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TF1, une expérience

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Crdits Photo Couverture : Vincent Kauffmann - http://earthworm.online.fr

Bertrand Lambert

TF1, une exprience

Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous pays. Les ditions du 117, 2006

Il arrive que de lanecdotique merge le fondamental. Edwy Plenel, Un temps de chien

Au cours de lanne 2000, le Conseil na pas eu connatre de cas de manquements aux dispositions vise dontologique sur lantenne de TF1. Rapport annuel du CSA sur TF1

Roulette russe. Je navais jamais imagin faireun stage TF1. Je navais dailleurs rien demand. Mais lorsque la directrice de formation de lIPJ ma propos de mettre fin ma scolarit deux mois plus tt que prvu, le diplme de lcole en poche, pour aller me confronter la ralit du mtier au sein de la rdaction qui confectionne le JT le plus regard de France, je nai videmment pas dis non . Ne soyons pas hypocrite, quels que soient lopinion ou les a priori que lon peut avoir, et les tudiants en cole de journalisme ne sont pas les derniers mettre des doutes vis--vis de la premire chane gnraliste franaise, aucun jeune journaliste, frachement diplm mais aux paules encore frles car toujours sans carte de presse et dj la recherche de piges ou de CDD pour payer son loyer, ne peut refuser ce qui est alors considr par tous comme une chance incroyable . Au mieux une passerelle royale vers le monde du travail, au pire une exprience journalistique et humaine de premier ordre. La dsignation des deux heureux lus de la promo appels ctoyer PPDA et consorts avait dailleurs fait beaucoup jazer. De nombreux tudiants, mais aussi parfois les professeursintervenants, se demandant ouvertement, et juste titre, quels avaient t les vritables critres de slection. Un quasipsychodrame, preuve de lintrt port par mes camarades pour ces huit semaines en immersion dans la rdaction de TF1. La directrice ladmit demi-mot : javais t dsign parce que jtais le seul de la promo tre pass par la rue Saint-Guillaume, autrement dit pouvoir me prvaloir du diplme de Sciences Po. Pas sr quelle vantait l lesprit de synthse ou la capacit mieux apprhender le monde, enseigns par le prestigieux corps professoral de lIEP, mais plutt une ligne sur un CV appel impressionner mes futurs interlocuteurs au sein de la chane. Je navais donc pas vritablement t choisi pour mes qualits de rdaction audiovisuelle, loin dtre si videntes notamment par rapport certains de mes camarades. Mon cas ntait pourtant pas le plus choquant, en croire la vox populi. Celle qui allait maccompagner cristallisait clairement autour de son nom les rancurs de mes camarades. Ds le premier jour de scolarit, 7

cette tudiante stait montre littralement obsde par la tl en gnral, et par TF1 en particulier : elle avait notamment fait des pieds et des mains pour piger pour le site internet de TF1, ds la fin 1999, une faon dtourne de mettre un premier pied au cur de lempire TF1. Elle souhaitait, et ne sen cachait pas, devenir la Claire Chazal du sicle qui allait bientt souvrir. Son principal atout : une prsentation impeccable, trs chic, trs bourgeoise, assez proche du modle bimbo des prsentatrices Barbie de LCI ou des Miss Mto de Canal +. Mais ses tailleurs Chanel et sa silhouette avantageuse avaient du mal cacher la platitude des ses prestations, somme toute trs ordinaires, lors des ateliers tl du jeudi. Les protestations, parfois virulentes, notamment de la part dtudiantes la plastique tout aussi redoutable, si ce nest plus encore, et lego dj trs dvelopp, fusrent de toute part. Sans succs. Faute dexplications rationnelles, les rumeurs les plus folles circulrent sur le compte de ltudiante dsigne : pistonnage familial, filiation indirecte avec Etienne Mougeotte autant de on-dit que ma camarade entretenait plus ou moins en laissant dlibrment planer le doute, notamment sur cet ventuel lien de parent avec le numro 2 de TF1. Elle et moi irions donc TF1, nos camarades de latelier tlvision devant se contenter de stages dt dans les Bureaux rgionaux dinformation (BRI) de France 3, travers lHexagone, ou sur LCI, alors encore situ au 78, rue Olivier de Serres dans le 15eme arrondissement de Paris1.

Le dmnagement de LCI au pied de la tour TF1 (et le rapprochement qui sen suivit entre les rdactions des deux chanes) eut lieu quelques semaines plus tard, en septembre 2000.

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Rgles du jeu. A lpoque -depuis les rgles dujeu ont t sensiblement modifies- chaque cole de journalisme reconnue par la convention collective des journalistes avait la possibilit denvoyer TF1 deux de ses tudiants de deuxime anne (ou quatre si lcole dispensait une formation spcifique de JRI2) dans le cadre de conventions de stage de dure variable, sur lesquelles je reviendrai plus tard. Slectionns diffremment selon les cas, avec plus ou moins de transparence, une dizaine de jeunes diplms, a priori les meilleurs de leur promo, taient donc envoys au 1, quai Point du Jour Boulogne-Billancourt, dans cette tour de verre se dressant firement face la Seine, lintrieur de laquelle lentreprise TF1 mettait au point sa stratgie industrielle et grait, avec succs sur un plan financier et de notorit, le budget pour linformation le plus important de France (700 MF en 2000, soit 14,4% du cot de la grille3). Une tour divoire inaccessible aux non-initis dont Pierre Pan et Christophe Nick avaient rvl trois ans plus tt les rouages intimes et lincroyable mode de fonctionnement (nature incestueuse des rapports entre la chane et les responsables politiques, instrumentalisation de lantenne au profit de Bouygues etc) dans TF1, un pouvoir, un pav trs document de 700 pages, publi chez Fayard, qui avait fait grand bruit. La plupart des conventions de stage courraient du 1er mai au 30 juin. Les stagiaires avaient donc deux mois pour faire leurs preuves, senrichir de lexprience des glorieux confrres avecLe JRI (Journaliste Reporteur dImages), est un journaliste spcialis dans la prise de vues dimages animes, apte recueillir, apprcier et exploiter des lments dinformation audiovisuelle. Il doit unir aux capacits techniques de loprateur de prise de vues les qualits dinitiative et de jugement du journaliste reporter. Il est responsable de la qualit technique de la prise de vues et co-responsable avec le rdacteur reporter du contenu informatif des images du sujet prt diffuser (extrait de lannexe 3 de la convention collective nationale de travail des journalistes). 3 Le budget de linformation, en baisse de 50 MF par rapport 1999, reprsentait en 2000 le troisime poste de dpense de la chane aprs les acquisitions programmes de fiction (1305 MF) et le sport (850 MF). Source : Rapport annuel 2000 du CSA sur TF1.2

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lesquels ils allaient avoir la chance de travailler, avant de se disputer lors de joutes journalistico-verbales les premires places du fameux prix Francis Bouygues, celui que toutes les coles de journalisme senorgueillissent davoir dcroch, ne serait-ce quune fois. Dans sa plaquette de prsentation, le Celsa4 nhsite pas, par exemple, mettre en avant quun de ses anciens tudiants a remport en 1994 la bourse TF1 mme phnomne sur le site internet de lInstitut Pratique du Journalisme (IPJ), o sont publis les noms des anciens prims par la profession, un peu comme un club de foot qui exhiberait ses trophes Dans la guguerre que se livrent fleuret plus ou moins mouchet les diffrentes coles de journalisme, tout est bon pour attirer les meilleurs candidats possibles leur concours dentre. Chaque anne, il faut le savoir, la profession organise des concours ouverts aux lves des coles de journalisme ou aux jeunes diplms, destins susciter et favoriser des carrires de journalistes spcialiss notamment dans l'criture tlvisuelle ou radiophonique. Les laurats bnficient de bourses dtudes, de stages, de contrats Ces distinctions restent des rfrences professionnelles pour le laurat, et pour lcole qui la prpar. Le prix Francis Bouygues du Reportage, cr par TF1 en 1991, est considr comme lune des bourses les plus prestigieuses : cest le must des concours tls, bien loin devant la bourse Jean dArcy attribue depuis 1984 par France Tlvision, lquivalent des bourses radios Francis Lauga (Europe 1) ou Jean-Baptiste Dumas (RTL). Les laurats, rdacteur et JRI, effectuent un stage rmunr d'un an au sein de la rdaction de TF1 avec la perspective d'un recrutement ventuel. La mission des stagiairescandidats dont je faisais partie tait donc double : faire honneur leur cole et tenter de se faire une place au soleil de TF1. Cest dire la responsabilit qui pesait sur nos frles paules. Les stagiaires arrivrent les uns aprs les autres, au comptegouttes. A quelques exceptions prs, dont les dents acres neLe Celsa est lInstitut des hautes tudes en sciences de linformation et de la communication, bas Paris : il dispense une formation en deux ans reconnue par la convention collective des journalistes.4

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demandaient dj qu rayer le parquet, tout ce petit monde arriva sur la pointe des pieds, forcment impressionn par les lieux, par le nombre de glorieux confrres rencontrs au dtour des couloirs de la caftria ou du jardin intrieur ciel ouvert du troisime tage5. Les stagiaires les moins bien lotis, venant gnralement des coles de province, ne dcouvrirent TF1 que quelques jours seulement avant les preuves de la dite bourse, pour un stage dobservation dune semaine. Liniquit tait flagrante avec ceux qui, comme moi, avaient eu huit semaines pour se familiariser avec les lieux, les personnes et surtout les outils et les mthodes de travail maison. Lun des stagiaires du CFJ (Centre de Formation des Journalistes), aussi cuistre que persuad dtre le nouvel Albert Londres voluait, lui, carrment depuis six mois au sein de la rdaction ( lheure de limpression de ses lignes, il y est toujours, preuve que lambition et lallgeance paient : il est dsormais correspondant de TF1 dans une proche capitale europenne). Plusieurs de ses reportages avaient t diffuss lantenne, cest dire lavance quil avait prise sur les autres. Sans surprise, personne ne soffusqua de ces ingalits, pourtant sujettes fausser tout bonnement les preuves. Pas question de se faire mal voir, le jeu nen valait pas la chandelle. Lessentiel tait ailleurs : la bourse en elle-mme.

Cest sur cette terrasse paysagre, flanc de la tour, que sont interviews chaque semaine, face camra et sur un fond vgtal, une fois que les salaris ont termin leur pause caf, plusieurs interlocuteurs appels sexprimer dans les sujets diffuss dans les JT de la chane. France 2 et France 3 font la mme chose dans le vaste hall intrieur du sige de France Tlvision.

