T Isabel La Figure Du Mechant Megalomane

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LA FIGURE DU MECHANT MEGALOMANE DANS LES FILMS DE DIVERTISSEMENT

Thibault Isabel

Dans quelle mesure le fait de reprsenter lcran un trouble de la personnalit peut-il contribuer amliorer la sant psychique des spectateurs de cinma ? Dun point de vue thrapeutique, lenjeu de cette question est crucial, puisquil sagit travers elle de dterminer les modalits selon lesquelles un film pourra simposer comme vecteur de maturation pour son public. Nietzsche, qui avait lui-mme choisi dinterprter lart en fonction de ses effets curatifs et psychologiques, portait sur le sujet un avis tranch : la fascination pour la folie 1, ne avec le romantisme, serait le signe dun caractre profondment pathologique, contre lequel le philosophe tenait mettre en garde ses contemporains. Il reprochait ainsi certains crivains de son temps (Baudelaire, Poe, Dostoevski, ou mme Flaubert et Maupassant) leur got morbide pour lhorrible , les tempraments maladifs et ce quil appelait les tats archaques 2 de lhumanit, tels que linceste. Selon lui, la reprsentation rcurrente de personnages malsains, dcadents, tendrait donc instaurer dans lart romantique ou moderne un climat gnral de malaise, incompatible avec le dveloppement dune culture quilibre. Toutefois, nous avons tent de montrer, dans un prcdent travail3, que les hros immatures pouvaient trs bien, en certains cas, tre mis au service de systmes de valeurs extrmement stimulants, susceptibles daider les uvres avoir des effets bnfiques sur leurs spectateurs. Pour que cet impact revigorant puisse tre ralis, il importe cependant que les protagonistes soient traits de manire distancie, afin dviter toute fascination, consciente ou inconsciente, leur gard. Le film que nous avions choisi danalyser, en vue dillustrer ce procd, tait The Left-handed gun (Le Gaucher), dArthur Penn. Luvre prsente la destine tragique du jeune William Bonney dit Billy le kid quune enfance difficile et , tourmente aura transform en dlinquant mgalomaniaque, irascible et vindicatif. Le personnage, bien quil soit rellement dsquilibr, ne nous est pas prsent comme1 2

Friedrich Nietzsche, Le Nihilisme europen, 100, p. 90, trad. de A. Kremer-Marietti, Paris, ditions Kim, 1997. Ibid., 92, p. 83. 3 Cf. notre mmoire de D.E.A., Psychologie du tragique dans le cinma amricain, Chap. III, soutenu en juin 2001 luniversit Lille III Charles de Gaulle.

antipathique ; en revanche, tout est mis en place pour que nous ne puissions nous identifier moralement lui, et que, ce faisant, nous soyons amens condamner son comportement. De nombreuses figures paternelles viennent notamment croiser sa route et tentent de le ramener dans le droit chemin. Comme le public peut reconnatre en Billy, amplifie, la part infantile et pathologique de tout tre humain, la reprsentation de ce hros tend finalement nous faire remettre en cause nos propres faiblesses. En effet, la mise distance de son temprament rgressif, de mme que ladhsion au flegme et la mesure de ses mentors, amne ncessairement chacun perlaborer sa propre mgalomanie, cest--dire en prendre conscience, et, par un travail de retour sur soi, la dpasser. La mise distance du hros suffit-elle pourtant viter le pige de la fascination quexercent sur nous les personnalits morbides ? A vrai dire, nous sommes ici confronts un problme dinterprtation redoutable, car la distanciation, au niveau conscient, dune attitude pathologique, nexclut pas la possibilit dune adhsion inconsciente ce mme comportement. Et, bien que nous ayons montr dans notre tude de The Left-handed gun que le film de Penn chappait tous ces cueils, nous voudrions dsormais nous pencher sur le cas des trs nombreuses productions qui ny parviennent pas, et comprendre avec prcision comment elles sorganisent structurellement, dans leur sous-texte.

Approche gnrale du problme La question parat particulirement pertinente propos des films qui opposent un personnage mchant et mgalomaniaque un hros tout-puissant et idalis comme on en trouve des exemples innombrables dans la culture de masse, notamment amricaine. En apparence, la condamnation de la vanit du mchant devrait aider le spectateur adopter un regard lucide sur le rel et sur ses propres capacits, puisquon se moque ostensiblement lintrieur de luvre de ceux qui se surestiment et nient les limites imposes par le monde extrieur. Une telle condamnation entre pourtant en contradiction vidente avec lesprit mme de ces films ; leur hros nest-il pas toujours un surhomme infaillible, dot des facults les plus extraordinaires (nous reviendrons un peu plus loin sur quelques figures particulirement reprsentatives de ce type de cinma) ? Le spectateur ne sidentifie-t-il pas ce hros plutt quau mchant ? Et, par consquent, le public nest-il pas plong lui-mme dans un vaste fantasme maniaque, le temps de la projection, au moins ? Ds lors, quel sens, quelle fonction, peut bien revtir ici un pareil pangyrique en faveur de la mesure, et contre la vanit ?

La raison profonde de cette critique de la mgalomanie tient prcisment ce que le mchant de ces films est rig en bouc missaire. Le spectateur peut ainsi se dcharger sur lui du sentiment de honte qui le paralyse, se persuadant intrieurement quil na rien voir avec un tre aussi odieux, et continuant en toute bonne conscience sidentifier au hros infaillible qui vient flatter ses propres fantasmes de toute-puissance. La vanit du mchant constitue donc une projection de ce que nous refusons de voir lintrieur de nous-mmes. Freud dcrit trs bien ce mcanisme : Une perception interne est rprime, et, en son lieu et place, son contenu, aprs avoir subi une certaine dformation, parvient au conscient sous forme de perception venant de lextrieur. 4 En cela, ce processus dfensif sapparente la paranoa dont la projection constitue dailleurs lune des caractristiques primordiales. Cest pourquoi les mchants des films qui nous concernent ici manifestent toujours une haine patente pour le hros et le harclent sans relche. Ce sentiment de perscution prouv par le spectateur est en effet li la propre haine quil manifeste pour le mchant, qui reprsente tout ce quil excrait en lui-mme et aurait voulu liminer. Freud crit encore : [] La proposition je le hais est transforme par projection en cette autre : il me hait (il me perscute) ce qui va alors me donner le droit de le har. 5 Nous projetons donc dans un premier temps notre propre mgalomanie sur le mchant, que, ds lors, nous nous mettons immdiatement har ; puis, dans un second temps, nous affirmons que cest lui qui nous hait, afin de ne pas rendre trop sensible notre conscience le fait quil joue vis--vis de nous-mmes un rle de repoussoir. Ce point explique galement pourquoi de tels films sont ncessairement manichens : de mme que nous projetons notre mgalomanie sur un tre que nous qualifions aussitt de malfique, le hros incarne quant lui notre moi idal cest--dire ce que nous serions, une fois purgs de tous nos dfauts. On trouve donc luvre un ddoublement du moi, qui se clive lcran en bon et en mauvais objet, afin que nous puissions nous identifier une figure parfaite au cours de la narration. Le paradoxe rside ainsi dans le fait que le hros, bien que dpourvu de toute mgalomanie, jouera pour le spectateur un rle fantasmatique vident, en remportant in fine une victoire clatante sur son adversaire. Lexemple de la srie cinmatographique des James Bond est loquent. Umberto Eco, dans son recueil dessais intitul De Superman au surhomme6, fait dailleurs ce sujet une remarque fort intressante, qui sapplique initialement aux romans de Ian Fleming, mais vaut tout aussi bien pour les films qui en ont t tirs. Lauteur italien oppose le caractre du mchant celui du gentil : tandis que le mchant4 5

