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273 Tendances et solutions de l'économie énergétique européenne Par Henri Rieben Professeur à l'Université de Lausanne Conférence faite à la Société suisse de Statistique et d'Economie politique le 16 mai 1958 à Glaris La contribution directe des industries énergétiques européennes à la valeur totale de la production de l'Europe occidentale est relativement faible. Elle ne représente en effet que le 6% du produit national brut. Cette contribution se définit comme suit: J Pourcentage du produit national brut Energie 6 dont: Charbon 3,0 Electricité 2,0 Pétrole 0,3 Gaz 0,7 Autres secteurs industriels 39 Agriculture 14 Commerce, transports et autres services 42 100 Source : L'Europe face à ses besoins croissants en énergie, OECE, Paris, 1956,2 e édition, p. 44. Seule une faible fraction de la population active totale, soit 1,8 pour cent est employée dans les secteurs énergétiques. L'effectif est évalué à 2 300 000 de personnes, dont 1 700 000 dans les charbonnages. A cette image exiguë de la contribution à la formation du produit national brut et de la fraction de la population active dans les secteurs énergétiques, substituons le bilan des achats d'énergie de certaines industries exprimés en pourcentages des achats totaux de produits et de services: Sidérurgie 64 Produits chimiques 50 Métaux non ferreux 49 Transports intérieurs 48 Ciment 48 Pâtes et papiers 21 Textiles 19 Agriculture 9 Equipement 6 Moyenne pondérée de toutes les industries 15 Source : L'Europe face à ses besoins croissants en énergie, OECE, Paris, 1956,2 e édition, p. 45. 18

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Tendances et solutions

de l'économie énergétique européenne

Par Henri Rieben Professeur à l'Université de Lausanne

Conférence faite à la Société suisse de Statistique et d'Economie politique le 16 mai 1958 à Glaris

La contribution directe des industries énergétiques européennes à la valeur totale de la production de l'Europe occidentale est relativement faible. Elle ne représente en effet que le 6% du produit national brut.

Cette contribution se définit comme suit: J Pourcentage du produit national brut

Energie 6 dont: Charbon 3,0

Electricité 2,0 Pétrole 0,3 Gaz 0,7

Autres secteurs industriels 39 Agriculture 14 Commerce, transports et autres services 42

100 Source : L'Europe face à ses besoins croissants en énergie, OECE, Paris, 1956,2e édition, p. 44. Seule une faible fraction de la population active totale, soit 1,8 pour cent

est employée dans les secteurs énergétiques. L'effectif est évalué à 2 300 000 de personnes, dont 1 700 000 dans les charbonnages.

A cette image exiguë de la contribution à la formation du produit national brut et de la fraction de la population active dans les secteurs énergétiques, substituons le bilan des achats d'énergie de certaines industries exprimés en pourcentages des achats totaux de produits et de services:

Sidérurgie 64 Produits chimiques 50 Métaux non ferreux 49 Transports intérieurs 48 Ciment 48 Pâtes et papiers 21 Textiles 19 Agriculture 9 Equipement 6 Moyenne pondérée de toutes les industries 15

Source : L'Europe face à ses besoins croissants en énergie, OECE, Paris, 1956,2e édition, p. 45.

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Ces quelques pourcentages montrent que l'énergie est le sang qui irrigue les activités essentielles du corps économique européen.

Or si nous en reprenons la liste, nous constatons simultanément que celles qui viennent en tête dans la consommation d'énergie (industrie mécanique, pro­duits chimiques, métaux non ferreux, etc.) sont aussi celles qui non seulement se développent le plus rapidement mais viennent en tête des industries exportatrices.

A la pointe fragile de cette pyramide renversée, l'énergie supporte et sou­tient le socle puissant de l'économie intra-européenne et de l'industrie d'exporta­tion de notre continent. Le destin de puissance et de fragilité qui appelle sur l'économie énergétique européenne l'image biblique du colosse aux pieds d'ar­gile est-il inscrit dans notre histoire ?

Pendant des millénaires, le muscle humain et animal a constitué la principale source d'énergie. Il faut attendre l'invention de la machine à vapeur par Watt, en 1767, pour ouvrir à l'humanité l'ère de la première révolution industrielle, celle du charbon. C'est sous le signe de l'or noir que se situe l'extraordinaire développement de l'Europe du XIX e siècle, la montée de cette Europe dans laquelle Keynes voyait le continent par excellence du charbon et du fer.

