Techniques Corps

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    Marcel Mauss (1934)

    Les techniquesdu corps

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie : Les techniques du corps 2

    Marcel Mauss, (1934)

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiLe 17 fvrier 2002

    PARMarcel Mauss (1934)

    Les techniques du corps

    Article originalement publiJournal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril1936. Communication prsente la Socit de Psychologie le 17 mai 1934.

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    Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie : Les techniques du corps 3

    Marcel Mauss, (1934)

    Table des matires

    LES TECHNIQUES DU CORPS

    CHAPITRE I Notion de technique du corpsCHAPITRE II Principes de classification des techniques du corpsCHAPITRE III numration biographique des techniques du corpsCHAPITRE IV Considrations gnrales

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    Marcel Mauss, (1934)

    LES TECHNIQUES

    DU CORPS 1

    1 Extrait du Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. Communication prsente la

    Socit de Psychologie le 17 mai 1934.

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    Marcel Mauss, (1934)

    Chapitre INOTION DE TECHNIQUE DU CORPS

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    Je dis bien les techniques du corps parce qu'on peut faire la thorie de la technique du

    corps partir d'une tude, d'une exposition, d'une description pure et simple des techniquesdu corps. J'entends par ce mot les faons dont les hommes, socit par socit, d'une faontraditionnelle, savent se servir de leur corps. En tout cas, il faut procder du concret l'abstrait, et non pas inversement.

    Je veux vous faire part de ce que je crois tre une des parties de mon enseignement qui nese retrouve pas ailleurs, que je rpte dans un cours d'Ethnologie descriptive (les livres quicontiendront les Instructions sommaires et lesInstructions l'usage des ethnographes sont publier), et dont j'ai dj fait l'exprience plusieurs fois dans mon enseignement de l'Institutd'Ethnologie de l'Universit de Paris.

    Quand une science naturelle fait des progrs, elle ne les fait jamais que dans le sens duconcret, et toujours dans le sens de l'inconnu. Or, l'inconnu se trouve aux frontires des

    sciences, l o les professeurs se mangent entre eux , comme dit Goethe (je dis mange,mais Gthe n'est pas si poli). C'est gnralement dans ces domaines mal partags que gisentles problmes urgents. Ces terres en friche portent d'ailleurs une marque. Dans les sciencesnaturelles telles qu'elles existent, on trouve toujours une vilaine rubrique. Il y a toujours unmoment o la science de certains faits n'tant pas encore rduite en concepts, ces faits n'tantpas mme groups organiquement, on plante sur ces masses de faits le jalon d'ignorance : Divers . C'est l qu'il faut pntrer. On est sr que c'est l qu'il y a des vrits trouver :d'abord parce qu'on sait qu'on ne sait pas, et parce qu'on a le sens vif de la quantit de faits.Pendant de nombreuses annes, dans mon cours d'Ethnologie descriptive, j'ai eu enseigner

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    en portant sur moi cette disgrce et cet opprobre de divers sur un point o cette rubrique Divers , en ethnographie, tait vraiment htroclite. Je savais bien que la marche, la nage,par exemple, toutes sortes de choses de ce type sont spcifiques des socits dtermines ;que les Polynsiens ne nagent pas comme nous, que ma gnration n'a pas nag comme lagnration actuelle nage. Mais quels phnomnes sociaux taient-ce ? C'taient desphnomnes sociaux divers , et, comme cette rubrique est une horreur, j'ai souvent pens ce divers , au moins chaque fois que j'ai t oblig d'en parler, et souvent entre temps.

    Excusez-moi si, pour former devant vous cette notion de techniques du corps, je vousraconte quelles occasions j'ai poursuivi et comment j'ai pu poser clairement le problmegnral. Ce fut une srie de dmarches consciemment et inconsciemment faites.

    D'abord, en 1898, j'ai t li quelqu'un dont je connais bien encore les initiales, maisdont je ne me souviens plus du nom. J'ai eu la paresse de le rechercher. C'tait lui quirdigeait un excellent article sur la Nage dans l'dition de la British Enclyclopaedia de1902, alors en cours. (Les articles Nage des deux ditions qui ont suivi sont devenusmoins bons.) Il m'a montr l'intrt historique et ethnographique de la question. Ce fut un

    point de dpart, un cadre d'observation. Dans la suite - je m'en apercevais moi-mme -, j'aiassist au changement des techniques de la nage, du vivant de notre gnration. Un exempleva nous mettre immdiatement au milieu des choses : nous, les psychologues, comme lesbiologistes et comme les sociologues. Autrefois on nous apprenait plonger aprs avoirnag. Et quand on nous apprenait plonger, on nous apprenait fermer les yeux, puis lesouvrir dans l'eau. Aujourd'hui la technique est inverse. On commence tout l'apprentissage enhabituant l'enfant se tenir dans l'eau les yeux ouverts. Ainsi, avant mme qu'ils nagent, onexerce les enfants surtout dompter des rflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on lesfamiliarise avant tout avec l'eau, on inhibe des peurs, on cre une certaine assurance, onslectionne des arrts et des mouvements. Il y a donc une technique de la plonge et unetechnique de l'ducation de la plonge qui ont t trouves de mon temps. Et vous voyez qu'ils'agit bien d'un enseignement technique et qu'il y a, comme pour toute technique, un appren-tissage de la nage. D'autre part, notre gnration, ici, a assist un changement complet de

    technique : nous avons vu remplacer par les diffrentes sortes de crawl la nage brasse et tte hors de l'eau. De plus, on a perdu l'usage d'avaler de l'eau et de la cracher. Car lesnageurs se considraient, de mon temps, comme des espces de bateaux vapeur. C'taitstupide, mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me dbarrasser de ma technique.Voil donc une technique du corps spcifique, un art gymnique perfectionn de notre temps.

    Mais cette spcificit est le caractre de toutes les techniques. Un exemple : pendant laguerre j'ai pu faire des observations nombreuses sur cette spcificit des techniques. Ainsicelle de bcher. Les troupes anglaises avec lesquelles j'tais ne savaient pas se servir debches franaises, ce qui obligeait changer 8 000 bches par division quand nous relevionsune division franaise, et inversement. Voil l'vidence comment un tour de main nes'apprend que lentement. Toute technique proprement dite a sa forme.

