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THÉODORE DE BANVILLE : LA CORDE RAIDE ENTRE FORME FIXE ET VERS LIBRE Rosemary Lloyd P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France 2004/3 - Vol. 104 pages 655 à 672 ISSN 0035-2411 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2004-3-page-655.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lloyd Rosemary, « Théodore de Banville : la corde raide entre forme fixe et vers libre », Revue d'histoire littéraire de la France, 2004/3 Vol. 104, p. 655-672. DOI : 10.3917/rhlf.043.0655 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 02/05/2014 02h00. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 02/05/2014 02h00. © P.U.F.

Théodore de Banville : la corde raide entre forme fixe et vers libre

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THÉODORE DE BANVILLE : LA CORDE RAIDE ENTRE FORME FIXEET VERS LIBRE Rosemary Lloyd P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France 2004/3 - Vol. 104pages 655 à 672

ISSN 0035-2411

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lloyd Rosemary, « Théodore de Banville : la corde raide entre forme fixe et vers libre »,

Revue d'histoire littéraire de la France, 2004/3 Vol. 104, p. 655-672. DOI : 10.3917/rhlf.043.0655

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THÉODORE DE BANVILLE :LA CORDE RAIDE

ENTRE FORME FIXE ET VERS LIBRE

ROSEMARY LLOYD*

Le paradoxe ou le mystère de la forme, c’est qu’enlimitant l’illimité, elle lui permet d’exister.

Bernard Noël.

Quand, en 1891, le jeune journaliste Jules Huret entreprit d’écrire uneenquête sur la littérature contemporaine, il savait bien qu’il se lançait enpleine bataille, bataille où les Parnassiens affrontaient les Symbolistes,chaque parti étant avide de saisir l’occasion que l’enquête lui offrait depromouvoir ses propres croyances tout en dénigrant celles de l’autre1.Mais Huret fut aussi le « héraut honnête »2 comme il le dit d’une trans-formation bien plus radicale, transformation que Mallarmé choisit commeentrée en matière pour sa conversation avec Huret et que plus tard ilannonça avec tant d’émotion à ses auditoires à Oxford et à Cambridge. Cequi l’avait tant passionné était sa conscience bien aiguë du fait quequelque chose d’extraordinaire et d’unique était en train de se passer,quelque chose d’inouï dans l’histoire de la poésie française. Au lieu de seconformer à ce que Mallarmé appelle le grand organe du mètre officiel,chaque poète allait, dans son coin, jouer sur sa propre flûte une mélodiequ’il créait lui-même. Dans une tradition où obéir aux règles du mètre et

RHLF, 2004, n° 3, p. 655-672

* Indiana University, Bloomington, Indiana, USA.1. Wilhem Ténint ouvre son étude de la prosodie contemporaine française, publiée pour la

première fois en 1844, avec la constatation amusante mais convaincante que : « Il existe deuxécoles, quoi qu’on puisse faire et dire, et nous irons plus loin, IL A TOUJOURS EXISTÉ DEUX

ÉCOLES », Prosodie de l’école moderne (Paris, Au comptoir des imprimeurs unis, 1844), 1-2.2. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, éd. Daniel Grojnowski (Paris, Corti, 1999),

42. Pour la conversation avec Mallarmé voir p. 100-107.D

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3. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubrey (Paris,Gallimard, 1945), 643.

4. Stuart Merrill, Prose et Vers (Paris, Messein, 1925), 164.5. Clive Scott, Vers libre : The Emergence of Free Verse in France 1886-1914 (Oxford,

Clarendon Press, 1990), 90. (Il peut paraître bizarre que le parnassien Banville, à cheval sur lesvaleurs professionnelles, champion de la rime riche, celui qui renouvela la forme fixe, fût consi-déré comme le promoteur même indirect du vers libre. Mais il faut se souvenir du fait qu’il futparmi les premiers à négliger, bien que timidement, la règle de l’alternance des rimes masculineset féminines et qu’il continua cet assouplissement de la structure métrique de l’alexandrin initiépar les romantiques.)

de la rime avait jusque-là paru comme le sine qua non de la poésie, despoètes avaient, apparemment tout à coup, mis de côté de telles règles pourcréer ce qu’on appelait le vers libre.

Trois ans plus tard, quand Mallarmé traversa la Manche en toute hâteafin d’apporter aux citoyens d’Oxford et de Cambridge cette nouvelleétonnante, plus étonnante que ne pourrait l’être un simple changement derégime politique — « Même cas ne se vit encore, » clama-t-il3 — il sug-géra que la poésie avait poliment attendu la mort de Victor Hugo avantd’offrir cette transformation radicale qui lui apparut comme un événementsans précédent dans l’histoire humaine. Selon Stuart Merrill, en fait,Ephraïm Mikhaël, ce poète mort très jeune, lui aurait parlé de la théoriedu vers libre dès 1884. Comme le note Merrill : « ceci n’enlève rien à lagloire de M. Gustave Kahn et de Mme Marie Krysinska, qui se disputentla priorité d’invention de cette forme. Mais cela prouve au moins qu’oncherchait partout, à cette époque, sans s’être donné le mot, à se libérer desrègles trop étroites de la prosodie classique. L’idée du vers libre était,comme on dit, dans l’air »4. Quels étaient donc les éléments qui avaientmis cette idée « dans l’air » ? J’aimerais suggérer que parmi les multiplesinfluences, celle jouée par Théodore de Banville, surtout en ce quiconcerne son renouvellement et sa réhabilitation des formes fixes, n’a pasencore été assez appréciée.

Dans son étude de l’apparition du vers libre moderne en France, CliveScott fait mention en passant du rôle joué par Banville : « It may seemodd that Banville, the Parnassian, the stickler for professional standards,the champion of rime riche, the fixed form revivalist, should be accounteda promoter, however indirect, of vers libre. But we should remember thathe was among the first, albeit hesitantly, to disregard the rule of the alter-nation of masculine and feminine rhymes and that he carried forward thatloosening of the alexandrine’s metrical structure initiated by theRomantics »5. Et Scott de souligner le rôle important joué par la descrip-tion chez Banville du vers libre classique, cette forme dans laquelle lesvers, bien qu’individuellement construits de façon régulière, sont combi-nés de manière irrégulière et imprévisible. Banville, en effet, insiste sur le

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6. Banville, Petit Traité (Paris, Les Introuvables, 1978), 156. PT dans le texte.7. Banville inclut aussi Musset dans sa liste de ceux qui se servent du vers libre classique.8. Scott, Vers libre, 91 (la vision d’un vers qui a droit à tous les rythmes, qui peut se permettre

continuellement des combinaisons qui ne se répètent pas, qui peut multiplier les coordonnéesmétriques à tel point que toutes les voix poétiques sont à sa disposition, cette vision s’avère d’uneséduction puissante).