En 1870, sur une production mondiale de 30 millions de tonnes de minerai de fer, l'Angleterre, l'Allemagne et la France en réalisent plus des 2/8. A elles trois, elles assurent aussi les 9/ l 3 de la production de fonte. Mais surtout, les six pays constituant aujourd'hui la CECA et l'Angleterre participent en 1870 pour 3/4 à l'extraction mondiale de houille qui s'élève alors à 218 millions de tonnes. Ces chiffres expliquent à eux seuls tout l'apogée industriel européen au XIX e siècle.

La population du continent passe de 180 à 480 millions de personnes sans compter 100 millions d'émigrants. «La douceur de vie», dont la nostalgie se prolonge jusqu'à aujourd'hui, date de la fin de cette époque. Vers 1910, l'Europe est le banquier de l'univers. Elle assure plus de la moitié et de la production industrielle du monde et du volume du commerce international. Elle est fière de sa primauté incontestable qui s'intègre d'ailleurs dans un régime économique mon­dial cohérent et complet à direction européenne. La politique qui en est l'ins­trument s'oriente avec succès vers un triple programme de contrôle des matières premières, d'administration du crédit mondial et de domination des mers. La doctrine libérale aboutit à ce résultat remarquable d'arriver à faire coïncider la meilleure division internationale du travail et des échanges avec la promotion de l'Europe au rôle d'usine spécialisée de la planète.

L'histoire a montré qu'il y avait quelque imprudence à tenir pour nécessaire et assurée une situation qui ne correspondait qu'à une simple étape de l'évolution économique mondiale. L'histoire du XX e siècle, c'est pour l'Europe d'abord l'histoire d'une longue guerre fratricide de 30 ans entrecoupée par une violente crise économique mondiale. Occupée à se battre et à panser ses plaies, l'Europe ne sait plus, dans le domaine énergétique, reconnaître les signes des temps. Trois de ces signes auraient pourtant dû l'aveugler.

Le premier concerne le déclin de la position dominante du charbon. En 1913, la houille couvre encore le 90% des besoins énergétiques mondiaux. Au milieu

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du X X e siècle, elle a rétrogradé jusqu'à 47 %. Dans le même intervalle, le gaz et le pétrole partant de 3 % se hissent jusqu'à 45%. Cette évolution marque un second tournant dans l'économie de l'énergie. L'Europe le manque complète­ment. Le second signe est fourni par l'effet de stagnation produit par les guerres et par la crise sur l'économie européenne.

L'expansion de la première décennie du siècle permet aux six pays consti­tuant aujourd'hui la CECA d'accroître leurs produits nationaux d'environ 50%. C'est à peu de chose près le résultat américain à la même époque. De 1913 à 1948, la production industrielle européenne passe de l'indice 100 à l'indice 150 contre 100 à 350 aux Etats-Unis. En Europe, les besoins énergétiques suscités par ce faible accroissement peuvent être couverts par simple amélioration du rendement, si bien que l'utilisation d'énergie primaire reste stationnaire tandis qu'elle double aux Etats-Unis.

Mais l'image de la stagnation énergétique de l'Europe devient le symbole de sa perte de vitesse et de son déclin général. En 1953, les six pays de la CECA n'avaient pas encore atteint leur production de charbon de 1938. Mais durant cette même période, cette production était passée de 350 à 440 millions de tonnes aux Etats-Unis et de 110 à 240 millions de tonnes en Union soviétique. A la veille de la première guerre mondiale, l'ensemble des six pays de la CECA pro­duisaient presque autant d'acier que les Etats-Unis et six fois plus que la Russie. Depuis lors, ils ont rétrogradé jusqu'à ne plus réaliser que le tiers du tonnage américain et à peine plus que l'Union soviétique.

Cette Europe en perte de vitesse du X X e siècle, c'est celle-là même qu'évoque Hoffmann^ premier administrateur du plan Marshall lorsqu'il oppose, en 1949, ces 270 millions d'Européens réalisant un produit national brut de 160 mil­liards $ aux 160 millions d'Américains créant un produit national de 260 mil­liards $. Or, nous avons vu que la valorisation du travail dépend beaucoup de l'importance de l'outil énergétique mis à disposition de l'ouvrier. Aussi est-il intéressant de souligner la concomittance qui apparaît en 1949 entre le rapport des revenus nationaux (1 à 2%) et celui des outils énergétiques, 175 000 kwh. par ouvrier américain contre 56 000 pour son camarade européen, c'est-à-dire l à 3.

