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Tesis sobre música y emoción

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Bertrand et toute ma famille,

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RemerciementsJe tiens remercier tout dabord mon directeur de thse Roger Pouivet. Cette thse lui doit beaucoup sinon tout : sa rigueur, son discernement intellectuel, sa disponibilit aussi, et surtout son soutien permanent ainsi que sa bienveillance mon gard mont profondment marque. Ce sont ses encouragements, ses conseils et ses suggestions qui ont rendu cette thse possible. Je le remercie particulirement de mavoir fait dcouvrir et aimer lesthtique comme matire inpuisable dinvestigation philosophique. Sans ses cours passionns et dune grande clart, jaurais srement pris une autre voie. Je remercie aussi tous les membres du Laboratoire des Archives Henri Poincar ainsi que lquipe enseignante du dpartement de philosophie de luniversit de Nancy qui mont assur de leur ferme soutien et de leur amiti en de multiples occasions. Je dois beaucoup aussi aux tudiants pour leurs ractions, leurs interrogations, et leur ouverture d'esprit. Je tiens remercier en particulier Gerhard Heinzmann pour ses encouragements, Manuel Rebuschi pour ses questions sagaces et ses remarques avises, Pierre-Edouard Bour et Franck Lihoreau pour leur aide prcieuse, Christophe Bouriau et Thomas Bnatouil pour leur gentillesse et leur volont de toujours massurer des conditions de travail me permettant de me consacrer pleinement mon travail de recherche et denseignante (lun nallant pas sans lautre !). Je pense aussi tous ceux que jai pu rencontrer lors de colloques ou de sminaires : quils soient ainsi chaleureusement remercis pour mavoir donn la chance de prsenter mes ides et pour les riches et instructifs dbats qui ont rsult de ces confrontations avec des auditoires attentifs et srieux. Merci en particulier Olivier Massin pour ses remarques, ses observations et ses critiques qui furent trs utiles. videmment, ce travail de recherche naurait srement jamais vu le jour si je navais pas rencontr la musique avant. Merci mon grand-pre qui ma donn le got du piano sur ses genoux et mon pre pour nos moments musicaux autour dune guitare, ma mre pour avoir cru en moi en tant que musicienne, mon premier professeur de piano Patrice Morand qui ma transmis son amour inconditionnel pour la musique et ma cousine Marianne pour sa virtuosit pleine de sensibilit au piano. Je remercie vivement Nathalie Audebrand, mon -2-

professeur de piano et amie, son talent (en tant que musicienne et pdagogue), son enthousiasme, sa confiance et son exigence musicale tant pour moi le fil directeur de ma pratique musicale. Je remercie aussi Cdric Audebrand pour ses cours trs utiles de musicologie, ainsi que lensemble des lves de ma classe de piano Marianne, Jean-Ren, Jrme, Sbastien, Emmanuel, Lucie Merci beaucoup pour tous ces moments partags de musique lors des concerts et autres stages. Merci aussi tous mes amis musiciens : Yann, Julie, Ptit Mick, Michelle, Mickal, Stphane, Jrme, Patrice qui, je lespre, trouveront leur espace musical pour sexprimer, si ce nest dj fait ! Merci enfin mes professeurs de danse : Danile (danse moderne-jazz), Sylvie (danse classique), Alexandra (danse jazz), Franoise (danse contemporaine) et Fatima (danse africaine) qui mont toutes, quoique diffremment, appris comprendre la musique par lexpression corporelle. En outre, cette thse naurait jamais pu tre crite sans les encouragements sans faille et laide morale constante de mes parents qui massurrent en permanence de leur appui et de leur confiance. Je tiens remercier aussi ma sur qui est un exemple pour moi et qui ma toujours soutenu. Merci aussi ma (grande) famille : ma grand-mre, mes oncles et tantes (loigns ou non), mes cousins, ma belle-famille, sans oublier mes amis (et tout particulirement, Carole, Pauline, Rokia et Bagguy) qui mont toujours permis davoir un quilibre motionnel ! Chacun leur manire, ils ont s me rconforter, me stimuler, me soutenir, minspirer ou maider dune quelque autre faon, au cours de ces trois annes de travail. Enfin, il me faut remercier tout particulirement mon amoureux et mari, Bertrand qui ma tant donn : sa constante tendresse, sa gnrosit, son profond sens de la vie et aussi ses grandes qualits artistiques que jadmire, ont t un immense bienfait et source dune grande stabilit pour mener bien ce travail.

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Sommaire(Table des matires en fin de volume)

Premire Partie : Quest-ce quune uvre musicale ? 1. Statut ontologique de luvre musicale 2. Identit de luvre musicale Deuxime Partie : Lexpression musicale des motions 1. Les motions : Une philosophie de lesprit 2. Smantique des noncs esthtiques 3. Ralisme et anti-ralisme esthtique 4. Proprits esthtiques et proprits non esthtiques 5. Musique et proprits expressives Troisime Partie : Comprendre une uvre musicale 1. Peut-on connatre une uvre musicale ? 2. En quoi consiste la comprhension dune uvre musicale ? 3. Comprhension musicale et motions 4. Interprtation descriptive et critique musicale 5. Essai dinterprtation des proprits expressives de la Ballade en sol mineur de Chopin

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Introduction

Introduction

Lanalyse des relations entre musique et motion se situe par rapport une longue tradition : il est courant en effet dassocier de manire systmatique ou non la musique aux motions. Ce dogme traditionnel repose sur une srie daffirmations, de prsupposs vhiculs autant par les amateurs de musique, les professionnels de la musique (chanteurs, musiciens, producteurs, compositeurs, etc.), les scientifiques (musicologues, psychologues, sociologues, physiciens, etc.), les philosophes ce propos ne faisant pas exception 1 ! Tous tentent dclaircir les interdpendances et les interactions entre le musical et lmotionnel. Cet axiome communment partag slabore en gnral autour de trois lieux communs : la ncessit de ressentir la musique, son influence motionnelle, et lexpression musicale des motions. Selon le premier dogme, il faut ressentir la musique pour la saisir, la comprendre. Par exemple, linterprtation (performative ou descriptive) du fado genre musical portugais exige de ressentir les thmes chants : lamour inassouvi, la jalousie, la mlancolie, le dchirement de lexil Or, ce lieu commun intgre certaines tensions internes. Tout dabord, les motions constituent-elles lunique moyen pour accder la musique, un moyen parmi dautres, ou un moyen essentiel ? Ensuite, quest-ce que ressentir la musique ? Cela implique-t-il dtre dans un certain tat affectif subjectif, dpourvu de toute rationalit ? Lapprhension de la musique relverait ds lors du domaine de lmotion oppos celui de la raison et de la connaissance : suivant lexemple ci-dessus, le fado, agissant sur laffectivit et lintriorit des corps, rsisterait toute analyse, voire toute description et appartiendrait par excellence lordre de lineffable. linverse, on peut affirmer le statut cognitif des motions au sens o elles articulent des processus de pense en aval les motions musicales dlivrent un savoir et/ou en amont les motions musicales reposent sur des lments cognitifs. De l, il sensuit lmergence de deux questions : A. Faut-il certaines connaissances pour ressentir la musique ? B. Les motions musicales sont-elles porteuses de connaissance ? Lenjeu est donc de dterminer sil y a et sil peut y avoir quelque chose comme une logique des motions : il faut savoir ce que lon entend par motion musicale.1

De Platon qui traite des pouvoirs de la musique sur le caractre des hommes ltablissement par des psychologues tel Imberty de liens universels et rptables entre telle musique et telle motion en passant par l'ide romantique du caractre expressif suprieur et indicible de cet art, cette tradition de pense est perptue.

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Introduction

La deuxime ide courante est celle selon laquelle la musique agit sur nos tats desprit et influence nos motions, linstar des Nocturnes de Chopin, de la Samba-rock interprt par Jorge Ben accompagn du Trio Mcoto ou de lalbum Appetite for destruction des Guns NRoses, uvres musicales qui rendraient respectivement tristes, heureux ou rvolts. De l, naissent les nombreuses tentatives pour identifier les musiques censes avoir des effets motionnels spcifiques : lapaisement, la motivation, lespoir, la joie, etc. Pour autant, la question reste ouverte de savoir si la musique expressive peut tre rduite un simple stimulus S dclenchant une raction motionnelle R. En outre, toute motion cause lcoute d'une uvre musicale doit-elle tre prise en compte ? Autrement dit, la musique assurerait une fonction de surface de projection : ce que lauditeur y trouve et y retrouve est en partie, ou compltement, la projection des lments de sa vie intrieure. Mais cette manire de rendre compte de la musique est-elle correcte ? Considrons enfin le troisime aspect de laxiome posant lmotion comme principe de la musique : cette dernire exprime des motions (celles du compositeur, de lauditeur, du musicien-interprte, etc). On peut citer titre dexemple le commentaire suivant propos des tudes de Chopin : De sourdes colres, des rages touffes, se rencontrent dans maints passages de ses uvres, et plusieurs de ses tudes, () dpeignent une exaspration concentre et domine par un dsespoir tantt ironique, tantt hautain 2. Il sagit de faire de la musique une langue expressive, un code compos dunits discrtes agences de faon cohrente et dont on peut dterminer la signification3. Do la recherche de correspondances entre des formes musicales lmentaires et des concepts motionnels. Par exemple, une sarabande du 18me sicle est considre comme une musique plus solennelle et plus empese quune gavotte ou plus forte raison encore quune gigue. Cependant, le problme est quil ny a pas de consensus quelques banalits prs , do la difficult dtablir un dictionnaire de lexpression musicale : les sarabandes italiennes du 17me sicle taient des musiques dites lascives qui incitaient danser de manire assez dvergonde (selon le clerg de lpoque). Par ailleurs, nest-ce pas soumettre les uvres musicales une cure damincissement drastique en tentant dtablir un vocabulaire musical des affects ? Les uvres finissent par ntre plus que des piphnomnes symboliques sans spcificit expressive propre, dpourvue de toute signification particulire. Enfin, la2 3

Commentaire de Liszt, Frdric Chopin, p.87. La musique serait la langue des motions.