9. Sur ce terme, inspiré par l’anthologie en trois volumes de Mendès et Ricard qui portecomme titre Le Parnasse contemporain, qui parut entre 1866 et 1876, voir Laszlo Bardos,« L’Esthetique de Parnasse : L’Art et l’artiste dans la conception de Leconte de Lisle », ActaLitteraria Academiae Scientiarum Hungaricae, 20 (1978), 325-339 ; Pierre Martino, Parnasse etsymbolisme (1850-1900) (Paris, Librairie Armand Colin, 1954) ; Catulle Mendès, La Légende duParnasse contemporain (Brussels, A. Brancart, 1884), et Maurice Anatole Souriau, Histoire duParnasse (Paris, Éditions Spes, 1929). Bien que la plupart des poètes qui publièrent des poèmesdans ces volumes fussent des partisans de l’art pour l’art, et, dans une moindre mesure, de l’im-personnalité, il y a pas d’élément unifiant en ce qui concerne la forme poétique et la métrique,sauf peut-être pour une prédilection pour le sonnet.

fait que pour lui « le vers libre » — il pense ici au vers libre classique —« est le suprême effort de l’art, contenant amalgamés en lui à l’état voilé,pour ainsi dire latent, tous les rythmes »6. Les exemples offerts parBanville sont tirés de Molière, qui, selon l’auteur du Petit Traité, ne per-met que l’alexandrin, des décasyllabes ayant la césure après la quatrièmesyllabe, des octosyllabes, et des vers de sept syllabes ; et La Fontaine, quipermet des vers de toutes les longueurs, créant des combinaisons, des res-sources, et des inventions infinies. « Regardez », dit-il de façon tout aussiséductrice que provocatrice, « mais n’y touchez pas ! » (PT 186)7. SelonScott, Banville propose la « vision of a verse which has an option on allrhythms, which can indulge continually in the unrepeated combination,which can so multiply metrical co-ordinates that all poetic voices are at itsbeck and call, is powerfully seductive »8.

Bien que ce résumé de la position théorique adoptée par Banville soitconvaincant, l’évocation curieusement équivoque de son rôle en tant quepoète que Scott nous offre est par trop réductrice, et trop avide de suggé-rer un paradoxe qui n’est qu’apparent, pour être tout à fait satisfaisante.On ne peut pas si facilement installer Banville dans cette catégorie scho-lastique des « Parnassiens »9, et on a du mal à justifier cette expressionbizarre : « professional standards ». La poésie de Banville, en fait, lemontre continuellement en train d’expérimenter, de jouer avec les possibi-lités, d’étendre le répertoire des formes et des techniques poétiques. Onn’a qu’à examiner les variantes de ses poèmes qui sont non seulementnombreuses mais radicales, pour se rendre compte et de l’intensité aveclaquelle il travailla pour polir son vers et de l’étendue de sa connaissancedes mouvements poétiques. Les variantes révèlent à quel point et à com-bien de reprises il changea ses poèmes sous l’inspiration des expérienceset des réussites d’autres poètes.

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10. Voir la belle anthologie de sonnets fournie par Jacques Roubaud, Soleil du soleil.Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe (Paris, Gallimard, 1999), 256-259.

11. Benoît de Cornulier, Art poëtique : notions et problèmes de métrique (Lyon, Presses uni-versitaires de Lyon, 1995), 13.

12. Scott, Vers libre, 155 (les formes fixes sont remarquablement animées, mobiles, peu stables).

Même les formes fixes s’avèrent assez mobiles sous sa plume. Safamiliarité avec les poètes du XVIe siècle l’aurait en tout cas renduconscient du fait que le sonnet se prêtait dès cette époque à de multiplesvariations. Que l’on pense pour ne donner qu’un seul exemple à Marc dePapillon de Lasphrise chez qui l’on découvre des sonnets en rimes platesmasculines, des sonnets en vers lyriques, des sonnets monosyllabiques(« Si je n’y suis lors mon tout est un rien ») et ainsi de suite10. Plus impor-tant encore est le rôle que Banville assigne au lecteur, rôle qu’on peut clai-rement discerner quand on lit ce qu’il dit à propos de la gageure créée parle sonnet : « chaque mot des quatrains doit faire deviner — dans une cer-taine mesure — le trait final, et […] cependant ce trait final doit sur-prendre le lecteur, — non par la pensée qu’il exprime et que le lecteur adevinée, — mais par la beauté, la hardiesse et le bonheur de l’expres-sion » (PT 178). « Faire devenir le lecteur » implique une complicité etmême un partenariat entre poète et lecteur qui me paraît essentiel dans lapréparation du vers libre moderne. Le métricien Benoît de Cornulier, dansson traité tout aussi spirituel que séducteur, Art poëtique de 1995, insistesur le fait que « la surprise causée par l’écart [de l’attendu] prouve l’at-tente de la régularité chez celui qui l’éprouve »11. Les poètes, autrementdit, s’attendent à ce que leurs lecteurs non seulement reconnaissent lesrègles traditionnelles mais aussi prennent plaisir à rencontrer les fiorituresbrodées autour de ces règles sous forme d’infractions volontaires.

De tous les poètes du milieu du XIXe siècle, avec l’exception deBaudelaire, Banville se montre le plus ouvert, le moins esclave de la rigi-dité thématique et prosodique qu’on associe avec cette étiquette imposéeaprès le fait, « Parnassien ». Son traité sur le vers français est souvent spi-rituel et ironique, surtout là où Banville paraît ériger des lois, mais sescontemporains, et surtout ceux d’entre eux qui étaient des poètes, seseraient rendu compte de la fréquence avec laquelle lui-même il avaittransgressé ou manipulé ces lois. Qui plus est, il insiste sur la nature heu-ristique de ces jugements, en maintenant qu’ils tirent leur origine de l’ob-servation de la pratique adoptée par les meilleurs poètes, et il note defaçon désarmante, à un moment où il se trouve en désaccord avec VictorHugo : « n’est-ce pas assez dire qu’ici nul n’a qualité pour formuler desrègles ? » (PT 27). Scott lui-même, quand il explore les théories et lesenquêtes qui menèrent au vers libre, suggère que « fixed forms are remar-kably animate, mobile, unsettled »12 et soulève la question de savoir s’il

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n’y aurait pas un lien entre de telles formes et le développement du verslibre. Je maintiendrais que le rôle joué par Banville dans le renouveaud’intérêt à l’égard de la forme fixe s’avère en fait un pas essentiel dans lapréparation du vers libre, et que la nature joyeuse et ludique de son emploides formes fixes révèle la mentalité non pas d’un gardien féroce et réac-tionnaire mais plutôt d’un éclaireur qui aime l’aventure.

