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‘L’ici et l’ailleurs’: Postcolonial Literatures of the Francophone Indian Ocean e-France : an on-line Journal of French Studies, vol. 2, 2008 ISSN 1756-0535 ————— Tany Be, Nosy Be Espaces insulaires et écriture malgaches Magali COMPAN College of WILLIAM AND MARY « Le bonheur est dans les îles » titrait récemment le magazine Le Nouvel Observateur (juin-juillet 2003) qui, dans une série d’articles concernant les voyages de plaisance vers « des petites terres du large », décrit les îles comme des « paradis intacts » ou encore des « petites terres miraculeusement oubliées » où les îliens vivent « selon le rythme de la nature ». 1 Près de 800 ans après l’initiation des grands voyages européens de découvertes, Le Nouvel Observateur, dans un aplomb imperturbable, réitère une pensée du bout-du-monde, reproduisant un schéma dichotomique dans lequel se retrouvent un « là-bas » opposé au « ici et maintenant » d’un occident moderne. Dans la section sur l’île de Stromboli, « qui tourne les têtes et fait bouillir le sang », l’article stipule que : c’est à Stromboli que l’on a le sentiment d’être arrivé au bout du monde… Dans un de ces endroits qui vous sortent de la vie, du bruit, du monde, comme dans un 1 François Caviglioli et al., ‘Les Iles du désir : six paradis à portée de rêves’, Le Nouvel Observateur (juin-juillet 2003), pp. 14-37.

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‘L’ici et l’ailleurs’: Postcolonial Literatures of the Francophone Indian Ocean e-France : an on-line Journal of French Studies, vol. 2, 2008 ISSN 1756-0535

—————

Tany Be, Nosy Be Espaces insulaires et écriture malgaches

Magali COMPAN College of WILLIAM AND MARY

« Le bonheur est dans les îles » titrait récemment le magazine Le Nouvel Observateur (juin-juillet 2003) qui, dans une série d’articles concernant les voyages de plaisance vers « des petites terres du large », décrit les îles comme des « paradis intacts » ou encore des « petites terres miraculeusement oubliées » où les îliens vivent « selon le rythme de la nature ».1 Près de 800 ans après l’initiation des grands voyages européens de découvertes, Le Nouvel Observateur, dans un aplomb imperturbable, réitère une pensée du bout-du-monde, reproduisant un schéma dichotomique dans lequel se retrouvent un « là-bas » opposé au « ici et maintenant » d’un occident moderne. Dans la section sur l’île de Stromboli, « qui tourne les têtes et fait bouillir le sang », l’article stipule que :

c’est à Stromboli que l’on a le sentiment d’être arrivé au bout du monde… Dans un de ces endroits qui vous sortent de la vie, du bruit, du monde, comme dans un

1 François Caviglioli et al., ‘Les Iles du désir : six paradis à portée de rêves’, Le Nouvel Observateur (juin-juillet 2003), pp. 14-37.

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cloître, un désert, un musée. C’est le propre de beaucoup d’îles. (p. 16)

Dans sa promotion d’une culture de l’annuelle villégiature, le voyage vers l’espace insulaire est présenté tel une échappatoire, temporaire, des bruits, de la vie, du monde qui entourent, harcèlent, exaspèrent le lecteur. L’île devient lieu interdit aux profanes, hautement protégé, lieu dépeuplé où il ferait bon se retrouver, ou encore lieu clos, que les ravages du temps ne peuvent atteindre. De ce fait, l’île, semble suggérer l’auteur, symbolise un espace préservé et inaccessible. Espace cependant de possible initiation où l’on peut entrer au risque de s’y perdre. L’île est également espace d’éternité, échappant au temps de la vie humaine, protectrice d’un savoir perdu ou rejeté par ce monde qui nous envahit.

Dans sa représentation de tels espaces insulaires, Le Nouvel Observateur puise au cœur de conceptions solidement ancrées dans l’imaginaire occidental : l’île devient lieu désirable, de par sa distance, son isolement, sa nature encore non corrompue et son altérité qui la distinguent de cet occident qui la construit. L’attrait d’un tel lieu dépend certes de sa distance par rapport à la réalité du lecteur, à sa quotidienneté. Cependant, il réside également dans sa disponibilité : la distance physique entre ces deux espaces peut être facilement franchie, la différence culturelle expérimentée, sa nature et son isolement utilisés comme source de jouvence afin d’améliorer et d’enrichir la subjectivité occidentale.

Objet de désir et lieu nostalgique d’utopies libertaires où les préceptes d’un occident moralisateur deviennent caduques, l’espace insulaire fonctionne également dans l’imaginaire occidental en tant que lieu d’oppositions binaires. En effet, une fois l’espace mythique de l’île atteint par le voyageur, déception, souffrance, punition et isolation souvent apparaissent.