Et puisque nous appliquons involontairement les méthodes de l'induction baconnienne, voyons ce que peut donner dans notre cas l'application du qua­trième procédé dit des résidus ou des différences.

La récente période d'expansion nous fournit, par contraste, d'excellents points de repère. Stationnaires pendant les 35 années antérieures, la consom­mation d'énergie des six pays de la CECA s'accroît de 35 % de 1950 à 1955 répon­dant à un accroissement de même amplitude de la production générale. En cinq années, la consommation d'énergie des Six passe de 300 à 400 millions de tonnes d'équivalent charbon. Elle ne peut être assurée que grâce à un recours massif aux importations dont le coefficient passe de 10 à 20%, accroissant d'autant le taux de dépendance énergétique des Six. L'année dernière, ils ont dû importer, pour combler leur déficit, 100 millions de tonnes d'équivalent charbon. C'est à vingt-cinq millions de tonnes près la capacité de production d'une seconde

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Ruhr qui est requise pour faire face aux besoins énergétiques normaux de l'éco­nomie européenne en expansion.

Il suffit d'extrapoler sur les deux prochaines décennies le développement de la dernière pour faire dès lors ressortir des déficits probables beaucoup plus im­pressionnants. Supposons en effet qu'il soit possible à la Communauté écono­mique européenne d'accroître son produit social de 50% de 1955 à 1965 et de 35% de 1965 à 1975. Compte tenu des possibilités d'extension normales des sources classiques, le déficit d'énergie qui en résultera sera porté à 200 millions de tonnes d'équivalent charbon en 1965 et à 300 millions de tonnes en 1975, ce qui équivaudra, sur le plan des devises, à une hémorragie de 2 milliards $ pour 1965 et de 4 milliards $ pour 1975.200 millions de tonnes d'équivalent charbon, c'est à 50 millions de tonnes près, la capacité actuelle totale des charbonnages alle­mands, français, belges, néerlandais, luxembourgeois et italiens. 300 millions de tonnes, c'est presque deux Ruhr et demie nouvelles. Ce bilan énergétique actuelle­ment déficitaire, ces perspectives de déficits rapidement croissants sont d'autant plus inquiétants que toute l'Europe se trouve dans la même situation et devant les mêmes impératifs.

Ainsi le Royaume-Uni, pays de la houille par excellence, dont les importa­tions nettes de combustibles lui coûtaient en 1955 266 millions de Livres sterling. Ainsi l'Europe des Dix-Sept de l'OECE dont le déficit de 146 millions de tonnes d'équivalent charbon en 1955 pourrait être porté à 200 millions de tonnes en 1960 déjà et à 450 millions de tonnes en 1975, compte tenu également des pos­sibilités de développement normales des sources classiques.

Pour bien apprécier les conséquences désastreuses que peut comporter cet accroissement exponentiel du déficit énergétique européen, il convient de l'ap­précier à la lumière de trois critères: 1° le prix; 2° la qualité des sources d'ap­provisionnement extra-européennes mises à contribution; 3° l'évolution de la demande des pays en voie de développement.

1° En Europe, le charbon reste la source d'énergie la plus importante. Pour­tant nous avons vu avec quelle force la demande se déplace vers les formes secondaires telles que l'électricité, le gaz et les produits pétroliers. En dépit de cet allégement, la production houillère ne suit plus l'accroissement des besoins. Elle plafonne et elle renchérit. En Angleterre, on compte que le coût d'extrac­tion augmente de 2 % chaque année. Sur le continent, les difficultés croissantes de l'extraction et le manque de main-d'œuvre concourent à nous ligoter dans le carcan de l'énergie rare et chère. En 1954, le prix moyen de la tonne de charbon était de $ 12.15 en Allemagne, de $ 14.60 en France et au Royaume-Uni contre $ 8.95 aux Etats-Unis. Voilà qui n'encourage pas le capital européen à s'investir dans de nouveaux puits de mine, d'autant plus qu'il faut dix-sept ans et 250 minions de DM pour qu'un nouveau siège d'extraction, précisément en cours de construction dans la Ruhr, atteigne sa capacité totale de 2,5 millions de tonnes par an.x

1 Cf. l'excellent ouvrage de Pierre Wigny: Un témoignage sur la Communauté des Six. Lu­xembourg 1957. p. 79.

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Tenant compte à la fois de ces difficultés et de l'importance capitale que l'exploitation de son charbon revêt encore pour l'Europe, la CECA a élaboré une politique charbonnière visant à pousser la production de 243 millions de tonnes en 1955 à 293 millions de tonnes en 1975. Comme les charges salariales représentent plus de la moitié du prix du charbon, qu'elles devront, pour des raisons compréhensibles, rester liées à l'évolution des salaires des secteurs indus­triels bénéficiant de la productivité optimum et qu'il n'est en revanche pas pos­sible d'escompter, pour des raisons géologiques, une élévation de la productivité dépassant 25% en 20 ans, on voit qu'il serait raisonnable d'appliquer à nos calculs continentaux un taux de renchérissement proche du taux anglais.

