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Société québécoise de science politique Théorie de la connaissance et théorie du parti chez Lénine Author(s): Denis Monière and Robert Davidson Source: Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Vol. 11, No. 4 (Dec., 1978), pp. 803-828 Published by: Canadian Political Science Association and the Société québécoise de science politique Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3231033 . Accessed: 10/06/2014 14:03 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Political Science Association and Société québécoise de science politique are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.32 on Tue, 10 Jun 2014 14:03:06 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Théorie de la connaissance et théorie du parti chez Lénine

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Société québécoise de science politique

Théorie de la connaissance et théorie du parti chez LénineAuthor(s): Denis Monière and Robert DavidsonSource: Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Vol. 11,No. 4 (Dec., 1978), pp. 803-828Published by: Canadian Political Science Association and the Société québécoise de science politiqueStable URL: http://www.jstor.org/stable/3231033 .

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Theorie de la connaissance et theorie du parti chez L6nine

DENIS MONItRE Universite' de Montreal ROBERT DAVIDSON Universit6 d'Ottawa

Nous avons formul6, lors de la cr6ation de l'Internationale, la de vise de notre combat: << L'emancipation de la classe ouvriere sera l'oeuvre de la classe ouvriere, elle-meme. >> Nous ne pouvons, par consequent, faire route commune avec des gens qui d6clarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se lib6rer eux-memes et qu'ils doivent &tre lib6r6s par en haut, c'est-h-dire par des grands et petits bourgeois philanthropes.1

Contexte theorique et politique du debat

La theorie 16ninienne de la conscience de classe a t6 61labor6e pour resoudre les problemes pratiques que rencontraient les mouvements r6volutionnaires au debut du XXe siecle. Elle est done marquee par les conditions mat6rielles qui lui ont donn6 naissance: (1) les tendances opportunistes de la social-d6mocratie allemande et (2) la fragilit6 du mouvement r6volutionnaire russe dans le contexte de l'absolutisme politique.

Que faire? s'inscrit done dans un contexte bien pr6cis de l'histoire du mouvement socialiste europ6en: la domination du revisionnisme bernsteinien et le riformisme politique de la social-d6mocratie allemande. L6nine r6agissait avant tout contre l'embourgeoisement des partis ouvriers qui transformaient << le mouvement ouvrier naissant en appendice du mouvement liberal >. Il s'insurge contre 1'<< conomisme o inherent a la theorie des crises qui guidait alors la strat6gie de la social-d6mocratie. Le raisonnement spontandiste de la social-d6mocratie consistait a lier les transformations revolutionnaires au d6veloppement de l'conomie allemande et de l'industrialisation. Plus le nombre d'ouvriers allait s'accroitre, plus la force electorale du parti ouvrier augmenterait. On n'avait qu'a attendre que le fruit murisse sous les rayons des contradictions du capitalisme et de la crise inevitable

1 Circulaire adress6e par Marx et Engels aux chefs de la social-d6mocratie allemande le 17 septembre 1879.

Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, XI:4 (December/dicembre 1978). Printed in Canada /Imprime au Canada

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804 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

pour s'emparer du pouvoir et operer la transition du capitalisme au socialisme. Le spontaneisme d6nonc6 par LUnine est une theorie qui veut que les contradictions economiques se d6veloppent m6caniquement et aboutissent fatalement a la crise du systeme capitaliste.

L6nine tente de r6futer la theorie 6conomiste de la revolution qui mettait l'accent sur l'automatisme du d6veloppement des contradictions du capitalisme. II constate que non seulement la classe ouvritere ne prend pas conscience de son exploitation, mais qu'une de ses fractions cherche

a lier son sort a l'amelioration graduelle des conditions de vie a

l'int6rieur du capitalisme et contribue de la sorte a la perpetuation du systeme de l'exploitation. Enfin cette theorie occultait les rapports entre la structure 6conomique et les appareils politiques. La politique 6tait consid6r6e comme un lieu neutre, impartial et surtout passif par rapport aux contradictions economiques et aux luttes de classes. Pour L6nine, l'Etat meme d6mocratique avec participation social-d6mocrate demeurait une dictature de la classe dominante et ne pouvait spontanement se mettre au service de la classe ouvriere par un simple changement de majorit6 lectorale. II conclut ainsi qu'il est impossible de s'en remettre a la spontan6it6 ouvriere. Les besoins de la pol6mique ont donc porte L6nine a amplifier la dimension volontariste de sa conception du parti et du caractere exterieur de la conscience de classe.

L'importance decisive, d6terminante, que L6nine conf'ere a la connaissance theorique et au rble de l'avant-garde doit aussi tre mise en rapport avec la situation historique du prol6tariat russe naissant et tres minoritaire.

L'objectifde L6nine dans cette pol6mique est de faire reconnaitre la n6cessit6 d'une organisation de r6volutionnaires professionnels r6pondant a la conjoncture particulibre de la lutte r6volutionnaire dans un pays ofi le capitalisme 6tait arriere et le despotisme absolu. Dans ce contexte, il s'agissait de pallier les lacunes du mouvement ouvrier russe de l'6poque caract6rise par l'inexp6rience, I'instabilit6 des militants et des organisations, et leur incoherence. Ceux qu'il appelle et d6nonce comme << economistes > transformaient les faiblesses du mouvement en vertus et voulaient restreindre le champ d'action aux seules revendications 6conomiques ou syndicales postulant que << le politique suit toujours docilement l'6conomique >>.

Les conditions concretes et sp6cifiques de la Russie ont donc influb sur sa theorie revolutionnaire. La Russie n'6tait pas un grand pays industrialis6 et imperialiste comme l'Angleterre. Son faible niveau de d6veloppement des forces productives s'accompagnait d'un impnrialisme fiodal-militaire de telle sorte que le peuple russe subissait

i la fois le despotisme de son propre Etat et l'impbrialisme financier 6tranger.

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Theory of knowledge and theory of party in the works of Lenin

In the crisis that pervades Western Marxism, the question of the party and its relation to the masses occupies a central position. This article critically examines the Leninist conception of party, specifying those intrinsic limits which are linked to the theoretical and political context of the period in which it was elaborated. The authors raise the problem of the development of class consciousness and criticize the Leninist principle of the external character of class consciousness.

This theory in which the party is conceived as the master-thinker and theoretical guide of a proletariat dominated by its material conditions of existence rests on an epistemologicaljustification: the theory of reflection. The authors retrace in Lenin's theory of knowledge the philosophical foundations of this conception which makes the party the mediator/bearer of the historical truth of the proletariat. In fact, for Lenin, the lack of consciousness of the working class is explained by its inability to pass beyond its class determination and to rise to a comprehension of contradiction. It is precisely by reason of this deep-seated narrowness of the working class that the party is indispensable in bringing knowledge of society in its totality to the proletariat.

A consequence of this theory of knowledge is to separate arbitrarily what is conceptualized and what exists, that is to say on one hand a knowledge produced and retained by intellectuals, and on the other a working class delivered over to a blind spontaneity, to ignorance. This position, taken to its extreme, can justify all forms of authoritarianism and elitism.

Si on doit relier la theorie de la connaissance et la theorie du parti chez Lenine, c'est aussi en raison du contexte politique m~me dans lequel il a 6te amend a formuler ses conceptions. L6nine expose ses conceptions philosophiques dans son livre Mate'rialisme et empiriocriticisme oui il s'attaque

' E. Mach. Selon Pannekoek, L6nine

construit une theorie de la connaissance parce qu'une tendance machiste s'6tait d6velopp6e a l'int6rieur du parti et menagait I'unit6 du parti. Il s'agissait par cet 6crit de liquider l'influence de ce courant machiste i l'interieur du parti.2 Enfin, au deld de cette situation historique concrete, la theorie du d6veloppement de la conscience par la m6diation du parti et sa justification 6pist6mologique, la theorie du reflet, sont liees par le principe de l'unit6 entre la theorie et la pratique.

Il est important de commencer notre analyse par la theorie de la connaissance 16ninienne meme si chronologiquement elle est posterieure a sa th6orie du parti, car L6nine, ne pouvant s'appuyer sur les ecrits de Marx pourjustifier sa position, a diu passer par ce biais pour montrer qu'il demeurait fiddle au mat6rialisme historique et qu'au niveau politique il en appliquait la logique dans un autre contexte historique. L'originalit6 de L6nine a 6t6 de concevoir l'institutionali-

2 Anton Pannekoek, Linine philosophe (Paris: Spartacus, 1970).

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806 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

sation de la connaissance dans le parti politique et de proclamer que les revolutionnaires professionnels 6taient I'incarnation vivante de la conscience de classe du proletariat. Nous reviendrons par la suite 'a l'analyse critique de sa conception du parti et du developpement de la conscience de classe.

Connaissance et conscience

Lenine a 6t6 constamment preoccupe par le lien qui existe entre ce que les hommes pensent, veulent, disent et croient d'eux-memes, et ce qu'ils sont, et ce qu'ils font. Dans certains 6crits, dont Que faire?, il cherche a suivre ce lien en allant des idees aux hommes, de la conscience i l'atre a la realit6 pratique. En les confrontant, il a pu obtenir une critique des idees par les actes et les realites. C'est de cette confrontation qu'est issue sa these selon laquelle la conscience de classe spontanee du proletariat est trade-unioniste et que la veritable conscience de classe socialiste est apportee aux travailleurs de << l'exterieur >> par les intellectuels bourgeois. Pour Lenine, le proletariat ne peut acquerir et developper par lui-meme une conscience de classe revolutionnaire.

