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Atelier d'écriture créative Textes 2014-2015 Intervenant : Pierrick Bourgault Auteurs des textes : Mélodie Andrieu, Germain Bonne, Laurène Collinet, Wendy Daglish, Jordan Duchêne, Alexia Jehan, Leonardo Lauriot, Gérard Millet, Anna Paquier, Gaylor Wafflard-Fernandez Cet atelier de l'Université Paris-Sud est ouvert à tous : étudiants, personnel et participants extérieurs. Il se déroule à l'Espace Vie Etudiante (bâtiment 330), sur le campus d'Orsay. Objectifs : améliorer son style, libérer son imaginaire, sa plume. Prendre plaisir à développer sa veine créative. Traquer les faiblesses d'un texte, pratiquer la réécriture. Mieux s'exprimer grâce aux sens des mots et à leur puissance émotionnelle, aider les participants dans les textes qu’ils rédigent durant leurs études, leur vie professionnelle. Les projets personnels sont vivement encouragés. Un soir par semaine, les auteurs sont invités à une demi-heure d'écriture sur un thème (choisir un point de vue insolite, une forme, créer une histoire d'après une image, poursuivre une phrase...) puis à lire leur texte, qui est commenté par le groupe. L'exercice laisse toute liberté de genre et de ton. Ce recueil rassemble quelques-uns de ces textes épiques, poétiques, fantastiques, micro-nouvelles, personnages et univers romanesques... Bref, autant de voix que d'auteurs. Un dernier mot aux participants : poursuivez l'écriture. Et aux lecteurs : vos commentaires sont bienvenus ! Informations sur l'atelier : [email protected]

Textes ecriture creative 2015

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Sélection de textes issus de l'atelier d'écriture créative de l'Université Paris-Sud

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Page 1: Textes ecriture creative 2015

Atelier d'écriture créative

Textes 2014-2015

Intervenant : Pierrick Bourgault

Auteurs des textes : Mélodie Andrieu, Germain Bonne, Laurène Collinet, Wendy Daglish, Jordan Duchêne, Alexia Jehan, Leonardo Lauriot, Gérard Millet, Anna Paquier, Gaylor Wafflard-Fernandez

Cet atelier de l'Université Paris-Sud est ouvert à tous : étudiants, personnel et participants extérieurs. Il se déroule à l'Espace Vie Etudiante (bâtiment 330), sur le campus d'Orsay.

Objectifs : améliorer son style, libérer son imaginaire, sa plume. Prendre plaisir à développer sa veine créative. Traquer les faiblesses d'un texte, pratiquer la réécriture. Mieux s'exprimer grâce aux sens des mots et à leur puissance émotionnelle, aider les participants dans les textes qu’ils rédigent durant leurs études, leur vie professionnelle. Les projets personnels sont vivement encouragés.

Un soir par semaine, les auteurs sont invités à une demi-heure d'écriture sur un thème (choisir un point de vue insolite, une forme, créer une histoire d'après une image, poursuivre une phrase...) puis à lire leur texte, qui est commenté par le groupe. L'exercice laisse toute liberté de genre et de ton. Ce recueil rassemble quelques-uns de ces textes épiques, poétiques, fantastiques, micro-nouvelles, personnages et univers romanesques... Bref, autant de voix que d'auteurs.

Un dernier mot aux participants : poursuivez l'écriture.

Et aux lecteurs : vos commentaires sont bienvenus !

Informations sur l'atelier : [email protected]

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Les auteurs

Née en 1991, aventurière niveau 2, Mélodie Andrieu est pourvue d’un grand sac-à-dos et d’une licence de mathématiques. En quête de liberté, elle aime voyager, s’étonne d’un rien et gribouille des carnets de route qu’elle ne parvient pas toujours à déchiffrer. « Le monde est un livre dont je veux lire toutes les pages. » [email protected]

Germain Bonne, né en 1948, « retraité, ex-informaticien, deux enfants, photographe amateur depuis tout petit. Après une vie professionnelle plutôt technique, j'écris pour le plaisir et tenter de mettre en mots sentiments, images, impressions des multiples aspects de la vie, dans des écrits plutôt courts ». [email protected]

Laurène Collinet, née en 1996, étudiante en physique : « Si ma plume se libère un peu plus chaque jour, c'est parce qu'elle est en constante quête d’inspiration. Il suffit d'une image pour que les mots fassent ravage, déposant émotions et rimes qui effleureront vos sensibles oreilles. Restez attentifs à chaque pas de loup, chaque lettre a sa raison d'être. » [email protected]

Wendy Daglish, née en 1994, étudiante en MPI, « Montrez plutôt que racontez, décrivez avec tous vos sens. L'écriture ouvre un champ d'expression infini, et c'est dans ce sens que je la considère comme ressourcificatrice. » [email protected]

Jordan Duchêne, né en 1995, étudiant en L2 Informatique. « Créer des systèmes stellaires, des galaxies, des guerres, des intrigues politiques, des histoires d'amour et de mort du bout de sa plume, c'est enivrant. Se laisser porter par les mots dans un autre univers, et le voir évoluer, c'est tout aussi enivrant. » [email protected]

Alexia Géhan, née en 1996, Licence 1 Biologie, « j'ai toujours autant aimé lire qu'écrire, en toute situation. Le pouvoir des mots, c'est de chanter le bonheur comme de pleurer les peines. C'est pourquoi j'ai toujours un cahier à portée de main : parce que quoi qu'il m'arrive, je pourrais toujours le mettre en mots et le transmettre, peu importe à qui ou pourquoi. » [email protected]

Leonardo Lauriot, étudiant en biologie « et scribouillard occasionnel, les séances de l'atelier m'offrent l'occasion d'écrire avec plaisir. » [email protected]

Gérard Millet : « Je suis en retraite depuis plus de cinq ans. Droit et Sciences Po furent les deux chemins que j’ai suivis. De grands maîtres m’ont formé. J’ai choisi comme métier les Ressources Humaines, qui exigent l’écoute et le respect. La retraite est pour moi l'opportunité de ne plus pratiquer le langage administratif et de découvrir avec plaisir l’écriture créative. » [email protected]

Anna Paquier, née en 1990, doctorante en physique, « Cherchez, tâtonnez, imaginez, inventez. Parce que les expériences, scientifiques comme littéraires, permettent de comprendre et de créer des mondes. » [email protected]

Gaylor Wafflard-Fernandez, né en 1994, étudiant en magistère 1 de physique fondamentale. « Si mon encéphale vacille sur la Science, mon âme, elle, demeure à l'Art. J'aime faire briller les mots sans briser leur émail et déguiser leurs sonorités d'une parure cadencée ». [email protected]

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Exercice : écrire un texte de libre inspiration, à partir d'une image que chaque auteur choisit dans, pourquoi pas, le Direct matin du jour. Une publicité d'un voyagiste représentant un chien joyeux assis sur une valise a inspiré Anna.

Promenade

- On va se promener ?

Ça commence toujours comme ça, toujours les mêmes mots, "on va se promener ?".

Ma réponse est toujours et invariablement la même. Oui, cent fois oui, mille fois oui. Bien sûr que

je veux aller me promener. Je sautille sur place, je remue de la queue, je jappe une ou deux fois

mais pas fort, au-dessous de l'aboiement parce que les humains n'aiment pas trop quand j'aboie. Il

faut juste que j'arrive à leur transmettre mon excitation. Parce que je suis excité, de la pointe de mes

oreilles au bout de ma queue qui frétille.

Le grand humain aux poils noirs va chercher le collier, la grande humaine aux poils jaunes… tiens

elle est où la grande humaine aux poils jaunes ? Ah, elle arrive. Elle est avec le petit humain ! Le

petit humain vient avec nous ? Je l'aime bien le petit humain. Il est haut comme moi sur mes pattes

arrière et il sent toujours le sucré. Quand il était encore plus petit, il criait souvent, alors je criais

aussi et il criait plus fort. Il devait être frustré de ne pas savoir marcher tout seul.

Le petit humain a eu droit à trois tours d'écharpe et il est tout boursouflé dans sa doudoune. Nous

sortons tous les quatre, les trois humains et moi, et on part sur le chemin derrière le jardin, dans le

bois. Le petit humain n'avance pas très vite et je fais des allers-retours d'avant en arrière pour

redécouvrir le sentier que je connais par cœur, puis revenir chercher les humains qui traînent. J'aime

bien la forêt. Ça craque et ça se froisse sous mes pattes, et puis il y a ces peureux d'écureuils.

Le petit humain a enfin lâché la main de la grande humaine. Il fait quelques pas saccadés et revient

avec les mains pleines de feuilles rouges. Je veux l'aider et je lui en ramène une pleine gueule. Mais

il abandonne les feuilles et se met à me caresser maladroitement le dos.

Les grands humains discutent dans leur langage d’humain. Je ne comprends pas l’humain, juste

quelques mots, surtout quand ça parle de manger.

- Quand je pense qu’on voulait se débarrasser du chien quand Tom est né…

Un écureuil s’enfuit et je fais semblant de le poursuivre. Les grands humains sourient, le petit

humain rit et moi je ris aussi.

Anna Paquier

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Cet exercice nommé « l'étrangement » consiste à décrire quelque chose d'usuel ou d'ordinaire, à la manière d'un enfant ou d'un étranger qui le découvre pour la première fois. Un renouvellement du regard, mais aussi une possibilité créative que Montesquieu utilise déjà dans ses Lettres persanes.

Eureux

Youpi, j'en ai trouvé un autre ! Et cette fois, personne m'a vu le prendre. Il faut bien le

cacher, sinon ils vont être jaloux et ils vont me le piquer. C'est vrai que c'est joli comme papier, il y

a une bande qui brille au bord et un joli dessin de chaque côté. Et même que quand on met de la

lumière derrière, et bah ça fait d'autres dessins. Et le truc qui brille, il brille encore plus !

