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Sur trois notes - Numilog

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SUR TROIS NOTES

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CATHERINE VILDIEU

SUR TROIS NOTES

LES EDITIONS MONDIALES

2, rue des I tal iens - PARIS (9e)

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© 1963 by Collection Nous DEUX

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CHAPITRE PREMIER

Il faisait un temps moite, un temps lourd et col- lant. Un vent chargé de pluie chassait les nuages à coups de pied et ils galopaient au ras des toits.

Georgina regardait par la fenêtre, assise près du piano droit dont les bobèches tremblotaient au rythme des accords hésitants qu'Anne-Marie Lherbier pla- quait sur le clavier. Anne-Marie s'escrimait sur Le Gai Laboureur. Lorsque la main droite retombait sur les touches, dans le but louable d'accompagner correc- tement la mélodie soutenue par la main gauche, Anne- Marie lançait son cou en avant. Ses yeux myopes à fleur de tête ressemblaient à des billes d'agate bleue, démesurément ronds, démesurément saillants sous ses sourcils pâles et clairsemés. Elle portait une robe rose, des chaussettes assorties et des vernis noirs à bout rond. Ses jambes nues pendaient, les pieds tournés en dedans. La peau des mollets, des cuisses en partie découvertes de la petite fille se marbrait de plaques bleuâtres. Une petite fille aussi démodée que le salon qui sentait l'encaustique et aussi le formol, car l'offi- cine où M. Lherbier, pharmacien, préparait encore lui-

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même des cachets et des sirops était juste au-dessous. Tout en fredonnant l'air du Gai Laboureur et en

comptant machinalement la mesure, Georgina pensait que la surprise réservée par Anne-Marie à son père manquerait probablement d'imprévu. Le jeudi sui- vant, ledit Gai Laboureur devait être présenté par cœur au pharmacien pour son anniversaire. Mais, depuis un mois, Anne-Marie ânonnait le morceau sur la tête du fabricant de pilules qui le chantonnait machi- nalement tous les matins, à l'heure où il se rasait. Anne-Marie, à ce moment-là, était déjà en route pour l'école. Son cœur demeurait donc paisible et son sub- conscient sans complexe.

Georgina enseignait le piano. Pour six cents francs à domicile. Les élèves qui venaient chez elle bénéficiaient d'un rabais de cent francs. L'enseigne- ment du piano n'est pas un art aussi abandonné qu'on le croit. La preuve, c'est que Georgina (Premier Prix de Conservatoire) vivait de ses leçons et en faisait aussi vivre sa mère. Il existe encore dans Paris des filles de pharmacien, de quincaillier, de notaire, de boulanger, d'homme de lettres qui étudient la Méthode de Car- pentier, la Petite et la Grande Vélocité de Czerny et la Marche Turque de Mozart — indépendamment des modernes, bien sûr. Qu'elles jouent faux, ou à contre- temps, qu'elles aient l'étoffe d'une virtuose ou qu'elles confondent les dièses et les bémols, cela n'a pas d'im- portance, puisque cela aide à subsister des jeunes filles comme Georgina.

Un coup de tonnerre éclata, inattendu, en même temps qu'une averse brusque cinglait les vitres. Anne- Marie tourna un œil vers le balcon. Son médius dérapa et frappa un si naturel alors que l'oreille de Georgina attendait un si bémol. « Pardon ! » dit Anne-Marie qui recommença la mesure et eut un hochement de tête satisfait en franchissant victorieu- sement l'obstacle. La pendule sonna quatre heures.

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— Continuez, Anne-Marie, dit Georgina à la petite fille dont elle percevait l'hésitation. On ne s'arrête pas au milieu d'un morceau parce que l'heure est finie.

Et, pour l'encourager — mais aussi parce qu'elle se sentait brusquement allégée à l'idée de partir — Georgina chanta franchement la mélodie en même temps que le piano. Do fa, la do, fa si (bémol) ré fa, ré do...

Voilà. C'était terminé. Georgina remit ses gants posés sur le dessus du piano, à côté d'une perdrix sous un globe de verre. L'enveloppe avec le prix de la leçon était sur la cheminée, comme d'habitude, près de la pendule dorée où le Commerce tendait une main royale à une Industrie nettement réticente. L'en- veloppe disparut dans la poche de Georgina.