D'oil la necessit6 imperative du parti. Par contre, dans d'autres 6crits, dont Mateirialisme et

empiriocriticisme et les Cahiers philosophiques, Lenine suit ce lien en un autre sens : il part de la vie reelle pour examiner comment en sortent les idees qui l'expriment et les formes de la conscience qui la refltent. Cette demarche continue et complete en quelque sorte la premiere voie. C'est cette deuxieme demarche que nous nous proposons de suivre dans la presente section.

La theorie 16ninienne de la connaissance et de la conscience qu'est la theorie du reflet se veut une conception materialiste de la connaissance et de la conscience. Pour LUnine, le point de depart du processus de la connaissance est la realit6 sensible, objective. Celle-ci est la cause et la source de la connaissance et de la conscience; elle la constitue, la determine, la produit, la fonde.

Dans Mate'rialisme et empiriocriticisme, Lenine estime3 que le

principe fondamental de la theorie materialiste de la connaissance est la reconnaissance du primat de l'existence sur la conscience, c'est-h-dire la primaut6 du monde matbriel exterieur, de la realit6 de la nature dont derivent les sensations, la conscience et les idees. La realit6 exterieure objective est le fondement et le contenu sensible de la connaissance et de la conscience.

Toutefois, si Lenine se reclame du matbrialisme, il se reclame d'un materialisme 6troit qui << considere la matiere comme la donnie premiere >>," et < la source extbrieure, objective, de nos sensations, de la

3 IUnine, Materialisme et empiriocriticisme (Paris: Editions sociales, 1976), 43. 4

?Ibid., 44.

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The"orie de la connaissance et theorie du parti chez Lenine 807

r6alite objective qui correspond a nos sensations. >> L6nine identifie nature et matiere physique, et par 1a meme r6duit le monde objectif a la matiere. En effet, il 6crit: << La matiere est une cat6gorie philosophique servant a designer la r6alit6 objective donn6e i l'homme dans ses sensations qui la copient, la photographient, la refletent, et qui existe ind6pendamment des sensations. >>6

C'est la matiere, le monde objectif << qui suscite la sensation en agissant sur nos organes des sens >>.7 C'est elle qui est l'616ment actif, dynamique de sorte que la sensation est le << produit de l'action des choses sur nos organes des sens. > 8 La sensation est << la transformation de l'6nergie de l'excitation exterieure en un fait de conscience >>.' Les organes des sens assurent le lien direct entre la conscience et le monde exterieur; ils sont la mediation qui nous met en contact avec le monde exterieur, et qui nous unit a lui. Par analogie, on peut dire qu'au niveau de la connaissance sociale, le parti exerce la meme fonction que les organes des sens.

La conscience a donc un fondement objectif, materiel: la sensation, la conscience et les id6es derivent du monde materiel ext6rieur. Mais L6nine estime que la conscience a un fondement objectif non seulement a titre de reflet, d'image, de copie et de representation du monde materiel exterieur, mais aussi parce qu'elle est elle-meme le produit << le plus 6lev6 de la matiere organis6e d'une certaine fagon >>.o La conscience d6pend du cerveau, des nerfs, de la r6tine, etc., c'est-a-dire de la matiere organis6e de fagon d6termin6e >>." La conscience n'a meme pas d'existence autonome et independante par rapport au corps, 6tant le produit du cerveau; la conscience est une des propri6t6s de la matiere en mouvement, en 6volution.'2 Selon Anton Pannekoek, cette these releve du materialisme bourgeois: Les savants bourgeois ne considerent l'homme qu'en sa qualit6 d'objet de la nature, d'animal le plus 61eve dans l'echelle zoologique, mais determine par les lois naturelles. Pour rendre compte de sa vie et de ses actes ils ne font intervenir que les lois generales de la biologie, et, d'une maniere plus generale, les lois de la physique, de la chimie et de la m6canique.'3

L6nine adopte la these du mat6rialisme bourgeois selon laquelle d'une part les id6es sont les produits du cerveau et d'autre part, leur explication part de la structure et de la transformation de la matiere c6r6brale. Dans cette these, le savant est un simple observateur et la nature est la r6alit6 objective qu'il observe et qui agit sur lui par l'interm6diaire de ses sens: le monde exterieur est l'agent dynamique tandis que la conscience est l'616ment r6cepteur. D'oii l'insistance sur le fait que la conscience est reflet, image du monde exterieur. 5 Ibid., 136. 6 Ibid., 132. 7 Ibid., 43. 8 Ibid., 31. 9 Ibid., 38.

10 Ibid., 43. 11 Ibid. 12 Ibid., 79. 13 Pannekoek, L&nine philosophe, 35.

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808 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

Si le materialisme bourgeois 6claire les processus biologiques, chimiques et physiques de la prise de conscience, le caractlre 6troit de leur objet ne permet guere d'avancer dans la comprehension et l'intelligence des idees et des phenomenes sociaux parce qu'il ignore la dimension sociale et historique de l'existence materielle. II appert que Lenine a adopt6 certaines theses propres au materialisme bourgeois, en particulier dans la definition de ce qui constitue la << matiere >>, la realit6 objective. Il est cependant erron6 de reduire Lenine a un matbrialiste vulgaire, 6troit et bourgeois. Nous estimons plut6t que Lenine, pour des raisons historiques et politiques, a introduit dans le materialisme historique des 616ments 6trangers. Ces 616ments ont profondement marqu6 la thborie 16ninienne de la connaissance et du parti et nous estimons que nous ne pouvons plus nous payer le luxe de les ignorer.

Pour Lenine, si la realit6 objective est l'origine et le contenu de la connaissance et de la conscience, la connaissance et l'intelligence de cette realit6 ne sont pas une donnee immediate de la conscience. La connaissance et la conscience humaines naissent de l'existence objective, mais l'enfantement est complexe. La conscience n'est pas immediatement et adequatement conscience de l'&tre.

Dans Materialisme et empiriocriticisme, Lenine estime que la conscience et la connaissance humaines refl&tent la realit6 objective. Nos idees sont les copies, les reflets des choses existant en dehors et independamment de nous.14 La conscience est l'image du monde extbrieur: elle le reflite, le reproduit, le copie.

Cependant, ce rapport de reflexion ne doit pas pr&ter h confusion et a des interpretations idealistes et metaphysiques. La conscience reflite l'existence, mais elle n'y est pas identique : determination ne signifie pas determinisme. La realit6 objective ne se reduit pas a la representation et a la conscience immediate et spontanee qu'en ont les hommes. Elle est plus et autre que cela.

Le reflet qui constitue la connaissance et la conscience est un reflet approximatif de la realit6 objective exterieure independante de l'homme car il n'est jamais total, parfait, complet. Pour se rendre compte de la non-identit6 de l'existence et de la conscience, il suffit

de remarquer que dans la nature le reflet differe profondement de ce qu'il reflete; et I'image dans le miroir n'est qu'en apparence la reproduction de ce qui reste en dehors.... Le reflet dans la conscience, ou le reflet qui constitue la conscience, peut etre incomplet, mutil, inverse, deform6, mystifi6; il est reflet et il n'est pas reflet au sens communement admis.15

La conscience reflite et ne reflite pas l'existence: elle reflete autre chose qu'elle semble refleter. Pour LUnine, le propre de la sensation est en quelque sorte son 6quivoque et son ambivalence.

14 [Inine, Matirialisme et empiriocriticisme, 13. 15 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne (Paris: L'arche, 1958), tome 1, 103.

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Th"orie de la connaissance et thdorie du parti chez Linine 809

Puisque la connaissance humaine est d'abord relative, Lenine se pose alors le problkme de savoir comment la connaissance et la conscience objectives peuvent sortir de la connaissance relative; comment la v6rit6 peut &tre a la fois relative et objective.

Dans Materialisme et empiriocriticisme, il estime que le reflet qui constitue la connaissance et la conscience differe des ph6nomenes refl6t6s parce qu'il ne saisit qu'un aspect, un moment de ces

ph6nomenes, et ce isol6ment, donc abstraitement. La r6alit6 objective est la base et l'origine de la connaissance et de la

conscience humaines. Cette r6alit6 est complexe, variee, polymorphe et toujours changeante. Elle contient a chaque moment une multiplicit6 presque infinie d'aspects que la conscience et la connaissance ne peuvent d'embl6e saisir et exprimer totalement, compl&tement et

int6gralement. La relativit6 de la connaissance humaine ne signifie pas cependant

que tant la connaissance objective que la v6rit6 objective n'existent pas. Pour L6nine, la connaissance humaine est relative parce qu'elle est asymptotique, c'est-h-dire que sa relativit6 consiste dans la relativit6 historique des limites de l'approximation de nos connaissances par rapport h la v6rit6 objective.