L’île est donc une terre qui fascine par son hybridité : tantôt île paradisiaque abritant la cité idéale, tantôt espace interdit, repaire de monstres insulaires. Cet espace peut être simultanément abri permettant à l’individu de se terrer et donc essentiellement d’échapper à l’humanité qui l’entoure, ou

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expiatoire prison. En effet, les qualités utopiques de l’île qui en font un espace paradisiaque d’échappatoire peuvent également être vécues telle la source des fonctions irrévocablement dystopiques de l’île/prison. Ainsi, derrière l’image idéalisée de l’île paradisiaque, émerge rapidement celle d’un lieu étouffant où l’individu se trouve inexorablement limité. Réunissant peur et fantaisie en un même lieu, l’île devient espace ambivalent, menaçant et grisant, site d’oppositions binaires : échappatoire-piège, havre-prison, sécurité-danger, utopie-dystopie.

L’île est cependant toujours considérée par rapport à un centre, dont elle est la synthèse ou l’antinomie, l’alpha ou l’oméga. Elle n’existe donc qu’à travers un système de référence, en l’occurrence l’Occident, qu’elle définit en le validant ou le critiquant. Il nous est ainsi possible de conclure que l’île n’est pas seulement un espace géographique tangible. C’est avant tout un concept et un trope littéraire et discursif occidental ayant nourri et favorisé des délinéations de différence et de construction de soi. Dans son article « Feuilles de songes : Chroniques du transfert insulaire », Jean-François Réverzy retrace l’évolution des conceptions insulaires dans les traditions gréco-latine, brittanique, irlandaise en passant par les traditions celtiques jusqu’aux songes insulaires de notre modernité.2 Ce mythe insulaire peut être développé par d’innombrables exemples qui se différencient et se ramifient en fonction des destinées symboliques de l’histoire.

Mais qu’en est-il de l’île de Madagascar ? Comment est-elle appréhendée dans l’imaginaire occidental ? Souvent évoquée sous le nom de « la Grande île », Madagascar, affirme Jean-Louis Joubert, « est un des lieux fétiches de la rêverie française sur l’ailleurs ».3 Les récits de voyage, le genre obligatoire du contact des cultures, auront ainsi contribué à construire Madagascar en tant que lieu exotique, île paradisiaque où le

————— 2 Jean-François Reverzy, ‘Feuilles de songes : Chroniques du transfert insulaire’,

in Ile et fables. Paroles de l’autre, Paroles du même: Linguistique, littérture, psychanalyse, édité par Jean-Claude Marimoutou et Jean-François Reverzy (Paris : L’Harmattan, 1990), pp. 17-33.

3 Jean-Louis Joubert, Littérature de l’Océan Indien, publication électronique : http://www.bibliotheque.refer.org/litoi/2-2.htm

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voyageur pourra apprécier, entre autre, la liberté amoureuse de ses habitants, le mystère de leurs origines, l’originalité de la faune et de la flore. Madagascar existe en tant que lieu qui fascine, un « lieu de rêves et de défoulements. »4

Quel est alors l’impact d’une telle construction occidentale sur la création littéraire d’écrivains natifs de Madagascar ? Ce travail examine la façon dont le paradigme de l’île fonctionne dans les textes post-coloniaux écrits par deux auteurs malgaches, auteurs francophones dont la voix littéraire est fortement influencée par les constructions occidentales de leur terre natale. L’exploration de ce thème permet, d’une part, de déceler les difficultés de vivre dans un tel espace géographique et, d’autre part, de révéler les problèmes et les possibilités inhérentes aux tentatives d’utilisation et d’appropriation d’un trope occidental dans la production d’une littérature francophone malgache.

Quels rôles joue l’île chez Jacques Rabemananjara, poète et leader politique qui participa à la construction de la nation malgache et Jean-Luc Raharimanana, romancier et nouvelliste contemporain, dont l’écriture revendique une condition post-nationale ? Comment est-ce que ces auteurs malgaches s’approprient ou détournent la puissance idéologique de l’île en tant que trope d’un discours colonialiste afin qu’elle devienne expression d’une identité/voix littéraire malgache ? Le défi littéraire auquel ces auteurs font face, ainsi que le définit Dorothy Lane, est que « the coloniser’s language easily constructs the island, maps it, and finally claims ownership of that territory. »5 C’est à l’encontre de telles constructions et de telles déclarations de possession que les auteurs malgaches s’emparent des problèmes et promesses de l’espace insulaire pour le métamorphoser en un outil de résistance, véhicule de leur voix et de leur vécu malgache.

Ile comme idée : Madagascar et l’imaginaire occidental Des textes de Marco Polo jusqu’aux toutes récentes brochures touristiques proposant à un public occidental des escapades

————— 4 Ibid. 5 Dorothy Lane, The Island as a Site of Resistance: An Examination of

Caribbean and New Zealand Texts (New York: Peter Lang, 1995), p. 2.

