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1 THEOLOGIE DE LA GRACE février 2000 Chapitre 1 Thème et réalité de la grâce dans l’Ancien Testament I. LE VOCABULAIRE DE LA GRACE ...................... 1 A. D’ABORD UNE BIENVEILLANCE IMMERITEE.................. 1 B. THEME DE LA GRACE ET THEMES VOISINS EN EX 34,62 1. Tendresse (rahum, au pluriel : rahamim) ...............................2 2. Vérité, fidélité (‘èmèt)..............................................................2 3. Amour, bonté (hèsèd) .............................................................3 4. Résumé ..................................................................................3 II. LE PROBLEME FONDAMENTAL : GRACE DE DIEU ET RESPONSABILITE DE L’HOMME...................................................................... 3 III. LA STRUCTURE DE L’ALLIANCE ....................... 4 A. DON EXIGENCE RETRIBUTION ............................. 4 1. Des exigences ........................................................................4 2. Bénédictions et malédictions conditionnelles .........................5 3. Le rappel des bienfaits passés ...............................................5 B. NOTE SUR LA THESE DE MENDENHALL ...................... 5 1. Les 6 éléments de la structure littéraire d’un traité de vassalité..................................................................................5 2. Valeur et limites de l’hypothèse ..............................................6 C. QUE RETENIR ?........................................................ 6 IV. CREATION, ELECTION, PROMESSE (SIMPLE EBAUCHE) .................................................... 7 1. Thème de l’élection ................................................................7 2. La promesse antérieure à l’Alliance .......................................7 3. Doctrine de la création............................................................7 V. ÉVOLUTION DE LA DOCTRINE DE LA RETRIBUTION DANS L’ANCIEN TESTAMENT ................................................................. 7 A. RECOMPENSE ET PUNITION....................................... 7 B. RETRIBUTION COLLECTIVE OU PERSONNELLE ? ........................................................... 8 1. La mentalité archaïque ...........................................................8 2. Le chapitre 18 du livre d’Ezéchiel ...........................................8 C. FACE AU SCANDALE DES MALHEURS DU JUSTE........... 9 1. Une rétribution “ concentrée ” dans les derniers instants de la vie ? ................................................................. 9 2. Renoncer à comprendre ? ..................................................... 9 3. Pas d’autre récompense que d’être l’ami de Dieu ? .............. 9 4. La résurrection comme “ solution ” ? ................................... 10 D. RETRIBUTION ET REDEMPTION ................................ 10 1. Une doctrine désespérante ? .............................................. 10 2. L’espérance d’une “ rédemption ” ........................................ 10 3. Au delà de la responsabilité individuelle .............................. 10 La grâce de Dieu, c’est sa bienveillance gratuite. C’est aussi le don qu’il nous fait “ à cause de ce grand amour ” (cf. Ep 2,4). En définitive, c’est lui-même en tant qu’il se donne. S’il en est ainsi, on mesure la difficulté d’une enquête biblique sur le thème et la réalité de la grâce. C’est toute la Bible qu’il faudrait citer. Une théologie biblique de la grâce ne saurait se limiter à la seule reprise du thème biblique correspondant. Nous commencerons cependant par là. I. Le vocabulaire de la grâce A. D’abord une bienveillance imméritée Par une rencontre significative, note le Père Guillet, le mot hébreu et le mot grec, traduits en latin par gratia et en français par grâce, se prêtent l’un et l’autre à désigner à la fois la source du don chez celui qui donne et l’effet du don en celui qui reçoit. [...] Tandis que l’hébreu hén désigne d’abord la faveur, la bienveillance gratuite d’un personnage haut placé, puis le témoignage concret de cette faveur, démontrée par celui qui donne et fait grâce, recueillie par celui qui reçoit et trouve grâce, enfin le charme qui attire le regard et retient la faveur, — le grec charis, par une démarche à peu près inverse, désigne d’abord la séduction rayonnante de la beauté, puis le rayonnement plus intérieur de la

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THEOLOGIE DE LA GRACE février 2000

Chapitre 1 Thème et réalité de la grâce dans l’Ancien Testamen t

I. LE VOCABULAIRE DE LA GRACE...................... 1

A. D’ABORD UNE BIENVEILLANCE IMMERITEE.................. 1 B. THEME DE LA GRACE ET THEMES VOISINS EN

EX 34,6 2 1. Tendresse (rahum, au pluriel : rahamim) ...............................2 2. Vérité, fidélité (‘èmèt)..............................................................2 3. Amour, bonté (hèsèd).............................................................3 4. Résumé ..................................................................................3

II. LE PROBLEME FONDAMENTAL : GRACE DE DIEU ET RESPONSABILITE DE L’HOMME............................................ .......................... 3

III. LA STRUCTURE DE L’ALLIANCE.................... ... 4

A. DON – EXIGENCE – RETRIBUTION ............................. 4 1. Des exigences ........................................................................4 2. Bénédictions et malédictions conditionnelles .........................5 3. Le rappel des bienfaits passés ...............................................5

B. NOTE SUR LA THESE DE MENDENHALL ...................... 5 1. Les 6 éléments de la structure littéraire d’un traité de

vassalité..................................................................................5 2. Valeur et limites de l’hypothèse..............................................6

C. QUE RETENIR ?........................................................ 6

IV. CREATION, ELECTION, PROMESSE (SIMPLE EBAUCHE) ................................... ................. 7

1. Thème de l’élection ................................................................7 2. La promesse antérieure à l’Alliance .......................................7 3. Doctrine de la création............................................................7

V. ÉVOLUTION DE LA DOCTRINE DE LA RETRIBUTION DANS L’ANCIEN TESTAMENT................................................................. 7

A. RECOMPENSE ET PUNITION....................................... 7 B. RETRIBUTION COLLECTIVE OU

PERSONNELLE ? ........................................................... 8 1. La mentalité archaïque...........................................................8 2. Le chapitre 18 du livre d’Ezéchiel...........................................8

C. FACE AU SCANDALE DES MALHEURS DU JUSTE........... 9

1. Une rétribution “ concentrée ” dans les derniers instants de la vie ?................................................................. 9

2. Renoncer à comprendre ?..................................................... 9 3. Pas d’autre récompense que d’être l’ami de Dieu ? .............. 9 4. La résurrection comme “ solution ” ? ................................... 10

D. RETRIBUTION ET REDEMPTION ................................10 1. Une doctrine désespérante ? .............................................. 10 2. L’espérance d’une “ rédemption ”........................................ 10 3. Au delà de la responsabilité individuelle.............................. 10

La grâce de Dieu, c’est sa bienveillance gratuite. C’est aussi le don qu’il nous fait “ à cause de ce grand amour ” (cf. Ep 2,4). En définitive, c’est lui-même en tant qu’il se donne.

S’il en est ainsi, on mesure la difficulté d’une enquête biblique sur le thème et la réalité de la grâce. C’est toute la Bible qu’il faudrait citer. Une théologie biblique de la grâce ne saurait se limiter à la seule reprise du thème biblique correspondant. Nous commencerons cependant par là.

I. Le vocabulaire de la grâce

A. D’abord une bienveillance imméritée

Par une rencontre significative, note le Père Guillet, le mot hébreu et le mot grec, traduits en latin par gratia et en français par grâce, se prêtent l’un et l’autre à désigner à la fois la source du don chez celui qui donne et l’effet du don en celui qui reçoit. [...] Tandis que l’hébreu hén désigne d’abord la faveur, la bienveillance gratuite d’un personnage haut placé, puis le témoignage concret de cette faveur, démontrée par celui qui donne et fait grâce, recueillie par celui qui reçoit et trouve grâce, enfin le charme qui attire le regard et retient la faveur, — le grec charis, par une démarche à peu près inverse, désigne d’abord la séduction rayonnante de la beauté, puis le rayonnement plus intérieur de la

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bonté, enfin les dons qui témoignent de cette générosité1.

Ainsi, la notion biblique de grâce est d’abord celle de faveur, “ce regard d’un puissant personnage qui s’abaisse avec complaisance sur un privilégié qu’il choisit 2”. En effet, le Seigneur se penche3 vers son peuple comme une mère peut se pencher vers son enfant. “Un aspect essentiel du mot hén, écrit Guillet, est la gratuité ; à l’avarice du méchant, s’oppose l’attitude du juste “ généreux et libéral ”, honén wenotén (Ps 37,21). L’adverbe hinnam, issu de la même racine, souligne bien cet aspect. Comme le latin gratis, il désigne les gestes accomplis sans trouver de contrepartie, comme les années passées par Jacob au service de Laban (Gn 29,15).4 ” Le thème de la grâce rejoint ici celui de l’élection. “ La générosité de Dieu se répand sur toute chair (Si 1,10), sa grâce ne demeure pas un trésor jalousement gardé. Mais le signe éclatant de générosité est l’élection d’Israël.5 ” Face à cette bienveillance imméritée, l’attitude qui convient, c’est l’humble confiance. Ps 123,2 : “ Ainsi nos yeux sont levés vers le Seigneur notre Dieu, dans l’attente de sa pitié. ” Ps 131,2 : “ Mes désirs se sont calmés et se sont tus, comme un enfant sur sa mère. Mes désirs sont pareils à cet enfant. ”

B. Thème de la grâce et thèmes voisins en Ex 34,6

Au chapitre 34 du livre de l’Exode nous avons un récit de théophanie parmi les plus importants de l’Ancien Testament. Le contexte est celui du renouvellement de l’alliance après l’épisode du veau d’or et des tables de la loi brisées par Moïse. A l’aube, celui-ci gravit la montagne. Le texte poursuit :

Yahvé passa devant lui et cria : “ YHWH, YHWH Dieu de tendresse (rahum) et de grâce (hén), lent à la colère et riche en bonté (hèsèd) et en vérité (‘èmèt), conservant sa bonté (hèsèd) jusqu’à mille générations. ” (Ex 34,6)

1 Jacques GUILLET, article "Grâce" du Vocabulaire de Théologie

Biblique, 2me édition, col. 512. 2 J. GUILLET, Thèmes bibliques, Paris, 1954, p. 27. 3 Il semble que le verbe hébreu hanan (faire grâce) ait d'abord signifié "regarder en se penchant, incliner le regard". En Is 30,19 les deux traductions sont possibles : “Quand tu crieras, il te fera grâce” (TOB) ou bien : “Quand tu crieras, il se penchera vers toi” (Lectionnaire liturgique). 4Thèmes bibliques, p. 27. 5 J. GUILLET, article "Grâce" du V.T.B., col. 514.

Dans ce texte6, nous avons comme une définition de Dieu, faite à partir de l’expérience religieuse d’Israël, mais très justement placée dans la bouche même du Seigneur, comme une révélation de lui-même par lui-même. Dieu s’y caractérise lui-même par quatre termes, chacun très riche de contenu, mais particulièrement difficiles à traduire. Il est Dieu de tendresse, de grâce, de vérité, de bonté. Le mot grâce apparaît donc ici au milieu de trois autres vocables dont il se rapproche tout en s’en distinguant.

1. Tendresse (rahum, au pluriel : rahamim)

A l’origine le mot désigne le sein maternel, la matrice, les entrailles dans lesquelles l’enfant vit de l’amour de sa mère avant même de voir le jour7. Dans sa traduction si particulière, — hyperlittérale —, André Chouraqui traduit “ Dieu de tendresse ” par “ El matriciel ”. En grec, le mot équivalent est splanchna, “ les entrailles ”, que l’on trouve 11 fois dans le Nouveau Testament8, notamment dans le cantique de Zacharie en Lc 1,78 : “ grâce à la tendresse, à l’amour de notre Dieu ”9. Nous avons donc ici le thème d’une tendresse maternelle de Dieu à l’égard de son peuple. “Une mère oublie-t-elle son nourrisson ? Cesse-t-elle d’avoir pitié du fruit de son ventre” (Is 49,15).

2. Vérité, fidélité (‘èmèt) Ici, l’image est celle d’un rocher inébranlable. La vérité de Dieu, sa fidélité, c’est, très concrètement, sa solidité. Il est celui sur lequel on peut s’appuyer, car il ne déçoit pas. La foi de l’homme sera donc essentiellement une confiance faite en qui mérite confiance, ce qu’exprime le mot amen, de la même racine que ‘èmèt, et qui peut se traduire par : “ c’est vrai, c’est solide.”

’Emèt, écrit Guillet, désigne les sources mêmes de la fidélité, la solidité essentielle d’un être. Les Septante le rendent en général pas alètheia [vérité], et il est exact que, le plus souvent, ‘èmèt

6 Ce texte clé n'est pas un texte isolé. Cf. Nb 14,18 ; Dt 5,9-10 ; Jr 32,18 ; Jl 2,13 ; Ps 86,15 ; Ps 103,8 ; Ps 111,4-10 ; Ps 145,8-9. 7 Cf. J. GUILLET, Thèmes bibliques, p. 47. 8 Voir l'article "Poitrine/Ventre" de la Concordance du Nouveau Testament. 9 Chouraqui traduit : "par les matrices du secours de notre Elohîm". Le même mot se retrouve en Ph 2,1, dans la parénèse qui précède immédiatement l'hymne des versets 5-11 : “Je vous en conjure par tout ce qu'il peut y avoir ... de tendresse (de miséricordes, d'entrailles) et de compassion.” Le verbe dérivé, splanchnizomai, est employé à plusieurs reprises pour décrire les sentiments de Jésus à l'égard des foules. Mt 9,36 : “A la vue des foules, il fut pris de pitié (litt. pris aux entrailles).”

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caractérise une formule qui se trouve vraie et répond ainsi à notre mot vérité. Mais un Hébreu ne voit pas dans la vérité exactement ce qu’y trouvent un Grec ou un Latin. [...] Est vrai, pour un Hébreu, ce qui a été mis à l’épreuve et s’est révélé solide.10

3. Amour, bonté (hèsèd) Le mot propre de l’alliance, écrit encore Guillet11, est le mot hèsèd. ” Le hèsèd, c’est l’attitude de bienveillance et de soutien que l’on doit avoir envers les personnes à l’égard desquelles on se trouve uni par les liens de la parenté ou par ceux que créent une promesse, un engagement (une “ alliance ”, berith). On traduit souvent hèsèd par “ amour ” (“ car éternel est son amour ”, Ps 136) ; mais ceci possède l’inconvénient de laisser entendre que le hèsèd serait un sentiment. Or cela n’est pas le cas. Il s’agit d’une attitude de bonté non pas en paroles, mais en actes12. Faire preuve de hèsèd, c’est soutenir quelqu’un, lui venir en aide.

Point important : contrairement à la grâce (hén), le hèsèd présuppose un lien qui existe déjà. “Dès l’origine, écrit Guillet, hèsèd désigne l’attitude qui s’impose entre personnes qu’unit un lien quelconque.” Il ajoute : “Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un pacte explicite pour être obligé à faire preuve de hèsèd, mais il y a toujours une obligation réelle. Lien du sang, dette de justice, de reconnaissance ou d’amitié, c’est toujours un véritable devoir. Un devoir qui impose des gestes effectifs.” (Thèmes bibliques, p. 44.) Il existe donc une grande proximité entre hèsèd et ‘èmèt. L’Ancien Testament associe très fréquemment ces deux mots. (“Amour et vérité se rencontrent” [Ps 85,11]. “Nous agirons envers toi avec bienveillance et fidélité” [Jos 2,14].) Par contre, il y a une certaine opposition de sens entre hèsèd et hén. La grâce (hén) est une bienveillance que rien n’impose. Le 10 Thèmes bibliques, p. 41. 11 Thèmes bibliques, p. 43. 12 “Le hèsèd n'est pas un sentiment, et la traduction habituelle des Septante, eleos [miséricorde, pitié, compassion], risque de faire illusion sur ce point. Jamais il n'est question de ressentir hèsèd envers quelqu'un : le mot est presque toujours associé au verbe faire. Il ne s'agit pas pourtant de telle démarche précise, mais d'un comportement complexe, fait de respect, de bienveillance, de générosité et de fidélité” (Thèmes bibliques, p. 44). "Fidélité" serait une assez bonne traduction, si le mot ne servait pas déjà à traduire 'èmèt. "Loyauté" (TOB) dit bien l'absence de tromperie, mais a trop perdu son sens de soutien actif. "Chérissement" (Chouraqui) est encore trop affectif, même si le mot suggère assez bien le lien avec celui qui nous est "cher" en ce sens étymologique qu'il "a du prix" pour nous. "Tendresse" ne convient pas du tout.

hèsèd est lui aussi une bienveillance, mais sans le même caractère de gratuité. Cela ne veut pas dire que le hèsèd serait motivé par des considérations intéressées. Mais il est, d’une certaine façon, nécessaire, requis. La grâce, elle, est gratuite ; et c’est ce qui la définit.

4. Résumé Quand Dieu se révèle à Moïse, il laisse apparaître qu’il y a en lui, à l’égard de son peuple des sentiments d’une tendresse quasi maternelle (rahamim) mais aussi la solidité et vérité (‘èmèt) de celui qui ne saurait décevoir et donc cette bienveillance en actes, la bonté/loyauté (hèsèd) par laquelle il vient en aide à ceux envers lesquels sa promesse/alliance (berith) l’engage. Mais il existe également en lui un amour que rien ne lui imposait et, en ce sens, totalement “ gratuit ”, amour par lequel il accorde sa faveur à qui ne méritait pas particulièrement une telle bienveillance. Cet amour libre de toute nécessité, c’est la grâce (hén).

II. Le problème fondamental : grâce de Dieu et responsabilité de l’homme

La distinction entre hen et hesed nous permet de saisir déjà la question qui sera au cœur de notre étude de la grâce : comment tenir ensemble l’affirmation de la grâce de Dieu et celle de la responsabilité de l’homme. La grâce est un amour gratuit. Très bien. Mais ne faut-il pas en conclure qu’elle est par définition ce sur quoi nous n’avons pas de prise ? On est aimé ou bien on ne l’est pas. On reçoit un don ou bien on en est privé. C’est ainsi et cela ne dépend pas de soi. Faut-il aller encore plus

13 RP LABOURDETTE, Théologie de la grâce de S. Thomas d’Aquin, cours polycopié, Toulouse, sans date, p. 6.

Problème fondamental : gratuité et justice

Il nous faut maintenant faire ressortir comment se pose, dans l’An-cien Testament, un problème qui sera au cœur de notre traité et que nous pouvons déjà deviner par le contraste même de ces quelques notions : Iahvé agit comme il veut, il est maître de sa faveur, on ne lui demande pas raison des ses dons et des ses choix, il choisit librement ; et cependant Iahvé agit avec une souveraine justice, sans faire acception de personnes, donnant à chacun selon ses œuvres : le traitement que chacun reçoit, il l’a mérité13.

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loin ? Devant la grâce, l’homme ne serait pas libre,. S’il peut être responsable de son destin, c’est ailleurs, non pas là ? Pour établir qu’il n’y a pas contradiction entre grâce de Dieu et responsabilité de l’homme, une solution tentante consisterait à juxtaposer les domaines de l’une et l’autre. Il y aurait d’un côté ce qui se mérite et dépend de nous et de l’autre ce qui ne se mérite pas et dépend du bon vouloir divin. On voit cependant le problème. Mais alors, dans cette hypothèse, où situer ce qui conditionne la destinée même de chaque être humain ? Si la grâce n’est pas à considérer comme un embellissement marginal de la vie humaine, si elle est bien cette vie divine en laquelle consiste le salut et de l’homme, alors il faudrait conclure que le domaine de notre responsabilité ne s’étend qu’à des choses sans importance véritable — en tout cas pas décisives. Vision évidemment inadmissible. Quand l’auteur de l’épître aux Éphésiens affirme : “ C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des œuvres ” (Ep 2,8-9), il le fait dans un contexte d’action de grâces. La tonalité est celle de l’émerveillement devant le “ grand amour ” dont Dieu nous a aimés (2,4). Quiconque a fait pour lui-même l’expérience du pardon de Dieu ne peut que reprendre à son compte les paroles de l’Apôtre. Cependant un malaise peut subsister. “ Vous n’y êtes pour rien ” : est-ce que cela voudrait dire que cela ne dépend aucunement de nous ? Certaines formulations suggèrent que ce n’est pas exactement le cas : “ moyennant la foi ” (v. 8), “ les œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous nous y engagions ” (v. 10). La grâce ne force pas notre acquiescement et ne nous dispense pas d’agir. Mais comment préciser cela ?

III. La structure de l’Alliance

Pour examiner comment l’Écriture Sainte articule l’affirmation d’un primat de la grâce et celle de la responsabilité de l’homme, le mieux est sans doute de prendre pour point de départ la doctrine biblique de l’ alliance. On sait l’importance capitale du thème de l’alliance dans l’Écriture Sainte tout entière. Le mot même (berît) revient 282 fois dans l’Ancien Testament. On sait d’ailleurs que les expressions “ Ancienne Alliance ” et “ Ancien Testament ” sont rigoureusement synonymes. Mais qu’est-ce que l’alliance ? Dans une première approche, nous pouvons la définir comme un lien qui se crée du fait d’un engagement pris, promesse ou accord.

− Si nous nous référons aux textes, nous trouvons notamment des récits qui présentent, sur le mode narratif, l’événement de la conclusion d’une alliance entre Dieu et le Peuple d’Israël.

− D’autres textes, particulièrement significatifs, font référence à l’alliance pour reprocher au Peuple de ne pas avoir su y demeurer fidèle. La forme littéraire est alors celle d’un procès (rîb pattern).

A. Don – Exigence – Rétribution

1. Des exigences Dans les textes d’alliance, une chose frappe : l’alliance avec Dieu implique des exigences, de quelque nom qu’on les appelle, commandements, préceptes, instructions14. Il serait facile de multiplier les exemples :

Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. [...] Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur, ton Dieu. [...] Tu travailleras six jours, faisant tout ton ouvrage, mais le septième jour, c’est le sabbat du Seigneur, ton Dieu. [...] Honore ton père et ta mère. [...] Tu ne commettras pas de meurtre. [...] Tu ne commettras pas d’adultère. [...] Tu ne commettras pas de rapt. [...] Tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain. Tu n’auras pas de visées sur la maison de ton prochain. Tu n’auras de visées ni sur la femme de ton prochain, ni sur son serviteur, sa servante, son boeuf ou son âne, ni sur rien qui appartienne à ton prochain. (Ex 20,3-17)

Dans les textes de procès, le reproche fait par Dieu à son peuple est parfois très explicitement le reproche de ne pas avoir gardé les exigences que l’alliance impliquait. Le problème n’est pas seulement qu’Israël se conduit mal. Il est qu’Israël ne met pas en pratique les commandements :

Qu’as-tu à réciter mes lois, à garder mon alliance à la bouche, toi qui n’aimes pas les reproches et rejettes loin de toi mes paroles ? (Ps 49,16-17)

14 Les deux mots hébreux de sens voisin miçewâh et mishepât figurent respectivement 184 et 423 fois dans l’Ancien Testament.

Au sens courant du mot, la rétribution, c’est, explique le Petit Robert, “ ce qui est donné en échange d’un service, d’un travail (en général, de l’argent) ”. Dans le vocabulaire théologique, le mot est à comprendre selon son étymologie. Rétribuer, ce n’est pas seulement payer un SALAIRE, c’est, plus largement, RENDRE EN RETOUR (re-tribuere, attribuer en retour), c’est RECOMPENSER OU PUNIR.

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Tu as agi comme un fou ! tu n’as pas gardé le commandement du SEIGNEUR ton Dieu, celui qu’il t’avait prescrit. (1 Sa 13,13. Il s’agit du roi Saül.)

2. Bénédictions et malédictions conditionnelles

Dans les textes d’alliance, nous trouvons aussi très fréquemment la référence à une sanction de la fidélité ou de l’infidélité du peuple. En d’autres termes, il y a rétribution. Dieu va récompenser ou punir selon la fidélité ou l’infidélité.

Si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples [...] et vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. (Ex 19,5-6)

...afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur, ton Dieu. (Ex 20,12b)

Parfois l’annonce de la rétribution prend la forme de bénédictions et malédictions conditionnelles : bénédiction s’il y a fidélité, malédiction dans le cas inverse.

Vois : je mets aujourd’hui devant toi bénédiction et malédiction : la bénédiction si vous écoutez les commandements du Seigneur votre Dieu, que je vous donne aujourd’hui, la malédiction si vous n’écoutez pas les commandements du Seigneur votre Dieu. (Dt 11,26-28)

Parfois encore, la rétribution est évoquée comme le ‘jour du jugement’ de Dieu. Celui-ci ne sera pas le prononcé d’une sentence, mais l’intervention de Dieu en faveur des justes et contre les pécheurs :

Des cieux, tu énonces le verdict : terrifiée, la terre se calme, quand Dieu se lève pour le jugement, pour sauver tous les humbles de la terre. (Ps 76,10-11)

On serait donc tenté de dire que l’alliance entre Dieu et son peuple est analogue à n’importe quel accord passé entre des partenaires humains. Chacun s’est engagé librement. Désormais, il est tenu. S’il manque à ses engagements, il pourra être sanctionné. Mais en disant cela nous laissons de côté un élément tout à fait essentiel. Dans l’Écriture, en effet, ce qui fonde les exigences de Dieu à l’égard des siens, ce ne sont pas d’abord les engagements qu’ils ont pris, ce sont les bienfaits qui ont précédé.

3. Le rappel des bienfaits passés Avant les stipulations concrètes (commandements), avant les promesses de bénédictions ou de malédiction, les textes d’alliance font référence à un premier élément (premier chronologiquement, mais

aussi premier comme fondement) : les bienfaits passés de Dieu. Deux exemples parmi bien d’autres.

C’est moi, LE SEIGNEUR qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. (Ex 20,2b).

C’est de l’autre côté du Fleuve qu’ont habité autrefois vos pères. [...] Je pris votre père Abraham de l’autre côté du Fleuve et je le conduisis à travers tout le pays de Canaan, je multipliai sa postérité et je lui donnai Isaac. [...] Mais Jacob et ses fils descendirent en Égypte. Puis j’envoyai Moïse et Aaron et je frappai l’Égypte par mes actions au milieu d’elle, ensuite je vous fis sortir. [...] Vous avez traversé le Jourdain et vous êtes arrivés à Jéricho. [...] Je vous ai donné un pays ou tu n’avais pas peiné, de villes que vous n’aviez pas bâties et dans lesquelles vous habitez, des vignes et des oliviers que vous n’aviez pas plantés et vous en mangez les fruits ! (Jos 24,2b-13)

Dans les textes de procès, les reproches sont moins fondés sur les engagements pris que sur les bienfaits reçus et donc sur l’ingratitude que constitue l’infidélité à l’alliance. C’est notamment le cas dans l’admirable texte de Mi 6.

Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je fatigué ? Réponds-moi.

En te faisant monter du pays d’Égypte ? En te rachetant de la maison de servitude ? En t’envoyant comme guides Moïse, Aaron et Myriam ?

Mon peuple, rappelle-toi donc.

B. Note sur la thèse de Mendenhall

1. Les 6 éléments de la structure littéraire d’un traité de vassalité

Depuis une trentaine d’années, “ les différentes ‘alliances’ de l’Ancien Testament et la notion même d’alliance sont volontiers interprétées à la lumière des traités de vassalité de l’ancien Orient, spécialement les traités conclus entre le ‘grand roi’ hittite et ses vassaux d’Asie Mineure et de Syrie du nord aux XVe-XIII e siècles av. J.C. ”15 Il serait donc possible — si l’on en croit les thèses de G.E. Mendenhall16 — de

15 R. de VAUX, Histoire ancienne d'Israël, coll. "Études Bibliques", Gabalda, Paris, 1971, p. 410. 16 G.E. MENDENHALL, “Law and Covenant in Israël and the Ancien near East", Bibl. Archaeologist, 1954, p. 26-46 et 49-76. En France, les thèses de Mendenhall furent largement vulgarisées par l'étude très souvent citée de Jean L’HOUR, La Morale de l'Alliance, Paris, Cerf, 1966 et 1985. Voir aussi André

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retrouver dans les textes bibliques d’alliance l’équivalent des six éléments caractéristiques d’un traité hittite de vassalité17 :

1. Un préambule : nom et titres du Grand Roi / de Yahvé.

2. Prologue historique énumérant les bienfaits passés dont le Grand Roi / Yahvé a comblé son vassal / Israël.

3. Stipulations imposées au vassal / à Israël (précepte de base, commandements particuliers).

4. Clause concernant la préservation du document et sa lecture publique.

5. Appel des témoins : dieux, éléments de la nature.

6. Bénédictions et malédictions conditionnelles.

2. Valeur et limites de l’hypothèse Que vaut donc la thèse de Mendenhall ? Est-ce aujourd’hui un fait assuré que la berît biblique doive être comprise comme un traité de vassalité en six clauses ? À vrai dire, la chose reste discutable. Pour le P. de Vaux, “ l’alliance du Sinaï n’a pas dans les sources anciennes, la forme d’un traité de

vassalité18. ” Parfois, il serait même inexact de traduire berît par “ alliance ”. A l’origine, le mot signifierait que “ quelqu’un prend (ou impose) un engagement solennel ”. L’idée que cet engagement soit réciproque ne se trouverait jamais dans les textes anciens19.

Remarquons cependant que même si à l’origine la berît n’est pas comprise sur le modèle d’un traité de vassalité, cela ne signifie pas qu’une telle conception ne se soit pas développée ultérieurement et n’ait pas influencé certains textes. Pour de Vaux, “ cette

influence paraît assez claire pour le Deutéronome20 ”. En fait, il n’existe aucun texte de la Bible dans lequel

MANARANCHE, L'Esprit de la Loi, Seuil, Paris, 1977, p. 70-95 (commentaire très suggestif des 6 clauses) et surtout Pierre BUIS, La notion d’Alliance dans l’Ancien Testament, coll. “ Lectio Divina ”, n° 88, Cerf, Paris, 1976. 17 Cf. L’Hour, La Morale de l'Alliance, p. 9. 18 Histoire ancienne d'Israël, p. 413. 19 Ibid., p. 420. 20 Ibid., p. 410-411. Dans l'avant-propos de la réédition de son ouvrage sur La Morale de l'Alliance, en 1984, J. L'Hour écrit quant à lui ceci : "Je reste convaincu que l'alliance a, par le canal de la tradition deutéronomique, marqué la conscience d'Israël de manière profonde et durable et que le recours aux traités de vassalité a permis d'en mieux comprendre la structure et le fonctionnement."

les six éléments sont tous présents simultanément. Mais tous se retrouvent ici ou là, notamment dans ces textes majeurs que sont Ex 19—24, Ex 34, Lv 17—26, Deutéronome (ensemble du livre), Jos 24.

C. Que retenir ? Dans la structure d’alliance trois éléments — sur les six — sont essentiels et se retrouvent très clairement dans les textes bibliques. Ce sont :

− l’histoire des bienfaits passés ;

− les stipulations incombant au vassal ;

− les bénédictions/malédictions conditionnelles.

Comme l’écrit J. L’Hour, “ prologue historique, stipulations et bénédictions/malédictions sont profondément liés les uns aux autres, et c’est la dynamique sous-tendant leurs rapports mutuels qui fait apparaître la nature de l’Alliance21. ” Les “ stipulations ”, c’est-à-dire, en fait, les commandements de Dieu sont donc liés d’une part au rappel de bienfaits passés et d’autre part à des bénédictions et malédictions conditionnelles. C’est ainsi, du fait de cette double relation, qu’ils peuvent constituer la “ morale de l’Alliance ”. La structure est donc celle-ci :

DON ���� EXIGENCE ���� JUGEMENT

En définitive, dans l’Alliance, nous voyons que la LOI se rattache :

− d’une part — première relation — à L’INITIATIVE DIVINE (dans l’Histoire sainte), à un DON DE DIEU précédant toute exigence ;

− d’autre part — seconde relation — à une perspective de RETRIBUTION (bonheur ou malheur), à un JUGEMENT devant être rendu sur la fidélité à l’alliance.

Or, dans la Bible, ces deux relations n’apparaissent pas seulement dans les textes d’alliance. On voit courir à travers toute l’Écriture Sainte, Ancien et Nouveau Testament, les deux thèmes, d’une part, de l’initiative divine précédant toute démarche de l’homme, et, d’autre part, du jugement/rétribution à venir22.

21 La Morale de l'Alliance, p. 10. 22Il n'est donc pas essentiel de savoir quelle fut l'influence des traités hittites sur la rédaction de l'Ancien Testament. Même si la structure à six éléments ne se retrouvait nulle part, il demeurerait vrai que l’Écriture affirme d'une part la primauté de la grâce de Dieu par rapport à toute réponse de l'homme et, d'autre part, la perspective d'une rétribution. C'est ceci qui est décisif.

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IV. Création, élection, promesse (simple ébauche)

Que le don de Dieu a précédé son exigence, ce n’est pas seulement la structure de l’Alliance qui le fait apparaître, mais la Bible tout entière, qui nous le dit de bien des façons.

1. Thème de l’élection “ L’expérience de l’élection, écrit Guillet23 est celle d’un destin différent de celui des autres peuples, d’une condition singulière due non à un concours aveugle de circonstances ou à une série de réussites humaines, mais à une initiative délibérée et souveraine de Yahweh. ” Le thème de l’élection est particulièrement développé dans le Deutéronome, le texte majeur étant Dt 7. :

Si le Seigneur s’est attaché à vous et s’il vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples, car vous êtes le moindre de tous les peuples. Mais si le Seigneur, d’une main forte, vous a fait sortir et vous a rachetés de la maison de servitude, de la main de Pharaon, roi d’Égypte, c’est que le Seigneur vous aime et tient le serment fait à vos pères (Dt 7,7-8).

2. La promesse antérieure à l’Alliance

“ La loi vient ultérieurement et n’abolit pas la constellation de la promesse (Rm 7 ; Ga 3) ; on ne peut donc la comprendre que comme une détermination plus détaillée de l’attitude d’attente

de la foi24. ”

3. Doctrine de la création Avant la sortie d’Égypte, avant même l’appel d’Abraham, déjà le Seigneur est à l’oeuvre. Développée notamment dans le Second Isaïe, la doctrine de la Création montre combien le don de Dieu précède absolument toute réponse de l’homme.

“ La création, première grâce ” Dans l’Écriture Sainte, les liens sont étroits entre la théologie de l’Alliance et celle de la Création. Cette dernière n’apparaît pas comme un simple préalable à l’histoire du salut, mais comme sa première étape. La création est “ une première grâce ” en ce sens qu’elle

23 V.T.B., article “ Élection ” (col. 337). Voir aussi les notes l et m de la TOB sur Dt 7,6 et 7,8. 24 Hans Urs von BALTHASAR, "Neuf thèses pour une éthique chrétienne", thèse 6.1. Cf. Rm 7 ; Ga 3.

est un premier don absolument gratuit et qu’elle annonce de nouveaux dons tout aussi immérités. Faut-il conclure de cela que la distinction entre nature et grâce serait contraire à l’enseignement biblique ? Certainement pas, et pour deux raisons au moins. 1° Pour l’Écriture, Dieu crée un monde qui possède cohérence et consistance. Sur cette base, cela a du sens de distinguer ce qui est “ naturel ” et ce qui “ dépasse les capacités de la nature ” (notion de surnaturel au sens large). 2° Surtout, la Bible affirme fortement la sainteté de Dieu. Autrement dit : sa différence qualitative infinie avec tout ce qui n’est pas lui, sa transcendance. Sur cette base, il faut affirmer que la grâce, comme sanctification et divinisation, est absolument “ surnaturelle ” en ce sens qu’elle excède les capacités de toute créature (notion de surnaturel au sens strict).

V. Évolution de la doctrine de la rétribution dans l’Ancien Testament

De même que ce ne sont pas seulement les textes d’alliance qui mettent en évidence l’initiative divine, de même ce ne sont pas seulement eux qui ouvrent la perspective d’une récompense ou d’une punition de la fidélité ou de l’infidélité de l’homme. Le thème de la rétribution est l’un des plus importants de l’Écriture. “ D’après toute la Bible, cette notion constitue une donnée fondamentale de la foi du Peuple de Dieu ” (G. Chantereau). Son étude exhaustive est bien

évidemment impossible. Reprenons ici l’essentiel25.

A. Récompense et punition Le désir d’une rétribution, en récompense d’une action considérée comme bonne, en punition pour une action mauvaise, appartient aux données fondamentales de l’existence humaine. Le thème est lié à ceux de responsabilité, de justice, de jugement et de vengeance. L’affirmation constante de la Bible est que Dieu sanctionne les oeuvres de l’homme.

25 Nous utiliserons surtout les articles "Rétribution" du Vocabulaire de Théologie Biblique (Claude Wiéner) et du Supplément au Dictionnaire de la Bible ainsi qu'un cours polycopié du P. Gérard Chantereau sur "Ezéchiel et le problème de la rétribution" (Issy-les-Moulineaux, 1980-81). A noter que l'article du S.D.B. se réduit à deux pages. En effet, l'auteur prévu, pourtant exégète de premier plan, "n'a pu livrer son texte en temps voulu". C'est dire l'ampleur et la difficulté de la question.

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Seigneur... traite [les méchants] selon leurs actes et selon leurs méfaits ! Traite-les selon leurs oeuvres, rends-leur ce qu’ils méritent ! (Ps 28,4)

Dieu a dit une chose, deux choses que j’ai entendues. Ceci : que la force est à Dieu ; à toi, Seigneur, la grâce ! Et ceci : tu rends à chaque homme selon ce qu’il fait. (Ps 62,12-13)

B. Rétribution collective ou personnelle ?

1. La mentalité archaïque Aux époques archaïques, chez les Hébreux comme chez les autres peuples du Proche-Orient, l’exercice de la justice était envisagé principalement par rapport au groupe, comme l’attestent plusieurs codes anciens qui fournissent des exemples de réversibilité des peines dans le droit criminel. Chez les Hittites, en cas de révolte contre le roi, toute la famille du coupable était punie de mort. De même en Israël, on avait conscience, au sein de la famille, du clan, de la tribu ou, plus tard, de la nation, d’appartenir à une communauté dont les membres étaient solidaires les

uns des autres26. De la même façon, la rétribution divine est d’abord supposée s’étendre “ horizontalement ” à tous les membres du groupe et “ verticalement ” de génération en génération. Après leur révolte contre Moïse dans le désert, Coré, Datan et Abiram sont engloutis dans la terre avec leurs familles (Nb 16,32). L’impiété de David, organisant un recensement de ses sujets, amène la peste sur tout le pays (2 Sa 24,1-17). Canaan est puni à cause de la faute de son père Cham (Gn 9,25). L’inconduite des prêtres de Silo attire le malheur sur leurs descendants (1 Sa 2,27-36). En raison du crime commis par David, l’enfant né de Bethsabée meurt après sa naissance (2 Sa 12,13-14). Progressivement, l’idée de responsabilité collective va cependant être abandonnée. Au cours de la période royale, elle disparaît peu à peu en matière criminelle. Le développement de la civilisation urbaine relativise la vieille solidarité héritée de l’époque nomade. Dans le Deutéronome, interdiction est faite aux juges de punir les enfants pour leur père ou celui-ci pour ceux-là (Dt 26,16 ; comparer 2 R 14,4-6).

26 Un exemple illustre bien cette mentalité archaïque : lorsque Sichem le Cananéen viole Dina, la soeur de Siméon et de Lévi, ceux-ci massacrent tous les hommes de la ville (Gn 34) ; il faut voir là plus que la simple manifestation d'une vengeance aveugle, et si la tradition se montre sévère à l'égard des deux frères, c'est seulement parce qu'ils ont agi avec traîtrise, au mépris de la parole donnée !

Dans le même temps, au plan de la vie religieuse, les prophètes sont amenés à souligner de plus en plus la responsabilité personnelle de chacun. Ils condamnent les fautes collectives de la nation et réagissent contre un culte communautaire vide de tout engagement personnel. Ils vont donc appeler leurs auditeurs à se désolidariser des fautes de la majorité en s’engageant dans une sincère conversion personnelle. Ils sont ainsi conduits à affirmer qu’une telle conversion n’est pas vaine, même si elle reste vécue au plan individuel. Jérémie annonce une catastrophe qui sera le châtiment de Dieu, mais il précise que ceux qui se confient dans Le Seigneur y échapperont (Jr 38,2 ; 39,15-18 ; 45,1-5).

2. Le chapitre 18 du livre d’Ezéchiel Avec la chute de Jérusalem et l’exil à Babylone, et malgré ce que Jérémie avait pu dire, la thèse de la responsabilité individuelle semble cependant prise en défaut. Les survivants sont tentés de sombrer dans le défaitisme et de se résigner à la fatalité d’un mal qui se transmet d’âge en âge.

Nos pères ont failli ; ils ne sont plus. C’est nous qui sommes chargés de leurs perversités. (Lm 5,7)

Un dicton a cours parmi les exilés : Les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées. (Ez 18,2)

Déjà, à l’époque des premières déportations, le prophète Jérémie annonçait, mais seulement pour l’avenir, l’application d’un principe nouveau (Jr 31,29). Mais c’est au prophète Ezéchiel qu’il revient de rompre définitivement avec la conception ancienne d’une responsabilité collective :

Par ma vie — oracle du Seigneur DIEU —, vous ne redirez plus ce dicton en Israël ! Oui ! Toutes les vies sont à moi ; la vie du père comme la vie du fils, toutes deux sont à moi ; celui qui pèche, c’est lui qui mourra. (Ez 18,3-4)

Dans le long développement du chapitre 18 de son livre, Ezéchiel envisage tous les cas possibles :

− un homme juste et qui le demeure (versets 5-9) ;

− le fils pécheur d’un homme juste (versets 10-13) ;

− le fils juste d’un homme pécheur (versets 14-17).

Dans tous les cas, la règle qui joue est celle de la responsabilité personnelle :

Or vous dites : “ Pourquoi ce fils ne supporte-t-il pas la faute de son père ? ” Mais ce fils a accompli le droit et la justice, il a observé toutes mes lois et les a accomplies : certainement, il vivra. Celui qui pèche, c’est lui qui mourra ; le fils

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ne portera pas la faute du père ni le père la faute du fils ; la justice du juste sera sur lui et la méchanceté du méchant sera sur lui. (Ez 18, 19-20)

Il est important de remarquer que l’enseignement d’Ezéchiel sur la responsabilité personnelle n’est pas d’abord un enseignement théorique sur ce qui ne serait qu’un point de doctrine. Ce dont il veut persuader ses lecteurs, c’est qu’ils doivent, s’ils sont fidèles, le demeurer, s’ils sont pécheurs, se convertir. Son message prophétique possède d’abord une portée existentielle. Si, au nom du Seigneur, il refuse qu’un fils puisse porter la faute de son père, c’est parce qu’il refuse tout fatalisme démobilisateur. La preuve en est qu’il poursuit sa démonstration en envisageant encore deux cas :

− celui du “ méchant ” qui renonce au péché (versets 21-23, puis, de nouveau, 27-28) ;

− celui du juste qui se détourne de sa justice (versets 24-26).

En somme, “ non seulement l’homme n’est pas accablé par les crimes de ses ancêtres, mais il peut se soustraire au poids de son propre passé. L’attitude présente de l’âme détermine seule le jugement de Dieu ” (note de la B.J.). Il est significatif que le chapitre se termine par un appel pressant :

Convertissez-vous et détournez-vous de tous vos péchés, qu’il n’y ait plus pour vous d’occasion de mal. Débarrassez-vous de tous les péchés que vous avez commis contre moi et faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau. Pourquoi vouloir mourir, maison d’Israël ? Je ne prends pas plaisir à la mort de qui que ce soit — oracle du Seigneur DIEU. Convertissez-vous et vivez. (Versets 30b-32)

Dieu n’est pas un juge hostile, ni même impartial. Au delà de la réfutation de la doctrine de la responsabilité collective, il y a l’affirmation que le chemin de la conversion et de la fidélité est toujours ouvert. Ce que Dieu veut, c’est la vie. Dans Ez 18, nous nous trouvons donc avant tout devant une affirmation de la responsabilité de chacun quant à sa destinée, vie ou mort. Chacun des auditeurs et lecteurs du texte est invité à refuser le fatalisme et à choisir de vivre.

C. Face au scandale des malheurs du juste

Est-ce que tout est dit avec Ezéchiel chapitre 18 ? Loin de là. Si la doctrine traditionnelle se trouve contestée, ce n’est pas seulement à cause du caractère choquant d’une punition des enfants pour les fautes des pères, c’est parce qu’elle semble démentie par

l’expérience. Les livres saints nous conservent l’écho du doute et de l’incrédulité qui s’insinuent dans les esprits :

Qu’il se hâte [le Seigneur], qu’il fasse vite son oeuvre, afin que nous voyions ; qu’il approche et qu’il vienne, le plan du Saint d’Israël, et que nous sachions. (Is 5,19)

Le Seigneur ne fait ni bien ni mal. (So 1,12)

Le Seigneur est inexistant ! Il ne nous surviendra point de mal. (Jr 5,12)

Si l’homme est pleinement responsable de son destin,

écrit le Père Wiéner27, sa vie gagne en sérieux ; mais un autre problème est alors soulevé, dont la solution pleine ne sera donnée qu’avec la révélation sur la vie d’outre-tombe. Si la rétribution a lieu dès ici-bas, pourquoi n’est-elle pas constante ? L’affirmation traditionnelle que le juste est toujours heureux (Ps 37 ; 91 ; 92 ; 112) est contredite par l’expérience. [...] Job, l’Ecclésiaste, les psalmistes ont affronté le problème et tenté de le résoudre.

1. Une rétribution “ concentrée ” dans les derniers instants de la vie ?

Pendant longtemps, poursuit Wiéner, des sages se cramponnèrent à la solution traditionnelle en essayant de l’adapter : la rétribution, si longtemps différée, sa manifestera encore sur terre, toute concentrée dans l’instant dramatique de la mort, qui prendra une extraordinaire densité de béatitude ou de souffrance (Ps 49,17s ; Si 1,13 ; 7,36 ; 11,18-28) ; c’est sans doute cette hypothèse fragile que rejette le psalmiste : “ A leur mort, point de tourment ” (Ps 73,4).

2. Renoncer à comprendre ? L’Écclésiaste qui a “ exploré la sagesse et la rétribution ” (Qo 7,25) sans trouver autre chose qu’une incohérence démentant les principes traditionnels (8,12ss) préconise une modestie active [...] dans une confiance en Dieu qui demeure paisible, mais se refuse à résoudre le problème.

3. Pas d’autre récompense que d’être l’ami de Dieu ?

Chez ceux qui souffrent pour leur foi et qui adhèrent sans condition au Seigneur, une lumière se fait. Dieu est leur “ part ” leur “ lumière ”, leur “ rocher ” au milieu de toutes les détresses (Ps 16,5ss ; 18,1ss ; 27,1ss ; 73,26 ; 142,6 ; Lm 3,24) ; ils n’ont pas

27Vocabulaire de Théologie Biblique, art. “Rétribution". Sur cette question de la rétribution voir aussi l'introduction aux livres sapientiaux dans l'édition complète de la Bible de Jérusalem.

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d’autre but, ils ne veulent pas d’autre récompense que de faire sa volonté.

4. La résurrection comme “ solution ” ?

On considère assez généralement que c’est l’apparition — tardive — de la foi en la résurrection qui viendra “ donner la solution au problème posé ” (Wiéner) par la rétribution personnelle et le malheur des justes. Le fait est que c’est bien comme une réponse au scandale de la souffrance et de la mort du juste que l’idée de résurrection va finir par surgir. “ Selon certains textes, difficiles à interpréter, écrit encore Wiéner, Dieu en effet se doit de combler l’homme dans sa soif d’équité : il ne peut abandonner le juste, dut-il le faire sortir un moment du shéol pour le récompenser (Jb 19,25ss). Dieu ne peut pas davantage laisser sans réponse l’appel de l’homme à lui être définitivement uni (cf. Ps 16,9ss) : si Dieu a “ pris ” avec lui Élie ou Hénoch, pourquoi le juste ne serait-il pas “ pris ” également près de lui (Ps 49,16 ; 73,24) ? ” Finalement, “ la persécution d’Antiochus Épiphane, en suscitant des martyrs, entraîne les croyants dans la certitude d’une récompense au delà de la mort par la résurrection (2 Mac 7 ; cf. Dn 12, 1ss). ”

D. Rétribution et rédemption Au terme de l’évolution de la doctrine de la rétribution, nous constatons que celle-ci a été maintenue jusqu’au bout, malgré les objections sans cesse renaissantes, non pas comme une évidence, mais comme un acte de foi. Pour les auteurs bibliques, il n’est pas vain de se tourner vers Dieu et de lui être fidèle. Le Seigneur n’est ni injuste ni impuissant. Il récompense et il punit.