Au point de vue du mat6rialisme moderne, c'est-h-dire du marxisme, les limites de l'approximation de nos connaissances par rapport a la v6rit6 objective, absolue, sont historiquement relatives, mais l'existence de cette v6rit6 est certaine comme il est certain que nous en approchons. Les contours du tableau sont historiquement relatifs, mais il est certain que ce tableau reproduit un modele existant objectivement. ... En un mot, toute ideologie est historiquement relative, mais il est certain qu' i chaque ideologie scientifique (contrairement a ce qui se produit, par exemple, pour l'ideologie religieuse) correspond une v6rite objective.16

La v6rit6 objective est un module objectif, une mesure existant

ind6pendamment de l'homme, et dont se rapproche de plus en plus la connaissance humaine. Elle r6sulte de l'int6gration des v6rit6s relatives, c'est-h-dire de leur somme.'7 I1 n'y a donc pas de rapport mutuellement exclusif, d'opposition irreconciliable et d'obstacle infranchissable entre la v6rit6 relative et la v6rit6 objective, entre la connaissance relative et la connaissance objective, mais au contraire unit6 et passage de l'une a l'autre. La connaissance est un processus qui va de l'ignorance a la connaissance, un mouvement tendant a l'appropriation de l'objet, de la

r6alit6 objective par un progres continu. L'existence de la v6rit6 objective suppose l'existence non

seulement de la r6alit6 de la nature, mais d'une mesure et d'un module objectif existant dans la r6alit6 objective ind6pendamment de l'homme. Pour L6nine, la nature, la r6alit6 objective, se compose a la fois de la

16 Lenine, Matirialisme et empiriocriticisme, 126-27. 17 Ibid., 125.

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810 DENIS MONIIRE et ROBERT DAVIDSON

matiere et des lois naturelles qui gouvernent ces ph6nomenes. La realit6 objective ne se compose donc pas d'un chaos presque infini de mo- ments, d'aspects, de ph6nomenes sans rapports entre eux et dont la con- naissance et l'intelligence seraient humainement impossibles.

S'appuyant tant sur Feuerbach que sur Engels, L6nine estime que le mat6rialisme < est la reconnaissance des lois objectives de la nature et du reflet approximativement exact de ces lois dans la tate de l'homme >>." La reconnaissance des lois objectives de la nature est inseparable et inherente a la reconnaissance de la r6alit6 objective du monde exterieur.19

Pour L6nine, de meme qu'il existe d'un c6t6 la r6alit6 objective et de l'autre la connaissance et la conscience de l'homme, de meme il existe la connaissance et la volont6 humaines d'une part, les lois

n6cessaires et objectives d'autre part. Dans le meme sens, L6nine estime que << les lois n6cessaires de la nature constituent l'616ment primordial, la volont6 et la connaissance humaines 6tant l'l66ment secondaire. Ces dernieres doivent n6cessairement et ineluctablement

s'adapter aux premieres ... >>.20 La connaissance consiste alors ' passer de la n6cessit6 aveugle, non

connue, a la n6cessit6 consciente, connue, tandis que la libert6 consiste a dominer et maitriser la necessite naturelle, objective, spontanee et aveugle. Selon L6nine, tant que nous ignorons une loi de la nature, cette loi, existant et agissant i l'insu, en dehors de notre connaissance, fait de nous les esclaves de la << necessite aveugle o. Des que nous la connaissons, cette loi agissant (comme l'a rep6te Marx des milliers de fois) independamment de notre volonte et de notre conscience, nous rend maitres de la nature.21

L6nine ne congoit donc pas la conscience et la connaissance humaines comme totalement passives; elles interviennent lorsque l'homme d6cide de modifier et de maitriser les processus naturels. La connaissance est un moment essentiel de la liberation de l'homme par rapport a la nature d'abord et avant tout parce qu'elle lui permet de passer de la n6cessit6 aveugle, qui le domine et le determine, a une

n6cessit6 consciente, domin6e, en mettant les lois objectives de la nature en oeuvre pour des fins d6termin6es. La lib6ration de l'homme par rapport h la nature consiste '

dominer, i s'approprier et a se servir de ces lois consciemment pour des fins d6termin6es.

L'activit6 transformatrice de l'homme est donc limit6e et

d6termin6e par les lois objectives naturelles. Pour L6nine, attribuer a l'homme la facult6 de cr6er des possibilit6s hors des lois naturelles reviendrait a lui reconnaitre un pouvoir de demiurge. L'homme est contraint de suivre les lois de la nature et la libhration se r6duit q

18 Ibid., 146. 19 Ibid.

20 Ibid., 181. 21 Ibid., 183.

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ThIorie de la connaissance et thedorie du parti chez Leinine 811

canaliser consciemment les n6cessit6s naturelles dans une direction et pour des fins que l'homme choisit.

Contre l'id6alisme et l'agnosticisme, L6nine estime que le critere de la pratique r6sout la question gnoseologique fondamentale. L'experi- mentation garantit la possibilit6 d'aboutir a une v6rit6 objective. Les r6sultats de l'action humaine d6montrent la concordance des per- ceptions avec la nature objective des objets pergus, et par la meme

l'objectivit6 de la connaissance. La pratique et, plus precisement, les r6sultats de la pratique humaine s'avyrent le juge supreme de l'objectivit6 de la connaissance.

Cependant, si la pratique doit &tre le point de depart et le critere de l'objectivit6 de la connaissance, elle ne peut jamais ni confirmer ni infirmer entierement une representation humaine.

II ne faut certes pas oublier que le critere de la pratique ne peut, au fond, jamais confirmer ou refuter completement une repr6sentation humaine, quelle qu'elle soit. Ce critere est de meme assez << vague ? pour ne pas permettre aux connaissances de l'homme a se changer en un << absolu >; d'autre part, il est assez determin6 pour permettre une lutte implacable contre toutes les vari6t6s de l'id6alisme et de l'agnosticisme. Si ce que confirme notre pratique est une v6rit6 objective unique, finale, il en d6coule que la seule voie conduisant a cette v6rit6 est celle de la science fond6e sur la conception mat6rialiste.22

Dans la mesure oi0

une representation humaine--une theorie--est

confirm6e par la pratique, il s'ensuit n6cessairement qu'en adoptant la voie trac6e par cette representation, nous nous rapprochons de plus en

plus de la v6rit6 objective, sans pour autant l'6puiser. Toute

representation humaine n'6puise pas la v6rit6 objective de la pratique humaine parce que celle-ci est elle-meme en perp6tuel d6veloppement.

C'est ce schema materialiste de la connaissance de la nature que

L6nine applique aux problkmes de la connaissance et de l'intelligence de la r6alit6 sociale. L6nine effectue un saut vertigineux de la matibre

' la vie sociale, historique, puis de l'6conomie a la politique.

Chez L6nine, I'homme se trouve devant sa r6alit6 sociale de la meme fagon qu'il se trouve devant la matiere.

Le materialisme admet d'une fagon generale que l'etre reel objectif (la matiere) est independant de la conscience, des sensations, de l'experience humaine. Le mat6rialisme historique admet que l'existence sociale est ind6pendante de la conscience sociale de l'humanit6. La conscience n'est, ici et la, que le reflet de l'etre, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (ad6quat, d'une precision ideale). On ne peut retrancher aucun principe fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coul6e dans un seul bloc d'acier, sans s'6carter de la verit6 objective, sans verser dans le mensonge bourgeois r6actionnaire.23

Selon L6nine, le marxisme n'admet pas et ne peut admettre le

principe de l'identit6 de la conscience sociale et de l'existence sociale

22 Ibid., 133. 23 Ibid., 322, voir aussi 319.

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812 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

sans tomber dans le piege de l'idealisme. L'inadequation, la non-identite de la conscience sociale et de l'existence sociale derive de l'independance de l'existence sociale par rapport

' la conscience, et plus precisement de l'inconscience et de l'ignorance des rapports sociaux de production et de leurs lois.

Pour LUnine, l'existence sociale immediate et spontanee des hommes est une existence partiellement inconsciente. Leur inconscience reside non seulement dans l'impossibilit6 donnee de connaitre et de comprendre integralement la totalit6 des aspects et des moments qui composent la realit6 sociale, mais avant tout dans l'ignorance des relations sociales dans lesquelles ils sont engages et des lois objectives qui reiglent leur fonctionnement et leur developpement. Ces lois objectives sont une partie integrante de l'existence sociale au meme titre que les lois objectives naturelles sont inseparables de la reconnaissance de la realit6 objective de la nature.

Tout producteur isole a conscience, dans l'economie mondiale, d'introduire quelque modification dans la technique de la production; tout proprietaire sait bien qu'il echange certains produits contre d'autres, mais ces producteurs et ces proprietaires n'ont pas conscience de modifier ainsi l'existence sociale. Soixante-dix Marx ne suffiraient pas a embrasser l'ensemble de toutes les modifications de cet ordre dans toutes les branches de l'6conomie capitaliste mondiale. L'essentiel, c'est qu'on a decouvert les lois et determine dans les grandes lignes le developpement historique et la logique objective de ces modifications, objective non pas certes en ce sens qu'une societe d' tres conscients puisse exister et se developper independamment de l'existence de ces etres conscients ... mais en ce sens que l'existence sociale est independante de la conscience sociale. Le fait que vous vivez, que vous exercez une activit6 economique, que vous procreez et que vous fabriquez des produits, que vous les echangez, determine une succession objectivement necessaire d'evenements, de developpements, independante de votre conscience sociale qui ne l'embrasse jamais dans son int6gralit6. La tache la plus noble de l'humanit6 est d'embrasser cette logique objective de l'evolution 6conomique (evolution de l'existence sociale) dans ses traits generaux et essentiels, afin d'y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancees dans tous les pays capitalistes.24

L'inconscience des hommes est donc l'ignorance de la logique objective, des lois objectives du processus de production et de reproduction de l'existence sociale a un moment historique donne, de sorte que les hommes sont emportes dans un processus aveugle, spontane, independant de leur volont6 et de leur conscience tant et aussi longtemps qu'ils ne connaissent pas ces lois. Les hommes sont des esclaves, soumis a leur existence sociale parce qu'ils ignorent ces lois objectives naturelles.