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culturelles, spatiales, mais aussi temporelles vers « cette île du bout du monde », nombreuses sont les narrations qui inlassablement réitèrent l’idée de la terre malgache comme espace insulaire, un espace à inventer, à conquérir, à coloniser, à exploiter : la cartographie, la dénomination de cet espace, les récits des missionnaires, les récits de voyages ou de piraterie, les comptes rendus d’expéditions botaniques, ou encore les narrations littéraires, contribuent à une construction textuelle de Madagascar comme lieu d’abondances, de différences, clairement délimité par une spécificité insulaire, une masse terrestre dont l’unité est à la source de son identité. En tant que construction occidentale commencée au XVe siècle, Madagascar fonctionne de nos jours à travers le même registre. Une brochure touristique (publiée en 2003) s’adressant à un public français met l’accent sur les charmes du pays et note que « Madagascar vous offre des décors naturels hors du temps », ou encore que « le pays a su échapper aux hordes touristiques ». Et le texte de conclure que « Madagascar est encore à découvrir. »

C’est par le déploiement d’une armada de représentations narratives que le colonisateur initie sa première prise de possession de l’île. Ainsi, l’île émerge en tant qu’expression conceptuelle du colonialisme, celle-ci précédant, et par la suite coexistant avec une véritable conquête géographique de l’île. A travers l’abondance de telles représentations, Madagascar devient dès le XVe siècle, un éden insulaire, le rêve de botanistes, anthropologues, naturalistes, ou voyageurs à la recherche d’aventures ou de gains matériels.

Madagascar revêt idéalement, mais également problématise les caractéristiques de l’espace insulaire telles qu’elles sont conçues dans l’imaginaire européen. Ainsi, malgré quelques variations dans l’appellation de cet espace, les Européens ont toujours conçu cette terre telle une île : Ile Sao Laurenço en 1500, Ile Dauphine en 1642 et plus récemment, l’Ile Rouge ou la Grande Ile. Les habitants de Madagascar, cependant, n’ont pas toujours ni inévitablement conçu leur terre natale en tant qu’« île, » mais plutôt, en tant que terre, «la grande terre » ou Tany Be, qu’ils opposent à la multitude de relativement petites masses terrestres voisines, entourant la Grande Terre, et prenant

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le nom de Nosy ou « îles ». Ainsi, on trouve, entourant Madagascar, une myriade d’îles dénommées, par exemple, Nosy Be, Nosy Komba, Nosy Lava, Nosy Fany, Nosy Boraha.

Prisonniers du rêve malgache, abritant espoirs coloniaux ainsi que songeries voluptueuses et libertines, les discours européens sur Madagascar « visent à déposséder les Malgaches d’eux-mêmes. Il s’agit de nier leur réalité autonome et de brouiller leur voix. »6 Cependant, cette réalité malgache, bien que non entendue ou reconnue par les Européens, existe. Dans quelle catégorie alors inscrire cet espace ? Ile ou continent ? Quelles sont les conséquences qui découlent d’un tel choix dans la création littéraire d’auteurs malgaches ?

C’est forts de ces influences, que ce soit celles de la tradition orale et de la culture malgaches ou que ce soit dans la littérature française à laquelle les auteurs francophones ont forcément été exposés par leur éducation, mais également par leurs voraces lectures, que Rabemananjara et Raharimanana composent leurs textes.

Ile prison/Ile nation : Jacques Rabemananjara et « le pays du bout du monde » Lisant l’éloge à l’occasion des funérailles du poète Jean-Joseph Rabearivelo en 1937, Jacques Rabemananjara, réaffirme l’importance, l’originalité et la richesse de la création poétique de son ami et collègue malgache :

Son nom a projeté un puissant éclat de phare jailli de la solitude de l’île. Le premier, Rabearivelo a élevé la voix. Les accents de sa muse ont dominé la rumeur des flots qui nous encerclent et le bruit de l’Océan qui essaie de nous isoler d’autres mondes pensants et d’autres foyers de culture humaine.

Au cours de cette oraison funèbre visant à honorer la mémoire de son ami et compatriote, Rabemananjara évoque avec emphase l’île, un lieu isolé « d’autres mondes pensants » par le

————— 6 Jean-Louis Joubert, ‘Une ile imaginaire’ , p. 4.

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bruit de l’Océan, en tant que problème, promesse et puissance d’une voix littéraire francophone distinctement malgache. Dans ce court panégyrique, la terre malgache revêt indubitablement les caractéristiques de l’île occidentale en ce sens qu’elle arbore unités culturelle et géographique et l’île, encerclée par les flots, est détachée du continent dont elle est désespérément isolée.

Pour Rabemananjara, le statut de Madagascar en tant qu’île est profondément ancré dans l’imaginaire occidental de la construction de l’espace insulaire. Les années passées au séminaire, où il « découvre tous les auteurs français, des auteurs qu’ [il] aimait »,7 auront exposé Rabemananjara au trope occidental de l’espace insulaire et auront indéniablement influencé le jeune poète. Cependant, Rabemananjara retrouve dans ce trope un écho de la dualité même de sa situation en tant qu’intellectuel colonisé. Ainsi, le poète en explore les potentiels et les problèmes comme source d’unité culturelle et d’isolation géographique, des concepts qui, à leur tour, viendront alimenter « la communauté imaginée » de la nation malgache.