    Mais il en est de mme de toute attitude du corps. Chaque socit a ses habitudes bien elle. Dans le mme temps j'ai eu bien des occasions de m'apercevoir des diffrences d'unearme l'autre. Une anecdote propos de la marche. Vous savez tous que l'infanteriebritannique marche un pas diffrent du ntre : diffrent de frquence, d'une autre longueur.Je ne parle pas, pour le moment, du balancement anglais, ni de l'action du genou, etc. Or lergiment de Worcester, ayant fait des prouesses considrables pendant la bataille de l'Aisne, ct de l'infanterie franaise, demanda l'autorisation royale d'avoir des sonneries et batte-ries franaises, une clique de clairons et de tambours franais. Le rsultat fut peu encoura-geant. Pendant prs de six mois, dans les rues de Bailleul, longtemps aprs la bataille de

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    l'Aisne, je vis souvent le spectacle suivant : le rgiment avait conserv sa marche anglaise etil la rythmait la franaise. Il avait mme en tte de sa clique un petit adjudant de chasseurs pied franais qui savait faire tourner le clairon et qui sonnait les marches mieux que seshommes. Le malheureux rgiment de grands Anglais ne pouvait pas dfiler. Tout taitdiscordant de sa marche. Quand il essayait de marcher au pas, c'tait la musique qui nemarquait pas le pas. Si bien que le rgiment de Worcester fut oblig de supprimer sessonneries franaises. En fait les sonneries qui ont t adoptes d'arme arme, autrefois,pendant la guerre de Crime, furent des sonneries au repos , la retraite , etc. Ainsi j'aivu d'une faon trs prcise et frquente, non seulement pour ce qui tait de la marche, maisde la course et de ce qui s'ensuit, la diffrence des techniques lmentaires aussi bien quesportives entre les Anglais et les Franais. M. le PrCurt Sachs, qui vit en ce moment parminous, a fait la mme observation. Il en a parl dans plusieurs de ses confrences. Il reconnat longue distance la marche d'un Anglais et d'un Franais.

    Mais ce n'taient l que des approches vers le sujet.

    Une sorte de rvlation me vint l'hpital. J'tais malade New York. Je me deman-

    dais o j'avais dj vu des demoiselles marchant comme mes infirmires. J'avais le temps d'yrflchir. Je trouvai enfin que c'tait au cinma. Revenu en France, je remarquai, surtout Paris, la frquence de cette dmarche ; les jeunes filles taient Franaises et elles marchaientaussi de cette faon. En fait, les modes de marche amricaine, grce au cinma, commen-aient arriver chez nous. C'tait une ide que je pouvais gnraliser. La position des bras,celle des mains pendant qu'on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplementun produit de je ne sais quels agencements et mcanismes purement individuels, presqueentirement psychiques. Exemple : je crois pouvoir reconnatre aussi une jeune fille qui a tleve au couvent. Elle marche, gnralement, les poings ferms. Et je me souviens encorede mon professeur de troisime m'interpellant : Espce d'animal, tu vas tout le temps tesgrandes mains ouvertes ! Donc il existe galement une ducation de la marche.

    Autre exemple : il y a des positions de la main, au repos, convenables ou inconvenan-

    tes. Ainsi vous pouvez deviner avec sret, si un enfant se tient table les coudes au corps et,quand il ne mange pas, les mains aux genoux, que c'est un Anglais. Un jeune Franais ne saitplus se tenir: il a les coudes en ventail : il les abat sur la table, et ainsi de suite.

    En fin, sur la course, j'ai vu aussi, vous avez tous vu, le changement de la technique.Songez que mon professeur de gymnastique, sorti un des meilleurs de Joinville, vers 1860,m'a appris courir les poings au corps : mouvement compltement contradictoire tous lesmouvements de la course ; il a fallu que je voie les coureurs professionnels de 1890 pourcomprendre qu'il fallait courir autrement.

    J'ai donc eu pendant de nombreuses annes cette notion de la nature sociale de l' habi-tus . Je vous prie de remarquer que je dis en bon latin, compris en France, habitus . Lemot traduit, infiniment mieux qu' habitude , l' exis , l' acquis et la facult d'Aristote (qui tait un psychologue). Il ne dsigne pas ces habitudes mtaphysiques, cette mmoire mystrieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thses. Ces habi-tudes varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtoutavec les socits, les ducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voirdes techniques et l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, l o on ne voitd'ordinaire que l'me et ses facults de rptition.

    Ainsi tout me ramenait un peu la position que nous sommes ici, dans notre Socit, uncertain nombre avoir prise, l'exemple de Comte : celle de Dumas, par exemple, qui, dans

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    les rapports constants entre le biologique et le sociologique, ne laisse pas trs grande place l'intermdiaire psychologique. Et je conclus que l'on ne pouvait avoir une vue claire de tousces faits, de la course, de la nage, etc., si on ne faisait pas intervenir une triple considrationau lieu d'une unique considration, qu'elle soit mcanique et physique, comme une thorieanatomique et physiologique de la marche, ou qu'elle soit au contraire psychologique ousociologique. C'est le triple point de vue, celui de l'homme total , qui est ncessaire.

    Enfin une autre srie de faits s'imposait. Dans tous ces lments de l'art d'utiliser lecorps humain les faits d'ducation dominaient. La notion d'ducation pouvait se superposer la notion d'imitation. Car il y a des enfants en particulier qui ont des facults trs grandesd'imitation, d'autres de trs faibles, mais tous passent par la mme ducation, de sorte quenous pouvons comprendre la suite des enchanements. Ce qui se passe, c'est une imitationprestigieuse. L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont russi et qu'il a vu russir par despersonnes en qui il a confiance et qui ont autorit sur lui. L'acte s'impose du dehors, d'enhaut, ft-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L'individu emprunte lasrie des mouvements dont il est compos l'acte excut devant lui ou avec lui par lesautres.

    C'est prcisment dans cette notion de prestige de la personne qui fait l'acte ordonn,autoris, prouv, par rapport l'individu imitateur, que se trouve tout l'lment social. Dansl'acte imitateur qui suit se trouvent tout l'lment psychologique et l'lment biologique.

    Mais le tout, l'ensemble est conditionn par les trois lments indissolublement mls.

