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Temporalités Numéro 9 (2009) Les temps sexués de l'activité ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Pascale Molinier Temps professionnel et temps personnel des travailleuses du care : perméabilité ou clivage ? Les aléas de la « bonne distance ». ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le CLEO, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Référence électronique Pascale Molinier, « Temps professionnel et temps personnel des travailleuses du care : perméabilité ou clivage ? », Temporalités [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 30 septembre 2009. URL : http://temporalites.revues.org/ index988.html DOI : en cours d'attribution Éditeur : ADR Temporalités http://temporalites.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne à l'adresse suivante : http://temporalites.revues.org/index988.html Document généré automatiquement le 30 septembre 2009. © Temporalités

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TemporalitésNuméro 9  (2009)Les temps sexués de l'activité

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Pascale Molinier

Temps professionnel et tempspersonnel des travailleuses du care :perméabilité ou clivage ?Les aléas de la « bonne distance »................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le CLEO, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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Référence électroniquePascale Molinier, « Temps professionnel et temps personnel des travailleuses du care : perméabilité ou clivage ? »,  Temporalités [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 30 septembre 2009. URL : http://temporalites.revues.org/index988.htmlDOI : en cours d'attribution

Éditeur : ADR Temporalitéshttp://temporalites.revues.orghttp://www.revues.org

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Pascale Molinier

Temps professionnel et temps personneldes travailleuses du care : perméabilité ouclivage ?Les aléas de la « bonne distance ».

1 En 1980, dans « les empreintes du travail », Catherine Teiger se demande s’il faut réduirela durée de travail pour « libérer » le temps hors travail (Teiger, 1981). « Peut-on considérerle temps de travail simplement comme une durée neutre, un temps mort, et le temps horstravail comme un temps neuf, libre, totalement à disposition de l’individu qui peut, alors, sereposer d’une fatigue “normale” et, par des loisirs choisis, compenser les contraintes subiespendant le temps de travail ? Ne doit-on pas plutôt considérer cette question sous son aspectqualitatif et se demander si le temps de travail n’est pas pour l’individu, outre du temps passéà faire quelque chose, du temps pendant lequel il se passe “quelque chose” en lui, et si ce“quelque chose” peut se déposer à la porte, avant de sortir, avec le vêtement du travail ? »Empreintes, dit-elle, au sens de traces caractéristiques et durables. Empreintes difficilementrepérables pourtant, car les répercussions des contraintes de la situation de travail ne peuventse réduire à « une simple sommation des effets propres à chacune de ces contraintes. Leurinfluence s’inscrit dans le déroulement de la vie extra-professionnelle qui constitue un systèmedynamique où l’exercice d’une activité donnée conditionne en partie l’accomplissement d’uneou plusieurs autres. ». On pourrait citer la phrase d’un rotativiste, écrit-elle en conclusion : « Ontravaille six heures, mais ça influence les dix-huit heures qui restent». À l’inverse, beaucoupde salariés affirment qu’en arrivant au travail, ils laissent «  leurs problèmes personnels auvestiaire », comme s’il allait de soi que passer dans un autre espace temps suffisait pour oublierles préoccupations d’ordre privé et se concentrer sur leur tâche. Certains vont même jusqu’àprétendre que durant des périodes où leur vie personnelle était particulièrement douloureuse(solitude, mésentente conjugale, maladie d’un proche, etc.), l’investissement dans le travaila représenté une alternative au malheur sans laquelle ils se seraient effondrés. Le travailfonctionnerait ainsi comme une autre «  scène » pour la mobilisation de la subjectivité, laséparationentre le travail et la vie privée apparaissant comme une composante essentiellede la centralité du travail dans la santé mentale. Perméabilité ou clivage  ? Travail et vieprivée doivent faire l’objet d’une problématique dynamique. L’un ne vient pas s’additionner àl’autre de façon « complémentaire » (ou chasser « automatiquement » l’autre dans l’ordre despréoccupations). Pour un sujet concret, travail et vie privée sont en concurrence et interagissentconstamment.

2 Les six professions les plus féminisées en 2002 sont les mêmes que celles qui l’étaient en 1962.Ce sont les personnels de service aux particuliers, les personnels administratifs d’entrepriseet de la fonction publique, les professions de la santé, les employés de commerce, enfinles instituteurs et assimilés. Plus précisément, quatre femmes sur cinq travaillent dans lesservices contre un homme sur deux. D’un côté, les employées des services sont confrontéesaux exigences d’un public, de l’autre côté, pour celles qui ont conjoint et enfants, elles sontconfrontées aux exigences de ces derniers. Elles sont ainsi exposées à des contradictionsou conflits possibles issus des demandes multiples, mais somme toute assez comparables,auxquelles elles doivent répondre.

3 Du point de vue psychologique, pour les travailleuses des services, la «  double tâche  »signifie un double investissement psychique dans ce que les sociologues appellent, à lasuite d’Arlie Hochschild, le travail émotionnel (emotion work) (Hochschild, 2002). Dans

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cet article, je souhaite aborder l’articulation des temps professionnels et personnels à partirde la problématique des activités de service qui sollicitent une dimension de care1, c’est-à-direl’attention etle soin aux personnes. Les données recueillies dans une enquête sociologiquepar Amy Wharton suggèrent que «  les femmes qui ont à faire avec les mêmes sortesd’activités, au travail et au domicile, seraient vulnérables et susceptibles de connaître unsurmenage » (burn out émotionnel) (Wharton, 2004). Mais s’agit-il d’un problème de typecumulatif, ou bien peut-on analyser cet état d’épuisement émotionnel en des termes plusqualitatifs ? Surtout, les travailleuses sont-elles sans ressources psychologiques et socialespour faire face au risque d’épuisement émotionnel, ou bien sont-elles en mesure de s’endéfendre et comment ?

4 Nous savons que le temps subjectif d’implication dans le travail salarié ou dans le travaildomestique et les préoccupations d’ordre privé ne réduit pas au temps objectif, celui qui estcompté, mesuré par les heures et les minutes et divisé en séquences par les horaires (LegarretaIza, 2008). En particulier, le temps subjectif du travail tend à déborder largement le tempsobjectif qui lui est imparti. Cette imprégnation par les préoccupations du travail, qui peut allerjusqu’à envahir le temps de sommeil et même les rêves, s’avère à double tranchant, d’une part,ce temps de rumination est favorable à l’efficience du travail – anticipant les difficultés à venirou méditant celles qui viennent d’être rencontrées ; d’autre part, il tend aussi à mettre en périlles possibilités de s’extraire du travail, de se détendre et de se consacrer à autre chose. Aussile temps subjectif du travail n’est-il jamais vécu passivement mais fait l’objet, dans le registrepsychologique, de tentatives de maîtrise pour se défendre de ses débordements et tenter deles contenir.