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conception commune de la musique comme langue expressive a fait lobjet dun certain nombre de critiques : peut-on mettre nos motions en musique ? La musique est-elle un art dmotion plutt que de pense ? Echappe-t-elle en cela toute approche rationnelle ? En rsum, la relation entre la musique et les motions est toujours dj suppose. Ces deux termes sont par avance relis, voire considrs comme un plonasme au sens o toute musique est motionnelle et toute motion mise en musique : des efforts ont en effet t engags de longue date afin dinstaurer un rapport dquivalence entre musique et motion, au point que le syntagme motion musicale apparat bien des gards comme un syntagme plonastique 4. Cette relation entre la musique et les motions stablit autour dune srie de distinctions conceptuelles : lintrieur et lextrieur, le subjectif et lobjectif, linarticulable et larticul, lindicible et le dicible, la musique et les motions tant relies aux premiers termes des distinctions ci-dessus. Le but de ce travail de recherche est dprouver la valeur ainsi que la rsistance de la relation entre la musique et les motions. En effet, si ce rapport est toujours dj prsuppos, il reste peu analys, comme une terre inconnue : il est la fois vident et difficile saisir. Ds lors, le problme gnral qui se pose ici est la caractrisation de la relation entre la musique et les motions. Est-ce un rapport de type antagoniste, ce dernier pouvant prendre deux aspects : soit la musique exclut les motions, soit les motions excluent la musique ? Dans le premier cas, lopposition entre le musical et lmotionnel prsente trois facettes distinctes : a) un versant ontologique suivant lequel la musique, de par sa nature, ce quelle est, ne peut pas exprimer dmotions, b) un versant valuatif selon lequel la bonne musique, ou encore les uvres musicales russies, nexpriment pas dmotions, et c) un versant pistmologique daprs lequel la comprhension, ou plus gnralement lapprhension de la musique, nimplique nullement davoir des motions de la part de lauditeur.

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Laborde, Des passions de lme au discours de la musique , 6.

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Le second cas permet quant lui, de distinguer deux possibilits : a') un versant ontologique : tant donn le statut mtaphysique des motions, il est impossible que celles-ci soient exprimes par des uvres musicales ; b') un versant valuatif : la musique expressive au pire dnature les motions, ou au mieux savre inadquate pour rendre compte de ce quelles sont rellement. Ny a-t-il pas au contraire une forme de dpendance entre la musique et les motions ? La question est alors de dterminer lequel des deux termes est llment de base dont dpend lautre. Lide selon laquelle la musique dpend des motions, peut revtir deux significations. En effet, soit il sagit de dire que toute musique, ou au moins les uvres musicales russies, expriment des motions, le critre expressif devenant un critre essentiel pour dfinir une uvre musicale ou pour dterminer sa valeur esthtique ; soit il sagit dinsister sur le rle des motions quant lapprhension dune uvre musicale lintelligibilit de la musique dpendrait de dispositions motionnelles de la part de lauditeur. Dans lhypothse suivant laquelle ce sont les motions qui dpendent de la musique et non linverse, on peut comprendre que la musique constitue le seul moyen adquat pour lexpression de nos motions notre comportement, le langage, la peinture, etc. se rvlent alors tre de pauvres substituts. Par ailleurs, la dpendance des motions vis--vis de la musique peut revtir un autre aspect : la musique permettrait dduquer (et pas seulement dexprimer) nos motions. Reste alors dterminer en quel sens il faut entendre lide dducation sentimentale par la musique. Enfin, supposer quil y ait un quelconque lien de dpendance entre la musique et les motions, ne peut-on pas aller plus loin en caractrisant ce lien comme un rapport de rciprocit, au sens dinterdpendance, dinterpntration ? La musique et les motions se supposeraient lun lautre, cette co-dpendance prenant de multiples formes suivant la comprhension que lon a de ces deux termes. En effet, la question de la nature et du statut de la musique se pose : quest-ce quune uvre musicale ? Il semble facile a priori de reconnatre les entits qui relvent du domaine musical : les Sonates de Mozart, les Menuets de Bach, Who's next des Who, La Cigale des -9-

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grands jours de Thomas Fersen, Pearl de Janis Joplin, B. Day de Beyonc, sont des uvres musicales. Et ce qui permettrait de les identifier comme telle, cest--dire comme uvre musicale et non comme un autre type duvre dart (uvre littraire, picturale, etc.) ou une autre espce dobjet (artefact, effet naturel), cest quelles possdent une structure sonore organise de manire musicale. Pourtant, 433 de John Cage (pice silencieuse pendant laquelle il ne joue pas) nest-elle pas une uvre musicale ? Et linverse, les rebondissements hasardeux dun singe sur un piano peuvent-ils compter comme de la musique du fait quils sonnent comme la chanson Happy birthday ? Par ailleurs, on considre souvent une uvre musicale comme lexpression unique et objectifie dun compositeur, qui existe de manire permanente une fois quelle est compose. Luvre musicale serait ds lors rptable : partir du moment o elle est cre, elle peut tre joue en diffrents endroits au mme moment ou dans un mme lieu diffrents moments. Ces excutions musicales sont quant elles, considres comme des vnements sonores transitoires qui prsentent luvre. Mais comment est-il possible quune uvre musicale puisse tre une entit unique tout en tant excute plusieurs fois et diffremment ? Peut-on concilier le caractre permanent de luvre et le caractre transitoire des excutions ? Comment comprendre la relation entre une uvre (Sonates pour Piano), son compositeur (Haydn) et ses interprtes (Paul Badura-Skoda, Alfred Brendel, Glenn Gould, etc.). Luvre musicale est-elle le journal intime du compositeur, ou bien est-elle compltement indpendante de son contexte de cration ? Autrement dit, la musique pose la question du type dentit quelle est et de sa spcificit. Comment se fait-il que le Carnaval de Vienne de Schumann puisse tre entendu au mme moment en des endroits diffrents ? Et dautre part, peut-on dire que cest bien la mme uvre qui est joue alors que les interprtations musicales diffrent dun point de vue qualitatif ? Peut-on dailleurs rassembler sous un mme terme des uvres aussi diffrentes que les chants bretons comme Les gars de Locmin, le Scherzo n2 de Chopin, Ma plus belle histoire damour de Barbara, Hit The Road Jack de Ray Charles, Atmosphres de Gyrgy Ligeti, I Dont Feel Like Dancing de Scissors Sisters ? Ne sont-elles pas des entits radicalement diffrentes ? Nest-ce pas in fine une erreur de catgorie dattribuer le statut duvre musicale autre chose qu ce que lon considre habituellement comme de la bonne musique, celle qui suppose une interprtation musicale et qui nimplique pas pour condition de production dtre faite en studio ? Voil pour le problme du statut des uvres musicales.

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Passons celui de la nature des motions par rapport la musique. Ce terme peut rfrer autant aux motions musicales des auditeurs quaux proprits expressives motionnelles des uvres musicales, do lapparition de la distinction qui nimplique pas ncessairement une opposition entre les motions ressenties et celles perues 5. Par exemple, la douceur exprime par les deux premiers mouvements de la Cantate n2 de Webern peut tre apprhende par un plaisir calme, ou encore, simplement perue partir dune analyse interprtative des proprits de cette cantate. En rsum, lanalyse systmatique des rapports entre musique, proprits expressives et motions ressenties ne peut tre mene directement : elle requiert une enqute ontologique portant sur chacun de ces trois termes. La thse que jentends dfendre consiste mettre en vidence le double aspect du rapport entre la musique et les motions. Il sagira en effet de montrer que la musique peut exprimer des motions spcifiques de manire mtaphorique et non pas littralement. Or, cela nimplique pas, bien au contraire, lirralit des proprits expressives : celles-ci, loin dtre des projections de lesprit (de lauditeur, du compositeur ou de tout autre acteur musical), des manires de parler, ou encore des proprits in fine rductibles aux proprits physiques de base, sont bien des proprits relles. Ds lors, pour apprhender dans sa globalit une uvre musicale expressive, ses proprits motionnelles rellement possdes par luvre devront tre saisies : une comprhension des proprits physiques et structurelles de luvre ne suffit pas. Largumentation en faveur de cette thse ontologico-pistmologique prend la forme suivante: (i) (ii) Lintelligibilit dune uvre musicale repose en partie sur lapprhension de son fonctionnement esthtique, cest--dire de ses proprits esthtiques. Or, une uvre musicale expressive a notamment pour proprits esthtiques des proprits expressives. (iii) Donc, afin de faire fonctionner une uvre musicale expressive, il faut apprhender ses proprits motionnelles.

Dans cette tude, il sera question uniquement des proprits expressives motionnelles de la musique. Ainsi, pour plus de facilit, jutiliserai comme quivalent les deux expressions suivantes proprits expressives et proprits motionnelles, bien quune uvre musicale puisse exprimer autre chose que des motions.

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Lanalyse des proprits expressives conduit au problme de la comprhension de la musique et du rle des motions de lauditeur. La musique requiert davoir certaines motions appropries. Celles-ci sont cognitives puisquelles permettent de connatre une uvre musicale, den apprhender ses proprits essentielles. Comprendre la musique avec motion, tel sera donc le versant pistmologique de la thse dfendue ici : les motions jouent un rle essentiel dans la comprhension musicale. Pour ce faire, la premire partie de cette tude consistera en lanalyse du statut ontologique des uvres musicales. tonnamment, peu de constructions ontologiques propos de la musique sont disponibles, les analyses que lon trouve tant le plus souvent consacres la question de la valeur de la musique et sa signification. Or, il importe de souligner la ncessit dune ontologie des uvres musicales qui sarticule autour des questions suivantes : A. Quelle sorte de chose est une uvre musicale ? Est-ce un objet mental, physique, ou ni lun ni lautre ? Une entit abstraite universelle pouvant tre multiplement instancie ou bien une entit concrte particulire ? B. Comment rendre compte du fait que la proprit dtre une uvre musicale soit attribue des entits si diffrentes ? Autrement dit, les uvres musicales sont-elles dune mme espce ? C. Quest-ce qui contribue lidentit dune uvre musicale ? Questce qui fait quune uvre musicale est la mme travers le temps et ses multiples occurrences ? En rsum, une ontologie musicale vise rendre compte de la nature de luvre musicale, de son mode dexistence et de son critre didentit. Or, une tension du point de vue mthodologique existe. Il y a en effet deux manires dapprhender les questions ontologiques : soit la reconstruction des entits ordinaires que sont les uvres musicales partir du sens commun, soit la rvision de leur statut en vue dun projet dontologie formelle gnrale. Il sagira ici dtudier cette alternative mthodologique et de jeter les bases dune mtaphysique descriptive et non rvisionniste de la musique : lontologie des uvres