1. Une doctrine désespérante ? Mais le problème n’était pas seulement qu’une telle conviction était difficile à maintenir au spectacle de la prospérité des impies et des malheurs des justes. Elle possède un côté désespérant pour qui est conscient de la profondeur de son péché et de celui du peuple. Si la question était seulement de répondre au scandale des malheurs du juste, la foi en la résurrection pourrait bien apparaître comme ‘la solution’. Mais la question, alors comme aujourd’hui, n’était pas seulement de savoir si Dieu est juste. Elle est de savoir quel espérance est permise. Comment échapper à la malédiction qui frappe ceux qui sont infidèles à l’alliance ? Réponse des prophètes : par une véritable conversion, conversion du comportement et conversion du coeur. Malheureusement, il fallait bien constater que cette

conversion était refusée par le plus grand nombre. Fallait-il en conclure que l’Alliance n’aurait été qu’un échec ? On pouvait être tenté de le penser. Dans les premiers chapitres du livre de Jérémie, on voit le prophète souligner l’endurcissement du peuple :

Depuis le jour où vos pères sont sortis du pays d’Égypte jusqu’à aujourd’hui, je vous ai envoyé tous mes serviteurs les prophètes, chaque jour, sans me lasser. Mais ils ne m’ont pas écouté, ils n’ont pas tendu l’oreille, ils ont raidi leur nuque, ils ont été pires que leurs pères. Tu peux leur dire toutes ces paroles : ils ne t’écouteront pas. Tu peux les interpeller : ils ne te répondront pas. (7,25-27)

2. L’espérance d’une “ rédemption ” La catastrophe est donc inévitable. Ce sera la ruine de Jérusalem et l’Exil à Babylone. Vient cependant le moment où les prophètes — Jérémie, Ezéchiel, le Second Isaïe — annoncent que l’endurcissement du peuple dans le péché n’est pas absolument sans remède. Non pas que la fidélité cesse d’être demandée, ni que la conversion devienne facultative, mais voici que le Seigneur lui-même va donner au peuple la grâce de ce retour à lui qui faisait défaut. Dans ces textes majeurs que sont Jr 31 (la nouvelle Alliance), Ez 36 (le coeur nouveau), Ez 37 (les ossements desséchés) et Is 40-55 (livre de la consolation d’Israël, annonce du retour d’exil), on voit l’annonce d’un temps du salut au delà de ce qu’il

y avait eu d’échec dans la première alliance28. En parallèle à la doctrine de la rétribution, on voit donc se développer la doctrine et l’espérance d’une nouvelle délivrance, analogue à la première libération d’Égypte : la rédemption. Ici, il importe de remarquer que l’espoir d’une rédemption constitue lui aussi, d’une certaine façon, une remise en cause de la doctrine “ traditionnelle ” de la rétribution. Affirmer que le salut reste possible pour les pécheurs, c’est dire qu’ils ne connaîtront pas nécessairement le châtiment qu’ils mériteraient.

3. Au delà de la responsabilité individuelle

Il faut également remarquer que la Bible n’enseigne pas que chacun serait livré à lui-même, et demeurerait seul devant la responsabilité de “ choisir ” la vie ou la mort. La vieille idée de responsabilité collective peut aujourd’hui nous sembler scandaleuse ; il ne faut pas en conclure trop vite que le progrès de la Révélation aurait conduit à l’abandonner, sans plus. Ce qui est vrai, c’est que l’idée sera profondément transformée. 28 Nous ne recopions pas ici ces textes bien connus, mais qu'il faut absolument relire...

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A une solidarité dans la culpabilité et le châtiment se substitue l’espoir d’une solidarité pour le salut. La réponse ultime au scandale des souffrances du juste n’est donc pas dans l’espérance qu’un retournement de situation se produira tôt ou tard. Elle se trouve plutôt dans la découverte, pour finir, de sa

valeur de rédemption. Dans le 4me Chant du Serviteur (Is 53), se fait jour la conviction d’une sorte

de substitution29 grâce à laquelle même les pécheurs pourraient connaître le salut.

Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison. [...] Puisqu’il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort et qu’avec les pécheurs il s’est laissé recenser, puisqu’il a porté, lui, les fautes des foules et que, pour les pécheurs, il vient s’interposer. (Is 53,2-5.12)

Devant ce texte, il pourrait nous sembler que l’idée de rétribution soit de nouveau battue en brèche : non plus par le scandale de l’injustice, mais par l’espérance du salut. Ce n’est plus l’incrédulité, c’est la foi qui pourrait conduire à la remettre en cause ! A ce stade notre question initiale n’est donc pas résolue. Nous voyons bien que nous avons à tenir ensemble grâce et rétribution, gratuité du salut et responsabilité de l’homme quant à sa destinée ultime. Mais comment ? À vrai dire, la réponse n’était sans doute pas possible aussi longtemps que la rédemption n’était qu’une espérance, encore imprécise. Dans le Nouveau Testament, quand l’oeuvre de la rédemption pourra être annoncée comme déjà accomplie par Jésus le Sauveur, il deviendra possible de mieux saisir comment se conjoignent le don du salut et notre responsabilité de l’accueillir par la foi.

29 Sur la valeur et sur les dangers de l'idée de substitution voir la mise au point du Père Sesboüé dans Jésus-Christ l'unique médiateur, coll. “Jésus et Jésus-Christ" n° 33, chapitre 13.

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Théologie de la Grâce février 2000 Jean-Loup Lacroix

Chapitre 2

Thème et réalité de la grâce dans le Nouveau Testam ent

I. LES EVANGILES SYNOPTIQUES .....................13

1. Charis et kecharitômenè en Lc 1—2 ......................................13 2. Paternité et miséricorde de Dieu ............................................13 3. La venue et l’accueil du Règne...............................................14

II. L’EVANGILE PAULINIEN DE LA GRACE ........14

A. LA GRACE DE NOTRE DIEU ET DU SEIGNEUR JESUS CHRIST............................................................ 15 1. Une bienveillance gratuite ......................................................15 2. La grâce du Christ ..................................................................15 3. En lui et par lui ........................................................................15

B. LE SALUT ACCORDE AUX HOMMES PECHEURS.............. 16 1. Tous ont péché.......................................................................16 2. L’événement du salut en Jésus-Christ....................................17

C. JUSTIFICATION PAR LA FOI ET NON PAR LES OEUVRES.................................................................... 18 1. La foi ou bien la loi..................................................................18

a) Pas de compromis possible 18 b) La loi est un autre régime que celui de la foi

(Ga 3) 18 c) Il est impossible de se justifier par les oeuvres de

la loi 19 d) Christ serait-il ministre du péché ? 20

2. Rétribution et rédemption .......................................................20 a) “ Christ a payé pour nous libérer ” (Ga 3)

20 b) “ Ce que l’homme sème, il le récoltera ” (Ga 6,7)

21 3. De la foi aux oeuvres (Ga 5)...................................................21

a) “ La foi agissant par l’amour ” 21 b) L’accomplissement de la loi 21 c) Oeuvres de la chair et fruit de l’Esprit 22

4. Valeur de la loi ? .....................................................................22 a) Pour se justifier ? 22 b) Le chrétien libre par rapport à la Loi de Moïse.

22 c) La justice de la loi “ accomplie ” en Christ et en

nous. 23 5. Ne pas rendre inutile la grâce de Dieu ...................................23

a) Le sauveur crucifié. 23 b) Donner à Jésus Christ sa vraie place. 23

D. L’EFFET DE LA GRACE DANS L’HOMME......................... 24 1. Importance et difficulté de la question ....................................24

a) Premier exemple : “ A vous grâce et paix ” 24

b) Second exemple : “ Nous avons reçu grâce et apostolat ” 25

2. Grâce, don, charisme [simple ébauche] ................................ 25

III. LA THEOLOGIE JOHANNIQUE ....................... 25

1. La grâce de Dieu en Jésus-Christ (Prologue de Jn) .............. 25 a) “ Fils unique plein de grâce et de vérité ”

(verset 14) 25 b) “ Grâce sur grâce ” (verset 16) 26 c) “ La grâce et la vérité sont venues par Jésus-

Christ ” (verset 17). 27 2. Autres textes johanniques...................................................... 27

a) Le don de la vie par Jésus-Christ 27 b) La foi et les sacrements 28 c) Les fruits de la vie 28

Dans la Septante, cette version grecque de l’Ancien Testament réalisée au troisième et au second siècles avant le Christ, on voit apparaître le mot grec charis pour traduire non seulement hén, mais hèsèd. Dans le Nouveau Testament, charis, est assez largement employé : 156 fois en tout, principalement dans les épîtres et les Actes. On trouve également 23 fois le verbe charizomai, “ faire grâce ”, 2 fois le verbe voisin charitoô, et 17 fois le substantif dérivé charisma, “ charisme ”, lequel peut se traduire par “ grâce accordée, don gratuit ”. A cela il faut ajouter les 38 emplois du verbe eucharisteô, “ rendre grâces ”, et les 15 emplois d'eucharistia, “ eucharistie ”, c’est-à-dire “ action de grâces ”. Comme je l’ai déjà indiqué, le sens profane du grec charis est d’abord celui de beauté et de charme, c’est-à-dire de ce qui est susceptible d’attirer la bienveillance. En entrant dans le vocabulaire biblique, le mot voit son sens se modifier, la charis, dans la Septante, ce sera d’abord, conformément au sens des mots hébreux traduits, l’amour et la bienveillance de Dieu30.

30 Le sens profane de "charme, amabilité" apparaît-il parfois dans le Nouveau Testament ? Le Dictionnaire grec-français du Nouveau Testament de M. CARREZ cite Lc 4,22 et Col 4,6. Pour Lc 4,22 ("les paroles de grâce qui sortaient de sa bouche") il semble bien qu'il ne s'agisse pas du charme de la prédication de Jésus, mais bien de son contenu : un message de grâce. La TOB traduit : “Ils s'étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche.” En

13

En Ac 20,24, dans le discours d’adieu de Paul aux Anciens d’Éphèse, on voit l’Apôtre définir sa mission comme étant de “ rendre témoignage à l'Évangile de la grâce de Dieu ”. Pour Luc, disciple de Paul, la Bonne Nouvelle de la Grâce résume donc tout l’enseignement reçu de lui. Nous allons voir que c’est le Nouveau Testament tout entier qui pourrait se résumer ainsi.

I. Les évangiles synoptiques

1. Charis et kecharitômenè en Lc 1—2

Charis se trouve peu employé dans les Synoptiques. Il n’apparaît que dans Lc et principalement dans son Évangile de l’Enfance31. Le premier emploi concerne Marie : “Tu as trouvé grâce auprès de Dieu” (1,30). En 2,39, il s’agit de Jésus enfant : “Il grandissait et se fortifiait, tout rempli de sagesse, et la faveur (charis) de Dieu était sur lui.” Une note de la TOB commente en faisant le parallèle avec 1,66 où il est dit de Jean-Baptiste que “ la main du Seigneur était avec lui ”. Jean a vocation de prophète. Mais sur Jésus repose la faveur par excellence. En Lc 1,28, dans le récit de l’Annonciation, nous avons le fameux emploi du verbe charitoô. Ce sont les premières paroles de l’ange à Marie : Chaire kecharitômenè, “ Réjouis-toi, favorisée de Dieu ”. La kecharitômenè (“ parfait ” au passif), c’est littéralement celle ayant été et demeurant “ graciée ”, favorisée. Les notes des bibles renvoient aux textes de l’Ancien Testament dans lesquels il est question de la faveur du roi, mais aussi de l’amour du bien-aimé. Ester 2,17 conjoint les deux : “Et le roi tomba amoureux d’Esther plus que de toutes les femmes, et elle gagna sa bienveillance et sa faveur plus que toutes les jeunes filles.” Le thème de la grâce est donc relativement peu présent dans les évangiles synoptiques. Mais qu’en est-il de la réalité de la grâce ? Celle-ci est extrêmement présente. En effet les deux grands thèmes de la prédication de Jésus — d’une part la paternité de Dieu et, d’autre part, la venue de son

Col 4,6, par contre, on est plus proche du sens profane : “Que vos propos soient toujours bienveillants.” Mot à mot : "en grâce". Sens vétérotestamentaire et sens du grec profane semblent bien se rejoindre : parler d'une manière aimable, "gracieuse", agréable dans la forme, mais aussi, quant au fond, tenir des propos de bienveillance. 31 On sait que dans Lc 1—2, l'évangéliste reprend volontiers les tournures et le vocabulaire des Septante.

Règne — sont équivalemment des affirmations de la grâce32.

2. Paternité et miséricorde de Dieu Harnack, le grand historien luthérien, affirmait que le message chrétien se ramenait à un seul thème : “Dieu est notre Père33.” Il est vrai que l’affirmation de la paternité de Dieu est le centre même de la prédication de Jésus. Dans l’Ancien Testament, Dieu est parfois désigné comme père, “ un père pour Israël ”. Dans la prédication de Jésus, ce nom de Père devient en quelque sorte le nom propre de Dieu. Dieu est manifesté comme Père dans la mesure même où Jésus apparaît comme le Fils. Si l’on essaye de remonter à ce que fut originellement la prédication de Jésus, à son ipsissima vox, pour parler comme Jeremias, on rencontre le mot araméen abba dont la traduction exacte en français serait “ papa ”34. Ici, le point important est que la paternité de Dieu ne définit pas seulement sa relation à l’égard de Jésus, ni même à l’égard des disciples de celui-ci. Le Sermon sur la Montagne présente le Père des Cieux comme s’intéressant à chacun des hommes. Tous sont les bénéficiaires de son amour gratuit et immérité : “Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et les injustes” (Mt 5,44-45). La paternité divine ne s’étend pas seulement à celui que le Prologue de Jn désignera comme “ Fils unique, plein de grâce et de vérité ” (Jn 1,14), ni même seulement à ses disciples, à ceux qui acceptent d’entrer dans cette existence filiale que décrit le Sermon, elle s’étend sans exception à tous les hommes, les mauvais comme

32 Cf. H. RONDET, Gratia Christi, pp. 39-46 ainsi que Ch. BAUMGARTNER, La Grâce du Christ, pp. 20-22 (qui cite et reprend Rondet). 33 A. HARNACK, L'essence du Christianisme (1907), cité par RONDET, Gratia Christi, p. 39. 34 “Il y a unanimité entre les cinq couches de traditions de nos évangiles (Marc, matière des logia, éléments propres à Matthieu, à Luc, à Jean) : Jésus s'est adressé à dieu en disant "mon Père". [...] Non seulement les cinq couches de traditions s'accordent sur le fait que Jésus a adressé cette apostrophe au Père, mais, selon leur témoignage unanime, Jésus a fait usage de la même apostrophe dans toutes ses prières — à la seule exception de son cri sur la croix [...] dont l'adresse était donnée d'avance par Ps 22,2” (J. JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament, "Lectio Divina" n 76, pp. 81-82). “La totale nouveauté et l'exclusivité de l'invocation 'Abba dans les prières de Jésus prouvent qu'il faut y voir le coeur de la relation de Jésus avec Dieu. Jésus s'adressait à Dieu comme un enfant à son père : plein de confiance et d'amour, mais en même temps respectueux et prêt à l'obéissance” (ibidem, pp. 87-88).

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les bons. Nous retrouvons l’enseignement de l’Ancien Testament sur la grâce comme faveur imméritée, mais le paradoxe est que cette faveur est accordée à tous. L’élection n’implique aucune exclusion. Tous sont aimés. Face à ce Dieu qui est Père, l’attitude qui convient est la confiance pour éviter tout souci injustifié (Mt 6,25-34) et pour demander sans hésiter les “ bonnes choses ” qu’un père ne peut manquer d’accorder à ses enfants : “Si donc vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux, donnera-t-il des bonnes choses à ceux qui le lui demandent35.” La paternité divine est amour sans exclusive. Elle est générosité gratuite. Elle est aussi miséricorde. Ici, il faut au moins citer les trois paraboles de Lc 15, notamment la troisième, celle du fils prodigue, qu’il est plus juste de désigner comme la parabole “ des deux fils ”. L’enjeu dramatique du récit n’est pas tant de savoir si le prodigue va obtenir son pardon, il est de savoir si l’un et l’autre fils vont parvenir à reconnaître le caractère inconditionnel de l’amour de leur père. “Je lui dirai : [...] Je ne mérite plus d’être appelé ton fils” (15,18-19). Le cadet croit que son départ et les désordres de sa vie ont pu détruire la relation de paternité/filiation qui l’unissait à son père. La miséricorde de son père est pour lui une surprise, précisément parce qu’il n’avait pas saisi ce qu’était l’amour d’un père36. Quant à l’aîné, malgré sa fidélité extérieure, il n’a pas davantage compris l’amour du père à son égard. Il fait remarquer qu’il ne lui doit rien, il l’a toujours servi et obéi. Mais s’il n’a jamais reçu même un chevreau, c’est qu’il n’a jamais vu que tout était toujours à sa libre disposition.

3. La venue et l’accueil du Règne Autre thème central de la prédication de Jésus telle que nous la rapportent les Synoptiques : celui de la basileia de Dieu, de son Règne, annoncé, imminent, déjà présent37. Le lien entre le Règne de Dieu et la personne de Jésus est une donnée essentielle de l'Évangile. Parce que Jésus est là, le Royaume est déjà présent — dès sa vie terrestre. Et cependant le Royaume reste à venir. C’est là l’objet de la prière de demande enseignée par Jésus à ses disciples : “Que ton Règne vienne.” Et c’est en même temps le but de son ministère.

35 Mt 7,11. Le parallèle de Lc porte : “donnera-t-il l'Esprit Saint.” 36 “Cette joie [du père], commente Jean-Paul II, manifeste qu'un bien était demeuré intact : un fils, même prodigue, ne cesse pas d'être réellement fils de son père” (Encyclique Dives in misericordia, n° 6). 37 Lc 17,21 : “Le Règne de Dieu est parmi vous.”

Ce qu’il faut surtout noter, c’est que la proclamation du Royaume précède l’invitation à la conversion38. Dans la toute première prédication de Jésus telle que nous la présente Mc 1,15, il faut bien remarquer l’ordre du texte : “Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché. Convertissez-vous et croyez à l'Évangile.” Le Règne de Dieu n’est pas le résultat de l’effort de conversion demandé. C’est au contraire sa venue qui implique les efforts nécessaires pour l’accueillir. Quel rapport entre grâce et Règne de Dieu ? Si le Royaume proclamé et inauguré par Jésus est bien l’aboutissement et le résumé de tous les dons de Dieu à l’homme, il faut dire qu’il n’est pas autre chose que la grâce même. Le Royaume, c’est la grâce par excellence : la grâce dans sa plénitude et son achèvement ultimes. De même que la révélation de la paternité de Dieu est la révélation ultime des profondeurs de la grâce comme disposition de Dieu à notre égard (amour gratuit, bienveillance et générosité inconditionnées), de même, la révélation du mystère du Royaume est la révélation ultime de l’étendue de la grâce comme don fait aux hommes objets de la bienveillance divine39. Les deux thèmes majeurs de la prédication de Jésus recouvrent donc les trois aspects du mystère de la grâce : la grâce comme bienveillance imméritée (“ grâce de Dieu ”), comme présence de Dieu même (grâce “ incréée ”), comme fruit de cette présence (grâce “ créée ”).

II. L’évangile paulinien de la grâce

On ne saurait trop souligner l’importance des épîtres de Paul dans l’élaboration de la doctrine de la grâce. Paul use sans cesse du mot charis. Au sujet de la grâce, il explique, il argumente. En effet, la question de la grâce est la clé des principaux débats dans lesquels Paul se trouve engagé : débats sur la priorité de la foi par rapport à la loi, sur les prescriptions à imposer aux convertis originaires du paganisme et donc, en même temps sur la liberté chrétienne. Le résultat est que, dans les écrits de Paul, nous rencontrons non seulement l’affirmation de la réalité de la grâce, mais une véritable théologie de la grâce. Avant d’être une idée, la grâce est pour Paul une expérience. En le lisant, on ne doit jamais perdre de 38 On reconnaîtra ici les deux premiers termes de structure de l'alliance : bienfaits passés et stipulations concrètes. En d'autres termes : don et exigence. 39 Sur cette libre bienveillance (eudokia) de Dieu cf. Lc 2,14.

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vue le retournement inattendu que fut sa rencontre du Ressuscité, sur le chemin de Damas. Paul a conscience que c’est par grâce qu’il a été appelé et par grâce qu’il est devenu ce qu’il a été : le messager, le témoin de la grâce de Dieu40. “Paul, Sylvain et Timothée à l’église des Thessaloniciens qui est en Dieu le Père et dans le Seigneur Jésus Christ. A vous grâce et paix. Nous rendons continuellement grâce à Dieu pour vous.” Ainsi débute 1 Th, le plus ancien texte paulinien qui nous soit parvenu. La grâce, comme souhait et comme motif “ d’action de grâce ”, apparaît donc littéralement comme la toute première chose que Paul ait à dire. La formule “ à vous grâce et paix ” se trouve dans la salutation de chacune de ses épîtres, sans exception. On a pu écrire que, pour Paul, la grâce, c’est le mot chrétien par excellence, celui qui résume toute la révélation de Dieu en Jésus-Christ.

A. La grâce de notre Dieu et du Seigneur Jésus Christ

Pour Paul, en conformité avec l’enseignement de l’Ancien Testament, la charis est d’abord une bienveillance gratuite de Dieu. Mais il souligne aussi qu’elle est grâce du Christ et grâce pour les pécheurs.

1. Une bienveillance gratuite Paul s’adresse à des chrétiens d’origine grecque, mais il est clair que le sens qu’il donne au mot charis n’est pas celui du grec profane. Pour lui, conformément au sens du mot dans la Septante, et à l’enseignement de l’Ancien Testament, la grâce est d’abord une bienveillance gratuite de Dieu. Ce n’est que secondairement qu’elle est le résultat en nous de cette bienveillance. En Ep 2,1-10, l’auteur résume magnifiquement la doctrine paulinienne de la grâce en insistant avec la plus grande force sur le caractère gratuit, immérité, du salut :

... Mais Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts à cause de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ, — c’est par grâce que vous êtes sauvés. [...] Ainsi, par sa bonté pour nous en Jésus-Christ, il a voulu montrer dans les siècles à venir l’incomparable richesse de sa grâce. C’est par la grâce, en effet que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi ; vous n’y êtes pour

40 “Lorsque Celui qui m'a mis à part depuis le sein de ma mère et m'a appelé par sa grâce a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l'annonce parmi les païens, alors...” (Ga 1,15).

rien, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des oeuvres, afin que nul n’en tire orgueil.

2. La grâce du Christ Pour l’Ancien Testament, la grâce est grâce de Dieu. Pour Paul, et il faut bien voir la force d’une telle affirmation, elle est aussi grâce du Christ. En 2 Th 1,12, par exemple, nous trouvons cette formulation : “selon la grâce de notre Dieu et du Seigneur Jésus Christ.” Sans cesser d’être grâce de Dieu, la grâce devient grâce du Christ. Pour qui est chrétien, cela semble aujourd’hui aller de soi, mais il faut bien voir ce qu’il pouvait y avoir d’extraordinaire et même de stupéfiant dans cette nouvelle perspective. “ Notre Dieu et le Seigneur Jésus Christ ” : Jésus de Nazareth n’est pas seulement le Messie (Christ), il est Seigneur : Kurios, Adonaï. Le voici reconnu comme étant à mettre au même niveau que Dieu même. La grâce, cette mystérieuse faveur et bonté du Dieu “ de tendresse et de grâce, lent à la colère, plein de fidélité et de bonté ” révélé à Moïse sur la Montagne (Ex 34,6), voici qu’elle est tout aussi bien sa bienveillance et faveur à lui, Jésus41. Dans l’affirmation de la grâce du Christ, tout comme dans l’usage du vocable kurios pour le désigner nous trouvons déjà là l’équivalent des formules du prologue de Jean (Jn 1,14), dans lesquelles la gloire, la grâce et la vérité, qui forment comme la “ définition ” biblique de Dieu, sont appliquées au prophète de Galilée ainsi que le mot même de Dieu, theos. Si Paul peut s’exprimer ainsi, c’est qu’il s’est produit dans l’histoire des hommes un événement décisif : la venue du Messie et son exaltation à la droite de Dieu. La grâce est devenue chrétienne.

3. En lui et par lui Pour Paul, non seulement Christ est Seigneur et source de la grâce, mais il est également celui qui est la grâce par excellence et celui par lequel nous vient la grâce.

1. La venue du Christ est la grâce par excellence , puisqu’elle est tout à la fois la manifestation la plus éclatante de l’amour de Dieu pour les hommes et le plus grand

41 Prise à elle seule, la formule "la grâce du Christ" pourrait sans doute se comprendre dans un sens faible : grâce de Dieu reçue par le Christ, ou que constitue le Christ (comme don de Dieu). Ces différents sens sont d'ailleurs présents comme nous allons le voir. Mais la formulation de 2 Th 1,12, "grâce de notre Dieu et du Seigneur Jésus Christ", avec le parallélisme et l'emploi du mot kurios appliqué à Jésus, ne laisse aucun doute. Pour Paul, la grâce est grâce "du Christ" de la même façon qu'elle est grâce "de Dieu".

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don de cet amour42. Ainsi toute l’histoire d’Israël, histoire de grâce et de don, apparaît converger vers cette venue du Christ : “Elle s’est manifestée la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes” (Tt 2,11). “Quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils” (Ga 4,4).

2. Dans d’autres textes pauliniens, le Christ est présenté comme celui par lequel nous vient la grâce, où encore comme celui en qui celle-ci peut être trouvée 43. C’est notamment le cas de l’hymne de l’épître aux Éphésiens : “la grâce dont il nous a comblés44 en son Bien-aimé : en lui (en hô), par (dia) son sang, nous sommes délivrés, en lui, nos fautes sont pardonnées, selon la richesse de sa grâce” (Ep 1,6-7). Le chemin du salut, c’est la participation au mystère du Christ, l’incorporation en lui. Nous sommes là devant un point essentiel de la théologie paulinienne. Pour Paul, la vie chrétienne est essentiellement une vie “ en ” Christ. Les formules “ en Jésus ”, “ en Christ ”, “ en Jésus Christ ” et “ en Christ Jésus ” reviennent avec insistance dans ses épîtres45.

Un des enseignements majeurs de la théologie paulinienne est donc le caractère personnel de la grâce. Il ne s’agit pas “ d’avoir ” en soi la grâce, comme une réalité anonyme et chosifiable. La grâce est un lien à la personne du Sauveur, Jésus, le kurios.

42 Comme toujours dans l'Histoire du Salut, l'action de Dieu est à la fois don et manifestation, salut et révélation. Cela est suprêmement vrai de Jésus, don total et révélation insurpassable. 43 Dans le corpus paulinien on ne trouve pas la formule qui sera celle du prologue de Jn affirmant que grâce et vérité sont venues "par" (dia) Jésus Christ. Mais l'idée est présente. 44 "La grâce dont il nous a comblés". Le texte est redondant. Mot à mot : "la grâce dont il nous gracia." On retrouve le verbe charitoô de la salutation angélique (Lc 1,28) dont c'est ici le seul autre emploi. Ce qui sera affirmé de Marie en Lc, l'est donc ici de tout croyant. Il existe cependant une différence. En Lc, le verbe est au parfait : que Marie soit "comblée de grâce" n'est pas un présenté comme un événement mais comme un fait acquis. Si l'on remarque que cette appellation intervient comme le premier nom donné à Marie, presque comme un nom propre, on peut voir dans cette tournure une façon discrète d'indiquer que Marie est par excellence et depuis toujours celle qui est comblée de grâce — ce qu'exprime aujourd'hui l'affirmation dogmatique de son immaculée conception. 45 Pour la liste exhaustive des 95 emplois de la préposition grecque en dans ces formules, voir l'article "Jésus-Christ" de la Concordance française du Nouveau Testament (Cerf/DDB, 1970).

La vie de la grâce, c’est “ vivre dans le Christ Jésus ”. Paul a fait cette expérience de la vie dans le Christ. “Vivre, pour moi, c’est le Christ” (Ph 1,21). “Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi” (Ga 2,20).

B. Le salut accordé aux hommes pécheurs

Pour Paul, la grâce du Christ est grâce pour des pécheurs. Elle est donc doublement imméritée — puisqu’elle est donnée à qui mériterait plutôt un châtiment. Et elle est doublement précieuse — puisqu’elle vient non seulement faire participer à la vie divine, mais aussi faire échapper à la perdition. La grâce du Christ est grâce pour des pécheurs. Pour eux elle est grâce d’un salut. Le texte le plus explicite est sans doute le chapitre 5 de Romains :

2Par lui [Jésus Christ], nous avons accès, par la foi, à cette grâce en laquelle nous sommes établis [...] 5et l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. 6Oui, quand nous étions encore sans force, Christ, au temps fixé, est mort pour des impies. 7C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être pour un homme de bien accepterait-on de mourir. 8Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. 9Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous sauvés par lui de la colère. (Rm 5,2.5-9).

1. Tous ont péché Paul affirme — et souligne très fortement — l’universalité du péché. La grâce du Christ n’est pas seulement grâce d’un pardon immérité pour quelques-uns, ni pour la majorité, mais pour tous, Juifs et Grecs46. Il n’existe donc, pour qui que ce soit, aucun

46 Ce n'est pas ici le lieu de développer la théologie paulinienne de la rédemption, mais nous pouvons rappeler comment celle-ci s'inscrit dans la continuité de l'Ancien Testament. Lors de la sortie d'Égypte, Israël fait l'expérience d'une première libération/rédemption. A ce stade, la faveur divine (grâce) s'exerce donc en faveur d'un peuple certes misérable, malheureux, mais que l'on pourrait présumer innocent. Dans les textes d'alliance, en Ex et Dt, la question de savoir si le peuple sera fidèle à Dieu ou non apparaît donc comme une question encore ouverte, pour l'avenir. La grâce est précédée par le malheur, elle ne semble pas précédée par le péché. Par la suite, il apparaît que le peuple est infidèle à l'Alliance. Dans un premier temps, il peut sembler qu'un "reste" demeure fidèle (ce qui, d'une certaine façon, est vrai). Mais l'universalité du péché (en Israël comme parmi les nations, cf. Am

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autre chemin de salut. En Rm 5, peu après le passage que nous venons de citer, nous trouvons le fameux texte sur le péché d’Adam et la grâce du Christ :

12Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a atteint tous les hommes parce que tous ont péché... [...] 15Mais il n’en va pas du don de la grâce (charisma) comme de la faute ; car, si par la faute d’un seul la multitude a subi la mort, à plus forte raison la grâce de Dieu, grâce accordée en un seul homme [mot à mot : et le don accordé en la grâce d’un seul homme], Jésus Christ, s’est-elle répandue en abondance sur la multitude. 16Et il n’en va pas non plus du don comme des suites du péché d’un seul : en effet, à partir du péché d’un seul, le jugement aboutit à la condamnation, tandis qu’à partir de nombreuses fautes, le don de grâce (charisma) aboutit à la justification. 17Car si par un seul homme, par la faute d’un seul, la mort a régné, à plus forte raison, par le seul Jésus Christ, régneront-ils dans la vie ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et du don de la justice. [...] 20bLà où le péché a proliféré, la grâce a surabondé, 21afin que comme le péché avait régné pour la mort, ainsi, par la justice, la grâce règne pour la vie éternelle par Jésus Christ notre Seigneur” (Rm 5,12.15-17.20b-21).

Il n’est pas nécessaire de commenter ici longuement ce texte surtout capital pour la doctrine du péché originel. On aura cependant remarqué que le thème de la grâce y est tout aussi présent que celui du péché. Charis et charisma apparaissent respectivement 5 et 2 fois. À vrai dire, Paul n’affirme l’universalité du péché que pour montrer l’universalité et la surabondance de la grâce du Christ. Tout le passage est structuré par un parallélisme antithétique, très insistant et même redondant, entre péché d’une part, don de grâce d’autre part. Mais, s’il y a antithèse entre grâce et péché, il n’y a pas symétrie. La prolifération du péché est très largement dépassée par la surabondance de la grâce47.

1-2) devient de plus en plus manifeste. L'auteur de Gn 3 l'affirme à travers le récit de la désobéissance d'Adam et Ève. Progressivement, et avec de plus en plus d'insistance chez Osée, Jérémie et Ezéchiel, le Dieu sauveur est compris comme le Dieu qui pardonne. Dans le judaïsme d'après l'Exil se développe un très grand sens de la miséricorde de Dieu à l'égard de son peuple quand celui-ci se repent. (Penser aux psaumes de pénitence, mais aussi à une prière comme celle de Dn 3 dans la Septante.) 47 Dans les deux premiers chapitres de Romains, Paul développait longuement, comme un préalable à sa démonstration, la thèse de l'universalité du péché. Pour lui "tous ont péché", avec ou sans la connaissance de la Loi, les Grecs (1,18—2,8), mais aussi les Juifs (2,9-29). (Je suis ici le plan de Ph. ROLLAND : A l'écoute de l'Épître

2. L’événement du salut en Jésus-Christ

Au coeur même de l’enseignement de Paul, dans ce “ kérygme ” dont il écrit : “Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même” (1 Co 15,3), nous trouvons cette affirmation : “Christ est mort pour nos péchés” (ibidem). Quand Paul affirme la grâce du Christ pour les pécheurs, il ne s’agit donc pas simplement d’affirmer que d’une manière générale (intemporelle) les hommes pécheurs sont l’objet de la miséricorde divine, miséricorde que Jésus n’aurait fait que manifester (faire connaître). La réalité de la grâce du Christ est d’abord celle d’un événement : événement du salut immérité, donné à l’humanité pécheresse tout entière, par Jésus, le Sauveur. De bien des façons, l’Ancien Testament présentait Dieu comme sauveur. Plusieurs psaumes sont des appels au secours dans une situation de détresse (individuelle, collective, ou bien l’un suggérant l’autre). On se tourne vers le Seigneur pour lui dire “ Hosanna ! ”, c’est-à-dire “ Sauve donc ! ” D’autres psaumes sont des actions de grâce après un salut accordé. A la fin de la période vétérotestamentaire, quand se développe le messianisme puis le courant apocalyptique, la question du salut prend une ampleur nouvelle. On voit apparaître l’espérance et l’idée d’un salut eschatologique. On passe des multiples expériences de salut à la grande espérance du salut48. A l’époque du Christ, la question du salut est clairement devenue ce qu’elle est pour nous : celle de la destinée éternelle de l’homme49. En cohérence avec l’attente d’Israël et avec la prédication de Jésus lui-même proclamant la venue du temps de l’accomplissement des promesses, Paul peut donc parler, au singulier, du salut. Le point à souligner est que la dimension eschatologique du salut en fait un enjeu radical : non pas gagner ou perdre dans telle ou telle affaire, mais être sauvé ou perdu absolument parlant. Une

aux Romains, Cerf, Paris, 1991. Pour d'autres auteurs Rm 2,1-8 concerne les Juifs.) Paul peut donc affirmer "l'universalité de la désobéissance" (3,1-20) et, cela étant établi, présenter dans tout son relief, comme un retournement radical la grâce de la rédemption accomplie en Jésus Christ (3,21ss). 48 Cf. l'article "Attente du salut" du Dictionnaire encyclopédique de la Bible. 49 Cf. Mc 10,26 ("Mais alors, qui peut être sauvé ?") ; Mt 19,25 ; Mt 24,13 ("Celui qui aura tenu bon jusqu'au bout, celui-là sera sauvé") ; Lc 13,23 ("Seigneur, sont-ils peu nombreux, ceux qui seront sauvés ?")

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question de vie ou de mort. Plus que cela, même, puisque l’enjeu est celui d’une destinée éternelle50. Si l’on ajoute à cela la thèse paulinienne de l’universalité du péché, on mesure le caractère extrêmement dramatique de la théologie paulinienne de la grâce. Annoncer l’évangile de la grâce, ce n’est pas seulement faire connaître que Dieu instaure entre l’humanité et lui une relation d’Alliance nouvelle et indépassable. Ce n’est pas seulement annoncer un don divin conçu comme un bien nouveau, un cadeau jamais encore reçu et témoignant de l’infinie libéralité divine. La grâce, pour Paul, ne vient pas d’abord comme un “ plus ”, une surabondance, un changement de dimension. Pour lui, elle est d’abord le don d’un salut. Elle vient faire échapper à la perdition, une perdition qui n’était pas un simple risque, mais ce à quoi tous, sans exception, se trouvaient destinés51. Dans le vocabulaire paulinien, le salut n’est pas ce qui aurait été déjà réalisé. Il est, comme action, ce qui est en train de s’accomplir et, comme résultat, ce qui est espéré au terme.

C. Justification par la foi et non par les oeuvres

Dans la théologie paulinienne, une thèse occupe une place centrale : la justification par la foi.

L’homme n’est pas justifié par les oeuvres de la loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ (Ga 2,16).

Je n’ai pas honte de l’Évangile : il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit : du Juif d’abord, puis du Grec. C’est en lui en effet que la justice de Dieu est révélée, par la foi et pour la foi, selon qu’il est écrit : Celui qui est juste par la foi vivra (Rm 1,16-17).

Pour Paul, la foi est comme le passage obligé vers la “ justification ” (Galates) et le salut (Romains). Cette thèse est affirmée par Paul dans un contexte polémique. Il l’oppose aux partisans d’une certaine pratique des règles juives (notamment celle de la circoncision), auxquels il reproche de chercher dans la loi ce qu’elle ne peut pas donner : la justification.

Par les oeuvres de la loi, personne ne sera justifié (Ga 2,17, citant Ps 143,2).

50 Il est clair que la thématique du salut n'a de sens que corrélativement à celle de perdition. Cf. La Concordance du N.T. qui indique spécifiquement les passages dans lesquels apparaît l'antithèse sauver/perdre, par ex. 1 Co 1,18. 51 Sur ce point, c’est sous la plume de Luc que nous trouvons la formule qui résume le mieux l’enseignement de Paul : “Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ” (Lc 19,10 : conclusion de l'épisode de Zachée).

Quel rapport, dira-t-on, entre la question de la grâce et celle de l’opposition entre foi et loi ? Disons-le immédiatement d’un mot. Pour Paul, prétendre trouver dans une pratique de la loi le chemin de la “ justification ” et du salut, c’est “ rendre inutile ” la grâce de Dieu.

Je ne rends pas inutile la grâce de Dieu ; car si, par la loi, on atteint la justice, c’est donc pour rien que Christ est mort (Ga 2,21).

Le texte qui manifeste le plus clairement la connexion entre les deux questions est l’épître aux Éphésiens, ce texte paulinien tardif :

C’est par la grâce, en effet, que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi ; vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des oeuvres, afin que nul n’en tire orgueil (Ep 2,8-9)

1. La foi ou bien la loi

a) Pas de compromis possible Sur les positions qu’il défend dans l’épître aux Galates, Paul affirme clairement qu’il n’y a pas de compromis possible. En suivant ses adversaires, les Galates sont tout simplement en train de “ passer à un autre Évangile ” (1,6). Il ajoute :

Non pas qu’il y en ait un autre ; il y a seulement des gens qui sèment le trouble parmi vous et qui veulent renverser l’Évangile du Christ. (1,7)

Paul va opposer deux logiques, deux façons de comprendre la relation à Dieu. L’une est conforme à l’Évangile, l’autre lui est radicalement opposée. Il faut choisir. A Antioche, s’il s’est opposé publiquement à Céphas, c’est parce qu’il s’agissait d’un point sur lequel la “ duplicité ” est intolérable. L’enjeu est trop grave.

b) La loi est un autre régime que celui de la foi (Ga 3)

Dans le chapitre 3 de l’épître aux Galates, Paul entreprend de démontrer à ses lecteurs la vérité de la thèse qu’il vient d’énoncer en 2,16 : “ L’homme n’est pas justifié par les oeuvres de la loi, mais seulement par la foi en Jésus-Christ ”. La question posée est de savoir ce qui peut permettre à l’homme de parvenir à la justification. Dans les premiers versets du chapitre, Paul fait d’abord appel à l’expérience spirituelle vécue par ses lecteurs au moment de leur conversion. A ce moment-là, c’est bien “ avoir écouté le message de la foi ” qui a joué un rôle décisif, et non pas “ la pratique de la loi ”.

O Galates stupides, qui vous a envoûtés alors que, sous vos yeux, a été exposé Jésus Christ crucifié ? Éclairez-moi simplement sur ce point :

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est-ce en raison de la pratique de la loi que vous avez reçu l’Esprit ou parce que vous avez écouté le message de la foi ? (3,1-2)

Dans le passage difficile mais essentiel que constituent les versets 6 à 14, Paul s’appuie ensuite sur l’Écriture. Son texte est une démonstration scripturaire conforme aux usages rabbiniques du temps. Le point important est que Paul développe sa pensée dans le cadre d’un parallélisme antithétique. Il met en parallèle deux “ régimes ”, deux “ logiques ” si l’on veut, et montrer leur opposition. Le verset clé est le verset 12 : ho nomos ouk estin ek pisteôs. Mot à mot : “ La loi n’est pas par la foi ”, formule difficile à interpréter, mais qu’il faut sans doute comprendre ainsi : “ Si c’est `la loi’, ce n’est pas `par la foi’. ” La 1re édition de la T.O.B. traduisait : “ La loi, c’est un autre régime que celui de la foi. ” Une lecture attentive de ces 9 versets permet de constater que Paul ne fait par autre chose que d’envisager alternativement la logique de la loi et celle de la foi pour montrer leurs résultats opposés. C’est comme s’il disait aux destinataires de sa lettre : Regardez ! Vous avez le choix entre deux options. Mais faites attention à ce que vous devez en attendre. Les résultats de l’une et de l’autre sont complètement opposés. D’un côté, vous aurez la justice, la bénédiction, la vie, le don de l’Esprit. De l’autre, la malédiction et l’absence de justification52.

c) Il est impossible de se justifier par les oeuvres de la loi

Paul affirme donc avec la plus grande force qu’il est illusoire de vouloir “ atteindre la justice ” par la loi (cf. 2,21). Mais pourquoi ? Le Lévitique n’affirme-t-il pas que “ celui qui accomplira les prescriptions de cette loi vivra ” ? Paul n’ignore pas ce verset. Il le cite lui-même. Comment alors peut-il maintenir que la loi ne saurait être chemin de justification ? Pour l'essentiel, son argument tient en deux points :

− Pour que la pratique de la loi puisse permettre de parvenir à la justification il faudrait pratiquer celle-ci intégralement (cf. Ga 3,10 et 5,3).

52 L'antithèse bénédiction/malédiction vient reprendre ici, dans une perspective légèrement différente, l'opposition justice/injustice. Pour être précis on pourrait dire que bénédiction et malédiction sont les fruits de la justice et de l'injustice, ce que Dieu donne à ceux qui sont justes ou injustes.

− Or ceci nul n’en est capable, car “ la loi ne donne que la connaissance du péché 53 ”.

Pour bien saisir le caractère paradoxal de la démonstration de Paul - mais aussi sa force -, le mieux est peut-être de lire attentivement les versets 10-12 de Ga 3.

10Car les pratiquants de la loi sont tous sous le coup de la malédiction, puisqu’il est écrit : Maudit soit quiconque ne persévère pas dans l’accomplissement de tout ce qui est écrit dans le livre de la loi.

Paul cite Dt 27,26 d’une manière qui peut surprendre. Ce texte affirme que sera maudit celui qui ne persévère pas dans l’accomplissement de la loi. Paul ferait-il dire à ce texte exactement le contraire de ce qu’il signifie ? Mais poursuivons notre lecture.

11Il est d’ailleurs évident que, par la loi, nul n’est justifié devant Dieu, puisque celui qui est juste par la foi vivra.

Paul cite Ha 2,4, qu’il reprendra dans la “ thèse ” même de l’épître aux Romains (Rm 2,17). Nous arrivons au point capital de son argumentation. Mais comment comprendre cette “ évidence ” qu’il invoque ? En substance, l’argument du verset 11 est que la loi ne peut pas donner la justice puisque la foi donne la vie. Puisque justice et vie sont à comprendre comme équivalentes, l’argument se réduit à ceci : la loi ne peut pas donner ce que la foi donne. Mais pourquoi ?

12aOr “la loi” n’est pas “par la foi”. (T.O.B. : Or la loi, c’est un autre régime que celui de la foi.)

Verset capital, comme nous l’avons déjà expliqué. Si la loi ne peut pas donner ce que la foi donne, c’est que ‘la loi’ et ‘par la foi’ sont deux perspectives, deux régimes qui sont radicalement différents, et incompatibles. S’il est évident que la loi ne peut pas apporter la justification, c’est en quelque sorte parce que la place est déjà prise. Selon l’enseignement du prophète Habaquq, c’est la foi qui donne au juste de vivre. Dans la mesure où la loi représente une autre logique, elle est totalement incapable de donner la justification. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Paul va s’en expliquer.

12bPour elle, celui qui accomplira les prescriptions de cette loi en vivra.

La citation de Lv 18,5 est très exactement la réciproque de celle de Dt 27,26 faite au verset 10. De nouveau Paul cite un texte qui semble affirmer le contraire de sa thèse. Ce verset du Lévitique

53 Cette formule se trouve dans l’épître aux Romains (3,20). Mais il semble bien que l’idée soit ici présupposée.

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n’enseigne-t-il pas que la loi peut être source de vie ? Oui sans doute, mais à une condition, qui est l’ accomplissement de la loi. De même, Dt 27,26 demandait que l’on persévère dans l’accomplissement de tout ce qui est écrit dans le livre de la loi. Paul n’explicite pas davantage sa pensée, mais on peut deviner ce qui reste sous entendu : en fait, sous le régime de la loi, personne n’est capable de satisfaire aux conditions posées54. Si les “ pratiquants de la loi ” sont sous le coup de la malédiction, ce n’est certes pas parce que la pratique de la loi serait mauvaise, mais parce que se vouloir un pratiquant de la loi est une tâche impossible à mener à bien. Si le chemin de la pratique de la loi est chemin de mort, ce n’est pas parce que le commandement de la loi ne serait pas “ saint, juste et bon ” (Rm 7,12), mais parce que c’est un chemin que personne n’est capable de parcourir jusqu’au bout.

d) Christ serait-il ministre du péché ? En Ga 2, après l’énoncé de sa thèse, Paul évoque aussitôt une redoutable objection : “ Christ serait-il ministre du péché ? ” (2,17). La réponse est immédiate : “ Certes non ! ” On peut cependant comprendre l’argument des adversaires de Paul. Sa thèse ne reviendrait-elle pas à se désintéresser de la rectitude de vie ? Si la loi est inutile, est-ce que cela veut dire qu’on peut renoncer à faire le bien ? En Ga 2, la réponse de Paul est splendide mais obscure :

Moi, c’est par la loi que je suis mort à la loi afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ, je suis un crucifié, je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi. (2,19-20)

“ Vivre pour Dieu ” : la justification par la foi va bien se traduire dans une façon de vivre. Elle ne permet pas de devenir indifférent à l’existence que l’on mène55. Bien au contraire, elle engage dans une existence radicalement nouvelle parce qu'unie à celle du Crucifié. Mais d’autres textes sont plus explicites. En particulier la parénèse de Ga 5.

2. Rétribution et rédemption Il est important de noter que l’enseignement

de Paul n’infirme pas celui de l’Ancien Testament sur la rétribution. Celui qui croit

54 Dans les chapitres 2 et 3 de l'épître aux Romains l'argumentation de Paul sera beaucoup plus explicite. "Ce ne sont pas en effet ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu ; ceux-là seront justifiés qui la mettent en pratique" (2,13). " Personne ne sera justifié devant lui par les oeuvres de la loi ; la loi, en effet, ne donne que la connaissance du péché" (3,20) etc. 55 Il ne s'agit donc pas d'un quiétisme, au sens précis de ce mot en théologie.

échappe à la perdition, mais cela ne veut pas dire que le mal commis ne porte pas son fruit de mort. Comment Paul dénoue-t-il le paradoxe ?

a) “ Christ a payé pour nous libérer ” (Ga 3)

A lire Ga 3, il est clair que c’est la mort du Christ qui permet à ceux qui croient en lui d’échapper à la malédiction que leurs péchés leur mériteraient. Une lecture plus attentive permet de comprendre que cela est possible parce que le Christ a en quelque sorte pris sur lui cette malédiction.

13Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la loi, en devenant lui-même malédiction pour nous, puisqu’il est écrit : Maudit quiconque est pendu au bois.

