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Chris Burden Sauve qui peut (la vie) Mais là où est le danger, là aussi Croît ce qui sauve. HÖLDERLIN, Poèmes de la folie TEXTE DE EVENCE VERDIER Le projet artistique de CHRIS BURDEN se construit autour d’une possible survie dont les enjeux sont sculpturaux : la plasticité d’un champ de forces interactives où se joue la mise en mouvement du corps confronté aux puissances coercitives du monde – sa violence, ses lois (pesanteur, force d’inertie, mort), l’autorité de ses catégories (les formes d’art établies) et de ses structures (institutionnelles, muséales), le pouvoir de manipulation des médias, la pression des croyances, la ruse des illusions… Chris BURDEN, Shadow [ 1976 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

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ChrisBurdenSauve qui peut (la vie)

Mais là où est le danger, là aussiCroît ce qui sauve.

HÖLDERLIN, Poèmes de la folie

T E X T E D E E V E N C E V E R D I E R

Le projet artistique de CHRIS BURDEN se construit autour d’une

possible survie dont les enjeux sont sculpturaux : la plasticité d’un

champ de forces interactives où se joue la mise en mouvement du

corps confronté aux puissances coercitives du monde – sa violence,

ses lois (pesanteur, force d’inertie, mort), l’autorité de ses catégories

(les formes d’art établies) et de ses structures (institutionnelles,

muséales), le pouvoir de manipulation des médias, la pression des

croyances, la ruse des illusions…Chris BURDEN, Shadow

[ 1976 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

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L A R É S I S TA N C E D U C O R P S Dès ses premières recherches sculpturales,

marquées par l’esthétique du minimal art et par

l’enseignement de MOWRY BADEN ou de ROBERT

MORRIS, BURDEN porte moins son attention sur

l’objet lui-même que sur l’utilisation que le spectateur

peut en faire. “A travers (la sculpture minimale), je

cherchais à atteindre l’essentiel, et j’en suis arrivé au

corps.” 1 Sans le corps en effet, pas de vie, pas de site

pour la conscience. Son souci de la mobilité du corps

confronté au volume l’amène à se détacher de l’obli-

gation de construire des formes. “Je pensais alors que

nous n’avions plus besoin d’objets pour faire de l’art.” 2 Il

évolue vers des pratiques associées à l’art corporel

(désignées sous le vocable de body art aux Etats-

Unis), et comme nombre d’artistes à la même époque,

à l’exemple de VITO ACCONCI ou DENNIS

OPPENHEIM, réalise au début des années 1970 des

performances. Five Day Locker Piece (26 - 30 avril

1971), la première d’entre elles, est symptomatique.

BURDEN se contente de squatter un volume déjà exis-

tant : une consigne de vestiaire de l’Université de

Californie lui sert d’habitacle pendant cinq jours. Pour

utiliser cette boîte à l’esthétique minimale, l’artiste

maigrit. “J’avais arrêté de manger pendant plusieurs

jours afin de pouvoir y entrer.” 3 BURDEN fait l’expé-

rience de ses limites physiques en adaptant son corps

au format de l’objet. Il génère également une situation

déstabilisante pour son environnement : le directeur

de l’Université et des étudiants se demandent com-

ment réagir. La sculpture est une manière d’appartenir

au monde réel, de l’habiter et d’y survivre – grâce à un

aménagement et un soutien techniques : “La consigne

juste au-dessus de moi contenait cinq bouteilles d’eau de

4 litres chacune et la consigne en dessous contenait cinq

bouteilles de volume identique.” 4 Entre le corps, le

volume, le temps et l’institution se crée un champ de

forces interactives problématique.

Les actions de BURDEN, scrupuleusement pré-

parées, se caractérisent par leur radicalité et leur sim-

plicité. Le plus souvent, elles se produisent devant un

public restreint, en l’absence de journalistes ou photo-

graphes professionnels, et leur documentation fait l’objet

d’un contrôle exigeant de sa part : généralement une

photographie accompagnée d’un descriptif factuel.

