il rencontra des pères plusreconnaissants que le roi Bébryx et des vierges curieusement habilesdans l’art de l’amour.

Une ville en particulier avait sa faveur. Bâtie sur une hauteuraplanie, elle commandait à la plaine fertile du bassin versant septen-trional. C’était Alésia, qui devint la cité-mère des Celtes. La prin-cesse d’Alésia était une jolie jeune fille de haute taille répondant au

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prénom de Celtiné. Elle servit au voyageur du poisson salé venu dela lointaine mer, et des côtes de gibier aussi grandes qu’elle ; ellelui versa du vin fort, épicé de cumin. Le matin, elle lui rapportaitdes fraises des bois et l’eau qui avait lavé les rayons de miel. Sesattentions lui étaient autant dictées par l’amour que par son désird’engendrer un fils. Mais le voyageur était fatigué et sa tête bour-donnait de souvenirs. Alors, Celtiné lui vola ses bœufs et – c’est làle seul épisode invraisemblable du récit – les cacha, et refusa de luidire où ils étaient tant qu’il n’accepterait pas de reposer ses lourdsmembres sur les fourrures douces de sa chambre à coucher. Dansce paysage de champs proprets à peine ridé de coteaux, une jeunefille trouva le moyen de dissimuler au fils d’un dieu un troupeaude bœufs aguerris au voyage qui s’étaient nourris de l’herbe cou-pante des abords de l’océan Occidental… C’était là un stratagèmequ’un homme de son âge pouvait aisément pardonner. Il reconnutsa défaite, rendit un abondant hommage à sa conquérante et il leurnaquit un fils, Celtus ou Galatès.

Enfin, il devint si vieux qu’on ne le reconnaissait plus qu’à samassue, sa peau de lion et sa roue. Il ne lui restait d’autre chose àfaire que raconter des histoires. Il avait toujours un public : dèsqu’il ouvrait la bouche, les enfants et petits-enfants de Celtiné tom-baient sous le charme et se regroupaient autour de lui comme lesmoutons à l’heure où le berger apporte le fourrage. Ils savaient quetout ce qu’il disait s’était vraiment passé parce qu’il avait lui-mêmeconstruit les routes qu’il avait parcourues, et ces routes étaient aussiréelles que le disque de feu qui circulait au-dessus de leurs têtes etsous la terre, séparant le ciel du monde d’en bas, de sorte que lesâmes ne se perdent jamais quand elles partent vers l’Océan et lemonde souterrain et, de là, rejoignent à l’est le passage où renaîtle soleil.

*

Les mythes celtiques ont ceci de troublant qu’ils se trouvent sou-vent être vrais – même lorsqu’ils rapportent les aventures d’undemi-dieu. Les bardes qui préservaient la mémoire tribale en formeversifiée n’étaient pas des improvisateurs divagants, mais des poètes-archivistes qui connaissaient les dates des batailles et des migrations.L’archéologie a ainsi confirmé l’histoire relatant la fondation de

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Massalia par les Grecs de Phocée vers l’an 600 avant notre ère. Lalégende d’une migration massive de tribus gauloises en Italie duNord est plus précise que les histoires écrites par des Romains éru-dits, qui ne savaient jamais très bien si les Celtes étaient arrivés parl’est ou par l’ouest. La mythologie irlandaise attribuait la fondationdu grand tertre d’Emain Macha (Navan Fort) à une certaine reineMacha (dont le nom se confond avec celui d’une déesse) en – 668 ;cette date semblait bien trop reculée pour être plausible, jusqu’à ceque des archéologues datent les plus anciens vestiges à environ– 680 6.

La vérité historique des mythes celtes était loin d’être évidentepour les Grecs et les Romains qui les consignèrent. À l’époque oùces récits furent couchés sur le papier, ils n’avaient plus beaucoupde sens au regard de l’histoire, ni même de la légende. Certainsétaient déformés par la propagande et les préjugés des Romains ;d’autres s’étaient fondus à des mythes locaux antérieurs aux Celtes.Truffés de noms incompréhensibles et d’événements improbables,ils parlaient de rocs jetés depuis le ciel et d’une race de serpentsengendrée par des êtres humains. Les dieux eux-mêmes sebrouillaient et s’embrouillaient. Lorsque l’éloquent écrivain-voya-geur Lucien de Samosate visita la Gaule au IIe siècle av. J.-C, ils’offusqua à la vue d’une sculpture ouvragée dans laquelle il crutreconnaître un portrait outrageant de l’Hercule déifié : la divinitéavait l’apparence d’un vieillard grisonnant à la peau brûlée par lesoleil comme celle des marins. Ce que contemplait Lucien étaittrop exotique pour qu’il pût le comprendre : la langue de l’Herculeceltique était percée de délicates chaînettes d’or et d’ambre reliéesaux oreilles d’un public volontiers subjugué. Certains de ses audi-teurs étaient si fascinés qu’ils détendaient leurs chaînes en se rap-prochant du conteur. Un Gaulois hellénophone dut expliquer àLucien qu’il s’agissait de l’Hercule gaulois : il s’appelait Ogmioset sa faconde était telle que l’auditoire était littéralement pendu àses lèvres 7.

Les récits captivants de l’Hercule gaulois n’étaient pas une simpleexpression métaphorique de l’influence et de la fertilité du mondeceltique. Ils appartiennent à une zone protohistorique à mi-cheminentre légende et mythe. Il y eut probablement durant le Bronzefinal un chef tribal qui fit fortune en volant du bétail, ou un roiguerrier qui pacifia les tribus préhistoriques installées le long des

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voies commerciales de la Méditerranée. Plusieurs siècles avant queles Romains n’imposent leur paix génocidaire, les routes étaient déjàassez sûres pour que des bergers et des marchands venus d’Ibérieviennent vendre aux Gaulois du bétail, du sel, de l’ambre, du fer,de l’étain et de l’or. Les prouesses civilisatrices d’une figure héroïqueétaient célébrées dans une Odyssée qui, à l’image des entrepôtsmarchands, était un pot-pourri de produits locaux et d’importationà l’usage des conteurs. Les Grecs qui fondèrent des comptoirs surles rives de la Méditerranée relataient le dixième travail d’Hercule(le vol du bétail d’un géant d’Érythie, île « rouge » située à l’extrêmeoccident du monde) ; les récits des marins phéniciens faisaient lapart belle au dieu Melqart, en qui les Grecs reconnaissaient leurpropre Hercule. La créature qui germait dans le ventre de Pyrénéétait sans doute le vestige d’un dieu serpent révéré dans les contre-forts boisés, bien avant que les Bébryces n’occupent la région quiprendrait nom de Gallia Narbonensis. Et la fougue avec laquelle laprincesse s’offrit à un héros vagabond du bout du monde n’auraitpas été sans rappeler leur histoire récente aux tribus qui scellaientdes alliances commerciales et matrimoniales avec les Grecs.