Dans nombre de pays, l'électricité hydraulique constitue un élément appré­ciable ou important du bilan énergétique global. C'est le cas de l'Autriche, de l'Italie, de la Suède, de l'Irlande, de la Norvège et de la Suisse. Mais pour plu­sieurs d'entre eux, une période de quinze à vingt ans suffira pour atteindre la limite optimum de leur potentiel hydroélectrique économiquement exploitable. Ce sera le cas de l'Espagne, de la Finlande, de l'Italie, de la Suède et de la Suisse. L'Autriche, la Norvège, le Portugal, la Turquie et la Yougoslavie bénéficieront d'un délai un peu plus long. Enfin, comme le facteur transport devient déter­minant entre 500 et 1000 km, il conviendrait d'analyser de plus près les pro­positions du rapport préparé par Louis Armand pour l'OECE et recommandant la création de véritables zones industrielles européennes permettant aux pays à énergie chère d'installer des industries grosses consommatrices d'électricité, telles que l'aluminium, l'électro-métallurgie ou l'électro-chimie autour des réserves hydrauliques de Norvège, d'Autriche, ou le long du Konkouré en Guinée ou du Kouilou au Moyen Congo.

Compte tenu de tous ces facteurs et perspectives, le relais du kilowatt hydro­électrique sera en 1975 dans la meilleure hypothèse de l'ordre de 130 millions de tonnes d'équivalent charbon, ce qui laisse subsister un déficit énergétique global de 450 millions de tonnes pour les Dix-Sept de l'OECE et de 300 mil­lions de tonnes pour les Six de la CEE.

Le pétrole serait-il donc le dernier recours d'une Europe assoiffée d'énergie ? Les recherches de nappes de pétrole et de gaz naturel, activement poussées ces dernières années, ont déjà conduit à d'importantes découvertes, notamment en Italie et en France. En 1955, l'Europe occidentale a produit sous cette forme 18 millions de tonnes d'équivalent charbon. Elle en attend 70 millions pour 1975. C'est bien. Encore convient-il de placer ces cliiffres à côté des chiffres d'importa­tion de pétrole: 117 millions de tonnes d'équivalent charbon en 1955 pour l'Europe des Dix-Sept, et 315 millions de tonnes en 1975. Ces chiffres me paraissent plus que raisonnables si l'on tient compte du fait que les seuls Six ont importé l'année dernière sous forme de pétrole 75 millions de tonnes d'équi­valent charbon. Si le rythme de la dernière décennie est simplement extrapolé pour la prochaine, on arrive, dans ce cadre réduit, à une importation de 150 mil­lions de tonnes en 1962 et de 300 millions de tonnes en 1967.

Or cet accroissement exponentiel de la courbe de nos besoins en pétrole s'accompagne d'une très importante modification de la structure des centres

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de production. A la fin de la deuxième guerre mondiale, le 75 % de la production pétrolière mondiale était encore localisée dans l'hémisphère occidental contre 6% seulement au Moyen-Orient. Dix ans plus tard, le rapport a passé à 61 contre 21%. On prévoit que le Moyen-Orient livrera en 1975, la moitié de la production mondiale. On lui impute d'ailleurs d'ores et déjà le 70% des réserves mondiales. Non content d'avoir allumé au Moyen-Orient la lampe d'Aladin, le génie du pétrole l'a encore doté d'avantages sur les prix de revient qui les rendent jusqu'à 3 fois plus favorables que les prix de revient de l'hémisphère occidental.

Comme on prévoit que ce dernier ne disposera plus de pétrole exportable à partir de 1965, l'Europe se trouverait d'ici une décennie condamnée à puiser au Moyen-Orient les deux à trois cents millions de tonnes supplémentaires néces­saires à son approvisionnement énergétique. Cette dépendance quasi exclusive d'une région dont le moins qu'on puisse en dire, c'est qu'elle ne se caractérise pas par sa stabilité politique, constitue une menace politique permanente contre la paix mondiale, une constante tentation pour ceux qui détiennent le contrôle de ces richesses de les utiliser comme instrument de pression politique plutôt que comme facteur d'échange économique. Sans compter que depuis Suez on n'est pas certain qu'un nouvel embouteillage du canal ou le sabotage de quelque pipe-Une ne refasse peser une mortelle menace d'asphyxie sur de vastes et im­portants secteurs de l'activité industrielle européenne.