Cit in S. Ionescu, M.-M. Jacquet, et C. Lhote, Les Mcanismes de dfense, p. 230, Paris, Nathan, 1997. Cit in J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 347, Paris, PUF, 1967. 6 Umberto Eco, De Superman au surhomme, Les structures narratives chez Fleming , trad. de M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1993.

est dot dune Nature Exceptionnelle (il est riche, cultiv, trs orgueilleux et entre en conflit avec la loi), le hros se dfinit avant tout par sa Mesure (quoique extraordinairement dou, il reste humble et nentrave pas la marche de lordre social). Pour preuve de son narcissisme sans limite, le mchant espre souvent prendre le contrle de la plante : citons le cas dErnst Blofeld, ennemi jur de Bond, qui veut infiltrer les plus hautes sphres du pouvoir, par le biais de son organisation criminelle, le SPECTRE, en vue de diriger souterrainement lensemble du monde civilis (You only live twice, Diamonds are forever). Lorgueil dmesur de ce personnage essentiel de la srie se manifestera encore lorsquil cherchera acqurir le titre de baron, dans On her majestys secret service, nhsitant pas pour cela mettre en pril la scurit mondiale. Dautres mchants essaient peine plus modestement de sassurer illgalement une richesse monumentale : Goldfinger, dans le film ponyme, tentera de voler les rserves dor de Fort Knox, et un magnat de la presse cherchera dclencher une troisime guerre mondiale pour vendre davantage de journaux (Tomorrow never dies). Enfin, certains veulent tout simplement dtruire lhumanit, et partir vivre dans lespace avec un chantillon dUbermenschen dont ils seraient videmment les matres (Hugo Drax, dans Moonraker). James bond, linverse, ne pense qu faire humblement son travail et servir avec professionnalisme sa patrie, traitant sans ambages ses adversaires de fous criminels. Chaque fois, pourtant, un dtail monstrueux vient donner la preuve de la haine viscrale manifeste par le film pour ces personnages malfaisants, signifiant quel point nous avons besoin de mpriser de pareils individus pour ne pas voir combien nous leur ressemblons (et pour ne pas voir, galement, que notre identification James Bond tient elle-mme du fantasme de toute-puissance). Il sagit en gnral dune tare physique, symbole extrieur de leur malignit foncire. La liste pourrait tre interminable : la main mcanique du docteur No, lobsit de Goldfinger, la cicatrice sur le visage de Blofeld (ce quoi vient se substituer dans un autre pisode une malformation congnitale : ses oreilles sont dpourvues de lobe), les trois ttons de Francisco Scaramanga, lil crev dEmilio Largo, les doigts palms de Stromberg, les yeux vairons de Max Zorin... La modestie du hros, qui soppose la vanit du mchant, joue un rle essentiel, ici, puisque, encore une fois, cest elle qui nous permet de croire, le temps du film, que nous sommes effectivement cet individu sans faille auquel nous nous identifions. A linverse, si notre mgalomanie accdait la conscience cest--dire si le hros se montrait lui aussi vaniteux nous serions immdiatement forcs de remettre en cause lidentification qui a t , mise en place et de constater le dcalage entre les exploits accomplis par le personnage et nos

propres capacits, de telle sorte que nous ne pourrions plus prouver le moindre plaisir pour le spectacle. Mais les mchants ne nous servent pas seulement de bouc missaire ; ils se voient trs souvent investis de toutes les caractristiques opposes celles du spectateur moyen, ce en quoi se rvle la mgalomanie foncire de ces fictions. La complaisance et la vanit qui sy manifestent inconsciemment deviennent alors dautant plus patentes que le hros, lui, reprsente, sous une forme idalise, le spectateur lui-mme. Il sagit donc finalement pour nous, travers la victoire que le personnage principal remporte sur son adversaire, daffirmer notre propre toute-puissance, tout en dnigrant celle des individus que nous envions dans la vie relle. Socialement, les ennemis de James Bond sont toujours connots comme riches. Lagent secret, au contraire, ne jouit pas dune fortune personnelle considrable (il peut se permettre de mener un train de vie lev, mais on insiste sur le fait quil utilise pour cela largent de sa trs gracieuse Majest). La diffrence fondamentale est pourtant dordre culturel : alors que ses adversaires sont des intellectuels purs, qui supervisent leurs plans machiavliques assis dans un fauteuil, le hros est au contraire un homme daction, rsolvant plutt ses problmes par la force. A cet gard, la srie des James Bond nest pourtant pas la plus typique (le snobisme et la relle culture qui caractrisent les romans de Ian Fleming ont en effet laiss quelques traces dans les films inspirs par leur personnage, si bien que le clbre espion britannique reste dfini sur les crans comme un homme rudit au got raffin). En revanche, dans la srie cinmatographique des Superman, directement inspire des comics populistes o le super-hros avait vu le jour, lopposition entre le riche Lex Luthor et le protecteur de lAmrique, dextraction bien plus modeste (il vient de la campagne), est vidente. De plus, le mchant se distingue du commun des mortels par une intelligence surdveloppe, tandis que ce sont la super-force et la super-vitesse qui font la grandeur de Superman (donc, des qualits physiques, plus accessibles une chelle humaine, bien-sr , aux yeux dun spectateur moyen). La srie, exclusivement cinmatographique, des Die hard reprend les mmes poncifs, en les portant leur paroxysme. John McClane, le hros, est un policier de bas tage, en butte lhostilit de ses suprieurs hirarchiques cause de son temprament violent, bagarreur et indisciplin. Il vit une situation familiale difficile, parce que sa femme a beaucoup mieux russi socialement que lui (elle occupe un poste responsabilits dans une grande entreprise japonaise). Il parviendra pourtant prouver sa valeur dhomme en liminant lui seul tout un