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je suis parti de bonne heure de chez moi. Pas question darriver en retard. A lentre, dans cet immense hall o tout est fait pour en mettre plein les yeux aux visiteurs (mur tl, dco vgtale, on en est presque bloui tellement a rutile de partout), une charmante htesse me remet mon badge daccs personnalis, au liser rouge (celui des statutaires est bleu), pour me permettre de me rendre au deuxime tage6. Cest Claude Carr, lun des nombreux directeurs adjoints de linformation de la chane, qui maccueille dans son bureau, lextrmit du plateau principal de la rdaction. Jtais la fois trs excit, trs intimid et surtout compltement crev. La nuit avait t pouvantable. Jtais persuad que lun des stagiaires, moi tant qu faire, allait hriter dun improbable cadeau de bienvenue, dapparence anodine mais incroyablement empoisonn : lun des plus fameux marronniers (terme employ pour dsigner ces sujets qui reviennent invitablement chaque anne une poque donne), la vente du muguet du 1er mai. Un sujet a-priori enfantin traiter (interlocuteurs tout trouvs, pas besoin de croiser ses sources, images assures) mais qui se rvle tre la plupart du temps un vritable cauchemar. Difficile en effet, dans ce cas de figure, dtre original ou encore dchapper au micro-trottoir (en tl, le micro-trottoir est un exercice beaucoup plus prilleux quil ny parat : en presse crite ou en radio, la rcriture et le montage sont toujours possibles, ce qui nest pas le cas en tl. De plus, dans la rue, la simple prsence dune camra est source dune effervescence plus ou moins facilement grable selon les quartiers, surtout lorsquil sagit de recueillir lavis de la population. Une fois que vous avez trouv un client niCette carte magntique nominative cense simplifier la vie aux salaris de la socit puisquelle permet dactiver les sas dentre et de sortie, de payer son repas au restaurant dentreprise, de sacheter boissons ou friandises aux distributeurs automatiques, de soffrir un petit noir sur le zinc de la cafet etc permet surtout la DRH (la direction des ressources humaines) de savoir exactement qui boit quoi, qui va o, qui arrive en retard au boulot o qui a pris la mauvaise habitude de quitter les lieux avant lheure de fin de service Big Brother nest pas loin6

Premiers pas. Pour mon premier jour TF1,

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effarouch ni surexcit, encore faut-il quil ait quelque chose de pertinent dire, dans un franais audible et si possible en moins de quinze secondes si le casting est sans piti, lexercice, lui, nest jamais gagn davance). Bien videmment, cest une journaliste bien plus chevronne que les stagiaires que nous tions, la plume lche, Caroline Bayle, que la rdaction en chef du 13 heures avait attribu le sujet Muguet . Ouf La discussion avec Claude Carr est cordiale mais brve. Lhomme est press. Je suis le bienvenu dans cette grande maison , je vais avoir le temps de faire mes preuves , on va me donner du boulot mais il faut que je fasse preuve dinitiatives pour avoir une chance dintgrer cette belle rdaction, compose de 220 journalistes, parmi les meilleurs de France Le baratin classique, dj rpt mille fois. Japprends cependant que javais t affect au service des informations gnrales, l o sont essentiellement traits les faits divers nobles ou de grande ampleur, mais certainement pas les chiens crass 7. Malheureusement pour moi, le chef de service, Pierre Baretti, que je vais trs vite apprcier pour sa disponibilit et sa rigueur, est aux abonns absents en ce 1er mai. Comme la majorit des journalistes de ltage en ce jour de la fte du travail. Lendroit est presque dsert, ce qui est paradoxalement assez trange : les journalistes, quel que soit leur mdium, aiment en effet travailler le 1er mai car cest le seul jour de lanne qui est, selon le code du travail, chm et fri . Consquence : contrairement ce qui se passe pour un 14 juillet, un 15 aot ou un 25 dcembre qui sont des jours fris mais pas chms , les journalistes pied duvre le jour de la fte du travail sont pays double (les techniciens sur le plateau ou en rgie sont eux, carrment pays triple) je ne mattendais donc pas, ce lundi l, pareille misre humaine au sein de la rdaction. Mais il faut croire que ceux qui ntaient pas indispensables la ralisation des JT du jour avaient t instamment invits passer la journe en famille, dans le confort douillet de leur appartement, histoireExpression habituellement usite pour dsigner les pages faits divers des quotidiens rgionaux.7

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pour la chane de faire quelques conomies toujours bienvenues. Si les abeilles se sont temporairement envoles, leurs alvoles et leurs cubes (pour reprendre la terminologie Bouygues ), comprenez les bureaux et les meubles hauteur dpaule qui avaient tant fait tonner les journalistes lors de lemmnagement de la rdaction dans la tour flambant neuve de Boulogne8, le 1er juin 1992, sont bien l : hormis les innombrables postes de tlvision, trois prsentoirs sur lesquels sont disponibles quotidiens et hebdos et quelques magntoscopes SX (le format vido utilis alors TF1) dissmins aux quatre coins du plateau, rien ne distingue vraiment ce qui est le cur de la rdaction, de ce que pourrait tre limmense open space dune entreprise lambda. On pourrait trs bien se croire dans les bureaux dun cabinet de courtage ou dune grande banque. Aprs un rapide tour du propritaire, je prends place en face dun journaliste un peu rabougri, comme referm sur lui-mme, manifestement trs affair. Axel Girard, journaliste spcialis police-affaires (Corse, terrorisme) est au travail. Celui-l mme qui avait russi mettre la main, un an plus tt, le samedi 22 mai 1999, sur Yvan Colonna, le tueur prsum du Prfet Erignac, pour linterviewer quelques heures avant sa fuite. Et tout a en toute tranquillit, Cargse, le village natal de Colonna, alors mme que ce dernier, dont le nom venait dapparatre pour la premire fois dans ldition du Monde (date du 23 mai 1999) parue le jour mme 13 heures Paris, tait cens tre recherch par toutes les policesDans TF1, un pouvoir Pierre Pan et Christophe Nick racontent notamment comment la structure de cet immense espace avait t pens par Bouygues pour reprendre en main, lors du dmnagement de la rue Cognacq-Jay Boulogne, une rdaction juge incontrlable. Les journalistes se sentaient laide dans le gentil bordel de Cognacq-Jay ; les voici jets dans lunivers clinique, silencieux, propre et rglement dun grand groupe industriel o lefficacit et la rentabilit sont riges en vertus cardinales , crivent-ils page 495. Lorganisation des lieux et le drastique rglement intrieur donnrent lieu la premire fronde spontane de TF1 version Bouygues, dix jours aprs le dmnagement de la rdaction : les journalistes refusaient linterdiction qui leur tait faite de bouger le moindre cube , ou mme de personnaliser leur alvole . Au printemps 2000, le rglement avait t d tre modifi ou appliqu avec plus de mansutude, plusieurs alvoles de la rdaction tant clairement personnalises (par le biais de photos ou de croquis apposs sur les cubes ).8

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de France et de Navarre9. Jtais donc assis face lune des dernires personnes avoir officiellement vu Yvan Colonna avant que celui-ci ne soit finalement interpell, quatre ans plus tard, au terme dune interminable cavale10. Un journaliste qui a forcment de sacrs contacts dans le milieu policier, des RG et de la justice. Mais son allure et son attitude ne correspondent pas vraiment au personnage. Mes tentatives de salutation, rptes, ne reoivent aucun cho. La mfiance vidente quil manifeste lgard de la nouvelle tte que je suis lemporte sur la courtoisie la plus lmentaire. Lentendant discuter au tlphone, je lui pose sans me dcourager quelques questions sur les investigations quil tait en train de mener. Sans plus de succs. Etais-je bord du Nostromo, perdu dans lespace, l o personne ne vous entend crier ? Pas du tout, jtais en plein milieu de ce grand open space de la rdaction face quelquun dassez trange A moins de ntre tomb dans la quatrime dimension, la dimension TF1

Dans le sujet diffus le soir mme dans le JT de 20 heures, le fils de JeanHughes Colonna, ancien dput PS de Nice, avait expliqu avec matrise et sang-froid quil avait peut-tre le profil du tueur mais quil allait falloir le prouver. Une polmique natra dailleurs propos de cette interview : Gabriel Culioli, crivain journaliste corse, prtendra dans un article publi dans le mensuel Corsica, que Colonna avait t prvenu de lintrt de la police son gard par lquipe de TF1, dtentrice d'un fax de larticle du Monde, sorti la mi-journe Paris mais encore indisponible en Corse lheure de la rencontre entre lassassin prsum du Prfet Erignac et lquipe de TF1. 10 Lassassin prsum du Prfet Claude Erignac a t arrt, en douceur, le vendredi 4 juillet 2003 peu avant 19h00 dans une bergerie, au lieu-dit Margaritaghia, Porto-Polo, prs de Propriano, par les policiers du RAID.

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JPP. Mon stage ne dbuta vritablement que le lendemain.Pierre Baretti, mon chef de service, me prsente lensemble de ses confrres, aux autres collaborateurs (documentaliste, assistante de rdaction) prsents avant de me conduire dans lun des saints des saints de la rdaction. Le bureau dun ancien de lESJ Lille (Ecole Suprieure de Journalisme), entr TF1 lanne o je venais au monde, en 1975, aux manettes du 13 heures de la chane depuis le 22 fvrier 1988, lhomme aux 51,4% de parts de march le midi jai nomm le trs rgionaliste Jean-Pierre Pernaut. Laccueil est chaleureux. En vingt-cinq ans de boutique, lhomme, galement directeur adjoint de linformation, a d en voir passer des stagiaires. Il va droit lessentiel. Sur son bureau, une feuille blanche sur laquelle je distingue, lenvers, une courbe de Gauss. Tiens, regarde, cest la courbe daudience, minute par minute, de mon canard dhier, en forme de bite , me dit-il textuellement, sans sourciller. Le prsentateur est sr de lui. La comparaison, pourtant peu approprie, ni flatteuse pour le fruit dun travail collectif o les neurones sont a-priori plus sollicits que les organes gnitaux, ne prte apparemment pas rire. Tu vois, les gens quittent la 2 ds quils se mettent parler dinternational et nous rejoignent lorsque dbute notre partie magazine, le cur du JT. Cest mcanique. Un authentique discours de la mthode. Effrayant. Laudimat, cette mesure du taux daudience dont bnficient les diffrentes chanes (...) est devenu le jugement dernier du journaliste. On a donc une connaissance trs prcise de ce qui passe ou qui ne passe pas. Laudimat est actuellement dans tous les cerveaux. Il y a une mentalit audimat dans les salles de rdaction , expliquait le sociologue Pierre Bourdieu, dans un cours du Collge de France diffus sur Paris Premire en mai 199611, en faisant une gnralit qui reste toutefois sujette caution. Pour TF1, cette mentalit audimat ne fait toutefois aucun doute. On le savait dj pour les missions de varits, les sries US, les films je dcouvre stupfait, mme si javais11

Lintgralit de ce cours est disponible in Pierre Bourdieu, Sur la tlvision suivi de L'emprise du journalisme, Paris, Liber-Raisons d'agir, dcembre 1996.