5 Nous en donnerons ici un aperçu à partir de quelques données recueillies lors d’enquêtesde psychodynamique du travail réalisées auprès d’infirmières et d’aides-soignantes (pourla méthodologie  : Dessors et Jayet, 1990). Ces enquêtes suggèrent que les stratégies dedistanciation affective et de cloisonnement temporel mises en place par les infirmièresparticipent de la protection de leur équilibre mental.

1 - La contamination du temps personnel par le temps detravail : un constat ergonomique

6 La « contamination » du temps personnel par le travail a été largement décrite dans les servicesnéo-taylorisés et le travail répétitif et sous cadence. Dans les années 1950, les téléphonistesrépètent automatiquement des phrases professionnelles dans leur vie quotidienne, l’exemplele plus courant étant celui où la sonnerie du métro déclenche la récitation à voix haute dela formule d’accueil  : «  X (matricule), que désirez vous  ?  » (Le Guillant, 1956). Trenteans plus tard, les opératrices des renseignements se surprennent, dans les situations les plusdiverses, chez le coiffeur ou l’épicier, à répondre « Allo ! » ou « ne quittez pas » (Dessorset al., 1978). Des faits similaires sont signalés chez les employés des chèques postaux qui,après avoir manipulé des séries de chiffres toute la journée, sont incapables de donner dusens au prix des denrées (Teiger, 1981), ou chez des opératrices de codage qui finissentpar ne plus savoir écrire certains mots autrement que sous leur forme codée (Pinsky etal. 1980)2. «L’appréciation des conséquences de ces phénomènes ne doit pas se limiter aucaractère inadapté du comportement, mais considérer aussi le sentiment de confusion etde dépersonnalisation qu’il entraîne », commente Catherine Teiger (op. cit, page 31). Lesgens ont le sentiment d’une perte d’efficience intellectuelle, d’être devenus des machines,des robots. De nombreuses études ont montré les variations qui existent dans le rapport autemps selon le type d’activité. Ainsi le rythme du travail détermine le rythme des activitéshors travail. Tandis que les téléphonistes n’endurent pas les temps d’attente (à l’arrêt del’autobus, par exemple), les ouvrières de l’électronique travaillant à la chaîne et payées aurendement manifestent le souci permanent de percevoir exactement le temps nécessaire pour

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chaque activité : les courses, la vaisselle, la préparation des repas, tout est calculé à la minuteprès. On ne met pas un quart d’heure pour faire la vaisselle, mais 14 minutes3. Un tempsextraprofessionnel par ailleurs largement structuré par le besoin de récupérer et de s’en teniraux tâches indispensables. Un temps qui laisse peu de place pour le loisir. « Depuis que jetravaille à l’usine, je fais plusieurs choses à la fois, je n’aime pas perdre de temps », « depuisque je suis à l’usine, je me dépêche tout le temps » disent les ouvrières de l’électroniqueinterrogées par Antoine Laville, Catherine Teiger et Jacques Duraffourg en 1972. « J’étaisrapide, rapide… d’ailleurs, je ne me suis jamais arrêtée », témoigne une ancienne ouvrière del’industrie pharmaceutique (Flottes, Molinier, 2005). Que veut-elle dire ?

7 Une telle frénésie n’est pas seulement le produit des contraintes du travail mais aussi le moteurdes défenses psychologiques pour en supporter la pénibilité. Il apparaît que la lutte contrel’ennui généré par la monotonie de la tâche, couplée avec la difficulté de devoir travaillervite, requiert de parvenir à paralyser la pensée associative, pour que ses expressions les plussingularisées, les fantasmes, la rêverie, les projets ou préoccupations ne viennent pas parasiterl’attention et nuire ainsi au maintien de la cadence. « Faut pas rêver », disent les ouvriers. Letemps fait l’objet d’une préoccupation obsessionnelle, soit parce qu’il « ne passe pas », soitparce qu’il faut s’en « garder » et prévenir ainsi les imprévus. S’adapter à la réalité du travailen usine implique donc d’en chasser le désir ou, plus exactement, de lui opposer un mécanismede défense connu sous le nom de répression psychique (Dejours, 2001, voir le chapitre 1).Les ouvriers y parviennent en engageant un défi avec la cadence imposée : une fois que lecorps s’est adapté au rythme de la machine, ils vont plus vite, un peu plus vite, de plus enplus vite. Ce processus d’auto-accélération permet, lorsqu’une certaine vitesse d’exécution estatteinte, d’enrayer les associations d’idées. Il devient même possible de tirer un certain plaisirdu travail en rapport avec l’engagement du corps dans le maniement de l’outil, le rythme,la dextérité. Les marges de subversion sont étroites pourtant. Ainsi les pauses sont-elles uneconquête souvent âprement négociée. Mais celles-ci exposent au risque d’un relâchement...Dans certains ateliers de confection ou dans l’électronique, les ouvrières tricotaient durant lestemps de pause, ainsi les doigts ne se refroidissaient pas4. Car ce qui est douloureux et pénibleest la montée en cadence, ensuite ralentir devient presque impossible. À la sortie de l’usine,les gens roulent en voiture à toute allure, ils font leurs achats au pas de course, le ménage àtoute vitesse (Laville et al, 1972), même leur façon de parler, leur débit haché et rapide, portela marque de l’activisme. Les ouvriers perpétuent le rythme de l’usine jusqu’au moment où,épuisés, ils s’effondrent dans le sommeil.

2 - Le travail émotionnel rémunéré est-ilpsychologiquement dangereux ?

8 L’ergonomie et la psychologie du travail ont donc largement démontré qu’on ne pouvaitdissocier l’analyse du temps personnel de celui du temps de travail. Cependant, peu d’étudesont cherché à savoir si le travail émotionnel rémunéré était psychologiquement dangereux (enaugmentant le conflit entre travail et famille) ou si, au contraire, les employées de serviceétaient moins affectées par les conflits entre travail et famille que les autres femmes salariées.Et personne n’a véritablement interrogé l’impact psychologique des situations où le travailsalarié et le travail domestique sont en très grande continuité (Wharton, 2004), ce qui est le casquand des femmes ayant des enfants à charge réalisent des activités de service qui comportentune dimension d’attention etde soin aux personnes.