— A mercredi, petit, dit-elle en se penchant vers Anne-Marie.

Une odeur de savon et de linge bien repassé monta à ses narines tandis qu'elle embrassait l'enfant. « Pas très douée, pensa Georgina, mais bien lavée, cette fillette ! ».

Et pas seulement bien lavée, mais bien élevée aussi car Anne-Marie accompagna sa maîtresse de piano jusque dans l'entrée où Georgina, machinalement, véri- fia si son petit bonnet de laine n'avait pas trop basculé en arrière. Non, tout allait bien. La porte ouverte tenue par Anne-Marie. Au revoir, Mademoiselle. Au revoir, Anne-Marie. A mercredi. Oui, à mercredi. Au revoir.

Georgina descendit l'escalier qui tournait comme une vis en se cramponnant à la rampe, passa devant la loge.

La rue, enfin ! Maintenant, le soleil brillait. Déjà, le pavé montrait des plaques sèches. L'horloge de La Muette marquait quatre heures dix. Le 32 démarrait. Georgina ne se pressa pas. Elle prendrait le suivant et descendrait à la Trinité pour remonter jusqu'à Mont-

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martre où elle habitait avec sa mère un petit appar- tement de trois pièces.

Traversée de Paris, le nez collé à la vitre. Encom- brements habituels. Patience exaspérée des voyageurs pressés. Pressés de prendre un autre autobus, pressés de prendre un train, pressés de prendre froid, de pren- dre feu, de ne rien prendre du tout. L'habitude et le goût d'aller vite.

Georgina descendit donc à la Trinité, remonta la rue Blanche, grise comme une quakeresse en uniforme, atteignit la place Blanche. Là, la couleur commen- çait. La rue Lepic bourdonnait sous le tendre cré- puscule de mars. C'était l'heure du marché du soir. Georgina avait fait ses courses le matin. Il ne lui restait à prendre que du pain — que sa mère exi- geait frais à chaque repas, bien qu'elle mangeât des biscottes la plupart du temps. Une voiture fleurie la tenta, avec ses roses rouges blotties dans leur nid de feuilles raides et luisantes, ses violettes pressées, ses anémones en bouton dans leur calice semblable à des algues. L'odeur des narcisses l'obligea à tourner la tête, comme un appel, mais elle voulait un bouquet de jonquilles qui sentirait l'étang frais et l'herbe mouillée.

Le marchand était un vieil homme, grand et maigre, enfoui dans un pardessus qui prenait des allures de lévite.

Il connaissait Georgina et il lui choisit lui-même une grosse botte de jonquilles qu'elle plaça au creux de son bras. La jeune fillle marchait de plus en plus lentement. Elle retardait au maximum le moment de rentrer chez elle où ne l'attendait qu'une vieille femme grondeuse, tassée dans un fauteuil roulant et pleine de reproches qui la gonflaient comme un venin perpétuellement renouvelé. Autour de Georgina, le vide sentimental le plus absolu. Personne à qui elle pût parler, personne à qui elle sût demander la permission

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de faire des confidences. Pas une amie, pas un cama- rade. La vieille Mme Gray exigeait tout de sa fille. Il ne restait à Georgina, au bout des journées passées à courir le cachet d'un bout de Paris à l'autre, que la rentrée solitaire dans l'appartement accroché au flanc de la Butte, les repas à préparer, les soins à donner à sa mère, la vaisselle à ranger, puis le lit où elle dormait pesamment, sans avoir la force de pleurer et le lendemain, à l'aube, tout recommencer.

Au moment de franchir le porche aux pierres usées qui menaient à l'escalier étroit et noir, le cœur manqua à Georgina. Tant pis ! Sa mère dirait ce qu'elle voudrait. Elle ne rentrerait pas tout de suite. L'air était trop doux, le ciel trop séduisant.

