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68 Dossier I Diasporas indiennes dans la ville I Tamouls indiens : de Pondichéry à la France Par Sophie Lakshmi Dassaradanayadou, Doctorante à l’université Paris-XII L’auteur a étudié des Tamouls d’origine indienne vivant aujourd’hui en région parisienne. Ces hommes et ces femmes d’âges très divers, de toutes religions, de nationalité française ou non, ont en commun d’avoir choisi de quitter leur pays pour la France entre l’âge de 18 et 26 ans. Ils parlent ici des raisons de cette décision, des différences majeures qu’ils établissent entre les deux cultures, du mariage, du retour au pays… Enfants tamouls, Sophie Lakshmi Dassaradanayadou © D.R.

Tamouls indiens : de Pondichéry à la France · de quitter leur pays pour aller en France. Les négociations se sont déroulées à l’insu ... auparavant constituée de femmes

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68 Dossier I Diasporas indiennes dans la ville I

Tamouls indiens : de Pondichéry à la

FrancePar Sophie Lakshmi Dassaradanayadou,

Doctorante à l’université Paris-XII

L’auteur a étudié des Tamouls d’origine indienne vivant aujourd’hui

en région parisienne. Ces hommes et ces femmes d’âges très divers,

de toutes religions, de nationalité française ou non, ont en commun d’avoir

choisi de quitter leur pays pour la France entre l’âge de 18 et 26 ans.

Ils parlent ici des raisons de cette décision, des différences majeures

qu’ils établissent entre les deux cultures, du mariage, du retour au pays…

Enfants tamouls, Sophie Lakshmi Dassaradanayadou

© D.R.

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Les Tamouls indiens qui vivent en France sont pour la plupart originaires desdeux ex-comptoirs français enclavés dans l’État du Tamil Nadu que sont Karikalet Pondichéry. Étroitement liée aux rapports coloniaux que la France et l’Inde ontentretenus auparavant, cette migration se voit conférer un statut particulier. Eneffet, la plupart des Tamouls ayant vécu avant leur départ pour la métropole dansun monde où la culture et la langue française leur étaient familières, leurintégration en France en a été facilitée.Les premières vagues de migrants issus de Pondichéry arrivent en France en 1956,date du traité de cession des comptoirs français. L’immigration s’intensifie à partirde 1962. Elle est essentiellement composée de personnels administratifs, defonctionnaires ou d’enseignants. De nos jours, les Pondichériens continuent derejoindre la France par le biais du mariage ou d’une bourse d’études. Il est difficilede dénombrer les Pondichériens en France, car ils sont pour une grande partie denationalité française. On en estime cependant aujourd’hui la population à plus de50 000 personnes.Pour comprendre comment les Tamouls émigrés en France ont réussi à s’adapterà leur nouvel environnement tout en conservant certaines caractéristiquespropres, j’ai choisi d’interroger des personnes qui ont émigré en région parisienneentre l’âge de 18 et 26 ans, et qui ont donc changé radicalement de contexte à uneépoque charnière de la vie où l’individu devient responsable et autonome. Ceshommes et ces femmes, Français ou Indiens de naissance, nés au Tamil Nadu, enAndhra Pradesh ou en dehors de l’Inde, représentent un échantillonnage deplusieurs générations qui permet d’aborder la migration sous de multiples angles.

Le traité de Paris de 1814

Les relations entre l’Inde et la France remontent au XVIIe siècle, avec la fondation dela Compagnie française des Indes orientales (1664). En 1673, Colbert précise les butset les méthodes de la Compagnie, tournée vers le négoce et l’établissement decomptoirs. L’histoire des comptoirs français au XIXe siècle est celle d’une exploitationcoloniale qui appauvrit un pays riche en ressources au profit de la métropole. Letraité de Paris de 1814 laisse à la France cinq comptoirs exigus, enclavés dansl’immense territoire sous contrôle britannique, Pondichéry et Karikal situés auTamil Nadu, Yanaon en Andhra Pradesh, Mahé au Kerala et Chandernagor, prochede Calcutta.Après une longue lutte, l’Inde gagne pacifiquement son indépendance le 15 août1947, inaugurant l’ère de la décolonisation. En 1949, à l’issue d’un référendum,