    Tout ceci se rattache facilement un certain nombre d'autres faits. Dans un livred'Elsdon Best, parvenu ici en 1925, se trouve un document remarquable sur la faon demarcher de la femme Maori (Nouvelle-Zlande). (Ne dites pas que ce sont des primitifs, jeles crois sur certains points suprieurs aux Celtes et aux Germains.) Les femmes indignesadoptent un certain gait (le mot anglais est dlicieux) : savoir un balancement dtachet cependant articul des hanches qui nous semble disgracieux, mais qui est extrmement

    admir par les Maori. Les mres dressaient (l'auteur dit drill ) leurs filles dans cette faonde faire qui s'appelle l' onioi . J'ai entendu des mres dire leurs filles [je traduis] : toi tune fais pas l'onioi , lorsqu'une petite fille ngligeait de prendre ce balancement (The Maori,1, p. 408-9, cf. p. 135). C'tait une faon acquise, et non pas une faon naturelle de marcher.En somme, il n'existe peut-tre pas de faon naturelle chez l'adulte. A plus forte raisonlorsque d'autres faits techniques interviennent : pour ce qui est de nous, le fait que nous mar-chons avec des souliers transforme la position de nos pieds ; quand nous marchons sanssouliers, nous le sentons bien.

    D'autre part, cette mme question fondamentale se posait moi, d'un autre ct, propos de toutes les notions concernant la force magique, la croyance l'efficacit non seule-ment physique, mais orale, magique, rituelle de certains actes. Ici je suis peut-tre encoreplus sur mon terrain que sur le terrain aventureux de la psycho-physiologie des modes de lamarche, o je me risque devant vous.

    Voici un fait plus primitif , australien cette fois : une formule de rituel de chasse etrituel de course en mme temps. On sait que l'Australien arrive forcer la course leskangourous, les mous, les chiens sauvages. Il arrive saisir l'opossum en haut de son arbrebien que l'animal offre une rsistance particulire. Un de ces rituels de course, observ voicicent ans, est celui de la course au chien sauvage, le dingo, dans les tribus des environsd'Adlade. Le chasseur ne cesse pas de chanter la formule suivante :

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    frappe-le avec la houppe de plumes d'aigle (d'initiation, etc.),frappe-le avec la ceinture,frappe-le avec le bandeau de tte,frappe-le avec le sang de la circoncision,frappe-le avec le sang du bras,frappe-le avec les menstrues de la femme,fais-le dormir, etc. 1

    Dans une autre crmonie, celle de la chasse l'opossum, l'individu porte dans sabouche un morceau de cristal de roche (kawemukka), pierre magique entre toutes, et chanteune formule de mme genre, et c'est ainsi soutenu qu'il peut dnicher l'opossum, qu'il grimpeet peut rester suspendu sa ceinture dans l'arbre, qu'il force et qu'il peut prendre et tuer cegibier difficile.

    Les rapports entre les procds magiques et les techniques de la chasse sont vidents,trop universels pour insister.

    Le phnomne psychologique que nous constatons en ce moment est videmment, dupoint de vue habituel du sociologue, trop facile savoir et comprendre. Mais ce que nousvoulons saisir maintenant, c'est la confiance, le momentum psychologique qui peut s'attacher un acte qui est avant tout un fait de rsistance biologique, obtenue grce des mots et unobjet magique.

    Acte technique, acte physique, acte magico-religieux sont confondus pour l'agent. Voilles lments dont je disposais.

    ** *

    Tout ceci ne me satisfaisait pas. Je voyais comment tout pouvait se dcrire, mais nons'organiser ; je ne savais quel nom., quel titre donner tout cela.

    C'tait trs simple, je n'avais qu' m'en rfrer la division des actes traditionnels entechniques et en rites, que je crois fonde. Tous ces modes d'agir taient des techniques, cesont les techniques du corps.

    Nous avons fait, et j'ai fait pendant plusieurs annes l'erreur fondamentale de neconsidrer qu'il y a technique que quand il y a instrument. Il fallait revenir des notionsanciennes, aux donnes platoniciennes sur la technique, comme Platon parlait d'unetechnique de la musique et en particulier de la danse, et tendre cette notion.

    J'appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu'en ceci il n'est pasdiffrent de l'acte magique, religieux, symbolique). Il faut qu'il soit traditionnel et efficace. Iln'y a pas de technique et pas de transmission, s'il n'y a pas de tradition. C'est en quoi l'hommese distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques et trsprobablement par leur transmission orale.

    1 TEICHELMANN et SCHURMANN, Outlines of a Grammar, Vocabulary, etc., Sth.-Australia, Adlade,

    1840. Rpt par EYRE, Journal, etc., II, p. 241.

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    Donnez-moi donc la permission de considrer que vous adoptez mes dfinitions. Maisquelle est la diffrence entre l'acte traditionnel efficace de la religion, l'acte traditionnel,efficace, symbolique, juridique, les actes de la vie en commun, les actes moraux d'une part,et l'acte traditionnel des techniques d'autre part ? C'est que celui-ci est senti par l'auteurcomme un acte d'ordre mcanique, physique ou physico-chimique et qu'il est poursuivi dans

    ce but.

    Dans ces conditions, il faut dire tout simplement : nous avons affaire des techniquesdu corps. Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme. Ou plus exacte-ment, sans parler d'instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en mmetemps moyen technique, de l'homme, c'est son corps. Immdiatement, toute cette grandecatgorie de ce que, en sociologie descriptive, je cIassais comme divers disparat de cetterubrique et prend forme et corps : nous savons o la ranger.

    Avant les techniques instruments, il y a l'ensemble des techniques du corps. Jen'exagre pas l'importance de ce genre de travail, travail de taxinomie psycho-sociologique.Mais c'est quelque chose : l'ordre mis dans des ides, l o il n'y en avait aucun. Mme

    l'intrieur de ce groupement de faits, le principe permettait un classement prcis. Cette adap-tation constante un but physique, mcanique, chimique (par exemple quand nous buvons)est poursuivie dans une srie d'actes monts, et monts chez l'individu non pas simplementpar lui-mme, mais par toute son ducation, par toute la socit dont il fait partie, la placequ'il y occupe.

    Et de plus, toutes ces techniques se rangeaient trs facilement dans un systme qui nousest commun : la notion fondamentale des psychologues, surtout Rivers et Head, de la viesymbolique de l'esprit ; cette notion que nous avons de l'activit de la conscience commetant avant tout un systme de montages symboliques.

    Je n'en finirais plus si je voulais vous montrer tous les faits que nous pourrionsnumrer pour faire voir ce concours du corps et des symboles moraux ou intellectuels.