BURDEN utilise son corps comme médium pour

interroger les relations de l’homme et du pouvoir, et

recourt à des pratiques qui créent la possibilité d’un

danger. C’est avec les forces qui s’exercent sur lui qu’il

modèle son corps. Dans Shoot (19 novembre 1971),

l’impact d’une balle crée la sculpture d’un instant : “A

19h45, un ami m’a tiré dans le bras gauche avec une balle

de 22 long rifle. Il se tenait à cinq mètres de moi.” 5 Il se

jette nu sur son pantalon en feu pour éteindre les flam-

mes (Fire Roll, 28 février 1973), respire de l’eau (Velvet

Water, 7 mai 1974), risque l’électrocution, appliquant

sur la peau de sa poitrine deux fils dénudés sous tension

(Doorway to Heaven, 15 novembre 1973), ou encore se

fait crucifier sur une machine, à l’arrière d’une

Coccinelle-Wolkswagen dont le moteur est poussé à fond

(Trans-fixed, 23 avril 1974). A travers ces body works,

BURDEN fait l’expérience d’un « éprouvé concret » et

d’une perception sensorielle élargie. En même temps

qu’il teste, sur le mode de l’exploration scientifique, ses

limites corporelles et son niveau de résistance physique,

il rend visible la violence abstraite et banalisée du monde

– une violence que la couverture médiatique de la guerre

du Vietnam par exemple a rendue actuelle. De leur côté,

les journalistes se livrent aux commentaires fantasmatiques

les plus inattendus, au regard de la pauvreté des archives

sur lesquels ils s’appuient. Cette rétention documentaire

de la part de l’artiste – sans doute un contre-pouvoir à

l’adresse des médias – interroge le mode de transmission

de l’information et la manière dont se forment les

croyances. Dans le cas de Shoot, si l’action n’a duré

qu’une fraction de seconde, l’événement opère depuis

>

Chris BURDEN, Shoot[ 1971 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

(1) CHRIS BURDEN, in : « Une mesure du réel », entretien avec VERONIQUE DEPIESSE et DENIS GIELEN, in : Art présence, tri-

mestriel n°13, hiver 1995, éd. Alpa, p.18. (2) CHRIS BURDEN, in : « Les Turbulences du réel », entretien avec PASCALE

CASSAGNAU, in : Omnibus, Journal d’art, trimestriel n°14, octobre 1995. (3) cfr. le descriptif qui accompagne la photographie docu-

mentant la performance in : Chris Burden, Paris, Bloc Notes éditions, 1995, p.22. (4) ibid. (5) ibid., p.29

plus de trente cinq ans, sur la scène mentale de ses

récepteurs. “La réalité est une chose que l’on fabrique et

qui n’existe pas en tant que telle.” 6 Elle s’invente dans un

rapport de forces où l’artiste s’engage : dès 1975, il

entreprend Man of the seventies, une série de collages où

il reprend les coupures de presse relatives à quelques-

unes de ses actions, dont Shoot justement, pour les com-

menter, en corriger les erreurs et les fausses interpréta-

tions. Non seulement BURDEN n’est pas « l’artiste qui

s’est tiré dessus »7, mais si l’on en croit ses dires, la balle

ne devait qu’effleurer sa peau. Or, elle traversa son bras

gauche. Idéalement, il s’agissait d’introduire « un doute

sur la nature exacte de l’événement »8.

L’ A F F R O N T E M E N T D U S P E C TA C L EPlusieurs actions de BURDEN témoignent

d’une lucidité sur le pouvoir des médias. Dans TV

Hijack (1972), il prend en otage la présentatrice du

plateau TV, et détourne l’émission à laquelle il est

invité pour imposer son propre programme. Avec TV

AD (1973), Poems for LA (1975), Ch. Burden Promo

(1976), il infiltre et parasite des chaînes télévisuelles

(6) CHRIS BURDEN, in : « Les Turbulences du réel », op.cit., p.5 (7) “Je veux que les choses soient claires : je ne suis pas l’artiste qui

s’est tiré dessus ni celui qui fait tomber les musées.”, in : « Un autre monde », interview par PAUL SCHIMMEL, in : Artpress, n°197,

décembre 1994, p.26. (8) CHRIS BURDEN, in : « Les Turbulences du réel », op.cit., p.5.