9 Que veut-on dire par « continuité » ? On considère classiquement que l’amour et le travailsont deux expériences distinctes. L’analyse des métiers du care a remis en question cettedichotomie. Relatant son expérience du travail domestique chez les autres, Sylvie Esmanconstate que celle-ci s’inscrit dans les gestes les plus quotidiens : ranger les clés des maisonsoù elle travaille avec les siennes, faire le repassage d’une de ses employeuses en même temps

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que celui de sa famille. « Je me suis surprise, écrit-elle, à mettre de « l’amour » en rangeantla chambre de la petite fille, et de me dire “je ne suis pas chez moi” » (Esman, 2002, p. 47).Lorsqu’on recrute une nourrice ou une baby-sitter, on attend d’elle une réelle implicationaffective auprès des enfants (Hochschild, 2003). Il en va de même en ce qui concerneles aides-soignantes ou les infirmières. Certes, mieux vaut une infirmière insensible maisbonne technicienne, qu’une autre qui serait «gentille » mais commettrait de fatales erreurs. Iln’empêche qu’on attend d’une bonne infirmière qu’elle associe technicité et empathie, cureet care. Mais est-ce si facile psychologiquement ?

10 À l’instar de beaucoup d’auteurs qui investiguent le travail émotionnel, Philipp Crangconsidère que, pour protéger leur équilibre mental, les employés dans ce type de servicedoivent être en mesure de distinguer entre leurs performances payées et leur propre vieaffective, de se distancier par rapport aux rôles joués, bref d’être en mesure de déconstruirepour eux-mêmes ce qu’il en est du vrai et du faux dans leurs émotions (Crang, 1997).Cependant, ainsi formulé, on a le sentiment que la subjectivité serait scindée en deux, unepart authentique (celle de la vie personnelle) et une part inauthentique (celle du travail)  ;et même scindée en trois puisque le sujet paraît devoir surplomber ses propres attitudesémotionnelles s’il veut protéger son intégrité. Ce modèle est peu convaincant du pointde vue psychologique. Amy Wharton propose une dynamique plus complexe. Selon elle,l’inauthenticité des émotions mises en scène dans le travail commercial peut aller jusqu’àgénérer des sentiments d’étrangeté à soi-même et fausser l’expression des sentiments privés.Tandis que la sollicitation de sentiments authentiques dans le travail de soin se cumulerait avecla sollicitation familiale jusqu’à l’épuisement émotionnel (burn out)5.  Auquel cas, il y auraitde l’authenticité dans le travail comme, à l’inverse, de l’inauthenticité dans la vie personnelleet une vraie difficulté pour le sujet épuisé à se distancier de ce qu’il éprouve, ce qui recoupemes propres observations cliniques auprès d’infirmières et d’aides-soignantes.

11 Celles-ci tendent à construire les accords normatifs sur ce qu’elles considèrent être du bontravail en référence à ce qu’elles souhaiteraient voir mis en oeuvre pour les proches. C’estdire qu’elles situent leur travail et leur vie personnelle sur un même plan de vie, dans uncontinuum psychique où le jeu des identifications crée une perméabilité entre les différentstypes d’expériences et d’investissements. Ainsi, je demande à un groupe d'infirmières quellesseraient les meilleures conditions pour être « bien soigné » dans l'hôpital où elles travaillent,sachant qu'elles dénoncent une importante hiérarchisation des tâches rendant les prisesd'initiatives difficiles, avec pour effet, selon elles, de ralentir le délai de réponse à l'urgence.Dans un premier temps, les infirmières ne sont pas d'accord entre elles sur les critères àretenir puis elles en viennent à se demander ce qu'elles souhaiteraient si la vie d'un des leursétait en danger. Elles parviennent alors à donner rapidement une réponse très précise : avoireu un accident de la voie publique, être âgé de moins de cinquante ans, arriver au servicedes urgences par Samu, le week-end, entre vingt deux heures et minuit (Molinier, 1995). Leraisonnement du garçon de bloc interrogé par Yves Clot n’est pas différent : « C'est toujours lemême refrain, […] je plaisante pour les faire sourire. C'est rare que quelqu'un arrivé au bloc nesourit pas. Si c'était quelqu'un de notre famille, ça ne nous ferait pas plaisir qu'on le conduisecomme à l'abattoir » (Clot, 1993). Cette perméabilité psychique qui permet d’évoquer desexpériences affectives personnelles au service de la qualité de la prise en charge des patientsest une souplesse psychique et une forme d’autonomie morale subjective (Pharo, 1996) dontprofitent à la fois celle-celui qui soigne et ceux qui sont entre ses mains. Cette perméabilitéa une contrepartie. Elle peut aussi laisser filtrer l’angoisse générée par l’identification avecle drame des autres. On touche là à des problèmes qui sont bien connus des soignants : ceuxde la « bonne distance » à établir pour bien soigner sans se « brûler » émotionnellement. End’autres termes, on touche à la dynamique souffrance-défense.

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3 - Infirmière en pédiatrie et mère : une situationcaractérisée par la continuité

12 Pour des femmes ayant elles-mêmes des enfants, exercer un métier auprès d’autres enfants estsans doute la situation qui comporte le plus de continuité, au sens de Wharton. Les processusidentificatoires – des enfants comme les miens, mes enfants comme ceux-ci – sont fortementsollicités. Quand les enfants auprès desquels on travaille sont atteints de maladies à pronosticlétal, on comprend que le travail soit d’autant plus perturbant. Dans mon enquête déjà citée,des infirmières ont exprimé une angoisse qu’elles jugeaient excessive au moindre bobo ouretard de leurs enfants. Il s’agissait d’infirmières en service d’urgence ou de bloc opératoireà qui il arrivait de recevoir des enfants gravement blessés à la suite d’accidents de la voiepublique. J’avais ces données en tête lorsque nous avons commencé une autre enquête auprèsd’infirmières et aides-soignantes dans un service d’hématologie pédiatrique. Méthodologie

Cette investigation a été réalisée avec la méthodologie de la psychodynamique du travail(Dejours, 2008, Dessors, Jayet, 1991). Celle-ci implique l’existence d’une demande – enl’occurrence, il s’agit initialement de celle qui m’a été adressée par la directrice des soinsinfirmiers avec qui j’avais déjà travaillé et qui souhaitait que soit mis en place un dispositifpour élucider les motifs d’un important turn over. Cette demande a ensuite été retravaillée auniveau des infirmières et des aides-soignantes qui ont accepté de réfléchir sur les difficultéspsychologiques occasionnées par leur travail. La méthodologie en psychodynamique dutravail implique de constituer un petit groupe de discussion (parfois plusieurs) réunissantdes personnes volontaires pour y participer. Le travail se réalise en groupe (et non enentretiens individuels) car il s’agit, d’une part, de repérer ce qui fait sens du point de vuedu travail (ce qui ne veut pas nécessairement dire consensus) ; d’autre part, de favoriser unedynamique collective susceptible de se poursuivre au-delà de l’intervention proprement dite.Le volontariat est gage de l’authenticité de la parole sur le travail vécu. Le groupe doit êtrehomogène du point de vue professionnel et hiérarchique, mais on laisse en général le choixaux acteurs du terrain de délimiter les contours de cette homogénéité de la manière qui leurparaît la plus favorable au recueil de données. Dans le cas présent, le groupe réunissait 12infirmières et 2 aides-soignants travaillant dans le même service. Le matériel – qui excèdelargement ce qui est présenté ici – a été constitué lors de trois séances de discussion de 3 heureschacune, puis validé auprès du groupe lors d’une séance de restitution. Un rapport a ensuiteétait remis au service et à la DSI.