Le premier alinéa du Petit Traité fait montre de cette ouvertured’esprit, aussi bien que d’un désir tout à fait sain de scandaliser le lecteurqui relie moins son auteur aux Parnassiens qu’à la seconde générationromantique :

Presque tous les traités de poésie ont été écrits au dix-septième et au dix-hui-tième siècle, c’est-à-dire aux époques où l’on a le plus mal connu et le plus mal sul’art de la Poésie. Aussi pour étudier, même superficiellement, cet art, qui est lepremier et le plus difficile de tous, faut-il commencer par faire table rase de tout cequ’on a appris, et se présenter avec l’esprit semblable à une page blanche (PT 1).

Bien qu’il ait l’intention d’imprimer sur cette table rase une série derègles et de lois pour différentes formes poétiques, il commence par lesrésumer dans cette seule et unique condition : « L’art des vers, dans tousles pays et dans tous les temps, repose sur une seule règle : La Variétédans l’Unité (PT 9) ». Pour Banville, l’unité, qu’il définit comme le retourdes mêmes combinaisons, est essentielle parce que sans elle la poésie nepeut pas nous intéresser, pendant que la variété est indispensable parceque sans elle la poésie finirait par nous endormir. Quand il écrit ceci en1872, il n’a de toute évidence pas prévu que la poésie pourrait se libérerdu retour de la même combinaison, sans perdre son intérêt, mais on peutpourtant soutenir qu’il en a fait le travail préparatoire lui-même en insis-tant sur la variété, qui, comme il le maintient ailleurs, l’a mené plus quetout autre poète à renouveler des rythmes vieillis et démodés (PT 10-11).Et Banville de maintenir qu’ « il y a, en français, des vers de toutes leslongueurs, depuis le vers d’une syllabe jusqu’au vers de treize syllabes.On a prétendu à tort », ajoute-t-il fermement, « que les vers de neuf, deonze et de treize syllabes n’existent pas. Ce n’était qu’une affirmationvaine et qui ne s’appuie sur rien » (PT 9). Qui plus est, en examinant laquestion de la césure, Banville constate qu’on peut aller plus loin que lemétricien Wilhelm Tenint, dont il admire pourtant énormément le traité de1844 : « osons proclamer la liberté complète et dire qu’en ces questionscomplexes l’oreille décide seule. On périt toujours, non pour avoir été trophardi, mais pour n’avoir pas été assez hardi » (PT 97).

Scott a raison, bien entendu, de mettre en évidence la valeur queBanville attribue à la rime, mais cette valeur ne s’étend pas seulement à larime riche, comme Scott le donne à croire. Le fait est que Banville main-tient que le vers de poésie est « toujours terminé par un son qui ne peut

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exister à la fin du vers sans se trouver reproduit à la fin d’un autre ou deplusieurs autres vers, et dont le retour se nomme LA RIME » (PT 9). « Dansle vers », insiste-t-il, « pour peindre, pour évoquer des sons, pour susciteret fixer une impression, pour dérouler à nos yeux des spectacles gran-dioses, pour donner à une figure des contours plus purs et plus inflexiblesque ceux du marbre ou de l’airain, la RIME est seule et elle suffit »(PT 42). Néanmoins, si Banville n’a pas prévu une poésie dépourvuede rime, il reste que la plupart des meilleurs vers libristes des années 1880et 1890 se servent dans une grande mesure de la rime, bien que la sono-rité répétée ne vienne pas forcément à la fin de chaque vers. QuandJules Laforgue, par exemple, soutient qu’il oublie de rimer13, il serait plusjuste de dire qu’il ne suit plus les schémas traditionnels de la rime, maisqu’il emploie la rime de façon créatrice et inventive, ne l’abandonnanttout à fait que pour ces cas où il veut créer une importance exception-nelle et déroutante. De même Henri de Régnier, ainsi qu’Emile Verhaeren,se servent de la rime comme d’un élément essentiel de la structure dansleurs vers libres. Étant donné l’argument de Banville selon lequel « la pre-mière condition de la rime (pour ne pas endormir !) est d’éveiller la sur-prise » (PT 67), on peut facilement l’imaginer prenant plaisir dans leseffets créés par le vers libre grâce à son emploi inattendu et occasionnelde la rime.

La fascination dont fait preuve Banville à l’égard de ce qu’il dénomme« les poëmes traditionnels à forme fixe » peut, elle aussi, être vue commejouant un rôle dans le développement du vers libre. Dans son introductionau chapitre de son traité où il parle des formes fixes, Banville, grand par-tisan comme toujours de la poésie du XVIe siècle, soutient que « ce groupede poëmes est l’un de nos plus précieux trésors, car chacun d’eux formeun tout rythmique, complet et parfait, et en même temps ils ont la grâcenaïve et comme inconsciente des créations qu’ont faites les époques pri-mitives » (PT 163). Cette grâce naïve et comme inconsciente s’avère aussiquelque chose dont se montre capable le vers libre. Et tandis que la formed’un rondeau ou d’une villanelle est maintenant irrévocablement établie, iln’y a rien dans ce que dit Banville pour démentir la possibilité de créer deformes nouvelles. Au contraire, s’il maintient en parlant du sonnet que« la Règle est une chaîne salutaire qu’il faut bénir ! », il avoue que « leSonnet irrégulier a produit des chefs-d’œuvre », même s’il insiste sur lefait que cette possibilité ne sert qu’à confirmer « la divine beauté de laRègle » (PT 174).

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13. « J’oublie de rimer, j’oublie le nombre des syllabes, j’oublie la distribution des strophes,mes lignes commencent à la marge comme de la prose. L’ancienne strophe régulière ne reparaîtque lorsqu’elle peut être un quatrain populaire, etc. » Jules Laforgue, Œuvres complètes, éd.Jean-Louis Debauve et al., 3 tomes (Lausanne, L’Age d’homme, 1986-2000), II, 863.