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videmment quelques doutes, que ce prcepte vaut aussi, et dans les mmes proportions, pour linformation. La courbe que me prsente JPP est incroyablement prcise : elle donne laudience minute par minute : ds lors, il est enfantin pour le prsentateur et son quipe rdactionnelle de connatre avec prcision les thmes voire mme les journalistes qui retiennent les tlspectateurs ou, au contraire, les font fuir. Ce que mon interlocuteur oublie alors de prciser, cest que cette bite comme il lappelle, bandait un peu mou depuis quelque temps, mme si ldition de la mijourne de TF1 demeurait trs largement en tte 13 heures avec plus de 7 millions de tlspectateurs en moyenne. En deux ans, face au journal co-prsent par Rachid Arab et Carole Gaessler sur France 2, le JT de TF1 avait tout de mme perdu 5,8 points de part de march, soit prs de 10% de son public Mais lessentiel est ailleurs : transmettre la recette du succs. Par-dessus tout, ton sujet doit tre comprhensible par la grand-mre du Limousin, celle qui est perdue au fin fond de sa campagne , me lance-t-il. Voil donc le secret tant recherch par la concurrence La Corrze avant le Zambze crivait en mars 1964 le journaliste Raymond Cartier dans Paris-Match on nen est pas loin. Jouer la proximit, dabord donner au tlspectateur ce quil attend, simplifier le message pour quil soit reu par tous (au risque videmment dtre simpliste, de multiplier les raccourcis, les lieux communs12 ou les amalgames dangereux, sans dailleurs en avoir forcment dintentions malveillantes mais juste parce quil faut faire simple ) voil12

Comme la fort bien dmontr Pierre Bourdieu dans Sur la tlvision, les lieux communs sont dune redoutable efficacit en tl, dans le sens o ils sont, de par leur banalit, instantanment comprhensibles, instantanment perus par le tlspectateur : Quand vous mettez une ide reue () la communication est instantane, parce que, en un sens, elle nest pas () A loppos, la pense est, par dfinition, subversive : elle doit commencer par dmonter les ides reues et elle doit ensuite dmontrer () Il faut drouler une srie de propositions enchanes par des " donc", "en consquence", "cela dit", "entendu que" Or ce dploiement de la pense pensante est intrinsquement lie au temps . Ce fameux temps qui manque cruellement en tl : rappelons quun sujet de JT ne dure, en moyenne, quune minute et trente secondes.

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le secret de la russite de JPP, le tour de main du chef Pernaut. Celui que le site internet de TF1 prsente comme Picard, amoureux de la cathdrale dAmiens, il adore la campagne, les fleurs et la tte de veau a manifestement des relents de populisme dans son discours, pour ne pas employer de termes encore plus forts. La proximit doit primer sur tout le reste : il faut parler de ce qui concerne les gens, de leur voiture, de leurs amours, de leurs vacances, de leur argent. Mais l'essentiel, c'est que TF1 doit dsormais apporter des solutions aux problmes que se posent les tlspectateurs, car personne ne le fait, surtout pas les hommes politiques, l'lite si loigne du peuple et du rel. Ce discours aux relents ptainistes s'illustre dj peu ou prou dans le triomphe de Jean-Pierre Pernaut au 13 heures , crivaient en 1997 Pierre Pan et Christophe Nick. Je venais den avoir confirmation, en live et sans intermdiaire, de la bouche mme du principal intress. Le chroniqueur Guy Carlier, dans ses lettres diffuses quotidiennement sur France Inter lheure o JPP passe au maquillage, nhsite pas, lui, qualifier de poujadiste 13 ce grand journaliste qui se vante de ne jamais lire Le Monde. Quil soit ptainiste ou poujadiste , le populisme de Pernaut se voit de toute faon au premier coup dil14, malgr les dngations rptes du principal intress15.Entendre par exemple ce propos lexcellente chronique diffuse le 20 mars 2003 dans le Fou du Roi , quelques heures aprs les premiers bombardements amricains sur Bagdad. Voir galement linterview de Guy Carlier par Marc-Olivier Fogiel dans On ne peut pas plaire tout le monde , diffuse le vendredi 11 octobre 2002 sur France 3. 14 Pour raliser sa thse universitaire consacre la France des rgions de JPP, Michel Le Guenic, a, lui, carrment pass vingt-six semaines, de juillet 2000 janvier 2001, magntoscoper et analyser quotidiennement la partie magazine du 13 heures. Et pour cet tudiant breton en histoire, spcialis dans la Troisime Rpublique, il ny a pas de doute avoir : le JT de la mi-journe favorise incontestablement le discours conservateur. Pernaut sert plutt les mouvements d'une droite qu'on pourrait qualifier de nationale, conservatrice et nolibrale . En rsum, lauteur affirme avoir dcel, dans les soubassements idologiques du JT de JPP, un zeste de Maurice Barrs, celui qui se fit le porte-parole du renouveau nationaliste au dbut du XXme sicle (importance des traditions, vnration de la terre), une pince du Charles Maurras, le doctrinaire anti-rpublicain et royaliste de l'Action franaise (ide que la France, dcadente, doit retrouver sa grandeur passe, sens de la famille,13

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Il suffit de jeter un il son JT ou mme Combien a cote ? , le magazine lanc le mardi 2 juillet 1991 en deuxime partie de soire en lieu et place de Ciel, mon mardi et que JPP prsente en prime time depuis une Spcial Nol diffuse en dcembre 199516. Dans CCC, les bons contribuables mis du corporatisme) et une bonne dose Charles Brun, le fondateur du seul mouvement rgionaliste qui ait eu une audience nationale au dbut du sicle dernier. Rien que a Gratifie dun honorable 18/20, cette thse a t publie en novembre 2003 par France Europe Editions, sous le titre Nos rgions selon Jean-Pierre Pernaut, ptainisme ou pittoresque ? 15 Ragissant au travail de Michel Le Guenic, dtaill ci-dessus, Jean-Pierre Pernaut expliquait, dans Tlrama, le 29 janvier 2004, quil se sentait bien dans sa peau de journaliste : Cette thse traitait essentiellement, je crois, de la squence culture et tradition rgionale du JT : soit dix minutes sur quarante - quand une actualit forte ne m'oblige pas les supprimer. C'est peu pour m'accuser globalement de ptainisme. Mais, depuis les Guignols de Canal, j'ai l'habitude... a me semble pourtant un contre-sens : si j'tais vraiment de droite, comme on le dit, donc partisan d'un Etat fort, je ne m'intresserais pas aux cultures rgionales, ces contre-pouvoir. D'ailleurs, l'heure des rgionales, on se rend compte que ces fameuses rgions intressent tous les partis, de droite comme de gauche. Lorsque Jack Lang prne la dfense des langues rgionales, pourquoi ne l'accuse-t-on pas, lui, de ptainisme ? En plus, la France des rgions est pour moi le fer de lance d'une France europenne : Toulouse est plus proche de Barcelone que de Bordeaux. En parler, c'est donc fabriquer l'avenir. Mais "Pernaut facho", c'est facile, a rime. 16 Lmission a ft sa cent-cinquantime le mercredi 17 mars 2004 et a longtemps cartonn en terme daudimat chacune de ses diffusions mensuelles, avec, en moyenne, entre 6 et 7 millions de tlspectateurs. Le magazine de largent dans tous ces tats a toutefois subi une certaine rosion de son audience ces derniers mois et nest plus aujourdhui labri de la concurrence. Lmission du 26 mars 2003, avec Daniel Prvost et Evelyne Dhliat, marqua sans doute le dbut de la fin, ne runissant que 4,9 millions de personnes (soit 25% de parts de march) alors que L'instit rassemblait, sur France 2, 6 millions de tlspectateurs, soit 27% des individus de quatre ans et plus devant leur tl. Mme punition, trois mois plus tard, le 25 juin 2003, toujours face Linstit : la srie avec Grard Klein a attir, ce soir-l, 6 millions de personnes (29,6% de PDM), contre seulement 4,8 millions pour Combien a cote (soit 27% de PDM pour le trio Michle Bernier, Bruno Solo et Met). Malgr (ou cause, cest selon) larrive dEvelyne Thomas pour pauler Jean-Pierre Pernaud, la rentre 2004, la chute sest poursuivie, quasi inexorablement : lors de la saison 2004-2005, le magazine n'a attir en moyenne que 5,7 millions de tlspectateurs sur les 9 premiers numros soit 27% de part de march. C'est 3,4 points de moins quen 2003-2004, 4,9 points

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contribution trouvent toujours les meilleures raisons du monde de penser que le passe-temps favori des hommes politiques et des fonctionnaires est de gaspiller largent public (stupfait par ce quil venait dentendre dans lmission CCC laquelle il participait, lartiste Elie Semoun, pas plus engag que a bien quil nait pas cach sa sympathie pour Lionel Jospin lors des prsidentielles 2002, stait senti oblig, le 6 novembre 2002, de prendre de lui-mme la parole en direct pour prciser que lon vit quand mme dans un beau pays . Ce quoi Pernaut, surpris, lui avait rpondu, avec un sourire gn, que oui, on y est bien, la preuve je suis entour de vous et dElisa Tovati , une chanteuse la plastique impeccable, prsente galement sur le plateau pour faire la promo de son dernier album. Pas vraiment de rapport avec la remarque dElie Semoun. Pas vraiment non plus de quoi lever le dbat). Au milieu de ce grand bureau, je dcouvrais donc, de lintrieur, le vrai visage de celui que les sondages dopinion consacrent rgulirement comme lanimateur prfr des Franais (remarquez l que JPP est cens tre un journaliste , et non pas un animateur ), loin devant Michel Drucker, Jean-Luc Delarue ou Jean-Pierre Foucault17. Mais les masques ntaient pas encore tous tombs. Loin de l. Cherchant me rendre utile comme me lavait suggr Claude Carr, je scrute sans relche les dpches AFP, pluche la presse la recherche dun sujet que je pourrais aller tourner. Pendant les premiers jours, je suis abonn aux interviews de complment, je sors dans les conditions dun reportage avec une quipe complte pour raliser des interviews destines enrichir les sujets concocts par les statutaires. Ces derniers (et l je parle seulementde moins que la saison 2002-2003, ou encore 8,4 points de moins que durant la saison 2001-2002. En terme de tlspectateurs, cela reprsente une perte moyenne de 500.000 tlspectateurs par rapport la saison 2003-2004, de 600.000 par rapport la saison 2002-2003, ou encore de 1,2 million de tlspectateurs par rapport la saison 2001-2002. 17 Exemple de sondage sur ce thme, lenqute ralise par l'IFOP auprs de 1.060 personnes ges de 15 ans et plus, du 22 au 27 juillet 2002, et publie dans TV Magazine. Aprs JPP, Michel Drucker, Jean-Luc Delarue et JeanPierre Foucault arrivaient ensuite, par ordre dcroissant, Arthur, Christophe Dechavanne, Evelyne Thomas, Vincent Lagaf, Nagui et Jean-Luc Reichmann.

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de ceux bass Paris, pas des correspondants de province), hormis des trop rares authentiques grands reporters 18, semblent peu enclins quitter, ne serait-ce que durant quelques heures, le confort douillet de leur bureau et se confronter au terrain. A TF1, comme dailleurs dans les autres rdactions dites nationales , le desk est roi (travail peu exaltant qui consiste assembler des lments tourns par dautres pour en faire un sujet complet, en reprenant les informations des dpches, des articles publis le matin. Informations que les journalistes les plus consciencieux auront ventuellement cherch vrifier ou complter deux-mmes, en passant un ou deux coups de fil). Lorsque je dniche quelque chose qui a chapp tout le monde et qui semble relativement intressant (une sacre gageure !), je vais men ouvrir aux chefs infos (un mtier qui nexiste vraiment qu TF1 et qui consiste, selon Anne de Coudenhove, elle-mme longtemps chef info19 avant de remplacer Catherine Nayl la rdaction en chef du 13 heures, rcolter toutes les propositions de sujets, il faut galement en mettre; ensuite on procde au casting, autrement dit les chefs d'info attribuent tel ou tel reportage tel ou tel journaliste. Il s'agit parfois d'une mission dlicate, qui demande du doigt, voire de la diplomatie. Un journaliste n'a pas ncessairement envie de traiter certains sujets. 20 Comprenez entre les lignes que nombre de journalistes bass Paris refusent, sauf cas de force majeure, de travailler pour le 13 heures de Pernaut la majorit des sujets diffuss midi sont concocts par les quipes bases en rgion, en partenariat avec la PQR21, la presse locale). Les chefs infos me conseillent alors daller en parler avec la rdaction en chef de telle ou telle dition. Ce matin l, je tombe sur une courte18

Lire ce titre le livre de Jean-Pierre About et Nahida Nakad, tous deux authentiques grands reporters sur TF1, Un couple dans la guerre, publi en mars 2004 aux ditions Calmann-Lvy. 19 Ctait dailleurs encore le cas lors de mon passage TF1, au printemps 2000. 20 Mmoire de fin dtude de Julien Darras, crit sous la direction dOlivier Bressy, ralisateur, intitul Capter l'attention du tlspectateur dans les Journaux Tlviss, juin 2000, disponible sur http://faisvoir.com/telechargement/memoire.zip 21 Presse Quotidienne Rgionale.