Chandernagor se détache de la France et se fond dans l’État du Bengale. Les autresÉtablissements ont une telle réputation de propension à la fraude électorale quemême les congressistes refusent un référendum. Le différend grave entre l’Inde etla France se résout grâce à l’entente de deux grandes personnalités, JawaharlalNehru, premier ministre indien et Pierre Mendès France, premier ministrefrançais, ainsi qu’à l’intelligence diplomatique du comte Ostrorog, nomméambassadeur en 1951. Le 21 juillet 1954, Mendès France signe les accords deGenève. Le principe du règlement rapide de la cession des Établissements françaisde l’Inde est dès lors acquis.Le traité officiel de la cession de Pondichéry est signé le 28 mai 1956 par l’Unionindienne et la République française. Il règle les modalités de la cession, les problèmeséconomiques et financiers ainsi que les questions juridiques et culturelles. Legouvernement indien prend alors en charge l’administration des territoires desÉtablissements français rattachés à Pondichéry tout en maintenant les institutionsd’ordre scientifique ou culturel. Le territoire de Pondichéry compte aujourd’hui quatreenclaves. En 2001, sa population est concentrée à 75 % dans le district de Pondichéry, à20,3 % à Karikal, à 4 % à Mahé et à 2,4 % à Yanaon.Le traité de cession entre en vigueur le 16 août 1962. D’après l’article 4 : “Les

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Quartier de La Chapelle, Paris 10e, salon de coiffure dans le quartier de la Chapelle,1999

© JMD/jeanmicheldelage.com

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nationaux français nés ou domiciliés sur le territoire des Établissements à la date de l’entréeen vigueur du traité de cession deviennent nationaux et citoyens de l’Union indienne, sousréserve des dispositions de l’article 5.”. Dans l’article 5: “Les personnes visées pouvaient, pardéclaration écrite faite dans les six mois qui suivaient l’entrée en vigueur du traité de cession,opter pour la conservation de leur nationalité française.” En 1963, plusieurs milliers dePondichériens feront ce choix. Pour beaucoup,c’est un véritable dilemme, car ils sont nésfrançais. Ils peuvent s’immatriculer auconsulat de France et garder cette nationalité,mais avec la perspective d’avoir à s’expatrierdans un pays qu’ils ne connaissent pas. Pour“faire l’option”, il faut fournir de nombreuxdocuments souvent difficiles à se procurer,comme l’acte de naissance du grand-père. Denombreuses personnes n’ont pas opté pour la nationalité française car, ce faisant, ellesrenonçaient à leur nationalité indienne et pensaient qu’elles seraient dans l’obligationde quitter leur pays pour aller en France. Les négociations se sont déroulées à l’insudes principaux intéressés et la population la plus humble a été tenue dans l’ignorancede ce qui se tramait. La diffusion du message n’a pas été claire et a créé de nombreusesconfusions, ce qui n’a pas facilité la compréhension des enjeux du traité.

Confrontation de deux cultures

Les Tamouls que j’ai rencontrés ont vécu en Inde jusqu’à l’âge adulte. Issus de laculture orientale indienne, ils vivent aujourd’hui au sein de la culture occidentalefrançaise. Dans les sociétés occidentales, l’individu se caractérise par la prégnanced’un moi différencié : il est amené à se détacher de son cercle familial afin deconstruire le sien. Il existe par lui-même selon les normes d’autonomie etd’indépendance de la personne. Dans les sociétés orientales, la notion de groupeest omniprésente dans l’existence de l’individu. Celui-ci est en effet lié auxdéterminants de son lignage. Son acceptation et sa reconnaissance au sein de lafamille dépendent du rôle qui lui est dévolu. Les migrants tamouls, élevés selon lemodèle collectiviste, se trouvent ainsi confrontés au modèle individualiste.Je leur ai demandé d’établir ce qui pour eux représentait la différence majeureentre les deux cultures : alors qu’ils reconnaissent la primauté du groupe et ladéférence envers les aînés comme des valeurs intrinsèques à la culture indienne,l’autonomie de l’individu et la rupture des liens sont perçues comme spécifiques