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en achetant des plages d’annonce publicitaire pour

diffuser ses propres spots. Il s’assure ainsi une large

audience et exploite le potentiel hypnotique de la télé-

vision pour « réveiller » la capacité d’étonnement du

téléspectateur. Et l’on peut supposer que l’irruption de

ses images produisait le choc de l’apparition d’un

Objet Visuel Non Identifié. Tel un stratège, il envahit

l’espace public, même si, pour parvenir à ses fins, il

épouse – mais pour mieux le révéler – le pouvoir de la

logique marchande de la société américaine. Ainsi, il

aiguise la lame de son couteau sur le cuir de ses

adversaires pour mettre en œuvre la « revanche du

spectateur »9.

En 1976, il construit CB-TV, sa propre télévision,

et, comme le souligne FRANK PERRIN, “à l’interrogation

de ce que peut un corps, une machine, il éprouve à son

tour la résistance des média” et trouve “la faille imparable

aux simulacres de la société du spectacle, en l’occurrence

l’irruption du réel tout simplement” 10.

Conscient d’être devenu malgré lui un héro

tragique en proie à une grande publicité, BURDEN

cesse de faire des performances au début des années

1980 pour explorer d’autres moyens d’expression. “Si

vous changez, vous pousser (les gens) (…) à reconsidérer

leur point de vue.” 11 Ses actions se font d’ailleurs

moins spectaculaires à partir de la deuxième moitié

des années 1970. Pour White Light/White Heat (8

février - 1er mars 1975), il reste allongé pendant 22

jours sur une plate-forme construite à 3 mètres du sol

dans l’angle d’une galerie – sans manger ni parler, et

sans que sa présence puisse être décelée. Il réitère

sous une autre forme cette présence/absence du corps

avec Shadow (26 avril 1976). A l’Université de

Columbus, assis de profil derrière un écran fortement

éclairé – sa silhouette apparaissant en ombre chinoise –,

il lit au public les descriptifs de ses performances.

“Entre chaque description je leur laissais 30 secondes

pour qu’ils visualisent la pièce. (…) Mon intention à

travers cette pièce était de rendre ma présence presque

superflue.” 12 Manière d’exposer le travail de l’imagination

en train de se représenter ce que les mots décrivent et

de souligner que “ce qui s’est joué n’en finit pas

d’arriver” 13. Manière aussi de redoubler en le perdant

le sens de ses actions puisqu’il s’agissait déjà, à

travers chacune d’elles, d’opérer une rupture de l’art

avec la représentation.

Seule compte l’aptitude de l’individu à se

réapproprier les forces que les diverses formes de la

réalité exercent sur lui, pour contrer leur pouvoir

oppressif et libérer la puissance d’imagination et de vie

qu’il recèle. De là, sans doute l’attrait de BURDEN pour

la technologie qui décuple et propulse cette énergie.

L’ A M O U R D U C O N C R E TEn 1975, il construit B-Car, « l’expérience

essentielle » selon ses propres termes. Il s’approprie le

savoir scientifique moderne, le démystifie et le simpli-

fie pour concevoir une voiture aérodynamique dont la

structure tient à la fois du vélo et de l’avion, de l’ancien

et du moderne. Un véhicule très léger, économique, et

qui minimise les forces de frottements, un engin aux

antipodes des grosses cylindrées américaines. L’artiste,

qui se qualifie lui-même de « Robinson Crusoé de la

technologie »14, habite la terre en se donnant les

moyens de son autonomie et de son « envol ». Il rêve

d’un véhicule dont chaque partie dans son emploi est

parfaitement juste et dont aucune n’est trop lourde.

