41
organisé par l’Alliance Internationale, Association des anciens et amis de la Cité internationale 17 boulevard Jourdan Concours de récits raconté par les neuf lauréats du 1er concours de récits sur le thème de la Cité internationale

Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Les textes primés par "17 boulevard jourdan".

Citation preview

Page 1: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

organisé par l’Alliance Internationale, Association des anciens et amis de la Cité

internationale

17 boulevard JourdanC o n c o u r s d e r é c i t s

raconté par les neuf lauréats du 1er concours de récits sur le thème de

la Cité internationale

Page 2: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 2 -

Sommairep 3 > Terres à Terres de Romain Raji

1er prix Anciens résidents

p 7 > Le bonheur d’être ici de Benjamin Hiver1er prix Résidents

p11 > Comme un songe dans la Cité d’étéde Jeanne Le Roux1er prix Grand Public

p15 > L’installation d’Amelia Maria Bogliotti2ème prix Anciens résidents

p20 > C’était un autre monde de Mikhaïl Savtchenko2ème prix Résidents

p25 > La Cité unie vers Cythère de Christian Zeimert2ème prix Grand Public

p29 > Si Thé Unité de Grahame Robert Anderson3ème prix Anciens résidents

p33 > Le vagabond de Julie Desjardins3ème prix Résidents

p37 > « Un mundo ideal » de Jean-Pierre Weiller3ème prix Grand Public

Page 3: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 3 -

‘‘‘‘

1er prix catégorie «Anciens

résidents»

Terres à terresRomain

RajiPourquoi ai-je eu envie de participer

à ce concours ? J’aime beaucoup

lire, j’aime(rais) écrire. La Cité

Internationale Universitaire de

Paris m’inspire parce que j’y ai

passé une année exceptionnelle et

par le brassage de cultures qu’elle

représente. Voilà la recette idéale

pour partager ma vision d’une

cité pas comme les autres. Une

plume, des souvenirs et un petit

peu d’imagination. Je suis un jeune

homme curieux et ouvert sur le

monde. Le théâtre, la musique, les

livres, la nature et la photo sont ma

passion, ma curiosité.

Page 4: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 4 -

17 Boulevard Jourdan, Paris.

Chers parents, chers frères, chère sœur,

Je vis à un rythme effréné depuis mon arrivée dans la

Capitale française. Voilà un mois que je suis installé ici et

je n’ai toujours pas réalisé mon rêve. Enfin… Ce que je pensais être

mon rêve ! Me hisser au-dessus en haut de la Tour Eiffel. Vous

rappelez-vous de mon engouement ? « Un pas sur le sol parisien et

je vaincrai la dame de fer ! ». Que nenni ! Mais depuis c’est un autre

rêve que je réalise … Ou plutôt que je vis ! Ici les frontières n’existent

pas, les hommes et les femmes de toutes les couleurs, de toutes les

classes sociales, de toutes les origines se côtoient, se parlent dans les

langues de Goethe, de Molière, d’Homère, dans la langue du Dad ou

encore de Mishima et de nombreuses autres que j’aimerais tellement

apprendre. Chaque pas me fait traverser un océan, une mer ou encore

des montagnes qui me semblaient infranchissables.

Père, je sais que cela paraît insensé mais l’architecture qui m’entoure

porte une trace du pays que le bâtiment représente. Je dors en Suisse,

je mange au Maroc, après être allé voir une exposition en Suède, je

me balade entre l’Allemagne et le Brésil. L’Espagne et le Japon sont

voisins, l’Asie du Sud-Est est si proche des Pays-Bas. Des hommes

qui ont marqué l’histoire représentent des pays, des contrées sans

prétendre les diriger, leurs noms évoquent simplement le respect.

Pourquoi le monde n’est-il pas ainsi ?

Comment est-il possible de n’avoir connu que la guerre alors qu’ici le

Liban réunit et rassemble les Hommes.

Page 5: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 5 -

Oh ! Vous me manquez, le pays me manque, ses étals, ses couleurs,

ses senteurs, ses plages… Mais ici, il n’y a pas de peur, il n’y a pas

de bombardements, il n’y a pas de haine, il n’y a pas de ciel bleu non

plus, certes ! Mais qu’est ce qu’un ciel bleu au Liban ? Une tache

bleue dans une flaque de sang. Un œil bleu sur un visage en sang

! Le gris ici est une couleur rassurante. Je reviendrai plus riche de

savoirs, de cultures, et de paix. Je vous aime.

Salam

Quelques semaines plus tard, boulevard de la paix, Beyrouth.

Cher Frère,

Comment se passe ta vie en Allemagne, l’entreprise tourne bien ?

La famille va bien ? Ta femme et tes enfants s’acclimatent-ils ? Je

te souhaite d’être très heureux mon frère. Toutefois, je t’écris pour te

parler de quelque chose qui me préoccupe. Mon fils, Salam, est depuis

quelques semaines en France. Son départ nous a énormément affecté,

cependant il était temps qu’il prenne son envol. Mais depuis son départ

nous sommes inquiets, ses récits sont insensés et loufoques, ses

idées du monde totalement erronées. Je pensais lui avoir donné une

bonne éducation, mais il ne connaît même plus sa géographie ! Je te

demande donc d’aller le voir, s’il te plaît, tu sais que je ne peux sortir du

pays. Stuttgart n’est pas si loin de Paris. Et raisonne-le, je t’en supplie.

Je te remercie mon frère, embrasse tes petites et ta femme. Reviens

nous voir quand tu le souhaites.

Mohamed

Page 6: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 6 -

Un mois est passé, Friedenstrasse, Stuttgart.

Mon Frère,

Je rentre d’un week-end à Paris où j’ai décidé d’emmener les filles.

Nous avons passé un moment aimable en compagnie de Salam qui,

je peux te l’assurer, va très bien. Il nous a reçu comme des rois,

nous avons visité sa chambre en Suisse et dîné au Japon avec ses

amis marocains, puis nous nous sommes promenés entre la Grande-

Bretagne et l’Espagne, tu comprends les petites étaient fatiguées de

ce voyage au 17 boulevard Jourdan …

Page 7: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘

1er prix catégorie «Résidents»

Le bonheur d’être ici

Benjamin Hiver

Né en 1987 en Normandie, je suis

résident de la Maison des étudiants

suédois depuis octobre 2010. J’étu-

die la fi nance à l’ESSEC, l’esthé-

tique à l’EHESS, et la littérature à

la Sorbonne. Mon récit essaye de

fi xer quelques-unes des croyances,

des espérances, des sensations

que m’a inspirées la vie à la Cité.

Ce n’est pas un fragment d’autobio-

graphie, mais un hymne à certains

instants, à certaines personnes ren-

contrées ici-même et qui, déjà, me

sont devenues essentielles. J’ai tou-

jours cru que la littérature et l’amour

faisaient bon ménage, que le désir

alimentait le désir d’écrire, et je tiens

à remercier profondément celle qui

m’a inspiré le personnage de Séta -

Hélène, dont il était bien audacieux

de vouloir restituer la foisonnante

beauté dans l’espace si resserré de

ma fi ction...

Page 8: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 8 -

Voici le lieu : la Cité Internationale, et son étirement de bâtisses

plantées dans ce vaste parc, comme une ville dans la ville.