La voie héracléenne – le chemin qui serrait au plus près la diago-nale solsticiale – avait peut-être exigé une intervention divine pourcreuser dans le paysage des cols de montagne, mais dans l’ensemble,c’était un itinéraire pratique. Elle suivait les pistes préhistoriquesdes troupeaux transhumants qui, comme le releva Pline l’Ancienau Ier siècle, « viennent de lointaines contrées paître le thym quirecouvre les plaines pierreuses de la Gaule narbonnaise 8 ». Au lieude relier l’Italie par l’itinéraire côtier terriblement accidenté queredoutaient les légionnaires romains et qui, aujourd’hui encore, estune course d’obstacles, elle montait vers les plateaux herbeux deProvence et, de là, vers l’unique col alpin praticable en hiver – laMatrone ou Montgenèvre –, près de la source de la Durance. Au-delà de ce point, un marchand ou une armée pouvait redescendredans les plaines de l’Italie étrusque ou poursuivre vers le pays del’aube et les mines de sel des Alpes orientales.

Les gens qui entendaient ces récits savaient que ces endroits exis-taient : le Promontoire sacré, point de départ du voyage ; les mon-tagnes des Pyrénées enturbannées de brume ; la source sacrée deNemausos (Nîmes) fondée, disait-on, par un fils d’Hercule 9 ; ledésert caillouteux de la Crau et le col de la Matrone… Ces histoires

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circulaient dans les oppida depuis lesquels on devine encore dansle tracé des chemins et des limites parcellaires l’axe rectiligne de lavoie héracléenne. Les habitants de ces oppida savaient que tous cessites étaient reliés par une ligne qui avait été bénie et approuvéepar les dieux, car elle existait aussi dans le monde supérieur.

*

Maintenant que le ciel n’est plus que la toile de fond incertainedu drame humain quotidien et que les uniques prêtres des divinitésdu ciel sont les présentateurs météo, la science des trajectoirescélestes confine à l’ésotérique. La plupart de nos contemporainsassocient les points cardinaux à un vent dominant, à l’expositiond’une salle à manger ensoleillée ou à un mur humide donnant aunord. Les anciens Celtes, eux, savaient toujours très précisément sesituer par rapport à l’Univers. Une spécialiste de psychologie cogni-tive a établi que les locuteurs de langues qui utilisent les mêmesmots pour indiquer les directions immédiates (« gauche »,« droite », « derrière », etc.) et les points de la boussole, sont généra-lement conscients de leur orientation, même lorsqu’ils se trouventdans un intérieur ou un environnement inconnu 10. Le gaulois étaitl’une de ces langues : « are » signifiait « devant », mais aussi « àl’est » ; « dexsuo », « derrière » et « à l’ouest ». On tournait à gauche(« teuto ») pour aller vers le nord, et à droite (« dheas * ») pour sediriger vers le sud. Contrairement au français, où « droite » et« gauche » sont fonction de la position du locuteur, en gaulois, lesdirections étaient absolues et universelles. Si une hôtesse celte disaità son invité que le cratère de vin de Falerne était derrière lui, ilcomprenait qu’elle parlait du couchant. Si, à la chasse, son hôte luiannonçait que le sanglier arrivait vers lui « depuis le sud », il savaitimmédiatement où pointer sa lance. Et, en quittant l’oppidum pourrejoindre la route d’Hercule, il savait qu’il devait marcher vers lesoleil levant du solstice d’été.

Pour les civilisations antiques, les solstices d’hiver et d’été étaientdes points de référence essentiels. Nous reviendrons plus loin sur

* C’est le mot irlandais ; l’équivalent en ancien gaulois n’a pas encore étéredécouvert.

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le calcul complexe des angles solsticiaux *, mais en soi, le principeest simple. Au cours de l’année, du fait de l’inclinaison de l’axe dela Terre, le Soleil se lève et se couche dans différentes parties duciel. Vers le 21 juin, il se lève sur l’horizon nord-est en un pointqui semble rester identique pendant plusieurs jours d’affilée, d’oùle terme de « solstice » (« soleil stationnaire »). Après quoi, il sedéplace progressivement en direction du sud, jusqu’au solsticed’hiver, qui est le jour le plus court de l’année. À mi-chemin entreles deux solstices, il se lève exactement à l’est et se couche exacte-ment à l’ouest. Ces deux jours sont les équinoxes, lorsque la nuit(nox) et le jour ont une durée presque égale (æquus).

Selon la croyance populaire, le solstice faisait l’objet d’une super-stition absurde : les peuples antiques, voyant le soleil se lever et secoucher toujours plus au nord ou au sud, en auraient conclu ques’ils ne l’honoraient pas de moult prières, processions et sacrificessanguinaires, il resterait bloqué au même endroit – avec des consé-quences désastreuses pour l’agriculture – ou pire, poursuivrait sacourse dans la même direction jusqu’à disparaître définitivement.Ce qui reviendrait à dire qu’il aurait existé une civilisation capabled’ériger d’énormes temples de pierre alignés sur les astres, mais parailleurs tellement imperméable à l’expérience qu’elle devait renou-veler sa connaissance de l’Univers tous les six mois. Si le solsticepouvait être un moment de célébration rituelle ou de deuil, c’étaitégalement une réalité évidente et utile. C’est effectivement lemoment où l’on peut effectuer des relèvements topographiques plusprécis qu’à toute autre période de l’année et, comme le soleil selève et se couche presque exactement au même endroit pendantplus d’une semaine (à 0,04° près), les nuages ou la brume risquentmoins de compromettre l’opération.