C'est la raison pour laquelle l'Europe n'aura désormais de cesse qu'elle n'ait conçu et réalisé une politique énergétique à long terme lui permettant:

1° de tenir un rythme suffisant d'expansion économique et d'accroissement du produit social;

2° de maintenir dans des limites raisonnables sa dépendance énergétique extérieure ; 1

3° de participer intensément à l'équipement énergétique des pays en voie de développement.

Le premier et le second objectif peuvent être définis très simplement; il s'agit de créer une source d'énergie nouvelle capable de fournir à l'Europe d'ici 10 à 15 ans 150 à 200 millions de tonnes d'équivalent charbon.

Le troisième objectif, plus complexe, pose des impératifs non moins caté­goriques. D'ici 40 ans, l'humanité aura doublé passant de 2% à 5 milliards d'in­dividus. Seule une industrialisation accélérée permettra de faire face à un tel accroissement des besoins. On prévoit d'ailleurs que la population active dans l'industrie passera de 180 à 700 millions durant le prochain demi-siècle. Cette explosion démographique va entraîner une prodigieuse multiplication des besoins énergétiques. M. Eric Choisy, président de la Grande Dixence, parle du coeffi­cient 25 pour le prochain siècle.

Dans ces conditions, un impérieux devoir de solidarité avec les générations futures nous commande d'interrompre le pillage des ressources énergétiques

1 Max Kohnstamm a remarquablement décrit le processus: expansion industrielle - goulot d'étranglement énergétique - dépendance énergétique extérieure, dans «Die Energiequellen fur Europa», Luxembourg, 1958.

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classiques par la découverte de nouvelles formes d'énergie. Il a fallu 300 millions d'années pour former le charbon et le pétrole. Aura-t-il suffi de trois à quatre siècles pour épuiser le premier et de cinq à six générations pour lamper le second ? En d'autres termes, serons-nous capables, en prenant le tournant de l'exploita­tion pacifique de l'atome de permettre à une société en mal d'explosion démo­graphique et de révolution technique d'interrompre le pillage de la planète par notre civilisation industrielle? Ou bien, les rythmes s'accentuant, allons-nous, dans l'ultime feu d'artifice de nos réserves classiques, assister à la transformation de ce qui reste de charbon et de pétrole en étoiles filantes de l'économie énergé­tique du XXI e siècle ?

Il ne suffit malheureusement pas, comme le croient encore beaucoup de gens, d'un peu d'uranium enrichi et de quelques idées pour établir ce relais vital du kilowatt nucléaire. Entre l'idée et son application pratique s'intercale un effort de science et d'industrie tel qu'aucune nation européenne ne peut prendre seule le risque d'une pareille entreprise.

Qu'est-ce en effet que l'industrie atomique? C'est d'abord un effort de recherche dont l'ampleur apparaît dans les faits et chiffres* suivants: Savants russes et occidentaux sont tombés d'accord à la Conférence atomique de Genève de 1955 pour admettre qu'on peut concevoir 900 à 1000 types de réacteurs mais que vingt à trente seront vraisemblablement rentables. Or, à ce jour, il n'existe aucune méthode scientifique permettant la sélection directe des réacteurs ren­tables. Il faut faire des essais. Chaque essai implique des opérations d'un coût pouvant aller jusqu'à plusieurs centaines de millions de francs et 50 % de techno­logie à inventer. Pour réussir, il faut être en mesure de construire le plus grand nombre de prototypes afin de pouvoir, par la confrontation des résultats, s'orienter rapidement vers les modèles les plus économiques. Or, pour résoudre ce problème, les Etats-Unis disposent d'ores et déjà de neuf approches. L'Union soviétique en a six et peut-être sept. L'Angleterre n'en a qu'une, de même que la France.

Nous nous trouvons en présence d'un décalage analogue dans la préparation des matériaux nécessaires au développement de l'énergie atomique. Ainsi le zirconium. La séparation du hafnium était encore il y a quelques années une opération très difficile de nature quasi pharmaceutique. Les Etats-Unis viennent d'en faire une opération industrielle. Un contrat a été passé qui porte sur un traitement annuel de 1000 tonnes permettant ainsi la mise en œuvre des tech­niques de fabrication les plus poussées.