Les années 1940 voient à Madagascar la montée des revendications nationalistes et, plus particulièrement, la popularité du parti du Mouvement Démocratique pour la Rénovation Malgache (MDRM ) dont Rabemananjara est élu secrétaire général. Les efforts et espoirs d’une partie de la population malgache combattant pour l’indépendance sont anéantis en 1947 au cours de l’insurrection du mois de mars, qui sera brutalement réprimée par l’armée coloniale française. Aux lendemains de l’échec de l’insurrection de 1947, Rabemananjara est arrêté et accusé d’être l’instigateur d’un tel mouvement. Jugé par les autorités coloniales françaises, reconnu comme « l’orateur, le chef de la propagande.... [et responsable] de semer la haine du français et l’appel à la révolte »,8 Rabemananjara est condamné aux travaux forcés à perpétuité et est, par la suite, envoyé au pénitencier de Nosy Lava, une île située au large de la côte ouest de Madagascar. Rabemananjara passe neuf années en

————— 7 Rabemananjara commence le petit séminaire en 1927 sur l’île de Sainte Marie.

Il ira par la suite au Séminaire de Antananarivo jusqu’en 1936. Entretiens réalisés par l’auteur dans l’appartement parisien de Rabemananjara en 2001.

8 Jugement prononcé le 29 septembre 1948 par le Procureur Général.

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prison pendant lesquelles il écrit trois poèmes, « Antsa », « Lamba » et « Antidote », et n’a de cesse de dénoncer l’Europe coloniale. Face au déploiement de structures coercitives maintenant le corps du colonisé dans un état de sujétion, Rabemananjara a recours à l’écriture comme antidote au racisme et à la subjugation coloniale. A travers la puissance de l’incantation poétique, le narrateur répudie les barrières sociales, culturelles, linguistiques, tous les interdits, et s’extirpe de ces espaces étriqués dans lesquels il est confiné. La langue française subit alors une mutation, une altération sous l’écriture du poète malgache, permettant de ce fait l’émancipation de celui-ci.

Cependant, de ces poèmes écrits en milieu carcéral, émane une écrasante sensation de claustrophobie. Littéralement emprisonné sur une île, et exilé de sa terre natale, son écriture puise également sa force dans l’épreuve de l’isolement, qu’il soit politique, social ou linguistique, et apparaît telle « une véritable pratique de l’insularité ».9

Cette sensation provient tout d’abord de la situation de l’auteur, et apparaît ainsi telle la réitération de l’espace réduit dans lequel il se trouve :

Bleu, si bleu cet oeil du ciel derrière la vitre ! La vie en fleur entre mes cils. L’azur entier dans mes paupières. Bleu si bleu cet oeil du ciel, derrière la vitre ! Mornes si mornes ces quatre murs ! La mort imprègne terre et pierre d’une sueur outre-planète... Frais si frais ces cris d’enfant Dans l’alme enclos !10

————— 9 Serge Bourgea, ‘Ile et écriture : Réflexion sur l’héritage insulaire dans l’Océan

Indien,’ Ethiopiques, 3-4 (1983), 51-68 ; 59. 10 Jacques Rabemanjara, Oeuvres complètes : poésie (Paris: Présence Africaine,

1978). Les citations suivantes sont toutes de ce même volume.

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Dans ces quelques vers du poème « Complainte, » l’espace étroit de la prison apparaît tout d’abord dans la référence à la cellule, « derrière la vitre » ou encore « ces quatre murs », mais également dans la restriction évoquée dans chacune des images développées : la vie entre mes cils, l’azur dans mes paupières, l’alme enclos (c’est moi qui souligne, p. 263). En outre, cette sensation de claustrophobie apparaît plus particulièrement dans l’insistance sur la spécificité insulaire de Madagascar. Ainsi, le contour, les flancs, les côtes, les limites de l’île seront tracés et répétés de façon obsessionnelle. Ces poèmes mettent l’accent sur le statut de Madagascar en tant qu’île caractérisée par « la solitude [qui est] l’hymne absolu des flots » (p. 128) ; elle est également une île « prise dans les rets des alizés » qui existe comme « la rade au bout de l’aventure » (p. 130). Cet « enclos hermétique » (p. 176), célébré pour la protection qu’il offre, symbolise corrélativement l’exiguïté spatiale de la cellule, de l’île, mais aussi de la langue française, exiguïtés construites et maintenues par les colonisateurs de Madagascar. Et le narrateur de se lamenter :

Mais qui l’entendra, chaste guerrier, ta voix trop pure, ton chant trop doux dans le croassement des ténèbres. (p. 264)

Cependant, la voix poétique de Rabemananjara s’avère parallèlement être l’expression d’une nouvelle poésie, exprimant la résurgence d’une nation insulaire. En s’appropriant l’image occidentale de Madagascar comme unité insulaire, Rabemananjara offre à son public français l’image d’une entité nationale exigeant son indépendance. Réitérant des notions telles que « le peuple malgache », « la Race malgache », et invoquant à maintes reprises le terme île,11 le poème « Antsa »,

————— 11 La première strophe du poème « Antsa », dans laquelle Rabemananjara répète

le mot « île » à quatre reprises, peut être citée à titre d’exemple : Ile ! Ile aux syllabes de flamme !

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s’approprie les conceptions monolithiques du nationalisme européen à travers des termes qui côtoient un certain fanatisme belliqueux. Le narrateur justifie la prise de possession de la terre malgache par « la limpidité de [son] sang », ou encore « le sang clair bu par les tombes » (p. 118) suggérant de ce fait, d’une part, une conception élitiste de l’appartenance à l’identité malgache et, d’autre part, un critère de pureté dans la définition de ce que le narrateur nomme la « Race » malgache.