groupe de terroristes sur-entrans, au grand damne de ses suprieurs du FBI des bureaucrates intellectuels et incomptents qui ne sont jamais sortis de leur bureau et ne connaissent pas le terrain. Le mchant, Gruber, est quant lui un allemand rudit et effmin, admirateur fervent de Beethoven Il est videmment cruel, imbu de sa personne et tyrannique, et son comportement ostensiblement dsquilibr vient rappeler tout instant que le hros a raison lorsquil le qualifie de dangereux malade. Le tour de force du film est de faire du champion de lhistoire un homme tout fait ordinaire, qui naccomplira ses exploits qu force de courage, de tnacit et, surtout, dinconscience peine nous dit-on quil tire particulirement bien au pistolet de faon ce que nous puissions rellement croire que, , dans une situation du mme type, nous aurions pu nous aussi, avec un peu de chance, librer les pauvres otages. Citons, en guise de dernier exemple, le cas du rcent The Mask of Zorro (Martin Campbell, 1999), qui tente de remettre au got du jour lun des personnages les plus populaires de la culture de masse amricaine. Lintrt du film, par rapport aux prcdentes versions, est quil fait du hros un homme du peuple. Celui-ci sera amen voluer dans un monde daristocrates sadiques et mprisants, auquel il aura dailleurs bien du mal sadapter, trouvant leurs manires ridicules et excessivement raffines. Son talent naturel lui permettra pourtant de se faire rapidement accepter parmi llite, se distinguant par llgance spontane de sa dmarche et sduisant les plus ravissantes jeunes filles du beau monde Lopposition entre son humilit affiche, son mpris pour la vanit des puissants, et le fait quil se rvle lui-mme autrement plus dou que ses adversaires montre donc bien quil ne sexprime dans ce film aucune forme de mesure, et que la critique de la mgalomanie des aristocrates y reste un simple leurre destin tromper le public sur le fonctionnement rel de luvre7. Ce type de films peut toutefois prendre des formes beaucoup plus subtiles que celles indiques plus haut. Il arrive notamment que la figure du mchant mgalomaniaque occupe le rle central de lintrigue, tandis que les personnages humbles et valoriss sont seulement relgus une place secondaire. Gnralement, ces derniers ne sont alors dots daucun pouvoir extraordinaire et naccomplissent pas le moindre exploit. Cependant, la condamnation de la vanit des monstres y reste purement de faade, et les structures densemble de luvre7

Cette analyse nest pas sans donner raison Nietzsche, pour qui la morale judo-chrtienne occidentale, avec son apologie de lhumilit et de lgalitarisme, manifeste en fait un vif esprit de ressentiment. Les individus qui se sentent faibles, aspirant comme quiconque davantage de puissance, affirmeraient ainsi lgalit de principe entre tous les hommes, afin de remonter eux-mmes dans la hirarchie sociale (dinfrieurs, ils deviendraient alors gaux). Comme, dun point de vue pratique, les gens de valeur seraient considrs comme infrieurs (en raison mme de leur valeur, juge immorale au sein dun systme galitariste ne dit-on pas que les derniers seront les premiers ?), ce sont finalement les esclaves qui deviendraient les matres, pour reprendre la mtaphore du philosophe. On retrouve donc dans le cinma de masse la mme frustration maladive que dans toutes les formes de morale ractive frustration qui se traduit en profondeur par la mgalomanie (la surestimation fantasmatique des ses capacits et de sa valeur), et, en surface, par lapologie de lhumilit et la condamnation de laristocratisme (la ngation fantasmatique de la valeur des individus quon envie, et dont on veut se dbarrasser). Une morale active, au contraire, inciterait prendre modle sur ceux dont on estime la valeur, et les imiter, sans les jalouser.

demeurent sensiblement les mmes. Ces films sont galement intressants en ce quils illustrent de manire particulirement claire la connivence entre les spectateurs et le mchant, tout comme la fascination refoule qui la dtermine. Nous nous attacherons donc dsormais lanalyse dtaille de deux de ces productions plus riches que les exemples sus-cits, dun point de vue filmologique chacune tant plus ou moins lointainement inspire du roman , LHomme invisible de Wells : The Invisible man (1932), de James Whale, et Hollow man (2000), de Paul Verhoeven.

The Invisible man Le film de Whale commence dans une auberge situe la campagne. Un inconnu vient louer une chambre. Son visage est recouvert dun masque, et il porte des gants, ainsi quun grand pardessus ; aucune partie de son corps nest donc visible. Il suscite une certaine inquitude chez les clients et les tenanciers de ltablissement, dautant quil se comporte dune manire particulirement trange. Aprs quelques semaines, laubergiste finit par lui demander de partir, car lhomme refuse de payer le prix de sa location. Furieux lide dtre mis dehors, ce dernier dont on apprendra plus tard quil sappelle Jack Griffin rvle alors quil est un grand savant, et quil a invent une potion dinvisibilit. Il la teste sur lui-mme, mais il nest pas encore parvenu inventer la formule qui lui permettrait de redevenir visible. Il esprait pouvoir mettre profit quelques semaines de tranquillit dans lauberge pour mener des expriences et rsoudre son problme, mais, puisque le tenancier en a dcid autrement, il se consacrera dsormais utiliser son fantastique pouvoir pour devenir le matre du monde. Paniqu, laubergiste court prvenir la police, mais Griffin parvient videmment senfuir Par la suite, le savant fera dun autre scientifique, Kemp, son assistant visible . Ce dernier ne tient dailleurs pas laider, mais il est terroris par les pouvoirs extraordinaires de son confrre ; il finira pourtant par trouver le courage de prvenir le docteur Cranley et sa fille (qui est fiance Griffin), ainsi que la police. Lhomme invisible trouvera cependant une nouvelle fois le moyen de schapper, aprs avoir jur Kemp quil se vengerait. Le lendemain, il djouera effectivement le systme de scurit mis en place par la police et liminera le tratre Une grande opration est lance dans tout le pays pour retrouver la trace du dangereux individu. Des milliers de policiers sont mobiliss pour larrter. Aprs de longues recherches