En Europe, la France est une des nations les mieux placées en la matière. Sa production se limite à quelques tonnes par an.

Les usines américaines d'enrichissement de l'uranium par séparation des isotopes ont une capacité dépassant du décuple celle de l'unique usine européenne qui se trouve d'ailleurs en Grande-Bretagne. On peut se faire une idée de l'im­portance de ces usines lorsqu'on sait que leur consommation totale d'électricité équivaut à la consommation totale de la France. Enfin, la production de la seule usine européenne d'eau lourde, installée en Norvège, représente le vingtième de la capacité des usines américaines correspondantes. Mais l'industrie atomique,

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ce n'est pas seulement des usines, c'est aussi des hommes, c'est un effort financier immense, c'est un risque financier considérable.

Nous avons esquissé ailleurs le problème général des cadres scientifiques et techniques. Voici les ordres de grandeur concrets relatifs à l'effort atomique:

USA: 15 000 savants et spécialistes dans le secteur public. 100 000 spécia­listes, dont 10 000 ingénieurs, dans le secteur privé.

URSS: elle s'attaque à la formation de 1 million de spécialistes. Royaume-Uni: 6000. France: 2000. Ensemble des autres pays européens: 1500 à 2000.

Effort financier depuis le début de l'effort atomique jusqu'à fin 1956: USA: 85 à 90 milliards de fr. s. Royaume-Uni: 6% milliards de fr. s. France: l%-2 milliards de fr. s. Autres pays européens: 500-600 millions.

Il est intéressant de comparer les efforts en les ramenant au critère de l'in­vestissement par habitant:

USA: Fr. 500.— à 600.—. Angleterre: Fr. 140.— à 160.—. Six pays de la Communauté: Fr. 13.— à 16.—.

Le risque financier est la mesure de la vitesse avec laquelle ce gigantesque effort se développe.

Il y a 14 ans, le kilowatt-heure revenait à environ fr. 2 . - dans la pile de Fermi. Or, l'été dernier, Louis Armand pouvait faire état d'un type de réacteur capable de débiter de l'énergie coûtant quelques centimes le kwh.

L'histoire offre peu d'exemples d'un progrès technique si rapide lié à un abaissement si accéléré des prix de revient. On assiste à la même évolution au niveau du kilowatt installé où l'on trouve des variations allant du simple au double. Ces faits donnent une idée de la rapidité avec laquelle les installations se démodent et donc du caractère extraordinaire des taux d'amortissement qui doivent leur être appliqués. Sans parler du risque de responsabilité civile qui a contraint les marchés d'assurance les plus puissants à constituer des pools capables de conclure des polices pouvant s'élever, pour une seule installation, à plusieurs centaines de millions de francs suisses. Et que dire du risque tout aussi plausible de voir ces installations si coûteuses liées au procédé de fission se trouver à leur tour dépassées un jour par celles qui permettront la fusion des éléments légers.

N'existe-t-il donc pour les petites et moyennes nations d'Europe d'autre alternative que de gaspiller leurs forces vives dans de l'accessoire ou du démodé ou de laisser aux Russes et aux Américains le soin de courir les risques essentiels et de s'attaquer aux vraies entreprises de notre époque? Euratom a été pré­cisément conçu pour briser cette terrible alternative et pour créer une com­munauté à la mesure d'une pareille aventure.

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L'industrie atomique, c'est pour plus de 50 % de la chimie et de la métal­lurgie. Alors, s'imagine-t-on de quoi sera capable un ensemble qui unira Monte­catini, Solvay, Kuhlmann, Rhône-Poulenc, IG Farben, c'est-à-dire un ensemble aussi puissant que la chimie américaine. Et la métallurige donc, et l'électronique (avec Philipps, Eindhoven) et la mécanique, italienne notamment avec Fiat et Olivetti.

Le résultat de cette union, il est un peuple très réaliste qui l'a tout de suite imaginé. C'est l'«Economist» de Londres qui a aussitôt déclaré:

«Euratom, sous une forme proche de celle conçue par le comité Monnet est probablement une nécessité... le pool européen serait en mesure, si le Royaume-Uni n'y adhérait pas, de rattraper et de distancer rapidement l'effort nucléaire anglais.. .»

«Une participation britannique étroite au développement atomique euro­péen — et pas seulement un système de liaison mais une participation active -est aussi une nécessité... L'intérêt à long terme du Royaume-Uni requiert ce changement de la politique anglaise.»