Ces mesures avaient un double objectif, scientifique et religieux.La trajectoire des astres révélait la mécanique de l’Univers et lesdesseins des dieux. Les partenaires commerciaux des Celtes, lesÉtrusques, utilisaient les mesures solsticiales pour aligner leurs villessur les points cardinaux 11. La ville entière devenait ainsi uneréplique du monde supérieur. Le côté « superstitieux » de la chosetenait au fait que le ciel de la ville était lui aussi divisé en quadrants

* Voir p. 157-158 et 272-273, et « Guide du voyageur en Terre du Milieu »,p. 347-349.

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Fig. 2 – Angles solsticiaux

Azimuts solaires en 1600 av. J.-C. à Stonehenge, 51, 18° de latitude nord (enpointillé) et aux colonnes d’Hercule, 36° de latitude nord (traits pleins).

qui servaient à interpréter les signes célestes (étoiles, éclairs et volsd’oiseaux) : le nord-est – correspondant à la trajectoire approxima-tive de la voie héracléenne et au lever du soleil au solstice d’été –était le plus favorable ; le secteur sud-est était moins propice, le sud-ouest défavorable, et le nord-ouest extrêmement néfaste. Puisque lenord se trouve à gauche (à « sinistre ») et la lumière du soleil meurtà l’ouest, ce système avait une certaine logique psychogéographique.

Ces alignements faisaient partie du fonds commun de savoir detout le monde antique. Les Celtes bâtissaient souvent leurs sanc-tuaires de sorte qu’au solstice d’été, les rayons du soleil viennentfrapper l’autel par l’ouverture orientée au levant. Les Romains segaussaient de ces barbares superstitieux, mais leurs propres arpen-teurs utilisaient également le solstice pour prendre leurs visées. Detous les textes romains parvenus jusqu’à nous, aucun ne mentionnel’importance astronomique de la voie héracléenne, et le secretsemble s’être perdu depuis près de deux mille ans. Mais pour lesCeltes antiques, la raison d’être de son alignement était sans douteaussi évidente que si elle avait été expliquée par un panneau d’infor-mation planté en bordure de route.

Son nom était à lui seul éloquent : pour les Celtes et les Cartha-ginois, « via heraklea » signifiait littéralement « voie du soleil ».Comme son homologue Melqart, Hercule était une divinitésolaire 12. Ses douze travaux étaient assimilés aux douze constella-

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LA ROUTE DU BOUT DU MONDE 33

tions du zodiaque que parcourt le soleil au cours d’une année.Ogmios, son équivalent celtique, avait eu le visage brûlé en traver-sant le ciel dans un char de feu, et la roue qu’il tenait en main– pareille aux milliers de petites roues votives que continuent delivrer les sanctuaires celtiques 13 – était un symbole de l’astre. Seshuit rayons sont censés représenter les points cardinaux et les axesdu lever et coucher du soleil aux solstices d’été et d’hiver. Et parceque le soleil était la référence suprême de toutes les mesures,Melqart-Hercule était aussi le géomètre divin : « Voué à la science,nous dit Philostrate d’Athènes, il arpenta la Terre entière d’un boutà l’autre 14. »

Sa roue solaire lui fut de toute évidence un précieux dispositifde positionnement : l’axe solsticial de la voie héracléenne est d’uneétonnante précision. Sur près de cinq cents kilomètres, depuisAndorre (des cols de Muntaner et d’Ordino) jusqu’au col de laMatrone, la chaussée est orientée N 57,53° E. Cet angle correspondà l’azimut du soleil levant au solstice d’été en un point qui se trouvepresque à mi-chemin entre le Promontoire sacré et le col de laMatrone *. Maintenant ce cap, elle traverse ou frôle huit centrestribaux, dont Andorre, Narbonne, Nîmes et Briançon ; elle passeaussi par six des mystérieuses localités qui ont porté le nom deMediolanum et dont il sera longuement question dans les pages dece livre. Sur l’ensemble de sa trajectoire (environ 1 600 kilomètresdu Promontoire sacré au col de la Matrone), son angle de relève-ment est de 56,28° ce qui, sur une pareille distance, est d’une préci-sion à peine croyable.

Au vu de son exactitude, son âge vénérable est encore plus sur-prenant. L’une des plus anciennes références connues à la voie héra-cléenne remonte au IIIe siècle av. J.-C., sous la plume de l’auteuranonyme (dit le « Pseudo-Aristote ») du traité De mirabilibus aus-cultationibus (« Des choses merveilleuses que j’ai entendues ») :

* L’azimut solaire (mesuré en degrés dans le sens des aiguilles d’une montre,depuis le nord jusqu’au point de l’horizon où le soleil se lève) change en fonctionde la latitude. Les arpenteurs avaient sans doute opté pour un étalon local afind’obtenir une ligne droite et non courbe (voir p. 272-273). Même pour effectuerdes levés sur une courte distance, il aurait été indispensable d’adopter un étalonpuisque le point exact du lever ou du coucher du soleil ne peut pas être observédirectement : la lumière du Soleil est réfractée par l’atmosphère de la Terre etl’horizon n’est pratiquement jamais plat et dégagé. En − 600, l’azimut solaireétait inférieur de 0,5° à sa valeur actuelle.

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On dit que de l’Italie jusqu’au pays des Celtes, des Celtoligures et desIbères, il y a une route appelée « la route d’Hercule », et que sur cetteroute, le voyageur, qu’il soit indigène ou Grec, est observé par les tribusvoisines afin qu’il ne puisse lui être fait aucun mal ; car ceux parmilesquels le mal a été fait doivent payer une amende 15.