Rapidement, je fus envoûté par la magie enveloppant cet es-

pace qui avait prospéré là, aux portes de Paris. Dès les premiers jours,

j’avais scellé des amitiés que je devinais prometteuses. Et j’éprouvais,

pour la première fois, le vertige de la création. Ce qui était passé,

ce que je n’avais ni vu ni perçu de moi-même, le fond des êtres qui

m’étaient déjà chers me semblait à jamais condamné à m’échapper.

Alors, mon imagination vint à mon secours.

Il y avait Andreï, le Sibérien. Je me souviens encore de la surprise qui

me saisit lorsque je l’entendis jurer en russe dans le restaurant univer-

sitaire. Son français impeccable m’avait conduit à lui inventer une as-

cendance normande. De génération en génération, à partir des bribes

qu’il m’offrait, je lui avais inventé un ancêtre grognard qui, échappé de

la Grande Armée lors de la campagne de 1812, s’était installé dans un

petit village de l’Oural, y avait épousé une jeune Russe et avait noué à

jamais son destin à ce pays, avec lequel il avait fini par se confondre.

Quand je me retrouvais face à Andreï, face à son visage ovale, écrasé,

creusé de traits fins, je guettais dans ses yeux les plaines intermi-

nables, grises, brumeuses où il était né, où il avait grandi avant de

partir étudier à la grande ville, Moscou… Ces plaines fouettées par

le vent glacé, balayées par des rafales de neige, il en était le reflet :

naturellement, elles formaient la toile de fond des images que je lui

associais, et dont je l’augmentais.

Surtout, il y avait Séta, ma voisine arménienne, ma lumière fatale. Mon

désir de tout savoir d’elle ne pouvait être satisfait des longues heures

que nous passions à nous découvrir patiemment. Ses mots, je les

Page 9: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 9 -

roulais avec délices sur ma langue. Elle était ma plus belle source

d’inspiration, un tremplin vers le palais des songes. Je n’avais de

cesse de l’interroger sur sa famille, ses souvenirs. C’étaient comme

deux plaques que les hasards de la tectonique avaient toujours tenu

séparées, et qu’il me fallait « conjoindre » contre toute logique. Je me

sentais condamné à rester sur le seuil de sa vie. Le vent de l’exotisme

qui soufflait sur elle excitait mon imagination, et c’était tout un pays,

toute une culture que je m’efforçais à déterrer. Je passais des jours en-

tiers dans la bibliothèque de la Maison Internationale, à dévorer tout ce

que je pouvais trouver sur ce petit pays. L’Arménie surgissait, comme

l’Atlantide, tel un piton perçant les brumes qui l’enserraient. Souvent,

je m’échappais en douce pour contempler la Maison arménienne,

sculptée dans une pierre irradiant d’étrangeté, gravée de ces lettres

dont le sens me paraissait interdit à jamais, comme des runes. Fas-

ciné, je scrutais les visages des résidents que je voyais entrer et sortir.

J’espérais percer leurs mystères. L’oreille aux aguets, je me laissais

bercer par la mélodie de leur langue. Et s’ils se transmettaient, juste-

ment, ces secrets qui me faisaient défaut dans ma quête ? Je m’en

retournais dans ma maison, parfois après de longues heures, les yeux

baignés de larmes, toujours habité par ces mêmes énigmes, sourdes,

lancinantes. Séta avait croisé l’Histoire, et j’avais honte d’espérer pétrir

son passé de mon ingénuité.

Écrire, il fallait écrire. Ce serait peut-être insuffisant, mais c’était à

mes yeux la seule manière de capter quelque chose de ces vibrations

lointaines, diffuses, fuyantes. A travers l’écriture, j’avais l’impression

de réparer mon ignorance. Le soir, je m’y abandonnais furieusement,

jusqu’à l’oubli du sommeil qui pesait sur mes paupières, pour ressai-

sir ces vies. Peu m’importait que mes histoires fussent proches de la

Page 10: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 10 -

réalité ou tout à fait farfelues. Il suffisait qu’elles comblent ce manque

que je portais en moi, et qui me plongeait dans un état de profonde

mélancolie. Tous ces êtres chers devenaient aussi des personnages,

peuplant mes nuits, me hantant de toutes les possibilités qu’ils ou-

vraient, offraient, m’ouvraient, et pour lesquels mon estime n’avait de

cesse de grandir. Comme des ombres, partout, ils me poursuivaient.

Cette puissante curiosité qu’ils éveillaient, c’était bien le centre autour

duquel ma plume gravitait, le point aveugle où convergeaient mes dé-

sirs (aimer, rêver, créer). Je n’avais plus honte d’écrire, je ne regar-

dais plus mon ambition comme un vice inavouable : le plaisir auquel

chaque soir je me livrais, était devenu quasi physiologique. Ici, il rayon-

nait d’évidence.

Page 11: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘1er prix

catégorie «Grand public»

Comme un songe dans la cité d’été

Jeanne Le Roux

J’ai travaillé toute ma vie dans le

commerce international. J’ai vécu

quelques années à Hong Kong,

avant et après la rétrocession à

la Chine. Je suis maintenant en

retraite, ce qui me laisse enfi n le

temps de faire ce qui m’amuse, par

exemple étudier l’histoire ancienne

ou écrire des nouvelles. J’habite

maintenant dans le 14ème , et avec

mon mari anglais, nous adorons

nous promener le dimanche dans le

parc de la Cité. C’est sur un panneau

d’affi chage dans le hall du Bâtiment

Principal que j’ai vu l’annonce de

ce concours. Le souvenir magique

de ma première visite dans ce lieu

m’est alors revenu en mémoire et

j’ai eu envie de le concrétiser en

écrivant ce récit.

Page 12: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 12 -

J’ai rencontré Maroine dans l’avion un dimanche d’août 1974. Un

vol Air France de Beyrouth à Paris. Nous devisâmes pendant les

trois heures que durait le voyage. Il était beau, il était professeur

de littérature arabe à l’Université du Caire, il m’impressionnait, moi qui

n’étais qu’une petite étudiante française, fraîchement diplômée d’une

faculté de province.

Arrivés à Orly, nous n’avions plus envie de nous quitter. Il devait sé-

journer quelques jours avec un ami dans une résidence universitaire.

Pourquoi n’essaierais-je pas, moi aussi, d’y trouver un hébergement

pendant la semaine que je devais passer à Paris ? Le soleil se couchait

lorsque le taxi nous déposa devant un imposant édifice, le long d’une

avenue déserte en cette soirée d’été. « C’est là », nous dit le chauf-

feur d’un ton rogue. Mais où aller ? Pas de gardien à la grille. Aucune

flèche ne signalant la réception. Traînant valises et sacs de voyage,

nous déambulâmes à travers les allées, nous arrêtant devant chaque

bâtiment. Chacun avait son style. Chacun portait le nom d’un pays.