    Regardons-nous en ce moment nous-mmes. Tout en nous tous se commande. Je suis enconfrencier avec vous ; vous le voyez ma posture assise et ma voix, et vous m'coutezassis et en silence. Nous avons un ensemble d'attitudes permises ou non, naturelles ou non.Ainsi nous attribuerons des valeurs diffrentes au fait de regarder fixement : symbole depolitesse l'arme, et d'impolitesse dans la vie courante.

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    Chapitre IIPRINCIPES DE CLASSIFICATIONDES TECHNIQUES DU CORPS

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    Deux choses taient immdiatement apparentes partir de cette notion de techniques du

    corps : elles se divisent et varient par sexes et par ges.

    1. Division des techniques du corps entre les sexes (et non pas simplement divisiondu travail entre les sexes). - La chose est assez considrable. Les observations de Yerkes etde Khler sur la position des objets par rapport au corps et spcialement au giron, chez lesinge, peuvent inspirer des remarques gnrales sur la diffrence d'attitudes des corps enmouvement par rapport des objets en mouvement dans les deux sexes. Il y a d'ailleurs, surce point, des observations classiques chez l'homme. Il faudrait les complter. Je me permetsd'indiquer mes amis psychologues cette srie de recherches. J'y ai peu de comptence et,d'autre part, n'en aurais pas le temps. Prenons la faon de fermer le poing. L'homme serrenormalement le poing le pouce en dehors, la femme le serre le pouce en dedans ; peut-treparce qu'elle n'y a pas t duque, mais je suis certain que, si on l'duquait, ce serait

    difficile. Le coup de poing, le lancer du coup sont mous. Et tout le monde sait que le lancerde la femme, le jet de pierre est, non seulement mou, mais toujours diffrent de celui del'homme : plan vertical au lieu d'horizontal.

    Peut-tre y a-t-il l le cas de deux instructions. Car il y a une socit des hommes et unesocit des femmes. Je crois cependant qu'il y a peut-tre aussi des choses biologiques etd'autres psychologiques, trouver. Mais l, encore une fois, le psychologue tout seul nepourra donner que des explications douteuses, et il lui faut la collaboration de deux sciencesvoisines : physiologie, sociologie.

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    2. Variation des techniques du corps avec les ges. - L'enfant s'accroupit normale-ment. Nous ne savons plus nous accroupir. Je considre que c'est une absurdit et une infri-orit de nos races, civilisations, socits. Un exemple. J'ai vcu au front avec les Australiens(blancs). Ils avaient sur moi une supriorit considrable. Quand nous faisions halte dans lesboues ou dans l'eau, ils pouvaient s'asseoir sur leurs talons, se reposer, et la flotte , commeon disait, restait au-dessous de leurs talons. J'tais oblig de rester debout dans mes bottes,tout le pied dans l'eau. La position accroupie est, mon avis, une position intressante quel'on peut conserver un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever. Toute l'humanit,except nos socits, l'a conserve.

    Il semble d'ailleurs que, dans la suite des ges de la race humaine, cette posture ait ga-lement chang d'importance. Vous vous rappelez qu'autrefois on considrait comme un signede dgnrescence l'arcature des membres infrieurs. On a donn de ce trait de race uneexplication physiologique. Celui que Virchow encore considrait comme un malheureuxdgnr et qui n'est rien moins que l'homme dit de Nanderthal avait les jambes arques.

    C'est qu'il vivait normalement accroupi. Il y a donc des choses que nous croyons de l'ordre del'hrdit qui sont en ralit d'ordre physiologique, d'ordre psychologique et d'ordre social.Une certaine forme des tendons et mme des os n'est que la suite d'une certaine forme de seporter et de se poser. C'est assez clair. Par ce procd, il est possible non seulement declasser les techniques, mais de classer leurs variations par ge et par sexe.

    Cette classification par rapport laquelle toutes les classes de la socit se divisenttant pose, on peut en entrevoir une troisime.

    3. Classement des techniques du corps par rapport au rendement. - Les techniquesdu corps peuvent se classer par rapport leur rendement, par rapport aux rsultats dedressage. Le dressage, comme le montage d'une machine, est la recherche, l'acquisition d'un

    rendement. Ici c'est un rendement humain. Ces techniques sont donc les normes humaines dudressage humain. Ces procds que nous appliquons aux animaux, les hommes se les sontvolontairement appliqus eux-mmes et leurs enfants. Ceux-ci sont probablement lespremiers tres qui aient t ainsi dresss, avant tous les animaux, qu'il fallut d'abord appri-voiser. Je pourrais par consquent les comparer dans une certaine mesure, elles-mmes etleur transmission, des dressages, les ranger par ordre d'efficacit.

    Ici se place la notion, trs importante en psychologie comme en sociologie, d'adresse.Mais en franais nous n'avons qu'un mauvais terme, habile , qui traduit mal le mot latinhabilis , bien meilleur pour dsigner les gens qui ont le sens de l'adaptation de tous leursmouvements bien coordonns aux buts, qui ont des habitudes, qui savent y faire . C'est lanotion anglaise de craft , de clever (adresse et prsence d'esprit et habitude), c'estl'habilet quelque chose. Encore une fois nous sommes bien dans le domaine technique.

    4. Transmission de la forme des techniques. - Dernier point de vue : l'enseignementdes techniques tant essentiel, nous pouvons les classer par rapport la nature de cette du-cation et de ce dressage. Et voil un nouveau champ d'tudes : des foules de dtails inobser-vs et dont il faut faire l'observation, composent l'ducation physique de tous les ges et desdeux sexes. L'ducation de l'enfant est pleine de ce qu'on appelle des dtails, mais qui sontessentiels. Soit le problme de l'ambidextrie, par exemple : nous observons mal les mouve-ments de la main droite et ceux de la main gauche et savons mal combien tous sont appris.

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    On reconnat de prime abord un pieux musulman : mme lorsqu'il a une fourchette et uncouteau (ce qui est rare), il fera tout l'impossible pour ne se servir que de sa main droite. Il nedoit jamais toucher la nourriture avec sa gauche, certaines parties de son corps avec sadroite. Pour savoir pourquoi il ne fait pas tel geste et fait tel autre, il ne suffit ni dephysiologie ni de psychologie de la dissymtrie motrice chez l'homme, il faut connatre lestraditions qui l'imposent. Robert Hertz a bien pos ce problme 1. Mais des rflexions de cegenre et d'autres peuvent s'appliquer tout ce qui est choix social des principes desmouvements.