Le mode de production de l'existence sociale persistera dans la direction que lui impriment ces lois objectives tant que les hommes n'auront pas pris connaissance de ces lois et qu'ils n'interviendront pas pour les inflrchir consciemment dans une autre direction. 24 Ibid., 321.

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Thedorie de la connaissance et thedorie du parti chez Linine 813

Pour L6nine, tout mode de production et de reproduction de l'existence sociale implique l'existence d'une logique objective de l'existence sociale, de lois objectives << naturelles >, ind6pendantes de la conscience sociale des hommes. L'affranchissement des hommes, leur liberation exige la connaissance et l'intelligence de ces lois objectives. La connaissance objective, la conscience vraie, r6volutionnaire est la connaissance des lois objectives qui fondent l'unit6 de la totalit6 sociale et qui d6terminent son fonctionnement et son d6veloppement.

L6nine n'explique pas pourquoi les lois objectives de l'existence sociale 6chappent a l'immense majorit6 des hommes tandis que certains

privil6gi6s, dont Marx et lui-meme, sont en mesure de les connaitre. De plus, il y a une ambiguit6 persistante chez lui quant a ces lois objectives. Si nous ne pouvons nier l'existence de lois historiquement d6termin6es de l'existence sociale, nous ne pouvons admettre qu'elles soient

ind6termin6es quant 'a leurs fins. L'apport de Marx n'est pas d'avoir

61ev6 l'6conomie politique au statut d'une science, mais au contraire d'avoir fait la critique de l'6conomie politique.

Dans les Cahiers philosophiques, L6nine developpe et approfondit sa theorie de la connaissance. II congoit toujours la connaissance comme le reflet approximativement exact du d6veloppement de l'univers, comme le reflet de l'universalit6 du processus materiel et de son unite. Cependant, cette connaissance exige que l'on s'le've a la << raison pensante >>, a la connaissance intelligible, rationnelle, dialectique.

Pour connaitre et comprendre l'existence sociale, il faut partir de l'existence sociale elle-meme, de ses manifestations les plus l66men- taires et les plus simples. Selon Lenine, cette m6thode est celle que Marx adopte dans le Capital. Marx dans le Capital analyse d'abord ce qu'il y a de plus simple, de plus habituel, de plus fondamental, de plus g~niral, de plus ordinaire, ce qui se rencontre des milliards de fois, le rapport de la soci6t6 bourgeoise (marchande): l'6change des marchandises. L'analyse decele dans ce ph6nomene el6mentaire (dans cette < cellule de la soci~t6 bourgeoise >) toutes les contradictions (en particulier l'embryon de toutes les contradictions) de la soci6t6 contemporaine. Son expose nous d6crit ensuite le developpement (et la croissance et le mouvement) de ces contradictions et de cette soci6t6 dans la somme de ses diverses parties depuis son d6but jusqu'a sa fin. ... Donc les contraires (le particulier est oppos6 au g6n6ral) sont identiques: le particulier n'existe que dans la mesure oii il se relie au g6n6ral. Le g~n6ral n'existe que dans le particulier, a travers le particulier. Toute chose particuliire est (de quelque fagon) gen6rale. Toute chose gen6rale est (une parcelle, un c6t6, une essence) du particulier. Toute chose g6n6rale n'englobe qu'approximativement tous les objets particuliers. Toute chose particuliere n'entre pas integralement dans le g6n6ral, etc.25

Le chemin de la connaissance va done du particulier au g6ndral, de l'imm6diat a l'abstrait. Ce processus de la connaissance est possible a

25 Lenine, Les cahiers philosophiques (Paris: Editions sociales, 1955), 280-81.

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814 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

cause du lien dialectique qui existe entre le particulier et le g6neral: le ph6nomene le plus 616mentaire, le plus commun, le plus quotidien contient de6ji en son sein toutes les contradictions de la totalit6 sociale dans laquelle il s'insere. II en est l'analyseur et le r6v61ateur.

La dialectique suppose l'existence d'un lien entre le ph6nomene particulier et la totalite sociale, et la possibilit6 de passer de l'un a l'autre. La totalit6 sociale n'existe que dans et par les ph6nomenes particuliers; et ceux-ci n'existent qu'en tant qu'aspects, moments de la totalit6 sociale qui existe concretement et qui preexiste a ses 616ments.

Pour L6nine, l'apparence, le ph6nomene particulier n'est << rien >>, c'est-a-dire qu'il est << le non-existant qui existe >; et il est aussi << l'tre en tant que moment >>,.26 Ainsi, les ph6nomenes particuliers sont en un sens reels en soi, comme moments du tout, de la totalit6 sociale. Mais, en un autre sens, ils ne sont que des abstractions par rapport au tout parce que celui-ci existe concretement et preexiste a ses elements.

L'apparence, le ph6nomene, n'est donc pas totalement illusoire, abstrait, faux, subjectif, mais il est aussi objectif en tant qu'aspect, moment, determination du monde objectif, de l'essence, de la nature des choses. L'apparence a une signification objective. C'est pour cette raison que la connaissance et la comprehension de l'existence sociale doivent partir de ses manifestations les plus 616mentaires et les plus simples. Cependant, elle ne peut s'arreter la. Le processus de la connaissance ne peut se satisfaire de la seule r6alit6 empirique, ph6nom6nale. Pour connaitre la v6rit6 de l'existence, on ne peut s'arreter a l'imm6diat et a ses d6terminations. La connaissance est plus et autre que les seules sensations et representations qu'engendre la vie reelle. Ce premier degr6 de la connaissance ne saisit que le c6t6 apparent des choses, des ph6nomenes, leurs aspects isol6s et leur liaison externe. Ce n'est lh que la rencontre premiere, l'introduction et la prise de contact avec la r6alit6 objective.

Pour connaitre et comprendre l'existence sociale, on doit saisir a travers et h l'interieur des ph6nomenes imm6diats et d6termin6s, ce qui se dissimule derriere et en eux: la v6rit6 de l'existence. La connaissance est donc un savoir m6diat qui passe par l'interm6diaire de l'imm6diat et parvient a la v6rit6 de la donn6e immediate en d6passant l'imm6diat, en le creusant, en le p6n6trant. Ce savoir m6diatis6 est possible parce que les ph6nomenes apparents sont des subdivisions, des moments, de l'essence. Il est n6cessaire de d6passer l'immediat et de le p6n6trer parce que le ph6nomene n'est qu'un aspect, un moment de la r6alit6 et parce que la v6rit6 se compose de l'ensemble de tous les aspects du ph6nomene, du reel et de leurs rapports mutuels. De meme, la representation ordinaire est insuffisante parce qu'elle << saisit la dif- fbrence et la contradiction, mais pas la transition de l'un i l'autre, or

26 Ibid., 110.

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Thdorie de la connaissance et thedorie du parti chez Leinine 815

c'est 9a le plus important >>.27 D'oi0 l'exigence de s'elever au-dessus de

l'empirisme a la connaissance rationnelle, dialectique. Tel est le chemin de la connaissance trac6 par Hegel et adopte par

Lenine. En effet, Lenine fait remarquer que ce processus n'est pas seulement << l'activit6 de la connaissance qui est extdrieure a l'atre >>, mais qu'il est le << mouvement de l'etre lui-meme >>,,.28 C'est la la signification objective de ce mouvement.

L'adoption de ce processus de la connaissance introduit une modification importante dans le rapport entre la connaissance relative et la connaissance objective.

La connaissance est le reflet de la nature par l'homme. Mais ce n'est pas un reflet simple, immediat, total; ce processus consiste en toute une serie d'abstractions, de formulations, de formations de concepts, de lois, etc.-et ces concepts, ces lois, etc., embrassent relativement, approximativement les lois universelles de la nature 6ternellement mouvante et se d6veloppant. Ici, il y a reellement, objectivement trois termes: 1- la nature; 2- la connaissance de l'homme: le cerveau de l'homme (en tant que produit superieur de la nature) et 3- la forme du reflet de la nature dans la connaissance humaine; cette forme, ce sont les concepts, les lois, les categories, etc. L'homme ne peut pas saisir, refleter, reproduire la nature entierement, dans sa totalite immediate; tout ce qu'il peut c'est s'en approcher en creant des abstractions, des concepts, des lois, un tableau scientifique de l'univers, etc.29

Pour L6nine, la connaissance est toujours et partout relative, mais elle ne contient pas seulement deux termes, deux pbles, soit la realit6 exterieure et le reflet qui constitue la connaissance. La connaissance contient un troisieme terme mediateur essentiel: la forme du reflet de l'existence dans la connaissance humaine, c'est-a-dire les concepts, les lois, les categories.

C'est par la formation de concepts que l'homme atteint une connaissance objective. Les concepts ne sont pas la negation du concret, mais le depouillement de ses determinations contingentes, relatives. Le concept saisit la realit6 objective dans sa nudite. Les cat6gories, les abstractions, les concepts sont le contenu meme de la realit6 sociale. Les abstractions scientifiques sont des formes pleines de contenu; des formes du contenu reel revelant sa dynamique.

Pour Lenine, la connaissance conceptuelle saisit la realit6 objective non seulement dans sa nudit6, mais aussi dans sa necessit6.