Les premières vagues

de migrants issus

de Pondichéry arrivent

en France en 1956,

date du traité de

cession des comptoirs

français.

de la culture française.Du Tamil Nadu à la France

Les raisons du départ en France sont principalement liées à la poursuite d’études.Les personnes concernées ont pour la plupart la nationalité française etbénéficient d’une bourse. Pour les femmes âgées de 40 à 60 ans, l’émigration estliée au regroupement familial à la suite du départ de leur époux. Les nouvellesgénérations tamoules qui arrivent en France ne vivent pas le même type demigration que les générations précédentes. Si la migration féminine étaitauparavant constituée de femmes mariées en Inde, elle concerne aujourd’hui desfemmes célibataires motivées par la poursuite d’études supérieures. Très rares sontles Tamouls qui émigrent pour un travail obtenu en France :

“Pour poursuivre mes études, parce qu’après le lycée de Pondichéry, il y a rien, donc on estobligé de rentrer en France.” (Letti, 23 ans)“Pour poursuivre les études supérieures en français, la seule façon, c’était de venir enFrance.” (Dass, 55 ans)“Je me suis mariée et j’ai accompagné mon mari.” (Petri, 42 ans)

La moitié des personnes interrogées avait déjà la nationalité française, obtenue parfiliation, lorsqu’elles vivaient en Inde. Pour la plupart, le père ou le grand-père étaitmilitaire dans l’armée française et de ce fait avait la nationalité française. Quant auxautres, ce sont leurs grands-parents qui avaient opté pour la nationalité française.Il existe un décalage entre l’identité nationale et le sentiment d’identité nationale.Qu’ils aient ou non la nationalité française, ils se considèrent avant tout commedes Indiens. Qu’il s’agisse de personnes arrivées récemment en France ou y vivantdepuis des dizaines d’années, le sentiment d’appartenance est toujours associé àleur pays d’origine. Elles remarquent cependant que lorsqu’elles vont au pays, leslocaux ne les considèrent plus comme des Indiens mais comme des étrangers.L’émigration a modifié le regard de la société indienne à leur égard. De même,l’image qui leur est renvoyée en France, même s’ils ont la nationalité française,reste celle d’être étranger. Le fait donc de disposer de papiers français ne change nile regard que la société française porte sur eux ni leur sentiment d’appartenance :

“Je suis à 99,9 % Indien. En fait, on n’est ni indien ni français, quelque part.” (Agi,26 ans)“Je me considérerai toujours plus indienne que française, je ne me sentirai jamaisfrançaise-française.” (Letti, 23 ans)

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“Je me sens indienne, je ne peux pas devenir comme les autres.” (Petri, 42 ans)“Je me sens principalement indien, ce n’est pas que je rejette la France, mais ce ne sont pasmes racines.” (Dass, 55 ans)“On est un peu bâtard, on est étranger partout.” (Sam, 62 ans)

Quitter son pays, laisser sa famille

L’émigration en France implique un bouleversement du modèle familial. La perte decette structure élargie engendre des changements significatifs au sein du cadre familial,qui reste le lieu de reconnaissance et de valorisation central de la constructionidentitaire. On observe un remaniement de la structure familiale, induite par ladistance instaurée entre l’immigré et ses larges inscriptions traditionnelles. La rupturedes liens familiaux conduit alors à la fondation de sa propre famille. Les adultes sontdéstabilisés par les rapports familiaux existants en France. Les plus jeunes, aucontraire, en l’absence du poids de la famille, jouissent d’une plus grande liberté :