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Dans un poème qu’il écrit vers la fin de sa vie, il nous fournit un com-mentaire utile sur la valeur des règles, quand il met en lumière la difficultéd’écrire en prose : « privé du mètre aux amoureuses lois, / On ne sait plusdompter le mots rebelles, / Et les ennuis viennent par ribambelles »14. Etpourtant les « amoureuses lois » de la prosodie ne sont pas forcémentcelles créées au XVIe siècle : il décrit le triolet, par exemple, comme uneinvention essentiellement moderne, « une des conquêtes de notre temps,qui non seulement l’a renouvelé et se l’est assimilé, mais qui lui a donnéun mouvement, une force comique et un éclat qu’il n’avait jamais autre-fois » (PT 187). Et quand il décrit la sextine, qu’il illustre avec unexemple jusque-là inédit de la plume du contemporain qui avait publié deloin le plus grand nombre de poèmes de ce type, le comte F. de Gramont(mieux connu de nos jours peut-être pour son long traité assez conserva-teur sur la poésie)15, Banville note de façon plutôt joyeuse qu’il « estentendu que je donnerai les règles de la Sextine d’après M. de Gramont,qui a dû, selon son sens exquis du rythme, les créer lui-même » (PT 207).L’adhésion aux formes fixes, autrement dit, n’empêche pas l’invention etla créativité dans l’argument souple de Banville.

Même dans ces formes qui semblent le plus contraintes par les règles,d’ailleurs, ce que Banville met en relief, et ici il révèle l’influence trèsnette de Baudelaire, lui-même influencé à cet égard par Poe, c’est l’élé-ment essentiel de la surprise. Prenons, à titre d’exemple, ce qu’il dit sur lerondeau : en décrivant cette forme il soutient que « le Refrain doit res-sembler à un de ces clowns dont les bonds effrénés déconcertent les pré-visions instinctives de notre regard, et qui nous apparaissent cassés en zig-zag comme des éclats de foudre, au moment où nous nous attendons à lesvoir frétillants dans le sable comme des couleuvres, ou furieusement lan-cés en l’air comme des oiseaux » (PT 184). Cette image du clown, et sur-tout du clown en tant que saltimbanque, est en même temps une espèced’autoportrait, rappelant un de ses poèmes les mieux connus, « Le Saut dutremplin », qui dépeint le clown en tant qu’artiste cherchant à sauter plushaut encore, jusqu’au moment où il crève la base fixe qui offre au poète laliberté absolue dont il a besoin, de même que dans ses poèmes et dans sonconte sur des funambules16, la corde raide fournit la discipline qui embel-lit les inventions acrobatiques de l’artiste. Banville n’ignore point, bienentendu, la difficulté posée par la nécessité de combiner l’art du clown etcelui du poète. Dans sa préface scintillante aux Odes funambulesques,

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14. Banville, Œuvres poétiques complètes, éd. P. J. Edwards et al. (Geneva, Slatkine, 1992-2001), 7 tomes. Cité dans le texte comme BOP suivi par le tome.

15. Maurice Gramont, Le Vers français (Paris, Honoré Champion, 1913).16. Ce conte porte comme titre « Hébé Caristi ». Il parut dans le recueil Esquisses parisiennes

(Paris, Poulet-Malassis, 1859).D

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Banville parodie la requête de l’empereur Napoléon au peintre David de ledépeindre « calme sur un cheval fougueux »17 en notant de façon spiri-tuelle : « Les enthousiastes du comique rimé, qui regrettent amèrement del’avoir vu disparaître de notre poésie après Les Plaideurs, savent quellesdifficultés surhumaines notre versification oppose à l’artiste qui veut fairevibrer la corde bouffonne. Si l’on nous permet de retourner ici un motcélèbre, ils savent combien il est inouï de pouvoir rester fougueux sur uncheval calme » (BOP III, 14)18. Quand il publie ce recueil en 1857 ilsemble soucieux non seulement de montrer qu’il peut maîtriser le Pégasecomique mais aussi qu’il peut en même temps dominer une variété deformes poétiques. Le vers comique, suggère-t-il dans le premier poème durecueil, « La Corde roide », peut bien n’offrir qu’une corde roide ignoblemais il permet au poète de rester « au-dessus des fronts de la foule »(BOP III, 19).

A vrai dire, pour important que fût le Petit Traité en inspirant à despoètes d’adopter des possibilités poétiques plus inventives, il reste indé-niable que la capacité dont Banville fait preuve à jouer avec la forme poé-tique, ainsi que sa réputation en tant que manipulateur par excellence durythme et de la rime, avaient déjà fait de lui ce sylphe qui, comme l’an-nonce Mallarmé, réussit parfois à heurter la ruine de la Poésie et à s’endélivrer « dans la voltige qu’il est, seul »19. Un élément de sa nature quirendait possible une telle réussite, s’avérait, selon Mallarmé, sa « fusée declair rire »20, sa capacité de prendre plaisir dans les registres multiplesd’une forme que ses compatriotes ne voyaient que trop souvent commehautement sérieuse. La parodie et le jeu, surtout dans un âge qui se pre-nait aussi au sérieux que le Second Empire sont des éléments importantsmais souvent ignorés dans l’exploration de la poésie de cette époque.Nous voyons ici le côté léger de l’image changeante de la poésie, dont lecôté ténébreux pourrait être illustré par un texte qui souleva l’enthou-siasme quand il parut pour la première fois, Les Châtiments, œuvre oùbrille la manipulation magistrale de l’humour noir et de la satire féroce.

Si la satire ou plus précisément l’invective politique n’est pas tout àfait inconnue chez Banville, surtout en ce qui concerne la nature philistine

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17. Je tiens à remercier Peter Edwards de m’avoir clarifié cette allusion.18. Il s’agit de la comédie en vers de Racine qui date de 1668, et que Banville admira

beaucoup.19. Mallarmé, Œuvres complètes, 521.20. Ibid., 522. C’est une qualité que Baudelaire, lui aussi, considère comme tout aussi rare

que valable, bien que le poète qu’il mentionne comme étant celui qui l’a introduite dans la poé-sie française du XIXe siècle soit Théophile Gautier (voir Baudelaire, Œuvres complètes, Bibl. dela Pléiade, éd. Cl. Pichois, t. II, 110). Baudelaire présente Banville comme surtout lyrique, celuidont la poésie résume le mieux « les belles heures de la vie, c’est-à-dire les heures où l’on se sentheureux de penser et de vivre » (ibid., 163).