Le recueil des données a été réalisé par Fabienne Paul et Marie-Pierre Bouly sous la supervision de Pascale Molinieret Liliana Saranovic.

13 L’explication que la directrice des soins donnait du turn over des infirmières était assezcocasse. Selon elle, durant les mois de printemps, les infirmières descendaient dans le midi dela France pour se détendre quelques jours, elles y rencontraient de fringants jeunes hommeset hop, à la rentrée de septembre, immanquablement elles demandaient leur mutation ! Cetterationalisation est typique des défenses : en même temps que la directrice des soins fait appelà des spécialistes du travail, elle continue de se raconter une fable dans laquelle le travail nefigure (surtout) pas. De mon côté, je me disais qu’il était très pénible de mener de front cetype de travail et la maternité, que les infirmières et aides-soignantes de ce service ne devaientcertainement pas avoir d’enfants ou qu’elles choisissaient un autre poste après (ou en vue de)leur maternité. Je me trompais sur ce point. Non seulement, certaines des infirmières avaientdes enfants, mais parmi celles-ci, se trouvaient les plus anciennes du service. Alors, commentfaisaient-elles ?

14 Nous savons que, pour les personnels soignants, se confronter à des personnes malades est àl’origine d’une souffrance spécifique. Cette dernière se caractérise, dans un premier temps,par la crainte et la peur, voire le dégoût suscité par la dégradation physique des corps  ;

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ces difficultés psychologiques pouvant donner lieu à des conduites d’évitement. Toutefois,dans l’aller et retour entre la confrontation avec les malades et la délibération au sein ducollectif de soin, une autre posture se construit qui génère une autre forme de souffrance : lacompassion ( au sens de « souffrir avec ») ou sensibilité à la souffrance d’autrui (Molinier,2006). Or, ceci suppose la reconnaissance en soi de sa propre souffrance et vulnérabilitéauxquelles il n’est donc pas possible d’opposer un déni, sauf à perdre le sens du travail. Cetteposture psychologique est très différente de celle qui est mobilisée pour « tenir » dans desmétiers masculins à risques. De nombreux travaux ont montré que dans les tâches dangereuses,les travailleurs étaient d’autant plus efficaces qu’ils réussissaient à écarter la perception desrisques, notamment en limitant les expressions de la peur (au nom du principe que ce qui nese dit pas, ne se pense pas). Les manifestations de la vulnérabilité humaine sont étroitementcontrôlées à travers un système symbolique qui associe la maîtrise du risque à la virilité.Un homme, un vrai, maîtriserait la peur. Toute personne qui exprime sa peur (ses doutes,ses conflits moraux…) n’est pas un homme (quel que soit son sexe) et mérite d’être railléeou même châtiée. En situation de travail, la virilité, au sens social du terme, n’est doncpas seulement mobilisée à des fins stratégiques pour maintenir des privilèges sociaux, maiségalement comme une défense pour lutter contre la souffrance dans le travail.

15 Ainsi lorsque l’on dit que les hommes et les femmes n’ont pas le même rapport au réel6 –déni masculin, reconnaissance féminine -, cette affirmation doit être maniée avec prudence(Dejours, 2000). Ceci ne renvoie pas tant à des différences précoces liées à la pychosexualité,comme l’ont soutenu certains psychanalystes (Roiphe, Galenson, 1981), mais à des épreuvesde subjectivation différentes, compte tenu de la place occupée dans la division sexuelle dutravail tant salarié que domestique. Si les infirmières, pour bien travailler, doivent développeret maintenir leur sensibilité à la détresse d’autrui, les infirmiers doivent le faire aussi. Ildemeure que l’on ne sait pas si les unes et les autres ne diffèrent pas, tendanciellement, dupoint de vue de leur implication dans le care domestique et si la question de la continuité etdu temps subjectif se pose pour tous dans les mêmes termes.

16 Ce n’est pas la sensibilité à la souffrance d’autrui qui est pathogène, mais l’impossibilité dela traduire dans l’action. Or, en ce qui concerne les infirmières en hématologie pédiatrique,les traitements curatifs sont fréquemment mis en échec. Des enfants font des récidives,certains meurent. La confrontation à des enfants malades est anxiogène. Les gestes techniques,qui doivent être réalisés en un temps compté, le sont aussi. Une erreur pourrait avoir desconséquences graves pour la vie de l’enfant. La charge de travail est importante, les soignantss’en plaignent. Bien sûr, si les équipes disposaient de toutes les conditions nécessaires pourbien faire leur travail, sur le volet technique comme sur le volet relationnel, cela ne résorberaitpas entièrement la souffrance générée par la confrontation à la mort, la maladie, la détresse,le deuil, etc. Mais cette part de souffrance résiduelle, le collectif de métier est normalementcapable de l’élaborer, même sans l’aide de quiconque, psychologue ou autre. Toutefois, dansce service, les soignants ne disposeraient pas des conditions temporelles qui permettent cetype d’élaboration car ils n’ont « pas le temps de souffler ».

17 La présence constante des parents, le plus souvent la mère, est encouragée et facilitée pardes conditions d’hébergement. On pourrait s’attendre à ce que la présence des parents soitvécue comme une intrusion gênante, voire une charge supplémentaire de travail. Il n’enest rien. Leur présence est appréciée, y compris durant des actes dangereux et douloureux(ponction lombaire, pose de cathéters, par exemple), ce qui est également surprenant enpremière intention : participer à ces soins est certainement très angoissant pour les parents.Mais l’enquête suggère que pour les soignants, la présence des parents participe d’un meilleurconfort psychologique. Pour ainsi dire, les parents s’intercalent entre les soignants et lesenfants, de telle sorte que durant un soin, les infirmières peuvent se concentrer sur son aspecttechnique (cure), tandis que les parents font l’autre part du travail, celle qui consiste à se

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soucier de l’enfant (care). La présence des parents permet aux soignants de maintenir unedistance affective avec l’enfant, sans mauvaise conscience puisque celui-ci est néanmoins prisen charge avec humanité, choyé, rassuré et par la personne censée être la plus adéquate pour lefaire : sa mère ou son père. Cette suspension partielle de l’investissement dans la relation avecl’enfant est encore favorisée par une organisation du travail qui contraint chacun à travaillerdans tous les secteurs du service où les enfants sont installés de manière aléatoire en fonctionde la place disponible, ce qui limite les possibilités de construire une relation dans la durée etrestreint d’autant l’investissement psychique. Ici, pas besoin de soignante « référente » plusspécifiquement responsable d’un enfant, puisque « les parents sont là ».