Elle continua de gravir la rue Lepic, sourit au monument élevé à la mémoire de Jean-Baptiste Clé- ment, le père du « Temps des Cerises » et un long soupir s'échappa de sa poitrine. Le temps des cerises. Le temps de l'amour, le temps des robes qui se frois- sent, des banlieues lointaines et des dîners à deux, au bord de l'eau. Georgina se moqua d'elle même, se traita de midinette. Mais elle avait tellement envie d'être une midinette comme les autres, avec un cœur sentimental qui bat et des mains qui se refroidissent à l'approche d'un rendez-vous.

La rue Norvins grouillait de touristes, de voitures roulant au pas, de bistrots pleins de rires et de bruits. Georgina allait lentement dans ce quartier de péle- rinage, un vague sourire aux lèvres. Plus d'un pas- sant la regardait fixement lorsqu'il la croisait, cher- chant un appel dans ses yeux, qui, eux, ne voyaient qu'un rêve intérieur. D'autres hommes se retournaient, hésitant un instant s'ils aborderaient ou non cette femme solitaire. Un sûr instinct les avertissait que Georgina était une proie prête à tous les sacrifices. Mais leur prudence leur faisait aussi deviner que la

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bataille qu'ils mèneraient pour conquérir cette jolie fille ne se solderait pas par une victoire facile, basée sur un dîner, une soirée passée dans l'ombre discrète d'une salle de cinéma, et de quelques verres bus dans un bar aux lumières roses et vulgaires. Ils poursui- vaient donc leur chemin — Georgina le sien. Les parallèles ne sont pas seules à ne jamais se rencontrer.

Sur la Place du Tertre, relativement calme, deux ou trois peintres barbouillaient des toiles et les para- sols des restaurants installés sur le terre-plein se dressaient, fermés, comme des cierges inutiles. L'église Saint-Pierre, fond de décor dédaigné, offrait sa porte ouverte aux fidèles et aux curieux qui préféraient le Sacré-Cœur, gâteau blanc se découpant sur le ciel bleu.

C'est alors que Georgina vit la petite fille. Une petite fille qui ressemblait à beaucoup d'autres, à ceci près que ses nattes blondes descendaient plus bas que ses genoux. Deux nattes dorées, épaisses, nouées à leur extrémité par un ruban de velours noir fripé. Autour d'elle, une douzaine d'enfants, debout, muets d'admi- ration, en tabliers tachés et aux chaussettes en vis. La petite fille était assise sur un tabouret bas et bancal, à l'angle du premier immeuble de la rue du Mont- Cenis et de la grille de Saint-Pierre. Ses mains parcou- raient d'un bout à l'autre une vieille caisse renversée, voltigeant comme des oiseaux prisonniers, se croisant, se mêlant, sachant cependant où elles allaient et ce qu'elles voulaient faire. L'enfant aux tresses jouait du piano et donnait un récital. Elle indiquait le pro- gramme à son auditoire : « Ça, c'est du Mozart » ou « J'ai composé cet air-là hier, pendant l'école, c'est une chanson ». Et l'auditoire écoutait, entendait, de toute la force de son imagination enfantine, la mélodie que la petite fille chantait pour elle.

Georgina, ses fleurs au creux du bras, s'approcha.

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La pianiste lui jeta un regard absent et continua de frapper sa caisse muette. Puis elle se leva d'un bond. « Allez-vous-en, c'est fini ». Les enfants, avant de s'égailler, l'applaudirent longuement et la fillette salua avec grâce, d'un geste du poignet qui remerciait de l'attention qu'on avait bien voulu lui prêter.

Elle se mit ensuite en devoir de ranger son maté- riel. Son tabouret sous le bras, elle s'apprêtait à saisir la lourde caisse et sa bouche, dans l'effort qu'elle fit pour la traîner, se décolora.

Georgina s'approcha : — Je vais t'aider, petit, attends un peu. La petite fille leva sur Georgina un regard sou-

riant et sans timidité. « Je veux bien, c'est très lourd, un piano ».

Georgina, alors, manqua de tact : — Tu aimerais jouer du piano ? demanda-t-elle. Elle sentit immédiatement, en constatant que le

petit visage rond se fermait, offensé, qu'elle venait de commettre une bévue impardonnable.