Ce verset particulièrement difficile est capital pour la théologie de la Rédemption. Il mériterait de longs commentaires. Il faudrait notamment préciser le sens de la formule “ a payé pour nous libérer ” (exêgorasen) qui ne doit pas suggérer un marchandage. Du point de vue qui nous occupe, nous pouvons remarquer que ce verset vient répondre à une question qui restait en suspens. Paul a suggéré qu’une pratique imparfaite de la loi ne permet pas d’échapper à la malédiction formulée en Dt 27,26. Mais on pourrait en tirer la conclusion que tous, sans exception, les “ pratiquants de la loi ”, comme les “ croyants ” seront également condamnés. Le verset 12a affirmait que loi et foi sont à comprendre comme deux régimes différents. Mais on pourrait dire qu’il ne suffit pas de vouloir échapper au régime de la loi pour que cela soit possible. La question est donc de savoir ce qui permet à Paul de prétendre que les affirmations très nettes de Dt 27 et Lv 18 ne s’appliquent plus pour celui qui vit dans la foi. Ces paroles de l’Écriture seraient-elles à rejeter comme caduques ? Mais n’expriment-elles pas une vérité profonde ? N’est-il pas vrai que l’infidélité à la loi de Dieu ne peut mener qu’à la mort et que, en ce sens, on peut parler d’une “ malédiction de la loi ” ? Dans ce verset 13, il semble bien que nous trouvions la réponse. S’il est désormais possible de trouver dans la foi la justification et la bénédiction, c’est à cause de la libération/rédemption opérée par la mort du Christ. C’est lui, le Crucifié, qui a mis fin à la malédiction de la loi. La foi dont Paul se réclame est une foi en lui, comme la “ thèse ” de 2,16-17 le précisait bien. Le passage du régime de la loi à celui de la foi, n’est autre, en fait que le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance, comme Paul l’expliquera dans le chapitre 4. Et cela, seul le Fils de Dieu pouvait le réaliser.

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On peut ajouter que la Rédemption opérée par le Christ n’a aucunement infirmé les paroles du Deutéronome. Elle en a plutôt monté la profondeur tragique. La mort de Jésus, suspendu au bois comme un “ maudit ” (citation de Dt 21,23), montre quel poids de violence et de mort l’infidélité à la loi de Dieu portait en elle. Mais voici, chose absolument inconcevable, que le Fils de Dieu a pris sur lui cette violence et cette mort. La malédiction annoncée s’est accomplie, mais sur lui, et de telle sorte qu’il est désormais possible d’aller au-delà. En termes extrêmement elliptiques, Paul exprimait déjà cela en 2,19 : “ Car moi, c’est par la loi que je suis mort à la loi afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ, je suis un crucifié. ” Il semble possible de comprendre que, la loi ayant été le chemin qui aboutissait à la mort du Christ (condamné au nom de la Loi comme transgresseur et blasphémateur), fut aussi le chemin qui aboutissait à sa propre suppression56.

b) “ Ce que l’homme sème, il le récoltera ” (Ga 6,7)

Dans la finale de Ga, Paul affirme clairement le jugement de chacun au dernier jour. Tout ce qu’il a dit précédemment n’autorise aucune légèreté :

Dieu ne se laisse pas narguer. (6,7)

3. De la foi aux oeuvres (Ga 5)

a) “ La foi agissant par l’amour ” Quant à nous, c’est par l’Esprit, en vertu de la foi, que nous attendons fermement que se réalise ce que la justification nous fait espérer. Car, pour celui qui est en Jésus Christ, ni la circoncision, ni l’incirconcision ne sont efficaces, mais la foi agissant par l’amour.” (Ga 5,5-6)

En quelques mots, Paul trace un petit tableau de la vie chrétienne. On voit apparaître ses trois caractéristiques fondamentales, la foi, l’espérance et l’amour. Plus exactement, ce qui nous est présenté, c’est la dynamique de l’existence du chrétien. La foi dont Paul faisait l’éloge pouvait sembler correspondre à la pure passivité de celui qui attendrait tout de la grâce de Dieu, dans une totale gratuité d’amour, sans se sentir responsable d’aucune oeuvre à mener. Or voici qu’il affirme catégoriquement que l’attitude

56 Dans le même sens on pourrait sans doute citer 4,4 : "Quand est venu l'accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme et assujetti à la loi, pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la loi." Pourquoi Paul précise-t-il que Jésus était "assujetti à la loi" ? sinon peut-être pour suggérer que la loi a pu trouver en lui, et sans doute de bien des façons différentes, son accomplissement en même temps que son terme.

qu’il demande est la seule efficace, littéralement : la seule qui “ a de la puissance ” (ischuei). Ici, Paul a une formule dont il faut bien remarquer le poids : “ la foi AGISSANT par l’amour ” (pistis di agapès energoumenè). Précision capitale ! Pour Paul, la foi est foi agissante, c’est-à-dire foi qui, par l’amour, fait des OEUVRES. Le verbe employé, en-ergeô (agir, produire, opérer) est de la même famille que le substantif ergon (oeuvre, action, acte). On aurait donc grandement tort de s’imaginer que la doctrine paulinienne ferait disparaître la question de ce que doit être ‘l’agir chrétien’. Si Paul oppose fortement la foi et les oeuvres, il n’exclut pas, mais affirme, le lien entre croire et agir.

b) L’accomplissement de la loi Paul exhorte donc ses lecteurs à demeurer libres. Mais il sait bien qu’un malentendu est possible. Il peut y avoir confusion entre liberté et licence morale.

13aVous, frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés. Seulement que cette liberté ne donne aucune prise à la chair !

Qu’est-ce que la chair ? On sait que, dans la Bible, le mot n’évoque pas particulièrement la sexualité, mais la faiblesse de l’être humain livré à lui-même. Ici, la chair est ce qui s’oppose à l’amour.

13bMais, par l’amour, mettez-vous au service les uns des autres.

Paul reste dans la perspective définie au verset 6 (“ la foi agissant par l’amour ”). C’est bien toujours le “ par amour ” (di agapès) qui indique le chemin à suivre. Et il s’agit bien toujours d’un amour agissant. Le verbe en-ergeô n’est pas repris. Mais Paul a une formule tout aussi surprenante : “ mettez-vous au service ”, douleuete (à rapprocher de doulos, esclave, serviteur). Voici que la liberté chrétienne conduit, sinon à la servitude, du moins à l’humble service57 ! On remarquera que, même si la parénèse de Galates porte prioritairement sur la liberté, Paul n’oublie pas son exhortation habituelle : l’amour, l’unité. Au verset 15, il évoque les divisions dans la communauté. Mais il y a plus important.

57 La libération chrétienne ne consiste pas à quitter la position de dominé pour celle de dominant, mais à entrer dans une logique de service réciproque, dans l'amour. En 6,2, Paul résumera sa vision de l'agir chrétien en écrivant "Portez les fardeaux les uns les autres ; accomplissez ainsi la loi du Christ." Nouvelle formule audacieuse, puisqu'il est question d'une loi du Christ, mais on peut aussi remarquer le caractère extrêmement réaliste de l'image employée : "porter les fardeaux". La formule suggère à la fois la solidarité et la compassion. Mais ceci dans un service humble et concret - service analogue à celui d'un portefaix.

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14Car la loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

Voici, si l’on ose dire, que la loi réapparaît. A lire ce qui précédait, elle pouvait sembler caduque et totalement abolie. Ce n’est pas l’idée de Paul. Dans “ l’accomplissement du temps ” (4,4), la loi trouve désormais son propre “ accomplissement ” qui lui permet d’être désormais tout entière contenue dans le précepte de l’amour du prochain. “ Comme Jésus (Mc 12,31), note la TOB, Paul résume les exigences de Dieu dans le commandement de Lv 19,18 ; quiconque aime son prochain accomplit donc la loi (Rm 13,8-10). ” Cette formule de Ga 5,14 peut aussi être rapprochée de celle du Sermon sur la Montagne : “ N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir ” (Mt 5,17).

c) Oeuvres de la chair et fruit de l’Esprit Cette “ chair ”, à laquelle Paul voudrait que ses lecteurs ne donnent “ aucune prise ”, est donc ce qui empêche d’aimer. C’est donc ce qui, dans l’homme, résiste à l’Esprit58. De nouveau, Paul formule sa pensée dans le cadre d’un parallélisme antithétique.

17Car la chair, en ses désirs, s’oppose à l’Esprit et l’Esprit à la chair ; entre eux, c’est l’antagonisme ; aussi, ne faites-vous pas ce que vous voulez.

Paul oppose alors, en deux listes parallèles, “ les oeuvres de la chair ” (19-21) et “ le fruit de l’Esprit ” (22-25). A le lire, il est bien évident que, pour lui, la liberté dans l’Esprit va conduire le croyant à des choix concrets. Il y a des comportements qui ne peuvent plus être les siens, d’autres, au contraire qui sont caractéristiques de la vie menée “ sous l’impulsion de l’Esprit ”. On peut d’ailleurs remarquer qu’il parle du fruit de l’Esprit, au singulier, comme pour faire saisir qu’il ne s’agit pas d’oeuvres multiples, analogues aux multiples prescriptions de la loi, mais bien d’une unique dynamique, celle de l’amour. Il faut sans doute comprendre : “ le fruit de l’Esprit : amour, c’est-à-dire joie, paix patience, bonté ”.

4. Valeur de la loi ?

a) Pour se justifier ? La loi n’est pas et n’a jamais été valable comme moyen de se justifier soi-même, par ses oeuvres. Sur ce point, Paul est tout à fait catégorique. Vouloir obtenir la justification par la pratique des

58 Il s'agit de l'Esprit, avec une majuscule : Dieu agissant en nous, et non pas l'esprit en tant qu'opposé à la matière, ce qui serait une double méprise. Cf. la note de la TOB sur le verset 17.

commandements de la loi, ce serait refuser la grâce de Dieu, qui justifie par la foi.

Vous avez rompu avec le Christ, si vous placez votre justice dans la loi ; vous êtes déchus de la grâce (Ga 5,4). 16Car je n’ai pas honte de l’Évangile : il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif d’abord, puis du Grec. 17C’est en lui en effet que la justice de Dieu est révélée, par la foi et pour la foi, selon qu’il est écrit : Celui qui est juste par la foi vivra (Rm 2, 16-17).

D'ailleurs, personne n’est capable d’une fidélité intégrale à la loi, qui, par elle-même, ne donne que la connaissance du péché. Cf. Ga 3,11a.12b ; Rm 3,20. Ceci, remarquons-le, vaut pour toute loi59. Il n’y a sans doute rien de plus difficile à déraciner dans l’homme religieux que la volonté de se donner soi-même le salut par des oeuvres vertueuses et bonnes. Ne s’appuyer que sur la seule grâce, consentir à se laisser aimer et sauver : il y faut toute la vie ! Malgré les paroles de Jésus contre les Pharisiens, malgré les affirmations les plus catégoriques de saint Paul, le pélagianisme menacera toujours.

b) Le chrétien libre par rapport à la Loi de Moïse.

Paul n’en doute pas : la loi de Moïse était “ bonne et sainte ”. Il n’a pour elle aucun mépris.

“La loi est sainte et le commandement saint, juste et bon” (Rm 7,12).

Mais dans le Peuple de l’Alliance nouvelle, où Juifs et Grecs sont réconciliés par le Christ, on n’est plus tenu de pratiquer la loi de Moïse en tant qu’elle distinguait Israël parmi les nations. Faire ainsi serait refuser la nouveauté du Christ.

“24La loi a été notre surveillant, en attendant le Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi. 25Mais, après la venue de la foi, nous ne sommes plus soumis à ce surveillant. 26Car tous, vous êtes, par la foi, fils de Dieu en Jésus Christ... 28Il n’y a plus Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ” (Ga 3,24-26.28).

59 Cf. la note de la TOB sur Rm 7,4 : "Paul considère la loi de Moïse en tant que loi morale venant de Dieu et s'imposant de l'extérieur. Ce qu'il en dit s'applique à toute morale qui ne fait qu'indiquer à l'homme le chemin à suivre sans lui donner la force de le faire."

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Si Paul ne transige pas sur la question de la circoncision et sur celle de la communauté de table, s’il reproche vivement à Pierre sa “ duplicité ” sur ce dernier point (Ga 3,11-21), c’est parce qu’il comprend que faire ainsi serait méconnaître l’Évangile même60. Dans l’épître aux Éphésiens, cette perspective sera longuement reprise :

8C’est par la grâce, en effet, que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi ; vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu. 9Cela ne vient pas des oeuvres, afin que nul n’en tire orgueil... 14C’est lui [Jésus Christ], en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. 15Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, 16et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix ; là, il a tué la haine (Ep 2,8-9.14-16).

c) La justice de la loi “ accomplie ” en Christ et en nous.

Ce que la loi ancienne indiquait comme juste se trouve “ accompli ” en Christ et doit l’être en nous. En fait, il y a une sorte de double “ accomplissement ” de la loi.

1. Portée à son accomplissement par le Christ, elle devient pure loi d’amour.

2. Ainsi transformée, elle est accomplie, au sens de mise en pratique, par ceux qui ont été eux-mêmes renouvelés par le Christ.

Le verbe “ accomplir ”, pleromai, possède donc un double sens. Mais il ne s’agit pas d’un jeu de mot. Toute la vie chrétienne doit sans doute se comprendre comme un effort pour parvenir à la plénitude du Christ61. Ici, les deux références majeures sont Rm 8,4 et Ga 5,14 à rapprocher de Mt 5,17.

5. Ne pas rendre inutile la grâce de Dieu

On saisit mieux la force de l’enseignement de l’épître aux Galates si l’on perçoit ce qui sous-tend les prises de position de Paul.

60 Cf. la note de la TOB sur Ga 2,15. 61 Sur la place capitale, en christianisme, du rapport entre inaccompli et accomplissement voir les Neuf thèses pour une éthique chrétienne de Balthasar.

a) Le sauveur crucifié. Paul place ses lecteurs devant un choix radical, sans compromis possible : pour ou contre l’Évangile (cf. 1,6). Mais que veut-il donc défendre à tout prix ? Qu’est-ce qu’on ne peut renier, à ses yeux, sans renier l’Évangile même ?

− Est-ce l’idéal de la liberté ? (Voir surtout les chapitres 2 et 4). Paul serait à comprendre comme un libéral.

− Est-ce la doctrine du salut par la foi ? (Cf. 2,16 ; 3,6.14 etc.) Paul serait à comprendre comme le défenseur d’une orthodoxie.

Ces réponses ne sont pas suffisantes. Ce qui est en cause est infiniment plus important. En fait, ce n’est rien moins que la fidélité à Jésus Christ, le Sauveur crucifié.

− A plusieurs reprises (3,1 ; 5,11 ; 6,12.14), Paul reproche à ses adversaires de mettre de côté le Christ et sa croix.

− Symétriquement, quand il décrit la nouveauté chrétienne, c’est souvent en référence à la croix du Christ : 1,4 ; 2,19-20 ; 3,13 ; 5,24.

C’est donc bien par rapport à la personne même du Christ qu’il faut comprendre l’enseignement de Paul sur loi et liberté.

b) Donner à Jésus Christ sa vraie place. Tous les reproches adressés par Paul à ses adversaires reviennent finalement à leur dire qu’ils ne donnent pas au Christ la place qui lui revient. Ils se méprennent sur ce qu’il est.

1. Si la pratique de la loi suffisait à sauver, à quoi bon la mort du Christ pour les pécheurs ? (Cf. 2,21 ; 3,11-13)

2. S’il fallait en rester aux pratiques juives comme la circoncision, Jésus n’apparaîtrait-il pas comme un prophète parmi d’autres, un nouveau réformateur de la religion d’Israël, et non pas celui qui fait passer de l’Ancienne Alliance à la Nouvelle ? (Cf. 4,1-7 ; 4,21-32, les deux alliances.)

3. Si l’on devait conserver une mentalité servile, ne serait-ce pas méconnaître que Jésus est le Fils envoyé par Dieu pour faire de nous des fils ? (cf. 4,4-5 ; plus largement : 3,23-4,11.)

4. Si les chrétiens devaient s’autoriser de leur liberté pour faire le mal, ne serait-ce

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pas une trahison du Christ ? (Cf. 2,17 ; 5,1.)

5. Si l’on devait chercher à se faire bien voir et fuir les persécutions en transigeant sur l’Évangile, ne serait-ce pas mépriser la croix du Christ ? (Cf. 5,11 ; 6,12-14.)

Dans Galates, Paul n’hésite pas à présenter le Mystère du Christ dans ce qu’il a de plus abrupt. Sept fois, il fait référence à la croix (alors que le mot croix, stauros, n’est employé que 20 fois, au total, dans les épîtres de Paul). Pour lui, le Crucifié est celui qui a renouvelé toute chose. S’il s’agit de lui demeurer fidèle, aucune concession n’est possible.

Pour moi, non, jamais d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur Jésus Christ ; par elle, le monde est crucifié pour moi, comme moi pour le monde. Car ce qui importe, ce n’est ni la circoncision, ni l’incirconcision, mais la nouvelle création (6,14-15).

D. L’effet de la grâce dans l’homme

Pour Paul comme pour l’Ancien Testament la grâce est donc d’abord la bienveillance de Dieu à l’égard de l’homme. Mais qu’en est-il, selon lui, de l’effet de cette bienveillance dans l’homme ?

1. Importance et difficulté de la question

Avant d’aller plus loin, il nous faut peut-être redire de nouveau l’importance de cette question et son caractère délicat. Dans le langage traditionnel de la théologie catholique, le mot “ grâce ” s’emploie également pour désigner la bienveillance active de Dieu à l’égard de l’homme et pour désigner l’effet produit dans l’homme par cette bienveillance imméritée (grâce “ créée ”). Souvent, on en venait à perdre quelque peu de vue le premier aspect pour envisager surtout cette réalité de la grâce dans l’homme. On parlait ainsi de la “ grâce sanctifiante ”, de la “ grâce habituelle ”, de la “ grâce actuelle ” ou encore des “ grâces d’état ” sinon comme des choses (que l’on pourrait “ avoir ”), du moins comme autant de modifications, d’effets réellement produits dans l’être intérieur, spirituel de telle ou telle personne. Dans cette perspective, la question centrale de la théologie de la grâce semblait être de préciser la nature exacte de cette réalité de la grâce dans l’homme. En examinant le thème de la grâce dans l’Ancien Testament, nous avons vu qu’il nous fallait renverser la perspective. La réalité de la grâce, c’est d’abord la réalité l’amour gratuit de Dieu. A oublier ce point de

départ, tout le reste perd son sens. Cela étant, la question de la nature exacte des effets produits dans l’homme par la grâce de Dieu restait posée. L’Ancien Testament n’utilise pas le vocabulaire de la grâce pour désigner ces effets. De même, les évangiles synoptiques évoquent la réalité de l’oeuvre divine en la désignant comme “ règne de Dieu ”, mais sans employer charis en ce sens. Avec Paul, nous pourrions nous attendre à trouver enfin le mot charis employé pour désigner la réalité du don de Dieu dans l’homme. Ce mot revient près de 100 fois dans ses écrits. Il est une des clés de sa théologie. Il ne serait pas surprenant qu’il en ait enrichi le sens comme il l’a fait pour d’autres vocables62. Qu’en est-il ? La réponse n’est pas si facile. Il est en effet difficile de lire les textes de Paul sans projeter sur les mots qu’il emploie le sens que ceux-ci ont pu acquérir ultérieurement et qu’ils possèdent désormais pour nous.

a) Premier exemple : “ A vous grâce et paix ”

Quand Paul écrit : “A vous grâce et paix”, nous63 interprétons spontanément la formule comme exprimant le souhait que les destinataires de son épître reçoivent ces deux dons que sont la grâce et la paix, qu’ils les possèdent l’une et l’autre. Ce sens n’est peut-être pas exclu. Mais il paraît plus vraisemblable que la salutation paulinienne soit à interpréter dans la ligne du thème vétérotestamentaire de la grâce. La formule signifierait que Paul souhaite à ses lecteurs d’être l’objet de la faveur divine et, en conséquence de cela, de recevoir le don de la paix. Il n’y a pas deux dons de Dieu (grâce et paix). Il y a sa bienveillance, la grâce, et ce qu’il donne de ce fait : la paix64. Une telle interprétation est celle de l’exégète protestant F.-J. Leenhardt qui commente ainsi Rm 1,7 :

La bienveillance de Dieu est la source de la paix, parce que c’est elle qui, en Jésus-Christ, rétablit l’ordre en instaurant une nouvelle économie dans les relations entre l’homme et Dieu. Le couple “ grâce et paix ” évoque à la fois la source et la

62 Par exemple, le mot suneidèsis (conscience). 63 Précisons : nous catholiques. 64 Dans cette interprétation, en somme, charis ne désigne que la grâce "incréée", tandis que eirènè (paix) désigne à lui seul toute la réalité de la grâce "créée". Si l'on songe au sens fort de ce dernier mot dans le vocabulaire biblique, il est tout à fait vraisemblable qu'il soit employé par Paul pour désigner, d'une manière globale, la totalité de ce qui est donné aux hommes du fait de la bienveillance divine (comme c'est d'ailleurs le cas en Lc 2,14b : “sur la terre paix aux hommes objets de la bienveillance de Dieu”).

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réalité de l’ordre nouveau qui se réalise dans la vie de la communauté65.

b) Second exemple : “ Nous avons reçu grâce et apostolat ”

Autre exemple de la même difficulté. En Rm 1,5 Paul écrit : “Nous avons reçu grâce et apostolat.” La TOB traduit : “ la grâce d’être apôtre ”66. En effet, à lire le contexte, l’idée de Paul semble bien être de préciser qu’il tient de la seule grâce de Dieu l’autorité apostolique qui est la sienne. Là encore, la grâce n’est pas à envisager comme la réalité d’un don distinct de celui qui serait évoqué ensuite. Elle en est la source. Quand un théologien écrivait naguère que “ pour saint Paul, la grâce ne reste pas extérieure à l’homme, elle l’atteint, le pénètre et le transforme ” et faisait aussitôt après référence à la notion de “ grâce créée ”, nous serions donc tentés de dire qu’il allait un peu vite en besogne. Certes, il ne fait aucun doute que pour Paul, l’homme soit atteint et transformé par l’action salvifique de Dieu. Mais il n’est pas certain que l’image de la charis “ pénétrant ” dans l’homme pour y demeurer comme une source intérieure de dynamisme et de renouveau, n’aille pas au-delà, sinon du contenu de l’enseignement paulinien, du moins de la façon dont il s’exprime.

2. Grâce, don, charisme [simple ébauche]

Pour nuancer ce qui précède, il nous faut cependant relever un certain nombre de textes pauliniens dans lesquels le mot charis intervient dans des tournures qui, parce qu’elles affirment ensemble et la bienveillance divine et l’effet de cette bienveillance, vont dans le sens de notre emploi du mot grâce pour désigner ce dernier. C’est notamment le cas en Rm 5,12-21. Paul y joue sur trois mots différents : grâce (charis), charisme (charisma), et don67. Serait également à relire ce grand texte qu’est Rm 8 sur “ la vie chrétienne dans l’Esprit ”.

65 F.-J. LEENHARDT, L'Épître de saint Paul aux Romains, Labor et Fides, Genève, 2me édition, pp. 25-26. Souligné par nous. 66 Une note de la TOB, inspirée du commentaire de Leenhardt, explique : “Il ne faut pas comprendre : grâce d'une part, apostolat de l'autre ; Paul considère son apostolat comme un don particulier de la grâce de Dieu.” 67 Sur la théologie paulinienne des charismes voir L. CERFAUX, Le chrétien dans la théologie paulinienne, coll. "Lectio Divina" n° 33, Cerf, Paris 1962, chapitre VIII, "Le don de l'Esprit-Saint", p. 219-286 et Y. CONGAR, Je crois en l'Esprit-Saint, Tome I, Cerf, Paris, 1979, p. 59-63.

Empruntons notre conclusion provisoire au P. Baumgartner dans l’article “ Grâce ” du Dictionnaire de Spiritualité (1967).

“La notion de charis chez saint Paul ne signifie pas uniquement la grâce incréée. Elle tend parfois à s’identifier à la justice intérieure à l’homme et elle contient, par le fait même l’amorce de l’aspect créé de la grâce (Rm 5,1-2.17), de cette gratia creata, principalement envisagée par la théologie post tridentine.”

III. La théologie johannique

1. La grâce de Dieu en Jésus-Christ (Prologue de Jn)

Le Prologue de Jean constitue une introduction théologique à cet évangile, présentation à la fois poétique et systématique du mystère du Christ. Le mot charis y figure quatre fois, aux versets 14, 16 (2 fois) et 17.

a) “ Fils unique plein de grâce et de vérité ” (verset 14)

“ Et le Verbe fut chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père. ”

L’expression “ grâce et vérité ” vient de Ex 34,6 que nous avons longuement commenté dans le chapitre précédent. Dans ce verset central du Prologue, l’auteur attribue au Christ ce qu’on pourrait appeler la définition même de Dieu, tel qu’il s’était lui-même révélé au Sinaï. On sait que, dans l’Ancien Testament la gloire (kabod en hébreu), c’est “ ce qui donne du poids ”, “ ce qui en impose ”68. La gloire de Dieu, c’est donc tout à la fois le fait qu’il laisse apparaître combien il est puissant et saint et le fait qu’il possède en lui-même cette puissance et cette sainteté. On pourrait dire : l’inimaginable densité de son être69.

68 Le mot vient de la racine kbd, "être lourd". Cf. l'article "gloire" du Dictionnaire encyclopédique de la Bible. 69 “La gloire de Yahvé est la manifestation de sa puissance et de sa sainteté. Suivant qu'on met l'accent sur le caractère visible de cette puissance ou sur la puissance elle-même, la gloire sera ou la manifestation de Dieu ou une propriété du Dieu puissant et saint” (Dictionnaire Encyclopédique de la Bible). Le grec doxa, gloire, n'est donc pas à comprendre d'abord au sens du grec profane et du français contemporain, comme une simple renommée.

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La gloire du Fils unique, qu’il tient du Père, ce n’est donc pas seulement le fait qu’il soit celui qui révèle le Père, c’est le fait qu’il possède en lui-même ce qui fait l’être et la vie du Père : la grâce et la vérité. En le disant “ plein ” (rempli de, plèrès) de grâce et de vérité, l’évangéliste exprime bien que grâce et vérité ne sont autres que la réalité intérieure de ce que le Fils unique reçoit du Père en plénitude, réalité intérieure qui est sa gloire et se manifeste comme gloire. (En d’autres termes, gloire, grâce et vérité du Fils ne sont pas simplement “ fonctionnelles ”, liées à sa mission, mais “ ontologiques ” et caractérisant le mystère même de son être intime70.) De nouveau, comme dans l’Ancien Testament, la grâce nous est donc présentée comme étant d’abord l’une des dimensions du mystère de Dieu lui-même71. En présentant la grâce, au même titre que la vérité, comme un élément de cette plénitude que le Fils unique tient du Père, le texte suggère qu’elle appartient à l’identité de Dieu comme tel (sa “ nature ”, si l’on veut) et non pas seulement aux dispositions qu’il se trouve avoir à l’égard des hommes. La grâce, ce n’est pas seulement le fait que Dieu se trouve être miséricordieusement bienveillant, c’est le fait qu’il est en lui-même libéralité et générosité infinies72. En somme, il y a trois niveaux :

70 Le débat sur le caractère "fonctionnel" ou "ontologique" des différentes christologies du Nouveau Testament est relativement complexe. Dans le Prologue, il semble clair que l'auteur remonte en deçà de la mission du Verbe incarné pour lever le voile sur le mystère éternel de la vie divine. Mais son intention n'est certainement pas de séparer la mission du Verbe "venu dans le monde" et ce qu'il était "au commencement". Le texte perd tout sens si l'on ne tient pas que c'est bien le même Verbe qui était au commencement auprès de Dieu et dont les disciples ont "vu la gloire" après qu'il se fut fait chair. Il y a donc unité entre l'être et sa manifestation, entre la mission du Fils comme révélateur du Père et son identité de Parole (Verbe) éternelle. 71 On pourrait sans doute préciser : non pas seulement une disposition de Dieu, mais ce qui le caractérise en lui-même (un "attribut" divin). 72 Aussi longtemps que Dieu, dans son mystère intime, pouvait sembler un être solitaire, sa grâce pouvait sembler ne caractériser que sa relation à l'égard des créatures. Quand il apparaît que son Verbe "est Dieu", depuis toujours, face à lui, nous découvrons que cette infinie générosité divine s'exerce de toute éternité dans son être intime et n'a pas besoin de la création (comme pour s'épancher au dehors). En d'autres termes, le mystère de la grâce ne commence pas avec la création du monde. Pour se donner, tout entier et gratuitement, le Père n'a pas eu à "attendre" d'avoir créé l'homme à son image et ressemblance. Une conséquence de cela est le caractère absolument non nécessaire de la création du monde et de l'homme. Celle-ci n'est qu'un effet supplémentaire de la gratuité sans bornes de l'amour divin.

1. La plénitude de grâce est en Dieu ce que le Père communique au Fils Unique. Le Père est générosité infinie et donne au Fils d’avoir en lui-même la même surabondance de vie et d’oblation.

2. Cette plénitude de grâce est communiquée au Fils incarné, à cet homme qui est le Verbe de Dieu et dont les disciples ont “ vu la gloire ”.

3. Enfin, par le Verbe incarné, la grâce est communiquée aux hommes (versets 16 et 17).

b) “ Grâce sur grâce ” (verset 16) “De sa plénitude en effet, tous, nous avons reçu, et grâce sur grâce73.”

Ce que veut souligner Jean, c’est que la grâce du Fils unique est grâce pour les hommes. La “ plénitude ” (ou “ plérôme ”, plèrômatos) du Fils unique dont il est ici question, c’est cette surabondance de grâce et de vérité dont le verset 14 affirmait qu’il était “ plein ” (plèrès)74. C’est de cette plénitude-là que nous avons “ reçu ”. Il faut donc comprendre que la grâce que le Fils tient du Père n’est pas seulement une bienveillance qui le pousserait à nous être favorable (par des bienfaits dont le contenu ne serait pas précisé). Voici que “ nous ” la recevons nous-mêmes. La grâce n’est pas seulement ce qui fait que Dieu donne, elle est ce que Dieu donne : ce qu’il nous donne de lui-même, de sa vie et de son être les plus intimes. La grâce, c’est ce que le Fils reçoit du Père en plénitude ; c’est aussi ce qu’il communique et, pour ainsi dire, “ monnaye ” (“ grâce après grâce ”) aux hommes en surabondance75. Ce verset 16 du Prologue de Jean fournit donc un fondement biblique à la théologie de la “ grâce créée ”. Nous avons dit plus haut nos hésitations à

73 On traduit parfois "grâce après grâce", mais "la tournure, explique la TOB, n'évoque pas la succession d'une faveur à une autre (AT puis NT ; Christ puis Esprit), mais la capacité constamment élargie d'accueillir le don de Dieu." Pour une discussion des différentes opinions sur ce point voir A. FEUILLET, Le prologue du quatrième évangile, Desclée de Brouwer, 1968, p. 123-126. 74 “En Jn 1,16 le mot plérôme [...] est à mettre en rapport avec le v. 14 et exprime donc ce fait que le Logos incarné est "rempli de grâce et de vérité", ou, ce qui revient au même, rempli de la vie divine, qu'il pourra ensuite communiquer aux hommes” (A. Feuillet, op. cit., p. 121). 75 Le mouvement et donc celui-ci : du Père au Fils Unique puis de celui-ci à nous. On peut faire le rapprochement avec Jn 6,57 : “De même que, envoyé par le Père qui est vivant, moi, je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra lui aussi, par moi.”

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trouver un tel fondement dans saint Paul76. Ici, l’affirmation de la grâce comme une réalité reçue de Dieu et devenant intérieure à l’homme nous semble particulièrement nette77.

c) “ La grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ ” (verset 17).

“Si la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.”

Le texte semble opposer Moïse et Jésus. Faudrait-il l’interpréter dans le sens, plutôt paulinien, d’une critique de la loi qui “ ne donne que la connaissance du péché ” (Rm 3,20) ? Il semble pourtant exclu que l’auteur ne reconnaisse pas dans la Torah une première révélation de la grâce et de la bonté de Dieu. Ou bien devrait-on dire que, dans l’Ancienne Alliance, la grâce de Dieu était révélée à l’homme mais sans lui être communiquée comme une source intérieure de vie et de sainteté. Si l’on rapproche Jé 33 et Ez 36 on peut conclure que la transformation intérieure du coeur de l’homme est la caractéristique de la nouvelle alliance. Les exégètes expliquent plutôt que le parallélisme entre Moïse et Jésus doit être compris comme étant “ non pas antithétique, mais synthétique ”78. De la même façon, au verset

76 Non pas, redisons-le, que la réalité de la "grâce créée" ne soit pas affirmée par Paul, mais il ne nous paraît pas certain que le mot grâce (charis) soit utilisé par lui en ce sens. 77 Cette interprétation pourrait-elle être contestée ? Sur un texte aussi commenté que le Prologue de Jean toutes les thèses possibles ont été soutenues, même les plus discutables. Trois points cependant nous semblent hors de doute. 1° La "plénitude" dont il est question dans ce verset 16, n'est autre que celle du "Fils unique plein de grâce et de vérité" du verset 14. C'est donc une plénitude de vie divine ("gloire"). 2° Ce que nous recevons de la plénitude du Logos incarné, le texte le désigne par le mot grâce. En effet, quelle que soit l'interprétation que l'on donne de la formule "grâce sur grâce", il ne fait aucun doute qu'elle désigne ce que nous avons reçu. (Le mot charin est à l'accusatif et constitue grammaticalement le "complément d'objet direct" du verbe elabomen, "nous avons reçu".) 3° Le verset affirme que la grâce qui nous est ainsi communiquée provient de la plénitude du Logos incarné : "De sa plénitude, tous nous avons reçu, ek tou plèrômatos autou. Il s'agit d'une provenance, la préposition ek devant se traduire, selon son sens le plus habituel, par "hors de, à partir de". Il est vrai que, en grec, la préposition ek peut ne pas avoir son sens précis de "hors de", "à partir de" et signifier seulement "du fait de", "par suite de", mais a) ce que nous recevons "de" cette plénitude, c'est justement "grâce sur grâce", or b) d'après le v. 14, la grâce était précisément, avec la vérité, l'un des deux éléments de la plénitude du Fils Unique. La conclusion s'impose : puisque ce que nous recevons "de" la plénitude du Verbe est désigné par le même mot que l'un des éléments fondamentaux de cette plénitude, alors ek signifie bien "à partir de", "venant de". 78 J. JEREMIAS cité par A. FEUILLET, op. cit., p. 125.

précédent, “ grâce sur grâce ” devrait se comprendre comme “ grâce après grâce ” : avant “ d’habiter parmi nous ” en Jésus, le Logos divin s’exprimait déjà en Moïse. Le verset 17 ne voudrait pas dévaloriser la grâce mosaïque, mais exprimer que “ la révélation chrétienne est la Grâce par excellence, le terme et le couronnement des bienfaits dont le Verbe s’est plu à favoriser les Israélites depuis les temps les plus anciens ”79. Quoi qu’il en soit (et malgré l’opinion différente du Père Boismard), il paraît clair que “ grâce et vérité ”, dont il est dit qu’elles sont venues “ à travers ” (dia) Jésus-Christ, ne sont autres que les deux composantes de la gloire du Fils unique dont le verset 14 affirmait qu’il la reçoit de son Père80.

2. Autres textes johanniques Dans l’évangile de Jean, le mot grâce n’apparaît pas en dehors du Prologue81. Mais, de même que, dans les Synoptiques, le thème du Royaume venait exprimer la réalité du mystère du don de Dieu, de même, dans le quatrième évangile, le thème de la vie exprime ce que Dieu fait partager à l’humanité. Brièvement, l’essentiel sur ce thème très développé.

a) Le don de la vie par Jésus-Christ Le texte le plus explicite est celui que nous avons déjà mentionné en commentant le Prologue, Jn 6,57 : “De même que, envoyé par le Père qui est vivant, moi, je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra lui aussi, par moi.” Du Père à Jésus et de Jésus à ceux qui l’accueillent, la même vie se transmet. Plus exactement, le même vivre : ce verset n’emploie pas le substantif, “ vie ” (zôè), mais le verbe, “ vivre ” (zèn)82. Dans Jn, la vie apparaît à la fois comme le bien propre de Dieu et ce que le Fils à la mission de communiquer aux hommes. Le pouvoir du fils, c’est de faire passer de la mort à la vie, car il “ dispose ” de la vie en lui-même de même que le Père en dispose (5, 19-30 ; cf. aussi 10,10).

79 Th. CALMES, cité par A. FEUILLET, op. cit., p. 126. 80 Si jamais nous avions pu être tenté de raisonner a silentio et de conclure du verset 16 que la grâce qui est en Dieu nous est communiquée sans que nous soit aussi communiquée sa vérité, cette solidité fondamentale qui le caractérise, nous voici rassurés ! 81 Il ne figure pas non plus dans la 1e épître. On le trouve en 2 Jn 3 ; Ap 1,4 et Ap 22,21 (formules de salutation). 82 Encore une fois, il nous faut prendre garde à ne pas substantifier, "chosifier" la grâce. Que Jn en parle comme d'une vie devrait nous empêcher de la considérer comme une réalité statique. Mais la vie même peut être imaginée comme une sorte d'énergie vitale qui serait transmise. (Même l'allégorie de la vigne, en Jn 15, ne doit pas se comprendre ainsi.)

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Cette communication de la vie aux hommes est la raison d’être de l’incarnation du Fils, mais Jean montre aussi qu’elle sera le fruit de sa Pâque. Il faut que le Fils de l’homme soit “ élevé ” pour que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle (3,14-15). Le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis (10,11, à rapprocher du verset immédiatement précédent 10,10 : “ Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. ”)

b) La foi et les sacrements Pour Jn, ce qui permet “ d’avoir ” la vie éternelle, c’est d’abord la foi “ afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle ” (3,14). “ Amen, amen je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit en Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle ; il ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie ” (5,24). On remarque que la vie éternelle n’est pas présentée comme un avenir seulement. Le texte la présente comme déjà reçue par celui qui croit : déjà, il la possède, déjà il y est “ passé ”. (Cf. aussi 6,40 ; 8,24.)Dans le 4e évangile, jamais il n’est question des sacrements de manière explicite. (L’institution de l’eucharistie n’est même pas mentionnée !) Et cependant, il est très souvent question des sacrements. Pour O. Cullmann, Jn est tout entier sacramentaire. Si Jean a choisi de rapporter certains signes accomplis par Jésus, c’est à cause des sacrements qu’ils représentent. Sur le baptême, voir surtout : Jn 3,5 ; 5,21 ; 8,12 (où le baptême est évoqué comme don d’une vie nouvelle et comme “ illumination ”.) Sur l’eucharistie, le texte majeur est évidemment le “ discours sur le pain de vie ” : Jn 6, texte qui présente la foi et l’eucharistie comme ce qui permet d’avoir la vie éternelle et de vivre à jamais.

c) Les fruits de la vie Plusieurs thèmes johanniques précisent en quoi consiste la vie éternelle et sont donc à verser au dossier d’une théologie de la grâce. La connaissance de Dieu. 17,13 : “ La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu et ton Envoyé Jésus-Christ. ” Selon le sens vétérotestamentaire du mot, la “ connaissance ” n’est pas un savoir mais le partage de l’existence et de l’intimité d’une personne. L’habitation . “ Nous ferons chez lui notre demeure ” (14,23 ; cf. aussi 1 Jn 3,24 et 1 Jn 4,1516)83. 83 Le thème de l'inhabitation de la Trinité dans l'âme des justes est sans doute trop oublié. Les théologiens occidentaux précisent que cette inhabitation est "appropriée" à l'Esprit Saint. (Sur la doctrine classique de l'habitation des personnes divines, on peut consulter Ch. BAUMGARTNER, La Grâce du Christ, p. 166-170 et 181-189.)

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Chapitre 3

Pélagianisme, “ semi-pélagianisme ” et nécessité de la grâce

I. PELAGE ET SA DOCTRINE........................... ......... 30

A. A ROME : EXIGENCE MORALE ET OPPOSITION AU FATALISME............................................................. 31

B. LES GRANDES LIGNES DE LA PENSEE DE PELAGE ........ 32 1. Dignité de l’homme doté de raison et de liberté .....................32 2. Le pouvoir d’éviter le péché (impeccantia) .............................32 3. Glorification de la nature et exigence morale .........................33 4. Une conception juridique de la religion...................................33

II. L’HERESIE PELAGIENNE ET SA CONDAMNATION....................................... ................ 33

A. DE 411 A 418............................................................ 33 1. En 411, à Carthage, un débat sur le baptême des

petits enfants et sur le péché d’Adam ..................................33 2. En 415-416, en Palestine, les explications de Pélage

sur la grâce comme facilitas non peccandi...........................34 B. LE “ GRAND CONCILE ” DE CARTHAGE (MAI 418) ......... 35 1. La grâce ne vaut pas seulement pour les péchés du

passé 35 2. La grâce ne donne pas seulement l’intelligence

des commandements ...........................................................36 3. La grâce ne vient pas seulement “ faciliter ” ce que

nous pourrions accomplir sans elle ......................................36 4. “ Si nous disons que nous n’avons pas de péché, la

vérité n’est pas en nous ” .....................................................37 C. POURSUITE DE LA POLEMIQUE :

JULIEN D’ÉCLANE ....................................................... 37

III. LE “ SEMI-PELAGIANISME ” ET LES

CLARIFICATIONS DES V E ET VIE SIECLES ........... 37

A. LE “ SEMI-PELAGIANISME ” (SI MAL NOMME)................. 37 a) Moines d’Afrique, “ marseillais ” et provençaux

37 b) La prédestination 38 c) L’initium fidei 38 d) La persévérance finale 38 e) Le point faible du semi-pélagianisme 38

B. L’INDICULUS (VERS 440 : REPONSE AUX SEMI-PELAGIENS) ................................................................ 38

C. LE SECOND CONCILE D’ORANGE (529 : CONDAMNATION DU PREDESTINATIANISME) .................. 39

IV. ANNEXE : THESES CLASSIQUES SUR LA NECESSITE DE LA GRACE........................... .......39

A. NECESSITE DE LA GRACE POUR L’HOMME DANS L’ETAT DE PECHE.........................................................40 1. L’homme dans l’état de péché peut-il connaître le

vrai ? 40 2. L’homme dans l’état de péché peut-il vouloir le bien ? .......... 40 3. L’homme dans l’état de péché peut-il mériter la vie

éternelle ? Peut-il faire quelque chose pour son salut ? 40

4. L’homme dans l’état de péché peut-il se préparer à la grâce ?................................................................................. 41

B. NECESSITE DE LA GRACE POUR L’HOMME JUSTIFIE .....................................................................41 1. Possibilité d’éviter le péché ?................................................. 41 2. Nécessité de la grâce “ actuelle ” pour persévérer dans

le bien (auxilium speciale) ................................................... 42 3. Persévérance finale ............................................................... 42

C. QUE RETENIR ? .........................................................43 Contemporain d’Augustin, Pélage a laissé son nom à une doctrine qui est l’une des grandes hérésies de l’histoire, c'est-à-dire non pas une erreur sur un point secondaire du credo chrétien, mais la méconnaissance d’un point tout à fait essentiel : la nécessité de la grâce. Pour l’essentiel, la thèse pélagienne con-siste à affirmer que le salut de chaque homme dépend exclusivement de sa li-berté et de sa volonté sans que la grâce divine ait à intervenir de manière détermi-nante. Comment parvenir au salut ? Réponse de Pélage et de ses disciples : en évitant le péché, ce que chacun est capable de faire par ses propres forces. Si la grâce intervient, c’est comme une aide, qui ne saurait être décisive. La polémique sur les thèses théologiques de Pélage eut lieu pour l’essentiel entre 410 (prise de Rome par Alaric) et 430 (mort de saint Augustin). Le débat, long et parfois confus, portait sur des questions comme celles de la prédestination, de la place de la

Théologie de la Grâce mars 2000 Jean-Loup Lacroix

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prière de demande, du baptême des petits enfants, des conséquences du péché d’Adam ou encore de la capa-cité que nous possédons d’éviter le péché. Sur tous ces points, Pélage et ses disciples défendaient des positions qui pourront sembler tout à fait accepta-bles à nombre de chrétiens d’aujourd’hui. L’insistance des pélagiens portait sur la liberté et la responsabilité de chacun quant à sa destinée. Pour eux la prière de demande ne devait pas se concevoir comme la requête d’une grâce imméritée mais comme la sollicitation d’une aide (auxilium) de Dieu pour nous soutenir dans ce que nous avons d’abord à réaliser par nous-mêmes. Avec une sorte d’optimisme, malgré la période troublée dans laquelle ils vivaient, ils insistaient sur les capacités positives de la nature humaine. Dans ce qu’elle avait de meilleur l’inspiration des pélagiens était donc un refus du fatalisme84. L’homme est libre, son salut dépend de lui. Assez vite, cependant, il apparut que la plupart de leurs thèses étaient inadmissibles. Leur erreur était de méconnaître le rôle déterminant de la grâce de Dieu dans le salut de l’homme. Bien entendu, ni Pélage ni ses disciples n’allaient jusqu’à récuser l’idée même de la grâce. Celle-ci est trop fortement affirmée dans l’Écriture et la tradition pour pouvoir être récusée. Mais, si les pélagiens per-sistent à affirmer l’existence de la grâce, ils ne lui attribuent qu’un rôle marginal. A vrai dire, elle ne les intéresse guère. L’essentiel de leur foi n’est pas dans l’affirmation d’un salut donné gratuitement. Face au pélagianisme, le champion de l’orthodoxie fut Augustin. Pendant les 20 dernières années de sa vie, l’évêque d’Hippone multipliera les écrits et les interventions pour faire apparaître ce que la doctrine de Pélage avait d’irrecevable puis pour répondre aux objections que ses partisans lui faisaient en retour. On aura compris qu’il ne s’agit pas là d’un faux débat, ni d’une question aujourd’hui “ dépassée ”, mais d’une question cruciale, et qui demeure actuelle. On peut dire que le Pélagianisme est la tentation sponta-née des chrétiens d’Occident. Prendre conscience du fait que les thèses pélagiennes traduisent une percep-tion radicalement faussée de la foi, cela est donc de la plus grande importance.

I. Pélage et sa doctrine

Pélage était né en Grande Bretagne vers 354. Aux alentours de 380, il vint à Rome pour y étudier le droit et il s’y fit baptiser. On le présente parfois comme

84 Sur cet arrière-plan voir J. PELIKAN, La tradition chrétienne, tome 1, Paris 1994, p. 292-298.

“ un moine breton ”, mais sa vie était celle d’un ascète laïc. A Rome, où il avait vécu une trentaine d’année, il avait acquis une assez large influence, devenant “ une des voix les plus écoutées des gran-des familles romaines ”85. Se regroupent autour de lui plusieurs disciples, en premier lieu l’avocat Célestius (vers 390) puis Rufin, originaire de Syrie (en 399). En 410, au moment de la prise de Rome par Alaric, Pélage se réfugie en Afrique en compagnie de Célestius. Il part ensuite en Palestine où il s’établit. A partir de 411, les thèses défendues par les pélagiens sont vivement contestées et condamnées à plusieurs reprises par différents conciles locaux, dont le plus important est celui de Carthage (418). Après différents rebondissements, Pélage et Célestius sont finalement excommuniés par le Pape Innocent Ier. Julien, évêque d’Eclane, en Italie, prend alors leur dé-fense. La polémique entre Augustin et lui se prolonge en une interminable controverse qui va durer jusqu’à la mort d’Augustin, en 430. La question de la personnalité de Pélage lui-même n’est pas essentielle au débat sur sa doctrine. D’ailleurs nous la connaissons mal. Il fut certainement un chrétien fervent. Il insistait sur la nécessité de l’effort moral. Ses adversaires le présentent comme un homme physiquement lourd, plus entêté dans ses idées que véritablement intelligent. Il n’est pas impossible qu’il ait ressemblé à cette caricature. Les véritables théoriciens de sa doctrine furent Célestius et Julien d’Eclane.

85 V. GROSSI, dans le vol. IV de l'Initiation aux Pères de l’Église (QUASTEN), Paris 1986, p. 514. Voir aussi P.-Th. CAMELOT, art. "Pélage" de l'encyclopédie Catholicisme, tome 10, col. 1092 : “Sa réputation d'ascète et sa science biblique lui attirent bientôt des disciples. Il a, comme Jérôme à la même époque, grand succès dans l'aristocratie romaine devenue chrétienne.”

Pour lui [Pélage], le rapport de l’homme à Dieu est avant tout un rapport de création entre un Dieu juste et un homme libre. Sa pensée est celle d’un bon sens évident et immédiat, tel que l’on est tenté de lui donner spontanément raison. Dieu est juste : donc il récompense les justes et punit les méchants ; il ne demande rien d’impossible ni d’abusif, donc sa Loi est accessible à l’homme. […] L’homme est libre : il est “ émancipé ” de Dieu, adulte devant Dieu. Si le “ pouvoir ” vient bien de Dieu, le “ vouloir ” et l’“ accomplir ” appartiennent à l’homme. (SESBOÜE, L’homme et son salut, p. 162.)