4 – Cliver (1) : pour mieux « techniquer »18 « Pour techniquer, il ne faut pas que ce soit quelqu’un » disaient les infirmières d’un SAMU7.

« Techniquer », cela signifie réaliser des soins techniques intrusifs (piquer, perfuser, intuber,sonder) qui sont vitaux pour le patient. «  Quelqu’un  », cela veut dire quelqu’un que l’onconnaît. Ou en d’autres termes, il faut «  oublier  » la personne pour pouvoir agir sur soncorps sans être parasité, voire paralysé par ses propres affects. Au bloc opératoire, le champopératoire, c’est-à-dire les pièces de tissus ne laissant visible que la partie à opérer et masquantle reste du corps, surtout le visage de l’opéré, n’a pas seulement une fonction d’asepsie, ilpermet également d’empêcher la perception anxiogène que l’on est en train d’opérer unepersonne. Il s’agit bien de traiter le corps comme un objet, de le réifier. Les infirmières, pardifférence avec les chirurgiens, ont à prendre en charge les patients également sur le planrelationnel, mieux vaut que le clivage soit souple, car s’il s’instaure de façon trop rigide,les patients deviennent « la prothèse de la chambre 26 » ou « l’estomac du 13 ». Mais uneinfirmière qui ne serait pas capable d’opérer un clivage entre la partie (la veine à piquer) et letout (la personne) serait en échec quand le réel du corps résiste à la maîtrise technique, c’est-à-dire quand les veines sont très fines ou abîmées, quand l’anatomie est atypique, quand onne peut pas faire autrement que de faire souffrir la personne. Ainsi la division entre travailtechnique et souci de l’autre est un facteur important d’efficacité dans la mesure où il consolidele clivage psychologique nécessaire pour « techniquer ».

19 Le clivage est protecteur de la santé mentale. Si l’on suit certains psychanalystes, uneindépendance parfaite entre deux fonctionnements psychiques au sein d’un même sujet n’estpossible que lorsqu’il existe un «  clivage de la personnalité  » inscrit auparavant dans lastructure même du sujet. C’est ce qu’on appelle une organisation perverse de la personnalité.En réalité, le clivage est un mode de fonctionnement psychique beaucoup plus banal que nele laisse penser la littérature psychanalytique. Par exemple, pour la plupart d’entre nous quisommes carnivores, le plaisir de manger un gigot est peu compatible avec l’irruption d’unagneau dans la salle à manger. Certaines langues possèdent même deux mots pour distinguerles animaux vivants de leur viande cuisinée. Prendre plaisir à manger de la viande impliqued’instaurer un clivage entre cette activité et la perception de l’animal et de sa mort. Le clivage,dans ses dimensions banales, ordinaires, apparaît surtout lorsqu’il est contrarié, battu en brèchepar un évènement imprévu. Ce fut le cas dans la situation suivante  : une vieille femmehémiplégique hospitalisée dans un long séjour. À son arrivée, son état était très dégradé, ellebavait, faisait de nombreuses fausses routes... La famille avait accroché au-dessus de sonlit, sans demander l’avis de personne, de grands portraits photographiques qui la montraientéclatante de jeunesse, d’une beauté hors du commun. Certaines infirmières supportaient trèsmal leur apposition avec l’état actuel de la femme. En substance  : ce raptus du temps lesangoissait et cela les gênait pour bien soigner.

20 La stratégie qui consiste à mettre les parents au travail et à amputer l’activité infirmière d’unepart importante de sa dimension relationnelle apparaît ainsi ajustée aux contraintes techniqueset temporelles du travail. Mais elle n’est pas seulement la résultante de choix pragmatiques,

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elle relève aussi d’une rationalité défensive. Elle permet aux infirmières qui parviennent às’y adapter de durer dans le métier, d’être efficaces et moins touchées par les souffrances desenfants. De fait, les personnes dont les infirmières se soucient le plus et dont elles semblentvraiment disposées à écouter la détresse, sont les parents. Cette attention portée aux parentsleur pèse parfois, mais elle ne semble pas être vécue aussi douloureusement que la prise encharge décrite comme « très dure » des enfants qui arrivent seuls de l’étranger pour se fairesoigner. En revanche, en dépit de leur compassion pour le malheur des parents, les participant-e-s de l’enquête n’ont émis aucune critique ni exprimé aucune mauvaise conscience de lesassocier aussi étroitement à des soins douloureux et dangereux pour leurs enfants. Ce quiatteste bien du caractère défensif de ce partage des tâches. La souffrance que la participationaux soins est susceptible de générer pour les parents, en sus de ce qu’ils endurent déjà du faitde la maladie de leur enfant, n’est pas discutée. Les intervenantes ont d’ailleurs respecté cettezone de non-dit.

21 On peut penser que la distanciation affective aide les soignantes à réaliser leur travail tout encontinuant à s’occuper de leurs propres enfants. Nous avons constaté qu’en dépit de tâches deformation et d’encadrement jugées fastidieuses par leur répétition, les infirmières chevronnéesne souhaitaient pas réellement transformer cette organisation du travail. On sait que plus lesajustements entre travail et hors travail ont été difficiles à construire et à stabiliser, moins lespersonnes souhaitent les modifier. Cette stratégie collective de distanciation affective et deretrait émotionnel ne convient pas à tout le monde. À propos du turn over, selon les participant-e-s, une des raisons annoncées au moment de la demande de mutation serait la déception,notamment de jeunes infirmières, de n’accomplir qu’un travail très technique, là où ellesavaient choisi le poste pour avoir des relations avec les enfants. Une explication qui diffèresensiblement de celle d’une attraction irrésistible pour les hommes du Sud… Dans le collectifd’enquête toutefois, les seuls à avoir vraiment critiqué la perte de sens du travail, notammentun aide-soignant, ont clairement exprimé leur désir de quitter le service, mais ils ne l’ont confiéqu’en aparté, respectant de la sorte la cohésion du système défensif.