Il est marrant ce papier, il est tout violet, sauf le carré qui est bleu. Et les étoiles dedans qui

sont jaunes. Mais sinon, il est violet. Le dessin est violet, les chiffres sont violets et les lettres

violettes aussi. Mais pas la bande, car la bande elle est brillante, elle a pas de couleur.

Je vais le cacher dans ma poche, mais il faut pas que je le fasse tomber en sortant mes mains,

sinon les grands vont le voir et vont le prendre. Je sais pas pourquoi, ils ne le trouvent pas joli et ont

déjà du papier tout blanc pour écrire. Mais s'ils le voient, ils vont me le piquer et me frapper.

Comme hier.

Moi au moins, je le trouve joli ce papier, il est pas comme ma bosse là où ils m'ont frappé.

Ma bosse, elle est violette aussi mais elle fait mal quand je la touche. Le papier, lui, il fait pas mal.

Et puis c'est marrant, il est pas pareil que le papier à écrire, il est moins doux, comme s'il y avait

pleins de petits grains de sable dessus. Sauf la bande brillante, elle, elle est très douce.

Il est très joli ce papier. Avant les gens faisaient des trucs qui servaient à rien, juste parce que

c'était joli. C'était très différent avant. Y a même des vieux qui racontent que quand ils avaient mon

âge, y avait tellement d'eau que les gens s'en servaient pour enlever la terre de la peau. Mais un jour,

ils ont aussi dit que, avant, les animaux étaient dans des boites et qu'il n'y avait pas besoin de les

tuer pour les manger. Moi je pense que c'est des bêtises, les animaux en boite ça n'existe pas. Les

vieux racontent n'importe quoi.

Le papier il est très joli, et il est dans ma poche. Donc je pense que c'est vrai que avant on

fabriquait des trucs que parce qu'ils sont jolis. Mais je ne dois pas le montrer au camp, sinon les

grands vont encore se battre pour l'avoir pour eux tout seuls. Je pense que c'est pour ça qu'on en

fabrique plus, pour pas que les gens se battent.

C'est mon papier à moi, et même qu'il a un nom qui est marqué dessus. « Heuro », je crois

qu'il s'appelle « Heureux », y a un vieux qui m'apprend à lire. Il dit que c'est important de savoir

lire, que ça sert pas à rien comme l'argent. C'est bizarre, les autres ils disent que lire ça sert à rien,

mais que l'argent sera utile plus tard. Mais personne veut me dire ce qu'est l'argent. Je crois que c'est

un secret de grand.

Leonardo Lauriot

Bâton d’encre

La première fois que j’en vis un, je crus à une magie.

L’objet était fin comme une baguette, mais assez court, plus petit qu’une main. Il y avait une pointe

de métal à un bout et l’autre était couronné d’une protubérance bleue effilée. Entre les deux, un tube

transparent, probablement de verre, avec à l’intérieur un autre tube qui contenait l’encre. Mais la

quantité de liquide était si faible qu’il devait être impossible d'écrire plus de quelques lignes avec

cet engin.

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Et pourtant, mon camarade avait rédigé toute sa dissertation avec, me disait-il. Il me proposa de

l’essayer. La sensation fut incroyable. Sans plume, sans encrier, j’écrivis avec facilité pendant

plusieurs minutes. La pointe glissait aisément sur le parchemin et l’encre semblait intarissable.

L’invention extraordinaire scintillait à la lueur des chandeliers.

Le tube devint un monde de possibilités créatives, une capacité d'écrire qui tiendrait dans une

poche. La pointe métallique était une épée magistrale me piquant la pulpe des doigts – mais

tranchant de simplicité – et le petit chapeau bleu se transformait en délicieux bonbon car, d’après les

marques de dents, il était comestible.

Mon camarade m’expliqua que la gravité permettait à l’encre de couler avec régularité sur le papier,

sans aucune autre magie. Quand il le reprit pour le ranger, il décrocha l’extrémité bleue et la

retourna avec une prodigieuse simplicité pour couvrir la pointe de métal, qui sans doute pouvait être

dangereuse. Le bâton d’encre fut remis à sa place, dans sa pochette de tissu et je vis par la fente

qu'elle recelait des bâtons supplémentaires de couleurs variées, certains en bois, d’autres

entièrement en métal, certains plus fins que celui que j’avais eu la chance de tenir, d’autres plus

épais qu’un doigt.

Anna Paquier

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Cet exercice donne aux auteurs une seule contrainte : choisir une forme d'écriture (lettre, mode d'emploi, recette de cuisine...) et raconter une histoire en respectant ses codes, voire en les détournant.

Lettre salée

Cher/chère inconnu(e),

Oui, vous, je sais tant de choses à votre sujet, tant de choses sans que vous en ayez conscience.

Suite à la lecture de cette dernière phrase, vous vous demandez soudainement qui donc puis-je être?

Devinons... vous venez de baisser votre regard, à la recherche d'une quelconque trace, signature, de

mon identité ? Vous voyez, je connais chacun de vos gestes. Malheureusement, rien ne fait office

d'information sur ma personne, ai-je raison ? Effectivement, comme vous venez de le constater,

nous sommes bel et bien deux inconnus ; peut-être nous sommes-nous déjà aperçus, ou peut-être

pas, peut-être suis-je encore en vie, peut-être non.

Si vous lisez ces quelques mots, vous devez vous situer en bord de mer, voici ce que je suis certain

de connaître à votre propos. Probablement vous donnez-vous du mal à déchiffrer mes lettres, l'eau

salée a dû voler quelques gouttes d'encre à ce morceau de papier. Un grand nombre de lettres

flottent à la surface de l'océan qui doit séparer nos deux mondes : posez-vous alors la question

pourquoi vous particulièrement, ce jour-ci, à cette heure précise, avez-vous l'occasion de sauver

l'une d'elles des profondeurs. Pourquoi, pourquoi vous ?

Vous souhaitant une agréable route vers une mystérieuse réponse,

Laurène Collinet, inconnue parmi vous

Tableau d’affichage

3 juin

Il est rappelé aux élèves que, conformément à l’article 36 du règlement de l’internat, les animaux de

compagnie sont strictement interdits dans les chambres des internes pour des raisons sanitaires. Les

élèves concernés se reconnaîtront.

12 juin

Il est rappelé aux élèves que l’article 36 du règlement de l’internat s’étend également à l’Ecole, ce

qui implique que les animaux de compagnie sont interdits dans les chambres mais également dans

toutes les parties communes accessibles aux élèves, dont couloirs, réfectoire et salles d’étude.

Comme l’atteste l’allergie de M. Michaud due au chaton dans l’aile nord, la présence d’animaux

dans l’Ecole est une atteinte aux normes sanitaires.

18 juin

Bien que la salle des professeurs ne soit pas une partie commune destinée aux élèves, l’introduction

d’animaux de compagnie dans celle-ci constitue une violation de l’article 36 du règlement de

l’Ecole. Sauf réclamation de la part du propriétaire, les lapins nains découverts le 17 juin dernier

dans la salle des professeurs seront livrés à la fourrière lundi prochain.

21 juin

Le corps des enseignants remercie le propriétaire des lapins pour les avoir retirés de la salle des

professeurs, tout en regrettant que les déjections de ceux-ci ne soient pas parties avec eux.

Cependant, les couleuvres du Brésil les ayant remplacés constituent encore une atteinte à l’article

36 du règlement. Tout animal, incluant mais ne se limitant pas aux animaux dit « de compagnie »,

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sont formellement interdits dans toutes les salles de l’Ecole et de l’internat.

23 juin

Conformément à l’article 41 du règlement, l’accès au toit de l’Ecole est formellement interdit et ce,

avec ou sans animal. L’ensemble de l’administration prie le propriétaire de la chèvre de venir la

chercher au plus tôt, celle-ci souffrant manifestement de vertige, perturbant de ses cris les classes à

l’étage inférieur.

24 juin

Il est annoncé aux élèves que, suite à la découverte d’une fourmilière dans le tiroir du directeur

accompagné de la note « La semaine prochaine, ce sera des araignées », l’article 36 est supprimé du

règlement. Les animaux de compagnie sont donc à présent autorisés dans les chambres des internes.

Félicitations pour votre persévérance.

Anna Paquier

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Cet exercice consistait à débuter un texte par la phrase de Modiano : « Je ne suis rien qu’une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d’un café ».

Avec ou sans papiers

Je ne suis rien qu’une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d’un café, une petite feuille de papier

abandonnée, à demi chiffonnée. Certains disent que j’ai l’air brillante, d’autres me trouvent un peu

glacée.

Moi qui viens d’ailleurs, je te croise aujourd’hui par hasard. Qui suis-je ? Ici, les gens me donnent

plusieurs noms. Je suis l’étranger, le métèque ou bien le martien, le persan, le huron. J’ai posé le

pied il y a peu de temps sur ce continent. Mes maîtres qui m’envoient m’ont dit que j’allais

découvrir ici la société des Lumières. Ce projet m’a séduit.

Cher inconnu venu d’ailleurs, ton arrivée est un peu perturbée, tu nous rencontres à Paris dans un

quartier mal éclairé où la circulation est complètement bloquée. Au loin, tu entends les bruits d’une

manifestation. Il faut se déplacer dans la semi obscurité. Seule ma silhouette blanche donne un peu

de clarté et sert de repère aux promeneurs égarés.

Tu sembles bien fragile pour remplir cette mission de guide qui rassure les passants, légère comme

tu es, toi qui au moindre coup de vent peux tomber par terre et te faire piétiner sur les pavés

crasseux. J’ai du mal à penser qu’un quart de feuille de papier puisse me guider dans une ville où

j’entends venir un détachement de la maréchaussée. Étranger, les pouvoirs du papier sont fonction

du texte dont il est messager, c’est pour moi la façon de te dire que ses pouvoirs sont presque

illimités.

Dans la situation de ce soir, s’il y avait soudain une lueur de sagesse, je pourrais me transformer en

drapeau blanc et obtenir la paix. Dans d’autres circonstances, je ressemble plutôt hélas, au linceul

des morts.