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musicales relve dune ontologie populaire laquelle porte sur nos croyances quotidiennes au sujet des uvres musicales. Lanalyse portera tout dabord sur trois options ontologiques qui scartent du sens commun, respectivement les conceptions mentaliste, platoniste radicale et nominaliste. Toutes trois mettent en cause lide commune selon laquelle une uvre musicale est une entit particulire concrte laquelle possde plusieurs proprits (essentielles ou accidentelles). Selon la conception mentaliste, les uvres musicales sont considres en tant quentit mentale. La conception platoniste radicale quant elle, affirme que les uvres musicales sont des structures sonores ternelles excutables. Enfin, daprs la conception nominaliste, les uvres musicales sont un ensemble de marques entretenant certaines relations syntaxiques et smantiques. Sous ces trois formes, lontologie de la musique est indpendante dune thorie de la connaissance des uvres musicales. linverse, la mthode descriptive qui sappuie sur le sens commun, a pour but dassurer la signification des noncs quotidiens sur les uvres musicales. Ce que nous pensons et disons des uvres musicales constitue ds lors un guide sr, une base pour lanalyse de leur nature et de leur identit. La deuxime tape de ltude du statut ontologique des uvres musicales consistera mettre en cause le prsuppos mthodologique commun aux trois hypothses que sont le mentalisme, le platonisme radical et le nominalisme, celui selon lequel lontologie est indpendante dune thorie de la connaissance. partir de l, il sagira de proposer une ontologie populaire des uvres musicales qui tente de rendre compte de la varit des uvres musicales constitutives de notre exprience quotidienne de la musique : sil ny a pas de diffrence ontologique basique entre les uvres musicales, il importe pour autant, de rvler les spcificits ontologiques musicales caractrises par les conditions de production et de rception de luvre musicale considre. Lanalyse dtaille de ces fonctionnements spcifiques permettra de mettre en vidence les critres didentit des espces duvre musicale. En rsum, la conception dfendue dans la premire partie insiste sur la matrialit de luvre musicale : celle-ci a un statut physique et public ; ce nest pas une entit mentale ni une entit non physique. Dautre part, elle tente dexpliquer les diffrences entre les uvres musicales tout en en proposant une conception unifie. Elle permet enfin de rendre compte des intuitions du sens commun que sont la cration des uvres musicales, limportance de - 13 -

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lhistoire de production pour lidentit dune uvre, laccs pistmologique la musique par la perception auditive. La nature spcifique des uvres musicales clarifie, ltude du rapport entre la musique et les motions est possible. En effet, comment dterminer le statut des proprits expressives et le fonctionnement de lexpression musicale ainsi que le rle des motions musicales en vue de lapprhension de luvre, sans avoir rpondu la question ontologique du type dentit quest une uvre musicale. Les deux autres parties de ce travail de recherche ont donc pour point de rfrence la premire partie : cest lintrieur dune ontologie des uvres musicales que se pose la question du rapport entre la musique et les motions. La seconde partie aura pour sujet de rflexion lexpression musicale des motions, et la troisime, la comprhension musicale et le rle pistmologique des motions de lauditeur. Or, lexamen de ces deux thmes les proprits expressives et les motions musicales des auditeurs suppose de clarifier la nature des motions, objet du premier chapitre de la deuxime partie. Cest laune de lanalyse du statut ontologique et pistmologique des motions quil sera possible dexaminer plus particulirement lexpression musicale des motions (et ultrieurement, dans la troisime partie, le rle des motions en vue de la comprhension musicale). Lexpression musicale des motions est un type de fonctionnement esthtique particulier : toute uvre musicale possde un fonctionnement esthtique ; mais toute uvre musicale nest pas ncessairement expressive lexpression musicale ne constitue pas un critre dfinitionnel au sens o tout musique exprimerait des motions. Lanalyse de lexpression musicale des motions sarticulera autour de deux questions : A. B. Quel est le statut des proprits expressives ? Comment caractriser ce type de fonctionnement esthtique particulier quest lexpression musicale des motions ? Dans un premier temps, il importe de sinterroger quant la ralit ou non des proprits expressives. En effet, lexistence de telles proprits est prsuppose par nos descriptions affectives de la musique, comme par exemple lnonc suivant : La ballade irlandaise Wild Rover exprime un enthousiasme franc et direct . Cette supposition est-elle - 14 -

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fonde ? Peut-on et doit-on admettre la ralit des proprits expressives ? Ou linverse, une ontologie acceptant uniquement des proprits physiques (admises par la physique ou rductibles ces proprits) ne serait-elle pas suffisante afin de rendre compte des uvres musicales expressives et de leur fonctionnement esthtique ? Autrement dit, la proprit expressive dtre mlancolique attribue au Chant de gondolier vnitien de Mendelssohn serait simplement une projection de lesprit distincte de ce quest rellement luvre musicale, ou encore une simili-proprit car rductible aux proprits physiques de base de luvre. Ltude du statut ontologique des proprits expressives sarticulera autour de trois moments. Un premier temps sera consacr au statut smantique des noncs expressifs, afin de mettre en vidence leur fonction descriptive. Cette analyse du discours esthtique affectif ouvrira sur la question ontologique des proprits expressives. Contre la stratgie anti-raliste lgard des proprits expressives, il sagira de soutenir leur ralit objective : les noncs esthtiques affectifs, sils sont vrais, rfrent des proprits de luvre. Ainsi, lhypothse descriptiviste selon laquelle les noncs esthtiques affectifs possdent des conditions de vrit sera articule une version modre et non rductionniste du ralisme esthtique : 1. 2. Les proprits expressives se distinguent des proprits non esthtiques. Elles dpendent rellement des proprits non esthtiques via des ractions dtre dune certaine espce possdant certaines dispositions dans des conditions standard dobservation. 3. 4. Elles co-varient avec les proprits non esthtiques. La survenance des proprits expressives sur des proprits non esthtiques nimplique pas la possibilit de dterminer des causes ncessaires et/ou suffisantes. Et pour finir, une investigation prcise propos de lexpression musicale des motions conclura cette deuxime partie. Lanalyse critique des diffrentes versions de la ngation de lexpression musicale constituera le point de dpart de cette tude. La ngation de lexpression musicale des motions peut en effet prendre diverses formes : on dfend lide dune impossibilit effective le Chant de gondolier vnitien na pas la capacit dexprimer la mlancolie , logique le Chant de gondolier vnitien ne peut pas exprimer la mlancolie - 15 -

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ou de droit le Chant de gondolier vnitien ne doit pas exprimer la mlancolie. cette analyse critique succdera lexamen comparatif des thories positives de lexpression musicale des motions : la conception psychologique cest de manire indirecte, par lintermdiaire du compositeur ou de lauditeur, que lon attribue au Chant de gondolier vnitien la proprit dtre mlancolique , et la conception non psychologique de lexpression musicale laquelle dfend lide dun rapport direct entre luvre musicale, le Chant de gondolier vnitien et lmotion, ici, la mlancolie. Cest une version de la thorie non psychologique qui sera avance. Lexpression musicale des motions est comprise comme une forme de symbolisation : lexemplification mtaphorique 6, laquelle se distingue la fois de la description et de la reprsentation. La spcificit de loption dfendue rside dans la combinaison de deux aspects souvent spars : la ralit des proprits expressives et la dpendance pistmologique de luvre musicale expressive par rapport aux rponses cognitives (et notamment motionnelles) dun auditeur hypothtique. Cette conception pose ds lors le problme pistmologique de lapprhension dune uvre musicale : quentend-on exactement par conditions adquates dobservation ? Du fait quune uvre musicale nest pas rductible ce que lon comprend delle au sens o ce nest pas une entit mentale , il ne sensuit pas quelle ne suppose aucune condition pistmologique. Au contraire, le statut ontologique de la musique implique de prendre en compte la fois ses conditions de production et de rception : une investigation pistmologique savre ncessaire pour une ontologie complte des uvres musicales expressives. Ainsi, il sagira dans la troisime partie de rendre compte de la comprhension des uvres musicales. Lanalyse se limitera au problme des liens entre motion et cognition dans la rception musicale, ainsi qu la question de lapprhension des proprits expressives dune uvre musicale. Lexprience musicale semble tiraille entre deux caractrisations antagonistes : soit elle est considre comme essentiellement rationnelle et intellectuelle, soit elle est place du ct de lmotionnel et du ressenti. Mais quen est-il au juste ? Les6

Cest lintrieur dune interprtation raliste des proprits que lanalyse goodmanienne des symboles est utilise : si une uvre musicale exprime p, alors elle exemplifie mtaphoriquement la proprit p et pas simplement le prdicat p.

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conditions adquates dobservation incluent-elles des processus cognitifs et/ou motionnels ? Peut-on dailleurs parler de conditions adquates dobservation dans le sens o cela suppose lide de comprhension musicale ? Ne serait-ce pas contradictoire de relier la musique la connaissance 7 ? Cette troisime partie, qui a pour objectif principal de dpasser la bipolarisation entre lmotionnel et le cognitif propose dtudier la possibilit et la nature de la comprhension musicale. Il sagira dans un premier temps de poser un cadre limit cette rflexion. En effet, le problme de la comprhension musicale sinscrit dans celui de la connaissance en gnral. Au dfi sceptique selon lequel toute prtention la connaissance est illgitime, sera oppose une rponse pragmatique qui, loin de rfuter le scepticisme, le dpasse : le scepticisme nest pas faux mais dpourvu de sens, inintelligible. Cest donc lintrieur dune pistmologie fiabiliste de la vertu daprs laquelle la connaissance doit tre comprise en termes de vertus intellectuelles de lagent, que sinscrit lanalyse gnrale de la comprhension musicale, analyse laquelle sera consacre le deuxime chapitre. La comprhension musicale sera comprise laide dune notion complexe, celle de perception aspectuelle, dont lexprience motionnelle approprie et linterprtation descriptive sont des critres possibles. Or, en faisant de la comprhension musicale un type de perception aspectuelle, lalternative habituelle, mais abusivement simplificatrice, suppose entre lmotionnel et le cognitif appelle tre dpasse. Dans le troisime chapitre, il sagira ainsi de dterminer le rle des motions en vue de la comprhension musicale. Contre lide selon laquelle la capacit dtre mu lcoute dune uvre musicale, est une disposition trangre, cest--dire sans aucun lien avec la musique, ou pire un vritable obstacle la comprhension musicale, la thse dfendue sera la suivante : les motions constituent un mode propre de la comprhension musicale. Autrement dit, la comprhension de la musique ne peut se rduire une analyse critique sche de lidentit de luvre considre. Pour autant, comme il en sera question dans le quatrime chapitre, la mise en vidence du rle cognitif essentiel des motions nimplique pas le refus daccorder toute fonction linterprtation descriptive (cest--dire non performative) dune uvre musicale. Mais en quoi consiste linterprtation musicale ? Le processus interprtatif est une infrence la

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Cette distinction entre art et connaissance est explicite par Kant dans la Critique de la facult de juger.