“Là-bas on vivait ensemble, les parents, les grands-parents. Ici, après un certain âge, lamaman reste toute seule. Chez nous on est toujours ensemble. Ici, ça me choque. J’étais touteseule avec ma fille ; en Inde, il y a tout le monde pour aider, pour dire comment faire.” (Petri,42 ans)“Chacun sa vie, là-bas on ne peut pas faire ce qu’on veut, on est toujours dérangé par lesautres membres de la famille.” (Grace, 22 ans)“En France et en Europe, c’est un peu individualiste, ce côté-là c’est bien, surtout en tantque jeune.” (Prad, 23 ans)

Le fait que l’individu vienne seul, ou avec son conjoint, ou encore avec ses amisjoue un rôle important. La migration est vécue différemment selon la présence oul’absence de pairs lors de l’arrivée en France. On note que les individus sansattaches dès le départ se distinguent des autres. En effet, ils n’ont pas fait venir demembres de leur famille à la suite de leur installation et ne se sont pas mariés avecdes personnes de la même origine. L’absence de cellule familiale invite d’autantplus l’individu à se détacher de certaines traditions.

Les relations amoureuses,

entre tradition et modernité

En Inde, le mariage est endogamique, c’est-à-dire qu’il est destiné à perpétuer lafamille et la caste. Le mariage prescrit répond à un modèle assigné à l’individu,conformément aux exigences liées à son statut au sein de son groupe d’origine.Contracter un mariage arrangé, c’est se conformer aux us du groupe d’appartenance.La majorité des personnes mariées ont été unies en Inde par leurs parents à un(e)conjoint(e) ayant la même religion et appartenant à la même caste.Les personnes interrogées ont toutes une mère femme au foyer. La femme indienneendosse trois rôles au long de sa vie. Elle est d’abord fille, devient ensuite épouse etbelle-fille, puis elle est mère à son tour. Cependant, les femmes n’ont pas reproduiten France le modèle maternel, ceci pour deux raisons : elles ne subissent plus lacontrainte de vivre au sein de la famille de leur époux ; et il est désormais nécessairepour elles de travailler afin de subvenir aux besoins inhérents au nouveau contexteéconomique dans lequel elles évoluent désormais. On observe donc une rupture vis-à-vis du statut traditionnel de la femme indienne. De plus, elles laissent à leursenfants la liberté de choisir leur conjoint. Ces derniers choisissent d’ailleurs le plussouvent un conjoint d’une origine différente. L’abandon du mariage traditionnels’explique par l’absence de la pression sociale et familiale.

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Mariés tamouls, Sophie Lakshmi Dassaradanayadou © D.R.

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La proportion de Tamouls mariés en France reste minoritaire. Il s’agit essentiellementd’hommes mariés avec des Françaises. Ils ont émigré il y a une vingtaine d’années etn’avaient aucunes attaches en France. Au lieu de privilégier leur culture au sein d’unesphère privée en se mariant avec une Tamoule, ils ont participéà la promotion de leurculture en s’investissant notamment au sein d’associations franco-indiennes :

“Je me suis marié avec une Française à 29 ans. Quand j’ai dit à mes parents que j’allaisme marier avec une Française, ça a été accepté facilement sans difficultés, mais ils m’ontdit ‘Il faut que tu te maries ici’.” (Muru, 56 ans)“Je suis marié depuis vingt-cinq ans, mon épouse est une Française. On l’a célébré ici à lamairie.” (Dass, 55 ans)“Marié à vingt-sept ans avec une Indo-Vietnamienne. C’était un mariage intercaste,interreligion, enfin il y a plein d’inter.” (Moudi, 56 ans)

Les jeunes entretiennent des relations amoureuses avec des personnes de la mêmeorigine, mais celles-ci, souvent, ne sont pas nées en Inde. Elles ne pratiquent pas lamême religion et n’appartiennent pas à la même caste. Le choix du conjointn’étant plus déterminé par la famille, les jeunes ne se soucient plus de la positionsocioculturelle de ce dernier. Ils sont cependant très attachés à leur origine,l’appartenance à la même culture restant un critère déterminant :