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A. A Rome : exigence morale et opposition au fatalisme

Au point de départ, à l’époque où il vit à Rome, Pélage est surtout un homme qui réagit contre le relâchement moral qu’il constate au sein de la communauté chrétienne.

L’orientation première [que Pélage donne à son mouvement], et qui restera fondamentale est d’ordre ascétique. Au moment où se produisent des conversions massives au christianisme, Pélage est soucieux de l’authenticité de ces adhésions ; il propose donc, surtout à l’élite de l’aristocratie romaine, une vie chrétienne aussi conforme que possible aux exigences radicales de l’Évangile86.

Au bout de quelques années, et peut-être sous l’influence de Rufin, on voit Pélage et les siens se faire les défenseurs de thèses proprement théologiques : mortalité naturelle d’Adam, non-transmission de son péché, innocence primitive des enfants, [...] existence d’hommes “ sans péché ” avant la venue du Christ87. Dans ce contexte, on voit le groupe pélagien se soucier de lutter contre le fata-lisme, repris du paganisme et “ entretenu par les cer-cles manichéens où on proposait de concevoir Dieu comme créateur de deux grands groupes d’hommes : l’un pécheur, donc destiné à la damnation, et l’autre bon, donc appelé à la vie ”88. Dans cette perspective, Pélage, ou du moins l’un de ses disciples89, écrit un petit ouvrage le Liber de induratione cordis Pharaoni (“ Sur l’endurcissement du coeur de Pharaon ”).

86 A. SOLIGNAC, “Pélage et pélagianisme”, dans Dictionnaire de Spiritualité, tome 12/2, 1986, col. 2925. L'auteur poursuit : “L'activité qu'il déploie en ce sens prend en quelque sorte le relais de celle de Jérôme avant son départ en Palestine (385) ; elle s'apparente aux mouvements analogues suscités par Priscillien en Espagne et en Gaule par Martin de Tours.” 87 A. SOLIGNAC, ibidem. 88 Cf. V. GROSSI, op. cit., p. 608. Les tenants de cette vision des choses prétendaient sur différentes formules de l’Écriture, notamment sur l'emploi du verbe "prédestiner" en Rm 8,29 : “Ceux que d'avance il a connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils.” On citait aussi Ex 7,3 (“Moi, j'ai endurci le coeur de Pharaon”), Rm 9,18 (“Il fait miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut”) ou Rm 9,13 (“J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü”, citation de Ml 1,2-3). 89 Grossi présente le De induratione comme étant l'oeuvre de Pélage lui-même. Mais l'article plus récent et particulièrement érudit du Dictionnaire de Spiritualité (F. G. NUVOLONE et A. SOLIGNAC) n'y voit que l'oeuvre d'un disciple anonyme. Peu importe, en fait. En tout état de cause le texte est particulièrement caractéristique de l'orientation originelle du pélagianisme, à Rome, dès avant 410.

L’auteur du De induratione, interprète la prédestination affirmée par S. Paul comme une simple prévision, par Dieu, de la persévérance finale des hommes. Il écrit :

Donc ceux qu’il a connus, prédestinés, appelés, justifiés [...] sont ceux dont il a prévu qu’ils auront persévéré avec un esprit ferme en tout ce qu’ils auront eu à souffrir pour son nom.90

En cohérence avec leur exigence morale et leur refus du fatalisme les pélagiens insistent sur les capacités de la nature humaine. Dans la ligne d’un certain stoïcis-me, ils soulignent le pouvoir que l’homme possède de maîtriser ses passions et de bien se conduire : cela dé-pend de lui. Dans sa Lettre à Démétriade, Pélage explique lui-même comment, quand il “ initie ” ses disciples, il insiste en premier lieu sur la valeur et les ressources de la nature humaine :

Chaque fois qu’il me faut parler de l’éducation des moeurs et de la conduite d’une vie sainte, je m’attache en premier lieu à mettre en relief la force et la grandeur de la nature humaine et à montrer ce qu’elle est capable d’accomplir ; de là j’excite l’esprit de mon auditeur à la pratique des vertus, pour qu’il n’ait pas le sentiment d’être appelé à une perfection au-dessus de ses forces... En premier lieu, tu dois donc mesurer la bonté de la nature humaine d’après l’intention de Dieu son auteur... En décidant de faire l’homme à son image et ressemblance, il a montré, avant même de le créer, quelle serait sa dignité91.

A première vue, à ce stade de l’évolution de la pensée pélagienne, celle-ci peut sembler tout à fait acceptable. Qu’il faille refuser le fatalisme, tous devraient en être d’accord. Quant aux textes de l’Écriture dans lesquels il semblerait que Dieu soit à l’origine de l’endurcissement de certains pécheurs dans leur péché, tous seront également d’accord pour dire qu’il faut parvenir à les interpréter d’une manière qui ne fasse pas de Dieu le véritable coupable des fautes commises par les hommes. Dire le contraire serait proprement blasphématoire. Réinterpréter la “ prédestination ” comme une “ prévision ”, peut donc

90 Cité par GROSSI, p. 607. 91 A Démétriade, 2, 1100. Trad. A. Solignac, D.S., t. 9, col. 355.

‘La force et la qualité de la nature humaine’ : tel est le principe fondamental de la doctrine pélagienne. Cette affirmation relève en partie d’un stoïcisme vulgarisé, mais elle est fondée plus profondé-ment sur la doctrine biblique de l’homme créé à l’image de Dieu. (A. Solignac, D.S., 12,2926.

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apparaître comme une explication assez convaincante et tout à fait utile. Dieu n’étant pas soumis au temps, il voit d’un seul regard, dans son éternel présent, ce qui nous apparaît à nous comme passé, présent et avenir. Cela ne signifie pas que tout soit joué “ d’avance ”, comme si le futur était tout entier contenu dans le passé. Le libre arbitre n’est donc pas une illusion. Mais une telle explication correspond-elle au sens objectif des textes du Nouveau Testament dans les-quels apparaît le mot “ prédestiner ”92 ? Autre objection : que deviennent, dans une telle vision, le dessein et l’action de salut de Dieu ? Dieu est-il l’auteur du salut, ou bien n’en est-il que le plus qualifié des spectateurs ?

B. Les grandes lignes de la pensée de Pélage lui-même

Disons-le honnêtement, dans le cadre de ce cours de théologie, ce qui nous intéresse avant tout, ce n’est pas la personne de Pélage, ni la cohérence sa pensée, c’est ce qui, dans cette pensée, était et demeure inconciliable avec la pleine reconnaissance de la grâce de Dieu. En lui-même, Pélage n’est qu’un penseur d’importance secondaire. Le pélagianisme qui mérite de retenir notre attention, ce n’est donc pas la doctrine de Pélage lui-même, avec ses points forts et ses points faibles, sa cohérence et ses zones d’ombre, c’est celui que condamnera bientôt le concile de Carthage, autrement dit : l’hérésie pélagienne. Cela dit, Pélage n’est pas un mythe, mais un personnage de l’histoire. En tant que tel, il a droit à notre respect93. De plus, il n’est pas sans intérêt de constater que l’erreur pélagienne, fut l’erreur d’un homme dont la pensée avait une certaine valeur et qui, sur plusieurs points avait raison. (En théologie comme ailleurs, on ne se trompe jamais sans avoir un peu raison !) Bref, il ne sera pas inutile de présenter ici sommairement la pensée de Pélage lui-même94 :

92 Ils sont au nombre de quatre : Ac 4,28 ; Rm 8,29.30 ; 1 Co 2,7 ; Ep 1,5.11. 93 Pour ne pas nous montrer injustes à l’égard de l’homme Pélage, peut-être faut-il encore citer ce qu’écrit J. KELLY, dans son Initiation à la doctrine des Pères de l’Église (trad. française, Cerf, Paris, 1968, p. 372) : “ On dit souvent de l’enseignement de Pélage que c’est une sorte de naturalisme ; c’est ne pas tenir compte de l’esprit profondément religieux qui l’inspire. S’il est vrai qu’il ne fait état de la faiblesse de l’homme que de manière très insuffisante, il a une vive et lumineuse conscience de la majesté de Dieu, des merveilleux privilèges et de la haute destinée que Dieu a accordés aux hommes, des exigences de la loi morale et des exemples donnés par le Christ. ” 94 Nous suivons ici l’article “ Pélagianisme ” de l’Encyclopædia Universalis (Michel MESLIN).

Le pélagianisme repose essentiellement sur la conception selon laquelle l’homme peut toujours choisir également entre le bien et le mal. Pour l’exercice de ce choix, l’homme dispose librement de son corps et de ses membres. Sa volonté est toujours prête à affronter la double option, et elle n’est pleinement libre qu’en tant qu’elle reste capable de ce choix.

1. Dignité de l’homme doté de raison et de liberté

Dans sa Lettre à Démétriade (écrite entre 412 et 414), Pélage développe l’idée que l’homme est le chef-d’œuvre de Dieu, et que ce dernier lui a donné, par un privilège unique, la raison, c’est-à-dire la conscience de ses actes. Ainsi, c’est la raison qui permet à l’homme de dominer les autres créatures et des êtres qui peuvent lui être supérieurs par la force ; c’est elle qui lui permet de connaître Dieu. La raison est donc un caractère spécifique, essentiel de l’homme. Elle fait de lui, seul dans tout l’univers, l’exécuteur, volontaire et non contraint par quelque nécessité, de la justice de Dieu. En lui permettant de distinguer le bien du mal, elle laisse ainsi à l’homme la possibilité de mériter par lui-même son salut, car la possibilité de désobéir à la Loi divine est la condition même de cette liberté qui constitue l’éminente dignité de l’homme. Ce texte capital fonde l’autonomie de l’homme par rapport à Dieu et établit entre ce dernier et la créature des relations empreintes d’une totale liberté, étant bien entendu que, chez Pélage, cette autonomie n’existe que située dans un contexte religieux et chrétien. De plus, cette éminente dignité de l’homme est le témoignage de la bonté de la création. Cela implique la notion, alors assez peu fréquente chez les théologiens chrétiens, souvent prisonniers des polémiques contre le paganisme, d’une naturalis quaedam sanctitas, qui constitue, pour Pélage, le soubassement naturel des vertus chrétiennes. C’est donc la liberté qui règle les rapports entre l’homme et Dieu ; par elle, l’homme atteint ses vraies dimensions. Dans son commentaire des Épîtres pauliniennes, Pélage rejette avec horreur tout fatalisme, toute contrainte héréditaire et physiologique qui viendrait, tel le péché originel, s’opposer à l’exercice de cette liberté et amoindrir en l’homme l’œuvre du Créateur.

2. Le pouvoir d’éviter le péché (impeccantia)

L’autonomie de l’homme dans la création et par rapport à Dieu ne prend toute sa signification qu’en tant qu’elle est la condition nécessaire et suffisante de l’ impeccantia, de ce pouvoir inhérent à la nature

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même de l’homme, qui peut, s’il le veut, être sans péché. C’est de cette prémisse, le pouvoir d’impeccance, que part Pélage. Il est, d’autre part, suffisamment entraîné au maniement des catégories aristotéliciennes pour distinguer, lorsqu’il parle du péché, entre l’accident et l’essence : le péché, pour lui, ne peut être doué d’existence en soi, il n’est pas une substantia ; il ne peut être générateur d’autres péchés. Il n’est qu’un acte de désobéissance, c’est-à-dire manifestation libre du choix de l’homme. Ainsi, bien que l’homme tienne de Dieu, par le don de la raison, la possibilité du bien et du mal, il demeure cependant le seul maître de l’usage de cette liberté. Sa volonté n’éprouve aucune inclination, aucun penchant préférentiel pour l’un ou pour l’autre. S’il choisit d’enfreindre la Loi, et de pécher, l’exercice de sa volonté n’en est pas ensuite, et pour autant, affecté : l’acte n’a été que la réalisation d’une possibilité. Après cette perturbation passagère, la volonté retrouve son équilibre antérieur, absolu. Le péché n’est donc qu’actuel, isolé, sans conséquences, et il ne possède aucun caractère obligatoire ni contraignant. En effet, remarque Pélage, comment ce qui est manifestation de la liberté de choix qui est laissée à l’homme pourrait-il aboutir à restreindre, à affaiblir même l’exercice de cette liberté95 ?

3. Glorification de la nature et exigence morale

Naturaliste et rationalisante, mais toujours profondément religieuse, la doctrine pélagienne refuse farouchement toute conception du péché comme cause de la mort, ainsi que celle d’une faiblesse morale héritée d’une faute première. Ce refus logique d’accepter les conséquences du péché originel aboutit à une théorie de la glorification de la nature humaine et de la création dont l’optimisme va singulièrement tempérer la rigueur ascétique des premiers écrits pélagiens. Car, si l’homme choisit le mal, il rompt le contrat qui le lie, lui, créature autonome, à son créateur qui l’a établi dans cette liberté. Si grande que soit cette dernière, elle implique inéluctablement une responsabilité humaine plus grande encore. L’exaltation de la liberté humaine aboutit alors à un constant appel à la perfection individuelle : “ Ce n’est pas grand-chose d’être un exemple pour les païens, écrit Pélage en commentant

95 Ainsi, désireux de sauvegarder à tout prix le caractère inaltérable de l’autonomie de l’homme, Pélage se refuse à toute vision existentielle de la vie spirituelle. C’est là une faille grave, car comment cet ascète, à qui la vie de renoncements et de mortifications a dû coûter (il déclare qu’“ il est dur de garder les chemins du Seigneur ”), a-t-il pu évacuer de sa vision du monde la dialectique paulinienne de la lutte de la chair contre l’esprit ?

l’Épître de Paul à Timothée ; ce qui est beaucoup mieux, c’est d’être tel que les saints eux-mêmes soient édifiés. ”

4. Une conception juridique de la religion

Pélage croit sincèrement que l’homme qui choisit la vertu parvient à vivre en union totale avec Dieu. Une telle affirmation prend un ton stoïcien et grec, mais dans un contexte profondément chrétien. Car si l’on revendique ainsi pour l’homme l’usage d’une entière autonomie, c’est pour l’unir à Dieu par des relations de type contractuel, qui se définissent en termes de droits et de devoirs. Cette idée d’un pacte avec la divinité , cette conception juridique de la religion, on en trouve les antécédents dans l’antique religion romaine ; mais elle correspond aussi au respect fidèle et légaliste de l’Alliance du peuple élu avec Yaweh. La pensée pélagienne se situe ainsi au carrefour de traditions spirituelles importantes : chez les Grecs, elle a puisé le sens de la liberté nécessaire à l’épanouissement de l’homme ; des Romains elle a retenu l’idée que, pour satisfaire aux exigences divines, il faut respecter un contrat ; de l’Écriture elle a surtout, en dépit des apparences, médité l’Ancien Testament.

II. L’hérésie pélagienne et sa condamnation

A. De 411 à 418 Les années 411 à 418 sont celles où se noue le débat sur les thèses de Pélage (et de Célestius). Ce sont des années de polémique qui se termineront par une condamnation, mais ce sont aussi, en positif, des années de clarification. Attaqués pour leurs positions particulières sur différents points, Pélage et Célestius tentent d’en établir le bien fondé. Ce faisant, ils sont conduits à exprimer plus clairement les fondements de leur position. Progressivement, il devient clair que leur orientation théologique fondamentale n’est pas recevable.

1. En 411, à Carthage, un débat sur le baptême des petits enfants et sur le péché d’Adam

En 411, Célestius est à Carthage, que Pélage vient de quitter, et il enseigne. Il aborde notamment la question du baptême des petits enfants.

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A cette époque, on était généralement baptisé à l’âge adulte, parfois très tard. La pratique de baptiser les petits enfants, le “ pédobaptisme ” comme disent les auteurs anciens, était donc encore peu répandue. Elle existait cependant, et on expliquait que, tout comme celui les adultes, le baptême des enfants était un baptême in remissionem peccatorum, en rémission des péchés. “ Cela, écrit Grossi, dans un contexte de traducianisme96 lié à l’idée qu’on se faisait de l’ori-gine de l’âme97. ” Comprenons : les enfants ne nais-sent pas sans péché, car chacun d’eux est marqué par le péché du premier homme transmis à tous ses descendants. Dans ce contexte, on expliquait que la mort, celle du corps comme celle de l’âme, est la conséquence du péché. Célestius récuse cette façon de voir. Sur la base de l’enseignement de Pélage dans le De induratione, il explique que c’est la liberté de l’homme qui détermine à elle seule son propre destin. Pour lui, la thèse du traducianisme n’est pas acceptable. La mort corporelle de l’homme est chose naturelle. Quant à la mort spirituelle, elle est le propre de la liberté. Elle intervient quand l’homme imite le péché d’Adam. “ Tout homme naît par conséquent dans les conditions où avait été créé Adam. Si donc l’Église baptise les enfants, elle le fait pour les régénérer [les faire participer à une nouvelle naissance], non pour leur remettre un péché98. ” Célestius est dénoncé à l’évêque de Carthage, Aurelius, qui le fait comparaître devant l’assemblée de son clergé. Six de ses thèses sont jugées inadmissibles et donc condamnées : 1° le caractère naturel de la mort d’Adam ; 2° la thèse selon laquelle le péché de celui-ci n’aurait été qu’une faute person-nelle sans conséquence pour les autres ; 3° l’affirmation que les enfants naissent comme Adam avant le péché ; 4° la thèse que personne ne meurt en conséquence du péché d’Adam, ni ne ressuscite à cause de la résurrection du Christ ; 5° celle que l’Ancien Testament conduit au ciel tout comme le Nouveau ; 6° celle que, dans l’Ancien Testament, on trouve des personnes justes qui ne commirent pas de péché99. Dans les années qui suivent, un vaste débat va se développer pour ou contre cette condamnation de 411. La discussion se cristallise autour de trois questions : 1° l’existence du péché originel en tout homme, 2° le rapport entre Loi (Ancien Testament) et

96 Traducianisme.— Du latin traducere, transmettre. Thèse qui affirme que le péché originel se transmet de génération en généra-tion. 97 Op. cit., p. 607. 98 GROSSI, p. 608. 99 GROSSI, p. 608.

Grâce (Nouveau Testament), 3° la possibilité réelle de pouvoir vivre sans péché (impeccantia)100. A ce stade que l’on voit Augustin commencer à intervenir dans le débat. En 411-412, il publie le De peccatorum meritis et remissione et de baptismo parvulorum.

2. En 415-416, en Palestine, les explications de Pélage sur la grâce comme facilitas non peccandi

En décembre 415, à Diospolis (Lydda), en Palestine, Pélage passe lui-même en jugement devant un concile de 14 évêques. Il s’en tire assez piteusement en donnant de ses propres écrits une interprétation minimisant leur portée101 et en affirmant qu’il n’a pas à s’expliquer sur les déclarations (plus claires !) de ceux qui se présentent comme ses disciples102. Peu après, Pélage entreprend de préciser sa pensée d’une manière plus systématique en écrivant un traité sur le libre arbitre (le De libero arbitrio). Voici comment V. Grossi résume le contenu de cet ouvrage :

Il y caractérisait le rapport grâce-liberté en faisant appel au mot facilitas : la grâce est pour le libre arbitre une facilitas non peccandi, et non une possibilitas non peccandi, laquelle appartient déjà à la nature humaine en tant que telle. Toutes ces précisions [...] nous montrent qu’il n’identifiait pas grâce et nature (ou libre arbitre) et qu’il ne considérait pas comme inutile la prière du chrétien ; il limitait seulement cette grâce à une provocation lancée à la volonté103.

Pélage se défend de l’accusation de n’accorder aucune place à la grâce de Dieu : la grâce a son rôle à jouer. Mais celui-ci n’est pas vraiment décisif. Elle n’est qu’une incitation et une aide104. Elle vient rendre plus facile la lutte de l’homme pour éviter le péché. Elle est utile, en somme, mais non pas indispensable. Pour

100 GROSSI, p. 609. 101 Par exemple, on lui reprochait surtout d'avoir affirmé que "s'il le voulait, l'homme pouvait être sans péché". Il explique que l'homme reçoit de Dieu le pouvoir de s'orienter selon les commandements divins. Réponse apparemment satisfaisante, mais qui le deviendra moins quand Pélage aura de nouveau précisé sa pensée. Cf. GROSSI, p. 610. 102 Cf. GROSSI, p. 610. 103 GROSSI, p. 610. 104 On pourrait s'interroger sur la formulation de bien des intentions de prières : “Seigneur, aide-nous à...” La formule veut sans doute rappeler que prier ne nous dispense pas d'agir. Mais ce Dieu qui vient seulement donner un coup de pouce pour faire mieux ou plus facilement ce que l'on a à faire est certainement plus proche du Dieu de Pélage que de celui d'Augustin. Mieux vaudrait sans doute, formuler la même demande en disant : “Seigneur, donne-nous de...”

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pouvoir éviter le pécher (pour avoir la possibilitas non peccandi), il suffi de jouir de son libre arbitre.

B. Le “ grand concile ” de Carthage (mai 418)

Après différents épisodes105, et notamment les interventions divergentes de deux papes successifs (Innocent, puis Zosime), se tient à Carthage, en mai 418, un “ grand concile ” de 214 évêques106 qui con-damne solennellement les thèses de Pélage et Célestius et dont l’oeuvre sera décisive. Le texte de Carthage, relativement bref, comprend 8 “ canons ” dont chacun est la formulation d’une thèse pélagienne dont on déclare que celui qui la tiendrait serait désormais “ anathème ”. Le texte forme donc un bref exposé de la pensée pélagienne en ce qu’elle a d’inadmissible107. Sont abordées successivement la question du péché originel, celle de la nature et des effets de la grâce et celle de l’impeccantia (“ im-peccabilité ” au sens de possibilité de vivre en évitant tout péché). Au sujet du péché originel, le concile maintient que la mort d’Adam doit être considérée comme une consé-quence du péché108 et que le baptême des enfants leur est donné in remissionem peccatorum.

Même les tout-petits, qui n’ont pas pu commettre encore par eux-mêmes quelque péché, sont cependant vraiment baptisés en rémission des

105En 416 deux conciles, l'un à Carthage, l'autre à Milève, condamnent de nouveau Pélage et Célestius en mettant l'accent sur deux points : la nécessité de la prière et le baptême des petits enfants. 106 Le concile de Carthage n'est pas un concile oecuménique, mais sa condamnation fut ultérieurement "reçue" comme exprimant la vérité de la foi catholique. Sur l'autorité du Carthage, voir l'article cité de Catholicisme, col. 1098. On trouvera une traduction des canons du concile de 418 dans G. DUMEIGE, La Foi Catholique, nos 270 et 521-526. Texte latin dans D.-S. 222-230. A noter que certaines éditions du texte comportent 9 canons tandis que d'autres n'en reprennent que 8. Il existe de ce fait un certain flou dans les références... 107 Comme toujours dans un tel cas, on pourrait se demander si le résumé est fidèle. S'agit-il véritablement de ce que pensaient Pélage et Célestius, ou bien se trouve-t-on devant une caricature trahissant ce qu'il voulaient dire ? (On sait que la condamnation du jansénisme, au 17me siècle, donnera lieu à un interminable débat de ce type.) En fait, aujourd'hui, peu nous importe. Notre question n'est pas de porter un jugement sur la foi vécue, personnellement, par Pélage, Célestius ou Julien d'Eclane. Ce qui mérite attention, c'est le pélagianisme en tant qu'il représente une réponse séduisante mais fausse à la question du rapport entre grâce divine et liberté humaine. 108 Affirmation qui n'est pas sans poser elle-même bien des question — mais ce n'est pas ici notre sujet.

péchés pour que la régénération purifie en eux ce que la génération leur a apporté (canon 2).

Au sujet de la nature et des effets de la grâce, les canons 3, 4 et 5 constituent, comme en un crescendo, une triple affirmation de la nécessité de la grâce. On commence par condamner une forme de pélagianisme particulièrement radicale. On récuse ensuite une se-conde forme, plus modérée. On termine par une troisième forme, plus raisonnable encore et dont le caractère inadmissible n’est pas d’emblée évident109. Dans chaque cas l’erreur dénoncée revient à sous-esti-mer la place et l’importance de la grâce de Dieu dans le chemin qui conduit l’homme au salut.

1. La grâce ne vaut pas seulement pour les péchés du passé

La forme de pélagianisme condamnée par le 3e canon affirme que la grâce vaut seulement pour le rémission des péchés passés. Cela revient pratiquement à affir-mer que le chrétien ne doit compter que sur ses pro-pres forces pour demeurer fidèle !

Quiconque dit que la grâce de Dieu, qui justifie l’homme par notre Seigneur Jésus-Christ, vaut uniquement pour la rémission des péchés déjà commis, mais non pour aider à n’en plus commettre, qu’il soit anathème. (FC 521)

On voit bien l’inspiration de la doctrine ici condam-née : insister sur la responsabilité du chrétien face à l’exigence de ne pas commettre de péché. On ne doit pas compter sur la grâce de Dieu, mais simplement sur ses propres forces. Celles-ci sont bien suffisantes. Prétendre s’appuyer sur la grâce pour demeurer fidèle, ce serait déjà démissionner. Si la grâce est nécessaire, c’est pour le passé. Il s’agit, si l’on ose dire, de remettre les compteurs à zéro, d’effacer l’ardoise. Mais le rôle et la nécessité de la grâce s’arrêtent là. Dans une telle vision des choses on en vient à soutenir que la grâce n’a finalement aucune place dans la vie chrétienne elle-même ! La vie d’un baptisé n’est plus une vie dans la grâce et sous la mouvance de l’Esprit. On ne s’y appuie plus sur Dieu. Celui-ci, si l’on nous permet de nouveau une expression familière, n’est plus que celui qui nous attend, comme juge, sur la ligne d’arrivée ! Carthage ne pouvait que condamner une telle approche dont on voit bien

109 Les canons 3, 4 et 5 de Carthage peuvent se résumer en disant que la grâce n’est pas seulement remissio (rémission des péchés passés, can. 3), revelatio (révélation des commandements à pratiquer, canon 4), ni creatio (don par le Créateur de tout ce qui est nécessaire au salut, canon 5). Cf. V. GROSSI, op. cit., p. 612.

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qu’elle est la négation d’une dimension littéralement essentielle de la vie chrétienne.

2. La grâce ne donne pas seulement l’intelligence des commandements

Le canon 4 du concile de 418, plus long, condamne une conception du rôle de la grâce qui réduit celle-ci à n’être qu’une aide pour connaître ce que nous devons faire.

Quiconque dit que cette même grâce de Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ nous aide à ne plus pécher parce qu’elle nous révèle et nous ouvre l’intelligence des commandements, en sorte que nous sachions ce que nous devons désirer et ce que nous devons éviter, mais qu’elle ne nous donne nullement l’amour et la force de faire ce que nous avons reconnu comme notre devoir, qu’il soit anathème. [...] C’est également un don de Dieu de savoir ce que nous devons faire et d’avoir l’amour pour le faire. [...] (FC 522)

Ici, tout rôle de la grâce dans la vie chrétienne n’est pas supprimé, mais la grâce se réduit à la transmission d’un “ savoir que ”. Le don de Dieu se réduit à une information sur ce qu’il nous incombe de faire pour parvenir au salut. Ensuite, c’est à nous de jouer. L’inspiration et l’énergie de notre agir (“ l’amour et la force ”) ne sont pas reçus de Dieu110. Une telle conception des choses peut sembler tentante. Le message chrétien apparaît à beaucoup comme étant d’abord un enseignement qui nous indique une façon de vivre : une éthique, en somme, au meilleur sens du mot, une conception de la vie que nous recevons du Christ. Mais cette façon de voir aboutit elle aussi à éliminer le rôle déterminant de la grâce de Dieu. C’est toujours l’homme qui se sauve, c’est toujours à lui qu’il incombe de faire son salut, seul, par ses propres forces. Là encore, l’essentiel de la foi est perdu de vue.

110 Dans l'oraison du premier dimanche du temps ordinaire nous demandons à Dieu de donner à chacun "la claire vision de ce qu'il doit faire et la force de l'accomplir". Le texte latin est trop différent du canon 4 de Carthage pour qu'il s'agisse d'une allusion intentionnelle, mais on peut noter qu'une telle prière n'aurait pas de sens pour un pélagien.

3. La grâce ne vient pas seulement “ faciliter ” ce que nous pourrions accomplir sans elle

Avec le canon 5, le troisième et dernier sur la nature et le rôle de la grâce, nous trouvons la condamnation d’une forme de pélagianisme plus modérée et moins évidemment inacceptable, celle qui admet que la grâce divine peut apporter une certaine aide pour faire le bien, mais en ajoutant aussitôt que cette aide n’est pas vraiment indispensable. Le mot-clé est ici “ plus facilement ” (facilius).

Quiconque dit que la grâce de la justification nous est précisément donnée pour pouvoir accomplir plus facilement (facilius) par elle ce que nous devons faire par notre libre arbitre, en sorte que, si la grâce n’était pas donnée, nous pourrions pourtant, quoique avec moins de facilité, observer sans elle les commandements de Dieu, qu’il soit ana-thème. Lorsqu’il parle du fruit des commandements le Seigneur ne dit pas : “ Sans moi, vous pouvez le faire plus difficilement ”, mais : “ Sans moi vous ne pouvez rien faire ” [Jn 15,5]. (FC 523)

Non seulement le rôle de la grâce ne doit pas être rejeté dans ce qui précède la vie chrétienne (canon 3), non seulement, dans le cadre de la vie chrétienne, il ne faut pas le réduire à l’apport d’un savoir, mais on ne peut pas se contenter non plus d’en faire simplement une aide111. Les Pères de Carthage ne se contentent pas de demander que l’on sauvegarde une certaine place, — un certain rôle — pour la grâce dans la vie chrétienne. Ils veulent que l’on reconnaisse que son

111 Le mot "aide" n'est pas dans le texte mais exprime assez bien ce qui se trouve dénoncé : la grâce enfermée dans une fonction secondaire, subordonnée à l'élément décisif qui demeure ce que l'homme veut et fait de par son libre arbitre et les capacités morales de sa nature. A ce sujet on peut se demander ce que valent toutes ces intentions de prière que l'on fait commencer par la formule “ Seigneur, aide-nous à… ”. En elle-même, la formule n'est pas condamnable. A la suite des Psaumes, c'est bien la liturgie qui nous fait dire : “ Dieu, viens à mon aide ”. Il faut cependant prendre garde à ne pas faire du Dieu que l'on prie celui qui viendrait simplement donner un “ coup de pouce ” pour remédier à nos faiblesses ou nous rendre les choses plus faciles. Comme on l'a dit, un Dieu “ bouche-trou ” ne saurait être la vrai Dieu. Si tout ne vient pas de lui, alors rien ne vient de lui. Seraient donc plus satisfaisantes que le simple "aides-nous à" des formulations comme : "Seigneur, donne-nous de" ou : "Donne-nous de savoir, donne-nous le courage de, la force l'amour pour".

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rôle est absolument indispensable et décisif. La place de la grâce ne doit pas être marginalisée. Elle est centrale. Celui qui ne reconnaît pas cela méconnaît la vérité du christianisme.

4. “ Si nous disons que nous n’avons pas de péché, la vérité n’est pas en nous ”

Les canons 6, 7 et 8 du concile de Carthage portent sur la question de l’impeccantia, cette thèse des pélagiens affirmant qu’il était possible et nécessaire d’éviter tout péché. Carthage aborde la question à travers une série de citations de l’Écriture qui sont autant d’aveu de péché et de supplication pour le péché et dont les Pélagiens récusaient le sens obvie. Voici le début du canon 6.

L’Apôtre saint Jean dit : “ Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous ” [1 Jn 1,8]. Quicon-que pense qu’il faut l’entendre ainsi : c’est par humilité que l’on doit dire que nous avons le péché, mais non parce que c’est la vérité, qu’il soit anathème. (FC 424)

C. Poursuite de la polémique : Julien d’Éclane

Le débat des années 411 à 418 avait permis de faire apparaître ce que les thèses de Pélage avaient d’inacceptable. A partir de la condamnation par le “ grand concile ” de 418, bientôt approuvé par le pape112, la situation change. Pélage lui-même et Célestius ne sont plus les protagonistes du débat. (Sans se soumettre, ils partent en Orient, où d’autres débats retiennent l’attention, et ne font plus parler d’eux.) Mais quelques évêques, dont un certain Julien évêque d’Eclane (Aeclanum, dans le sud de l’Italie) refusent d’admettre la condamnation de Pélage. Le débat va donc se poursuivre, âprement. D’une cer-taine manière, c’est maintenant Augustin qui est sur la défensive. Il avait été relativement facile de montrer ce que les doctrines pélagiennes avaient d’inac-ceptable. Il était moins facile de proposer une réponse satisfaisante aux questions soulevées par le débat113. Julien n’apporte guère d’idée nouvelle sur la grâce ni sur le péché originel. “Son apport, écrit Grossi, fut avant tout d’ordre méthodologique. Il admettait lui aussi que tout débat théologique comportait trois réfé-

112 Lettre dite Tractoria du pape Zosime (entre juin et août 418), DS 231. 113 “Tout comme Augustin avait forcé les pélagiens à expliciter toutes les implications de leurs thèses, Julien contraignit à son tour Augustin à considérer tout ce qu'impliquait sa propre thèse de la transmission du péché originel.” (V. GROSSI, p. 613.)

rences : l’Écriture, la ratio et l’autorité des saints per-sonnages, mais il mettait au premier plan la raison. C’est elle qui tranche de tout et ses arguments (argu-ments intrinsèques) valent tous les arguments extrinsèques que sont l’Écriture et la tradition.114” On trouve donc chez lui un certain rationalisme.

III. Le “ semi-pélagianisme ” et les clarifications des V e et VIe siècles

A partir de 427, peu avant la mort d’Augustin, d’autres protagonistes entrent en scène. Il est devenu

classique, depuis le XVIIe siècle, de désigner leurs positions sous l’appellation de “ semi-pélagianisme ”.

A. Le “ semi-pélagianisme ” (si mal nommé)

Les “ semi-pélagiens ” ne sont pas des disciples de Pélage. Simplement, ils refusent d’admettre la totalité des positions d’Augustin. Parler de “ semi-pélagianisme ”, c’est donc faire usage d’une appellation assez malencontreuse. Il ne s’agit pas d’une forme mitigée de l’hérésie pélagienne. S’indigner de constater qu’Augustin ait semblé enseigner la double prédestination, ce n’est aucunement remettre en cause la nécessité de la grâce pour le salut. Il reste que les positions défendues, au Ve et au VIe siècle, par ces adversaires modérés de l’augustinisme n’étaient pas en tout point acceptables. Le débat qui se poursuivit alors pendant près d’une centaine d’années aboutira à des clarifications importantes.

a) Moines d’Afrique, “ marseillais ” et provençaux

Les “ semi-pélagiens ” furent surtout des moines d’Afrique (Adrumète) et de Provence. Le principal

114 GROSSI, p. 623. Les positions méthodologiques de Julien d'E-clane sont d'autant plus intéressantes à relever que l'on trouvera des positions exactement inverses chez ces augustiniens excessifs que seront les jansénistes. Pour ceux-ci, écrit le R.P. Vereecke, "la source unique de la vie chrétienne est la tradition, c'est-à-dire l’Écriture Sainte interprétée selon des règles simples par les Pères de l’Église, surtout saint Augustin. [...] Corrompue par le péché originel la raison ne peut intervenir validement en morale pas plus qu'en dogme." (L. VEREECKE, De Guillaume d'Ockham à saint Alphonse de Liguori, Rome, 1986, p. 575-576, cité par Th. REY-MERMET, La morale selon saint Alphonse de Liguori, Paris, 1987, p. 29-30.)

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théoricien du semi-pélagianisme sera Fauste de Riez115. On peut également citer Cassien, l’un des fondateurs du monachisme en occident, abbé de Saint-Victor à Marseille et saint Vincent de Lérins. En face, du côté des augustiniens, on peut citer Pros-per d’Aquitaine, un laïc féru de théologie († vers 460), saint Léon le Grand, qui est à Rome l’un des soutiens de Prosper avant de devenir pape, Fulgence de Ruspe, évêque tunisien, et surtout saint Césaire d’Arles, lequel présidera en 529 le second concile d’Orange.

b) La prédestination Les “ semi-pélagiens ” acceptent parfaitement la condamnation de Pélage. Ils affirment le péché originel et la nécessité de la grâce pour le salut. Mais ils sont choqués par la théorie augustinienne de la prédestination. Comme Pélage, ils préféreraient ré-duire celle-ci à une simple prescience de Dieu : Dieu sait, dans son éternité, l’usage que chacun fera de la grâce qu’il offre à tous.

c) L’initium fidei Autre point débattu au 5e siècle : celui de l’initium fidei, c’est-à-dire de ce qui peut conduire à la foi et préparer à la justification. Pour les semi-pélagiens, l’homme peut se préparer à la foi et à la justification sans la grâce, par ses bonnes actions et sa prière. La grâce ne serait nécessaire que pour l’épanouissement de la foi par la charité.

d) La persévérance finale De même, les semi-pélagiens refusent de voir dans la persévérance finale un don gratuit de Dieu : l’homme peut la mériter.

e) Le point faible du semi-pélagianisme Les positions, en apparence raisonnables, des semi-pélagiens ne sont qu’un fragile compromis. Elles traduisent une méconnaissance des rapports entre la grâce de Dieu et la liberté humaine. On essaye de sauvegarder un petit espace dans lequel l’homme serait libre d’agir sans le secours de la grâce de Dieu parce que l’on n’a pas compris que celle-ci n’agit pas en supprimant la liberté humaine, mais en la suscitant et en l’orientant de l’intérieur.

115 Moine puis abbé de Lérins Fauste deviendra évêque de Riez, aujourd'hui chef-lieu de canton dans les Alpes de Haute-Provence, vers 460.

B. L’ Indiculus (vers 440 : réponse aux semi-pélagiens)

Un texte du milieu du Ve siècle, l’Indiculus, dont l’auteur est peut-être Prosper d’Aquitaine, va effectuer une première mise au point des questions soulevées par les “ semi-pélagiens ”116. Voici les principaux points sur lesquels l’Indiculus vient clore la discussion :

− L’initiative du salut vient de Dieu.

− La grâce précède tout mérite ; même le début de la justification (initium fidei) ne peut être mérité sans la grâce.

− Tout ce qui est bon en l’homme vient de Dieu.

− La grâce est nécessaire pour la persévé-rance du juste (et donc, en particulier, pour sa persévérance finale).

− Dieu opère en nous le vouloir et le faire sans pourtant compromettre la liberté : au contraire la grâce libère le libre arbitre.

Nous professons que Dieu est l’auteur (auctor) de tous les bons mouvements et des bonnes actions, de tous les efforts et de toutes les vertus qui, depuis les commencements de la foi, nous font tendre vers Dieu. Nous ne doutons pas que sa grâce prévienne tous les mérites de l’homme. Par lui, nous commençons à “ vouloir ” et à “ faire ” quelque bien (ut aliquid boni et velle incipiamus et facere) [Ph 2,13]. Cette aide et ce secours de Dieu n’enlèvent certes pas le libre arbitre, mais ils le libè-rent, pour qu’obscur il soit lumineux, pervers il soit droit, languissant il soit sain, imprudent il soit sage. Si grande est en effet la bonté de Dieu pour tous les hommes qu’il veut que nos mérites soient ses propres dons [Augustin, Lettre 194, 5,19] et qu’il nous donnera une récompense éternelle pour ce qu’il nous a prodigué. Il agit en nous pour que nous voulions et fassions ce qu’il veut, et il ne souffre pas que demeure en nous inactif ce qu’il nous a donné pour nous en servir, non pour le négliger, afin que nous soyons aussi les coopé-rateurs de la grâce de Dieu. (Indiculus 9, FC 539.)

Dans le dernier chapitre de l’Indiculus l’auteur refuse de prendre parti sur “ les points les plus profonds et les plus difficiles ”, c’est-à-dire, en fait, sur la prédestination.

116 Ce texte n'est pas un texte pontifical ni conciliaire mais il acquerra rapidement une très grand autorité comme exposant l'enseignement authentique de l’Église. (Traduction dans FC 527-540.) En latin, indiculus, diminutif de index, signifie "table des matières".

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C. Le second concile d’Orange (529 : condamnation du prédestinatianisme)

En 529, le second concile d’Orange reprend une doctrine très semblable à celle de l’Indiculus. Les principaux acquis de l’Augustinisme sont devenus indiscutables. Par contre, Orange condamne le “ prédestinatianisme ”, c’est-à-dire la doctrine d’une prédestination positive au mal :

Nous croyons aussi, selon la foi catholique, qu’après avoir reçu la grâce par le baptême, tous les baptisés peuvent et doivent accomplir, avec l’aide et la coopération du Christ, tout ce qui concerne le salut de leur âme, s’ils veulent fidèlement y travailler. Non seulement nous ne croyons pas que certains hommes soient prédestinés au mal par la puissance divine, mais s’il était des gens qui veuillent croire une telle horreur, nous les condamnons, avec toute notre réprobation. (FC 547)

Orange constitue donc une certaine officialisation de l’augustinisme, mais fait droit à l’une des motivations les plus légitimes de Pélage et de ses disciples : leur refus du fatalisme et d’un Dieu qui serait l’auteur du mal commis par les hommes.

IV. Annexe : thèses classiques sur la nécessité de la grâce

L’erreur majeure du pélagianisme était de nier, ou, du moins, de minimiser la nécessité de la grâce. Mais faire de la grâce une aide, facultative, pour rendre plus facile ce qui pourrait aussi se faire sans elle, c’est nier le christianisme. Si tel est bien le point décisif du débat, on peut dire la réponse au pélagianisme se trouve tout entière dans le canon 5 de Carthage et dans le chapitre 9 de l’ Indiculus. (Cf. ci-dessus.) Avec ces deux textes, l’essentiel est dit.

Au XVI e et au XVIIe siècle, quand l’Église de Rome aura à affronter les questions soulevées par la Réforme protestante, il ne sera aucunement question de revenir sur la condamnation de l’hérésie de Pélage. Les deux premiers canons du Décret du la justification du concile de Trente (13 janvier 1547) sont particulièrement nets117.

Si quelqu’un dit que l’homme peut être justifié devant Dieu par ses oeuvres – que celles-ci soient

117 Nous reviendrons sur l'ensemble de ce texte, essentiel, dans un chapitre indépendant.

accomplies par les forces de la nature humaine ou par l’enseignement de la Loi – sans la grâce divine venant par Jésus Christ : qu’il soit anathème (canon 1).

Si quelqu’un dit que la grâce divine venant par Jésus Christ n’est donnée que pour que l’homme puisse plus facilement (facilius) vivre dans la justice et mériter la vie éternelle, comme si, par le libre arbitre et sans la grâce, il pouvait parvenir à l’une et l’autre chose, toutefois péniblement et difficilement : qu’il soit anathème (canon 2).

Au cours des deux siècles qui vont suivre la magistère catholique aura cependant à réagir contre ces augustiniens excessifs que seront Baïus († 1589), puis Jansénius († 1638) et ses disciples, notamment Quesnel († 1719). Au terme de toute cette évolution, dans des manuels comme, par exemple, celui de Tanquerey118, on en vient à aborder avec une extrême minutie la question de la nécessité de la grâce. La problématique est la suivante : on cherche à déterminer quels sont les actes pour lesquels une grâce actuelle est nécessaire119. Voici comment Tanquerey introduit les 38 pages serrées qu’il consacre à la question :

Dans l’état de nature déchue, la grâce actuelle est nécessaire non seulement pour les actes surnaturels ou salutaires, mais encore pour certains actes éthiquement ou moralement bons120.

Tanquerey ajoute aussitôt une nouvelle distinction entre “ les oeuvres qui précèdent la justification ” et “ celles qui la suivent ”121. En effet, la grâce est nécessaire à l’homme non seulement pour sortir de l’état de péché (mortel), mais encore, et de plusieurs façons, quand il a déjà reçu le don de la vie divine (grâce habituelle ou sanctifiante). Détaillons cela122.

118 A. TANQUEREY, Synopsis Theologiae Dogmaticae, Tomus Tertius, 22me édition, Paris 1930. 119 Cette approche était déjà celle de saint Thomas dans la question de la Somme qui ouvre le traité de la grâce (1a 2ae, qu. 109, "La nécessité de la grâce"). Art. 1 : "Sans la grâce l'homme peut-il posséder quelque vérité ?" ; art. 2 : "Sans la grâce l'homme peut-il vouloir et faire le bien ?" ; art. 3 : "Avec ses seules forces naturelles et sans la grâce l'homme peut-il aimer Dieu par-dessus tout ?" ; etc. 120 In statu naturae lapsae, gratia actualis necessaria est non solum ad actus supernaturales seu salutares, sed etiam ad quosdam ethice seu moraliter bonos. (TANQUEREY, § 144.) 121 Ibidem. 122 Nous ne suivrons pas ici le plan de Tanquerey mais celui d'un cours donné au Grand Séminaire de Clermont en 1970.

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A. Nécessité de la grâce pour l’homme dans l’état de péché

1. L’homme dans l’état de péché peut-il connaître le vrai ?

La théologie classique distingue deux sortes de “ vérités ”, vérités “ surnaturelles ” et vérités “ naturelles ”.

− La connaissance des vérités surnaturelles (qui nécessite l’adhésion de foi à la Révéla-tion) requiert évidemment la grâce.

− La connaissance des “ vérités naturelles ” ne requiert pas en elle-même une grâce particulière, mais on ajoute que “ si l’homme pécheur peut sans la grâce, connaître des vérités naturelles, il ne peut “ moralement ” connaître toutes celles-ci ”123.

2. L’homme dans l’état de péché peut-il vouloir le bien ?

Oui. Prétendre le contraire reviendrait à affirmer que “ toutes les oeuvres des pécheurs sont des péchés ”, thèse de Baïus (au xvie siècle) et de Quesnel (au XVIII

e) qui fut condamnée124. Baius : “Toutes les oeuvres des infidèles sont des péchés, et les vertus des philosophes des vices.125”

Quesnel : “Que reste-t-il à l’âme qui a perdu Dieu et sa grâce, sinon le péché et ses conséquences, une pauvreté orgueilleuse et une pure indigence, c’est-à-dire une impuissance générale à travailler à prier, à faire toute bonne action ?” Ou encore : “Sans la grâce du libérateur, le pécheur n’est libre que pour le mal.126”

Mais sans la grâce l’homme est incapable d’observer tous les préceptes de la loi naturelle. L’homme pécheur ne peut surmonter toutes les tentations et éviter longtemps le péché mortel. Il retombe inévitablement dans le péché, sans cesser d’être libre, puisque sa volonté est orientée vers le mal. Baumgartner formule cela ainsi :

L’homme déchu est impuissant, sans la grâce, à observer longtemps tous les commandements de

123 Voir S.T., 1a 2ae, 109, 1. 124 Voir BAUMGARTNER, p. 259-263 ; TANQUEREY, §§ 187-189. 125 Proposition condamnée par Pie V en 1567. (DS 1925, FC 625. Voir aussi DS 1935.) 126 Propositions condamnées par Clément XI en 1713 dans la constitution Unigenitus (DS 2401 et 2438, FC 640 et 641).

la loi naturelle, même en ce qui concerne la substance des oeuvres127.

3. L’homme dans l’état de péché peut-il mériter la vie éternelle ? Peut-il faire quelque chose pour son salut ?

Reprenant la condamnation du pélagianisme, la théologie classique est formelle : sans la grâce, l’homme ne peut rien faire pour son salut128. Baum-gartner :

Aucun acte salutaire n’est possible sans une grâce qui soit aussi élevante129.