    Il y a lieu d'tudier tous les modes de dressage, d'imitation et tout particulirement cesfaons fondamentales que l'on peut appeler le mode de vie, le modus, le tonus, la matire ,les manires , la faon .

    Voil une premire classification, ou plutt quatre points de vue.

    1 La Prminence de la main droite. Rimprim dans Mlanges de Sociologie religieuse et de folklore,

    Alcan.

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    Marcel Mauss, (1934)

    Chapitre IIINUMRATION BIOGRAPHIQUEDES TECHNIQUES DU CORPS

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    Une tout autre classification est, je ne dirai pas plus logique, mais plus facile pourl'observateur. C'est une numration simple. J'avais projet de vous prsenter une srie depetits tableaux, comme en prparent les professeurs amricains. Nous allons tout simplementsuivre peu prs les ges de l'homme, la biographie normale d'un individu, pour ranger lestechniques du corps qui le concernent ou qu'on lui apprend.

    1. Techniques de la naissance et de l'obsttrique. - Les faits sont relativement malconnus, et beaucoup de renseignements classiques sont discutables 1. Parmi les bons sontceux de Walther Roth, propos des tribus australiennes du Queensland et de la GuyaneBritannique.

    Les formes de l'obsttrique sont trs variables. L'enfant Bouddha est n, sa mre, Mya,se tenant droite accroche une branche d'arbre. Elle a accouch debout. Une bonne partiedes femmes de l'Inde accouchent encore ainsi. Des choses que nous croyons normales, savoir l'accouchement dans la position couche sur le dos, ne sont pas plus normales que lesautres, par exemple les positions quatre pattes. Il y a des techniques de l'accouchement, soitdu ct de la mre, soit du ct de ses aides, de la saisie de l'enfant ; ligature et section du

    1 Mme les dernires ditions du PLOSS, Das Weib (ditions de Bartels, etc.), laissent dsirer sur ce point.

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    cordon ; soins de la mre ; soins de l'enfant. Voil une certaine quantit de questions qui sontassez considrables. En voici d'autres : le choix de l'enfant, l'exposition des infirmes, la mise mort des jumeaux sont des moments dcisifs dans l'histoire d'une race. Dans l'histoireancienne comme dans les autres civilisations, la reconnaissance de l'enfant est un vnementcapital.

    2. Techniques de l'enfance. - levage et nourriture de l'enfant. - Attitudes des deuxtres en rapport : la mre et l'enfant. Considrons l'enfant : la succion, etc., le portage, etc.L'histoire du portage est trs importante. L'enfant port mme la peau de sa mre pendantdeux ou trois ans a une tout autre attitude vis--vis de sa mre qu'un enfant non port 1 ; il aun contact avec sa mre tout autre que l'enfant de chez nous. Il s'accroche au cou, l'paule,il est califourchon sur la hanche. C'est une gymnastique remarquable, essentielle pour toutesa vie. Et c'est une autre gymnastique pour la mre que de le porter. Mme il semble qu'il yait ici naissance d'tats psychiques disparus de nos enfances. Il y a des contacts de sexes et depeaux, etc.

    Sevrage. - Trs long se faire, gnralement deux et trois ans. Obligation de nourrir,quelquefois mme obligation de nourrir des animaux. La femme est trs longue se sevrerde son lait. Il y a, de plus, des relations entre le sevrage et la reproduction, des arrts de lareproduction pendant le sevrage 2.

    L'humanit peut assez bien se diviser en gens berceaux et gens sans berceaux. Car il ya des techniques du corps qui supposent un instrument. Dans les pays berceaux se rangentpresque tous les peuples des deux hmisphres nord, ceux de la rgion andine, ainsi qu'uncertain nombre de populations de l'Afrique centrale. Dans ces deux derniers groupes, l'usagedu berceau concide avec la dformation cranienne (qui a peut-tre de graves consquencesphysiologiques).

    L'enfant aprs sevrage. - Il sait manger et boire ; il est duqu la marche ; on exerce

    sa vision, son oreille, ses sens du rythme et de la forme et du mouvement, souvent pour ladanse et la musique.

    Il reoit les notions et les usages d'assouplissement, de respiration. Il prend certainespostures, qui lui sont souvent infliges.

    3. Techniques de l'adolescence. - A observer surtout chez l'homme. Moins impor-tantes chez les filles dans les socits l'tude desquelles un cours d'Ethnologie est destin.Le grand moment de l'ducation du corps est, en effet, celui de l'initiation. Nous nousimaginons, en vertu de la faon dont nos fils et filles sont levs, que les uns et les autresacquirent les mmes manires et postures et reoivent le mme entranement partout. Cette

    ide est dj errone chez nous - elle est totalement fausse en pays dits primitifs. De plus,nous dcrivons les faits comme s'il avait toujours et partout exist quelque chose du genre del'cole de chez nous qui dbute tout de suite et doit garder et dresser l'enfant la vie, C'est lecontraire qui est la rgle. Par exemple : dans toutes les socits noires, l'ducation du garons'intensifie son ge pubre, celle des femmes restant pour ainsi dire traditionnelle. Il n'y apas d'cole pour les femmes. Elles sont l'cole de leurs mres et s'y forment constamment,pour passer, sauf exceptions, directement l'tat d'pouses. L'enfant mle entre dans la1 Des observations commencent tre publies sur ce point.2 La grande collection de faits rassembls par Ploss, refaite par Bar tels, est satisfaisante sur ce point.

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    socit des hommes o il apprend son mtier et surtout son mtier militaire. Cependant, pourles hommes comme pour les femmes, le moment dcisif est celui de l'adolescence, C'est cemoment qu'ils apprennent dfinitivement les techniques du corps qu'ils garderont pendanttout leur ge adulte.

    4. Techniques de l'ge adulte. - Pour inventorier celles-ci, on peut suivre les diversmoments de la journe o se rpartissent les mouvements coordonns et arrts.

    Nous pouvons distinguer le sommeil et la veille et, dans la veille, le repos et l'activit.

    1 Techniques du sommeil. - La notion que le coucher est quelque chose de naturel estcompltement inexacte. Je peux vous dire que la guerre m'a appris dormir partout, sur destas de cailloux par exemple, mais que je n'ai jamais pu changer de lit sans avoir un momentd'insomnie : ce n'est qu'au deuxime jour que je peux m'endormir vite.