Et de fait, avant même que le traité d'Euratom n'ait été signé et ratifié, le gouvernement britannique a constitué un comité commun avec les trois «Sages» de l'Euratom.

Mais l'industrie atomique, ce n'est pas seulement de la chimie et de la métal­lurgie, c'est avant tout de la matière grise. L'expérience américaine montre qu'elle est le résultat d'une équipe composée de 30% de cliimistes, 18% de physiciens, 13 % de mécaniciens, 12 % de biologistes, 10 % d'électriciens et 17 % d'ingénieurs divers.

L'expérience américaine montre aussi qu'elle est le produit d'un effort dans la genèse duquel la contribution européenne a joué un rôle déterminant. Libby l'a bien souligné récemment en reconnaissant la valeur décisive de l'apport de savants tels que Einstein, Fermi, Teller, von Neumann, Wigner, Szilard, etc.

De ces découvreurs, nous en avons peut-être encore une cinquantaine en Europe. J'en cite quelques-uns: Perrin, Goldschmidt, Guillaumat, Kowarski, de Broglie, Joliot-Curie, Leprince-Ringuet, Born, Hahn, Heisenberg, von Laue, Friedrich, von Weizsäcker, Scherrer, Pauli, etc. Grâce à l'Euratom, ces savants vont enfin pouvoir disposer d'un instrument de recherches adéquat et de suf­fisamment de temps pour s'adonner exclusivement à la recherche et pour l'ouvrir à toute une génération. D'ores et déjà, 800 millions de fr. s. vont être affectés à cet objectif durant ces cinq prochaines années. Euratom ne va pas se contenter d'unir l'effort des races les plus créatrices du monde, il va en multiplier l'effet grâce au travail d'équipe et à l'échange des connaissances à l'échelle européenne. En effet, si nous échangeons un kilogramme d'uranium, nous n'aurons jamais plus qu'un kilogramme chacun; mais si nous échangeons une découverte, nous aurons chacun deux, trois, dix découvertes. Voilà le fait nouveau capital auquel Euratom va donner corps. Euratom porte en lui beaucoup plus qu'une promesse d'énergie illimitée et de bien-être ; il préfigure l'épanouissement de tout le savoir-faire scientifique et technique. Il donne à la jeunesse l'espoir de créer à la place

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de la résignation d'administrer. Euratom va même peut-être faire mentir les sociologues et les économistes en redonnant, dans notre vieille société de con­tentieux, aux tâches d'invention et de création le pas sur celles de gestion.

La force de cette anticipation est déjà telle qu'elle a permis aux trois «Sages» de l'Euratom de négocier avec les USA un accord révolutionnaire puis­qu'il va permettre aux «Six» de tirer parti de l'avance technique américaine sans courir le risque de gaspiller leurs ressources et leur temps dans des essais déjà périmés et de bénéficier d'une aide de démarrage de l'ordre de 30 tonnes d'uranium 235 et cela sans contre-partie politique.

Comment un tel résultat a-t-il été possible ? Tout simplement parce que l'Amérique a fait le calcul suivant: Le prix

du kilowatt classique est beaucoup plus élevé en Europe qu'aux Etats-Unis. C'est cette disparité qui permettra vraisemblablement à l'Europe de démarrer la première avec l'exploitation commerciale de l'atome. Mais celle-ci va, grâce à l'Euratom, donner à la capacité d'invention européenne le maximum de pos­sibilités de développement et de découverte. Qui dit dès lors que l'union de nos efforts et la meilleure utilisation de nos réserves scientifiques ne va pas pré­cipiter à son tour le moment à partir duquel l'exploitation commerciale deviendra également possible aux USA? Voilà pourquoi Euratom a permis, pour la pre­mière fois dans l'histoire économique récente et avant même que les traités ne soient signés et ratifiés, d'amorcer cette conversation d'égal à égal qui est à la base de toute coopération véritable entre les USA et l'Europe. Euratom peut donc contribuer non seulement à débiter l'énergie abondante et meilleur marché nécessaire à notre expansion économique et sociale mais encore à brancher de vastes secteurs de nos industries sur un courant industriel qui les renouvellera profondément.