Mes aînés ont pris longtemps la forme d’une lettre de cachet. D’autres, plus récemment ont choisi

de transmettre, avec leur plume, une plaisanterie. Ce goût de pratiquer l’humour par écrit a été puni

de plusieurs années de geôle en Sibérie.

Comment ne pas rappeler aujourd’hui encore le danger quotidien auquel sont exposés ceux qui

manient du papier pour faire vivre un journal. Charlie et ses amis l’ont payé de leur vie, cela se

passait au cœur de Paris. Sur ce continent, depuis des siècles, « le rire est le propre de l’homme », il

doit le rester et s’exprimer sans risque sur une page de journal.

Douce clarté, je vois pâlir encore ton teint déjà tout blanc en évoquant ce drame. Sache que d’où je

viens, on respecte l’humain. Je comprends ton chagrin.

Dis-moi maintenant, quel est ton contenu, es-tu une feuille vierge ou pleine de secrets ?

La manifestation approche, les bousculades aussi. Les tables des terrasses sont maintenant

renversées, la feuille de papier, comme la belle Ophélie s’est noyée. « elle flotte sur l’onde calme et

noire » d’un caniveau de Paris.

Sans elle, je suis un égaré. J’ai pourtant encore une question importante à poser : Pourquoi cette

société qui a pour objectif le zéro papier met-elle tant de zèle à pourchasser les sans -papiers ?

Les gaz lacrymogènes font pleurer notre cher étranger, il sort de sa poche un mouchoir en papier.

Gérard Millet

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Silhouette

« Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d'un café. »

Le texte figurait en blanc sur un panneau gris, à côté de l'image : une grande photo rectangulaire, de

plus de deux mètres de haut, accrochée au centre du mur. Une personne vue de dos assise sur une

chaise, à la terrasse d'un café, le visage tendu vers la rue ; une lampe suspendue, la nappe d'une

lumière blafarde. Des cheveux blonds mi-longs tombant sur un imperméable mastic. Serrée dans

son vêtement, sa carrure large quoique frêle lui donnait une petite trentaine. Une bâche transparente

venait clore l'espace. Dehors, dans l'obscurité du début de soirée, des passants se croisaient, cachés

dans leurs manteaux. Le cadrage du buste et l'arrière plan très parisien évoquait le travail de Robert

Doisneau dans les années 50, une sorte de préliminaire au Baiser de l'hôtel de Ville. Le noir et blanc

dominait le tirage couleur. Seules quelques touches pastel, dans le flou des mouvements des piétons,

rendaient un hommage discret à David Hamilton.

J'étais en avance à mon rendez-vous. Le temps maussade me poussa à m'abriter ; je rentrai dans une

galerie rue de Seine. L'arrière-boutique, une vaste pièce carrée, haute de plafond, où bruissait un

ventilateur, abritait quatre photos presque identiques : Essai I à IV, une sur chaque mur. Leur grande

taille m'incitait à me tenir au centre de l'espace, et à tourner sur moi-même. La scène s'anima : les

passants avançaient lentement, les feux des voitures coloriant les ombres. Le personnage central

restait immobile, figé dans la solitude de l'attente. Je n'ai pas retenu le nom du photographe. Il me

fallut bouger, ne plus m'interroger sur mon ressenti. Dans la pièce sur rue, une ancienne boutique

reconvertie, une jeune femme lisait un magazine féminin. Elle ne leva pas la tête quand je la saluai

en sortant, se contentant de marmonner un au revoir atone.

Je rejoignis la rue de l'Ancienne-Comédie, que je descendis jusqu'au boulevard. À l'angle, la

terrasse de la brasserie était envahie par un groupe d'Asiatiques qui photographiaient avec

application le carrefour de l'Odéon. Une petite table ronde était libre au fond, juste à l'entrée du bar.

Je m'y installai et attendis. J'étais devenu la silhouette de la photo, rien qu'une silhouette sombre.

Germain Bonne

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Et si l'on poursuivait une première phrase de Boris Vian ?

J'voudrais pas crever

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

celle que l'on nomme Aurore,

danseuse de nuit, danseuse lumineuse,

valsant avec grâce parmi les étoiles.

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

celle que l'on nomme Antarctique,

grande reine calme et paisible,

éblouissante de glace et de neige.

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

celle que l'on nomme Amazonie,

aux cimes si hautes qu'on les devine,

et son Amazone où nagent les dauphins.

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

celle que l'on nomme Atacama,

qui dans ses formes abrite les dunes,

innombrables et belles, où chante le vent.

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

ceux que l'on appelle les Quatorze,

titans immenses, dépassant les huit,

l'Everest et ses amis, chatouillant le ciel.

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

celui que l'on appelle Océan,

le vrai qui ne voit nul continent,

et berce la mer en respirant.

J'voudrais pas crever, avant d'avoir connu

celle que l'on appelle Terre,

aux mille visages que contemplent les étoiles,

scintillantes la nuit, mille fois plus nombreuses.

Leonardo Lauriot

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Le thème de cet atelier : écrivez à partir du premier texte qui vous tombe sous les yeux. Dans notre salle, ce fut la recommandation affichée : « Fermez les portes et les stores ».

L’Épicerie

« Fermez les portes et les stores ! » hurlait mon père aux employés, tandis qu’il nous avait

chopés, mon frère et moi, et nous broyait les bras. « Clarisse ! Clarisse bon sang ! Emmène-les à la

cave... Maintenant ! »

Je ne comprenais pas. Quelle bêtise avions-nous encore fait ? Nous jouions seulement aux

kaplas ! Etait-ce parce que j’avais envoyé un morceau de bois détruire la tour d’Emile ? Papa avait

interdit qu’on joue à la guerre. Mais là, ce n’était pas vraiment la guerre, pas vrai ? Et puis, il avait

le dos tourné.

*

Ce jour-là, à l’épicerie, tout était normal. Maman s’occupait de la caisse ; elle parlait aux

clients d’une voix doucereuse, bien différente de celle avec laquelle elle nous disputait, le soir.

« Bonjour Madame Duhamel ! Comment allez-vous ? Bien ? Ah, et votre époux, son arthrose... ? »

Papa, lui, enregistrait les livraisons. Il déballait des cartons de toutes tailles, des petits, des

gros, inspectait la marchandise, comptait les boîtes de conserves, les recomptait encore, soupesait

les pièces de viande... « Bon sang, ces pauvres diables nous ont encore envoyé des côtes de porc de

six jours ! » maugréait-il.

Je me souviens du magasin comme d’un immense terrain de jeu. C’était un labyrinthe aux

mille couleurs dans lequel on pouvait courir, s’attraper ou se cacher. Chaque recoin avait son odeur

: ici, les agrumes exhalaient leurs fragrances amères ; là flottait le relent salé de la saucisse sèche,

enroulée autour d’un manche à balai, lui-même suspendu au plafond. Oh, et puis les fromages !

J’adorais aller renifler le brie, le comté, le camembert, surtout celui de brebis. Je plantais mon doigt

dans sa pâte gluante... Il était terrible !

L’épicerie était pour moi un lieu d’exploration et de découvertes : le kaki était un fruit

orange, rond et lisse, de la taille d’une balle de tennis, avec un goût de friandises ; les lentilles, de

petites perles rouges, jaunes ou vertes, que l’on piochait par pelletée dans une grosse boîte en fer ; le

ceylan, un thé noir dont le parfum me faisait tourner la tête.

« Eh toi, là, bas-les-pattes ! Les étagères sont vieilles et fragiles, tu vas tout casser. Va-t’en

jouer avec ton frère sur le tapis, à l’entrée. Prenez les kaplas, tiens ! Y paraît que ça développe

l’imagination, ça ! » tempêtait mon père.

*

On ne se rend pas bien compte à quel point l’esprit s’accroche aux images, même les plus

anodines, comme s’il espérait y trouver une raison, un élément déclencheur, un présage du

cataclysme. Il me suffit de fermer les yeux pour entendre distinctement le dring du tiroir-caisse, le

ton mielleux de maman, les grognements de papa. Je revois Madame Duhamel, l’échine courbée,

enveloppée dans son manteau feutré quadrillé de rose et de gris.

Oui, ce jour-là, à l’épicerie, tout était normal. Jusqu’à ce que le ciel se déchire au-dessus de

nos têtes. Je n’ai pas eu le temps de regarder par la fenêtre : un bruit fracassant résonnait dans la

ville, tandis que le sol se dérobait sous nos pieds. Les vitres, les bocaux et les bouteilles de vin

éclatèrent à l’unisson. En un éclair, nos vies, comme les étagères branlantes de la boutique, avaient

basculé.

Page 12: Textes ecriture creative 2015

« Fermez les portes et les stores ! » hurlait mon père aux employés, tandis qu’il nous avait

attrapés, mon frère et moi, et nous tenait fermement par le bras. « Clarisse ! Clarisse bon sang !

Emmène-les à la cave... Maintenant ! »

Dans la ville, les sirènes allaient bientôt retentir. Cette fois-ci, c’était pour de vrai.

Mélodie Andrieu

Sommeil

« Fermez les portes et les stores! » dit Aurélien, la tête enfouie dans son oreiller moelleux, la couette

lui remontant jusqu'au menton.

Il ferma les yeux pour échapper à la lumière vive de ce début d'après-midi. En effet, bien qu'il ne

s'était pas couché tard la veille, Aurélien aimait bien dormir. Ce n'était pas qu'il était

particulièrement paresseux ou anémique, mais il appréciait la chaleur et la mollesse de son lit, et

plus encore, l'absence de sensations extérieures, une fois la lumière éteinte, les stores fermés et le

silence installé.

Il pouvait alors donner libre cours à son imagination pour développer des histoires bouleversantes

ou, inspiré par quelque bribe résiduelle de sa journée, réfléchir sur le monde. Mais au réveil, alors

qu'il essayait de prolonger ses réflexions, son environnement extérieur prenait un malin plaisir à l'en

empêcher.