    Ce qui est trs simple, c'est que l'on peut distinguer les socits qui n'ont rien pour

    dormir, sauf la dure , et les autres qui s'aident d'instrument. L civilisation par 150 delatitude dont parle Graebner 1 se caractrise entre autres par l'usage pour dormir d'un bancpour la nuque. L'accoudoir est souvent un totem, quelquefois sculpt de figures accroupiesd'hommes, d'animaux totmiques. - Il y a les gens natte et les gens sans natte (Asie,Ocanie, une partie de l'Amrique). - Il y a les gens oreillers et les gens sans oreillers. - Il ya les populations qui se mettent trs serres en rond pour dormir, autour d'un feu, ou mmesans feu. Il y a des faons primitives de se rchauffer et de chauffer les pieds. Les Fugiens,qui vivent dans un endroit trs froid, ne savent que se chauffer les pieds au moment o ilsdorment, n'ayant qu'une seule couverture de peau (guanaco). - Il y a enfin le sommeil debout.Les Masa peuvent dormir debout. J'ai dormi debout en montagne. J'ai dormi souvent cheval, mme en marche quelquefois : le cheval tait plus intelligent que moi. Les vieuxhistoriens des invasions nous reprsentent Huns et Mongols dormant, cheval. C'est encorevrai, et leurs cavaliers dormant n'arrtant pas la marche des chevaux.

    Il y a l'usage de la couverture. Gens qui dorment couverts et non couverts. Il y a lehamac et la faon de dormir suspendu.

    Voil une grande quantit de pratiques qui sont la fois des techniques du corps et quisont profondes en retentissements et effets biologiques. Tout ceci peut et doit tre observsur le terrain, des centaines de ces choses sont encore connatre.

    2 Veille : Techniques du repos. - Le repos peut tre repos parfait ou simple arrt :couch, assis, accroupi, etc. Essayez de vous accroupir. Vous verrez la torture que vousdonne, par exemple, un repas marocain pris suivant tous les rites. La faon de s'asseoir estfondamentale. Vous pouvez distinguer l'humanit accroupie et l'humanit assise. Et, danscelle-ci, distinguer les gens bancs et les gens sans bancs et estrades ; les gens siges et lesgens sans siges. Le sige de bois port par des figures accroupies est rpandu, chose trsremarquable, dans toutes les rgions du quinzime degr de latitude nord et de l'quateur desdeux continents 2. Il y a les gens qui ont des tables et les gens qui n'en ont pas. La table, la trapeza grecque, est loin d'tre universelle. Normalement, c'est encore un tapis, une natte,dans tout l'Orient. Tout ceci est assez compliqu, car ces repos comportent le repas, laconversation, etc. Certaines socits prennent leurs repos dans des positions singulires.1 GRAEBNER, Ethnologie, Leipzig, 1923.2 Ceci est une des bonnes observations de GRAEBNER, ibid.

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    Ainsi toute l'Afrique Nilotique et une partie de la rgion du Tchad, jusqu'au Tanganyka, estpeuple par des hommes qui, aux champs, se mettent en chassiers pour se reposer. Uncertain nombre russit rester sur un seul pied sans perche, d'autres s'appuient sur un bton.Ce sont l de vritables traits de civilisations, communs un grand nombre, des famillesentires de peuples, que forment ces techniques du repos. Bien ne semble plus naturel despsychologues ; je ne sais pas s'ils sont tout fait de mon avis, mais je crois que ces posturesdans la savane sont dues la hauteur des herbes, la fonction de berger, de sentinelles, etc. ;elles sont difficilement acquises par ducation et conserves.

    Vous avez le repos actif, gnralement esthtique ; ainsi est frquente mme la danse aurepos, etc. Nous reviendrons l-dessus.

    3 Techniques de l'activit, du mouvement. - Pardfinition, le repos, c'est l'absence demouvements, le mouvement, l'absence de repos. Voici une numration pure et simple :

    Mouvements du corps entier : ramper ; fouler ; marcher.La marche : habitus du corpsdebout en marchant, respiration, rythme de la marche, balancement des poings, des coudes,

    progression le tronc en avant du corps ou par avancement des deux cts du corpsalternativement (nous avons t habitus avancer tout le corps d'un coup). Pieds en dehors,pieds en dedans. Extension de la jambe. On se moque du pas de l'oie . C'est le moyen pourl'arme allemande d'obtenir le maximum d'extension de la jambe, tant donn surtout quel'ensemble des hommes du Nord, hauts sur jambes, ont le got de faire le pas le plus longpossible. Faute de ces exercices, un grand nombre d'entre nous, en France, restons quelquesdegrs cagneux du genou. Voil une de ces idiosyncrasies qui sont la fois de race, dementalit individuelle et de mentalit collective. Les techniques comme celles du demi-toursont des plus curieuses. Le demi-tour par principe l'anglaise est si diffrent du ntre quec'est toute une tude de l'apprendre.

    Course. - Positiondu pied, position des bras, respiration. magie de la course,endurance. J'ai vu Washington le chef de la Confrrie du feu des Indiens Hopi qui venait,

    avec quatre de ses hommes, protester contre la dfense de se servir de certains alcools pourleurs crmonies. C'tait certainement le meilleur coureur du monde. Il avait fait 250 millessans arrt. Tous ces Pueblos sont coutumiers de hauts faits physiques de toutes sortes.Hubert, qui les avait vus, les comparait physiquement aux athltes japonais. Ce mme Indientait un danseur incomparable.

    Enfin nous arrivons des techniques de repos actif qui ne relvent pas simplement del'esthtique, mais aussi des jeux du corps.

    Danse. - Vousavez peut-tre assist aux leons de M. von Hornbostel et de M. CurtSachs. Je vous recommande la trs belle histoire de la danse de ce dernier 1. J'admets leurdivision en danses au repos et danses en action. J'admets peut-tre moins l'hypothse qu'ilsfont sur la rpartition de ces danses. Ils sont victimes de l'erreur fondamentale sur laquelle vitune partie de la sociologie. Il y aurait des socits descendance exclusivement masculine etd'autres descendance utrine. Les unes, fminises, danseraient plutt sur place ; les autres, descendance par les mles, mettraient leur plaisir dans le dplacement.

    M. Curt Sachs a mieux class ces danses en danses extraverties et danses intraverties.Nous sommes en pleine psychanalyse, probablement assez fonde ici. En vrit le sociologuedoit voir les choses d'une faon plus complexe. Ainsi, les Polynsiens, et les Maori en1 Curt SACHS, Weltgeschichte des Tanzes, Berlin, 1933.