infructueuses, le criminel finit par tre repr, sa respiration, en train de dormir dans une grange. Les forces de lordre mettent le feu au btiment ; le savant sort alors de sa cachette, mais ses pas laissent des empreintes visibles sur la neige qui tait tombe pendant la nuit ; il est abattu. Devant son corps, dans une chambre dhpital, le docteur Cranley regrette, avec sa fille, quun homme aussi brillant ait sombr dans la folie, et explique que cest la monocane substance chimique requise dans llaboration de la potion dinvisibilit qui lui a lentement fait perdre la raison. Pour commencer, il est important de souligner que la reprsentation de Jack Griffin doit beaucoup limage traditionnelle du savant fou, et sinscrit donc dans un genre cod : celui de lpouvante. Le personnage apparat au dbut du film en train de manipuler prouvettes, fioles et autres alambics ; de mme, sa fascination pour les mystres insondables de lexistence, selon lexpression du hros lui-mme, le rapproche dun docteur Frankenstein, par exemple. Or, la mgalomanie est videmment un des traits les plus caractristiques de ce type de figures, courantes dans le cinma des annes 30 et 40. Lhomme invisible nchappe pas la rgle, se comportant trs souvent dune manire frntique qui trahit grossirement son dsquilibre intrieur. Son rire malade et suraigu est celui quun sicle de culture de masse a systmatiquement associ au Mal et la folie. De plus, il se comporte en tyran colrique vis--vis de son entourage, donnant des ordres tous ceux qui ont le malheur de croiser son chemin. Mais son ambition et ses rves de grandeur trahissent mieux que tout son orgueil dmesur. Il sexclame par exemple, devant Kemp : Dabord, ce ntait quune exprience : russir ce quaucun autre navait pu faire. Mais il y a autre chose. Cest arriv tout dun coup. Cette drogue a stimul mon cerveau. Jai compris soudain quel pouvoir je dtenais celui de faire ramper le monde mes pieds ! Nous conquerrons le monde, toi et moi ! Devant Flora Cranley, sa fiance, il scriera encore : Le pouvoir ! Le pouvoir dentrer dans les rserves dor dans le secret des rois, dans le Saint des Saints ! De maintenir les multitudes dans la terreur par un geste de mon petit doigt invisible ! La lune elle-mme a une peur folle de moi ! Le monde entier a peur de moi ! Plus en profondeur, pourtant, le caractre monstrueux et inquitant de Jack Griffin rvle dj quune angoisse inconsciente est luvre, qui vient trahir la proximit implicite unissant le personnage aux spectateurs (Freud ne souligne-t-il pas que, dans un cauchemar, les figures terrifiantes sont celles qui vhiculent des dsirs interdits et refouls ? La peur des vampires, par exemple, exprimerait bien souvent des dsirs homosexuels latents.). La premire apparition du hros, dans lauberge, lindique dailleurs clairement : il ouvre la porte

de ltablissement, et la neige sengouffre en mme temps que lui jusque prs du comptoir. Un vent violent pousse une complainte stridente. Les clients, qui discutaient dans la bonne humeur, sarrtent tout coup de parler. Cette mise en scne rend donc lentre de Griffin effrayante, dautant que laccoutrement du personnage est particulirement trange impermable, gants et chapeau lui donnent un air mystrieux et fourbe, et son masque grisacier voque le visage glac dun mort-vivant ou dune crature dmoniaque (assurment, si le hros avait lintention de passer inaperu, il na pas fait preuve du plus grand discernement dans le choix de ses vtements). En fait, ladhsion inconsciente du spectateur la mgalomanie du savant se manifeste par un subtil procd de double pense : dun ct, on condamne Griffin pour son dsquilibre mental, son irascibilit et son mpris des hommes ordinaires, tandis que, dun autre, on lgitime inconsciemment son comportement. Par exemple, lorsque la tenancire vient lui apporter la moutarde quelle avait oublie de mettre sur le plateau-repas de son client, celui-ci entre dans une colre noire, parce quil lui avait interdit de le dranger pendant quil mangeait (il voulait tre sr quon ne voit pas son visage, car il doit tirer son masque pour salimenter). Le personnage ira mme jusqu violenter la vieille femme. Un peu plus tard, un pisode semblable se reproduira, lorsque cette dernire voudra absolument lui apporter son repas, alors que le hros est en train de travailler et ne veut pas quon le voit luvre. Il molestera une nouvelle fois limpertinente et ajoutera, dune voix exalte et malade qui connote indubitablement sa mgalomanie : Le travail dune journe dtruit par une idiote ! Cependant, bien que le film, au niveau textuel, semble dvaloriser son comportement, tout est mis en place pour que nous nous identifions inconsciemment lui. La tenancire est en effet vraiment insupportable et se montre incapable de respecter les exigences de ses clients. Elle parle sur un ton sec et arrogant, se distinguant de nombreuses reprises par son vidente hypocrisie (elle sourit dune manire affecte lorsquelle parle ses htes, mais, ds quils ont le dos tourn, elle soupire et hausse les paules en signe de mpris). De surcrot, sa dmarche lui donne un air ridicule : elle avance en se dandinant exagrment de gauche droite, alors quelle manque cruellement dlgance elle vient sans aucun doute dun milieu proltaire. Elle fait preuve galement dune hystrie pathtique, se mettant courir et hurler comme une folle ds que Griffin commence linvectiver. Sa raction pourrait certes tre comprhensible, mais elle est ici tellement excessive quelle tourne mme la caricature (certains passages taient probablement destins susciter un effet comique). Quoi quil en soit, la femme est traite de manire telle que le spectateur prend ncessairement

plaisir la voir se faire molester par le hros, qui se contente finalement dassouvir notre propre dsir de la chtier pour sa btise et sa mdiocrit. Par ailleurs, lhomme invisible apparat comme mgalomane cause de sa propension se dire suprieur aux autres hommes, et revendiquer sans vergogne le pouvoir absolu sur eux. Mais, l encore, tout dans le film lui donne implicitement raison, car les autres personnages une exception prs, nous y reviendrons sont faibles, stupides et misrables. Cest le cas du tenancier, qui manque totalement de personnalit et vit dans lombre de sa femme. Il semble ne jamais prendre de dcision et se contente dobir scrupuleusement sa mgre, rpondant chaque fois ses sollicitations par un docile : A tes ordres, chrie. Lorsque la vieille femme aura t conduite par le savant, elle exigera par exemple de son mari quil aille mettre la porte ce client inquitant, bien dcide ne pas soccuper ellemme dun travail aussi dlicat. Laubergiste, penaud et mal assur, demandera ce quon attende un peu ; mais elle ritrera son ordre, achevant par l mme de lhumilier : Sil ne sen va pas, je te jure, moi, que je partirai ! . En plus dtre compltement dvirilis, le mari sera prsent comme un homme mchant, car il ne fera preuve daucune comprhension quand le hros essaiera de lui expliquer, dans une scne mouvante, quil a imprativement besoin de rester lauberge quelques semaines de plus :Laubergiste [schement] Monsieur, a ne peut plus durer. Vous cassez la vaisselle et vous nous devez une semaine de loyer. Partez ! Griffin [sincrement dsespr] Jattends de largent, monsieur Hall, et je vous paierai tout de suite. Laubergiste Vous mavez dj racont a la semaine dernire et je nai jamais vu venir vos billets. Griffin Je suis venu ici pour trouver le calme. Je fais une exprience difficile et cest une question de vie ou de mort quon me laisse seul. Si vous compreniez Laubergiste [vraiment agressif] Je comprends trs bien ! Vous ne payez pas et vous loignez mes clients. Griffin Monsieur, jai subi un accident qui ma dfigur et atteint les yeux. Laubergiste Peut-tre, mais vos faons dabmer le tapis, dtre grossier Non, monsieur, il faut partir ! Griffin [presque en larmes] Je vous supplie de me garder ! Laubergiste Si vous ne partez pas, ma femme dit quelle sen ira, elle. Allez-y, maintenant. []