— Mais, j'en joue, du piano, répliqua l'enfant. Georgina se hâta d'ajouter. — Je le sais bien, puisque je t'ai vue. Mais je

voulais simplement te demander si tu aimerais jouer sur un grand piano, un de ces instruments, tu sais, qui ont des pédales, des cordes à l'intérieur et des notes blanches et noires.

Rassérénée, du moment qu'on ne mettait pas ses talents en doute, la petite fille écoutait Georgina, ponctuant chaque phrase d'un mouvement de tête approbateur. Son index traçait sur la caisse abandon- née des lignes sans signification et elle réfléchissait profondément. « Je me demande de quoi je me mêle, pensait Georgina. Peut-être n'imagine-t-elle pas qu'il existe au monde d'autre piano que sa caisse de bois et cela suffit à son plaisir. »

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Mais sa jeune interlocutrice — huit ans, peut-être — n'était pas si naïve. Aujourd'hui, les phantasmes les plus extravagants, les désirs les plus poétiques se heurtent aux réalités que dispensent la radio, la télé- vision et les journaux. Sans compter le spectacle de la rue et les conversations des grandes personnes. C'est pourquoi la petite fille répondit sans la moindre hési- tation.

— Bien sûr que j'aimerais, mais je me demande si j'aurais le temps d'apprendre. Et puis, je ne sais pas si ça amuserait papa. Il dit tout le temps que je lui casse la tête et que je fais du bruit sans arrêt. Alors, tu penses, si en plus de tout le boucan de la maison, il faut aussi qu'il m'entende jouer du piano...

Elle termina sa phrase par un hochement de tête désabusé, ses lèvres abaissées en une moue réfléchie. Puis, elle sourit de nouveau en regardant Georgina et lui tendit la main.

— Tu es bien gentille quand même. Je m'appelle Claire. Et toi ?

Georgina prit la patte fraîche aux doigts carrés. — Georgina Gray. Claire fronça les sourcils : — C'est la première fois que j'entends ce nom-là.

C'est très joli, tu sais ? Elle désigna une terrasse de café à l'àngle de la

place où quelques consommateurs buvaient sans hâte autour des tables rondes. Son bras se tendit vers un homme en gris foncé, qui lisait, les jambes croisées, un journal du soir.

— Tiens, le voilà, papa, dit-elle. — Ah ! fit Georgina. Elle examina le père de Claire. Jamais elle n'eût

imaginé qu'il existât des pères aussi jeunes et ceci lui prouva qu'elle était sans doute beaucoup plus roma- nesque que la petite Claire.

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— C'est lui qui te p romène ? demanda-t-el le à sa nouvelle amie.

Claire haussa une épaule : — F a u t bien. Il est seul à s 'occuper de moi. Puis, sans s 'embarrasser de détails qu'elle sup-

posait sans doute superflus, elle héla son père d ' une voix aiguë :

— Papa, dis, papa, écoute u n peu... Elle se t ou rna vers Georg ina et l a renseigna néan-

moins : — F a u t qu'il vienne chercher m o n piano. C'est

trop lourd, m ê m e p o u r nous deux. Nous ne sommes pas des déménageurs .

Inexplicablement, Georgina sentit une vive rou- geur envahir ses joues. Le père de Claire venait d 'abaisser son journal et regardai t dans la direct ion de sa fille. I l eut u n m o u v e m e n t in ter rogateur du men- ton et cr ia :

— Qu 'y a-t- i l? Claire fit des moulinets avec son bras. — Viens nous aider.

Ce « nous » pa ru t surprendre le jeune h o m m e . Il posa son journal sur le guér idon et r ega rda Georg ina avec curiosité. Georg ina ne bougeait pas d ' u n centi- mètre. On eû t dit que ses pieds étaient cloués au sol. Elle aurait voulu fuir, prise d 'une timidité de gamine qu 'un examinateur va interroger. Tand i s que le père de Claire, sans se décider à se lever de sa chaise, continuait à la dévisager, Claire la pri t p a r la ma in et la secoua :

— Dis, Georgina, c'est vrai que tu veux m 'appren- dre le piano ?