“Il est d’origine indienne, de Pondichéry. Sa famille est tamoule, pour moi ça a beaucoupd’importance. Il y a une communication qui est meilleure.” (Durgi, 25 ans)“Elle est indienne, elle est comme moi d’origine pondichérienne. Elle était en Francedepuis l’âge de 3 ans, donc elle maîtrise parfaitement la culture française et indienne, etmoi je sais jongler entre les deux, donc ça colle parfaitement.” (Vic, 28 ans)

L’absence de repères à l’arrivée dans le pays d’accueil conduit nécessairementl’étranger à recréer des liens à l’image de ceux établis au sein de la communautéqu’il a quittée. Si le réseau amical des nouveaux arrivants est essentiellementconstitué de personnes d’origine indienne, celui des immigrés de longue date secompose de personnes de toutes origines. Le tissu relationnel se diversifie donc àmesure des années :

“J’ai des amis de toutes sortes, de toutes nationalités.” (Dass, 55 ans)“J’ai des amis indiens mais d’autres aussi.” (Leba, 57 ans)“Principalement, je connais des Indiens, les choses se sont passées de telle sorte que j’aibeaucoup de contacts français.” (Agi, 26 ans)

“Principalement indiens. J’ai aussi des amis français, mais je ne les vois pas souvent, je sorsavec mes amis indiens.” (Grace, 22 ans)Évolution des pratiques religieuses

Les Tamouls interrogés sont majoritairement hindous, certains sontcatholiques, d’autres musulmans ou encore d’une confession mixte issue destraditions hindoues et catholiques. Si les musulmans et les catholiques restentcroyants et fréquentent une communauté religieuse, ils semblent moinspratiquants. Seule la pratique du culte hindou est réellement affectée. Lespersonnes ne vivent plus dans le climat religieux de leur pays. Ils ont perduleurs repères et les habitudes qui rythmaient leur vie quotidienne. Les lieux deculte se faisant plus rares et la famille étant absente, la prière devientdomestique, privée. La fréquentation des temples se fait plus rare, mais ellereste importante lors des grandes fêtes tamoules.Ceux qui ont été mariés en Inde ont un conjoint de même confession, mais bienqu’ils transmettent les traditions inhérentes à leur religion, ils en abandonnentprogressivement la pratique. Les jeunes immigrés délaissent quant à eux laquestion de l’appartenance religieuse et sa pratique, en s’attachant essentiellementà la recherche d’une origine commune.

Pertinence du système des castes

en France

La plupart des Tamouls ont une parfaite connaissance de la caste à laquelle ilsappartiennent. Ils en savent le nom, le rang auquel elle correspond dans la sociétéindienne et les fonctions professionnelles auxquelles elle peut prétendre. Si lesanciens s’inscrivent dans cet ordre social du pays d’origine, leur discours ne luiaccorde aucune signification. De même, les relations sociales des plus jeunes sebâtissent plus indépendamment des castes. Le système des castes ne semble plustrouver de justification dès lors que la personne quitte son pays :

“Le nom de ma caste est paruvadarajakulam. Si on traduit, je fais partie de la caste despêcheurs.” (Letti, 23 ans)“J’appartiens à la caste des Bahmani, c’est-à-dire de ceux qui grimpent aux cocotiers pourrécolter la noix de coco, en extraire le jus de coco et fabriquer l’alcool kalu.” (Agi, 26 ans)“Je suis issue d’une caste un peu supérieure qu’on appelle Reddiar, qui possède des champset qui s’occupe de la production agricole.” (Gera, 56 ans)

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“Nous sommes une famille de cultivateurs, donc propriétaires terriens ; nous sommes de lacaste Vellalar.” (Muru, 56 ans)“Dans ma famille, nous sommes loin des castes, ma mère a dû être une Intouchable, maisje crois que toute sa famille est devenue chrétienne pour intégrer la société.” (Durgi,25 ans)“Je viens de la caste Nayadou.” (Satya, 21 ans)“D’après mon père, nous sommes des Intouchables.” (Seya, 24 ans)