Face aux tendances à la concentration industrielle des temps modernes, le facteur qui s'est opposé avec le plus d'efficacité à l'hypertrophie des grandes agglomérations urbaines, c'est l'électricité épaulée par le pétrole. C'est l'élec­tricité qui a permis à de nombreuses industries de quitter les centres de concen­tration pour essaimer dans les vallées alpines une valorisation nouvelle des forces de travail et des économies régionales. Mais le prix du transport de courant électrique circonscrit dans des limites trop étroites tout le profit qu'on aurait dû pouvoir tirer d'une pareille évolution. Avec ses frais de transport quasi nuls, l'énergie atomique peut faire sauter cette barrière. D'ores et déjà, avec quelques centaines de kilos d'uranium enrichi on peut pratiquement transporter sans difficulté et n'importe où l'équivalent énergétique de nos plus puissants barrages. Grâce à l'atome, des régions jusqu'ici privées d'énergie ou condamnées au joug de l'énergie chère se voient enfin ouvrir tout grand l'accès au facteur le plus important du développement industriel moderne. L'atome peut ainsi fournir la base d'une association mutuellement fructueuse de l'Europe et de l'Afrique. En outre, face à un déficit énergétique qui va exiger d'ici deux à trois ans la création en Europe d'une seconde Ruhr suivie d'ici une ou deux décennies de la création de plusieurs Ruhr, l'atome va permettre de recréer autant de petites Ruhr qu'il sera nécessaire.

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Euratom apporte l'outil qui va enfin permettre de relever le défi que certaines grandes zones traditionnelles de dépression économique, comme le Mezzogiorno, lancent à l'Europe du X X e siècle. A toutes ces régions, Euratom apporte bien davantage que la technique puisqu'il leur apporte l'espérance d'une nouvelle vie. Ce faisant, Euratom apporte à l'Europe, au moment où elle va disposer avec le marché commun d'un puissant instrument de transformation des structures industrielles existantes, à la fois le courant d'expansion nécessaire à la réussite de l'entreprise et la possibilité de la réaliser d'une manière harmo­nieuse et équilibrée. Simultanément, et pour les mêmes raisons, cette communauté d'entreprise peut permettre à l'Europe d'apporter une substantielle contribution au démarrage des peuples économiquement sous-développés. Ils constituent la moitié de l'humanité et la moitié la plus pauvre. Leurs besoins sont énormes. L'ampleur de ceux-ci se mesure au fait que le tiers de la population du globe dispose de 85% du revenu mondial, le deuxième tiers de 10% et le troisième de 5%.

Mais tous les pays sous-développés sont des pays qui n'ont pas de ressources en énergie ou qui n'ont pas su ou pu les développer. L'énergie atomique peut contribuer à lever une des limitations fondamentales qui retenaient le démarrage économique de vastes territoires. Nous évoquions les réserves fabuleuses du sous-sol saharien. Peut-être l'atome ne se contentera-t-il pas seulement de rendre leur exploitation possible mais fera-t-il encore refleurir le désert.

Des multitudes misérables attendent de bondir de la préhistoire à l'âge de la pile atomique. Leur offrir de l'énergie nouvelle, c'est leur apporter bien plus que de la technique, c'est leur redonner une immense espérance1. L'histoire de demain sera sans doute écrite par ceux qui sauront donner corps à cette espérance.

Aussi ne faut-il pas s'étonner que les réacteurs et le savoir-faire atomique soient devenus les meilleures lettres de créance des ambassadeurs modernes et la lutte qui se dessine déjà pour l'équipement nucléaire du globe explique l'acharne­ment avec lequel les Etats-Unis et l'URSS, puissances les mieux nanties de sources énergétiques classiques, se sont attaquées au problème de l'industrie atomique.

Mais la portée la plus profonde de la révolution industrielle dont nous ne venons d'évoquer que l'aspect énergétique, c'est qu'elle est en train de faire de la matière grise la matière première par excellence de l'avenir.

Dans la pondération des facteurs du succès économique de demain, le filon du génie inventif, de l'ingéniosité industrielle et du goût d'entreprise pèse déjà au moins aussi lourd que les filons dont la nature a gratifié nos sous-sols.

L'Europe occidentale dispose dans ses 287 millions d'habitants d'un humus humain singulièrement fertile en ressources inventives. En se proposant de faire des centres de la recherche scientifique le support des réalisations industrielles les plus révolutionnaires de notre époque, Euratom, en plein accord avec l'effort complémentaire de l'OECE, s'apprête donc à refaire de l'Europe un foyer de rayonnement scientifique et peut-être, si nous le voulons, à l'heure de notre plus grand déclin le vrai continent de l'avenir.

1 Cf. M. Louis Armand, JOAN N° 78, Paris, 6 juillet 1956, p. 3269.