Mais toutes les portes étaient closes. Aucune maison ne semblait ha-

bitée. Pas un bruit, pas un être vivant, pas un chat ! Seuls les oiseaux

s’égosillaient dans les arbres. J’avais l’impression d’être entrée par

effraction dans le château de la Belle au bois dormant. Quel était ce

lieu étonnant, hors de l’espace et du temps ? A qui pouvait appartenir

ce jardin extraordinaire et ces pavillons à l’architecture étrange ? Je

m’attendais à voir apparaître à tout moment un canard qui parlerait

anglais ou un garde qui nous expulserait. Maroine ne répondait pas à

mes questions. Il se contentait de maugréer contre son ami qui n’avait

pas répondu au courrier qu’il lui avait adressé pour annoncer sa ve-

nue. Nous contournâmes le corps du bâtiment principal. Toujours pas

de bureau d’accueil. Mais devant nos yeux, un vaste espace s’ouvrait :

Page 13: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 13 -

une pelouse immense, la plus grande que j’aie jamais vue, baignée de

la lumière du crépuscule. Et, miracle, à notre droite, sous les arbres,

deux garçons assis sur un banc, l’un brun, l’autre blond. Ils répondirent

à nos questions, l’un en arabe, l’autre en allemand. Ils indiquèrent à

Maroine où se trouvait la Maison du Liban, là-bas, au fond, cachée

derrière les sapins. Mon compagnon traversa la pelouse en continuant

à grommeler.

J’attendis sereinement son retour. Je n’étais pas pressée. Ici, tout était

si beau, si calme !

Je fermai les yeux. Les deux étudiants reprirent leur conversation dans

un dialecte inconnu et pourtant familier. Des mots me remémorant les

messes de mon enfance parsemaient leurs échanges. Etait-ce un

langage codé ? J’interrogeai le jeune homme blond. Il m’expliqua en

riant qu’il était allemand et anglophone, mais que son camarade tuni-

sien comprenait seulement l’arabe et le français. Leur seule langue

de communication était donc le latin, comme au Moyen-Âge chez les

escholiers de la Sorbonne ! Je me pinçai le bras. Aïe, ça faisait mal. Je

ne rêvais donc pas. Maroine apparût enfin, plus maussade que jamais;

son ami était absent et il n’était pas possible de séjourner dans la Cité

sans réservation préalable. Nous reprîmes nos bagages, quittâmes le

Parc à regret, et après moult pérégrinations, nous atterrîmes vers mi-

nuit dans un hôtel sordide du Quartier Latin. Maroine repartit au Liban

à la fin de la semaine. Quelques mois plus tard, la guerre éclata dans

son pays et je n’en eus plus jamais de nouvelles. Je m’installai à Paris

et la vie suivit son cours. Je gardais un souvenir vague de ma décou-

verte d’un lieu magique le soir de mon arrivée dans la capitale, mais je

n’avais aucune idée de son emplacement.

Page 14: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 14 -

L’an dernier, une amie m’invita à l’accompagner pour voir un ballet

dans un « Théâtre international » dont elle me vantait depuis long-

temps la programmation variée. Rendez-vous fut pris à la sortie de la

station « Cité Universitaire » du RER B, une ligne que je n’empruntais

jamais. Et là, le choc ! Après trente-six ans, le songe d’une nuit d’été

dans la Cité reprenait vie. L’imposant édifice, les pavillons sous les

arbres, les rosiers, les parterres à la française, rien ne manquait. Mais

le domaine était sorti de sa torpeur estivale : des foules d’étudiants de

toutes les nationalités se pressaient à la caféteria, des familles pique-

niquaient sur la pelouse, des joggeurs arpentaient les allées à petites

foulées... Et plus personne ne parlait latin !

Page 15: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘2ème prix

catégorie «Anciensrésidents»

L’installation

Amelia Maria

Bogliotti

Je travaille et vis en Argentine où je

suis professeur de français, langue

étrangère. De 2003 à 2006, j’ai

résidé à la Cité Internationale de

l’Université de Paris. Pendant ce

séjour j’ai préparé une thèse de

Doctorat que j’ai soutenue en 2009

à Paris III, Sorbonne-Nouvelle et

après je suis retournée dans mon

pays. Ce concours de récits a réveillé

mes souvenirs : je me suis rappellé

la course pour obtenir une chambre

à la Cité Internationale, les travaux

du boulevard Jourdan en 2003, le

RER B, le bus 67… Ces images me

replaçant tout à coup dans Paris, j’ai

pris plaisir à écrire en français, autre

chose que des cours. Ce récit m’a

permis de quitter un temps ma peau

de prof et de raconter une histoire

qui serait lue et appréciée. J’ai peut-

être aussi voulu voyager en écrivant : dire en somme qu’un cordon

me relie à Paris. J’existe ici tout en vivant ailleurs. La distance me

sépare des voix francophones et je ne veux pas qu’elles m’oublient.

Voilà toutes les raisons qui m’ont poussée à écrire « L’Installation ».

Page 16: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 16 -

Quand j’arrivai à la Cité Internationale de l’Université de

Paris, Avicenne devint mon foyer pendant un an. Cette

résidence, à la différence des autres maisons, accueillait

des étudiants déjà engagés dans la vie professionnelle, venus à Paris

pour des recyclages linguistiques ou scientifiques. Sa gardienne était

une polonaise qui avait gagné la France dans l’espoir d’y trouver une

situation. À l’arrivée de chaque nouvel hôte, elle semblait revivre son

propre débarquement dans Paris et regardait les jeunes arrivants, d’un

sourire nostalgique, comme si elle enviait leur avenir qu’elle devinait

plus heureux que le sien. Pour accéder à Avicenne, il fallait traverser

tout le parc de la Cité et aller vers le sud-ouest. Les jeunes de la

chorale internationale prenaient ce chemin tous les mardis soir pour

se rendre à des répétitions qui débutaient à 20 heures précises. À ce

moment-là, la gardienne, rêveuse, contrôlait les entrées.

La maison Argentine fut mon deuxième abri. Quand j’y fus admise,

je dus d’abord passer par le petit pavillon, un bâtiment annexe aux

installations principales où logent les directeurs et quelques étudiants.

Si pour les premiers ce petit pavillon peut représenter un chez soi,

pour les seconds il ne constitue qu’un dortoir. En effet, la vraie vie se

passe dans la partie centrale de l’immeuble qui réunit la plus grande

quantité d’habitations et donc le plus grand monde. C’est là que les

histoires les plus belles ou les plus déchirantes se tissent au hasard

des rencontres. Je ne tardai pas à obtenir une place dans ce grand

pavillon.

Je vécus pendant quelques jours au deuxième étage. Puis, je passai

au troisième, chambre 39, à côté des toilettes. Cette pièce m’intéressait

parce que c’était la plus proche que possible de la 38 dans laquelle je

Page 17: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 17 -

prétendais habiter jusqu’à la fin de mon séjour à Paris. En effet, elle

avait pour moi un charme tout particulier. C’était la dernière du couloir

sur la droite et avait deux fenêtres qui donnaient respectivement sur

le boulevard Jourdan et sur le côté ouest du parc. De l’une, on pouvait

voir la pelouse du Montsouris et un héros statufié qui me rappelait

mon pays ; de l’autre, la maison du Canada et une allée qui s’habillait

superbement au gré des saisons. De cette chambre, à l’aube, on

entendait invariablement les pies. La 39 n’était pas laide, mais elle

n’avait qu’une fenêtre et était plus sensible aux bruits du couloir qu’à

ceux du jardin. Je préférais la 38. Un jour j’appris que son locataire était

parti et demandai à pouvoir y loger. Une semaine après on m’autorisait

à y entrer, après le nettoyage.