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    particulier, se trmoussent trs fort, mme sur place, ou se dplacent trs fort lorsqu'ils ont laplace pour ce faire.

    Il y a distinguer la danse des hommes et celle des femmes, souvent opposes.

    Enfin il faut savoir que la danse enlace est un produit de la civilisation moderned'Europe. Ce qui vous dmontre que des choses tout fait naturelles pour nous sonthistoriques. Elles sont d'ailleurs sujet d'horreur pour le monde entier, sauf pour nous.

    Je passe aux techniques du corps qui font mme fonction de mtiers et partie de mtiersou de techniques plus complexes.

    Saut. - Nous avons assist la transformation de la technique du saut. Nous avons toussaut partir d'un tremplin et, encore une fois, de face. Ceci a heureusement cess.Actuellement on saute, heureusement, de ct. Saut en longueur, largeur, profondeur. Saut deposition, saut la perche. Ici, nous retrouvons les sujets de rflexion de nos amis Khler,Guillaume et Meyerson : la psychologie compare de l'homme et des animaux. Je cesse d'en

    parler. Ces techniques varient infiniment.Grimper. -Je peux vous dire que je suis trs mauvais grimpeur l'arbre, - passable en

    montagne et sur le rocher. Diffrence d'ducation, par consquent de mthode.

    Une mthode d'ascension l'arbre avec la ceinture ceignant l'arbre et le corps estcapitale, chez tous les soi-disant primitifs. Or, nous n'avons chez nous mme pas l'emploi decette ceinture. Nous voyons l'ouvrier des tlgraphes grimper avec ses crampons seuls et sansceinture. On devrait leur apprendre ce procd 1.

    L'histoire des mthodes d'alpinisme est tout fait remarquable. Elle a fait des progrsfabuleux pendant mon existence.

    Descente. - Rien n'est plus vertigineux que de voir un Kabyle descendre avec des ba-bouches. Comment peut-il tenir et ne pas perdre ses babouches ? J'ai essay de voir, de faire,je ne comprends pas.

    Je ne comprends pas non plus d'ailleurs comment les dames peuvent marcher avec leurshauts talons. Ainsi il y a tout observer, et non pas seulement comparer.

    Nage. - Je vous ai dit ce que j'en pensais. Plonger, nager; utilisations de moyens suppl-mentaires : outres, planches, etc. Nous sommes sur la voie de l'invention de la navigation.J'ai t un de ceux qui ont critiqu le livre des de Roug sur l'Australie, montr leurs plagiats,cru leurs graves inexactitudes. Avec tant d'autres je rputais fable leur rcit : ils avaient vucavalcader de grandes tortues de mer par les Niol-Niol (W. Australia N.). Or nous avonsmaintenant d'excellentes photographies o l'on voit ces gens chevauchant des tortues. De lamme faon, l'histoire du morceau de bois sur lequel on nage a t note par Rattray pour lesAshanti (vol. 1). De plus, elle est certaine pour les indignes de presque toutes les lagunes deGuine, de Porto-Novo, de nos propres colonies.

    Mouvements de force. - Pousser, tirer, lever. Tout le monde sait ce que c'est qu'un coupde rein. C'est une technique apprise et non pas une simple srie de mouvements.

    1 Je viens de le voir enfin utilis (printemps 1935).

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    Lancer, jeter en l'air, en surface, etc. ; la faon de tenir l'objet lancer dans ses doigtsest remarquable et comporte de grandes variations.

    Tenir. Tenir avec les dents. Usage des doigts de pied, de l'aisselle, etc.

    Toute cette tude des mouvements mcaniques est bien entame. C'est la formation decouples mcaniques avec le corps. Vous vous rappelez bien la grande thorie de Reulaux surla formation de ces couples. Et on se souvient ici du grand nom de Farabeuf. Ds que je mesers de mon poing, plus forte raison lorsque l'homme a eu le coup de poing chellen enmains, des couples sont forms.

    Ici se placent tous les tours de main, les passe-passe, l'athltisme, l'acrobatie, etc. Jedois vous dire que j'ai eu la plus grande admiration pour les prestidigitateurs, les gymnastes,et je ne cesse pas de l'avoir.

    4 Techniques des soins du corps. Frottage, lavage, savonnage. - Cedossier est presque

    d'hier. Les inventeurs du savon ne sont pas les Anciens, ils ne se savonnaient pas. Ce sont lesGaulois. Et d'autre part, indpendamment, toute l'Amrique Centrale et celle du Sud (Nord-Est) se savonnait avec le bois de Panama, le brazil , d'o le nom de cet empire.

    Soins de la bouche. - Technique du tousser et du cracher. Voici une observation person-nelle. Une petite fille ne savait pas cracher et chacun de ses rhumes en tait aggrav. Je mesuis inform. Dans le village de son pre et dans la famille de son pre particulirement, auBerry, on ne sait pas cracher. Je lui ai appris cracher. Je lui donnai quatre sous par crachat.Comme elle tait dsireuse d'avoir une bicyclette, elle a appris cracher. Elle est la premirede la famille savoir cracher.

    Hygine des besoins naturels. - Icije pourrais vous numrer des faits sans nombre.

    5 Technique de la consommation. Manger. - Vous vousrappelez l'anecdote du shah dePerse, rpte par Hffding. Le shah, invit de Napolon 111, mangeait avec ses doigts ;l'empereur insiste pour qu'il se serve d'une fourchette d'or. Vous ne savez pas de quelplaisir vous vous privez , lui rpond le Shah.

    Absence et usage du couteau. Une norme erreur de fait est celle de Mac Gee qui crutavoir observ que les Seri (presqu'le de la Madeleine, Californie), tant dnus du sens ducouteau, taient les plus primitifs des hommes. Ils n'ont pas de couteau pour manger, voiltout.

    Boisson. - Il est trs utile d'apprendre aux enfants boire mme la source, le jet, etc.,ou dans des traces d'eau, etc., boire la rgalade, etc.

    6 Techniques de la reproduction. - Rien n'est plus technique que les positionssexuelles. Trs peu d'auteurs ont eu le courage de parler de cette question. Il faut trereconnaissant M. Krauss d'avoir publi sa grande collection d'Anthropophyteia. Consid-rons par exemple la technique de la position sexuelle qui consiste en ceci : la femme a lesjambes suspendues par les genoux aux coudes de l'homme. C'est une technique spcifique detout le Pacifique, depuis l'Australie jusqu'au fond du Prou, en passant par le dtroit deBehring - pour ainsi dire trs rare ailleurs.