Quant à la précision de Baumgartner, “ qui soit aussi élevante ”, elle signifie qu’on ne peut pas distinguer d’une part un don de Dieu qui permettrait d’obtenir le

127 BAUMGARTNER, thèse XV, p. 253. La précision : "même en ce qui concerne la substance des oeuvres", reprise de saint Thomas, signifie que l'impuissance dont il est question ne concerne pas seulement "la manière d'agir" (avec amour-charité) mais les actes mêmes. (S.T. 1a 2ae 109, 4.) La formulation de Baumgartner est très voisine de celle de Tanquerey : “Homo lapsus non potest moraliter, sine auxilio gratiae, diu servare totam legem naturalem neque omnes graves tentationes superare (l'homme déchu ne peut pas, moralement, sans l'aide de la grâce, observer longtemps toute la loi naturelle ni résister à toutes les tentations graves)” (TANQUEREY, § 191). Pour donner une idée du luxe de distinctions de la théologie des manuels, voici comment Baumgartner com-mente lui-même les mots "est impuissant" (non potest) : “Il s'agit d'une impuissance morale et non d'une impuissance physique. L'impuissance physique provient de l'absence d'un pouvoir, d'une faculté. L'aveugle est physiquement incapable de voir. L'homme déchu n'est pas physiquement incapable d'observer la loi morale ; cela reviendrait à dire qu'il a perdu la liberté. L'impuissance morale provient de la difficulté à exercer les actes d'un pouvoir physique que l'on possède. L'homme déchu a la liberté requise à l'observa-tion de la loi morale, mais il rencontre des obstacles tellement nombreux et graves qu'il ne pourra les surmonter tous. C'est pourquoi l'impuissance morale en question est qualifiée de "collective" par les théologiens ; elle n'est pas "distributive". Ce qui veut dire qu'elle concerne l'observation intégrale et sans défail-lance de la loi morale, et non l'observation de telle loi particulière. Généralement, les théologiens ajoutent que cette impuissance morale est tellement stricte qu'elle ne souffre en fait aucune exception” (p. 254). L'auteur ajoute joliment : “Ces distinctions explicitent et précisent, semble-t-il, la pensée de saint Thomas.” Suit la citation de la qu. 109, art. 8. 128 Cf. notamment les canons 1 et 2 du concile d'Orange, en 529. (FC 541-542, DS 373-374). 129 Thèse VIII, p. 229. Ceci, remarquons-le, ne vaut pas seulement pour l'homme pécheur, mais pour tout être humain. Tanquerey présente comme "plus probable" la thèse suivante : “La grâce actuelle est nécessaire au juste, même muni des habitus surnaturels, pour chacun des actes salutaires.” (Gratia actualis necessaria est justo, etiam habitibus supernaturalibus instructo, ad singulos actus salutares.” TANQUEREY, § 127).

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salut (ou de s’y préparer) et d’autre part un don qui ferait entrer dans la vie surnaturelle (“ grâce sanante ” et, d’autre part, “ grâce élevante ”). Le salut, dans sa réalité, n’est pas autre chose que la vie divine. L’impuissance de l’homme fini à se donner à lui-même la vie éternelle et l’impuissance de l’homme pécheur à se donner à lui-même le pardon proviennent l’une et l’autre de notre impuissance à nous donner à nous-mêmes la vie divine. Cette thèse revient à dire, qu’il n’est pas de justification qui ne soit aussi sanctification. Baumgartner :

C’est parce que les péchés sont vraiment effacés dans la justification, et l’homme intérieurement renouvelé, que l’infusion de la grâce sanctifiante est nécessaire. C’est là une exigence qui tient à la nature même des choses130.

Si l’homme dans l’état de péché ne peut rien faire pour son salut, à plus forte raison il ne peut mériter la vie éternelle. Sans la grâce, cela est évidemment impossible131.

4. L’homme dans l’état de péché peut-il se préparer à la grâce ?

C’est la question de l’initium fidei, terrain de la controverse semi-pélagienne. Les semi-pélagiens disaient : l’homme ne peut mériter l’initium fidei, mais il peut s’y préparer, s’y disposer de façon positive, par ses bonnes oeuvres et ses prières. En fait, même pour cette préparation, la grâce doit déjà intervenir (concile d’Orange). A ce sujet, Molina (théologien jésuite de la fin du

XVIe siècle132) reprenait un adage classique : A celui qui fait ce qu’il peut, Dieu ne refuse jamais sa grâce133.

Cet adage est communément admis mais diversement interprété. Pour Molina il signifie que l’homme peut se préparer à la grâce par ses forces “ naturelles ”, sinon positivement (comme le pensaient les semi-pélagiens) du moins négativement en écartant ce qui y

130 Thèse X, p. 236. Baumgartner indique que cette thèse s'oppose à celle d'Occam pour lequel “Dieu aurait pu justifier [...] sans donner la grâce, bien que de fait il l'ait donnée.” Il explique : “C'est parce que la justification détruit le péché et renouvelle inté-rieurement l'homme que l'infusion de la grâce sanctifiante est requise, non seulement de fait, mais absolument” (p. 237). Plus précisément : “Le péché dans l'ordre surnaturel est radicalement différent de ce qu'il eût été dans un ordre de nature pure. Il est essentiellement refus de l'ordination à la vie éternelle ; sa destruction ne peut donc se faire que par la restitution de cette ordination, c'est-à-dire par la grâce sanctifiante” (p. 238). 131 Voir concile d'Orange (DS 377), concile de Trente (DS 1552). 132 Voir le chapitre sur “ grâce et liberté ”. 133 Facienti quod in se est nunquam denegat gratiam.

fait obstacle134. Cette interprétation ne semble guère acceptable : on y concilie l’action de Dieu et celle de l’homme par une sorte de compromis. On raisonne comme si, pour sauvegarder la liberté de l’homme, il fallait à tout prix sauvegarder un petit espace dans lequel la grâce de Dieu ne lui serait pas nécessaire. L’interprétation reçue de l’adage est la suivante : “ A celui qui fait ce qu’il peut avec le secours de la grâce actuelle, Dieu ne refuse jamais la grâce habituelle ”. Celui qui fait ce qu’il peut pour recevoir la grâce de la justification (et donc la grâce “ habituelle ”), il est sûr de l’obtenir. Mais s’il “ fait ce qu’il peut ”, c’est que déjà Dieu agit en lui par sa grâce (“ actuelle ”). En somme, l’homme ne peut, sans la grâce, se relever du péché. Sans elle, il ne peut rien faire ni même vouloir ou désirer qui aille dans ce sens.

B. Nécessité de la grâce pour l’homme justifié

Le résultat de la justification c’est l’état de grâce (grâce “ habituelle ”). Cela étant fait, il pourrait sembler que la personne se trouve comme installée dans le bien : aucune nouvelle grâce ne serait plus nécessaire. En est-il ainsi ? La réponse de la théologie classique est nuancée.

1. Possibilité d’éviter le péché ? Le juste peut normalement, sans privilège spécial, mais fondé sur la grâce de Dieu, éviter tous les péchés mortels, chacun des péchés véniels, mais non pas tous les péchés véniels135. Baumgartner for-mule cela ainsi :

Dans l’état de nature déchue, l’homme juste peut éviter tous les péchés mortels : mais il ne peut pas, sans un privilège spécial, éviter tous les péchés véniels durant sa vie entière136.

S’il n’était pas possible d’éviter tous les péchés mortels, cela voudrait dire que la persévérance serait chose impossible137. Tôt ou tard, chacun en viendrait à perdre la justification et la grâce sanctifiante.

134 Molina imagine un "pacte" entre Dieu et le Christ. Celui-ci offre ses mérites au Père qui décide de les attribuer à ceux qui feront des efforts. 135 Cf. le chap. 11 du Décret sur la justification de Trente. 136 Thèse XII, p. 243. L'auteur commente en écrivant : “Il s'agit de l'homme déchu, mais justifié, régénéré et ami de Dieu.” Le "privilège spécial" évoqué fait allusion à celui de la Vierge Marie : “Il est de foi, rappelle Baumgartner, que la Sainte Vierge a eu le privilège d'éviter tout péché véniel” (p. 244). 137 Attention. Dire qu'il est possible à l'homme justifié d'éviter tous les péchés mortels, ce n'est pas dire que cela soit possible sans le "secours" de Dieu. Comme on va le voir, la persévérance ne saurait se faire sans la grâce actuelle. “Il s'agit maintenant de savoir, écrit Baumgartner commentant sa thèse XII, si l'homme, en

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S’il n’était pas possible d’éviter chacun des péchés véniels, cela voudrait dire qu’on pourrait être contraint de pécher malgré soi. Mais le péché véniel se distingue de la simple imperfection en tant qu’il est un acte libre. Par contre, il n’est pas possible d’éviter tous les péchés véniels. (Cf. les canons du concile de Carthage sur l’impeccantia.)

2. Nécessité de la grâce “ actuelle ” pour persévérer dans le bien (auxilium speciale)

Pour être fidèle et persévérer dans le bien, le “ juste ” a besoin de la grâce actuelle138. Dans son Décret sur la justification le concile de Trente affirme la nécessité d’un “ secours spécial ” (auxilium speciale) de Dieu :

Si quelqu’un dit que le justifié peut persévérer dans la justice qu’il a reçue, sans un secours spécial de Dieu (sine speciali auxilio Dei), ou bien qu’il ne le peut avec ce secours, qu’il soit anathème.139

On pourrait s’étonner que la grâce habituelle ne suffise pas à assurer la persévérance dans le bien de l’homme que Dieu a justifié. En fait, au-delà d’une formulation “ chosifiante ” qui semble additionner grâce habituelle et grâce actuelle140, il s’agit de dire :

état de grâce, a le pouvoir d'éviter les péchés mortels, autrement dit, si cette grâce lui donne un titre véritable à recevoir en temps opportun tous les secours dont il a besoin” (p. 244). La réponse est oui. 138 BAUMGARTNER : “Le juste, en plus de la grâce habituelle qui le rend juste, a besoin d'un autre secours spécial (alio auxilio speciali indiget), lequel est à sa disposition, pour persévérer dans le bien jusqu'à la fin” (Thèse XIII, p. 245). 139 Canon 22, FC 604. Voir aussi l'admirable début du chapitre 13 : “Au sujet du don de la persévérance, dont il est écrit : "Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé" [Mt 10,22 ; 24,13], ce qui est impossible sans celui qui "a le pouvoir de maintenir celui qui est debout, pour qu'il continue de l'être" [Rm 14,4] et de relever celui qui tombe, personne ne doit se promettre avec une certitude absolue quelque sécurité, bien que tous aient le devoir de placer et de faire reposer dans le secours de Dieu leur plus ferme espérance” (FC 574). 140 On aura remarqué que le canon 22 du Décret de Trente ne reprend pas le vocabulaire "grâce habituelle/grâce actuelle". Cette omission est délibérée. (Cf. H. RONDET, Gratia Christi, p. 282, note 4.) Ce qui se trouve "canonisé" par une définition dogmatique, c'est toujours un élément de la foi de l’Église et non pas telle ou telle formulation théologique. Trente ne se prononce pas sur la validité de la distinction scolastique entre grâce habituelle et grâce actuelle il nous met en garde contre l'erreur qu'il y aurait à croire que celui qui a reçu le don le la justification n'ait plus besoin que Dieu vienne de nouveau à son secours pour qu'il puisse persévérer.

1. que Dieu après avoir établi l’homme dans sa grâce ne l’abandonne pas à lui-même et à cette grâce : Dieu ne cesse d’être présent, et de façon active, à l’existence de l’homme justifié ;

2. que l’homme ne peut se prévaloir d’une grâce (habituelle) “ possédée ” qui lui permettrait de vivre avec cette grâce sans faire appel à Dieu.

Ce serait une bien curieuse conception de la grâce habituelle que celle qui y verrait un dynamisme donné par Dieu mais pouvant subsister indépendamment d’une relation vivante avec lui.

3. Persévérance finale La persévérance finale est un don gratuit, distinct de la grâce de la justification141. L’homme ne peut demeurer dans la grâce jusqu’à la fin sans une aide spéciale de Dieu. Dire cela, c’est affirmer que l’homme ne peut jamais présumer de sa propre fidélité, même déjà justifié. Il ne peut compter que sur la fidélité de Dieu, absolument gratuite. La persévérance finale ne peut donc jamais être méritée à proprement parler, même par le plus grand saint. Il faut la demander à Dieu dans la prière. C’est là une mise en garde contre la fausse sécurité de celui qui ne voudrait compter que sur lui-même. Mais cela ne doit pas conduire à une inquiétude qui reposerait sur une fausse idée de Dieu. Quelle différence, dira-t-on, entre la question de la persévérance et celle de la persévérance finale ? La réponse n’est pas très claire. Le canon 22 de Trente évitait de mentionner la distinction. ans la théologie des manuels on considère cependant qu’il faut distinguer les deux questions142. Au sujet de la persévérance en général, on souligne surtout la néces-sité d’un auxilium speciale (secours spécial de Dieu) venant “ renforcer ” la grâce sanctifiante. Mais on précise que ce secours est toujours “ à la disposition

141 Question débattue surtout avec les semi-pélagiens. Cf. DS 241, 380, 1566. 142 Avouons qu'on a là un bel exemple de subtilité. A suivre Baumgartner, il semblerait — le texte n'est pas très clair — que la distinction entre "simple persévérance" et "persévérance finale" ait le sens d'une distinction entre le don du fait de persévérer ("actualisation du posse perseverare par les actes libres précédant la mort") et ce don de Dieu que constitue la coïncidence entre la persévérance de l'homme et le moment de la mort. (“La persévérance finale [...] consiste dans une protection spéciale de Dieu qui, par sa Providence, dispose les événements de telle sorte que le moment de la mort coïncide avec l'état de grâce.”) En somme, si je meurs en état de grâce, Dieu me fait alors un double don : celui d'être dans cet état, et celui que cela soit au bon moment ! (Op. cit., p. 249.)

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du juste ”143. Au sujet de la persévérance finale, magnum donum perseverantiae, on note surtout qu’elle est toujours donnée à ceux que Dieu “ pré-destine à la gloire ”. Baumgartner :

Thèse XIV. Les justes, en plus du secours spécial qui leur donne le pouvoir de persévérer, ont besoin d’un autre secours, à savoir du grand don de la persévérance, pour qu’ils persévèrent de fait jusqu’à la fin.

C. Que retenir ? Deux points, surtout, sont essentiels :

1. L’impuissance totale de l’homme à l’égard du surnaturel : ce qui est grâce ne saurait se mériter.

2. Possibilités réelles de l’homme dans le péché (contre Baïus).

143 Si ce n'était pas le cas on ne saurait maintenir qu'il lui soit possible d'éviter tous les péchés mortels.

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Chapitre 4

La liberté du chrétien d’après Luther

I. LUTHER A L’ORIGINE DE LA REFORME..............................................................44

A. L’HOMME ANXIEUX DE SON SALUT.......................44 B. UN RETOUR A L’ÉVANGILE .................................45

II. LUTHER : LIBERTE DU CHRETIEN .............46

A. L’OPUSCULE DE 1520........................................46 B. LIBERTE ET SERVITUDE .....................................46 C. LA PAROLE DE DIEU ..........................................46 D. LA FOI ET LES ŒUVRES......................................47 E. LES COMMANDEMENTS : APPRENDRE A

DESESPERER DE SOI-MEME ....................................48 F......... “ J’AI TOUT SIMPLEMENT TOUT MIS DANS LA FOI ” 48 G. “ LIBERE DE TOUS LES COMMANDEMENTS ET

DE TOUTES LES LOIS ..............................................48 H. ROYAUTE ET SACERDOCE DES CROYANTS ..........49 I. LA PLACE DES ŒUVRES. .........................................49 J. LA PREDICATION DES COMMANDEMENTS .................51

III. DOCUMENTS A TRAVAILLER......................51

I. Luther à l’origine de la Réforme

Martin Luther (1483-1546) fait partie de ces hommes d’exception, comme Augustin ou François d’Assise, dont la personnalité aura laissé une trace considérable dans l’histoire de l’Église. Son aventure fut profondément dramatique, puisque ce qu’il avait vécu comme une redécouverte de l’Évangile le conduisit très vite à une rupture irrémédiable avec l’Église catholique romaine.

Je voyais bien, expliquait le Père Congar, cela est trop évident, ce qu’on peut reprocher soit à son

caractère, soit à sa doctrine, soit au rôle qu’il a joué, sans doute involontairement, dans la terrible division des Églises. Et cependant cet homme est un des plus grands génies religieux de toute l’histoire. Je le mets à cet égard sur le même plan que saint Augustin, saint Thomas d’Aquin ou Pascal. D’une certaine manière il est encore plus grand. Il a repensé tout le christianisme. [...] Luther est avant tout un homme religieux. Il est le fondateur de l’Église luthérienne. Voilà ce qui importe de découvrir au-delà de ses exagérations et même de ses erreurs144.

A. L’homme anxieux de son salut Ce n’est pas caricaturer Luther que le présenter comme un homme anxieux de son salut. Comme tous les chrétiens de son temps il croit au Ciel et redoute l’Enfer. Voici ce qu’écrit le Père Daniel Olivier dans une étude très documentée que nous citerons plusieurs fois :

Luther a reçu l’éducation chrétienne qui était celle des jeunes de son temps. [...] Le jeune Luther croit profondément en Dieu. Il craint de l’offenser en faisant le mal. Il redoute son jugement et le risque de l’enfer. Ces convictions seront celles de toute son existence.

Le Christ l’intimide car il voit en lui le Juge du Dies Irae. Son Nom évoque le Jugement dernier : cette scène, qui arrête encore le touriste dans les églises anciennes, répondait à une appréhension tragique du bilan final de l’histoire humaine. [...]

De tout ce qu’on lui a enseigné, ce qui l’emporte, c’est la préoccupation de son salut personnel. Ce jeune homme ne veut pas aller en enfer145.

A 22 ans, en 1505, il décide subitement d’interrompre ses études de droit pour se faire moine dans la branche la plus austère de l’ordre des augustins.

144 Propos cités dans Jean Puyo interroge le Père Congar, éditions du Centurion, Paris 1975, p. 59-60. 145 Daniel OLIVIER, La foi de Luther, collection "Le point théologique", n° 27, éditions Beauchesne, Paris 1978, p. 78-79.

Théologie de la Grâce mars 2000 Jean-Loup Lacroix

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Luther s’en remit à l’Église de le conduire au salut. Il se fit moine. La vie du moine limite les occasions de péché et elle favorise les œuvres saintes146.

Luther fut un bon moine. Il était entré au couvent pour cela. Il avait donc en principe trouvé ce qu’il cherchait : le maximum de garanties qu’il est humainement possible à un individu d’acquérir pour assurer le salut de son âme.

Il n’a pourtant pas trouvé la paix. Son expérience de moine a été celle de la pureté impossible, de l’inanité de tout effort pour tarir en soi la source du mal, de la terreur du Dieu irrité et menaçant. Il aurait voulu sentir que Dieu agréait son zèle et ses œuvres. Au lieu de cela, il s’éprouvait toujours coupable, non d’abord de manquements extérieurs mais au plan de ses dispositions profondes (p. 80).

L’étude de la Bible et de saint Augustin l’assurait que le meilleur des chrétiens reste pécheur, quoi qu’il fasse. Augustin par exemple, contre le Breton Pélage, pose la question de la sincérité profonde de nos actes. Ne faisons-nous pas souvent le bien parce que cela nous arrange ? Et n’est-ce pas la peur du gendarme qui nous a retenu de commettre tel délit ? [...]

Les fautes cachées ou déclarées pouvaient être rachetées, assurait-on, par les œuvres méritoires. [...] Mais la valeur d’un acte dépend de la droiture de son auteur [...] de sorte que le mal est au cœur de l’œuvre méritoire dont il mine le mérite. Et si les actes méritoires sont infectés de péché, à quoi bon les multiplier ? (p. 82).

La théologie qui lui avait été enseignée, faisait de Dieu un Être souverainement arbitraire. Non seulement rien ne saurait le lier, et surtout pas les mérites de l’homme, si incertains, mais ses décisions sont imprévisibles. [...] Les théologiens nominalistes pensaient que Dieu s’est imposé à lui-même d’accepter nos mérites. Mais l’Écriture ne parle pas d’une telle doctrine, dont les consé-quences s’avéraient contraires à la conception augustinienne de la gratuité du salut et de la persistance du péché en l’homme (p. 84).

Par ailleurs, mais ce n’était sans doute pas le plus important, Luther s’indignait des nombreux désordres de l’Église de sont temps : débauches de la cour pontificale, ventes d’indulgences, trafics en tous genres.

146 OLIVIER, p. 79.

B. Un retour à l’Évangile Luther n’est pas seulement un homme indigné de la décadence morale de l’Église et voulant y mettre fin, son objectif n’est pas une réforme disciplinaire. Il veut défendre une intuition spirituelle qui a trans-formé sa vie. S’il se révolte, c’est au nom de l’Évangile. Des questions comme celles des indulgences, du nombre des sacrements ou de l’autorité du pape sont relativement secondaires. Pour lui, ce qui est en jeu, ce n’est pas tel ou tel point de doctrine, c’est le coeur même de la foi. Son expérience décisive, expliquera-t-il rétrospective-ment, a été une découverte de la miséricorde de Dieu et du salut par la foi. A l’origine e la Réforme il y a cette “ illumination ” du jeune Luther, dont la date exacte est difficile à préciser (1518 ? 1514 ?), mais que tous les historiens admettent147. Voici ce qu’écrivait Luther en 1545, un an avant sa mort, dans la Préface qu’il compose pour l’édition complète de ses œuvres en latin. Il vient d’évoquer ses cours sur les épîtres de saint Paul aux Romains, aux Galates et aux Hébreux :

J’avais brûlé du désir de bien comprendre un terme employé dans l’Épître aux Romains au premier chapitre, là où il est dit : “La justice de Dieu est révélée dans l’Évangile”, car jusqu’alors j’y songeais en frémissant. Ce mot “ justice de Dieu ”, je le haïssais, car l’usage courant et l’emploi qu’en font habituellement les docteurs m’avaient enseigné à le comprendre au sens philosophique. J’entendais par là la justice qu’ils appellent formelle ou active, celle par laquelle Dieu est juste et qui le pousse à punir les pécheurs et les coupables.

Malgré le caractère irréprochable de ma vie de moine, je me sentais pécheur devant Dieu ; ma conscience était extrêmement inquiète et je n’avais aucune certitude que Dieu fut apaisé par mes satisfactions. Aussi, je n’aimais point ce Dieu juste et vengeur. Je le haïssais, et, si je ne blasphémais pas en secret, certainement je m’indignais et murmurais violemment contre lui et je disais : “N’est-il pas suffisant qu’il nous condamne à la mort éternelle à cause du péché de nos pères et qu’il nous fasse subir toute la sévérité de sa loi ? Faut-il encore qu’il augmente notre tourment par l’Évangile et que, même là, il nous fasse annoncer sa justice et sa colère ?” J’étais hors de moi, tant ma conscience était violemment bouleversée, et je creusais sans trêve ce passage de saint Paul dans l’ardent désir de savoir ce que Paul avait voulu dire.

147 Cf. OLIVIER, La foi de Luther, p. 95.

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Enfin Dieu me prit en pitié. Pendant que je méditais, jour et nuit, et que j’examinais l’enchaînement de ces mots : “La justice de Dieu est révélée dans l’Évangile, comme il est écrit : le juste vivra par la foi” [Rm 1, 17], je commençai à comprendre que la justice de Dieu signifie ici la justice que Dieu donne et par laquelle le juste vit, s’il a la foi. Le sens de la phrase est donc celui-ci : L’Évangile nous révèle la justice de Dieu, mais la justice passive, par laquelle Dieu, dans sa miséricorde, nous justifie au moyen de la foi, comme il est écrit : le juste vivra par la foi. Aussitôt je me sentis renaître, et il me sembla être entré par les portes largement ouvertes du Paradis même. Dès lors, l’Écriture tout entière prit à mes yeux un aspect nouveau. [...]

Autant j’avais détesté ce terme de “ justice de Dieu ”, autant j’aimais, de chérissais maintenant ce mot si doux. Le texte de Paul devint vraiment pour moi la porte du paradis. Je lus ensuite le De spiritu et littera d’Augustin, où à ma grande surprise je constatai que lui aussi avait compris la “ justice de Dieu ” [de Rm 1, 17] dans le même sens que moi, à savoir de la justice dont Dieu nous revêt quand il nous justifie148.

L’ illumination de Luther est donc une retournement complet dans sa compréhension de ce qui constitue le coeur de la foi. Avant celle-ci le Dieu de l’Évangile restait pour lui un juge à la justice impitoyable. Mais il comprend soudain qu’il est au contraire celui qui justifie, c’est-à-dire qui rend justes les pécheurs. A ceux-ci, il est seulement demandé d’avoir foi en cette Miséricorde. On pourrait dire que Luther découvre enfin la Parole de Dieu comme Bonne Nouvelle. Toute sa vie, désormais, il se voudra le prédicateur de l’Évangile ainsi compris. Le reproche le plus grave qu’il fera à ses adversaires, ce ne sera pas leurs débauches et leurs trafics, mais bien leur négligence à annoncer aux hommes l’Évangile authentique, seul chemin du salut.

II. Luther : liberté du chrétien

A. L’opuscule de 1520 Dans son petit livre manifeste de 1520, La liberté du chrétien, Luther s’explique sur ce qui est pour lui le coeur de sa doctrine. Il ne s’agit pas d’explications sur l’autorité du pape, sur les rapports entre clercs et laïcs 148 Cité dans OLIVIER, p. 97-98 ; c'est nous qui soulignons.

ou autres questions de ce genre. Il s’agit d’une réflexion plus fondamentale sur la façon dont la foi en la Parole de Dieu rend libre. Luther explique quelle est, selon lui, la place des “ œuvres ” et des “ com-mandements ” dans la vie chrétienne. Ce qu’il dit mérite d’être examiné de près par quiconque se soucie de ce que peut être une “ éthique chrétienne ” et de la place que les normes morales peuvent y occuper.

B. Liberté et servitude Dès le 1° de son texte Luther annonce clairement qu’il va soutenir une position paradoxale. Voici ce qu’il écrit :

1 Afin que nous ayons une connaissance approfondie de ce qu’est un Chrétien et sachions en quoi consiste la liberté que le Christ a acquise pour lui et lui a donnée, ce dont saint Paul nous parle abondamment, je vais avancer ces deux propositions :

– Un Chrétien est un libre seigneur de toutes choses et il n’est soumis à personne.

– Un Chrétien est un serf corvéable en toutes choses et il est soumis à tout le monde.

Ces deux propositions se retrouvent clairement dans saint Paul (1 Cor 9, 19) : “Je suis libre en toutes choses et je me suis fait le serviteur de tous”.

On peut se demander comment Luther peut tenir ensemble des propositions aussi opposées que celles qu’il veut d’énoncer. La réponse vient aussitôt.

2° Pour entendre ces deux formules contradictoires de la liberté et de la servitude, nous devons nous rappeler que chaque Chrétien a deux natures, une nature corporelle et une nature spirituelle ; par son âme il mérite d’être nommé un homme nouveau, spirituel, intérieur ; par la chair et le sang, il mérite d’être nommé un homme corporel, un vieil homme, et un homme extérieur, et c’est à cause de ce contraste que l’on relève dans l’Écriture des propositions qui se contredisent si immédiatement, comme je viens de le dire au sujet de la liberté et de la servitude.

L’explication est-elle satisfaisante ? Il est peut-être trop tôt pour en juger. Mais nous sentons bien que la question pourrait être décisive.

C. La Parole de Dieu Poursuivant son développement Luther pose la question de l’origine de la liberté chrétienne :

3 Si nous considérons l’homme intérieur et spirituel pour voir dans quelles conditions il est un Chrétien juste et libre et mérite ce nom, il est

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évident qu’aucun élément extérieur ne peut le rendre libre ni juste, quelque nom qu’on lui donne, car sa justice et sa liberté, inversement sa malice et sa sujétion ne sont ni corporelles ni extérieures.

“ Juste et libre ” : pour Luther, fidèle en cela à la théologie biblique de la rédemption (“ rachat ” du péché, analogue à la libération d’un esclave “ racheté ”), deux questions sont équivalentes, celle de la justification et celle de la liberté. Quand il parle de la liberté du chrétien, le problème est celui de cette libération par rapport au péché, ce n’est pas d’abord ni principalement une question de droits et de devoirs à l’intérieur de l’Église. (La question est sotériologique, pas d’abord ecclésiologique.) “ Ni corporelles, ni extérieures ” : Cette affirmation est dans la logique du dualisme corps-âme affirmé dès le 2°. Mais Luther va plus loin : non seulement il affirme, ce qui est indubitable, que justice et liberté sont des réalités spirituelles, mais, ajoute-t-il, tout ce qui est matériel ne saurait avoir aucune influence sur elles, ni en mal ni en bien. Voici la suite du 3° :

Que sert à l’âme que le corps soit indépendant, robuste et sain, qu’il mange, boive et vive comme il veut ? Inversement, en quoi l’âme pâtit-elle si le corps est captif, malade et épuisé, s’il a faim, soif et souffre, contrairement à son désir ? Aucune de ces choses ne pénètre jusqu’à l’âme pour la libérer ou la réduire en servitude, la rendre juste et mauvaise.

Mais lisons la suite. 4° Ainsi quand le corps revêt des habits consacrés, comme font les prêtres et les gens d’Église, l’âme n’en tire aucun profit, non plus que quand il réside dans les églises et les lieux consacrés ou s’occupe d’objets consacrés ou si, matériellement, il prie, jeûne, se rend en pèlerinage, accomplit toutes sortes de bonnes œuvres qui, de toute éternité, peuvent s’accomplir par le corps et en lui. Ce qui doit apporter à l’âme et lui conférer intégrité et liberté doit être encore d’une tout autre nature.

Notons que, s’il en est ainsi, on ne voit plus quelle importance pourrait avoir tout l’organisme sacramentel de l’Église, toutes ces médiations “ charnelles ” dans lesquelles le catholicisme reconnaît des “ moyens de salut ”. Notre plus grand désaccord avec Luther est sans doute ici. Son spiritualisme poussé à bout lui fait méconnaître le mystère de l’Église comme prolongation de l’Incarnation. Mais poursuivons notre lecture.

5° Ni au ciel, ni sur terre, l’âme ne possède rien en quoi elle puisse vivre justement, librement, chrétiennement, si ce n’est le Saint Évangile, la

parole de Dieu, prêchée par le Christ. Comme il le dit lui-même (Jean 11) : “Je suis la résurrection et la vie, celui qui croit en moi vivra éternellement” et de même (14) : “Je suis la voie, la vérité et la vie”, de même (Mt 4) : “L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.” Ainsi nous devons être certains que l’âme peut se passer de toutes choses, sauf de la parole de Dieu, et, faute de la parole de Dieu, rien ne peut l’aider à subsister. Mais quand elle a la parole, elle n’a besoin de rien d’autre, elle trouve au contraire dans la parole sa suffisance, sa nourriture, sa joie, sa paix, sa lumière, sa science, sa justice, sa vérité, sa sages-se, sa liberté et tous les biens surabondamment.

Ce texte est beau. Nous trouvons là le meilleur de Luther : sa découverte émerveillée de la Parole de Dieu comme Bonne Nouvelle. On peut faire le rapprochement entre la formule de Luther : “ L’âme peut se passer de toutes choses, saut de la Parole de Dieu ” et ce que sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) écrira quelques années plus tard : “Celui qui a Dieu ne manque de rien. Dieu seul suffit” (signet trouvé dans son bréviaire). Luther n’a certainement pas tort de préférer Dieu à tout. Notons cependant qu’il n’écrit pas “ sauf de Dieu ”, mais “ sauf de la parole de Dieu ”. Que veut-il dire par là ?

6° Mais on demandera : quelle est donc la parole qui accorde une si grande grâce et comment dois-je en user ? Réponse : ce n’est rien autre que la prédication faite par le Christ, comme la contient l’Évangile.

D. La foi et les œuvres Comment Luther comprend-il l’essentiel de la “ prédication faite par le Christ ” ? Poursuivons notre lecture de son texte.

Celle-ci doit être telle — et telle elle est en effet — que tu entendes ton Dieu te dire que toute ta vie et tes œuvres ne sont rien aux yeux de Dieu, mais que tu es destiné à la perdition éternelle, ainsi que tout ce qui est en toi. Si tu le crois vraiment, comme c’est ton devoir de le faire, il te faut désespérer de toi-même et reconnaître qu’Osée a raison de s’écrier : “O Israël, tu n’as rien en toi qui ne soit ta perte, mais c’est en moi seul qu’est ton secours” [Os 13, 9]. Mais pour que tu sortes de toi-même et échappes à toi-même, c’est-à-dire à ta perdition, il te présente son cher Fils Jésus-Christ, et il te fait dire par sa parole vivante et consolante que tu dois t’abandonner à lui avec une foi robuste et lui faire hardiment confiance ; alors, à cause de cette foi, tous tes péchés seront pardonnés, tu triompheras de tout ce qui te

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perdait, et tu seras droit, véridique, apaisé, juste et tu auras accompli tous les commandements, tu te seras libéré en toutes choses. Comme le dit Saint Paul [Rm 1, 17] : “Le chrétien juste ne vivra que par sa foi” et Rm 10, 4 : “Le Christ est la fin et l’accomplissement de tous les commandements pour tous ceux qui croient en lui149.”

Ici encore nous retrouvons le meilleur de Luther : un homme qui désespérait de lui-même mais qui a rencontré le Christ comme Sauveur. L’essentiel de la foi apparaît bien comme une confiance faite au Christ . (“Tu dois t’abandonner à lui avec une foi robuste et lui faire hardiment confiance.”) Mais nous voyons aussi comment Luther reprend — et durcit — l’opposition paulinienne entre foi et œuvres150. Les œuvres “ne sont rien aux yeux de Dieu” et le message de l’Évangile est d’abord l’affirmation qu’il en est ainsi : affirmation désespérante dans un premier temps, jusqu’à ce que survienne la découverte de la foi comme suffisant au salut. La conclusion de Luther, — conclusion inspirée de plusieurs textes de l’Écriture, — est que la foi est finalement la seule exigence qui s’impose à nous. De celui qui croit on doit dire qu’il a “ accompli tous les commandements ”.

E. Les commandements : apprendre à désespérer de soi-même

Une objection est possible, que Luther n’ignore pas : la Bible ne comporte-t-elle pas de très nombreux commandements ? La réponse à l’objection repose sur une distinction :

Et il faut savoir que l’ensemble de la Sainte Écriture se divise en deux sortes de paroles qui sont les commandements ou la loi de Dieu, et l’engagement ou la promesse.

Luther explique alors comment il comprend tous les “ commandements ” de la Bible.

Les commandements nous enseignent et nous prescrivent toutes sortes de bonnes œuvres, mais, de ce fait, celles-ci ne sont pas encore accomplies. Ils fournissent de précieuses indications, mais n’apportent aucune aide, ils enseignent ce que l’on doit faire, mais ne donnent aucune force pour le réaliser. Aussi n’ont-ils pour but que d’amener l’homme à voir son incapacité à faire le bien et à lui apprendre à désespérer de lui-même. Et c’est pourquoi ils ont pour nom l’Ancien Testament.

149 6 suite et fin. C'est nous qui soulignons. 150 Cf. Rm 3, 28 etc.

F. “ J’ai tout simplement tout mis dans la foi ”

Comme Paul, Luther voit dans la loi le moyen d’une prise de conscience, “afin que [le péché] fût manifesté comme péché et qu’il apparût dans toute sa virulence de péché, par le moyen du commandement” (Rm 7, 13). Le but des commandements de la Bible est donc de conduire l’homme à désespérer de lui-même si bien qu’il soit prêt à accueillir l’Évangile.

9° Quand, de par les commandements, l’homme a acquis la notion et le sentiment de son impuissance, au point de se demander avec angoisse comment il satisfera aux exigences des commandements (étant donné que, ou bien le commandement sera accompli, ou bien lui-même il sera condamné), il est tout à fait humilié et réduit à néant devant ses propres yeux et il ne trouve en lui rien qui puisse le justifier. C’est alors qu’intervient la seconde parole de Dieu, l’enga-gement ou promesse divine qui dit : “Si tu veux accomplir tous les commandements et te débarrasser de tes mauvais désirs et de tes péchés, comme les commandements l’exigent formellement, voici qu’il te faut croire en Jésus-Christ, en qui je te promets toute grâce, toute justice, toute paix et toute liberté ; si tu crois, tu obtiendras, si tu ne crois pas, tu n’obtiendras pas. Car ce qui t’es impossible avec toutes les œuvres des commandements qui sont nombreuses et pourtant ne te serviront à rien, tu l’atteindras aisément et rapidement par la foi. Car j’ai tout simplement tout mis dans la foi, si bien que, qui la possède aura tout et obtiendra la félicité, qui ne l’a pas n’aura rien”. Ainsi les promesses de Dieu fournissent ce qu’exigent les commandements et accomplissent ce que prescrivent les commande-ments, afin que tout soit la propriété de Dieu, le commandement et l’accomplissement : seul il commande et seul aussi il accomplit.

G. “ Libéré de tous les commandements et de toutes les lois ”

Luther poursuit : Ainsi nous voyons que la foi suffit à un chrétien, il n’a besoin d’aucune œuvre pour se justifier. S’il n’a plus besoin d’aucune œuvre, il est certainement délié de tous les commandements et de toutes les lois ; s’il en est délié, il est certai-nement libre. Telle est la liberté chrétienne, c’est la foi seule qui la crée, ce qui ne veut pas dire que nous puissions rester oisifs ou faire le mal, mais que nous n’avons besoin d’aucune œuvre pour

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nous justifier et atteindre à la félicité, ce que nous exposerons plus longuement par la suite. [10°]

La liberté chrétienne, pour Luther, c’est être “ délié de tous les commandements ”. Pour quelle raison ? Parce que le chrétien n’a plus besoin d’aucune œuvre pour se justifier. Traduisons en termes brutaux : les commandements ne sont pas à considérer comme indiquant ce qu’il faut faire pour échapper à l’enfer. Si le problème est de savoir comment être justifié devant Dieu de façon à échapper à la condamnation, alors la solution n’est pas à chercher du côté de la loi, mais bien de la foi. Pour sentir la portée et la force de l’affirmation de Luther il nous faut garder en mémoire le drame spirituel qu’il avait vécu : angoisse devant un Dieu Juge, peur d’une éternité de souffrance, comman-dements de Dieu ressentis comme un moyen de salut tout à la fois indispensable et impraticable. Quand un homme vivant dans de tels sentiments découvre soudain l’Évangile comme un message de miséricorde et la proclamation d’un salut donné gratuitement, c’est pour lui une fantastique libération. Le terrible fardeau des commandements disparaît tout d’un coup. Avec l’énergie du désespoir on tendait sa volonté pour leur être scrupuleusement fidèle. On s’aperçoit soudain que la question n’est plus là : on n’a besoin d’aucune œuvre pour se justifier et atteindre à la félicité. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il n’existe pas d’autres raisons valables de mettre en pratique les commandements. Sans doute y en a-t-il. Mais toutes celles-ci ne supprimeront pas le sentiment de liberté qu’on éprouve désormais151. Quand Luther déclare le chrétien “délié de tous les commandements et de toutes les lois”, ce qu’il veut dire par là, c’est que l’âme n’a pas besoin d’eux pour son salut. Il ne s’agit pas de prôner la licence et la facilité. Résumons-nous. Sur la base du 10 de La liberté du chrétien nous pouvons retenir que, pour Luther, la liberté chrétienne est, positivement, une union au Christ Parole de Dieu et, négativement, la libération de ce fardeau que deviennent les commandements quand leur pratique est conçue comme la condition nécessaire pour être aimé de Dieu et échapper à l’enfer.

151 Un an plus tard, en 1521, dans une lettre à son jeune disciple Mélanchton, Luther aura cette formule : Pecca fortiter, sed crede fortius, pèche fortement (on peut traduire "hardiment"), mais crois plus fortement (hardiment) encore. La formule restera célèbre et certains ne manqueront pas d'y voir un exemple de perversion mentale. Dite à un jeune homme de bonne volonté qui se désespère de ne pas être totalement irréprochable, elle est pourtant d'une grande justesse spirituelle.

H. Royauté et sacerdoce des croyants

Luther n’en reste pas à une définition négative de la liberté chrétienne (être “ délié de tous les commande-ments ”). Il la présente aussitôt positivement comme une union au Christ dont le croyant va partager et la royauté et le sacerdoce.

15° De même que le Christ jouit de la primogéniture avec tous les honneurs et dignités qu’elle comporte, de même il la partage avec tous ses Chrétiens en sorte que par la foi ils doivent tous être aussi rois et prêtres avec le Christ, selon la parole de saint Pierre (1 P 2, 9) : “Vous êtes une royauté sacerdotale et un sacerdoce royal.”

La liberté n’est donc pas seulement une absence de contrainte, elle est une seigneurie. C’était la thèse posée dès le 1° : “Un chrétien est un libre seigneur de toutes choses”. Luther reprend les affirmations bibliques du sacerdoce et de la royauté des membres du Peuple de

Dieu152. Sur cette base Luther en vient à relativiser très fortement la distinction entre prêtres et laïcs. Pour lui le sacerdoce ministériel n’est pas fondamentalement différent du sacerdoce commun. Il se définit simplement comme un service :

Car, bien que nous soyons prêtres, nous ne pouvons pas tous officier ou assurer le service divin et prêcher. Ainsi le dit saint Paul (1 Co 4, 1) : “ Nous ne voulons plus être considérés que comme les serviteurs du Christ et comme les intendants de l’Évangile ” [17 ].

Le concile de Trente (Décret sur le sacrement de l’ordre, 15 juillet 1563) et, avec davantage de nuances, le concile Vatican II (Lumen Gentium n 10) affirmeront la spécificité du sacerdoce des prêtres (“ sacerdoce ministériel ” dans le langage de Vatican II).

I. La place des œuvres. La deuxième partie du texte de Luther (19° à 29°) porte sur “ l’homme extérieur ”.

Nous allons répondre ici, écrit-il, à tous ceux qui se scandalisent de ce que nous avons exposé jusqu’à présent et qui ont accoutumé de dire : “Eh bien, puisque la foi est tout, et qu’elle possède à elle seule une valeur suffisante pour nous justifier, pourquoi les bonnes œuvres sont-elles aussi prescrites ? Réjouissons-nous et ne faisons rien.” Mais non, mon cher, ce n’est pas cela ! (19 ).

152 On sait que le concile Vatican II reprendra ces thèmes en particulier dans Lumen Gentium n 10-11, 34 et 36.

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Luther va donc expliquer pourquoi, malgré tout ce qu’il vient de dire sur la justification par la foi, les “ œuvres ” restent nécessaires.

20° Bien qu’à l’intérieur de lui-même l’homme soit suffisamment justifié par la foi [...] néanmoins l’homme demeure encore sur terre pendant cette vie corporelle, et il faut qu’il gouverne son propre corps et entretienne des rapports avec les hommes. C’est là que commencent les œuvres, dès lors il lui est impossible de rester oisif, il lui faut, pour sûr, recourir aux jeûnes et aux veilles, aux labeurs et à toutes les formes de la tempérance pour entraîner et exercer son corps, afin qu’il obéisse à l’homme intérieur et à la foi, qu’il se façonne à leur image et qu’il n’empêche ni n’entrave leur activité, comme il le fait naturellement, s’il n’est pas rompu à la discipline, car l’homme intérieur vit en harmonie avec Dieu, il est gai et joyeux par amour du Christ qui a tant fait pour lui et son seul souci est en retour de servir aussi Dieu gratuitement par un acte de libre amour.

A lire attentivement ce texte, on constate que Luther y donne quatre arguments différents. a) Le premier est une référence aux nécessités “ terrestres ” de la vie matérielle et sociale : “Il faut qu’il gouverne son propre corps et entretienne des rapports avec les hommes”. On a là le fondement d’une éthique purement séculière, réduite à une organisation du vivre ensemble des hommes, mais sans rapports avec la vie chrétienne proprement dite qui serait purement spirituelle. (Cf. aussi le début du 26°.) b) Le second argument est une référence à l’idée traditionnelle de l’ascèse considérée comme utile à la vie spirituelle. Pour libérer l’âme il faut “entraîner et exercer” le corps. De nouveau nous constatons combien le dualisme spirituel/matériel est peu convainquant. Luther ne cesse d’insister sur le fait que l’homme intérieur n’est en rien dépendant des choses extérieures. Mais voilà qu’il reconnaît, comme sans y prendre garde, que le corps peut “ empêcher et entraver ” l’activité de l’homme intérieur et de la foi. Ce serait dont possible ! Mais alors, si tel est le cas, ne faudrait-il pas admettre qu’il peut aussi concourir positivement à la vie spirituelle ? c) Troisième argument : il faut que le corps “obéisse à l’homme intérieur et à la foi, qu’il se façonne à leur image”. L’intérieur ne dépend pas de l’extérieur, mais le dehors doit refléter le dedans. Il y a là une relation à sens unique que Luther va décrire en utilisant l’image évangélique de l’arbre qui porte des fruits.

23° C’est pourquoi les deux formules sont vraies : “ Des œuvres bonnes et justes ne font jamais un

homme bon et juste, mais un homme bon et juste fait de bonnes œuvres. — Des œuvres mauvaises ne font pas un homme mauvais, mais un homme mauvais fait de mauvaises œuvres ” en sorte que la personne doit toujours être bonne et juste préalablement, avant que d’accomplir toute bonne œuvre. [...] Il en est comme dit le Christ [Mt 7, 18] : “Un mauvais arbre ne porte pas de bons fruits, un bon arbre ne porte pas de mauvais fruits”.

La position de Luther a le mérite de la clarté, mais on ne peut s’empêcher de la trouver trop unilatérale. Certes “ tel est le maître, tel aussi est l’œuvre ”. Comme le disaient les scolastiques, operari sequitur esse, l’agir (l’ ”opérer ”, le “ faire des œuvres ”) suit l’être. Mais les mêmes scolastiques, saint Thomas notamment, définissaient les “ vertus ” et les “ vices ” comme des habitus, c’est-à-dire comme des capacités

d’agir acquises ou développées par l’agir même153. Que l’homme soit, dans une certaine mesure, responsable de ce qu’il devient, qu’il puisse se transformer lui-même par ses actes n’est d’ailleurs pas seulement une thèse médiévale, c’est une donnée d’expérience commune. Luther ne nierait sans doute pas cela, mais il exclut totalement que cela puisse concerner la vie spirituelle. A ce niveau-là les “ œuvres ” sont totalement inopérantes et sans importance. d) Quatrième argument, la reconnaissance : “en retour servir Dieu gratuitement et par un acte de libre amour”. Cette fois-ci nous nous trouvons devant une piste extrêmement intéressante. Il y a là un rapport don/contre-don qui est l’un des éléments de la structure de l’Alliance, telle qu’elle apparaît partout dans la Bible, Ancien et Nouveau Testaments. Luther ne dénie donc pas toute signification spirituelle aux œuvres extérieures : au-delà des nécessités de la vie sociale et de celles de l’ascèse les œuvres pourront prendre le sens d’une réponse d’amour désintéressé, la réponse d’un amour analogue à celui manifesté par Dieu en Jésus-Christ. Les œuvres demeurent donc, pour tout chrétien, une exigence. Mais elles seront perçues et vécues sans aucun esprit de servilité ni de crainte.

21° Mais ces mêmes œuvres, il ne faut pas que l’homme les accomplisse dans la conviction qu’il se justifiera par là devant Dieu. [...] Il faut qu’il les accomplisse par un acte de libre amour, gratuitement, pour plaire à Dieu, sans y faire entrer aucune intention ou considération autre que de se conformer au bon plaisir de Dieu pour

153 Cf. le proverbe : C'est en forgeant que l'on devient forgeron.

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l’amour de qui il donnerait volontiers le meilleur de lui-même.

Il serait donc faux de prétendre que Luther supprime l’exigence d’une vie morale. Mais celle-ci voit son importance fortement relativisée. Les œuvres bonnes ne sont en aucune façon un chemin vers le salut.

J. La prédication des commandements

Qu’il ne faille pas “ rester oisif ” est une chose, que l’on doive agir de telle ou telle façon en est une autre. Maintenir une certaine raison d’être aux “ œuvres ”, ce n’est pas encore justifier l’existence de normes morales. Quelle est donc la place attribuée à Luther aux “ commandements ” ?

Il ne faut pas prêcher seulement un seul mais les deux Testaments de la parole divine. Il faut prêcher les commandements pour effrayer les pécheurs, leur révéler leurs péchés, les inciter à se repentir et les amener à se convertir. Mais il ne faut pas s’arrêter là, on doit aussi prêcher l’autre parole, la promesse de la grâce pour enseigner la foi sans laquelle les commandements, la pénitence et tout le reste sont sans aucune

valeur154.

Nous retrouvons ici la distinction entre commandements et promesses. Luther revient sur son idée que les commandements ont la valeur d’une invitation à la conversion, mais il ne semble pas envisager qu’ils puissent servir de repères et de normes pour discerner quelles œuvres seraient à accomplir.