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de la foule, sa ludicité se laisse voir plus souvent dans des formes moinsagressives du comique. Il est passé maître, par exemple, dans la parodie,que souvent il combine avec un emploi spirituel des formes poétiques. Lepoème de Victor Hugo « Sara la baigneuse », pour ne prendre que ce seulexemple, poème dans lequel le mouvement de la balançoire sur l’eau et lejeu de la lumière et de ses reflets se trouvent représentés dans le rythmeéquilibré du vers, inspire à Banville une « ode funambulesque » danslaquelle le rythme est obligé d’assumer une tout autre fonction. La cible dela plaisanterie banvillienne n’est pas bien entendu Hugo lui-même maisLouis Véron, médecin, journaliste, et, à partir de 1831, directeur de l’opéranational. Les deux premières strophes du poème révèlent la verve deBanville, et le plaisir qu’il prend aux rimes, internes aussi bien qu’externes :

V…, tout plein d’insolence,Se balance,

Aussi ventru qu’un tonneau,Au-dessus d’un bain de siège,

Ô Barège,Plein jusqu’au bord de ton eau !

Et comme Io, pâle et nueSous la nue,

Fuyait un époux vanté,Le flot réfléchit sa face,

Puis l’effaceEt recule, épouvanté (BOP III, 122).

Dans ce poème ce n’est pas seulement la situation qui fait sourire, aigui-sée comme elle par le parallèle parodique établi entre la belle jeunefemme du poème de Hugo et le vieillard mou du poème de Banville, maisaussi la rime caricaturale de tonneau avec ton eau, qui continue dans ladeuxième strophe pour suggérer une assonance ludique entre l’eau et Ioqui renforce la parallèle thématique. De même qu’Io prit la fuite devant laconcupiscence de Jupiter, suggère l’ironique Banville, de même l’eau, dèsqu’elle voit le visage de Véron, s’enfuit terrifiée. Les jeux de motscomiques continuent avec les échos qui relient la face avec la disparitionde son reflet (face, efface), et avec la richesse de la rime qui combine defaçon ironique « l’époux vanté » (Jupiter) et la terreur d’Io (« épouvan-tée »). La parodie se trouve enrichie si le poème est lu en parallèle aveccelui de Hugo, mais ce qui m’intéresse surtout ici c’est la fluidité desrythmes et la nature ludique de la rime.

Cette qualité ludique se laisse voir dans un autre poème des Odesfunambulesques, « Nommons Couture ». L’artiste Couture avait adresséune protestation au rédacteur en chef du Figaro, Hippolyte de Villemes-sant, à propos d’une anecdote dans ce journal qui parlait d’un artiste dési-

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gné simplement par la lettre « C ». Quand Villemessant ne publia pas lalettre, se contentant d’annoncer dans son journal que Couture n’était passeul parmi les peintres de portraits à avoir un nom commençant avec« C », Couture lui envoya une lettre féroce, qui inclut la phrase senten-cieuse que Banville cite en tête de son poème :

« J’ai l’amour-propre de me croire le seul artiste véritablement sérieuxde notre époque (vous voyez que j’ai le courage de mes opinions) »(BOP III, 155). Le titre du poème de Banville répond à la colère deCouture en le nommant en toutes lettres et en ridiculisant sa prétention àêtre le seul artiste véritablement sérieux. La moquerie de Banville selaisse voir surtout dans sa capacité exceptionnelle à trouver des rimes pourun nombre impressionnant des peintres qu’il nomme. Il y en a qui sontprésentés de façon plus habile que d’autres : Vernet et « l’univers n’est »par exemple, ou Troyon et « crayon », « nier » et Meissonier, et Gavarnirimant avec « Daumier, ni ». D’autres jeux de mots se trouvent encapsu-lés dans des rimes comme dans la strophe qui suit :

Puisque seuls les gens pingresOnt le dessein

D’admirer encore IngresEt son dessin (BOP III, 156).

La strophe finale est particulièrement brillante. Banville appelle ici à l’ou-bli profond :

Et poursuis comme Oreste,Fatalité

Ce chœur dont rien ne reste,Couture ôté !

Ce n’est pas tout simplement que la rime suggère un lien inévitable entreCouture et la fatalité, mais encore que dans le contexte de toutes les autresrimes sur des noms propres le vers final crée un nom potentiel aux sono-rités si bizarres (Couturôté). C’est peut-être à de tels vers que, à un niveauplus élevé, Mallarmé pense quand il affirme que :

Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langueet comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souve-rain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en lesens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragmentordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommébaigne dans une neuve atmosphère21.

Ces jeux d’esprit qui tirent partie de la rime sans y être limités se trouventsouvent sous la plume de Banville, et servent d’indication de l’étendue desa vision de la poésie en tant que jeu. De tels jeux d’ailleurs préparent la

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21. Mallarmé, Œuvres complètes, 279.D

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voie à des effets comiques qui sont bien plus osés. Des comparaisonsludiques qui dépendent à des degrés différents d’un jumelage de motsridicules à la rime font partie de ce stratagème. Prenez à titre d’exemple levers suivant « Palais de la mode », poème qui se présente comme uneexploration mi-admiratrice mi-moqueuse de la mode contemporaine.Dans cette strophe, les servantes de la Mode, les couturières, se trouventtransformées en poètes par une analogie visiblement tirée par les cheveuxet une paire de rimes volontiers ridicule :

Leurs ongles sont armés de l’aiguille féerique,Et dans la blonde en fleur cisèlent un bonnet,Comme Pétrarque, fils de la Grèce lyrique,Pour la chaude Italie ébauchait le sonnet (BOP II, 259).

Avant tout, la poésie de Banville nous réjouit par son exploration d’unegrande variété de formes différentes qui attirèrent l’attention, bien avant lapublication du Petit Traité, non pas sur la nature implacablement stricte dela poésie à forme fixe, mais plutôt sur son potentiel extraordinaire.Banville s’avère particulièrement doué dans la manipulation du rondeau,qu’il admira non seulement pour sa naïveté, mais aussi pour « la légèreté,la rapidité, la grâce, la caresse, l’ironie, et un vieux parfum de terroir faitpour charmer ceux qui aiment notre poésie » (PT 179). Un rondeau, à l’encroire, dépend surtout du traitement du refrain, qu’il présente comme « àla fois le sujet, la raison d’être et le moyen d’expression ». Et dans un pas-sage de virtuose Banville dépeint le refrain et son emploi dans les termessuivants : « ce n’est que pour répéter trois fois ce mot persuasif ou cruel,ce n’est que pour lancer au même but l’une après l’autre ces trois pointesd’acier qu’on les ajuste au bout des strophes, qui sont à la fois le boisléger et les plumes aériennes du trio de flèches que représente leRondeau » (PT 183)22. La réapparition du refrain sous forme de clown estun des grands plaisirs de ses propres rondeaux.