— Bien sûr, répondi t hât ivement la jeune fille. Elle regardait le visage morose d u jeune h o m m e qui

se détendait. Très vite, il se leva et t raversa la place avec empressement. Georg ina nota qu'il était très grand, mince et aussi b lond que sa fille. Beaucoup

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d'élégance dans la démarche souple, et impeccablement habillé. Curieux que ce père laissât sa fille jouer avec une vieille caisse sur la place du Tertre tandis qu'il lisait son journal à une terrasse de café. « Il est seul pour s'occuper de moi » avait dit Claire. Veuf ? Divor- cé ? Abandonné ? Pendant qu'il s'approchait, Georgina remarqua encore ses dents blanches et brillantes et la large chevalière qui cerclait son annulaire droit. Pas le gauche. Le droit.

Il s'inclina devant la jeune fille, l'œil interroga- teur. Ce fut Claire qui sauva la situation. Heureuse- ment, parce que, une minute encore et Georgina se mettait à pleurer, à moins qu'elle ne prit ses jambes à son cou — ce qui n'aurait pas été plus intelligent.

— Papa, dit Claire en s'accrochant à l'avant-bras de Georgina, voici Georgina.

— J'en suis charmé, dit papa, mais comment le sais-tu ?

— Parce qu'elle me l'a dit. Cela était en effet d'une parfaite logique. Papa

éclata de rire, regarda Georgina pour l'inviter sans doute à en faire autant. Mais Georgina se contenta de sourire.

— Je me nomme Georgina Gray, dit-elle, et... Claire l'interrompit sans façon. — Elle trouve que je joue bien du piano. — Ça, dit l'heureux père, c'est quand même plus

fort que tout. Claire voulut parler encore, mais elle fut inter-

rompue d'un geste de la main, doux, et cependant sans faiblesse.

— Une seconde, jeune fille, si vous le permettez. Il se tourna vers Georgina : Excusez-moi, jusqu'à présent, Claire ne m'a pas permis de placer un mot ni même de me présenter : Bernard Lérault, père de la virtuose dont vous avez apprécié les talents, je me demande encore comment.

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Georgina se trouvait, vraiment, dans une situation difficile. Evidemment, Bernard Lérault la raillait gen- timent et le lui faisait sentir. Elle soupira. Comment expliquer à ce jeune homme qu'elle sentait en Claire une sensibilité musicale prête à s'épanouir et, dont elle avait ressenti la force rien qu'en regardant s'agi- ter les petites mains au-dessus de la caisse de bois. Comment lui expliquer aussi le visage extasié de l'en- fant tandis qu'elle annonçait aux galopins qui la regardaient : « Ça, c'est une chanson que j'ai faite hier à l'école ». Peut-être l'eut-il prise pour une folle.

— Georgina veut me donner des leçons de piano, dit Claire qui suivait son idée.

Bernard Lérault hocha la tête et son sourire s'effaça.

— Ah ! je vois... dit-il lentement. Georgina, de nouveau, sentit ses joues s'empourprer.

Oh ! Elle était sûre que le père de Claire pensait qu'elle n'avait parlé à la petite fille que pour racoler une élève. Elle se mit à balbutier :

— Oui, je voudrais bien lui donner quelques leçons... Mais croyez que ce serait pour mon propre plaisir — et aussi pour le sien, peut-être. Parce que je serais désolée que vous imaginiez que... enfin, que je cherche...

Et, prise d'un courage subit, elle termina brave- ment :

— Que je cours après un cachet. Voilà. Le sourire de Bernard Lérault avait réapparu. — Je ne pensais pas à cela, Mademoiselle, dit-il. Georgina eut envie de le traiter de menteur, mais

c'était quand même difficile. La petite Claire les exa- minait tour à tour, les yeux brillants, comme un chien qui ne sait encore si ses maîtres vont l'emmener ou le laisser à la maison.

Bernard posa la main sur l'épaule de sa fille.

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— Alors, qu'est-ce que tu en dis ? Claire caressa sa joue contre la main de son père.