28° ... le Christ (Mt 17, 24) : comme le denier de l’impôt était exigé de ses disciples, il discutait avec Saint Pierre pour savoir si les enfants des rois n’étaient pas dispensés de l’obligation de payer l’impôt, et Saint Pierre lui répondit que si, il lui donna l’ordre de se rendre au bord de la mer et dit : “Pour ne pas les scandaliser, va à la mer, tire le premier poisson que tu pêcheras, prends-le et dans sa bouche tu trouveras un denier que tu donneras pour moi et pour toi”. C’est un bel exemple pour illustrer cet enseignement que donne le Christ en se nommant et en nommant les siens des fils de rois qui n’ont besoin de rien et néanmoins il se soumet volontairement. [...] Celui qui aurait compris ces choses pourrait facilement s’accommoder des lois et des commandements innombrables du Pape, des Évêques, des monastères, des chapitres, des princes et des seigneurs dont certains prélats insensés exagè-

154 Fin du 25°.

rent l’importance au point de faire croire qu’ils sont nécessaires au salut et que ces prélats les nomment, quoique à tort, commandements de l’Église (28°).

On voit que si les “ œuvres ” gardent une certaine place dans la vie chrétienne, avec toutes les restrictions que l’on a dites, les commandements, eux, n’en ont plus guère. Il faut les prêcher pour ceux qui n’ont pas encore fait le pas de la foi véritable afin de les amener à s’effrayer de leur péché et, à partir de là, à accueillir le don de la grâce. Cela fait le rôle des commandements est quasiment terminé. On les supportera peut-être par humilité. On n’en attend rien.

III. Documents à travailler

? Bernard SESBOÜE, L’homme et son salut, p. 329-332.

? La foi de l’Église. Catéchisme pour adultes des évêques allemands, p. 228-230 ; 238-240.

Chapitre 5

Le Décret sur la justification du concile de Trente

I. IMPORTANCE ET ORIGINE DU DOCUMENT A. LA DOCTRINE CATHOLIQUE AVANT ET APRÈS LE DÉCRET B. GENÈSE DU TEXTE C. LES TROIS PROJETS SUCCESSIFS II. ANALYSE DU TEXTE A. LA " PREMIÈRE JUSTIFICATION "

1. Impuissance de la nature et de la loi à justifier les hommes (chapitre I) 2.La venue du Christ (chap. II) 3. Ceux qui sont justifiés par le Christ (chap. III) 4. Esquisse d'une description de la justification (chap. IV) 5. La préparation à la justification : sa nécessité et son origine (chap. V) 6. Le mode de la préparation (chap. VI) 7. La justification : sa définition, ses différentes causes (chap. VII)

a) Définition de la justification b) Les causes de la justification c) La justice de Dieu " unique cause formelle " de notre justification d) Foi, espérance et charité

8. La justification par la foi (chap. VIII) a) La foi ne suffit pas sans l'espérance et l'amour b) Ni la foi, ni les œuvres ne retirent rien à la gratuité de la justification

9. Entre présomption et désespoir (chap. IX) B. LA VIE DE L'HOMME JUSTIFIÉ

1. L'accroissement de la grâce reçue (chap. X) 2. L'observation des commandements : sa nécessité et sa possibilité (chap. XI) 3. Prédestination, persévérance (chap. XII et XIII)

C. LE RECOUVREMENT DE LA JUSTIFICATION

1. Le relèvement du pécheur (chapitre XIV) 2. Le péché mortel (chap. XV) 11

D. LE MÉRITE, FRUIT DE LA JUSTIFICATION (CHAP. XVI) E. QUELQUES POINTS À RETENIR PARTICULIÈREMENT

1. Il n'existe pas de salut sans sainteté, ni de sainteté au rabais 2. Nul ne peut se justifier par ses oeuvres et sans la grâce de Dieu 3. Être croyant ne suffit pas 4. La persévérance : une grâce et une exigence 5. L'observation des commandements est possible et nécessaire.

a)Des " oeuvres " sont nécessaires. b)Celles-ci consistent à observer les commandements de Dieu et de l'Église. c)Il ne s'agit pas là d'une exigence impossible, même si des fautes " légères et quotidiennes " sont inévitables.

6.La grâce rend possible le mérite 7.Dieu seul sauve

III. ANNEXE : LA QUESTION DE LA RÉALITÉ DE LA " GRÂCE CRÉÉE " DANS LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE A.11E ET 12E SIÈCLES B.LA THÉOLOGIE DU 13E SIÈCLE

1.L'école franciscaine 2.Saint Thomas (1a2ae, qu. 110, art. 1)

a)Trois objections b)La grâce lumière de l'âme

I. Importance et origine du document 155

Confession d'Augsbourg

(texte allemand) "Article IV. De la justification.- Nous enseignons ensuite que nous ne pouvons obtenir la rémission des péchés et la justice devant Dieu par notre mérite, nos œuvres et nos satisfactions, mais que nous recevons la rémission des péchés et que nous devenons justes devant Dieu par grâce, à cause du Christ et par la foi, si nous croyons que le Christ a souffert pour nous, et que, grâce à lui, le pardon des péchés, la justice, la vie éternelle nous sont donnés. Car cette foi là, Dieu veut nous l'imputer à justice devant lui, comme saint Paul le dit aux Romains. " (Dans ce texte, pour un catholique, seule la toute dernière phrase pose problème.) Dans l'œuvre du Concile de Trente, le Décret sur la justification occupe une place centrale. Les décrets sur l'Écriture et la Tradition et sur le péché originel le précèdent comme autant de préliminaires. Ceux sur sacrements et sur la réforme de l'Eglise le suivront comme autant de compléments. Le noeud de l'opposition au luthéranisme est là. Le décret traite fondamentalement du même sujet que l'opuscule de Luther sur la Liberté du Chrétien. Mais il ne faut pas imaginer qu'il serait une réponse à ce texte particulier. Il représente une prise de position par rapport à tout l'ensemble des courants qui traversaient la pensée réformée. (Voir par exemple le texte de la Confession d'Augsbourg dans l'encadré ci-contre.) Le Décret réfute aussi quelques thèses des " humanistes " (diamétralement opposées à celles des Réformateurs).

155 Sources de cette première partie : cours polycopié de Jean-Louis LEMAIRE ; O. DE LA BROSSE Histoire des Conciles Oecuméniques, t. 10, Latran V et Trente, pp. 284-300.

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A. La doctrine catholique avant et après le décret.

L'élaboration du décret a été fort importante dans la mise en place de la doctrine. Auparavant, les positions des catholiques étaient aussi variées que celles des protestants. Il faut notamment relever : - " l'École de Cologne " assez voisine de Luther ; - la réaction d'Ignace de Loyola contre une vision prédestinationiste catholique ; - des pensées humanistes se voulant stoïciennes, mais souvent entachées de pélagianisme. Les Pères abordèrent le problème avec une certaine ouverture d'esprit comme les y invitait le cardinal de Pole : Je voudrais que les pères soient attentifs à lire tous les livres, même ceux des adversaires, non comme livres d'adversaires, mais comme des livres de n'importe qui, et à ne pas dire : " Luther l'a dit, donc c'est faux ! ", car il a toujours été d'usage chez les hérétiques de mêler le vrai au faux afin de donner quelque créance au mensonge. S'ils agissaient autrement, personne ne les lirait. Il faut donc lire tout livre publié par n'importe qui, d'un esprit égal, et y conserver ce qui est bon, y réfuter ce qui est mauvais pour ne pas écarter la vérité en réfutant tout sans discrimination. C'est ce qui est arrivé à notre époque, à un homme de grand savoir et piété, Albert Pighes, qui en voulant réfuter, sur le péché originel, ce qu'écrivaient les adversaires, est presque tombé dans l'hérésie de Pelage. Il faut donc suivre une 'via media' sans fléchir d'un côté ni de l'autre, afin de n'être pas mû, pour décider, ni par l'amour ni par la haine, mais par le seul souci de vérité qui doit rester sous nos yeux156.

B. Genèse du texte Le 21 juin 1546, les experts commencent à travailler à partir de ces six questions : 1° Qu'est-ce que la justification, son nom et sa réalité ? Que signifie : " l'homme est justifié " ? 2° Quelles sont les causes de la justification ? Ce que fait Dieu et ce qui est requis de l'homme ? 3° Que signifie l'expression " être justifié par la foi " ? 4° Quel est le rôle des œuvres avant et après la justification ? Quel est le rôle des sacrements ? 5° Qu'est-ce qui précède, accompagne et suit la justification ? 6° Quelles sont les autorités scripturaires, conciliaires, patristiques et les traditions apostoliques sur lesquelles on peut s'appuyer ? On constate vite que les positions en présence sont très opposées. Certains experts sont très proches des thèses réformées.

Le 30 juin, les légats du pape proposent un programme selon " les trois états " :

156 Cité par J.R. ARMOGATHE, Les vingt et une réformes de l'Église, Paris 1977, p. 89.

- l'homme pécheur, - l'homme déjà justifié, - l'homme retombé.

Dans la discussion apparaissent des éléments intéressants : Insistance quasi générale sur la participation de l'homme à sa justification : accueillant la grâce et aidé par elle, l'homme se dispose aux grâces subséquentes ; en croyant aux articles de foi, en renonçant au péché, par le désir d'accomplir les commandements. On retient le schéma aristotélicien, classique depuis le treizième siècle, des causes de la justification : Dieu, cause efficiente ; la passion du Christ, cause méritoire ; la charité et la grâce inhérente, cause formelle ; l'adoption divine, cause finale ; les sacrements, cause instrumentale ; le libre arbitre sous la motion divine, cause dispositive157. Mais quelques uns soutiennent " l'inutilité " des œuvres ou la thèse de la double justification selon laquelle la justice inhérente, que donne la grâce sanctifiante (ou la charité) est distincte de la justice imputée, qui est la manière dont Dieu juge le pécheur158.

La " double justification " La thèse de la double justification est un bel exemple de position théologique en apparence raisonnable, mais finalement erronée. On peut la résumer ainsi : - tantôt la justification se limite à une simple rémission des péchés, - tantôt elle représente une véritable sanctification. (Il va donc exister deux degrés de justice : " justice imputée " et " justice inhérente ".) On donne raison à Luther en affirmant que, dans beaucoup de cas, la justification demeure forensique et se réduit à une simple non-imputation. Mais on lui donne tort en maintenant que la sainteté reste possible, au moins pour quelques uns. La thèse est séduisante parce qu'elle correspond assez bien à ce que l'on peut expérimenter pour soi-même. Même sincèrement croyants, nous restons pécheurs. Bien souvent, nous nous estimons déjà heureux de pouvoir nous confier à la miséricorde de Dieu. Toute notre vie, il nous semble que nous resterons de simples pénitents, dont toute l'ambition sera de mendier leur pardon. Mais l'erreur de cette thèse est de ne pas voir que rémission des péchés et sanctification de l'homme intérieur sont indissociables. (Ce serait encore trop peu dire que d'affirmer qu'ils " vont toujours ensemble " : il s'agit de deux aspects de la même action divine.) Dieu ne fait pas semblant ! La justification n'est pas un " faire comme si ". Si Dieu nous tient pour justes, c'est qu'il nous rend justes. Ce qui demeure vrai, c'est que notre sainteté, en cette vie, sera toujours fragile, imparfaite et menacée. Parfois, elle sera comme cette mèche qui fume encore, mais qu'un rien suffirait à éteindre. Mais fragile ne signifie pas illusoire. Reconnaître la réalité possible de notre sanctification, ce n'est pas orgueil ou présomption ; c'est admettre la puissance de la grâce divine. Prétendre vivre dans la foi et renoncer totalement à l'espoir d'une transformation réelle de son cœur et de sa vie, c'est

157 DE LA BROSSE, op. cit. p. 286 158 Cette théorie fait manifestement écho aux idées de Guillaume d'Occam : De puissance absolue, Dieu pourrait réprouver une âme qu'il a revêtue de sa charité. (Guillaume d'Occam, Commentaire des Sentences I, d.17, q.1, R.) De même, " de potentia absoluta ", Dieu peut accepter l'homme qui n'a point la charité ; c'est une possibilité, pour l'âme de se trouver, sans cet " habitus " digne de la vie éternelle capable de recevoir l'Esprit Saint. En droit, le don incréé suffit à là justification, aucune nécessité d'un don créé. Mais en fait, de " potentia ordinata ", la charité est toujours donnée avec l'Esprit. (II, q. 5).

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se dispenser bien vite des efforts nécessaires à une vraie conversion. Surtout, c'est méconnaître la puissance de Dieu, comme sa véracité.

C. Les trois projets successifs Le 24 juillet, un premier texte est distribué. Il met en valeur : - la nécessité de la grâce, qui nous est méritée par Jésus Christ, pour obtenir ou retrouver la justification ; - l'action salvatrice du nouvel Adam qui a réparé, et bien au-delà, l'œuvre de mort du premier, car Dieu veut vraiment le salut de tous les hommes ; - la nécessité de l'application des mérites de Jésus-Christ et par suite de la coopération humaine répondant à l'initiative de Dieu. Si des hommes se perdent, il n'y a donc pas prédestination au mal159. Le texte est mal reçu pour des raisons " littéraires " : le style déplaît160. On demande un second projet à Seripando, général des augustins, qui fait bientôt un excellent travail. Le 23 septembre son texte est distribué aux pères, mais subrepticement modifié, d'où le mécontentement de son auteur1617. Débat des experts autour de : - la double justice, à laquelle tenait le Seripando, mais qui ne trouva guère de défenseurs (5 seulement). - la certitude de la justification et même du salut. Question sur laquelle thomistes et scotistes restaient dans un désaccord irréductible (21 contre 14). Tandis que les experts discutaient encore, un troisième projet est commandé au même Seripando. Le texte est distribué le 5 novembre. Il est alors débattu par les Pères conciliaires eux-mêmes. La thèse de la double justification est alors définitivement écartée. Après ce débat, un quatrième projet est rédigé, très semblable au précédent. Lors de sa discussion les pères prendront pratiquement le parti des thomiste: nul ne peut connaître sa propre justification d'une certitude de foi. Le Décret est approuvé définitivement le 13 janvier 1547.

159 DE LA BROSSE, p. 290. 160 " Ce décret est tout ce qu'on veut, excepté une pièce juridique, long horriblement, et qui ressemble plus à un sermon qu'à un décret ou à une loi. Ici, il paraît être une leçon d'école, ailleurs une dispute de cercle, ailleurs encore un commentaire de glossateur, de sorte qu'il déplaît à tout le monde " (un Père, cf. DE LA BROSSE, p. 290). 161 Outre des modifications destinées à se démarquer le plus clairement possible de Luther, on avait supprimé tout ce qui allait dans le sens de la double justification, thèse que le rédacteur défendait et qu'il avait introduite dans sa rédaction. Le nouveau projet remanié affirme même clairement qu'il n'y a qu'une seule justice (identifiée à la charité).

II. Analyse du texte

Le Décret sur la justification comporte un préambule, 16 " chapitres " et 33 " canons ". Le texte envisage successivement les trois " états " possibles en cette vie : celui de l'homme pécheur qui n'a pas encore reçu la grâce de la justification, celui de l'homme déjà justifié, celui de celui qui est retombé dans le péché.

A. La " première justification " Le Concile envisage d'abord, longuement, la " première justification " : ce qui la rend nécessaire et ce en quoi elle consiste.

1. Impuissance de la nature et de la loi à justifier les hommes (chapitre I)

Le Concile décrit d'abord la situation de l'humanité pécheresse : Tous les hommes ayant perdu l'innocence dans la prévarication d'Adam [Ro 5, 12 ; 1 Co 15, 22], " devenus impurs " [Is 64, 6] et, comme dit l'Apôtre, " enfants de colère par nature " [Ep 2, 3], selon l'exposé du décret sur le péché originel, ils étaient à ce point " esclaves du péché " [Ro 6, 20], assujettis au diable et à la mort, que non seulement les païens par les forces de la nature, mais encore les juifs eux-mêmes par la lettre de la Loi mosaïque, ne pouvaient se libérer ou se relever de cet état, bien que le libre arbitre ne fût nullement éteint en eux, mais seulement affaibli et dévié en sa force. Deux affirmations majeures : - tous les hommes se trouvent dans une incapacité radicale à se libérer du péché ; - cependant l'humanité pécheresse garde en elle un reste de liberté : le libre arbitre n'est nullement " éteint ", mais seulement " affaibli et dévié en sa force ". La tonalité est très nettement augustinienne. On reconnaît aussi la référence à l'épître aux Romains. Mais la persistance du libre arbitre apparaît comme une pierre d'attente de la libération à venir, " le lieu où le salut pourra atteindre l'homme et d'où ce dernier pourra y répondre " (Sesboüé).

2. La venue du Christ (chap. II) Mais Dieu n'abandonne pas l'humanité. Ainsi arriva-t-il que le Père céleste, " Père des miséricordes et Dieu de toute consolation " [2 Co 1,3], après l'avoir annoncé et promis, avant la Loi et du temps de la Loi, à beaucoup de saints Pères (Gn 49,10.18], envoya aux hommes, quand vint la bienheureuse " plénitude des temps " [Ep 1, 10 ; Ga 4, 4], le Christ Jésus, son Fils, pour racheter les Juifs

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sujets de la Loi, pour " faire aussi atteindre la justice aux païens qui ne la cherchaient pas " [Ro 9,30] et pour que tous " reçussent la qualité de fils adoptifs " [Ga 4, 5]. ... On remarque que le salut est tout à la fois rédemption, justification et adoption filiale. La distinction scolastique entre grâce " médicinale " et grâce " élevante " n'est pas reprise, mais elle est sous-jacente. Même si le Décret est centré sur la justification comme libération, les Pères n'oublient pas le versant positif de l'œuvre de Dieu.

3. Ceux qui sont justifiés par le Christ (chap. III)

Après avoir envisagé la rédemption de l'humanité dans son ensemble, le texte évoque comment la justification peut atteindre personnellement chacun de ceux qui sont justifiés. Mais, bien que lui " soit mort pour tous " [2 Co 5,15], tous cependant n'éprouvent pas le bienfait de sa mort, mais ceux-là seulement auxquels le mérite de sa Passion est communiqué. Car de même que les hommes ne naîtraient pas dans l'injustice s'ils ne naissaient de la descendance corporelle d'Adam, descendance qui leur fait contracter, par lui, lorsqu'ils sont conçus, l'injustice personnelle, de même ils ne seraient jamais justifiés s'ils ne naissaient pas dans le Christ d'une naissance nouvelle où leur est accordée, par le mérite de sa Passion, la grâce qui les fait justes. Dans un contexte où les débats sur la prédestination étaient vifs, le Concile tient à redire que le Christ est bien mort pour tous. Mais il ne suffit pas que le salut soit accompli au niveau de l'histoire universelle. Il faut encore qu'il atteigne chacun dans son histoire personnelle. Or il n'y a là aucun automatisme. Pour chacun la grâce de la justification sera un véritable événement. On ne saurait dire que cela soit acquis par avance.

4. Esquisse d'une description de la justification (chap. IV)

La justification de l'impie [est décrite par saint Paul] comme un transfert de l'état dans lequel l'homme naît fils du premier Adam, à l'état de grâce et " d'adoption des fils " de Dieu [Ro 8,15], par le second Adam, Jésus-Christ notre Sauveur. Ce transfert, depuis la promulgation de l'Évangile, ne peut s'accomplir sans le bain de la régénération ni sans le désir de le recevoir, suivant ce qui est écrit : " Nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint " [Jn 3, 5]. Le Concile affirme la nécessité du baptême, mais on note la restriction : " depuis la promulgation de l'Évangile ". Les Pères ne prétendent pas régler la question du mode de justification des Juifs et des païens. Il parle pour le temps de l'Eglise162.

162 Sur la portée exacte de la formule " après la promulgation de l'Évangile " voir SESBOÜE , P. 340-341.

5. La préparation à la justification : sa nécessité et son origine (chap. V)

Le point de vue est maintenant celui du devenir existentiel de la justification (Sesboüé). Autrement dit : comment la justification est vécue par ceux qui sont justifiés. Les chapitres V et VI abordent sa préparation. On reconnaît la question classique de l'initium fidei. Le concile déclare en outre que le commencement de la justification chez les adultes doit être cherché dans la grâce prévenante de Dieu par Jésus-Christ, c'est-à-dire par un appel de lui, qui leur est adressé sans aucun mérite préalable en eux. Dans cette affirmation de la grâce prévenante, nous retrouvons ce qui était déjà, vers l'an 440, la doctrine de l'Indiculus (FC 539). On notera aussi la précision : " pour les adultes ". Le Concile n'aborde pas le cas du baptême des petits enfants. Ce qu'il envisage, c'est le cas " normal " d'un adulte qui se convertit et va demander le baptême. Mais affirmer que la grâce divine est à l'œuvre dès le début du chemin qui conduit à la justification, ce n'est pas pour autant affirmer que l'homme serait alors purement passif. Dès ce stade notre collaboration est possible et nécessaire : De la sorte, ceux que leurs péchés avaient détournés de Dieu se disposent, poussés et aidés par sa grâce, à se tourner vers leur justification, en acquiesçant et en coopérant librement à cette grâce. Ainsi Dieu touche le cœur de l'homme par l'illumination du Saint Esprit, mais l'homme lui-même n'est nullement inactif en recevant cette inspiration, qu'il pourrait tout aussi bien rejeter, et cependant, sans la grâce divine, il demeure incapable de se porter par sa libre volonté vers cet état de justice devant Dieu. Il faut souligner le point d'équilibre auquel les Pères de Trente ont su parvenir. Mais citons Sesboüé (p. 341-342) : Les Pères de Trente avaient deux préoccupations majeures pour la rédaction de ce chapitre : d'une part, exclure toutes les formes d'un semi-pélagianisme qui mettrait en cause la priorité de l'initiative divine à l'origine de la justification ; d'autre part, face aux protestants, affirmer la possibilité et la nécessité de la libre coopération de l'homme qui n'est pas complètement passif dans sa propre justification. Cette double préoccupation commande la double affirmation qui structure le texte. La tension intérieure à l'affirmation conjointe de la priorité de la grâce divine et de la nécessaire coopération de la liberté humaine était vécue dans les rangs du concile. Deux tendances s'y affrontaient, l'une augustinienne, très restrictive vis-à-vis du libre arbitre, et dont certains tenants allèrent jusqu'à inquiéter la majorité en disant que le libre arbitre se comportait de manière purement passive dans la justification. [...] Une autre tendance, celle des théologiens scotistes, était acquise à l'idée de mérites compris en un sens large. Le concile vise un équilibre

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où tout ce qui est dit de la liberté soit toujours situé dans la grâce. Le chapitre se conclut par deux citations complémentaires qui permettent au Concile d'affirmer tout à la fois la liberté de l'homme et la prévenance (la priorité) de la grâce : C'est pourquoi quand il est dit dans la sainte Écriture : " Tournez-vous vers moi et, moi, je me tournerai vers vous " [Za 1,3], notre liberté nous est rappelée ; quand nous répondons : " Tournez-nous vers vous, Seigneur, et nous nous convertirons " [Lm 5,21], nous confessons que la grâce de Dieu nous prévient.

6. Le mode de la préparation (chap. VI) Dans le chapitre VI, " une page magnifique qui s'inspire de saint Augustin, plus que de la théologie scolastique " (H. Rondet), le Concile décrit la manière dont l'homme se prépare à la justification. Les hommes sont disposés à la justice elle-même quand, poussés et aidés par la grâce divine, la foi " qu'ils entendent prêcher " se formant en eux [Ro 10,17], ils se tournent librement vers Dieu, croyant à la vérité de la révélation et des promesses divines, à celle-ci notamment, que Dieu justifie l'impie par sa grâce, " au moyen de la Rédemption qui est dans le Christ Jésus " [Ro 3,24] ; quand, comprenant qu'ils sont pécheurs, en passant de la crainte de la justice divine, qui les ébranle salutairement, à la considération de la miséricorde de Dieu, ils s'élèvent à l'espérance, confiants que Dieu, à cause du Christ, leur sera favorable, quand ils commencent à l'aimer comme la source de toute justice et, pour cette raison, se retournent contre leurs péchés dans une sorte de haine et de détestation, c'est-à-dire par cette pénitence que l'on doit faire avant le baptême [Ac 2,38] ; quand, enfin, ils se proposent de recevoir le baptême, de commencer une vie nouvelle et d'observer les commandements divins. Le texte laisse sourdre une émotion contenue ; mais on aurait grand tort de n'y voir que cela. Là comme ailleurs, tous les mots ont été pesés. Le Concile s'inspire pour une part d'un texte de saint Thomas d'Aquin (Somme théologique IIIa, qu. 85, art. 5). Plusieurs points furent longuement débattus par les Pères, notamment le passage de la crainte à l'espérance et la mention d'un commencement d'amour au terme du processus 163. La description qui nous est ici donnée doit-elle se comprendre comme une phénoménologie de la

163 La formule de Trente, " quand ils commencent à l'aimer " est volontairement imprécise. (Cf. J. RIVIERE, D.T.C., tome 8, col. 2180.) De ce fait, elle laisse le champ libre aux débats ultérieurs sur attrition et contrition. Pour préparer à la justification la contrition imparfaite ne doit-elle pas comporter un commencement d'amour de Dieu ? Le Concile le suggère, mais sans que ce soit absolument clair. (Quant à la " contrition parfaite ", qui suppose que l'on déteste ses fautes par un véritable amour de Dieu, il est clair qu'elle ne précède pas la justification : elle la présuppose ou la réalise.)

conversion ? Faut-il y voir la reprise d'étapes qui se succéderaient chronologiquement ? Sans doute pas. Il s'agit plutôt là d'une " typologie abstraite de l'enchaînement logique des actes de la liberté qui répondent à l'initiative de la grâce " (Sesboüé). Ce qui nous est proposé, c'est la logique interne de cette sorte d'ébranlement par lequel celui qui, jusque là, demeurait endurci dans sa suffisance et son péché, commence à s'ouvrir, se met en mouvement, en vient finalement à faire le projet d'une vie nouvelle.

7. La justification : sa définition, ses différentes causes (chap. VII)

Le chapitre VII, " l'une des pièces maîtresses du décret ", définit l'acte lui-même de la justification. Le Concile va essayer de définir ce qui se produit en cet instant précis du basculement, quand l'état spirituel de la personne en vient enfin à changer radicalement. Le point de vue n'est donc plus celui du devenir, mais celui du moment où se noue l'acte. De nouveau l'insistance est sur ce que Dieu fait, en non plus sur ce qui incombe à l'homme : l'auteur de la justification ne peut être que Dieu lui-même. a) Définition de la justification Le passage débute par une première phrase qui est une définition de la justification : Cette disposition ou préparation est suivie de la justification elle-même qui n'est pas simple rémission des péchés, mais aussi sanctification et rénovation de l'homme intérieur par la réception volontaire de la grâce et des dons. Par là, l'homme d'injuste devient juste, d'ennemi ami, pour être " héritier, en espérance, de la vie éternelle " [Tt 3,7]. " Sanctification et rénovation de l'homme intérieur " : la justification est une réelle transformation de l'homme. Dire cela, c'est refuser la thèse de la justification forensique, tout comme celle de la double justification (pourtant défendue par Seripando, voir ci-dessus). Sur ce point le canon 11 sera particulièrement explicite : Si quelqu'un dit que les hommes sont justifiés soit par la seule imputation de la justice du Christ soit par la seule rémission des péchés, à l'exclusion de la grâce et de la charité répandue dans nos cœurs par l'Esprit Saint et qui leur demeure inhérente, ou encore que la grâce qui nous justifie est seulement la faveur de Dieu, qu'il soit anathème. Ainsi, les effets de la justification - de l'unique justification - sont-ils doubles : elle est rémission des péchés, qui ne seront plus imputés, et elle est rénovation effective, ontologique, de celui qui est justifié. " Ces deux côtés de la justification, note Sesboüé, sont inséparables : le non-imputabilité du péché est en même temps une sanctification réelle de l'homme " (p. 346). On notera qu'il est précisé que la réception de la grâce et des dons de Dieu est volontaire : allusion à la part qui incombe à l'homme. Dans les chapitres 5 et 6, la mention de la grâce accompagnait l'analyse des actes

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qui incombent à l'homme pour se préparer au don de Dieu. De même, ici, ce discret rappel de la nécessaire réponse de l'homme vient s'insérer dans la définition de la justification comme don de la grâce de Dieu. b) Les causes de la justification En s'inspirant de la théologie scolastique, mais en dehors de toute systématisation, le concile énumère alors les différentes causes de la justification : De cette justification, voici les causes : cause finale, la gloire de Dieu et du Christ, et la vie éternelle ; cause efficiente, Dieu, qui, dans sa miséricorde, purifie et sanctifie gratuitement [1 Co 6,11] par le sceau et l'onction de l'Esprit Saint promis, qui est le gage de notre héritage [cf. Ep 1,13 sv.] ; cause méritoire, le Fils unique bien-aimé de Dieu, notre Seigneur Jésus-Christ, qui, " alors que nous étions ennemis " [Ro 5,10], à cause de l'extrême amour dont il nous a aimés [Ep 2,4], a mérité notre justification par sa très sainte Passion sur le bois de la Croix et a satisfait pour nous à Dieu son Père ; cause instrumentale, le sacrement de baptême, le " sacrement de la foi ", sans laquelle il n'est jamais arrivé à personne d'être justifié. Ce qui frappe ici, c'est l'admirable insistance avec lequel le texte affirme que c'est bien Dieu qui sauve l'homme. On reconnaît là le meilleur de l'héritage augustinien, mais aussi celui de saint Paul. (Remarquer les citations et allusions, notamment celle de la magnifique formule du De Trinitate). Cause finale, cause méritoire, cause instrumentale : il n'est peut-être pas indispensable de s'arrêter au sens précis de chacune de ces notions. Ce qu'il faut surtout retenir, inscrit dans ce langage spéculatif, c'est " la priorité absolue de l'agir divin dans notre justification " (Sesboüé). c) La justice de Dieu " unique cause formelle " de notre justification Enfin, l'unique cause formelle est la justice de Dieu, " non celle par laquelle il est juste lui-même, mais celle par laquelle il nous fait justes "164, celle reçue de lui en don qui nous renouvelle au plus intime de l'âme, par qui non seulement nous sommes réputés justes, mais vraiment justes et nommés tels, recevant en nous la justice, dans la mesure où " l'Esprit Saint distribue à chacun à son gré " [1 Co 12,11] et selon la disposition et la coopération personnelles de chacun 165.

164 AUGUSTIN, De Trinitate 1,13, c. 12,15 165 On perçoit mieux toute la force de ce passage si on le rapproche de ce texte publié par Luther moins de deux ans auparavant, et souvent cité : " Ce mot ' justice de Dieu', je le haïssais, car l'usage courant et l'emploi qu'en font habituellement les docteurs m'avaient enseigné à le comprendre au sens philosophique. J'entendais par là la justice qu'ils appellent formelle ou active, celle par laquelle Dieu est juste et qui le pousse à punir les pécheurs et les coupables. ... Enfin Dieu me prit en pitié. ... Je commençai à comprendre que la justice de Dieu signifie ici la justice que Dieu donne et par laquelle le juste vit, s'il a la foi. ... L'Évangile nous révèle la justice de Dieu, mais la justice passive, par laquelle Dieu, dans sa miséricorde, nous justifie au moyen de la foi, comme il est écrit : le juste vivra par la foi. ... Autant j'avais détesté ce terme de " justice de Dieu ", autant j'aimais, de

Remarquons d'abord les tout derniers mots. Le texte insiste sur ce qui appartient à Dieu ; mais ce qui nous incombe n'est pas oublié. Au terme de ces deux longues phrases pour dire que c'est Dieu, et Dieu seulement qui est cause de notre salut, le Concile ajoute cette simple précision : et secundum propriam cuiusque dispositionem et cooperationem. La disposition et la coopération personnelle de la personne justifiée n'est sans doute pas " cause " de sa justification, elle n'est aucunement source de la grâce ; mais elle demeure là comme essentielle. Nous pourrions dire qu'elle est là comme une condition nécessaire. Et le Concile ne l'oublie pas. Mais que veut dire le Concile en affirmant que la justice de Dieu est l'" unique cause formelle " de notre justification ? Cette affirmation est centrale dans le Décret et elle mérite que l'on fasse effort pour en saisir le sens exact. La cause formelle est ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, ce en quoi consiste sa " forme ", sa quiddité166. Dire que la justice de Dieu est la cause formelle de notre justification, c'est dire que notre justice reçoit ce qu'elle est de la justice de Dieu même167. Il faut sentir l'énormité d'une telle affirmation : la " justice " de la personne justifiée, n'est pas d'une autre nature que la justice de Dieu lui-même ! À notre " mesure " certes, mais " vraiment ", nous sommes justes comme Dieu est juste. Ce qu'on dit de lui, on peut le dire de nous. Le mot justice ne change pas de sens quand on l'emploie successivement pour parler de Dieu et pour parler de la grâce de la justification168. Il ne s'agit pas d'une

chérissais maintenant ce mot si doux. ... Je lus ensuite le De spiritu et littera d'Augustin, où à ma grande surprise je constatai que lui aussi avait compris la " justice de Dieu " dans le même sens que moi, à savoir de la justice dont Dieu nous revêt quand il nous justifie. " (Préface de l'édition complète des Œuvres en latin, 1545) 166 Aristote distingue quatre sortes de cause : 1° la cause formelle, ou ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, sa quiddité ; 2° la cause matérielle, c'est-à-dire ce dont elle est faite ; 3° la cause efficiente qui provoque le passage de la puissance à l'acte ; la cause finale, c'est-à-dire ce en vue de quoi une chose est faite (Met. I,3,983). À ces quatre causes, on ajoute souvent la cause exemplaire, c'est-à-dire le modèle. (P. FOULQUIE, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris PUF 1962, p. 85) 167 Une précision : Le texte porte " l'unique cause formelle ". C'est très explicitement écarter la théorie de la double justice. Puisque la cause formelle est celle qui définit ce qu'est une réalité, parler d'unique cause formelle de notre justification, c'est exclure qu'il puisse exister différentes sortes (essences) de justification. (L'école de Cologne affirmait " deux causes formelles " de notre justice : celle de la justice imputée et celle de la justice inhérente.) 168 Ce que nous écrivons ici est apparemment en contradiction avec la citation du De Trinitate de saint Augustin : la justice de Dieu " non celle par laquelle il est juste lui-même, mais celle par laquelle il nous rend justes. " Sesboüé voit bien dans cette formule une certaine restriction : " Si la justice de Dieu nous divinise, nous ne devenons pas pour autant Dieu lui-même. " Mais il nuance aussitôt en ajoutant : " Distinction dialectique, car il n'y a pas deux justices de Dieu " (p. 348-349). Mais s'agit-il bien d'une restriction ? Sous réserve d'une étude plus précise, voici comment nous comprendrions la formule de saint Augustin reprise par le Concile. " Non celle par laquelle il est juste lui-même " : non pas celle par

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vague analogie entre deux réalités fondamentalement différentes, mais de la même réalité, en nous tout comme en Dieu. C'est dire que cette " justice " est bien une " sainteté " au sens le plus fort, c'est-à-dire une participation à ce qui est le propre de Dieu. La justification est une sanctification. Karl Rahner a repris de nos jours le " modèle de la causalité formelle " pour rendre compte du paradoxe inhérent à l'affirmation de la grâce comme " autocommunication de Dieu " : Si Dieu lui-même, dans sa réalité et sa seigneurie absolues les plus propres, est lui-même le don, l'on est peut-être fondé à parler alors d'un rapport de causalité formelle, par différence d'une causalité efficiente, d'une causalité effective. Lorsqu'il s'agit d'une causalité efficiente, au moins à l'intérieur de notre propre champ catégorial d'expérience, ce qui est produit est toujours distinct de ce qui produit. Mais nous connaissons aussi une causalité formelle : un étant déterminé, un principe d'être, est un moment constitutif d'un autre sujet en tant qu'il se communique lui-même à ce sujet et ne produit pas seulement quelque terme distinct de lui qui est ensuite principe interne constitutif en ce qui expérimente cette causalité effective. ... Cette causalité intérieure, formelle, à la différence des causes internes, constitutives de l'essence, qui nous sont données par ailleurs conformément à l'expérience, doit être entendue de telle sorte que la cause intérieure constituante conserve en elle-même son essence propre, en intangibilité et liberté absolues. ... La possibilité de cette autocommunication est la prérogative absolue de Dieu, car c'est seulement l'être absolu de Dieu qui peut, d'un même mouvement, poser ce qui est différent de lui sans se rendre dépendant de cette différence par rapport à lui, mais qui peut aussi se communiquer lui-même en personne sans se perdre lui-même dans cette communication. (Traité fondamental de la foi, p. 144-145.)

Le Décret affirme donc que l'essence de notre justification est constituée par la justice même de Dieu, en tant que celle-ci nous est réellement communiquée au point d'être vraiment notre propre justice. C'est pourquoi le texte affirme la présence (l'inhérence) de cette justice au plus intime de nous-mêmes : nous ne sommes pas seulement " réputés " justes, mais nous le sommes vraiment, et c'est pourquoi nous sommes " nommés " tels. Et notre justice est si bien nôtre qu'elle se diversifie en chacun de nous, selon la mesure du don Dieu et selon la mesure de la coopération de chacun (ce qui n'est pas contradictoire). Attention : ceci ne signifie pas du tout que, possédant en nous une justice semblable à celle de Dieu, nous nous ne serions plus, face à lui, dans une situation d'indigence, que nous n'aurions plus besoin de lui. Bien au contraire, " il reste, explique Baumgartner, que notre justice dépend de la justice du Christ comme d'une cause efficiente et exemplaire

laquelle il est un juste juge, celle par laquelle il est équitable quand il récompense et punit. " Mais celle par laquelle il nous rend justes " : mais celle par laquelle il est notre sauveur. En somme, dans cette phrase, Augustin retrouve génialement le sens biblique de la justice divine, en deçà de son sens latin d'équité. Pour la Bible, Dieu n'est pas juste en tenant la balance égale, mais en correspondant à ce qu'il est lui-même, à ce qu'on peut attendre de lui : don, pardon, miséricorde, surabondance de grâce. Si notre lecture est exacte, le Concile rejoint ici le meilleur de Luther et son " illumination " sur le sens du mot justice dans l'épître aux Romains. Cf. ci-dessus la citation de la Préface des Œuvres latines.

sans cesse agissante. Notre justice intérieure est suspendue à tout instant à l'influx du Christ. Elle est une vie dans le Christ " 169. La notion de causalité, subtilement utilisée par le Concile, permet d'exprimer nettement que notre justice est tout entière de Dieu et tout entière de nous. d) Foi, espérance et charité Après avoir défini la justification comme sanctification, le Concile la décrit encore comme ce moment où l'Esprit-Saint répand dans notre cœur l'amour même de Dieu (sanctum charitas Dei, reprise de la formule de Rm 5,5). En effet, bien que personne ne puisse être juste que par la communication des mérites de la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ, cette communication s'accomplit dans la justification de l'impie, quand, par le mérite de cette Passion très sainte, la charité de Dieu est répandue par le Saint Esprit dans les cœurs de ceux qui sont justifiés [cf. Ro 5,5] et y demeure inhérente. Aussi, dans la justification même, avec la rémission des péchés l'homme reçoit-il à la fois, par Jésus-Christ en qui il est inséré, tous ces dons infus : la foi, l'espérance et la charité. ... Sesboüé : " La trilogie de la foi de l'espérance et de l'amour, mise en relief dans la préparation à la justification sous forme d'acte, se retrouve sous la forme des trois dons infus après le retournement radical opéré par l'instant de la justification. Les actes préparatoires à la justification étaient déjà l'effet d'une grâce, mais celle-ci restait encore extérieure au pécheur en devenir de conversion ; après la justification au contraire la foi, l'espérance et l'amour habitent le justifié dans lequel s'imprime le mystère du Christ par une communication vivante et intime " (p. 349-350). Les deux dernières phrases de ce chapitre 7 annoncent déjà le chapitre 11 et son enseignement sur le rapport entre foi, œuvres et commandements : Aussi entendent-ils immédiatement la parole du Christ : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " [Mt 19,17]. C'est pourquoi, en recevant la justice chrétienne véritable, cette première robe [cf. Lc 15,22] qui leur est donnée par Jésus-Christ à la place de celle qu'Adam perdit, pour lui et pour nous, par sa désobéissance, ils se voient ordonner, dès leur renaissance, de la conserver blanche et sans tache, pour l'apporter devant le tribunal de notre Seigneur Jésus-Christ et avoir la vie éternelle.

8. La justification par la foi (chap. VIII) La doctrine de la justification par la foi est au cœur de l'enseignement des Réformateurs. Pour le Concile, il n'était évidemment pas question de récuser une doctrine qui provient directement de saint Paul. Toute la question est de savoir " comment comprendre ". 169 La Grâce du Christ, p. 114

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Quand donc l'Apôtre dit que l'homme est justifié " par la foi " et " gratuitement " [Ro 3,22.24], ces mots sont à prendre dans le sens que l'Église catholique a toujours et unanimement tenu et exprimé, à savoir que nous sommes dits justifiés par la foi parce que " la foi est le commencement du salut de l'homme ", le fondement et la racine de toute justification, " sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu " [He 11,6] et de parvenir à partager le sort de ses enfants... (chap. VIII) a) La foi ne suffit pas sans l'espérance et l'amour À la différence de Luther, le Concile refuse de dire que la foi pourrait " suffire " à un chrétien. La foi est du côté de l'homme le commencement (initium) et la racine permanente de son salut ; mais une foi sans amour ne suffirait pas. C'est ce qu'expliquait déjà cette phrase du chapitre VII : Car si l'espérance et la charité ne se joignent pas à la foi, la foi n'unit pas parfaitement au Christ et ne rend pas membre vivant de son corps. C'est la raison pour laquelle il est dit en toute vérité que " la foi sans les œuvres est morte " [Jc 2,17 sv.] et inutile, et " Dans le Christ Jésus ni la circoncision ni l'incirconcision n'ont de valeur, mais la foi qui opère par la charité " [Ga 5,6 ; 6,5]. C'est elle que, selon la tradition des Apôtres, les catéchumènes demandent à l'Église avant le sacrement du baptême, quand ils demandent " la foi qui procure la vie éternelle " que, sans l'espérance et la charité, la foi ne saurait procurer. Ici, l'opposition à la Réforme semble irréductible. On se souvient de la fière déclaration de Luther au 10° de La liberté du chrétien : " Ainsi nous voyons que la foi suffit à un chrétien, il n'a besoin d'aucune œuvre pour se justifier.. " En fait, il est maintenant bien établi que l'opposition reposait sur un malentendu. Trente reprenait la distinction scolastique des trois vertus théologales : foi, espérance et charité. Les Réformateurs, quant à eux, prenaient le mot foi dans le sens qu'il possède généralement chez saint Paul : une vie dans l'Esprit où la charité est engagée, donc une foi vive 170. b) Ni la foi, ni les œuvres ne retirent rien à la gratuité de la justification En refusant de dire que la foi suffise, le Concile ne retire rien à la gratuité de la justification, bien au contraire. Nous sommes dits justifiés gratuitement parce que rien de ce qui précède la justification, foi ou œuvres, ne mérite (promeretur) cette grâce de la justification. " Car, si c'est une grâce, elle ne vient pas des œuvres ; autrement (comme le dit le même Apôtre) la grâce ne serait plus la grâce " [Ro 11,6] (chapitre VIII, suite et fin).

170 " Il y a là, écrit Sesboüé, une différence de langage qui a causé par le passé bien des difficultés dont on peut dire aujourd'hui qu'elles sont clarifiées : les deux adages " foi seule " (fide sola) et " foi vive " (fide viva) ne se contredisent pas puisqu'ils disent tous les deux " la foi vive mais seule " (fide viva et sola) " (p. 351, nous écririons plutôt : la foi seule, mais vive : cette partie du commentaire de Sesboüé n'est pas la plus convaincante...).

Ici, dans la forme comme dans le fond, Trente est parfaitement paulinien et rejoint l'exigence de la doctrine protestante 171.

9. Entre présomption et désespoir (chap. IX)

Le titre du chapitre IX est nettement polémique : " Contre la vaine confiance des hérétiques ". Le concile refuse énergiquement la conception de la foi qui y voit une certitude subjective, psychologiquement ressentie. Baumgartner résume en écrivant : " Cette assurance du salut n'est pas suffisante, elle n'est pas nécessaire, elle n'est pas possible ". En effet, ce qui sauve, ce n'est pas une persuasion psychologique qui rendrait imperméable au doute : comme si la " foi qui sauve " était celle de la méthode Coué, ou comme si dès que la certitude commencerait à s'effriter, on devait se croire perdu sans remède, ou encore comme si on ne risquait jamais de s'aveugler sur soi-même. L'approche que récuse le Concile conduit non seulement à l'individualisme religieux, mais à une dramatisation assez effroyable. (On exhorte à la confiance, mais en des termes qui rendent littéralement désespérant tout manque de confiance.) Au terme de débats dont on nous dit qu'ils furent " quelque peu confus ", les Pères du concile de Trente on surtout voulu refuser les positions extrêmes. Le résultat est ce texte étonnamment balancé, qu'on nous permettra de trouver particulièrement beau et très poignant. C'est en somme un chemin tracé entre deux abîmes - celui de la présomption et celui du désespoir - qui nous est ici proposé : Bien que l'on doive croire que les péchés ne sont ni n'ont jamais été remis que gratuitement par la miséricorde divine à cause du Christ, personne ne peut dire, en se targuant de la confiance assurée qu'il a de la rémission de ses péchés et en s'en remettant à elle seule, que ses péchés lui sont ou lui ont été remis. ... Mais il ne faut pas non plus affirmer que ceux qui sont vraiment justifiés doivent être indubitablement convaincus en eux-mêmes de leur justification, ni que personne n'est absous de ses péchés et justifié s'il ne croit avec certitude qu'il l'est, que seule cette foi réalise l'absolution et la justification, comme si ne pas le croire était douter des promesses de Dieu et de l'efficacité de la mort et de la résurrection du Christ. En effet, de même qu'aucun fidèle pieux ne doit douter de la miséricorde de Dieu, du mérite du Christ

171 Notons cependant une subtilité du texte. Le verbe traduit en français par " mériter " n'est pas merere mais promerere, dont le sens est plus fort. On pourrait donc paraphraser ainsi : " ne mérite strictement, d'un mérite de condigno, comme ce qui est dû en stricte justice. " Le Concile n'a pas voulu trancher la question de savoir si les actes posés par l'homme avant la grâce de la justification ne pourraient pas " mériter " cette grâce en un sens large, d'un mérite de congruo, c'est-à-dire non comme un dû, mais comme une récompense appropriée. Bref, ni la foi ni les œuvres ne nous donnent des droits sur Dieu. Elles ne retirent rien à la gratuité de sa grâce. Mais elles sont comme un appel auquel il ne manquera pas de répondre.

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et de la vertu et de l'efficacité des sacrements, de même, en considérant sa propre faiblesse et son manque de disposition, il peut s'interroger avec crainte et tremblement sur sa grâce ; car nul ne peut savoir d'une certitude de foi excluant toute erreur qu'il a obtenu la grâce de Dieu. On songe à l'admirable réponse de Jeanne d'Arc à ses juges. " Es-tu en état de grâce ? -Si j'y suis, Dieu m'y garde ; si je n'y suis pas, Dieu m'y mette. " Notre salut personnel n'est pas, pour chacun de nous, objet de foi, mais d'espérance, ce qui est tout différent. Là encore, on s'accorde aujourd'hui à reconnaître qu'il y eut malentendu, à l'origine, entre catholiques et protestants : " la certitude de la grâce enseignée par Luther n'est pas celle que Trente condamna " 172.

B. La vie de l'homme justifié La seconde partie du Décret décrit la vie de l'homme justifié.

1. L'accroissement de la grâce reçue (chap. X)

La première justification constitue un retournement radical de l'état spirituel d'une personne. Mais elle n'est pas la fin de son histoire, encore moins celle de l'action de la grâce en elle. Dieu reste à l'œuvre pour donner un " accroissement " de grâce. L'homme coopère par ses " bonnes œuvres " qui ont ici toute leur place 173. Ainsi les justifiés, devenus " amis de Dieu " et " membres de sa famille " [Jn 15,15 ; Ep 2,19], " marchant de vertu en vertu " [Ps 84,8], " se renouvellent (comme dit l'Apôtre) de jour en jour " [2 Co 4,16], c'est-à-dire " en mortifiant les membres de leur chair " [Col 3,5] et en les offrant comme des armes à la justice [Ro 6,13-19] pour la sanctification, par l'observation des commandements de Dieu et de l'Église ; ils croissent dans la justice qu'ils ont reçue par la grâce du Christ, " la foi coopérant aux bonnes œuvres " [cf. Jc 2,22], et ils sont justifiés davantage, comme il est écrit : " Celui qui est juste, sera encore justifié " [Ap 22,11], et aussi : " Ne crains pas d'être justifié jusqu'à la mort " [Si 18,22], et encore : " Vous voyez que l'homme est justifié par les œuvres et non par la foi seule " [Jc 2,24]. Cet accroissement de justice, la sainte Église le demande dans sa prière : " Donne-nous, Seigneur, plus de foi, d'espérance et de charité ".