À l’époque où le Pseudo-Aristote apprit son existence, cette routemerveilleuse avait déjà vu passer plusieurs générations de voyageurs.Il est difficile de dater des pistes, mais les techniques de filtrageappliquées à la photographie aérienne ont révélé une moissond’indices historiques sur les paysages de la Gaule ancienne. Lorsqueles premiers marchands grecs firent voile vers le soleil couchant etatteignirent des terres que pas même Ulysse n’avait vues, ils éta-blirent des comptoirs, ou emporia, le long des rives méditerra-néennes de la Gaule et de la péninsule Ibérique. Pourapprovisionner les nouveaux ports, ils achetèrent des terres auxtribus indigènes et entreprirent de diviser leur territoire en carrésde dimensions égales. Cette technique et le parcellaire qui en résultes’appellent la centuriation. Certaines centuriations grecques ont ététracées avec le souci du détail : sur une carte, elles ressemblent auxquadrillages des villes américaines et couvrent plusieurs centainesde kilomètres carrés. L’une des plus anciennes est celle d’Agatha(Agde), colonie du port grec de Massalia fondée au Ve siècleav. J.-C 16. La voie héracléenne longe la diagonale marquant salimite septentrionale sur vingt-cinq kilomètres. Sachant que le par-cellaire était invariablement orienté sur la trajectoire de routes exis-tantes, ce tronçon de voie doit au moins remonter aux toutpremiers temps des échanges gréco-celtiques.

Ces mesures et trajectoires abstraites sont les murmures intelli-gibles d’une civilisation disparue. Ce qui apparaît au voyageurmoderne comme un tracé incommode atteste en réalité du savoirmathématique antique. Partout où elle le peut, l’ancienne piste suitsa trajectoire cosmique. Les voies et les routes ultérieures, dont cer-taines sections de la voie Domitienne qui se sont superposées à lavoie héracléenne *, font davantage de concessions au paysage – elless’entortillent complaisamment autour des reliefs et dévient vers desvillages le long des vallées – alors que la chaussée d’Hercule, balayéede poussière, enjambe les collines avec la désinvolture d’un athlète.

* Le tracé de la voie Domitienne est illustré Fig. 46, p. 216.

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LA ROUTE DU BOUT DU MONDE 35

Elle est la manifestation concrète de l’histoire, la preuve tangiblequ’il n’est pas trop tard pour retrouver d’anciennes vérités. Sa préci-sion est directement liée à celle des légendes celtiques. Des observa-tions astronomiques portant sur plusieurs années 17 permirent auxCeltes non seulement de projeter une ligne droite sur le paysage,mais aussi (en se fondant sur les éclipses solaires, par exemple) deparvenir à une exactitude chronologique telle qu’ils purent dater lafondation d’une colline fortifiée irlandaise à – 668, ou celle deMassalia aux alentours de – 600 18.

Ce fut peut-être à cette époque, au début du VIe siècle av. J.-C.,que les tribus de l’arrière-pays acquirent le savoir-faire et la techno-logie grâce auxquels ils détectèrent la trace du dieu solaire sur Terre.Ou peut-être un Hercule humain, parti de Grèce en marin, avait-ilfait voile vers l’ouest en quête de nouvelles terres et d’une princesseétrangère. Lorsque l’on remonte si loin dans le temps, les mythescommencent à se résoudre en légendes, et l’on devine dans ceslégendes des personnages historiques. Les deux récits subsistants dela fondation de Massalia placent le jour en question – pour faciliterles choses aux lecteurs romains – sous le règne du roi de RomeTarquin l’Ancien (vers 616-579 av. J.-C.). Les versions originalesceltiques étaient presque assurément plus précises.

Cet après-midi-là, une flotte marchande arrivée de la lointainecité grecque de Phocée jeta l’ancre dans une baie qui deviendrait leport de Massalia, première ville de Gaule. Le chef de la tribu locale,les Ségobriges, préparait un banquet au cours duquel sa fille devaitchoisir un époux. Selon la coutume, elle offrirait une coupe d’eaupure au prétendant qui aurait sa préférence. Les capitaines grecsfurent conviés à la cérémonie. Voyant les aventuriers aux yeux noirsqui avaient bravé la mer sans balises, et ayant peut-être préalable-ment inspecté leurs trésors – les vases peints, les cruches et lescuillères de dégustation en bronze, et les navires qui mouillaientdans le port, pareils aux chariots d’un dieu –, elle tendit la coupeà l’un des intrépides navigateurs.

Les noces furent célébrées et, comme Hercule et Celtiné avanteux, un héros grec et une princesse celte incarnèrent cette heureusevérité selon laquelle une confédération devait sa puissance et sastabilité non au champ de bataille, mais à une voie commerciale delongue distance qui menait immanquablement vers la couche d’une

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femme. Une colonie fut ainsi fondée sur le site actuel du Vieux-Port de Marseille 19.

Peu après, des marchandises grecques et du vin grec issu du ter-roir massaliote étaient expédiés vers le cœur de la Gaule depuisl’embouchure du Rhône – où se trouvait jadis une cité du nomd’Heraklea 20 – et par la voie héracléenne, le long de laquelle lesvestiges de forteresses et de nécropoles continuent de livrer des céra-miques grecques de cette époque.

*

La route du bout du monde fut le point de départ de l’une desgrandes aventures et des grandes inventions du monde antique. Elleprésente tant d’aspects improbables – sa longueur, sa précision etson ancienneté même – qu’il serait tentant de les attribuer au dieudu hasard si l’on ne disposait d’écrits relatant le périple d’un simplemortel sur cette même trajectoire. L’un des deux récits – celui del’historien grec Polybe – se fondait sur des tournées de reconnais-sance sur le terrain et des entretiens avec des hommes qui, cin-quante ans plus tôt, avaient suivi l’expédition d’Hannibal ; lesecond, signé de l’historien romain Tite-Live, reprenait en partieces témoignages contemporains et s’appuyait notamment sur lessept volumes perdus des mémoires d’un compagnon du conqué-rant. Aucun des deux chroniqueurs ne saisit la portée transcendantede l’itinéraire.

Lorsque l’expédition débuta, en – 218, la voie héracléenne étaitdéjà chargée de quatre siècles de mythes et de légendes – et c’étaitd’ailleurs en partie pour cette raison que le jeune général avaitchoisi de l’emprunter. À la fin du printemps, quatre-vingt-dix millefantassins, douze mille cavaliers et trente-sept éléphants quittèrentCarthago Nova (l’actuelle Carthagène, sur le littoral sud-est del’Espagne). Des côtes d’Afrique du Nord, les Carthaginois avaientétendu leur empire jusqu’en Ibérie, et seule Rome menaçait leursuprématie sur le monde méditerranéen. Hannibal avait établi safeuille de route : il remonterait la péninsule Ibérique, franchiraitles Pyrénées, puis les Alpes, et attaquerait les Romains par le nord.Il avait conclu des alliances avec des tribus gauloises installées surles plaines transalpines ; il en avait attiré d’autres par des promessesd’or ; et l’expédition comptait dans ses rangs de nombreux Celtes

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Fig. 3 – Toponymes et noms de tribus d’origine celtique en Ibérie 21

d’Ibérie ou de Gaule. La ville de Rome, commentait Tite-Live, était« en suspens dans l’attente de la guerre 22 ».