La porte grinça et il entendit les griffes de son chat cogner rapidement contre le parquet. Un klaxon

retentit. L'attention d'Aurélien se porta alors sur la rue et il détecta le camion poubelle avec son

moteur essoufflé, sa voisine crier après son chien Kiki d'une voie stridente et les aboiements de ce

dernier.

Son oreiller ne pouvait entièrement camoufler le bruit du trafic, dans la rue. Une odeur de café

atteint ses narines. Dissipée au départ, elle déploya petit à petit son parfum riche, à la fois rond et

pénétrant.

Il se rappela la publicité Nescafé, son tourbillon brun parsemé de flocons étincelants, qui lui mit

l'eau à la bouche. Il se leva.

Wendy Daglish

Évasion

Fermez les portes et les stores, murmura le capitaine. Ils sont sur nos talons.

Le jeune Michel, le dernier à être entré, referma vivement la porte derrière lui. Le lieutenant baissa

le store de la porte d'un coup sur la ficelle, mais personne n'eut le temps de s'occuper de la vitrine.

Les bottes commençaient à claquer sur les pavés au dehors. Des aboiements et des cris

retentissaient. Il n'y avait plus le temps.

À terre, siffla le capitaine. Pas un bruit ou nous sommes tous morts.

Nous nous jetâmes par terre le plus silencieusement possible.

Nous avions pris la première boutique restée ouverte. De là où nous étions, nous ne pouvions rien

voir. Le store de la porte vitrée de l'entrée nous cachait maintenant la rue et, recroquevillés sur le sol

dans l'angle mort de la vitrine, nous ne pouvions nous risquer à jeter un œil sans être vus. J'étais du

côté le plus à découvert, juste dans le coin de la vitrine. Je me tassai contre le panneau dans le désir

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immense de me fondre complètement dans la masse froide du bois. Je n'avais pas eu le temps de

trouver une meilleure cachette, les soldats couraient déjà sur le trottoir. S’ils passaient la porte, tout

était fini. Notre seule chance était de rester invisibles et inaudibles.

Je sentais la poussière de la boutique me piquer le nez. Je ne pouvais voir qu'une partie de la salle :

des étagères vides, une chaise renversée et des livres éparpillés sur le carrelage. Nous étions

enveloppés par l'odeur d'une pièce qui n'avait pas été aérée depuis longtemps. La boutique avait

probablement connu une évacuation à la va-vite, comme le reste de la ville. Michel vibrait de peur

dans la pénombre. Je voyais trembloter les mèches de ses cheveux sur son front. Je serrai les

mâchoires et les poings pour ne pas trembler moi-même.

Les bruits venant de l'extérieur ne s’évanouissaient pas. Les chiens et les militaires étaient toujours

là et je crus même que les bruits s'intensifiaient, sans savoir si cela était réel ou si mon imagination

me jouait un tour. Nous étions tous tendus dans l'attente, écoutant le moindre bruit, guettant les rais

de lumière traversant la vitrine qui nous indiquaient le passage d'une lampe torche. Je sentis soudain

un goût métallique dans ma bouche et me rendis compte que j'avais mordu l'intérieur de ma joue,

jusqu'au sang. Je n’osai même pas déglutir.

Graduellement, le tumulte de l'extérieur reflua, puis finit par se taire tout à fait. D'un geste rapide, le

capitaine nous interdit de bouger. Nous restâmes immobiles, plus encore qu'auparavant si cela était

possible, avec l'espoir grandissant de minute en minute que nous allions, peut-être, nous en tirer

vivants.

Anna Paquier

Page 14: Textes ecriture creative 2015

Enfin, des textes totalement libres, sans indication sur le fond ni la forme...

Soignez vos mots

Ce sont des armes

parfois acérées

parfois creuses

qui percent les armures

mieux que des lances

et que les sots agitent

en tous sens

avec légèreté.

Ce sont des instruments

de précision

outils indispensables

mais traîtres

comme des rapières

que l’on utiliserait à une table.

Ils peuvent atteindre au cœur

avec ou sans

volonté

avec ou sans

cette désinvolture

de la parole.

Soignez vos mots

car ils sont immortels

et une fois libres

ne reviennent pas vers vous.

Soignez vos mots

car ils piquent

et coupent

et tranchent dans le vif

longtemps après avoir franchi vos lèvres.

Soignez vos mots

car ils laissent des cicatrices

invisibles

vestiges de blessures profondes.

Soignez vos mots

car on guérit au moins aussi mal

d'un coup d’épée

que d'une phrase affûtée.

Anna Paquier

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Possédée

Paysage de neige et de glace. Lieu reculé de toute habitation. Atmosphère des plus étranges. L'hiver

a fait ses valises alors qu'un faible rayon de soleil vient illuminer la scène en pointant le bout de son

nez au bout de l'allée bordée de sapins. Au loin, une silhouette. Puis soudain, un cri, une peur, un

intrus, un appropriement de corps. Désormais au devant, une personne. Une unique personne

reflétant deux identités, à la fois distinctes comme deux inconnus et semblables telles leur reflet

dans un miroir. Seul un mot à cet instant différencie la personnalité de cette jolie demoiselle de celle

des autres êtres humains : possédée. Un autre est entré en elle, un autre est venu prendre part de son

corps.

Possédée. Nous ne savons si c'est elle, ou cet autre qui la hante, qui agit. Nous ne savons si son rire

est démoniaque ou angélique, car il suffit d'une courte seconde pour que tout l'intérieur de son être

se transforme en un autre enfoui au plus profond d'elle-même.

Possédée. Elle s'emmêle dans ses propres paroles, perdue entre elle et l'autre ; nous n'y retrouvons

alors plus la moindre logique ou même signification. Un brouillard enneigé de secrets dévoilés la

surplombe désormais. Rongée par un sentiment de double identité, elle ne sait plus qui elle est.

Actes dictés par un même corps mais une autre âme, que faire contre ce vacarme intérieur ?

Dévastée par une intrusion, elle ne dirige plus toutes ses actions, et ses décisions sont compromises.

Ses lèvres articuleront un « oui » lorsque le fond de sa réelle personne pensera un « non » qui, lui,

restera inaudible à travers l'opacité des murs de la prison dans laquelle l'intrus l'a enfermée à

l'intérieur du corps qui lui appartient.

Possédée. Jolie demoiselle veut crier sa douleur au monde entier, mais ce n'est que l'écho du silence,

frappant les parois qui emprisonnent son âme, qui revient aussitôt résonner au creux de ses oreilles.

Laurène Collinet

La Maladie des fenêtres

Ce lundi-là, j’avais décidé de reprendre ma vie en main. Il n’était plus question de passer mes nuits

à jouer les justiciers et sauver l’outre-monde du terrible Léviathan. Non, j’avais décidé d’être un

homme nouveau, un personnage brillant, équilibré, que la vie en société n’effrayait pas. L’idée

m’était apparue mardi dernier, alors que je venais d’achever un donjon bien trop facile en mangeant

des cacahuètes Menguy’s. Elle avait germé la semaine durant et, à présent, mon nouveau moi était

prêt à éclore. Bien sûr, j’aurais pu m’inscrire dans un club de sport, une association culturelle ou

caritative, mais cela aurait été trop ambitieux. IRL, j’étais un newbie ; une hâte excessive aurait

voué à l’échec mon grand projet. Aussi, je m’investis d’une mission plus raisonnable : sortir,

prendre un bol d’air et rapporter du pain. C’était une sorte de tutoriel, l’occasion pour mes yeux de

s’habituer à la lumière naturelle et de découvrir les graphismes du dehors. Jamais, je le jure, je

n’aurais soupçonné y trouver un bug.

Pourtant, il était là. Je n’avais pas fait six pas dans la rue que j’aperçus, sur la façade de la maison

voisine, une image tout-à-fait anodine mais dont la duplication à l’identique deviendrait bientôt

inquiétante. Il s’agissait d’une jardinière estampillée Truffaut – tout ce qu’il y a de plus banal : un

bac en plastique marron de 70x20x15 cm, posé sur le rebord d’une fenêtre, dans lequel étaient

plantées de gauche à droite : une sapinette vert foncé, une autre rouge, une plante à fleurs et une qui

pique. Les médias m’apprendraient plus tard qu’il s’agissait précisément de deux cyprès miniatures,

d’un geranium rotundifolium et d’un pied de thym. Jusque-là, rien d’extraordinaire, sinon que la

fenêtre d’à côté, ainsi que celle un peu plus loin encore, étaient parées de jardinières étrangement

semblables. J’y regardais de plus près. Oui, c’était cela : elles étaient toutes trois parfaitement

identiques, comme si l’on avait fait apparaître les deux autres à partir de la première par copier-

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coller. Tout concordait : depuis la couleur et la composition des plantes jusqu’à leurs hauteurs et

leur disposition ; même les rideaux, blanc crémeux, étaient tirés à l’identique.

Je suis persuadé qu’un être humain ordinaire n’aurait jamais repéré pareille anomalie. Mais parce

que j’avais passé ma vie à arpenter des villes virtuelles, construites à partir d’un nombre limité

d’éléments graphiques (arbres, maisons, villageois), une telle duplication me sautait aux yeux. S’il

s’était agi d’un jeu vidéo, j’aurais associé cette maladresse à de l’amateurisme. Mais présentement,

je me dis simplement que j’avais un voisin névrosé.

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Pourtant, elle choisit de prendre une toute autre tournure. Séduit par

le croustillant de la baguette Fleuriane, je décidai d’en faire, dès ce jour, ma source quotidienne de

féculents. Cette résolution m’offrit un prétexte pour sortir davantage. Ma première expédition ayant

été un succès, je m’exécutais désormais sans crainte. Je voulais apprendre la vie. Dans les rues,

j’interrogeais du regard les passants, analysais l’allure de leur pas, étudiais la disposition des tables

sur les terrasses, celle des cendriers... Ce monde semblait décidément moins hostile que prévu. Je

me surpris même, un soir, à laisser la brise tiède porter le frisson de la ville jusqu’à mon oreille.