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Introduction

meilleure explication, lobjectif principal tant de mettre en vidence lidentit et le sens de luvre. Do lmergence de deux problmes : A. Ny a-t-il quune seule interprtation correcte pour chaque uvre ? Et quest-ce quune interprtation correcte ? B. Linterprte doit-il prendre en compte les conditions de production de luvre intentions de lauteur et contexte musico-historique pour rendre compte de ce quelle est ? Par rapport la premire question, il sagira de dfendre une version restreinte du pluralisme interprtatif, qui se distingue de lhypothse moniste selon laquelle il ne doit y avoir quune seule interprtation correcte de luvre considre, mais aussi de lhypothse dconstructionniste laquelle encourage la multiplicit indfinie des remarques interprtatives. Cette conception pluraliste limite sarticule avec lhypothse dite intentionnaliste hypothtique : linterprtation musicale doit prendre en compte les conditions de production de luvre et notamment les intentions de lauteur postul. Cette conception sera mise en application dans le dernier chapitre lequel est un essai dinterprtation dune uvre musicale la Ballade n1 de Frdric Chopin , afin de tester la thorie avance. Lobjectif de cette tude est de proposer une reconception du rapport entre la musique et les motions en prenant pour principe mthodologique linterdpendance des trois champs dinvestigation que sont lontologie, la smantique et lpistmologie. Il sagit de proposer une alternative la fois aux conceptions rcusant tout rapport entre la musique et les motions, et celles qui expliquent ce rapport exclusivement via lexprience individuelle soit de lauditeur, soit du compositeur. Plus fondamentalement, le but de ce travail de recherche est de dcloisonner la philosophie de la musique. Cest un sujet transversal qui requiert de traiter des questions qui relvent de la mtaphysique, de lpistmologie, de la smantique, ou encore de la philosophie de lesprit. Cette interaction rvle ainsi le caractre erron de lhypothse de lautonomie de lesthtique musicale.

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Premire partie : Quest-ce quune uvre musicale ?

Partie 1 : Quest-ce quune uvre musicale ?

La question Quest-ce quune uvre musicale ? peut prendre deux sens diffrents : soit elle fait partie dune rflexion globale au sujet de la dfinition de lart ; soit elle est une investigation spcifique des problmes poss par une ontologie de lart. Adopter la premire orientation conduit proposer une dfinition de la musique il sagit de caractriser une forme particulire dart, la musique, terme possdant une extension plus troite que celle de la notion dart mais aussi une signification plus spcifique 8 , ou au contraire, nier la possibilit mme dune dfinition de la musique. Suivre la deuxime orientation, cest sinterroger sur le mode dexistence des uvres musicales, sur leur identit et leur identification. Si une dfinition de la musique (ou au moins la possibilit dune dfinition) peut tre corrlative dun choix lgard du statut ontologique de luvre musicale, elle ne se prononce pas ncessairement sur le mode dexistence des uvres musicales. La question dune dfinition de lart musical est une question traditionnelle largement dbattue, comme latteste la multiplicit des solutions concurrentes proposes : pour certains, la musique peut tre dfinie soit comme une organisation sonore, soit comme une organisation sonore issue dune activit humaine intentionnelle, soit comme des sons humainement organiss en vue dun effet motionnel, ou dune apprciation esthtique, ou encore comme des sons temporellement organiss par une personne en vue dun enrichissement de lexprience laide dun engagement actif 9 La question de la dfinition de la musique se distingue non seulement du problme du statut ontologique de luvre musicale, mais aussi de celui de la reconnaissance de quelque chose comme tant une uvre musicale, et enfin de celui de la considration des uvres musicales dun point de vue valuatif 10. Le problme du statut ontologique des uvres musicales, qui est quant lui, plus rcent, constituera lobjet de cette premire partie. Les difficults sous-jacentes une ontologie de la musique ne sont pas diffrentes de celles de lontologie en gnral : quelles sortes de choses existent ? Quelles sont leurs conditions dexistence ? Quest-ce qui fait quune chose, deux moments diffrents de son existence, est la mme ? Quelles sont les limites de ce changement afin que lidentit numrique dune entit soit conserve ? La tche dune rflexion ontologique gnrale consiste ds lors dcrire les catgories les plusLevinson, Music, Art And Metaphysics, p.268. Ces dfinitions sont rpertories et analyses par Levinson dans Music, Art And Metaphysics, p.267-279. 10 Quelles sont les uvres musicales russies ? Quest-ce qui rend telle uvre musicale meilleure que telle autre uvre musicale ?9 8

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Partie 1 : Quest-ce quune uvre musicale ?

gnrales employes pour lorganisation de notre exprience et de notre pense, ainsi que les rapports entretenus entre ces concepts, les rles respectifs quils jouent dans notre conception gnrale de la ralit. De mme, une ontologie musicale vise rendre compte de la nature de luvre musicale, de son mode dexistence et de son critre didentit. Do les questions suivantes : quelle sorte de chose est une uvre musicale ? Comment rendre compte du fait que la proprit dtre une uvre musicale soit attribue des entits aussi diffrentes que les Sonates pour piano de Beethoven, La Bohme de Charles Aznavour, Le Chant des adolescents de Stockhausen, Funguvhu tanzwa mulomo, chanson denfants Venda (Afrique du Sud), Bachiana brasilieras dHector Villa-Lobos, Black, Brown And Beige de Duke Ellington, Bouge de l de M.C Solar, Lake Of Fire de Nirvana ? Les uvres musicales sontelles toutes en vue dune excution musicale ? Pour rendre compte de lalbum Harvest de Neil Young, doit-on considrer que ce dernier a t produit dans des lieux diffrents des moments diffrents 11 ? Quest-ce qui contribue lidentit dune uvre musicale ? Comment tablir son critre didentit ? La question de savoir ce quest une uvre musicale est un problme quil importe dtudier explicitement du fait que son lucidation ou au moins son examen, dtermine en partie le contenu de lexprience que nous avons des uvres musicales ainsi que la signification quon pourra leur donner : si lesthtique a pu paratre dabord fort loigne des questions dontologie fondamentale, on pourrait se demander si au contraire, les objets dont elle se proccupe ne font pas delle un terrain privilgi pour lontologie 12. Lanalyse du statut ontologique des uvres musicales joue un rle substantiel pour toute investigation philosophique sur la musique 13 . Contre lide selon laquelle les questions ontologiques propos de la musique sont striles, il sagira ici de soutenir la ncessit et lutilit dune rflexion ontologique. Cette analyse soppose ainsi la conception sceptique soutenue par Ridley selon laquelle les discussions ontologiques en musique doivent tre dpasses car inutiles 14 . Daprs lui, puisque nous avons un sens robuste de lidentit dune uvre musicale, seules lesHeart Of Gold et Old Man sont enregistres au Quadrafonic Studio de Nashville, A Man Needs a Maid et Theres a World Londres avec lorchestre symphonique de la ville, Harvest lors dune deuxime sance Nashville, tandis que le reste de lalbum est enregistr dans son ranch baptis Broken Arrow prs de San Francisco. Ainsi, bien que le premier enregistrement a lieu en septembre 1971, lalbum ne sort quen mars 1972. 12 Cometti, Morizot & Pouivet, Questions desthtique, p.35. 13 Une ontologie musicale pourrait tre responsable de la manire dont nous prenons part et discutons de la musique et de ses uvres S.Davies, Musical Works And Performances, p.9. 14 Ridley, Against Musical Ontology .11

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Partie 1 : Quest-ce quune uvre musicale ?

questions valuatives importent pour une esthtique musicale. La philosophie de la musique est en ce sens un savoir critique valuatif qui a pour objet la dtermination de la valeur esthtique des uvres musicales et/ou des excutions musicales. linverse, une ontologie des uvres musicales amne une reconception de la philosophie de la musique et de lart en gnral : cette dernire, loin dtre consigne dans un domaine autonome, spar, isol, fait partie dune investigation mtaphysique. Lanalyse de la question gnrale Quest-ce quune uvre musicale ? implique en premier lieu la considration du problme de la nature de luvre musicale : est-ce un objet mental, physique, ou ni lun ni lautre ? Une entit abstraite universelle pouvant tre multiplement instancie ou bien une entit concrte particulire ? Si les uvres musicales sont des particuliers, sont-elles des particuliers substantiels ou un ensemble de particuliers non substantiels ? En outre, une ontologie de la musique ne peut faire limpasse dune analyse des diffrents types de musique : comment rendre compte du fait que la proprit dtre une uvre musicale soit attribue des entits trs diffrentes ? Autrement dit, les uvres musicales sont-elles dune mme espce ? La Ballade en sol mineur de Chopin a-t-elle le mme mode dexistence que Tostaky de Noir Dsir ? Les uvres musicales sont-elles toutes en vue dune excution musicale ? Quen est-il du statut des improvisations, de la musique de varit, du karaok ? Enfin, lanalyse du mode dexistence des uvres musicales conduira examiner le problme de lidentit dune uvre musicale. Il ne sagira donc plus simplement dune considration gnrale sur ce qui fait dune entit une uvre musicale mais de la question de lidentit de telle uvre musicale. Autrement dit, comment distinguons-nous telle uvre musicale dautres uvres musicales ? Quest-ce qui contribue lidentit dune uvre musicale ? En quoi le concerto que jentends aujourdhui est-il le mme que celui entendu hier, alors mme que les musiciens, le chef dorchestre et lexcution diffrent ? Jusqu quel point deux excutions dune uvre peuvent diverger tout en demeurant une excution de la mme uvre, cest--dire tout en maintenant la possibilit pour lauditeur de les reconnatre comme excution de cette mme uvre ? Qu'est-ce qui fait quune uvre musicale est la mme travers le temps et ses multiples occurrences ? Linitiative de cette investigation ontologique propos de la nature et de lidentit des uvres musicales se trouve justifie par trois raisons principales. Dune part, lontologie - 22 -

Partie 1 : Quest-ce quune uvre musicale ?

donne des critres pour distinguer les diffrents types dobjet (sons, structure sonore, enregistrement, excution, uvre musicale, uvre dart) et leurs liens (relation, dpendance, rduction, constitution, prdication). Dautre part, il sagit dutiliser les outils de lontologie comme analyse conceptuelle afin daborder, sinon de rsoudre, quelques problmes essentiels dans le domaine de la philosophie de la musique. Et tonnamment, on ne dispose pas dune vritable description systmatique des principales solutions thoriques envisageables ce propos. Enfin, essayer de comprendre la signification et le fait indniable, mais souvent non expliqu, de lexistence et de la nature des uvres musicales, est indispensable en tant que base pour ltude du rapport entre la musique et les motions. Une rflexion propos de ce rapport savrerait en effet incomplte voire arbitraire au sens o elle reposerait sur des prsupposs ontologiques sans les justifier ni examiner leur valeur si elle ne rpondait pas aux questions ontologiques souleves ci-dessus : lexamen du statut ontologique des uvres musicales constitue un pralable ncessaire avant toute analyse de lexprience musicale et des proprits esthtiques motionnelles des uvres musicales. Elle a pour tche dassurer une meilleure comprhension de ce quest une uvre musicale, ou du moins de mettre en vidence les difficults poses par cette question.