Cest donc avec raison que Griffin pourra sindigner, un peu aprs : Tout ce serait arrang si vous maviez laiss en paix ! . Il reviendra encore sur cet vnement vers la fin du

film : Je voulais redevenir tel que jtais autrefois. Mais ces idiots ne mont pas laiss en paix. Jai d leur donner une leon . En justifiant, sur un ton hautain, la colre maniaque qui la gagn lorsquil sen est pris aux tenanciers de lauberge, le hros utilise donc un argument auquel seront inconsciemment sensibles les spectateurs (nous aussi avons ha laubergiste pour son manque dhumanit), alors mme que nous continuerons, en surface, condamner le personnage pour sa vanit (sa voix reste en effet frntique et pdante, et suggre que son comportement demeure tout fait pathologique). Les clients de ltablissement ne paraissent pas mieux traits que ses tenanciers ; ils passent leur temps cancaner sournoisement, comme, par exemple, aprs larrive remarque de Griffin.Un client Pour moi, cest un criminel qui fuit la justice. Laubergiste Non, cest un type qui a t aveugl par la neige. Un autre client [ laubergiste] En tous cas, veille tes sous !

Les ractions de la foule lorsque le hros se dshabillera et rvlera son invisibilit montreront galement quel point les hommes peuvent tre couards : ils senfuiront tous dans une panique dsordonne, avec de grands gestes des bras qui rappelleront la peur hystrique de la tenancire, quelques squences auparavant. Griffin se moquera ostensiblement de ces individus, et jouera user de son pouvoir pour les humilier mchamment : il semparera de la bicyclette dun passant, jettera lobjet la figure dun autre, bousculera un villageois effar de se sentir propuls au sol sans que personne ne soit prsent, etc.. Mais, tout en condamnant leur arrogance, le spectateur jouira de ces chtiments sadiques infligs la mdiocrit ordinaire, dont il sexclura inconsciemment, prfrant sidentifier au mgalomane. La reprsentation des forces de lordre va dans le mme sens. Les policiers sont perus comme des idiots incapables, et lhomme invisible parviendra presque toujours djouer leurs plans sans la moindre difficult (dune manire souvent invraisemblable, que ne suffit pas expliquer son fantastique pouvoir). Lorsquon tentera de protger le pauvre Kemp, par exemple, Griffin prvoira lavance tous les piges qui lui seront tendus, et liminera le savant au nez et la barbe des nombreuses troupes mobilises. Il exprimera encore sa supriorit en ridiculisant loisir les agents qui lui seront opposs, se moquant deux ostensiblement. Face au stratagme mis en place pour lempcher de quitter sa maison (des dizaines de policiers forment une gigantesque ronde humaine tout lentour, chacun tenant ses voisins par la main), le hros se tirera simplement daffaire en pinant le nez dun des

individus, en lui bottant le train, et en senfuyant rapidement, avec un grand rire sardonique de satisfaction. Les humiliations quil infligera ses ennemis, par pur plaisir, se succderont intervalles rguliers : il samusera pousser dans un ravin des hommes partis sa recherche, il jettera un pot dencre au visage du lieutenant de police qui avait os douter publiquement de lexistence dun homme invisible, etc.. Chaque fois, ces coups dclat seront suivis des mmes scnes de panique : une foule craintive hurle et court dans toutes les directions, tandis que le hros, sr de lui, rit avec orgueil des masses tremblant devant sa puissance et son ingniosit. Kemp est, tout autant que les autres personnages, connot comme un tre infrieur. Il na aucune force de caractre et sera pendant longtemps incapable de rsister la domination de Griffin (il ne trouvera le courage de prvenir la police que trs tardivement). Aussi les invectives qui lui seront sans cesse adresses par le surhomme, malgr leur caractre vaniteux, seront-elles inconsciemment assumes par le spectateur : en disant du savant quil est bte, quil navance pas assez vite, quil fait trop de bruit pendant leurs expditions nocturnes, lhomme invisible ne fera en effet qunoncer une vidente vrit. Lincomparable supriorit du hros sera confirme par Flora, sa fiance. Courtise par Kemp, au dbut du film, elle adressera son nouveau prtendant un franc refus, sous-entendant clairement quil est trs loin darriver la cheville de son futur mari. Notons que la coloration dipienne de lintrigue commence se manifester, ici, puisque la mgalomanie de luvre prend en loccurrence la forme dun dni de la puissance du rival amoureux En tous cas, cette squence indique clairement que le film traduit une relle fascination pour le charisme de Griffin, et adhre inconsciemment au mpris du personnage pour le commun des mortels signe que le spectateur participe au sentiment de supriorit du hros et rve dtre, comme lui, au-dessus des masses. Cependant, le mpris prouv pour les policiers et les individus ordinaires ne peut tre quambivalent. Lhomme invisible doit en effet servir de repoussoir notre propre mgalomanie, de sorte que nous voulons le voir payer pour les fautes dont nous aurions normalement assumer seul la responsabilit. Comme la police reprsente par excellence la figure de lordre, du Surmoi et de la rpression des fantasmes mgalomaniaques ces derniers impliquent en effet, dans une perspective dipienne, une remise en cause de la toutepuissance paternelle, donc une infraction lgard de la Loi du Pre elle est la fois crainte , et dteste, inconsciemment, en tant que nous nous identifions Griffin, et valorise, en tant que nous attendons delle quelle chtie le monstre impudent. Cest pourquoi nous prendrons

finalement plaisir voir les forces de lordre liminer le criminel, alors mme que nous avions pris plaisir un peu plus tt voir le criminel tourner en drision la police. Si le film en tait rest l, pourtant, le spectateur serait sorti frustr de la salle. Certes, il aurait pu mettre distance son sentiment de mgalomanie, en affirmant la dfaite du mchant, rig en bouc missaire ; mais sa vanit naurait pas eu la possibilit dtre contente jusquau bout. Or, ce type de divertissements sefforce prcisment de satisfaire en mme temps des dsirs contradictoires, linstar du rve. On a donc cr un autre hros, humble celui-l, dont on affirmait corollairement la supriorit sur le mchant ; on nous laissait ainsi la possibilit de vivre une identification rgressive jusquau terme de la narration. Le personnage qui joue ce rle est bien entendu le docteur Cranley. Il est le seul tre dot de toutes les qualits que nous reconnaissions inconsciemment lhomme invisible : intelligence, ingniosit, -propos. A vrai dire, il les possde mme un degr suprieur, comme en tmoignent ses connaissances scientifiques : il savait par exemple que la monocane avait des effets destructurants sur le psychisme, tandis que Griffin lignorait. Mais, surtout, la place du docteur dans le systme des personnages rvle tout fait la tonalit dipienne de luvre. Le vieil homme semble en effet trs proche de sa fille (lun et lautre apparaissent presque toujours ensemble limage). Le hros constitue donc par rapport lui un rival, puisquil doit bientt pouser Flora et lloigner ainsi de son gniteur. A travers llimination du mchant, le spectateur, en tant quil sidentifie par intermittences Cranley, jouit par consquent de la dfaite dun pre symbolique. Certes, Griffin, tant donn son ge, devrait plutt jouer un rle de fils ; de mme, Flora est lenfant du docteur, et non sa mre ; mais on trouve l luvre des mcanismes typiques dinversion, destins masquer la signification latente du film et contourner la censure du Surmoi. La dernire image est dailleurs suffisamment rvlatrice : la jeune fille pleure la mort de son fianc, et vient se blottir entre les bras chaleureux de son pre, tout prt la rconforter ! Lunion pre/fille est ainsi prserve, sans que le sens manifeste du plan puisse accder la conscience (lunion vritable tant en effet celle dun fils et de sa mre). Lanalyse de luvre prcise donc bien les enjeux structurels de la figure du mchant : sa mgalomanie, condamne avec ostentation, sert voiler la fascination quil exerce sur nous, tandis quune figure gentille et idalise, humble de surcrot, assure la satisfaction finale du spectateur, confort dans ses fantasmes maniaques de toute-puissance et de dni de la castration.