À un moment donné, Hannibal – ou une partie de son armée –rejoignit la voie héracléenne, ce qui allait de soi : les origines destoponymes ibères font apparaître sur la péninsule une diagonaleséparant les tribus celtes ou celtibères du nord-ouest des habitantsindigènes du sud-est. Cette frontière serre de très près la ligne héra-cléenne, et elle conduit vers un passage des Pyrénées qui devaitparaître inutilement difficile. Les quatre tribus qui, d’après Polybe,furent vaincues par Hannibal ne vivaient pas sur la côte, où unposte de douane romain marque toujours l’abord relativement aisédu col de Panissars, mais au cœur de la chaîne des Pyrénées, dansla région d’Andorre 22, où la voie héracléenne croise la ligne departage des eaux (Fig. 1). Dans la tiédeur du printemps, l’ascensionest moins pénible qu’il n’y paraît sur une carte, et l’isolement dulieu présentait l’avantage de retarder la nouvelle de l’invasion car-thaginoise.

Dans le contexte d’ensemble de l’expédition, cette trajectoire dia-gonale était logique et, surtout, propice. Hannibal s’était déjà révéléexcellent tacticien, et son génie tenait en partie à sa capacité de seglisser dans le rôle d’un dieu. Avant de se mettre en marche, il étaitallé consulter l’oracle du temple d’Hercule-Melqart à Gadès (Cadix)

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et demander la protection de la divinité 23. Il avait établi les quar-tiers d’hiver d’une partie de son armée à Portus Hannibalis, prèsdu Promontoire sacré, où un autre temple d’Hercule-Melqart bor-nait les confins du monde habité. Les chroniqueurs antiques del’invasion carthaginoise savaient qu’Hannibal se considérait commele successeur d’Hercule et désirait être perçu comme tel. Il franchi-rait les montagnes dans les traces du dieu-soleil, resplendissantd’une aura d’approbation divine.

Comme la plupart de ses contemporains, au-delà du mondeméditerranéen, Polybe n’avait que de très vagues notions de géogra-phie. Il connaissait les ambitions herculéennes d’Hannibal mais nesavait rien de la voie héracléenne. Selon son informateur, « un héros[Hercule] lui montra le chemin 24 ». Il voulut voir dans cette for-mule un effet rhétorique plutôt qu’une réalité concrète – et leshistoriens qui, à sa suite, entreprirent de narrer l’épopée d’Hannibals’en tinrent aussi à cette interprétation. De la même façon, Tite-Live prit l’élément clé de l’expédition pour un simple trait pitto-resque qu’il mit dans la bouche de son héros sermonnant sestroupes réticentes à l’idée de franchir la barrière des Alpes : audébut de l’expédition, leur rappela-t-il, « le chemin n’avait parulong à personne, lorsqu’on s’avançait du couchant au levant 25 ».Ce n’était pas une figure de style mais bel et bien la vérité cos-mologique.

Polybe ne disposait ni de cartes ni d’aucun atlas sur lesquels ilaurait pu tracer un itinéraire plausible, et il craignait que les topo-nymes étrangers ne fassent qu’embrouiller ses lecteurs par « des sonsinintelligibles et qui ne signifieraient rien 26 ». Par chance, les dis-tances qu’il recopia de sa source permettent de calculer le pointauquel Hannibal et ses éléphants passèrent le Rhône – à « quatrejours de marche de la mer », puis « deux cents stades » supplémen-taires (environ trente-cinq kilomètres) vers le nord, jusqu’à « unepetite île qui partageait la rivière en deux ». La plupart des histo-riens identifient maintenant ce site à Roquemaure 27, près de Châ-teauneuf-du-Pape, ce qui est certainement exact, puisqu’il se trouveaussi être le point où la voie héracléenne croise le Rhône.

Dans les deux récits, l’étape suivante du voyage est aussi confusequ’absurde. Polybe comme Tite-Live ont visiblement pris les expli-cations géographiques du témoignage perdu pour une descriptionde l’itinéraire que suivit Hannibal. Nous savons simplement que

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cet itinéraire était d’une manière ou d’une autre lié à la lointainesource du Rhône. Après être passé sur l’autre rive, le général« marcha le long du fleuve, laissant la mer derrière lui, se dirigeantvers l’est [en réalité, à cet endroit, le Rhône s’écoule du nord ausud], et pour ainsi dire vers l’intérieur de l’Europe ». Polybe expli-quait ensuite, avec plus d’exactitude, que « le Rhône prend sasource au-dessus du golfe Adriatique, inclinant vers l’ouest danscette partie des Alpes qui s’abaisse vers le nord 28 ».

L’enchevêtrement de détails consignés par les deux auteurs res-semble à des fragments à peine déchiffrables d’une carte ancienne.Les références à la source du Rhône et à « l’intérieur de l’Europe »sont peut-être une allusion à un ancien système d’orientation quipermettait à une armée ou à un marchand d’établir un itinérairecouvrant la moitié d’un continent. Des pans de cette « carte »seront assemblés dans la première partie de ce livre. Quoi qu’il ensoit, le point capital est que seul un dieu aurait pu marcher enligne droite sur tout le parcours jusqu’à la Matrone ; même lestroupeaux transhumant vers les prairies alpines devaient dévier deleur cours pour contourner le versant nord du mont Ventoux. Maissitôt passés les terrains montagneux, il était essentiel de poursuivredans la direction propice de départ. Quelle que soit la route qu’aitchoisie Hannibal après la traversée du Rhône (le long de laDurance, selon Tite-Live), il aurait rejoint la voie héracléenne à lapremière occasion – peut-être près de l’oppidum de Serre-la-Croix,où la route suit à nouveau la ligne de solstice sur douze kilomètres –puis, grimpant vers la source de la Durance, continue jusqu’à Bri-gantium (Briançon), pour enfin donner l’assaut final au col de laMatrone.