“C’est évidemment théorique, mais c’est ça la voiture de

course idéale” : elle dure exactement le temps de son

utilisation, et au moment où elle traverse la ligne

d’arrivée, elle se désintègre.15

Corps, médias, voitures, bateaux, ponts…,

l’univers de BURDEN est peuplé de véhicules qui

chacun à leur manière favorise concrètement l’exploration,

le déplacement, la transmission ou la pénétration de

ses idées au sein du monde réel. Autant il aime la

(9) Pour reprendre l’heureuse expression de l’artiste ERIC RONDEPIERRE dans son roman La Nuit Cinéma, Paris, éd. Seuil, 2005,

p.59. (10) FRANK PERRIN, in : Chris Burden, op.cit., p.14. (11) CHRIS BURDEN, in : « Une mesure du réel », op. cit. (12) CHRIS

BURDEN, in : Chris Burden, op.cit., p.60. (13) DAVID ZERBIB, « De la performance au ‘performantiel’ », in : Artpress 2, trimestriel n°7,

« Performances contemporaines », novembre 2007, p.11 (14) CHRIS BURDEN, in : « Une mesure du réel », op. cit., p.21. (15) Il s’agit

de mon interprétation-traduction d’un passage d’une interview réalisée en anglais par TYLER PONIATOWSKI à l’occasion de Frieze

Art Fair 2006, in : Kultureflash, 182, octobre 2006, et disponible sur le site internet www.kultureflash.net/archive/182/priview.html.

Chris BURDEN, B-Car

[ 1975 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

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technologie, autant il craint le recul du concret qui

l’accompagne et qui favorise “l’émergence de formes

religieuses, mystiques et fondamentalistes” 16. Il travaille

ainsi à la visualisation des idées, à leur traduction for-

melle pour qu’elles deviennent des faits tangibles. Une

installation telle que The Reason for the Neutron Bomb

(1979) rappelle, qu’au moment du Rideau de fer, la

supériorité de l’Est sur l’Ouest du nombre de tanks

constitue le prétexte dont se saisissent les Etats-Unis

pour justifier la bombe à neutron. Sous l’inscription du

titre-slogan de son œuvre, BURDEN déroule le tapis

des 50000 tanks soviétiques, chacun étant représenté

par une pièce de 5 cents surmontée d’une allumette

(symbole de la vie humaine aux prises ici avec les jeux

de pouvoirs économiques et militaires).

Avec la bien nommée Samson, une installation

sculpturale réalisée en 1985 (Henry Art Gallery,

University of Washington, Seattle), il s’agit aussi de

rendre visible l’exercice du pouvoir. Un cric pousse

deux grandes poutres contre les murs de soutènement

du musée. D’une puissance de 100 tonnes, il se

déploie chaque fois qu’un visiteur franchit le tourniquet

placé à l’entrée de sorte que “si suffisamment de gens

étaient venus voir l’exposition, Samson aurait pu détruire

Chris BURDEN, The Reason for the Neutron Bomb

[ 1979 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

(16) “Je crois qu’il faut craindre l’émergence de formes religieuses, mystiques et fondamentalistes en réponse à l’hégémonie technologi-

que qui guette les sociétés contemporaines ainsi qu’au recul du concret” in : « Les Turbulences du réel », op. cit.