172 J. ALFARO, " Certitude de l'espérance et 'certitude de la grâce' ", Nouvelle revue théologique 94 (1972), p. 29. Cf. SESBOÜE, p. 352 173 " Les œuvres ne coopèrent pas à la justification ; mais une fois la justification accomplie, elles contribuent dans la grâce à la croissance d'une justice qui les exige en même temps qu'elle les rend possible " (SESBOÜE, p. 353).

On voit qu'il faut affirmer à la fois que la justification est un seuil radical et qu'elle n'est qu'un début. Ici, la doctrine catholique rejoint ce qu'il y a de vrai dans l'adage luthérien Simul peccator et justus. On dirait aujourd'hui qu'il y a, au cœur de la vie chrétienne, une loi de gradualité interdisant de jamais s'arrêter en chemin.

2. L'observation des commandements : sa nécessité et sa possibilité (chap. XI)

Dans le long chapitre XI, le concile affirme qu'il est possible et nécessaire d'observer les commandements. Ce faisant, il s'oppose à la théorie luthérienne (mais non pas calviniste) du précepte impossible (cf. le refus, par Luther, du " 3e usage de la loi "). Personne, si justifié qu'il soit, ne doit se croire affranchi de l'observation des commandements. Personne ne doit user de cette formule téméraire et interdite sous peine d'anathème par les saints Pères que l'observation des commandements divins est impossible à l'homme justifié. Affirmer qu'il est toujours possible d'éviter le péché semble aller contre l'expérience. Le Concile intègre l'objection de deux façons différentes. 1° À la suite de saint Augustin, qu'il cite, il note qu'il faut demander à Dieu ne nous aider à pouvoir faire ce qu'il ordonne. " Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas " [AUGUSTIN, De natura et gratia 43,50] et il t'aide à pouvoir ; " ses commandements ne sont pas lourds " [1 Jn 5,3], son " joug est doux et son fardeau léger " [Mt 11,30]. 2° Les fautes qu'il est impossible d'éviter toujours sont les fautes vénielles, lesquelles ne font pas perdre la grâce de la justification. Bien qu'en cette vie mortelle, si saints et si justes soient-ils, il leur arrive de tomber au moins dans ces fautes légères et quotidiennes qu'on appelle aussi vénielles, ils ne cessent pas pour autant d'être justes. Les justes disent cette prière humble et véridique : " Remets-nous nos dettes " [Mt 6,12]. Aussi les justes doivent-ils se sentir d'autant plus obligés à marcher dans la voie de la justice que, " libérés désormais du péché, devenus serviteurs de Dieu " [Ro 6,22], " vivant une vie de tempérance, de justice et de piété " [Tt 2,12], ils peuvent progresser par le Christ Jésus qui leur a ouvert l'accès de cette grâce [cf. Ro 5,2]. La scolastique post-tridentine affirmera avec subtilité et exactitude qu'il est possible à l'homme justifié d'éviter " tous les péchés mortels, chacun des péchés véniels, mais non pas tous les péchés véniels ".

3. Prédestination, persévérance (chap. XII et XIII)

Les chapitres XII et XIII portent sur la prédestination et sur la persévérance. Les positions adoptés reprennent celle du chapitre IX : pas de certitude

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absolue en ce domaine (du moins pas " sans révélation spéciale " : utile précision), mais la plus ferme espérance. Comme dans le chapitre IX, ce qui frappe, c'est l'équilibre des formules, et leur beauté : Personne non plus, tant qu'il vit dans la condition mortelle, ne doit présumer tellement du mystère secret de la prédestination divine qu'il se déclare certainement au nombre définitif des prédestinés [cf. AUGUSTIN, De correptione et gratia, 15,16], comme s'il était vrai qu'une fois justifié il ne puisse pécher, ou, s'il pèche, qu'il doive se promettre une repentante certaine. Car, sans révélation spéciale, on ne peut savoir ceux que Dieu s'est choisis. (chap. XII) Pareillement, au sujet du don de la persévérance, dont il est écrit : " Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé " [Mt 10,22 ; 24,13], ce qui est impossible sans celui qui " a le pouvoir de maintenir celui qui est debout, pour qu'il continue de l'être " [Ro 14,4] et de relever celui qui tombe, personne ne doit se promettre avec une certitude absolue quelque sécurité, bien que tous aient le devoir de placer et de faire reposer dans le secours de Dieu leur plus ferme espérance. Car Dieu, s'ils ne sont pas infidèles à sa grâce, mènera à son terme la bonne œuvre, comme il l'a déjà commencée, en produisant le vouloir et le faire [cf. Ph 2,13]. Pourtant, que ceux qui se croient debout prennent garde de tomber [cf. 1 Co 10,12] et qu'ils travaillent à leur salut avec crainte et tremblement [cf. Ph 2,12] dans les fatigues, les veilles, les aumônes, les prières et les offrandes, dans les jeûnes et la chasteté [cf. 2 Co 6,3 sv.]. [chap. XIII]

C. Le recouvrement de la justification Il est possible de perdre la grâce de la justification (péché mortel). Mais il est aussi possible de la recevoir à nouveau.

1. Le relèvement du pécheur (chapitre XIV)

La structure du nouvel acte de justification est semblable à celle du premier, mais le Concile souligne son caractère laborieux. La voie normale de cette " restauration " est le sacrement de pénitence. Le texte esquisse un condensé de la doctrine de la pénitence que le Concile reprendra lors de la 14e session. Quant à ceux qui, après avoir reçu la grâce de la justification, en sont déchus par le péché, ils pourront être de nouveau justifiés si, poussés par Dieu, ils font effort pour retrouver, par le sacrement de pénitence fondé sur le mérite du Christ, la grâce qu'ils ont perdue. ... On doit donc enseigner que la pénitence du chrétien qui a péché diffère beaucoup de la pénitence baptismale, elle comporte non seulement l'abandon des péchés et leur détestation, ou " un cœur contrit et humilié " [Ps 51,19], mais encore leur confession sacramentelle, ou du moins le désir de la faire quand l'occasion se trouvera, et l'absolution par un prêtre,

ainsi que la satisfaction par les jeûnes, les aumônes, les prières et les autres pieux exercices de la vie spirituelle, non pour remettre la peine éternelle, remise en même temps que la coulpe par la réception ou le désir du sacrement, mais pour remettre la peine temporelle qui, selon l'enseignement de la sainte Écriture, n'est pas toujours totalement remise, comme elle l'est au baptême, à ceux qui, ingrats envers la grâce de Dieu qu'ils ont reçue, ont contristé le Saint Esprit [cf. Ep 4,30] et n'ont pas craint de violer le temple de Dieu [cf. 1 Co 3,17].

2. Le péché mortel (chap. XV) Ce chapitre est la réciproque de l'analyse de la justification développée au chapitre VII. Celle-ci a lieu, non pas avec le premier acte de foi (au sens étroit retenu par Trente), mais avec le premier acte de charité. En sens inverse, tout péché mortel fait perdre la grâce mais non pas nécessairement la foi. On peut demeurer sincèrement convaincu de la vérité de l'Évangile alors même qu'on se trouve en état de mort spirituelle. Contre certains esprits rusés qui " par de doux discours et des bénédictions séduisent les cœurs simples " [Ro 16,18], il faut affirmer que la grâce de la justification, une fois reçue, se perd non seulement par l'infidélité, qui fait perdre la foi elle-même, mais encore par n'importe quel autre péché mortel, où la foi ne se perd pas. C'est défendre l'enseignement de la loi divine qui ne se contente pas d'exclure du Royaume de Dieu les infidèles, mais aussi les fidèles " fornicateurs, adultères, efféminés, sodomites, voleurs, avares, ivrognes, médisants, rapaces " [1 Co 6,9 sv.] et tous les autres qui commettent des péchés mortels dont ils peuvent, avec l'aide de la grâce divine, s'abstenir, et qui les séparent de la grâce du Christ.

D. Le mérite, fruit de la justification (chap. XVI)

Le 16e et dernier chapitre du Décret porte sur la notion controversée de mérite. Le Concile en parle avec chaleur, en des termes qui lèvent toute ambiguïté sur le primat de la grâce. Pour Trente, le mérite ne retire rien à la grâce, il en est le couronnement 174. C'est dans cette perspective que l'on doit proposer aux hommes justifiés, qu'ils aient toujours gardé la grâce après l'avoir reçue ou qu'ils l'aient recouvrée après l'avoir perdue, ces mots de l'Apôtre : " Soyez riches en bonnes œuvres, convaincus que votre labeur n'est pas vain dans le Seigneur " [1 Co 15,58], " car Dieu n'est pas injuste au point d'oublier ce que vous avez fait et la charité que vous avez déployée en son nom " [He 6,10], et : " Ne perdez pas votre confiance ; elle aura une grande récompense " [He 10,5]. Voilà pourquoi à ceux qui agissent bien " jusqu'à la fin " [Mt 10,22] et qui espèrent en Dieu, la vie

174 Sur le rapport entre la doctrine protestante et celle ici exprimée, cf. SESBOÜE , p. 355-356.

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éternelle doit être proposée et comme la grâce miséricordieuse promise par le Christ Jésus aux fils de Dieu, et " comme la récompense " que Dieu lui-même, selon sa promesse, accordera fidèlement à leurs bonnes œuvres et à leurs mérites. ... Car le Christ Jésus lui-même communique constamment sa force aux justifiés, comme " la tête aux membres " [Ep 4,15] et comme " le cep aux sarments " [Jn 15,5]. Cette force précède, accompagne et suit toujours leurs bonnes œuvres qui, sans elle, ne sauraient à aucun titre être agréables à Dieu et méritoires. ... Ainsi notre justice personnelle n'est pas constituée par notre fonds personnel, et la justice de Dieu n'est ni méconnue ni rejetée [cf. Ro 10,3]. Cette justice est dite nôtre, parce qu'inhérente à nous elle nous justifie, et elle est aussi de Dieu, parce que Dieu l'infuse en nous par le mérite du Christ. Il ne faut pas l'oublier non plus : bien que la sainte l'Écriture attribue aux œuvres une valeur telle que le Christ promet à celui qui donne un verre d'eau fraîche au plus petit d'entre les siens qu'il ne restera pas sans récompense [Mt 10,42], et bien que l'Apôtre témoigne que la légère tribulation du moment présent nous prépare, au-delà de toute mesure, un poids éternel de gloire dans les cieux [2 Co 4,17] : que jamais pourtant le chrétien n'ait confiance ou ne se glorifie en lui-même et non dans le Seigneur [1 Co 1,31 ; 2 Co 10,17], dont la bonté envers les hommes est si grande qu'il veut que ses propres dons soient leurs mérites.

E. Quelques points à retenir particulièrement

Essayons de formuler en termes simples les enseignements du Décret sur la Justification.

1. Il n'existe pas de salut sans sainteté, ni de sainteté au rabais

Toute justification est une véritable sanctification. (Refus de la justification forensique et de la double justification.)

2. Nul ne peut se justifier par ses oeuvres et sans la grâce de Dieu

Si quelqu'un dit que l'homme peut être justifié devant Dieu par ses oeuvres, réalisées soit par les forces de sa nature soit par l'enseignement de la Loi, sans la grâce divine qui vient par Jésus-Christ, qu'il soit anathème (Canon 1 ; voir aussi les canons 2 et 3). La condamnation est nette. Mais il faut remarquer la précision du texte. Ce qui est condamné, ce n'est pas, sans plus d'explications, " la justification par les œuvres ". C'est celle-ci comprise d'une certaine manière. Si nous examinons le texte attentivement nous remarquons que la formule décisive, celle qui fait vraiment le partage entre vérité et erreur n'est pas tant " par ses oeuvres ", mais " sans la grâce divine ". En fait l'intention des Pères du Concile n'est pas de

discréditer les oeuvres, mais de maintenir la nécessité absolue de la grâce. Quand nous disons : " Nul ne peut se justifier par ses oeuvres ", le mot à souligner est " se ". Ce qui est absolument contraire au christianisme, c'est l'illusion que l'on puisse se donner à soi-même la sainteté et le salut éternel, sans les recevoir comme une grâce, que l'on puisse " se sauver " sans devoir ce salut à un don gratuit de Dieu. Ceci ne veut pas dire qu'un homme de bonne volonté ne puisse pas se préparer à la justification, c'est-à-dire à recevoir la grâce de la foi et de la conversion (chapitre 6), ni que celle-ci, quand elle survient, puisse être donnée sans un certain consentement volontaire de celui qui la reçoit. Si quelqu'un dit que le libre arbitre de l'homme, lorsque Dieu le meut et le pousse, ne coopère nullement, en acquiesçant à Dieu qui le pousse et l'appelle, pour qu'il se dispose à obtenir la grâce de la justification, et qu'il ne peut, s'il le veut, refuser son consentement, mais que, tel un être inanimé, il ne peut absolument rien faire et demeure purement passif, qu'il soit anathème (canon 4).

3. Être croyant ne suffit pas Trente ne rejette évidemment pas l'affirmation paulinienne de la justification " par la foi " (Ga 2, 16 ; Rm 3, 22.28 ; 10, 9 etc.). Mais le Décret sur la justification précise la portée de cette formule d'une manière qui ne permet pas d'affirmer, sans plus de précision, que la foi " suffit ". Le chapitre 5 et le canon 4 affirmaient qu'un certain " assentiment " de l'homme était nécessaire pour sa justification, qu'il fallait une certaine " coopération " de sa part. Dans le chapitre 8 et, plus clairement encore, dans le canon 9 il est précisé que cette coopération ne peut pas se limiter à la " foi seule ". Si quelqu'un dit que l'impie est justifié par la foi seule, en ce sens qu'aucune autre coopération n'est requise pour obtenir la grâce de la justification, et qu'il ne lui est nullement nécessaire de se préparer et de se disposer par un mouvement de sa volonté, qu'il soit anathème (can. 9). La formule protestante sola fide (" par la foi seule ") est donc rejetée, mais seulement si on lui donne un sens qui exclue d'autres formes de " coopération ", en particulier celle d'un mouvement de volonté. (La foi limitée à un acte de l'intelligence, à un " penser que ", ne suffit pas.) Ici encore il faut remarquer la précision du texte et les limites mises intentionnellement à la portée de la condamnation énoncée. Ce qui montre que la foi ne suffit pas, c'est que tout péché mortel n'est pas nécessairement une apostasie. Il peut malheureusement arriver que l'on soit croyant sans pourtant être en état de grâce. L'espérance et la charité peuvent disparaître alors même que la foi subsiste, mais elle est alors comme " morte " (selon la formule de Jc 2, 26).

4. La persévérance : une grâce et une exigence

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Trente refuse une conception de la foi qui en ferait une certitude de son propre salut. Selon le schéma simpliste qui est refusé : - avant d'avoir la grâce de la foi on ne peut et on ne doit rien faire, sinon constater l'impuissance qui est la sienne et désespérer de son salut ; - après l'avoir reçue on ne doit plus se soucier de rien : on sait qu'on est au nombre des prédestinés et on ne doit surtout pas en douter. Dans le chapitre 9 du Décret le Concile affirme que posséder une certitude absolue de la rémission de ses péchés n'est ni possible, ni nécessaire. Même pour celui qui est authentiquement fidèle va donc se poser la question de la persévérance. Sans la " persévérance finale ", le salut éternel n'est pas possible. Persévérer est donc une exigence, mais Trente n'oublie pas de rappeler que la persévérance doit aussi être comprise comme un don de Dieu.

5. L'observation des commandements est possible et nécessaire.

On pourrait résumer ce qui précède en disant que croire à la miséricorde de Dieu ne saurait dispenser du souci de vivre et d'agir en cohérence avec sa foi, et ceci jusqu'au bout. En fait il ne va pas s'agir d'un simple désir, imprécis et peut-être irréaliste, de faire le bien et d'éviter le mal. Le Décret sur la justification est beaucoup plus précis : l'observation des commandements, nous dit-on, est possible et elle est nécessaire. Le chap. XI représente surtout le refus de l'idée selon laquelle la sainteté serait radicalement impossible et le péché grave inévitable. La distinction péché mortel/péché véniel intervient très opportunément pour maintenir à la fois ce qu'il y a de vrai dans le simul peccator et justus luthérien et la possibilité de ne pas déchoir après la justification, cela sans avoir à recourir à la thèse inacceptable de la justification forensique. En définitive trois points sont à retenir. (Pour chacun d'eux nous citons le canon le plus explicite.) a) Des " oeuvres " sont nécessaires. Si quelqu'un dit que l'homme justifié, si parfait soit-il, n'est pas tenu d'observer les commandements de Dieu et de l'Église, mais seulement de croire, comme si l'Évangile était simplement une promesse absolue de la vie éternelle, sans condition d'observer les commandements, qu'il soit anathème (can. 20) b) Celles-ci consistent à observer les commandements de Dieu et de l'Église. Si quelqu'un dit que rien n'est commandé dans l'Évangile, sauf la foi, que le reste est indifférent, ni prescrit, ni défendu mais libre, qu'il soit anathème (can. 19). Il ne s'agit donc pas simplement d'inventer librement comment on va vivre à partir de son expérience de foi. Les chrétiens ont des repères qui s'imposent à eux comme normes de leur agir.

c) Il ne s'agit pas là d'une exigence impossible, même si des fautes " légères et quotidiennes " sont inévitables. Si quelqu'un dit que les commandements de Dieu sont impossibles à observer pour l'homme même justifié et établi dans la grâce, qu'il soit anathème (can. 18).

6. La grâce rend possible le mérite On peut définir le mérite comme ce qui donne droit à une récompense. Trente réaffirme que l'idée de mérite a sa valeur. Celui qui a été justifié par Dieu peut mériter, par ses bonnes oeuvres, la vie éternelle. Si quelqu'un dit que les bonnes oeuvres de l'homme justifié sont les dons de Dieu en ce sens qu'ils ne soient pas aussi les bons mérites du justifié ; ou que, par ces bonnes oeuvres qu'il accomplit, par la grâce de Dieu et le mérite du Christ (dont il est un membre vivant), le justifié ne mérite vraiment ni un accroissement de grâce ni la vie éternelle ni (s'il meurt dans la grâce) l'entrée dans cette vie éternelle, ainsi qu'un accroissement de gloire, qu'il soit anathème (Canon 32). L'homme est donc capable de collaborer efficacement à son salut. Mais le Concile prend bien soin d'affirmer que l'existence du mérite ne retire rien à la grâce de Dieu. Au contraire. Que le mérite soit possible ne rend pas du tout la grâce inutile mais montre jusqu'où elle peut aller : jusqu'à rendre l'homme digne d'entrer dans le Royaume. Dans le chapitre 16 du Décret le concile de Trente a cette magnifique formule : " Le Seigneur dont la bonté envers les hommes est si grande qu'il veut que ses propres dons soient leurs mérites.

7. Dieu seul sauve A la suite d'Augustin Luther et Calvin avaient très fortement souligné que Dieu seul sauve, l'homme n'étant par lui-même capable de rien. Le concile de Trente ne retire rien à l'affirmation que " tout vient de Dieu " (2 Co 5, 18), mais refuse de discréditer l'homme. Créée par Dieu, la nature humaine demeure fondamentalement bonne et capable de bien malgré l'universalité du péché. Racheté par Jésus-Christ l'homme devient capable de collaborer à son salut, et ceci à tous les stades. La justification n'est pas un " faire comme si ", un voile jeté sur une déchéance qui demeurerait (justification " forensique "). C'est tout l'humain qui est racheté. Dans l'organisme sacramentel de l'Église les réalités les plus charnelles ont valeur de signe et de moyen de salut : le mariage (et donc le sexe), les institutions de l'Église qui font d'elles une institution humaine (et donc le droit) etc. Mais citons le catéchisme pour adultes des évêques allemands (1985) : La controverse porte avant tout sur le point de savoir si la grâce rend l'homme capable de consentir à sa justification et d'y coopérer. Les réformateurs parlent expressément de " volonté captive " ; pour eux c'est un point fondamental que l'homme reste totalement passif dans le processus de justification. Par contre le

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concile de Trente parle plusieurs fois de " coopération ". Ce qu'il vise par là, ce n'est pas une liberté autonome par rapport à Dieu, mais une liberté donnée par Dieu. [...] Dieu respecte la liberté de la créature, que même le pécheur conserve. Dieu ne nous traite pas comme des souches de bois mort ; il nous respecte en tant qu'hommes ! Que Dieu fasse tout ne signifie pas qu'il le fasse toujours tout seul. "Celui qui t'a créé sans toi, ne te justifie pas sans toi. Il t'a créé sans que tu ne le saches, mais il ne te justifie qu'avec ton consentement volontaire" (Augustin). La question de la coopération de la créature à l'oeuvre du salut constitue un problème fondamental dans le débat avec la Réforme 175. Le dialogue oecuménique de ces dernières décennies a fait de grands progrès pour surmonter la querelle relative à la justification. Bien des théologiens, catholiques et protestants, pensent aujourd'hui que la doctrine de la justification ne suffit plus à séparer les Églises, et qu'un accord sur cette question est possible. A propos de la justification, on doit toujours considérer simultanément les deux points de vue : la grâce de Dieu et la coopération de l'homme que cette grâce rend possible, dans la foi comme dans l'action. Dans leur façon d'articuler ces deux points de vue, les doctrines catholique et protestante ne s'excluent pas foncièrement ; elles ne se recouvrent sans doute pas, mais elles peuvent se compléter 176.

III. Annexe : la question de la réalité de la " grâce créée " dans la théologie médiévale

En enseignant que la justification est " sanctification et rénovation de l'homme intérieur ", le concile de Trente affirme implicitement la réalité de la grâce en nous. Il n'est pas sans intérêt de voir comment cette question avait été abordée par la théologie médiévale.

A. 11e et 12e siècles Le problème de la grâce créée apparaît au 11e siècle à propos du baptême des enfants. Saint Anselme voit dans celui-ci une rémission du péché originel, mais il refuse à dire que les petits enfants auraient en eux la grâce. Anselme ne peut comprendre et accepter l'idée d'une grâce en sommeil et qui serait là sans être le principe d'une action. Au 12e siècle, Pierre Lombard (l'auteur du Livre des Sentences, mort évêque de Paris) identifie l'Esprit-Saint, la grâce et la charité 177. Ce qui existe, dit-il,

175 La Foi de l'Église (catéchisme pour adultes des évêques allemands), p. 232. 176 Ibidem, p. 239. 177 Cf. Rondet, p. 189 ; Baumgartner, p. 160.

c'est l'habitation de l'Esprit : la grâce et la charité ne sont que d'autres noms de cette habitation 178. Dans cette perspective, la grâce créée n'existe donc pas. Ce sera la position du courant nominaliste : si je suis juste, ce n'est pas que Dieu me transforme et me sanctifie, c'est que Dieu me considère comme juste. Il n'est pas du tout nécessaire que l'homme soit changé. Il suffit que Dieu le considère différemment. La grâce est cela. (Justification forensique.)

Occam : le Saint-Esprit suffit

Occam († 1349) [est] le véritable fondateur de l'école nominaliste. On assiste alors à la dissociation complète de l'harmonieuse synthèse du XIIIe siècle. Le Volontarisme devient absolu. Entre la grâce et la gloire, aucune liaison ne subsiste. Dieu peut à son gré donner l'une et refuser l'autre. Bien plus, l'ordre naturel et l'ordre surnaturel sont complètement coupés l'un de l'autre. Dieu pourrait, s'il le voulait, accorder la vision béatifique au seul mérite humain. La justification est toute extrinsèque. Admettre une charité créée informant l'âme, c'est, nous dit Occam, une nouveauté : le Saint-Esprit suffit. On voit se profiler à l'horizon les thèses de Luther. (H. Rondet, Gratia Christi, p. 244.)

Luther reprendra la même thèse, fidèle en cela à son maître en théologie, le nominaliste Gabriel Biel. En refusant l'idée de grâce créée, il voudra affirmer la pauvreté de l'homme devant Dieu : l'homme ne possède rien dont il puisse se glorifier, pas même la grâce 179.

B. La théologie du 13e siècle La théologie du 13me siècle (saint Thomas surtout) va utiliser la notion de grâce créée pour affirmer le réalisme de la grâce en nous.

1. L'école franciscaine Alexandre de Halès et saint Bonaventure raisonnent ainsi : Dieu ne se trompe pas, s'il nous considère comme justes, c'est que nous le sommes. Il y a donc bel et bien quelque chose de changé dans l'homme lors de la justification. Alexandre de Halès : La grâce de Dieu, c'est-à-dire l'acceptation divine, dépend de la connaissance qu'il possède, et cette connaissance ne peut être trompée, elle est toujours vraie, il faut donc que cette grâce en Dieu suppose nécessairement dans celui qui est agréé le bien de la grâce 180. Dans le même sens, Bonaventure écrit ceci : Quand Dieu agrée quelqu'un ce n'est pas que les sentiments de Dieu soient changés ; il faut donc que ce soit par suite de quelque réalité effective qui se 178 Pierre Lombard est donc proche de la théologie orientale qui affirme l'habitation du Saint-Esprit sans envisager autre chose. 179 Il faut noter que Luther était alors loin d'être seul de son opinion. A Trente encore, il y aura des théologiens pour défendre la justification forensique. 180 ALEXANDRE DE HALES, Somme théologique, P. III, qu. 61, memb. 2, art. 1. Cité par R. Mulard, dans l'appendice II du traité de la grâce de la Somme de S. Thomas (éd. de la "Revue des Jeunes"), p. 308.

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trouve en celui qui est agréé. [...] La volonté de Dieu ne change pas quand elle agrée, ni sa vérité quand elle approuve ; dès lors quand quelqu'un est agréé ou approuvé qui ne l'était pas auparavant [...] c'est de lui que doit venir le changement. Or ce changement qui lui concilie cette bienveillance n'est pas une diminution, par conséquent c'est un don qui lui est fait par Dieu. (In II Sent., d. 26, art. unic., qu. 1, cité par Mulard, p. 308.)

2. Saint Thomas (1a2ae, qu. 110, art. 1) Dans la Somme (1a2ae, qu. 110, art. 1), Saint Thomas pose explicitement la question : "La grâce est-elle une réalité dans l'âme ?" Il énumère d'abord trois objections. a) Trois objections 1. La grâce étant une bienveillance, elle a sa place en celui qui donne sa faveur, pas en celui qui est l'objet de cette faveur. Le fait qu'un homme trouve grâce devant un autre ne pose rien de réel en lui ; c'est en celui qui donne sa faveur qu'il faut placer une certaine complaisance. Donc la grâce de Dieu ne pose rien de réel dans l'âme, mais signifie seulement l'agrément (acceptatio) divin. [objection 1. 2. La grâce, c'est Dieu qui vivifie l'âme. Mais pourquoi envisager un intermédiaire entre Dieu et l'âme 181 ? De même que l'âme vivifie le corps, ainsi Dieu vivifie l'âme, selon cette parole du Deutéronome : "Il est lui-même ta vie." Mais l'âme vivifie le corps sans intermédiaire. Ainsi en sera-t-il de Dieu par rapport à l'âme. La grâce ne pose donc rien de créé dans l'âme. [objection 2] 3. La grâce, c'est la rémission des péchés. Si elle est cela, une remise de dette, n'est-elle pas essentiellement un fait négatif : une non imputation 182? Nous lisons dans la Glose : "Grâce, cela veut dire rémission des péchés." Or la rémission des péchés n'est pas une réalité dans l'âme, mais seulement en Dieu, du fait qu'il n'impute pas le péché. [objection 3] b) La grâce lumière de l'âme Contre ces objections, S. Thomas s'appuie sur l'analogie que l'on peut établir entre la grâce et une lumière.

181 On reconnaît l'objection de Pierre Lombard. Il faut sentir le caractère séduisant de cette objection. L'idée serait que Dieu habite en nous de manière habituelle et que, jour après jour, il nous soutient et nous fait agir. Que demander de plus? Pourquoi vouloir imaginer la grâce prenant corps en nous ? 182 La conception exprimée par cette objection (la grâce comme rémission et non-imputation des péchés) sera celle des nominalistes. On la retrouvera dans le protestantisme. Calvin : "Notre justice est une acceptation [le mot employé par S. Thomas dans la 1e objection] par laquelle, nous recevant en sa grâce, il nous tient pour justes. Et nous disons qu'elle consiste en la rémission des péchés en ce que la justice de Jésus-Christ nous est imputée." [Institution chrétienne, 3,11,2]

La lumière est quelque chose de réel dans l'objet qu'elle éclaire183. Or la grâce est une certaine lumière de l'âme. [...] Donc la grâce constitue une réalité dans l'âme. S. Thomas développe alors sa réponse en distinguant les trois significations du mot grâce : l'amour que l'on a pour quelqu'un (dilectio alicujus), mais aussi " le don accordé gratuitement " (donum gratis datum) et le remerciement pour celui-ci 184. Pour ces deux derniers sens du mot, il est manifeste que la grâce est quelque chose de réel dans celui à qui elle est accordée. Mais les trois significations du mot grâce ne sont pas sans rapport. La deuxième découle de la première, et la troisième de la deuxième. Ce qui est premier, c'est donc bien la faveur de Dieu. Nous pouvons noter le progrès par rapport à Bonaventure. Thomas d'Aquin et lui affirment l'un et l'autre le réalisme de la grâce en nous. Mais seul Thomas d'Aquin a su voir que si nous sommes réellement justes et sanctifiés, c'est parce que Dieu nous conçoit et nous veut ainsi. Étant donné que c'est la volonté de Dieu qui cause le bien de la créature, du moment que Dieu, parce qu'il aime une créature, lui veut du bien, ce bien se réalise dans cette créature. La volonté de l'homme, au contraire, est attirée par un bien qu'elle trouve préexistant dans les choses ; c'est pourquoi l'amour de l'homme ne confère pas pleinement la bonté à l'objet sur lequel il se porte, mais la suppose déjà réalisée en partie ou même en totalité. Il est donc évident que tout amour de Dieu pour une créature produit en elle un bien, qui d'ailleurs sera réalité seulement à un moment donné, n'étant pas coéternel à cet amour, qui est éternel. (qu. 110, art 1.) On voit que saint Thomas argumente à partir de ses thèses sur la science divine 185. Nous aimons, nous, à cause de la bonté que nous reconnaissons dans les

183 Littéralement: La lumière pose quelque chose dans ce qui est illuminé. Lux ponit aliquid in illuminato. 184 Cette distinction entre différents sens du mot grâce rendra évidente la réponse aux objections 1 et 3. Dans l'une et l'autre, on réduit la grâce à un seul de ses aspects. Que la grâce soit bienveillance de Dieu et non-imputation des péchés n'implique pas qu'elle ne serait pas aussi quelque chose de réel dans l'homme. La réponse à l'objection 2 est moins évidente. Telle que formulée par S. Thomas, elle représente un magnifique exemple de ce que peuvent apporter les distinctions rigoureuses de la scolastique : "Dieu est la vie de l'âme par mode de cause efficiente, mais l'âme est la vie du corps par mode de cause formelle. Or, entre la matière et la forme, il n'y a pas d'intermédiaire, la forme informant directement par elle-même la matière ou le sujet. Au contraire l'agent informe le sujet, non par sa propre substance, mais par la forme qu'il produit dans la matière." Une fois encore nous constatons que la question de la grâce est conditionnée par celle de la relation entre Créateur et créature. Envisager Dieu agissant dans l'homme sans rien inscrire en lui qui soit de l'ordre de l'être, c'est méconnaître la distinction qui existe entre Lui et nous. Dieu n'est pas notre âme et il ne vient pas se substituer à nos capacités. Voir les choses ainsi, c'est méconnaître la distinction entre Dieu et la créature (ce qui est l'erreur du panthéisme : Dieu âme de l'univers). 185 Voir le chapitre sur grâce et liberté

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êtres. L'amour de Dieu est tout différent. Il n'est jamais passif. Il n'est pas provoqué par la rencontre d'un bien " aimable ", mais il crée l'amabilité de ce qu'il aime. L'amour de Dieu est donc créateur. De fait, il nous transforme. Il fait quelque chose de neuf en nous. Le point essentiel reste celui sur lequel Thomas et Bonaventure insistent l'un et l'autre : la réalité de la transformation de l'homme par la grâce de Dieu 186. C'est la volonté de Dieu qui est la source de notre sanctification mais celle-ci est réelle. Pour Thomas d'Aquin, la grâce est en l'homme " quelque chose de surnaturel qui vient de Dieu " (quiddam supernaturale in homine a Deo proveniens). Notons bien la modestie de la formulation : quiddam et non pas res, " quelque chose ", pas " une chose ". Thomas d'Aquin tient à la réalité de la grâce, il prend garde de ne pas la chosifier.

186 Dieu n'est pas un Dieu condescendant qui dominerait son mépris pour nous supporter malgré notre manque d'amour et la souillure de nos péchés. Le regard d'amour qu'il pose sur nous fait très réellement émerger une véritable dignité et sainteté. Dieu sait la sainteté qu'il nous donne: il en est la source. La lucidité sans faille qui est la sienne n'aboutit pas à notre anéantissement parce qu'il sait, mieux que nous-même, le saint que, déjà, nous sommes pour une part et celui que chacun de nous est appelé à être, selon sa vocation unique. On peut ajouter que ce "saint", qui reste à dégager de la gangue de finitude et de péché qui l'enferme encore, est plus réel que le pécheur que nous sommes aussi. Hélas, notre péché n'est pas pur néant, il est une blessure trop réelle; mais il reste comme cette "paille" dont parle S. Paul, et que le feu brûlera. On pourrait dire que nous n'avons pas de plus grand "admirateur" que Dieu même. Quand nous nous mépriserions, lui n'a pas de mépris. Il sait notre grandeur, dont il est la source, au moment même où, peut-être, nous-mêmes, nous la bafouons.

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Chapitre 6

Grâce et liberté : Bañez, Molina, Jansénius

I. LA QUESTION POSEE 16

A. PREMIERE APPROCHE DE LA QUESTION (VOIR NOTES MANUSCRITES) ........................................................... 16

B. LA LIBERTE DE L’HOMME DEVANT DIEU.................... 16

II. POSITION CLASSIQUE DU PROBLEME 2

A. VOLONTE SALVIFIQUE UNIVERSELLE, GRACE “ SUFFISANTE ” ET “ GRACE EFFICACE ” ......................... 2

B. LA SCIENCE DE DIEU ................................................ 2

III. LES DEBATS DE LA FIN DU 16 E ET DU 17E SIECLES 2

A. LA CONTROVERSE DE AUXILIIS ................................. 3 B. APPARITION ET CONDAMNATION DU JANSENISME ....... 3

IV. LE BANEZIANISME : “ PREMOTION PHYSIQUE PREDETERMINANTE ” 3

V. LE MOLINISME : GRACE EFFICACE “ AB EXTRINSECO ” PAR LE CONSENTEMENT DE LA VOLONTE 4

VI. UNE SOLUTION DE COMPROMIS, LE CONGRUISME 5

VII. LE JANSENISME 5

A. ORIENTATION GENERALE ..........................................5 B. LA DELECTATIO VICTRIX ............................................6 C. TOUTE GRACE SERAIT UNE GRACE EFFICACE .............6

VIII. LE POINT DECISIF : CAUSALITE DE DIEU ET LIBERTE DE L’HOMME 6

IX. ANNEXE A : “ Y AURAIT-IL DE L’INJUSTICE EN DIEU ? ” 7

X. ANNEXE B : NOTE SUR LA PREDESTINATION 8

A. QU’EST-CE QUE LA PREDESTINATION ?......................9 B. PREDESTINATION ET FATALITE ..................................9 1. La liberté n’est pas une illusion ..............................................9 2. Le désespoir n’est jamais justifié ...........................................9 3. La clé du paradoxe ?............................................................10

C. IL N’Y A PAS DE PREDESTINATION AU MAL.................10 D. LE TEMPS EN DIEU .................................................11

I. La question posée

La question des rapports entre la grâce de Dieu et la liberté de l’homme est l’une des plus difficiles de la théologie. Elle fait partie de ces questions limites que l’on peut espérer bien situer, mais non pas solutionner. Depuis le XVI

e siècle, elle fut l’objet de débats passionnés. Son importance n’est pas seulement théorique. Elle conditionne l’image que nous faisons de Dieu. A la suite de Bañez nous affirmerons que chaque fois que l’homme consent librement à la grâce de Dieu, cet acte libre de consentement est lui-même suscité par la grâce de Dieu. Est-ce là de l’homme une sorte de marionnette, dont Dieu tirerait les ficelles ? En fait non, non seulement grâce et liberté sont compatibles, mais il faut dire que la liberté est confortée par la grâce.

A. Première approche de la question (voir notes manuscrites)

B. La liberté de l’homme devant Dieu Trop facilement on oppose action de Dieu et liberté de l’homme, comme s’il y avait concurrence.

1. Si l’homme est libre, c’est parce que Dieu l’a créé tel. Si donc il peut répondre librement à l’offre de la grâce de Dieu, c’est parce que Dieu l’a fait libre : de ce point de vue déjà la libre réponse de l’homme ne peut pas être considérée comme une réponse parfaitement indépendante par rapport à Dieu. Ceci d’autant plus qu’il ne faut pas envisager la création comme un acte passé, mais comme un acte permanent. Si en ce moment même nous existons, c’est parce que Dieu nous fait exister tels que nous sommes et nous fait libres. La relation de création, et donc la dépen-dance de la liberté humaine à l’égard de Dieu est quelque chose de permanent. L’action de Dieu ne doit donc pas être envisagée comme s’opposant à la liberté de l’homme, comme négatrice de cette liberté, elle est bien plutôt constitutive de cette liberté (et libératrice de celle-ci, compte tenu du péché). 2. Il faut ensuite envisager la finalité de cette liberté. Celle-ci n’est pas donnée par Dieu à l’homme pour qu’il la reven-dique comme un pouvoir absolu de faire le mal comme le bien187. La liberté donnée à l’homme implique le pouvoir terrible de refuser Dieu, mais c’est bien sûr la libre acceptation du don de Dieu — et non pas son refus — qui en constituent la finalité.

187 En d'autres termes, la liberté d'indifférence n'est pas la forme supérieure de la liberté. La liberté, ce n'est pas seulement le libre arbitre.

Théologie de la grâce A travailler pour le 22 mai 2000

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3. Bien plus — et c’est là le point essentiel —, dans l’acte libre par lequel l’homme accueille la grâce, Dieu n’est pas étranger. Saint Thomas : acte libre de l’homme est “ mû ” par Dieu. Ph 2,13 : “ Dieu est là qui opère en vous le vouloir et l’opération même. ” Si l’homme accepte, il accepte librement et parce que Dieu lui-même suscite cette acceptation. Ce faisant, Dieu ne brime pas la liberté, il la soutient et il l’oriente dans le sens pour lequel elle est faite188.

II. Position classique du problème

Nous donnons ici l’exposé de la présentation “ classique ” de la question, c’est-à-dire de l’approche qui dominait dans la scolastique tardive des quatre derniers siècles. Nous y ajoutons un certain nombre d’explications sur le fond de la question. Comment concilier l’affirmation de la grâce comme don gratuit de Dieu et l’affirmation de la liberté de l’homme dans l’acceptation de la grâce ?

A. Volonté salvifique universelle, grâce “ suffisante ” et “ grâce effi-cace ”

“ Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ” (1 Tim 2,4). Or il n’y a de salut que par grâce. Cela implique que Dieu propose à tous les hommes une grâce suffisante pour leur permettre de parvenir au salut. Chez ceux qui accueillent cette grâce et en vivent cette grâce est non seulement suffisante mais efficace : par elle les hommes parviennent au salut189. Chez ceux qui refusent ce don de Dieu, cette grâce “ suffisante ” reste cependant inefficace. Il faut pourtant la dire “ suffisante ” parce que l’on ne peut accuser Dieu de donner une grâce insuffisante, d’une manière qui serait en contradiction avec sa volonté de salut universelle. On voit que la question n’est pas de savoir ce qui ferait que certains seraient l’objet de la grâce de Dieu tandis que d’autres en seraient privés. Tous sont aimés. La grâce est proposée à tous. Mais la question, redoutable, est de com-prendre ce qui fait que tantôt la grâce est accueillie,

188 N'oublions jamais que Dieu ne lance pas la création dans l'être pour s'en débarrasser ensuite. Une telle conception des rapports entre Créateur et créature est non seulement naïve mais fausse. 189 La distinction entre grâce suffisante et grâce efficace ne devient

usuelle qu'à la fin du XVIe siècle, mais elle apparaît déjà dans certaines formules de saint Thomas d'Aquin. Voir les références données par le P. GARRIGOU-LAGRANGE dans l'article “Thomisme” du D.T.C. (tome 15, col. 979-980). Le texte le plus explicite se trouve dans un commentaire de la première à Timothée : Christus est propitiatio pro peccatis nostris, pro aliquibus efficaciter, pro omnibus sufficienter, quia pretium sanguinis ejus est sufficiens ad salutem omnium, sed non habet efficaciam nisi in electis, propter impedimentum. (In Ep. I ad Tim., II, 6). Mot à mot : “Le Christ est propitiation pour nos péchés, pour certains efficacement, pour tous suffisamment, car le prix de son sang est suffisant pour le salut de tous mais n'a point d'efficacité, sinon dans les élus, du fait de l'empê-chement.”)

tantôt elle ne l’est pas. Qu’est-ce qui rend “ efficace ” la grâce “ suffisante ” ?

B. La science de Dieu La manière dont Dieu connaît les êtres et les événements n’est pas identique à la manière dont nous les connaissons.

− Pour nous, une chose existe et nous la connaissons : c’est l’existence de cet être qui est la cause de notre connaissance.

− Pour Dieu, au contraire, c’est la connaissance qui est la cause de l’existence. C’est parce que Dieu connaît un être que celui-ci existe. La “ science ” de Dieu est créatrice 190.

Dieu ne peut pas, sans cesser d’être Dieu, dépendre de quel-que chose ou de quelqu’un191. Sa connaissance s’identifie à son être, acte pur, qui ne dépend de rien mais dont tout dépend. Il y a donc antériorité logique de la science de Dieu par rapport aux êtres, et c’est cette science de Dieu qui les fait exister192. De manière analogue, nous aimons un être parce qu’il est “ aimable ” (digne d’être aimé). Dieu, lui, rend “ aimable ” ce qu’il aime.

III. Les débats de la fin du 16 e et du 17e siècles

La question des rapports entre grâce et liberté avait été abordée par saint Augustin dans le cadre de sa controverse avec les disciples de Pélage193. Elle est de nouveau l’objet

de très longs débats à partir de la fin du 16e siècle.

190 Cela ne signifie pas que la science de Dieu se limite à ce qui est. A côté de sa "science de vision", "science des êtres et des futurs", il existe en lui une "science des purs possibles" : de ce qui aurait pu exister, mais n'existe pas et n'existera jamais. 191 Cette affirmation était jadis perçue comme tout à fait évidente. Il semblait totalement exclu d'envisager en Dieu la moindre passivité. Dans la même ligne, on soulignait l'impassibilité divine : Dieu ne peut pas souffrir, parce que souffrir, c'est subir, c'est être "passif" dépendre d'autre chose que soi-même. Aujourd'hui la tendance est inversée. Dans la ligne d'une théologie "kénotique", on accepte assez facilement (trop facilement) que Dieu puisse se rendre dépendant et assumer la souffrance. Une chose au moins est certaine : une pareille question mérite d'être traitée avec un infini sérieux. (Sur cette question de l'impassibilité divine, voir notamment : C.S. LEWIS, Si Dieu écoutait. Lettres à Malcolm sur la prière, coll. "Foi Vivante", n° 128, p. 69-70.) 192 On voit cependant l'objection : Faut-il conclure que, pour ceux qui se perdent, Dieu serait la cause de leur damnation puisqu'il la connaît ? Réponse traditionnelle : il faut dire que Dieu est cause de ce bien qu'est la liberté et qu'il permet l'exercice de cette liberté quand bien même celle-ci s'oriente vers le mal. Mais il ne peut en aucune façon être la cause de ce choix du péché puisqu'il ne peut vouloir le mal. Au surplus, si la possibilité du choix a besoin d'une cause, le mal choisi n'a pas besoin de cause, puisque le mal est du non-être. 193 Cf. notamment le traité de 425, au titre parfaitement explicite : De gratia et libero arbitrio.

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A. La controverse De auxiliis Dans une première étape, de 1582 à 1607, c’est ce qu’il est convenu d’appeler la “controverse de auxiliis” 194. En 1582, une “ dispute ” publique à l’université de Salamanque avait permis de mesurer la très vive opposition entre deux tendan-ces théologiques, l’une représentée par Bañez195, l’autre par différents religieux de moindre notoriété. En 1588, Moli-na196 publie un ouvrage qui relance la polémique : De con-cordia liberi arbitrii cum donis gratiae (“ l’accord du libre arbitre avec le don de la grâce ”). A partir de 1595 l’affaire est examinée à Rome. Des années durant, au cours d’interminables discussions, une commission nommée par le pape Clément VIII se réunit pour examiner le livre de Molina et tenter de trancher la question quant au fond. A plusieurs reprises, la commission rend un jugement défavorable au molinisme. Mais ni Clé-ment VIII, ni son successeur, Paul V, n’avalisent cette con-damnation. Finalement, le 28 août 1607, Paul V met fin aux débats sans conclure. Il fait savoir qu’il “punirait sévèrement quiconque noterait de censure l’une ou l’autre opinion”197. En 1625, 1641 et 1654 le pape Urbain VIII prend différentes mesures pour imposer que cesse la polémique. “Mais le feu couvait encore sous la cendre, note Vansteenberghe, quand les jansénistes vinrent rallumer l’incendie.198”

Discours de Paul V ( 28 août 1607) Sans doute, il serait souhaitable que la controverse à ce su-jet soit dirimée ; mais ce n’est pas nécessaire. En effet, l’opinion des frères prêcheurs est très éloignée du calvi-nisme, puisqu’ils disent que la grâce ne détruit pas la liberté mais la parfait, et qu’elle fait agir l’homme selon sa nature, c’est-à-dire librement ; d’autre part les jésuites se distin-guent des pélagiens, en ce que ceux-ci [les pélagiens] ont affirmé que le point de départ du salut vient de nous, tandis que ceux-là pensent exactement le contraire. Puisqu’il n’est pas nécessaire d’en venir à une définition, l’affaire peut être différée jusqu’à ce que le temps porte conseil. Si quelqu’un enseigne des erreurs, le Saint-Office est là qui pourra s’y opposer. Que les censeurs et les orateurs rentrent donc chez eux, et gardent le secret sur ce qui est dit et fait. (Texte cité par E. VANSTEENBERGHE, D.T.C., t. 10, col. 2165.)

B. Apparition et condamnation du jansénisme

En 1640, en effet, avait paru à Louvain le célèbre Augustinus, l’oeuvre monumentale de Jansénius199. Dans cet ouvrage, l’évêque d’Ypres se veut le fidèle interprète de

194 Voir CH. BAUMGARTNER, La grâce du Christ, p. 125-129 ; H. RONDET, Gratia Christi, p. 294-308 ; E. VANSTEENBERGHE, art. “Molinisme” du D.T.C. 195 Dominique BAÑEZ, O.P., 1528-1604. 196 Luis DE MOLINA, S.J., 1536-1600. 197 E. VANSTEENBERGHE, op. cit., col. 2165. 198 Op. cit., col. 2166. 199 Cornelius Jansen, dit Jansénius (1585-1638). On remarquera que l'Augustinus est paru deux ans après le décès de Jansénius. Ce dernier échappera donc totalement à la controverse soulevée par son livre.

l’enseignement de l’évêque d’Hippone200. En fait, il durcit à l’excès les positions, déjà radicales, de saint Augustin. Dans l’Augustinus la question n’est pas seulement celle des rapports entre grâce et liberté, c’est plus largement celle des conséquences du péché originel et des rapports entre “ natu-re ” et “ grâce ” dans l’état présent de l’humanité201. Jansé-nius les pense en termes de complète opposition. Dès 1641, l’Augustinus est condamné par Urbain VIII. En 1653, c’est la condamnation plus solennelle des “ cinq propositions ” extraites du livre. Le débat se poursuivra pendant près de deux siècles. En 1713 ce sera la bulle Unigenitus condamnant les 101 propositions du janséniste Quesnel. Mais le débat sera alors très loin d’être achevé202. En simplifiant, on voit donc que trois positions principales s’affrontent dans la théologie d’école, trois “ systèmes ” comme écrivaient les auteurs de manuels203 : les deux premiers, banézianisme et molinisme, inconciliables mais officiellement admis par le magistère, le troisième, le jansénisme, très solennellement condamné. Quel est exactement leur contenu ?