La formation des concepts (abstraits) et le fait d'operer avec eux, implique dejh la representation, la conviction, la conscience de la n6cessit6 des lois dans la connexion universelle objective. D6tacher la causalit6 de cette connexion est absurde. Ii est impossible de nier l'objectivit6 des concepts, I'objectivit6 du g6neral dans le particulier et le singulier. Hegel est donc bien plus profond que Kant et d'autres, quand il 6tudie le reflet du monde objectif dans le mouvement des concepts. De mime que la forme simple de la valeur, l'acte isolt de l'6change

27 Ibid., 108. 28 Ibid., 107.

29 Ibid., 150-51.

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816 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

d'une marchandise donnee contre une autre enveloppe de6j dans une forme non evolu6e toutes les contradictions fondamentales du capitalisme,---de meme la simple g6neralisation, la premiere et plus simple formation des concepts (jugements, syllogismes, etc.) signifie la connaissance de plus en plus profonde par l'homme de l'enchainement universel objectif. C'est ici qu'il faut chercher le sens veritable, la signification et le r61le de la Logique de Hegel.30

Les abstractions concretes, les concepts, sont << l'expression des lois de la nature et de l'homme >. C'est en tant que reflet de ces lois qu'elles correspondent a << l'approfondissement reel de notre con- naissance du monde >.3> La connaissance consiste dans la saisie << de la n6cessit6, des lois dans la connexion universelle objective >>, de << l'enchainement universel objectif >>.

Les ph6nomeines incarnent les lois du monde objectif. Lenine retient la definition h6g61ienne de la loi.

La loi est le reflet du phenomene dans l'identite avec soi. ... Cette identit6, le fondement du phenomene qui constitue la loi est un moment propre du phenomene.... La loi est donc non au-dela du ph6nomene, mais presente en lui immediatement; le royaume des lois est le reflet tranquille du monde existant ou phenomenal. ...32

Selon L6nine, c'est la << une definition remarquablement mat6rialiste et remarquablement juste >. En particulier, il retient que la loi est un reflet tranquille des ph6nomenes. << La loi prend ce qui est tranquille-et c'est pourquoi la loi, toute loi, est 6troite, incomplete, approximative. >>33 Commentant Hegel, L6nine estime que la loi est << le mouvement de l'univers dans les ph6nomenes, dans l'essentialit6 de ce mouvement >, c'est-8a-dire qu'elle << est le reflet de l'essentiel dans le mouvement de l'univers >>.34

Cependant, la loi ne saisit pas le ph6nomene dans son int6gralit6, dans sa totalit6, parce qu'elle n'est qu'une partie, un moment, quoique essentiel, du ph6nomene de sorte que celui-ci est plus riche que laloi. Ce qui n'empeche pas la loi, au meme titre que l'essence, d'exprimer l'approfondissement de la connaissance humaine avant tout parce qu'elle est essentielle. Pour L6nine, c'est un principe fondamental du

mat6rialisme dialectique.

Les lois du monde exterieur, de la nature, divisees en mecaniques et chimiques (c'est tres important), sont les fondements de l'activite humaine conforme un but.

L'homme dans son activit6 pratique a devant lui le monde objectif; il depend de lui, et par lui d6termine sa propre activit6.

Sous cet angle, du point de vue de l'activite pratique (se posant un but) de l'homme, la causalite mecanique et chimique du monde apparaissent comme quelque chose d'externe, de secondaire, de voil6. 30 Ibid., 148. 31 Ibid., 126. 32 Ibid., 125.

33 Ibid., 126. 34 Ibid.

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Th"orie de la connaissance et thdorie du parti chez Linine 817

Deux formes de processus objectif: la nature (mecanique et chimique) et l'activite de l'homme qui se donne un but. Le rapport de ces formes. Les buts de l'homme semblent d'abord etrangers (<< autres >) par rapport a la nature. La conscience de l'homme, la science (<< le concept >) reflete l'essence, la substance de la nature, mais en meme temps cette conscience est exterieure a la nature (ne coincide pas avec elle du premier coup et simplement).

La technique m6canique et chimique sert au but de l'homme precisement parce que son caractere (sa nature) consiste dans sa determination par les conditions externes (lois de la nature)."3

Les lois du monde objectif sont le fondement de la praxis humaine se posant un but. L'activit6 sociale humaine depend de ces lois; elles d6terminent la pratique sociale de l'homme. Les lois du monde objectif apparaissent donc d'abord commne 6trangeres, exterieures 'a la pratique humaine. Cependant, elles n'appahaissent ainsi que parce que l'homme ne les connait pas. Cette situation est celle du sauvage, de l'homme instinctif.

Devant l'homme il y ale reseau des ph6nomenes naturels. L'homme instinctif, le sauvage, ne se d6gage pas de la nature. L'homme conscient s'en d6gage, les categories sont les degres de ce degagement, c'est-a-dire de la connaissance de l'univers,-des points nodaux dans le reseau qui lui permettent de laconnaitre et de la dominer.36

L'homme social, historique, se trouve donc devant et ia l'int6rieur d'une r6alit6 sociale ayant ses propres lois. Spontanement, immediatement, il est domine et asservi par cette realite parce que les lois du monde objectif lui sont etrangeres, ext6rieures. L'ignorance des lois qui gouvernent le fonctionnement et le d6veloppement de la r6alit6 sociale le reduit 'a l'6tat de l'homme instinctif. Ignorant, il ne peut se

d6gager de sa realit6 sociale, s'en abstraire, s'en lib6rer. D'ailleurs, pour Lenine les categories de la pensee sont les degr6s du d6tachement et de la liberte de l'homme par rapport 'a sa r6alite sociale. Pour L6nine, la connaissance est liberatrice en autant qu'elle fait prendre conscience 'a l'homme du possible et des limites et contraintes qui lui sont imposees.37 << L'activit6 de l'homme qui s'est fait un tableau du monde objectif change la r6alit6 exterieure, abolit sa determination (= change tel ou tel de ses aspects, qualites) et ainsi lui enleve les traits d'apparence, d'ext6riorit6 et de nullit6, la rend existante en soi et pour soi (= une

v6rite objective). >>38

Ainsi, pour Lenine << la conscience humaine non seulement reflete le monde objectif, mais aussi le cree >.19 Mais la pratique, l'activite qui produit cette connaissance et cette conscience, est exterieure a la vie

r6elle, 'a l'activit6 sociale concrete, pratique, quotidienne. La pratique sociale historique et quotidienne de l'homme est

spontanement, immediatement ali6nbe parce que l'homme dans cette

35 Ibid., 155-56. 36 Ibid., 76. 37 Ibid., 92.

38 Ibid., 179. 39 Ibid., 174.

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818 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

praxis sociale ignore les lois qui reglent son fonctionnement et son d6veloppement. Ignorant les lois et la n6cessite qui d6terminent son existence sociale, l'homme n'a aucune emprise sur celle-ci.

Et qui plus est, L6nine estime que << la pratique humaine r6p6t6e des milliards de fois s'affermit dans la conscience par des figures logiques. Ces figures prennent la solidit6 d'un pr6jug6 et un caractere axiomatique precisement en vertu de cette r6p6tition innombrable. >40 La pratique humaine qui se transforme en une figure logique, en un axiome, ne peut etre productrice de connaissance. II est impossible de connaitre la v6rit6 de cette pratique de l'int6rieur de celle-ci. La pratique quotidienne est donc productrice de connaissance, de conscience, mais d'une connaissance et d'une conscience objectifiees. D'oil l'impossibilit6 de la connaissance et de la conscience vraie, r6volutionnaire sur la seule base de la vie r6elle, pratique, quotidienne.

Cette connaissance et cette conscience exigent que l'on passe par la m6diation du concept: c'est le concept qui produit cette connaissance en enseignant aux hommes ce qu'est le monde objectif dans sa nudit6 et dans sa n6cessit6. C'est lui qui doit commander et diriger la pratique transformatrice de l'homme qui, elle, v6rifie lajustesse de ses positions.

II semble donc que pour L6nine l'inconscience de la classe ouvriere s'explique par son impossibilit6 de d6passer sa d6termination de classe, et de s'elever au concept. Seul le concept permet de saisir la contradiction, c'est-a-dire de l'elever au niveau de la conscience. C'est a cause de cette impossibilit6 que le parti s'impose.

Cette these est pour le moins 6quivoque parce que L6nine estime dans sa theorie de la connaissance que le mouvement de la connaissance est un mouvement ascendant. Cependant, pour le prol6tariat la connaissance est un processus qui va de l'ignorance a la connaissance par une dialectique descendante. Dans le cas du prol6tariat, c'est le parti qui lui apporte sa conscience et suscite le prol6tariat r6volutionnaire. L6nine ira meme jusqu'h dire que le marxisme existe ind6pendamment du prol6tariat.

C'est lh une projection dans l'absolu de la conscience de l'individu isol6, privil6gi6 qui hypostasie et reifie sa propre conscience rationnelle, et qui croit que celle-ci est centre, cause et fin du monde et cherche a tirer profit de cette propri6t6 miraculeuse. Nous ne pouvons alors expliquer que certains privil6gi6s soient en mesure de d6passer leur d6termination de classe autrement que par leur genie individuel. C'est d'ailleurs ce que Staline soutient lorsqu'il 6crit quelques jours apres la mort de L6nine. << Nous sommes, nous communistes, des gens h part, taill6s dans une 6toffe

' part. >>41

40 Ibid. 41 Discours de Staline au Congres des Soviets le 26janvier 1924. Cit6 par H. Lefebvre,

Problhmes actuels du marxisme (Paris: P.U.F., 1963), 10.