Depuis l’époque de Polybe, les historiens se demandent où Han-nibal et ses éléphants ont bien pu traverser les Alpes par un débutde mois de novembre. Des étymologistes ont analysé des noms delieux, y cherchant des racines carthaginoises aussi peu probablesque les bouses pétrifiées d’éléphant qu’un archéologue espéraitrécemment découvrir sur l’itinéraire présumé d’Hannibal. Plusieursexpéditions, cherchant un passage digne d’un héros, se sont vaine-ment épuisées à franchir des cols extraordinairement élevés. L’unede ces équipes, abusée par l’enseigne de l’ancienne « auberge del’Éléphant 29 », était allée jusqu’à se perdre sur la route du vertigi-neux col Agnel qui, même à l’heure des chasse-neiges motorisés, est

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fermé d’octobre à mai. En juillet 1959, un ingénieur de Cambridgeconduisit un éléphant de cirque italien, qui refusait de répondre aunom d’Hannibella 30, par le col du Mont-Cenis, à 2 081 mètres.(Faute de formation militaire carthaginoise, le pachyderme y laissa230 kilos.) En réalité, si un éléphant – de même d’ailleurs qu’uncycliste ou un randonneur – avait à choisir entre plusieurs itiné-raires pour relier l’Italie, il se dirigerait vers le col du Montgenèvre(la Matrone des Celtes) 31. En effet, ce passage est non seulementle plus bas des Alpes françaises (1 850 mètres), mais il ferme égale-ment la partie gauloise de la voie héracléenne. La Matrone avaittout pour séduire le commandant d’une armée : une capitale tribale– Brigantium – à huit kilomètres, et une vaste plaine agricole fertilequi accueille aujourd’hui les grasses pelouses d’un terrain de golfde dix-huit trous.

Vingt-trois siècles après l’invasion carthaginoise, Montgenèvreest une base de loisirs multipliant fièrement les chalets de béton,où l’âge du fer semble n’avoir jamais existé. Ce paysage prosaïquepourrait expliquer qu’il n’ait pratiquement jamais été envisagécomme point de passage. Le col proprement dit est indiqué sur larue principale du bourg, mais il faut en réalité aller le chercher unpeu plus haut, par une petite route menant au centre de vacancesdu Village du Soleil : on retrouve là, au détour d’un lacet en épingleà cheveux anonyme, un peu de cette clarté électrisante des hautscols alpins, où les distances se contractent et où des régions entièresapparaissent soudain dans les effilochements d’un banc de nuages.Au col de la Matrone, un extraordinaire panorama historique s’offreau regard, bien qu’il faille l’équivalent numérique d’une roue solairepour le révéler. Si Hercule s’était tenu en ce point où se dressaitautrefois le temple des déesses-mères, en se tournant précisément àquatre-vingt-dix degrés à l’ouest de la trajectoire héracléenne, ilaurait regardé en direction de l’une des villes qu’il est censé avoirfondées : Semur-en-Auxois, voisine d’Alésia. En suivant le soleilcouchant, il aurait atteint la colline de Lugdunum (Lyon), du hautde laquelle, dit-on, il vit le confluent du Rhône et de la Saône. Unetrajectoire axée sur un angle de 0° – plein nord – l’aurait conduitdroit au vaste sanctuaire herculéen de Deneuvre, où cent sculpturesd’Hercule (plus d’un tiers de toutes les statues d’Hercule retrouvéesen Gaule) ont été mises au jour en 1974 32. Seul un dieu ou un

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oiseau migrateur revenant à son aire de nidification aurait puatteindre un tel degré de précision.

Ces lignes hypothétiques plongent au cœur de l’ancienne Gauletribale, par-delà des montagnes prises dans les glaces qui n’étaientprécisément représentées sur aucune carte il y a encore deux centsans. Même par un jour ensoleillé, on peine à croire que le réseaurigoureux de chemins solaires qu’élaborèrent les Celtes puisse êtreautre chose qu’une magnifique coïncidence héracléenne ou qu’unleurre jeté par l’oracle du temple, grisé par l’altitude ou le vin grec,pour faire apparaître des hallucinations cosmiques dans l’air raréfié.

Lorsque, campé sur le col de la Matrone en ce début de l’hiver– 218, Hannibal regardait ses éléphants dévaler vers les plainesd’Italie du Nord, il savait qu’il foulait la roche qu’Hercule avaitmarquée de ses empreintes. Ses stratèges et ses astrologues, ainsique leurs alliés et informateurs celtes, étaient convaincus que ledieu soleil leur avait indiqué la voie. Et apparemment, ils savaientaussi que la source du Rhône se trouvait « vers l’intérieur del’Europe » et qu’elle n’était pas étrangère à l’itinéraire d’Hercule.

L’oracle électronique confirme : une ligne partant du col de laMatrone projetée sur deux cent vingt kilomètres à la perpendicu-laire de l’axe du coucher au solstice d’été mène droit sur la régionde glaciers d’où jaillit le Rhône. Il y avait à la source du fleuveune montagne qui, en dépit de son éloignement, était connue deshabitants de la côte méditerranéenne au début de l’âge du fer. Sonnom apparaissait dans un poème du IVe siècle de notre ère : OraMaritima (« Rivages maritimes »). Il s’agissait d’une compilationd’antiques periploi (descriptions d’itinéraires maritimes) réalisée parle proconsul romain Rufus Festus Avienus – qui disposait sansdoute d’un archiviste expert dans l’art de dénicher des manuscrits –dans l’intention d’en faire un guide inutilisable mais amusant pourles navigateurs de salon 33. L’un de ces textes anciens, dont il nesubsiste aucune autre trace, était un manuel vieux de neuf centsans à l’usage des marchands assurant la liaison maritime entre Mas-salia et le Promontoire sacré « que certains appellent le Chemind’Hercule ». Dans un passage sur le Rhône, l’auteur indiquait queles habitants de la région appelaient la montagne qui donne nais-sance au fleuve « Solis columna », ou « colonne du Soleil 34 ».