5 – Cliver (2) : l’intolérance à la plainte de ses propresenfants

22 La division du travail entre infirmières super techniciennes et parents pourvoyeurs de care neconstitue pas le seul élément dans le système défensif qui permet aux infirmières de « tenir »au travail. « On a deux vies », disent-elles. Nous avons vu que le clivage est présent de façonordinaire pour écarter certaines perceptions déstabilisantes au décours du travail. Mais lesinfirmières tendent aussi à instaurer une séparation entre vies professionnelle et personnelle8.Elles mentionnent d’abord ne jamais parler chez elles de leur journée de travail. Elles évoquentaussi la nécessité de faire une transition grâce au trajet entre le travail et le domicile. Dansl’enquête sociologique réalisée par Amy Wharton, une femme s’exprime en ces termes : « Jesuis éloignée de mes enfants pendant de nombreuses heures et je veux leur donner la meilleurepartie de moi quand je suis avec eux. Ils ne comprendraient pas si j’accourais du travail et queje n’avais pas pris le temps de transition pour revenir et être leur mère. Ils auraient en faced’eux une personne très grincheuse et fatiguée qui dirait ‘laisse-moi respirer’ au lieu d’unemère qui dirait ‘vous m’avez manqué toute la journée, approchez-vous’ » (Wharton, 2004).Cette citation montre qu’il n’est pas simple d’ « évacuer le travail », de « sortir du ‘mode-travail’ » et de « se mettre en condition pour rentrer à la maison », le temps du déplacementétant utilisé pour faire le point sur la journée et se désengager progressivement de l’emprisedu travail rémunéré.

23 Les infirmières enquêtées évoquent cette transition comme une nécessité vitale sans laquelle,à l’instar des téléphonistes de Louis Le Guillant, elles seraient capables « de briser tout ce quileur tomberait sous la main ». Par différence avec la femme sus citée, elles se décrivent plutôt

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comme des épouses et des mères peu attentionnées. Elles disent en effet faire preuve à l’égardde leurs proches d’une intolérance à la plainte quasi compulsive, intolérance qu’elles déplorentd’ailleurs. Ainsi leur arrive-t-il de penser, exaspérée par leur conjoint ou leurs enfants faisantétat de doléances ou de petits bobos qu’ils «  exagèrent quand même  », eux qui ne vont« pas mourir demain ». Il peut paraître surprenant que des soignantes exerçant un métier quiimplique d’être sensible à l’autre opposent un déni à la souffrance de leurs proches. Maison comprend aussi que pour des infirmières de pédiatrie qui ont des enfants, le plus grandniveau de continuité est réalisé quand leurs propres enfants sont malades. En faisant la sourdeoreille à toute velléité de plaintes, il s’agit avant tout de se protéger de l’angoisse qui surgiraitimmanquablement si la plainte exprimée par un être cher évoquait des situations vécues àl’hôpital. Ce serait précisément parce qu’elles aiment leurs enfants qu’elles se refuseraient depenser qu’ils pourraient être malades, au risque de les négliger quand ils le sont. Les infirmièresont demandé que leurs « mauvaises pensées » soient effacées du rapport final. Exercer letravail de care, c’est vivre des expériences qui font acquérir un sens de la responsabilité vis-à-vis des autres qui va bien au-delà de celle de pourvoir matériellement à leurs besoins parl’apport d’un salaire. Il s’agit d’être disponible aux autres, de leur accorder du temps et del’attention. Il en résulte donc de la culpabilité quand on a le sentiment de se défausser vis-à-vis de cette responsabilité. On peut penser que les processus défensifs ici décrits sont malgrétout fragiles et leur protection n’est sans doute que partielle.

24 La distanciation affective est favorisée par la division du travail entre cure et care, d’un côté ;l’intolérance défensive à la vulnérabilité des proches, de l’autre côté. Mais cela ne suffit pas.L’un des deux aides-soignants qui ont participé à l’enquête a dit aller courir dans un clubde sports en sortant du travail. Cette remarque n’est pas anodine. D’abord, elle permet deposer la question de savoir si les hommes sont soumis au même degré que les femmes à lacontinuité entre travail hospitalier et travail domestique. S’accommoder du temps de transportcomme d’un sas de transition, ce n’est pas disposer du même temps, en quantité et en qualité,que celui qui consiste à s’adonner à un loisir. Ensuite le choix de ce loisir, dans la continuitétemporelle du travail, laisse deviner que l’activisme est une autre composante des stratégiesde défense. Ne «  jamais souffler  » signifie aussi consacrer le moins de temps possible àpenser ce qui pourrait faire souffrir. Dans un service de grands brûlés par exemple, l’activismeavait colonisé le temps de loisirs des soignants, dédié à des activités sportives pour la plupartdangereuses (moto, parachutisme) « en résonance avec le niveau d’activité rencontré dans cetravail éprouvant et angoissant » (Liboudan, 1985). L’activisme est ainsi mobilisé pour luttercontre d’autres contraintes que celle du travail répétitif. Nous avons vu que l’intensificationde l’effort neutralise la pensée et réduit d’autant la capacité de distanciation, de recul, deréflexivité. Aussi l’activisme est-il également mobilisé pour rétrécir l’espace nécessaire aujeu de la subjectivité dans des situations particulièrement anxiogènes, à l’instar de celle quenous sommes en train de décrire. Le paradoxe est alors le suivant : des tâches qui devraientmobiliser intelligence, expérience et sensibilité sont réalisées sur un mode préférentiellementopératoire, « le nez dans le guidon », « toujours dans l’urgence ».

6 - La semaine comprimée : une stratégie de cloisonnementtemporel 

25 La distance géographique entre le domicile et le lieu de travail tendrait à faciliter la transitiond’un travail émotionnel à l’autre. Dans l’enquête réalisée par Amy Wharton, une infirmièreexplique que les jours où elle travaille, elle se prépare à la maison en ne faisant rien, buvantle café, lisant le journal, puis enfilant sa blouse à l’avance, de telle sorte que, dit-elle, « quandje vais au travail, alors tous les systèmes sont en place. Donc, ne me demandez pas decoordonner le fait d’aller chercher les enfants à l’école, de les emmener chez le dentiste etchez le coiffeur. Je garde mes autres tâches pour les jours où je suis de repos. » Ici, les « deux

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vies » sont séparées l’une de l’autre par un véritable cloisonnement temporel, renforcé par uneritualisation de « l’entre-deux ».

26 Une manipulatrice radio, mère de deux fillettes en bas âge, me raconte qu’elle est contrainted’abandonner une organisation en  2x12, où la prise de poste de nuit se faisait à 19 heures aulieu de 21 heures maintenant. Le nouveau planning alterne des jours et soirs en 8 heures avecdes nuits en 10 heures. Il faut donc venir plus souvent. Surtout, le nouvel horaire lui « permet »de participer au repas et au coucher de ses filles, sans transition avec la prise de poste, ce quiest beaucoup plus fatigant. Ces activités étaient jusqu’alors assurées par son conjoint. Auxplaintes de l’équipe, majoritairement féminine, la direction a d’abord sèchement répondu quela vie privée ne devait pas entrer en ligne de compte devant les intérêts du service9. Quelquesmois plus tard cependant, l’équipe avait eu gain de cause.