L’actrice Adèle Page, par exemple, inspire les louanges suivantes, quioffrent de plus l’occasion d’explorer la nature de l’inspiration poétique23 :

Page blanche, allons, étincelle !Car, ce rondeau, je le cisèlePour la reine de la chanson,Qui rit du céleste EnfançonEt doucement vous le musèle.

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22. Pour créer ce triple retour, tous les moyens sont légitimes, selon Banville, même le calem-bour, « partout ailleurs justement exécré ».

23. Sur cette actrice voir le répertoire on ne peut plus utile de Peter Edwards dans BOP, III,709, et surtout la citation puisée chez Emile Abraham : « sa physionomie, d’une grande beauté,est empreinte d’une expression de douceur infinie, tout plaît et charme en elle ». Banville, dansson propre commentaire sur les Odes funambulesques, évoque son charme magnifiquementcomme le « sourire et chanson de la Comédie légère » (280).

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Zéphyre l’évente avec zèle,Et, pour ne pas vivre sans elle,Titania donnerait son

Page.Le bataillon de la MoselleA sa démarche de gazelleEût tout entier payé rançon.Cette reine sans écusson,C’est Cypris, ou Mademoiselle

Page (BOP III, 167).

Banville ajoute à son poème des notes qui expliquent la référence au« bataillon de la Moselle » comme une allusion à une chanson populaire,et les renvois classiques — Zéphyr, Cypris, et Cupide, nommé ici« l’Enfançon » — de même que la mention de la Titania shakespeariennecrée le sens d’un tissu de conventions littéraires comme autant de voix quis’harmonisent pour créer l’éloge à la fois de l’actrice et de la page scin-tillante qui lui donne forme. Banville nous donne ici une illustration del’emploi d’une forme fixe qui crée un poème dont le charme consiste engrande partie en cette illusion qu’il a été fait sans le moindre effort.

Le rondeau écrit pour le romancier, poète et journaliste ArsèneHoussaye est plus laborieux. Publié pour la première fois en 1845, il porteles traces de la clownerie moins déguisée du jeune Banville. Le nom dusujet se rencontre dès le premier vers, en accord avec la tradition, mais sousforme de calembour : « Où sait-on », et il revient au milieu de la strophesous forme d’une allusion à un chemisier connu à l’époque, dans les mots« en veste de Lami- / Housset ». Le rondeau se termine avec une troisièmeallusion à Houssaye : « Où c’est ». Il y a ici le sens de la joie, de l’exubé-rance, presque de l’outrecuidance, qui invite le lecteur à agir en connivenceavec cette taquinerie sur le sérieux de Houssaye. Mais une telle connivencene réussit que si le lecteur non seulement connaît bien les règles du rondeaumais encore peut prédire ce que Banville ferait avec ces règles une fois lesparamètres établis. C est là une invitation à prendre plaisir dans une lectureactive qui, à mon avis, prépare la voie au vers libre où le lecteur serait invitéà jouer un rôle vital dans ce qui est indéniablement une entreprise non seu-lement plus vaste mais aussi plus sérieuse ou moins ludique.

Cette invitation est peut-être encore plus séduisante dans le délicieuxpetit rondeau que Banville dédie à l’actrice Madame Keller, rondeaumoins ostentatoire dans son emploi des calembours que le poème àHoussaye, et plus subtil dans la manière dont le poète joue avec son nom.Madame Keller se trouve invoquée dans le premier vers avec les mots :« Quel air », les rimes (surtout celles sur « âme ») sont plus volontiersexcentriques — à combine de reprises est-ce qu’on trouve « hippopo-tame » à la rime ?24 — et la juxtaposition des déesses Junon, Pallas, et

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Vénus avec la cantatrice Betti amuse par la préférence dont elle faitpreuve pour ce qui est moderne et terre à terre :

Quel air divin caressa l’amalgameDe ces lys purs qui nous chantent leur gamme ?Plus patient que les doigts du Sommeil,Quel blond génie avec son doigt vermeilDe cette neige a su faire une trame ?

Ses dents pourraient couper comme une lameLes dents de tigre et de l’hippopotame,Et son col fier à du marbre est pareil.

Quel air !

Ovide seul, dans un épithalame,Eût pu montrer son vers que rien n’entameA la hauteur de ce corps de soleil ;Junon, Pallas, Vénus au bel orteil,Même Betti, le cèdent à madame

Keller (BOP III, 170).

Le plaisir que prend Banville dans le choix des rimes, et surtout dans sacapacité de trouver des rimes qui sont ludiques, inattendues, ou qui révè-lent et suggèrent des qualités cachées — cet « air » qui distingue à telpoint Madame Keller par exemple — s’avère central dans une autre formefixe qu’emploie Banville dans ses Odes funambulesques. Le triolet, cetteforme remise à neuf que Banville voit comme « bon pour la satire et l’épi-gramme et qui mord au vif », lui offre l’occasion de faire « une blessurenette et précise » comme il l’annonce en montrant subitement et de façoninattendue des dents tout aussi aiguës que celles de Madame Keller elle-même (PT 188). Le personnage flaubertien, Homais, lui fournit une rimefacile pour un triolet qui porte le nom de ce philistin pragmatiste :

Non, Homais ne mourra jamais !il revient en Croquemitaine.Ce faux Arouet, c’est HomaisNon, Homais ne mourra jamais.Il prend peu de mitaines ; maisOn dit qu’il a pour ami Taine.Non, Homais ne mourra jamais !Il revient en Croquemitaine (BOP III, 185).

On a l’impression qu’un Homais ne sentirait même pas la morsure de cetassemblage discret de rimes spirituelles. Plus exigeant est le nom duconfrère de Banville, Henri de La Madelène, épineux en ce qui concernela rime, mais le poète résout sans problème cette difficulté en divisant lenom et en rimant « La Ma » avec le prêtre, Lama, l’animal, Ilama, et enfin

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24. Mais voir Gautier, Poésies complètes, éd. René Jasinski (Paris, Nizet, 1972), II, 207.D

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avec « l’âme a » pendant que « de lène » rime avec « damas de laine » où,qui plus est, « damas » transpose les sons centraux de « La Madalène ».