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dpche propos dune opration de scurit routire en Seine-etMarne durant laquelle il sera propos aux contrevenants coupables de petits excs de vitesse (moins de 30km/h de plus que la vitesse autorise) de refaire un court crochet par une autocole plutt que de payer une amende. Sur la recommandation dun chef info, je dcide daller proposer le sujet Catherine Nayl, alors encore rdactrice en chef du 13 heures. Son bureau jouxte celui de Jean-Pierre Pernaut et je comprends vite pourquoi. Aprs lui avoir expos mon ide, elle me prend la dpche des mains, se lve, se rend dans la pice voisine, et en revient quelques instants plus tard : cest daccord, on diffusera a demain midi . Je dcouvre alors, avec la navet du dbutant, que le vritable rdacteur en chef de ldition de la mi-journe, cest JPP, et pas celle qui en a officiellement le titre. Cet allerretour vers le bureau de Pernaut se reproduira de multiples reprises, cest--dire chaque fois que je viendrai proposer un reportage, durant mes deux mois de stage. Pernaut est le seul matre de son journal : il commande les sujets et les traite in fine. Son quipe (Catherine Nayl donc, rdactrice en chef fan de chocolat et de crpes maison , Fabrice Decat, rdacteur en chef adjoint dont le seul vice sont les gaufres la cassonade , Alain Badia, qui adore les bonnes bouffes entre copains , Chantal Monteil, qui adore la marche, la danse, le bon vin et les fromages de sa rgion ou encore Alain Baillon, dont le petit sal aux lentilles est la seule faiblesse selon les innarrables pages du site internet de TF1 consacres lquipe du 13 heures22) est l pour lassister dans sa tche, pas pour22

Les dites pages ont t mises en ligne en mai 2001 destination des tlspectateurs qui aiment eux aussi dcouvrir la France telle quelle est, avec ses cultures, ses traditions et les passions de gens simples qui prfrent le savoir-faire au faire-savoir (selon ldito sign JPP). Depuis, lquipe en charge du 13 heures de France 2 a rpliqu et dispose, elle aussi, de ses propres pages sur le site de la chane publique : on y apprend notamment que MariePierre Farkas, rdactrice en chef, adore la mer, les enfants le biniou et le violon tzigane ou que Michel Perrot, rdacteur en chef adjoint, fredonne presque tous les opras, connat les meilleures tables de France et apprcie le vin jaune Toute ressemblance avec le site internet dune chane concurrente serait purement fortuite, videmment.

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dcider. Tout ce petit monde travaille dailleurs dans le mme open space qui jouxte le bureau, ferm celui-l, de JPP. Dans toutes les autres rdactions o jai pu voluer (Le Monde, Le Tlgramme de Brest, entre autres, pour la presse crite ; TF1, France 2, France 3 national et rgional pour laudiovisuel) les dcisions sont la plupart du temps collgiales, mme si le ou les rdacteurs en chef doivent parfois, et cest leur rle, trancher dans le vif. En aucun cas, le contenu dun journal ne dpend entirement dun seul homme. Sur le service public, France 2 et France 3, le processus dcisionnel est radicalement diffrent de ce qui peut se passer quelques hectomtres en aval du pont de Garibaldi23 : pour chaque dition, ils sont trois co-rdacteurs en chef co-diriger la confrence de rdaction. Sur France 2, le prsentateur (quil se nomme Daniel Bilalian, Christophe Hondelatte, Benot Duquesne, Elise Lucet24 pour le 13 heures ou David Pujadas pour le 20 heures) fait partie intgrante de ce trio. Il est dailleurs assis entre le rdacteur en chef en titre et son adjoint, prsidant en quelque sorte de par sa position la confrence, intervenant sans hsiter mais sans jamais prendre seul les dcisions : elles sont, thoriquement, toujours collgiales. Idem sur France 3, la diffrence trs nette que les prsentateurs y sont beaucoup plus effacs, plus en retrait, limage de leur discrtion dans les Gala et autre Voici. A TF1, cest tout le contraire, que ce soit pour le 13 heures ou pour le 20 heures, comme nous le verrons plus tard : les prsentateurs maison sont les seuls matres bord. Et si Patrick Le Lay, le P-DG de la Une (celui-l mme qui avouait volontiers, lorsquil a dbarqu TF1, le 17 avril 1987, en provenance directe du BTP, quil ny23

Le sige de France Tlvision se situe rive gauche au 7, esplanade Henri de France dans le 15eme arrondissement de Paris face au Pont Garibaldi non loin de TF1, install un peu plus en aval sur la Seine, mais rive droite. 24 Christophe Hondelatte, transfuge de RTL, a prsent le 13 heures (new look) de France 2 du 6 septembre 2004 au 27 janvier 2005 avant dtre cart par Arlette Chabot, directrice de l'information de la chane. Il avait remplac ce poste Daniel Bilalian, qui avait assur la prsentation du JT de midi pendant trois ans, parti diriger la rdaction des sports puis carrment le service des sports du groupe France Tlvisions. Depuis le dpart de Christophe Hondelatte, et aprs un intrim de Benot Duquesne, cest Elise Lucet, transfuge du 19/20 de France 3 qui est en charge de l'dition de la mi-journe.

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connaissait rien la tl et quil avait embauch de vieux briscards comme Etienne Mougeotte et Patrick Poivre dArvor pour pallier ses insuffisances) et Etienne Mougeotte, le directeur de lantenne, laissent ce point les coudes franches JPP, cest pour plusieurs raisons. La premire, cest que son JT cartonne en terme daudience, et laudimat, TF1, cest essentiel25. La seconde, cest quils ont choisi JPP en connaissance de cause : la carrire de Pernaut na vraiment dcoll quen 1988 (juste aprs la privatisation de TF1), alors qu'il avait t plus ou moins mis au placard sous la gauche, une poque o le pouvoir politique tirait encore grossirement les ficelles dans les rdactions tls. Cest Jean-Claude Paris, un adjoint de Michle Cotta alors directrice de l'information, qui le choisit pour prsenter le 13 heures et succder Yves Mourousi, dbarqu suite au changement de direction et de propritaire. Dans son hors-srie doctobre 2001, intitul Tl, le Maillon fric , le Canard Enchan avance, avec lassurance quon lui connat pour avoir puis ses renseignements la meilleure source, que les dirigeants mis en place par Bouygues recherchaient alors un jeune journaliste srieux ayant le got du contact avec la France profonde, et trs peu port sur les dbats internationaux et les grands reportages . Un profil qui aurait t dfini partir d'une tude sur les attentes des tlspectateurs. La nouvelle direction de TF125

Qui dit audience en verve, dit rentres publicitaires abondantes. Cette fichue pub qui est la principale source de revenus des chanes prives (99% du chiffre daffaires de TF1 en 2000). Sur TF1, la pub est reine : 1101 heures de pub (missions de tlachat incluses) ont t diffuses en 2000 sur la Une (par comparaison, JT et mto confondus nont reprsent sur cette mme anne 2000 que 943 heures de programmes, soit 167 heures de moins). Pour lanecdote, TF1 navait pas jug ncessaire de renoncer ses deux coupures pub lgales lors de la diffusion, dimanche 27 avril 1997, de la liste de Schindler , le chef duvre de Spielberg sur la dportation : mme au pays du capitalisme roi, les chanes amricaines navaient pas os saucissonner le film, par respect pour luvre . Pierre-Gilles de Gnes, prix Nobel de physique, avait, lui aussi, d sincliner face la pub : son interview par PPDA avait t soudainement interrompue pour faire place aux crans de pub avant la diffusion dun match de foot (dont le coup denvoi ne pouvait videmment pas tre report, mme de quelques minutes). A contrario, le mercredi 28 janvier 2004, TF1 a, pour une fois, fait le choix de ne pas couper luvre quelle diffusait 20h50, Hitler : la naissance du mal.

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savait prcisment ce quelle voulait. Elle trouva en Pernaut lincarnation de linformation locale et populiste quelle ambitionnait de proposer ceux qui sont devant leur poste la mi-journe26, savoir essentiellement des inactifs, des retraits, des femmes au foyer et des salaris provinciaux qui rentrent djeuner chez eux midi (8 millions des tlspectateurs rguliers du 13 heures habitent des agglomrations de moins de 100.000 habitants, 43% sont des retraits et 6 millions ont plus de 59 ans27). Ce type dinformation qui veut quune guerre civile meurtrire aux antipodes pse peu au regard du concours de soupes du canton de Vaison-la-romaine28. Enfin, JPP bnficie d'une trs bonne image publique29, notamment auprs de la clientle prfre de TF1, celle dont les publicitaires raffolent : la mnagre de moins de 50 ans. Aprs 15 ans de prsence quotidienne par le biais de la petite lucarne, JPP fait dsormaisCatherine Grandcoin, responsable du marketing TF1 jusquen janvier 1997, interviewe par Pierre Pan et Christophe Nick, raconte dans TF1, un pouvoir comment les prsentateurs de la chane venaient la consulter : Je me souviens quand Pernaut et Paris sont venus me voir au dbut de leur 13 heures ; ils mont demand : "il faut que tu nous dises qui est le public de Jean-Pierre - Tu vas parler pour des gens qui sont en province, qui rentrent chez eux entre 12 et 14 heures, qui ont une profession intermdiaire, et qui, quand ils retournent au boulot, veulent expliquer aux autres ce quils ont compris dans ton Journal" Jean-Pierre a gard a dans sa tte. Dans un monde aux informations trs dstabilisantes, Pernaut fait un journal dont le fond consiste traiter de la vie quotidienne. Il choisit de rpondre ces angoisses en disant : "Il y a du positif dans la vie". (page 487) 27 Labourage et belles images, Thierry Leclre et Fabienne Pascaud, Tlrama du 29 janvier 2004. 28 Sujet authentique diffus le jeudi 7 novembre 2002. 29 11% des personnes interroges dans un rcent sondage citent spontanment Jean-Pierre Pernaut comme lun des journalistes qui leur paraissent particulirement indpendants . JPP arrive en deuxime position derrire Patrick Poivre D'Arvor (25%), galit avec Claire Chazal (11%), les trois prsentateurs de TF1 se retrouvant donc sur le podium (sondage CSA sur l'image des journalistes et l'objectivit des mdias, effectu entre les 26 et 27 fvrier 2003, auprs d'un chantillon national reprsentatif de 1003 personnes de 18 ans et plus, suivant la mthode des quotas). Dans un autre sondage sur les cent stars tl du sicle, Jean-Pierre Pernaut arrive en huitime position des journalistes (tude publie le 1er janvier 2000 dans Tl Star et ralise par lIfop du 4 au 9 novembre 1999 auprs d'un chantillon national reprsentatif de 1096 individus gs de 15 ans et plus).26