Elle murmura : — Et toi ? — Moi, je dis que c'est sans doute bien indis-

cret. Tu ne crois pas ? Une inquiétude voila aussitôt le petit visage rayon-

nant. — Indiscret ? répéta Claire. Georgina ne prolongea pas plus avant l'inquiétude

de l'enfant. — Non, Claire, non, ton papa te taquine. Tu

viendras chez moi — tu verras, j'habite tout près — deux fois par semaine et je te ferai travailler.

— Oui, dit Claire, absorbée par une pensée qui la tourmentait visiblement.

— Qu'y a-t-il ? lui demanda son père. — Ben, pour étudier mon piano, en sortant de

chez Georgina et aussi les autres jours, comment je ferai ? On n'a pas de piano, à la maison ?

C'était en effet un point qui ne manquait pas d'importance et auquel, seule entre deux personnes auxquelles le bon sens n'eût pas dû manquer, en raison de leur âge, une enfant de huit ans avait pensé.

Georgina et Bernard Lérault se regardèrent. Non, en effet, le problème n'avait pas effleuré leur esprit. Pour Bernard, tout simplement parce qu'il trouvait charmante la maîtresse de piano et qu'il voyait en ces leçons le moyen de poursuivre des relations suscepti- bles de se nouer fort agréablement et Georgina parce qu'elle avait agi impulsivement, visant un but sans se soucier des moyens qui permettraient de l'atteindre.

La bouche de Claire se gonflait en une moue annon- trice de larmes. Le soleil baissait, un vent frais com- mençait à parcourir la Butte, soulevant çà et là les journaux froissés et jetés à terre, les prospectus à

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peine lus et les images pieuses dédaignées, agitant les tentes des cafés qui claquaient comme des banderoles.

— Je suis désolée, dit Georgina. Désolée parce qu'elle ne pouvait proposer à la

petite fille de venir tous les jours étudier chez elle. Avec sa mère — sa terrible mère — impossible. La vieille dame pestait déjà suffisamment contre les élèves qui prenaient leur leçon à l'appartement. Elle avait une façon de frapper le plancher avec sa canne lorsque l'heure sonnait, marquant ainsi son impatience de renvoyer les enfants, qui prouvait au moins qu'elle gardait une satisfaction dans l'existence : celle de se montrer odieuse.

Elle ne s'en privait nullement. Jamais contente. Jamais satisfaite. Mangeant comme un ogre, buvant comme un soldat, dormant huit heures pleines, la vieille Mme Gray, surchargée de breloques comme un saint ex-veto, un collier de jais bruissant autour de son cou jaune et gras, assise telle une monstrueuse idole dans son fauteuil roulant qu'elle écrasait de ses quatre vingt-cinq kilos, regardait ce qu'elle pouvait encore voir de la vie de son brillant œil noir, preste et méchant. Elle détestait l'été et ses soirs alanguis, elle haïssait le printemps et ses sèves bondissantes, sup- portait l'automne aux odeurs tombales et n'aimait que l'hiver couleur de mort.

Sa fille ? Une mauviette incapable de la hisser convenablement dans son lit ; une paresseuse qu'il fal- lait appeler au moins trois fois avant qu'elle se décidât, en pleine nuit, à lui verser un verre d'eau sucrée, pris dans la carafe qu'elle gardait sur sa table de chevet ; une sotte qui croyait à l'art et ne gagnait pas suffisam- ment pour soigner convenablement sa vieille mère.

Elle ne connaissait pas non plus de termes assez durs, assez virulents, assez féroces pour qualifier son pauvre bougre de mari, mort discrètement à l'hôpital d'une pleurésie quelque quinze ans auparavant. Un

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musicien, lui aussi, disparu sans seulement lui avoir laissé de quoi vivre décemment jusqu'à la fin de sa propre vie à elle ! Il avait fallu vendre le pavillon, puis les bijoux qui venaient de sa mère et tout ça, pour payer les études musicales que Georgina pour- suivait au Conservatoire tandis qu'elle travaillait, elle, aux Halles.

