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9 AVANT-PROPOS Alejo Carpentier considérait que tout écrivain devait avoir connais- sance d'un « art parallèle » au sien pour enrichir son monde spirituel 1 . Cette conception de l'interdisciplinarité dans l'art ouvre aux cher- cheurs des horizons fascinants mais redoutables. Comment en effet envisager la synthèse d'un roman comme Los pasos perdidos où l'ima- ginaire est omniprésent, et dont l'auteur, à la fois écrivain et musicien, témoigne à chaque page d'une érudition impressionnante ? D'une œu- vre qui fait de l'Amérique le lieu de toutes les synthèses, tout en rom- pant avec une vision « orthodoxe » de « lo americano » pour mieux faire émerger le réalisme merveilleux 2 ? D'un texte conçu comme un roman initiatique avec un parcours rituel, et qui établit une dialectique inces- sante entre « l'espace du dedans et l'espace du dehors » ? Pourtant, même si elle paraît ardue, une recherche menée sous l'an- gle de la littérature et de la musique s'avère particulièrement enrichis- sante si on l'envisage comme une « interférence » entre deux discipli- nes qui, sans renier leur identité ni leur approche méthodologique spécifique, tente de produire du sens. C'est pourquoi, tout en veillant à préserver la spécificité inhérente à nos formations respectives, nous avons cherché à éclairer Los pasos perdidos par une mise en résonance de la littérature et de la musique. Nous avons aussi tenu compte d'une particularité peu commune liée à la réception de ce roman : l'écart entre le titre espagnol et celui qui a été donné à sa traduction en français, Le Partage des eaux : ces deux titres, avant de poser la question du sens, provoquent l'émergence de 1. « Considero que todo escritor debe tener conocimiento de un arte paralelo, pues eso enri- quece su mundo espiritual », in « De una entrevista realizada por Cesar Leante », La Ha- bana, marzo de 1964, Los pasos perdidos, Bolsilibros Union, 1969, p. 309. 2. Voir notamment l'approche de Leonardo Padura Fuentes, « Lo real maravilloso: método, concepto y visión del mundo en Los pasos perdidos », in Néstor Ponce (dir.), La représentation de l'espace dans le roman hispano-américain, Los pasos perdidos et La vorágine, Nantes, Éditions du temps, 2002, p. 89-91.

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AVANT-PROPOS

Alejo Carpentier considérait que tout écrivain devait avoir connais-sance d'un « art parallèle » au sien pour enrichir son monde spirituel1. Cette conception de l'interdisciplinarité dans l'art ouvre aux cher-cheurs des horizons fascinants mais redoutables. Comment en effet envisager la synthèse d'un roman comme Los pasos perdidos où l'ima-ginaire est omniprésent, et dont l'auteur, à la fois écrivain et musicien, témoigne à chaque page d'une érudition impressionnante ? D'une œu-vre qui fait de l'Amérique le lieu de toutes les synthèses, tout en rom-pant avec une vision « orthodoxe » de « lo americano » pour mieux faire émerger le réalisme merveilleux2 ? D'un texte conçu comme un roman initiatique avec un parcours rituel, et qui établit une dialectique inces-sante entre « l'espace du dedans et l'espace du dehors » ?

Pourtant, même si elle paraît ardue, une recherche menée sous l'an-gle de la littérature et de la musique s'avère particulièrement enrichis-sante si on l'envisage comme une « interférence » entre deux discipli-nes qui, sans renier leur identité ni leur approche méthodologique spécifique, tente de produire du sens. C'est pourquoi, tout en veillant à préserver la spécificité inhérente à nos formations respectives, nous avons cherché à éclairer Los pasos perdidos par une mise en résonance de la littérature et de la musique.

Nous avons aussi tenu compte d'une particularité peu commune liée à la réception de ce roman : l'écart entre le titre espagnol et celui qui a été donné à sa traduction en français, Le Partage des eaux : ces deux titres, avant de poser la question du sens, provoquent l'émergence de

1. « Considero que todo escritor debe tener conocimiento de un arte paralelo, pues eso enri-

quece su mundo espiritual », in « De una entrevista realizada por Cesar Leante », La Ha-bana, marzo de 1964, Los pasos perdidos, Bolsilibros Union, 1969, p. 309.

2. Voir notamment l'approche de Leonardo Padura Fuentes, « Lo real maravilloso: método, concepto y visión del mundo en Los pasos perdidos », in Néstor Ponce (dir.), La représentation de l'espace dans le roman hispano-américain, Los pasos perdidos et La vorágine, Nantes, Éditions du temps, 2002, p. 89-91.

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Synthèse sur Le Partage des eaux

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deux imaginaires différents. C'est pourquoi, nous avons choisi de gar-der les deux textes, en invitant le lecteur à se reporter au texte espa-gnol pour ce qui concerne la première partie de cette étude, et à la tra-duction française pour la deuxième partie, consacrée à la dimension musicale du roman d'Alejo Carpentier.

L'étudiant des concours ne trouvera pas dans cet ouvrage la syn-thèse d'un corpus critique sur Los pasos perdidos, et le musicologue ne devra pas y chercher l'historique détaillé des nombreuses collabora-tions et créations musicales de l'écrivain cubain, plus ou moins en rap-port avec le texte. Cette étude a cherché à garder une articulation entre la littérature et la musique en s'interrogeant dans sa deuxième partie sur la problématique d'une œuvre conçue comme un lieu de circulation entre différentes expressions artistiques.

Le narrateur ne sait pas encore lui-même si l'œuvre qu'il porte en lui prendra la forme d'un texte ou d'une partition, mais il voudrait créer « quelque chose que tout le monde pourrait toucher, lire, compren-dre1 ». Grâce à la part active attribuée au lecteur, cette œuvre ne s'adresse pas seulement à son imagination, définie par Gaston Bache-lard comme la « capacité de former des images », mais aussi à son ima-ginaire, c'est-à-dire à sa façon de les « déformer » pour entrer dans les mystères de la création et s'y frayer un chemin.

Nous avons voulu veiller à la terminologie employée en fonction des spécificités de l'énonciation et de la perspective adoptée notamment dans la désignation de la voix narrative (héros, narrateur, composi-teur...), avec ses implications. Le texte de Carpentier possède entre autres qualités celle d'obliger le lecteur à ne pas confondre rapproche-ment et confusion, tout en suscitant des approches comparatives. Ver-tu rare à l'heure où d'aucuns montrent un penchant de plus en plus prononcé à vouloir mêler inconsidérément les espaces culturels de l'Es-pagne et de l'Amérique latine.

Notre étude n'a pas la prétention d'être exhaustive, et a volontaire-ment laissé de côté bien des aspects qui mériteraient un plus ample développement. Mais notre but était d'offrir une approche nouvelle

1. « Une œuvre a pris corps dans mon esprit ; elle existe devant mes yeux ouverts ou fermés,

elle résonne à mon oreille et m'étonne par sa logique. Une œuvre inscrite en moi-même, que je pourrais mettre à jour sans difficulté, texte ou partition, quelque chose que tout le monde pourrait toucher, lire comprendre », in Alejo Carpentier, Le Partage des eaux, tra-duction de René L.F. Durand, Paris, Gallimard, 1956, p. 285.

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Avant-propos

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d'un texte dont nous avons voulu transformer en résonances les échos que suggère le titre espagnol, et « partager » l'analyse en mettant en commun quelques-uns des apports théoriques de nos disciplines res-pectives.

Les auteurs