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Theorie de la connaissance et thdorie du parti chez Linine 819

C'est done parce que certains individus sont d'une trempe speciale qu'ils peuvent parvenir a la verit6 objective de l'existence sociale. La classe ouvriere, souffrant d'une etroitesse fonciere, doit se fier ' ses repr6sentants privil6gi6s g6niaux pour qu'ils lui communiquent la v6rit6 objective de l'existence sociale et pour qu'ils lui dictent la bonne voie de la transformation sociale. Et rien n'assure qu'ils abdiqueront leur position sociale privil6giee dans l'avenir.

Le parti et la conscience de classe

Comme on vient de le voir, le point de depart de la theorie de la connaissance 16ninienne n'est pas la soci6t6 humaine, mais la Nature. Chez lui, le mat6rialisme historique est un cas particulier du mat6rialisme philosophique. Alors que Marx partait de la << matiere sociale >>, c'est-a-dire des rapports sociaux, L6nine part de l'existence de la matiere au sens philosophique : << Le mat6rialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considere la matiere comme la donn6e premiere, et la conscience, la pens6e, la sensation comme la donn~e seconde. >>42

Ainsi la conscience perd sa r6alit6 et devient une propri6t6 de la matiere. Jakubowsky qualifie ce mat6rialisme de m6taphysique.43

Alors que chez Marx, la conscience 6tait << l'tre conscient >>, elle est reduite par Lenine a une simple copie de la matiere parce qu'il opere une s6paration absolue entre l'etre et la conscience. II substitue done a la relation dialectique entre esprit et matiere une v6rit6 absolue qu'il s'agit de reconnaitre. Le marxisme est avant tout une theorie de la soci6t6 et non de la nature et chez Marx, la conscience est ins6r6e dans un processus qui n'est pas un simple processus naturel mais bien un processus social, ce que Lnine a tendance a n6gliger car il ne reconnait pas de sp6cificit6 au social.

Au niveau de la pratique, cette approche th6orique a pour consequence de s6parer arbitrairement le conqu et le v6cu, c'est-h-dire d'un c6t6 une science et une connaissance d6tenues par les intellectuels et produites par eux et de l'autre la classe ouvriere livree a une spontan6it6 aveugle, i l'ignorance. Cette position peut a la limite justifier toutes les formes d'autoritarisme et d'61itisme.

Pour L6nine, le v6cu ne peut aboutir qu'a des r6voltes sauvages, sporadiques et suivant sa formule, la spontan6it6 s'6crase spontan6ment sous la pression mat6rielle et id6ologique de la classe dominante. Pour contrer cette tendance il fallait, pensait-il, 6tablir une mediation entre la r6volution et la connaissance th6orique pour que l'action de la classe

42 L6nine, Mateirialisme et empiriocriticisme (Moscou: Editions en langues 6trangeres, 1962), 44.

43 F. Jakubowsky, Les superstructures ideologiques dans la conception materialiste de I'histoire (Paris: E.D.I., 1971), 130.

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820 DENIS MONIERE et ROBERT DAVIDSON

ouvriere soit impulsee, dirig6e, orient6e par la theorie. D'oii la necessit6 du parti qui devient l'instituteur de la classe ouvriere et peut la diriger parce qu'il est le d6positaire du savoir. A cet 6gard, il faut noter que L6nine pensait que le d6veloppement de la conscience de la classe ouvriere ne serait possible qu'apres la revolution r6alis6e par l'avant- garde organisee du prol6tariat.44

L6nine sur cette question ne suit pas Marx pour qui: << l'6mancipation de la classe ouvriere doit tre l'oeuvre des travailleurs eux-memes >>.45 << Le mouvement prol6tarien est le mouvement autonome de l'immense majorit6 >>46 OU encore << l'association internationale des travailleurs-n'est la fille ni d'une secte, ni d'une th6orie. Elle est le produit spontane du mouvement proletaire engendr6 lui-meme par les tendances naturelles et irr6pressibles de la socie6t moderne. >>47 L6nine devra donc puiser a d'autres sources sa l6gitimation theorique. II fera appel a Kautsky pourjustifier le caractere ext6rieur de la conscience vraie de la classe ouvriere.

Kautsky niait que la conscience socialiste soit le r6sultat n6ces- saire, direct, de la lutte de classe du prol6tariat:

Comme doctrine, le socialisme a 6videmment ses racines dans les rapports 6conomiques actuels au meme degr6 que la lutte de classe du proletariat. Autant que cette derniere, il procede de la lutte contre la pauvret6 et la mistre des masses engendrees par le capitalisme. La conscience socialiste d'aujourd'hui ne peut surgir que sur la base d'une profonde connaissance scientifique. En effet, la science economique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne et malgr6 tout son desir le prol6tariat ne peut creer ni l'une ni l'autre; toutes deux surgissent du developpement social contemporain. Or le porteur de la science n'est pas le prol6tariat mais les intellectuels bourgeois [soulignes par K. K.]; c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette categorie qu'est n6 le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a 6t6 communique aux prolktaires intellectuellement les plus developpes, qui l'introduisent ensuite dans lalutte de classe du prol6tariat la1 oi•

les conditions le permettent. Ainsi donc la conscience socialiste est un element importe du dehors dans lalutte de classes du proletariat et non quelque chose qui en surgit spontanement.48

Cette ref6rence 'a Kautsky ambne des commentaires car il nous semble que pour refuter l'economisme, Kautsky et par ricochet Lenine, reviennent a l'idealisme en soutenant en definitive la position heg6lienne selon laquelle ce sont les id6es, les concepts et surtout ceux qui les produisent qui sont les leviers de commande de l'histoire.

44 Lnine, << These sur les tfiches du IIe Congres de l'Internationale communiste >>, Oeuvres complhtes (Moscou: Editions en langues 6trangbres, 1961), tome 31, 189-90.

45 K. Marx, Oeuvres (Paris: La Pl1iade), tome 1, 469. 46 Ibid., 172. 47 Cit6 par M. Rubel, La premiere internationale ouvriere, Cahiers de I'ISEA, aofit

1969, 4. 48 Cit6 par L6nine, Que faire? (Paris: Seuil, 1966), 94-95.

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Thdorie de la connaissance et theorie du parti chez Linine 821

On pourrait se demander en fonction de quelle logique les intellectuels ont acces a la connaissance adequate. Sont-ils au-dessus des classes? Pourquoi eux echappent-ils a l'influence de l'ideologie dominante? D'oiu viennent les idees des intellectuels ou la connaissance de l'avant-garde dirigeante? Comment peuvent-ils se hisser au-dessus des pressions de la soci6t6, 6chapper a l'ideologie dominante et aux

d6terminismes qui affectent la classe ouvritere? Ces questions sont escamot6es par Kautsky et Lenine, qui ont oubli6 une des theses sur Feuerbach oui Marx dit que l' ducateur doit tre lui-meme eduque. D'oiu vient alors la diff6rence pour les intellectuels bourgeois qui pensent la

liberation du proletariat et leur indispensabilit6 dans ce processus. La seule explication possible est m6taphysique. C'est la these du g6nie, de l'illumination spontanee, de l'esprit universel qui arrive a transcender les conditionnements ideologiques. Curieusement, L6nine semble soutenir qu'en derniere instance, c'est l'appartenance a la bourgeoisie qui d6termine la diff6rence qualitative entre le r6volutionnaire professionnel et l'ouvrier. Des lors, n'aboutit-il pas 'a la conclusion que la theorie socialiste jaillit des contradictions de l'ideologie bourgeoise par la m6diation des contradictions mat6rielles. Ce serait un renversement dialectique paradoxal. N'ayant pas la science infuse, ces intellectuels doivent passer, eux aussi, de la fausse conscience a la conscience vraie. Leur engagement r6volutionnaire initial ne peut donc etre fond6 que sur l'humanisme ou la volont6 de puissance brim6e a l'int6rieur de leur propre classe. Leur prise de conscience, leurs d6couvertes des lois de l'histoire, de la soci6t6 et de la r6volution ne peut etre qu'intellectuelle, s6par6e de leur propre pratique de classe et de celle de la classe ouvritere.

L6nine entretient donc le dualisme entre le v6cu et le conqu et il fait pr6dominer dialectiquement le conqu sur le v6cu, s6par6s organiquement au niveau des agents sociaux-cette separation apparaissant clairement dans sa conception centralis6e du parti form6 de

r6volutionnaires professionnels. Ainsi, au niveau de l'organisation concrete du mouvement ouvrier, I'avant-garde a la suprematie sur la classe ouvriere. Elle sait, d6cide et dirige parce qu'elle a la ligne juste, elle connait les lois de la soci6t6 et de la revolution.

Dans la polemique que mene L6nine, il y a deux conceptions du determinisme qui s'affrontent. La premitere, celle des economistes, postule que les conditions mat6rielles sont suffisantes pour engendrer les forces et la conscience n6cessaires au declenchement du processus r6volutionnaire. Ils minimisaient le poids de l'id6ologie dominante sur la conscience ouvriere. L'autre conception fait de la science la condition n6cessaire h l'avancement du mouvement ouvrier. Elle reconnait un r6le surd6terminant i l'id6ologie bourgeoise et pose la n6cessit6 de mener la lutte sur le plan id6ologique: ? Puisque les masses ouvrieres sont incapables d'61aborer elles-m•mes une id6ologie ind6pendante dans le

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822 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

cours de leur mouvement, le probleme se pose en ces seuls termes; il faut choisir entre l'id6ologie bourgeoise et

l'id0ologie socialiste. >>49

Cependant, cette approche laisse ind6termin6e la question de la formation de ces intellectuels qui ont acquis la conscience de la totalit6 et sont pour cette raison h l'avant-garde du combat de la classe ouvriere, ceux qui sont exempt6s (les r6volutionnaires professionnels, les militants du parti) par miracle de la surd6termination ideologique.