27 N’est-ce pas le désir de rompre la continuité du travail émotionnel qui justifie la requête denombreuses soignantes de bénéficier de la controversée semaine de travail comprimée ? C’est-à-dire de la concentration du travail sur un nombre réduit de jours dont l’amplitude horaireest plus grande (12, 11 ou 10 heures). Peu d’études ont été consacrées en France au travailen équipes de 12 heures10. On sait que le travail de nuit presté tend à se développer dans lesecteur de la santé (80 % des durées de services dans les hôpitaux sont supérieurs à 8 heures),la tendance s’étant accentuée avec le passage aux 35 heures. Le travail de jour presté existeaussi de longue date dans les services de soins intensifs et plus largement dans le secteurprivé (roulement en 2 ou 3 x 12). Dans le bulletin BEST  (1997) consacré à «  la semainecomprimée », on trouve dès l’introduction, l’affirmation que « ses avantages sont perçus, ducôté du personnel, comme une étape décisive vers la ‘société de loisirs’ ». La majorité desétudes ont été conduites dans des équipes d’hommes  : pétrochimie et plateforme offshore,douanes, entre autres. Pour les personnels hospitaliers, en majorité des femmes, s’agit-il deprofiter des « loisirs » ou de construire le meilleur compromis entre care rémunéré et caredomestique ? Ce compromis ne consisterait peut-être pas simplement à « avoir des jours librespour aller chez le dentiste », selon la formule consacrée, ou pour y conduire ses enfants, mêmesi l’aménagement des temps est bien évidemment une dimension capitale. Le cloisonnementtemporel entre le temps du travail salarié et le temps du travail domestique permettrait ausside préserver la disponibilité psychologique nécessaire pour chacune de ces deux activités.

28 Dans l’enquête en hématologie pédiatrique, le temps important consacré dans les discussionsau thème des conflits avec l’encadrement au sujet du planning, doit certes être entendu danssa dimension défensive d’évitement : on se polarise sur le planning pour ne pas parler d’autresdimensions du travail qui font souffrir.  Mais si ce thème est mobilisateur à ce point, c’estdans la mesure où obtenir un planning permettant d’articuler les différents temps de vie estune préoccupation constante pour les soignants, en particulier les mères. La dynamique descollectifs doit aussi être analysée à l’aune de cette préoccupation. De bonnes collègues, unbon encadrement, sont ceux qui accordent des arrangements, qui « dépannent » les autres. Lapossibilité de « s’arranger » est à la base de hiérarchies informelles, de conflits, d’inimitiés quiaffectent la coopération et la reconnaissance du travail, car sur quoi est-on jugé ? sur la capacitéà bien faire le travail ? ou sur celle d’être disponible ? (Lefaivre, 2006). Par ailleurs, il est assezordinaire que l’encadrement n’hésite pas à téléphoner au domicile des soignant-e-s en repospour obtenir qu’ils-elles viennent remplacer les absents (Molinier et al, 1998, Lefaivre, 2006).Il semble que la semaine prestée restreigne cette astreinte déguisée et l’anxiété qu’elle génère ;les cadres n’oseraient pas déranger quelqu’un qui aurait travaillé la veille 10, 11 ou 12 heures.

29 Il ne s’agit pas de plaider pour ou contre la semaine comprimée. Elle ne s’avère satisfaisanteque lorsqu’elle repose sur le volontariat et qu’elle est ajustée aux contraintes du travail. Cettediscussion a surtout pour but de montrer qu’un choix ou une requête qui peuvent paraîtreaberrants pour toute une série de raisons (syndicales, médicales, managériales ou autres),peuvent répondre à une rationalité subjective dont l’interprétation ne saurait se limiter à

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l’évocation incantatoire de «  la société des loisirs ». Le temps subjectif n’est pas le tempsobjectif. Et la double charge psychique des travailleuses du care n’est pas à sous estimerquand on cherche des solutions organisationnelles moins usantes. L’erreur serait d’ailleurs deconsidérer que ce problème ne se pose qu’à propos des situations féminisées du travail deservice. Disons plutôt que la continuité du care entre travail de service et travail domestiquefait apparaître une question qui est en réalité transversale.Accroître les contraintes, en termesde disponibilité, d’intensification, de désynchronisation des rythmes de travail dans uneéquipes d’hommes, consiste de facto à modifier l’équilibre familial, la répartition des tâchesdomestiques et à reporter une partie de ces contraintes sur leurs compagnes.

30 Pour les travailleuses du care, le risque étant réel de « tout mélanger », la bonne conduiteserait d’avoir de la distance… Ce postulat normatif est asséné sans analyser les processuspsychologiques sous-jacents (notamment en termes de défenses) qui construisent ou fontobstacle à cette prise de distance. Aussi, la consigne délivrée à certaines auxiliaires depuériculture en crèche de ne pas « s’attacher » aux enfants est non seulement absurde, maisconstitue un déni des difficultés spécifiques à ce type d’activité : on ne peut pas prendre soind’un enfant sans s’attacher à lui, sinon on le chosifie. On l’ampute de son humanité et soide même. Toute relation d’efficacité sur le monde, qu’il s’agisse des machines, des plantesou des animaux (Porcher, 2002) implique une «  activité subjectivante  » (Boehle, Milkau,1998), c’est-à-dire la création d’un rapport incarné et affectif. S’il faut aimer sa machine pourqu’elle fonctionne, lui prêter une vie qu’elle n’a pas, l’humaniser, la bichonner, lui parler, afortiori l’affectivité est-elle impliquée quand on s’adresse à des humains. La solution n’estdonc pas d’entraver la relation affective, en la décrétant inadéquate, mais plutôt de laisser sedéployer les conditions collectives qui permettent son élaboration et son inscription dans uncadre professionnel. Tout cela n’aurait guère de sens si on ne le référait pas à la perméabilitépsychique à laquelle nous faisions référence plus haut. On rencontre ici l’une des limites desmodèles sociologiques de la subjectivité, tout particulièrement du concept d’émotion. Celui-cireste valide pour circonscrire un type d’activité qui consiste à maîtriser, façonner ses propresémotions et celles d’autrui. Mais il ne permet pas d’analyser les processus psychiques quemobilise le travail de care eta fortirori le travail en général. Comprendre ces processus requiertun cadre de référence psychodynamique, les concepts de souffrance psychique, d’inconscient,de défense. La psyché du soignant n’est pas toujours son alliée, en aucun cas un outil docile,elle est plus souvent une menace interne – les nombreux cauchemars et phobies des élèvesinfirmières en attestent (Molinier, 1995). L’inconscient lui aussi «  travaille ». S’il est bienconnu que les crises de nerf des ouvrières en électronique avaient souvent lieu hors dutravail, il est frappant que les manifestations angoissantes de l’inconscient des élèves semanifestent également durant les fins de semaine ou les périodes de vacances. Comme si unfonctionnement psychique qui avait pu être endigué durant l’exercice du travail retrouvait sonlibre jeu.