J’étais tellement heureuse que je n’attendis pas. Dès que j’eus la

clé, j’ouvris et une drôle d’impression s’empara de moi : j’étais là en

voleuse. Un souffle de présences invisibles remplissait cette chambre

vide qui la rendait étrange. Assise sur le lit, j’inspectai l’endroit.

Comme rien ne m’étonna, je repoussai mon inquiétude et commençai

à dépoussiérer meubles et parquet. Cela dura toute la matinée ;

quelques heures plus tard toutes mes affaires, réduites à une valise

et à quelques cartons bourrés de notes et de livres, avaient trouvé

leur nouvel emplacement. Au bout de la journée, je n’avais plus qu’à

remettre la clé de la 39 et me sentir enfin propriétaire pour un certain

temps de cet espace dont je m’étais entichée. Seulement, ma première

sensation d’étrangeté réapparut comme pour me confirmer que j’avais

pénétré un espace interdit dont je violais l’intimité. J’hésitai mais cet

avertissement ne tenant à rien de concret, je me disposai à achever

mes rangements. Je ne sais pas combien de temps s’écoula à partir de

ce moment-là. Soudain, je sentis l’air s’adoucir de lavande et une sorte

Page 18: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 18 -

d’évanouissement conscient m’emporter dans une espèce de déjà-vu

qui m’entoura d’un décor délicat habité par de voluptueux murmures.

Un énorme tapis mou couvrit alors le sol de bleu se mariant au mauve

levantin de petites mosaïques glacées sur le mur gauche. Au milieu

d’un bureau profond et large, une lampe venue d’ailleurs tamisa la

lumière en adoucissant la nuit. Sur un téléviseur éteint, trois petits

cactus érigèrent leur raideur. De l’intérieur d’une vieille armoire mi-

ouverte, des livres aux reliures dorées exhalèrent leur parfaite odeur

de papier neuf ; sur les étagères, des pulls et des cols d’hiver se

montrèrent dans un ordre parfait ; par terre, toute sorte de chaussures

d’homme s’alignèrent soigneusement, de bout en bout, contre l’une

des parois. Enfin un manteau vert sombre venant très probablement

de Russie tomba défait sur le lit en même temps que, sortie de je ne

sais où, une voix m’enlaçant me dit comme dans une incantation :

« Regarde, tu vois ce rayon de lumière qui traverse les jalousies vertes

et qui s’en va aussitôt ?». «Oui…? ?» m’entendis-je dire. «C’est la Tour

Eiffel qui caresse Paris.» Puis, un sifflotement de jazz s’amorça dans

cette voix et elle disparut sur le champ, me dérobant la musique, la

lumière et le charme.

Prise d’une étrange frénésie, j’arpentai la pièce, ouvris tous les

tiroirs, scrutai chaque coin, dans l’espoir d’y trouver une trace qui me

prouverait que je n’avais pas rêvé. Ce fut en vain car cette chambre

ne contenait que ma valise déglinguée et mes cartons repus d’écrits.

Décontenancée, je pris les clés des deux chambres et les regardai

longuement. Déroutée, je m’approchai des fenêtres. Au toucher,

leurs rebords m’étaient familiers. Je refis alors le tour de la pièce,

doucement, et caressai le lit, les meubles, les murs et chaque fente

des persiennes vertes. Puis, je m’allongeai sur le sol nu et attendis la

Page 19: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 19 -

nuit. Quand le faisceau blanc de la Tour Eiffel eut traversé trois fois

les jalousies et que je crus réentendre le chuchotement des voix, je

m’étais déjà décidée … Je me redressai et redéménageai tout de

suite dans le noir. Le lendemain matin, je rendis la clé de la chambre

38 pour ne plus jamais y revenir.

Je finis mon séjour à la 39. Un mardi soir d’hiver, alors que j’allais à la

répétition de la chorale de la Cité, une silhouette décidée, habillée d’un

manteau sombre venant probablement de Russie me dépassa sur un

air de jazz et se perdit dans la brume. L’air se parfuma de lavande et

je frissonnai.

Page 20: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘

2ème prix catégorie «Résidents»

C’était un autre monde

MikhaïlSavtchenko

Je m’appelle Mikhaïl Savtchenko,

je suis russe et je fais une thèse

sur la chanson française. Aussi loin

que je me rappelle, j’ai toujours écrit

quelque chose.

J’ai tout de suite été intéressé par

le concours « 17 boulevard Jourdan

» parce que ça me donnait une

occasion d’exprimer mon amour

pour la Cité Universitaire. J’avais

plusieurs fois participé à des

concours de traductions poétiques,

mais jamais à un concours de récits.

J’ai fait de mon mieux pour ne pas

être banal et ne pas parler comme

un prospectus. Je quitte la Cité

bientôt, ayant passé trois années

universitaires ici, et je pense que

j’ai mis un peu de ma nostalgie par

anticipation dans mon récit.

Page 21: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 21 -

Je démarre la machine. Lentement, le tapis de course se met en

marche. Il roule de plus en plus vite, et je commence à courir.

Il faut que je fasse au moins trois kilomètres. La course, c’est

un moyen d’échapper à mes problèmes. J’ai dû lire ça dans une pub

pour des baskets, et je tente de me persuader que l’entraînement

en salle de gym est bon pour lutter contre la dépression. J’aimerais

me fatiguer jusqu’à mourir, j’aimerais que ma tête soit incapable de

penser. J’aimerais que le cœur lâche. Cependant, ça n’arrive jamais.

Les muscles se fatiguent et ne permettent pas au corps de s’épuiser

totalement. Quand je suis ici, je pense souvent à son mail. Je l’ai reçu

il y a quelques mois et je n’ai toujours pas le courage de le lire. Trop

souffert déjà. De toute façon, que peut-elle me dire de bon ? Il n’est

pas un mot cruel qu’on ait oublié de se lancer en se quittant.

Je me réveille dans sa chambre à la Cité U. Il est bientôt quatorze

heures. C’est sans doute un dimanche, puisqu’on n’a pas cours.

Elle est assise devant son ordi, en train de lire un blog ou encore

un truc politique. Ça sent très agréablement. Elle était allée acheter

des brioches chez le boulanger qui se trouve près de la résidence.

On va prendre le petit déjeuner. Elle revient au lit, et on y emmène

l’ordinateur.

On va se promener au parc Montsouris. Il y a du monde, surtout des

enfants et des gens qui courent. Je suis mal rasé et je pue la clope car

j’ai oublié le rasoir et la brosse à dents chez moi. Ça m’embête. En

plus, je me suis bien promis d’arrêter, mais pour l’instant je n’y arrive

pas et je fume juste deux cigarettes par jour, auxquelles s’ajoutent la

honte et la culpabilité.