“La caste Desigar, ce sont ceux qui chantent dans les temples après la puja.” (Goma, 44 ans)“Je suis de la caste Brahmane.”(Badri, 71 ans)

Survivance de la langue maternelle

L’appropriation de la langue française par les Tamouls s’est faite soit au sein de lafamille, soit à l’école. Seule une minorité d’entre eux ne connaissait pas le françaisavant de venir en France. L’apprentissage s’est alors fait dans la vie courante enécoutant la radio, en regardant la télévision ou en parlant avec les autres. Lesimmigrés n’ont pas perdu pour autant l’usage du tamoul. Ils le parlent au sein de leurfamille ou de leur cercle d’amis. La conservation de la langue est la marque d’un lienencore fort avec le pays d’origine, préservé notamment par la lecture de périodiquesen tamoul comme Kumudam ou Rani, ou en regardant les chaînes télévisées indiennes(Sun TV) ou encore en écoutant de la musique. On observe d’ailleurs à l’oral unemixité constante des deux langues, bien que le tamoul reste la langue du foyer et quele français devienne langue officielle. De même, on remarque que les immigrésmaîtrisant parfaitement le français tendent à inculquer le tamoul à leurs enfants,laissant ainsi aux institutions scolaires la charge de l’apprentissage du français :

“Avec mes amis on parle en français et on rajoute un mot tamoul ou on parle tamoul enrajoutant un mot français.” (Durgi, 25 ans)“Avec mes amis on parle tamoul et français, on jongle.” (Letti, 23 ans)“Ça dépend, maintenant c’est très fréquent qu’on mélange les deux langues.” (Gera, 56 ans)

Persistance des coutumes alimentaires

En Inde, les notions de pur et d’impur conditionnent les rapports à la nourriture.La majorité des hindous et des chrétiens mangent en priorité des légumes, dupoisson et, dans une moindre mesure, certaines viandes – car celles-ci sont assez

chères. Le porc est généralement dédaigné. Il est mangé essentiellement par lesindividus de très basse caste. Le bœuf n’est pas un animal que l’on mange en raisonde son caractère sacré. Le végétarisme est donc le régime alimentaire le plusrépandu. La cuisine reste un élément essentiel de la culture indienne en France.Les personnes interrogées disent toutes se nourrir de cuisine indiennequotidiennement. Vivre à l’occidentale n’a pas induit de rupture avecl’alimentation traditionnelle. Cependant, les jeunes générations ont adopté plusfacilement un régime carné bien qu’elles aient été élevées selon un régimevégétarien. Il en est de même pour ceux qui n’avaient aucune attache à leurarrivée. Confrontés à un changement alimentaire radical, ils ont eu beaucoup dedifficultés à s’adapter à la nourriture française, mais s’y sont par la suite habitués.La tenue vestimentaire est également un trait culturel que les immigrésmaintiennent, dans une moindre mesure. Les femmes portent le sari lors degrandes occasions comme les mariages, les naissances et les fêtes ; il sert égalementde tenue d’intérieur. Les hommes s’habillaient déjà à l’occidentale avantd’émigrer ; le kaïli (sorte de pagne) reste donc lui aussi une tenue d’intérieur. Si lestyle européen est aisément adopté par les femmes, il s’explique surtout par ladifférence notoire de climat entre l’Inde et la France, et l’exercice d’une activitéprofessionnelle.

Little India, un microcosme indien à Paris

L’établissement de nombreux commerces indiens entre la gare du Nord et la garede l’Est a donné naissance à ce que nous appelons aujourd’hui le quartier indien.C’est un lieu qui permet de s’approvisionner en denrées alimentairestraditionnelles, en textile et en produits culturels indiens. On y trouve aussi desrestaurants et des salons de coiffure spécialisés. Le quartier indien est une aire deconsommation à l’image de la culture et des us et coutumes de la communauté.C’est un lieu privilégié, propice aux relations interindiennes. Les Tamoulsaffectionnent particulièrement ce lieu et le fréquentent régulièrement :