Hollow man Hollow man nest pas proprement parler un remake du film de Whale. Le scnario et le ton de luvre sont trs diffrents, et, surtout, sloignent bien davantage du roman de Wells. Pourtant, on retrouve ici des structures sous-textuelles presque identiques celles de The Invisible man, dans une version modernise et mieux adapte la sensibilit contemporaine. Sebastian Caine est un brillant scientifique qui travaille avec une quipe de spcialistes sur un projet gouvernemental top-secret. Le groupe a reu pour tche dinventer un srum dinvisibilit. Aprs de longues annes de recherche, Sebastian finit enfin par trouver la formule qui devrait lui apporter la gloire. On teste avec russite le srum sur un gorille, et chacun se flicite du travail accompli. Le savant refuse toutefois davouer ses suprieurs le succs de la mission qui leur avait t confie ; il veut en effet procder lui-mme aux tests sur un sujet humain, afin dtre le premier homme de lhistoire devenir invisible. Grce son formidable charisme et quelques mensonges il parvient convaincre ses camarades , de participer son dangereux projet. Le srum lui est alors inject, et tout semble se drouler sans problme. Mais, trois jours plus tard, le processus de rversion se rvle inefficace pour les hommes, et Sebastian est condamn rester invisible jusqu ce quon ait dcouvert une formule vraiment opratoire. Le hros sennuie et souffre davoir rester enferm dans le centre de recherche souterrain toute la journe. Il dcide donc plusieurs reprises de sortir en ville, malgr linterdiction qui lui en avait t faite par ses collgues. Au profit dune de ses escapades, il mettra secrtement profit son invisibilit pour violer une jeune femme trs sduisante quil convoitait depuis un certain temps. Rendus inquiets par le comportement gnral de Sebastian et les risques quils font prendre la socit en laissant un homme invisible passer ses soires en libert, Linda et Matt, deux des scientifiques, dcident de prvenir discrtement lofficier responsable de leurs travaux auprs du gouvernement. Mais le hros sen rend compte et limine le militaire avant quil ait eu le temps de prvenir le pentagone. De retour dans le centre de recherche, il dcide dliminer tous ses camarades pour les empcher de dvoiler son existence aux autorits il pourra ainsi profiter de son pouvoir en toute impunit, et continuer terroriser la socit sans quon puisse jamais le souponner. Il parvient se dbarrasser de la plupart dentre eux, mais, au terme dune lutte pique, Linda et Matt

lliminent enfin, et sortent soulags du centre de recherche, seuls survivants dun monstrueux carnage. Avec Sebastian Caine, on a affaire une forme moderne de savant fou. Les ordinateurs futuristes ont remplac les prouvettes, mais la folie des grandeurs, elle, reste inchange. La mgalomanie du personnage est explicite, dans le film. Ses camarades scientifiques se moquent dailleurs souvent de sa vanit proverbiale, sans imaginer, toutefois, quils en feront lourdement les frais.Un scientifique [en plaisantant, tandis que ses camarades sapprtent tester le srum pour la premire fois] Cest Dieu qui parle ! Vous perturbez lordre naturel des choses et serez punis pour lternit ! Sebastian [ne plaisantant qu demi, lui] Combien de fois faudra-t-il te le rpter, Frank ? Dieu, ce nest pas toi, cest moi !

Au demeurant, Sebastian affiche en toutes circonstances un cynisme et une morgue exacerbs. Cest pourquoi, une fois devenu invisible, son ambition le conduira faire fi de la morale et exploiter son pouvoir sans vergogne. Il dira lui-mme Linda : Tu ne sais pas ce que cest. Cette puissance, cette libert. Je ne peux pas y renoncer. Un peu aprs, il ajoutera encore : Tu sais, cest fou ce quon peut faire quand on na plus se regarder dans une glace. Sa mgalomanie est de toute vidence associe la philosophie de Nietzsche, qui a t rige par la socit amricaine en symbole de la dmesure, de lgosme et de la mchancet. Ainsi, aprs avoir t aux portes de la mort, lors de la tentative avorte de rversion, le hros conclura seulement : Ce qui ne me tue me rend plus fort. Il rendra par l mme un hommage plus que douteux laphorisme 8 du Crpuscule des idoles8 Toutefois, ici comme dans les autres films tudis, lidentification inconsciente du spectateur Sebastian ne fait aucun doute. Le recours rcurrent des plans subjectifs dans les squences o le hros se rend coupable de quelque forfait en est le signe vident. La scne du viol, notamment, est presque entirement filme du point de vue de lhomme invisible (il sintroduit dans lappartement de la jeune fille, la regarde se dshabiller, puis se jette sur elle et limmobilise sur son lit), de mme que la scne o il caresse les seins de sa jolie collgue de travail, endormie. La longue chasse lhomme finale, dans les ddales du centre de recherche, est elle aussi souvent perue travers les yeux du criminel ; nous sommes donc

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On pourrait stonner de trouver une rfrence savante dans un film aussi mdiocre que Hollow man. Mais cette citation de Nietzsche semble avoir connu une certaine postrit aux Etats-Unis depuis que John Millius et Oliver Stone ont choisi de la placer en exergue de Conan le barbare.