Page 22: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 22 -

C’est un autre monde ici, complètement différent du nôtre. Je m’y

suis confronté dès mon premier soir à Paris, quand j’ai passé deux

heures à trouver ma résidence, toute neuve, qui n’avait pas encore ses

jolies lettres stylisées au-dessus du porche. Le temps, en automne,

c’est quasiment comme l’été chez nous, en hiver il ne neige pas, les

odeurs aussi sont très différentes. Si on est un peu perdu dans la rue,

on marche sans but et ça fait toujours plaisir, on découvre forcément

quelque chose. Elle et moi, on contemple, on écoute et on s’essaye à

un jeu : comprendre, même pas comprendre, mais deviner ce qui ce

passe dans la tête des Français.

La Cité U, un autre monde encore, un microcosme qui renferme des

châteaux habités par nos semblables… on n’en revient pas ! Des

pelouses, des tourelles, un beffroi. Un temple antique avec des noms

de Grecs célèbres inscrits au fronton. Un château avec une immense

horloge, somptueux. Un autre château dans cette ville dans la ville,

aux richesses indicibles, avec des bancs fantastiques aux visages

sculptés qui font penser aux personnages de Rabelais.

Des gens sympa, des gens bizarres, des gens qui parlent mal le

français ou de rares Français qui parlent tellement vite qu’on ne les

comprend pas. Des filles qui n’arrivent pas à faire des photocopies

à la bibliothèque et qui te sollicitent parce que tu es un garçon, et les

garçons, ça pige mieux tout ce qui est technique.

Ne pas penser à elle. Penser Paris et Cité Universitaire. J’essaye de

me rappeler tous les noms des stations qu’il fallait faire pour arriver

chez elle à l’époque où j’habitais près du bassin de la Villette et elle

sur le site principal. J’avais fait ce chemin mille fois, mais bizarrement,

Page 23: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 23 -

ma mémoire est incertaine. Je respire péniblement. Ce n’est plus une

machine, c’est l’escalator du RER Cité Universitaire. Il est très tard, on

l’a peut-être arrêté, ou tout simplement est-il en panne, il faut remonter

les marches immobiles.

On marchait le long du boulevard Jourdan ; il y avait des feuilles

mortes partout. Quelques semaines auparavant, elles étaient rouges,

belles, c’était bon d’enfouir les pieds dedans. Maintenant, il pleuvait,

et les feuilles n’étaient qu’une masse dégueulasse qui collait aux

chaussures, mais même ça, c’était beau et j’avais le cœur content. On

revenait des courses et je portais deux sacs.

Ça me faisait plaisir, de marcher comme ça, ensemble, les mains

chargés des trucs à manger, comme un vrai ménage. On était

indépendants, pour la première fois si loin de nos parents. La femme

de ménage venait chaque jour, et on levait juste les pieds, assis sur

le lit, un peu gênés. Une fois un plombier est venu pour le lavabo ; en

nous voyant ensemble, il s’est excusé et a proposé de repasser plus

tard.

Il y a eu un autre temps : j’étais seul, triste, le vide à l’estomac car

je ne pouvais rien avaler à part la fumée de mes cigarettes. Pour un

moment, la Cité U était devenue hostile, j’avais peur de l’y croiser ; au

passage piéton, toutes les filles avaient son visage. Mais ce fut aussi

un temps où les copains ont fait leur réapparition. En effet, j’ignorais

énormément de choses à cause d’elle. Je ne me suis pas vraiment

consolé, mais il y avait du bon dans cette époque-là.

Page 24: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 24 -

Je suis rentré dans mon pays ; mais de tout ça, de cette beauté et

insouciance, de cet amour et de ce désamour violent, j’en ferai un

roman, un long, un vrai, je l’imprimerai pour que ça fasse de belles

pages bien couvertes de caractères, tout en français, et je l’enverrai

à Paris, par courrier. Pour peu qu’il ne se perde pas, on va le publier,

et ça fera sans doute un succès, elle y sera aussi, mais elle n’aura

aucun pouvoir de changer quoi que ce soit dans ma vie ni sur les

pages du livre. C’est dans ma tête que ça se passe. C’est à moi que

ces souvenirs appartiennent.

Page 25: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘

2ème prix catégorie «Grand

Public»

La Cité unie vers Cythère

Christian Zeimert

Je suis artiste peintre, né à Paris

le 17 octobre 1934, mis au monde

par une sage-femme communiste…

D’où une certaine confusion qui

règne dans ma tête, entre ma

naissance et la révolution d’octobre

17. J’ai appris par mail l’existence

du concours, j’ai eu envie de parler

de ma vie à la frontière de la Cité,

frontière sans barbelés, avec juste

un grillage séparant celle-ci de

Gentilly où j’habitais. Je suis un

ersatz d’écrivain, j’ai longtemps

participé à des émissions de

radio sur France Culture comme

Les papous dans la tête. Il fallait

écrire court. Cela me convient. A 76 berges, je me suis dit que peu

de personnes ont connu la Cité U avant que naisse le boulevard

périphérique quand la zone existait encore. J’ai donc fait remonter ma

mémoire 55 ans en arrière, avant que la maladie qui porte presque

mon nom ne m’atteigne.

Page 26: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 26 -

Je n’aime pas la ligne de Sceaux. Je ne suis jamais descendu

à la station Cité Universitaire, pas plus qu’à la station Gentilly.

Pourtant en 1956, j’habitais cette ville, rue Dedouvre, une

impasse longue de 130 mètres qui aboutissait sur des champs de

poireaux. A cette époque, j’étais étudiant en peinture à l’école des Arts

Décoratifs rue d’Ulm à Paris. Oubliant la ligne de Sceaux, je prenais

l’autobus 21, terminus près de la Cité Universitaire que je traversais

pour me rendre à l’atelier d’artiste loué pour une bouchée de pain, au

fond d’une petite cour, à deux pas du Sacré-Cœur de Gentilly, cette

église avec quatre gros anges de bronze aux ailes déployées. Elle

est paraît-il inspirée de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre.

Je trouve curieux que le Sacré-Cœur de Gentilly ait été construit en

1936, en pleine période du Front Populaire. Quand je pense que la

Basilique de Montmartre a été édifiée pour expier « les crimes de

la Commune de Paris de 1871 », j’en rage encore, car mon arrière-

arrière-grand-père fait partie des 30.000 disparus après la répression

de cette Commune de Paris.

Pour me rendre chez moi, j’avais deux possibilités, soit traverser la

Cité Universitaire, soit longer le stade Charléty. Je suis allé deux fois

au stade du Paris Université Club, une fois pour voir le coureur Michel

Jazy, battre le record du monde du 1500 mètres, une autre fois, en mai

1968, pour voir les « anars » faire un tour de piste, Maurice Joyeux en

tête…Ce jour-là on pouvait dire qu’il y avait du monde aux balcons…

de la Maison du Brésil. En effet, avant que le stade soit rénové, la

Maison du Brésil était aux premières loges pour voir les matchs qui

s’y déroulaient. Plutôt que de prendre un chemin inutile, je préférais

traverser la Cité dans son épaisseur. J’aboutissais sur le terrain vague

des anciennes fortifications, aujourd’hui le boulevard périphérique.

Page 27: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 27 -

Une clôture de grillage séparait le parc de la Cité de cette zone et

je sortais par un portillon. Ces « fortifs », je les parcourais parfois en

suivant de loin le photographe Robert Doisneau. Il habitait Gentilly et y

était né en 1912. Sans doute faisait-il comme moi et traversait-il la Cité

pour revenir chez lui ?