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presque partie des meubles, c'est l'intime qui met les pieds sous la table midi, l'invit permanent de la famille. Il incarne l'ami Ricor du djeuner, celui qui montre un intrt pour les proccupations quotidiennes de la France den bas (le 13 heures dbute, par exemple, systmatiquement par les prvisions mtorologiques du jour quelle que soit lactualit nationale ou internationale), toujours souriant et naturel lantenne (effet renforc par le fait que JPP est le seul prsentateur du PAF30 ne pas utiliser de prompteur), bref un ami qui nous veut du bien. Alors pourquoi ne pas continuer lui faire confiance ? A notre arrive au lieu de rendez-vous convenu avec les responsables de lopration prs de Fontainebleau, au carrefour dit du Grand-Veneur, le long de la Route Nationale 7 o allaient avoir lieu les contrles de vitesse un peu particuliers que nous venions filmer, quelle nest pas ma surprise de distinguer dans la nuit un nombre incroyable de journalistes, camras, perches Le tout formait une sorte de maul, pour reprendre un terme trs appropri de rugby, se dplaant frntiquement autour dun groupe de personnes que je ne parvenais pas alors distinguer. Certes, dans laprs-midi de ce jeudi 4 mai 2000, le ministre des transports avait annonc, lors d'une confrence de presse, une mobilisation exceptionnelle des forces de l'ordre l'occasion du week-end prolong du 5 au 8 mai. Il ne doit pas y avoir de troisime hcatombe , avait-il adjur. Mais rien nexpliquait alors cette mobilisation journalistique autour dune opration de scurit routire qui navait fait lobjet, ma connaissance, que dune minuscule dpche AFP de 10 lignes. Toute lquipe (le JRI, le preneur de son et moi-mme) se presse pour approcher ce qui, de lextrieur, ressemble plus une meute qu un regroupement de journalistes. Au centre, sous les projecteurs, cest Jean-Claude Gayssot. Le ministre de l'Equipement, des Transports et du Logement du gouvernement Jospin avait dcid sur un coup de tte de venir en personne faire la morale aux chauffards interpells. Personne ma rdaction ne mavait30

Paysage Audiovisuel Franais.

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prvenu de sa venue. Lorsque javais eu les responsables de lopration, baptise conduite folle, retour lcole , il mavait laiss entendre que nous serions la seule tl. Ma surprise est totale. Subitement, les minettes (les petits projecteurs fixs sur les camras) steignent, le ministre en a termin avec la presse et sapprte rejoindre sa voiture officielle. Je vais alors le voir pour linterviewer : il est manifestement fatigu et doit se demander intrieurement quel petit journal local le gamin quil a en face de lui doit bien pouvoir reprsenter. Il ne souhaite pas rpondre jusquau moment o il comprend que je travaille avec le JRI qui tient la main une camra sigle TF1. Impossible pour lui de snober la Une et se priver de ses millions de tlspectateurs. Il rajuste son costume et rpond poliment mes questions. Par acquis de conscience, jinterroge face camra les diffrents responsables locaux, persuad que le sujet tournera plus autour du ministre, de sa venue, de son discours choc et des changes parfois vifs entre lui et les chauffards pincs ce soir-l. Le lendemain matin, je fais part Catherine Nayl de ce que jai vu, des images que mon JRI a tournes, des diffrentes squences filmes, de la venue surprise de Jean-Claude Gayssot et de la prsence de multiples quipes de tournage. Je demande alors quel angle souhaite mon interlocutrice pour le sujet que je mapprte crire et monter. Je prcise que la venue de Gayssot tombe pic, quelques heures dun grand week-end routier probablement meurtrier. Pas question dentendre Gayssot dans le sujet , me dit-elle trs fermement mais de faon trs naturelle. Comme si a coulait de source. On ne veut mme pas le voir limage , renchrit-elle. Etonn dune telle directive, estomaqu par de tels propos, je lui fais remarquer que je peux difficilement dire quil ntait pas l, moins de tronquer sciemment la ralit. Et je suggre de le mettre en off dans le lancement ou dans le pied du sujet pour au moins prciser aux tlspectateurs que lopration en question a t salue, donc approuve par un ministre de la Rpublique. Il ny a pas dinstitutionnel au 13 heures , tranche-t-elle dfinitivement, faisant preuve, dans ce cas de figure, dune insouponnable autonomie (pas besoin, cette fois, daller demander des instructions JPP). 28

Vendredi 5 mai 2000, 13h05. Troisime sujet du JT. Lancement de JPP : Et puis propos de scurit routire, une opration assez originale hier soir en Seine et Marne. Rpression encore mais un choix pour les automobilistes coupables de petits excs de vitesse. PV ou un ptit retour lauto-cole. Prs de Fontainebleau, Bertrand Lambert et Damien Blondeau. Commentaire : 200 fonctionnaires mobiliss sur dixhuit points de contrle, six radars il tait difficile, hier soir, dchapper aux mailles du filet en Seine et Marne. En quelques heures, plusieurs centaines dinfractions sont constatesOriginalit de lopration, baptise conduite folle, retour lcole , une heureuse surprise attend les automobilistes roulant moins de 30 km/h au-dessus de la vitesse autorise. Discussion entre un fonctionnaire de police et un contrevenant : Soit vous rglez directement lamende et on en parle plus. Le deuxime choix, cest vous qui le ferez, vous choisissez donc de suivre un cours au sein dune auto-cole. Vous nous enverrez un document permettant de justifier que vous tes bien pass devant lauto-cole. Celui-ci sera joint votre timbre-amende qui sera donc class, vous ne paierez pas lamende. Je vous remercie de vos explications. Mon choix est fait, a sera lauto-cole. Commentaire : Fruit dun partenariat entre la scurit publique et six auto-coles cette initiative a un objectif simple : faire comprendre aux

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automobilistes, mme expriments, quils sont loin dtre des as du volant. Interview dun contrevenant : Peut-tre que japprendrai autre chose Est-ce que cest cela qui me fera rouler moins vite demain, je nen sais rien encore. Javiserai et je prendrai une dcision en mon me et conscience au moment davoir de nouveau affronter lauto-cole. Interview de Jean-Pierre Lemonnier, Prsident de lUnion dpartementale des enseignants de la conduite : Lobjectif, je rpte, est principalement de faire prendre conscience aux conducteurs, et dans une ambiance trs sympathique, que malgr des annes de conduite, mme sils nont jamais eu daccident, que quelques comportement peuvent engendrer des risques et cest de mettre le doigt dessus. Commentaire : Faire changer les mentalits nest pas chose aise, si lopration savre concluante, dautres pourraient voir le jour trs prochainement. Aucune trace de Jean-Claude Gayssot donc. Pas la moindre image, pas mme une ombre furtive sur le bitume, pas dintervention, pas dinterview, aucun lment ni information dans le lancement du sujet quant sa venue, son ventuel avis sur lopration ou ses mises en garde avant le grand week-end qui sannonce. Quand il sagit de dnoncer les incroyables aberrations, lourdeurs ou bizarreries de l'administration (pour reprendre la page de prsentation de CCC sur le site de Coyote, la socit de production de Christophe Dechavanne qui produit CCC), pas de problme, y compris dans le JT31. Mais lorsquil31

Voir ce sujet, et ce nest quun exemple, le reportage, diffus le mardi 12 novembre 2002, consacr un commissariat en construction qui, daprs le journaliste, ne servira rien, sous prtexte que les gendarmes vont remplacer les policiers dans la ville en question, dans le cadre dun projet de

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sagit de faire part du travail dun ministre qui essaie de faire voluer les mentalits en matire de scurit routire, cest--dire dinformer de faon positive et non plus ngative, a coince. A se demander si la rgle, plus inavouable celle-l, ne serait pas plutt : le moins possible dinstitutionnels au 13 heures, surtout sils sont trop marqus gauche . Car, pour ne prendre quun exemple, plus rcent, quand Nicolas Sarkozy prsente son projet sur la scurit intrieure, la sortie du conseil des ministres, le 23 octobre 2002, ou se rend le lendemain, jeudi 24 octobre 2002, au quartier de Hautepierre Strasbourg pour annoncer le dblocage de fonds d'urgence pour les victimes de violences urbaines, lquipe de JPP ne voit pas dinconvnients la prsence dun institutionnel lantenne (dans les deux sujets, le ministre passera longuement limage et sera interview). Lorsquon dcortique les JT prsents par Pernaut depuis trois ans, on se rend compte que les ministres ou les maires y ont rarement le droit limage, encore moins la parole (exception faite des maires des petites communes rurales, surtout lorsquil sagit de les encenser pour avoir supprim les taxes et impts locaux32 ou pour les entendre dnoncer les lourdeurs de ladministration33). Il nest que rarement fait part des actions des lus, des dcisions quils prennent, de leurs initiatives sans lesquelles, videmment, notre dmocratie ne fonctionnerait pas, nen dplaise JPP. Comme quoi Guy Carlier est sans doute dans le vrai lorsquil qualifie Pernaut de poujadiste .

redploiement des forces de lordre. Jacques Legros, journaliste-producteuranimateur de Plein les yeux et qui remplace alors JPP, lance le sujet par ces mots : Nouvel exemple dargent public gaspill 32 Sujet Coup de chapeau au maire de Belle Fontaine qui a supprim les taxes locales diffus en ouverture du JT du mercredi 30 octobre 2002, alors mme que 15.000 foyers taient privs d'lectricit dans le Pas-de-Calais et que le monde venait dapprendre que la prise d'otages de Moscou avait fait 119 morts dont 117 tus par les effets du gaz utilis par les forces spciales pour neutraliser les preneurs d'otages Tchtchnes. 33 Sujet diffus le 16 octobre 2002, loccasion de la prsentation du projet de loi de dcentralisation au Conseil des Ministres, lanc ainsi par JPP : Aujourdhui pour un lu local, il est bien difficile de savoir qui dcide pour quoi En Haute-Loire, un exemple

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Pour le tlspectateur qui regarde donc TF1 le 5 mai 2000, JeanClaude Gayssot est invisible, inexistant, impalpable, introuvable. A moins davoir lu la presse34, ce tlspectateur est en droit de se demander ce que fait le gouvernement pour crer un lectrochoc dans lopinion et essayer de faire baisser le nombre de morts sur les routes lapproche du week-end du 8 mai, aprs deux weekends catastrophiques35. Si ce mme tlspectateur avait plutt allum son tlviseur sur, par exemple, France 2, il aurait eu une vision tout autre de lactivit, donc de laction, de ce mme ministre, celui-ci tant mme lobjet de lun des titres du journal de Rachid Arab et Carole Gaessler. Ou comment tronquer sciemment la ralit, en toute connaissance de cause et en toute impunit Bien sr, un journaliste nest pas l pour servir la soupe aux institutionnels , surtout que ces derniers ont de plus en plus tendance multiplier les oprations de communication destination des tlvisions. Il faut galement prendre garde ne pas systmatiquement donner la parole aux institutionnels et savoir parfois privilgier les acteurs du terrain. Mais dans ce cas prcis en loccurrence, il est inacceptable de ne mme pas dire un tratre mot de la prsence dun ministre de la Rpublique venu donner en personne la leon aux chauffards, et tenter ainsi de mettre fin cette exception culturelle qui veut que les routes franaises soient parmi les plus meurtrires dEurope. Surtout que nous tions sur place, que nous avions les images et les sonores pour monter un sujet vivant, sans langue de bois, avec des changes assez vifs entre le ministre et les contrevenants (lun deux lui avait lanc : Vous, vous pouvez rouler 200 km/h sans problme arrtez de me faire des reproches ! ). Mais le plus dramatique dans cette histoire, cest que le tlspectateur navait quasiment aucune chance deQuelques titres darticles publis le 6 mai 2000 (et non le 5 mai, pour des questions dheure limite de bouclage des diffrents journaux) : Le ministre fait la leon (Le Parisien), M. Gayssot joue la peur du gendarme contre la violence routire (Le Monde), Gayssot saccroche la rpression (Le Figaro), LEtat ne freine pas lhcatombe (Libration), Le coup de colre de Jean-Claude Gayssot (LHumanit). 35 Lors des week-ends prolongs de Pques et du 1er mai 2000, 188 personnes avaient trouv la mort sur les routes franaises, les accidents faisant galement 4016 blesss.34