A la division de la population malgache longtemps mise en exergue par les administrateurs français, Rabemananjara oppose son unité. Ces divisions artificielles de la population deviennent caduques pour faire place à la notion ferme et fixe de la race malgache. La légitimité politique célébrée par le poète dérive de conséquences naturelles – « la race malgache », la terre malgache – qui sont présentées telles des données tangibles et inaliénables :

Voici, voici rompant l’opacité des eaux, rompant du blanc chaos l’accablement d’apocalypse et de granit resurgir, o prodige, avec ton port de tête et l’anse de tes hanches, belle suprêmement de ta beauté impaire, la fabuleuse Lémurie ! (p. 224)

L’évocation du mythe de la Lémurie12 permet à Rabemananjara d’arrêter définitivement la dérive identitaire malgache, de nourrir et d’ancrer cette identité au cœur de la terre malgache.

—————————— Jamais ton nom ne fut plus cher à mon âme ! Ile, ne fut plus cher à mon coeur ! Ile aux syllabes de flamme, Madagascar ! (p. 109)

12 Le scientifique P.L Sclater (1868) élabore une théorie, fondée sur les travaux d’Alfred Wegener sur la dérive des continents et plus particulièrement sur l’existence du Gondwana, selon laquelle ce continent, re-nommé Lémurie serait le lieu de l’origine de l’espèce humaine.

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Ce mouvement vertical évoqué dans la relation à la terre malgache ou bien la réapparition de la Lémurie de l’opacité des eaux, reproduit les discours totalitaires et exclusifs des nationalismes européens.

L’unité de lieu « toi Ile », qui reste l’aspect fondamental de ce nationalisme monolithique, s’accompagne de, ou est justifié par, l’unité de la population : « Nous chanterons nous chanterons dix mille ans, nous chanterons cent mille ans... » (p. 158). Cette population se manifeste plus particulièrement à travers la constante réitération des pronoms personnels « je » et « nous ». Aux « renards » qui « lèchent leur sale peau puante du sang des poussins » Rabemananjara oppose « Nous autres, les hallucinés de l’Azur » (p. 112).

L’unité de la population et l’unité du sol amènent inévitablement à l’unité des volontés, l’unanimité des intentions de cette population qui, dans un même élan, semble partager

La fureur des combats ! Le cri de la victoire ! L’étendard de la paix ! (p. 139)

ou encore le mot de nos désirs ! Le mot de notre chaîne ! Le mot de notre deuil ! (p. 140)

L’identité nationale malgache telle que la conçoit Rabemananjara réitère une approche traditionnelle occidentale définie selon des critères d’exclusion et un refus de l’hybridité. Profondément enracinée dans un lieu, dans un espace géographique aux frontières tangibles, l’identité nationale de la population malgache est également légitimée par l’évocation du « sang malgache, » de « la race, » réfutant ainsi tout apport horizontal, tout contact vers l’Autre, correspondant au processus de métissage.

Grand chantre du mouvement de la Négritude, le poète s’approprie un discours qui vient réviser les années d’injustice et

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d’humiliation subies pendant la colonisation. Le nationalisme que défend Rabemananjara à travers sa poésie peut, certes, être interprété comme une tentative d’homogénéisation de la population malgache à travers une poétique excluant toute référence à la multiplicité des voix qui habitent cette Grande Terre. Cependant, l’identité distincte de son peuple et l’idée de la racine unique constituent une stratégie anti-colonialiste fondamentale de la Négritude et apparaissent alors, à l’aube des mouvements de décolonisation, indispensables à la création et la revalorisation de l’identité des peuples colonisés. Ainsi, les poèmes « Antsa », « Lamba » et « Antidote » participent à la constitution de mythes, symboles, et d’une histoire « nationale. » Leur auteur présente l’image de l’île telle une entité homogène, dont l’origine identitaire de sa population reste profondément enracinée dans la terre et qui, de ce fait, bien que lui conférant une force conceptuelle de nation unifiée, ébranle toute reconnaissance de ce qui représente en fait l’héritage fondamentalement multiculturel de Madagascar.

C’est donc essentiellement dans les poèmes écrits en milieu carcéral (« Antsa », « Lamba » et « Antidote ») que l’espace malgache existe à travers la référence à l’espace insulaire. Cet espace insulaire/carcéral permet ainsi à Rabemananjara, qui purge alors une peine de prison à perpétuité, d’exposer, de crier « sur la face blême du Midi [et] sur la nuque épaisse de l’Univers » (« Antsa », p.115), l’unité de son pays, de son peuple, la légitimité de cette nation malgache et de ce fait son droit à l’indépendance. Cependant, derrière cet hymne en l’honneur de la terre natale, l’île demeure toujours et encore un espace limité, incomplet, un corps isolé, proie passive de la dérive semblant entraîner le poète inexorablement vers le large.