Quel contraste entre les gosses qui jouaient sur la zone des « fortifs »

et le parc verdoyant de la Cité U. Au printemps et en été des étudiants

de toutes nationalités, étendus sur le ventre ou sur le dos, devaient

étudier de très près le gazon de la pelouse du parc qui avait été conçu

après la disparition de la zone en 1934. Alors qu’en hiver je pressais

le pas pour rentrer, au contraire, au printemps je m’attardais et

m’allongeais quelques instants sur l’herbe pour regarder tranquillement

« les belles étrangères » comme l’a si bien dit Aragon et je songeais à

L’embarquement pour Cythère de Watteau… Combien de mariages

les rencontres dans le parc de la cité U ont-elles occasionné ?

J’ai vécu dix-huit ans à Gentilly et j’ai vu bien des changements, la

construction du périphérique en 1959, la construction de la passerelle

pour que les étudiants croyants arrivent plus vite à la messe au Sacré-

Cœur de Gentilly. Notre vie dans la rue Dedouvre était une vie de

village où tout le monde se connaissait. L’atelier que je louais a la

particularité d’avoir été occupé quelque temps avant la guerre 39-45,

par le sculpteur Allemand Arno Breker qui a servi avec zèle le troisième

Reich, mais qui par amitié pour le sculpteur Maillol, sauva Dina Verny

son modèle du camp de concentration. Deux autres ateliers au fond de

la cour avaient été le lieu de travail du sculpteur Paul Bigeard, metteur

au point de Maillol. Un couple de Yougoslaves a occupé et restauré ces

ateliers ; ils y vivent et travaillent encore. Dans la petite cour il y a un

Page 28: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 28 -

seul arbre, un prunier, et il reste encore quelques vestiges d’ébauches

de statues recouvertes de lierre qui font penser à Hubert Robert, le

peintre des ruines. Avec mes amis serbo-croates nous avons souvent

ouvert nos ateliers pour des grandes fêtes cosmopolites. Je « jaspinais

» avec tous ces étrangers qui parlaient bien le français, moi qui ne

connais aucune langue à part… l’argot parisien.

A compter de 1963 je n’ai jamais retraversé la Cité Universitaire.

J’avais une voiture… Une traction-avant Citroën d’occasion de 1936,

qui me permettait de conduire ma femme à son lycée. Je passais

par la rue Deutsch de la Meurthe, le mécène alsacien à l’origine de la

fondation qui porte son nom, la première à voir le jour à la Cité. Durant

toutes les années passées à Gentilly, j’ai vu se construire quelques

maisons de la Cité, jusqu’à la dernière, un symbole de technologie

architecturale, l’ex-Maison de l’Iran inaugurée en 1969, qui apparaît

encore comme un phare sur le périphérique.

En 1974 j’ai quitté mon atelier au fond de la cour pour un atelier

au 13ème étage dans un immeuble du 13ème à Paris. De mon

observatoire je vois encore quelques toits de la Cité Universitaire et

le « biberon » du Sacré-Cœur de Gentilly. J’avais fait le tour de la

vie gentiléenne avec la disparition des amis, des petits bistrots, des

petits commerces fermés les uns après les autres et remplacés par

des boites à bouf’. Je n’ai jamais été invité à visiter une maison de la

Cité, je n’étais qu’un passant et un « voyeur ». Mais ce lieu a laissé

une forte empreinte dans ma mémoire. Il m’arrive de faire des courses

dans un « Super Marché U » et je songe alors que c’est peut-être la «

Super Université du Monde ».

Page 29: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘

3ème prix catégorie «Ancines

résidents»

Si Thé Unité

Grahame Robert

Anderson

Je suis Anglais par profession,

étudiant par destination, écrivain par

distraction. Comme tout écrivain,

j’espère être «juriste-échoué» et

c’est pour cela que je poursuis

mes études à Paris. Ce concours

de récits m’a rappelé l’année

passionnante que j’ai passée dans

la Maison du Cambodge ; toute la

«bantère» (NDLR : badinage) qui

en est issue, c’est ce concours

m’a permis de l’exprimer. Ce que

l’on appelle, la «bantère» est la

force artistique et créative qui nous

permet d’atteindre ce que l’on ne

pourrait pas autrement atteindre.

La «bantère» est la joie, elle est la

bonne humeur, elle est l’humanité,

elle est dans moi et elle est dans

vous. Pour cette raison j’aimerais

remercier l’Alliance internationale,

le jury, la Cité universitaire, et toutes

les personnes douées de «bantère»

qui savent bien comment elles m’ont

aidé.

Page 30: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 30 -

Un sage maître de conférences dans une université parisienne

dit un jour : « Eh bien...nous avons en France, chers étu-

diants, une belle expression que vous ne connaissez peut-

être pas. On dit « Ce n’est pas ma tasse de thé », ce qui est quand

même un peu étrange, puisque chez nous, nous n’avons pas les

mêmes goûts que nos cousins d’outre-Manche, mais bon… Juste-

ment, moi, je préfère le thé…»

Il y a des boutiques de thé qui siègent partout à Paris, mais leur inspi-

ration a son siège au 17 boulevard Jourdan. C’est à l’occasion de ces

réflexions, moitié nostalgiques, moitié ravissantes, que l’on a consacré

le SPÉCIAL-MÉLANGE-N°-DIX-SEPT – mélange fin, mélange aimé,

mélange doux, mélange exotique.

Je suis anglais, et en tant que tel c’est le thé qui court dans mes veines.

C’est le thé qui fait danser nos cœurs et chouchoute nos lèvres, mais

nous Anglais, ne sommes pas les seuls à cet égard. Le thé réunit,

autour d’une théière brûlante, les méchants, les sages, les beaux, les

moches, la peau douce, la peau ridée. Qu’il s’agisse du thé noir, du

thé vert, du thé jaune, du thé rouge, du thé blanc, il s’agit bien de gens

noirs, gens verts, gens jaunes, gens rouges et gens blancs. À mon

sens, le thé a vocation à résoudre les problèmes du monde. J’oserais

même dire que c’est l’esprit de thé qui trace le réseau des trottoirs, des

rues, des champs et des couloirs du mélange n° 17 de notre Cité U.

La vie à la Cité U s’assimile à celle d’une feuille de thé. Élevée et sé-

lectionnée en terre lointaine, elle traverse le monde pour finalement se

retrouver avec d’autres de la même espèce dans un même vaisseau,

on se sépare de tout ce qui est superflu. Cette eau chaude extrait ce

Page 31: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 31 -

qui nous est propre - notre goût même - mais non pas pour autant

pour le gaspiller ; on est érodé jusqu’à la charpente, mais tout ce qui

est la charpente d’autrui s’expose aussi, et c’est à partir de là qu’on

apprend à faire le meilleur thé. Ça, c’est le mélange numéro 17.

On peut bien sûr décider de se garder en sachet et de ne faire partie

que d’une infusion pure. Le mélange numéro 17, toutefois, offre toute

une assiette de goûts ; s’isoler, c’est se dénier la liberté qu’offre l’eau

chaude. Et si elle ne se présente pas comme liberté, elle est quand

même une leçon.