“Gare du Nord, c’est mon quartier, à une époque j’y allais tout le temps, tous les deux jours.C’était vraiment Pondi, c’était la rue Nehru pour moi, à chaque fois que je sortais j’étaisbien. C’est un lieu de rencontres, je rencontre beaucoup de gens.” (Durgi, 25 ans)“Quand on sort, on va à Gare du Nord.” (Seya, 24 ans)“J’y vais une fois par semaine pour m’approvisionner en produits indiens.” (Gera, 56 ans)

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“J‘y vais assez souvent parce que c’est là que souvent des réunions ou des manifestationsculturelles ont lieu.” (Dass, 55 ans)Les associations indiennes,

lieux d’expression identitaire

Les associations représentent pour les communautés un élément de ressourcement trèsimportant. Elles permettent de rencontrer des personnes de sa culture, de parler salangue maternelle, de récolter des informations sur son pays d’origine ou de participerà des activités folkloriques. Les associations telles que France Tamil Shangam ou LesComptoirs de l’Inde sont des instances qui proposent autant de manières de vivifierpériodiquement l’identité nationale. Les immigrés se voient inscrits en quelque sortedans la structure socioculturelle de la société dans laquelle ils vivent.Cependant, certains désapprouvent le fonctionnement des associations indiennescar ils considèrent que leur objectif est trop restreint. Ils considèrent leurs actionscomme trop superficielles. Ils aspirent à d’autres buts, qui sont de faire connaître laculture indienne aux autres ou d’aider de manière plus efficace la communauté quivit en France :

“J’adore aller dans les associations indiennes, parce que tu rencontres des Indiens, tu parles, y’ a des spectacles, des danses.” (Durgi, 25 ans)“Ça me fait penser que je suis pas seule. J’ai l’impression d’appartenir à une petite minoritéet là, le fait d’être dans des associations, savoir qu’il y a des choses culturelles tamoules, ça rassure.” (Letti, 23 ans)“Chez les associations indiennes, ils font que des trucs indiens, ils essaient pas de montreraux autres. Une association qui suit tous les Français pondichériens et qui surtout aide, ça c’est intéressant.” (Vic, 28 ans)

Le retour au pays

Garder le contact avec leur famille est essentiel pour les migrants. Le courrier, letéléphone et Internet sont utilisés régulièrement. Le retour au pays est égalementun ressourcement culturel nécessaire. En revanche, lorsqu’ils reviennent en Inde,ils ne sont plus perçus comme des Indiens mais comme des émigrés.Les jeunes ont dans l’idée de retourner en Inde après leurs études et de s’y établir. Pourles plus âgés, qui sont installés en France depuis de nombreuses années, la question duretour définitif reste délicate. En effet, ils ont reconstruit leur vie dans ce pays qu’ils

ne considèrent plus comme un pays d’accueil mais comme leur pays de résidence. Ilsne souhaitent pas non plus s’éloigner de leurs enfants, établis eux-mêmes en France.Ils envisagent plutôt à la retraite d’effectuer des allers et retours entre les deux pays.“Sur le plan professionnel je veux me former ici. J’ai envie de faire des films indiens. Monbut c’est de partir en Inde dès que j’aurai suffisamment appris ici.” (Agi, 26 ans)“Je ne désire pas mourir ailleurs qu’à Pondichéry, j’ai envie de finir ma vie en tout cas enInde.” (Durgi, 25 ans)“Une fois que mes filles seront installées, je pense aller là-bas. Elles viendront me voir là-bas, mais je sais pas ce qu’en pense mon mari.” (Goma, 44 ans)“Nous, on s’est fait une vie ici, on sera fixés ici comme point de chute mais on fera des allerset retours. On ne peut pas vivre éternellement là-bas, c’est plutôt ici, et puis les enfants yretourneront moins que nous, ils ont fait complètement leur vie ici.” (Gera, 56 ans)“Dans mon esprit, c’était de m’installer ici et puis finir ma vie ici. Quand je suis parti aupays, ça m’a un peu choqué. Maintenant mon problème c’est où je vais finir. Ma femmedit que, du moment que nos enfants sont ici, travaillent et vivent ici, elle ne quittera pasla France, alors moi je suis en point d’interrogation pour l’instant.” (Sam, 62 ans)