l’édifice” 17. Il en va de la responsabilité du spectActeur,

si l’on peut dire. De son mouvement, de son entrée ou

pas dans l’économie des forces en jeu, dépend la

puissance de Samson et ses conséquences. Comme le

souligne KARIM GHADDAB, “l’essence de la sculpture

selon CHRIS BURDEN (…) serait quelque chose à vivre,

d’intimement lié au mouvement, à expérimenter par le corps

et non une contemplation distanciée (…)” 18. La violence

du dispositif menace moins le corps du bâtiment que

ce qu’il représente : elle vise ses fondations symboli-

ques et la légitimité de son pouvoir d’homologation. La

procédure méthodologique de l’artiste, comme celle du

scientifique, consiste en une attitude rationnelle devant

le monde, ce qui suppose l’évaluation et la réévaluation

de ce qui se passe. Comme s’il fallait atteindre le socle

des certitudes, BURDEN réalise Exposing the founda-

tion of the Museum (10 décembre 1986 - 19 juin

1988) : dans un partie du MOCA de Los Angeles, trois

trous d’environ cinq mètres de large et d’environ 3

mètres de profondeur sont creusés pour mettre à nu les

soubassements de l’institution et dévoiler au public la

jonction entre le béton et la terre. « Le caractère sacré du

Musée » appartient à ces représentations construites sur

lesquelles s’appuient nos manières de voir, de penser, de

ci-dessus et pages suivantes Chris BURDEN, Exposing the Foundation of the Museum

[ 1986 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

(17) cfr. le descriptif de l’installation par CHRIS BURDEN, in : Chris Burden, op.cit. p.101. 18) KARIM GHADDAB, in : Le Journal des

expositions, novembre 1994, p.2.

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sentir et d’agir. A la lourdeur oppressante de l’Institution,

BURDEN oppose l’idée de créer « un musée portable ».

Il s’agirait de “construire toute une structure qui contien-

drait le rouleau compresseur (qu’il a acheté), pour installer

un musée des petites choses qu(‘il) collectionne” 19.

L’ É Q U I L I B R E D E S F O R C E SCe regard critique qui amène l’artiste à

contrecarrer l’autorité et la stabilité des institutions

pour donner une place aux petites choses aimées,

continue de s’exercer à travers les nombreuses

maquettes qu’il réalise. Pour résister, BURDEN

s’équipe et constitue CB Airforce (1980), sa propre

escadre aérienne : 40 modèles réduits d’avions très

performants, réalisés en balsa et papier, et munis cha-

cun d’un pétard. Ces engins en état de fonction grâce

à une hélice montée sur élastique ont déjà été engagés

en 1979 dans une action intitulée Pearl Harbor.

BURDEN en assure la maintenance : il restaure ceux qui

ont été touchés au combat et les dispose en situation

de vol, prêts à intervenir. Il construit également, tou-

jours sur le mode du bricolage désuet, des navires de

guerre (Warship, 1981) et des sous-marins (Exploding

Subs, 1983). Se dessine ainsi un « Mundus enfantin »

peuplé de “ces menus objets qui imitent l’humanité”

pour reprendre les termes de BAUDELAIRE dans

son beau texte Morale du joujou. Par « ces petites

inventions », l’artiste reconfigure notre vision du

monde – tant il est vrai que les jouets modèlent déjà

les esprits et la perception. Ailleurs, il “gouverne et

mène à lui seul au combat deux armées” 20 (A Tale of

Two Cities, 1981) ou miniaturise et synthétise la

mégapole de Los Angeles, une ville multiculturelle à la

structure stratifiée (comme une tranche de pizza) et aux

prises avec l’utopie urbaine et son désenchantement

(Pizza City, 1991). Autant de manières de repenser

des scénarios-catastrophes nourris de fantasmes de

puissance, de peurs et d’idéaux divers. All the

Submarines of the United States of America (1987)

participe d’un même effort d’interprétation. 625 sous-

marins en carton sont suspendus par des fils au plafond

pour former un nuage où chaque élément “représente

un sous-marin mis sur le marché de l’armement par la

marine américaine depuis le SS1 de 1897” 21. BURDEN

incarne ici la force américaine, mais il lui donne la

forme d’un banc de poissons tenu hors d’eau. Les

engins sont ainsi aussi « suspendus » de leur fonction.