Mais tandis que je commençais à apprécier le calme de ma nouvelle vie, mes yeux, eux,

continuaient à fureter, sonder les visages, questionner les détails. C’est ainsi que je notai, dix jours

après la découverte du premier bug, que la maniaquerie de mon voisin s’était propagée dans le

quartier. J’ignore comment il était parvenu à semer son obsession, mais en une nuit à peine, neuf

nouvelles jardinières avaient fleuri dans des rues adjacentes à la nôtre. Neuf duplicatas ! Était-il

possible que personne ne s’en aperçoive ?

Ma question fut prise de court. Dès le lendemain, dans les artères commerçantes d’Albi, les fenêtres

se parèrent de leurs sapinettes rouge et vert, de leur géranium et de leur pied de thym. Les habitants

normaux commencèrent à le remarquer et se félicitèrent que l’argent public soit dépensé pour

embellir leur ville avec autant de goût. On consacra même quelques lignes d’une dépêche locale à

faire l’éloge des paysagistes municipaux. Les plantes se répandirent dans la ville aussi sûrement

qu’une rumeur, et elles arrivèrent bientôt jusqu’aux quartiers les plus pauvres, dont elles apaisèrent

miraculeusement les tensions. Quelqu’un prononça le mot « prodige » ; d’autres l’entendirent, le

répétèrent et l’emportèrent dans toute la région. Pour ma part, je commençais à me demander à quel

point mon voisin était impliqué dans cette curieuse affaire.

Ce que j’ignorais, c’est que pendant ce temps, à l’Hôtel de ville, le maire s’interrogeait lui-aussi.

Qui était ce mystérieux bienfaiteur qui ravissait la cité en même temps qu’il redorait son image

auprès d’une population désabusée ? Dans le doute, il téléphona au préfet mais n’apprit rien qu’il ne

savait déjà. Ses conseillers furent également incapables de lui apporter le moindre indice. Alors, se

posait un cas de conscience : devait-il reconnaître publiquement que cet embellissement soudain

n’était pas de son fait ; ou continuer de s’en attribuer le mérite ? Il choisit de repousser cette

décision et s’appliqua à toujours répondre le plus évasivement possible. Aussi, les journalistes

s’empressèrent de faire état de sa modestie. Le paon ridicule d’autrefois passait tout-à-coup pour un

modèle de vertu politique. Tandis que la population chantait ses louanges, ses adversaires saluaient

son calme et son intelligence : eux savaient que celui qui se pavane sur un piédestal finit

immanquablement par en tomber. Pourtant, en réalité, le maire était bien loin de ces considérations.

En son for intérieur, le paon pestait. Comment un simple pot de fleur faisait oublier aux gens

l’inertie et les promesses non tenues par sa liste électorale ? Comment quatre végétaux parvenaient-

ils à rehausser une côte de popularité en berne depuis de longs mois, alors que lui consacrait des

heures, des jours entiers à calibrer et répéter de beaux discours, en vain ? Les Albigeois étaient

ingrats.

L’apparition de jardinières rythma mon mois de juin. Étant l’un de ses premiers témoins, je me fis

un devoir d’étudier plus en profondeur l’étrange phénomène. C’est ainsi que j’entrepris quelques

recherches sur Wikipédia, en même temps que je m’abonnai au Figaro et à la newsletter de 20

minutes. Mais, au lieu de réponses, ces lectures m’apportèrent de nouvelles questions.

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D’abord, combien tout cela coûtait-il ? Je décidai de mener ma propre enquête et filai aussitôt chez

Truffaut, calculatrice en poche. J’y trouvai sans difficulté les bacs en plastique recherchés. Il

s’agissait du modèle Barcelona, coloris terre cuite, 70x19.5x15.6 cm, vendus 8€70 l’unité.

Concernant les plantes, rien n’indiquait qu’elles ne provenaient pas d’un concurrent moins cher.

Comme je ne disposais d’aucun point de compétence en jardinage, il m’était difficile d’en estimer le

prix moyen. Aussi, je téléphonai à une vieille tante dont ma mère répétait sans cesse qu’elle avait la

main verte. Hélas, ce fut comme parler à un PNJ, sinon pire : celle-ci se contenta de me répéter que,

de nos jours, le bouquet garni représentait la moitié du prix de revient d’un potage, avant de

s’émerveiller des cabrioles de la petite Lucie, cinq ans, qui voulait devenir vétérinaire. Je me

renfrognai et tentai une autre tatie, sans plus de succès. Il fallait me rendre à l’évidence : j’étais sur

une fausse piste. Dépité, je passai le reste de la journée et une partie de la nuit sur Counter Strike.

J’y aurais d’ailleurs sans doute passé la semaine entière si des cacahuètes trop salées n’avaient pas

fini par me donner mal au foie. Je crois que, malgré moi, il me plaisait de mener une vie plus

équilibrée. Aussi finis-je par m’aventurer de nouveau au-dehors, en m’efforçant toutefois de ne plus

remarquer les occurrences du bug. À la place, je concentrais mon attention sur les passants et tentais

de lire, dans leurs regards, les peurs et les désirs qui les animaient. Comme en ce vendredi le soleil

réchauffait doucement mon visage, je décidai de m’asseoir sur un banc afin de poursuivre ce petit

jeu. En face de moi, un très vieux monsieur semblait également être venu prendre la lumière. Le

crâne à peine garni, une barbe comme des flocons de neige, l’échine rabougrie, il avait pourtant un

air gamin que je ne m’expliquais pas. Je le regardais défier les années en souriant, lorsque son oeil

vif me remarqua. Il me rendit la moitié de mon sourire : il lui manquait une dent sur deux.

(à suivre...)

Mélodie Andrieu

Sous les feux des projections

La lavande, partout. Des pistils multicolores et flavescents qui chatoient timidement dans la

voussure irisée d'un arc-en-ciel éblouissant. Et les fines gouttelettes qui perlent sur les pétales

appesantis des lilas, à mesure que la rosée dépose ses caprices. Ce Soleil naissant est délectable, me

dis-je tout à coup, alors qu'une bourrasque sémillante caresse mon esprit. Une singulière fragrance

l'accompagne, âcre et piquante. C'est alors que l'éclair explose, tandis que je me pâme et m'étonne…

Bref, c'est bien beau le lyrisme, mais gardons le pied sur terre, cette terre désormais dévastée par le

boum généralisé. En effet, le souffle gravitationnel de la déflagration galactique avait tout détruit,

sauf le narrateur - c’est-à-dire moi -, sans qui cette histoire n'existerait absolument pas. Mais alors,

direz-vous tantôt, qui suis-je ?

Je suis Le Narrateur, et vous n'avez pas besoin d'en savoir plus pour le moment ! Mais alors,

pourquoi ai-je survécu, moi qui ne possède même pas d'exosquelette bioprotecteur ou autre

péricarapace dissuasive (je connais un cousin qui en a une) ? Décidément, vous êtes vraiment trop

curieux. Les feuilles sont carbonisées à côté de moi, et ça sent le roussi. Je dirais même le cramé.

Aussi je n'ai pas de temps à perdre en présentation grotesque. Vous n'avez pas le choix, c'est moi qui

décide. T'es jaloux, hein ? Et oui, je suis tyrannique. Je capte votre attention. Je suis seul et

désemparé. Mais… je suis Le Narrateur… Alors, frustré ?

En attendant, je vais vous raconter l'histoire d'une limace. La plus baveuse des limaces (on

me l'a assez reproché d'ailleurs). Elle est née dans un endroit humide et baveux, d'une mère humide

et baveuse, et je n'ai connu que le confort humide et baveux d'une terre limoneuse, boueuse, et

tourbeuse. Ma vie d'alors était passionnante, trépidante, éblouissante, remplie de tunnels glaiseux et

de feuilles glissantes ! Las ! Puisse le lecteur pendu à mon pneumostome (il faut bien respirer ! Et

oui ! L'étymologie grecque sert toujours ! Et ne me dites pas que vous n'avez jamais étudié les

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Humanités...) ne jamais connaître pareilles infamies. Que ne puis-je me baigner dans le mucus

collectif et gluant ! Mais assez d'élégie, car je vois mon cousin à blindage renforcé près d'une

chaussure. Je ne suis pas seul ! Je cours (ou plutôt je glisse) au ralenti, comme dans ces films

émouvants que je regardais par la fenêtre du Maître des Salades. Il tourna ses tentacules supérieurs

dans ma direction, et roula des yeux affolés vers le ciel où des bouquets de feux explosaient en tous

sens. La botte entama lentement un mouvement ascendant avant de subir la terrible loi de la

pesanteur. La parabole est inéluctable, me dis-je soudain, dubitatif. Qu'il était fier quand il gonfla la

coquille en bombant le pied. Qu'il fut plat quand, dans un jus vert jaunâtre, la botte l'eut écrasé.

- On peut dire que c'était un beau feu d'artifice ! dit l'enfant à sa mère.

C'est pas grave, pensai-je. De toute façon, je ne l'ai jamais aimé…

Gaylor Wafflard-Fernandez

La faim du bonheur

Vie fleurie à fleurs fanées

Comme désemparées,

Non parées contre la fin.

Entouré de remparts affaiblis,

Part-il faible, affamé et haï ?

Yeux fermés, corps délaissé,

Fleurs effleurées, rose éclairée.

Avoir faim du bonheur,

Pour une fin des pleurs.

Laurène Collinet

Une vieille dette d'honneur

« Exécuteur, murmura le Correcteur d'une voix bien neutre pour l'acte qui venait d'avoir

lieu ?

- Il est mort. Il ne reste plus qu'à mettre en place les preuves de cet accident, accusant le fils

du Sénateur Ness. Cela ternira la réputation de son père, assez pour que le peuple de la Fédération

se penche sur son seul adversaire politique compétent.

- Le veuf Malora, mari bien plus attaché aux libertés individuelles que son ex-présidente de

femme?

- Oui. »

Le Correcteur arqua un sourcil dubitatif. Un plan bien complexe, où tant de choses

pouvaient mal tourner, alors qu'un scandale moins sanglant aurait pu aboutir au même résultat.