31 Dans l’enquête en hématologie pédiatrique, la fonction du collectif était passablementdégradée et les infirmières multipliaient les conduites défensives pour tenter d’opérer desruptures dans une continuité particulièrement douloureuse. Nous savons qu’à l’inverse, plusil est laissé de place au collectif, plus les défenses s’assouplissent (Molinier, 2006). Cetemps improductif qui échappe aux contrôles hiérarchiques – le temps des pauses-café ! – estindispensable pour que l’équipe puisse élaborer ce qu’elle vit, donner du sens aux souffrancesendurées, tisser ensemble la toile fine des expériences, des rejets, des attirances et des accordsnormatifs sur ce qu’il convient de faire. Nul besoin alors d’ériger des digues entre soi etles autres.  Le collectif est le creuset de la bonne distance, le lieu d’échange dans lequel laperméabilité des sphères peut se vivre et se sublimer dans une conception éthique où il devientpossible de traiter les autres comme des proches.

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Notes

1  Le care est un terme anglais sans équivalent en français qui est souvent rendu  par les termes desollicitude, de soins, d’attention et ou de responsabilité.« Ces termes couvrent certes une large portion duchamp sémantique mais aucun d’entre eux isolément n’est en mesure de prendre en charge la complexitéde ce genre de relation. À la fois réponse pratique à des besoins concrets qui sont toujours ceux d’ autruisinguliers (qu’ils soient proches ou non), activités nécessaires au maintien des personnes qu’elles soient« dépendantes » ou « autonomes », travail accompli tout autant dans la sphère privée que dans le public,engagement moral à ne pas traiter quiconque comme partie négligeable, le « care » est nécessairementune affaire concrète, collant aux particularités des situations et des personnes » Paperman, Laugier, 2006.2  Une infirmière m’a un jour raconté qu’après son service de nuit, une fois rentrée chez elle, elle frappaità la porte de son frigo pour prendre un yaourt.3  Dominique Dessors, communication personnelle4  Il est vrai qu’elles n’avaient pas toujours le choix. Dans l’industrie électronique, « une syndicalisteproteste en réunion sur le fait que lors des arrêts de chaîne imprévus, la lecture est interdite aux femmes,alors qu’elle est permise aux hommes ; seul le tricot leur est autorisé pour entretenir leur dextérité. »Teiger et al., 2006.5  « Il y a des jours où vous donnez tout sur le plan émotionnel au travail et quand vous rentrez à lamaison il ne reste plus rien. Tout ce que vous voudriez c’est de vous asseoir et pleurer comme un bébéou juste aller vous coucher et remercier dieu que la journée soit finie », dit l’une des femmes enquêtéespar Wharton, op. cit..6  Entendu ici au sens de ce qui résiste à la maîtrise par les moyens conventionnels, mettant de ce faitles croyances et les savoirs du sujet en échec et celui-ci au défi de l’accepter.7  Lise Gaignard, communication personnelle.8  Selon le mécanisme de défense décrit en psychanalyse sous le terme d’isolation.9  P. Molinier, communication personnelle de FB.10  Les différentes études européennes sur les effets du travail presté sur l’absentéisme, la santé, lesaccidents du travail et l’efficacité du travail sont contradictoires et très variables d’une situation à l’autre.Pour une revue de questions, voir A. Wedderburn,1997.

Pour citer cet article

Référence électroniquePascale Molinier, « Temps professionnel et temps personnel des travailleuses du care : perméabilitéou clivage ?  »,  Temporalités [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 30 septembre 2009. URL : http://temporalites.revues.org/index988.html

Pascale Molinier« Équipe Psychodynamique du Travail » Centre de recherches sur le travail et le développement, 41,rue Gay-Lussac, 75005 Paris. [email protected]

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Résumé / Abstract

 Les recherches en ergonomie ont montré de longue date l’existence d’une perméabilitépsychologique entre les temps professionnels et personnels. Toutefois la situation destravailleuses du care a peu été étudiée sous cet angle. Les femmes qui ont à faire avec lesmêmes sortes d’activités, au travail et à domicile, seraient-elles plus vulnérables que d’autreset plus susceptibles de connaître un surmenage ? L’article traite de cette question à partird’enquêtes de psychodynamique du travail réalisées auprès d’infirmières. Pour les infirmièresayant elles-mêmes des enfants, la confrontation professionnelle avec la maladie et la mortd’enfants est particulièrement anxiogène. Différentes conduites défensives sont décrites etanalysées : les stratégies de distanciation affective, de cloisonnement temporel, l’activisme etl’intolérance à la plainte de ses propres enfants. Ces stratégies protectrices visent à instaurerun clivage entre vies professionnelle et privée. Ce clivage est en partie inévitable, mais ilaugmente en importance, au prix d’une perte du sens du travail, quand les conditions quiautorisent le libre jeu du collectif comme instance d’élaboration de la souffrance dans le travailsont dégradées.Mots clés :  infirmières, care, psychodynamique du travail, travail émotionnel, défense, clivage, collectif de travail

Care Workers’ professional time and personal time: permeability ordisconnection? The hazard of the “right distance”Ergonomic research has long shown that professional and personal times are permeable. Yet,the situation of care workers has seldom been studied from that point of view. Are womenwho have to cope with the same activities both at work and at home more vulnerable thanothers? more likely to experience burnout? The author tackles the question, beginning withpsychodynamic investigations on nurses. For nurses who are mothers themselves, coping withthe illness and death of children is particularly anxiety-ridden. Various defensive behavioursare described and analyzed: remaining emotionally aloof, separating time periods, beingmilitant, finding one’s own children’s complaints unbearable. Such self-protective strategies atdisconnecting one’s professional from one’s personal life, a separation that is partly inevitable,but that augments progressively, the price to pay being the loss of the meaning of work. Thathappens when conditions governing the natural interactions within the team where work-related distress can be collectively expressed have broken down.Keywords :  care, nurses, emotional work, disconnection, work team, labour psychodynamics