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sapercevoir du subterfuge, moins de regarder en mme temps, les ditions des diffrentes chanes nationales. Un zapping franchement pas ais une heure o les tlspectateurs, quels quils soient, sont plus occups donner des coups de fourchette et de couteau qu appuyer frntiquement sur une tlcommande insaisissable, planque entre la baguette et le plat fumant sorti tout droit du micro-ondes. Zapper ou djeuner, il faut choisir

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Harry, un ami qui lave plus blanc. Trois semaines plus tard, cest une autre facette dela France vue par Pernaut que jallais dcouvrir. Cette fois, cest lquipe du 13 heures, apparemment satisfaite de mon sujet Gayssot light, qui mavait pass commande dun reportage. Je devais mintresser larme de terre, et plus spcifiquement au recrutement des personnels vous remplacer les appels du contingent avec la fin programme du service militaire36. Dcision est prise daller tourner dans lun des centres parisiens de recrutement de la grande Muette . Mon ide est de suivre un candidat tout au long de son parcours dans le centre. Cerner ses motivations, assister aux diffrents entretiens, aux diffrentes preuves A en croire le service de presse de larme, il y avait alors treize fois plus de postulants que de postes ouverts recrutement. Nous nous attendions donc trouver plthore de candidats. Mais une fois sur place, le centre est quasiment dsert. Il ny a l quun mineur, accompagn de son pre mais qui na manifestement pas grand chose dire, quelques candidates venues finaliser ou prendre des nouvelles de leur dossier, et un jeune dorigine africaine. Ce dernier attend patiemment que les militaires viennent le chercher pour attaquer ses premiers entretiens. Je discute avec lui. Il sexprime bien. Son parcours est digne dintrt. Et il est daccord pour que nous le suivions toute la journe. Je vais alors retrouver mon quipe, occupe tourner des images dans le hall, pour leur faire part de ma trouvaille . A la fin de mon expos, lun deux minterpelle, en prenant soin de ne pas spandre dans tout le hall : Tu as oubli pour qui on travaille ? Si cest lui que lon suit, le sujet ne passera jamais . Je ne comprends pas tout de suite. Et soudain, je ralise. Cest la couleur de peau qui coince. Mes coquipiers du jour sont de vieux routiers de la Une. Sans tre vritablement explicites, ils me font un cours de petit Pernaut illustr , sappuyant sur leur exprience du 13 heures de TF1 version36

Les incorporations en vue d'accomplir les obligations du service militaire seront dfinitivement suspendues le 27 juin 2001, un an plus tard.

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Bouygues. Ne me sentant ni les reins assez solides pour appeler directement le prsentateur vedette et lui poser crnement la question, ni assez sr de moi pour supporter un ventuel passage la trappe de mon sujet, je dcide contre-cur de suivre les recommandations de mon quipe. Le sujet sera plus classique, moins personnalis, moins angl, faute de candidat appropri. Au moment du montage, je russirai quand mme glisser un plan o figure le jeune black que je souhaitais suivre. La consolation est bien maigre, mais preuve est faite que ce jeune homme nest pas une manation de mon esprit. Le sujet sera diffus sans encombre le jeudi 1er juin 2000. Suite cet incident , plusieurs journalistes, parmi les plus critiques lgard de la ligne ditoriale du 13 heures, me glisseront avoir entendu JPP affirmer ouvertement, sans gne apparente (sans doute persuad que tout le monde TF1 partage ses ides) quil faisait un journal pour les Franais de souche Je venais den avoir indirectement la confirmation. En deux mois TF1, jaurai loccasion de recevoir dautres confidences de la part de journalistes qui massureront avoir d remonter la va-vite certains de leurs sujets jugs trop colors . Pour se convaincre de ces pratiques (sujets coups aprs montage ou sujets tourns en intgrant directement les contraintes lies au 13 heures), il suffit de jeter un il aux JT de Pernaut, ne serait-ce que pendant une petite semaine : nimporte quel tlspectateur un peu attentif y notera labsence flagrante et indiscutable de personnes de couleur dans les sujets diffuss. Tout juste peut-on en apercevoir quelques-uns au dtour dun ou plusieurs micro-trottoirs. Ils ne sont, en tout cas, jamais au cur dun reportage, exception faite videmment des trs rares sujets concernant lAfrique ou le Maghreb diffuss lheure du djeuner (hors circonstances exceptionnelles comme la guerre en Irak, la visite de Chirac en Algrie ou lopration Turquoise au Rwanda) ou de ceux traitant de linscurit (o l, forcment, puisquil faut faire simple , tout est de la faute aux sauvageons des banlieues).

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Pas dinstitutionnels, pas dintellos, pas de blacks, pas de beurs heureusement quil reste encore des mercires de campagne37, des artistes dentellires38, des quincailliers darrire-pays39, des artisans cordonniers travaillant domicile40, des moines fromagers41 ou des collectionneuses de pots de chambre42 pour meubler lantenne ! Mais attention, comme notre ami JPP ne cesse de le dplorer, ces beaux mtiers sont tous dauthentiques espces en voie de disparition. Alors question : que verra-t-on aux 13 heures de TF1 une fois que tous ces personnages et professions, sympathiques au demeurant mais qui ne refltent gure la ralit sociale et la mixit culturelle de la France daujourdhui, auront disparu ? Sous ses airs de Harry, un ami qui vous veut du bien , toujours souriant (sans conteste, il a le plus beau sourire, au moment douvrir son JT, de tous les prsentateurs tl de France) et tellement proche des vritables proccupations de la France den bas , JPP cache en fait une toute autre personnalit. Celui qui fut sacr trois reprises meilleur prsentateur de JT lors des crmonies 1999, 2001 et 2003 des 7 dor a, par exemple, toujours refus de communiquer sur ses revenus. Lorsque le magazine spcialis dans laudiovisuel Ecran Total lui pose la question, en fvrier 2002, il se contente dun laconique je gagne bien ma vie . Pas facile en effet davouer publiquement un salaire assurment suprieur celui, dj consquent, de Claire Chazal (150.000 F mensuels, soit 23.000 , pour la prsentation du JT et la co-direction de linformation de la Une ; JPP fait de mme mais prsente galement Combien, a cote ? : il gagne donc forcment plus que sa consur) lorsque lon prtend dfendre les petites gens de la France profonde. Ceux-l mme qui ne gagnent gure plus de 8.000 F (1.200 ) par mois Bien-sr, chacun est libre de garder pour lui le montant de ses37 38

Sujet diffus le 10 mars 2003. Sujet diffus le 16 janvier 2003. 39 Sujet diffus le 27 janvier 2003. 40 Sujet diffus le 9 dcembre 2002. 41 Sujet diffus le 28 fvrier 2003. 42 Sujet diffus le 15 janvier 2003.

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revenus. Mais dans le cas de quelquun qui se veut le dfenseur de la France den bas , celle dont il cherche montrer quotidiennement midi quil connat parfaitement les tracas et les tourments, cest une simple question dhonntet intellectuelle et de transparence. Deux principes fondamentaux dans notre difficile mtier de journaliste, mais dont Pernaut ne sembarrasse pas vraiment. Ce qui ne lempche pourtant pas de sen prvaloir lorsquil sagit, dans Combien a cote ? , de demander des comptes aux lus qui gaspillent largent public ou dinterroger tout naturellement les personnalits prsentes en plateau sur leurs cachets de stars. Les apparences sont souvent trompeuses, surtout dans le monde magique du petit cran. Toujours chaleureux et accueillant lantenne (quel sourire quand mme !), JPP peut se montrer assez blessant, dplaisant, une fois les spot lights teints. Un midi, jai assist un incroyable ddoublement de personnalit. Enferm dans sa froide prison de verre et de lumire (il ny fait jamais plus de 17C), bien protg des intrus par les impressionnants vigiles plants devant la seule entre du studio43, JPP, hyper dcontract ds que la camra le transportait au cur du foyer de millions de Franais, se mit vocifrer trs violemment, pendant la diffusion de lun des sujets, lencontre de son quipe, prsente sur sa gauche, lextrieur du studio. Il tait tellement furieux quun psychiatre aurait sans doute pu dceler en lui une dmence passagre. La scne, qui dura jusqu la fin du JT, tait assez cocasse. Lquipe de JPP, comme les stagiaires prsents, voyaient trs distinctement leur mentor sagiter en tout sens. Mais personne ne comprenait vraiment pourquoi. Nous avions limage, mais pas le son, le studio tant videmment compltement insonoris. Seule les personnes prsentes en rgie, dans le dos du43

Lunique porte daccs du studio, garde par un vigile et/ou un pompier, est verrouille pendant le JT. Histoire dviter toute intrusion dhurluberlus qui ferait le bonheur du zapping de Canal +, mais serait videmment trs prjudiciable limage de marque de la chane leader en France. Comme quoi le sentiment dinscurit cher JPP parvient jusquau cur mme de lultra scurise tour TF1, l o pourtant seuls les journalistes et les techniciens maison ont accs. Y a comme qui dirait un brin de parano dans lair

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prsentateur, tait en mesure de cerner les raisons de la colre noire dans laquelle Pernaut tait tomb. Une frnsie en pointills, comme si la rage de JPP tait branche sur du courant alternatif, car rien ne transparaissait lantenne. Absolument rien. Pas la moindre crispation. Une authentique performance dacteur, le visage de JPP exprimant des attitudes diamtralement opposes selon quil tait ou non lantenne. Un peu comme Jean-Pierre Foucault lors de llection de Miss France 2003, Lyon (lanimateur vedette avait d faire face la fronde, aussi bruyante que lgitime, des 4.300 spectateurs scandaliss davoir dbours 55 pour nassister grosso modo qu une simple projection de vidos sur cran gant alors que les gentils organisateurs , comprenez Endemol, leur avaient promis moult stars et Miss en chair et en os44). Mais Pernaut peut aussi se montrer trs cassant. Le jour de la diffusion du sujet black light sur le recrutement de larme, mon quipe et moi avions pris la poudre descampette, direction Amnville, entre Metz et Thionville. Plusieurs naissances venaient davoir lieu, coup sur coup, au parc zoologique. Javais eu linfo grce une courte dpche de lAFP diffuse quelques jours plus tt. Sans surprise, lide avait sduit JPP. Javais donc obtenu sans problme le blanc seing ncessaire pour aller filmer les nouveau-ns et signer un nouveau reportage. La route vers Amnville est un peu longue, mais le tournage se passe sans histoires. Les bbs hippopotames, tigres de Sumatra ou kangourous ne sont pas trs loquaces, mais limage parle delle44