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1. Statut ontologique de luvre musicale1.1 Introduction : Dfi ontologique et dfinitionnelAvant de rpondre la question de ce quest une uvre musicale, il est fondamental de sentendre sur la spcificit de cette question. En effet, comme je lai dj indiqu, cette question recouvre deux problmatiques distinctes bien que lies : lanalyse de ce problme peut prendre deux voies diffrentes, celle dune dfinition de la musique comme uvre dart et celle dune ontologie de la musique en tant que type spcifique duvre dart. Ds lors, un dtour par lanalyse du rapport entre le problme ontologique et celui dune dfinition de la musique et de lart en gnral savre ncessaire avant de traiter le problme qui nous proccupe directement : le statut ontologique des uvres musicales. Est-ce un rapport dexclusion logique, didentit ou dinterdpendance ? Si ces deux questions ne sont pas identiques, quelle distinction peut-on tablir entre elles ? Affirmer la spcificit des deux problmes implique-t-il de les opposer lun lautre ? Sinon, quel lien entretiennent-ils ? Pour rsoudre ce problme, partons de la question de la dfinition de l'art : quest-ce quune uvre dart ? Le dfi pos par lentreprise de dfinition, loin dtre clos, est au contraire largement dbattu. Le paradoxe de lart introuvable 15 le constat double de lomniprsence de lart et du caractre insaisissable du concept dart est lorigine dun regain dintrt pour la question de la dfinition de lart. Mais peut-on dfinir ce quest une uvre dart ? Si oui, quelle stratgie adopter ? Et enfin, quoi bon entreprendre ce projet dfinitionnel ? Le genre daperu synoptique des tentatives de dfinition ne peut pas rsulter directement dune enqute historique, mais doit au contraire, servir dintroduction toute investigation philosophique sur lart. Par consquent, cest dune classification conceptuelle des positions possibles au sujet du problme de la dfinition de lart quil convient de nous munir. Trois types de rponse peuvent tre distingus :

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Expression de Clmentz dans Remarques sur lirralit de lart et la ralit des proprits esthtiques , p.45.

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1. Lessentialisme : il est possible de dfinir lessence immuable de lart par la mise en vidence dune proprit intrinsque spcifique, essentielle et perceptible partage par toutes les uvres dart. 2. Lanti-essentialisme : le concept dart nest pas susceptible dune dfinition ; lide dune nature propre des uvres dart est inconsistante. 3. Lessentialisme modr : ce qui fait quun objet est une uvre dart nest pas une proprit essentielle intrinsque, mais une proprit essentielle relationnelle ; lart est un terme relatif. Cette introduction consistera exposer brivement une discussion complexe qui a mobilis la fois lesthtique traditionnelle et lesthtique contemporaine. Cela tant, il sagira ici de comprendre et de reconstruire de manire synthtique lessentialisme radical ou modr, ainsi que lanti-essentialisme. Cette tape introductive qui permettra denvisager les forces et faiblesses de chacune de ces approches, jettera les bases dune investigation ontologique propos de la musique.

1.1.1 Essentialisme esthtiqueSi on reprend lanalyse gnrale de Thom au sujet de la logique de lessentialisme 16, lessentialisme en tant que thorie mtaphysique particulire peut tre dfini comme la dfense de lide selon laquelle les entits ont de manire non triviale des attributs essentiels et ncessaires, attributs qui ne sont pas possds par lensemble des entits existantes : bien quil semble y avoir une varit infinie de choses dans le monde, il y a pour chaque groupe de choses auquel un nom gnral unique est appliqu, quelque chose dimmuable qui rend possible lusage de ce nom. Ainsi, le terme sortal est fonction de lessence commune.

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Thom, The Logic Of Essentialism, p.316.

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La qute dune dfinition essentielle de x consiste en la recherche dune spcification des conditions ncessaires et suffisantes pour tre un x 17. Or, un objet x a la proprit P essentiellement si x la dans tous les mondes possibles dans lesquels x existe 18 : il nest pas possible que x existe et quil ne possde pas la proprit P (si P est une proprit essentielle). Par consquent, la tche dune dfinition essentielle de lart consiste dterminer les conditions ncessaires et suffisantes de lart afin de distinguer une uvre dart dautre chose. Or, lessentialisme esthtique est dfendu de diverses manires 19 : 1. La thorie reprsentationnelle : x est une uvre dart si seulement20

cest une

reprsentation . La reprsentation est considre comme un trait essentiel de lart. Afin de compter pour une uvre dart, le candidat doit possder la proprit dtre reprsentatif. 2. La thorie no-reprsentationnelle : x est une uvre dart si seulement x a un sujet propos duquel il est fait quelque commentaire . Pour quun objet soit inscrit dans la catgorie uvre dart, il faut quil soit propos de quelque chose. Cette dfinition de lart est obtenue partir dun postulat particulier : la ncessit dinterprter une uvre dart. (i) (ii) Toutes les uvres dart requirent dtre interprtes. Or, pour que quelque chose fasse lobjet dune interprtation, il faut quil soit propos de quelque chose. (iii) Donc, toutes les uvres dart sont ncessairement propos de quelque chose. 3. La thorie de lexpression : x est une uvre dart si seulement x consiste en une transmission volontaire dune motion particulire une audience, motion exprimente par lartiste lui-mme et clarifie aux moyens de lignes, figures, sons, couleurs, actions, mots . Lexpression dune motion est tenue pour tre une caractristique essentielle des uvres

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Arnauld et Nicole dans La Logique ou lart de penser (I, 12 ; II, 16), distingue deux types de dfinition : les dfinitions de nom et les dfinitions de chose. Les premires qui ne regardent que le son, savrent conventionnelles. Les deuximes peuvent prendre deux formes : soit la dfinition explique la nature dune chose par ses attributs essentiels, soit la dfinition a un degr dexactitude moindre et consiste en une description de la chose par ses accidents propres. Alors que la dfinition relle exprime lessence de lobjet dfini, la dfinition nominale fournit seulement un quivalent du mot sans indiquer la nature de lobjet. Trois conditions rglent la rectitude dune dfinition essentielle : luniversalit la dfinition comprend tout le dfini , le caractre propre la dfinition ne convient quau dfini , et la clart. 18 Cette dfinition dune proprit essentielle est explicite par Plantinga : Essence And Essentialism , p.138. 19 Carroll, Philosophy Of Art, I. 20 Le connecteur logique si seulement indique une condition ncessaire.

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dart. Lapparition dune motion esthtique par lattention porte x est un critre dterminant afin de dfinir x comme une uvre dart. 4. La thorie formaliste : x est une uvre dart si seulement x possde une forme signifiante . La forme signifiante constitue une qualit sans laquelle quelque chose ne peut tre une uvre dart. La reprsentation et lexpression ne sont pas des conditions suffisantes pour quune chose soit une uvre dart ; seule la forme signifiante assure ce statut dart. 5. La thorie no-formaliste : x est une uvre dart si seulement x a un contenu et une forme, de telle sorte que la forme et le contenu de x sont relis dune manire approprie . Les traits essentiels dune uvre dart sont la possession dune forme et dun contenu relis de manire adquate. 6. La thorie esthtique : x est une uvre dart si seulement x a t produit dans lintention quil possde une disposition, celle de susciter une exprience esthtique . Le fait que quelque chose provoque chez le spectateur une exprience esthtique constitue un trait essentiel dune uvre dart. Chacune de ces dfinitions suppose la critique des dfinitions alternatives 21 : la valeur de vrit dune dfinition essentielle dpend de la valeur de vrit des dfinitions concurrentes (si D1 est vrai, alors Dn+1, n+2 sont fausses). De plus, chacune de ces dfinitions essentielles a pour tche dtablir une dmarcation entre les uvres dart vritables et celles qui se sont leves ce rang uniquement par erreur ou par imposture. Enfin, chacune de ces dfinitions essentielles prtend expliciter ce quest une uvre dart russie : on value une uvre dart par la faon dont elle manifeste le concept duvre dart 22. Pourtant, trois reproches principaux peuvent tre adresss cette activit dfinitionnelle essentialiste. Dune part, on peut remarquer que ces dfinitions possdent un trs faible pouvoir descriptif : elles sont inadquates en tant quelles ne sappliquent qu un nombre trs limit dobjets revendiqus comme uvre dart. Chaque dfinition fait ainsi lobjet dune rfutation laquelle repose sur linvocation de contre-exemples : le Land-art,21

Comme lindiquent Arnauld et Nicole dans La Logique ou lart de penser, il est possible de contester la valeur de vrit dune dfinition essentielle la diffrence dune dfinition nominale. 22 Pouivet, Dfinir lart : Une mission impossible ? , p.15.