Aux temps où l’auteur anonyme consigna ce nom sur le papier,au VIe siècle av. J.-C., les marins au long cours dont les navires

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encombraient le port de Massalia ramenaient déjà dans la colonieune foison d’inestimables informations géographiques. Dans leurscales, il y avait aussi des œuvres d’art de Méditerranée orientale, etencore de précieux métaux venus des énigmatiques Cassitérides ou« îles de l’étain 35 » – celles qui prendraient nom de Britannia, peut-être ? –, qui se trouvaient par-delà le blocus des Carthaginois auxcolonnes d’Hercule. C’était peut-être une chose que tous les Celtessavaient : quelque part au cœur de l’Europe, très loin des routesmaritimes par lesquelles les premiers accessoires de la civilisationgrecque parvenaient aux Keltoï barbares, il y avait un point deréférence, une coordonnée solaire qui avait un nom. La chausséed’Hercule était déjà une merveille du monde, mais rien ne disaitqu’il n’y en eût point d’autres : car après tout, le héros avait traversétoute la Gaule et il avait bien pu imprimer des marques de savision céleste de l’immesurable terre sur d’autres embranchements,d’autres jonctions de la voie héracléenne… Pourtant, quatre sièclesplus tard, à l’hiver – 218, rien d’un tel raffinement ne transparais-sait dans l’aspect des fantassins celtes de l’armée d’Hannibal, quifranchissaient à pas lourds le col encombré de neige dans leursgrossiers manteaux de laine à carreaux et leurs bottes en poil delapin – rien, que l’éclat d’un bracelet ou d’un torque, le motif decercles méticuleusement coordonnés d’une fibule tracé au compas,ou les spirales géométriques d’un disque de bronze fixé à une rouede char, décrivant ses mystérieuses circonvolutions comme unmicrocosme de la voûte céleste.

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2

ÉCHOS DE L’ÂGE DU FER

N otre guide de l’horreum était éperdue d’admiration pourles Romains. Elle souligna d’un geste tendre l’élégantecourbure de la voûte et nous devinâmes dans la

pénombre d’une galerie des puits obliquant vers la surface et desarches de calcaire qui, pendant des siècles, avaient soutenu le forumet le marché de la Narbonne romaine. Les bâtiments de surfaces’étaient éboulés depuis longtemps pour former les fondations denouvelles constructions qui avaient à leur tour disparu. Mais l’hor-reum – si tant est que ce fût bien un entrepôt – avait survécu etest aujourd’hui l’unique édifice romain de Narbonne 1.

« On ne peut qu’admirer les ingénieurs romains », s’enthou-siasma notre guide en caressant un pan de mur parfaitement join-toyé qui n’avait exigé qu’une infime restauration. Les Romainsavaient occasionnellement copié les magnifiques murs à armaturede bois et parement de pierre des indigènes. Ils avaient même bâticertains de leurs forts sur le principe des muri gallici. Il me parutdonc opportun de rendre un hommage discret aux ancêtres cel-tiques de notre accompagnatrice.

« Ou bien les ingénieurs gaulois… », risquai-je.La sinistre crypte s’anima soudain d’un éclat de rire. C’était

manifestement là l’une des compensations salvatrices d’un métierconfiné aux ténèbres souterraines de la lumineuse Narbonne : lestouristes faisaient parfois des commentaires des plus saugrenus.

« Mais oui, c’est cela, pouffa-t-elle, les ingénieurs gaulois ! »Si, en remontant à la lumière du jour, elle s’était retrouvée au

Ier siècle avant notre ère, elle aurait pu partager cette plaisanterie

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avec quelque citoyen romain sur la place du marché. La plupartdes Grecs et des Romains – et plus encore ceux qui n’étaient jamaissortis de leur pays – avaient du Celte moyen l’image d’un ivrogneimpétueux qui, flanqué d’une robuste épouse aux yeux bleus, sejetait tête baissée dans la bataille, vêtu de peaux de bêtes ou dansle plus simple appareil. Dans leurs huttes, les Celtes se paraient debijoux en or 2 et buvaient du vin pur – boisson dont leur peuplene pouvait se passer 3. Leurs manières de table étaient déplorables :ils ne portaient pas la toge mais des saies et des braies de laine et,au lieu de s’allonger sur des banquettes, ils mangeaient assis sur despeaux de loup ou de chien – du moins en Gallia bracata (la « Gaulepantalonnée ») car plus au nord, en Gallia comata, les mœursétaient encore plus exotiques. Les aristocrates de cette « Gaule che-velue » se rasaient les joues mais pas la lèvre supérieure, si bien queleurs longues moustaches pendantes trempaient dans la soupe 4 etleur servaient de filtre quand ils buvaient. Pour manifester leurcontentement devant un bon repas de viande, il leur arrivait de sedisputer le morceau de choix dans un combat à mort 5.

Depuis le VIe siècle av. J.-C., les voyageurs grecs ramenaient deGaule des récits de pratiques excentriques et répugnantes. LesCeltes établis en bordure du Rhin éprouvaient la légitimité de leursfils nouveau-nés en les jetant dans les eaux du fleuve 6. D’autres seprécipitaient dans la mer en brandissant leur épée jusqu’à ce queles flots les engloutissent 7. Lors des conseils de guerre, afind’encourager la ponctualité des participants, le dernier arrivé étaittorturé et mis à mort devant ses compagnons d’armes. Dans leurcommerce avec les étrangers, les Gaulois avaient un sens de l’hospi-talité qui confinait au délire : les hommes, « se livrant à une passionbarbare 8 », couchaient avec d’autres hommes, et c’était pour uninvité faire affront à son hôte que de refuser de le sodomiser.

Il n’est pas besoin d’être anthropologue pour deviner, derrièreces récits, les rituels baptismaux, les offrandes cérémonielles d’armesaux divinités du monde inférieur et la sympathique coutume departager son lit avec le voyageur. L’exécution sommaire des retarda-taires n’était sans doute qu’une forme de sanction ritualisée, commecelles que l’on infligeait aux jeunes Celtes trop pansus dontl’embonpoint excédait la ceinture réglementaire 9, ou encore au per-turbateur qui interrompait l’orateur d’une assemblée et dont, aprèstrois rappels à l’ordre, on lacérait les vêtements à coups d’épée 10.