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    Il y a toutes les techniques des actes sexuels normaux et anormaux. Attouchements parsexe, mlange des souffles, baisers, etc. Ici les techniques et la morale sexuelles sont entroits rapports.

    7 Il y a enfin les techniques des soins, de l'anormal : massages, etc. Mais passons.

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    Chapitre IV

    CONSIDRATIONS GNRALES

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    Des questions gnrales vous intresseront peut-tre plus que ces numrations detechniques que j'ai trop longuement traites devant vous.

    Ce qui ressort trs nettement de celles-ci, c'est que nous nous trouvons partout enprsence de montages physio-psycho-sociologiques de sries d'actes. Ces actes sont plus oumoins habituels et plus ou moins anciens dans la vie de l'individu et dans l'histoire de lasocit.

    Allons plus loin : l'une des raisons pour lesquelles ces sries peuvent tre montes plusfacilement chez l'individu, c'est prcisment parce qu'elles sont montes par et pour l'autoritsociale. Caporal, voici comment j'enseignais la raison de l'exercice en rang serr, la marchepar quatre et au pas. Je dfendais de marcher au pas et de se mettre en rang et en deux files

    par quatre, et j'obligeais l'escouade passer entre deux des arbres de la cour. Ils semarchaient les uns sur les autres. Ils se sont rendu compte que ce qu'on leur faisait fairen'tait pas si bte. Il y a dans tout l'ensemble de la vie en groupe une espce d'ducation desmouvements en rang serr.

    Dans toute socit, tout le monde sait et doit savoir et apprendre ce qu'il doit danstoutes conditions. Naturellement la vie sociale n'est pas exempte de stupidit et d'anorma-lits. L'erreur peut tre un principe. La marine franaise n'apprend que depuis peu nager

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    ses matelots. Mais exemple et ordre, voil le principe. Il y a donc une forte causesociologique tous ces faits. Vous m'en rendrez, j'espre, raison.

    D'autre part, puisque ce sont des mouvements du corps, tout suppose un normeappareil biologique, physiologique. Quelle est l'paisseur de la roue d'engrenage psycholo-gique ? Je dis exprs roue d'engrenage. Un comtiste dirait qu'il n'y a pas d'intervalle entre lesocial et le biologique. Ce que je peux vous dire, c'est que je vois ici les faits psychologiquescomme engrenage et que je ne les vois pas comme causes, sauf dans les moments de crationou de rforme. Les cas d'invention, de positions de principes sont rares. Les cas d'adaptationsont une chose psychologique individuelle. Mais gnralement ils sont commands parl'ducation, et au moins par les circonstances de la vie en commun, du contact.

    D'autre part, il y a deux grosses questions l'ordre du jour de la psychologie: celle de lacapacit individuelle, de l'orientation technique et celle de la caractristique, de la biotypo-logie, qui peuvent concourir avec cette brve recherche que nous venons de faire. Les grandsprogrs de la psychologie dans les derniers temps n'ont pas t faits, mon avis, propos dechacune des soi-disant facults de la psychologie, mais en psychotechnique, et en analyse des touts psychiques.

    Ici l'ethnologue rencontre les grosses questions des possibilits psychiques de telle ettelle race et de telle et telle biologie de tel et tel peuple. Ce sont des questions fondamentales.Je crois qu'ici encore, quoi qu'il semble, nous sommes en prsence de phnomnes biologico-sociologiques. Je crois que l'ducation fondamentale de toutes ces techniques consiste faireadapter le corps son usage. Par exemple, les grandes preuves de stocisme, etc., quiconstituent l'initiation dans la plus grande partie de l'humanit, ont pour but d'apprendre lesang-froid, la rsistance, le srieux, la prsence d'esprit, la dignit, etc. La principale utilitque je vois mon alpinisme d'autrefois fut cette ducation de mon sang-froid qui me permitde dormir debout sur le moindre replat au bord de l'abme.

    Je crois que toute cette notion de l'ducation des races qui se slectionnent en vue d'un

    rendement dtermin est un des moments fondamentaux de l'histoire elle-mme : ducationde la vue, ducation de la marche - monter, descendre, courir. - C'est en particulier dansl'ducation du sang-froid qu'elle consiste. Et celui-ci est avant tout un mcanisme deretardement, d'inhibition de mouvements dsordonns ; ce retardement permet une rponseensuite coordonne de mouvements coordonns partant alors dans la direction du but alorschoisi. Cette rsistance l'moi envahissant est quelque chose de fondamental dans la viesociale et mentale. Elle spare entre elles, elle classe mme les socits dites primitives :suivant que les ractions y sont plus ou moins brutales, irrflchies, inconscientes, ou aucontraire isoles, prcises, commandes par une conscience claire.

    C'est grce la socit qu'il y a une intervention de la conscience. Ce n'est pas grce l'inconscience qu'il y a une intervention de la socit. C'est grce la socit qu'il y a sretdes mouvements prts, domination du conscient sur l'motion et l'inconscience. C'est par

    raison que la marine franaise obligera ses matelots apprendre nager.

    De l nous viendrions aisment des problmes beaucoup plus philosophiques.

    Je ne sais pas si vous avez fait attention ce que notre ami Granet a dj indiqu de sesgrandes recherches sur les techniques du Taosme, les techniques du corps, de la respirationen particulier. J'ai assez fait d'tudes dans les textes sanskrits du Yoga pour savoir que lesmmes faits se rencontrent dans l'Inde. Je crois que prcisment il y a, mme au fond de tousnos tats mystiques, des techniques du corps qui n'ont pas t tudies, et qui furent

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    parfaitement tudies par la Chine et par l'Inde, ds des poques trs anciennes. Cette tudesocio-psycho-biologique de la mystique doit tre faite. Je pense qu'il y a ncessairement desmoyens biologiques d'entrer en communication avec le Dieu . Quoique enfin la techniquedes souffles, etc., ne soit le point de vue fondamental que dans l'Inde et la Chine, je la croisbeaucoup plus gnralement rpandue. En tout cas, nous avons sur ce point des moyens decomprendre un grand nombre de faits, que nous n'avons pas jusqu'ici compris. Je crois mmeque toutes les dcouvertes rcentes en rflxothrapie mritent notre attention, nous,sociologues, aprs celle des biologistes et celle des psychologues... beaucoup plus comp-tents que nous.