De son côté, Medusa’s Head (1990), avec un soupçon

de dérision, invite le spectateur à visualiser la forme

pétrifiée (et datée) de ses peurs. Cette lourde et

énorme concrétion sphérique d’un diamètre de 2,80

mètres est rongée par un réseau noueux de voies de

chemin de fer. Accrochée au plafond, elle apparaît

comme la métaphore dix-neuvièmiste de notre planète

engloutie par les avancées techniques d’un autre siècle.

A l’heure du sida, alors que, « c’est de l’intérieur que

nous allons mourir »22, nous continuons à avoir peur

de la menace technologique. “Nos craintes d’être dépassés

par le progrès scientifique sont probablement sans fonde-

ment parce qu’elles paraîtront disproportionnées et

surannées à la prochaine génération, comme ça a été le

cas avec le chemin de fer et la révolution industrielle au

XIXè siècle.” 23 BURDEN entreprend de transmuer la

puissance passive et mortifère du regard médusé et

fasciné par la technique en énergie vitale, positive et

transmissible. Une installation sculpturale telle que

The Flying Steamroller (1996) porte sur le déplace-

ment des forces et le changement d’état qui procède

de leur nouvelle économie. Un axe vertical équipé

d’un système hydraulique croise un bras transversal

aux extrémités duquel est attaché d’un côté, un rou-

leau compresseur de 12 tonnes et de l’autre, un

contrepoids, soit 40 tonnes de ciment. Lorsque l’engin

tourne autour de l’axe et atteint sa vitesse maximale,

le contrepoids s’écarte du centre et le véhicule

entraîné par le pivot est arraché du sol : il décolle, et

donne l’impression de voler comme un avion de

manège forain. La machine de terrassement semble

(19) DAVID ZERBIB, « De la performance au ‘performantiel’ », op. cit., p.30 (20) Toutes les formules entre guillemets depuis « Mundus

enfantin » jusqu’à ce point sont extraites de : CHARLES BAUDELAIRE, « Morale du joujou », in : Œuvres complètes, éd. CL.

PICHOIS, Paris, Gallimard, Tome I, pp.581-587. (21) Cfr. le descriptif de l’installation par CHRIS BURDEN in : Chris Burden, op.cit.,

p.104. (22) CHRIS BURDEN, in : « Trou de balle », entretien avec JADE LINDGAARD & JEAN-MAX COLARD, in : Les Inrockuptibles,

n° 28, juillet -17 août 1999, p. 39. (23) DAVID ZERBIB, op. cit., p.28.

Chris BURDEN, Medusa’s Head, Contre-plaqué, acier, ciment, pierre

[ 1989-1992 - 426,7 cm de diamètre - Collection The Museum of Modern Art, New York -

© Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

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subitement délivrée de la pesanteur et, comme tou-

chée par la grâce, prend l’aspect du char de Zeus. Mais

cette puissance « herculéenne » invisible relève claire-

ment d’une économie de forces maîtrisée.

Une dizaine d’années plus tard, il concrétise

le projet d’un bateau fantôme nommé Ghostship. En

juillet 2005, le petit bateau à voile né des amours du

savoir faire traditionnel britannique et du drone24,

quitte Fair Isle (l’une des îles Shetland, Ecosse) et

sans aucun équipage arrive en quelques jours à

Newcastle upon Tyne (Angleterre), au moment même

où de grands bateaux se préparent pour l’ultime étape

d’une grande course annuelle (The Tall Ships’ Races).

Dans le spectacle ambiant, l’exposition du modeste

bateau s’inscrit en contrepoint. Mais, si son corps

donne l’apparence d’une vulnérabilité toute romanti-

que, il cache sous sa modeste coque de bateau de

pêche un équipement technologique qui lui donne la

puissance de son autonomie. Ghostship est un véhi-

cule inédit qui témoigne d’une économie de forces où

se joue la présence/absence du corps humain.

BURDEN convertit le traditionnel en prototype et la

« magie » du fantôme en affaire physique rationnelle.