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ÉCHOS DE L’ÂGE DU FER 45

Certaines pratiques choquantes aux yeux des étrangers semblaienttout à fait naturelles en contexte. Le philosophe grec Posidoniosd’Apamée, qui parcourut la Gaule au début du Ier siècle av. J.-C.,ne s’étonnait plus de trouver sur son chemin des têtes humainesembaumées dans de l’huile de cèdre et clouées aux portes des mai-sons ou soigneusement conservées dans des coffres en bois 11. Latête tranchée d’un ennemi tué au combat était en effet un trophéeinestimable que l’on exhibait avec orgueil devant ses invités.

Ces anecdotes rapportées des confins de l’empire ne sont pasuniquement une expression de la morgue impériale. Les impéné-trables énigmes des Celtes, les visages qui apparaissent et dispa-raissent de leurs motifs complexes et les mystères géomantiques desdruides étaient autant de marques d’un raffinement qui échappaittotalement aux Romains. Les Celtes lettrés prenaient de toute évi-dence un malin plaisir à se jouer des étrangers. Alors qu’il se rensei-gnait sur la forêt hercynienne pour sa Guerre des Gaules, Jules Césarrecueillit auprès d’un habitant de la région la curieuse descriptiond’un « alces », sorte d’élan aux pattes dépourvues d’articulationscontraint de vivre toujours debout. Il consigna la chose telle qu’ellelui avait été rapportée : pour dormir, l’alces s’appuyait contre unarbre ; ayant repéré sa retraite, les chasseurs sciaient une belleentaille à la base d’un tronc et, quand celui-ci s’effondrait sous lepoids de la bête, ils allaient tout bonnement cueillir leur proiegisante 12.

L’austère conquérant des Gaules était absolument hermétique àl’esprit celtique. Il savait certes que les Gaulois se moquaient desRomains « à cause de notre petite stature comparée à leur grandetaille 13 », mais lorsqu’il tente d’expliquer les sarcasmes des Adua-tuques voyant les légionnaires élever une tour de siège, il est siconfus qu’il faut un moment pour comprendre ce que leur criaienten réalité les facétieux Gaulois du haut de leurs remparts : « Vousêtes si courts sur pattes qu’il vous faut une tour pour voir par-dessus le mur ! » Si l’humour est signe de civilisation, alors la sociétéceltique était l’une des plus évoluées de l’Antiquité. Bien des annéesaprès son voyage de jeunesse dans les Gaules, saint Jérôme frisson-nait encore au souvenir des Celtes du nord de l’île de Bretagne quilui avaient assuré tenir pour les plus savoureux des mets les fessesde bergers et les mamelles de bergères 14.

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Les bribes de gaulois qui nous sont parvenues se limitent mal-heureusement à l’équivalent linguistique d’un tas de décombres.Les seules phrases complètes sont des imprécations sur des tablettesde plomb 15 (« Que la magie des dieux infernaux les torture ! »), lesincantations d’un formulaire médical (« Que Marcos m’ôte cettechose de l’œil ! »), des graffites inscrits sur des plats ou des bou-teilles (« Buvez ceci et vous serez très aimables ») et des mots tendresgravés sur des pesons de fuseaux 16. Ces petits disques utilisés pourlester l’outil de filage étaient offerts aux jeunes femmes en gaged’amour. Le prétendant manifestait son désir en comparant lefuseau à son attribut viril. Pour être habilement tournés, les énoncéssuggestifs qui constituent l’essentiel du corpus littéraire gaulois nesont guère de nature à évoquer une civilisation aussi brillante quecelle des Grecs ou des Romains :

moni gnatha gabi – budduton imon (« Ma fille, prends mon fuseau ! »)impleme sicuersame (en latin) (« Recouvre-moi et renverse-moi ! »)marcosior – maternia (« Chevauche-moi Materna ! »)matta dagomota baline enata (« Une fille se fera bien baiser par cepénis. »)nata uimpi – curmi da (« Jolie fille, donne-moi de la bière ! »)

*

Le plus impartial des observateurs serait en droit d’exigerquelque début d’indice prouvant que ces sauvages pantalonnésaient été capables d’organiser la moindre infrastructure. Les seulsaménagements viaires de l’âge du fer identifiés à ce jour sont deschaussées préservées par les tourbières qu’elles traversaient, la ruecommerçante d’un oppidum jonchée de détritus, et quelques tron-çons de voies empierrées creusées d’ornières. Les Gaulois auraientdonc transporté leurs précieuses cargaisons de vin sur des pistesqui vaguaient et divaguaient autant que des barbares rentrant d’unbanquet. Les manuels scolaires et les musées nous enseignent queles Romains apportèrent non seulement le latin, l’administration etle chauffage par le sol, mais aussi les routes, qu’ils déroulaientdevant leurs armées conquérantes à la vitesse d’un rouleau compres-seur moderne. Les ingénieurs romains ayant effacé les tracesd’anciennes voies carrossables, le monde celtique nous apparaît

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TABLE

Note au lecteur ......................................................................... 7

Protohistoire............................................................................ 9

PREMIÈRE PARTIE

1. La route du bout du monde .............................................. 212. Échos de l’âge du fer.......................................................... 433. Le mystère du Mediolanum, I............................................ 614. Le mystère du Mediolanum, II .......................................... 715. La descente du méridien .................................................... 89

DEUXIÈME PARTIE

6. La mesure du monde ......................................................... 1137. L’enseignement druidique, I : cours élémentaire ................ 1378. L’enseignement druidique, II : cours supérieur .................. 151

TROISIÈME PARTIE

9. Le chemin des dieux .......................................................... 17110. Dans la forêt et au-delà.................................................... 19911. Les villes de la Terre du Milieu........................................ 21512. Les dieux victorieux ......................................................... 229

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QUATRIÈME PARTIE

13. Les îles Poétiques.............................................................. 25914. Les quatre routes royales .................................................. 28115. Aux confins de la Terre du Milieu ................................... 29716. Le retour des druides ....................................................... 319

Épilogue .................................................................................. 341

Chronologie .............................................................................. 353Notes........................................................................................ 357Ouvrages cités ........................................................................... 389Index général ............................................................................ 421Index géographique ................................................................... 437Remerciements ......................................................................... 459Crédits iconographiques............................................................. 461

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N° d’édition : L.01EHBN000618.N001Dépôt légal : octobre 2014