subrepticement associs au regard du monstre, pendant que celui-ci lacre, trangle ou dchiquette lun ou lautre de ses camarades. Il semble cependant que ce procd soit conscient de lui-mme, car le ralisateur recourt au plan subjectif de manire bien trop systmatique pour ne pas le faire sans arrirepense. Cette mise en vidence de la fascination du spectateur pour Sebastian aurait donc pu nous amener raliser combien nous sommes nous-mmes mgalomanes et mchants, de sorte que les affects refouls par le biais du mcanisme de projection fassent retour lintrieur de luvre sous la forme dun sentiment de culpabilit. Dun point de vue thrapeutique, cette technique couramment utilise par Hitchcock et De Palma, par exemple , nest ni pire, ni meilleure que la simple projection paranoaque (le sentiment de culpabilit prouv face un comportement rgressif est lui-mme immature, et nimplique donc aucun dpassement vritable des troubles, bien quil dtermine une plus grande lucidit du malade sur son tat). Mais, de toute faon, Verhoeven choue rendre cette culpabilisation vraiment effective, confront un scnario dans lequel il ne sest pas personnellement investi, et qui affirme de manire bien trop nette lopposition fondamentale entre la personnalit du hros et celle du spectateur9. Une conversation entre les savants lindique de manire certaine :La vtrinaire [ une collgue, propos du comportement douteux de Sebastian] Mais quest-ce que tu ferais si tu tais invisible ? La collgue Moi, en tout cas, a me fout les jetons. Mme pour pisser, il me faut mes lunettes infrarouges. [] Frank Ce quon ferait nous ou ce que ferait Sebastian ? Un autre savant Quelle diffrence ? La collgue Il y a la nature humaine et celle de Sebastian. Lui qui plaisante toujours en se faisant passer pour Dieu. Imaginez ce quil ferait, livr lui-mme !

Dans cette squence, on achve driger Sebastian en bouc missaire. En effet, puisque le spectateur moyen ne se peroit videmment pas, a priori, comme mgalomane, et ne se permettrait certainement pas de blasphmer Dieu surtout en priode de recrudescence des idaux religieux, outre-atlantique ! il na aucune raison de sassocier au mchant, et peut en ,

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De ce point de vue, Basic instinct tait beaucoup plus abouti. Le mcanisme de projection luvre au dbut du film tait en effet peu peu battu en brche par la mise en vidence croissante de la fascination que nous prouvons pour la vamp Catherine Tramel. Un sentiment de culpabilit pouvait donc succder la projection paranoaque et au refoulement.

toute tranquillit se persuader quil ne ferait jamais rien dimmoral ou de pervers sil devenait invisible. En plus de notre mgalomanie, Caine est investi de tout ce que nous refusons de voir en nous : pour cette raison, il incarnera galement nos fantasmes dipiens frustrs. Il vivra ainsi une situation personnelle particulirement dstabilisante, bien quelle soit finalement assez commune : sa petite amie, Linda, a en effet rompu avec lui peu de temps avant le dbut de lhistoire. Le hros la videmment trs mal pris, et cherchera pendant une bonne partie du film savoir quel homme a bien pu le remplacer dans le cur de la ravissante biologiste. Il le dcouvrira dans une squence o, invisible, il observe depuis une fentre la chambre de la jeune fille, et la voit treindre dans son lit un autre scientifique de lquipe, Matt. Cantonn une jouissance voyeuriste, Sebastian se trouvera alors confront une forme de scne primitive, dans laquelle un pre et une mre symboliques sapprtent faire lamour, au grand damne du petit garon, qui se sent abandonn. Il ragira aussitt par la rage, en brisant la vitre et en lanant une pierre dans la direction du couple ; travers ce geste, il exprimera son refus haineux dtre rejet par celle quil aime, et anticipera sur les traitements monstrueux quil tentera sadiquement dinfliger aux deux personnages dans la dernire scne du film. Comme Linda, la fille quil violera au cours dune de se escapades nocturnes reprsentait elle aussi une figure maternelle inaccessible. Elle habitait en face de chez lui, et, souvent, le soir, il lobservait depuis sa fentre, la regardant avec dsir en train de se dshabiller. En lagressant, il cherchera dune certaine manire prendre sa revanche et rgira donc une fois de plus par le ressentiment sa frustration. Cependant, lattitude vindicative que semble condamner le film ne sert bien sr qu masquer les propres troubles dipiens qui dterminent lintrigue en profondeur. En effet, de mme que, dans The Invisible man, lidentification tait double (Jack Griffin campait le mchant mgalomaniaque, tandis que le docteur Cranley campait le hros rempli dhumilit et de mesure), la contrepartie valorise de Sebastian est ici Matt. Cest dailleurs lui que luvre oppose explicitement lhomme invisible, au nom de sa parfaite modestie :Linda [ Sebastian, juste aprs la russite des tests du srum] Un truc mchappe : tes pas cens tre content ? Sebastian La rversion constituait le dernier grand dfi. a sent la fin. Linda Cest pas vrai. On a des donnes pour toute une vie. Sebastian Matt aime se pencher sur des chiffres, mais moi il me faut de la splendeur, du spectacle ! Les dtails, a ne mintresse pas.

Pourtant, derrire lhumilit affiche de Matt, se cache le dsir de se dbarrasser dun rival encombrant, qui joue lui aussi son gard un rle de pre castrateur. Linda, plusieurs reprises dans le film, na-t-elle pas montr quelle tait toujours attire par son ancien amant ? Langoisse ressentie par Sebastian parce quil avait t abandonn renvoie donc celle de Matt, qui craint de ltre bientt. Cest la raison pour laquelle toute la dernire partie de luvre, de manire fantasmatique, sefforcera de nier la ralit de la puissance paternelle. Dabord, la menace de castration fait retour sous la forme dune longue traque dans les couloirs du centre de recherche : le mchant essaie dliminer les uns aprs les autres tous les gentils, instaurant un climat de terreur qui traduit langoisse inconsciente mobilise dans lensemble du passage. Mais, force de courage, les deux principaux protagonistes parviennent se dbarrasser du monstre, et peuvent finalement se serrer lun contre lautre pour signifier que plus rien, dsormais, ne viendra entraver leur bonheur. Le mauvais pre est limin, et Matt reste sans rival, seul dans le cur de Linda. Si les deux hros masculins du film sont prisonniers de la mme situation dipienne, lun aura donc vcu cette dernire dans la frustration (la jeune fille la quitt, il est condamn une attitude voyeuriste et, finalement, il meurt), tandis que lautre aura connu la plus parfaite russite (il emporte le cur de sa bien-aime et se dbarrasse de son ennemi). En fait, Sebastian incarne ici la part de nous-mmes que nous voulons tenir distance (la faiblesse, lchec), alors que Matt reprsente par sa victoire la satisfaction de tous nos fantasmes (lunion avec la mre). Cela explique le sadisme que manifestera le film dans sa reprsentation de la mort du mchant : dans la mesure o ce dernier constitue laspect honni de notre propre personnalit, la haine que nous prouvons pour lui est sans limite, dautant que nous ressentons le besoin de faire de lui un monstre pour oublier combien nous lui ressemblons. Le personnage commencera ainsi par recevoir un coup de barre mtallique sur la tte, tellement violent quil aurait d lui seul le tuer. Il sera ensuite victime dune longue lectrocution, qui ne le mettra pas encore dfinitivement hors dtat de nuire. Il sera quatre ou cinq reprises atteint de plein fouet par le jet dun lance-flamme. Enfin, il tombera du haut dune cage dascenseur pour exploser, en mme temps que tout le centre de recherche autour de lui Tout comme Sebastian ragissait par la haine aux frustrations qui lui avaient t imposes, le film se venge donc du mchant pour la menace quil constitue vis--vis de Matt ; dans ce dernier cas, pourtant, le ressentiment restera latent et naccdera videmment pas la conscience. En plus de cette dbauche de violence, inimaginable dans un film davant-guerre, une diffrence subsiste avec The Invisible man. Dans luvre de Whale, Cranley tait