La villanelle met à l’épreuve l’adresse magistrale de Banville ainsi queson exubérance ludique, dans une forme qui dans des mains moins habilespourrait sembler tout aussi lourde que maladroitement tirée par les che-veux. Le Traité qualifie la villanelle de joyau ravissant, qui consiste dansdes tercets dont le poète est libre de choisir le nombre, mais qui n’em-ploient que deux rimes, une rime féminine à la fin du premier et du troi-sième vers de chaque tercet, et une rime masculine à la fin du deuxièmevers. Les vers reviennent selon une formule complexe, de sorte que le pre-mier vers du premier tercet forme le troisième vers du deuxième tercet, letroisième vers du premier tercet devient le troisième vers du cinquièmetercet et ainsi de suite. Le poème se termine sur un quatrain, qui consisteen un vers ayant une rime féminine, un vers avec une rime masculine,suivi par le premier et le troisième vers du premier tercet. L’astuceconsiste donc dans la manière plus ou moins convaincante dont le poètepeut réintroduire ces vers pour la strophe finale. « Et rien », conclutBanville après cette description intimidante, « n’est plus chatoyant que cepetit poëme. On dirait une tresse formée de fils d’argent et d’or, que tra-verse un troisième fil, couleur de rose » ! (PT 190). L’illustration fourniepar Banville de cette forme ajoute — presque inévitablement — une dif-ficulté supplémentaire qui consiste à trouver une série de rimes non seu-lement sur le nom de famille du journaliste Paulin Limayrac mais aussisur la syllabe « erse ». Dans ce poème, le rédacteur en chef FrançoisBuloz déplore la perte de Limayrac, qui a transféré son allégeance auCourrier français, qui paraît ici sous le nom de Gazette de Commerce.Banville, qui n’a que la vingtaine quand il écrit ce poème, saisit cettenouvelle pour produire une démonstration exubérante de son adresse :

J’ai perdu mon Limayrac ;Ce coup-là me bouleverse.Je veux me vêtir d’un sac.

Il va mener, en cornac,La Gazette du Commerce.J’ai perdu mon Limayrac.

Mon Limayrac sur BalzacSavait seul pleuvoir à verseJe veux me vêtir d’un sac.

Pour ses bons mots d’almanachOn tombait à la renverse.J’ai perdu mon Limayrac.

Sans son habile micmac,

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Sainte-Beuve tergiverse. Je veux me vêtir d’un sac.

Il a pris son havresac,Et j’ai pris la fièvre tierce.J’ai perdu mon Limayrac.

A fumer, sans nul tabac !Depuis ce jour je m’exerce.Je veux me vêtir d’un sac.

Pleurons, et vous de cognacMettez une pièce en perce !J’ai perdu mon Limayrac,Je veux me vêtir d’un sac ! (BP III, 199-200).

Mon dictionnaire des rimes ne donne que dix-huit mots qui riment avec« erse » bien qu’il limite cette liste aux rimes qui fonctionnent pour lesyeux aussi bien que pour les oreilles et donc omet celles qui se terminenten « erce ». La liste des rimes en « ac » est un peu plus longue mais inclutdes mots qui n’étaient pas à la disposition de Banville, notamment Anzacet kodak. Il n’admet ni « tabac » ni « almanach » en tant que rimes pourLimayrac, parce que le « c » ne se prononce pas (mais inclut de façoncurieuse « yacht »). Qui plus est, Banville devait écrire plus tard un trioletsur le nom de Limayrac, dans lequel il ne répète aucune des rimes en« ac » qu’on trouve dans la villanelle. Mais dans les deux cas, le lecteursent bien ce dépliement sans effort des rimes dans un jeu où Banville nonseulement nous invite à trouver les rimes mais s’attend à ce que nous lefassions. Ici il ressemble surtout au « clown oiseau, vêtu d’habits / Tom,baigné par le vent sublime », qui met à nos pieds « les rubis / Et les dia-mants de la rime »25.

De toute évidence, Banville prenait vivement plaisir dans sa capacité àcréer des poèmes relativement longs qui n’avaient que deux rimes. Il enfait preuve de nouveau dans le virelai, où encore une fois deux versreviennent sous forme de refrain mais où les vers ne sont ni divisés dansdes strophes régulières ni offerts selon un ordre fixe mais ressemblent plu-tôt au vers libre classique dans ceci qu’ils s’assemblent selon ce queBanville appelle « le gré du poëte » (PT 196). Le « Virelai » de Banvillea pour centre les possibilités et les restreintes des rimes dans un âgedominé par le réalisme vulgaire. Il insiste sur le fait que « rimer, ce tempsrévolu, / C’est courir vers un abîme », même si le public prend plaisirdans les vers (ou mieux peut-être dans les vers de mirliton) : « Le vulgairedissolu / Tient les mètres en estime ; / Il y mord en vrai goulu ! » (BOP

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25. Ces vers font partie de la dédicace qu’il écrivit pour l’exemplaire des Odes funambu-lesques qu’il offrit à Madame Charpentier. Voir BOP, III, 336.

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III, 215-217). C’est là un article de foi qu’il valait la peine de chérir : quele public accorde une valeur aux mètres de la poésie n’est pas une convic-tion qu’on risquait de trouver très souvent chez les poètes du XIXe siècle,et tandis que Banville peut bien n’exprimer ici qu’un désir plutôt qu’unecroyance, cette constatation laisse néanmoins entrevoir l’image d’unpublic idéal — un public, d’ailleurs, non pas d’esthètes mais de massesaffamées en train d’engloutir des plats prosodiques.

Le plaisir dont fait preuve Banville dans le jeu des mètres et des rimesainsi que dans la tâche qui consiste à saisir les thèmes de l’amitié, de l’ac-tualité, du rôle du poète en tant que saltimbanque, tout cela indique unevision de la poésie qui est bien loin et de celle de Romantiques et de cellede Leconte de Lisle et ses disciples, le groupe qu’on pourrait avec plus dejustesse appeler des parnassiens. Mais il y a d’autres raisons encore pourvoir Banville comme un pionnier central dans l’exploration de la poésiequi marque la deuxième moitié du XIXe siècle. D’abord, la joie qu’il com-munique dans son étude du vers libre classique dans le Petit Traité auraitdéjà été évidente aux poètes et aux lecteurs contemporains dans beaucoupde ces poèmes. Prenons à titre d’exemple « La Tristesse de Laure », quiparut pour la première fois en 1865, bien que ce poème n’ait pas étépublié en recueil de son vivant. On découvre dans ce petit poème mélo-dieux, avec sa structure métrique peu habituelle, l’intérêt qu’il ressentitdans des chansons écrites pour le théâtre et le vaudeville.