Le Parisien a t le premier parler de cette affaire, ds le lendemain de llection, le dimanche 15 dcembre 2002. Un reporter radio a mme russi enregistrer la scne. Pendant la pub, Jean-Pierre Foucault a perdu son calme lgendaire devant l'nervement des milliers de spectateurs du Palais des Sports de Lyon : a suffit, vous tes gentils maintenant ! , lana-t-il la foule indiscipline avant de conclure sur un trs courtois Mais laissez-moi parler, merde ! . Bien-sr, une fois la pub termine, Foucault avait retrouv son sourire ultra-bright. Pendant le direct, la voix off de TF1 sest vertue fait croire aux 9,2 millions de tlspectateurs (45,5% de PDM) prsents ce soir-l, quil y avait une folle ambiance dans la salle, alors quen fait, Foucault tait hu et siffl de toute part. Un gros mensonge pour une authentique bronca

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mme. Et les gamins croiss au zoo ont les yeux si adorablement carquills devant ces timides petites boules de poil, que je ne fais gure dangoisses quant au montage du lendemain. Celui-ci savre pourtant plus dlicat que prvu. Calliope, la Muse qui prside la posie pique et l'loquence, a apparemment dautres chats fouetter que de venir guider la plume assche de mon stylo bic. Par chance, le monteur en connat une couche sur toutes ces bestioles. Je finis par parvenir mes fins. Vient alors le moment tant redout du mixage, celui o je dois poser ma voix sur le sujet frachement mont. Depuis le dbut de mon stage, ma voix tait lobjet dinnombrables remarques et critiques, parfois contradictoires ce qui tait dautant plus dstabilisant. Je ne savais plus quel saint me vouer : ta voix est trop chantante, sois plus monocorde , on ne tentend pas quand tu mixes, parle plus fort , redresse-toi quand tu poses ta voix, que a vienne du ventre , agite tes mains, vis ton commentaire, jouele ! en deux mois, jai peu prs tout entendu, et sur tous les tons, sec ou amical, sans pour autant trouver de parade au problme, que je ne niais pas, bien au contraire. Jtais parfaitement conscient de mes lacunes vocales mais ne parvenais dsesprment pas les combler. Lorsque je rcoute aujourdhui les sujets de mes dbuts, je me rends compte des progrs accomplis je considre pourtant que ma voix est toujours mon talon dAchille, cest dire quau printemps 2000 mes prestations, devant le micro de la cabine de mixage, taient loin dtre parfaites. Je ne mnageais pourtant pas mes efforts pour essayer de parvenir un mixage acceptable. Mais plus mes confrres me donnaient des conseils, plus ils se focalisaient sur ma voix, moins je me sentais en mesure de leur donner satisfaction, et tout simplement progresser. Dans ce domaine trs particulier du mixage, auquel mon cole navait pas forcment trs bien prpar ses tudiants (au CFJ et lESJ, des comdiens professionnels viennent faire travailler leur voix aux tudiants ; ce ntait pas le cas lIPJ), javais totalement perdu confiance en mes moyens. JPP avait t lun des premiers me faire des remarques, me prconisant de faire rapidement quelque chose si je voulais continuer travailler pour lui, pour son 13 heures.

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Une fois ma voix pose, japporte la cassette en salle de visionnage, une petite pice spcialement conue et amnage, avec magntoscope SP, SX45 et cran gant. Elle jouxte les deux cabines de mixage, non loin de la rgie et du studio vitr. Sur TF1, tous les sujets, sans exception, sont visionns avant diffusion. Le rdacteur en chef de ldition concerne (13 heures, 20 heures ou week-end) est l, entour de deux ou trois autres collaborateurs, pour visualiser en avant-premire les reportages et les valider, les uns aprs les autres. Le fond et la forme sont apprcis sans complaisance, et il nest pas rare de voir des journalistes repartir de l en quatrime vitesse, leur cassette sous le bras quelques minutes avant lheure de diffusion prvue dans le conducteur46, pour aller changer un plan du montage ou une phrase de leur commentaire. Genevive Galey, la rdactrice en chef du 20 heures, est, par exemple, singulirement attentives aux fautes grammaticales, daccord et aux liaisons phontiques douteuses. Intraitable ce propos, elle ne laisse rien passer. Ce nest pas un hasard si PPDA dit souvent de cette ancienne journaliste politique, Paris-Match et au Point, passe galement par la case prsentation TF1 Nuit , quelle joue le rle de Madame le proviseur au sein de la rdaction de la Une. Elle ne transige sur aucun jeu de mot, aucune facilit dcriture comme Reste que , mne une guerre ouverte (et souvent bruyante) aux tics de certains rdacteurs (lexpression vritable est tout particulirement dans sa ligne de mire) et fait la chasse aux sujets trop orients (les journalistes maison ne sont pas l pour donner leur opinion !47). Comme nous le verrons plus tard dans ce rcit, cest l lune de ses principales responsabilits, la vritable rdaction en chef de la grand messe du soir tant, comme pour le 13 heures, aux mains du prsentateur. PPDA en loccurrence, pour le 20 heures.

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Le SP et le SX sont les formats vidos couramment utiliss en tl. Le conducteur est un document tabli lors de la confrence de rdaction ; on y trouve lintitul de la totalit des sujets qui seront diffuss dans le JT, dans lordre de leur diffusion. Cest le squelette du JT, lquivalent du sommaire dun magazine. 47 Voir plus loin le chapitre intitul les Robots de linformation .

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En ce vendredi 2 juin 2000, jattends donc avec anxit la validation de mon sujet, avec lespoir que ma voix se soit amliore. Catherine Nayl, assise derrire le bureau surlev rserv aux rdacteurs en chef, se tourne vers ses voisins. Elle hsite. Finalement, elle demande ce quon aille chercher JPP pour quil prenne lui-mme la dcision adquate. Sortant peine du maquillage, le prsentateur se prsente, moins dun quart dheure avant lantenne. Il saccoude sur le chambranle de la porte et demande ce que le technicien lance le sujet. Il est press. Positionn non loin de l, jassiste la scne. Au bout de dix secondes peine, le verdict tombe : on remixe ! , tranche-til sans traner. En se retournant pour se diriger sur le plateau du JT, il maperoit. Il me lance en coup de vent, sans sarrter, dun ton assez sec : ta voix, cest plus possible . Catherine Nayl le suit, la recherche dun journaliste maison pour renregistrer mon commentaire, par-dessus ma voix. La structure de tes sujets est bonne. Tu choisis les bons sonores. Ton problme, cest la voix. On tavait prvenu , me glisse-t-elle sur un ton dj plus compatissant que celui employ par son mentor. Je subis alors lhumiliation suprme pour un journaliste tl (cest en tout cas comme cela que le tout jeune journaliste que jtais lpoque la vcu) : le sujet est remix sous mes yeux. Cest Patrick Ninine, lunique journaliste de couleur de la chane travaillant au sige parisien48 lors de mon passage TF1, qui est charg de pallierIl avait t mut courant mai au sige, aprs plusieurs annes de collaboration dans un bureau de province, dans le Sud-Ouest. Esprons pour lui quil navait pas t invit rejoindre la tour TF1 pour dabord servir de caution black au sein de la rdaction un peu comme Sbastien Folin, Malgache pur jus bombard en 2001 la mto, une premire en France pour un prsentateur de couleur : Me mettre lantenne sur la mto est une dmarche avant-gardiste. Les chanes mettent des cautions de couleur mais souvent des horaires indues , dclarait-il, lucide, Afrika.com le 13 fvrier 2002 (Folin fait la pluie et le beau temps, article dOlivia Marsaud). Depuis, Sbastien Folin a galement pris les rnes de Vido Gag ( la suite du dpart fracassant de Bernard Montiel au printemps 2003). Dans lExpress du 5 juillet 2001, Ronald Blunden, alors directeur de la communication de TF 1, reconnaissait sans complexe que depuis dix-huit mois, [TF1] a dcid d'augmenter la visibilit des blacks et des beurs l'antenne. Nous avons crit dans ce sens aux coles de journalisme et aux agences de casting, pour faire merger de nouveaux talents. 48

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mes insuffisances vocales . Je lui confie mes trois-quatre feuilles griffonnes et, cinq minutes plus tard, le tour est jou Ma collaboration au JT de 13 heures venait de prendre dfinitivement fin. Sans fleurs ni couronnes. Ce qui ne mempcha pas de continuer travailler pour les autres ditions, et notamment celle du week-end (Claire Chazal navait manifestement pas la mme apprciation de ma voix que JPP ; elle ne considrait pas, en tout cas, que mes sujets taient indiffusables). Je ntais pas encore au bout de mes surprises.

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Poivre. Confrence 20 heures, confrence 20 heures .Il est presque 16 heures lorsque linterphone se met grsiller. Toute une petite troupe de journalistes, jusqualors parpille dans les deux tages de la rdaction, relve la tte, rassemble ses ides, puis se dirige en salle de confrence. Il y a l les chefs infos en charge du JT en question, deux ou trois chefs de service et lquipe complte du 20 heures : Genevive Galey, la rdactrice en chef, Philippe Perrot, le rdacteur en chef adjoint, Jacques Asline, le ralisateur, mais aussi le chef ddition, la scripte Quelques stagiaires sont galement prsents, par curiosit. La vingtaine de chaises trouve rapidement preneur. Sauf une Lassistance se dvisage, les regards se croisent, quelques langues commencent se dlier, on souvre discrtement son voisin lorsque soudain surgit celui que tout le monde attend. Lhomme est tonnamment bronz, souriant. Il sexcuse de son retard. Ses premiers mots sont pour celle qui semblait garder, presque jalousement, la chaise demeure vide. PPDA sassoit ses cts. Le tandem du 20 heures, Patrick Poivre dArvor - Genevive Galey, luvre depuis 1996 (cest dire si le duo se connat bien), est reconstitu. La confrence peut dbuter. Tout va trs vite. La plupart des sujets ont dj t abords vers 9h30 lors dun premier briefing restreint (lequel se rsume gnralement un tte--tte entre PPDA et Genevive Galey) puis 11 heures, lors de la premire confrence de la journe. PPDA, linoxydable PPDA, celui dont les initiales sont aussi connues en France que celles dIBM ou du PSG, est aux manettes. Cest lui qui tranche, dcide des angles des reportages, de la hirarchie interne du journal. Cest lui encore qui attribue chaque sujet une place et un temps, en vue dtablir le conducteur , le squelette du journal. Ce nest pas le 20 heures de TF1, cest le 20 heures de PPDA. Il est frappant de voir quel point les chefs de service ou les chefs infos acquiescent presque systmatiquement, sans jamais broncher. Tout au plus se permettent-ils de rares suggestions que le prsentateur vedette nhsite pas balayer, cordialement mais fermement, dun revers de main lorsquil lestime ncessaire. Genevive Galey, pourtant rdactrice en chef du JT, prend rarement la parole : la plupart du 45