Encore une initiative du Ministère de la Terre.

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« Exécuteur. Correcteur. »

L'Exécuteur se tourna vers la source de cette voix rauque, alors que le Correcteur projeta son

esprit pour voir d'où venait ce son. Il avait déjà une idée de qui aurait pu être cet interlocuteur, et

savait que sa capacité à voir le futur et le passé proche n'opérerait pas sur cet individu.

« Tiens donc, lança-t-il, serait-ce l'homme derrière le rideau ? Non, ce n'est qu'un autre de

ses pantins de bois sans pensée propre.

- Exécuteur, toujours aussi arrogant. Comme si vos actes étaient le fruit de vos propres

réflexions. »

Un homme d'âge mûr, un peu plus petit que la moyenne, l'air vicieux, s'avança alors dans la

lumière.

« Corrupteur Zénoss, s'écria le Correcteur ! Celui qui a déjà détruit cent mondes, et induit le

mal dans autant d'espèces.

- Quatre-vingt-dix-sept mondes, corrigea le Corrupteur, et exacerber n'est pas créer. »

L'Exécuteur tendit sa main droite, mélange de chair et d'acier, et un index surmonté d'une

lame tranchante désigna une forme vague derrière le Corrupteur.

« Quelle est cette chose qui vous accompagne ?

- C'est mon garde du corps, pas une chose, sombre crétin !

- Faut vous prendre la main, aussi, pour que vous vous perdiez pas dans les rues ? Il vous

donne le biberon ? »

L'image d'un Corrupteur avec un biberon dans la bouche fit sourire le Correcteur, qui, pour

ne pas paraître trop joyeux, lança :

« Qu'est-ce qui vous amène sur Terre, Corrupteur ?

- Juste une vieille dette d'honneur.»

Il toisa quelques instants les deux personnes face à lui. Le Correcteur était vêtu comme un

être lambda de ce monde, alors que l'Exécuteur portait son armure d'exécution, élégante mais

meurtrière. Le Corrupteur reprit, d'une voix forte :

« J'ai les informations que vous aviez demandé sur votre prédécesseur, Correcteur. On est

quitte. »

Il laissa tomber d'un geste nonchalant un cylindre aux couleurs bleues et argentées, qui

cliqueta au contact du sol, et disparut dans les ombres d'où il venait.

Le Correcteur fit quelques pas, se baissa, se saisit du cylindre d'informations, et son contenu

se déversa dans son esprit. Il resta une minute silencieux, parfaitement immobile, puis se retourna,

faisant ainsi face à son mentor.

« C'est ce que vous vouliez savoir ?

- J'aurais préféré rester dans l'ignorance. »

Jordan Duchêne

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De vie vide

Ils erraient, dans ce monde vide de toute communication réelle et ainsi englobés dans leur sphère de

nouvelles technologies plus récentes les unes que les autres. Ils n'avaient alors qu'un unique point

commun : l'écriture, et non la parole comme voudrait l'être humain.

Ni même de jolies lettres calligraphiées, ni même une belle plume glissant sur le papier. Entre leurs

mains n'était blotti qu'un écran tactile, parsemé de mots guidant leur esprit et forgeant cette

génération de vagabonds muets manipulés.

Laurène Collinet

Honteuse prédiction

- J'ai honte... franchement, j'ai honte...

- Les prédictions des oracles peuvent être perturbantes, mais il ne faut pas avoir honte du futur.

- Des prédictions ? Tu plaisantes ! Je me demande comment elle fait pour garder sa réputation la

vielle peau. J'ai honte d'avoir accepté de l'écouter, ça oui !

- Allons, ça ne peut être si terrible...

- On lui a filé un chameau pour ces conneries ! Pas terrible... tu sais combien ça vaut ce genre de

bestiau ?

- Attention ! N'insulte pas la parole des oracles, leurs mots sont sacrés !

- Sacré mon cul oui.

- Voyons, je suis sûr que tu as mal interprété. Raconte-moi.

Le vent sifflant soulevait les grains de sable qui percutaient les toiles tendues composant une

douce mélodie, agréable pour ceux qui prenaient le temps de l'entendre. Le ciel limpide offrait sa

scène au soleil naissant qui baignait de sa douce chaleur le camp nomade. Cela aurait pu être une

belle journée.

- Mahomet, Mahomet ! Vite lève-toi !

La plupart des nomades dormaient encore, ou du moins auraient continué de le faire si un

crieur n'alertait pas tout le camp, filant à vive allure entre les tentes. Retrouvant celle qu'il cherchait,

il s'y engouffra sans baisser d'un ton.

- Debout, il faut y aller !

Livide comme un linge, Mahomet se réveilla en sursaut.

- Qu'est ce qui se passe ?! Une attaque ?

- C'est l'oracle. Elle est ici !

- C'est horrible ! Le tocsin ? Pourquoi je ne l'entends pas ? Il a été détr... Attends, comment ça

l'oracle ?

- Oui, l'oracle. Elle est ici, tu dois la voir !

- Mais l'attaque ?

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- Y a pas d'attaque.

- Quoi !

Une troisième personne sous la tente aurait trouvé la scène assez comique. Mahomet

apercevait un garde au sourire béat qui ne semblait nullement se rendre compte de la frayeur qu'il

avait causé. Le garde voyait un Mahomet crispé au visage déformé par une rage qui ne semblait

nullement compatible avec l'excellente nouvelle qu'il venait d'annoncer. Les deux étaient figés dans

des attitudes totalement opposées qui auraient pu amuser un observateur quelconque... mais

personne ne les observait.

- Mais... mais... mais...

- Non, Aziz. Pas mémé. Allez, lève-toi.

- Tu m'as réveillé pour...

- ...t’apporter la bonne nouvelle. Allez dépêche.

Tout en parlant, Aziz ne se gênait pas pour fouiller les affaires de son ami à la recherche de

vêtements convenables.

- Tu m'as réveillé, et même tout le... tu as réveillé tout le camp pour une putain d'oracle ? T'as pas

honte !

- Pas une putain. Une oracle, un peu de respect. Et puis ça fait une heure que le soleil est levé, les

gens vont pas tarder à en faire de même de toute façon, je suis d'ailleurs sûr que t'es un des derniers

debout. Dis, t'as rien de convenable à te mettre ? C'est une oracle tout de même.

- Lâche ça ! Et puis, t'étais pas censé être de garde aujourd'hui ?

- Bah oui, réfléchis un peu, comment j'aurais su que l'oracle est là sinon ? Ah, ça c'est pas mal. Bon,

ça fait un peu bouseux mais au moins c'est propre.

Aziz exhiba fièrement un ample quamis ocre ayant été relativement épargné par les affres du

désert.

- Donc si tu es de garde ce matin, qu'est-ce que tu fais dans ma tente ?

- Fallait bien que quelqu'un te prévienne. De toute façon la relève est dans dix minutes.

Mahomet souffla un bon coup pour se calmer.

- Bon, si je résume, tu quittes ton poste et réveille tout le camp en braillant, juste pour me parler

d'une voyante ?

- Une oracle, pas une voyante.

- J'vois pas la différence...

- Les prédictions de l'oracle sont réelles.

- Bon... j'ai compris, il est inutile de discuter... Sors d'ici que je m'habille.

- Mets pas n'importe quoi hein ! C'est une oracle, aie un minimum de tenue.

- C'est ça, dehors maintenant.

Quelques instants plus tard, Mahomet traversait à contrecœur le camp, tiré par son ami,

poussé par le vent et voguant entre des flots d'insultes prouvant que, contrairement aux dires d'Aziz,

Mahomet n'était pas le dernier à se lever.

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- T'as réveillé tout le monde et maintenant ils me voient tous avec toi...

- Voyons, depuis quand ça t'embête de traîner avec ton vieux pote Aziz. En plus, je te parie qu'ils

oublieront leur colère dès qu'ils la verront !

- Je ne sais même pas pourquoi je te suis, la dernière fois ton oracle m'a bassiné avec un buisson

parlant enflammé...

- Je pense que c'était une voyante, il ne faut surtout pas les confondre avec les oracles, elles disent

n'importe quoi.

- Mais c'est toi qui m’avais parlé d'oracle !

- Oui bon, j'ai dû me tromper, ça arrive.

- Et là, tu ne te trompes pas ?

- Aucun risque. Regarde, elle a même ses propres gardes.

Aux limites du camp, une caravane de bois et de toile à la vétusté modeste contrastait avec

les riches vêtements des quatre soldats qui l'entouraient. L'un d'eux discutait avec le chef du village

tandis qu'un autre remplissait un abreuvoir pour leurs deux chameaux. Si les marchants itinérants

n'étaient pas rares dans le désert, on les trouvait généralement aux abords des grandes villes. Il était

donc peu commun que leur route croise celle des nomades.

- Donc si j'ai bien suivi, ils viennent d'arriver ?

- Oui c'est ça !

- Et le soleil est levé depuis à peine une heure ?

- Oui c'est ça !

- Donc les chameaux... ont marché toute la nuit ?

- Oui c'est ça. Enfin je ne sais pas. C'est une oracle, cherche pas à comprendre

- L'oracle est directement venue dans votre camp ? Mais c'est un signe d'Allah !

- En fait leur route a simplement croisé la nôtre par hasard, l'oracle a dû se dire que c'était une

bonne occasion de s'enrichir. Mais les autres du camp aussi ont préféré l'explication du miracle

symbole divin, et patati.

- N'as-tu pas honte de blasphémer ainsi, toi qui a eu la chance de recevoir une prédiction ?

- Hey, j'en voulais pas moi de cette merde, on m'y a forcé ! Le camp a échangé un chameau contre

cinq prophéties. C'est pas les volontaires qui manquaient, mais mes autres ont décidé que je devais

en faire partie pour renforcer ma foi et autres bêtises du genre. Ils m'ont même fait passer en

premier !