L6nine attaquait la premiere conception en amalgamant economisme et spontaneisme parce qu'elle postulait un determinisme fataliste selon lequel l'organisation n'avait qu'a attendre que les contradictions s'accentuent et que les conditions objectives soient mfires pour passer a la r6volution, a la transition au socialisme. II critiquait avec raison le m6canisme de cette logique de la crise

6mancipatrice qui ne tenait nullement compte des aspects superstructuraux: capacit6s coercitives et ideologiques de la bourgeoisie. Contrairement aux 6conomistes, Lenine reconnait un r6le actif aux superstructures, une efficacit6 aux id6ologies qui inhibent la conscience possible de la classe ouvriere. << Nous savons tous aujourd'hui que les <<6conomistes>> avaient tordu le baton dans un sens. Pour redresser le bWton, il fallait le tordre dans le sens inverse, et c'est ce que j'ai fait. >>50

Examinons le sens de ce redressement de la th6orie du

d6veloppement de la conscience de classe.

L6nine dfminit la conscience de classe du proletariat non seulement comme la conscience politique de classe, c'est-a-dire la conscience de l'opposition irr6ductible de ses int6rets avec tout l'ordre social et politique existant, mais il identifie aussi la conscience de classe

r6volutionnaire a la theorie socialiste. La conscience de classe est donc essentiellement la connaissance

de l'ensemble des moments de la totalit6 sociale, de leurs manifestations et des rapports qu'ils entretiennent entre eux. Le problkme qui se pose alors est de savoir comment parvenir h cette connaissance et conscience de la totalit6 sur la base limit6e d'un individu ou d'une classe.

La th6orie socialiste donne au prol6tariat une id6ologie et une conscience non seulement propres et independantes, mais distinctes et opposees a l'id6ologie et a la conscience bourgeoises. Selon L6nine, le proletariat ne peut parvenir a d6velopper par lui-meme, par ses seules forces, cette conscience et cette ideologie distinctes et opposees. Celles-ci ne peuvent lui parvenir que de l'exterieur de son etre, de sa pratique de classe propre et particulibre. C'est la la these fondamentale de L~nine.

Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient avoir encore la conscience social-d6mocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que de l'exterieur. L'histoire

49 Ibid., 95. 50 Ibid., 245.

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Th/"orie de la connaissance et thdorie du parti chez Leinine 823

de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvriere ne peut arriver qu'a la conscience trade-unioniste, c'est-a-dire a la conviction qu'il faut s'unir en syndicats, se battre contre les patrons, r6clamer du gouvernement telles lois n6cessaires aux ouvriers, etc. Quant a la doctrine socialiste, elle est nee des theories philosophiques, historiques et 6conomiques, 61abor6es par les representants cultives des classes poss6dantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, 6taient eux-memes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De meme en Russie, la doctrine social-d6mocrate surgit d'une faron tout a fait ind6pendante de la croissance spontanee du mouvement ouvrier, comme le resultat naturel et inel1uctable du developpement de la pens6e chez les intellectuels r6volutionnaires socialistes.51

L6nine tire les consequences de cette these. La v6ritable conscience de classe r6volutionnaire ne peut parvenir a

l'ouvrier et 'a la classe ouvriere que de l'exterieur, par l'intermediaire d'intellectuels issus de la bourgeoisie. Le corollaire de cette these fondamentale est que la conscience politique de classe ne peut &tre apport6e 'a l'ouvrier que du dehors de la lutte economique que livrent les syndicats. Ces organisations et formes de pratiques proprement ouvrieires ne peuvent jamais conduire 'a une lutte politique r6volutionnaire car la lutte syndicale a un cadre trop etroit pour permettre de developper r6ellement la conscience politique r6volutionnaire de la classe ouvriere, si ce n'est qu'exceptionnellement.

L6nine ne nie pas l'existence d'un rapport de determination entre le

degre de d6veloppement de la conscience et de l'organisation du prol6tariat, et le niveau de d6veloppement economique, mais il s'oppose energiquement 'a une interpr6tation mecanique et non-dialectique de cette determination 6conomique, car elle aboutit 'a une pratique qui reproduit l'ordre social, politique et 6conomique existant. C'est I'analyse du noeud des contradictions qu'enveloppe toujours une situation concrete qui d6termine l'action. Il ne s'agit pas de laisser

l'action, la pratique de classe, suivre son cours spontan6, non-r6flechi et non analyse, mais au contraire de faire intervenir la r6flexion, l'analyse et la theorie pour orienter et guider l'action de classe. Les contradictions sont objectives, donc donnees dans la pratique, de m&me que les problemes. L'analyse debrouille le noeud, apporte le fil conducteur, d'oui sort une nouvelle action pratique. Tout comme l'action est subordonn6e 'a la th6orie, de m&me l'avant-garde r6volutionnaire (le parti) dirige le prol6tariat qui, "a son tour, doit avoir la direction des autres classes exploit6es.

L6nine estime que le proletariat, par ses seules forces, est incapable d'acquerir, d'61aborer et de d6velopper une id6ologie et une conscience distinctes et oppos6es i l'id6ologie et a la conscience bourgeoises dominantes, car l'ideologie qui s'impose spontanement

' la classe ouvribre est l'idbologie bourgeoise. Et dans la mesure oil il parvient a

6laborer une id6ologie et une conscience propres dans la lutte qu'il est 51 Ibid., 85.

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824 DENIS MONIERE et ROBERT DAVIDSON

contraint de mener contre les capitalistes, celles-ci seront neces- sairement teintees par l'id6ologie et la conscience bourgeoises (ex.: le trade-unionisme). Il s'ensuit donc que la pratique et la conscience

spontan6es, non-r6flechies de la classe ouvriere menent a la domination de l'ideologie bourgeoise. Cette domination ideologique provient du fait que << chronologiquement, l'id6ologie bourgeoise est plus ancienne que l'id6ologie socialiste, qu'elle est plus achev6e sous toutes ses formes et possede infiniment plus de moyens de diffusion >>.52

Cette domination ideologique sur la classe ouvriere n'est cependant pas complete et absolue. Les conditions de travail et d'existence du prol6tariat le contraignent a combattre pour la d6fense de ses interets imm6diats et quotidiens. Cette prise de conscience spontan6e ou pratique a d'abord pris la forme des 6meutes primitives. Ces 6meutes exprimaient un 6veil de la conscience du prol6tariat; les ouvriers perdaient la foi dans l'ordre social existant et commengaient a sentir la n6cessit6 d'une r6sistance collective.53 Par rapport a ces emeutes primitives, le mouvement syndical a marque un progres important du fait qu'il a exprim l'6veil de l'antagonisme entre ouvriers et capitalistes. Cette forme spontan6e de la conscience ouvriere est necessaire mais insuffisante, car son cadre est trop 6troit pour permettre de d6velopper r6ellement la conscience politique r6volutionnaire de la classe ouvriere.5"

Pour L6nine, la classe ouvriere est dispersee, opprim6e, abetie et ignorante. De plus, certaines fractions pactisent avec la bourgeoisie et acceptent l'616vation de leur niveau de vie par la sur-exploitation des couches les plus d6favoris6es.

La division technique du travail dans son ensemble (a l'6chelle de l'entreprise, nationale et internationale) cloisonne la classe ouvriere de sorte que celle-ci est divis6e sur elle-meme et son unit6 6clat6e. Les travailleurs sont en concurrence les uns avec les autres pour des int6rets 6conomiques imm6diats.

De plus, le syndicalisme, comme organisation proprement ouvriere, souffre d'une 6troitesse fonciere. Le syndicalisme qui n'a pour but et finalite que de vendre avantageusement la force de travail des syndiqu6s et d'am6liorer leurs conditions de travail et d'existence dans les cadres de la soci6t6 capitaliste existante, est lui-meme soumis a la division technique du travail et I'institutionalise. Par cons6quent, il ne peut que tres difficilement et exceptionnellement recouvrir les int6r&ts economiques de tous les travailleurs. Le syndicalisme, parce qu'il institutionalise la division technique du travail, ne peut donc faire prendre conscience aux prol6taires de la totalit6 sociale, ni des lois qui reglent son fonctionnement et son d6veloppement. Il est soumis et

52 Ibid., 97. 53 Ibid., 84. 54 Ibid., 134-35.

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Th/orie de la connaissance et theorie du parti chez Lenine 825

d6termin6 par l'ordre social capitaliste; et il en d6pend pour son existence meme. Il est a la remorque du processus economique capitaliste. D'oui l'accusation de L6nine d'6conomisme et d'asservissement ideologique de la classe ouvriere.

La pratique de classe du prol6tariat n'est donc pas productrice de conscience vraie, revolutionnaire et socialiste. Le d6veloppement de la conscience de la classe ouvribre exige d'abord la reconstitution de l'unit6 de la classe ouvribre au-dela de la division technique du travail. C'est en partie cette exigence fondamentale que le parti l6niniste a voulu combler. Et c'est aussi dans ce sens que le parti est a la classe ouvriere ce que 1'Etat capitaliste est B la bourgeoisie, et le concept a la connaissance.

Mais il y a aussi plus et autre car non seulement la pratique de la classe ouvribre ne produit pas de conscience de classe, mais la classe

ouvribre elle-m&me, par ses seules forces, est incapable de developper une conscience de classe revolutionnaire, car elle est non seulement aveugl6e, mais aussi aveugle.