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lart conceptuel, les Ready-made, la musique concrte, mettent en difficult lexigence premire pour une dfinition relle adquate : lexigence duniversalit (la dfinition comprend tout le dfini). Dautre part, une dfinition essentielle tend confondre la dfinition et lidentification. La dfinition de x constituerait une condition ncessaire en vue de la reconnaissance dun x ; lidentification dun x, une condition suffisante pour ltablissement dune dfinition de x. Or, cette quivalence pose entre la dfinition et lidentification peut tre conteste : pour lart comme pour bien dautres choses, ne demandons pas aux dfinitions ce quelles ne donnent pas : un moyen didentifier ce quon a dfini 23. En effet, pour reconnatre par exemple, que x est une personne et non un mannequin, nous navons pas besoin dune analyse conceptuelle du terme personne, laquelle na pas non plus de fonction didentification. De mme, lucider le concept dart ne revient pas donner un algorithme infaillible permettant didentifier toutes les choses tombant sous lextension de ce concept. Enfin, les dfinitions essentielles prsupposent lide selon laquelle la dfinition est une norme valuative pour le jugement esthtique. Chaque dfinition essentielle stipule les proprits considres comme dsirables pour le bon art. Loin dtre seulement descriptives, ces dfinitions sont donc aussi valuatives. La russite dune uvre dart appartient la dfinition de ce quest une uvre dart : dfinir ce quest lart, cest aussi dfinir ce quest une bonne uvre dart. noncer la proposition x est une uvre dart et je napprcie pas x constituerait ds lors, une proposition paradoxale, tant donn la relation ncessaire entre larticit et le mrite. Cependant, une diffrence apparat entre le prdicat tre un x et le prdicat tre un bon x : les prdicats normatifs non valuatifs classent des objets. Les prdicats normatifs valuatifs classent des objets en fonction de prdicats qui dj les classent 24. Aussi, une hirarchie entre ces deux types de prdicat sinstaure : les prdicats normatifs non valuatifs sont du premier ordre, et les prdicats normatifs valuatifs du second ordre. Afin de comprendre cette distinction, une analogie peut tre tablie entre cette hirarchie de prdicats normatifs et la thorie des types dfendue par Russell. Cette doctrine

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Pouivet, Dfinir lart : Une mission impossible ? , p.15. Pouivet, Normes non valuatives , p.33.

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consiste en une rflexion au sujet des considrations syntaxiques de construction de formules logiques. Deux rgles sont mises en vidence : A. Avant dtre vraie ou fausse, une fonction doit tre doue de sens : pour chaque fonction propositionnelle, il faut dterminer un domaine de signifiance ensemble des valeurs de x pour lesquelles la fonction (fx) a une valeur de vrit. La question de la signifiance dune fonction conditionne celle de sa valeur de vrit. B. Les domaines de signifiance font lobjet dune hirarchie en types distincts : type des individus, type des classes des individus, type des classes de classes dindividus Lunivers logique est dcoup en types homognes, clos et mutuellement exclusifs. Une fonction a seulement pour type (cest--dire pour domaine de signifiance), des arguments dun type infrieur immdiat au sien. Une fonction a une signification si les valeurs assignables sa variable sont toutes du mme et unique type. En outre, la hirarchie des types de fonction sajoute une hirarchie en ordres : cette seconde hirarchie tient compte non seulement de largument de la fonction mais aussi de sa complexit syntaxique. La thorie des types est une mthode syntaxique qui permet dviter certains paradoxes par exemple, celui de la classe des classes qui ne sont pas membres dellesmmes. On vite la formation de contradictions en dfinissant typiquement chaque symbole. Paralllement, bien que les jugements de got soient trs souvent mls aux dfinitions essentielles, une distinction nette entre les prdicats normatifs non valuatifs et les prdicats normatifs valuatifs simpose. De l, dcoule une hirarchie entre ces deux types de prdicat : les seconds supposent les premiers. La proprit dtre une uvre dart est incluse comme base pour lvaluation, mme si la seule prsence de cette proprit ne saurait impliquer lexcellence dune uvre dart. Ainsi, la grammaire du concept uvre dart ne suppose pas une valuation positive : une uvre dart peut faire lobjet soit dune apprciation positive, soit dune apprciation ngative. Et dailleurs, pour certaines uvres dart, la dcision au sujet de sa valeur esthtique importe peu contrairement celle concernant sa dsignation comme uvre dart. Par consquent, lapplication du terme sortal tre une uvre dart se trouve - 29 -

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isole des jugements de valeur au sens o cette application est suppose par les jugements de valeur et non linverse. Le concept duvre dart, la diffrence du concept tre bon nest pas constitutivement valuatif : le premier permet didentifier quelque chose et non le second. En effet, le concept tre bon est essentiellement attributif et non prdicatif 25 : rien nest simplement bon ou mauvais, tre bon ou mauvais cest tre un bon ou un mauvais quelque chose 26 . Un adjectif essentiellement attributif a pour condition ncessaire un substantif fixant un critre : lusage prdicatif nest jamais dtachable de lusage attributif. () Pour que ladjectif beau ait un sens, il faut que lexpression un beau x en ait un 27. Par contre, le concept duvre dart est essentiellement prdicatif en ce quil nautorise pas de critre fix par un substantif 28.

1.1.2 Anti-essentialisme esthtique linverse, contre lactivit dfinitionnelle essentielle, on peut affirmer le caractre vain et inadquat de lentreprise de dfinition : lide dune essence des uvres dart est inconsistante ; lart nest pas susceptible dune dfinition. Cette position anti-essentialiste prend appui sur plusieurs arguments : la considration des dfinitions essentielles comme des pseudo-dfinitions, laffirmation du caractre superflu dune dfinition au profit de lattention porte aux usages, la critique de lide de nature commune, laffirmation selon laquelle rien nest intrinsquement une uvre dart, et enfin le refus dadmettre lautonomie de lart. La thorie anti-essentialiste dfendue par Weitz dans son article Le rle de la thorie en esthtique est pour cela exemplaire. Elle recoupe ces diffrentes formes argumentatives. Cest aussi lun des textes qui fut, sur cette question de la dfinition de lart, le plus discut dans les annes qui suivirent et marqua de telle faon lvolution de lesthtique analytique quil demeure aujourdhui encore une des rfrences invitables en ce domaine 29.Sur la distinction entre adjectif attributif ( un cheval blanc ) et adjectif prdicatif ( Ce cheval est blanc ), voir Geach : Good And Evil . 26 Geach, Good And Evil , p.34. 27 Pouivet, Franck Sibley, Peter Geach et les adjectifs esthtiques , p.108. 28 Sibley, Approach To sthetics. 29 Lories, Lart lpreuve du concept, p.56.25

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La question centrale pose par Weitz est la suivante : la thorie esthtique au sens dune dfinition vraie ou dun ensemble de propositions ncessaires et suffisantes de lart, estelle possible ? 30 . Lide quil sagira de dfendre : je veux plaider pour le rejet de ce problme 31. Limpossibilit dune dfinition essentielle de lart, loin dtre une difficult purement factuelle, savre tre une impossibilit logique car contraire louverture du concept dart : la thorie esthtique est une tentative logiquement vaine de dfinir ce qui ne peut pas ltre, dnoncer les proprits ncessaires et suffisantes de ce qui na pas de proprits ncessaires et suffisantes, de concevoir le concept dart comme clos quand son vritable usage rvle et exige son ouverture . Les thories esthtiques traditionnelles les thories formaliste 32 , motiviste 33 , intuitionniste 34 , organiciste 35 , et volontariste 36 (selon la classification de Weitz) rvlent trois faiblesses communes : elles sont inadquates, incompltes et non testables. Mais surtout, toutes chouent prendre en compte le fonctionnement effectif du concept dart 37 . Ainsi, la question Quelle est la logique de lnonc x est une uvre dart ? est prfre la question Quest-ce quune uvre dart ? . Le concept dart, tout comme le concept de jeu, a une texture ouverte. Mais en quoi consiste un concept ouvert ? Un concept ouvert, la diffrence dun concept ferm, nest pas gouvern par un ensemble dfini de critres ncessaires et suffisants. La prise en compte du caractre ouvert de certains concepts a fait lobjet de multiples tentatives philosophiques 38. Stevenson, le premier, porte son attention sur les dfinitions dites persuasives, dfinitions qui donnent une nouvelle signification un mot familier par exemple, les termes Dieu, justice, culture sans changement substantiel en ce qui concerne leur porte motionnelle. Paralllement, Waismann affirme que la texture ouverte de certains concepts consiste dans le caractre corrigible et amendable des dfinitions : aucun ensemble dfini de rgles ne peut tre pos pour lusage des termes ouverts. Hart, quant lui, indique queLories, Lart lpreuve du concept, p.27. Lories, Lart lpreuve du concept, p.28. 32 Conception selon laquelle la nature de lart serait une combinaison unique dlments particuliers. 33 Conception selon laquelle lessence de lart consisterait en lexpression dune motion au travers dun mdium sensible public. 34 Conception selon laquelle lart se situerait au premier niveau de la vie spirituelle. 35 Conception selon laquelle une uvre dart est essentiellement un complexe unique de parties entretenant des relations rciproques. 36 Conception selon laquelle lart a pour proprit ncessaire dtre lincarnation de souhaits satisfaits par limagination, le langage, et lharmonie. 37 Weitz affirme nanmoins la fin de son article, que ces thories traditionnelles, considres de manire non littrale, ont pour vertu de recommander certains critres dvaluation. 38 Weitz, Open Concepts , p.86.31 30

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certains termes, bien quils possdent des conditions ncessaires, nont pas de conditions suffisantes. Selon Wittgenstein, certains termes sont gouverns par un ensemble disjonctif de proprits (aucune dentre elles nest ni ncessaires ni suffisantes) lequel correspond une famille de ressemblance. Gallie, quant lui, introduit la notion de concept essentiellement contest : les critres dusage sont flexibles, non dfinitifs afin dtre applicables de nouveaux cas. Pour finir, Sibley met en vidence un groupe de concepts ayant pour trait logique de ne pas tre gouverns par des conditions ncessaires et suffisantes. Weitz prend acte de ces propositions et argumente en faveur de louverture du concept dart. Ainsi, tant donn le fonctionnement effectif du concept dart, lidentification dun objet comme une uvre dart ne passe pas par une dfinition essentielle, mais plutt par la recherche de plages de similitudes. Savoir ce quest lart nest pas saisir une essence manifeste ou latente, mais tre capable de reconnatre, de dcrire et dexpliquer ces choses que nous appelons art en vertu de ces similitudes 39. Les uvres dart sont donc runies non en fonction dun ensemble de proprits communes, mais par des ressemblances de famille : on dcide si une chose est ou non une uvre dart par la considration des similitudes quelle prsente avec un exemple indiscutable, typique dune uvre dart. Largumentation anti-essentialiste de Weitz sarticule de la faon suivante : (i) (ii) Si lart a une essence, alors lart du futur, dans ses traits essentiels, ne peut pas changer. Or, lart est expansif, aventureux : il fait lobjet de changements incessants. dterminantes 40. Weitz met en cause la fois la possibilit de dfinir lart et la prtention des thories traditionnelles de formuler de manire dfinitive les conditions ncessaires et suffisantes lattribution du terme uvre dart : aucune dfinition essentielle unique ne peut prendre en compte lusage effectif multiple et vari du concept dart. Cependant, le scepticisme quant au projet de dfinir lart, dont lanti-essentialisme se fait le porte-parole, soulve, malgr ses nombreuses vertus, un certain nombre39 40

(iii) Donc, il est logiquement impossible de garantir un ensemble de proprits

Weitz, Le rle de la thorie en esthtique , p.32. Weitz, Le rle de la thorie en esthtique , p.34.