objectivement suprieur Griffin ; ici, au contraire, le nouveau petit ami de Linda nous est indniablement prsent comme infrieur son rival. Par exemple, lorsque le mchant, dans le film de 1932, affichait son mpris pour le gentil docteur ( Votre pre, un savant ? Vous plaisantez Il a un cerveau de taupe ct du mien ! ), il donnait seulement un signe supplmentaire de sa mgalomanie, car lhistoire prouvait quil avait tort. En revanche, des dialogues similaires prendront, dans le film de Verhoeven, un sens trs diffrent :Sebastian Toi, qui dnes de mes restes et memprunte ma propre vie ! Comme tu as emprunt Linda ! Matt Elle ta quitt. Sebastian Quest-ce quelle peut bien trouver un minable comme toi ? Matt Je ne suis pas malade, au moins ! Sebastian Non, mais tu es faible.

Assurment, il est bien difficile de donner entirement tort Sebastian : de mme que lui est effectivement mgalomane, son rival manque sans conteste de charisme. Ses muscles protubrants ne suffisent pas faire de lui un authentique hros, et, par contraste avec sa mdiocrit et son manque de dbrouillardise, ils contribuent plutt le ridiculiser : Matt ressemble finalement beaucoup une parodie de ces hommes daction (tels que Rambo ou Rocky) quon rencontre si souvent dans les films amricains10. En fait, cest plutt Linda qui prendra les choses en main, dans la squence de la chasse lhomme, simposant comme une femme redoutable, ruse, et habile au pistolet. Cette dernire a dailleurs toutes les caractristiques de la final girl, telle que la dfinit Carol J. Clover, dans son clbre article : Her body, himself : gender in the slasher film 11. Lhrone sarme pour pouvoir survivre face au monstre vindicatif, et doit apprendre se battre, devenant, au niveau symbolique, une femme phallique dote de tous les attributs habituellement associs la virilit. Certes, le film reste malgr tout maniaque, puisquil affirme la dfaite finale et irrvocable du mauvais pre, ainsi que lunion bienheureuse avec la mre. Mais cette mgalomanie nexclut pas en loccurrence lexpression dun sentiment de dpendance : en tant que mre toute-puissante, on attend de Linda quelle protge son amant/enfant contre les agressions du monde extrieur, et, surtout, contre la menace du pre. Dhabitude, dans les films daction, le hros endosse lui-mme le phallus et, sil cherche effectivement conqurir10

Verhoeven utilise souvent ce genre de personnages parodiques ; quon pense seulement Total Recall, Starship Troopers, ou mme Basic Instinct, o des hros amricains typiques (militaires, agents secrets, etc.), camps par des acteurs virils (A. Schwarzenegger, M. Douglas), se retrouvent systmatiquement dans des situations ridicules et humiliantes 11 Article publi notamment in Sue Thornham , Feminist film theory, a reader, Edinburgh, Edinburgh university press, 1999.

une mre symbolique, elle nest ses yeux quun simple trophe tmoignant de sa victoire remporte sur les figures paternelles rpressives. Il na dailleurs pas vraiment besoin delle, et sen dbarrassera la premire occasion (James Bond ne reste jamais trs longtemps avec ses James Bond girls). Ici, au contraire, Matt se montre trs attach la femme quil aime et se comporte vis--vis delle de manire franchement infantile. Sans doute peut-on voir dans ces deux types de structures lopposition entre une mgalomanie sadique, o le hros est actif et veut contrler le monde extrieur, et une mgalomanie masochiste, o le hros prfre tre domin que de prendre lui-mme en charge son destin ce qui lamne dplacer le phallus sur la mre. Il sagit assurment, dans ce second cas, dune forme de mgalomanie moins extrme, et plus proche de la dpression, car le dni de la castration ny est pas assorti dune affirmation de la propre toute-puissance du sujet12. Hollow man, dfaut dtre une uvre vraiment russie, aura donc le mrite de proposer un sous-texte plus subtil et plus original que les films daction habituels, ce qui ne lui permettra pas pour autant de rompre avec les structures psychologiques densemble gnralement mobilises dans les uvres de divertissement. * Cette tude aura globalement permis disoler deux mcanismes psychologiques, qui dterminent en profondeur la figure traditionnelle du mchant. Dune part, la projection de la mgalomanie que nous portons en nous et refusons de reconnatre ; et, dautre part, la projection de ce que nous voudrions tre, mais ne sommes pas (le but tant ici de dvaloriser aprs coup les qualits qui nous manquent, afin de nous rassurer). Lapologie de lhumilit qui caractrise les hros est donc elle-mme dtermine par une mgalomanie fondamentale, oppose en tout point lestime de soi saine, raisonnable et lucide qui caractrise la maturit. Ce type de films, par son recours permanent au fantasme consolateur, ne peut videmment pas aider le spectateur progresser vraiment ; il lui donne simplement un sentiment abusif de satisfaction, qui, terme, lenferme dans de dangereux paradis artificiels mondes virtuels venant se substituer au rel, et auxquels nous devons sans cesse nous remettre pour tenir la dpression distance. Mondes de simulacres, aussi, pour reprendre lexpression12

Ce point expliquerait la prsence dun fort sentiment de culpabilit chez les masochistes, alors quun tel sentiment est gnralement absent du sadisme. Les remords du malade seraient en effet moins efficacement compenss par le dni du rel et de la castration constitutif de la mgalomanie. Le pervers ne pourrait alors vivre son union avec celle qui la mis au monde que sur le mode de la formation de compromis, qui prendrait en compte linfluence rpressive du Surmoi comme contrepartie inluctable de lattachement rgressif la Mre. Cest pour cette raison que lexpression dune telle personnalit prendrait ncessairement la forme de pratiques ou fantasmes masochistes, o la sexualit serait assortie de chtiments corporels, de svices physiques, etc..

de Baudrillard, dont les effets sont tout aussi nocifs que ceux de nimporte quel autre narcotique, cette diffrence prs que lunivers maniaque de la postmodernit rechigne souvent dire son nom, et quil simpose nous dans une fausse innocence. Reste savoir si nous pourrons viter loverdose