À mon arrivée, à la Cité U, j’étais fait d’Earl Grey : onctueux mais

quand même délicat. En revanche, à mon départ, il n’y avait plus au-

cune unité dans ce que j’étais devenu. Quand on me verse, je suis un

peu le tout : je suis du Masala Chai, quand, ayant traversé l’Atlantique

avec un Luxembourgeois dans un avion rempli de Français, les amis

que j’ai rencontrés, parlent plus hindi qu’anglais et habitent dans une

maison à deux pas de la mienne ; je suis du Sencha quand je m’isole

dans une chambre ou un bain, et la solitude me dit de me déchirer

ou de me détendre, et le clair de lune traverse le périphérique et la

peau, d’où se forme le cerveau ; je suis de n’importe quelle soupe au

lait quand, la fête faite, je rentre après le lever du soleil, Espagnole à

gauche, Canadien à droite, et je me rends compte, pas pour la pre-

mière fois, que la maison (j’en suis sûr !) s’est déplacée ou s’est ca-

chée quelque part. Bien entendu (et bien vu et bien goûté), le mélange

n°17 demeure sur la langue, ce qui n’a rien à voir avec ma capacité de

verser un subjonctif en français.

Page 32: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 32 -

Tout le monde a sa propre façon de le faire, mais tout le monde s’est

mis d’accord qu’il vaut la peine de l’achever, et dès qu’il s’agit du mé-

lange n° 17, ça s’achève. Le mélange n° 17, ça se boit chaud, ça se

boit frais, par les artistiques et les scientifiques, par les juristes et les

médecins ; mais chaque fois, ça se boit… je préparerai la bouilloire

alors.

Page 33: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘

3ème prix catégorie «Résidents»

Le vagabond

Julie Desjardins

J’étudie les mathématiques à

Paris à l’Université Denis-Diderot

depuis deux ans. J’ai la chance

d’habiter pendant ces études à la

Cité Universitaire. Aussitôt que j’ai

découvert le concours de récits,

j’ai été enthousiasmée. La Cité

Universitaire, lieu exceptionnel au

sein de Paris, m’inspirait mille et

une histoires. C’est un lieu à la fois

paisible et fourmillant d’activités et

de cultures. Pour le concours, j’ai

choisi de rendre hommage à un de

mes voisins, un habitant méconnu

de la Cité, que je croise chaque

matin en me rendant à l’université.

Page 34: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 34 -

Je m’éveille. Sans me presser, je me redresse en baillant. Puis,

j’étire chacune de mes jambes, mon dos, et je me secoue pour

chasser le sommeil. Je me tiens dans le coin d’un petit escalier

jouxté à un complexe de briques rouges. Là, trois heures auparavant,

je me suis autorisé une petite sieste pendant que le ciel pleurait son

froid et son ennui. Il ne semble plus si triste à présent et les oiseaux

matinaux pépient avec force, heureux de cet agréable changement

de climat. Ce sont eux qui m’ont réveillé. Je ne me sens plus endormi

du tout et la perspective d’un petit déjeuner me motive à sauter sur le

pavé glacé, et même à m’engager prudemment dans l’herbe humide.

Je fais la moue. Je déteste sentir le froid de cette pluie fraîchement

tombée transpercer mon manteau et s’infiltrer dans mes jambes. Je

me hâte de gagner le chemin terreux, plus sec. J’évite les flaques et

aussi la lumière des lampadaires qui me heurte les pupilles. Je préfère

l’ombre: je m’y sens en sécurité. J’y suis plus noir que la nuit.

D’un pas rapide, je poursuis ma promenade matinale. Je déambule

discrètement sur le bord de la route. L’allée bordée d’arbres est dé-

serte et silencieuse. Pas un coureur ne s’entraîne à cette heure. Aucun

sportif n’occupe non plus les terrains de football boueux. Personne sur

les pelouses à lire, à discuter... Aucun étudiant ne révise ses notes

assis au pied d’un arbre. Aucune famille ne pique-nique. Aucun enfant

ne s’amuse à faire des galipettes. Personne ne promène son chien...

Seul seigneur en ce royaume ténébreux, je me sens le maître du parc.

Après quelques instants, je parviens à une allée de cailloux. À ma

gauche, une vaste étendue de gazon et au bout de celle-ci, une cha-

pelle à demi cachée par les arbres. À ma droite, un immense palais

de pierres. Dans ce château, on trouve toujours à manger. Je hume

Page 35: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 35 -

un souvenir du repas d’hier soir: du poisson ! Je n’ose pas pénétrer

dans cet imposant bâtiment et me dirige plutôt vers les poubelles, si-

tuées dans le fossé qui l’entoure. Le vent a mis à terre un mastodonte

de plastique. Je me faufile à l’intérieur et farfouille. Pas de chance:

des cartons, du papier et des emballages. Le recyclage. Je m’éloigne

tristement des autres poubelles, trop lourdes pour être renversées,

desquelles sortent les bonnes odeurs de mer. Mon ventre geint. Je

remonte la pente des douves par l’escalier de béton et je m’engage à

nouveau dans l’allée de cailloux. Je m’arrête sous des arbres dont le

feuillage dissimule une famille d’oiseaux matinaux. Silencieux comme

une ombre, je me tapis dans un buisson et j’attends...J’attends...

Un étourneau se pose près de moi, sur l’herbe humide, et je me garde

de bouger. J’aime les étourneaux. Les grives, les merles, les moineaux

aussi... Les pigeons ? Trop coriaces. Les pies ? Trop méchantes. Brus-

quement, je bondis sur le petit étourdi et lui plante mes crocs dans

le corps. J’ai raté la nuque : l’oiseau vit et se débat. Je veux donner

un bon coup de mâchoire. Le sacripant profite de ma bouche ouverte

pour sortir et sautille, amoché. Je le poursuis. Son aile est blessée, il

ne peut m’échapper...

Le voilà qui parvient à décoller. Il se perche sur une branche basse. Je

grimpe à mon tour et le pourchasse. Nous montons ainsi de branche

en branche, jusqu’à l’endroit où les branches ne sont pas assez so-

lides pour me supporter. Là, peine perdue: il s’évade.

Dégoûté et affamé, je redescends. Les oiseaux se sont tous envo-

lés. Je pénètre dans une cour cernée de bâtiments de briques roses.

Les murs sont couverts de rosiers grimpants et le jardin foisonne de

Page 36: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 36 -

buissons. En ronchonnant, je m’y cache, fâché contre moi-même

d’avoir sauté trop tôt. Le ciel s’éclaircit peu à peu. Des gens commen-

cent à sortir de leur résidence, à marcher dans les allées. Certains

passent près de moi. Quelqu’un me remarque : « Bonjour mon beau.

Viens par ici »! « Touche-le pas. Il doit avoir des puces ». Je m’éloigne,

indigné. Je passe devant une grande maison rouge et bleue. Je tra-

verse la grande intersection d’asphalte rouge et longe des colonnes

blanches. Un homme aux poils très noirs, comme les miens, m’aper-

çoit et me sourit. Il pose un plat près de moi et je tolère ses caresses.