temps, elle nintervient que pour rgler des dtails, techniques ou pratiques essentiellement. De dbat, il ny en a aucun. Ce qui nest gnralement pas bon signe. Au sein dune rdaction, qui plus est au sein dune rdaction comme celle de TF1 o lon ne retrouve a priori que des pointures , en tout cas des journalistes expriments avec un certain bagage intellectuel, les avis divergent forcment sur la faon de traiter lactualit du jour. Une rdaction en bonne sant , une rdaction qui vit, cest une rdaction qui discute, qui change, qui doute aussi. Cest une rdaction qui sinterroge sur son travail, sur celui des autres et cest prcisment de cette rflexion collgiale, de ce bouillonnement intellectuel que nat quotidiennement le canard du lendemain ou le journal tlvis du soir. Ceux-l mme qui ne sont que pages blanches ou noir silencieux (en tl, on parle de noir lantenne lorsquil y a un blanc ) au moment o se droule la confrence de rdaction prparatoire. A TF1, rien de tel. A 13 heures, cest Pernaut qui est aux commandes ; 20 heures, cest PPDA. Une seule diffrence, mais de taille : les deux prsentateurs ne partagent pas la mme vision de la socit franaise. Cest dj a. Sans contestation possible, le PPDA est le seul matre bord du 20 heures. Il ne sen cache pas, dailleurs : Je suis le patron de ce journal , lche-t-il dans Le Monde, le 26 novembre 2001. Deux ans auparavant, loccasion des 50 ans du JT, il expliquait : Le principal changement est li mon dpart d'Antenne 2 en 1983. Les pressions politiques taient si fortes que j'ai dmissionn. J'ai fait un choix dlibr et, cette poque, quand un prsentateur quittait la tl, il partait dfinitivement. Je pensais rellement ne pas revenir Quatre ans aprs, lorsque j'ai accept de prsenter de nouveau le JT, j'ai pos une condition : tre matre du contenu de mon journal. En tant directeur adjoint de l'information, je suis responsable de mon travail et c'est essentiel. Parce que pour convaincre les tlspectateurs, il faut d'abord tre convaincu de ce que l'on fait. Cela dit, je ne prends jamais de dcision importante sans y

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associer la rdaction 49. Ce dernier point est discutable, au vu de lexprience que jai pu avoir TF1, mme si lactualit du printemps 2000 ne prtait pas vraiment controverse. Ce qui est certain en tout cas, cest que le rle de Genevive Galey, rdactrice en chef en titre, est rduit la portion congrue. Outre le fait de se muer en matre Capello lheure du visionnage des sujets, Genevive Galey, par ailleurs trs lucide en priv sur lexercice de son mtier la Une (ce qui ne lempche pourtant pas de continuer dy travailler, pour des raisons dtailles un peu plus loin), sert essentiellement, et presque uniquement, dinterface entre la rdaction et le prsentateur. Rle normalement rserv au chef ddition dans les autres rdactions nationales ou rgionales (en tl bien sr). Mais contrairement Catherine Nayl qui a toujours son JPP sur le dos, Genevive Galey doit souvent mener seule la barque du 20 heures. Et pour cause : PPDA est trs rarement prsent dans les locaux de la chane. Son vaste bureau du deuxime tage, rempli de photos de personnalits et autres clbrits rencontres au hasard des plateaux, est le plus souvent orphelin de son artiste. Si le prsentateur peut difficilement se permettre de manquer la premire confrence de rdaction quotidienne, celle de 11 heures, il brille rgulirement par son absence la confrence de 16 heures. En deux mois, compte tenu des jours fris et du festival de Cannes (qui permettaient aux tlspectateurs les plus gs de revivre avec nostalgie le temps glorieux mais rvolu de lORTF, ressuscit avec brio par Jean-Claude Narcy, le joker de PPDA50), je nai constat la prsence de PPDA la confrence de49

Interview disponible sur le site internet de TF1 : http://infos.tf1.fr/dossiers/50ansjt 50 Aprs 41 annes de bons et loyaux services et 7000 journaux tlviss prsents, Jean-Claude Narcy a, depuis, dfinitivement raccroch les oreillettes, le 3 janvier 2002, avec Alain Delon en invit du JT. Depuis, cest Thomas Hughes qui a t promu doublure officielle de PPDA. Pendant mes deux mois TF1, jai eu faire quelques reprises avec Jean-Claude Narcy, dont les prestations du soir taient sournoisement attendues avec impatience par lensemble de la rdaction tant le prsentateur multipliait les gaffes lantenne (saviez-vous par exemple que James Bond est jou par un certain Pierre Bronan ?). Un jour, alors que jallais le voir pour lui donner des lments de lancement sur un reportage qui ne sera finalement pas diffus

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16 heures quune quinzaine de fois. Il tait absent quasiment une fois sur deux, ce qui est considrable, mme si lactualit, pas vraiment brlante, tait loin dtre charge. De telles absences sexpliquent assez facilement. Difficile en effet pour un homme normalement constitu, cest--dire dnu du don dubiquit, dtre membre de jurys (quil prside parfois) par dizaine51, dcrire des romans ou des essais (jusqu deux les bonnes annes52), de prfacer des ouvrages53, daccorder des interviews la presse magazine ou aux radios, danimer une mission de radio(le sujet avait dj t trait 13 heures), il exigea que je modifie le commentaire de mon sujet sous prtexte quil avait besoin pour son lancement des informations que je donnais dans lattaque (le dbut) du sujet une telle demande est totalement surraliste lorsque lon connat un peu le mtier : le sujet nest pas l pour mettre en valeur le lancement du prsentateur, cest prcisment tout le contraire ! 51 Depuis 2001, PPDA a t membre, une reprise au moins, des jurys dcernant le prix TV Breizh, le prix Francis Bouygues, le prix Interalli, le prix Saint-Exupry Valeurs Jeunesse, la bourse Lagardre du jeune libraire, le prix spcial du jury du livre Slection, le prix Internet du livre, le prix Mditerrane de littrature, le concours Sauvez un Trsor prs de chez vous ! , les trophes du web tourisme, le prix Cognac de littrature, le prix St Valentin, le prix Carrefour savoirs du Premier Roman et la liste est loin dtre exhaustive. 52 Patrick Poivre dArvor a publi, au bas mot, une vingtaine douvrages (dailleurs souvent rdits) depuis quil est entr TF1 : Les derniers trains de rve (Le Chne - 1986), Rencontres (Latts - 1987), Les femmes de ma vie (Grasset - 1988), L'Homme d'images (Flammarion - 1992), Lettres l'absente (Albin Michel - 1993), Les loups et la bergerie (Albin Michel - 1994), Elle n'tait pas d'ici (Albin Michel - 1995), Les plus beaux pomes d'amour (Albin Michel - 1995), Un hros de passage (Albin Michel - 1996), Lettre ouverte aux violeurs de vie prive (Albin Michel - 1997), La fin du monde, crit avec son frre Olivier (Albin Michel 1998), Petit homme (Albin Michel - 1999), Les rats de garde, crit avec Eric Zemmour (Stock - 2000), Lirrsolu (Albin Michel - 2000), Un enfant (Albin Michel - 2001), Courriers de nuit les aventuriers de lAropostale, crit avec son frre Olivier (Place des victoires 2002), La cte de granit rose, crit avec Serge Lenczer (Philippe Auzou 2002), Jai aim une Reine (Fayard 2003), Coureurs des mers (Place des victoires - 2003), Raconte-moi la mort, crit avec Claire Chertemps et Claire dHennezel (Editions du Rocher - 2003), Frres et sur (Balland - 2004), Anthologie des plus beaux pomes damour (Albin Michel - 2004) 53 Dernire prface en date, celle parue dans Air France : objets du ciel, ouvrage sign par Michel Fraile et publi aux ditions Ouest-France (octobre 2003).

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hebdomadaire sur RTL ( Invitations entre septembre 2002 et juin 2005), de lire les ouvrages proposs dans lmission littraire quil prsente tous les quinze jours sur TF1 ( Ex Libris puis Vol de nuit depuis septembre 1999) ou chaque samedi sur sa filiale LCI ( Place aux livres , chronique phare de la chane info), dassurer la vice-prsidence de TV Breizh, de produire et prsenter Vol de nuit ou des missions pour TV Breizh (au lancement de la chane bretonne), de disputer chaque anne, la raquette la main, la coupe de France des journalistes Roland Garros (en simple et en double avec Jean-Pierre Berthet, chroniqueur judiciaire la Une et prsident de la presse judiciaire), de djeuner dans les endroits o il faut tre vu tout en tant prsent TF1 pour prparer le 20 heures Les dfenseurs de PPDA rappelleront certainement, avec raison, que lhomme est talentueux, donc vif desprit, rapide et quil souffre, comme Daniel Schneidermann54, dinsomnies chroniques : il ne dort gure et peut donc consacrer partie de ses nuits lcriture de ses ouvrages (surtout entre minuit et 3 heures du matin , selon ses propres dires55) ou la lecture de ceux des autres il nest demeure pas moins que la multitude de casquettes dont il est affubl est tout de mme colossale. Lui-mme reconnat dailleurs qu il croule sous le travail. 56 Pas tonnant ds lors que PPDA ne revienne, la plupart du temps, TF1 quen toute fin daprsmidi, aux alentours de 18h-18h30. Heureusement encore quil circule dans Paris scooter et quil peut donc se faufiler au milieu des grappes de voitures immobilises dans les bouchons, sinon il aurait trs bien pu, certains soirs, manquer le dbut de son JT Je ne suis pas un exemple recommandable pour mes confrres, il faut que je sois dans lexcitation , confesse-t-il dans TV Hebdo, le 12 octobre 2003. Vu son habituelle heure de retour54

Contrairement PPDA, lex-chroniqueur du Monde -mais toujours prsentateur dArrt sur images- est plutt du petit matin : il se lve entre cinq et six heures du matin et passe ses fins de nuit devant son ordinateur crire, surfer sur Internet et rpondre sur le forum dArrt sur image. (Libration du 7 octobre 2003) 55 Interview ralise par Jrme Benoit, pour le compte de son propre site internet, disponible sur http://jerome.benoit.free.fr/ 56 Entretien paru dans VSD, 25 mai 2005.

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dans son bureau de Boulogne, il est vident que ses deux assistantes lui mchent copieusement le travail. Autrement dit que ses lancements sont plus ou moins dj crits lorsque le prsentateur sattelle officiellement leur rdaction et leur dicte sur les coups de 19h - 19h30. Cest un secret de polichinelle au sein de la chane. Un soir sur deux, PPDA nhonore le studio de sa prsence qu 19h59, quelques instants peine avant la prise dantenne. Juste temps pour se positionner sur le fauteuil tant convoit et lancer les titres, une fois achev le gnrique. Poivre est tellement coutumier du fait quen rgie, le ralisateur et les techniciens ne se soucient pas plus que a de navoir dans leurs crans de contrle quune chaise vide alors mme que les crans publicitaires prcdents arrivent leur terme. Est-ce par perfectionnisme ? Oui, si lon en croit lintress : Je ne fais pas a par jeu, mais parce que je travaille jusquau dernier moment , prcise-t-il dans Le Monde le 27 novembre 2001 : le journaliste du quotidien, invit assister au JT du lundi 19 novembre 2001, avait, lui aussi, constat la ponctualit vacillante du prsentateur. Ou est-ce plutt parce que le prsentateur, revenant gnralement trop tardivement TF1, na pas le temps de prparer son journal, lequel compte tout de mme en moyenne 18 20 sujets, donc 18 20 lancements ? Ds lors, toutes les secondes, y compris les ultimes avant le gnrique, sont bonnes grappil