Ghostship est une idée qui pour paraître frivole n’en

est pas moins devenue tangible et qui, selon l’artiste,

pourrait avoir des applications dans le monde.25

L A T R A V E R S É E D E S I L L U S I O N SDans une vidéo-projection récente (The Rant,

2006), BURDEN se met lui-même en scène sous la

forme du « prêcheur de vérité », épousant le discours

apocalyptico-prophétique et xénophobe d’un militant

qui stigmatise « l’Autre » (dit aussi « l’homme sauvage »

ou « la quatrième force », celle qui « détruit l’équilibre

du monde ») comme un danger menaçant. Se faisant

l’avocat du diable pour le combattre, il nous délivre un

message paradoxal qui relativise « la bonté du Bon

Dieu » et ironise sur les croyances (religion, supersti-

tion, magie, mythe du héro…) que partagent ceux qui

cherchent à fuir le monde réel. L’artiste américain, qui

s’adresse « au peuple » en français, et s’avance

Chris BURDEN, The Flying Steamroller

[ 1996 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

masqué, cachant son regard derrière les verres

embués de lunettes de plongée, use du mode parodique

pour renforcer la portée politique de son œuvre. Et

sans doute BURDEN fait-il référence ici au discours

officiel américain sur « l’axe du mal ». Sous le spectre de

l’image se cache un fantôme pervers, plus diabolique

que médiatique, soit l’intelligence de l’artiste révélant

par la force de la dérision les stratégies de manipulation

qui empêchent « les relations directes » et favorisent

la rumeur. Conscient du « danger d’un grand partage

entre une partie des citoyens et les autres »26, entre les

adeptes du tangible et les crédules, il travaille à

construire des ponts pour traverser les illusions. Cela

suppose de vouloir voir de l’autre côté ce qui se cache

Chris BURDEN, Ghost Ship

[ 2005 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

(24) Drone : appareil conçu pour évoluer au sein de l’atmosphère terrestre sans aucun équipage à bord. (25) “On pourrait très bien

envisager que les cargos traversent l’océan sans aucun marin à bord.”, in : Kultureflash, op.cit. (26) CHRIS BURDEN, in : « Les Turbulences du réel », op.cit.

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lexique

M O W R Y B A D E N

Peu médiatisé de ce côté-ci de l’Atlantique, cet artiste,

né en 1936 à Los Angeles, a influencé nombre de

sculpteurs au Canada et aux Etats-Unis, à l’exemple de

CHRIS BURDEN ou même de JESSICA STOCKHOLDER.

Son œuvre défie depuis presque quarante ans les fon-

dements de la sculpture contemporaine. En 2006, il a

reçu au Canada le Prix du Gouverneur général en arts

visuels et en arts médiatiques.

Ce pionnier du body art a amené la pratique de la

sculpture à dépasser le minimalisme pour explorer la

perception. “La sculpture, dit-il, ne doit pas seulement

attirer l’attention sur elle-même, mais aussi sur la per-

sonne qui l’observe et sur l’espace dans lequel elle est

observée.” Son travail emprunte à la psychologie de

la perception, à l’architecture et à l’art de la perfor-

mance. Il se demande “comment amener l’observateur

insouciant, à porter attention à un environnement qui

reflète ses gestes et qui lui permet de se mesurer à lui-

même”. Son intérêt pour la phénoménologie et les

expériences perceptuelles scientifiques l’amène à créer,

non pas des objets à « contempler avec un certain

recul », mais plutôt des sculptures auxquelles le spec-

tateur se confronte physiquement et qui intègrent un

questionnement architectural et social. Des situations

et des parcours induisant une expérience kinesthésique

déstabilisante et procurant des sensations inhabituelles,

de sorte qu’il prend conscience de ses habitudes de

perception. Ses œuvres d’art public jouent du potentiel

d’interaction entre divers groupes sociaux et du

caractère théâtral et politique que revêt le rôle du

participant-performeur. “Lorsqu’un observateur

expérimente l’une de mes œuvres, ce qu’il perçoit,

c’est en fait l’acte même de percevoir.”