Déstabilisé par un sentiment de dérive, Rabemananjara tente d’annihiler ce conflit binaire entre racine et dérive dans l’expression écrite d’un enracinement prenant corps dans le pays natal. C’est donc à travers la poésie que le poète articule sa lutte, un conflit entre dépendance et autosuffisance, ouverture à l’Autre et repli sur soi. Dans son étude, Islands and Exile, Chris Bongie décrit une telle dualité comme caractéristique fondamentale de toute identité insulaire :

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The island is a figure that can and must be read in more than one way: on the one hand, as the absolutely particular, a space complete unto itself and thus the ideal metaphor for a traditionally conceived, unified and unitary, identity; on the other, as a fragment, a part of some greater whole from which it is in exile and to which it must be related. The island is thus the site of a double identity – closed and open.13

L’île existerait donc comme espace paradoxal par excellence, qui ne peut être défini de façon effective ni satisfaisante dans un discours univoque incapable d’embrasser l’essence équivoque de l’espace insulaire.

Nour 1947 : Le clair/obscur de l’espace insulaire. La reconnaissance de Rabemananjara en tant que figure nationaliste littéraire est suivi, à partir des années 1980, d’une contestation et d’une remise en question de tels sentiments et constructions nationalistes. Ainsi, à la période des essentialismes de la Négritude se substitue une vision plus souple de l’identité créole ou tout au moins, un profond questionnement ou une démythification de la théorie des origines fixes, jusque-là défendue par les auteurs de la Négritude tel que Rabemananjara. Cette reconceptualisation ou recalibration de l’identité insulaire malgache apparaît très précisément dans le premier roman de Jean-Luc Raharimanana Nour 1947, ayant pour sujet central l’insurrection échouée.14

Le roman débute lorsque le narrateur échoue sur l’île de Ambahy avec le corps en décomposition de son amour Nour. Il est lui-même nu, n’ayant pour seule identité que sa toute relative couleur de peau ainsi que les troublantes cicatrices qu’arbore ou renferme son corps. Tel un débris sans attache, à la dérive, le

————— 13 Chris Bongie, Islands and Exile: The Creole Identities of Post/Colonial

Literature (Stanford: Stanford University Press, 1998), p. 18. 14 Jean-Luc Raharimanana, Nour 1947 (Paris: Serpent à Plumes, 2001). Toutes

les citations suivantes sont de cette édition.

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narrateur, échoué de son histoire, s’enlise sur le sable de la petite plage, sans nom, de l’île d’Ambahy et revisite l’historiographie malgache à travers de subtils brassages temporel, spatial, stylistique et narratif. Dans ce roman polyphonique, Raharimanana met à nu les déchirements, les luttes intestines et traumatismes présents dans l’histoire de la « nation » malgache. Raharimanana défit les règles, les conventions afin d’ébranler les limites et frontières qui structurent les différentes notions d’identités, nationale, personnelle, ou communautaire.

Avant tout, le minutieux choix de vocabulaire exercé par l’auteur est ici profondément révélateur de la charge sémantique du paysage insulaire, et surtout de la polysémie de ce « jeu insulaire. » Il sera donc intéressant de se pencher plus longuement sur les termes employés pour définir l’espace géographique de l’île de Madagascar tour à tour nommé « la Grande Ile, » « la Grande terre, » « cette terre, » « ce pays, » et que l’on pourra opposer à l’île d’Ambahy, ou encore « cet îlot. » Raharimanana initie chacun des récits revenant sur l’insurrection par « La Grande Ile, 1947 ». C’est donc à travers le prisme occidental – cette dénomination française de l’espace malgache – que nous apparaît cette révolte. Cette référence évoque non seulement le rôle prépondérant de la France dans l’insurrection, mais également le principe ayant motivé les participants au conflit sanglant, principe que l’on retrouve à la base du modèle national occidental: la légitimation du territoire qui devient espace conquis, défendu, donc espace d’exclusion. Par la suite, toutes les autres références à cet espace prennent le nom de terre ou bien grande terre. « Pouvons-nous dire que nous étions toujours attachés à cette terre ? » (p. 33), demande le narrateur qui s’interroge sur l’histoire ayant fait de cette île, située à l’est de la côte africaine, la terre des Malgaches. Il continue :

et nous nous disons dorénavant maîtres de toute la Terre, souverains universels. Mais notre royaume n’est construit que sur des mythes, que sur des mensonges, que dans l’aveuglement et la négation des autres mondes, auxquels nous appartenions pourtant. (p. 33)

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Le narrateur, nostalgique de cet espace insulaire comme espoir de recréation ayant poussé les premiers habitants à s’installer sur ces rivages, déplore le changement qui fait de Madagascar une Terre existant dans l’abnégation des autres mondes qui l’entourent. Ce glissement de perspective, ayant fait de cette île une terre aux prétentions totalitaires et exclusives, est la source des conflits sanglants, des rivalités qui étouffent la population et, petit à petit, rapproche Madagascar de sa fin inexorable. « Notre histoire est celle de notre mort » admet le narrateur. Tournant le dos à la mer, profondément ancrés dans cette terre, les Malgaches en ont oublié d’où ils venaient, ainsi que la situation de cette Grande Ile, au « cœur même des océans » (p. 15). Le narrateur refuse cette inertie qui a fait de Madagascar une terre qui brûle, une terre devenue « souillure par tout le sang qui l’imbibe » (p. 24), une terre d’identité totalitaire. Ce voyage, explique-t-il, est entrepris contre « l’oubli, rien que l’oubli » qui a envahi les mémoires malgaches. « Nous avons tant fermé les yeux sur nos origines que le fil des temps s’est rompu et nous a rendus aveugles. Nous avons perdu notre passé et notre temps est ainsi écorché. Notre présent boitille, notre avenir dépérit » (p. 21). Ainsi le narrateur annonce « il me faut partir, transpercer l’horizon pour m’abîmer dans les boutres des ancêtres » (p. 16). C’est donc cette relation à la mer qui redevient fondamentale, après avoir été niée dans la représentation de Madagascar en tant que Grande Terre.