Pourquoi avait-elle cédé ? Pourquoi n'avait-elle pas obligé Georgina à devenir une sténodactylo, une ven- deuse, une fille utile, enfin, une fille qui lui eût rap- porté un salaire fixe sur lequel elle pût compter ? « Par faiblesse, par bonté pure, tu entends », aimait à répéter Mme Gray chaque fois qu'elle revenait sur le passé — et elle y revenait souvent — aussi sou- vent qu'elle le pouvait, sous le moindre prétexte... Une leçon remise... un retard de Georgina... Un plat brûlé.

Non. Vraiment impossible d'amener chaque jour la petite Claire à la maison. D'autant plus que la vieille dame s'apercevrait très vite que Georgina tra- vaillait pour rien en cette occasion. Pour rien ! Alors que... Georgina préférait ne pas évoquer la scène abo- minable qui suivrait immanquablement cette décou- verte et dont elle sortirait encore les jambes trem- blantes et le cœur fou.

— Je suis désolée, dit donc Georgina. Mais Claire ne la laissa pas s'enfoncer dans cette

désolation. Elle était à l'âge des chagrins brusques, des larmes vite séchées — pas à celui des regrets sté- riles. Elle cria brusquement : « Marie-Thérèse ! ».

Suivit immédiatement un flot de paroles dont l'in- cohérence finit quand même pas se canaliser en quel- ques phrases audibles. Marie-Thérèse... camarade de classe... habitant le même immeuble... étudiant le piano... seule de quatre heures de l'après-midi à sept heures du soir, réclamant sans cesse la compagnie de Claire... Marie-Thérèse serait trop heureuse de lui

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prêter son piano... Tu comprends, papa ? Toi aussi, Georgina ?

La solution méritait au moins d'être envisagée. Il fut donc décidé que Bernard Lérault s'occuperait des négociations avec les parents de Marie-Thérèse et que le lendemain après midi, dimanche, vers quatre heures, Claire et lui-même viendraient chez Georgina lui apporter leur réponse.

La question réglée, Georgina s'aperçut alors que dix heures allaient sonner. Elle eut un brusque fris- son, regarda la manche de son manteau que les jon- quilles mouillées trempaient lentement et se préoccupa d'inventer une histoire qui endormirait la méfiance de sa mère.

Elle se pencha vers Claire. La petite fille noua ses bras autour du cou de la jeune flue :

— Je t'aime bien, murmura-t-elle, et puis tu es jolie.

— A demain, répondit Georgina avec un rire embarrassé, et ne dis pas de bêtises.

Elle tendit la main à Bernard. Il la serra douce- ment, sans la retenir, car il était trop subtil pour sacrifier immédiatement à un geste dont la vulgarité, il le percevait, eût troublé et choqué Georgina. Mais il la regarda longuement, amicalement, et lorsque la jeune fille eut quitté le père et sa fille, et qu'elle se fut retournée sur eux, quelques mètres plus loin, elle vit que Bernard, tenant la main de Claire dans la sienne, n'avait pas bougé de place.

C'était stupide, sans doute, mais un inexprimable sentiment de joie l'envahit.

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CHAPITRE II

Le lendemain matin amena la pluie. Une pluie déjà tiède qui vernissait les feuilles encore frêles et fripées. Tôt le matin, Georgina s'affaira au ménage, tandis que sa mère, comme d'habitude, bougonnait contre les fenêtres ouvertes génératrices de courants d'air. Il faillit avoir une altercation entre Mme Gray et la jeune fille lorsque celle-ci revint du marché avec des gâteaux secs et une bouteille de porto de bonne marque. La vieille dame cria au scandale... Pour une nouvelle élève ? Du porto ? De la folie, de la folie pure et simple. Pour une fois, Georgina, en qui circulait une force étrange et nouvelle ne laissa pas passer l'orage en courbant les épaules. Elle dit paisiblement, interromt- pant sa mère :

— Le porto ? C'est pour servir après le thé. Madame Gray fut tellement suffoquée d'apprendre

ainsi que sa fille avait aussi l'intention d'offrir du thé qu'elle s'interrompit, se contentant de répéter :

— Après le thé ? — Après le thé, oui, acquiesça Georgina. La vieille dame jeta un regard oblique à Georgina