Chris BURDEN, The Rant

[ 2006 - © Chris Burden - Courtesy Gagosian Gallery, New York ; Galerie Anne de Villepoix, Paris ]

Remerciements à la galerie Anne de Villepoix, qui représente l’artiste à Paris, pour le prêt des documents d’étude.

et de rendre visible ce qui pour être tangible n’en est

pas moins absent. Ainsi, toujours sensible à la possi-

bilité d’une autre rive, et ne perdant pas de vue que

l’histoire est une construction en mouvement, il élève

The Other Vietnam Memorial (1991, MOMA, New

York) : un mémorial qui « constitue un contrepoint au

mémorial pour Maya Lin de l’Etat de Washington »,

puisque, sur les douze énormes panneaux de cuivre

pivotant sur un axe qui composent cette sculpture,

sont inscrits les noms de trois millions de personnes

Nord et Sud vietnamiennes tuées entre 1968 et

1973, période où les Etats-Unis se sont impliqués

dans la guerre civile du Vietnam.

Toute l’œuvre de CHRIS BURDEN s’érige

d’ailleurs comme un pont, figure qu’il affectionne et

dont il réalise en maquette de multiples variations

modulaires. Le pont manifeste ce besoin humain fon-

damental de s’élever pour franchir les obstacles, de

maîtriser les forces de la nature et de voyager plus

vite, de créer des relations directes, de relier les com-

munautés, d’élargir les horizons… Le pont est une

structure dynamique, qui, entre sculpture et architec-

ture, prend part à la notion de vitesse, lance sa jambe

d’un point donné vers un ailleurs, une autre rive, en

même temps qu’il dessine une durée et offre la

promesse d’une liberté. Cette liberté n’étant pour

BURDEN, que la possibilité d’accéder au réel qui nous

est dérobé par un jeu d’illusions et de forces qui nous

échappent. “Sauver n’est pas seulement arracher à un

danger, c’est proprement libérer une chose, la laisser

revenir à son être propre.” 27

E V E N C E V E R D I E R est membre de l’AICA et

travaille à Paris au sein de l’équipe rédactionnelle

d’art press. Elle travaille au catalogue de l’exposition

Histoire du couteau d’ANTONI MUNTADAS publié par

le Centre d’Art contemporain de Thiers (France) à

paraître en 2008.

(27) MARTIN HEIDEGGER, « Bâtir, habiter, penser », in : Essais et conférences, Tel Gallimard, Paris, 1958, p. 177.

P I È C E

Traduction du mot anglais piece que l’on trouve intégré

comme un suffixe dans les titres de plusieurs des pre-

mières performances de BURDEN à l’exemple de Five

Day Locker Piece (1971), ou de Match Piece (1972).

L’artiste utilise ce terme neutre pour distinguer ses

performances du théâtre. Il parle aussi en ce sens de

performance piece. Le mot « action » a l’avantage de

traduire en un seul terme l’idée d’une performance qui

échappe à la théâtralité, autrement dit au mauvais art

selon BURDEN. “La vérité de la performance, dit-il,

était de ne pas être un spectacle.” Il préférait pour

cela réaliser ses « pieces » en petit comité, devant

quelques amis, alors physiquement (et affectivement)

impliqués. Si, avec Shadow, il matérialise la séparation

acteur/spectateur qu’il a toujours remise en question,

c’est pour jouer de sa présence fantomatique. Et

s’il transforme la performance en théâtre d’ombres,

c’est pour viser quelque chose comme « l’échec spec-

taculaire » : amoindrir sa présence et contrer l’effet

pervers du spectacle médiatique dont il fait l’objet, en

se contentant de décrire les performances qui ont fait

de lui un mythe pour les réduire par la voix à leur

ombre portée.

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Mowry BADEN, Seat Belt, Sangle en nylon

[ 1970 - 366 cm de diamètre - Collection : Steven Young - Photo : Willard Holmes ]