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dinterrogations, lesquelles se nouent autour dun problme majeur : la critique des projets dfinitionnels essentialistes de lart rend-elle toute activit dfinitionnelle impossible et inutile ? En effet, on peut objecter la conception anti-essentialiste quelques considrations importantes. Dune part, plusieurs notions celles de concept ouvert, de rgle et de proprit essentielle sont, du point de vue de lanalyse, dfectueuses. Comme le fait remarquer Sclafani 41, le caractre ouvert dun concept ne se rduit pas la prsence de limites floues : les concepts sont dits ouverts lorsque de nouveaux cas, soit possibles anticiper, soit impossibles anticiper, soit dun genre limite, surviennent sans que des rgles puissent dterminer lapplicabilit du concept. De plus, Weitz conoit toute rgle par analogie une ligne droite inflexible. Or, en suivant lanalyse de Hart 42, deux types de rgles peuvent tre distingues : les premires dites rgles constitues et les secondes dites rgles constituantes. Les rgles constitues sont subordonnes aux rgles constituantes en tant que ces dernires dterminent la faon dont les rgles primaires peuvent tre dfinitivement identifies, dictes, abroges ou modifies 43. Ainsi, les rgles secondaires remdient une insuffisance du systme primaire de rgles, celle dtre statique, en introduisant des rgles de changement. Enfin, Weitz a une conception errone de ce quest une proprit essentielle : la proprit essentielle dtre une uvre dart serait une proprit perceptible dans chaque uvre dart. Or, il semble possible de soutenir lide inverse selon laquelle la proprit dtre une uvre dart est une proprit relationnelle, non perceptible, mais pour autant dun mme degr de ralit que les autres proprits intrinsques. Dautre part, le pouvoir explicatif de la notion de ressemblance de famille par rapport au concept dart peut tre mis en cause. En effet, la reconnaissance dune ressemblance de famille, loin de permettre lattribution dun nom commun, en est une consquence : cest quand le nom commun est donn, attribu, quand la dcision est dj prise quil y a lieu de rechercher ces ressemblances. Ce nest pas en fonction de ressemblances, qui ne pourraient tre choisies quarbitrairement, quil y a lieu de nommer, de dcider 44. Du fait que toute chose ressemble toute autre dun certain ct, la ressemblance de famille savre inutile

41 42

Sclafani, Art, Wittgenstein And Open-Textured Concepts . Hart, Le Concept de droit. 43 Hart, Le Concept de droit, p.92. 44 Lories, Lart lpreuve du concept, p.83.

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pour la classification. Dailleurs, la spcification dun critre afin de distinguer les ressemblances pertinentes ou non pertinentes conduit elle-mme une dfinition essentielle. Enfin, la consquence directe de la rfutation des thories esthtiques essentialistes nest pas ncessairement le rejet de lactivit dfinitionnelle. Le dfi de la dfinition de lart peut tre relev dune autre manire : il sagit la fois de rviser une conception errone de la dfinition celle selon laquelle une dfinition de lart reviendrait accder lart45 , et de proposer une dfinition nominale, intelligible et raisonnable, surmontant les difficults mises en lumire par la conception anti-essentialiste de lart.

1.1.3 Essentialisme modrOr, il y a trois manires de dpasser la teneur ngative de la thse anti-essentialiste, tout en vitant les difficults des dfinitions traditionnelles : les dfinitions institutionnelle, historique et fonctionnaliste de lart. Le point commun reliant les trois versions de lessentialisme modr consiste en ce quelles considrent la proprit dtre une uvre dart comme une proprit relationnelle. Une proprit relationnelle essentielle, la diffrence dune proprit intrinsque non relationnelle, nexiste pas dans tous les mondes possibles : cest seulement dans un monde o certaines personnes ont certaines intentions, quexistent des uvres dart 46. De l, il sensuit quil vaut mieux parler de quasi-nature pour les uvres dart que de nature, en tant que cette quasi-nature est corrlative de la pense et de lactivit humaines. Lanalyse de ces trois types de dfinition ne constitue pas une reconstruction complte des doctrines, mais donne plutt un aperu synthtique des diffrentes approches relevant le dfi de lactivit dfinitionnelle de lart.

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Pouivet, Dfinir lart : Une mission impossible ? , p.24. Pouivet, Lontologie de luvre dart, p.61.

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Version institutionnelleCette conception dfend lide gnrale selon laquelle une uvre dart est ncessairement cre en accord avec certaines rgles et procdures, dans un contexte institutionnel appropri. En effet, il est inutile de penser dfinir lart hors contexte et sans prendre en compte les pratiques et conventions en cours : les uvres dart rfrent aux autres uvres dart ainsi quaux pratiques de production et de rception dart. Do la dfinition suivante : une uvre dart au sens classificatoire est (1) un artefact, (2) auquel un certain nombre daspects lui appartenant ont permis dattribuer le statut de candidat lapprciation dune ou de plusieurs personnes agissant au nom dune certaine institution sociale (le monde de lart) 47 . Les conditions (1) et (2) sont ncessaires et suffisantes pour que quelque chose soit une uvre dart. Mais quest-ce que le monde de lart ? Le monde de lart est une institution sociale, structure en fonction de rgles et de conventions dfinissant les rles varis de lartiste, du public, de lexcutant, du critique dart, etc., et leurs relations. Cette institution est en grande partie informelle les procdures dterminant loccupation de rle ainsi que les limites de lautorit qui caractrise ces rles, ne sont pas codifies strictement , bien que certains lments (les thtres, les muses) soient structurs formellement. Lart est ds lors ncessairement social, en tant quil ne peut tre isol de son contexte : il nest pas possible didentifier un objet comme une uvre dart, si ce nest sur une certaine base dinformations eu gard au cadre et aux pratiques tablies dans le contexte o il se prsente. En rsum, la thorie institutionnelle de lart concentre lattention sur les caractristiques non exhibes que les uvres dart ont en vertu de leur incorporation dans une matrice institutionnelle qui peut tre appele monde de lart et () ces caractristiques sont essentielles et dterminantes 48. Nanmoins, cette dfinition institutionnelle soulve deux difficults principales. Dune part, cette approche procdurale ne rend pas compte de la possibilit dun art priv, non dclar, nimpliquant aucune performance culturelle (sorte de geste permettant lentre dun47 48

Dickie, Art And The sthetic, p.34. Dickie, Art And The sthetic, p.12.

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objet dans le monde de lart). Dautre part, cette dfinition manque de prcision quant au mode de rception dune uvre dart : pour parvenir une dfinition adquate et clairante de lart, il faut prciser quoi lobjet dart doit tre destin, quelle sorte de regard port sur lobjet on en appelle de la part du spectateur 49.

Version historiqueSelon la conception historique, la dfinition de lart doit, au lieu de prendre appui sur des relations purement procdurales et sociales, renvoyer plutt aux relations intentionnelles et historiques : la relation (intentionnellement provoque ou forge) qui existe entre un objet qui se prsente comme une objet dart et les objets dart qui le prcdent est tout ce qui reste () de la notion descriptive de lart 50. Autrement dit, le fonctionnement effectif du concept dart implique logiquement lhistoire concrte de lart 51 et une orientation intentionnelle dune ou de plusieurs personnes par rapport aux produits et aux activits artistiques. La mise en vidence dune notion univoque de lart est donc possible. Il sagit de proposer une condition minimale pour que quelque chose soit de lart : ce qui est essentiel, cest davoir une relation intentionnelle aux prdcesseurs artistiques ; le contexte requis nest pas ncessairement institutionnel. Dans son article intitul Pour une dfinition historique de lart , Levinson considre successivement quatre dfinitions complmentaires de lart, dfinitions qui rendent compte de lirrductible historicit des uvres dart.(I) X est une uvre dart df X est un objet quune personne ou des personnes qui possdent un droit de proprit lgitime sur X, destine tre peru durablement comme une uvre dart, cest--dire dune faon (ou de faons) qui le place en relation avec la faon dont les uvres dart antrieures 52 sont correctement (ou normalement) perues 53.

Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.18. Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.10. 51 Les options afin de faire de lart des moments ultrieurs sont ncessairement conditionnes ou affectes par les options pour faire de lart des moments antrieurs Levinson, Music, Art And Metaphysics, p.40. 52 Les italiques ont t ajoutes par rapport au texte original. 53 Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.22.50

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(It) X est une uvre dart en t = df X est un objet dont il est vrai en t quune personne ou des personnes ayant sur X un droit de proprit lgitime le destinent (ou lont destin) durablement tre peru-comme-une-uvredart cest--dire tre peru sur un mode (ou des modes) conforme celui (ou ceux) sur lequel les uvres dart antrieures t sont ou taient correctement (ou normalement) perues 54. (It) X est une uvre dart t = df X est un objet dont il est vrai en t quune personne ou certaines personnes, possdant un droit de proprit lgitime sur X, conoit durablement (ou a conu) X en vue dtre perucomme-une-uvre-dart cest--dire peru dune faon (ou de faons) conforme celle dont sont ou taient correctement (ou normalement) perus les objets qui font partie de lextension d uvre dart avant t 55. (II) Stade initial : les objets des arts premiers sont des uvres dart to (et par la suite). Stade rcursif : si X est une uvre dart antrieure t, alors Y est une uvre dart t sil est vrai qu t une ou des personnes ayant un droit de proprit lgitime sur Y, conoivent durablement (ou ont conu) Y en vue dtre peru sur un mode (ou des modes) selon lesquels X est ou tait correctement peru 56.

Une analyse comparative de ces dfinitions rvle plusieurs caractristiques importantes de ce quest une dfinition historique de lart. La dfinition de base (I) met en vidence lide selon laquelle les proprits relationnelles dterminantes pour quun objet soit une uvre dart sont historico-intentionnelles plutt que procdurales et sociales. Lintervention dun individu lie lhistoire de lart est tout ce qui est requis pour faire de lart. Cette relation intentionnelle peut prendre deux formes : la premire, non consciente, est dite intrinsque, et la deuxime, consciente en tant quelle relie une chose donne intentionnellement dautres choses lesquelles sont invoques de manire indexicale , est dite relationnelle. La dfinition historique de lart base sur cette relation intentionnelle diffre de trois autres approches historiques 57 : lune base sur linfluence causale des arts

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Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.26. Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.30. 56 Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.35. 57 Ces trois approches font lobjet dune discussion critique par Levinson dans The Pleasures Of sthetics, p.164-167.