En effet, la theorie de l'6troitesse fonciere du syndicalisme est aussi celle de la classe ouvriere. Le prol6tariat ne prend pas conscience de son exploitation et n'a pas conscience de sa situation de classe et de sa mission liberatrice parce qu'il n'arrive pas

' d6passer sa d6termination

de classe. Selon Lenine, le prol6tariat comme classe opprim6e, accabl6e et

6cras6e sous le poids du travail, des institutions et de l'ideologie dominante est priv6 tant de conscience et de culture que de richesse et de puissance. Pourtant, le d6passement de la condition prol6tarienne et la revolution sociale exigent I'intervention et la liaison positive de la connaissance scientifique a la pratique de classe. La r6volution proletarienne a comme condition sine qua non l'assimilation et l'int6gration des resultats les plus eleves de la science et de la culture B la conscience de la classe ouvriere. Cela suppose que la classe ouvriere soit capable de depasser sa d6termination de classe.

Pour L6nine, il appert que le d6veloppement des contradictions du capitalisme n'engendre pas la conscience prol6tarienne. La classe ouvriere ne prend pas conscience de son exploitation, car elle ne d6passe pas le niveau de la repr6sentation ordinaire, laquelle contient la contradiction et l'exploitation, mais ne la saisit pas. La prise de conscience de la contradiction et de l'exploitation et de ses mecanismes suppose que la classe ouvriere puisse s'6lever au niveau du concept, de la raison pensante. Seul le concept permet de saisir la r6alite sociale dans ses rapports et ses lois essentiels et necessaires et, par lh meme, ouvre la possibilit6 de sa transformation consciente. Et ce n'est que dans la mesure oiu les prol6taires d6passeront leur determination de classe qu'ils seront capables de saisir les lois du fonctionnement et du developpement de la societe capitaliste. Il est 6vident pour L6nine que la classe ouvriere vit et subit son exploitation, mais n'en a pas conscience.

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826 DENIS MONItRE et ROBERT DAVIDSON

Par consequent, la << conscience politique de classe ne peut &tre apport6e e l'ouvrier que de l'ext6rieur, c'est-h-dire de l'ext6rieur de la lutte 6conomique, de l'ext6rieur de la sphere des rapports ouvriers et patrons >>.55 Et la tiche de la social-d6mocratie ne consiste pas a s'incliner devant le mouvement de masse spontan6 (m6conscient- inconscient) et de devenir << simple servante du mouvement ouvrier comme tel >>.56 Sa tiche est d'apporter h l'ouvrier sa conscience politique de classe et de guider et d'orienter le mouvement ouvrier.

C'est le parti qui doit fournir au prol6tariat sa conscience politique de classe car ce qui manque au prol6tariat et a sa pratique de classe, c'est la connaissance. Le prol6tariat, par sa situation de classe, est 6cart6 de la maitrise du savoir, de la science, de la connaissance th6orique et abstraite. Il lui est impossible de s'elever au-dessus de l'imm6diat de telle sorte que sa conscience de classe est une conscience asservie, une

m6conscience. Cette tiche du parti implique qu'il ne doit pas s'incliner devant le mouvement ouvrier et le servir, mais il doit I'6lever a la conscience. Le r6le du parti est d'etre << l'esprit qui non seulement plane au-dessus du mouvement spontane (m6conscient), mais 61eve ce dernier

jusqu'h son programme >>.5 Le parti tient ce privilege du fait qu'il est d6tenteur de la connaissance scientifique, theorique et abstraite. C'est donc le parti qui est le facteur d6terminant du d6veloppement de la conscience de classe.

Pour L6nine, il n'y a donc pas de solution de continuit6 historique et logique entre le syndicalisme et le parti, entre la lutte syndicale et la lutte politique. De m&me, il estime qu'il n'y a aucun rapport (de causalit6) entre le mouvement ouvrier et la th6orie socialiste. Le parti n'est pas engendr6 par le mouvement naturel de la classe ouvriere. Les deux sont de nature diff6rente et surgissent ind6pendamment l'un de l'autre sur la base de premisses diff6rentes. Alors que le mouvement proprement ouvrier est le r6sultat de la lutte ouvriere et de la prise de conscience de la n6cessit6 de cette lutte, le parti est ne ind6pendamment, voire en opposition a cette pratique ouvritere. Ce sont les intellectuels motiv6s et instruits par la th6orie socialiste qui ont donn6 naissance au parti. De meme, la th6orie socialiste elle-meme est n6e ind6pendamment de la pratique ouvriere dans la tete d'intellectuels bourgeois passes du c6t6 du prol6tariat r6flechissant et critiquant les th6ories philosophiques, historiques et 6conomiques bourgeoises. La th6orie socialiste est donc << le r6sultat naturel et in6luctable de la pens6e chez les intellectuels

r6volutionnaires socialistes >,.58

55 Ibid., 135. 56 Ibid., 102. 57 Ibid., 107. 58 Ibid., 85.

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Th/"orie de la connaissance et the/orie du parti chez Linine 827

Conclusion

L'analyse de l'inconscience de la classe ouvriere et le succedan6 propose par L6nine, le parti conscience exterieure et avant-garde des masses, ne sont pas d6pourvus de contradictions. En effet dans un premier temps, L6nine confond spontan6ite et r6actions ali6nees, c'est-h-dire imposees de l'exterieur. Il d6nonce cette spontaneit6 -pensee bourgeoise-tout en reproduisant le caractere d'ext6- riorit6 du developpement de la conscience de classe. Lenine a aussi une attitude contradictoire a l'6gard des effets de la domination de l'ideologie bourgeoise sur la classe ouvriere. Il en d6nonce certaines manifestations, mais du m&me souffle il louange le prol6tariat qui dans ses organisations imite les structures hierarchiques que le capitalisme impose aux ouvriers : << La discipline et I'organisation que l'intellectuel bourgeois a tant de peine

' acquerir, sont assimilees tres aisement par le

prol6tariat graice justement a cette <<?cole de l'usine>>. >>"

L6nine admire les conditions meme de l'ali6nation, l'organisation hierarchique de la soci6t6 capitaliste, parce qu'elle prepare le prol6tariat au centralisme. Rosa Luxembourg dans le numero 69 de l'Iskra s'6tonne de ce que Lenine glorifie l'action 6ducatrice de l'usine qui rompt le prol6tariat a la discipline et a l'organisation. Elle souligne ainsi ce paradoxe et son ambiguit6 : << Ce n'est pas seulement I'usine, en effet, c'est encore la caserne et le bureaucratisme actuel bref, c'est tout le mecanisme de l'Etat bourgeois centralise qui inculquent au proletariat la discipline dont parle L6nine. >>60 Des lors, peut-etre Pannekoek avait-il raison d'6crire:

Les conditions de la lutte contre le tzarisme ont d6termin6 ses conceptions fondamentales qu'il expose dans Matdrialisme et empiriocriticisme. ... Cet ouvrage est conforme au materialisme bourgeois 'a un point tel que s'il avait ete connu et interprete correctement aI l'epoque, en Europe occidentale ... on aurait ete en mesure de prevoir que la revolution russe devait aboutir de fagon ou d'autre a un genre de capitalisme fonde sur une lutte ouvriere.61

II y a donc pour L6nine de bons et de mauvais 616ments dans la spontaneit6 du prol6tariat qui est constituee par des r6flexes conditionnes par la bourgeoisie. Le respect de l'autorite, la discipline, la soumission aux ordres sont des reflexes positifs pour la revolution, la resistance a l'oppression, la revolte, le refus des contraintes exterieures sont des reflexes negatifs conditionnes par l'ideologie bourgeoise. Lenine ne reconnait pas le dynamisme inventifdu proletariat. Il ne croit pas possible que la fusion entre la theorie et la pratique s'effectue dans la classe ouvriere elle-meme. Alors que chez Marx, la conscience 59 LUnine, Un pas en avant, deux pas en arricre (Moscou: Editions en langues

etrangeres, 1966), 266-67. 60 Cit6 par J. J. Marie dans << Le dossier Que faire? *, Que faire? (Paris: Seuil, 1966),

263. 61 Pannekoek, Linine philosophe, 101-03.

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828 DENIS MONIEiRE et ROBERT DAVIDSON

socialiste 6mane de la classe ouvriere, pour Lenine, elle vient de l'intelligentsia bourgeoise, seule capable de percer le secret de la misere du prol6tariat et en mesure de comprendre la totalit6.

Les conditions historiques de la revolution dans un pays ou le capitalisme etait arrie6r et les besoins de la polemique ont porte Lenine a amplifier la dimension volontariste et le caractere exterieur de la conscience de classe. II reagissait ainsi a l'embourgeoisement des partis ouvriers qui avaient tendance a transformer le mouvement ouvrier naissant en appendice du mouvement lib6ral. Le leninisme ne peut donc pas &tre un dogme intouchable applicable en tous temps et en tous lieux.

Nos resolutions sur l'organisation, la structure des partis, les methodes, le contenu de notre travail sont presque entiirement russes, c'est-a-dire que tout y est evalue d'aprbs les conditions de la Russie. C'est leur mauvais c6te. C'est trop russe non parce que c'est ecrit en russe, mais parce que c'est profondement impregne d'esprit russe. Les etrangers ne peuvent comprendre ces resolutions; ils ne peuvent les appliquer.62

62 Lenine au IVe Congrtes de I'Internationale. Cite par D. Desanti, L'internationale communiste (Paris: Payot, 1970), 116-17.

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