Des croquettes, ça ne vaut pas du bon poisson. Ça n’a rien à voir avec

la chair chaude d’un étourneau. Mais ça me plaît. Je ronronne.

Page 37: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

‘‘‘‘

3ème prix catégorie «Grand

public»

Un Mundo Ideal

Jean-Pierre Weiller

La raison pour laquelle j’ai eu envie

de participer au concours se trouve

dans le texte lui-même : je me sens

en quelque sorte redevable du lieu

et de ses étudiants. Il m’a fait rêver,

m’évader d’un quotidien assez

triste et peut-être même m’a-t-il

évité d’aller voir de l’autre côté de

la voie ferrée, là où les « bandes »

sévissaient. Je suis certain qu’il a fait

de moi quelqu’un d’ouvert à l’autre,

tolérant. Ma carrière professionnelle

s’est déroulée exclusivement dans

l’industrie musicale ; elle m’a permis

de connaître et travailler avec

des artistes comme Bob Marley,

U2, Serge Gainsbourg. J’ai été

Président-Directeur-Général de la

société Island France, manager

du chanteur Yannick Noah, et j’ai

dernièrement créé une société

de vente de produits musicaux

dérivés Talents Distribution que

j’ai revendue l’année dernière à la

société Warner Music France.

Page 38: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 38 -

Toute mon enfance eut pour centre un petit appartement situé

dans un immeuble en briques rouges appartenant à la ville

de Paris : j’habitais boulevard Kellermann. Les aléas de la vie

firent qu’après tant d’années, je suis récemment revenu vivre dans

ce même endroit. L’ambiance de ces années 50 puis 60 se révélait

par leur modernité : le téléphone n’était pas encore arrivé dans notre

quartier, la premier chaîne de télévision, unique et en noir ne fit son

apparition que tardivement. La vie familiale était rythmée par le marché

de Gentilly. J’y accompagnais soit ma mère, soit mon père. Colombe

et Léopold ne s’entendaient pas et je pense même me rappeler qu’ils

aient passé dans ce petit appartement plus de deux années sans

échanger le moindre mot.

Colombe, bien que née à Paris était d’origine normande ; Léopold,

alsacien. Elle était de confession catholique, il était juif. Je connus la

guerre des religions à la maison. Leurs familles avaient été décimées

par les guerres, la déportation et il n’y avait plus que nous trois. Tout

cela n’avait pas contribué à faire de moi un enfant joyeux, j’étais

timide, mais tout cela était normal. Comment aurais-je imaginé que la

vie puisse être différente ?

Ma mère m’avait « placé » » dans un collège du Quartier Latin, pour

m’éviter d’être en contact avec de mystérieuses bandes de « voyous

» qui sévissaient dans ce quartier sud de Paris, bien que je ne les ai

jamais vus. Une de ces bandes m’inquiétait particulièrement de l’autre

côté des voies de chemin de fer de la Petite Ceinture.

Je ne pouvais l’apercevoir alors, en raison de l’imposante usine de la

SNECMA qui jouxtait le boulevard Kellermann, mais je la savais proche

Page 39: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 39 -

et n’étais pas rassuré. Dès que je fus en âge d’aller seul à l’école,

vers 7 ou 8 ans, j’appris à me rendre à la station Cité Universitaire

et à prendre le métro qui me conduisait à celle du Luxembourg. Pour

cela, je longeais d’un côté, le parc Montsouris et de l’autre, la Cité

Internationale Universitaire. Ces trajets quotidiens étaient effectués

en présence de jeunes hommes et femmes que ma mère m’avait

décrits un jour, avec une certaine solennité, comme des étudiants qui

« venaient de tous les pays du monde ».

Mon sac sur le dos, je les retrouvais souvent sur le chemin du retour. Ma

journée commençait à l’école le matin à 8 heures et se terminait à 18 h

45. Un soir, une étudiante, que j’imaginais Iranienne, ma mère m’ayant

appris qu’une princesse de ce pays lointain étudiait au Quartier Latin,

me prit gentiment la main et me demanda « Comment tu t’appelles ? »

en m’accompagnant en haut des marches de la station. Lorsque nous

nous quittâmes, elle me fit un petit geste de la main.

Un après-midi, certainement un jeudi ou un dimanche, je regardais un

athlète s’entraîner sur la petite piste de course de la Cité universitaire;

je restais sur place un long moment portant un regard certainement

admiratif à son agilité, son élégance car à la fin de son entraînement,

il s’approcha de moi. Nous ne parlions pas la même langue, mais je

compris que la sienne était l’anglais. Il s’accroupit et de son sac de

sport sortit un écusson qui représentait son pays : le drapeau anglais y

figurait, et en dessous, en toute lettre était écrit Nigéria.

Je ne me souviens plus comment j’exprimai toute ma reconnaissance,

peut-être la bredouillai-je tellement j’étais surpris. Je repartis

rapidement avec le plus beau cadeau qui ne m’avait jamais été offert.

Page 40: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 40 -

Longtemps il resta au dos de mon cartable, cousu par ma mère à cet

endroit. J’étais ainsi devenu un fier Nigérian et encore aujourd’hui je

pense à ce bel athlète : Qu’est-il devenu ? Comment pourrais-je lui dire

ce qu’a représenté pour moi l’écusson qu’il m’avait si gentiment offert ?

Je m’étais habitué à tout ce petit monde multicolore et beaucoup

plus tard je me rendis compte que jamais je ne les avais différenciés,

bien qu’ils aient été africains, asiatiques, originaires du Moyen-

Orient. C’était le monde tel qu’il était, la vie que je connaissais. Je ne

l’imaginais pas autrement.

Et puis il y avait la Garden Party du mois de juin. Celle-ci avait lieu

généralement le même week-end que les 24 heures du Mans, le grand

événement de ces années d’après-guerre, avec le Tour de France.

Mais je la préférais toujours à regarder la fameuse course automobile

à la télévision.

Alors pendant une journée, je voyageais, parcourais le monde entier

parmi tous ces étudiants qui me faisaient découvrir leurs pays, leurs

costumes, leurs coutumes, leurs nourritures. Je rentrais le soir fourbu

tel un explorateur, chargé de brochures et souvenirs, récupérés

pendant ce fabuleux voyage à travers tous les continents, le temps

d’une journée.

Et puis tout cela disparut, je crois après 1968. J’avais déjà 16 ans.

Aujourd’hui je ne puis m’empêcher de penser à tous ces jeunes gens.

Que sont-ils devenus ? Sont-ils heureux ? Je sais que je ne serais

pas le même si je n’avais pas connu enfant, la Cité U. Grâce à elle, ce

Page 41: Textes lauréats du concours de récits : "17 boulevard jourdan"

- 41 -

n’est que beaucoup plus tard que j’appris l’existence du mot « racisme

». Elle fut lieu d’harmonie, de rencontres qui façonnèrent certainement

l’âme idéaliste d’un petit garçon du 13e arrondissement. Aujourd’hui

encore, quand à la sortie du métro Cité Universitaire, je croise une

jeune étudiante ou un étudiant, tout en repensant à ma princesse

Iranienne, mon coureur nigérian, je leur souhaite, silencieusement,

en les accompagnant d’un regard discret, de connaître le bonheur, la

prospérité et la paix.