Malgré son étroitesse, l'espace était submergé de tapisseries richement colorées tranchant

avec la simplicité de l'aspect extérieur. Celle qui se prétendait oracle était entourée de moult objets

hétéroclites qui n'avaient sans doute nul autre utilité que d'instaurer une ambiance suffisamment

étrange pour impressionner le chaland. Impression renforcée par une odeur pesante, qui stimulait la

mémoire tout en étant impossible à identifier formellement. Sans doute s'agissait-il d'un mélange de

parfums communs en un pot-pourri entêtant empêchant la perception de toute nuance. La vue quant

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à elle était rapidement agressée par tant de couleurs chatoyantes, beaucoup trop diverses pour des

yeux habitués à la monotonie du désert, yeux facilement captés par l'éclat jaillissant d'une immense

sphère d'un cristal aussi transparent que l'eau de rosée. Quelques déchirures dans la toile

permettaient à la lumière d'envahir l'endroit, emportant avec elle les sons du désert.

- Bienvenue, oh toi qui vient entendre la parrrooole... de l'oracle. Écoute et retiens.

Sa voix alternait chaotiquement les graves et les aigus, laissant parfois traîner des syllabes

sans raison apparentes avant de marquer une pause injustifiée.

- Mahomeeet... tu es Mahomet.

Ayant promis de se tenir, il se retint de faire remarquer qu'il était déjà au courant de son

propre nom depuis qu'il avait entendu le chef discuter avec l'oracle, et même avant.

- Tu n'es pas n'importe qui, non. Les visions sont trrrrès.... claires. Seuls ceux au destin remarquable

ont un futur aussi limpide.

- C'est gentil d’annoncer ça mais...

- Tu seras vengé !

L'oracle avait subitement hurlé, surprenant Mahomet qui faillit tomber à la reverse.

- Tu le seras, oui tu seraaaas... vengé.

- Ne le prenez pas mal, mais je pense que vous faites fausse route. Je n'ai envie de me venger de

personne, il n'y a donc aucune raison que...

- Tu seras vengé deee.... l'offense qui te sera faite.

- Il est vrai que j'ai déjà eu des différends avec des gens, mais une bonne discussion a toujours

permis de régler le problème.

- Ils te vengeront, oui ils le feront.

- Qui ça, ils ? Je vous assure que j'ai pour habitude de régler mes problèmes moi-même.

- Ils te vengeront, oui illls... te vengeront après ta mort.

- Quoi ?

- Des fidèles le ferrrroont... pour venger ton nom.

- Des fidèles ? Ma mort !

- Ils vengeront l'offense.

- Je serai mort ?

- Les coupables payeront, oui ils payerooont... de leur vie.

- Vous êtes en train de dire que l'on va me tuer ?

Changeant brutalement de ton, l'oracle laissa tomber les variations d'intonation pseudo-

mystique pour répondre d'une voix rauque témoignant d'un âge fort avancé.

- Bon écoute coco. Ton boss là, il m'a juste payé pour cinq clampins. Si tu veux aussi des infos sur

ta mort, il va falloir qu'on rediscute les tarifs. Ok ?

- Mais... C'est vous qui avez évoqué ma mort !

Page 24: Textes ecriture creative 2015

- Pour toi, j'vois un truc sur une histoire de vengeance. C'est très clair, à ce moment-là t'es mort, j'y

peux rien c'est comme ça. Maintenant, tu la fermes et tu me laisses faire mon travail.

- Heu...

Sans attendre de réponse, elle reprit son numéro de façon si soudaine qu'un instant Mahomet

se demanda s'il n'avait pas rêvé les dernières secondes.

- Ceux qui t'auuuuront... offensé, mourront.

- Et l'offense ? J'ai le droit de la connaître ?

- Les blasphémateurs payeront, oui je le vois, ils payerooont....

- Continuez, je vous écoute.

- ... pour t'avoir dessiné.

- Dessiné ? Comment ça dessiné ?

- Oui je le vois, tu seras offensé, tu seras dessiné avec un visaaaaaage.

À nouveau l'oracle laissa traîner longuement une syllabe puis marqua une pause avant de

finir sa phrase. Mahomet attendit poliment de longues secondes avant de se rendre compte que la

phrase était bel et bien terminée.

- Et qu'est-ce qu'il aura ce visage ?

- Tu seras dessiné, aveeeec.... un visage tout court.

- Un visage tout court ? Un petit visage ?

- Non... juste un visage.

- Juste un visage ? Vous voulez dire... décapité ? On va me tuer par décapitation ? C'est affreux !

- Nooon... tu seras dessiné avec un visage. Puuuuis... vengé.

- C'est pas très clair votre truc.

S'énervant à nouveau, l'oracle laissa tomber son ton cérémoniel au profit du naturel.

- Bordel, j'vois pas ce que tu piges pas, c'est pourtant limpide. Y a des mecs qui te dessinent, très

moche le dessin d'ailleurs, et sur le dessin t'as un visage. Et toi à ce moment-là t'es déjà mort.

- Vous vous foutez de moi ?

- Et puis après, t'as des fidèles qui butent tout le monde.

- C'est n'importe quoi votre truc ! Et est-ce que je peux savoir dans combien de temps ça aurait lieu

par hasard.

- Yep, ça c'est possible. Hum... dans 1416 ans.

- Bon c'est clair, là vous vous payez ma tête.

- Ah non, les visions sont formelles. Dessin, vengeance, dans 1416 ans. Maintenant sois gentil et

casse-toi, y en a d'autres qui attentent et j'aimerais arriver à la Mecque avant la fin de la semaine.

Là-bas y a des pigeons capables de m'échanger deux chameaux contre une seule prédiction !

- Bien sûr, le camp lui a quand même offert un chameau, ça n'a choqué personne d'apprendre que je

Page 25: Textes ecriture creative 2015

serais mort dans 1416 ans !

- Je ne mettrai pas en doute la parole de l'oracle, je pense aussi que vous serez mort dans autant

d'années...

- Mais bien sûr que je serais mort ! Y a pas besoin d'être oracle pour deviner ça ! Et l'histoire du

dessin, me dis pas que tu y crois aussi !

- Les paroles des oracles semblent bien souvent obscures, mais elles recèlent toujours une sagesse

qui nous sera dévoilée au moment opportun.

- Ouais, à d'autres. Donc le prends pas mal, mais les voyants et oracles de mes deux, j'ai déjà

donné. Alors ta prédiction, je me la carre où tu le penses.

- Mais voyons, Mahomet, ne vois-tu donc pas que je ne suis ni un voyant, ni une oracle ? Je ne fais

pas de prédictions.

- Ben voyons... de toute façon j'ai pas de quoi te payer Gaby.

- Ce ne sera pas nécessaire, mon rôle se limite à transmettre la parole divine à ceux qui ont été

choisis pour l'entendre.

- Et ça genre gratos ?

- C'est ma mission.

- Ceci dit, j'dois admettre que tes habits lumineux là, ils valent largement la déco de la vieille. Et

puis j'sais pas comment tu fais, mais ta lévitation là, c'est la classe.

- C'est parce que je suis un archange.

- Jamais entendu parler. Bon allez, si ça te fait plaisir, livre-moi ton message. Et comme c'est

gratos, j'aurai pas la honte de me faire arnaquer.

Leonardo Lauriot

Humain voguant au gré des sentiments

Le brouillard qui se maintenait au-dessus de la surface de l'eau se dissipe peu à peu, emporté par

une légère brise qui, elle, s'installe autour de moi. Un pas, deux pas. Montant à bord les pieds nus, je

remarque quelques grains de sable fin venus s'immiscer au fond de ma frêle embarcation. Enfin, je

quitte la terre ferme, prends le large et m'en vais noyer mes sombres pensées à l'autre bout de

l'horizon.

Désormais, le vent me pousse. Il me soulève telle une force voulant me mener au-dessus de mes

capacités. Suivent quelques instants où je le sens siffler dans mes oreilles comme s'il me demandait

l'autorisation d'augmenter l'ampleur de sa puissance. Pleinement d'accord, je veux me surpasser. Ces

moments me manquaient tellement que j’ai l’impression d’être une autre personne. Je deviens à

nouveau un humain voguant au gré des sentiments : tout ce qui m'encombrait l'esprit il y a quelques

secondes s'en est échappé, envolé. Je prends conscience de chaque détail qui m'entoure, comme des

gouttes d'eau qui viennent de plus en plus nombreuses se poser délicatement sur mes joues rougies

par l'énergie que m'offre ce moment de plaisir. La vitesse à laquelle je navigue me donne

l'impression que la coque ne fait que frôler l'eau, que je vole au-dessus de celle-ci. Les rayons du

soleil tapent sur mes épaules partiellement recouvertes de mes cheveux détachés.

Sur mon chemin, guidée par le vent, je croise des feuilles mortes glissant le long de la coque

blanche ou encore des méduses surprises de mon passage. En moi, n'est présent qu'un vide rempli

Page 26: Textes ecriture creative 2015

de fraîcheur et de liberté. Les vagues s'accentuent, laissant apparaître une houle à la fois régulière et

effrayante par sa grandeur. Dans le creux des immenses vagues formées, je ne vois qu'un mur d'eau

se dressant face à moi et atteignant quasiment la verticalité, alors qu'en haut de ces vagues j'aperçois

une ou deux voiles blanches dispersées au loin. Une bouffée d'air pur s'empara de moi. L'adrénaline

est là, elle me dépasse. Ne sachant comment la canaliser, je me laisse emporter par cette sensation

du goût du risque. Je n'ai plus peur. Je n'ai plus peur face à l'océan me transportant à une allure

hallucinante.

Mais brusquement, les rafales de vent cessèrent et l'atmosphère devint pesante. Un frisson de terreur

se propagea tout le long de mon corps, suite à la pensée désagréable de mon retour sur la terre ferme

dans peu de temps. Ce n'est pas une expérience aussi revigorante que celle-ci qui empêche un retour

à la réalité.

Tout commence par s'envoler sur l'océan, tout se finit la tête plongée dans les sentiments.

Laurène Collinet

Imparfaite

Ils disent que tout est fini, que tout est redevenu comme avant.