Le contact avec la mer et l’ouverture qu’elle suggère vers l’inconnu, mais surtout vers les origines fluides, deviennent attributs essentiels de la quête identitaire qu’entreprend le narrateur sur l’île d’Ambahy. Cependant, contrairement aux discours colonialistes ou nationalistes prenant possession de l’espace insulaire, le narrateur se laisse envahir par cet espace, se laisse dominer par son histoire et devient exutoire des différentes cicatrices laissées sur cet espace ayant subi les élans impérialistes des Malais, des missionnaires ou encore des Européens esclavagistes et colonisateurs :

L’air humide, sur mes lèvres, dépose la saveur des mots lancés à l’horizon. Je conçois les colères qui ont brisé ces

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vagues. Je conçois les douleurs qui ont foulé ces dernières pierres. Je goûte à la saveur des mots déposés sur mes lèvres : de sel et de sang, de sueur et d’incertitude. (p. 166)

Loin d’être une tabula rasa, l’espace insulaire n’est plus écrit, conquis, possédé, mais s’impose au narrateur qui l’intériorise et en révèle toute sa complexité. Détaché du continent, il est espace de solitude mais, ayant accueilli les premiers immigrants venus de Malaisie, ainsi que les esclaves parqués avant d’être arrachés irrévocablement à leur terre natale, il est aussi le lieu où les voix se multiplient, où les cris de souffrance se font écho.

Cette île sur laquelle le narrateur s’exile, abandonnée de tous, où ne règne que le vent et la pluie, lieu de sépulture, se révèle être la source d’une fécondité prometteuse. La situation du narrateur isolé sur l’île d’Ambahy est en son sein porteuse d’une double signification, symbole de cette vie insulaire. Elle est à la fois état d’intense solitude, à la limite de l’insanité, mais elle est également création, initiation d’un nouveau discours visant à se débarrasser des mythes et mensonges, résidus des discours totalitaires, qu’ils soient colonialiste, nationaliste ou bien encore traditionaliste. Vers la fin du roman, Raharimanana écrit :

Nous partirons, Dziny. Nous partirons. Sur des vagues qui nous basculeront dans d’autres univers. Sur des brises qui nous chavireront dans d’autres criques. Et nous planterons nos sagaies et nos sagaies refleuriront. Nous planterons nos pirogues et elles redeviendront bois dur et forêts multiples. (p. 152)

Ainsi, ce voyage sur l’île d’Ambahy est espoir de renaissance, de re-création. Mais, plus spécifiquement, cette image de la pirogue plantée apparaît essentielle dans cette littérature post-nationaliste en ce sens que, combinant dérive et implantation, elle refuse toute pensée univoque et laisse bourgeonnante toute la complexité de la réalité insulaire. Raharimanana rejette l’identité univoque pour affirmer la pluralité de son identité culturelle. De plus, l’image de la pirogue est reconnaissance et

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acceptation d’une identité dont les origines résident non pas dans la terre, mais dans la Relation à l’Autre.15 Ce texte est ainsi éloge d’une identité rhizomique qui s’établit dans une relation horizontale, multiple, et la négation de toute pensée verticale ancrant solidement l’individu à une terre des origines.

Raharimanana, en transférant son récit sur l’île d’Ambahy, prive Madagascar de ses caractéristiques insulaires octroyées par les Occidentaux qui « espér[aient] accoster cette île pour rebâtir leur société... [et la] métamorphoser en terre d’utopie chrétienne ou marchande » (p. 50). Dans Nour 1947, déchirée par les conflits internes, hostile à toutes influences venant de l’étranger, défendant la relation privilégiée et exclusive à la terre, Madagascar se meurt, s’asphyxie. C’est donc sur un autre espace insulaire que cet espoir de recréation peut être entrepris.

Raharimanana embrasse pleinement le concept européen de l’île non comme espace conflictuel, ainsi que l’a vécu Rabemananjara, mais comme lieu de déploiement du caractère hybride de l’identité malgache. En exploitant ainsi la fluidité et la complexité de l’espace insulaire, Raharimanana met en exergue la flexibilité de la culture malgache qui, ainsi qu’il l’affirmait au cours d’un entretien en juin 2003, « issue du Tout-Monde, est créolisation ».16 L’espace insulaire devient espace de tolérance, d’ouverture à l’Autre, espace niant la racine unique pour s’ouvrir à la « (con)fusion of the Many – a confusion that is always also ... a ‘ fusing with’ ».17 Cette (con)fusion est d’abord présente dans le lieu même de l’énonciation – la plage d’Ambahy – espace instable en perpétuelle mouvance. Elle est aussi présente dans le corps même du narrateur qui, sous l’emprise de la malaria, devient lieu de folie, de délire, et de délivrance. On retrouve également cette confusion dans l’acte de cannibalisme entrepris par le narrateur sur le corps de son amour, Nour – un corps déjà en putréfaction. A travers cet acte de cannibalisme, Raharimanana résiste aux catégories identitaires traditionnelles telles que Moi/Autre, Sujet/Objet,

————— 15 Voir Edouard Glissant, Poétique de la relation (Paris : Gallimard, 1990). 16 Entretiens personnels, Paris (juin 2003). Voir Edouard Glissant, Traité du

Tout-Monde (Paris : Gallimard, 1997). 17 Chris Bongie, Islands and Exile, p. 7.