IV. Le banézianisme : “ prémotion physique prédéterminante ”

Première thèse, par ordre chronologique, celle du dominicain Bañez. Pour celui-ci, le don de la grâce efficace comporte en lui-même l’action de Dieu qui meut la liberté de telle façon que cette liberté acquiesce librement à la grâce204. Dans le langage de la théologie de l’époque on va donc parler de “ prémotion physique prédéterminante ”. La grâce actuelle est une “ motion ” divine qui “ meut ” la liberté. Pour Bañez, cette motion est “ physique ”, elle est une pré-motion et elle est déterminante.

− “ Physique ” s’oppose ici à “ moral ” pour exprimer l’action de Dieu ne reste pas extérieure à l’homme, mais le touche au plus profond de son être.

− “ Prémotion prédéterminante ” ne doit pas se comprendre comme signifiant une action anté-rieure et qui ferait violence à la liberté de

200 Jansénius reprend notamment, les affirmations des chapitres 10-13 du De correptione et gratia de saint Augustin. 201 Cf. CH. BAUMGARTNER, La grâce du Christ, p. 130-136. 202 Baumgartner n'hésite pas à écrire que “l'histoire de la bulle Unigenitus, c'est presque toute l'histoire de l’Église de France au XVIIIe siècle” (op. cit., p. 137). 203 TANQUEREY intitule son exposé sur la question : Theologorum systemata de gratia sufficiente et efficaci, "Systèmes des théologiens sur la grâce suffisante et efficace" (Synopsis theologiae dogmaticae, tome 3, §§ 243-252). 204 La thèse banézienne est généralement présentée par ses partisans comme la thèse "thomiste". C'est notamment ce que fait le P. Garrigou-Lagrange dans l'article “Thomisme” du D.T.C. Il y a cependant quelque exagération à présenter la doctrine de Bañez comme si elle était la pure et simple reprise de l'enseignement de S. Thomas. Le Père Sertillanges, lui-même éminent thomiste, critique la notion de prémotion physique. (Cf. BAUMGARTNER, p. 319.)

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l’homme. En fait, il s’agit de marquer l’antériorité logique et la prééminence de l’action de Dieu.

− “ Prédéterminante ” n’exclut pas la liberté, mais veut marquer que, dans ce cas, le résultat sera atteint immanquablement. Dieu prend les devants et il conduit son action de telle manière que la liberté accueillera le don de la grâce.

L’un des points forts de la thèse du Bañez, c’est qu’elle maintient bien que l’efficacité de la grâce de Dieu lui est “ intrinsèque ” (“ grâce efficace ab intrinseco ”). La grâce efficace, l’est en elle-même : parce que Dieu la donne et la veut telle. Le point faible de la “ prémotion physique ”, ce n’est pas tant le vocabulaire dans lequel cette thèse s’exprime, c’est qu’il est difficile d’admettre qu’il n’y ait pas de contradiction entre la caractère “ déterminant ” de la grâce de Dieu et la réalité de la liberté humaine comme capacité de choix. Nous y reviendrons en conclusion de ce chapitre.

V. Le molinisme : grâce efficace “ ab extrinseco ” par le consentement de la volonté

Le grand souci de Molina, c’est de défendre la liberté de l’homme à l’égard de la grâce205. Mais ceci, bien sûr, en évitant tout pélagianisme206. Pour Molina, il n’y a pas de différence entre grâce suffi-sante et grâce efficace. Ce qui fait que la grâce demeure seulement suffisante chez l’un et devient efficace chez l’autre, c’est le refus ou le consentement de la volonté. Molina va donc parler d’efficacité “ ab extrinseco ” puisque, pour lui, l’efficacité de la grâce efficace ne tient pas à cette grâce elle-même et lui est donc, en ce sens, “ extrinsèque ”. Comme on l’a déjà noté, la thèse moliniste n’a jamais été condamnée par le magistère. Elle semble claire et logique. Elle est cependant inacceptable. Pourquoi ? 1. Dans le molinisme, l’action de Dieu qui propose la grâce suffisante et l’action de l’homme qui rend celle-ci efficace apparaissent comme placées en continuité : dans une suc-cession207, ou, du moins, dans une juxtaposition208. Mais

205 Point de départ faussé. Comme si la liberté avait besoin d'être défendue de la grâce ! 206 Rappelons que pour le pélagianisme la grâce n'est pas nécessaire au salut, ou, du moins, elle ne joue pas un rôle décisif dans le processus qui y conduit. Sur le système moliniste, cf. CH. BAUMGARTNER, La grâce du Christ, p. 320-326. 207 Il serait excessif de commenter en disant : “Dieu propose et l'homme dispose !” Cette façon de voir est celle du pélagianisme, pas celle du molinisme. Molina ne nie pas la prédestination des justes. 208 “Alors que pour les banéziens, la causalité divine est un concursus praevius, par lequel Dieu agit sur la cause seconde et non avec la cause seconde, et l'applique à son opération ; les molinistes rejettent tout concursus praevius, toute prémotion. Ils tiennent ce qu'ils appellent le concursus simultaneus. Ce concours simultané consiste en ceci qu'il ne s'exerce pas sur la cause créée, mais avec la cause créée, de telle sorte que la cause première et la cause seconde libre influent ensemble sur la même détermination de l'acte comme deux causes conjuguées et non subordonnées entre elles. Il y a coordination et non subordination de

cette relation linéaire comporte un grave oubli de la rela-tion de création de la liberté elle-même qui ne peut exister et agir hors de l’action de Dieu : sans que celle-ci la soutienne dans l’existence et dans l’opération même. 2. De plus, dire que c’est l’homme qui, par sa seule volonté, rend efficace une grâce qui, donnée par Dieu, intrinsèquement, ne serait que suffisante, c’est dire que Dieu n’est pas l’unique auteur de la grâce et du salut. Redisons-le, les théologiens molinistes ne sont ni pélagiens, ni même semi-pélagiens. Pour eux “ le point de départ du salut ne vient pas de nous ”209. Mais, dans leur système, ce qui est finalement déterminant, c’est ce qui incombe à l’homme. L’homme ne se sauve pas seul, mais c’est lui qui décide de son salut : lui, ce qui est vrai — et lui seul, ce qui fait tout le problème210. 3. Enfin, cette thèse pose un problème par rapport à la science de Dieu :

− ou bien l’efficacité de la grâce est réelle, et en ce cas, elle relève de la science de vision qui est créatrice : l’efficacité est “ créée ” par Dieu lui-même ;

− ou bien cette efficacité n’est pas créée par Dieu, mais alors elle relève de la science des purs possibles (ces événements qui n’existent ni n’existeront jamais.)

Pour échapper à cette dernière difficulté, Molina avait développé l’idée d’une “ science moyenne ” ou science des “ futuribles ”, ceux-ci étant conçus comme “ des intermédiaires entre les simples possibles et les existants ”211. De cette façon, ses disciples et lui préten-daient échapper au pélagianisme212 en maintenant qu’il existe une “ connexion infaillible et antécédente de la grâce

deux causes incomplètes et partielles dont chacune a besoin d'être déterminée par l'autre pour qu'elle puisse produire son effet.” (BAUM-GARTNER, p. 320-21.) 209 Pour reprendre la formule de Paul V citée ci-dessus. 210 On serait tenté de répondre que le fait que l'homme ait la pleine et entière responsabilité de la réponse — déterminante — qu'il fait à l'appel de Dieu (de son consentement à la grâce, pour être plus précis), cela ne veut pas dire que, dans cette réponse même, Dieu ne soit pas présent avec lui. Mais c'est là très précisément la thèse banézianiste, que refusent les molinistes. Le problème du molinisme, n'est pas qu'il affirme la pleine liberté de l'homme — en cela il a entièrement raison. C'est qu'il le fait en retirant quelque chose à la grâce de Dieu. 211 Plus précisément, les futuribles sont “toutes les actions libres qui auraient certainement lieu de fait, si telle condition était réalisée” (BAUMGARTNER, p. 322). La notion même de futurible est extrêmement discutable. “Non seulement la "cognoscibilité" des futuribles est extrêmement douteuse, mais même leur réalité métaphysique. Saint Thomas affirme sans hésitation, et avec raison, semble-t-il, que ce qui est totalement indéterminé ne peut être connu avec certitude, fût-ce par l'intelligence divine. Que Dieu connaisse les actes libres que les créatures poseront de fait, on le comprend ; ces actes sont déterminés au moment où ils sont posés ; et comme, en Dieu, il n'y a pas de succession, il les connaît de toute éternité. [Mais] ce que ferait l'agent libre dans telles circonstances, qui ne seront jamais réalisées [le futurible], c'est, semble-t-il, l'indétermination même” (p. 326). 212 “Pour Molina, Dieu connaît les futurs libres absolus dans sa volonté créatrice d'un ordre où ils étaient d'abord connus comme futuribles. Ainsi il entendait échapper au danger auquel l'exposait sa théorie du concours simultané. [...] Et il échappait aussi au péril du semi-pélagianisme.” (Ibid., p. 322-323.)

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avec l’acte salutaire ”213. Autrement dit : rendre à Dieu tout pouvoir. Mais c’était au prix d’une notion non seulement obscure, mais extrêmement discutable214. On voit que la thèse moliniste n’est guère satisfaisante. Elle est même inacceptable. Dans cette théologie, la grâce tire son efficacité du consentement de l’homme. Si tel est bien le sens du molinisme, on doit le rejeter.

Une théologie jésuite ? Molina appartenait à la Compagnie de Jésus. Faut-

il en conclure que sa position représenterait la ten-dance profonde de la théologie jésuite ? En réalité, au sein même de la Compagnie l’opposition au molinisme fut présente et forte. Le molinisme n’est cependant pas sans rapports avec l’orientation spiri-tuelle et apostolique qui constitue le charisme particu-lier des jésuites. “Si l’on va au fond des choses, écrit H. Rondet, on s’aperçoit vite qu’en cette affaire les théologiens de la Compagnie de Jésus tenaient moins à une thèse d’école qu’à une attitude pratique. C’était toute leur méthode de direction spirituelle, toute l’ascèse des Exercices qui était en jeu. On pouvait abuser de ceux-ci dans le sens volontariste et, comme on l’a dit depuis, ascéticiste. Mais il n’en restait pas moins que la docilité à la grâce suppose de la part de l’homme un perpétuel effort de renoncement. Il s’a-gissait précisément de montrer comment, dans la vie concrète de l’homme, grâce et liberté s’entrecroisent, se provoquent mutuellement, l’initiative première étant toujours évidemment à la grâce.” (Gratia Christi, p. 298.)

VI. Une solution de compromis, le congruisme

Mentionnons sans nous y attarder un système qui représente une tentative de compromis entre banézianisme et 213 Ibidem, p. 322. 214 Si nous saisissons bien les explications, complexes, de Baumgartner sur la question de la science moyenne, celle-ci a pour but d'écarter l'idée que l'acte libre de l'homme puisse être l'objet d'une motion divine "déterminante" (ce qui est la thèse banézienne), et donc, à plus forte raison, "nécessitante" (comme, plus tard, dans le jansénisme). C'est là l'intention générale du molinisme. Cela étant, l'application de la notion de futurible aux actes libres de l'homme apparaît assez stupéfiante. On ne veut pas que le libre arbitre de l'homme puisse être influencé par une action divine, aussi intérieure soit-elle ; mais on semble envisager sans sourciller que ses choix puissent être entièrement conditionnés par tel ou tel "ordre de l'univers". “Dans la science moyenne, Dieu voit comme une vérité objective, éternelle, infaillible, que Pierre consentirait à telle grâce, si tel ordre ou univers était réalisé. [...] Si maintenant Dieu décrète la création, et la création de cet ordre ou univers, dans lequel Pierre reçoit la grâce dont Dieu connaît par la science moyenne, l'infaillible connexion futurible avec l'acte salutaire, cette infaillible connexion passera de l'état de "futuribilité" à celui de "futurition" absolue.” (BAUMGARTNER, p. 323.) Pour nous conduire où il veut tout en nous laissant pleinement libres, on imagine que Dieu nous place dans un univers qui, lui, nous imposera le choix voulu ! S'il est vrai, comme l'écrit encore Baumgartner, que le molinisme “repose tout entier sur une idée de la science moyenne” (p. 324), alors nous n'hésiterons pas davantage à y voir une thèse profondément erronée.

molinisme, le “ congruisme ” (du latin congruere, se rencontrer, concorder, d’où l’adjectif congruus, conforme, convenable) L’idée est la suivante : Dieu prévoyant la réponse que l’homme fera lui donne une grâce “ convenable ” (congrua), adaptée à la réponse prévue. Le congruisme fut jadis défendu par des auteurs tout à fait éminents. (Il en existe en fait plusieurs formes : jésuite, avec Suárez et Bellarmin, mais aussi sorboniste). Mais on peut considérer qu’il s’agit là d’une subtilité qui complique le problème sans le faire avancer.

VII. Le jansénisme

A. Orientation générale Les problèmes soulevés par le jansénisme dépassent largement la question des rapports entre grâce et liberté. Dans son orientation fondamentale le jansénisme est un pessimisme quant aux ressources de la nature. Pour l’auteur de l’Augustinus, l’état présent de l’homme se caractérise par une universelle corruption. Jansénius croit à la puissance de la grâce, — pour quelques prédestinés —, mais si la grâce peut être “ victorieuse ”, c’est nécessairement contre la nature. Baumgartner :

L’erreur fondamentale de Jansénius consiste dans l’opposition radicale, établie par lui, entre la grâce dans l’état d’innocence et la grâce de l’état de nature déchue, basée sur une interprétation particulière des chapitres 10-13 du De correptione et gratia de saint Augustin. (La grâce du Christ, p. 131.)

Dans l’état de nature déchue, la volonté à perdu sa liberté. Elle est désormais irrésistiblement entraînée par la délectation dominante, ou bien celle de la grâce (délectation céleste) ou bien celle de la concupiscence (délectation terrestre). [...] L’homme déchu ayant perdu la grâce ou la charité, pèche en tous ses actes. Ils peuvent être honnêtes par leur objet, mais alors ils sont mauvais en raison de l’égoïsme et de l’orgueil qui les souille. Ces péché, bien que nécessaires, sont libres, parce qu’ils sont faits volontiers. Aussi sont-ils justement punis par Dieu. (Ibidem, p. 132.)

La grâce du Christ par excellence n’est pas pour Jansénius la grâce habituelle ou sanctifiante, renouvelant intérieurement notre être et l’unissant à Dieu. Jansénius en parle peu et occasionnellement. Pour lui la grâce du Christ par excellence, c’est la grâce actuelle efficace. Le rôle de cette grâce ne consiste pas à rendre à l’homme la liberté de choix entre le bien et le mal, cette liberté d’indifférence qu’avait Adam au paradis. Son rôle est de déterminer efficacement et victorieusement la volonté, en lui inspirant la charité. C’est une grâce qui se soumet le libre arbitre. (Ibidem, p. 133.)

Les “ cinq propositions ” condamnées par le pape Innocent X en 1653 donnent une idée assez exacte de l’orientation de la théologie janséniste et de ce qu’elle recèle d’inacceptable. En voici le texte, traduit par Baumgartner :

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1. Certains préceptes de Dieu sont impossibles pour les hommes justes, voulant les observer et s’y efforçant, selon les forces présentes qu’ils ont : il leur manque aussi la grâce qui leur rendrait cette observation possible.

2. A la grâce intérieure, dans l’état de nature déchue, on ne résiste jamais.

3. Pour mériter et démériter dans l’état de nature déchue, la liberté qui exclut la nécessité n’est pas requise en l’homme, la liberté qui exclut la coaction suffit.

4. Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour chaque acte en particulier, même pour l’initium fidei ; leur hérésie a constitué en ceci que, pour eux, cette grâce était telle que la volonté humaine pouvait lui résister ou lui obéir.

5. C’est du semi-pélagianisme de dire que le Christ est mort ou qu’il a versé son sang absolument pour tous les hommes.

B. La delectatio victrix En ce qui concerne les rapports entre grâce et liberté le jansénisme se fonde sur une idée reprise de saint Augustin, celle de delectatio victrix (délectation victorieuse, plaisir vainqueur). De ce qui, chez l’évêque d’Hippone, était essentiellement une image, — insuffisante et discutable, sans doute, mais magnifique —, Jansénius fait un système durci, et faux. Chez saint Augustin, le thème, sinon la formule, apparaît notamment dans le commentaire qu’il fait de Jn 6,44 : “Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire à moi.”

Mais que disons-nous là, frères ? Si nous sommes entraînés vers le Christ, alors nous croyons malgré nous, alors on nous fait violence, on ne meut pas notre volonté ! [...] En réalité, ne t’imagines pas que si l’on t’entraîne, tu agis malgré toi : car il y a pour l’âme l’attraction aussi de l’amour. [...] Si le poète a pu dire : “ Chacun est entraîné par sa volupté ”, non la nécessité, mais la volupté, non l’obligation, mais la délectation (delectatio), combien plus fortement devons-nous affirmer qu’être entraîné vers le Christ, c’est se délecter de la vérité, se délecter de la béatitude, se délecter de la justice, se délecter de la vie éternelle ? car le Christ est tout cela. [...] Donne-moi quelqu’un qui aime, et il réalise ce que je dis. [...] On présente des noix à un enfant et il est entraîné : entraîné où il court, entraîné par l’amour, entraîné sans lésion corporelle, entraîné par le lien du coeur.

Augustin essaye de dire comment l’action de Dieu peut être irrésistible sans pour autant nous faire violence. La volonté n’est pas un simple pouvoir de décision, mais, avant de choisir, elle subit une attirance pour le bien qu’elle va vouloir. Lorsqu’il y a un choix possible, la volonté choisit toujours ce qui lui apparaît le meilleur. On ne veut et choisit jamais le mal en tant que mal. Conclusion : si Dieu en proposant la grâce le fait de telle façon qu’elle apparaisse comme meilleure que tout le reste, alors la volonté la choisira certainement — et ainsi l’attrait de la grâce sera “ victorieux ”.

Cette théorie est psychologiquement et spirituellement inté-ressante pour la grâce efficace, mais elle laisse entier le pro-blème de la grâce suffisante. De plus, c’est encore une théorie qui présente la grâce comme quelque chose d’extérieur à la liberté215, alors que l’on doit dire plutôt que c’est l’action intérieure de la grâce qui invite et entraîne l’homme. On voit que le jansénisme fait de la grâce efficace une grâce nécessitante. La thèse augustinienne de la delectatio victrix se trouve reprise en un sens inacceptable qui nie, en pratique, la liberté humaine.

Une grâce qui se soumet la liberté La grâce du Christ par excellence n’est pas pour Jansénius la grâce habituelle ou sanctifiante, renouvelant intérieurement notre être et le soumettant à Dieu. Pour lui la grâce du Christ par excellence, c’est la grâce actuelle efficace. Le rôle de cette grâce ne consiste pas à rendre à l’homme la liberté de choix entre le bien et le mal. Son rôle est de déterminer efficacement et victorieusement la volonté. C’est une grâce qui se soumet le libre arbitre. L’homme déchu a besoin d’un remède ; il lui faut une grâce qui, non seule-ment donne le pouvoir d’agir, s’il le veut, mais donne de vouloir ce qu’il veut. C’est une grâce toute puissante, victorieuse, irrésistible, bref, nécessitante. (BAUMGARTNER, La grâce du Christ, p. 133.)

C. Toute grâce serait une grâce efficace

Sur la question de la grâce et de la liberté la réponse du jansénisme est l’exacte antithèse de celle du molinisme. Pour les jansénistes, il n’existe pas de grâce simplement “ suffisante ” : toute grâce est grâce efficace. Admettre la notion de grâce suffisante, selon eux, ce serait admettre ce qui est très précisément l’erreur du molinisme, à savoir que c’est l’homme qui rend efficace la grâce suffisante. Conclusion inacceptable : ceux qui n’ont pas de grâce efficace n’ont pas non plus de grâce suffisante. Certains hommes sont privés de la grâce de Dieu. La volonté salvifique universelle n’est pas réelle : certains sont prédestinés à l’enfer.

Pas de grâce purement suffisante [Pour Jansénius] la grâce suffisante serait pernicieuse car elle ne peut que faire encourir une plus grande damnation, puisqu’elle ne servirait qu’à rendre nos péchés plus énormes. C’est une grâce monstrueuse qui n’a jamais son effet quoiqu’elle puisse toujours l’avoir ; grâce singulière que notre volonté pourrait transformer en grâce efficace. (Baumgartner, p. 133.)

VIII. Le point décisif : causalité de Dieu et liberté de l’homme

La question des rapports entre grâce de Dieu et liberté de l’homme est totalement insoluble sans une juste compréhension de la relation qui existe entre Dieu comme Créateur et l’homme, avec son histoire, comme créature. Reconnaître Dieu comme Créateur, c’est le reconnaître comme cause première universelle de tout ce qui est. Cela signifie que non seulement Dieu veut que chaque chose soit, 215 L'efficacité de la grâce lui est intrinsèque, mais la grâce, elle, est extérieure à la liberté.

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mais qu’il veut aussi le mode par lequel et selon lequel cette chose sera216. Ainsi, si Dieu veut que quelque chose se fasse de façon nécessaire, cela se fait de façon nécessaire. S’il veut que quelque chose se fasse librement, cela se fait de façon libre. Le consentement libre de l’homme à la grâce est donc lui-même l’oeuvre de Dieu, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, qu’il soit le consentement de l’homme et qu’il soit libre. “ Bien au contraire ”, car faute de cette volonté créatrice de Dieu il n’y aurait pas de consentement du tout. Dieu donne non seulement le pouvoir de vouloir, mais le vouloir lui-même, et il donne de vouloir librement. Dieu donne la grâce en voulant qu’elle soit à la fois efficace et pleinement acceptée. Il donne donc et l’efficacité et la liberté. Ce que Dieu veut se réalise, et se réalise de la façon qu’il veut. L’action de Dieu ne supprime pas la liberté de l’homme. Au contraire, elle est le soutien de cette liberté, la condition de sa véritable liberté. Il faut donc voir la grâce efficace forti-fiant la liberté, bien loin de la contrecarrer. C’est en défini-tive une fausse représentation de la relation de création qui est à l’origine des difficultés que l’on soulève217.

216 Une conception de la création et de la providence dans laquelle Dieu n'aurait qu'une idée générale de ce qu'il veut et fait peut sembler plus acceptable que la vision chrétienne pour laquelle "même les cheveux de notre tête" sont tous comptés. En fait, elle est beaucoup plus naïve. C.S. LEWIS : “Ce que nous devons combattre est la maxime de Pope : ‘La cause première toute puissante agit non par des lois partielles, mais par des lois générales.’ La chose bizarre c'est que Pope ainsi que ses adeptes pensent que cette théologie philosophique est bien au-dessus de la religion de l'enfant et du sauvage (et du Nouveau Testament). Elle leur semble moins naïve et moins anthropomorphique. La vraie différence, est que l'anthropomorphisme chez eux est plus subtilement caché et d'un type beaucoup plus fâcheux. Car il implique qu'il existe sur le plan divin une distinction qui nous est très familière sur notre plan à nous : le dessein principal et les sous-produits non intentionnels mais inévitables. [...] Comment le vrai Créateur agirait-Il par des lois générales? Pour généraliser, il faut être idiot a dit Blake. Il a peut-être été trop loin. Mais généraliser est le propre d'un esprit limité. Les généralisations sont les lentilles dont notre intelligence a besoin pour voir. Comment Dieu ternirait-Il l'infinie transparence de son regard avec de tels expédients? On pourrait aussi croire qu'il doit consulter des livres de référence ou, s'il me considère une fois individuellement, qu'Il commence par dire : "Gabriel apporte-moi la fiche de Mr Lewis." Le Dieu du Nouveau Testament qui se soucie de la mort de chaque moineau est beaucoup moins anthropomorphique que Celui de Pope” (Si Dieu écoutait. Lettres à Malcolm sur la prière, p. 71-74.) 217 On dénonce souvent l'erreur qu'il y a à envisager la création comme un événement passé : Dieu faisant un monde et les laissant ensuite subsister, hors de lui, en y agissant plus que par des "interventions" ponctuelles. La création est un acte présent de Dieu, pas une pichenette initiale. Le problème est qu'on parle souvent de cette activité présente du Créateur d'une manière qui reste insuffisante. On parle bien d'une création au présent, mais comme si celle-ci se limitait à faire surgir du nouveau. On ne saisit pas que "la créature sans Créateur s'évanouit" (Gaudium et spes, n° 36 § 3, dans le passage souvent cité sur la "juste autonomie des réalités terrestres").

IX. Annexe A : “ Y aurait-il de l’injustice en Dieu ? ”

Si c’est bien Dieu lui-même qui donne à la grâce “ efficace ” son efficacité on peut se demander comment il peut se faire que sa grâce demeure parfois simplement “ suffisante ”. Pourquoi une grâce efficace à celui-ci, une grâce seulement suffisante à celui-là ? Inévitablement la question se pose, celle-là même que Paul envisageait en Rm 9,14, et qu’Augustin commentera si laborieusement : “Y aurait-il de l’injustice en Dieu ?” La réponse est claire, et Paul la formule aussitôt : “Certes non !” Mais comment répondre à l’objection ? Ici, bien entendu, nous devons nous souvenir que c’est de Dieu que nous parlons et non pas d’un homme. Avec l’humble audace que donne la foi, nous pouvons chercher à comprendre, ou du moins à entrevoir, le mystère de son dessein. Mais si nous sommes sensibles à l’infinie dispro-portion qui existe entre lui et nous, nous comprenons quelle folie ce serait de sommer Dieu de nous rendre des comptes. Job s’y était risqué. Tout en lui pardonnant cette audace, Dieu l’a conduit à s’en repentir218. Comme l’écrit Paul, aussitôt après avoir soulevé la redoutable objection de l’injustice de Dieu, “qui es-tu donc, homme, pour entrer en contestation avec Dieu ? L’ouvrage va-t-il dire à l’ouvrier : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?” (Rm 9,20-21.) On pourrait dire que Dieu n’est pas injuste parce qu’il ne doit rien à personne. Si les hommes parviennent au salut, c’est par un don gratuit que nul ne peut revendiquer comme un droit. Mais dire cela, ne serait-ce pas oublier la réalité de la grâce suffisante219. Il est faux de dire que Dieu ne veut pas le salut de tous et ne l’offre pas à tous. C’est très réellement que Dieu veut le salut de tous les hommes : pour eux tous, il a livré son propre Fils ! C’est ce qu’on veut dire en parlant de grâce

218 Si le livre de Job est d'une bouleversante beauté, ce n'est pas seulement à cause des images et des mots que son auteur a su trouver pour dire la détresse de celui qui souffre sans espoir. C'est bien davantage parce qu'il nous dit le drame d'un homme qui était l'"ami de Dieu" et dont l'image de Dieu, soudain, se brouille. Job a l'impression que Dieu l'a pris pour cible et que maintenant, il s'acharne sur lui avec un effrayant sadisme. (Jb 16,12-13 : “J'étais au calme. Il m'a bousculé. Il m'a saisi par la nuque et disloqué, puis il m'a dressé pour cible. Ses flèches m'encadrent. Il transperce mes reins sans pitié et répand à terre mon fiel.”) Le vrai malheur de Job, c'est que le Dieu qu'il aimait lui semble soudain injuste et cruel : “L'innocent, comme le scélérat, il l'anéantit. Quand un fléau jette soudain la mort, de la détresse des hommes intègres il se gausse” (9,22-23 : sans doute la formule la plus terrible du livre). Job risque donc son va-tout. En dépit des conseils de ses amis, il jette un défi à Dieu. Il s'explique et il veut une réponse : “Taisez-vous ! Laissez-moi ! C'est moi qui vais parler, quoi qu'il m'advienne. Aussi saisirai-je ma chair entre mes dents et risquerai-je mon va-tout. Certes, il me tuera. Je n'ai pas d'espoir. Pourtant je défendrai ma conduite devant lui” (13,13-15). Dieu répond, non pas par des explications mais en acculant Job à reconnaître qu'il ne lui appartient pas de "dénigrer sa providence [son plan, son dessein] par des discours insensés" (38,2). Job accepte alors de reconnaître la démesure du défi qu'il adressait à Dieu : “Je sais que tu peux tout et qu'aucun projet n'échappe à tes prises. [...] Eh oui ! j'ai abordé sans le savoir des mystères qui me confondent” (42,2-3). 219 Et donc rejoindre la thèse janséniste pour laquelle il n'existe pas de grâce simplement "suffisante".

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suffisante220. Mais Dieu veut un vrai salut, c’est-à-dire un salut librement accepté par l’homme dans sa profondeur. L’amour de Dieu respecte la liberté de l’homme, et c’est pour cela que la grâce même très réellement suffisante n’est pas nécessairement grâce efficace. Le problème est qu’il faudrait pouvoir tout dire à la fois, et notamment ces deux affirmations (qui peuvent sembler contradictoires) :

− Si l’homme est sauvé, ce ne peut être que par la grâce de Dieu.

− Si l’homme se perd, ce ne peut être que par sa faute.

Saint Augustin : Salus tua ex Deo, perditio tua ex te (ton salut vient de Dieu, ta perdition vient de toi). Mais dire cela, c’est indiquer les limites du problème, plutôt que de le résoudre. Cet aveu final ne signifie pas que l’on doive renoncer à tout effort pour comprendre. Une question aussi essentielle que celle de la justice de Dieu mérite d’être reprise et ruminée, sinon jusqu’à une solution satisfaisante, du moins jusqu’à un peu plus de lumière. Ce ne serait pas rien, déjà, que de mieux poser la question et d’en situer les limites. Écarter la réponse insatisfaisante du molinisme (une grâce qui tire du dehors son efficacité) et l’erreur du jansénisme (Dieu ne veut pas réellement que tous les hommes soient sauvés), cela n’est pas inutile. En définitive, on voit qu’il est nécessaire de retourner la question. Le vrai problème n’est pas tant celui de la grâce efficace que celui de la grâce suffisante. Le plus étonnant n’est pas que le Créateur est capable d’agir infailliblement d’une manière qui suscite et respecte notre liberté. C’est qu’il peut ne pas agir ainsi — comme c’est le cas chaque fois qu’il tolère mal et péché.

− Que le Dieu interior intimo meo puisse agir (par sa grâce “ efficace ”) au plus intime de mon être pour susciter mon acte libre d’une manière qui n’est aucunement une action extérieure221 et encore moins un viol, cela une juste compréhension de la relation entre Créateur et créature permet de le comprendre assez bien.

− Mais que le Dieu tout-puissant et tout-aimant puisse laisser sa grâce ne pas être efficace, qu’il puisse “ permettre ” qu’un refus vienne tenir en échec sa volonté de salut, cela est sans doute ce qu’il y a de plus incompréhensible.

Pour qui a tant soit peu le sens de l’amour infini de Dieu, la question de la grâce “ suffisante ” (qui resterait inefficace), et, plus largement, le scandale du mal n’est évidemment pas

220 La distinction entre grâce simplement suffisante et grâce efficace peut sembler une argutie fallacieuse destinée à innocenter Dieu par une astuce purement verbale. On peut être tenté d'en plaisanter en disant que la "grâce suffisante", c'est celle "qui ne suffit pas". Quoi qu'il en soit de la valeur de la formule "grâce suffisante", il est important de maintenir que Dieu donne réellement à tous tout ce qui est nécessaire et suffisant pour être sauvé. Minimiser la réalité de la grâce suffisante, ce serait présenter Dieu comme une sorte de simulateur sadique qui ferait semblant de venir en aide à qui est en train de sombrer, et ceci pour mieux l'enfoncer. La grâce suffisante n'est pas comme une planche de salut qui se révélerait pourrie au moment où l'on s'accroche à elle. 221 Ici la thèse de la delectatio victrix et les images employées par saint Augustin dans son commentaire de Jn 6 ne sont pas suffisantes parce qu'elles suggèrent encore une action exercée du dehors sur la liberté.

celle de savoir s’il serait justifié de lui faire des reproches ! Pour lui, ce qui est douloureux et révoltant, c’est de penser que Lui qui est tout Amour et Innocence peut apparaître comme responsable d’un état de choses qu’il ne permet que par amour et qui est infiniment plus scandaleux en tant qu’injure faite à sa bonté que comme mal fait à l’homme. Même si l’on devait conserver sans nuances la thèses de l’impassibilité divine (Dieu ne souffre pas), qui a le sens de la grandeur et de l’amour de Dieu verra dans le péché (la grâce refusée) le tragique mépris de celui qui est toute sainteté et innocence. Le langage classique du péché comme offense faite à Dieu exprimait cela dans des termes dont il faudrait redécouvrir la vérité : non pas l’irrespect pour un souverain ombrageux, mais l’amour infiniment sincère, et pour cela désarmé, que l’on ose bafouer.

X. Annexe B : Note sur la prédestination

La prédestination est une doctrine de foi222. Elle est très explicitement affirmée dans l’hymne de l’épître aux Éphésiens : “ Il nous a prédestinés à devenir pour lui des enfants adoptifs par Jésus, le Christ. ” (Autre texte : Romains 9,11-14.) En théologie chrétienne, la question n’est donc pas de savoir si nous allons admettre ou non la prédestination ; elle est de savoir comment la comprendre. La prédestination est donc mystère, non pas énigme, ni problème. (Cf. Gabriel Marcel.) Nous n’abordons pas cette question avec le mécontentement de celui qui butte sur une difficulté, mais avec l’attente confiante du croyant qui demande à Dieu plus de lumière. Cela dit, il est clair que l’idée de prédestination est une idée dangereuse. Mal comprise, elle fait de notre liberté une illusion et de Dieu l’auteur du mal. Serait-il vrai que Dieu destine certains au salut et d’autres à l’enfer ? Réponse : non, ce n’est pas vrai. L’Église n’a jamais fait de la prédestination un dogme de foi. (Ce n’était sans doute pas nécessaire : cette doctrine est explicitement affirmée dans l’Écriture.) Par contre, elle a condamné à plusieurs reprises cette fausse conception de la prédestination qui fait de Dieu la source du malheur des damnés. On peut donc dire que la doctrine de la prédestination est une doctrine dangereuse. Mal comprise, elle est désespérante et scandaleuse. Mieux vaut donc ne pas en parler que d’en parler de travers. En théologie, et surtout dans un cadre universitaire, il nous est pourtant difficile de “ faire l’impasse ”. La question a traversé les siècles. Et il y a là, je le répète, doctrine biblique. Il nous faut faire le pari qu’il est possible de dire autre chose que des sottises à ce sujet ! Il nous faut faire le pari que cette doctrine peut être autre chose le gênante et scandaleuse. Essayons donc de parler de la prédestination autrement qu’à regret : non pas pour réduire au maximum le contenu de

222 Annexe dictée à un logiciel de reconnaissance vocale et rapidement relue. Veuillez pardonner les quelques fautes un peu étonnantes qui pourraient subsister !

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cette doctrine, mais pour l’accueillir positivement - et avec joie - dans sa pleine vérité.

A. Qu’est-ce que la prédestination ? Je risque une définition, d’abord très générale. C’est la volonté que Dieu a dans son éternité de nous donner, dans le temps et pour l’éternité, tout ce que de fait, infailliblement, il nous donnera. En un sens plus restreint, la “ prédestination des saints ”, c’est la volonté de Dieu, dans son éternité, de donner le salut éternellement à tous ceux qui, infailliblement, recevront cette grâce. Saint Augustin :

“ Et voilà la prédestination des saints, car elle n’est rien d’autre : elle est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu (…) par lesquels sont très certainement (…) délivrés tous ceux qui sont délivrées. ”(…)

Baumgartner : l’acte par lequel Dieu connaît et détient ab aeterno le salut de ceux qui seront effectivement sauvés (page 69 ; cf. aussi page 250 : “ cette partie de la providence qui concerne la fin surnaturelle de la créature rationnelle. ”)

Quatre points sont à souligner : 1. La prédestination précède le don de Dieu (d’où le mot : prédestination), non pas comme le passé précède le présent, mais comme l’éternité précède le temps (telle est du moins l’interprétation que je propose.) D’autres diront : comme la cible précède le tir (cause finale). Ou peut-être : comme la source précède le ruisseau (d’une priorité ontologique, sinon chronologique.) 2. La prédestination est plus qu’une simple prescience. Elles inclue celle-ci, mais elle ne s’y réduit pas. Elle est à penser comme une cause du salut. Saint Augustin parle très justement de préparation “ par laquelle ” les élus seront sauvés. Ce mot “ préparation ” est provoquant car il nous tire vers une lecture trop chronologique de la prédestination. Mais il a le mérite d’être simple et fort : ceux qui seront sauvés, Dieu, depuis toujours, prépare leur salut. 3. La prédestination est infaillible. Dieu n’échoue pas. Envisager une prédestination qui ne serait pas infaillible, ce serait renoncer à faire de Dieu le véritable auteur du salut. Une fois encore, on semblerait dans le schéma pélagien : Dieu propose et l’homme dispose. Là, Augustin a vu clair... 4. Il n’y a pas de salut sans prédestination (“ tous ceux qui. ”) N’allons pas nous imaginer que certains seraient sauvés parce qu’il y seraient prédestinés, d’autres parce qu’ils auraient réussi à y parvenir sans que, pour eux, cela soit “ joué d’avance ”. Ce n’est pas ça du tout ! ! Deux points sont toujours à tenir : le salut n’est jamais une fatalité, le salut est toujours don de Dieu223.

223 On ne rendra pas la prédestination crédible en en faisant quelque chose d’imprécis, de général, d’approximatif. Certes, on pourrait minimiser la portée des textes du Nouveau Testament sur la prédestination. Mais ce serait méconnaître la puissance de Dieu. (On pourrait soutenir que les textes du nouveau testament n’envisagent que la

B. Prédestination et fatalité La principale erreur : penser que la prédestination implique une fatalité, c’est-à-dire qu’elle supprime notre liberté et quelle pourrait légitimer le désespoir.

1. La liberté n’est pas une illusion Comme on l’a vu dans le chapitre sur grâce et liberté, la motion divine qui suscite en l’homme sa coopération à la grâce est infaillible mais non pas nécessitante. Ce qu’elle suscite, c’est bien notre acte libre. L’action infaillible de la grâce ne se fait pas aux prix de notre liberté, en n’en laissant plus subsister que l’illusion, mais au contraire en libérant notre libre arbitre pour faire apparaître une vraie liberté. Je rappelle l’argument essentiel sur grâce et liberté : 1° Rien n’est qui n’ait sa source et sa perfection, sa bonté dans le Dieu unique. Ceci, par une causalité qui ne saurait être rejetée dans le passé. C’est à tout instant que l’être créé reçoit l’être de son Créateur, que l’être vivant reçoit de lui la vie, le mouvement et l’être. (Sinon, plus de monothéisme : il n’existe plus une unique Source de tout ce qui est.) 2° Il est donc absurde d’envisager que Dieu serait la source de ce qui demeure, sans l’être de ce qui surgit (la matière, mais pas la vie ! La nature mais pas l’histoire !). Création et gouvernement divin ne font qu’un. Le plus parfait n’est pas moins soutenu dans l’être que le moins parfait. (Au contraire !) On ne saurait imaginer un Dieu qui déciderait la trajectoire des électrons et qui abandonnerait le coeur des hommes à des errances aléatoires. Le surnaturel n’est pas moins don de Dieu que la nature ! 3° Quand Dieu suscite en l’homme, par une motion de grâce, un acte bon, il serait absurde d’envisager la motion divine comme venant sournoisement détruire la liberté de cet acte (pour n’en laisser subsister que l’apparence)224. Bien au contraire, il faut dire que seul Dieu peut donner à l’acte d’une créature cette double perfection ontologique qui en fait un acte libre et qu’il lui donne la dimension surnaturelle d’un acte saint.

2. Le désespoir n’est jamais justifié Peut-il arriver que l’on ait raison de désespérer ? Autrement dit, quelqu’un peut-il dire : “ Je sais bien que je ne suis pas prédestiné, mon désespoir est fondé ” ? - Réponse : Non, absolument jamais. Au moment même où cet homme, par péché de désespoir, accuserait Dieu de lui refuser la grâce, celle-ci lui serait encore offerte, une grâce suffisante, réellement suffisante. S’il frappe, Dieu ouvrira. Et s’il est alors purifié et sanctifié, jamais par la suite, il ne sera acculé à pécher malgré lui. Jamais, l’aide divine nécessaire à la persévérance ne lui sera refusée. Remarquez bien que je ne dis pas qu’il n’arrive jamais qu’un homme néglige de se repentir faute d’en recevoir la grâce. Je pense même le contraire : aussi longtemps qu’un homme persiste dans son endurcissement (dans son état de

prédestination à l’adoption filiale, mais pas au salut ! Ou bien, une prédestination globale, pas personnelle.) 224 C’est penser la grâce sur le modèle de la possession diabolique, comme un monstrueux parasitisme, littéralement aliénant.

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mort spirituelle, dans son péché mortel), il n’a pas reçu la grâce de la justification. (A vrai dire, c’est là un truisme, une évidence) Ce que je dis, c’est que celui qui demeure dans le péché ne peut, à aucun moment, s’y trouver enfermé malgré lui. Il ne peut jamais dire : “ Je voudrais changer, mais Dieu ne m’en rend pas capable ”. S’il voulait, il serait exaucé. En somme, je reprends ici l’adage : facientem quod in se est, nunquam denegat gratiam. (Cf. aussi le Décret de Trente, chapitre 11.) Il reste une interrogation terrible : comment se fait-il que Dieu laisse certains durablement sans désir d’être sauvé, qu’il les laisse ne pas faire “ ce qu’ils pourraient ” ? (durablement, voire finalement : écrire cela avec cette crainte et cette confiance mêlées qui étaient les sentiments d’Augustin.) Quoi qu’il en soit de cette interrogation, il doit être clair qu’il n’y a jamais là aucune fatalité. À tout moment, s’ils avaient voulu, ils auraient “ pu ”225. Bien noter que ceci ne vaut que pour le quod in se est. Le “ si tu veux, tu peux ” est souvent trompeur. Il est vite désespérant. Ici, il s’agit de faire ce que l’on peut. Par hypothèse, on le peut toujours. Et Dieu n’en demande par davantage. Notons encore qu’il peut y avoir un extrême sentiment d’être incapable de croire, d’espérer ou d’aimer. Le “ ce que l’on peut ” peut se trouver si ténu, pour différentes raisons, qu’un sentiment de désespoir peut submerger la personne. Tragique malentendu d’avoir pensé que la foi nécessaire comprend nécessairement l’adhésion intellectuelle aux dogmes de l’Eglise. Et de même pour l’espérance et l’amour. Cette personne226 : “ Je n’aime personne. La vérité est que je n’ai jamais réussi à aimer. À quoi bon faire une retraite de plus ? ” Réponse : 1° en êtes-vous sûre ? 2° Au dernier jour, se présenter à la porte avec une carte d’identité sur laquelle il y a écrit “ mendiant d’amour ” : pas si mal !

3. La clé du paradoxe ? J’écris ce sous-titre en étant conscient de mon audace. Mais le fait est qu’il me semble que la clef du paradoxe de la prédestination (infaillible mais sans qu’il y ait fatalité) réside dans le rapport du temps et de l’éternité. Faut-il le redire ? L’éternité n’est pas une durée infinie qui coexisterait a côté de notre durée. Dieu n’est pas dans le temps, c’est le temps qui est en lui. Si on n’oublie cela, que va-t-on imaginer ? On va imaginer un état du monde où se trouve inscrit, aujourd’hui comme hier, ce qui, depuis toujours devait, doit arriver. La mécanique a été remontée, les rails et les rouages sont fixés, le résultat sera. Tout bouge, tout tourne, mais comme la montre où l’horloge : dans un mouvement qui ne fait jamais place à aucune véritable nouveauté. Cette vision fataliste est celle du vieux déterminisme scientifique. Elle est la négation même de toute histoire, de la moindre contingence, de la liberté. Mais la doctrine de la prédestination nous conduit-elle à cette vision ? Elle le ferait s’il on la comprenait selon un schéma chronologique, rapport du passé au présent. Or elle n’est pas cela.

225 Cf. ci-dessus. 226 Souvenir authentique. Priez pour elle !

Bien entendu, il n’est pas question de nier qu’il existe des déterminismes : tous les avenirs ne sont pas possibles, toutes les portes ne sont pas ouvertes. Cependant sur la base de ce qui est acquis, de ce présent, qui de fait est advenu, une infinité d’avenirs sont possibles. L’avenir n’est écrit nulle part : nulle part dans le présent, dans l’état présent du monde. Et il n’était nulle part, a fortiori, dans le passé. L’avenir, Dieu le connaît, mais dans son éternité, mais en tant qu’il est (de notre point de vue) “ le Dieu à venir ”. Ce qu’il fera, il le fera. Ce que nous ferons, il nous donnera de le faire. Mais il n’y a là aucune abolition de la contingence et de la liberté. Bref, c’est très réellement que notre présent est riche d’une infinité de virtualités, de possibilités. Ce qui apparaîtra sera réellement neuf. Va-t-on imaginer que, pour nous conduire où il veut, Dieu aurait besoin de truquer les cartes ? Sous l’apparent désordre de l’histoire, la mécanique serait à l’oeuvre qui nous conduirait où il veut ! C’est là scénario de science-fiction227 ; ce n’est pas une parabole recevable de la providence : c’est plutôt son contraire. Ou bien, va-t-on imaginer que, quoi que nous fassions, il nous ramènera pour finir, où il le veut ? Cette formule pourrait avoir un sens acceptable ; elle est ridicule et blasphématoire si on imagine Dieu s’employant à neutraliser, après coup, les écarts que nous aurions pu commettre, faute d’un contrôle suffisant, par rapport à ses intentions initiales. La liberté : une de ces laisses pour chien, avec un dérouleur ! Une précision importante. Je ne nie pas qu’il peut y avoir préparation dans le temps aussi ; mais je dis que ce n’est jamais de manière déterminante. Autrement dit : jamais comme ce qui ne laisserait plus qu’une seule porte ouverte. Ainsi, il est profondément légitime de relire après coup la cohérence des lignes droites tracées par Dieu, d’abord en pointillés, dans les courbes de nos vies. De même, des prophéties (au sens étroit de prédiction) sont possibles. Mais sous la même condition : qu’elles ne soient jamais si évidentes, si prégnantes qu’elles imposeraient aux intéressés leur accomplissement, supprimant ainsi leur liberté. Je me résume.

− En Dieu, dans son éternité, mon avenir est déjà connu et voulu (c’est en cela qu’il y a prédestination).

− Ici, pour moi, dans le temps présent, dans ma situation, cet avenir n’est pas inscrit (tout au plus préparé, rendu possible et “ amorcé ”).

− Conclusion : Je suis dans une situation de liberté réelle.

C. Il n’y a pas de prédestination au mal.

Ni le péché, ni la damnation comme mal et malheur ne sauraient être objet de la prédestination. Deux raisons à cela :

− Pas de fatalité.

227 On songe à Isaac ASIMOV.

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− Si jamais il devait y avoir éternel endurcissement, celui-ci ne serait pas l’objet d’une prédestination à proprement parler.

Ce qu’il faut surtout récuser, c’est l’image blasphématoire d’un Dieu vicieux piégeant ceux qu’il voudrait ensuite condamner. La théorie privative du mal demeure insuffisante. Cependant, elle exprime une vérité profonde. Je n’y reviens pas ici.

D. Le temps en Dieu Dieu n’est pas éternel par privation de ce qui constitue le temps. Il n’est pas privé de notre capacité de faire surgir du neuf. Tout au contraire. Son éternité est plénitude. Pas fixité. Certainement pas. Ce qui est vrai, c’est qu’il ne saurait vivre le temps comme limite. Comme ce qui nous impose de patienter. De suivre une par une des étapes. Tout lui est présent, accessible. La moins mauvaise façon d’honorer cela : affirmer qu’il y a en lui coïncidence des contraires. Permanence et nouveauté également plénières : Dieu toujours neuf, toujours enfant et toujours se possédant depuis toujours. Penser l’éternité, c’est tenir ensemble les trois instances du temps :

− passé - on le fait un peu : la mémoire, Dieu qui “ se souvient ”.

− présent - oui : éternel présent de Dieu.

− avenir - on ne sait pas assez dire l’éternité comme un avenir.

Il faut donc, sans rien retirer à la souveraineté et à l’immutabilité divines, affirmer que Dieu est aussi celui qui attend. (Cf. sa patience.) Ainsi la prédestination, serait à rééquilibrer par une doctrine symétrique, et non moins vraie, qui montrerait l’infinie liberté d’accueil d’un Dieu dont l’éternité n’est pas mort, mais vie. (Ceci, bien sûr, sans pélagianisme, ni molinisme.)