L’immigration vue comme enrichissement

Tout en conservant certains éléments de leur culture maternelle, les Tamouls ontacquis pour la plupart une seconde culture dont ils garderont de nombreuseshabitudes. Ils s’accordent tous à dire que malgré les souffrances qu’elle implique,l’immigration est aussi un enrichissement. Vivre en France leur a permis dedécouvrir et même parfois d’adopter une nouvelle manière d’envisager le monde.Ils ont perçu dans le monde culturel français des modes de penser originaux et seles sont appropriés. Ils n’ont pas pour autant perdu les leurs, mais les ont adaptésà leur contexte de vie :

“J’ai appris plein de choses, à avoir un esprit ouvert, à ne pas voir les choses d’un côtéseulement. J’ai appris la responsabilité. Maintenant je pense que j’ai un esprit vraimentouvert, un esprit critique. J’ai évolué mentalement, c’est un point positif.” (Grace, 22 ans)“Là-bas j’aurais pas travaillé, j’ai évolué.” (Petri, 42 ans)“Y’ a des choses avant qui me paraissaient choquantes. Maintenant je commence à voirles choses autrement. J’ai une autre façon de voir. J’ai l’esprit beaucoup plus ouvertqu’avant. Je suis très satisfaite d’être ici, l’avantage est d’être libre, de faire ce qu’on veutet de n’avoir plus personne pour porter des jugements. La liberté, l’égalité, je trouve çaformidable.” (Letti, 23 ans)

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“Si t’es toujours enfermé dans ton petit univers, tu deviens trop égoïste et orgueilleux.Dans ce sens-là, c’est bien que je sois parti. Dans le sens culturel, artistique, j’ai apprisplein de choses. Quelque part je regrette dans le sens où je suis trop démoli, je sens au fondque j’aurais préféré rester en Inde, enfin peut-être venir un peu moins de temps, venir aussiavec la possibilité de choisir de rester ou pas.” (Agi, 26 ans)“J’ai deux pays, deux cultures, c’est un enrichissement sur le plan personnel. J’ai gagné unpeu plus que si j’étais resté en Inde. C’est sûr que j’aurais eu une autre vie en Inde, je penseque le fait de vivre dans une société complètement différente de la sienne enrichit plussouvent qu’on le pense parce qu’on a une autre optique des choses. On peut avoir toujoursdeux points de vue différents. J’ai toujours en parallèle le point de vue, disons indien, et lepoint de vue européen, et je peux les confronter moi-même, ce qui veut dire que l’analysesera plus riche.” (Dass, 55 ans)

Plutôt que d’aborder l’intégration en terme de domination d’une culture surl’autre, il est nécessaire de l’étudier comme un processus d’évolution mutuelle. LesTamouls ne sont pas dans une logique d’opposition entre leur culture d’origine etla culture française, mais plutôt dans une logique d’ajustement. Ils s’adaptent à laculture française en empruntant des éléments aux deux cultures sans souci decohérence. Ils tentent de faire cohabiter leur spécificité culturelle avec leuridentité française. Les habitudes alimentaires, le choix d’un conjoint de mêmeorigine, l’usage de la langue maternelle ou la pratique de loisirs liés à la cultureindienne sont autant de moyens pour maintenir un lien fort avec leur cultured’origine et s’adapter à la culture française. La restauration des modes de vieantérieurs sous une nouvelle forme et l’adoption de modes de vie nouveaux sontles deux pendants de leur construction identitaire. La diversité des parcours et desexpériences des Tamouls rencontrés rend compte d’une hétérogénéité dans leschoix d’emprunt d’éléments de l’une ou de l’autre culture. Les Tamouls installésen France parviennent à combiner leurs multiples identités en puisant dans lescodes culturels qui sont à leur disposition. ■