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Féminin/Masculin, sauvage/civilisé et suggère une fusion des binaires plus apte à incorporer les contradictions de l’identité post-coloniale. Simultanément, à travers cette fusion des catégories « fixes », il incite son lecteur à questionner les paramètres socioculturels binaires qui fondent les piliers des modèles identitaires nationalistes. La (con)-fusion, évoquée par Bongie, est finalement, et de façon plus positive, reproduite dans chaque acte d’énonciation qui tente de faire ressurgir des abîmes de la mémoire les voix oubliées, étouffées.

Ainsi l’île devient lieu de mélanges racial, culturel et linguistique insistant sur sa capacité de promouvoir symbioses et mutations. Raharimanana célèbre une identité malgache promue par cet espace insulaire dont la caractéristique principale n’est point dépendante « upon roots but upon migratory routes ».18 Jusqu'à présent lieu d’une conflictuelle dualité, l’île devient lieu de compréhension, de tolérance et de polyphonie qui transcende le binarisme des conceptions nationalistes occidentales.

Contrairement au lecteur du Nouvel Observateur qui ne s’autorise qu’une échappée temporaire de son monde et exhibe une perspective européenne à travers sa cavalcade probablement estivale, le narrateur de Nour 1947 envisage cet arrêt dans l’espace insulaire telle une douloureuse exploration de son identité en tant qu’individu post-colonial malgache, transformant l’île, cet espace colonial par excellence, en moyen d’expression de la subjectivité de l’individu subalterne. L’île n’est plus espace de solitude et d’exclusion, mais espace propice à la résurgence des multiples relations et à l’affirmation de la diversité de cette identité malgache.

Conclusion Certes, le projet littéraire de Raharimanana s’inscrit après les tentatives de Rabemananjara d’unifier le pays et peut le mieux être décrit comme une dé-composition de l’état nation et une entrave à la logique des catégories fixes. Cependant, Raharimanana s’engage, à plus d’un demi siècle d’intervalle, dans un projet littéraire fondamentalement similaire à celui de

————— 18 Ibid.

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Rabemananjara. Tous deux écrivent en français, s’adressent à une intelligentsia francophone, et font partie de l’élite malgache. De plus, tous deux ont recours à une forme d’écriture dont la motivation première est la résistance au discours dominant, la volonté de transformation d’une tradition à travers une écriture qui n’est pas tant l’expression d’une identité mais plutôt la création d’une identité. A travers l’utilisation subversive de la langue française, les deux auteurs s’approprient la langue, la modulent et construisent une identité littéraire à l’aide des outils linguistiques et rhétoriques à leur disposition. Mais plus spécifiquement, les deux auteurs, à travers « Antsa » et Nour 1947, revisitent la rébellion de 1947 qui « dans la mémoire malgache, occupe une place considérable, une blessure incommensurable où le non-dit tient lieu de pansement ».19 Face au silence qui entoure le traumatisme de 1947, Rabemananjara et Raharimanana s’insurgent contre cette absence de discours, et choisissent l’écriture comme exutoire contre l’oppression et l’aliénation.

De même, bien que la représentation de l’île de chaque auteur montre ostensiblement de notables différences, il existe une continuité, une stratégie similaire, « un jeu géographique et insulaire »20 imposés par la réalité insulaire et culturelle des auteurs. Dans le but de répondre à leur situation d’individu post-colonial, les auteurs investissent l’espace insulaire comme lieu de possibilités ou de limitations. La production littéraire de ces deux personnalités les révèle chacune d’entre elles prises dans un échange, une négociation avec la complexité et les contradictions inhérente à l’île et ce faisant, par l’intermédiaire de stratégies différentes et à des degrés de réussite variables. Ce qui émerge de la considération de ces oeuvres littéraires est la façon complexe dont l’île fonctionne en tant que puissante métaphore pour exprimer les revendications d’un nationalisme post-colonial ainsi que la fluidité d’une identité post-nationale.

————— 19 Jean-Luc Raharimanana, ‘Rabemananjara Jacques Félicien ou le temps des

reconquêtes,’ Interculturel Francophonies, 11 (juin-juillet 2007), 9-27 ; 11. 20 Serge Bourgea, ‘Ile et écriture’, p. 53.

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transfert insulaire,’ in Ile et fables. Paroles de l’autre, Paroles du même: Linguistique, littérature, psychanalyse, édité par Jean-Claude Marimoutou et Jean-François Reverzy (Paris : L’Harmattan, 1990), pp. 17-32.