Ils sont finisNos jours bénis !L’heure morteLes emporte.Printemps ! parfum !Nous n’étions qu’unSur la mousseFraîche et douce !Hélas ! Hélas !Quand tu parlas,Quelle ivresseDe tendresse !Où sont ces joursOù nos amoursSont éclosesDans les roses ! (BOP VIII, 414).

Ici des vers de quatre syllabes sont suivis par des vers de trois syllabes etbien que je n’aie aucune envie de surcharger un poème si léger avec uneexplication trop lourde, il reste évident non seulement que la formemétrique renforce la sensation du temps qui s’envole mais aussi queBanville a tenté de mettre dans les vers plus courts des éléments qui sontencore plus fragiles que ceux des autres vers. Les jours bénis peuvent

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ainsi passer très vite dans des vers de quatre syllabes, mais l’heurequ’emporte la mort n’a que trois syllabes. Les paroles de la bien-aiméesont limitées à quatre syllabes, mais l’ivresse qu’elles provoquent nedurent que l’espace de trois syllabes et ainsi de suite. « Le Délaissé », quiresta inédit à la mort du poète, prend comme modèle « La Chanson deBarberine » d’Alfred de Musset. Mais, tandis que les strophes dans lepoème de Musset ont six vers de dix, quatre, quatre, dix, quatre et quatresyllabes, Banville glisse un vers de six syllabes après le premier vers et unvers de dix syllabes après le cinquième, assouplissant ainsi la métrique etrendant la chanson plus mélodieuse (BOP VIII, 408).

La souplesse qui marque si souvent le vers banvillien se trouve aug-mentée par l’emploi de l’enjambement, surtout dans quelques-uns despoèmes écrits vers la fin de sa vie. La manière dont le sens fait éclater leslimites du vers dissout l’impression que chaque vers possède une unitéindividuelle et quasi indépendante, comme on peut le voir dans son poème« Rue de l’éperon » dédié à l’artiste Giacomelli. Ce poème parut en 1879dans le périodique La Vie moderne, où il fut entouré des dessins qu’il avaitinspirés26. La première strophe correspond à une sortie de satisfaction à lapensée de la maison, située dans la rue du titre :

Mon jardin est situé rueDe l’Éperon. Il est joliComme une oasis, apparueEn rêve, ô Giacomelli ! (BOP VIII, 62).

Le petit poème qui porte comme titre « Neige » (autre poème resté inédit àla mort du poète) suggère lui aussi la mobilité introduite par l’enjambement :

Avec son doux cortègeDe joie et de fraîcheur

La neigeÉtale sa blancheurEt poudrant leurs ombrellesElle met aux abois

Les bellesPromeneuses au boisEt quand leur vol bougeElles ont le bout du

Nez rougePar ce temps morfondu (BOP VIII, 316).

Banville se servait depuis longtemps de l’enjambement dans des poèmesbien plus sérieux que celui-ci. Dès Les Cariatides on trouve des enjambe-ments qui mettent en relief le mouvement, comme on peut voir dans « LesDeux Frères » où le poète parle d’un

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26. Voir BOP, VIII, figure 8 et notes p. 537.D

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[…] assemblage étrange, et que je veuxVous peindre : l’un riant d’un sourire nerveuxEt sentant chaque jour le désespoir avideGraver sur son front large une nouvelle ride (BOP II, 73).

Plus mobile encore est sa « Fille de la clarté » qu’il publia en 1857 dansle recueil Le Sang de la coupe :

Fille de la clarté, Muse aux regards vermeils,Ouvre les yeux. Que font dans l’éther les soleils ?Ils gravitent. Que fait l’Océan vaste ? Il broieLes navires de l’homme en rugissant de joie.Et le tonnerre ? Il gronde. Et l’aigle immense ? Il fondSur la brebis, du haut du ciel clair et profond,Et l’emporte à son aire. Et le lion ? Il planteSes fortes dents parmi la chair vive et sanglante.Et le doux rossignol ? Blessé cruellementPar sa fleur, il la chante avec ravissementEt retourne au buisson d’épines. Et la rose,Que fait-elle du flot d’ambroisie ? Elle arroseLa terre de parfums et les grands cœurs d’amour.Et le penseur ? Il vient à la clarté du jourPour secouer devant la foule intimidéeTon glaive de lumière, inexorable Idée !Et le poëte auguste ? Il tourne son flambeauVers la Beauté, sa foi, qu’on a mise au tombeau,Et se penchant sur elle avec mélancolie,Il relève en pleurant cette image avilie.Et l’impuissant, ô Muse ? Il vit, fier de raillerEt de mentir. C’est bien, Muse, allons travailler (BOP II, 346).

Les rythmes ici sont plus souvent sinon ceux du parler quotidien, aumoins bien plus proches de la conversation que les vers de la poésie plustraditionnelle. Cette tendance se fait surtout remarquer et s’avère particu-lièrement satisfaisante dans les vers trois et quatre où l’impression de lapuissance et de l’étendue de l’océan oblige et justifie l’enjambement etdans les vers cinq et six, où la rapidité inévitable de la chute du grandaigle qui fond sur sa proie exige que le mètre reflète un mouvement queseul l’enjambement permet.

Que le Petit Traité jouât un rôle essentiel et capital dans l’établisse-ment du terrain pour le vers libre est indéniable, mais il est tout aussiindéniable que, dès ses premières publications, la poésie de Banville avaitpréparé, et cela de multiples façons, ses lecteurs et surtout ceux d’entreeux qui étaient aussi des poètes, pour un rôle plus actif. Si Baudelaireparle de la valeur des contraintes en obligeant la pensée à jaillir avec plusd’intensité, l’image que Banville aurait pu suggérer est bien plus celle dela corde raide, qui à la fois limite et rend possible l’art du funambule. Età la fin du XIXe siècle cette corde raide se transforma en un des multiplesfils de la toile d’araignée du vers libre moderne.

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