Ils mentent.

Je le sais, je le sens. Je les vois encore, partout sur ma peau, en cet instant.

Il n’y a que peu de femmes sur cette planète qui auraient l’idée de se regarder nues dans un miroir

en pied, mais j’avais besoin d’être sûre. Sûre que j’étais toujours dans le même état  : blessée et

sale. Toute ces marques sur mon corps ne sont ni de moi, ni des incidents. Elles ne sont rien de plus

que les marques d’une stupide coïncidence… Et de mes erreurs. Ou plutôt de mon erreur, car il a

suffi de quelques mots. Quelques mots… Et maintenant, il ne reste de moi que des pièces détachées

que je n’ai même pas à cœur de recoller entre elles. Je me fiche que l’on me trouve faible ou

stupide, car en effet, je le suis. Une personne intelligente n’aurait pas dit ce que, moi, j’ai dit. Une

personne forte n’aurait pas porté les marques que moi, je porte sur ma peau.

Cette histoire remonte à plus de trois mois et, en effet, j’aurais dû avoir complètement cicatrisé.

C’est ce que pensent les médecins, mais ils ont tort. Si c’était le cas, je ne verrais pas ces

constellations violacées et je ne ressentirais pas cette douleur au moindre mouvement. Ils passent à

côté de l’évidence même. Si j’ai espéré un jour que cette sorte de patchwork s’en irait, ce n’est plus

le cas. Je le déteste, bien sûr, mais il a le mérite de montrer celle que je suis, réellement. Mes

proches ne sont pas de cet avis, évidemment, mais je me fiche de ce qu’ils disent, parce que je sais

qu’ils ne le font que par convenance. On ne dit jamais à une personne que l’on fait semblant

d’apprécier qu’elle est laide ou encore qu’elle n’est qu’une idiote.

Puisque je suis supposée rentrer dans les détails, alors allons-y. De toute manière, ce n’est pas

comme si je ne ressassais pas tout cela à longueur de temps. Une fois de plus ne fera pour moi pas

la moindre différence.

Cette journée-là n’avait pas été une journée différente de n’importe quelle autre  : me lever, me

préparer, aller travailler, rentrer… Ce ne fut qu’à mon échangeur que la routine prit fin. Étourdie,

j’ai pris la peine de regarder les indications directionnelles  : une demi-heure de trajet me suffit

largement, même si je suis plutôt bien lotie. J’ai lu le nom des villes desservies par la ligne les unes

après les autres. Normalement, quand on emprunte le même trajet tous les jours, il suffit d’une ou

deux stations pour savoir si le sens est bon, mais moi, je voulais voir marqué mon arrêt. On ne

prend jamais trop de précautions. Je n’ai jamais pu trouver ce petit mot des yeux. Jamais. Parce que

j’ai entendu cette voix. Celle d’un homme, devant moi, que je n’avais jusqu’alors absolument pas

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remarqué. On croise tellement de gens, dans les gares, que l’on finit par ne plus les voir, à part

quand ils gênent le passage, auquel cas, on se débrouille pour se faufiler sans se faire insulter. Mes

yeux se sont posés sur lui sans me donner pour autant l’occasion de prendre note de son apparence.

Ce n’était ni plus ni moins qu’un homme ordinaire, comme j’en croisais des centaines jours après

jours. Je me souviens par contre de la menace qu’il dégageait. Et moi, je n’avais pas bougé.

N’importe qui d’autre aurait sans doute gardé en mémoire le moindre mot qu’il avait prononcé,

mais moi pas. Tout ce dont je me rappelle, c’est qu’il m’a vulgairement demandé de partir. Je ne

faisais rien de mal, je cherchais seulement à m’orienter, c’était tout. Alors je suis restée plantée là,

muette, incapable de comprendre exactement ce qui se passait.

Et puis il a recommencé, ajoutant de grands gestes. De la même manière que pour ses paroles, je ne

saurais les refaire, je pourrais dire qu’il avait une attitude agressive, qu’il s’agitait, qu’il parlait fort,

mais rien d’autre. C’est à ce moment-là que mes pensées ont divagué, à la fois trop vite et trop

lentement. L’année passée, j’ai énormément souffert et quand j’ai relevé la tête, je me suis promise

que personne ne pourrait plus jamais me donner le sentiment que j’étais inférieure à qui que soit

d’autre.

Alors voir cet homme, qui n’avait rien de plus que moi, me hurler à la figure comme si j’étais un

déchet, m’a rendue imbécile. Je me suis campée sur mes jambes, j'ai relevé la tête et je lui ai dit non

en le regardant dans les yeux.

« Peu importe à quel point tu es belle,

Car pour l’instant,

C’est bien loin de tout ce que tu voudrais être »1

En cela, je n’ai été qu’une imbécile. Je le sais à présent. Tout comme je sais que mes belles

résolutions ne m’auraient jamais été d’une utilité quelconque puisque je n’ai pas la force de les

mener à bien.

Il a évidemment très mal réagi à mon affront. Il s’est approché et m’a envoyée embrasser le sol

crasseux de la gare. Autour de nous, le monde s’est arrêté et je revois à la perfection toutes ces

silhouettes floues formant un cercle presque parfait pour observer le spectacle. Chaque paire d’yeux

rivée sur mon corps encore en bon état pourtant. Si vous saviez comme je les ai maudits, tous ces

gens, de ne pas avoir bougé un cil pour m’aider  ! Mais avec le recul, j’ai compris  : même le

dernier des imbéciles ne voudrait aider une personne qui a voulu ce qu’elle avait, quelqu’un de

suffisamment imbécile pour aller à la confrontation de son plein gré. Et en effet, si j’avais eu de la

jugeote, j’aurais attrapé mon sac et je serais partie dans la seconde, quitte à clopiner comme je le

pouvais et à trébucher quelques mètres plus loin, mais non. Moi, j’étais encore restée immobile, lui

laissant une occasion de venir me frapper au visage.

Et bien entendu, tout un chacun avait pris soin de me laisser subir ma punition sans faire un

mouvement, en tout cas, jusqu’à ce que je perde connaissance.

« Et tu tombes à genoux

Tu supplies, tu implores

"Puis-je devenir quelqu’un d’autre,

Pour toutes ces fois où je me déteste ?"

Tes erreurs dévorent ton cœur à chaque instant

Tu te noies dans tes imperfections »2

J’ai persisté dans l’erreur jusqu’à en payer le prix fort et c’est pourquoi je ne cherche même plus à

1 « How beautiful you are / Yet seem so far / From everything you’re wanting to be », Imprefection, Skillet

2 « You fall to your knees / You beg, you plead / Can I be somebody else / For all the time I hate myself / Your

failures devour your heart in every hour / You’re drowning in your imperfection », Imperfection, Skillet

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me remettre sur mes pieds ni à effacer de ma peau l’empreinte de ma faute. De toute manière, les

faire disparaître ne briserait pas pour autant cette lame qui me saigne peu à peu. Cette lame faite

d’un seul mot.

Pourquoi ?

Pourquoi se trouvait-il là, ce jour-là, à cet endroit-là ? Pourquoi, moi, je me trouvais là, ce jour-là, à

cet endroit-là ? Pourquoi a-t-il voulu que je parte ? Pourquoi lui ai-je tenu tête ? Pourquoi l’a-t-il si

mal pris ? Pourquoi n’ai-je pas essayé de m’enfuir ? Pourquoi a-t-il continué à frapper ? Pourquoi,

finalement, quelqu’un m’a-t-il porté secours alors que j’aurais aussi bien pu mourir dans le dédain

collectif ?

Et tout un tas d’autres qui tournent systématiquement un peu plus en rond. Seulement, je sais que je

n’aurais jamais de réponse… Et c’est sans doute l’une des plus insupportables choses de cette

histoire. J’ai toujours détesté le silence, depuis toute petite, mais celui-là est sans doute le pire que

je n’aie jamais connu. Je sais ce que ça fait d’arriver dans une pièce et que l’on se taise à cet instant.

Je sais ce que ça fait d’attendre que des gens aient fini de parler à voix basse pour en placer une.

Mais ça, je pense que tout le monde l’a vécu, à un moment ou un autre, alors cela n’a rien de si

dramatique. C’est toujours extrêmement horripilant, mais pas insurmontable. Pas comme cette

incertitude permanente quant au fait que l’on pourrait aussi bien être mort sans que ça ne fasse de

différence pour personne.

Pour la loque que je suis devenue, il aurait aussi bien valu que je reste couchée sur ce sol souillé

jusqu’à ce que je crève. Et d’ailleurs, quelle raison peut bien avoir mené le Destin à me maintenir en

vie ? À moins que, ça aussi, ça ne soit une partie de mon châtiment ? Je le trouve bien cruel.

« Personne n’y échappe

Chaque inspiration que nous prenons

S’inscrit dans notre propre squelette »3

Mais bien au-delà de la cruauté en elle-même, il m’arrive encore, parfois, de me demander ce que

j’ai pu faire de si terrible pour être ainsi malmenée. J’ai l’impression que plus j’essaie, plus je

m’écroule, parce que je ne trouve jamais aucune atteinte à qui que ce fut, aucun crime que j’aie pu

commettre qui soit à la hauteur de justifier ma peine. Je crois en la notion de karma, je crois en un

équilibre entre le Bien et le Mal qui doit être soigneusement maintenu, je crois que tout acte cruel

mérite une punition qui l’est tout autant, mais… Et bien pour être sanctionné, il faut avoir commis

une faute. Je suis bien consciente que tenir tête en était une, dans cette situation, mais vaut-elle

réellement que j’en conserve l’empreinte jusqu’à la fin de mes jours ?

« Tu n’es pas la seule

Tu n’es pas la seule à te noyer dans tes imperfections »4

Alexia Jehan

3 « No-one escapes / Every breath we take / Dealing with our own skeleton », Imperfection, Skillet

4 « You’re not the only one / You’re not he only one drowning in your imperfection », Imperfection, Skillet