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antrieurs, lautre base sur le compte rendu narratif de la position de telle uvre dart par rapport aux uvres dart, la dernire base sur lunit et lvolution stylistique. La dfinition (It) introduit explicitement le statut dtre une uvre dart un moment donn, et rend compte de la possibilit dune absence de concidence entre le temps de la cration physique dun objet (tp) et le temps du devenir-art (ta). La dfinition (It) rend manifeste la signification du concept dart : le concept dart ne possde pas communment de contenu au-del de ce que lart a t 58 . Lanalyse du sens du terme art se fait en fonction de lextension du concept duvre dart des moments antrieurs t. La quatrime caractristique mise en vidence dans (II) est lunit de lart dans le temps ainsi que son volution permanente. Lart se distingue dautres activits comme la philosophie, la science, en tant quactivit constitue purement de manire historique do lhistoricit interne du concept dart 59. Le problme pos par la dfinition (II) est que les arts premiers (ou ur-arts) ne sont prcds daucune uvre dart par dfinition : les ur-arts sont lorigine de lart, le point ultime de lhistoire de lart. On en arrive un ensemble dobjets, Ao, tels que les objets qui leur succdent sont conus en vue dtre perus comme le sont gnralement ceux qui appartiennent Ao, mais il nexiste pas dobjets X prcdant Ao tels que ceux qui appartiennent Ao auraient t conus de manire tre perus comme ltaient gnralement, en fait, ceux de X. Ao est donc bien un ensemble duvres appartenant lart premier 60 . Ainsi, le statut duvre dart des ur-arts et des uvres dart ultrieures est accord de manire diffrente : les seconds et non les premiers, sont dfinis de manire rcursive, en rfrence lorigine de lart. La rsolution du problme du statut des arts premiers consiste soit affirmer lide selon laquelle les ur-arts ont le statut dart en un sens diffrent, soit reconnatre que les premiers arts qui suivent les ur-arts sont de lart en tant quils sont destins tre peru-comme-un-ur-art. Lune des objections majeures faite lencontre de cette dfinition historique de lart est que cette dernire est trop large, en tant quelle ne comprend pas seulement le dfini : la condition minimale quest la relation intentionnelle au regard norm port sur les uvres dart antrieures ne constitue pas une condition suffisante.58 59

Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.20. Levinson, The Pleasures Of sthetics, p.152. 60 Levinson, Lart, la musique et lhistoire, p.36.

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Version fonctionnalisteSelon la conception fonctionnaliste, ce qui est essentiel pour que quelque chose soit une uvre dart, cest quil possde un fonctionnement esthtique. Les uvres dart ont une fonction que les autres entits artefactuelles nont pas : une uvre dart est un objet qui fonctionne de manire particulire, esthtiquement. la question Quest-ce que fonctionner esthtiquement ? , on peut rpondre par des critres 61 : la densit syntaxique et smantique, la saturation relative, lexemplification, ainsi que la rfrence multiple et complexe. Fonctionner esthtiquement, cest fonctionner symboliquement, cest signifier en faisant rfrence, en exemplifiant, en exprimant. La mise en vidence de proprits esthtiques est donc corrlative de lattribution du statut duvre dart. La nature (ou quasi-nature) dune uvre dart dpend de son fonctionnement, de lactualisation de ses proprits esthtiques constitutives. Le fonctionnement esthtique dune uvre dart suppose une personne (S) ayant des intentions dart (IA), dans un contexte (C) linguistique, culturel et institutionnel, et une tradition culturelle62. Ainsi, quelque chose x est une uvre dart si et seulement sil existe une entit x qui soit fonction de certaines pratiques et de certaines traditions (P), et que cette chose fonctionne esthtiquement 63. La dfinition fonctionnelle de lart, ne soppose donc pas aux autres dfinitions relationnelles institutionnelles, intentionnelles et historiques : une dfinition fonctionnelle de luvre dart sera aussi, au moins sa manire, une dfinition institutionnelle, historique et intentionnelle 64. La critique principale lencontre de cette dfinition consiste mettre en doute la ralit des proprits esthtiques, et plus gnralement celle des proprits relationnelles 65.La dtermination du fonctionnement esthtique par des critres et non par des symptmes la diffrence de Goodman rend manifeste la dpendance de la nature par rapport la fonction. 62 Pouivet, Lontologie de luvre dart, p.243. 63 On peut reprocher cette dfinition sa circularit en tant quelle se rfre directement au fonctionnement esthtique. Nanmoins, lobjection de circularit est embarrassante uniquement lorsque lon considre lanalyse comme la rduction dune structure complexe en lments plus simples. Elle ne lest pas si lon conoit les concepts comme formant une rseau, tel que la comprhension du rle dun concept donn nest possible que par la comprhension de ses rapports avec dautres lments du rseau. Ainsi, laccusation gnrale de circularit perdrait son pouvoir blessant, car on aurait peut-tre clair les concepts en traant un cercle suffisamment large Strawson, Analyse et mtaphysique, p.31. 64 Pouivet, Dfinir lart : Une mission impossible ? , p.18. 65 Ainsi, cette critique atteint tout autant la dfinition fonctionnelle que la dfinition institutionnelle, intentionnelle et historique.61

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Ds lors, toute tentative de dfinir de manire relationnelle lart semble voue lchec. La structure argumentative de cette objection est la suivante : (i) (ii) La nature de x est dtermine en fonction des proprits relles constitutives. Or, une proprit relationnelle, extrinsque, ne peut tre relle. cest--dire une dtermination de la nature de lart. (iv) De plus, aucune proprit intrinsque nest essentielle pour que x soit de lart. (v) Donc, seule une caractrisation relationnelle de lart est possible. (vi) Par consquent, toute dfinition de lart est voue lchec. Cette argumentation prsente une difficult majeure. En effet, il est possible de remettre en cause la deuxime prmisse contestant la ralit des proprits relationnelles 66. Cette ide prsuppose une conception rductrice des proprits relles : le caractre relationnel dune proprit nimplique pas sa subjectivit, ni son irralit67

(iii) Donc, toute caractrisation relationnelle de lart, nest pas une dfinition,

. Plus

fondamentalement, cette objection repose sur un prsuppos critiquable : lautonomie de lart serait une condition ncessaire afin de dfinir correctement lart ; et puisque lart nest pas autonome, il ne peut tre dfini. Or, de la dfinition de lart la supposition de son autonomie, la consquence nest pas bonne : une conception relationnelle de lart peut constituer une dfinition adquate de lart tout en rendant compte de la dpendance de luvre dart par rapport des intentions, pratiques et croyances spcifiques. Une dtermination relationnelle de lart nimplique nullement le rejet dune dfinition de lart et rciproquement. Ainsi, lide centrale dfendue est que si la proprit dtre une uvre dart nest pas une proprit intrinsque, il nen reste pas moins possible de dfinir lart de manire fonctionnaliste et donc relationnelle en se rfrant la spcificit de son fonctionnement : la quasi-nature dune uvre dart dpend de son fonctionnement esthtique lequel distingue les

Une proprit relationnelle est une proprit quune chose possde relativement autre chose. Lamarque montre que les proprits intentionnelles et relationnelles dune uvre dart sont essentielles et objectives : une uvre dart est un objet dune catgorie particulire ncessairement li des intrts humains (). Mais cela nimplique pas ncessairement la subjectivit, car les proprits relatives lart ne se trouvent pas dans lesprit du sujet percevant. Elles sont publiques et perceptibles ( Proprits des uvres et proprits des objets , p.41). Cette ide sera dveloppe dans la deuxime partie.67

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uvres dart des autres types d'artefact. Une dfinition relationnelle fonctionnaliste de lart conduit donc une investigation ontologique propos du type dentit quest une uvre dart. la question du rapport entre lentreprise de dfinir lart et celle dune ontologie de l'art, on peut donc rpondre comme suit : la distinction entre ces deux rflexions, loin de supposer une opposition, rvle une articulation, voire une certaine interdpendance suivant le type de dfinition propos. En effet, une dfinition de lart se distingue dune investigation ontologique : elle nexplore pas ncessairement le problme du statut ontologique de lart. Par exemple, la dfinition historico-intentionnelle de lart prsente par Levinson, semble ne pas se prononcer quant au type dentit que sont les uvres dart 68 . Nanmoins, on peut remarquer que la dfinition historico-intentionnelle drive de laffirmation de deux conditions logiques dexistence, celle de lartefactualit et celle de lindissolubilit69. Le concept dart mis en vidence par Levinson suppose notamment une histoire dartistes travaillant pour produire des uvres dart 70 : une uvre dart, en tant que produite intentionnellement, et localise dans des pratiques enracines historiquement, est un artefact, driv de laltration ou de la combinaison de quelque(s) individu(s). Les conditions dartefactualit et dindissolubilit garantissent la distinction en espce, et pas seulement en degr, des uvres dart par rapport aux objets naturels. En conclusion, une dfinition de lart ne peut tre assimile une rflexion ontologique : si la dfinition propose est corrlative dun statut ontologique des uvres dart, elle ne se prononce pas ncessairement sur la structure logique et les conditions dexistence des uvres dart. En rsum, lactivit dfinitionnelle dtermine et nonce la comprhension du concept dart. La rflexion ontologique, quant elle, caractrise la structure et les conditions logiques dexistence des uvres dart. Autrement dit, le but dune ontologie de lart est dexaminer lquipement mtaphysique de la pense et du langage ordinaires au sujet de ce que nous pensons et disons des uvres dart 71.

Une uvre dart est-elle une chose physique, une chose mentale ou peut-tre ni lune ni lautre ? Une uvre dart est-elle un particulier concret, li une place et un moment uniques, ou est-ce un universel ou un type, existant de manire abstraite ? () Ces questions tournent autour dun problme distinct de celui qui concerne lessence de lart, celui quune dfinition de lart a pour fin de mettre en vidence. Leur projet est plutt dindiquer le statut ontologique des produits finaux familiers de lactivit artistique et non ce qui en fait des uvres dart Levinson, The Pleasure Of sthetics, p.129. 69 S.Davies, Definitions Of Art, chap.7. 70 Levinson, The Pleasure Of sthetics, p.141. 71 Pouivet, Luvre dart,